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J>°I//^
ADHEMARD LECLERE
RESIDENT DR PRANCE AU CAMBODGE
LE BUDDHISME
Al'
CAMBODGE
^QRV\'^yy
PARIS
ERNEST LEROUX, EDITEUR
28. RUE BONAPARTE, 28
1899
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MA FEMME
Qui, la pkemiere, a lu cette Etude
.IE DEDIE CE LIVRE
qu'elle mme
Paris, iy Novembre i8gS.
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.... .
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—■ -—----------■----------- — ■■ ■             ■'■'             ■ ' ■'—' *" ■'■■ .i »......T '«'■ '■.....iiiii. MiviiaHiwi^nMHqpappuji
PREFACE
i
T',e livre est nun line etude sur le buddhisme en
general, encore nioins une bistoire du buddhisme au
Gambodge. II est une simple enquele sur le buddhisme
cambodgien. J'ai pense qu'a cote des admirables et
savants travaux de nos indianistes, dont le but est de
fa ire connaitre les textes sanserifs, palis, singalais,
tibetains, chinois, mongols, japonais, et d'en tircr la
synthese, il y avait place pour des ceuvres moins
savantes et moins generales, et qu'il n'etait pas inutile
de rechercher ce que la doctrine buddhique est
devenue au sein des masses du peuple, et quelle place
elle occupe aujourd'hui dans leur conscience.
Je vis depuis treize ans au milieu du peuple
cambodgien; j'ai etudie ses moeurs* et ses lois**, ses
* Voyez dans Revue scientifique :
Moeurs et coutumes des Cambodgiem, numeros des 21 et 28 Janvier
1893.
L'anatomie chez les Cambodgiem, nuniero du 31 mars 1894.
La medecine chez les Catnbodgiens, nuniero du 8 decembre 1894.
La sorcellerie chez les Cambodgiem, numero du 2 fevrier 1895.
L'instruction chez les Catnbodgiens, numero du 28 septembre 1895.
Le zodiaque cambodgien, numeros des 16 octobre et 4 decembre 1897.
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VIII                                                      PREFACE
legendes***; j'ai recueilli ses proverbes, ses dits, ses
pensees, et justju'a la tournure pittoresque do son
langage; il m'a semble que je le connaissais assez
maintenant pour entreprendre de penetrer jusqu'au
fond de sa conscience, pour pouvoir, avec quelque
autorite, etudier ses croyances religieuses, son etat
d'ame, les bases de sa moralite, et je me suis mis a
interroger les religieux, les dignitaires et les gens du
peuple, a noter leurs reponses, a dresser le proces-
verbal de leur religiosite.
Mon livre n'est done que la monographic nationale
d'un peuple buddhiste, une enquete sur la religion et
les croyances religieuses du peuple cambodgien, non
telles, peut-etre, qu'elles devraient etre d'apres les
textes sacres, mais telles qu'elles sont en realite
aujourd'hui.
C'est une bien petite besogne, et bien ingrate, mais
j'espere que mes lecteurs me sauront gre de 1'avoir
entreprise, en raison de la peine que je me suis
donnee pour que mon enquete fut exacte, et du but
que je poursuivais : reveler a l'Europe, a la France
La divination chez les Cambodgiens, numeros des 29 octobre et
5 novembre 1898.
Voyez egaletnent dans Bulletin de la Socie'te ethnographique, L'edu-
cation chez les Cambodgiens,
numeros 99, 100, 103 et 104 de mars 1890
a mars 1897.
** Voyez mes Recherches sur la legislation cambodgienne, droit
prioe,
1890; Recherches sur le droit public des Cambodgiens, 1894;
Recherches sur la legislation criminelle des Cambodgiens, 1894; Le droit
cambodgien, le regime de la communaute clans le mariage, les succes-
sions, les donations,
1894; Les codes cambodgiens, '2 volumes, 1898;
Recherches sur les origines brahmaniques des lois cambodgiennes, 1898.
*** Cambodge, contes et le'gendes, 1894; Deux conies indo-chinois, 1898.
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PREFACE
IX
surtout qui gouverne le Cambodge, la pensee religieuse
et morale d'un peuple tombe qui tut un grand peuple,
apres avoir essaye de faire connaitre sa pensee legisla-
tive el sociale, afin de lui ramener les esprits qui n'ont
pas su apprecier ce qu'il y a d'ideal, de profondement
moral en lui, et d'apprendre, a ceux qui seront appeles
a le gouverner, qu'il merite toute leur sympathie, toute
leur estime, et qu'ils lui doivent de le mieux connaitre
avant de pretendre le juger et le conduire. G'est, je
crois, en connaissant bien Fame de ce peuple, en
penetrant plus avant dans son intimite mentale, que
nous saurons ce qu'il faut lui demander, ce qu'il pent
donner, ce qu'il faut lui presenter de notre civilisation
occidentale, de nos moeurs, et surtout ce qu'il faut
respecter chez lui, les coutumes qu'on doit eviter de
froisser, ce qu'il faut se bien garder de detruire en lui,
ce qui est son ame de peuple, ce qui est sa vie, ce qui
est sa moralite.
II
Geci dit, je dois mettre en garde le lecteur francais
contre la tendance, trap generale cbez nous surtout, de
juger une doctrine sur ses apparences, d'en repousser
I'ensemble parce qu'on y a trouve un detail d'apparence
ridicule, de juger trop vite, de juger par les petits cotes
et de termer le livre sur une impression pre"miere. On
peut tuer un livre par le ridicule, on pent tuer une
doctrine par le rire, mais suit-il de ce qu'un livre a un
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. .
X                                                            PREFACE
travel's qui prete a t'ire, de ce qu'une doctrine comporte
line pensee qui prete an ridicule, pour que Pun et
l'autre soient dignes de la mort. on. ce qui est anssi
grave, dn mepris et d'un parti pris de ne pas les con-
n ait re?
Dans tonte religion il y a deux ordres do choses a
considerer; d'abord ce qui est elle : ses dogmes, sa
tendance morale et ses precedes; puis, ce c[iii est a
cote d'elle : les doctrines qui lui sont anterieures, niais
qu'elle a aeeeptees, la science de 1'epoqiic <>n elle est
nee, qu'elle pouvait modifier, mais qu'elle ne pouvait
repousser tout a fait.
Le premier ordre de choses, one fois qu'il est bien
etabli, qu'il est devenu Pame dn mouvement nouveau,
persiste a travers les sitcles, dure malgre tons les
evenements, toutes les deviations, toutes les faiblesses
qui paraissent le contrarier et, travailler a Paneantir.
C'est ce qui explique que, malgre tout ce qui an conrs
des dix-huit siecles qu'il a vecus, malgre les doctrines
de la seconde epoque, contraires a sa doctrine primitive,
malgre les deviations qu'il a snbies du fait des Alexan-
dras, malgre les fautes de ses pretres, malgre Pesprit
de domination temporelle qui a travaille, entraine tout
son clerge, malgre 1'lnquisition, la Saint-Barthelemy,
les Dragonnades, c'est-a-dire ['intolerance et la cruaute,
le christianisme est demeure line religion de charite,
vine doctrine de renoncement an monde.
Le second ordre de choses, — une Ibis admis sinon
par le fondateur de la religion, du moins par ceux qui
Passeoient, la creent vraiment, du moins par ceux
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PREFACE                                                          XI
qu'on pent, dans toutes les sectes, nommer les peres
de l'Eglise, — a une tendance a se dogmatiser, se dogma-
tise quelquefois, quelle que soit son origine, quelle que
suit la grossierete de la legende, l'erreur scientifique
ou les hommes sont tombes. G'est ce qui explique la
condamnation de Galilee au nom de la science biblique,
la perpetuation de la legende juive, de la creation du
monde au sein du catholicisme, malgre les decouvertes
deja plusieurs fois seculaires de la science moderne, la
dogmatisation des legendes babyloniennes concernant
les anges et les demons.
Le buddhisme n'a pas, plus que le christianisme,
echappe a ces consequences. II est aujourd'hui, apres
2-440 ans, — quant au dogme, quant a la tendance morale,
quant a ses proeedes de sanctification, — a pen pres ce
qu'il etait a 1'origine : un cri de douleur, de charite et
d'amour pour tons les etres, un souhait inou'i de
renoncement au monde et d'aspiration a s'aneantir en
I'Eternel. Mais aujourd'hui encore, apres 2440 ans de
vie, il est reste l'admirateur de la pauvre science
antique qu'il a trouvee a son origine, des legendes
religieuses qui pretendaient expliquer tout ce qu'on
ne pouvait pas comprendre. II a, aujourd'hui, presque
dogmatise une genese d'origine inconnue, qu'il ne
parait pas avoir creee, mais qui, cqmme la genese
juive, est une legende toute d'imagination; il a presque
dogmatise les legendes sur les dieux, sur les purga-
toires, comme le catholicisme a dogmatise les legendes
antiques sur les anges et les enfers.
De la, — tout d'abord et independamment des
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XII                                                 PREFACE
legendes sur I'origine de la secte, sur son developpe-
nient, -- une partie principale, la partie philosophico-
religieuse, toute morale, et une partie secondaire, toute
faite d'erreurs grossieres, qui enserrent la doctrine
purement religieuse, I'ont peut-etre servie d'abord,
mais qui, maintenant, donnent prise sur elle, tendent
a la rendre ridicule et finalement a la tuer.
Cette partie secondaire n'etait pas indispensable a
la doctrine; cependant, par un travers qui est bien
liumain, qui est commun a loutes les races, elle a fini
par so cristalliser conime le dogme, par se dogmatiser
comme la doctrine, par se solidariser avec elle. Et
I'erreur de fait, qui unit aujourd'hui a la pensee philo-
sophique et morale qui tout d'abord etait a cote d'elle,
a fini par la penetrer, par s'y lier par des liens si
etroils que les lideles croient devoir les confondre dans
la meme admiration, dans le memo respect, dans le
merne esprit religieux.
Arrivee a ce point de confusion etrange de ce qui
est le dogme immobile de nature avec ce qui est la
science modifiable toujour's, la religion pent tout a la
fois presenter une morale elevee, une pensee philoso-
phique d'une grande puissance, digues d'un peuple
entierement civilise, et des cotes qui rappellent les
croyances enfantiiies des races primitives, les legendes
de nourrice negre, une conception cosmiquc, une
geographie du monde terrestre qui ne concorde plus
avec les connaissances acquises, avec la science nou-
velle.
L'elfet de cette confusion de ce qui est constitutif
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Preface
Xiil
de la croyance et de ce qui lui est etranger, de ce qui
est elle et de ee qui est a cote d'elle, est funeste au
progres de la science, au developpement de l'homme
intellectuel, car, des qu'une erreur est reputee sacree
par le pretre, elle cesse d'etre une erreur aux yeux des
lideles; des qu'une donnee reputee scientinque est con-
sacree dans le temple, elle cesse d'etre une donnee
pour devenir un dogme; des qu'une legende est ensei-
gnee par celui qui parle au nom des dieux, au nom de
celui a qui tout a ete revele, cette legende devient de
I'histoire: la Bible pour les Chretiens, les musulmans et
les juifs, YAvesla pour les Parsis, les Jdtakas, VAbhi-
damma
pour les buddhistes, les Vedas pour les brah-
manes. Alors, devant tout ce que le temple a proclame
sacre, — par consequent incontestable, — Pesprit d'exa-
men tout d'abord s'arrete respectueux, ne penetre pas,
passe pres des cboses saintes et veut aller plus loin.
II ne peut, parce que le domaine reserve aux pretres,
c'est-a-dire a la foi, — puisque le pretre doit croire et
non choisir, — c'est-a-dirc au dogme, est justement la
terre inconnue qu'il faut explorer, dont il faut ruiner
la legende avant d'aller au dela et d'atteindre la frontiere
des terres insoupconnees qui, si loin qu'on les penetrera,
se succederont sans cesse, presentant toujours a l'esprit
humain de nouvelles terres inconnues a parcourir.
Le buddhisme n'a pus, comme le christianisme,
defendu le domaine sacre des antiques legetides en
s'armant du bras seculier, en denoncant, en poursui-
vant devant les tribunaux, en fournissant a ces tribu-
naux les juges et les considerants dont ils avaient
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XIV                                                                PREFAC.K
besoin pour condamner ceux qui, trop hardis, tentaient
d'explorer res domaines; il n'a pas, que nous sachions,
fait trembler un Copernic, condamne un Galilee, sou-
tenu que la geologie, les mathematiques et l'astronomie
etaient des sciences infernales. Mais, [tins que le chris-
tianisme, il a su laire respecter le domaine d'erreurs
sacrees dont il est surcharge et les eterniser an com if
des masses qu'il a soiunises a sa doctrine, a sa foi.
Kaul-il attribuer ce succes, dnngereux puisqu'il pcul
finalement perdre le buddhisme, a ce qu'il repond
mieux que le christianisme a ce besoin de religiosite,
a ce besoin de croire sans comprendre que toutes les
races dans 1'etat actuel de la science et des consciences
eprouvent plus on inoins; a ce qu'il a mieux su sou-
mettre Pesprit et limiter son champ visuel. Non, je ne
le crois pas. Le succes du buddhisme sur ce point
special lui vient non de sa puissance, non de sa force
doctrinale, non de sa procedure habile, mais de la
faiblesse intellectuelle des masses qu'il a moralement
gouvernees, dont il a ete le lien rcligieux. Ces races,
contemplatives a i'exces, molles, sans initiative, tres
imaginatives, paraissent avoir toujours eu pour le
domaine sacre le respect absolu que nos aieux, meme
les plus barbares, meme les plus sounds an dogme
religieux, n'ont jamais eu; il ne semble pas qu'on ail
jamais, en Extreme-Orient*, depuis le Buddha, songe a
soul ever le voile qui cache ces choses sacrees, a penser
aux choses enseignees par les satras et les pretres. Des
* La Chine et le Japon exceptes. Mais ces deux pays ne stmt pas
exclusivement buddhistes.
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PREFACE
XV
penseurs libres n'ont pas surgi et, non seulement le
dogme buddbique, mais ce qui s'est perpetue en lui des
legendes brahmaniques, de la science bindoue, est
demeure hors l'examen.
II taut bien avouer. a la decharge des races qui ont
accepte le buddhisme, que certaines notions sur les
choses etaient, en Extreme-Orient, plus pres de la
verite scientifique que les monies notions en Orient, et
que, si pen dogmatisees qu'elles fussent par le bud-
dhisme, les penseurs libres, les pbilosophes hardis
devaient, moins que partout ailleurs, etre entraines a
les etudier, a les mettre en doute, puisqu'elles don-
naient moins prise a leur hardiesse, a leur critique. Par
exemple, il est evident que la conception cosmique*
que le buddhisme a trouvee a son berceau dans la
societe brahmanique etait superieure a la conception
biblique que le judai'sme**, le cbristianisme et le mabo-
metisme ont trouvee a leur origine. De la une notion
archaique, buddbique des mondes qui, sans etre plus
exacte, pretait moins a la critique pre-scientifique, a la
critique d'intuition, que la notion chaldeo-juda'ique.
Ainsi, le buddhisme ne pretend point que notre terre
est le centre du monde et que tout ce qui se merit dans
le ciel, ce qui s'agite sur terre, ontete faits pour l'homme.
II n'a pas fait de l'etre humain le roi des etres, la cause
meme de tout ce qui est. Son ciel n'est pas une voute
* Je ne parle pas ici de la notion de la creation du monde, mais de
I'idee qu'on avait du monde aux Indes et en Judee.
** Le judai'sme a recu sa doctrine cosmique de la Ghaldee, de la
Uabylonie et peut-etre en partie de l'Egypte.
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PREFACE
\\l
de cristal, percee de deux portes*, au dela de laquelle
il y a Dieu. La terre que nous habitons est a ses yeux
tin monde perdu dans l'espace, un monde qui appar-
tient a un systeme planetaire special el qui flotte sur
les vents a cote de millions d'autres systemes; la terre
en est un, infiniment petit; elle n'est point le centre dn
monde; les etres qui l'habitent, voues a l'eternel chan-
genient, n'en sont point la cause premiere. La cause
premiere est franchement declaree inconnue.
Cette doctrine, plus large que la doctrine biblique,
laissait la vue penetrer l'immensite, ne t'ermait point.
l'infini aux homines, leur laissait plus d'air a respirer,
n'enorgueillissait point l'homme en le placant au centre
du tout, et, par une consequence logique, ne Faffermis-
sait pas dans son orgueil. Elle l'entrainait vers 1'Au-dela.
Gertes, c'est la une superiority, et une grande. La
science moderne pouvait venir, Kopernic pouvait affir-
mer le mouvement, Kepler definir la loi de la marche
des astres, deux verres juxtaposes porter l'oeil humain
jusqu'aux profondeurs de l'infini, Viette sortir les
inatheuiathiques de la nuit pour en eclairer le ciel,
Galilee pouvait avec audace planter dans le ciel les
deux pointes de son coinpas, Newton trouver les lois
de I'equilibre des mondes, Voltaire pouvait rire des
fables astrologiques antiques, Le Verrier indiqucr un
point de l'espace ou quelque chose qu'il ne voyait pas
se rnouvait.....tout cela pouvait se produire sans nuire a
* Les Chaldoens croyaient, les .Tuifs avec eux, qu'il y avait une porto
d?entn''o a l'Est et une porte de sortie a l'Ouest et que c'etait par ces deux
portes que paraissaient chaque jour le soleil et la lune.
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PREFACE                                               XVII
la doctrine cosmique adoptee par les buddhistes, sans
que leurs dogmes, je dirai meme sans que leurs idees sur
la genese des mondes fussent atteints. Alors que le
christiariisme, apres avoir nie toute la science auproces
de Galilee, apres avoir proscrit les mathematiques de
1'ecole et les avoii' considerees, avec la geologie, comme
des sciences infernales, etait oblige de battre en retraite
et d'admettre les decouvertes nouvelles, de faire mille
efforts pour donner a la genese biblique un sens qu'elle
ne comporte grammaticalement pas et que tous les
exegetes repoussent avec energie, le buddhisme pouvait
accepter tout cela, le recevoir sans nuire a ses dogmes.
N'est-ce pas singulier?
Mais cet avantage, immense au point de vue de la
doctrine religieuse, est nuisible au point de vue de la
science humaine:
Ge ciel infini, sans limites, ces rnondes innombrables
qui vivent de leur vie propre, n'attirent pas l'attention
soutenue des hommes. Gette immensite, sans limites
admises, se limite a ce qu'on en voit. La doctrine qui
l'afflrme, si arbitrairement encore, est cependant si
plausible, si pres de la verite, de ce qu'il est possible a
I'homme de savoir, de voir surtout quand il enfonce sa
vue dans l'infini, qu;il n'y voit que l'infmi de l'espace,
rien autre, et que le desir de voir ce qui se noie dan*
cet infini, de savoir ce qui s'y passe, ne le mord point
au coeur. II voit sans regarder, il regarde sans voir.
G'est la qu'est rinferiorite du buddhisme, et je devrais
dire du brahmanisme; cette inferiorite c'est d'etre arrive,
a une epoque ou la science n'etait pas nee encore, a
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•
X V11 [                                                             I'HKFAl'.K
cette conception si proche de ce que nous savons, par
un effort de speculation et non par une serie d'observa-
tions notees. Ce ciel, conforme a la raison plausible, n'a
rien d'attrayant, n'attire point la pensee, ne cree point
les penseurs hardis qu'il aurait fallu pour prouver. les
penseurs hardis que le christianisine a vus naitre et je
dirai qu'il a produits contre ce qu'il avait dogmatise de
la doctrine cosinogonique ancienne.
En effet, cette conception d'un ciel de cristal etait
ridicule; cette terre, centre de tout ce qui est, cet
homme, specialement cree pour qu'elle soit habitee,
etaient si pen acceptables que la pensee devait, un jour,
etre amenee sur ce ciel, sur cette terre, sur cet homme.
et que des irrespectueux devaient, plus qu'en Orient.
Otre amenes a briser ce ciel de cristal pour voir au dela,
a creer des instruments pour allonger l'oeil humain, et
d'autres instruments pour grossir ce qui etait repute
invisible, pour peser ce qui etait repute imponderable.
Ce ridicule de la doctrine enseignee attirait Fattention,
creait les explorateurs du ciel et de la terre, les insa-
tiables de curiosite, les briseurs de dieux et de
dogmes. Voila la superiorite du catholicisme, celle de
se creer des adversaires par l'ecole, superiorite singu-
liere nee de son erreur primitive, de son int'eriorite
premiere. II fallait qu'il affirmat la nuit en plein jour,
pour que la pensee vit ce jour dans toute sa lurniere.
Le buddhisme a avoue le jour des l'origine. et, de tons
ceux qui font vu, nul n'a jamais songe a en mesurer la
clarte.
Ceci devait etre ditafin que les lecteurs de ce livre,
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XIX
PREFACE
— quand ilslirontles pages ou j'expose la doctrine philo-
sophique et morale, les tendances, les aspirations vers
le mieux etre, vers le parfait etat, ou je m'efforce de
faire connaitre la pensee intiine et seduisante qui
domine le buddhisme, — pussent se degager de l'impres-
sion trop vive que les pages ou j'aurai parle de la genese,
des dieux, des damnes, des paradis et des enfers auront
laissee en eux.
Gette distinction est aussi indispensable a l'etude du
buddhisme qu'elle est indispensable a l'etude du chris-
tianisme, envisage au point de vue de son action morale
qui s'est exercee jusque sur la conscience, jusque sur
la nature des masses qu'il a dominees. Gar ce n'est pas
par la legende, par la grosse nourriture que les sectes
donnent aux masses, que ces sectes durent et agissent,
mais par ce que les pretres negligent le plus, par ce
qui tombe le moins sous leurs sens, par ce je ne sais quoi
qui est Fame des religions et qui ne tombe guere sous
le scalpel du libre examinateur. C'est cette idee, mai-
tresse mais insaisissable, qui a seduit, entralne les fon-
dateurs, puis qui, du premier plan de l'education
religieuse, est passee au second; c'est cet insaisissable
qui est la base de la doctrine et qui veille au fond des
coeurs qui l'ignorent. Or, pour pressentir, deviner cet -
insaisissable, qui est une force attractive considerable,
un lien qui retient les masses autour du dogme et par
suite autour des antiques erreurs, il faut, sinon eloigner
ces dernieres, ne pas vouloir les voir, mais les consi-
derer pour ce qu'elles valent, et n'etre point impres-
sionne par elles plus qu'il convient.
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PREFACE
\\
Til
Le buddhisme se reoommande a nous par un autre
cote encore; la grande vertu qu'il porte en lui-meme de
ne pouvoir, de par soi, devenir autoritaire et former des
fanatiques. II taut lui tenir compte de cela et lui faire
grace de bien des faiblesses, car il a tant aime qu'il doit
lui etre beaucoup pardonne.
Mais a qui faut-il attribuer cette vertu de l'amour
quand memo ? Je vais essayer de le dire en peu de
mots.
Les fitres. — les homines et les betes, autant que les
damnes et les dicux, — ne sont pas, selon lui, des
especes reelles, ils sont des etres tous semblables a
l'origine, ma is voues aux ehangements de formes et qui
vivent, a l'epoque ou on les observe, une existence
meritee an cours d'une vie anterieure. De la une
croyance singulierement puissante en l'unite des etres,
un sentiment inou'i de charite pour tout ce qui vit et
d'amour pour les petits. Alors, pas de place pour les
haines de secte, pas de place pour le fanatisme, pas de
gout chez le protre pour la domination temporelle et, je
dirai plus, pour la domination spirituelle. Le moine du
Buddha enseigne, convertit, desire que sa doctrine soit
celle de tous les hommes, mais la pensee ne peut lui
venir de s'elever par elle au-dessus d'eux, de gouverner
leur esprit, de les doininer dans le temporel. Sa doctrine
est une doctrine de renoncement au monde; il a renonce
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PREFACE
XXI
a ses pompes, a ses ceuvres, ct ce n'est plus vers lui que
ses yeux sont ouverts, c'est en lui qu'il regarde, car
c'est en lui qu'il trouve sa conscience et ce qui pent
consoler: l'espoir et la foi. II est un renoncant.
A ce point de vue special, qui osera dire que l'esprit
religieux buddhique n'est pas superieur a ['esprit reli-
gieux occidental que le dogme de la revelation a porte
jusqu'a la meconnaissance de la pensee chretienne pri-
mitive, qui etait une pensee de charite quand meme et
d'amour pour tous les hommes.
IV
On a pretendu que la notion de Dieu n'existait pas
pour les buddhistes, et M. Barthelemy Saint-Hilaire, qui
a soutenu cette opinion apres et avant beaucoup d'autres,
n'a pas hesite a ecrire que le buddhisme etait « une
religion sans Dieu ». G'etait aller vite et trancher hardi-
ment une question grave, car c'etait jeter entre le monde
occidental et le monde asiatique un ocean de malentendus
dangereux pour 1'etude de la philosophic religieuse de
l'Extreme-Orient.
La question qu'on resolvait ainsi exigeait pourtant
une etude moins superficielle que celle qui avait conduit
a cette affirmation, vraie a certain point de vue, fausse
a certains autres, et qu'on hesitat davantage a se pro-
noncer.
Parce que nos habitudes d'esprit n'ont pas rencontre
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XXII
PREFACE
en Extreme-Orient 1111 dieu fait a I'image de l'homme,
un dieu des batailles, un dieu judaico-cbretien epousant
nos querelles et qu'il faut prier tons les jours pour avoir
le pain quotidien, un dieu qui fait des miracles et qui
preside a routes nos actions, qui decide, condamfie et
fait grace, nous n'avons pas vu PEternel des buddbistes.
et nous avons ecrit: « Le buddhisme est une religion
sans Dieu. » La proposition ainsi enoncee etait fausse;
il eut fall u la completer et dire: « .... sans dieu judaico-
cbretien », ou bien: « .... sans dieu-providence ».
L'homme n'est pas si autre sous differentes latitudes
que cette proposition tendait a le faire croire. N'est-ilpas
soumis aux memes terreurs, surpris par les memes phe-
nomenes? Quand il raisonne ses craintes soit en Asie.
soit en Europe, quand il vent expliquer ses terreurs et
en deduire ses croyances, la langue qui serl a exprimer
sa pensee et qui la cristallise pent etre differente, mais
Fobjet sur lequel s'exerce la pensee, etant le meme, celle-
ci qui travaille aboutit a pen pres aux memes concep-
tions.
II y avait pourtant quelques raisons d'hesiter avant
de conclure comme on fa fait. L'Inde qui, avec les
brahmanistes etait deiste, ne pouvait guere donner nais-
sance a une religion non deisle. Or, le buddhisme qui
est au brahmanisme ce que le christianisme et l'isla-
misme sont au judai'sme, n'a })as ete plus que le cbris-
tianisme et Pislamisme, un mouvement philosophique
antireligieux, mais un mouvement pbilosophique et
religieux dans le monde brahmanique; il enseignait une
doctrine qui serrait de plus pres certains dogmes bralima-
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™--------------,-----_-------------.-------------------------------------_---------,----,--------------------,------------.----------------------------------------------t—T-^
PREFACE                                                    XXIII
niques et qui en negligeait certains autres....., peut-etre
parce qu'ilsetaienttrop attaques. fl etait une philosophic
religieuse rivale d'autres philosophies religieuses qui, sans
cesser d'etre brahmaniques, s'ecartaient plus ou moinsde
la doctrine offieielle. Peut-etre etait—il la doctrine esote-
rique qu'on a cru reconnaitre en certains textes, moins
historique, moins basee sur les textes anciens, mais plus
savante, la doctrine secrete de quelques penseurs hard is,
d'une elite brutalement jetee dans le monde?Qui sait si
le buddhisme n'a pas, des l'origine, ete plus pessimiste
que toutes les autres doctrines; si, venant a une heure
de decouragement profond, il n'a pas ete la formule de
cette heure et le refuge des gens religieux et fatigues,
des desesperes avides de rehgiosite et des chercheurs
inquiets de I'Au-dela? Qui sait si ce n'est pas a tout
cela qu'il a du tout d'abord son succes et finalement sa
defaite dans l'lnde?
II parait etre verm a une heure ou tout etait attaque,
ou l'idee religieuse brahmanique avait de rudes assauts
a subir, ou deja la raison refusait d'admettre tout ce que
le passe avait. legue de. reveries religieuses. II fut peut-
etre une reaction savante de l'idee religieuse, quelque
chose comme une concentration d'elements disperses et
inquiets qui n'attendaient qu'une occasion pour sejoindre,"
pourse produire en une poussee nouvelle, mais pai-'al-
lele a d'autres poussees plus ou moins religieuses. Ces
elements religieux serres autour du Buddha, domines
par tout le passe brahmanique, pouvaient-ils admettre
une croyance religieuse nouvelle dont la divinite sous
toutes ses formes eut ete exclue, une religion nouvelle
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XXIV
PREFACE
niant a la ibis Brahma et l'lneree? Je ne le crois pas.
Une doctrine semblable surgissant dans un monde dei'ste
pouvait devenir une philosophic capable de transformer
a la longue la conscience populaire, rnais elle ne pouvait
etre une croyance religieuse ayant son culte, ses temples.
ses religieux capables d'entrainer rapidement les cons-
ciences enthousiasmees sur une route nouvelle.
Tout ce qu'une doctrine nouvelle, savante et grave
pouvait faire en ce sens sans cesser d'etre religieuse, e'est
ce qu'a fait le buddhisme: e'etait spiritualiser I'idee de
Dieu plus qu'on ne l'avait fait jusqu'alors, la fondre dans
I'idee d'une Loi supreme et increee, eternelle et ineluc-
table de justice immanente, la mettre ensuite hors la
pensee sujette a errer, ne plus la discuter et ramener le
culte aux ceremonies les plus simples, puis recom-
mander, ordonner la meditation et le detachement des
choses de ce monde, qui toutes sont perissables et vouees
au changement jusqu'a la resorption en Brahma, l'lneree.
G'est cette spiritualisation, si parfaite et si judicieuse
de I'idee de Dieu, qui a cause I'erreur ou nous sommes
iombes: « une religion sans dieu », parce que nous nous
sommes trouves en presence (Fane religion sans culte
rendu a Dieu.
Une pareille nouveaute genait toutes nos
habitudes d'esprit occidental; le monde juda'ieo-chretien
dans lequel notre conscience a etc coulee ne pouvait
comprendre un pared « non-sens ».
Que dire maintenant de la legerete avec laquelle
M. Barthelemy Saint-Hilaire a ecrit: « Le Buddha igno-
rait Dieu d'une maniere si complete qu'il n'a point,
cherche a le nier. » Et ne suis-je pas plus autorise que
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PREFACE                                                      XXV
lui a dire : « Le Buddha connaissait Dien d'tine maniere
si complete qu'il n'a point cherche a le prouver. » 11 y
a plus de raisons de croire que si lui, novateur,-createur
d'une ecole religieuse, n'a pas nie Dieu, c'est qu'il croyait
en lui sous une forme quelconque, et que s'il n'a point
cherche a prouver son existence, c'est qu'il considerait
cette existence comme n'etant pas douteuse, comme
n'etant pas serieusement mise en doute. II n'a pas fait
de l'existence de Dieu un dogme de sa religion, parce
qu'il pensait avec beaucoup d'autres, peut-etre avec ceux
qui, comme les esoteriques auxquels j'ai plus hautfait
allusion, raisonnaient sur le karma, que Dieu, l'Incree,
etait autre qu'un Brahma, createur et regularisateur, la
Loi supreme et la Justice immanente, que les masses
ne pouvaient le concevoir sous cette forme et qu'en
somrne l'idee de Dieu n'etait point indispensable au
gouvernement des consciences, si l'idee du karma, c'est-
a-dire de 1'ineluctable responsabilite en cemonde etdans
les autres, parvenait a les penetrer. Quant a ecrire que
lui, kshatriya, fils de roi, eleve par les brahmanes de la
doctrine officielle, instruit par eux, disciples d'ascetes
brahmanes, ignorait Dieu; ce n'est pas serieux. II se taisait
sur lui; j'ai dit tout a 1'heure pourquoi.
Tout ce qu-'on pent dire, — et ce qui parait fonde par
les resultats obtenus dans tout FExtreme-Orient par les
disciples du Buddlia, — c'est que l'idee de Dieu, sous
quelque forme que ce fut, etait inutile au developpe-
ment, au triomphe de la doctrine nouvelle, de la
reforme, c'est qu'elle ne pouva.it directement lui apporter
aucune force, parce que Dieu, place en dehors des
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XXVI                                                     PREFACE
faits, c'est-a-dire des clioses perissables, ne poiivait etre
invoque utilement, d'aliord parce qu'il etait inlini,
tin el tout, et ensnite parce qu'il etait. — lui eternel.
— sans puissance, 'susceptible de tomber sous nos
sens et, par consequent, sans volonte appreciable par
nous.
Gependant. tout en bant du systeme religieux bud-
dhique, il y a Brahma. Un et Tout, l'Incree, le Brahma
des brahmanes, le Brahma des vedas les plus modernes,
['immense inconnu, Fame supreme; « I'Un, ITmperis-
sable, l'lntellect qui a pour corps le souffle, pour tonne
la lumiere, pour moi I'ether; le grand Brahma qui
prend toutes les tonnes, qui penetre toutes les regions
du monde, qui s'etend aussi loin que l'univers, saus
paroles, sans volonte; le grand Braluna qui babite en
moi, dore coinnie line lumiere sans IViinee. jilus
large que le ciel, plus large que 1'ether, plus large que
le tout; le grand Braluna qui est le moi du souffle,
qui est mon moi auquel, quand je partirai du monde,
je me reunirai*. »
Nous n'avons pas vu ce Brahma buddhique parce
que nous en avons cherche le dogme dans les textes
canoniques du buddhisme. II fallait le chercher dans le
Brahmana des Cent Sentiers, qui parait etre le livre
de la doctrine secrete que le Buddha a revelee, et dans
la conscience des peuples que le buddhisme gou-
Verne **.
* Lc Brahmana des Cent Sentiers. — Paroles de Qandilya.
** Le christianisrae a autant pris a la Bible, qui n'est pas un livre
cliretien, mais juif, qu'il a pris a I'Evangile. Or done, si bien des pensees
chretiennes doivent etre cherchees dans la Bible, jc ne vois pas pourquoi
-ocr page 25-
PREFACE
XXVII
Certes, les textes religieux out une grande autorite,
mais les textes seals sont insuffisants a l'aire connaitre
la religion intime d'un peu pie. surtout d'un peuple
d'Etreme-Orient, ou l'ignorance est le fait general, ou
le texte est presque inconnu des lettres eux-memes et
presque toujours mal compris.
II faut vivre au milieu du peuple dont on veut etu-
dier les croyances, connaitre la. foi religieuse. Pour bien
comprendre, il faut interroger, non pas au moins une
fois sur le meme objet, mais dix fois, vingt fois, avec
precaution, avec discretion, car ce qu'il faut redouter
avant tout, — avec les simples qu'on interroge, avec les
ignorants. qui de bonne foi se croient lettres, qu'on
questionne, — c'est la reponse de complaisance ou la
reponse de celui qui, ne comprenant plus ce qu'on lui
demande, repond out; c'est, en somme, de prendre
pour l'opinion de celui qu'on interroge sa propre opi-
nion a soi, c'est de jeter dans l'esprit de celui qu'on
questionne des apercus nouveaux pour lui, auxquels il
repond a la legere, parce qu'il est surpris, intimide et
aussi parce qu'il veut, le pauvre....., vous etre agreable.
Cependant, avec ces peuples qui ecrivent peu ou point
leurs idees sur les choses de la religion, c'est ainsi qu'il
faut proceder si on veut savoir quelle est la doctrine
religieuse, non seulement des masses mais des religieux,
quelle est vraiment la croyance intime qui les entraine,
qui les pousse ou qui les bride.
on repondrait a priori qu'on ne peut demander aucune pensee, aucun
dogme buddhique :'i certains livres brahmaniques et particulierement a celui
dont je viens de citer un passage.
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PREFACE
xx\'ii r
II y a de si grandes differences entre la doctrine
contenue dans les textes que la masse ne connait point,
que les religieux lisent rarement, et la doctrine cou-
rante qui est la conscience meme de la nation, qu'il est
indispensable de connaitre les uns et d'interroger I'autre.
J'aflirme que si M. Barthelemy Saint-Hilaire et beau-
coup d'autres, avant et surtout apres lui, avaient vu ces
differences, ils neussent pas soutenu ;mssi deliberement
cette these, eminemment fausse, que la notion de Dieu
n'existe pas chez les peuples buddhistes. Cette these a
deja recu, d'ailleurs, de nombreux dementis de ceux
qui, s'ecartant des textes canoniques, ont entrepris
d'etudier l'oeuvre du buddhisme dans les consciences. On
a trouve la notion de Dieu, an Tibet, dans Dorjesempa,
« le Buddha supreme, supreme triomphateur, seigneur
de tons les mysteres, l'etre qui n'a ni commencement
ni fin ». On l'a trouve meme aux hides, meme ;'t Ceylan
dans VAdhibaddha, le Buddha supreme, dans Saham-
pali,
le maitrc supreme. Qui suit si en regardant bien la
doctrine des autres peuples du monde buddhique, non
au travers des textes canoniques, mais a l'ceil nu, on ne
trouverait pas chez eux la notion de Dieu que nos gens
de foi religieuse se desesperent tant de n'avoir pas
trouvee!
II serait bien surprenant, a mon sens, qu'on ne
trouvat pas cette notion chez tous les peuples qui, avant
de se convertir a la doctrine buddhique, ont [trie les
dieux brahmaniques et adore Brahma, le dieu supreme.
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PRKFACK
XXIX
V
On a fait bien d'autres reproches au buddhisme et
mon intention n'est pas de les refuter tous, d'abord
parce que tous ne sont pas refutables, mais aussi parce
que mon but, en ecrivant cette preface, n'est ni de
defendre la religion buddhiste, ni de faire son apologie.
Je Petudie ici, non pas meme corarae une manifestation
de la conscience et de l'esprit humain, mais seulement
comme la religion d'un peuple que nous gouvernons et
afin de permettre a nos compatriotes de le mieux con-
naitre et de le mieux gouverner, de le mieux appreeier
et de mieux savoir quels sont les principes d'adminis-
tration qu'il faut employer. Je ne veux ici attaquer aucune
croyance religieuse, mais seulement mettre l'esprit des
lecteurs au point mort, sur la table rase, afin de le
degager de toute idee preconcue, et, autant que possible,
de ces habitudes d'esprit occidental qui nous portent a
croire, de prime abord, inferieur a ce que nous avons
trouve, imagine, tout ce qui a ete trouve ou imagine par
les races d'Orient.
Si on envisage les religions au point de vue humain,
le seul qui convienne quand on ne pretend point faire
oeuvre religieuse, il faut bien convenir que chacune,
d'elles, superieure aux autres sur un point, leur est infe-
rieure sur un autre, que telle pensee a mieux ete creusee
ici que la et qu'elle a mieux conduit au but qu'on voulait
atteindre ou s'en est plus approchee que telle autre. Les
religions ont surtout ete une institution de gouverne-
ment des consciences, en vue d'amener ou de maintenir
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XXV
PRKI-ACE
1'ordre civil, moral et politique; elles sont availt tout Un
frein, et il faut bien admettre que ce frein a ete plus
1'erme avec telle doctrine religieuse qu'avec telle autre.
A ce point de vue special, il y a des conceptions plus
habiles, et il n'v a pas de raison pour que cette habilete
soit plus occidentale qu'orientale.
Ge qu'il est malaise de nier,. par exemple, e'estla
puissance de la sanction imaginee par les brahmanes,
sanction que les buddhistes ont portee si loin, dont ils
ont su faire un usage si habile. L'espoirdu ciel, lacrainte
du purgatoire. la peur de l'enfer c'est beaucoup, et cela
a suffit au christianisnie pour tresser le lien qu'il a
Jongtemps cru, qu'il croit peut-etre encore capable de
brider les mauvaises passions et les passions bardies.
Mais qu'est-ce que cela des qu'on y ajoute la renaissance
prochaine dans la condition humaine ou animale meritee?
Qu'est-ce que la peur de renter aupres de la peur de
renaitre, en ce monde ou nous vivons, infirme ou pauvre,
soufirant mille maladies ou la faini, esclave quand on
est mandarin ou roi et qu'on voit la misere et la depen-
dance de ceux qu'on domine, quand on est pauvre ou
miserable et qu'on voit les heureux de ce monde vivre
d'une vie qu'on croit toute de puissance etde bonheur?
Qu'est-ce que Fesperance d'un (,-iel ou on adore eter-
nellement Dieu a cote de Fesperance d'etre un jour,
si on sait le meriter, le roi ou Fun de ces grands digni-
taires devant lesquels toute sa vie on a tremble?
Le Nirvana, l'extinction en Feternel bien-etre, certes
.c'est tres desirable, tres doux a desirer, tres seduisant,
mais si loin, si difficile a atteindre que c'est vers la
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XXXt
PUEFACE
terre qu'on se retourne et que c'est en ce qu'elle peut
donner qu'on espere. Et ce qu'elle peut donner est la,
visible, tout a cote de soi, sous la main. Du doute ?
point! Qui ne sait que I'atmosphere est peuple des
ombres de ceux qui sont morts; qui ne sait que des
enfants jeunes. ignorants toutes cboses, ont reconnu
leur pere anterieur dans le vieillard qui passait? Qui
ne sait que les etres en se reproduisant reproduisent
des types disparus? Les gens qui passent sur la terre,
d'ou viennent-ils ainsi sans cesse, si ce n'est d'ou ils
sont alles, de l'enfer ou du ciel? Qui ne sait qu'il y a
des cboses qu'on n'a point vues au cours de la presenter
existence, mais qu'on recommit, qu'on n'est point
surpris de voir? Done, travaillons a nous amender, a
acquerir des merites nombreux; celebrons des fetes
religieuses et rejouissons les dieux par nos bonnes
actions; eehauffons, ebranlons le siege d'Indra. car le
bonheur futur est ici, sous nos yeux, accessible a nos
sens et presque sous notre main. Voila la sanction
(I'esperance et la terreur) qui domine sans cesse le
buddhiste, tresse le lien qui lie ses passions, enchaine
ses desirs et le retient sous le joug de l'esprit.
Eh bien! n'y a-t-il pas la une conception habile du
frein des consciences que l'Europe n'a pas eue? On
verra par la lecture de cet ouvrage que cette sanction
est serieuse et qu'elle domine tout; qu'elle est plus
'souvent presente a la pensee d'un buddhiste que l'idee
de la fin derniere de 1'homme n'est presente a la
pensee du chretien.
                 Adhemard LECLERU
Kraches, ie' Janvier i8g8.
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LE BUDDHISME
AU GAMBODGE
INTRODUCTION
LINTRODUCTION DU BUDDHISME AU CAMBODGE
Le buddhisme forme, dansle monde, deux grands groupes
connus sous le nom d'Eglise du Sud et d'Eglise du Nord.
On pourrait les appeler avec assez d'exactitude l'Eglise du
canon Sanscrit et l'Eglise du canon pali, car il semble que les
ouvrages de langue sanscrite ont surtout, presqu'exclusi-
vement, enseigne les nations qui appartiennent aujourd'hui a
l'Eglise du Nord, et que les ouvrages de langue pali ont
surtout, mais moins exclusivement peut-etre, enseigne les
peuples qui appartiennent a cette heure a l'Eglise du Sud.
Les nations qui font partie de l'Eglise du Nord sont le
Nepal, le Tibet, la Chine, la Mongolie, la Coree, le Japon, et,
en Indo-Chine, le Tonkin, l'Annam et la Gochinchine qui
forment, on le sait, un sous-groupe ethnique de la race jaune.
II semble, jusqu'a present du moins, que le Tibet a ele
enseigne par des apotres venus de l'lnde du Nord, de l'lnde
sanscrivante, et plus particulierement du Nepal; on a cru, en
effet, remarquer que des rapports nombreux existent entre
les livres sacres du Tibet et ceux du Nepal.
Le Lalila Vistara, par exemple, qui estune vie du Buddha
s'arretant avant son entree au Nirvana, a ete decouvert au
1
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2                                          INTRODUCTION
Tibet en langue tibetaine et au Nepal en langue sanscrite.
M. Foucaux a donne de cet ouvrage deux traductions, Fune
d'apres la leeon tibetaine et l'autre d'apres la logon sanscrite
et on a reconnu que ces deux lecons sont non venues d'unc
source commune, mais sont l'une la traduction en langue
tibetaine de l'original en langue sanscrite.
La Chine parait avoir tout d'abord diroctement regu ses
apotres de I'lnde, y avoir envoye de nombreux missionnaires
el en avoir tire toute sa collection des livres sacres buddhistes ;
mais il est certain que le Tibet a, par la suite, fortement agi
sur elle et qu'au contraire elle a tres peu agi sur lui. La
Coree, la Mongolie ont ete evangelisees par des celestes.
Le Japon et le monde annamite ont de meme ete evan-
gilises par dos missionnaires chinois, mais tandis que le
Japon recevait la doctrine avec une certaine gravite1, il
semblc que les Annamites l'aient regue avec une immense
insouciance.
Les nations qui appartionnent a l'Eglise du Sud sontCeylan,
la Barmanie, le Siam, le Laos et le Cambodge. Cependant ce
! n'est pas de Ceylan que paraissent otre venus les premiers
1 apotres de l'lndo-Chine aryane, mais du nord de I'lnde. Quant
\ a ceux qui los ont suivis, ils pourraient bien otre venus de
I'lnde du Nord a l'epoque de la restauration du brahmanisme
et de Ceylan, car on trouve au Cambodge, au Siam, au Laos,
en Barmanie, autant do traces de la forme sanscrite que de
traces de la forme pali dans la terminologie buddhique.
Quoi qu'il en soit, il est certain que les livres sacres du
.buddhisme, qu'on trouve aujourd'hui en Indo-Chine aryane,
sont tous en langue pali ou des traductions faites sur des
textes palis, et que c'est presque exclusivement avec Ceylan
que ces nations ont conserve des relations religieuses. Le
culte, les usages, los rites, le costume des religieux, etc., sont
presque identiquos a Ceylan et dans les differents pays de
I'Indo-Chine que je viensde nonnner, alors que des differences
1 II y a quelques ralsons de croiro aujourd'hui que les Japonais out eu
quelques relations avec le monde liinilou, et que plusieurs de leurs livres
sacres on! ete directemenl traduits tin Sanscrit, mais cela n'inflrme pas
1'opinion ci-dessus.
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L'lNTRODUCTION bU BUbbHlSME AtJ GAMBODGE                  3
tres sensibles distinguentle rituel de l'Eglise du Sud durituel
de l'Eglise du Nord.
La distance qu'il y a entre les Eglises du Nord et du Sud
est si grande qu'on a eu autrefois en Europe quelque peine a
reconnaitre que tout l'Extreme-Orient avait la meme foi,
suvvait les preceptes du Buddha, et qu'au Cambodge, les deux
eglises buddhiques, l'une cambodgienne, l'autre chinoise et
annamite vivent l'une pres de l'autre, sans que le peuple
les reconnaisse, pour provenir de la meme source.
En outre, tandis que les dieux indigenes et brahmaniques
ont rarement pu se faire adopter par la religion nouvelle
a Geylan et dans l'lndo-Ghine aryane, il semble, au con-
traire, qu'ils ont reussi a penetrer nombreux et sans se
modifier beaucoup, dans les temples buddhiques, chez les
peuples de races mongole, mantchoue, nepale et annamite.
II est certain que l'lndo-Ghine aryane appartient aujour-
d'hui a l'Eglise du Sud, et qu'elle parait avoir peu conserve,
sinon recu de l'Eglise du Nord; mais qui sait comment le
buddhisme y a paru pour la premiere fois, comment il s'y est
developpe et a quelle epoque il a fini par y triompher du
brahmanisme alors vainqueur aux Indes.
I
Pour ce qui concerne le Gambodge, nous avons quatrc
legendes ou traditions qu'il nous faut rejeter parce qu'elles
ne reposent sur aucun fait historique ou parce qu'elles sont
contredites par ce que nous savons.
La premiere cnseigne que le Buddha, peu de temps avant
sa mort, est venu lui-meme au Gambodge, en compagnie de
son fidele Ananda, et qu'ils aborderent a un endroit nomme
Kuch-Thlok. Certains religieux, prenant cette legende au
serieux, enseignent que c'est a cette epoque qu'il faut faire
remonter l'introduction du buddhisme au Gambodge et
l'erection du chay-dey du grand monastere de Phnom-Penh,
veat Olohom. Or, ce voyage du Buddha en Indo-Chine, — et,
-ocr page 33-
I
INTRODUCTION
pour preciser, au Gambodge, — est une legende puremeat
cambodgienne, absolument en opposition, avec ce que nous
savons des dernieres annees du Buddha.
La seconde est une tradition tres repandue. Elle enseigne
que la doctrine buddhique a ete prechee en Indo-Chine et au
Gambodge par Buddhagosha, le fameux traducteur de Sans-
crit en pali des livres buddhiques, qui vivait vers l'an 450 de
notre ere. Ce que nous savons de Buddhagosha no perniet
pas d'ajouter foi a cette tradition. 11 est probable que si ce
nom est familier, non seulement aux Cambodgiens, mais aux
Siamois, aux Laotiens, aux Barmans, etaussi souvent cite par
les religieux de ces pays que par ceux de Ceylan, c'est, non
parce qu'il fut l'apotre du buddhisme en Indo-Chine, mais
parce que ce sont ses traductions des livres sacres qui y ont
ete apportes a une epoque que nous ne saurions determiner
avec precision.
La troisieme legende est celle qui raconte qu'une jonque
appartenant au roi de Vien-Chan, et qui rapportait de Ceylan
les livres sacres, vint echouer sur les cotes du Cambodge vers
l'an 638 de notre ere. Ce recit raconte que les Cambodgiens
s'approprierent les livres palis destines au roi de Vien-Chan,
et qu'ils furent deposes a Angkor-Veat. On y trouve que la reli-
gion du Buddha etait depuis longtemps prechee au Cambodge,
quand cet accident heureux se produisit. La legende ajoute
que la possession des nouveaux livres rediges en langue
mokkut' ranima le zele religieux des habitants et donna une
grande impulsion a la religion. L'echouage de cette jonque
est un fait qui n'a rien d'extraordinaire et la main-mise par
les Cambodgiens, par leur roi tout au moins, sur les livres
sacres que cette jonque portait, ct probablement sur toutes
les autres choses qu'elle contenait, n'a pas lieu de nous sur-
prendre : le droit de bris et naufrage etait encore au dix-
septieme siecle2 et il y a moins de cent ans, dans toute l'Asie,
1 Du Magadba, la langue quo nous nommons pali, du mot qui signilie
« texte ».
■ « En 1037, les Cambodgiens allerent jnsqu'a s'eniparer du vaisseau
naufrage Noor.dwkk, et le pillerent... Quant au Noordwieh, on (le roi du
Cambodge) se contents de repondre que les lois du royauine accordaient au
-ocr page 34-
l'introduction du buddhisme au cambodoe              5
un droit regalien dont ne manquaient jamais de se prevaloir
les rois des Indes, des iles malaises, de l'Indo-Chine, de la
Chine et du Japon. Mais cette legende, historique peut-etre,
ne nous apprend pas a quelle epoque le buddhisme fut intro-
duit au Cambodge; elle dit supplement qu'il y avait deja des
buddhistes au Cambodge en 1'an 638 de notre ere et que le roi
de Vien-Ghan devait recevoir les livres sacres que le roi du
Cambodge garda. C'est peul-etre nous dire que le roi de Vien-
Ghan etait buddhisle, mais ce n'est pas nous dire que le roi
du Cambodge l'etait deja. Quant a la pretention de faire
remonter au septieme siecle, et peut-etre avant, la construc-
tion d'Angkor-Veat, elle est inadmissible. Ce monument
remarquable, d'ailleurs inacheve, date au plus loin de la fin
du treizieme siecle ou du commencement du quatorzieme.
Je dirai ci-dessous quelles raisons m'ont amene a lui donner
cette date d'origine.
La quatrieme legende raconte qu'un roi des dragons, pour
punir le roi du Cambodge d'avoir fait niourir injustement le
his d'un borohoet (p&rohita, chapelaiml, vomit sur le royaume
une si grande quantite d'eau qu'il fallut sauver avec des bar-
ques la statue du Buddha et la collection canonique des livres
sacres du buddhisme, le Tripitaka. Ce recit est legendaire,
mais il a peut-etre pour origine une inondation vraie et
un sauvetage de choses precieuses appartenant a un temple;
il n'a cependant pas un caractere historique suffisant pour
fixer un point douteux. Bien que cette legende ne donne pas
la date de l'evenement qu'elle rapporte, il y a quelques raisons
de croire que, s'il est historique, il remonte au commence-
ment du quatorzieme siecle de notre ere. Le roi du Cambodge,
que la legende nomme, est en effet le pere et le predecesseur
de celui qui, dit une autre legende, fut tue par un chef jar-
dinier, le vieillard au concombre, que les dignitaires mirent
roi et aux princes les navires etrangers ayant fait naufrage, et tout ce qui en
provenait. De leur cote, les tlollandais avancerent que, etabJis dans le pays,
y ayant une residence lixe, ils devaient etro traites en habitants. » Les rela-
tions de la Hollande avec le Cambodge et la Cochinchine au XVII' siecle, dans
Excursions et reconnaissances, 1882, n° 12.) — Remarquez que les Hollan-
dais ne contestent pas le droit du roi et des princes sur les epaves, mais
seulenient le droit du roi de les considerer comine etrangers au Cambodge.
-ocr page 35-
6
INTRODUCTION
sur le trune du Cambodge et qui fut le pere du premier roi
des annales dites historiques. Or, ces annales commencent a
l'an 1340 de notre ere; par consequent, l'inondation et le sau-
vetage des livres sacres du buddhisme ne saurait remonter
plus haut que le commencement du quatorzieme siecle.
II
ftous savons, d'autre part, que les rois du Cambodge, de
1'origine1 au treizieme siecle, etaient brahmanistes et que la
religion officielle du royaume etait la religion dont Brahma,
Civa et Vichnu etaient les principales divinites.
Des lcttres chinois ont visite le Cambodge un grand
nombre de fois depuis deux mille annees, et les annales de
l'empire du Milieu, celles des provinces du Sud surtout, con-
tiennent de nombreux et interessants renseignemejits sur le
Cambodge ou Tchin-La, sur les mceurs civiles et religieuses
de ses habitants. M. Moura a donne, dans son lloj-aume du
Cambodge*,
les renseignements qu'il a pu faire extraire de
ces annales de Fan 125 avant riotre ere a l'an 1270, mais je ne
trouve dans son abrege rien qui concerno la religion du
peuple cambodgien et de ses rois. Les extraits que M. Abel
Remusat nous a donnes de ces memos annales et qui s'eten-
dent de l'an 61(3 a l'an 1452% et surtout la traduction qu'il y a
jointe do la Description du pays de Tchin-La ou Cambodge
(Tchin-La-foung-thou-ki)
par un envoyc chinois qui le visita
en 12954 sont heureusement plus completes et satisfont mieux
notre curiosite.
Un des premiers extraits nous apprend que les pretres du
Buddha, ou les pretresses et les religieux de Tao accompa-
gnaient les morts qu'on portait au bucher; qu'il y avait beau-
coup de gens qui suivaient la loi du Buddha et aussi heaucoup
d'autres qui croyaient a la loi des tao-sse (la religion des
1  Troisieun' on quatrieme siecle.
2  II, pp. 24-27.
3  Nonveaux melanges asiatiques, I. pp. 77-93.
4  Nouveaux melantjes asiatiques, pp. 99-152.
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l'introduction du buddhisme au cambodge               7-
esprits). Et enfin que « les buddhistes et les tao-sse dres-
saient des images elans les maisons ou s'arretaient les voya-
geurs. » Ce sont la des renseignements precieux, mais il est
evident que, bien que donnes a l'oceasion d'un fait historique
date de Fan 617 de notre ere, ils appartiennent a une epoque
beaucoup moins ancienne et que le redacteur ne les a mis la,
au milieu de beaucoup d'autres, quo parce qu'il veut, a 1'aide
de documents posterieurs aux fails qu'il relate, renseigner
ses lecteurs sur le pays dont il parle. Le fait est de l'an 617,
mais les renseignements qu'il donhe sont du treizieme siecle
et probablement tires de la Description de l'envoye chinois
dont je parlerai tout a l'heure. On ne peut done deduire de cet
extrait que le buddhisme avait des partisans et des temples
au Cambodge, au septieme siecle de notre ere, et que cette
religion y fut deja, comme le'fait entendre l'extrait ci-dessus,
sur un pied d'egalite aveo le taoisme.
D'autres renseignements sur les religions pratiquees par
les Cambodgiens sont fournis par quelques autres extraits,
mais ces renseignements, donnes a propos d'evenements qui
se sont produits au quinzieme siecle, ne sont pas plus dates
que les precedents.
Le redacteur ecrivait quelquo temps, sinon beaucoup de
temps, apres les evenements qu'il citait, mais les renseigne-
ments qu'il donnait sur le pays etaient tires des documents
plus anciens qui, deja, ne concordaient plus guere aveo la
realite contemporaine. lis paraissent, d'ailleurs, egalement
avoir etc extraits de la Description de l'envoye chinois. Quoi
qu'il en soit, voici l'extrait important qui m'a si longtemps
arrete ici:« Dans ce pays, on nomme un homme iettre pan ki;
un pretre de Fo1, tchou-kou; un tao-sse,pa-sse », e'est-a-dife
ur. Iettre, pandit; un religieux du Buddha, chau-krou (mon-
sieur le professeur), un taoi'ste...?
Cela nous donne trois religions pratiquees au Cambodge
aux treizieme et quatorzieme siecles et probablement aux
cours des siecles precedents : la religion brahmanique, la
religion buddhique et la religion des esprits.
1 Fo est la forme chiuoise du mot Sanscrit Buddha.
'
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8                                               INTRODUCTION
Ces trois religions nous sont confirmees par la Description
de l'envoye chinois au Cambodge en 1295, en un paragraphe
tres curieux.
Les pan-ki y sont representors comme n'ayant pas de fon-
dateur connu, pas de salles d'etudes et probablement pas de
livres; comme portant les vutements des gens du commun et
au cou un ruban blanc qui ne les quitte pas de toute leur vie.
L'auteur chinois ajoute : « Geux dcs pan-ki qui entrent dans
les charges deviennent de grands personnages ». — Cos
details sont incomplcts, nous voudrions avoir mieux, mais
tels qu'ils sont, ils suffisent a etablir que les pan-ki etaient
des brahmes (car il faut voir dans le ruban blanc le cordon
brahmanique), que la secte etait tres ancienne et que ses
adeptes etaient loin de se recruter dans la derniere classe de
la population. Malgre l'allegation peu formelle de l'auteur
chinois « qu'il serait fort difficile de dire quels sont les livres
qu'ils lisaient », je pense qu'il faut voir en ces sectaires des
lettres (pandit) et les ancetres des brahmes, quo nous
retrouvons encore, au Cambodge et au Siam sous le nora do
balms.
Les tchou-kou, dit le voyageur, « se rasent les choveux,
portent des habits jaunes, marchent les pieds nus ot ont le
bras droit nu; ils mangent du poisson ct de la viande, mais
ils s'abstiennent de boire du vin; ils font usage de chaises a
porteur et de parasols. » Cette description convient parfaite-
ment encore aujourd'hui aux religieux cambodgiens du
Buddha. « Leurs temples sont la plupart couverts en tuilcs;
ils ne contiennent qu'une seule statue, celle du Buddha; les
livres sacres sont en grand nombre et ecrits sur des feuilles
de palmier qu'on place l'une sur 1'autre bien regulierement.il
n'y a point de religieuses. » Tout cela n'a point varie depuis.
Le buddhisme nous apparait a cette epoque, au Cambodge.
comme une secte ancienne, comme une religion bien assise,
qui a droit de cite et je dirai meme qui parait etre en hon-
neur : « On honore le Buddha dans toutes les maisons ».
Ses pretres ou religieux sont savants; ils sont krou, pro-
fesseurs, et leurs ecoles paraissent les seules qui soient
frequentees par les enfants : « On a coutume d'envoycr les
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T.'lNTnODUCTlOX DU BUDDHISME AU CAMBODGE                    9
enfants aux ecoles des pretres du Buddha pour y etre
instruits ; ils en sortent quand ils sont grands ».
11 est evident — nous somraes en 1295 — que la secte est
triompliante et que si elle n'est pas encore la religion du roi,
la religion officiclle, elle est celle de l'avenir, et que le brah-
manisme est en pleine decadence : « il n'a rien de ce qu'on
appelie college ou salle d'etude », dit l'auteur chinois; « il
serait fort difficile do dire quels sont los livres qu!ils (les
pan-ki-brahmes) etudient ». 11 est certain que le peuple et la
classe dirigeante renoncent a la doctrine ancienne et que
c'est autour des religieux du Buddha qu'on se groupe deja.
Les pao-sse, continue notre auteur, sont vetus comme les
gens du peuple, excepte qu'ils portent une toile rouge ou
blanche sur la tete. lis ont des edifices, des tours, des couvents
et des temples, mais qui ne peuvent se comparer, pour la
magnificence, aux monasteres des buddhistes, dont la reli-
gion est aussi bien plus florissante. Dans leurs temples, il n'y
a point de representations particulieres, mais settlement un
amas de piorres. Les pao-sse ne partagent pas lc repas d'un
homme etranger a leur secte et ne souffrent pas qu'on les voie
manger; ils ne boivent pas de vin.ll y a aussi des religieuses
de leur secte. — Le fait de ne pas manger avec des etrangers,
celui de se cacher pour manger, indiquent, a n'en pas douter,
une origine hindoue, mais une caste inferieure de l'lnde; ici
cependant, la secte n'est pas inferieure aux deux autres, ou
tout au moins ne leur etait pas inferieure av-ant le' developpe-
ment du buddhisme, car elle a des temples, des monasteres
et des tours qui sont couverts en tuiles.
Je suis assez porte a voir dans ces pao-sse ou laoistes des
adeptes du culte primitif des Dravidas et des Dekans qui,"'
avant de recevoir la doctrine brahrnanique, et peut-etre
meme apres l'avoir recue, adoraicnt en partie le serpent, le
lingam et les genies. Si on songe que c'est avec ces peuples
de l'lnde que le Gambodge ancien avait surtout des relations,
et que le culte des genies, figures sous la forme de pierres
souventinformes, a survecu, en Indo-Chine, au brahmanisme
et s'y trouve encore contemporain et pauvre rival du bud-
dhisme, cette opinion ne paraitra guere contestable. Quoi
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10                                        INTRODUCTION
qu'il en soit, il est evident que l'cnvoye chinois ne connaissait
pas le brahnianisme1, et qu'il a reganle la secte des pan-ki et
celle de pao-sse de tres loin2, qu'il n'a pas compris ce qu'il
voyait, car, enfin, les statues, les inscriptions que M. Aymo-
nier a decouvertes, que MM. Bergaigne, Barth. Senart et Kern
ont dechifTrees, existaient de son temps. II ne les a pas vues.
Et pourtant toutes ces statues etaient l'objet d'un culte public.
Mais, a moins qu'il y cut au Gambodge un quatrieme
oulte dont ne parlo pas le voyagcur chinois, il faut bien
admettre que ce que la terre nous a rendu, que les monu-
ments brabmaniques dont nous connaissons les ruines, que
les pierres qui portent des dates qui s'etendent du septieme
au douzieme siecles existaient au treizieme siecle, et que
notre envoye chinois n'a pas tout vu et qu'il n*a surtout pas
tout compris.
Quoi qu'il en soit, c'est deja quelque chose de savoir par
lui quelle etait, a la fin du treizieme siecle de notre ere, la
situation du buddhisme au Gambodge par rapport aux deux
autres religions. Son ignorance meme des choses du brahnia-
nisme, de l'hindouisme, est une preuve de l'avilissement ou
ces religions etaient tombees a la veille du grand evenement
que je crois voir au commencement du quatorzieme siecle
et qui, de la religion triomphante, fit la religion officielle du
royaume.
HI
Savoir la situation du buddhisme au Cambode il y a six
cents ans est important, mais insuffisant, car ce qu'il nous
importe ici de connaitre surtout, c'est l'epoque a laquelle le
buddhisme y a fait son apparition et l'epoque a laquelle il est
devenu la religion officielle de cette grande nation des
1  Les teles de Brahma a cinq fares qui surmontent les portes de la ville,
etc|tii existent eneoro, — 11011 avee cinq faces tournees vers l'Occident, mais
ijiialre faces orientees aux quatre points cardinaux, — sunt prises par lui pour
des statues du liuddha (Inc. fit., p. 103).
2  II ne sait pas au juste si cette secte a des livres.
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L'INTRODUCTION' DU BUDDHISME AU GAMBODGE                  11
Khmers. II fau't — non pour avoir une certitude que nous
n'aurons peut-etre jamais, mais pour avoir quelques notions
sur ce point special — laisser la les legendes menteuses, les
annales etrangeres incompletes, la description insuffisante
du delegue chinois et s'adresser aux inscriptions gravees sur
la pierre, aux textes enfouis par le temps, par les revolutions
etles guerres, le mepris pour Fancien culte, et les faire parler.
Elles sont des ceuvres contemporaines des evenements
qu'elles racontent, elles sont des temoins qui ne disent pas
tout ce qui s'est passe autour d'cux, qui parlent une langue
pleine de metaphores, de figures souvent difficiles a saisir,
mais enfin elles parlent, el ce qu'elles disent est de Phistoire,
et, qui plus est, do l'histoire que nul n'a pu ni corriger
ni travestir depuis qu'on l'a ecrite.
Or, cettc histoirc, ces pages d'histoire extraites du sol qui
les a si longtemps et si heureusement gardees pour nous, du
sol qui tient en reserve tant d'autres pages encore inhumees,
embrassent une periode de sept siecles qui s'etend de l'an 526
assurement1 au treiziemc'siecle de notre ere. Or, toutes ces
pages d'histoire, qui sont des inscriptions religieuses relatant
Perection des statues brahmaniques, des temples voues a
(Jivn, a Vichnu, ou bien a ces deux divinites reunies en un
seul personnage divin, Hari-Hara, enregislrant des olTrandes
de terrains, d'esclaves, de betail, d'objets d'or et d'argent,
toutes ces inscriptions al'firment que le Gambodge etait brah-
manique de civilisation, de legislation, de langue savante, de
gouvernement et meme de religion, au moins jusqu'au
treizieme siecle de notre ere.
La plus ancienne inscription qui nous montre qu'il y avait
au Gambodge des partisans du Buddha a une epoque tres
reculee, est celle de Veat-Prey-Vier2, qui est datee de l'an 587
Qaka, e'est-a-dire de Pan 665 de notre ere. Voici la strophe,
un peu tronquee, qui a tout d'abord eveille Pattention ■
«Pendant qu'il (le roi) protege la terre conquise a longues
1 Inscription du Bayon; quelques autres inscriptions sont assurenient
plus anciennes, mais elles ne sont pas datees.
2 Notices et extraits des manuscrits de la Uibliolheque Rationale, tome
XXVII* (1" parlie), i" fascicule, pp. 60-64.
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12                                             INTRODUCTION
enjambees, vivent dans son royaume deux bhikshus cxcel-
lents, fils de la meme mere, fermes... » Go mot bhikshus, qui,
presque partout, designe les religieux du Buddha ' et, d'autre
part, l'absence tie toute invocation a un dieu brahmanique,
ainsi que ^intervention des sddhus de la strophe 8, qui sont
probablement des chefs de monasteres, ont fait supposer a
M. Barth que 1'inscription est buduhique. Je suis de son avis
et, si peu explicite que soit le texte, je pense qu'il faut le
considerer comme etant le plus ancien des monuments
connus qui nous parle des buddhistes au Cambodge. G'est
done, au plus tard, au septieme siecle de notre ere qu'il faut
faire remonter l'introduction de la nouvelle religion dans le
royaume des Khmers.
IV
Quels furent ses debuts? d'oii vint-elle tout d'abord?
comment se repandit-elle ? et quels moyens employa-t-elle
pour ruiner les vieilles eroyances, prendre leur place dans la
conscience des habitants et, finalement, pour devenir la
religion offieielle du peupie, de la cour et du prince? La suite
nous le dira peul-etre.
Une inscription provenant de la province d'Angkor et
datee de l'an 713 Caka (791 de notre ere) fait mention du
Lokecvara; une autre, non datee, trouvee a Ampil-Roloeum,
et qui doit etre de la meme epoque, donne les noms de
plusieurs bodhisattvas, mais rien n'indique encore que le
buddhisme etait devenu la religion du grand nombre.
Jusqu'a cette epoque, — M. Bergaigne l'a tres bien fait
observer, — s'il y a des buddhistes au Cambodge, et je
ne doute pas qu'il y en a, « ils paraissent y etre en inflme
minorite, ou, ce qui revient au meme, n'y jouer qu'un role
inflme2
».
' Je dis presque partout parce que ce mot etait rteja employe quelquefois
avarit le Buddha pour designer les aseetes mendiants.
' Chronologic de I'ancien royaume Khmtr, ex trait du Journal asiatique,
1881, pp. 13-16.
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l'introdlt.tion du buddhisme au cambodge            13
Du regne de Yacovarman, qui monta sur le trone en 811 Caka
(889 de notre ere), des regnes de ses deux fils, longue periode
de quarante-trois ans qui nous a fourni un grand nonibre
d'inscriptions, — un seul document, celui du Tep-Pranam,
pres d'Angkor, est buddhique. Mais on sent, a un fait relate
dans Fun d'eux, que le buddhisme a lentement fait son
chemin et qu'il a deja groupe un certain nombre de fideles;
le principal conseillerduroi Yacovarman,Kavindrarimathana,
est un buddhiste qui se proclame le chef des buddhistes du
royaume. Le fait est important. Nous voici d'ailleurs tout
pres de l'epoque a laquelle la foi nouvelle va se repandre.
Le buddhisme est defmitivement vaincu dans l'lnde du
Nord-Est et du Centre; il rend au brahmanisme tous les terri-
toires qu'il a conquis surlui ily a mille quatre cents ans; ses
ministres fuient maintenant devant les brahmes, releves
de l'etat d'abjection oii ils etaient tombes et qui, serres autour
du vieux culte restaure, rajeuni peut-etre, paraissent doues
d'une ardeur toute nouvelle. Les docteurs du buddhisme sont
vaincus et fuient a Ceylan, au Nepal et jusque dans l'lndo-
Ghine aryane; le pays d'Arakan, le Pegu, le Siam, le Laos
et le Cambodge, qui ont regu leur civilisation de l'lnde, les
voient s'etablir partout. lis doivent apporter, avec la haine du
brahmanisme qui vient de les vaincre chez eux, — au lieu
d'origine du buddhisme, — avec leur science des livres
sacres, la resolution de conquerir d'autres regions ou de
combattre pour garder les positions qu'ils tiennent encore.
C'est un secours puissant pour les buddhistes du Cambodge
et c'est le triomphe.
Les inscriptions buddhiques, a partir du neuvieme siecle,
sont plus nombreuses. Si elles ne nous donnent pas toute.
l'histoire du buddhisme du neuvieme au quatorzieme siecle,
elles en disent assez, jointes a ce que nous a appris la
relation de l'envoye chinois, pour nous permettre de voir
la nouvelle religion grandir, s'affirmer, puis enfin s'imposer
partout.
L'inscription du Phimeanakas, qui est de l'an 832 Caka
(910 de notre ere), parait emaner d'un buddhiste; celle de
Sdok-Kok-thom (866 Qaka), et celle de Srey-Santhor (890 Caka),
-ocr page 43-
14                                             INTRODUCTION"
nous apprennent des faits importants : Tune (celle de Sdok-
Kok-thom), l'erection par un ministre du roi, Rajendra-
varman, d'un monument a Batchum en l'honneur du Buddha,
et l'erection, par un autre ministre du meme roi, de plusieurs
monuments en l'honneur des divinites brahmaniques; l'autre
(l'inscription de Srey-Santhor), nous presente le roi Jaya-
varman V, successeur de Rajendravarman, comme etant le
restaurateur du buddhisme au Cambodge. Son auteur, Kerti-
pandita, est le ministre du roi; il raconte, avec une grande
immodestie, qu'il a rallume le flambeau de la vraie foi, le
Qastra Madhyavibhaga et les autres qu'avait eteint le souffle
destructeur du peche..., il dit qu'il a tire de l'etranger, pour
en repandre l'etude, une foule de livres philosopbiques et des
traites comme le commentaire du Tatlvasanigraha ». fl
pretend que, « grace a ses efforts, aussi purs que le ciel, la loi
du Buddha reparut, sortant des tenebres, comme a l'automne
reparait la lune voilee naguere par les nuages de la saison
pluvieuse ». II assure que, « en sa personne, les pures
doctrines du vide et de la subjeclivite, eclipsees par la nuit
des faux enseignements, reparurent comme le soleil rame-
nant le jour >>. Son propre eloge fait, il donne, en cinquante
strophes, les instructions du roi en faveur des pratiques
morales et du cuite buddhiques. M. Senart, qui a traduit cette
inscription, en a fait ressortir toute rimportance\ Elle est
considerable, car elle nous montre non seulement un ministre,
buddhiste de religion, gouvernant le royaume, mais un roi
protegeant la doctrine nouvelle, bier encore sans influence
dans l'Etat, et prenant soin de promulguer des instructions
invitant son peuple a pratiquer le culte et les vertus buddhi-
ques. Le buddhisme est entre au conseil royal et du conseil
royal dans le palais. Cependant, devant lui, les brahmanistes
n'ont pas lache pied; ils luttent d'influence et, trente-quatre
ans apres l'erection du monument epigraphique que je viens
de citer, les deux religions sont dites egalement florissantes
par l'inscription de Pan 924 Qaka (1002 de notre ere), mais le
roi y est designe par un surnom buddhique, Nirvdnapada
' line inscription buddhique au Cambodge, extrait de la Revue arclie'olo-
gique,
inars-avril 1883.
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^INTRODUCTION DU BUDDHISME AU CAMBODGE                15
(sejour du Nirvana). Ce detail a son importance, il semble
annoncer que le roi, qui se fait peut-etre une loi de tenir la
balance egale entre les deux religions, donne ses sympathies
intimes au buddhisme et qu'il en suit de preference le culte.
On peut admettre aussi qu'il etait de ces rois habiles, qui
cedent au mouvement des idees, tiennent leur main sur le
cceur de la population et qui savent preparer les transitions,
fond re deux doctrines en une afin de tout changer a la longue
en paraissant ne rien vouloir modifier.
On a cru reconnaitre une certaine fusion des doctrines
eivaites et des doctrines buddhiques dans le culte buddhique
de cette epoque, et M. Senart a fait remarquer qu'on a cherche
a maintenir dans le buddhisme le cadre de l'organisation
brahmanique, a noyer les divergences du fond dans les
analogies de surface et a prolonger, dans une application
toute nouvelle, les errements aneiens1. Je ne sais si ce n'est
pas beaucoup dire, mais il faut bien reconnaitre que les
buddhistes paraissent avoir fait a cette epoque des conces-
sions qui sont de nature a nous surprendre et qu'ils ont
couru le risque de perdre la doctrine par de tres dangereuses
compromissions de conscience. La secte avait heureusement
pour la defendre contre elle-meme ses livres canoniques, et,
malgre son desir de conquerir les masses du peuple et les
classes dirigeantes adonnees a des pratiques brahmaniques,
1'intuition qu'il fallait conserver la foi buddhique pure de
tout melange. Je dirai plus loin quels furent, a mon sens, les
auteurs de ces compromissions de conscience qui servirent
au succes, et quels furent plus tard les sauveurs de la foi pure.
II est certain que le triomphe du buddhisme auCambodge
a la fin du dixieme siecle etait un fait grave; il est probable
qu'il ne dut pas se produire sans amener une certaine effer-
vescence, sans indisposer les brahmes et sans choquer ceux
que les nouvelles doctrines ne seduisaient point. Aucune des
inscriptions aujourd'hui decouvertes ne dit formellement ce
niecontentement, mais il me semble qu'clles le laissent
entrevoir. .Tayavarman V protege le buddhisme, edicte en sa
1 Lor. nit., pp. 8-9.
-ocr page 45-
ii;
INTRODUCTION
faveur, mais il craint <le trop faire pour lui: « Gomme Brahma
lui-meme, dit une inscription', il etablit un ordre excellent
parmi les castes et les acramas », qui sont les quatre stages
de la vie brahmanique; il eleve des temples et des statues aux
dieux anciens. II est evident que .Tayavarman V est un civai'te
pratiquant et que cet ovdre qu'il etablit est un gage donne a
l'ancienne foi.
Un peu plus tard, en 924, Suryavarman Ier travaille aussi
a maintenir les castes2 que probablement la foi nouvelle et
la fusion des races desorganisaient.
Un autre roi, en 984 Galea, fait construire un hopital pour
les quatre castes3.
II me semble que cette preoccupation de conserver les
castes n'est pas plus ici qu'ailleurs celle des buddhistes et
qu'il faut y voir une pensee brahmanique vigilante, la pensee
de gens qui ont observe que e'est la conservation des castes
qui a permis aux brahmes de l'lnde d'attendre l'heure favo-
rable de la revanche, qui leur a permis de se retrouver
nombreux pour vaincre la doctrine ennemie. Peut-etre aussi
ne faut-il voir en cette preoccupation que la volonte royale de
proteger les deux religions, de les recommander toutes deux
a la foi des fideles, de les fondre en une seule croyance et de
laisser chacun pratiquer en toute liberte le culte qui lui
convenait. Nous voyons en effet des rois proteger le bud-
dhisme, meriter les louanges de leurs chefs, garder dos
ministres buddhistes, promulguer des instructions bud-
dhiques et n'en pas moins elever des statues aux divinites
brahmaniques, aux divinites du vieux culte.
1  Inscription B de Precis Eynkosey, stance 2.
2  Inscription de Preas-Kev, H, stance 8. — Le maintien des castes devait <Hro
difficile, car les unions entre gens de castes diflerentes etaient frequentes, et
les Khm6rs, depuis longtemps deja, avaient conquis une certaine influence,
occupaient des cliarges qui tout d'abord avaient probablement ete reservecs
aux Cambodgiens d'origine bindoue on descendants des vainqueurs. Une autre
inscription nous montre des noms khiners on aborigines souvont meles aux
noms bindous, e'est-a-dire etrangers.
3  Inscription de Preas-bat-Chean-cbun, decbifTree par M. Bergaigne. Le
fait cependant qu'on eleve, non des bopitaux pour les quatre castes, nwais un
bdpltat pour toutes les quatre, prouve que ces castes n'etaient pas au Cam-
bodge aussi separces que dans l'lnde.
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L'INTRODUCTION DU BUDDttlSME AU CAMHODGE                 1*7
II n'est pas certain que cette politique, si sage a nos yeux,
ait triomphe et maintenu la paix dans le royaume; le onzieme
siecle est trouble par des rebellions. D'abord c'est Aravindah-
rada qui, en 973 Haka (1051 de notre ere), « apres s'elre rendu
redoutable dans la contree meridionale ' » est vaincu et
s'enfuit a Cambapura (Sambaur), puis c'est, quelques annees
plus tard et sous le meme regne, Kamvau, un « tres illustre
emissaire, habile, favori du roi, vaillant heros » que le roi
avait fait general d'armee, qui apres avoir « fait la guerre aux
dieux )>, est vaincu et tue. Leur vainqueur est un general
brahmanique, Sangrama, et ce general, ses victoires rem-
portees, fait hommage a Civa de tout ce qu'il a pris a
l'ennemi.
Quelle est la cause de ces rebellions et pourquoi Kamvau,
qui vient apres Aravindahrada, brise-t-il les images des
dieux, detruit-il un lingam? Kamvau est-il done un ennemi
des brahmanes, un partisan de la doctrine buddhiste revolte
contre son roi demeure brahmanique et dont la main s'etait
retiree du buddhisme I C'est possible. Un fait curieux.tendrait
a le faire croirc; apres la defaite de Kamvau, qui vient de
faire la guerre aux dieux brahmaniques, une inscription nous
montre un parent du roi, relevant le lingam brise par le
rebelle, et erigeant des statues a Brahma, a Vishnu et au
Buddha*.
11 y a la une rencontre etrange de eivaisme et de bud-
dhisme qu'il faut signaler en passant, sur lequel je reviendrai
plus loin, mais peut-etre aussi le desir de donner un gage
aux buddhistes et de rassurer ceux qui craignaient que
la revolte cut compromis l'avenir de leur foi et leurs
personnes.
                            •                                                      ~
1  Je n'oublie pas quo M. Harlli penche a voir dans Aravindalirada un roi
du Sud, mais les expressions qui sont employees a son egard me paraissent
mieux convenir a un rebelle qu'a un roi. Je crois d'ailleurs que la raison
principale qui avait amene M. Barlli a voir un roi en ce guerrier n'existe plus
depuis qu'on sait que Cambapura, qu'on prenait pour la capilalo du royaume
Cham, et qu'on placait au sud, n'est autre que Sambaur qui est au nord-est.
C'est en 1891 qui j'ai decouvert a Sambaur, les mines et les inscriptions qui
on! etabli ce fait. — Voyez ma communication it l'Academie des inscriptions
et belles-lettres.
2  Inscription de Promt prah Kkset, stances S-3.
2
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18                                             INTRODUCTION
Voila done le buddhisme, d'abord sans influence au hui-
tieme siecle de notre ere, sans puissance a la cour au
neuvieme, devenu peut-etre dangereux au dixieme siecle.
II semble qu'il y a eu au onzieme siecle un temps d'arret
mais que la marche en avant a repris au douzieme siecle, et
que, cette fois-ci pour ne plus s'arreter, les buddhistes ont
marche a pas de geants vers le pouvoir.
En 1295, l'envoye cliinois les trouve avec des temples que
ceux des autres sectes ne peuvent egaler en magnificence; ils
ont des livres nombreux, leurs ecoles sont pleines d'enfants
qu'ils instruisent et qui ne les quittent que quand ils sont
grands. Ils sont devenus les educateurs, les maitres de
l'enfance, e'est-a-dire les maitres de l'avenir, et la represen-
tation du Buddha est dans toutes les maisons. Les autres
sectes sont si avilies que Fauteur chinois se demande si elles
ont des livres. Cependant le roi et de grands personnages,
recrutes parmi la secte des brahmes, sont demeures brahma-
nistes; le roi offre encore chaque annee un sacrifice huniain
dans un temple situe a l'est de la ville et probablement dedie
a Kali, la Noire (To-li).
(Jue faut-il pour ijue le triomphe du buddhisme soit
complete II faut que le roi soit buddhiste et que les pan-Id
qui sont peut-etre les ancetres des bakus d'aujourd'hui,
qui sont certainement des brahmes, soient reduits au silence.
A l'epoque ou le voyageur chinois visitait le Cambodge, les
buddhistes etaient sur le point de triompher; peut-etre prepa-
raient-ils deja l'evenement qui devait leur assurer l'avenir.
X
Nous avons vu plus haut que le buddhisme cambodgien
avait, du neuvieme au treizieme siecle, une tendance tres
accusee a se laisser penetrer par les doctrines et les pratiques
civai'stes. Si nous en croyons l'inscription de Srey-Santhor
et la Description de l'envoye chinois, ces pratiques auraient
etc telles que nous ne trouvons, en aucun autre pays, une
-ocr page 48-
L'lNTRODUCTION DO BUDDHISlVfE AU CAMBOPOE               19
deviation aussi complete de l'espritprimitif buddhique, et une
meconnaissance aussi absolue des preceptes enseignes par le
Buddha.
L'inscription de Srey-Santhor mentionne en effet des
sacrificateurs buddhistes et parle d'une sorle de traitement
annuel qui leur etait alloue; la Description chinoise nous dit
que les religieux du Buddha « offrent chaque jour un sacrifice
et recueillent ce qui est mis a part pour cela, dans la maison
de celui qui le fait offrir. » M. Stinart faitobserveravecraison
que l'idee mo me d'un sacrifice repugne a la doctrine bud-
dhique, mais cctte deformation du culte primitif ne surpren-
drait pas trop encore, si elle ne s'etendait a des pratiques
d'un tout autre genre et auxquelles il est bien difficile de
croire aujourd'hui. L'envoye chinois raconte que les pretres
du Buddha et ceux de Tao sont charges, en un certain
jour de I'annee, de deflorer les lilies qui viennent d'etre
mariees, et qu'on ne les remet a leurs maris qu'apres qu'elles
ont passe une nuit avec le pretre. Je ne sais ce qu'il faut
croire de ceci, mais ce que je puis assurer, c'est qu'il n'est
j'ien reste de cettc pratique dans le souvenir du peuple
cambodgien, et que les religieux du Buddha auxquels j'en ai
parle nient formellement qu'elle ait pu, a une epoque
quelconque et dans un pays buddhique quelconque, etre
observee par des disciples du Buddha. C'est men avis, mais
comment mettrc en doute une allegation semblable, si grave,
quand on la trouve dans un ouvrage aussi serieux et aussi
exact que Test la Description chinoise? Faut-il admettre que
l'auteur chinois a mis au compte des religieux du Buddha ce
qui devait etre mis au compte des civai'stes, ou bien faut-il
croire que les Cambodgiens etaient, au treizieme siecle, 'Si
attaches aux doctrines civai'stes, que les buddhistes ont cru
devoir transiger sur un certain nombre de points, si graves
qu'ils fussent, pour s'assurer le triomphe final en faisant
place a des pratiques anciennes et populaires? Je ne sais,
mais si cctte derniere opinion est fondee, il faut admettre que
le buddhisme du treizieme siecle n'etait guere au Cambodge,
le buddhisme du Buddha et qu'il n'avait rien de celui que
nous voyons pratiquer aujourd'hui par les Khmers.
-ocr page 49-
'JO
INTRODUCTION
. Dans tous les cas, il est certain quo le buddbisme du
treizieme siecle ef des deux ou trois siecles precedents etait
entache de civai'sme, et que, pour se [aire accepter des masses
brahinanistes, il avait etc oblige de s'ecarter de la formule
primitive.
Cette observation nous amene a recbercher quelle etait
l'origine de ce buddbisme si peu rigide, si tolerant, si peu
lui-nieme.
VI
Le buddbisme du Cambodge. du neuvieme au treizieme
siecle, n'etait certainement pas le buddhismo de l'Eglise du
Sud, si grave, si simple, si rigide observateur des formules
antiques et si tot cristallise dans sa doctrine et ses obser-
vances. 11 etai t le buddb i smedu Nepal etdu Tibet, lei mddbisnie
de l'Eglise duNord,qui nousapparaitbeaucoup plus malleable,
beaucoup plus souple, avec des divinites males et feuielles qui
sont d'origine brabmanique, mais qu'on a deformees pour
les adapter au cadre nouveau, avec mille compromis ridicules,
avec ses nombreux buddbas doubles de bienheurouses femelles
qui, au Tibet, par exemple, sont agrippees toutes nues aux
flancs des saints.
M. Senart a donne plusieurs raisons a I'appui de cette
opinion : la doctrine dont il est parle dans l'inscription de
Srey-Santhor est cede du grand vehicule ; dans la meme
inscription il est fait mention a plusieurs reprises des statues
de Prajfia, Prajna-dev-i, ou Prajna-paramita, c'est-a-dire de la
Raison absolue realisee en un pcrsonnage divin rappelant le
dieu buddliique des Tibetains, le buddba primordial des
Nepalais.
II observe que ces statues sont nominees a cote d'autres de
Lokanatlia ou Lokega et que ces representations diverses
ont leur « source dans l'imitation, dans 1'appropriation au
buddbisme des figures des longtemps populaires du couple
brabmanique, Qiva-Lokecvara et Devi, son epouse divine. » II
pense que les buddhistes, « les adoptant, ont ete obliges de
-ocr page 50-
l'introduction du buddiiisme au cambodge            21
les identifier a des types de la speculation, de la mythologie
buddhique, Prajnaparamita ct le Buddha; » mais que, « avec
les noms de Devi et Lokecvara, ccs personnages ont, dans ce
role nouveau, conserve le souvenir de leurs modeles. » Voila
de judicieuses observations.
Je trouve une autre preuvc de la fusion eivaito-buddhique
dans ce fait que toutes les inscriptions buddhiques ante-
rieures au quatorzieme siecle, trouvees jusqu'a present, sont
en languo sanscritc, alors que tous les ouvrages buddhiques
que nous avons aujourd'hui, que toutes les inscriptions reli-
gieuses posterieures au quatorzieme siecle sont soit enlangue
pali, soit en langue khmere.
La premiere evangelisation de l'Indo-Ghine aryane ne
pouvait guere venir de Ceylan situe si loin de ses cotes et
separe d'elle par toute la presqu'ile de Malaka. Elle pouvait,
tout au contraire, facilement venir de l'lnde dii Nord, de
l'lnde sanscrivante par le Nepal et le royaume d'Arakan, de
ce royaume au Pegu, du Pegu a Sokodaya et de Sokodaya au
Siam, au Laos ct au Cambodge.
II est d'ailleurs demontre aujourd'hui qu'une partie au
moins de l'Indo-Ghine fut evangelisee par les missionnaires
buddhistes en meme temps que Ceylan. Une inscription
d'Acoka-Pyadasi enseigne, en efl'et, qu'a la suite du Concile
de 224 avant notre ere, de nombreux missionnaires buddhistes
se repandirent dans le monde, dans les eontrees barbares, se
melerent aux incroyants pour les instruire et les gagner a la
foi, se joignirent aux vagabonds, aux soldats, aux brahmes,
pour les enseigner, penetrerent dans les pays etrangers, chez
les peuples feroces et parmi le rebut de la societe pour ensei-
gner la grande doctrine, non par la violence, mais par la
persuasion; une autre inscription nous dit que les Marattes
furent convertis au nombre de cent soixante mille, que les
habitants du pied de l'llimalaya abjurerent I'ancienne foi au
nombre de plusieurs millions, que I'Indye-Ghine (Savarna-
bhumi, la terre de Tor), donna six millions d'adeptes au
buddhisme1 et que Ceylan fut preche par une troupe de predi-
1 U faut entendre ici probablement le pays d'Arakan, le Pegu, c'est-a-dire
la parlio nord-ouest de l'lndo-Chine et non les pays situes au sud de eeux-ci.
-ocr page 51-
oq
INTRODUCTION
cateurs a la tete desquels so trouvaient un fils et une fille
d'Acoka, Mahindra et Sanghamitta. II y a done Lien des
raisons de croire que la marche du buddhisme en Indo-Chine
fut celle que je viens d'indiquer.
Cette marche de buddhisme du nord au sud dit pourquoi
le Cambodge, le royaume buddhiste de PIndo-Chine le plus
eloigne de l'lnde du Nord, fut converti le dernier. Un document
encore peu connu fournit d'ailleurs une autre preuve que le
nord de l'Indo-Ghine a reeu de tres bonne heure les predica-
teurs buddhistes. Je veux parler du Trey-Ph&m. Ce gros livre
buddhique que Flndo-Chine aryane connait tout entiere et
qui a ete traduit en siamois, en cambodgien et en laotien,
avant d'exposer la doctrine qu'il resume, enseigne qu'il a ete
compile a Sokodaya, en l'an 661, sur l'ordre du roi Letheya,
par son oncle, afin d'etre preclie devant la reine mere et
devant les habitants. Ge fait indique suffisamment que le roi
de Sokodaya etait buddhiste au septieme siecle de notre ere,
e'est-a-dire au moins cinq siecles avant le roi du Cambodge.
11 faut done admettre que e'est du nord que sont venus les
convertisseurs du Cambodge et non du sud. Nous avons vu
combien la conversion de ce royaume commencee au septieme
siecle, peut-etre avant, a ete longue et qu'il a fallu six siecles
pour la parfaire. Cette longue resistance du Cambodge a
ralenti la marche du buddhisme en Indo-Chine ; arrete par le
grand royaume, il n'a pu aller plus loin et gagner le Champa'.
Avant d'aller au dela, il fallait avoir pour soi, le roi du
Cambodge, et les rois du Cambodge tres favorables au
buddhisme mais devots aux dieux brahmaniques, n'ont ete
convertis qu'au quatorzieme siecle. Or, a cette epoque, il
etait trop tard pour qu'on put, avec quelques chances de
1 Le Champa etait brahmanique coiiitne le Cambodge ilepuis tres
longtemps. Les inscriptions, que M. Aymonier y a trouvees et cstainpees et
que M. Bergaigne a dccliifl'rees, sont en Sanscrit tres pur et gravees en l'hon-
neur de divinites bratfwianiques; les statues mises au jour sont celles de
Victauu, de Kali, etc. D'autre part, les Annates annamites parlent d'un pretre
indien trouve dans la capitale cbame, de bayaderes et de la coutume que les
fenimes chanies avaient de se bruler sur le bftcher qui consumait le corps de
leur niari. Cows d'huttoire annamite, pages 51, 97. 100. On n'a rien trouve au
Cambodge qui put faire croire que les sultis y etaient pratiques.
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-
L'lNTRODUCTION DU nUDDHISME AU CAMBODGE                 23
succes, entreprendre la conversion du Champa: les Anna-
mites detruisaient l'empire des Cham et deja, d'autre part,
les mahometans convertissaient des peuples freres des Cham,
les Malais de Java et ceux de Sumatra.
11 est done maintenant hors de doule que l'lndo-Ghine
aryane qui fait aujourd'hui partie de I'Eglise du Sud a tout
d'abord fait partie de I'Eglise du Nord, et qu'avant de recevoir
le canon pali, elle avait recu le canon Sanscrit. Mais quelques
raisons peuvent encore etre apportees a l'appui de cette opinion,
et je tiens a les dire ici, afin d'etre aussi complet que possible.
Si les relations du Cambodge brahmanique avaient lieu avec
l'lndo du Sud, le Dekan, par exemple, qui etait brahmanique '
a l'epoque'ou le Cambodge, Java, Sumatra, l'etaient encore,
n'est-ce pas parce que les pays situes au nord de l'Indo-Chine,
entre l'lnde du Nord et le Cambodge, etaient buddhistes, et
que l'lnde du Nord avait repousse la foi brahmanique I Si plus
tard les Cambodgiens cesserent leurs relations avec le Dekan
qui jusqu'alors leur avait donne peut-etre ses statuaires, siire-
ment ses lapidaires et ses caracteres, et qui maintenait leur
pays en etroites relations avec l'lnde, n'est-ce pas parce
qu'ayant change de foi, ils n'avaient plus rien a demander
au Dekan, e'est-a-dire a l'lnde brahmanique i
Enfin, s'ils lierent des relations avec Ceylan, n'est-ce pas
parce que l'lnde du Nord redevenue brahmanique et l'lnde du
Sud qui l'etait restee, no les attiraient plus, et parce qu'ayant
change de foi, ils n'avaient plus rien a leur demander2.
Si on examine la terminologie buddhiste, on y reconnait
deux sources pour tous les mots se rapportanta la religion, a
la politique, au gouvernement : une source sanscrite, la plus
ancienne, et une source pali plus moderne. La premiere forme
a ete certainement introduite par les propagandistes et les
1   L'lnde du Sud, le pays des Dravida, celui des Dekan, resisterent
longtemps au brahmanisme; ils paraissent n'avoir recu Jes brahnies que quand
ceux-ci, vaincus au nord par les buddhistes, se disperserent en partie, du
troisieme au septieme siecle de notre ere.
2  Cette rupture avec l'lnde a peut-etre tout d'un coup prive le Cambodge
d'artistes, de lapidaires, de savants sanscrivants, et, par consequent, ete une
des causes de la ruine et de la decadence du grand et noble empire des
Cambodgiens.
.*
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24
INTRODUCTION
textes buddhistes venus du nord ; la seconde a non moins
certainement ete introduite par les buddhistes et les livres
venus de Ceylan. C'est encore la une preuve en faveur de
l'opinion que j'emets, apres MM. Bart, Bergaigne et Senart,
d'un courant religieux buddhiste venu du nord et de son
rcfoulement, a tine epoque plus rapprochee de nous, par un
courant venu du sud.
Comment s'est produit ce rcfoulement de la secte septen-
trionale? C'est ce que rien n'est encore venu reveler jusqu'a
aujourd'hui, mais on peut augurer qu'il remonte au moins
au quinzieme siecle et qu'il suivit, s'il no contribua pas a la
revolution dont je vaismaintenant parler, qui mit surle trone
du Cambodge un roi buddhiste qui, certes, n'appartenait
p>as a la grande race des rois Varmans.
VII
Nous avons, plus haut, laisse le buddhisme victorieux au
Cambodge, avec le peuple des villes, presque tout entier
convcrti, le roi demeure brahmanique et les digtiitaires de
l'Etat qui sont brahmanistesou buddhistes. Le Hot buddhique
monte, le roi ne lui resiste pas, mais il garde la foi ancienne
et continue d'offrir des sacrifices humains a je ne sais quelle
divinite brahmanique, qui pourrait bien ctre la deesse Kali',
la dame noire, ncang Khmau, dont on a retrouve plusieurs
sanetuaires au Cambodge et qui, aux hides, personnifie la
destruction. Le roi paraitsouvent,tout autantque Kirtipandita,
vouloir fondre la secte civai'ste et la secte nouvelle en une
seule; on le loue de ce que, sous son regno, le buddhisme et
le brahmanisme sont egalement florissants. Evidemment, il
cherche a maintenir la paix sociale entrc les deux religions,
entre celle qui monte et celle qui descend. Mais le buddhisme
est deja triomphant dans les villes royales, dans le Conseil, a
1 L'auteur chinois lui donne le nom do Pho-toli; lo mot 1'ho est la traduc-
tion en chinois du mot Prias,«saint, sacre », el le mot To-li, la transcription
du mot Kali par la transformation freijuente du k Sanscrit en t chinois.
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[/INTRODUCTION DU BUDDHISMK AU CAMBODCE               25
la cour peut-etre. G'est a lui que tout le peuple des villes, cette
autre classe dirigeante, confie l'education de ses enfants. Le
mouvement se dessine, le roi le regarde, sympathique peut-
etre, mais il n'y cede pas, ofnoiellement tout au moins. Qui le
retient? Peut-etre le peuple des campagnes et des petites villes,
demeure brahmanique, ou taoi'ste, pour paiier comme l'envoye
chiuois; peUt-etre des superstitions brabmaniques, un attache-
raent de race aux dieux qui ont preside a revolution du peuple
cambodgien au travers des ages et fait sa grandeur? Je no
sais. Nous ignorons quelle etait 1'organisation du royaume,
l'etat des esprits au xme siecle nous echappe et ces pan-ki, ou
pandits, qui deviennent de grands personnagcs quand ils
entrent dans les charges, se dcssinent malanos yeux. Gepen-
dant, on dcvine un etat d'ame trouble autour du roi, on pense
aux bakus ou preahm, encore nommes ccprofesseurs royaux»
(reachca krou) au xvne siecle de notre ere, et qui, meme
aujourd'hui, sont restes une caste privilegiee au Cambodge,
au Siani et en Barmanie, aux bakus qui president amsacre du
roi. qui placent les statues de Ctva et de Vishnu entre ses bras,
avant de lui remettre lo pouvoir, la terre, les eaux, les forets
et les montagnes, aux Bakus qui gardont l'antique epee royale.
On se demande alors si ces brahnies, qui continuent de porter
les cheveux longs, — a l'ancienne mode cambodgienne aban-
donnee depuis plus de deux siucles, — et qui ont fait tout ce
qu'ils ont pu, jusqu'a il y a cinquante ans, pour se maintenir
purs de tout melange, pour conserver l'ancienne foi, n'ont pas
ete l'element conservateur qui, aux xiir" et xive siecles surtout,
retenait le roi dans la foi ancienne.
Les buddhistes devenus nombroux dans les villes royales,
puisqu'il y avait, au dire de l'envoye chinois, une represent
tation du Buddha dans toutes les maisons, devaient vouloir
un roi buddhiste, un roi partageant leur foi et les brahnies
devaient vouloir que la monarchic restat fidele aux dieux
anciens, les leurs. Combien do temps dura cet etat de chose,
que je sens, que je devine, mais que je ne vois pas? G'est ce
que je ne saurais dire, mais il est probable qu'il prit fin
vers l'an 1320 de notre ere.
Une tradition ancienne et qui se trouve dans la premiere
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.
26                                        INTRODUCTION
partie du Pongsd,-v6da, ouchronique royale et dans toutes les
bouches, au Cambodge, nous dit comment cette revolution so
tormina.
Sous le regne de Preas Siha reach, il y avait a Intapath'
un jardinier renomme pour son habilete a faire venir des
concombres d'un gout exquis. A cause de cela on lui avait
donne le surnom de neqy trdsah paem, le « chef des con-
combres doux ». Le roi, qui aimait beaucoup ses produits, lui
donna l'ordre de lui reserver tous les concombres do son
jardin et lui remit une lance arm qu'il put les garder et empe-
cher les maraudeurs de venir les voler. Pendant une nuit
sombre, le roi, voulant s'assurer par lui-meme si le jardinier
faisait bonne garde, s'en alia tout seul, sans escorte, se pro-
mener dans le jardin. Le jardinier, qui veillait, vit le roi, le
prit pour un voleur de concombres et le tua. Le roi etant mort
sans enfant male, le trone se trouva vacant et les dignitaires
furent dans un grand embarras. En examinant le cas du jardi-
nier, ils conclurent qu'il avait tue le roi en executant ses
ordres et le choisirent pour roi du Cambodge. II fut eouronne
sous le nom de Preas bat sdmdach preas bdrdm mdha baupit
Thormik mdha reache'a thireach
et son epouse fut elevee au
rang de reine. Ge roi regna dix-sept ans et mourut age de
soixante-dix ans, en laissant deux Ills, Preas bdrommo Nipean
bat
et Preas Sitheant reachea. Son fils aine lui succeda et regna
a Angkor thom; il regna six ans, mourut et, bien qu'il laissat
deux ills, ce fut Preas Sitheant reachea, son frere, qui monta
sur le trone, en 1346. Preas Sitheant regna trois mois, mourut
et ce fut son neveu, Preas Lompong reachea, fils aine de son
predecesseur, qui lui succeda, en 13i7.
Ge recit est curieux et me parait jeter un grand jour sur
les commencements de la monarchic actuelle et sur les pro-
cedes que les dignitaires buddhistes employerent pour mettre
un roi buddhiste sur le trone du Cambodge. On ne peut croire
1 Ce nom est celui de la ville qu'avec les indigenes nous nommons
Angkor thom, le « grand royaume ». Angkor est la traduction du mot Sanscrit
nagara, royaume, qu'il laut entendre, cornme sous les Merovingiens, de la
ville habitee par le roi. Le nom de cette capitale, Intapath, est la corruption
du mot Sanscrit Indra-prastha. qui etait le nom d'nne ville de l'lude ancienne,
aujourd'hul IJellii.
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l'introtiuction du buddhisme au cam bodge            27
a un roi descendant dans son jardin, tout seul, pendant la
nuit noire, pour voir si son jardinier fait bonne garde autour
des concombres qu'il s'est reserves. II faut, si on admet lc
meurtre du roi, croire a un assassinat execute ou par les
dignitaires en presence du chef des jardiniers, ou par le chef
des jardiniers a la tete de quelques conjures. Ce qui est certain,
c'est que nous voici en presence du cadavrc d'un roi et de
dignitaires qui, au lieu de prendre son successeur dans la
famille royale, probablement restee brahmanique, le prennent
dans le peuple, choisissant d'eux-memes celui qui atue le roi,
ou bien, en face du meurtrier, chef des conjures, maitre de la
situation, en armes peut-etre, les obligeantale choisir malgre
son crime et meme a cause de son crime. Ce qui est non nioins
certain, c'est que le nouveau roi est un roi buddhiste : la pre-
sence dans son titre du mot Thormik (pali dhammiho), qui a
le sens d' « ortbodoxe », ou de « pieux » et qui fait partie de
la terminologie buddhique; le nom de son fils aine, Nipean
bat
(pali nibbdna pada), « sejour du Nirvana », et celui de
son second fils, Sitheant (pali siddhanto), « croyance reli-
gieuse, dogme », en sont des preuves incontestables.
Quel fut le role des bakus dans cette revolution? On ne le
connait point, mais il est facile, quand o'n sait ce qu'ils sont
encore aujourd'hui et le droit qu'ils ont de succeder au roi, en
cas de vacance du trone, de comprendre qu'ils furent trop
faibles pour empecher l'election d'un roi buddhiste, mais
qu'ils etaient encore trop puissants pour qu'on osat tout
faire sans eux'.
1 J'ai parte ailleurs' du eomprontis passeentre lesanciens Carnbodgiens et
les Khniers que je considerais alors com me des conquerants de religion bud-
dhique venus du Nord au Cambodge, an treiziemo ou qiiatorzieme siecle. Je
crois encore a un comproinis parce que je ne vois pas comment expliquer
autrement la situation privilegiee dont jouissent les bakus au Cambodge et
Isur droit eventuel au trone, et je crois encore que ce comproinis rcmonte a
l'origine de la monarchie actuelle, a l'intronisation d'un roi buddhiste sur le
trone du Cambodge, c'est-a-dire a une revolution tout a la fois politique et
religieuse, mais je ne crois plus a une invasion du peuple khmOret a la con-
quete du royaume du Cambodge, au treizieme ou quatorzieme siecle, par un
peuple venu du Nord.
Cela m'eloigne un pen de nion sujet, mais je dois dire ici les raisons qui
Voycz nies Becherchea sur la iigitlalion if* Cambwlgieiu {droit privt1), 1RD0, pi>. '.' 1 i, et mei Rechcrches
sur le droit public des Civnbodgieiis,
18;t4, l»l». ll'-ii'.
-ocr page 57-
28
INTRODUCTION
VIII
Geci dit, il me reste a parler d'Angkor-veat, qui fut eleve
pour etre un temple brahmanique, et qui fut successivement,
dit-on, la demeure de quelques rois. puis un temple buddhique
m'ont amenc a modifier ma premiere opinion : tout d'aliord, la presence du
mot Kimara sur la carle de Ptolemee, la connaissaiiee que les Arabes avaient
des Qimdr bien avant le treizieme siecle, la mention trouvee a Java, d'un peuple
kmir, des le milieu du neuvieme siecle de notre ere. fails que il. liarlli a
rappeles dans la savante critique qu'il a fait de mes quatre premiers livres
sur le Cambodge", et par ce temoignage, non moins important, cxtrait d'une
notice cliinoise sur le Cambodge ou Tchin-la, donnee par Abel Remusat**, et
qui, sans renionter au septiemo siecle, est certainement anterieure au trei-
zieme : « Le pays du Tcbin-la s'appelle aussi Ki-miei. » II n'est pas difficile de
rapprccher ce mot des mots precedents at do retrouver. en eux tons, les
formes differentes du mot klimer, que les Cambodgiens disent etre leur nom
\ ulgaire.
Nous n'avons pas lieu d'etre surpris de trouver deux noms a un peuple ;
celui (ju'il se donne eoniiiiunemont et sous lequel le designent les peuples
voisins, mais qu'il n'ecrit pas, et le nom sacre, noble, qui s'ecrit. Nous avons
ailleurs des exemples de ce fait. Le mot khmer me semble plus ancien au
Cambodge que le mot kampuche'a, il est le nom de la race conquise a la civi-
lisation bindoue par des llindous brahmaniques, a uno epoque que nous no
pouvons determiner, au deuxieme ou au troisieme siecle de notre ere, tandis
que le mot Kampuchea est celui que les conqueranls ont adopte, celui qu'ils
aimaient a ecrire sur les pierres de leurs monuments et a inscrire an litre de
leurs rois. Presque tous les peuples, d'abord brahmaniques, puis buddliistes
ou musulmans de l'liido-Cliine, ont pris et portent un nom d'origine bindoue
et qui est toujours, ou presque toujours, le nom d'un pays, d'une ville de
l'lnde : Kampuchea (Kamboja), Campa, Intapalb (Indraprastha), Ajutbyea,
(Ayodhya), Sokkotey (Sakodaya), Hangsavodey (Hangsavalli): Cliomun
(Jaminiu)""; Madhyamadeca"", etc., etc. Cette coutume des emigrants de
donner aux villes, aux pays qu'ils ereent, aux rivieres qu'ils traxerscnt, aux
monts qu'ils rencontrent, les noms de la patrie quitlce, est bien buniaiu; elle
etait generate cbez les peuples barbares et nous en avons cent preuves en
Europe ; el l'Amerique tout entiere, I'Australie fournissent la preuve de sa
persistants chez les peuples civilises. C'est evidemment ce qui a du se passer
en Indo-Cbine et particulierement au Cambodge. Les iiouveaux venus, les
conqueranls, ou les iiouveaux convertis au brabmanisme ont du donner, aux
villes capitales qu'ils fondaient, soit le nom de leur pays, de leur ville d'ori-
gine, soit d'une ville celebre, d'un pays celebre de l'lnde brahmanique.
* Itulletin <le la Soeiefe atiatique, t. V, y- serie, p. r.;;:i.
Description du royaume <fo Cambodge^ dans Nouveaux tnilattgea asiatiques, I, p. 83.
*** Cette riviere est sittn'e pres d'tludong; le roi I'reas lacing prcas liraiii, fait prisonnier par les
habitants (le Koinpong-Koay, y fat lioye ea 17XH, aprrs avoir ete mis dans tine cape.
"" Ce puys poarrait biett etre au Caiulniilgr la partie ceatrale (jut se trouve etltre le grand (leave,
ou Tonle ■ Ihom, et le fleuve du grand l.ae, ou Tvnle-Siiji.
-ocr page 58-
[.'INTRODUCTION DU BtlDDHISME AU CAMBODGE             29
avant d'etre les majestueuses et imposantes ruines que nous
connaissons.
On a voulu donner a ce monument une antiquite qu'il ne
comporte pas, et des auteurs, qui faisaient remonter les
monuments d'Angkor-thom au quatrieme ou au cinquieme
siecle de notre ere, n'ont pas eraint d'assigner dix sieeles a
Angkor-veat1. 11 faut en rabattre beaucoup. M. Aymonier a
dit au Gongres des orientalistes2 quelles sont les raisons qui
portent a attribuer l'edincation d'Angkor-thom au roi Yaso-
varman, dont l'avenement au trone du Kampuchea est de
l'annee 889 de notre ere. Je ne suis pas aussi convaincu que
lui que Yasovarman soit le constructeur d'Angkor, mais
j'estime avec lui que cette ville ne peut remonter au dela du
neuvieme ou huitieme siecle. Quant a Angkor-veat c'est, a
mon sens, une ceuvre beaucoup plus moderne.
11 n'y a qu'a parcourir ce monument, qu'a regarder l'etat
dans lequel il se trouve, l'etat des bas-reliefs que la pluie, le
vent et le soleil n'ont pu atteindre, l'etat de ceux que les
intemperies ont entames jiour comprendro qu'on ne ]ieut
guere lui donner plus de six sieeles d'existence.
Si maintenant on observe que ce monument magnifique,
termine au point de vue architectural, n'a jamais ete acheve
au point de vue artistique, que les longues galeries, les
piliers, les murailles qu'on se proposait de recouvrir de bas-
reliefs sont restes nus en beaucoup d'endroits, que si les
galeries ouest, sud et est de l'etage inferieur sont achevees,
ainsi que la galerie nord-est, il est facile de voir que les bas-
reliefs de la galerie nord-ouest deja sculptes ne sont pas finis,
— que tous les reliefs n'ont pas ete moules, ce qui ne se trouve
pas dans les autres galeries, — que les murs d'angle oxterieur.
1  MM. Fournerean et Porcher sont plus liardis. lis font, conforrnenient a
la legende, remonter Angkor-thorn a l'an 4i7 avant Jesus-Christ, et Anfjkor-
veat a l'an 57 de eette ere. Puis ils ajoutent: « Tout ce que Ton pent afjirmer,
c'est qu'elle (Angkor-veat) etait terininee en (i.'!S, epoque a laquelle l'introduc-
teur des livres sacres buddhiques apportes de Ceylan dotennina la chute de
Brahma et l'affectation de son temple au culte de Vishnu ». Les ruines
d'Angkor,
pp. 93-91. Oil MM. Fournerean et Porclier ont-ils vu que Angkor-
veat a ete un temple dedie a Brahma'?
2  Session de Paris, seplembre 1897.
-ocr page 59-
.■so
INTRODUCTION
de ces galeries ne portent que des bas-reliefs indiques au trait
de ciseau, qu'on n'a pas eu le temps de les sculpter. — quo
beaucoup d'autres places sont restees nues', on est oblige
d'avouer que l'oeuvre n'est pas complete et de reconnaitre quo
si elle n'est pas complete, c'est qu'on n'a pu l'achever, quo si
on n'a pu l'achever, c'est que la pensee qui avait dirige
l'oeuvre et Favait presque finie s'etait eteinte et qu'on ne
jugea pas utile ou possible de la poursuivre. Pourquoi! C'est
peut-etre parce qu'au cours de la revolution, les architectes,
les artistes avaient disparu, peut-etre fui aux Indes, et qu'on
n'avait plus, lapaix retablie, le culte buddhique ofliciellement
proclame, les moyens de continuer une pareille entreprise.
PeuUitre aussi n'avait-on plus la foi qu'il fallait pour achever
une ceuvre aussi considerable; peut-etre aussi la foi buddhique
dedaignait-elle de continuer ce que la foi brahmanique avait
commence! Certainement Fenthousiasine dcs edificateurs
avait disparu et peut-etre avec lui — les rebelles ayant
triomphe — les moyens d'exiger du peuple les grands efforts
que les rois brahmanistes pouvaient exiger et savaient
obtenir.
Cela m'amene a conclure qu'Angkor-veat fut edifiee a une
epoque de tres peu anterieure a celle qui a vu s'aecomplir la
revolution qui, a mon sens, a mis un roi buddhiste sur le
trone du Cambodge, c'est-a-dire a l'an 1320 de notre ere, et
que la revolution, etant buddhiste, a empeche qu'on achevat
son ornementation.
Un fait historique cite par la chronique royale prouve
l'existence du monument en 1351, c'est la fuite d'Angkor-veat,
devenue residence royale, du roi Srey Sauriyotey, devant une
armee siamoise. Un autre fait non moins historique prouve
que le roi Nippean bat habitait Angkor-veat en l'an 1340, qui
est la premiere date que nous trouvons dans la chronique
reputee historique.
Ces deux dates attestent que le temple existaitet etait habi-
1 Je pourrais entasser ici vingt autres observations rjue j'ai failes dans les
galeries superieures, parler d'un fut de colon ne qui remplace un entablement
de porte, mais ce que j'ai dit suflit a demontrer que le monument n'a jamais
ete acheve.
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l'introduction du buddhisme au cambodge            31
table en 1340de notre ere; mais la chronique royale qui nous
les livre ne dit pas a quelle epoque il faut placer son edifica-
tion. A son defaut, il y a la Description de l'envoye chinois
qui peut a la rigueur aider a fixer une date. II y a, en effet,
lieu d'etre surpris de voir que cet auteur, qui etait au Gam-
bodge en 1295, qui decrit avec soin tout ce qu'il voit, qui nous
parle de la tour dediee a To-li (Kali), ou le roi faisait chaque
annee un sacrifice lmmain et qu'il dit situee a Test de la ville
et gardee par mille hommes, qui nous parle du Phnom-Bakeng
dedie au Lingam qui est, dit-il, proche de la ville et qui porte
un temple garde par cinq mille hommes, ne dise rien d'Angkor-
veat', qui est a quatre kilometres et au sud de la capitate,
deux fois seulement plus loin que le Phnom-Bakeng. II est
impossible qu'il ne l'ait pas vu ; s'il l'a vu, on ne peut admettre
qu'il ait omis d'en parler. Angkor-veat est un monument trop
considerable, trop majestueux pour qu'un auteur de la valeur
de celui qui a ecrit la Description que nous avons ait juge
inutile de le mentionner. 11 faut done admettre que le
temple royal d'Angkor n'existait pas en 1295 et que e'est
done au commencement du quatorzieme siecle qu'il faut en
placer l'edification.
Qui sait s'il no faut pas faire remonter a 1'an 1351, e'est-a-
dire a l'annee de la fuite du roi Srey Sauriyotey devant les
Siamois, fabandon des bas-reliefs dans l'etat ou ils se trou-
vaient et ou ils se trouvent encore, et s'il ne faut pas inscrire
cette date comme etant celle de fabandon du temple lui-
jueme.
Cette hypothese paraitra admissible si on se rappelle que
le roi de Siam mit, a la suite de cette victoire, fun de ses Ills,
Chau-Basat, sur le trone du Cambodge, que cc roi etranget.
mourut trois ans apres son avenement; que son frere, Chau-
Baas, lui succeda, regna trois mois, mourut et fut remplaee
par un autre fils du roi de Siam, Kanlong-Pisey, qui, malgre
1 Je no sais pas oil MM. Fournereau et Porclier out trouve que 1'offlcler
chinois, auteur des J'chin-la-foung-thou-ki, « faisait enlin une description
il'Angkor-veat et d'Angkor-thom qui Concorde de tout point avec ce que t'on
connait aujourd'hui ». (hoc. cit. p. 46). — Cet officier chinois ne dit pas un
mot d'Angkor-veat.
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32                                        INTRODUCTION
les secours que lui araena son pore, fut vaincu par Srey
Sauriyotey, et oblige de s'enfuir a Korat, ou, poursuivi, il fut
de nouveau battu par le roi du Cambodge'. On coneoit facile-
merit que le travail d'ornementation d'Angkor-veat, s'il a ete
continue jusqu'au regno de Srey Sauriyotey, ce dont on peut
douter, ait ete suspendu au cours de ces divers evenements,
et que, suspendu, il n'ait pas ete repris.
Mais, je le repete, il n'est pas demontre que les travaux d'or-
nementation aient ete continues jusqu'en 1351, et je penche a
croire qu'ils avaient cesse plus tot, a l'epoque de la revolution
politique et religieuse que j'ai signalee plus haut. La raison que
j'ai de tenir a cette opinion est que les bas-reliefs d'Angkor-veat
ne sont point buddhiques, mais brahmaniquos; que les noms
donnes aux enters de la galerie sud-est sontdes noms d'enfers
non exclusivement buddbiques et que je ne vois pas quel
interet la nouvellc dynastic aurait pu avoir a sculpter sur les
murs de la galerie sud-ouest les portraits et les noms des rois
de la dynastie preeedente.
Quoi qu'il en suit, la defaite du roi Sauriyotey, sa fuite, la
prise d'Angkor-veat et celle d'Angkor-thom par nn roi sia-
mois, Felevation successive au trone du Cambodge do trois
princes siamois, la defaite du dernier, sa fuite et la restau-
ration de Sauriyotey, sont des evenements de nature a suffi-
samment troubler un peuple et son roi pour faire preferer a un
temple, impossible a defcndre,une ville comme Angkor-thorn,
dont les fortifications pouvaient supporter un long siege, et
qui, bien et vaillamment defendue, pouvait etre imprenable2.
C'est, je crois, ce qui arriva apres la restauration de Srey
1  Cet eveneineiit est autrement raconto dans line lecon de la clironique
royale, dont on a trouvo la traduction dans les papiers de M. Doudart de
Lagree. D'apres eette lecon, le roi de Siani anrait assiege Angkor sous le roi
I'reas Lompong reaches, et'non sous le roi Srey Sauriyotey. Celui-ci, qu'il
nomine Srey Soyovong, ne serait uioiite sur le trdne qu'apres le depart des
Siamois. Cette clironique fait aussi Sauriyotey lils de Lompong, alors que la
clironique, Iraduite par M. Moura, lo fait son 1'rere. II y a encore quelques
autres variantes, mais il est inutile de les relever ici.
2  Angkor-thorn fut, en effet, assiegee une seconde I'ois en J420; el le
resista sept uiois, malgre la trailis«ui de deux chefs camliodgiens, ponhea
Klieu el ponhea Tey, ijui passerent au Siamois, el, ne capitula que parce que
le roi mourut pendant le siege.
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i.'introduction nu buddhisme au cambodge             33
Sauriyotey; il abandonna Angkor-veat, et rentra dans la
capitale que ni lui ni ses predecesseurs n'avaient habitee
depuis 1340. A dater du retour, les chroniques royales ne
disent point qu'Angkor-veat redevint une residence royale
et la traduction enseignequecette residence fut Angkor-thoni
jusqu'a l'an 1420, epoque ou, de nouveau, un roi de Siam mit
un de ses fils sur le trone du Cambodge '.
Quoi qu'il en soit, de tout ce qui precede, concernant
['abandon du temple et le retour du roi a Angkor-thom, il
semble qu'il y a quelques raisons do croire que le temple
royal fut eleve et ornemente de l'an 1295 a l'an 1320, annee
de l'avenement du vieillard aux concombres.
IX
Je conclus a ceci : Le buddhisme parait avoir ete importe
en Indo-Chine centrale au cinquieme ou au sixieme siecle de
notrc ere par des buildhistes venus du Nord. Jl parait avoir
/ ete la religion officielle du royaume de Sokkotay des le sep-
/ tieme siecle. II parait avoir ete introduit au Cambodge vers
le memo temps mais ne s'y etre developpe que lentement du
septieme siecle au treizieme siecle.
II semble qu'une prise d'armes buddhiste ou par des
buddhistes a ensanglante ce royaume a deux reprises et a
quelques annees de distance au onzieme siecle.
Le buddhisme au Cambodge, du sixieme au treizieme
siecle, etait fortement entache de civaisme et peut-etre de
pratiques absolument contraires a la doctrine du Buddha.
La religion buddhiste parait etre devenue officielle au
Cambodge vers le quart du quatorzieme siecle, a la suite'
d'une revolution et du couronnement d'un personnage qui
n'appartenait pas a la race des Varmans mais qui etait
buddhiste.
.
1 Le roi slamois fut assassine par des gens envoyes par un prince cam-
bodgien un mois apres son aveneinent, et apres an interregne de onze ans;
ce prince, nomine ponhea Vat, fut appele au trune par les grands dignitaires.
3
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34
INTRODUCTION
Le temple brahmanique d'Angkor parait avoir ete construit
au commencement du quatorzieme siecle de notre ere avant
la revolution.
II semble qu'il ne faut pas faire remonter beaucoup au
dela du quinzieme siecle l'introduction au Gambodge du
buddhisme de I'Eglise du Sud et des livres sacres de langue
pali1.
1 Vojez dans Nouvelle Revue historique du Droit franmis et itranger,
numeros de Iin 1808, ines Recherches sur les origines brahmaniquet des loin
cambodgiennes,
dans lesquelles je cherche a demontrer que les lois out 616
amendees sous la pression d'un esprit buddhiste. 11 a ete fait un lirage a part
de cet article. — Paris. Leroux et Laroze, 1898, brochure de 60 pages.
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LIVRE PREMIER
COSMOGONIE BUDDHIQUE
i
L'ORIGINE PREMIERE DES CHOSES
I. — Le Buddha n'a jamais entretenu ses disciples de la
creation du monde'; par consequent il n'a pas dit que
l'univers a eu un commencement, ou que les mondes qui
peuplent l'immensite des cieux existent de toute eternite.
L'origine premiere des choses est un des sujets qu'il parait
avoir systematiquement ecarte de son enseignement, et dont
ses disciples immediats, les Peres de l'Eglise buddhiste,
semblent n'avoir jamais voulu se preoccuper.
S'ensuit-il que le Buddha et ceux qui, apres lui, ont
repandu sa doctrine, avaient sur ce point special de la doc-
trine ancienne, des notions autres que celles que prechaient
les brahmanes orthodoxes et les philosophies hindous?
Faut-il deduire de leur silence sur un sujet si grave que les
novateurs religieux vivant a une epoque de controverses
philosophiques, de libre examen, d'incredulite peut-etre,
n'ont pas ose trop s'avancer sur le terrain des abstractions et
qu'ils ont, de propos delibere, ecarte de leur enseignement la
1 C'est du moins ce qui parait resultor de l'etude I'aite des livres cano-
niques soit de l'Eglise da Sud, soit de l'Eglise du Nord.
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36
COSMOGONIE BUDDHIQUE
notion brahmanique d'un diou createur et regulateur, et celle
non moins importantc, mais connexe, de l'origine premiere
des cboses ?
Le Buddha, brahmanique d'education, eleve par les
brahmes a la cour d'un pere khsatriya devait, tout d'abord,
avoir sur Brahma et sur la genese des mondes les notions de
ses educateurs et de ses ancetres. Fut-il ensuite ebranle dans
sa foi par quelques-uns des philosophes qui, de son temps,
parcouraient l'lnde et prechaient des doctrines philoso-
phiques nouvelles, l'atheisme meme et, qui plus est, l'indif-
ference en matiere religieuse'. G'est possible et je dirai
meme c'est probable.
Quoi qu'il en soit, en ne dogmatisant point ce qui n'etait
pas indispensable a sa doctrine, ce qui n'etait pas de nature a
permettre a cctte doctrine de produire les resultats moraux
qu'il esperait d'elle, il agissait en homme habile ; en dogma-
tisant un minimum de notions, il laissait a sa doctrine toute
l'elasticito sage que nous lui trouvons aujourd'hui, et n'of-
frait a l'attaque des adversaires qu'il rencontrait et do ceux
qu'il prevoyait dans l'avenir qu'un minimum de points
faibles. C'etait assurer le triomphe de la pensee qu'il avait
jetee dans le mohde, mais c'etait aussi laisser dans l'ombre
les questions les plus importantes, celles qui, toujours, so
posent devant l'esprit humain.
C'est certainement au silence prudent que le Buddha a
garde sur l'origine premiere des choses et sur Brahma qu'il
faut faire remonter les difficultes que l'occidental eprouvc
quand il veut etudier le buddhisme, la grande divergence qui
divise les orientalistes en deux camps cnnemis et la peine
qu'on eprouve quand on veut obtenir des religieux buddhisles
des eclaircissements que nos habitudes d'esprit nous portent
a toujours chercher, et surtout a vouloir trouver conformes
aux doctrines religieuses ou philosophiques qui dominent
l'occident.
Quels efforts n'a-t-on pas faits pour re trouver Yaveh dans
Brahma et la genese juive dans la genese brahmanique? 11
senible, en verite, a passer tous ces elTorts en revue, que la
notion de l'Eternel ne peut se presenter a l'esprit de l'homme
-ocr page 66-
l'obigine premiere des choses                        37
que sous la forme d'un createur fait a son image, et qu'il h'y
a pas une autre facon de concevoir l'lncree que la facon
judai'co-chretienne. 11 semble que les manifestations de
l'lncree ne peuvent etre autres que celles d'une volonte com-
mandant le miracle et l'acconiplissant par la parole. On vou-
lait, dans l'ceuvre au moins quarante fois (-eculaire des
Hindous, trouver toute la conception juive, et rien qu'elte.
(Juand on s'est trouve en presence d'une doctrine qui
conceyait l'eternite differemment que les Egyptiens, les Juifs
ou les Ghaldeens, on s'est rejete en arriere; ne trouvant pas ce
qu'on cherchait, on a pretendu qu'on avait decouvert, non
11 ui'li[uc chose i\ cute de ce qu'on aurait voulu trouver, mais
une doctrine entitlement opposee. G'etait juger les choses
d'Extreme-Orient avec un esprit prevenu, avec des prejuges,
mais e'etait surtout les juger avec nos habitudes d'esprit occi-
dental et notre orgueil do race. Si nos savants indianistes
avaient tout d'abord fait abstraction de leurs convictions pcr-
sonnelles, de leurs habitudes d'esprit, s'ils avaient fait table
rase de tout ce que l'Occident a imagine, pour etudier, avec
un esprit libre, les conceptions religieuses de 1'Inde et des
pays que ses religions ont gouvernes, ou gouvernent encore,
nous n'aurions pas rencontre ces savants dans toules les
chaires publiques, a toutes les tribunes, a toutes les presses
et sur toutes les routes, repetant et criant a qui la plus forte
voix : « Les buddbistes sont des athees et des materialistes;
le Nirvana est le neant. » S'ils avaient voulu considerer tout
le travail qui s'est accompli au sein de la race hindoue pen-
dant deux ou trois mille ans; s'ils avaient voulu voir sans
parti pris le debut de ce peuple, s'ils avaient voulu suivre
avec une « indifference tranquille » tout le devetoppement da.
la notion primitive, ils auraient compris la nature de l'Eternel
ne de la pensee hindoue, et que l'epanouissement bud-
dhique do la notion primitive et grossiere etait loin d'etre
Fatheisme et le materialisme qui sont, en Occident, la contre-
partie naturelle, la consequence directe de l'idee de deite et
de spiritualite hebrai'co-chretienne qui domine toutes nos
conceptions religieuses et antireligieuses. L'idee de Dieu
evoque chez nous l'idee d'un etre agissant comrne un homme
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38                                COSMOGONIE BUDDHIQUE
agirait et nous ne pouvons concevoir la creation autrement que
les semi-primitifs dela Judee; creerc'est tirer derien. Etcette
propension, je dirai plus, cet entetement a ne vouloir juger
les choses de l'Extreme-Orient, les manifestations de la pensee
hindoue qu'a l'aide des choses de l'Occident, qu'au travers
des doctrines qui dominent la pensee europeenne, a fait que
nous n'avons pas vu avec touto la clarte qu'il aurait fallu, quo
les notions hindoues de l'Eternel et de l'origine des choses,
n'etaient ni opposees ni conformes a celles que nous avons,
mais qu'elles etaient a cote, c'est-a-dire ni athees, ni deistes,
ni spiritualistes, ni nlaterialistes, au sens catholique de cha-
cun de ces mots. Les hindous et surtout les huddhistes ont
imagine un etat de'ite, une nature intime et reelle des choses
visibles qui nous a surpris; ils ont eu, des manifestations de
ce qui est de toute eternite, une notion que nous n'avons
point eue, et leur maniere d'envisager les idees que nous
avons tant approfondies sans jamais sortir du cercle vicieux,
oil depuis deux mille ans nous tournons, que nous n'avons
pas fait pour le comprendre rellort degage de tout parti pris
qu'il fallaitfaire. Nous n'avons pu,meme speculativement, par-
venir jusqu'a admettre que des philosophes d'un autre hemi-
sphere ont pu diviniser l'Ineree, le concevoir comme uneLoi
supreme, infaillible, et cepcndant n'admettre que des mani-
festations inconscientes de cet Incree.
11. — « Je ne puis rien vous dire de certain sur l'origine
premiere des mondes, parce que les textes ne parlent point
de cette origine. Le Preas1 n'en a probablement pas parle.
Vous me demandez mon opinion personnelle sur ce point, et
celle de mes collegues ; je ne puis vous donner une reponse
parce que je ne sais pas ce qu'il faut penser sur un si grave
objet. Mais je vous promets de m'en entretenir avec le Louk
Preas Saukonn* et de vous ecrire ce qu'il me dira. En atten-
dant, je vous conseille de lire Trey-Phet; je ne puis pas vous
1  L'Kmiuent, du pali paro : le liuildha.
2  Le second chef des religieux au Cambodge, chef des mouasteres du
cote gauche, raort en 1894. — Louk, monsieur; preas, du pali paro, eminent;
saukonn, parfiun.
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39
l'origine premiere des choses
Penvoyer, mais il se trouve dans beaucoup de monasteres et
je suis certain que vous pourrez vous le procurer dans votre
province. »
Telle est a pcu pres la lettre que m'ecrivait, en 1893, un reli-
gieux de Phnom-Penh, un homme qui passait pour un lettre,
soucieux de s'instruire et grand lecteur do satras religieux.
Je questionnai sur le meme sujet un achar qui avait, fivant
de rentrer dans la vie civile, vecu vingt-cinq ans dans un
monastere et qu'on disait, dans la province de Kampot, etre
l'homnie le plus instruit de la region. 11 me fit la rneme
reponse a peu pres que le religieux de Phnom-Penh, mais il
ajouta : « On interrogeait souvent le Preas sur l'origine pre-
miere des choses; il fut un jour questionne par un grand
savant,.une autre fois par Ananda. 11 n'a jamais repondu. On
1'interrogeait ainsi sur bien des choses dont il ne parlait pas;
quand la question lui paraissait inutile, il ne repondait point;
si on insistait, il repondait que ce n'etait pas cette question
qu'il fallait poser, mais celle du salut. »
111. — Je me procurai le Trey-Phil. Ge livre est un ouvragc
qu'on a jusqu'alors tres legerement assimile au Trois-Vedas.
Or, le Trey-PMt ne compte pas plus do quarante a quarante-
deux olles de 0 m. 45 de longueur, ecrites sur les deux cotes,
a raison de cinq lignes par face, et les Trois- Vedas forment un
ensemble de vingt mille stances. En fait, \eTrey-Phit ne rap-
pelle pas plus les Vedas hindous, dont il porte le nom, qu'il ne
rappelle le premier livre du Manava dharma sastra. II debute
par une sorte de genese des divinites et des elements person-
nifies, mais a la fin il ne senible plus etre qu'un souvenir
vague du Ramayana.
                                                                 _
y/ 11 est eonsidere par les Cambodgiens comme un livre
/ Sacre, mais il n'est jamais lu dans les temples aux fideles.
Un religieux cambodgien que j'interrogeai un jour a ce sujet
me dit qu'il avait appris a Ceylan, a l'epoque oil il y etait alle
apprendre la langue pali, qu'il ne fallait pas le considerer
comme un livre canonique. Et il ajouta : « C'est probable-
ment pour cela qu'il n'est pas recommande aux religieux
d'en donner lecture aux fideles les jours de fete. »
-ocr page 69-
10
COSMOGONIE
BUDDHIQUE
Cependant, le Trey-Phet est connu de tons ou de presque
tous les religieux. Voiei comment il debute :
« On parle ici du commencement de I'origine de la surface
inferieure'.
«I1 n'y avait alors que deux personnes, c'etaient Anukaro
et neang2 Anukarakh; ils creerent la surface inferieure et
toutes les choses [qui sont dessus) en grande abondance.
«Ensuite, il naquit certainement d'eux trois enfants1.
«En ce temps-la, les tevodas et les mondes de la felicite
n'existaient pas*.
« Alors de ces deux personnes naquirent trois enfants; le
premier se nommait Santceka, le second Vicho et le troisieme
Kommo.
«De Santceka naquit Preas Prohm \ de Viehfi naquit Preas
Peaysrap", et de Komma naquit Preas Eysaur7. Ces per-
sonnes etaient tres puissantes et tres glorieuses.
«Alors de Preas Eysaur naquit Preas Barmeysaur8 et de
celui-ci trois enfants; le premier fut nomme Preas Noreay',
le second Preas Phakkanes1", le troisieme Preas Pisnukar".
« De son cote, Preas Phakkanes cut quatre enfants; le
premier fut neang Konghing Preas Thorny12; le second fut
Preas Srey Phummorayyea13; le troisieme fut Preas Yeakko-
1 C'est-a-dire de l'espace sous le ciel, la surface de la terre. par opposi-
tion a la surface superieure, le ciel, qui est au-dessus.
- Dame.
3 Le texte porte » sept enfants »; j'ai cru pouvoir, m'appuyant sur l'un
des alineas suivants, rectilier et mettre « trois enfants».
4 Les dieux et les paradis.
■' Hralima.
6 Vayu, regent du Nord, le vent personnifie, pere d'lianumat.
7Isvara, Civa.
8 Sanscrit Barma-Igvara, nombril de Civa.
" Narayana-Vishnu.
'" Ganesa. On dit aussi Piphak Kenes.
" Visvakama, architecte du panidis d'India. On trouve aussi Vissakan.
" Dharani, la terre porsonniflee en une fennne (neang). — Le mot cam-
bodgien Kung signitie « voi'ite, rondeur', mais jo ne sais ce que signilie la
finale king.
"Sri Varouna Phirunnoray (?), les eaux personniliees, le regent de
l'Ouest.
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l'origine premiere des choses                        41
mar, et lo quatrieme se nomma Preas Tosamar. — Ges
quatre personnes etaient tres puissantes et tres gloricuses.»
Puis lo satra parte des dragons, d'unefille d'un roi des dra-
gons, nominee neang Sapontea-tevy, qui epouse un autre roi
des dragons; puis it raconte lo combat que ce dernier roi
livre a Peay-srap, lo vent personnitie, sa defaite et sa mort.
Alors neang Sapontea-tevy, la veuve, se met a parcourir le
mondo, epouse successivcment sept groupes de rois ot, suc-
cessivement, par eux, devient mere de sept enfants qui seront
plus tard transformers et deviendront le soleil, la lune et les
cinq planetes connues des anciens.
Le Trey-Phet parait ainsi etre, par son commencement,
une alteration des plus completes de quelque recit bindou.
Dans l'etat ou il est, je ne vois pas tres bien quelle idee il
pout donner aux Cambodgiens de l'origine premiere des
mondes; il y a longtemps que ceux-ci ne savent plus ou
savent mal ce que personnifient les principaux personnages
du Trey-Phet et qu'ils ne sont plus en etat de comprendre
une legende aussi difluse.
Voyons cependant ce que peut signifier ce recit :
Anukaro parait etre ici le principe male et neang (dame)
Anukarakh le principe femelle, preexistant a toutes choses,
Lui et Elle qui ne font qu'Un. Anuraro-Anukarakh me
semblent en elTet provenir du sanserif, anukdra, qui signifie
« resserablance » ou de son derive anukarin, qui se traduit
par «semblable»; dans ce cas, cos deux mots signifient: Pun
« semblable a elle », l'autrc « seniblable a lui », et tous les
deux «semblables entre eux, identiqueso.
Quoi <iu'il en soit do cette etymologie, e'est Anukaro ei
Anukarakh, Lui et Elle, qui paraissent etre ici l'lncree,
l'Eternel, et qui creent l'espace et toutes les choses en grande
abondance qu'il comporto. Or, a cette epoque, fait bien
observer lo texto, ni les dieux ni les mondes de la felicite
n'existaient.
La terre etant creec, ils eurent trois enfants, et de ces trois
enfants naquirent les dieux et les elements personnifies.
Des dragons, qui sont representee comme etant la terre (?),
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12
COSMOGONIE BUDDHIQUE
nait line fernme, et de eelte femme naissent sept eafants qui.
a la suite d'une transformation qui parait tenir de la magie,
deviennent le Soleil, la Lune, lcs planetes Mars, Mercure.
Jupiter, Venus et Saturne.
II y a evidemmentla les restes informes, les vestiges d'une
genese des mondes qui devait etre autrefois plus claire, plus
facile a comprendre. Ges vestiges nous donnent l'ordre de la
creation, la surface inferieure, c'est-a-dire la base de la terre,
l'espace inferieur sur lequel reposera lajerre, les dieux et les
principaux elements, la terre, les eaux, Fair et le feu, puis le
Soleil, la Lune et les cinq planetes dans l'ordre qu'elles oecu-
pent dans toutes les cosmogonies des peuples civilises.
Mais j'estime que cette genese, — qui n'est pas buddhique,
mais qui fut brahmanique quand elle etait complete, et qui
vient d'on ne sait oil — ne peut etre prise pour la genese
selon les Gambodgiens et qu'on ne peut admettre me me un
seul instant qu'elle represente leur opinion actuelle sur l'ori-
gine des choses.
IV. — J'en dirai autant du Kampt Precis Thomma chhean,
dont le chef de la sangha royale m'envoya une copie en 1897.
Get ouvrage enseigne que la forme (nipa), avant d'etre la
terre, l'eau, le feu, le vent et l'espace, existait comme forme
belle, sensation belle, perfection belle, intelligence belle,
merites et demerites. Si je comprends bien, cela veut dire
que la forme, avant la creation des choses visibles, de la
forme visible, existait de toute eternite a l'etat de forme
ideale, imminente, et vouee a la loi des causalites, c'est-a-dire
au changement.
Le livre continue en nommant cet etat de la nature
imponderable et invisible « le saint etat du rien et du vague ».
11 est evident que ce rien signifie I'absence de matiere sous sa
forme ponderable et visible, puisque plus haut il est parle de
la forme comme d'une chose preexistante.
Alors, dit le livre, le Preas Kev (le dieu Soleil) omniscient
naquit; il vint de l'Est et crea la terre, l'eau, le feu, le vent,
l'espace, les humains et les animaux. S'etant avance il s'arreta
au milieu du disque du monde oil le continent du Chompu
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l'origine premiere des choses                        43
(t'Inde) etait vague. II fit sortir huit mille rayons desontrono
de diamants et le corps de Preas Thorni (la terre en sa
forme visible) fut fait, ainsi que sa tete, ses bras, ses jambes,
ses ycux et ses oreilles qui correspondent aux huit points
cardinaux et sous-cardinaux. Preas Thorni fut faite des dix-
huit premiers caracteres d'un alphabet archaique repute sacre.
Le dieu Soleil prit ies deux premiers caracteres, nomo, et
fit d'eux le chef de la terre et le chef de l'eau; puis avec Ies
trois caracteres suivants,/)H<, thea, yo, il fit que, dans l'espace
de temps que met un claquement d'ongle a se faire entendre,
le chef de la terre et le chef de l'eau devinrent cent, mille,
dix mille, cent mille... un nombre indicible.
Puis le dieu Soleil reprenant Ies trois caracteres, put, thea,
yo,
fit d'eux Ies chefs du feu, du vent et de l'espace. Prenant
ensuite dix caracteres, il en fit la crasse de Preas Thorni et
cette crasse devint un homme qui ne pouvait ni parler, ni
voir, ni entendre, et qui etait sans vie parce qu'il n'etaitqu'un
corps.
Prenant ensuite Ies huit caracteres qui correspondent aux
bras, aux jambes, aux yeux et aux oreilles de Preas Thorni,
il en fit ce qui manquait a cet homme pour qu'il eiit vie et cet
homme fut anime. Mais cethomme avaitune ombre (srdmol)
qui, a cote de lui, etait une autre personne et qui ne pouvait
rien.
Ce corps ne pouvait ni manger ni parler, mais il arriva
qu'il put respirer le souffle de l'air; il sentit alors le chaud et
le froid. L'ombre qui etait a cote de lui devint un corps.
Plus tard, cet homme put absorber de la terre et de l'eau;
alors il parla avec clarte. Et l'ombre, qui etait devenue un
corps, devint une femme.
                                                          ~
L'homme etant de chair et de sang etait tres beau. Le
corps de l'ombre avail des yeux qui voyaient et des oreilles
qui entendaient; Ies bras [et Ies jambes] remuaient et il etait
anime.
L'homme s'etant nourri d'aliments fut appele «homme ».
La femme qui parlait agreablement, etait de chair et de sang,
tres belle aussi. Ces deux personnes etaient semblables et ne
songeaient point a forniquer.
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4-1                                   COSMOOONIE BUDDHIQUE
Puis ayant pris les huit earacteres qui venaient d'animer
ces deux personnes, le dieu Soleil en fit un grand saint. Ce
saint avec do la erasse de Preas Thorni lit trois pilules et les
donna a la femme en lui disant d'en manger une et d'en
donner deux a l'homme. La femme fit le eontraire et de sa
desobeissance naquit l'Amour : l'homme et la femme s'aime-
rent et forniquerent ensemble.
U'eux naquirent sept enfants : le Soleil, la Lune, et les
planetes Mars, Mercure, Jupiter, Venus et Saturne. Ces sept
enfants furent les jours.
Avec les earacteres de l'alphabet sacre furent ensuitecrees
les saints preceptes, e'est-a-dire la loi religieuse, puis huit
grands saints destines a sauver les etres.
Gette seconde genese, presque inconnue des fideles, regar-
dee comme sacree par les rares religieux qui la connaissent,
n'est plus, e'est evident, qu'un abrege bien mal fait, d'un
livre perdu plus considerable. Pas plus que la precedente, elle
n'est la pensee des Cambodgiens sur l'origine des choses et
sur l'apparition de l'homme sur la terre.
V. — Ges livres ne m'apprenant pas grand'ehose sur cette
importante question, je resolus de m'adresser de nouveau
aux lettres et de questionner encore.
Mon religieux de Pbnom-Penh, en 1894, quelques mois
apres la mort de Louk Preas Saukonn, presse par moi, se
decida enfin a me dire l'opinion do celui que tout le monde
au Gambodge avait considere comme l'homme le plus savant
du royaume, comme le plus sage et le plus saint. 11 me donna
cette opinion par ecrit; je lis traduire sa note par quatre
interpretes et j'entrepris moi-meme de la traduire en m'aidant
de celui que j'avais a mon service. Mais j'eus tant de peine a
obtenir ainsi, avec le premier texte, une doctrine bien claire
que je dus quatre i'ois ecrire a mon religieux pour avoir
l'explication de certains points demeures obscurs pour moi
et mettre fin a mes hesitations. La langue camhodgienne est
assez ricbe en mots, assez precise pour se plier a toutes les
subtilites de la metaphysique, mais pour ecrire sur celle-ci il
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L'ORIGINE PREMIERE DES CHOSES                        45
faut, meme pour les sujots les plus simples, avoir l'habitude
de ehercher les termes les plus propres a rendre avec la plus
grande exactitude les pensees, les idees qu'on a; et c'est cette
habitude que n'avait pas mon correspondant.
II me fallut six mois pour parvenir a un resultat qui parut
satisfaisant. Je fis traduire en cambodgien ce que j'avais pu
comprendre et mettre par ecrit, puis j'envoyai a mon religieux
la traduction. 11 la garda deux mois, la lut au Samdach
Sanghreach qui est le chef des religieux au Cambodge', puis
me la retourna avec ces mots : « Ce que vous avez ecrit est
exactement l'opinion du Louk PreasSaukonn; c'est aussi
l'opinion du Samdach Sanghreach. »
Voici quelle est en resume cette opinion :
Au commencement, — s'il y a eu un commencement, ce que
personne ne sait, — c'est-a-dire avant que les mondes et les
choses eussent la forme, l'apparence que nous leur connais-
sons, sous laquelle ils tombent sous nos sens, il y avait Preas
Prohm.
En Preas Prohm, PIncree (l'Elre et lo non-Etre), toutes les
formations, c'est-a-dire tout ce qui peut tomber sous nos sens,
tout ce que nous pouvons concevoir et bien des choses qui ne
peuvent etre connues que des saints, des dieux et des buddbas,
tout etait a Petat latent, c'est-a-dire possible, imminent, et
pourtant rien de ce qui existe aujourd'hui pour nous n'existait
encore. Pourquoi? parce que toutes les formations n'etaient
point encore distinctes de Preas Prohm, PEtre incree qu'on
peut a peine concevoir et dont la nature absolue nous echappe,
ne peut tomber sous nos sens, ne peut etre penetree par
notre entendement.
Ensuite, il arriva, — sans que Preas Prohm eut desire, cax
il ne peut rienvouloir, — que les formations latentes se mani-
festerent d'elles-memes en. lui et devinrent susceptibles de
tomber sous nos sens.
Comment ces manifestations s'accomplirent-elles en Preas
Prohm et pourquoi se firent-elles? C'est ce que notre entende-
ment ne peut concevoir, car Preas Prohm n'est pas un etre
1 II etait In superieur du Louk Preas Saukonn, et etait charge de la
surveillance des religieux et des monasteres du cote droit du royaume.
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46                                    COSMOGONIE BUDDHIQUE
qui pcnse, qui imagine, qui concoit, qui decide; il est l'Etre
qui est de toute eternite, la grande energie ni male ni femelle,
en qui tout s'accomplit sans effort, de par lui, sans qu'il pense,
sans qu'il imagine, sans qu'il concoive, sans qu'il decide. II
sait, voit, comprend, connait tout, sans avoir aucun des
organes qu'il nous faut, a nous, pour savoir, voir, comprendre,
connaitre; par consequent, ii n'y a pas contact entre un objet
qui lui est exterieur et lui, a l'aide des organes, puisque rien
ne. lui est exterieur et qu'il est sans organes, pas de sensation
puisqu'il est le calme absolu, l'unique et l'lncree.
Un jour tout ce que nous connaissons, tout ce qui est acces-
sible a nos sens et tout ce qui est visible, concevable pour les
saints et les dieux, sous une formation quelconque, tout enfin
se resorbera en lui. Alors, il n'y aura plus que Preas Prohm
dans sa nature absolue, que l'lncree dans son type absolu.
Done, tout ce qui est susceptible de tomber sous nos sens,
visible ou non, tout cequi peut etre pergu par les dieux, e'est-
a-dire l'lncree dans son type relatif, vient de Preas Prohm
et doit retourner a Preas Prohm, l'lncree dans son type absolu.
Les elements sont nes' de lui et doivent s'absorber en lui;
les planetes sont nees de lui et doivent se resorber en lui; les
etres qui se meuvent dans les cieux, sur la terre, dans les
enters, dans les airs et dans les eaux, sont nes de lui et doivent
se fondre en lui, parce qu'ils sont tous des relativites vouees
au changement et que lui seul est l'etre absolu, immuable,
l'lncree dans sa nature absolue. Quand, a la fin de nombreux
kalpas*, le dernier homme s'etant affine par le detachement
des choses de ce monde, s'etant spiritualise par le desir ardent
de s'abimer en Preas Prohm, c'est-ii-dire de quitter le monde
des relativites pour se resorber en I'absolu, les enters et les
cieux etant depeuples au benefice du Nirvana, inutiles, sans
raison d'etre, les mondes et tout ce que nous voyons, et tout
ce que voient les saints et les dieux, tout enfin finira en Preas
Prohm, l'Etre eternel.
Puis, par un efl'et de sa nature de Preas Prohm, sans que sa
volonteintervienne, — car il est sans volonte,— tous les mondes
1 Je urefererais le neologisme « manifestos ».
• L'unite annee sui\ie de cent i(uaraiite zeros.
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l'origine premiere des choses                      47
et tous les etres qui les habitent, renaitront en formations
nombreuses en lui, redeviendront des relativites qui, de nou-
veau, pourront etre percues par notre esprit, durer de nom-
breux kalpas, pour se resorber encore en Preas Prohm.
Ainsi, tout est voue a l'eternel changement, a l'eternel
recommencement, sans qu'on puisse en savoir la cause, la
raison, le but. Le Buddha ne s'estpas explique sur ces choses,
non parce que sa science de buddha ne s'etendait pas au dela
de ce que tous les hommes fondus en un homme qui aurait
vecu plusieurs kalpas sans mourir, pourrait savoir. Sa science
de buddha lui avait revele toutes ces choses, lui avait permis
de connaitre tous ces mysteres; il pouvait y songer en sa
jjrofonde intimite, sans que sa pensee s'egarat, se perdit un
seul instant parmi ces abstractions. S'il garda le silence sur
ces choses, c'est que les hommes ne sont pas capables, n'ayant
ni sa science, ni son intelligence, ni sa saintete parfaite, de
comprendre ce qu'il eut dit. Les pensees d'un buddha ne
peuvent pas toujours se traduire en paroles et les plus saints
de ceux qui suivaient le Preas' et qui l'ecoutaient, etaient
incapables de concevoir seulement les pensees que le Buddha
roulait en sa tete et que l'idiome le plus parfait des hommes,
celui meme dans lequel s'expriment les dieux, n'aurait pas
pu rendre. II s'est tu, parce qu'il ne pouvait pas etre compris.
Voila pourquoi nous ne savons rien du commencement des
choses, pourquoi nous ne savons que ce qui concerne notre
terre depuis la derniere destruction \
VI. — ,Te croyais avoir enfin la reponse, la theorie que je
cherchais, lorsque je fis la connaissance d'un vieil achar,
ancien chef de couvent, tres instruit, tres religieux et qui, des
que je lui parlais tie croyances. religieuses, paraissait avoir
beaucoup plus rellechi sur l'Au-dela que la plupart de ses
confreres. Je lui soumis la note que j'avais adressee au reli-
gieux de Phnom-Penh. II la lut, me demanda la permission
de l'emporter et s'en alia la relire dans un monastere voisin.
1 Le saint, le sublime, Veminent, mot sous lequel on nomme commune-
ment le Buddha, taut au Cambodge qu'au Siani et au Laos.
' Voyez livre I", chapitre v.
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48                                   COSMOGONIE BUDDHIQUE
Je le vis revenir quatre jours plus tard. Voici a pen pres la
traduction de ce qu'il me dit:
<( J'ai lu dix fois votre note et je suis certain qu'elle dit
vrai. Gependant, il y a un point qui a besoin d'etre dit autre-
ment. Vous dites qu'un jour viendra ou tout ce qui est
visible pour nos yeux du corps et de 1'esprit, sc resorbera
en Preas Prohm. Or, vous raisonnez comme si la terre
etait seule dans 1'Univers et vous avez tort. La terre que
nous habitons est une des terres qui planent dans l'es-
pace insondable et infini; les terres sont repandues trois
a trois dans l'espace, puis par groupes de dix mille sys-
temes; elles sont si nombreuses qu'elles sont une armee et
rien ne peut mieux nous donner une idee de ce qu'elles sont
dans l'immensite que les milliers d'atomes invisibles dans
l'ombre, mais que nos yeux voient s'agiter dans un rayon de
soleil. Eh! bien, pendant que l'unedeces terres innombrables
qui vit dans l'espace se resorbe en Preas Prohm, une autre
parait et d'autres, par millions et millions, vivent et durent.
A aucun moment, la resorption en Preas Prohm ne peut
s'etendre a tous les mondes. S'il en etait ainsi, Preas Prohm
serait, a un instant donne, autre que ce qu'il est, ce qui n'est
pas possible, puisqu'il est l'Eternel et l'immuable et qu'il est
sa propre fin. »
L'observation de mon vieilachar etait juste et jela recucillis
avec d'autant plus de joie qu'elle ne contredisait point la
doctrine que j'avais recueillie et qu'elle l'eclairait sur un des
points les plus graves.
Je dis des plus graves parce qu'elle me demontrait que les
buddhistes ont eu la notion peut-etre vague et intuitive de
l'equivalence des forces cosmiques. Je n'etais plus en pre-
sence d'une manifestation time de Preas Prohm, mais d'un
phenomene s'accomplissant sans cesse dans l'espace, mais de
forces toujours agissantes realisant la connexion des causes
et des effets dans un equilibre parfait ou tout se contre-balance
en Preas Prohm, la grande et unique energie.
La conception buddhique eleve singulierement la notion
de l'origine des choses; elle la porte aussi loin que la pensee
humaine peut aller sans s'abimer dans la fantasmagorie et la
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I, OnlCINE i'hEMIKRF. DES CHOSES                           49
divagation. Ge n'est plus uno fable cosmogonique au sens
cache que nous avons la sous les yeux, mais une explication
sinon scientifique, tout au moins d'un caractere tres eleve,
d'une imagination qui ne s'abandonne pas, d'un esprit qui
veut pcrcer les secrets de l'Au-dela et se maintientenergique-
mentsurle terrain du possible. Cortes, c'est encore la concep-
tion brahmanique, mais la conception brahmanique degagee
liar l'esprit buddhique de tout son mythologisme grossier, de
tout son fatras enfantin, et ramenee peut-etreace qu'elle etait
pour quelques brahmanes eclaires, a son sens esoterique '.
Assurement ce n'est pas la conception judai'co-chretienne;
il y a loin de la doctrine qui fait tout naitre de rien, par un
ordre divin, a la doctrine qui fait tout naitre d'une manifes-
tation de l'Incree s'accomplissant en lui-meme; il y a un
abime entre la doctrine qui fait une ceuvre de tout ce qui
tombe sous nos sens, et la doctrine qui en fait le type relatif
de Dieu, type absolu ; entre une doctrine qui, dans la matiere
et l'esprit, voit deux choses opposees, ennemies, et une doc-
trine qui, dans la matiere et l'esprit, voit l'Incree sous deux
aspects diflerents. Mais qui sait si les deux doctrines, si loin
l'une de l'autrc aujourd'hui, ne sont pas sorties de la meme
notion primitive portee 2 a des races differentes, modifiees
par des concepts nouveaux et qu'il a fallu rendre en idiomes
divers'?
1  Jo crois qu'on ne pent guere nier l'esoterisrae dans la religion bralima-
nique nt qu'il y avait, anterieurement au Buddha et de son temps, des philo-
sophes hindous qui, sur bien des points de la doctrine vedique, avaient une
manierc de voir, de comprendro les dogmes i|ui n'etait point celle du vulgaire.
On trouve en efTet dans le Brahmana des cent sentiers, ce passage curieux :
« Mais [apros sa mort] oil demeuro l'lionime lui-meme? demande Artabliaga. «...
— Yajfiavalkya repondit : « Donnemoi la main, ami; Artabliaga, cette con-
naissance n'est faite que pour nous deux. Pas un mot la-dessus parnii le
peuple. » — « Et taus deux se retirerent a l'ecart et converseront ensemble; et
ce dont ils s'entretenaient ainsi, c'etait du karman.» Qui sait si le buddliisme
n'est pas sorti de la doctrine esoterique des brahmanes, comme le christia-
nisme parait etro sorti de la doctrine essenienne esoterique des Juifs.
2  On no doit pas oublier qu'Aloxandi'ie, qui a vu fleurir les peres et les
lettres de l'Eglise les plus eniinents, et qui continua l'oeuvre de Paul en
faisant calholique une religion qui paraissait devoir rester purenienl chretienne
et judaique, etait en communication constante non settlement avec la Grece
au conrant des cboses de l'lnde, mais avec l'lude elle-mSme et la Perse.
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50                                    COSMOG0N1E BUDDHIQUE
VII. — Cette conception buddliique, cambodgienne peut-
etre de l'origine des mondes, n'est pas opposee au recit du
Trey-Phet, puisqu'elle ne peut etre rapprochee que du
deuxieme alinea, dont a la rigueur. elle pourrait passer pour
etre le commentaire, l'explication. Mais on conviendra qu'elle
lui est bien superieure et qu'il y a loin de la conception
buddliique a I'allegorie grossiere qui fait naitre le nionde de
Faccouplenient d'un male et d'une femel'le.
r
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II
PRfiAS PROHM OU BRAHMA
I. — Avant d'etre buddhistes, les populations cambod-
giennes etaient brahmaniques; avant de se convertir a la
doctrine que le Buddha avait prechee dans l'lnde centrale,
elles avaient la foi des brahmanes et le culte qu'elles rendent
officiellement aujourd'hui a Gotama dans des temples; elles
le rendaient autrefois aux dieux brahmaniques : a Brahma, a
Vishnu, a Civa. Elles croyaient a un etre supreme Incree, a des
manifestations de sa puissance. Mais, par une inconsequence
que nous n'avons pas laisse de commettre en Occident, les
personnages secondaires, les dieux de second ordre qui etaient
nes de lui, qu'il dominait de sa toute-puissance, qui n'etaient
que la personnification de ses attributs, avaient fini, comme
dans l'lnde, d'ailleurs, par plus attirer les fideles que lui-
meme. Les temples qui avaient Brahma pour vocable etaient
rares, et ses statues ne se voyaient pas plus souvent dans les
temples que nous ne trouvons dans les notres I'image de~
Dieu le pere. Au Cambodge,Vishnu ctsurtout Civa,Dourga et
surtout Lakshmi etaient partout, et lui presque nulle part.
Quand on le rencontrait, c'etait surtout au-dessus des portes
des villes royales ; alors il avait les quatre faces de la justice
et regardait les quatre points cardinaux ; c'etait encore ainsi
qu'on le trouvait dans les temples; mais alors que les statues
de ses subordonnes etaient souvent enormes, ses statues a
lui, si on en juge par les deux ou trois exemplaires qu'on a
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52
C0SM0G0N1E BUDDHIQUE
retrouves', etaient petites et sans caractere. II semble que
deja les populations l'avaient relegue dans les plus hautes
regions de leur entendement, la memo on nous trouvons
aujourd'hui que les buddhistes Font mis, et qu'il echappait,
lui, l'immense et sans forme, l'Absolu, a la relativite qui
pouvait convenir aux dieux de second ordre. 11 paraissait deja
presque aussi oublie qu'aujourd'hui. J'estime que la raison
de cet oubli se trouvait dans ce fait que Brahma tombait
moins que les autres dieux sous les sens ties hommes et qu'il
se pretait moins que Vishnu et Civa aux conceptions poeti-
ques des brahmanes.
De ce personnage, le plus grand de la Trimurti hindoue,
deja a demi efface, que reste-t-il au cceur des tvhmers bud-
dhistes ? Ont-ils acheve de l'oublier et ne domine-t il plus leur
systeme religieux !
Les Gambodgiens vont-ils justifier la these que nos savants
d'Occident ont soutenue et nous fournir la preuve que le
buddbisme est une religion sans Dieu, ou bien nous donner
celle que la religion fondee par Gotama est une religion qui
croit a l'lncree duquel tout procede et ou tout doit retourner.
Nous savons deja par le premier chapitre quelle est la doctrine
cambodgienne sur l'origine des choses; nous savons ce qu'ils
croient de Preas Prohm, Flncree, mais serrons ici davantage
ce sujet et voyons tout ce que peut nous dire sur lui la
conscience intime des lettres, des pretre's instruits et des
masses illettrees du peuple.
II. — J'avais deja, — par la note que m'avait remise mon
religieux de Phnom-Penh et surtout par l'adhesion qu'il avait
donnee a ma redaction, — l'opinion du Louk Preas Saukonn
et celle du Samdach Preas Sanghreach sur Preas Prohm,
quand je fis la rencontre d'un lettre (me je n'avais pas encore
interroge, eleve du chef des religieux de la droite et d'un
* J'ai trouve moimfime l'une de ces statues dans une He du Mekong, a
kfls Som-thom, a la pointe nord. Kile ne inesurail pas meme un metre de
hauteur et les jarnbes etaient infornies ; elle avait quatre bras. On peut voir
un montage de eotte stalue dans une niche qui se trouve au flanc nord du
phnoin de Phnom-Penli, et un autre qui est au musee klunere du Troeadero,
a Paris.
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53
PREAS PROHM OU BRAHMA
moine cambodgien. Co religieux avait parcouru une bonne
partie du Cainbodge, vecu dans une demi-douzaine de monas-
ters et sejourne trois ans au Siam parmi les bonzes. II pra-
tiquait la medeeine avec une certaine autorite, et, sans etre
un lettre, il etait loin d'etre un ignorant. 11 savait penser,
raisonner, deduire, s'absorber pour mediter sur une idee
abstraite. Bref, cet homme etait, ainsi que mon lettre, un de
cos Cambodgiens tres au-dessus de la moyenne que M. Aymo-
nier a signales comme etant beaucoup moins rares que se
plaiscnt a le dire ceux qui revent de remplacer au Cambodge
l'element cambodgien par l'element annamit©. Je les interro-
gcai ensemble longuement, puis, reunissant toutes les notes
que j'avais sur ce sujet qui me preoccupait, je les compulsai
avec soin et je redigeai. II me semble avoir saisi au plus
profond de la pensee des Cambodgiens buddhistes la notion
de la divinite telle que pouvait l'avoir un esprit aussi dis-
tingue que le Buddha et les Peres de son eglise.
Preas Prohm, c'est l'Etre sans formes, immense, qui est
tout et dans tout, qui n'a point eu de commencement, et qui
n'aura jamais de fin. II est tout a la fois le passe, le present et
l'avenir sans qu'il soit possible de distinguer en lui les trois
apparenccs du temps, car pour lui, I'Absolu, il n'y a rien de
passe, rien de nouveau, rien de futur. Les faits qui pour nous
s'accomplissent dans l'instant sont pour lui de toute eternite,
car avant d'etre des manifestations susceptibles de tomber
sous nos sens, ils etaient en lui deja eternels, sans commen-
cement et sans fin.
II est l'lncree sans liihites dont nulle mesure ne peut
mesurer I'ctendue, dont nulle horloge ne peut compter les
siecles, parce que pour Preas Prohm il n'y a ni etendue, nr
temps passe, ni temps present, ni temps futur, il y a l'espace
infmi et l'eternite; l'unite suivie d'une suite de zeros sans
dernier zero.
Gette eternite, cet infini de Preas Prohm ne peuvent pas
tomber sous nos sens, parce que nous ne pouvons conce-
voirque des relativites,ne voir que des manifestations,etaussi
parce que notre pensee se perd quand nous la concentrons sur
I'Absolu, sur la suite innombrable des zeros qui suivent l'unite.
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54                                    COSMOGONIE BUDDHIQUE
Mais revenons. Sans Preas Prohm rien ne serait, car il est
la cause de tout ce qui tombe sous nos sens, la cause et l'effet
de la cause. II est a la fois ici et partout comme une essence
subtile ct comme une raison d'etre. II est. Par consequent,
tout est eternel comme lui et en lui, immuable.
En fait, il est l'Incree sous sa forme absolue, et tout ce qui
est de lui, visible pour nous, les formations qui ne sont que
ses manifestations nous permettant de le deviner, de le con-
cevoir sous sa forme relative. Or, cette forme relative n'existe
que pour nous.
Preas Prohm etant de toute eternite est par lui-meme
immense, car etant ici, partout, il est l'au-dela de l'au-dela,
sans limites. 11 est ainsi par lui-meme dans un etat de quietude
parfaite, sans passions, sans desirs, sans volonte car il est la
perfection meme, Pimmutabilite complete, l'imperissable, et
la justice immanente qui lie les causes aux effets et qui des
effets fait des causes, la Loi de causalite qui s'exerce sans qu'il
intervienne jamais.
Tout se fait dans Pimmensite, en lui, de lui, de par soi,
naturellement, sans que sa quietude soi ttroublec, sans qu'une
pensee naisse en lui parce que tout est lui, le passe, le present,
l'avenir, ces trois temps dans le meme instant, c'est-a-dire
dans Peternite qui ne connait ni kalpas, ni ores, ni annees,
ni saisons, ni lunaisons, ni quinzaine claire, ni quinzaine
obscure. Si une pensee pouvait naitre en lui, cette pensee
serait lui, quelquo chose de lui, mais une chose nouvelle pour
lui, perissable; une pensee qu'il n'aurait pas eue toujours, une
nouvcaute par consequent detruirai t a tout jamais son immuta-
bilite parfaite, etferaitde lui, l'Absolu, une relativite vouee au
changement comme toutes les relativites. Cela est impossible.
De meme il n'y a point de lui une action, parce qu'une action
serait une cliose nouvelle et qu'il n'y a point pour lui (Paction
qui soi t nouvelle dans son eterni te a lui Preas Prohm et dans son
infini.
Ce que nous prenons, nous, les hommes. pour des nou-
veautes, pour des choses cxistantes, pour des faits, ce sont des
relativites, c'est lui mal vu par nos yeux impuissants a bien
voir et par nos sens qui ne peuvent comprendre la nature de
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:>;>
PRfiAS PR0I1M OU BRAHMA
Proas Prohm que par scs manifestations qui sont, non
l'expression de sa volonte souveraine, mais des formations
eternellement vouees au changement.
III. — Cependant on dit que Preas Prohm dort entre les
periodes de vie des buddhas et qu'il ne s'eveille que pour leur
frayer la route, pour les aider, puis qu'il se rendort.
Un religieux de Kraches m'avait parle de ce sommeil de
Preas Prohm et de ee reveil. J'interrogeai mon lettre et mon
religieux. Tous les deux me dirent : « Cela est une maniere
de parler, car Preas Prohm ne s'endort pas, ne s'eveille pas.
G'est paree que son etat de quietude parfaite et d'immutabilite
parfaite ne peut pas tomber sous nos sens qu'on dit cela; le
sommeil n'est pas plus une faculte de Preas Prohm que la
veille ; son etat n'est ni veille ni sommeil, c'est un etat parfait.
On ne peut rien dire de plus ' ».
Mais que faut-il entendre par eette expression : « Preas
Prohm s'eveille pour le Buddha », qui se dit frequemment
m'assure-t-on, et qui serait bien connue meme du peuple ? II
faut a mon sens entendre par le sommeil de Preas Prohm la
periode pendant laquelle les choses suivont un cours naturel
ordinaire sans qu'un phenomene de conscience assez puissant
pour remuer la foule des hommes se produise en l'un d'eux.
Alors, par le reveil de Preas Prohm a 1'apparition d'un buddha,
il faut entendre sa manifestation nalurelle mais extraordinaire,
en une personnalite reputee sainte, eclairee et qui, par un
phenomene de conscience, parvient a comprendre que l'lncree
est sa propre fin et la nature de cet Incree est son pourquoi.
Preas Prohm se reveille selon les Cambodgiens quand un
homme extraordinaire en puissance et en sagesse parait sur~
terre. Us ont conserve un vague souvenir des aneiens dieux
du brahmanisme et une tendance agreable a placer Preas
1 Je me rappello on ecrivant ees lignes de la difficulty que j'eus a saisir
la pensee de mes deux lettres et tout le temps qu'il leur fallut pour s'entendre
et me donner cette roponso par eerit. Elle tenait quatre pages et, sans rien lui
enlover, je puis la faire tenir en six lignes. Je cite ce fait afin de niontrer,
a propos d'une idee simple, facile a exprirner, la peine qu'il faut prendre pour
obtenir l'opinion d'un Cambodgieu, quand on touclie si peu que ce soit a la
metaphysique.
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56                                         C.OSMOGONIK BUDDHIQl'E
Noreai (Narayana-Vishnu), preas Eysaur (Icvara-Giva), preas
Ream (Rama) sur le meme pied que le Preas (Buddha)'. La
seule difference, e'est que les wis rappellent a leur memoire
de grands exploits de guerre et que le Buddha no leur
apparait que comme un saint professeur venu, non pour fairo
perir des etres, mais pour les sauver. Cependant, il est d'usage
de dire que pour Vishnu, Civa, Rama aussi. Preas Prohm
est sorti de son sommeil pour les aider. Je comprends qu'il
s'est plus largement manifesto par eux; qu'un phenomene
plus grand a suivi des pbenomenes plus petits, et que, dans
l'esprit d'un homme, une clarte plus grande s'est produite;
je comprends qu'une formation plus parfaite a surgi et que
PIncree, la perfection infinie, s'est par elle revelee d'une
maniere extraordinaire mais naturelle.
IV. — Je ne veux pas trop me Hatter d'avoir bien rendu
tout ce qu'a d'abstrait ce qui m'a ete dit sur Preas Prohm,
d'avoir toujours bien compris ce qu'il y avait au fond des
opinions mal exprimees recueillies par moi et surtout de les
avoir bien coordonnees en l'cxposition ci-dessus. Mais ce dont
je suis convaincu, e'est d'avoir saisi le sens general de la doc-
trine, c'est d'avoir entendu evoquer devant moi, par des Cam-
bodgiens buddhistes, la notion de la divinite brahmanique
des derniers Vedas et surtout du Brahmanas des cent senticrs.
Si, dans ce qui precede, on ne trouve pas le Brahma des
Hindous demeures fideles a la vieille crovance vedantique, je
ne vois pas oil la divinite buddhique pourra etre trouvee.
Quant a moi, il me semble que la foi en Brahma a survecu a
la disparition du brahmanisme au Gambodge, dans une forme
tres affinee et, je dois le reconnaitre, peu accessible a la foule
des pauvres gens que sont les Cambodgiens en general. Mais
Preas Prohm est-il beaucoup plus efface de l'ame des Cambod-
giens buddhiques, plus oublie aujourd'hui que Brahma ne
l'etait autrefois des Cambodgiens brahmaniques? J'ai dit plus
' Cello tendance est tres ancienne, on la trouve dans une inscription
qu'un parent d'un roi, qui regnait au onzieme sieelo de notre ere, lit graver
et dans laquelle il est parte de l'erection d'un lingain, et de cellos de statues
a Civa, a Vishnu et au Buddba. — Stele du Prasat prali Kliset, stances 2 et 3.
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57
PREAS PR0HM OU BRAHMA
bant la petite place que Brahma occupait dans les temples et
les petites et rares statues qu'on lui erigeait; j'ai dil la predo-
minance de Vishnu et de Civa et montre que ces deux person-
ifications de son « soi » etaient autrement accessibles a
l*<!sprit des masses que lui-meme. Or, Preas Prohm est encore
plus baut que Brahma, plus au-dessus des hommes ; il est si
loin d'eux, si parfaitement spiritualise dans l'infmi qu'il s'est
presque evapore et que les buddhistes d'aujourd'hui ne le
voient plus, ne le distinguent plus et qu'ils n'ont plus de lui
qu'une conception vague d'une puissance eternelle et infinie
qui est la quietude parfaite et la loi supreme. On sait dans les
masses que Preas Prohm existe et que c'est vers lui qu'il faut
aller; niais combien peu sauraient l'expliquer. II reste le plus
souvent a 1'etat vague dans l'esprit des simples; mais il n'est
pas rare de trouver un lettre, un religieux chef de bonzerie
qui l'expliquent par ce mot que me disait un jour un vieux
bonze qui, le plus souvent, refusait de repondre a mes ques-
tions, sous pretexte que je no pouvais pas comprendre ces
choses-la : « Le Nippean (Nirvana) et Preas Prohm sont une
seule et meme chose, toute la fin (la fin derniere) de
l'homme. »
V. — On no rend pas de culte officiel a Preas Prohm, il n'a
pas d'autres statues pour le rappeler aux buddhistes du Cam-
bodge que celles qu'ils out ramassees dans les ruines des
temples brahmaniques et placees dans des niches isolees; il
n'a pas de pretres et les grandes ceremonies du passe sont a
tout jamais oubliees, mais son nom vit encore dans les masses
et vaguement on sait qu'il domine tout ce qui est. Quand je
decouvris la statue de kos Som-thom, les Cambodgiens-
s'ecrierent : « C'est Preas Prohm », et je vis que quelques-uns
d'entre eux s'inclinaient dcvant lui en passant.
La ou se trouve sa statue, on lui rend des hommages, on
brule des baguettes et des bougies tout comme on le fait a
l'ordinaire pour le Buddha, quand on lui rend un hommage
individuel. Mais le culte officiel, ramene canoniquement a un
rituel des plus simples et qui ne rappelle guere les grandes
ceremonies brahmaniques, n'est rendu qu'au Buddha, je
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58                                    COSMOGONIE BUDDHIQUE
devrais dire au souvenir de Buddha, le saint qui a decouvert
et montre la route qui raene au Nirvana, qui est Preas Prohm
en sa nature absolue.
G'est le Buddha qui, dans les temples, aujourd'hui, tient
toute la place, bien qu'il soit loin d'etre pour les buddhistes
ce que Jesus est pour les Chretiens. 11 n'est pas Preas Prohm,
il n'est pas le fils de Preas Prohm, il n'est pas une emanation
speciale de Preas Prohm sortie de lui pour enseigner les
homines et les sauver. 11 est un homme comme tous les autres
homines, mais un homme qui s'est affine au cours d'un grand
nombre d'existenccs, en amassant toujours plus de merites
qu'il n'en epuisa.it et qui s'affinait sans cesse par Fetude, la
justice, la charite, les ceuvres enlin, et aussi par une aspira-
tion constante vers l'etat de buddha qui devait marquer sa
derniere existence et son retour en Preas Prohm. II est un
homme qui est ainsi parvenu a etre l'interprete le plus
savant des lois que la nature tient cachees, le conducteur
des peuples, le revelateur de la route, le maitro qui nous
a appris a marcher vers l'Au-dela et dont la Loi est demeuree
comme un index tendu vers le Nirvana, qui est la delivrance
finale et l'etat parfait.
Or, comment, n'etant qu'un homme, qu'un saint, qu'un
savant, une manifestation plus parfaite de Preas Prohm et
pas memo fils de Dieu, comme Jesus, comment a-t-il pu
prendre dans les temples la place de Dieu, la place de Preas
Prohm'.
G'est d'abord parce que le Buddha, peut-etre pour les rai-
sons que j'ai dites plus haut, n'a pas cru devoir parler de lui,
et surtout parce que la notion que les buddhistes ont de Preas
Prohm est celle d'un dieu existant en lui-meme, sans forme
saisissable, sans forme eoncevable, sans action voulue, et ne
pouvant rien pour les humains; parce que cette notion fait
de lui un etre trop eloigne de la notion materialiste d'un dieu
dont nous serions 1'image, d'un dieu ecoutant nos reclama-
tions et pardonnant; e'est que Preas Prohm a ete concu plutot
comme une Loi que conime un etre, qu'il est de nul secours
pour les honimes et que tout se fait en lui, par lui, il est vrai,
mais de soi, par fructification, par une consequence ineluc-
»
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59
PUEAS PROHM OU BRAHMA
table, application de la loi supreme des causalites dont il ne
peutni suspendre, ni precipiter Taction. Les causes produisent
des effets et ces effets sont des causes qui produisent d'autres
effets, et ainsi de suite, toujours, sans que sa volonte inter-
vienne jamais.
On comprend sans peine qu'un dieu semblable, si parfaite-
ment spiritualise, qui ne peut etre concu comme une provi-
dence, ne peut tomber sous l'entendement de la l'oule des
fideles et que ceux qui savent ce qu'il est ne peuvent guere
etre emus par lui. II n'a pas le seduisant du Dieu judai'co-
chretien, du Dieu materialise fait a l'image de l'homme, qu'ori
invoque comme dispensateur, comme regulateur, qu'on prie
avant la bataille, pour obtenir la victoire, et qu'on remercie
apres 1'avoir obtenuc; il n'a pas le brillant, le seduisant du
Dieu cbretien qui nous envoie son ills, qui a sur terre des
rois et des pretres pour le representee du Dieu qui preside a
toutes nos pensees, a toutes nos actions, qui pardonne quand
on le prie et qui peut, a l'beure derniere, oubliant toute une
vie de crimes, comme un bon pere de famille, pardonner au
coupable qui se repent; du Dieu Chretien qui, oubliant qu'il
a impose a la nature des lois immuables, peut, au risque de
compromettre sa divinite, son invariability, sa nature parfaite,
changer l'ordre de la nature et accomplir le miracle qu'on lui
demande.
Le dieu judaico-chretien est si pres de nous, si facilement
abordablo, il tombe si parfaitement sous nos sens comme un
etre tout-puissant et tout de bonte, toujours pret a pardonner,
qu'il est un dieu populaire, connu, prie, une vraie providence
qu'on peut flechir. Due peut-etre, a cote de ce Dieu-Providence,
un dieu sans pitie, sans action divine particuliere comme.
Preas Prohm, un dieu qui est inflexible comme une loi, un
dieu qui, sans cesser d'etre dieu,. ne peut empecher que les
lois physiques et morales soient autres que ce qu'elles sont.
un dieu qui n'est que la justice immanento des choses et sa
propre fin, un dieu qui n'a rien de l'homme, rien de ses
passions'?
Aussi, tandis que le dieu des Juifs, ties Arabes et des
Chretiens domino toute l'Europe, l'Afrique et l'Amerique et
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(ill
C0SM0G0N1E BUDDHIQUE
vit dans l'esprit dcs peuples, Preas Prohm vit efface dans la
conscience populaire des buddhistes et sans culte dans leur
temple.
Le Buddha tient sa place partout, parce qu'il faut aux
masses religieuses et simplistes, un dieu qui tombe sous les
sens des pauvres d'esprit, et qui soit la materialisation du
Dieu que nul ne peut entierement coneevoir, dc l'Incree sans
limites.
VI. — Est-ce la le point faible de la religion buddhique ?
Jene lecrois pas. Je trouve les masses populaires buddhiques
aussi croyantes que les mahometans et plus religieuses au
Gambodge, au Siam et en Barmanie que nos Chretiens en
Europe. Je trouve aussi une religion qui, sans avoir visible-
ment change, dure depuis deux mille quatre cents ans avec
son sauveur toujours venere, toujours ecoute, avec une
doctrine religieuse toujours sincerementadmiseet sespretres
toujours respectes.
L'absence d'un culte rendu a Dieu, qui est un fait surpre-
nant pour nous, quelque chose comme une anomalie, ne
surprend aucun buddhiste initie a nos doctrines religieuses.
J'ajouterai qu'il ne peut surprend.ro que ceux d'entre les
Occidentaux qui ont superfieiellement etudie le buddhisme,
mais qu'il ne peut etonner ceux qui, s'etant impregnes de
l'esprit du Buddha, ont laisse loin derriere eux les habitudes
de pensee que l'Orient n'a pas.
En somme, le buddhisme n'est pas la preuve qu'une
religion peut exister sans dieu; il est la demonstration par le
fait qu'une religion peut etre deiste sans croire a la providence,
a Taction individuelle, accidentelle, anormale, miraculeuse
de l'Incree ; et qu'une religion peut admettre Dieu comme une
loi supreme, comme la justice immanente et ne pas lui rendre
le culte que nous croyons indispensable a toute croyance
religieuse.
Note. — Ce chapitre etait eerit depuis plus d'une annee,
lorsqu'en fevrier 1897, je rendis visite au chef des religieux du
Gambodge. Le sujet que j'avais traite dans les deux chapitres
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61
PRKAS PROHM OU BRAHMA
qui precedent m'inquietait; je trouvais la notion des Cambod-
giens sur Brahma si peu conforme a celle que les Europeens
avaient trouvee de la divinite chez les autres peuples bud-
dhistes, que je profitai de cette circonstance pour niettre au
repos ma conscience d'ecrivain, en m'assurant, par une
nouvelle conversation, que ce que j'avais eerit etait bien
conforme a la pensee buddhique au Cambodge.
Je posai une serie de questions :\ ce religieux. Voici les
principales et voici ses reponses :
— Qu'est-ce que Preas Prohm?
—  Preas Prohm, c'est l'etre qui est de toute eternite, qui
etait avant toutes choses, qui sera apres toutes choses'.
—  Preas Prohm a-t-il eu un commencement?
—  Non.
- Comment peut-on se representer Preas Prohm? Peut-on
se le representer comme un tevoda2, un grand, tres grand
tevoda ou bien comme unhomme?
— On ne peut pas se representer Preas Prohm, parce qu'il
n'est ni un homme, ni un tevoda. parce qu'il est sans forme.
—  Bien! au physique on ne peut pas se representer Preas
Prohm, mais au moral peut-on se le representer? C'est-a-dire
Preas Prohm comprend-t-il la justice comme nous? Voit-il
belles les choses que nous trouvons belles, bonnes les choses
que nous trouvons bonnes, justes les choses que nous trouvons
justes?
—  Non, on ne peut pas se representer Preas Prohm, pas
plus au physique qu'au moral. La faculte de trouver qu'une
chose est belle, juste ou bonne est une faculte humaine ou
divine1, mais elle n'est pas une faculte de Preas Prohm.
1  Je lis dans lo Coins de Langue cambodgienne et franrai.se, de M. Taupin
(autographic), cette reponse d'un enfant cambodgien : • Urahiii4 a cree toutes
les choses du ciel et de la terre ; Indra, les genies et les dieux l'adorent; les
etoiles, los cometes, la lune, le soleil, l'arc-en-ciol, les nuages, etc., toutes les
choses do luiniere cliantent les louanges de UrarHiia, le magniflque, genereux
createur. » (2" pagination, pp. li-lo).
2  Dion, du pali et du Sanscrit deva, mais, pour les buddhisles, avec le
sens i[ue nous donnons au mot « hienheureux » quand il desigue les elus.
3  Divine, c'est-a-dire une faculte que possedent les te'vodas (deva) et les
levdbol (devaputto) qui sont les « bienheureux, les elus » du paradis bud-
dhique.
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62                                    COSMOCiONIE BUDDHIQUE
— Mais quelle est done alors la faculte tie Preas Prohm?
— La faculte de Preas Prohm est la faculte d'etre?
— D'etre quoi ?
— D'etre ce qu'il est, d'etre Preas Prohm'.
— Sait-il qu'il est?
— Savoir est une faculte humaine et divine, elle n'est pas
une faculte de Preas Prohm.
—  Alors Preas Prohm, si je vous comprends bien. est ce
qui est, tout ce qui est, tout ce qui a ete, tout ce qui sera?
— Oui.
—  Mais alors, il est vous et moi, il est tout ce qui nous
entoure, la terrc, l'eau, ce hois, cette chaise?
—  Oui, il est tout cela, tout dans son ensemble, mais il est
en nieme temps tout ce que nous ne vovons pas, tout ce que
nous pourrions voir avec nos yeux liumains si nouspouvions
etre partout a la fois, tout ce que nous verrionsavec des yeux
divins si nous etions tevodas; ct, de plus, il est encore tout
ce qui est sans formes, sans noni, e'est-a-dire u tout jamais
invisible et inconcevable.
—  Est-il aussi notre esprit, noire vie ?
— II est aussi tout cola.
—  Est-il aussi le Buddha?
— II est aussi le Buddha.
— Mais alors il est toutl
—  II est tout parce que rien de ce qui est ne serait s'il
n'etait pas.
— II a done cree tout ce qui est visible soit pour les dieux,
soit pour les hommes?
—  Non, il n'a rien cree; cela est parce que cela doit
etre, parce qu'il est dans la nature de Preas Prohm que cela
soit.
—  11 y a done une loi des choses superieure a Preas
Prohm ?
— Non, il y a une loi des choses, mais cette loi n'est pas
superieure a Preas Prohm. Preas Prohm et celle loi sont une
seule et nieme chose.
—  Comment pouvez-vous imaginer un elre qui est une
loi ?
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PRKAS PROHM OU BRAHMA                              63
—  Preas Prohm n'est pas un etre qui peut tomber sous nos
sens ; il n'a rien d'un homme, rien d'un dieu, car les hommes
et les dieux sont des etres voues au changement et Preas
Prohm est immuable.
—  Mais, vous avez dit tout a l'heure, que vous, moi, les
choses qui nous entourent, etions des parties de Preas Prohm;
or, ces choscs-la sont vouees au changement.
— Oui, pour les dieux et pour nous, toutes ces choses-la
sont des parties visibles de Preas Prohm, mais elles ne sont
que des apparences, des choses qui, comme les nuages, sont
faites de choses rassemblees, par consequent visibles, et qui,
dispersees, ne sont plus visibles, des choses qui, rassemblees
ont un nom et qui dispersees n'en ont plus ou en ont un
autre, et qui rassemblees encore, mais autrement, ont encore
un autre nom.
—  Preas Prohm est-il tout-puissant ?
—■ Non, car tout se fait en lui et comme cela doit se faire.
- Peut-il intervenir dans les choses humaines ou dans les
choses divines I
—  Json, s'il pouvait intervenir, il serait comme un dieu ou
comme un homme ; or, il n'est ni dieu ni homme, il est
Preas Prohm.
—  Mais, alors, comment se fait-il que les choses succedent
aux choses ?
—  Elles naissent les unes des autres, comme les plantes
naissent des plantes, les hommes des hommes.
—  Bien ! mais quelle est l'origine des choses ?
— L'origine des choses, c'est Proas Prohm.
— Quelle est l'origine du mouvement?
—  C'est Preas Prohm.                                                           —
— Alors, les choses ont eu un commencement, il y a
toujours quelque chose qui commence a chaque instant. Mais,
dites-moi, y a-t-il toujours eu des formations, des choses
apparentes et vouees au changement ?
— Je ne sais pas. Telle chose a pour cause une chose ante-
rieure, mais comme ni la chose presente, ni la chose ante-
rieure, ni celles qui ont precede cette chose anterieure ne
seraient si Preas Prohm n'etait pas, je dis quelles ont Preas
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HPFHiu ii ; i —...........-------.......—..........--------------— ---------------------—' ■--------------~—'-------------------------- "—~~--------'—"—.........." m
64                                    COSMOGONIE BUIiDHIQUE
Prohm pour origine, et que le mouvement qu'elles subissent
est Preas Prohm.
— Mais, pourquoi ce qui est visible, ce que nous concevons
est-il ? Pourquoi y a-t-il des formations ?
—  Je ne sais pas; je ne puis pas vous faire une autre
reponse que celle que je vous ai faite deja: tout ce qui est
existe parce qu'il est dans la nature de Preas Prohm que tout
cela soit.
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Ill
LES MONDES
I. — Dans l'espace infini, les triades des mondes ou
chakralaveal1 sont dispersees en un nombre sans fin. Ces
trois mondes qui composent une triade sont I'un a cote des
autres et se touchent comme trois disques qu'on aurait rap-
proches et groupes. La triade flotte sur une masse d'eau qui
mesure 480 yuch* d'epaisseur, et cette masse d'eau repose sur
une couche d'air epaisse de 960 yuch \ Au-dessous de cet air
et tout autour de la triade des chakralaveal, il y a I'ether
enveloppant, l'espace infini qui enveloppe et separe tous les
mondes et les isole trois a trois. Une triade forme un
systeme, un ensemble de monde obeissant a la meme loi
cosmique et oil les individuality peuvent a la rigueur trans-
migrer de I'un a I'autre au cours des nombreuses existences
qui precedent leur resorption en Preas Prohm, c'est-a-dire leur
retour au Nirvana. G'est, si je comprends bien, ce qui, au
point de vue moral motive le groupement des mondes par trois.
Au point de vue physique, ce groupement est motive par ce
fait que les trois mondes qui se touchent reciproquement~
chacun par deux cotes $fe, sont solidarises et voues, — bien
que vivant d'une vie propre, bien qu'absolument autonomes,
— a la meme duree,alameme destruction. Trois chakralaveal
h
                     ainsi places sur le meme plan forment done un systeme, mais
1 Du pSli cakkavala.
5 Le yuch (du pftli yojana) vaut 8,000 brasses de I m. 70 l'une, c'est-a-
dire III kit. 600. — 480 yuch font 0,328 kilometres.
3 13,190 kilometres.
5
•
.
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<2k>
V
•DU?U
■4
Zomaque Cambodgibjn sans Figures
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m
COSMOGOtflE BUtolllQUE
un petit systeme de mondes solidaires et voues a une meme loi
de duree. Mais dix mille petits systemes torment un grand
systeme des mondes et, dans l'immensite infinie, ces grands
systemes qui peuvent etre concus par notre esprit sont innom-
brables, et cette innombrabilite qui est absolue ne peut pas
tomber sous nos sens imparfaits'. La migration d'une indivi-
duality est encore possible, est encore admise au travers d'un
grand systeme des mondes, mais pour les damnes seulement.
Quant un petit systeme de trois chakralaveal solidaires est
detruit soit par l'eau, soit par le feu, l'Avichey 2 norok
oii sont les damnes est aussi detruit, mais comme il ne serait
pas juste que les damnes qui y expient fussent detruits, parce
que le temps de leur expiation n'est pas eeoule, un grand
vent se met a souffler et ces damnes, sans qu'ils en aient
conscience, sont tous portes, avec le milieu dans lequel ils
sont, dans l'enfer d'un autre monde ; quand le monde detruit
est restaure, le memo vent les ramene a l'Avichey norok
reconstitute et ils reintegrent leur enfer sans avoir conscience
du transfert dont ils ont ete l'objet. G'est, au point de vue
moral ce qui motive cette repartition des mondes en groupes
de dix mille systemes.
L'eau sur laquelle flottent les trois cbakralaveal ne peut
pas etre vue par les homines parce qu'elle n'a point de rapport,
aucune communication avec les eaux qui sont a la surface de
la terre et qui sont portees par ello. Cette eau s'etend comme
une grande nappe circulaireau-dessous des trois terres jointes;
elle n'est visible que pour les Pre.t qui habitent le Laukan-
tarik-norok', c'est-a-dire l'enfer des Pret qui se trouve entre
les trois chakralaveal. Elle est au fond du precipice, dans
l'obscurite la plus complete, et glaeee parce que les rayons des
soleils qui eclairent les trois terres soeurs ne parviennent
point jusqu'a elle.
Quelle que soit la solidarity cosmique qui s'impose aux trois
1  Les buddhas seuls peuvent concevoir 1'inflni.
2  Du pali et du Sanscrit Avici naraka. Voyez plus loin, chapitre VI, ce
qui est dit de cet enfer.
3  Du pali Lakuntarika nirayo ou narako. Voyez plus loin ce qui est dit
de cet enfer des Prela, et ce qui est dit des l'ret ou Pieta.
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67
LES MONDES
mondes d'un petit systeme, cette solidarity n'est pas si grande
que chacun d'eux ne jouisse d'unc autonomie absolue, par
rapport aux deux autres et d'un isolement complet. Chaque
chakralaveal est, en eh'et, entoure d'une immense chaine de
montagnes que les Cambodgiens nomment Kompeng-Chakra-
laveal, c'est-a-dire « enceinte, muraille du chakralaveal », qui
rend l'isolement d'un monde aussi complet que s'il flottait
seul sur la masse des eaux, que les vents supportent dans
l'espace infiiii. Et copendant, si complet que soit cet isolement,
il n'empeche pas que, de meme que les triades des mondes
epandus dans l'espace sont toutes semblables, les trois terres
sceurs qui composent un petit systeme, soient exactement
semblables et d'un amenagement identique. Savoir ce qu'est
notre chakralaveal, notre monde, c'est savoir ce que sont tous
les autres; voyons done ce qu'est notre terre.
II. — Notre terre, ou chakralaveal, est un disque enorme de
4.335.077 yuch 8.024(589.570.589 kilm.286m.) de circonference
et de 1.348.064 yuch de diametre'. Cette vaste circonference
est limitee par le Kompeng-Chakralaveal2, c'est-a-dire par
l'enceinte du Chakralaveal, qui est une longue chaine de
montagnes circulaires qui mesure 82.000 yuch1 de hauteur
et 82.000 yuch d'epaisseur a la base.
Au milieu du Chakralaveal, c'est-a-dire au pole nord, se
1 Ces nombres me sont fournis par lo Trey-PhUm : demi-base du Meru,
42.000 yuch + largeur des sept monts concentriques (42.000 + 21.000 + 10.500
+ 3.230 + 2.623 + 1.312 1/2 + 656 1/4) 83.343 3/4 + largeur additionnee des
sept mersde lait (84.000 + 42.000 + 21.000 + 10.500 + 3.230 + 2.625 + 1.312 1/2)
16.087 1/2 +largeur du grand ocean 300.000 3/4 + largeur du Komptmg-
Chakralaveal, 82.000 = un rayon de 674.032 x 2 = un diametre de 1.348.C64--
x 3,1416 = yuch 4.335.077,8624 x kilrn. 13.600 (valeur du yuch, 8.000 brasses
de 1 m. 70 l'une) = 589.570.589 kilm. 286 m. Ce nombre total est plus eleve
que cclui adinis par les Cambodgiens qui pretendent obtenir la circonference
en multipliant le diametre, non par 3,1416, mais par 3. 11 est plus eleve que
cclui donne par M. Spence Hardy, dans son Manual of the Budhism
(3.610.390 yojanas) qui est deja plusl'aible quecelui donne par les Cambodgiens
(4.044.192 yuch).
-' Du malais Komping, enceinte, muraille, fortification d'une ville; et du
pali eakkavala. Cette chaine de. montagnes porte en pali le nom de
cakkavdlapabbato.
3 Un million 113.200 kilometres.
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68
COSMOGONIE BUDDIUQUE
trouve le mont Sumero reach 4, qu'on nomme aussi Sumer
et Meru.
II est haut de 84.000 yuch'2 et sa profondeur, sous les eaux,
est de 84.000 yuch; sa largeur, a la surface des eaux, est aussi
de 84.000 yuch. 11 en resulte qu'il domine le monde entier et
meme de 2.000 yuch le mont Kdmpeng-Ghakralaveal. Ses
flancs sont de couleurs diverses: argent a Test, vert saphir
au sud, rouge corail a l'ouest et or au nord, bleu clair au
sud-est, bleu au sud-ouest, or rouge au nord-ouest et or
jaune au nord-est. C'est au sonnnet du mont Meru que se
trouve le paradis d'Indra.
Le roi des monts est enferme dans une septuple ceinture
de montagnes concentriques, dites Sattha bariphond Sumero
reach 3, et dans une septuple ceinture de mers egalement
concentriques qui separent les sept monts. Ges sept mers,
ouSetthandar4, sont d'autantde moitie moins larges et moins
profondes qu'elles s'eloignent davantage du mont Meru. Cede
qui baigne le roi des monts mesure 84.000 yuch de largeur et
de profondeur; la seconde, 42.000 yuch; la troisieme,
21.000 yuch; la quatrieme, 10.500yuch; lacinquieme, 5.250 yuch;
la sixieme, 2.625 yuch et la septieme, 1.312yuch et demi.
Les sept montagnes concentriques sont : 1° le mont
Youkonthor, le plus pres du mont Meru, dont la hauteur, la
largeur a fleur d'eau et la profondeur au-dessous de la surface
des eaux est de 42.000 yuch; 2° le mont Eysathor, qui mesure
41.000 yuch;3°le mont Karavoek, qui mesure 10.500 yuch; 4° le
mont Sutassana, qui mesure 5.290 yuch; 5° le mont Niminthor,
qui mesure 2.625 yuch; G° le mont Vinoutak, qui mesure
1.312 yuch et demi; 7° et le mont Assakann \ le plus eloigne
du mont Meru, qui mesure 656 yuch et quart. Ainsi qu'on le
voit, ces sept montagnes sont de moitie en moitie' moins
1 Du paii Sumerurdja, le supreme Meru roi [des monts].
* Un million 142.400 kilometres.
3  Les sept ceintures du supreme Meru, roi [des monts], du pali satta,
sept; paribhandam, ceinture; sumerurdja; sume'ru, roi.
4  Le pali setalthika signitie lait.
1 Ces sept monts qui, en pali, sont collectiveinent nommes kuldcalas,
portent les noms palis suivants : yugandharo. isadliaro, karaviko, sudassano,
nemindharo, vinatako
et assakanno.
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LES MONDES                                         69
hautes, moins larges et moins profondement enfoncees dans
la mer qu'elles sont plus eloigmies du mont Meru, qui les
domine toutes et parait au-dessus d'elles comme une brillante
pyramide dont le sommet se perd dans les nuages.
s Certains textes carabodgicns placent le paradis des quatre
gardiens du monde' sur les llancs du mont Meru et au-dessous
du paradis d'Indra qui est au sommet \ D'autres le placent
au sommet du mont Youkonthor.
De la base du mont Assakann, la septieme et la plus eloi-
gnee des chaines de montagnes concentriques du mont Meru,
au pied du mont Kompcng-Chakralaveal, dont il a ete parle
plus haut ct qui limite le monde des hommes, s'etend le vaste
et profond ocean. Get ocean, qui fait le tour dugroupe central,
mesure 300.000 yuch et 6.000 brasses de largeur3, c'est-a-dire
i.080.010 kilometres et 200 metres. Ses eaux sont salees et
contiennent autant de sel que d'eau; c'est de ce fait que I'ocean
est appele Srdmut *.
C'est dans I'ocean qu'on trouve les sept grands poissons :
le timea, qui mesure 75 yuch de longueur; le timimongkol,
qui en mesure 250; le timongkol, qui mesure 500 yuch;
I'anontea, qui mesure 1.000 yuch; le timantea, qui mesure
1.250 yuch; le achchatorohea, qui mesure 1.500 yuch; et le
maha timi, qui mesure 2.000 yuch de longueur 5.
C'est aussi dans I'ocean qu'on trouve en abondance les
sept choses precieuses : l'or, l'argent, les perles, les gemmes
(saphirs et rubis), les yeux de chat, les diamants et les coraux.
Cet immense ocean contient quatre maha thvip ° ou grands
continents et deux mille iles qui sont groupees autour des
continents dont elles dependent, a raison de cinq cents par
maha thvip. Ces quatre grands continents sont situes exacte-
ment aux quatre points cardinaux et sont designes par des
noms tires de leur situation; ce sont : le Pubbaviti thvip, qui
1  Voyez, cliapitre v, ce qui est dit de ce premier des devalokas.
2  Voyez chapitre v, ce qui est dit de ce dernier des devalokas.
3  Les textes singalais et palis disent 248.150 yojana et 2.000 brasses.
4  Du pali samudra, non iiltre, non pur.
5  Les noms piUis de ces poissons sont : timi, timingala, limimingala,
ananda, timinda, ajhdroha
et mahdtimi.
» En pali maha dipa, grandes iles, grands continents.
/
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7(1
COSMOGONIE BUDDHIQUE
est a l'Est; le Chompu thvip (1'Inde), qui est au Sud; PAba-
rokoyeani thvip, qui est a 1'Ouest; et l'Audarkaro thvip, qui est
au Nord '.
Le Pubbaviti thvip, oucontinentde l'Est, mesure 21. OOOyuch
de lour; il est exactement rond et les habitants qu'il contient
vivent exactement six cents ans.
Le Chompu thvip, ou continent du Sud, mesure 30.000 yuch
de tour; sa forme est celle d'un croissant et ses habitants
vivent plus ou moins, presque jamais plus de cent ans.
L'Abarokoyeani thvip, ou continent de l'Ouest, mesure
27.000 yuch de tour; sa forme rappelle celle du corps d'une
voiture et ses habitants vivent exactement cinq cents ans.
L'Audarkaro thvip, ou continent du Nord, le plus privilegie
des maha thvip, est de forme carree; il mesure 30.000 yuch
de tour et ses habitants, qui sont plus beaux que des dieux,
vivent exactement mille ans. Le regime social de ce dernier
continent est celui de la communaute absolue, celui de Page
d'or; les unions y sont libres et cependant les passions
amoureuses sont si peu fortes que les rapprochements sont
rares et que les epoux vivent ensemble sans jamais cesser de
s'aimer. Les femmes en ce bienheureux pays sont toutes
belles, gardent jusqu'a leur mort Papparence de la jeunesse
(seize ans) et se ressemblent toutes; elles mettent au monde
sans douleur des enfants qu'ellos n'allaitent point, qui sont
abandonnes sur le bord des routes et allaites par les passants
qui, par charite et par plaisir, leur donnent leur doigt a teter.
On ne travaille point dans l'Audarkaro thvip parce que les
arbres etles plantes fournissent naturcllement et en abondance
les vivres que nous sommes, dans le Chompu thvip, obliges
de faire produire a la terre; les habitants obtiennent tout ce
qu'ils desirent par production spontanee et leur riz, qui est
excellent, bien superieur a celui quo nous connaissons, cuit
sans feu dans une marmite de cristal qu'on pose sur trois
pierres egalement de cristal qui ont laproprietede s'echauffer
jusqu'au rouge et de s'eteindre d'elles-memes quand lc riz
est cuit. Les gens de ce pays habitent les troncs creux de
1 Le nom pali tie ces mahddipa est : Pubbavideho, Jambudipo, Apara-
goydnam
et Utiarakuru.
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71
LES MONDES
l'arbre kalpa et s'habillent avec son ecorce. Les bienheureux
qui ont merite de renaitre dans l'Audarkaro thvip viennent
soit des paradis habites par les dieux. soit des trois autres
continents, jamais do l'enfer; apres leur mort, ils vont
reprendre naissance soit parmi les devas', soit parmi les
homines et jamais parmi les damnes.
Le continent du Nord est le plus avantage des continents
puisque la vie y est plus longue et que les habitants y sont
aussi heureux que les dieux dans le paradis d'Indra. Le
continent du Sud, l'lnde, est le moins avantage, puisque la
vie y est plus courte et que le travail y est indispensable '■>
mais ce continent, le plus pauvre, peuple de malheureux qui
souffrent, a le bonheur d'etre la patrie des buddhas, et c'est
la une grande consolation, un grand et inestimable bien.
III. — Le mont Preas Hembopean' est situe au nord du
Chompu thvip (de l'lnde) et le domine; il compte quatre-
vingt-quatrc mille sommets; sa base est large de 84.000 yuch
et sa hauteur est de 5.000 yuch. De la base de cette montagne
situee sur un plateau haut de 900 yuch jusqu'a 3.000 yuch de
hauteur, on trouve la Prey Hembopean \ qui est une grande
foret peuplee d'elephants (d&mrey), de lions a criniere (tau)
et sans criniere (soeng), de tigres, de pantheres, de chevaux,
de buffles, de cygnes (hamgsa) et de toutes autres especes
de betes qui vivent sur terre et d'oiseaux. C'est dans cette
foret, a la base, que vont se retirer les homines qui fuient le
monde pour mediter sur les choses de PAu-dela. Les contes
cambodgiens et les cheadaki, sont pleins de recits concer-
nant cette foret et le massif montagneux sur lequel elle est
situee. C'est la que Vesandar, le roi charitable, une incarna-
tion anterieure du Buddha, se retire avec sa femme et ses
deux enfants; c'est cette foret que traverse le Sang seel Chey,
1  Dieux, mais il faut ici entendre le mot deca dans le sens que nous
donnons aux mots « bienheureux, elu ».
2  [/Himalaya, du paii hima (froid) et nana (foret).
3  Du pali liimarana, forfit de l'Himava. foret de 1'Himalaya. Le mot
cambodgien prey, qui veut dire foret, est un doublet.
4  Du Sanscrit Jdtaka, reeit concernant les vies anterieures du Buddha.
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*
72                                COSMOGONIE BUDDHIQUE
monte sur son frere, le Reachea sey' et arme du thnnr sdr*
pour alter delivrer sa tante qu'un roi des yeak" a enlevee et
enimenee dans son palais.
Les montagnes sont babitees par les yeak et leurs femelles
les yeakkoeney; par les kcenars et leurs femmes les ko3narey
qui sont des etres merveilleux qui ont le corps, les bras et la
tete d'un etre humain et les parties inferieures d'un coq; par
des tevodas ou dieux charges de veiller sur les arbres, les
lacs et les rivieres.
C'est sur les flancs de cette enorme montagne que se
trouvent les sept grands lacs : Anatadat, Kannalamonta,
Arattakal, Chattanta, Konal, Mukalin et Chabbapota *. Ges
grands bassins sacres sont carres, d'egale grandeur et mesu-
rent chacun 432.000 brasses de profondeur et de cote\
D'un grand lac nomme le Youkonthor bokkharoney", qui
mesure 54 yuch de tour et qui se trouve a 60 yuch de la mer,
sort un grand cours d'eau qui, apres, avoir passe sous une
montagne nominee Pichehong Kiri Basannea Baripot ', se
divise en cinq grands fleuves; ce sont : la Sarobho neati, la
Kongkea neati, la Yeaminea neati, l'Achceraveattey neati et
la Maha neati8. Ges cinq grands fleuves, apres s'etre separes,
parcourent le monde en s'ecartant toujours davantage et
vont se jeter dans la mer.
On trouve encore, dans cette foret et sur cette montagne,
des grottes habitees par les Pithyea thorm qui sont des Pase
buddhas9, par des Kruth ou Garudas", et par des Pret ou
1  Le roi des lions.
2  Arc merveilleux.
3  Ogres, du Sanscrit yakshas, du pali yakkhns.
4  En pali : Anattatto, Kannamiudo, Rathakaro, Chaddanto, Kunalo,
Mandakini
(ou MucaUndo) et Schappapoto.
5  Un autre satra que le Trey-Phum qui me donne ce chiffre fournit :
12 yflch de tour, un bonze me donne 42.000 yuch de cdte et 21.000 yfich de
profondeur.
•  Lac du Lotus du Yougandhara.
7 Du pali Vijja giri pasana paribhanda, niont roclieux de la ceinture.
•  En p&li Sorabhunadi, gangdnadi, Yamundnadi, Aciravatinadi et
Mahinadi.
9  Du pali paccekabuddha, en Sanscrit pratyaka buddha ou pratyaka
dharma,
buddhas pour eux-memes, qui ne prechent pas la Loi.
10  Oiseau de la mythologie, vivipare et mammiiere, qu'on represente
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7.'?
LES MONDES
spectres affames. On y trouve aussi des arbres extraordi-
naires et d'une hauteur prodigieuse qui recouvrent des
espaces considerables ou qui portent des fleurs qui res-
semblent a des femmes et qui vivent sept jours sans se faner.
La description que donnent de cette region mysterieuse
les contes et les jatakas cambodgiens est toujours merveil-
leuse; c'est la que les poetes aiment a placer les grands
saints, les animaux les plus beaux, les oiseaux au plumage
le plus brillant et qui chantent le plus harmonieusement;
c'est la qu'ils placent les fleurs les plus belles et qui repan-
dent les parfums les plus exquis.
IV. — Sous la surface de la terre sont les huit grands
enfers qui sont places les uns au-dessous des autres, et de
chacun de ces huit grands enfers, dependent seize petits
enfers places sur la meme surface. Un autre enfer, celui des
pret' ou ombres, est forme par l'espace libre que laissent les
trois chakralaveal en se touchant chacun par deux points de
leur circonference.
Les vingt-six paradis sont situes au-dessus de la terre, les
uns au-dessus des autres. Le premier est au sommet du
premier des monts concentriques dumontMeru, a 570.200 kilo-
metres de la surface du sol *; le second est situe au sommet
du mont Meru a 1.140.400 kilometres' de nous, c'est-a-dire
moitie plus haut que le premier. Les autres sont toujours de
plus en plus haut dans l'espace, et le dernier se perd a une
hauteur qui ne peut etre imaginee. Au-dessus de ce dernier
paradis, le vingt-sixieme de la serie, se trouve la Nirvana qui
est sans limites.
Telle est la terre que nous habitons et ses annexes, les"
enfers et les paradis ou les hommes vont renaitre apres leur
mort et attendre une nouvelle reincarnation.
frequemment au Cambodge avec un corps et des bras d'homme ou de femme,
des pattes, des ailes et une tete de vautour.
1  Sanscrit preta, pali pita.
2  Quaranle-deux mille yClch.
3  Quatre-vingt-quatre mille yuch.
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IV
LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES
Pour les Gambodgiens corame pour tous les peuples de
I'Asie et de l'Europe, il y a quelques siecles, la terre est
immobile; c'est le soleil qui tourne au-dessus d'elle pour
l'eclairer; avec le soleil tournent la lune et les planetes, car
toutes cos choses ont la terre pour raison d'etre.
II s'ensuit que, pour eux, c'est le soleil qui traverse les
signes du zodiaque et non la terre, et que le soleil leur parait
dans la constellation opposee a celle dans laquelle un habitant
du soleil placerait la terre si du soleil il la voyait avancer au
travers des signes. Le fait que les anciens croyaient que le
soleil tournait autour de la terre immobile et que nous admet-
tons le contraire, a pour consequence que notre zodiaque est
absolument l'oppose du leur. Par exemple, le signe du Belier,
que les anciens placaient en mars-avril, parce qu'ils y voyaient
le soleil a cette epoque, se trouve en septembre-octobre pour
nous, parce que nous savons que la terre pour un habitant du
soleil paraitrait s'y trouver a cette epoque.
Ceci dit, voyons quelle idee les Gambodgiens ont de l'uni-
vers astral.
I. — Le soleil et la lune sont les deux astres qui eclairent
la terre. Le premier mesure 150 yuch (2.040 kilm.) de circon-
ference et le second 147 yuch (1.999 kilm. 200).
Quand le soleil eclaire un cote du chakralaveal, la lune
eclaire l'autre cote, mais il arrive aussi que le soleil et la lune
paraissent ensemble du meme cote et meme qu'ils se suivent
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES               75
quelquefois de tres pres. Nous verrons tout a l'heure comment
cela peut se produire.
II fait jour partout oil le soleil eclaire et nuit partout oil
ses rayons ne portent pas. Or, comme le soleil ne s'eteint
jamais et qu'il marche sans s'arreter, de maniere a porter
ses rayons sur tout le chakralaveal en soixante neatis de
vingt-quatre minutes environ, il s'ensuit que le jour et la
nuit parcourent le chakralaveal en soixante neatis de vingt-
quatre minutes, c'est-a-dire en vingt-quatre heures de soixante
minutes.
Le soleil et la lune marchent de Test au sud. du sud a
l'ouest, de l'ouest au nord et du nord a Test, et fait ainsi, en
passant au-dessus des quatre continents, le tour du mont
Meru qui est au centre du chakralaveal; mais, tandis que le
soleil marche a raison de 45.000 yuch par neati de vingt-
quatre minutes, la lune marche a raison de 43.500 yuch et,
par consequent, retarde chaque jour de 90.000 yuch sur le
soleil1.
Quand le soleil et la lune paraissent du meme cote, comme
deux astres qui se suivent de pres, le soleil eteint les rayons
de la lune, et la lune est a peine visible; quand le soleil a
disparu a l'ouest et que deja, a Test, la nuit vient, la lune
brille a l'ouest et nous pouvons la voir sous la forme d'un
croissant tres aigu, mais, comme elle suit le soleil, elle ne
tarde pas a s'enfoncer derriere lui, et alors la nuit est dite sans
lune. Le soleil marchant plus vite que la lune, il s'ensuit que
la distance qui le separe grandit tous les jours de 90.000 yuch
pendant quatorze ou quinze jours et que la lune parcourt
dans la nuit un arc de cercle de plus en plus long chaque jour.
U'autre part, comme le soleil s'ecarte toujours davantage"
de la lune, ses rayons sont moins puissants sur elle et etei-
gnent de moins en moins les siens.
Quand le soleil s'enfonce a l'ouest et quand la lune, etant
tres eloignee du soleil et ne recevant plus ses rayons, monle
1 43.000 — 43.500 = 1.800 x 00 = 90.000 yueli par jour, c'est-a-dire un
trentieme de la route solaire. Done la lune, en retardant chaque jour
de 90.000 yuch sur lo soleil qui ifiarche plus vite qu'elle, se trouve pres de
lui tous les niois ou a peu pres, car ces nombres sont des nonibres ronds.
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70
COSMOGONIE BUDDHIQUE
a Test, elle est toute ronde et donne a la terre tous ses rayons.
Ge jour-la est le jour qui se trouve au milieu du mois, le
thngaypenh bormej-, le jour oii la lune est absolument pleine,
qui est le dernier jour de la quinzaine obscure.
Le lendemain est le premier jour de la quinzaine claire.
Le soleil allant dans sa marche reguliere autour du mont
Meru constamment plus vite que la lune, la distance qui les
separe augmente chaque jour, et chaque jour la lune monte a
Test de plus en plus longtemps apres que le soleil s'est enfonce
a l'ouest. II s'ensuit que la distance qui, de notre cote, separe
les deux astres, augmente a mesure qu'elle diminue de l'autre
cote du ehakralaveal et que le soleil, qui a cesse d'eteindre la
face ouest de la lune, commence a 1'eteindre par derriere, a
Test. Alors les rayons du soleil commencent a absorber les
rayons est de la lune et, de ronde qu'elle nous apparaissait,
on la voit chaque jour se deformer davantage, puis se creuser,
et finalement ne plus paraitre a nos yeux que de plus en plus
tard dans la nuit et comme un croissant chaque jour plus
mince. Quand le soleil a rattrape la lune, il y a conjonction;
alors la lune disparait a nos yeux parce que de nouveau les
rayons du soleil eteignent les siens.
Gette fin de la lune marque la fin du mois. Done, ce qui
nous permet de distinguer les jours, e'est, de soixante neatis
en soixante neatis, la reapparition du soleil a Test; ce qui nous
permet de distinguer les mois, e'est l'apparition de la lune a
l'ouest sous forme d'un arc de cerclc tres mince dont les
pointes sont tournees vers l'ouest, sa croissance, sa plenitude,
sa decroissance et finalement sa derniere apparition sous la
forme d'un croissant mince dont les pointes sont tournees
vers Test. La periode de croissance jusqu'a la demi-lune, la
periode de croissance depuis la demi-lune jusqu'a la pleine
lune, la periode de decroissance jusqu'a la demi-lune inverse
et la periode de decroissance de la demi-lune a la disparition
de la lune, sont les quatre periodes du mois; elles se termi-
nent chacune par un thngay sad ou jour saint, qu'il faut
celebrer par une visite a la pagode, par des offrandes au
Buddha et par des aumones aux religieux, aux pauvres et aux
animaux.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ET0ILES 77
II.  — La route solaire et la route lunaire decrivent deux
cercles au-dessus du chakralaveal et ces deux cercles ont pour
centre le mont Meru.
La premiere route est situee a 50 yuch au-dessus de la
terre, a 429.717 yuch un quart du mont Meru et a 244.314 yuch
trois quarts du mont Kompeng-Chakralaveal. G'est dire qu'elle
est dominee de 34.000 yuch par le mont Meru et de 32.000 yuch
par le mont Kompeng-Chakralaveal. La route lunaire est un
peu plus has que la route solaire, a 40 yuch de la surface de
la terre, a 415.393 yuch et demi du mont Meru et a 258.638 yuch
et demi du mont Kompeng-Chakralaveal. C'est dire qu'elle est
dominee d'une part de 44.000 yuch par le mont Meru et d'autre
part de 42.000 yuch par le mont Kompeng-Chakralaveal. De
ce que les routes solaires et lunaires sont moins elevees que
les sommets du mont central et du mont de la circonference,
il s'ensuit que les rayons du soleil et ceux de la lune ne peu-
vent jamais passer soit par-dessus le mont Meru, soit par-
dessus le mont Kompeng-Chakralaveal.
III.  — En outre, de cette route journaliere, il est une autre
route que le soleil met une annee a parcourir, c'est celle des
reasey' ou constellations qui sont au nombre de douze. Ces
constellations portent les noms suivants :
Mis, le Belier; — 2° Pruksop ou Pisakh, le Taureau ; —
3" Mithun, le Couple (gemaux) ; — 4° Kakato, le Crabe rouge
(ecrevisse); — 5° Sccng, le Lion; — 6° Kan ou Kannha, la
Vierge; — 7° Dul, la Balance; — 8° Pichchlik, le Scorpion; —
9" Thnfir, PAre (Sagittaire); — 10° Mongkar ou Mokar Chan,
le monstre marin (le Cancer) ; — 11° Kumphok ou K6m,
PUrne (le Verseau) ; 12° Mindak ou Min, le Poisson1.
Les douze constellations que ces signes distinguent entre
eux font partie des vingt-sept maisons lunaires dont je vais
parler tout a Pheure. Mais probablement parce qu'on a trouve
1 Du pali et du Sanscrit rust.
! Du pali meso, usabho, methunam, kakkato, siho, kamia, tula, vicchiled,
dhanu, mukaro, kumhho, mino.
'
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78
COSMOGONIE MJDDHIQUE
bon de dormer deux noms et des signes differents aux cons-
tellations qui figurent dans les deux zodiaques, et certai-
nement parce que les mois sont lunaires et non solaires,
les douze mois de l'annee, bien que les Gambodgiens les
fassent concorder dans leur zodiaque solaire avec les signes
et les numeros qu'ils leur ont donnes, portent tous des
noms tires du zodiaque lunaire. Ainsi, les quatre premiers
mois de l'annee, Ghes, Pisakh, Ghcet et Assath, les quatre
suivants, Srap, Pbotrobot, Asoch et Kadek, les quatre derniers,
Meakkase, Bos, Meakthom et Plialkun, tirent leurs noms de
ceux donnes aux quatorzieme, seizieme, dix-huitieme, vingt-
unieme, vingt-deuxieme, vingt-cinquieme, premier, troisieme,
cinquieme, huitieme, dixieme et douzieme maisons lunaires
et non des noms donnes aux constellations qui composent le
zodiaque solaire.
IV. — Le rituel a l'usage des religieux nomme les mois
d'apres les ceremonies qu'ils comportent. Ainsi, le mois Ghes
est le mois des fetes de l'annee nouvelle; — le mois Pisakh
est le mois de la consecration des religieux; — le mois Ghcet
est le mois des ordinations1 ; — le mois d'Assath (Pathom-
assatli et Tutiyassath dans les annees de treize mois !) est le
mois de l'entree en retraite ; — le mois Srap est le mois de la
fete de la cueillette des lleurs ; — le mois Photrobot est le
mois de la fete des ancetres; — le mois Asoch est le mois de
la fete des eaux, celui qui voit finir la retraite; — le mois
Kadek est celui de la fete des recoltes, de la distribution des
costumes aux religieux; — le mois Meakkase est celui des
lanternes; — le mois Bos est le mois des cerfs-volants ; — le
mois de Meakthom est le mois de la fete anniversaire de la
naissance du roi; — le mois Plialkun est celui qui voit finir
l'annee.
1  Elles peuvent aussi avoir lieu en Pisakh et en Srap.
2  Premier Asath et deuxieme Asatli.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES                 79
V. — Les vingt-sept maisons lunaires ou constellations
sont, d'apres le Trey-Phum et un petit satrad'astrdnomie que
j'ai eu entre les mains ' :
1.  — Tolito Assoney, du cheval (15 Arietis).
2.  — Mohan thnur pharaney, de la Charrue (a Muscae).
3.  — Chro Kateka, Poussins (Pleiades).
4.  — Phumipalo Rosanej-, Poissons (Aldabaran).
5.  — Tossantry mitasy, Tete de Cerf (X Orionis).
(5. — levy Attara, Tortue (* Orionis).
7.  — Pekkheadak bunphaso, Navire (B Geninorum).
8.  — Reachea Iiosa, Crabe (S Cancer-).
9.  — Samana Pream ou Assalesak, Dapley (?) (a Cancer).
10.  — Tolito Meakkeak, Singe brahmane (Verseau).
11.  — Mohan thnur bopphalkuni, Taureau de l'Est (S Lion).
12.  — Chro Uttavaphalkuni, Vache du Nord (15 Lion).
13.  — Phumi palo Hatha, l'Elephant (^ Virginis).
14.  — Tossatry chcetra, le Tigre (Spica virginis).
15.  — Tevy scatce, le Serpent boa, (Arcturus).
1G. — Pochkheada Pisakh, la Tete de Muffle (x Balance).
17.  — Reachea Anureatha, le Paon royal (Balance).
18.  — Samana Pream Chethak, la Chevre (s Scorpionis).
19.  — Tolito muolleak, le Ghat (Scorpion, 3 Hagillaire).
20.  — Mohan thnur bopsalha, Lion royal (X Sagittaire).
21.  — Chro utiara salha, Lionne royale (x Sagittaire).
22.  — Phumi palo sacana, du Matin (ajiX Aigle).
23.  — Ivhsatrey Thonitha, la Khsatri riche (Dauphin).
24.  — Tevi Sathaphisachas, la yeakkceney CX Verseau).
25.  —■ Pochkheada bopphatra, le Rhinoceros male [de Test]
(a Pegase).
26.   — Reachea utlaraphatra, le Rhinoceros femelle [tfu
nord] (•]/ Pegase).
27.  — Samano Pream Revatey, la dame (s des Poissons).
1 La partie du nom en caracteres italiques est le nom cambodgien derive
du Sanscrit ou du pali; la partie en caracteres ordinaires est une adjonction
peut-Stre eambodgienne. Le nom francais est la traduction du nom cambodgien;
le nom entre parentlieses est le nom qu'on donue en Kurope a ces maisons
lunaires.
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SiGNES DU ZODIAQUE NOMMES
COMMUNEMENT
SiGNES DU ZODIAQUE
Nommes dans le Kampi Trey-Phum
SiGNES DONNES PAR UN PETIT
FORMULAIRE
Chfival.
Charrue.
Poussins.
Poissons.
Gerf.
Tortue.
Navire.
Crabe.
Martin-Pecheur (?).
Singe brahmane.
Taureau.
Vache.
Elephant.
Tig-re (ou tigresse).
Serpent-boa.
Buffle.
Paon.
Chevre.
Chat.
Lion.
Lionne.
Etoile de matin.
Un riche.
One ogresse.
Rhinoceros male.
Rhinoceros femelle.
Une femme.
Cheval.
Archer.
Crabe.
Vaches rouges.
Capricorne.
L'humide (tortue?).
Merites (?).
Crabe ('?).
L'impie (ketu).
Verseau (urne).
Archer de 1'Est.
Archer du Nord.
Un navire.
Une feuille composee.
Un brahmane ascete.
jV
n
u
Elephant.
Deesse de l'Aboiidance.
Deesse de la Sagesse.
Scorpion.
Eclair (?).
Tokkai.
Tokkai tachete.
Lion do l'Est.
Lion du Nord.
Lampe (ou oreille).
Une femme riche.
Une deesse.
Vaches de l'Est.
Vaches du Nord.
Une femme.
Un crocodile.
n
u
Un poisson.
T=7
signe qui se trouve au-dessus de l'el^phant.
(1) Le sigr.e primitif etait peut-etre celui d'un palanquin et du fer.a conduii'e
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82                                    COSMOGONIE BUDDIIIQUE
J'ai donne, apres le nom en sanscrit-pali altere. la
traduction du nom cambodgien qui est donne a ces constel-
lations lunaires, mais cette traduction n'est presque jamais
la traduction du nom complet sanscrit-pali ; quelquefois
il n'en est pas raerae la traduction et designe tout autre
chose ; enfin il n'est presque jamais d'accord avec le
signe que mon petit satra d'astronomie me donne. II est
bien difficile d'accorder tout cela et de montrer ici comment
ces differences peuvent quelquefois ctre expliquees. J'ai essaye
de le faire ailleurs, mais ce travail est troplong pourpouvoir
etre reproduit ici'.
VI. — Ces constellations lunaires sont protectrices de
chacune un pays. Voici les noms de ces nations, d'apres
mon petit satra d'astronomie : — 1° Cambodge. — 2° Bokan.
—   3° .Kal (?). — 4° Langka (Geylan). — 5° Hansavastu
(capitale du Pegu). — G° Thounvay (?). — 7° Kong (Laos).
— 8uIndraprasta2. — 9° Krus. — 10° Benares. — 11° Mittala. —
12° Champa (Inde ou Indo-Chine, probableinent ce dernier
pays). — i3° Thonnavatey (?). — 14° Vaisali. — 15° Lukhon
(Lakone dans le Laos ou Luknnn). — 16° Ghompu {Jamba,
l'Inde). — 17° Jettatura. — 18° Kleang Krus (Kalinga ?). —
19° Chingmay (Chienmay du Laos). — 20° Jetavana. —
21° Bola (?). — 22° Ajuthyea (Aoude dans l'Inde ou Ajuthyea
l'ancienne capitale du Siam, je penche pour Aoude qui est une
ancienne ville). — 23° Pataliputa. — 24° Kosomphy ('.). —
25° Qravasti. — 26° Kapilavatu. — 27° Kusinara.
' Voyez le Zodiaque cambodgien, dans Revue sclentiftque, numeros des
10 octobre et 4 deeemlire 18i)7.
- Peut-fitre la capitale du Cambodge, Angkor-tlioin. autrefois uomniee en
liilli altere Eyntapath.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES 83
VII. — Le zodiaque cambodgien ne se borne pas a porter
les douze noms des signes et les noms des mois auxquels ils
correspondent. II porte encore quatre autres indications :
1° d'abord exterieurement les vingt-septconstellations lunaires
a raison de deux par signe, sauf les quatrieme, huitieme et
onzieme qui comportent trois signes; 2° les noms des douze
annees, qui, dans un cycle de soixante ans divise en cinq
periodes, forment une periode, a raison d'une annee par
signe; 3° les noms des quatre principaux elements: feu, terre,
vent et eau, a raison d'un element par signe; 4° enfin a raison
d'un numeral par signe, douze chiffres accoles au mot khsaV
qui me paraissent designer le nombre des etoiles que chaque
signe comporte, 3, 6, A, 2, 1, 4, 6, 3, 5, 7, 8 et 5. Ces nombres
ne correspondent pas a ceux que me donne mon petit satra
d'astronomie.
Les douze annees de la periode, cinquieme d'un cycle de
soixante ans, sont les suivantes : Kor, cochon, premier signe ;
Chut, rat, deuxieme signe; Chhlou, buffle, troisieme signe;
Khal, tigre, quatrieme signe; Thd, lievre, cinquieme signe;
Hang, dragon, sixieme signe; Mosanh, serpent, septieme
signe; Momi, cheval, huitieme signe; Mome, chevre, neu-
vieme signe ; Vok, singe, dixieme signe ,• Roka, poule,
onzieme signe; Ghd, chien, douzieme signe*. Ces douze
annees ne sont pas placees ici dans l'ordre qu'elles occupent
dans la periode cyclique; Kor et Chat qui sont en tete sont
les onzieme et douzieme annees.
Les quatre elements qui sont nommes a cote des signes sont:
Le feu pour les premier, cinquieme et neuvieme signes;
la terre pour les deuxieme, sixieme et dixieme signes; le vent
pour les troisieme, huitieme et onzieme signes; Yeau pour le_s
quatrieme, septieme et douzieme signes.
Quand j'aurai dit que ce zodiaque porte au centre le mont
Meru, que les quatre points cardinaux sont indiques exte-
rieurement, que Test est situe en haut et que les signes solaires
1 Pour Nokkhasat, constellation, du feu nokkhalam.
% Je ne sais d'ou viennent ces noms, niais j'observe qu'ils designent les
monies betes que celles qui nomment los annees des cycles cliinois, annamltes
et tibetains.
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84
COSMOGONIE BUDDHIQUF.
et les signes lunaires vont de Test au nord, a l'ouest, et au
sud pour finir a Test, j'aurai dit ce qu'est le zodiaque cambod-
gien'.
VIII. — La route solaire est divisee en trois sections ou
vithy qui sont :
La route du Taureau ou Konnea pithy' est parcourue par
le soleil pendant les huitieme, neuvieme, dixieme et onzieme
mois (octobre-janvier); ce sont les mois les plus frais de
Pannee parce que la route du Taureau est la plus proche du
mont Kompeng-Chakralaveal.
La route du Belier ou Achea vithy" est parcourue par le
soleil pendant les douzieme, premier, deuxieme et troisieme
mois (fevrier-mai); ce sont les mois les plus chauds de l'annee
parce que la route du Belier est la route du milieu, celle qui
se trouve au-dessus de nous.
La route du Serpent (du Dragon) ou Neakea vithy'' est
parcourue pendant les quatrieme, cinquieme, sixieme et sep-
tieme mois (juin-septembre); ce sont les mois pluvieux parce
que cette route est la plus proche du nord.
Ces trois routes correspondent aux quatre saisons, redou ''
ou kal"; elles sont longues de 900.000 yuch chacune et
traversent chacune quatre signes du zodiaque solaire de neuf
constellations lunaires; la route du Bceuf comprend les
signes 9-12 ou les maisons lunaires 26-7 et procure Vhemanta
redou1
ou saison fraiche; la route du Dragon traverse les
signes 1-4 ou les maisons lunaires 8-16 et procure le Kumahanta
redou'
ou saison chaude; la route du Belier traverse les
signes 5-8 ou les maisons lunaires 17-25 et procure le Veasanta
redou"
ou saison des pluies1".
1  Voyez cependanl mon article sur Le Zodiaque cambodgien, loc. cit.
2  Du pali Go-vithi.
3  Du pali Aja-vithi.
4  Du pali Naga-vithi.
En Sanscrit ritu.
' Temps, du Sanscrit Ualpa, du pali Icala.
7 Du pali hemanta, hiver, froid, et de ritu, saison.
" Du pali gimhana, chain!.
9  Du pali vassdno, pluie.
10  Ce n'est pas tres exact parce qae les saisons ne commencent pas a
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES               85
IX. — Chaque vithy ou section de la route solaire est encore
partagee en trois parties dites montol ou arc de cercle1. Ces
montol portent les memes noms dans les trois vithy; ce sont:
le Peakireach montol1 ou premiere fraction qui se trouve la
plus proche du mont Kompeng-Ghakralaveal; le Meachchim-
mea montol3
ou arc de cercle du centre; 1'Audarmontol" ou
arc de cercle le plus pres du nord.
Un montol et demi forme ce qu'on appelle une petite
saison, redou toch ou raasannakal qui dure deux mois5.
II y a deux petites saisons dans une grande saison. Ces petites
saisons sont les suivantes par rapport aux grandes et aux
mois qu'elles comprennent :
l'entree du soleil dans un signe, mais lo premier jour de la lune deeroissante'
elles iinissent non a la sortie d'un signe, mais un jour de pleine lune, c'est-
a-dire un dernier jour de la lune croissante.
1 Du paii Mandali.
1 Du pdli peak et eka.
3  Du pali majjhimamandali.
4  Du pali uttaro mandali.
' Une lune deeroissante, une lunaison entiere et une lune croissante.
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NOMS ET NUMEROS
NOMS ET NUMEROS
NOMS DES GRANDES SAISONS
DES MOIS
NOMS DES PET1TES SAISONS
DES MOIS
qu'elles comprennent
qu'elles comprennent
8 Kadek (IS derniers jours).
' 8 Kadek (15 derniers jours).
\ 9 Meakkase.
llemanla redou toch.
y Meakkase.
Hemanta redou (hiver).
< 10 Bos.
, 10 Bos (13 premiers jours).
Route du Bceuf.
H Meakthom.
' 10 Bos (15 derniers jours).
Sisira redou toch \
! Meakthom.
12 Phalkun (IS premiers jours).
, 12 Phalkun (IS premiers jours).
12 Phalkun (15 derniers jours).
' 12 Phalkun (15 derniers jours).
Kumahanta redou (ete).
Route du Belier.
1 Cho4.
Kumahanta redou toch.
1 Cho't.
2 Pisakh.
:* Ches.
2 Pisakh (15 premiers jours).
2 Pisakh (13 derniers jours).
4 Assath (IS premiers jours).
Kuma redou tdch 2.
;t Ches.
4 Assath (IS premiers jours).
4 Assath (IS derniers jours).
4 Assath (IS derniers jours).
Veasanta redou (pluie).
Route du Dragon.
1 5 Srap.
6 Photrobot.
|
Veasanta redou toch.
5  Srap.
6 Photrobot (13 premiers jours).
7 Asocli.
' 0 Photrobot (15 derniers jours).
8 Kadek (IS premiers jours).
Sarada redou toch ».
] 7 Asoch.
8 Kadek (15 premiers jours).
1 Du pali Sisira, chaud. — 2 Du pali.....                         — 3 Du pali Sarada, automne.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES 87
X. — La marche du soleil sur sa route journaliere produit
le jour et la nuit et fait qu'au meme instant il n'est pas la
meme heure partout. Ainsi, quand pour le Ghompu thvip le
soleil se leve, il est six heures du matin, mais dans le Pubbo-.
viti thvip ou continent de Test, il est midi; dans PAparoko-
yeani thvip ou continent de l'ouest, il est minuit ; dans
PAudarkaro thvip ou continent du nord, il est six heures du
soir. Et ainsi de suite a mesure que le soleil avance sur sa
route, toute pleine de palais brillants ct de jardins habites
par les dieux ; il traine avec lui la premiere heure et par cela
meme lui qui mesure le temps ne le connait pas; il est
toujours midi pour lui. 11 va, et tous les autres astres, la
lune, les cinq planetes et toutes les etoiles s'eteignent devant
ses rayons et Padorent.
XL — En marchant, dans le courant d'une annee, sur les
dilTerentes routes que nous venons de nommer, le soleil
modifie sa course journaliere. II passe plus ou moins pres de
notre continent et disparait d'autant plus ou moins prompte-
ment derriere le mont Meru que le signe qu'il occupe est
plus ou moins central.
Ainsi, quand il se trouve au centre de la route du milieu,
le Pubboviti thvip connait les jours longs et les nuits courtes;
le jour a 18 neatis1 et la nuit 12 seulement; PAparakoyeani
thvip connait les jours courts (12 neatis), et les nuits longues
(18 neatis); PAudarkaro thvip et le Ghompu thvip connais-
sent les jours qui sont egaux aux nuits (15 neatis). Puis le
soleil continuant d'avancer sur la route du Boeuf, il arrive
que, pour nous et chaque jour davantage, les jours se pro-
longent et les nuits tardent de plus en plus a venir. Quand il
quitte cette route du Boeuf, il marche sur celle du Dragon,
puis parvient a la fin de cette route, qui marque la fin de fa
saison chaude et le commencement de la saison des pluies
pour le Chompu thvip ; alors les jours qui sont arrives au
maximum de leur croissance (18 neatis) commencent a
decroitre. Quand il quitte cette route du Dragon, il penetre
sur celle du Belier et arrive au point central de cette route;
1 Trentieme de jour ou heure de quarante-huit minutes.
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88                                    COSMOGONIE BUDDHIQUE
alors commence la petite saison Kumahanta ou d'ete et les
jours, qui sont arrives au minimum de leur duree (12 neatis),
commencent a croitre. Et ainsi de suite toujours, car en verite
c'est I'ombre du mont Meru qui fait les jours et les nuits, et
qui regie leur duree.
XII. — On peut trouver l'heure du jour en mesurant
I'ombre, et on peut aussi trouver le mois de l'annee en mesu-
rant I'ombre.
Tout le monde sait trouver l'heure du jour, et l'heure a
laquelle un religieux est regu dans I'assemblee d,u clerge doit
toujours etre prise en mesurant I'ombre que projette la partie
verticale d'un petit instrument sur lequel sont pointees les
divisions. II suffit que cet instrument soit place bien horizon-
talement et de maniere que le soleil soit derriere la partie
verticale.
Mais tout le monde ne sait pas trouver le mois d'apres
I'ombre mesuree, ni decouvrir la place que le soleil occupe
dans le zodiaque.
Le premier jour d'Assath, le quatrieme mois de l'annee, le
soleil parait etre au sommet du mont Youkonthor; le lende-
main, il en est a 7.500 yuch1, et notre ombre a midi s'ecarte
de notre corps d'environ 1 doigt.
Le lendemain, il est a 1.500 yuch, et notre ombre s'ecarte
de 2 doigts environ; le quinzieme jour d'Assath, il est a
112.500 yuch2, et notre ombre s'est ecartee de 12 doigts (?)
de notre corps. Alors, le jour a une duree de 17 neatis, et la
nuit une duree de 13 neatis seulement.
II faut trois mois ou quatre-vingt-dix jours au soleil pour
parvenir au point maximum de son eloignement; il y parvient
le dernier jour de Photrobot, qui est le sixieme mois de
l'annee. II est alors a 455.000 yuch du sommet du mont You-
konthor, et notre ombre est eloignee de 24 doigts de notre
corps. Le jour est alors de 16 neatis et la nuit de 14.
A partir du lendemain premier jour d'Asoch, le septieme
mois, le soleil commence a se rapprocher du sommet du mont
1 7.500 x 360 jours = 2.700.000 yQch, longueur de la route solaire.
• 7.800 x IS = H2.500.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES 89
Youkonthor, et son rapprochement s'effectue a raison de
7.500 yuch par jour.
II en resulte que le premier jour de Bos, le dixieme mois,
il reparait au sommet du mont Youkonthor, et qu'au mois de
Ches, le premier mois de l'annee, il s'en trouve eloigne de
455.000 yuch. Alors notre ombre est de 24 doigts, et le jour
est long de 16 neatis.
Le lendemain, le soleil commence a se rapprocher du
sommet dumont Youkonthor, et le quinzieme jour de Ches il
n'en est plus qu'a 112.500 yuch ; le jour est alors de 17 neatis,
et la nuit de 13. Le premier jour d'Assath, le soleil reparait
au sommet du mont et notre ombre se retrouve sous nos
pieds'; la journee est alors de 18 neatis et la nuit de 12 seu-
lement*.
XIII. — Les planetes sont au nombre de neuf; les sept
premieres donnent leurs noms aux jours de la semaine; ce
sont:
Le Preas Atit3, le soleil dont il a ete parle largement dans ce
chapitre. II a pour regent Preas Saurya, un tevobot* tres
puissant qui habite le mont Youkonthor. Le soleil mesure
150 yuch de circonference; il est compose de matieres pre-
cieuses et recouvert d'une certaine epaisseur d'or ; sa couleur
est rouge et son signe est un Rechea sey5. II fait le tour du
chdkrd reasey ou cercle des constellations en 365 jours
1 Si je comprends bien, notre ombre s'ecarterait de notre corps de
21   doigts en 90 jours, s'en rapprocherait d'autant pendant les 90 jours
suivants, s'en eloignerait encore pendant 90 jours, et s'en rapprocherait de
nouveau pendant les derniers 90 jours.
5 Si je comprends bien, voici quelle serait la duree rectifiee, detaillee des
jours et des nuits de chaque mois, en neatis :
22  Asoch (aphelie).......    18 + 12          21 Bos (perihelie).......    18  + 12
22 Srap.................    17 + 13          21 Meakthom...........    17  + 13
22 Photrobot.............    16 + 14          21 Phalkun.............    16  + 14
22 Asoch...............    15 + IS          21 Choet................    15  + IS
22Kadek...............    16 + 14          21 Pisakh...............    16  + 14
22 Meakkase............    19 + 13          21 Ches.................    17  + 13
3  On le nomme aussi Preas Saurya et Preas Thnuay.
4  Du pali devaputo, flls de dieu.
'• Animal fabuleux; textuellement rdyasiho, lion royal.
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90                                COSMOGONIE BUDDHIQUE
15 neatis' 31 vineatis8 et 3prans '. Cetastreest si brillantqu'il
eteint la lumiere de tous les autres, donne son nom au
dimanche, qui est le premier jour de la semaine, et la semaine
est a cause de lui nominee atit.
Le Preas Chant, la lune, qu'on nomme aussi khe, mesure
149 yuch de circonference; elle est composee de cristal et recou-
verte d'argent; sa couleur est blanche. Elle a pour regent un
tevobot nomme Preas Chant, quihabite le montEysathor; son
signe estle Tigre. Lalune traverse les vingt-septconstellations
en 29 jours, 20neatis et 48 vineatis4. Cette planete, qui brille en
l'absence du soleil et eclaire les nuits, donne son nom au
ttmgay Chant, le lundi, qui est le second jour de la semaine.
Le Preas Angkear, la planete Mars, mesure 18 yuch de
circonference. Elle est de couleur bleue et son signe est un
Pore; son regent habite le mont Karvcek, la troisieme des
montagnes concentriques du mont Meru. Elle passe autravers
des signes du zodiaque en 1 an 10 mois 17 jours 35 neatis
20  vineatis 3 prans 2 aksas5 et six septiemes d'aksa. Cette
planete donne son nom au thngay Angkear, ou mardi, le
troisieme jour de la semaine.
Le Preas Put6, la planete Mercure, mesure 15 yuch de
circonference. Elle est de couleur claire' et son signe est un
Ane; son regent habite le mont Satosann, la quatrieme des
montagnes concentriques du Meru. Elle passe au travers des
signes du zodiaque en 2 mois 27 jours 58 neatis'. Cette planete
donne son nom au thngay Put, le quatrieme jour de la
semaine.
1  II y a 00 neatis dans un jour de 21 heures ; le neati est uue heure de
21 minutes. Mais on compte aussi quelqucfois 30 neatis de 48 minutes en un jour.
2  11 y a 60 vineatis dans un neati.
3  Trois cent soixante-cinq jours 6 heures 12 minutes et ;)6 secoudes; ce
nombre est trop faible d'environ 1 minute 22 secondes.
4  Vingt-sept jours 8 heures if minutes 12 secoudes; ce nombre est trop
fort de 3 minutes 1 seconde.
1 Un an 10 mois 17 jours H heures 8 minutes 12 secondes environ;
ce nombre est trop faible de I jours 8 heures 18 minutes.
6 Buddha.
' An.
8 Deux mois 7 jours 23 heures 13 minutes; ce nombre est trop faible
d'une minute.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ET0ILES               91
Le Preas Hassamdey, la planete Jupiter, mesure 17 yuch de
circonference. Elle est de couleur rougeatre et son signe est un
Elephant. Son regent habite le mont Niminthor, la cinquieme
des montagnes concentriquesdu Meru. Elle passe au travers
des signes du zodiaque en 11 ans 10 mois 12 jours 39 neatis
27 vineatis 7 aksas et trois septiemes d'aksa1. Gette planete
donne son nom au cinquieme jour de la semaine, thngay
Has, jeudi.
Le Preas Sok, la planete Venus, mesure 13 yuch de circon-
ference. Elle est de couleur verte et son signe est un Paon.
Son regent habite le mont Vinoutak, la sixieme montagne
concentrique duMeru. Elleparcourt le Ghakrareasey en 7 mois
14 jours 40 neatis 20 vineatis \ Cette planete donne son nom
au thngay Sok, vendredi, le sixieme jour de la semaine.
Le Preas Sau, la planete Saturne, mesure 19 yuch de
circonference. Elle est de couleur bleue et son signe est un
Buffle. Son regent habite le mont Assakann, la derniere des
montagnes concentriques du Meru. Elle fait le tour du Chakra
reasey en 29 ans 5 mois 18 jours 31 neatis 13 vineatis 5 prans
8 aksas et trois septiemes d'aksa3. Gette planete donne son
nom au thngay Sau, samedi, le dernier jour de la semaine.
II est a remarquer que ces sept pjanetes ont : 1° pour
signes, sept animaux, le lion, le tigre, le pore, Pane, l'elephant
le paon et le buffle; 2° pour couleurs sept couleurs, le rouge,
le blanc, le bleu, le claire (?), le rougeatre, le vert et le bleu;
3° qu'elles ont chacune un regent; 4° que ces regents habitent
chacun une des montagnes concentriques du Meru; 5° enfin
qu'elles parcourent les memes signes du zodiaque.
XIV. — Les deux autres planetes sont gouvernees par des
Asuras ou geants, ennemis des dieux, des hommes, du soleil
et de la lune. II est inutile d'ajouter que ces planetes n'existent
pas et qu'elles ne sont que I'ombre de la terre passant sur la
1  Onze ans 10 mois 12 jours IS heures 46 minutes 49 secondes environ;
ce nombre est trop faible de 2 jours et20 heures environ.
2  Sept mois 14 jours 16 heures 20 minutes.
3  Vingt-neuf ans 5 mois 18 jours 12 heures 35 minutes 34 secondes
environ. Ce nombre est trop fort de 2 jours et demi environ.
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COSMOGONIE ItUDDHIQUE
lune, et la lune elle-meme quand elle passe entre le soleil et
la terre.
Le Preas Reahuor ', ou planote Realm, mesure 80.500 yuch.
Elle est de couleur jaune et elle a pour signe le Kruth reach *.
Reahu habite sous lemontMeru. Elle accomplit son voyage en
18 ans 7 mois 11 jours 55 neatis 4 vineatis 6 aksa, et cinq
septiemes d'aksa'.
Le Preas Ket ou planete Ketre mesure 9 yuch. Elle est de
couleur or et elle a pour signe un YeakKompeant4. Preas Ket
habite le mont Kailas5; elle fait le tour du Chakra en 1 an
10 mois 9 jours 41 neatis 55 vineatis 4 aksas et un septieme
d'aksa\
Les buddhistes du Gambodge ne paraissent pas avoir
retenu la legende brahmanique de Reahu, un des plus curieux
episodes du Mahdbaratta. Rahu deguise en femme se mele
au devas et boit I'amrita d'immortalite qu'on a obtenue en
barattant la mer; il est reconnu par le soleil et la lune,
denonce par eux a Vichnu, et ce grand dieu lui lance son
disque au milieu du corps, et fait de lui deux parties : Rahu
le noeud ascendant, Ketu le noeud inferieur. Depuis lors
1'Asura, qui avait bu I'amrita et qui, par consequent, etait
immortel, erre, au travers des signes du zodiaque, en deux
parties qui ne peuvent jamais se joindre. Sa haine pour le
soleil et la lune qui l'ont trahi est si grande qu'il se jette sur
eux quand 1'une de ses deux parties les rencontre et qu'il
cherche a les de'vorer. G'est ainsi que se font les eclipses
de soleil et les eclipses de lune.
Les Cambodgiens (et je crois tous les autres peuples
buddhistes) donnent de lui une description fantastique, sa
taille mesure 80.500 yuch de tour, la circonference de sa
1 On dit aussi Reahu et Ma.
1 Garudardja, le roi des garudas.
3  Dix-huit ans 7 mois il jours 22 heures 1 minutes 37 secondes et un
quart de seconde. C'est la periods qui ramene les eclipses de luneaux memes
dates.
4  Sorte d'ogre, du pali Yakkha Gambandha.
5  Kailasa, un des sommets de l'Himalaya, c'est sur cette montagne que
les nralimes placent la residence de Civa.
" Un an 10 mois 9 jours 16 heures 46 minutes 1 seconde et un septieme
de seconde.
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LES ASTKES, LES PLANETES ET LES ETOILES                 9J5
tete est de 900 yuch, sa bouche ouverle a 300 yuch de tour, la
distance entre ses deux sourcils estde 5 yuch, sesyeuxmesu-
rent 50 yuch, son visage 600 yuch de hauteur, sa poitrine
i.012 yuch, ses bras 50 yuch chacun, les paumes de ses mains
out 300 yuch de largeur; ses jambes mesurent 60 yuch de
longueur, la plante de ses pieds 300 yuch de longueur et sa
hauteur totale est de 276.700 yuch.
Nous voici loin de la legende brahmanique qui ne donne
ni jambe ni reins a Reahu. Les buddhistes en fontunmonstre
parfait, mais il est visible qu'ils ont rejete la legende et qu'ils
n'ont accepte Rahu que parce qu'il expliquait les eclipses,
qu'ils ne pouvaient expliquer autrement. Mais pour eux
Rahu n'a plus de relations avec Vichnu; il n'est meme
plus l'ennemi legitime du soleil et de la lune : s'il eprouve'de
la haine pour ces deux astres ce n'est pas parce qu'il a a se
venger d'eux, mais parce que leur splendeur excite sa jalousie,
parce que leurs rayons eteignent les siens; alors furieux, il se
precipite sur eux et tente de les devorer, rnais le regent de la
planete saisie, en danger de mort, s'adresse au Buddha (?) et
le Buddha donne a Reahu l'ordre de lacher sa proie. Reahu
hesite, mais son hesitation le terrifie, il croit que sa tete va
eclater en sept morceaux; alors il lache l'astre qu'il tient et
s'enfuit pris de terreur dans le royaume des Asuras.
Le Trey-Phet dont j'ai deja parte, s'ecarte de cette donnee
et parait une sorte de compromis entre le recit brahmanique
et le recit buddhique, ou tout au moins un recit different. Les
sept planetes sont des males nes d'une femme dragon qui
les a successivement eus de ses accouplements avec sept
groupes de rois qu'elle a matriarcalement epouses, et c'est
Preas Barmeysaur' qui, apres les avoir fait instruire et consa-
crer par des maha ruseys, les a places sur le Chakra reasey
pour qu'ils y marchent chacun dans son orbe.
Reahu n'est pas ills de cette femme dragon, mais comme
il est le produit d'une transformation par un maha rusey et
qu'il a ete place sur le Ghakra reasey pour y marcher comme
les sept planetes, il est considere comme etant leur frere
1 Da Sanscrit Baramigvara, le supreme seigneur.
8 Du Sanscrit mahdrishi, mahisshi.
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94                                    C0SM0G0N1E BUDDHIQUE
dernier ne {paon poii). Ce recit, contrairement a celui du
Trey-Phtim dit que Reahuor n'ani jambes, ni ventre, ni reins,
puis il donne aux parties du corps qu'il lui laisse des propor-
tions qui sont loin d'etre celles que leur donne le Trey-
Phiim;
il est moins enorme, sans cesser d'etre un monstre
parfait. La haine qu'il eprouve pour le soleil et la lune a pour
cause tout autre chose que la jalousie. 11 y a bien un peu
de jalousie dans son cas, mais il y a surtout le desir de se ven-
ger des brutalites dont il a ete victime. Voici le resume de
l'incident :
Un jour, Preas Atit et Preas Chant (le soleil et la lune)
etant accompagnes de leur jeune frere, Preas Reahuor, decide-
rent de preparer du riz pourfaireune offrandeaux phikkhus '.
Le lendemain, Preas Reahuor, qui etait le plus jeune, se mit a
faire cuire le riz et les aines l'inviterent a activer la cuisson.
Or, le bois brulait mal et le vent poussait la i'uniee dans la
figure des deux aines. Ceux-ci se faeherent et, avec la cuiller
qui servait a reniuer le riz dans la marmite, ils frapperent
Reahuor. Celui-ci, furieux, fit le souhait suivant : « En cette
presente existence, je suis plus petit que mcs freres, mais
que, dans mon existence future, je sois plus puissant qu'eux
et que mes rayons couvrent les leurs, qu'ils soient plonges
dans l'obscurite par moi et que cela soit a la grande surprise
des autres mondes.» Ce souhait se realisa et voila pourquoi
Reahu est devenu si grand et pourquoi il peut eteindre les
rayons du soleil et de la lune quand il les rencontre.
Le Trej'-Phet ne dit pas pourquoi Preas Reahuor n'a ni
flancs, ni venire, ni jambes, mais il dit qu'il a Preas Ketre
pour second, et que ce second lui-meme eteint aussi les
rayons du soleil et de la lune. II ne donne de lui ni sa
forme ni ses mesures, et les Cambodgiens qui ont l'habitude
de voir au frontispice des temples buddhiques la tete enorme
de Reahu devorant le soleil qu'il tient avec ses bras courts et
ses larges mains, ne savent guere, parce qu'ils ne le voient
represente nulle part, ce qu'est le second de Reahuor, le
monstre qui, comme lui, veut devorer Preas Atit et Preas
Chant.
1 Du pali bhikkhu, mendiant, religieux mendiants.
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LES ASTRES, LES PLANETES ET LES ETOILES 95
Preas Reahuor ne tient d'ailleurs aueune place dans la reli-
gion buddhique; il est un personnage de l'ancienne mytholo-
gie aujourd'hui negligee, sinon rejetee, et le lieros d'une
legende que les auteurs buddhiques ont voulu debarrasser
dc son caractere brahmanique et qu'ils ont maladroitement
buddhisee.
On ne rend a Reahu aucun culte et, dans la conscience
du peuple cambodgien, il est un monstre dont on aime a rire,
II est au frontispice des temples, comme s'y trouve souvent
Noreay, avec ses quatre bras, et 1'elephant a trois tetes,
Ayravan, mais cette decoration n'a point un caractere reli-
gieux bien determine. Tout ce qu'on sait de Reahuor, c'est
qu'il est le « saisisseur » du soleil et de la lune, le monstre qui
produit les eclipses, et c'est presque tout. II est probable
qu'on savait autrefois davantage de lui, mais cela s'est perdu,
cela a disparu de la memoire du peuple avec beaucoup
d'autres legendes, avec beaucoup d'autres recits brahma-
niques.
Gependant, je dois noter que la retraite que les jeunes
filles observent a l'epoque de leur nubilite, — et pendant
laquelle elles ne peuvent apercevoir un homme ni se montrer
a lui, recevoir ni les rayons du soleil ni ceux de la lune, —
peut etre rompue pendant les eclipses de soleil et de lune, et
que les femmes enceintes invoquent Reahu quand il saisit le
soleil ou la lune et lui demandent un bon accouchement et
des enfants solides et vigoureux.
II y a encore une autre lecon concernant Reahu et les
eclipses. J'aurais tort de ne pas la noter ici, car elle montre
l'effort qu'on a fait pour rejeter la fable brahmanique.
Reahu et Ket sont les freres plus jeunes du soleil, de la
lune et des cinq planetes, mais ils sont d'une laideur sans
pareille, qui fait peur. Ils sont grands voyageurs et vont isole-
ment parce qu'ils ont honte de leur laideur. Cependant, de
temps en temps, ils rencontrent le soleil de la lune; leur joie
est si grande qu'ils se jettent sur leur frere pour l'embrasser,
mais l'astre est tellement effraye par leur laideur qu'il
s'adresse au Buddha et le prie d'ordonner au monstre de se
retirer. Le Buddha intervient et Reahu se retire honteux.
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96
cosmoc.o'nie buddhique
Ce sont ses embrassements joyeux qui causent les
eclipses'.
1 A ces trois lecons buddhiques que j'ai trouvees au Cambodge, les Tibe-
tains en ont ajoute une autre. C'est la version brahmanique; mais Vichnuest
remplace par Vodjrapani, le plus grand protecteur des bommes contre les
demons. Realm est coupe en deux par Vodjrapani, qui l'a poursuivi et qui
l'a atteint grace aux denonciations plus ou inoins franches de la lune et du
soleil, mais les Uuddhas se reunissent pour juger Vodjrapani, qui n'a point
veille sur la liqueur de la vie et le condamnent a boire l'urine que Keabu a
epancliee dans le vase qui la contenait. Vodjrapani la boit et son beau teint
(lore devient noir. C'est pour cette raison qu'il est devenu le protecteur des
bommes contre les demons qu'il bait. Ouant a Iiealiu, devenu immortel, de
ses blessures sont tombees des gouttes de la liqueur de vie et ce sont ces
gouttes qui out donne naissance aux. plantes medicinales; les Buddlias Font
condanine a Stre un monstre horrible: une queue de dragon remplace ses
jambes; ses blessures les plus grandes deviennent des gorges enornies et les
plus petites lurent changees en yeux.
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V
LES PARADIS
v Les paradis sont certainement situes au-dessus du
monde des homines et les uns au-dessus des autres. Le pre-
mier est situe au sommet du mont Youkonthor et fait le tour
du mont Meru ; le second est situe au sommet du montMeru,
et les vingt-quatre autres sont au-dessus les uns des autres,
toujours plus haut dans l'espace. Au-dessus d'eux tous, il y a
le Nippean'. » Telle est la note a peu pres textuelle que me
fait remettre un religieux.
Je consulte un autre religieux; c'est le chef du monastere
de Kompong-thom; c'est un homme religieux, dans les ordres
depuis vingt-deux ans, mais un ignorant; cependant comme
il est curieux d'avoir dans son monastere les livres les plus
indispensables a l'education des jeunes gens qui entrent en
religion, il a lu et assez bien retenu. Voici sa response :
« II y a trois categories de paradis : la premiere categorie
compte six paradis, ce sont les tevoda lauki, c'est-a-dire les
sejours habites par les bienheureux qui ont des desirs et des
passions comme les homines; la seconde categorie compte
seize paradis, ce sont les rupea profunda lauk3, c'est-a-dire
les sejours des prohm * qui ont encore quelques-unes des
« formes » ou elements materiels de l'etre humain; la troi-
sieme categorie compte quatre paradis, ce sont les ariipea
1  Nirvana, du pali nibbdna.
2  En pali devaloka.
3  En pali rupabrahmaloka.
4  Brahmas.
7
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Nirvana
4 Arupa -Proh m
tZZZZZZZZZZZZZZl,
ezzzzzzzzzzzzza /_ es Sparadis du 5? Chean.
BZZZZZZZZZZZZZZZZZ&
OZZ2ZZZZZZZZZZZZZZZ22L
J
■>.■•
Co
-§> <
to
J
3
mj Les 2 paradis du 4-'Chean
Les 3paradis du 3- Chean
* \Les Sparad/s du 2-'Chean.
Les 3parad/s du l-'C/war,
4parad/s aeriens
des Te'vodahs.
A
A
Mont Msru.
Mont Yukhontor.
A,  Le paradis de M'aha ReacK.
B.    »         ii d'lndra.
Les vingt-six Paradis
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98                               COSMOGONIE BUDDHIQUE
prohmea lauk1, c'est-a-dire les sejours des mdha grohm* ou
grands brahmas qui sont des sans formes, des purs esprits.....
Le premier des tevoda lauk est situe sur le sommet du mont
Youkonthor, c'est le paradis des quatre grands gardiens du
monde des hommes; le second est situe sur le sommet du
mont Meru, c'est le paradis de Preas Eyntrea3; le plus eleve
des artipea prohmea lauk se perd dans l'espace infini et
confine au sejour maintenant habite par le Preas \
Neuf notes que je consulte encore et qui me viennent de
religieux devenus achar'', me repetent a peu pres la meme
chose. L'une d'elles me donne une liste de ces paradis qui
parait avoir ete copiee dans le Trey-Phum; la voici completee
d'apres ce livre que j'ai sous les yeux.
Les Tevoda lauk. — 1° le Chado mdha reachiha phAm", le
monde des quatre grands rois ou mdha reachea'' des tevodas
charges de garder et de surveiller le monde des hommes; il
est situe au sommet du mont Youkonthor, a 42.000 yuch au-
dessus de notre monde; il comprend quatre royaumes situes
chacun a l'un des quatre points cardinaux; celui de Test a
pour chef Preas bat Tossarot", qui commande aux Khandas";
celui du sud a pour chef Preas bat Virula1", qui commande
aux geants Kampeant" ; celui de l'ouest a pour chef Preas bat
Virulapak", qui commande aux Kruth etauxNeakea13; celui
du nord a pour chef Preas bat Kovero qui porte aussi le nom
de Peysrap14 et qui commando aux Yeak K'.
1  En pftli arupabrakmaloka.
2  En pali mahdbrahtna.
•  Indra.
4  Du pali paro, eminent; designe le Buddha.
5  Du pali aceharya, professeur lihre, lettre.
•  En pali cdtummahdrajikaloka (on bliumt).
'
En pali mahdrdja, grands rois.
8 En pali Dhataratthc.
•  En pali Grandharvas.
10  En pali Virulho ou Viruchak.
11  Du pali Gambandas.
,2 En pali Virupakkho.
13  Du pali garuda et naga.
14  En pali Kuvera ou Vaicravana.
13 Du pali Yakkha.
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99
LES PARADIS
2° Le Trey-Troeng ou Teva tcengsa phiim\ le monde des
trente-trois tevodas, qui est le paradis dont Preas Eynt* est le
chef. II est situe sur le sommet du mont Mem, par conse-
quent a 42.000 yuch au-dessus du precedent paradis, et
a 82.000 yuch du monde des hommes, au dela des constella-
tions que parcourent le soleil et la lune. Le Trey-Phdm
donne une longue description de ce paradis d'Indra, ou tout
est joie, plaisir et jouissance; les jardins y sont aussi nom-
breux que les bassins ou vont jouer et se baigner les baya-
deres celestes et les musiciennes; mais cette page curieuse,
que tous les peuples buddhistes connaissent bien, quoique
extraite des livres saints, amplifiee peut-etre par les littera-
teurs cambodgiens, parait etre plutot la conception d'un
religieux brahmanique que celle d'un disciple du Buddha.
3° Le Yeama tevoda phum3 est situe a 84.000 yuch au-dessus
du Trey-Troeng; c'est le paradis de Yeama qu'il ne faut pas
confondre avec Yeama, le juge d'enfer.
4° Le Doscela tevoda phum'' est situe a 1(58.000 yuch au-
dessus du paradis precedent; c'est le paradis de Santosoettevea
reach % le chef des bienheureux de ce monde des tevodas.
C'est de ce paradis que viendra se reincarner celui qui doit
etre sear Metrey", le futur et cinquieme buddha de notre
kalpa; c'est aussi le sejour que Maha-Mayea-thevi', la mere
du Preas, habite depuis sa mort.
5° Le Nimin ncaradey tevoda phum" est situe a 336.000 yuch
au-dessus du precedent.
6° Le Paranimithea veasavatdey tevoda phum* est situe
a 672.000 yuch plus haut.
Ges six paradis ou tevoda lokas, sont aussi nommes les
chha kammea pheachar phtlm10, les six mondes des desirs ou.
1  Du pali Tdvatimsadevaloka, du Sanscrit tritrmsatbkumi.
2  Du pali Indra; en pali Sakka.
3  En pali YamadevaAoka.
4  En pali Tusita.
'■' En pali santusitadevardja.
8 Melray.
' Mahdmayadevl.
8  En pali Niminaratidevaloka.
9  En pali daranimittavassavatlidevaloka.
10  En pali chakamdvaccaradevaloka.
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100                             COSMOGONIE BUDDHIQUE
des passions. lis forment le groupe des paradis inferieurs,
ceux ou les bienheureux ont les desirs, les gouts et les plai-
sirs des habitants de notre monde.
Les Rupea prohmea lauk. — 1° Le Parasachhea prohmea
phum
dont la hauteur au-dessus du plus eleve des devalokas
ne peut etre dite, tant la distance qui les separe est immense1;
— 2° Le Prohmea borohoetta phdm, qui est separe du dernier
paradis par une distance moitie plus grande encore ; — 3° Le
Mdha prohmea phum % ou sejour des grands brahmas. Ces
trois paradis inferieurs des rupa brahmas sont ceux que les
saints du premier degre peuvent atteindre; ils forment un
groupe dans le deuxieme groupe des paradis.
4° Le Prohmea parittaphea phum, le monde de la lumiere
de Brahma; — 5° Le Prohmea apphamanaphea phum, le
monde de la grande lumiere de Brahma; — 6° Le Prohmea
Aphassara phum3,
le monde de la splendeur brillante de
Brahma. Ces trois paradis des rupa brahmas sont ceux que
les saints du second degre peuvent atteindre; ils forment un
deuxieme sous-groupe dans le groupe des seize Prohmea lauk.
7° Le Prohmea pariltasaphea phum, le monde des-
brahmas de la petite purete; — 8° Le Prohmea apphamana
sophea phiim,
le monde des brahmas a la purete sans mesure;
—   9° Le Prohmea sophea hhoma phum'' le monde des
brahmas a la purete parfaite. Ces trois paradis des rupa
brahmas sont ceux que les saints du troisieme degre peuvent
atteindre; ils forment un troisieme sous-groupe dans le
groupe des seize Prohmea lauk.
10° Le Prohmea vehapala phum, le monde des brahmas
1  Une note que je trouve dans mes cartons et qui provient tie l'achar Mao,
(lit : La distance qui separe le monde eleve des Brahmas loka du plus eleve
des deva lokas, est double de celle qui separe les deux plus eleves des deva
lokas. La distance qui separe un paradis d'un autre est toujours double de la
distance qui separe ce paradis du precedent. Dans ce cas, cette distance
immense serait de 1.314.000 yflch.
2  En pali Mahdbvahmalolca.
3  En pali brahmdparittabhadevaloka, brahm&appamdewloka, brahmd-
dphassaradevaloka.
* En pali brahmaparittd bhadevaloka, — brahmd ppamdnasnbbhadeva-
loka. — Bramasubbhakhurnadevaloka.
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■LES PARADIS                                       101
dont le fruit est developpe; — 11° Le Prohmea Assanasatta
phiim1,
le monde des brahmas dont la nature est d'etre
a-conscients. Ges deux paradis des rupa brahmas sont ceux
que les saints du quatrieme degre peuvent atteindre; ils
torment un quatrieme sous-groupe dans le groupe des seize
Prohmea lauk.
12° Le Prohmea aviha phiim, le monde des brahmas sans
pensee; — 13° Le Prohmea attopa phfim, le monde des
brahmas sans chagrins; 14° Le Prohmea sutassa phiim, le
monde des brahmas a la basse vue; — 15° Le Prohmea
suthassay phiim,
le monde des brahmas a la belle prestance ;
— 16° Le Prohrnda akkanithea phumi, le monde des brahmas
qui ont epuise la richesse de la forme. Ges cinq derniers
paradis des rupa brahmas sont ceux que les saints du cin-
quieme degre peuvent atteindre; ils torment le cinquieme
sous-groupe dans le groupe des seize Prohmea lauk.
Les Arupea prohmea lauk. — 1° L' Akasannanhchayeatana
phiim,
le monde du vide; 2° le Vinheannanhchayeatana
phiim,
le monde de la connaissance; 3° VAkenhchayeatana
phiim,
le monde ou il n'y a rien; 4° le Niveasanhnhanea
sanhnhayeatana phiim3,
le monde ou il n'y a ni meditation
ni absence de meditation.
Les vingt-six paradis forment trois groupes, si on les envi-
sage au point de vue de l'etat d'etre materiel des bienheureux
qu'ils renferment, et sept groupes si on les envisage au point
de vue des degres de perfection que ces bienheureux ont
atteint sur la terre et dont ils ont la recompense. Ils sont
places les uns au-dessus des autres et la distance, qui separe
un paradis de celui qui lui est superieur, est toujours le
double de celle qui separe ce paradis de celui qui lui est infe-
rieur. Mais, sur ce point, les Cambodgiens ne sont pas d'ac-
cord; les uns adoptent la progression ci-dessus, d'autres pre-
1 En pali bralimavehappalddevaloka. — Brahma assasanultddevaloka.
- En pali brahmd dvihddevaloka, — brahmd attapddevaloha, — brahmd-
suddssadevaloka,
— Brahmdsudassidevaloka, — Brahmdkhanithddevaloka.
3 En pali Akdsdnancayatanam, — Vihnanancayalanam, — Akincahhdya-
tanam, nivasanndyatanam.
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102
COSMOGONIE HUDDHIQUE
tendent qu'elle est vraie pour les six deva lokas entre eux,
pour les seize brahma lokas entre eux, et pour les quatre
maha brahma lokas entre eux, mais que la distance qui
separe le plus eleve des deva lokas du moins eleve des
brahma lokas et que la distance qui separe le plus eleve des
brama lokas du moins eleve des maha brama lokas est qua-
druple; d'autres encore, qui paraissent soutenir l'opinion du
Trey-Phtim, enseignent qu'on ne peut evaluer la distance qui
separe les paradis les uns des autres au dela du plus eleve
des deva lokas et qu'on ne sait rien sur cette distance.
La duree de la vie dans ces vingt-six paradis est d'autant
plus grande que les paradis sont plus eleves. Elle est comptee
en annees divines beaucoup plus longucs que les annees
humaines et qui sont, elles aussi, d'autant plus longues que
les paradis sont plus eleves. 11 s'ensuit qu'on arrive a des
durees de vie qui ne peuvent plus guere tomber sous nos
sens; au dela des deva lokas, il ne faut plus compter qu'en
annees divines. Ainsi, les six deva lokas ont des jours qui
durent 50, iOO, 200, 400, 800, 1.600 annees humaines et la
duree de la vie y est de 500, 1.000, 2.000, 4.000, 8.000 et 16.000
annees divines; il s'ensuit que la duree de la vie des bienheu-
reux est de 9, 36, 144, 576, 2.304, 9.216 millions d'annees
humaines.
La duree de la vie dans les seize paradis des brahmas est,
en annees divines, 21.000, 32.000, 64.000 ou 1 kalpa, 2, 4, 8, 16,
32, 64, 500, 1.000, 2.000, 4.C00, 8.000 et 16.000 kalpas.
Si on cherche a ramener les annees divines que vivent les
bienheureux dans les paradis des brahmas et des maha
brahmas a des annees humaines, en se conformant au sys-
teme adopte par les deva lokas, on arrive a des nombres
d'annees inchiffrables. C'est presque l'eternite et, pourtant,
ce n'est pas elle, car les purs esprits eux-memes du plus eleve
des arupa brahmas verront finir leur vie de bienheureux et
atteindront le Nirvana, qui est la condition supreme imme-
diatement au-dessus de leur paradis.
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IV
LES NOROK OU ENFERS
Maintenant que nous savons ce que sont les mondes situes
au-dessus de la terre, voyons quels sont ceux situes au-des-
sous. Ces derniers sont les norok, en pali naraya, en Sans-
crit naraka. Nous avons traduit, mais a tort, ce mot par
« enfer » ; il signifle «lieu de souffrances » et ne peut etre exac-
tement traduit que par le mot «purgatoire». Aucun des
damnes qui s'y trouvent n'y est pour toute l'eternite. « On ne
renait $n ces lieux de souffrances, me dit un religieux, que
pour y expier ses fautes; quand on les a expiees par des souf-
frances qui sont inimaginables, on renait soit dans notre
monde pour y recoramencer une vie nouvelle dans un etat
merite par les actes de Fexistence anterieure, soit dans le
monde des bienheureux pour y epuiser les merites qu'on
a autrefois acquis et que les peches commis n'ont pas eteints.»
Done, les norok ne sont pas des enfers, mais des purgatoires
ou les damnes vont se purger de leurs fautes.
I. — 11 y a huit mdha norok ou grands purgatoires; ce.
sont: 1° le Sanhchipa norok; — 2° le Kalasotta norok; — 3° le
Sangkeata norok; — 4° le Rorophea norok; — 5° le Mdha-
rorop norok;
— 6° le Dap (ou Rutamphena) norok; — 7° le
Mdhadap norok;— 8° et VAvichey norok1. Ces noms sont
terribles, car ils invoquent d'un mot les souffrances horribles
1 En pali Sanjiva, Kalasutta, Sanghata, Roruvo, Mahdroruvo, Tdpana,
Patdpana
et Aviu.
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104                                 COSMOGONIE BUDDHIQUE
qu'on endure dans ces lieux de misere : souffrir des souf-
frances qui tuent sans mourir, scier le long d'un fil noir,
taerie, oris
de souffrance, grands ci'is de souffrance, brulant,
tres brillant, sans reldchc.
Tous ces norok sont places les uns au-dessous des autres;
le moins eloigne de nous est le Sanhchipa, qui est aussi le
moins terrible; le plus eloigne est l'Avichey norok ou les
souffrances sont indescriptibles.
La duree de la vie dans ces norok est d'autant plus longue
que les norok sont plus eloignes du monde des hommes; elle
est comptee en annees infernales et, par un systeme qui rap-
pelle, sans le copier, celui adopte pour les annees divines, les
jours qui composent ces annees infernales comptent d'autant
plus d'annees humaines que le norok est plus cruel et plus bas
dans la serie. Je dis, sans copier « le systeme employe pour
1'evaluation des annees divines » parce que les jours infernaux
sont extraordinairement plus longs que les jours divins aux-
quels ils paraissent correspondre. Ainsi, un jour infernal
dans les huit grands enters equivaut a 9, 36, 144, 576, 2.304,
9.216 et 36.864 millions d'annees humaines; or, comme les
annees infernales que les damnes doivent vivre dans ces
enters sont au nombre de 500,1.000, 2.000, 4.000, 8.000,16.000,
32.000 et 64.000, il s'ensuit que la duree de la vie dans les
norok est 1.620, 12.960, 103.080, 8.294.400, 66.355.200,
530.841.600 et 4.246.733.280 milliards d'annees humaines. Un
religieux qui a essaye de faire ces calculs pour moi et qui n'a
pu y parvenir me dit: «I1 n'y a plus de chiffres pour indiquer
la duree de la vie dans les norok; mon esprit se perdait et je
demeurais sans pensees.C.a fait trembler des quatre membres
et fremir de tous les poils'».
II. — Ces huit grands norok sont carres et enfermes
dans des murailles de fer qui sont hautes et epaisses de
8.000 brasses et qui mesurent 80.000 yuch de cote.
Chacun de ces huit grands norok a quatre portes, une a
chacun des quatre points cardinaux, et, sur chacun de leurs
1 C'est-a-dire « ca fait trembler et ca donne la chair de poule ».
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LES ENFERS                                       105
quatre cotes, il y a quatre petits norok qui sont leurs depen-
dances. Cela fait seize petits norok pour un grand norok et,
au total, cent vingt-huit petits enfers.
Pour ces cent vingt-huit petits norok, collectivement dits
usotta norok, il n'y a que seize noms qui se reproduisent a
chacun des huit etages du monde de la souffrance. «Ce qui
distingue un petit norok d'un autre petit norok du meme
nom, mais appartenant a un maha norok different, c'est, me
dit un religieux, peut-etre la souffrance qui y est plus
ou moins grande, mais assurement le nombre des annees que
les damnes doivent y vivre».
Ces seize petits enfers sont : 1* le Vitoni norok; — 2° le
Sonak norok; — 3° le Sorcheates norok; — 4° VAngkearasa
norok;
— 5° le Lohan norok; — 6°'; — 7° le Thasappalas
norok;
— 8° le Satsahakaa norok: — 9° le Pileak norok,
—   10° le Borannaminna norok; — 11° le Lohat boppeach
norok;
— 12° le Lahaphissa norok; — 13° le Sottapea norok;
—   14° 1'' Avaserea norok; — 15° le Lohasempheadi norok;
—  16° le Mikchathitthik norok.
De ce que chacun des huit grands norok possede seize
petits norok portant ces noms, il suit qu'on peut dire, par
exemple : le Vitoni du Sanhchipa, le Vitoni de l'Avichey,
le Sonak du Sanhchipa et le Sonak de l'Avichey, parce que
chacun des huit grands enfers a son Vitoni, son Sonak, son
Sorcheates, etc.
III. — Le Trey-Phum enseigne que chacun des grands
norok est un carre exactement oriente, dont chaque cote
mesure 80.000 yuch8 d'etendue; que chacun d'eux est enferme
dans une enceinte en fer haute de 8.000 brasses3 et epaisse de
8 yuch4, mais percee de quatre portes regardant les points
cardinaux.
II enseigne encore que les seize petits norok sont sur le
' .le ii'ai pu trouver nulle part le nom de ce petit enfer qui manque dans
tous les manuscrits du Trey-Phum que j'ai eus sous les yeux et dans celui de
la Bibliotheque Rationale.
2  Quatre-vingt mille yojanas, ou 1.088.000 kilometres.
3  Un yuch ou yojana, 13 kilm. 600.
4  Gent huit kilometres 800 metres.
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106
COSMOGONIE BUllDHIorE
meme plan que le grand norok dont ils dependent et places a
raison de quatre petits norok par face d'un grand. Si j'en
crois une peinture que m'a montree un religieux sur le mur
d'une pagode de la province de Kdmpong-Svay, voici quel
serait le plan d'un etage des norok. Celui qui me fut montre
etait I'Avichey norok et ses dependances, le plus redoute et
le plus connu.
Un formulaire d'invocations qu'un achar m'a montre dif'fere
de ce plan en ce que I'Avichey norok n'y est plus indique
comme un grand enfer, mais comme le nom collectif des seize
petits enfers qui le composent. Voici cette figure page 107.
La plupart des religieux que j'ai consultes sur ces deux
figures, ou plans de I'Avichey, declarent que la premiere est
seule conforme aux satras. Ils ont raison, mais un savant chef
de monastere est d'un avis different: « Je sais bien, dit-il, que
les textes disent que chacun des grands enfers a quatre faces
et quatre petits enfers sur chacune de ses faces. Je sais bien
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107
LES ENFERS
que le Trey-Phdm que vous me citez le dit aussi, mais si le
Trej'-Phum indique quels sont les supplices qu'on endure
dans les seize petits norok1 et quelles sont les fautes que ces
petits norok punissent, il ne dit pas quels sont les supplices
qu'on endure dans les grands norok, alors qu'il y a des textes
qui indiquent les fautes que ces grands norok sont destines a
punir. G'est done que les grands norok n'existent pas, qu'il
n'y a que des petits norok, mais que chaque etage de seize
petits norok forme un grand norok qu'on designe par un nom
particulier. » En d'autres termes, il n'y aurait pas un grand
norok et seize petits norok par etage, mais un grand norok
compose de seize petits norok.
1 Le Trey-Phum donne en effet line longue description des supplices
qu'on endure dans les petits norok et nomme pour cbacim d'eux les fautes
ou les crimes qui y conduisent et qu'on expie, mais je ne puis les donner ici
sans trop allonger ce chapitre. Un cheadak cambodgien, ou jdtaka du Buddha,
le Pre'as Nimitare'ach, que je publierai quelque jour, donne le recit d'un
voyage fait par ce roi an sejour des damnes et au sejour des bienheureux.
On y trouve la description des supplices et la nomenclature des fautes que
ces supplices punissent. Kn outre, tous les satras ne sont pas d'accord avec
le Trey-Phum et ce jataka; beaucoup donnent une liste des peches corres-
pondant aux norok, qui sont loin d'etre identiques. Les curieux pourront
lire avec fruit L'Enfer Indien, de M. Leon Keek et ma traduction du Trey-Phum,
quand je l'aurai publiee.
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108
COSMOGONIE RUDDHIQUE
IV.  — Quoi qu'il en soit de ces deux opinions, il est admis
par tout le monde que la distance qui separe les etages des
norok est beaucoup moins grande que celle qui separe les
paradis. Laraison, c'estque laterre est reputee n'avoir qu'une
epaisseur de 240.000 yuch, alors que l'espace est dit infini. Je
n'ai pu savoir quelles sont ces distances, mais on s'accorde a
enseigner que le moins eloigne des norok est a 16 yuch au-
dessous du mont Meru, c'est-a-dire a 100 yiich de la surface de
la terre et que PAvichey est a 16 yuch de l'eau qui supporte la
terre. II s'ensuit que les norok seraient etages au sein de la
terre et que ces huit etages prendraient 124.000 yuch en hau-
teur. On enseigne encore que la distance qui separe les etages
croit d'autant plus que les plus grands enters sont plus eloignes
de la surface de la terre. Quelle est cette progression? c'est ce
qu'on n'a pu me dire.
V.  — En outre de ces huit grands et de ses cent-vingt-huit
petits norok, les Cambodgiens reconnaissent un autre grand
norok; c'est, disent-ils, le Laukantarik pret norok, le norok
des Pret ou ombres1. Les Singhalais ne lui donnent pas le
nom de narayo ou narako, mais, comme les Cambodgiens et
les autres lndo-Chinois, ils le considerent comme un lieu de
souffrances affecte aux pretas; a ce point de vue, il est bien un
purgatoire. Gependant les pretas qui l'habitent sont loin d'y
etre donnes comme des ombres par les Cambodgiens ; le
Trer-Phum et deux notes, qui m'ont ete remises aux deux
extremites du Cambodge, les representent avec des corps
d'une maigreur extreme, des jambes et des bras tres longs et
armes de griffes. Ils s'accrochent aux rives de leur norok et y
demeurent suspendus la tete en bas, s'y trainent, se battent,
cherohent a s'entre-devorer, et tombent au fond dans l'eau
glacee sur laquelle flotte notre chakralaveal.
Une note provenant d'un ascete de la province de Phnom-
Srouk, me donne la description suivante de ce norok. 11 est
situe entre les trois chakralaveal qui se touchent comme trois
marmites qu'on a rapprochees. Le fond est l'eau sur laquelle
1 Du sanscrit preta, du pali peta. Voyez plus loin, chapitre iv.
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LES ENPERS                                        109
flotte notre terre et les deux terres voisines. Sa profondeur
est celle du mont Kompeng-Chakralaveal plus l'epaisseur de
la terre, c'est-a-dire 322.000 yuch *. G'est le royaume du froid,
du silence absolu et de l'obscurite complete. Pourquoi? Parce
que le soleil, la lune et les etoiles ne sont pas assez hauts dans
le ciel pour pouvoir envoyer leurs rayons par-dessus le mont
Kompeng-Chakralaveal derriere lequel se trouve le norok des
Pretas; alors comme ce royaume n'a jamais ete ni chauffe, ni
eclaire par les rayons du soleil, de la lune et des etoiles, il
s'ensuit qu'il fait absolument froid et que l'obscurite y est
complete. Les seuls pret qui sont les ombres, les fantomes,
les monstres y souffrent sans cesse, mais, me ditun religieux,
leurs souffrances, qui ne cessent point jusqu'a la fin de leur
vie de pret, peuvent etre accompagnees de certaines jouis-
sances que les habitants des norok ne peuvent eprouver, car
ils vivent parmi les hommes et peuvent, sans avoir aucun
motif personnel de se rejouir, se rejouir avec eux et a cause
d'eux. Les animaux sont des etres qui expient mais qui ne
souffrent pas comme les damnes, qui vivent d'une vie sans
intelligence, d'instinct, mais qui jouissent de certains plaisirs.
Les hommes qu'on voit sur la terre y ont la condition qu'ils
ont meritee; ceux qui y sont malades, malheureux, esclaves,
laids, ont merite d'etre cela et expient; ceux qui sont rois et
parfaits, ont merite cette condition par leur vie anterieure,
mais s'ils sont encore hommes c'est qu'ils ont encore quelque
chose a expier, pas assez de merites acquis, trop d'amour
pour la terre, pour pouvoir la quitter et monter au Nirvana, le
plus eleve des paradis et le plus beau.
1 Quatre-vingt deux mille yuch (hauteur du mont) + 24.000 yuch (epaisseur
de la terre) = 322.000 yuch ou 4.379.000 kilometres.
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VII
DESTRUCTION DE LA TERRE, SA RECONSTITUTION
La duree de la terre et de tout le systeme planetaire et
stellaire dont elle est la cause, celle des enters qu'elle contient
etdes onzeparadis inferieurs qui la continuent dans l'espace,
est subordonnee a la conduite, a la moralite des habitants
qu'elle porte. Si elle dure encore, c'est que le bien chez les
hommes l'emporte sur le mal. Quand sur la terre tout est
beau et quand les hommes y sont heureux, c'est que les
vertueux et les justes y sont en tres grand nombre; quand
l'homme y est malheureux et pauvre, quand la terre ne
produit plus avec abondance, exige beaucoup de travail, c'est
que les hommes sont corrompus. Quand ils seront tout a fait
mauvais, la terre qu'ils travailleront ne produira presque
rien, les pluies seront plus rares, les secheresses sterilisantes
plus frequentes; leur mechancete croitra encore, et la fin de
notre monde sera d'autant plus proche que leur indifference
pour les choses sacrees sera plus grande.
Cette fin du monde, cette destruction de la terre s'etend a
trois chakralaveal a la fois', ici ou la et dans le nombre infini
1 Cette opinion n'est pas admise par tous les religieux ; beaucoup pensent
que les trois chakralaveal qui forment une triade cosmique ne sont pas soli-
daires entre eux et que pour I'un la periode de vie peut etre plus longue quo
pour les autres. lis donnent pour raison que les hommes qui habitent les
trois chakralaveal voisins ne peuvent (Hre rendus solidaires les uns des autres,
puisqu'il n'y a aucune relation possible entre eux, que, par consequent, ils
marchent plus ou moins vite, sur la voie qui les conduit a la destruction du
monde auquel ils appartiennent. Les autres objectent que la destruction et la
reconstitution des niondes doivent se faire par triade, paree que, s'il en etait
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DESTRUCTION DE LA TERRE, SA RECONSTITUTION            111
des triades de chakralaveal, il y a toujours de nonibreux
mondes en voie de destruction et de reconstitution.
La destruction des mondes s'accomplit de trois manieres,
par I'eau, par le vent ou par le feu.
La destruction par I'eau c'est la destruction par un deluge
si complet et d'une duree si grande, que la terre meule et les
rocs qui la portent sont dissous par I'eau comme le sel par I'eau
de pluie, avec tous les norok et les onze paradis inferieurs.
Quand I'eau a englouti le cinquieme des rupa brahma lokas,
la periode de destruction est ecoulee, et, du monde qui expie,
il ne reste plus que les onze paradis superieurs des rupa
brahmas, les quatre paradis des arupa brahmas etlesdamnes
qu'un vent a, sans qu'ils en aient eu conscience, transported
dans un norok dependant d'un autre chakralaveal. Alors un
vent s'eleve, souffle sur les eauxet la periode de reconstitution
commence, aussi longue que la periode de destruction. Les
eaux s'evaporent, la terre reparait et les rupa brahmas viennent
la repeupler comme il sera dit plus loin.
La destruction par le vent est plus terrible ; d'abord, c'est
un petit vent qui souffle, puis un plus grand, puis un plus
grand encore, puis un vent de tempete qui augmente de
violence a chaque instant et qui dure des milliers et des
milliers d'annees. Les eaux sont evaporees, les fleuves et les
mers sont desseches, les sables sont emportes par des trombes
de vent toujours plus nombreuses et plus fortes, les terres
compactes sont arrachees et reduites a leur tour, les rocs
enorines qui portent la terre meule et les minerals lourds
sont souleves, roules les uns sur les autres, brises, broyes,
reduits en poudre aussi fine que les grains de la farine, puis
emportes par des tourbillons epouvantables qui font tout
disparaitre. Le soleil, la lune et les etoiles sont jetes les uns
sur les autres, sont broyes, puis tout s'effrite dans les vents,
se resorbe dans l'air, s'aneantit dans l'espace. Quand le
autrement, la triade ne serait jamais au complet, qu'il y aurait toujours un
chakralaveal en etat de destruction et un chakralaveal en etat de reconstitu-
tion ; par suite le norok des pr<3t, le Laukantarik, qui est le sejour de la nuit
profonde, du silence absolu et du froid intense, ne pourrait pas exisler tel
qu'il nous est decril puisque, lorsque le feu, le vent ou I'eau detruit un
inonde, il detruit le mont qui le separe du Laukantarik.
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112
COSMOGONIE BUDDHIQUE
cinquieme des paradis des rupa brahmas est detruit, la
periode de destruction par le vent est achevee ; le vent cesse
de souffler, la pluie commence a tomber et la periode de
reconstitution commence. Puis, apres des milliers et des
milliers d'annees, une ecume parait sur les eaux ; cette ecume
durcit avec le temps et c'est la terre ; le chakralaveal detruit
est reconstitue et les prohm viennent le repeupler comme il
sera dit plus loin.
Sur soixante-quatre destructions qui formentune immense
periode de temps, la terre a ete detruite sept fois par l'eau,
une fois par le vent et cinquante-six fois par le feu. C'est pour
cette raison qu'il a ete dit : « Le feu a detruit le monde un
grand nombre de fois, l'eau l'a inonde plusieurs fois, mais le
vent ne l'a detruit qu'une fois. »
La derniere destruction a eu lieu par le feu. C'est celle-la
que les livres sacres racontent.
II. — En ce temps-la, avant la derniere destruction, sur
toute la terre, les homines et les femmes s'accouplaient comme
font les chiens, les chats, les poules, les canards, les chevaux,
les elephants et tous les autres animaux, et ils s'entre-tuaient
afin de satisfaire leurs mauvaises passions. On ne voyait plus,
me dit un religieux, que gens armes qui s'entrecherchaient
pour se tuer et qui se chassaient les uns les autres comme s'ils
avaient ete du gibier; que gens qui vivaient dans un etat de
promiscuite absolue et qui s'accouplaient avec la premiere
femme venue, sans s'inquieter de son age, sans tenir compte
de la parente; le pere connaissait sa fille, le frere sa soeur,
et la mere etait pour un instant la femelle de son fils. C'etait
horrible et, dans les paradis, les tevodas qui n'osaient plus
paraitre sur la terre, pleuraient et se lamentaient.
La conduite des habitants de la terre devint si mauvaise,
leurs passions furent si violentes et leur ignorance des choses
sacrees si profonde que la nature s'en trouva pervertie ; la
pluie cessa de tomber regulierement, et les paddys ne donne-
rent plus qu'avec beaucoup de difficultes des grains qui
n'etaient pas bons.
Un long temps s'ecoula sans que les hommes songeassent
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DESTRUCTION' HE LA TERRE, SA RECONSTITUTION           ii'-i
a s'amender; alors la pluie cessa tout a fait de tomber et les
paddys qu'on cultivait dans les rizieres et dans les champs
furent (letris et brules par les rayons du soleil comme si le
l'eu y avait passe.
Quelques-uns parmi les hommes et les femmes s'amen-
derent ; ils cesserent de s'accoupler a la maniere des animaux;
ils cesserent de tiler leurs semblables et se mirent a faire
l'aumone aux pauvres, a ecouter les prieres sacrees, a respecter
leurs peres et meres, leurs professeurs.Tous ceux-la monterent
au ciel apres leur mort et habiterent le paradis de Yamea1.
Ils vecurent une vie dans ce delicieux royaume, puis ils
moururent et, apres leur mort, ils furent renaitre dans les
paradis des rupeaprofunda.
Mais la plupart des hommes et des femmes ne s'amenderent
point; ils continuerent de vivre dans un grand etat d'igno-
rance des choses sacrees, ne faisant point l'aumone aux
pauvres, ne celebrant point les grandes fetes, n'assistant
jamais aux preches des religieux ni aux lectures sacrees ; ils
continuerent de tuer et de forniquer comme les animaux.
Ceux-la, apres leur mort, tomberent dans les norok qui sont
sous le chakralaveal.
Alors comme ces derniers etaient les plus nombreux,
apres un long temps, un second soleil parut dans les cieux ;
quand l'ancien soleil se couchai t a l'ouest, le nouveau paraissait
a Test et jetait ses rayons partout comme un enorme brasier.
II fut, des lors, impossible de distinguer le jour de la nuit. En
outre, les habitants de la terre,etant toujoursexposesauxrayons
brulants que ces deux soleils leur envoyaient, souffraient de
la chaleur, se jetaient dans les bras les uns des autres et se
lamentaient. Quelques-uns se rappelerent les enseignements •
du Buddha, s'amenderent et monterent apres leur mort dans
le Trey-Troeng, qui est le deuxieme des paradis2.
Les fleuves, les rivieres, les etangs furent desseches, mais
les hommes et les habitants de la terre ne comprirent pas et
1  Le troisieme des six dcvalokas, qui est immediatement silue au-dessus
du mont Meru.
2  Le deuxieme des devalokeu, le paradis d'Indra, situe au sommet du
mont Meru.
8
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114                              COSMOGONIE BUDDHIQUE
ne s'amenderent point. Alors, un long temps s'ecoula encore,
puis un troisieme so lei 1 parut dans le ciel; le premier paraissait
la nuit, le second se levait le matin et le troisieme naissait au
milieu du jour. La chaleur augmenta si fort que les cinq
grands fleuves qui coulent sur les flancs de l'Himalaya1
furent asseches.
Un long temps s'ecoula et les homines no s'amenderent
point; ils devinrent plus mediants encore; alors un quatrieme
soleil parut dans le ciel derriere les trois autres. Les eauxdes
sept grands lacs qui sont sur l'Himalaya a s'evaporerent. Les
dragons et les crocodiles qui les habitaient moururent. Un
long temps s'ecoula encore, puis un cinquieme soleil apparut;
et les eaux des sept grandes mers 3 furent reduites a la
hauteur de un doigt.
Plus tard, un sixieme soleil apparut et lcs habitants de la
terre souffraient et pleuraient a cause de la chaleur devenue
insupportable.
Un long temps apres, un septieme soleil parut dans les
cieux. La chaleur fut terrible et les sept grands poissons
qui vivaient dans les sept mers moururent ; les habitants
de la terre moururent tous. Alors, tout s'enflamma sur
la terre ; les quatre continents et les deux millc iles
furent consumes, le mont Hembaupean et la foret qui
couvre ses flancs brulerent, et bientot du mont Knmpeng-
Chakralaveal au mont Assakan tout fut la proie des flammes.
Le mont Kompeng-Ghakralaveal lui-meme prit feu et les sept
monts circulaires du mont Meru furent emhrases.
L'incendie ne s'arreta pas la, il atteignit le mont Meru lui-
meme et le consuma; les quatre royaumes des gardiens du
monde brulerent et leurs habitants furent obliges de prendre
la fuite et de se refugier au sommet du mont Meru, dans les
paradis des Trente-Trois. Lc feu les y poursuivit et bientot le
Preas Sumero reach ne fut plus que le centre d'un immense
brasier. La terre entiere flambait; le chakralaveal brulait
jusque dans ses profondeurs. Les norok furent atteints et les
1 Voyez page 72, les noms de ces cinq grands fleuves.
- Voyez page 72, les noms des sept grands lacs.
3 Les sept mers qui separent les sept monts concentriiraes du Meru.
'
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DESTRUCTION DE LA TERRE, SA RECONSTITUTION           115
damnes, emportes par un vent special, furent transporters a
leur insu dans les norok des autres chakralaveal, pendant
que le sejour de souffrance qu'ils venaient de quitter etait
aneanti.
Les paradis des tevodas furent successivement detruits
par la flamme qui montait toujours, toujours plus haut dans
les cieux. Le Yeama phum, le Doseta phum, le Nimea nearaday
phum et le Paranimit taveasa vatey1 qui sont les quatre
mondes superieurs des tevodas furent detruits, tous les
habitants de ces paradis s'enfuirent.
Le feu monta plus haut encore et les cinq paradis des rupa
phum furent consumes. Les habitants de ces cinq paradis et
tous les tevodas qui s'y etaientrefugies s'enfuirent au paradis
des Aphassara, qui est le sixieme des paradis des rupa prohm.
lis s'y trouverent bientot si nombreux qu'ils y furent presses
comme les grains de farine de riz dans un bol.
Cette combustion du monde dura un asankhay kal, c'est-
a-dire un espace de temps qui ne peut etre represente que par
l'unite suivie de cent quarante zeros.
III. — Tout etant consume jusqu'au sixieme monde des
rupa prohm, les pluies commencerent a tomber. Toutd'abord
les gouttes furent tres fines, aussi fines que la poussiere qui
flotte dans un rayon de soleil, puis elles furent grosses comme
une graine de chou, comme un haricot, comme un jujube,
comme une mandarine, comme une noix de palmier a sucre,
comme une citrouille; elles grossirent encore et bientot elles
furent grosses comme un lionceau, comme un bufflon, comme
un petit elephant, comme une maison, comme une boule de
60 coudees de tour, de 120 coudees, de 1 yuch, de 2, de 3, ~
de 4, etc., de 10 yuch. Puis vint une epoque oil les gouttes
furent enormes; elles mesurerent successivement 100, 1.000,
10.000,100.000 yuch de circonference; ensuite elles tomberent
grosses comme le chakralaveal et comme l'eau qu'on verse
d'une grande jarre.
Alors les eaux monterent et successivement inonderent
1 Pour la reconstitution pali de ces noms voyez plus haut, page 99,
note 9.
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116
C0SM0G0NIE BUDDHIQUE
l'espace que le chakralaveal et les onze paradis inferieurs
avaient occupe. Le feu fut ainsi eteint par elles, mais alors les
prohm et les tevodas qui etaient dans le monde de 1'Apbassara,
voyant que les eaux montaient toujours, se disaient entre
eux : « L'Aphassara phum et les sejours superieurs vont-ils
etre inondes ? » La reponse suivante' leur fut faite : « i\Ton, les
eaux ne s'eleveront pas davantage, parce que les vents vont
s'elever et vont souffler sur les nuages pour les empecher de
se repandre en pluie, sur les eaux pour les calmer, pour les
evaporer et pour les soutenir. »
Cette periode des pluies dura aussi longtemps que la
periode du feu, un asankhay kal, c'est-a-dire un temps qui ne
peut etre represents que par l'unite suivie de cent quarante
zeros.
Comme les eaux cessaient de monter, le chef supreme des
maha prohm* qui s'etait eleve dans les airs, et qui planait
au-dessus des eaux, s'abaissant et s'elevant a sa volonte,
apergut un pied de lotus qui llottait au gre des vents. 11 s'en
approcba et remarqua que ce pied de lotus portait cinq fleurs
et ce fait lui enseigna que la periode de vie qui suivrait la
reconstitution de la terre verrait paraitre cinq buddhas. Ces
cinq buddhas dont quatre ont aujourd'hui deja paru et dont
le cinquieme est maintenant attendu sont: Preas Kokasonthor,
Preas Put Kaneakom, Preas Put Kasap, Preas Put Sammana
Kodom barom baupit et Preas Put sear Metrey \ Une periode
de vie terrestre qui voit paraitre cinq buddhas enseignants
est dite maha phattreakal" c'est-a-dire grande et excellente
periode.
IV. — Les quatre vents ayant commence de souffler des
quatre points cardinaux, les eaux commencerent a baisser.
Agitees en tous sens par les vents, roulees sur elles-memes
1  Vasava (Ills de Vasou) c'est-a-dire Inilra, considere comme les vents
personnilies.
2  Le texte lui donne le titre de maha Prolun tliireach, en pali maha
brahmd ddhirdja,
grand lirahma, roi supreme.
3  Du pali : Krakuchanda, Kanakamam, Kdsyapa, Samano Gdtama et Sar
Maitraya.
4  En pali mahdchadrakalpa.
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DESTRUCTION DE LA TERRE, SA RECONST1TUTION           117
comme les vagues de la mer, une ecume d'eau' toute blanche
parut sur les eaux; apres un certain temps, cette ecume
epaissit et devint pareille a de la farine detrempee dans une
grande masse d'eau, puis elle durcit et devint compacte
comme de la colle-pate faite avec de la farine de riz cuite;
apres un long temps elle durcit encore et forma un territoire
brillant" sur lequel parurent les palais du paradis des prohm
abramanua.
Les vents continuant, les eaux baisserent encore; une nou-
vclle ecume se forma, epaissit, durcit et un nouveau paradis,
celui des prohm parittaphea parut couvert de palais brillants.
Los eaux continuerent de baisser et successivement furent
ainsi crees, de l'ecume de l'eau, les paradis des maha prohm,
des prohm borohcet et des prohm parasachhea, avec leurs
palais brillants.
Au-dessous de ces cinq sejours des brahmas furent succes-
sivement reconstitues les quatre mondes des tevodas les plus
(ileves, le Paranimithea, le Niminneradey, le Dosoeta et le
Yeama, qui sont les quatre sejours les plus eleves des hien-
heureux qui ont des passions et eprouvent des desirs.
lis se reconstituerent d'eux-memes ct ceux qui les avaient
habites autrefois descendireiit de I'Aphassara ou ils s'etaient
refugies pour les repeupler. Us reparurenl avec leurs palais
luiiiineux et furcnt tout a fait semblables a ceux que I'incendie
avait do traits.
Un long temps s'ecoula encore, sans que les quatre vents
aient cesse de souffler un seul instant, et les eaux, toujours
agitees dans tous les sens, roulees comme les vagues de la mer,
produisirent une nouvelle ecume d'eau qui epaissit, durcit
comme il a ete dit plus haut. Elle se consolida davantage etle
territoire qu'elle forma fut notre terre. Le sommet du mont
Meru apparut tout d'abord, puis, les eaux continuant de
baisser, ce furent successivement les sept montagnes circu-
laires qui parurent. Le paradis d'lndra et celui des quatre
gardiens du monde furent ainsi reconstitues, le premier au
' Popux ilk.
5 Din kev.
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118
COSMOGONIE BUDDHIQUE
sommet du roi des monts, le second au sommet du mont
Youkonthor.
Puis le mont Himalaya parut a son tour, puis la grande
foret qui est a sa base, puis toutes les montagnes qui le com-
posent, puis les quatre continents, puis les deux mille petites
iles. Le mont Kompeng-Chakralaveal s'etait cree de lui-meme,
en meme temps que le mont Meru et toutes les autres mon-
tagnes, et son sommet s'elevait dans le ciel presque aussi
haut que le roi des monts qui domino toute la terre et qui
porte le Trey Trceng jusqu'au-dessus des nuages. Alors, a
mesure que se retiraient les eaux et que se formait la terre,
les sept grandes mors se formaient entre les sept grandes
ceintures du mont Meru, les sept grands lacs se creusaient
sur le mont Himalaya, les sept grands ileuves commencaient
a couler dans le Chompu thvip, et les quatre grands oceans
qui separent les quatre grands continents ct les deux mille iles
reparaissaient semblables a ce qu'ils avaient ete autrefois,
avant la destruction, a ce qu'ils sont partout, dans tous les
chakralaveal qui peuplent l'immensite do 1'espace inlini.
Cette nouvelle poriode de la reconstitution de la terre dura
egalement un asankhay kal, e'est-a-dire une immense periode
de temps qui ne peut etre figuree que par l'unite suivie de
cent quarante zeros.
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LITRE II
LES HABITANTS DE LUNIVERS
i
LES BUDDHAS ET PRATHYEKKA THORM
I. — II y a deux sortcs de buddhas : les buddhas qui ont
profite des enseignements sacres ct les buddhas qui ont
enseigne.
Les premiers sont nonibreux, et les seconds sont au
nombre de quatre seulement dans notre kalpa. Le cinquieme
et dernier est attendu; il viendra dans environ deux mille six
cent cinquante ans.
Si le buddha Siddhartha Gotama, apres avoir transmigre
un nombre inconnu de fois, avoir vecu un grand nombre
d'existences pendant lcsquelles il amassait toujours plus de
merites qu'il n'en epuisait, avait suivi les conseils que Mara
lui donnait au lendemain du jour ou, sous le pippala ', il etait
parvenu a I'etat de buddha, il n'eut pas cree une religion et*'
n'aurait ete qu'un des nombreux buddhas qui sont parvenus
ou qui sont sur le point de parvenir au Nirvana, mais qui
n'ont pas enseigne.
Le contraire a eu lieu. Le buddha Siddhartha Gotama a
repousse les conseils de Mara; ayant decouvert la boddhi,
etant parvenu a I'etat de buddha, ayant decouvert les huit
1 Finns religiosa.
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120
LES HABITANTS HE LUN1VERS
sentiers, il n'a pas voulu se sauvcr tout seul; par amour pour
tous les etres, il a voulu les enseigner tous, leur montrer la
route a suivre, et il les a enseignes ; alors il a ete un maitre,
un conducteur ile peuples, un sauveur, un samasam buddha ',
un iles quatre buddhas du passe.
Les nombreux prathyekka buddhas qui ont paru n'ont pas
ete des mattres; ils n'ont pas cree une religion; s'ils ont
sauve des etres, c'est par leur exemple ; ce n'ost pas par leur
enseignement constant, par leur parole et par leur amour
pour tous les etres. Gomme Siddhartha Gotama, ils ont vecu
un grand nombre d'existences, ils ont acquis des merites
toujours plus nombreux, toujours plus grands; mais comme
ils ne poursuivaient que leur propre salut et ne cbercbaient
pas le salut de tous les etres, leur naissancc, leur arriveo a
l'etat de buddha, leur mort, n'ont pas ete signalees par des
prodiges, et les hommes qu'ils n'ont pas enseigne n'ont garde
ni le souvenir de leur passage sur terre, ni le souvenir de
leurs noms. Us n'etaient que des pacceka buddhas, des pra-
thyekka buddhas '.
11 n'en est pas de meme du buddha Siddhartha Gotama.
dont la vie est bien connue, dont l'enseignement n'est pas
perdu, qui a aujourd'hui encore des disciples qui vivent
comme il a vecu, conformement a la regie qu'il a e'tablie. Sa
statue est dans tous les vihear, sur tous les autels et, en sou-
venir de lui, les lideles viennent bruler des cierges et prier.
II a dit que sa religion durera cinq mille annees humaines;
comme il est venu il y a environ deux mille trois cent
cinquante ans, sa religion durera encore deux mille six cent
cinquante ans. A cette epoque, les hommes ayant oublie ses
enseignements, les temples etant detruits, les religieux etant
devenus rares, les mechants etant nombreux et la terre
plongee dans l'ignorance, un cinquiemc buddha paraitra, et
ce buddha prechera une religion qui sera la religion de
Siddhartha Gotama restauree. Alors tous les hommes suivront
le maitre nouveau, et la religion qu'il aura creee durera un
grand nombre d'annees. Des milliers d'etres seront sauves,
1 Buddha universel et enseignant.
1 Buddhas pour eux seuls, buddhas indi\ iduels.
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121
LES BUDDHAS ET PRATHYEKKA THORM
cesseront de transmigrer et finiront en Nirvana. Ce nouveau
buddha est aujourd'hui boddhisattva; Siddhartha Gotama l'a
eonnu et proclame son successeur. 11 monte les echelons de
la perfection ; il croit en saintete et s'avance vers nous, plein
de merites, prospere avec son escorte de dieux qui l'admirent
et qui l'honorent. Co boddhisatva qui marche, ce buddha
futur, ce sauveur de l'avenir, c'est Mettrey, lo cinquienie
buddha enseignant.
II.  — Les prathyekka thorm ou pacceka buddhas sont done
plus grands que les tevodas, plus grands que les brahmas,
plus grands que les niaha brahmas, mais plus petits que les
buddhas. Voici bidee que les Gamhodgiens se font d'eux : ils
sont des etres d'une saintete parfaite, d'une puissance mer-
veilleuse a laquelle rien, si ce n'est la puissance merveilleuse
des buddhas, ne peut etre compare. Ils possedent toutes les
vertus, toute la Loi, toutes les facultes des buddhas, et pour-
tant ils ne sont pas comme eux entres dans le Nirvana.
Certains lettres pretendent qu'ils habitent le plus eleve des
paradis des arupa brahmas, et d'autres disent qu'ils errent a
travers le monde et qu'ils habitent les grottes d'or de la foret
de 1'Himalaya; tous s'accordent a enseigner qu'ils y vivent
lour derniere existence et qu'un jour viendra pour chacun
d'eux ou ils entreront dans le Nirvana, qui est le sejour du
calme parfait qu'ils ont merite. Ce qui les a distingues des
buddhas enseignants, c'est done qu'ils n'enseignaient point la
loi, qu'ils ne ressentaient point pour les etres l'amour profond
des buddhas; ce qui les distingue d'eux aujourd'hui, c'est
que, bien que saints parfaits, ils ne sont que des buddhas
imparfaits qui, avant d'entrer au Nirvana ou les buddhas,
parfaits penetrent immediatement apres leur mort, doivent
vivre des millions et des millions d'annees a la porte du
Sejour, dans un etat d'imparfaite perfection que mil ne peut
definir, que personnc ne peut concevoir, mais qu'ils doivent
encore parfaire.
III.  — La conscience populaire ne leur est pas favorable au
Cambodge et il n'est pas rare d'entendre les conteurs parler
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122
LES HABITANTS DE L UNIVERS
legerement des prathyekka thorm que les heros legendaires
ont rencontres dans la grande foret, des violences dont ils se
rendent coupables et de I'ainour etrange qu'ils eprouvent
pour les femmes-fleurs que produit un arbre merveilleux du
mont Himalaya et qui vivent quatre jours sans so faner. Je
ne comprends pas tres bien cette conception populaire des
prathyekka thorm injustes, debauches et violents. Jc la soup-
conne fortde n'etre au Gambodge que le produit de la confu-
sion d'un mythe aborigene et du mythe buddbique des
buddhas pour eux-mumes. Mais je ne vois pas comment cette
confusion etrange, defavorable aux saints du supreme degre,
a pu se produire, et, jusqu'a present du moins, quelle est la
fable aborigene qui a pu lui donner jour.
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II
LES BIENHEUREUX
TEVODAS, PROHM ET JIA1IA PHOIIM
I. — Les legendes buddhiques nomment souvent les dicux
brahmaniques et les montrent intervenantpresduPoutliisath
soit pour l'aider, soit pour l'eprouver et lui donner l'occasion
d'accomplir une grande et belle action, soit pour l'acclamer
ou reconnaitre sa superiorite, soit meme pour le combattre et
le detourncr de sa voie sainte. Faut-il deduire de la que le
buddhisme a conserve le pantheon des divinites antiques et,
comme le croit M. Reville', qu'oppose en principe au poly-
theisme il est en pratique et irremediablement polytbeiste?
Noil, car si le buddhisme n'a pas rejete de ses paradis tons les
personnages auxquels les brahmanes et les Hindous rendent
un culte, il les a tres habilement et tres judicieusement
depouilles de leur divinite, de leur caractere divin. Je les
retrouve au Cambodge, mais prives du culte qui leur etait
autrefois rendu, evoques encore, vaguement reveres comme
des saints, niais peu redoutes; ils ne sont plus en fait que
I'objet des superstitions populaires qui ne peuvent a aucun
titre etre confondues avec les enseignemenls religieux. Les
moins oublies de ces personnages ont d'ailleurs passe du
premier plan, qu'ils occupaient dans la doctrine brahmanique,
au second et meme au troisieme plan dans la pensee popu-
laire. Ceux qui sont passes au premier plan sont ceux dont
parlent les livres canoniques du buddhisme; ceux qu'on a le
1 Prolegomenes de I'h.islnirc des religions. Paris 1881.
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J24                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
moins oublies sont honores non plus comme des dieux, mais
comme des bienheuroux. Le mot pour les designer, teedda (en
sanscrit-p.ili deva) est reste le meme, mais, alors qu'il signifie
« dieu » dans le sens europeen du mot pour les brahmanistes,
il ne signifie plus que « bienheureux » pour les buddhistes.
Vishnu, bien connu au Gambodge sous le nom de Noreay
(narayana) et (Jiva qu'on nomme Isaur (igvara) ont, comme
Brahma (Preas Prohm), subi un certain efl'acement; la trimurti
brahmanique s'est eclipsee devant le Buddha avec tout son
personnel de divinil.es secondaireset sa trimurti femelle. Mais
tandis que Brahma, comme je l'ai demontre plus haut, s'est
abime dans un spiritualisme si pari'ait, si absolu qu'il est devenu
l'incognoscible, l'inaccessible, 1'inintervenant et l'ininvoque,'
mais tandis que Brahma est devenu la Loi supreme, Vishnu
et Civa sont passes a l'etat de mythes de plus en plus vagues
et meconnus en religion, bien que veneres encore par les
masses superstitieuses qui, sans savoir exactement ce qu'ils
sont dans la mythologie brahmanique. n'ont pas tout a fail
oublie qu'ils furent dieux au temps des Cambodgiens d'autrc-
fois, des Cambodgiens qui ont construit Angkor-thom et
Angkor-veat, Preas-Khant et Bang-Mealea. Vishnu est tres
rarement represents dans les temples buddhiques et Civa ne
s'y trouve jamais que par ses emblemes, le nandi que j'ai
trouve dans une pagode de Sambaur et le lingam que j'ai
rencontre en plusieurs endroits; encore ces representations
d'origine brahmanique, qui remontent au moins a six siecles
et qu'on ne taille plus aujourd'hui, ne sont elles quelquefois1
placees dans les temples, oil les religieux ne savent plus ce
qu'elles sont, que comme des objets curieux que la tradition
dit avoir ete reveres autrefois. Je n'ai jamais vu dans les
temples oil je les ai trouves qu'il leur fut rendu un culte, et
chaque fois que j'ai questionne les religieux a leur sujet, ils
m'ont repondu qu'on ne brulait jamais aucune baguette
odoriferante en leur honneur et qu'ils n'etaient l'objct d'aucune
salutation de la part des fideles.
' Je (lis quetquefoit parce que j'ai souvent trouve le lingam et sou hassin
gisant sur un tertre, pros des ruines qui les abrilaient autrefois, reuverses et
exposes a l'intemperie des saisons, abandonnes de tout le monde.
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LES BIENHEUREUX                                   125
Les formules d'evocation, d'imprecation, de serment, ont
seules conserve leurs noms, mais ces formules qui n'ont pas
ete modifiees par la nouvelle religion, proviennent, dans leur
forme presente, d'un passe anterieur au triomphe du bud-
dliisme au Cambodge ; elles sont les vestiges d'un rituel
abandonne dans la plupart de ses parties et des superstitions
qui enconibraient le vieux culte des brahmanes. Et d'ailleurs,
ees formules sont loin d'etre buddhiques et les religieux
savent bien qu'ils ne peuvent pas les proferer alors qu'ils sont
dans les Ordres et qu'elles ne se rencontrent pas dans les
livres sacres.
II. — Les seules divinites brahmaniques qui paraissent
avoir echappe a la desallection des masses populaires et avoir
trouve grace devant le buddhisme sont les maha prohm qui
sont des purs esprits, les prohm qui sont des quasi-purs
esprits et les tevodas qui habitent les paradis ou les passions
subsistent'. De tous eeux-la, Preas Eynt ou Preas Eyntrea
(Indra) est le mieux connu, celui qui a le mieux resiste au
temps, celui dont il est le plus souvent parle, celui dont on
trouve le plus souvent le nom dans les cheadak ou jdtakas
du Buddha. G'est le dieu du ciel etoile, celui qui decbaine la
foudre, qui lance les eclairs, qui gouverne le monde des etoiles
qui sont des palais d'or habites par des tevodas et des tevobot*
dont il est le roi supreme, Yathireach :l comme disent les
Cambodgiens. Sa cour est tres brillante et son paradis des
trente-trois dieux (dont lui) est superbe; ses bayaderes sont
d'une grande beaute et ses femmes sont celebres par leur
grace; ses serviteurs, tevodas comme lui, sont innombrables,
et tous, tevodas ou dieux, tevobot ou Ills de dieux, tep dpsdr
ou filles de l'air, deesses", sont places sous ses ordres. II est
le chef d'un des six paradis inferieurs ou les pass'ions subsis-
tent. Nous verrons tout a l'heure ce que les buddhistes, en lui
1  Arupa brahmd ou dieux sans forme, rApa brahmd ou dieux avec forme,
et deva, dieux.
2  Du pali devutu, dieu, et devapulla, Mis de dieu.
3  Du Sanscrit adhirdja, roi supreme, roi suzerain.
4  En sanscrit-pali, devl dpmras.
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12G                         LES HABITANTS DE L'uNIVERS
eoncedant tout ce qui precede, en 1'admettant comme il vient
d'etre dit, ont fait de lui et comment ils l'ont deshabille de sa
divinite pour en faire un simple chef des bienheureux, bien-
heureux lui-meme.
Les jatakas cambodgiens nous montrent souvent Indra
intervenant pres du Pouthisath, alors que celui-ci s'avaneait
lentement, d'existences en existences, vers l'etat buddhique
qui devait preceder son entree au Nirvana. II intervient avec
ses anges, par ses anges ou lui-meme, et c'ost plus, peut-etre,
a ses interventions qu'a sa presence dans le monde des
etoiles qu'il doit de ne s'etre pas eclipse comme les autres
divinites brahmaniques, d'etre demeure bien vivant dans la
croyance populaire et d'avoir conserve une certaine place
dans le pantheon buddhique des bienheureux.
Pourquoi ce deva qui, dans le monde brahmanique, occu-
pait une place de troisieme rang, a-t-il ete elioisi par les
buddhistes de preference aux autres divinites mieux placees
que lui, plus en vue, plus venerees par les peuples? Peut-etre
parce qu'il oecupait une place infime dans la croyance
ancienne orthodoxe, peut-etre aussi parce que la notion brah-
manique des temps contemporains du Buddha et de ses
disciples les plus proches, l'avait laisse plus humain, se
plaisait a le representer sous des traits plus propres a tomber
sous nos sens, a satisfaire notre imagination que les divinites
hindouesde la Triniurti brahmanique, peut-etre encore parce
qu'il etait devenu, a l'epoque du Buddha, le Bieu lo plus
venere des masses. Si les redacteurs des legendes buddhiques
se plaisent a le faire intervenir toujours, a le representer sous
les traits d'un brahmane mendiant dans le Mdha Cheadak',
sous les traits d'un voleur dans le Precis Mohosoth', sous
ceux d'un conducteur de voiture dans le Mdha Chtnolt', etc.,
c'est qu'il etait mieux compris par eux, c'est que ce que les
brabmanes ont dit de lui l'avait rendu plus apte a remplir les
roles dont ils avaient besoin, c'est qu'il etait plus pres de Ja
terre, de notre monde, c'est, en un mot, qu'il etait plus popu-
1  Mahdjdtaka, le grand jataka, le vessantara jdtaka.
2  Un jataka du Huddlia.
3  Un autre jataka du Buddha.
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LES BIENHEUREUX                                       127
laire. Le dieu du ciel visible qui commande aux nuees, tient
l'eclair, dechaine la foudre, gronde a faire trembler les
montagnes et tressaillir les mers, qui a pour serviteurs les
tevodas et les tevobot qui habitent les etoiles ou qui trainent
les planetes sur les cercles magnifiques ou ellos marchent
sans jamais s'arreter, co dieu est presque visible, alors que
les autres sont au dela, plus loin, plus haut que les etoiles,
dans l'immensite insondable a l'ceil et que rimagination peut
a peine concevoir. Alors, dans le monde buddliique, ce dieu
qui, peut-etre, avait deja seduit les Chaldeens, les Grees, les
Juifs et les Romains, ce dieu demeurait, alors que s'abi-
maient les dieux auxquels il etait primitivement subor-
donne. Maintenant, alors qu'ils sont chasses du culte, a
demi effaces, presque oublies des Cambodgiens buddhistSs,
il vit, sinon dans la doctrine, du moins dans les legendes
buddhiques, et se trouve y etre, puisqu'on l'y voit souvent,
le personnage le plus considerable apres le Pouthisath. Et son
paradis, ou tout est joie, ou les plaisirs du monde des
homines sont eprouves, ou les passions que nous avons
trouvent leur satisfaction, son paradis est le paradis que les
conteurs ont decrit avec le plus de details, le plus de plaisir,
le plus joyeusement; son paradis, le deuxieme sur vjngt-six,
est le plus connu.
III. — Mais alors qu'est-ce done aux yeux des buddhistes
que cet Indra, ces tevodas auxquels il commande? qu'est-ce
done que tous ces habitants des paradis, ces tevodas, ces
prohm et ces maha prohm? Ces hienheureux ne sont ni des
dieux ni des anges; its sont des bienheureux, e'est-a-dire des
saints qui sont parvenus aux paradis. lis ne sont pas la pour
commander les hommes, pour recevoir leur adoration, leurs"
hommages; ils ne sont pas la pour adorer le Dieu supreme,
pour chanter ses louanges et pour porter ses ordres. Ils sont
la pour epuiser les merites qu'ils ont acquis au cours de leur
derniere existence parmi les hommes, en attendant de
penetrer au Nirvana ou de renaitre sur terre pour recom-
mence!' une autre vie.
Les tevodas, les prohm et les maha prohm sont dits
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128                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
vulgairement serviteurs de Preas Prohm, le dieu supreme,
mais c'est la une locution ancienne qui ne correspond plus
aux croyances modernes du Gambodge. lis etaient les servi-
teurs de Brahma quand Brahma etait le chef de la Trimurti
incontestee, mais ils ne sont plus cela aujourd'hui que
Brahma n'est plus un etre antropomorphe, maintenant qu'il
n'est plus qu'une entite de justice immanente, laLoi supreme;
ils sont des hienheureux qui epuisent leurs merites, des
saints qui sont entres aux paradis et qui jouissent d'une
felicite d'autant plus grande et parfaite dans un sejour
d'autant plus spiritualise que leurs merites acquis sont plus
grands, mais 'qu'ils devront quitter un jour pour reparaitre
sur terre. Indra lui-meme, qui est comme un dieu que le
buddhisme a mis si haut, Indra lui-meme n'est qu'un hien-
heureux voue, comme tous ceux qui ne sont pas entres au
Nirvana, au changement, a la souffrance et a la mort.
Le Buddha a la fin des recits, fait le samadhdna, c'est-a-
dire identifie les personnages qu'il a nommes et qui on I joue
les principaux roles; dans le Maha Cheadak, dans le Mdha
Ghtnok,
il dit: a le samdach preas Eyntreathireach est devenu
Anuruthea1 ».
Voila done Indra, un dieu d'origine brahmanique, adopte
par les buddhistes non comme dieu, mais comme hienheureux
qui, ses merites epuises, son temps de paradis ecoule, vient
renaitre sur notre terre et s'y trouve un simple disciple du
Buddha. Et tous les tevodas, tous les prohm, tous les maha
prohm sont comme Indra; ils sont voues au changement, aux
renaissances sur terre et a la mort. Ils ne sont plus dieux, ils
sont hienheureux et hienheureux pour un temps.
Nous voila loin de tout ce qui peut ressemhler a du
polytheisme; ces tevodas sont moins des dieux que nos anges
et nos elus qui peuplent pour Peternite le ciel des Chretiens.
IV. — J'interroge un religieux a leur sujet : que sont-ils'(
d'oii viennent-ils? que deviendront-ils? II repond :
< Les tevodas, les prohm et les maha prohm, sont, a tous
les degres, des saints qui n'ontpaspuatteindre le Nirvana, mais
' Annuruddha, un de ses principaux disciples.
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LES mENHEUREUX                                      129
qui s'en snnt plus ou moins rapproehes. lis sont bienheureux
parce qu'ils ont merite sur notre terre d'etre bienheureux;
dans le ciel, les plus grands sont ceux qui ont ete les plus
saints sur terre et qui habitent les plus eleves des paradis, ce
sont les arupa brahmas qui sont depourvus de forme par
consequent des purs esprits; les moins grands sont les
tevodas qui tint ete des petits saints sur terre et qui habitent
les paradis inferieurs; les rupa brahmas ou bienheureux, qui
ont encore la forme sont des bienheureux moyens, moins
grands que les arupas, plus grands que les tevodas, qui
habitent les paradis intermediates et qui sont entre les
meilleurs et les bons. Les bienheureux des rupa et des arupa
brahma lokas parviennent aux paradis qu'ils habitent sans
passer par l'enfer. Les tevodas parviennenta leurs paradis soit
directement, soit apres avoir passe par les enfers; quelquefois
ils sortent du paradis et vont expier en enfer avant de renaitre
sur notre terre; d'autres fois ils sont alternativement devas
et damnes, cola depend des merites et des demerites qu'ils
ont acquis dans le cours de leur derniere existence. Les
tevodas, les prohm et les maha prohm renaissent exactement
dans le paradis qu'ils ont merite par leurs actions, par leurs
meditations ; ils y vivent un temps plus ou moins long, selon
le paradis qu'ils habitent et qu'ils ont merite, des milliers et
des milliers et encore des milliers d'annees, dans un etat de
bonheur, de grand bonheur ou do felicite si pres d'etre
parfaite qu'elle est presque le Nirvana. Qoiand les bienheureux
des vingt-six paradis qui y sont etages les uns au-dessus des
autres et ou le bonheur est d'autant plus grand et la vie
d'autant plus longue qu'ils sont plus eleves dans l'espace
infini, quand ces bienheureux ont epuise leurs merites plus
ou moins immenses, ils meurent dans leur paradis et viennent
renaitre sur notre terre ou ils recommencent une nouvelle
existence ; ceux qui, a la destruction de la terre, n'auraient pas
repris naissance sur elle attendront sa restauration, puis
viendront la repeupler.
« Quant aux tevodas qui habitent non les paradis, mais les
forets, les" montagnes, les arbres pres des cours d'eau, les
ruines, etc., ils appartiennent aux quatre royaumes des
9
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I
130                            LES HABITANTS DE l'uNIYERS
maha reach qui composent le paradis le moins eleve qui se
trouve sur le sommet du mont Youkonthor. II sont la pour
surveiller le nionde, pournoter les fautes et les belles actions,
les belles paroles et les bonnes pensees qui se produisent
dans le nionde des homines. lis ont la meme origine que tous
les autres bienheureux, et comme eux ils reviendront sur
notre terre avec une forme humaine pour recommencer une
vie humaine, acquerir des merites nouveaux qui leur procu-
reront un paradis meilleur, un sejour de felicite plus long en
un paradis plus eleve et, a leur renaissance, une condition
socialo superieure.
« Quand un pouthisath vient s'incarner sur terre, des
centaines de tevobot s'incarnent en meme temps que lui
dans la matrice d'autres femmes contemporaines de sa mere,
et naissent en meme temps que lui pour etre ses compagnons
de jeu, pour etre ses serviteurs devoues ou ses disciples. lis
renaissent par une consequence de leurs vertus pour former
l'entourage du plus saint d'entre eux, de celui qui, a travers
les transmigrations, marche sans s'arreter jamais vers l'etat
de buddha.
« Les bienheureux des vingt-six paradis sont des hommes
qui sont devenus des saints, et des saints qui sont montes
au ciel; ils seront un jour des hommes comme vous etmoi. »
J'ai vainementdeniandeun texte exposantcette doctrine.On
m'a dit qu'il existait, qu'elle etait celle des lettres, et surtout
celle du Louk Preas Saukonn, mais on n'a pu me presenter
un texte qui la contint. Jc I'ai alors recueillieparecrit, etcela
n'a pas ete facile; je I'ai redigee a peu pros dans la forme ou je
la donne ici, avec des longueurs et des repetitions qui sont indis-
pensables, quand on s'adresse aux Cambodgiens; je I'ai faite
traduire en langue khmere et je I'ai soumise a plus de vingt
religieux ou lettres. Tous m'ont repondu : « Gela est bien;
cela est conforme a la doctrine: les baley' ont dit ces choses
la. » Un vieux lettre qui a lu avec soin ma note et qui l'a lue
plusieurs fois, dit-il, ajoute : « Cela ne peut pas etre autre-
ment; e'est bien cela, car il ne peut y avoir que des etres
1 Les textes.
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Les bienheureux                               131
deja sauves et ils sont au Nirvana, et des etres qui son
encore a sauver, et ils sont sur terre, dans les paradis ou
dans les enfers. »
V.  — Au dernier moment un achar me dit : « Les maha
probm des quatre paradis superieurs ne viennent jamais
renaitre sur notre terre; a la fin de leur vie de bienheureux
sans forme, ils ache-vent de s'abtmer en eux-memes et
penetrant au Nirvana. Les tevodas et les prohm seuls peuvent
renaitre sur terre. » Je communique cette opinion a un
religieux, eleve de Samdach Preas Sanghreach. II trouve que
cette opinion est erronnee et qu'elle ne repose sur aucun
texte; son chef de monastere est de l'avis de l'achar; le sous-
chef la considere comme une heresie. G'est assez dire qu'on
n'est pas plus fixe sur ce point au Cainbodge que sur heaucoup
d'autres que j'aurai l'occasion de signaler plus loin.
VI.  — Quoi qu'il en soit de cette petite divergence qui ne
contrarie point la doctrine, cette doctrine parait se resumer
ainsi :
11 y a vingt-six paradis places les uns au-dessus des autres;
le bonheur dont on y jouit est d'autant plus grand et d'une
duree d'autant plus longue que le paradis est plus eleve dans
l'espace infini. Ces vingt-six paradis forment trois categories :
la premiere recoit les saints qui n'ont pas pu se detacher des
choses du monde, qui sont morts avec le grand desir de
renaitre bientot, mais qui cependant ont acquis des merites ;
la seconde categorie recoit les tres saints dont le desir de
renaitre etait moins grand et qui ont pu acquerir des merites
superieurs a ceux acquis par les saints; la troisieme categorie
recoi t les arch isaints qui ont acquis de grands merites, mais qui
n'ont pu cependant en acquerir assez pour entrer au Nirvana.
En fait, les etats de saintete qui correspondent a ces trois
categories correspondent plus exactement aux vingt-six
paradis, et le grand nombre de ceux-ci a pour but de rendre
la retribution des oeuvres plus exacte. Non seulement le
bonheur dont jouissent les bienheureux est plus pur a
mesure qu'ils s'elevent plus haut, mais il est aussi d'une
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LES HABITANTS DE L'UNIVERS
132
plus grande duree. Nous verrons dans le chapitre suivant
qu'il en est de meme pour les damnes, et que leurs souf-
franees sont d'autant plus grandes qu'ils ont plus peche et
qu'elles dureront d'autant plus longtemps que le paradis
qu'ils occupent est plus eloigne de la surface de la terre. Je
tacherai de montrer comment, n'ayant que huit enfers
superposes on a, afin de rendre la punition plus exactement
juste, trouve lo moyen d'avoir cent trente-six lieux de
soul'france, non compris le Lankantarik, le norok des pretas.
Nous verrons aussi, quand je traiterai de la meditation et
de l'extase religieuse, quels sont les moyens de parvenir aux
paradis des prohm et que les seize paradis du milieu torment
eux-memes quatre et meme cinq groupes correspondant a
cinqdegres de saintete qui peuvent etre atteints sur terre par
la pratique de toutes les vertus et le detachement plus ou
moins complet des choses de notre nionde. J'ai deja, au
chapitre consacre aux paradis. dit comment etaient repartis
les seize brahma lokas.
VII. — Je terminerai le present chapitre en notant ici une
opinion courante qui n'est pas orthodoxe mais qui est
admise par presque tout le monde. Selon cette opinion, les
six paradis inferieurs des tevodas peuvent etre atteints par
les gens du monde; les seize paradis intermediairos des rupa
brahmas ne peuvent etre atteints que par les religieux qui
passent leur vie dans les ordres ; les quatre paradis superieurs
des arupa brahmas ne peuvent etre conquis que par ceux
d'entre les religieux qui, ayant passe toute leur vie dans les
ordres, ont vecu d'une vie ascetique et pratique la meditation
et acquis les plus hautes facultes.
Cette opinion n'est pas celle de tous les lettres, mais ceux
qui la repoussent ne le font que parce qu'emise ainsi,elle a un
caractere trop absolu. On peut cependant 1'admettre, disent-
ils, avec ce correctif : il est possible a un lai'que qui a ou
non passe une partie de sa vie dans les ordres, de parvenir
aux paradis des prohm; il est possible a un achar, a un
professeur qui a, sur la terre, ete un grand saint, qui a fait
beaucoup de bien, enseigne la morale par l'exemple et la
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133
LES BIEN'HEUREUX
parole, de penetrer dans les paradis des maha prohm sans
s'etro livre aux pratiques de I'ascetisme et de I'extase souvent
trompeuse, sans avoir vecu de la vie monastique.
VIII. — Je dois encore signaler cette autre opinion qui
parait donner raison a ceux qui pretendent que les maha
brahmas ne viennent pas renaitre sur terre, mais qu'ils
entrent immediatement au Nirvana, apres lour sortie de
l'arupa brahma loka. Elle m'est fournie par une note tres
longue et tres diffuse que m'a remise un religieux il y a
quelques annees : « Les habitants des quatre paradis des
maha brahmas, qui sont les paradis superieurs, ceux qui
precedent le Nippean, le plus elevc de lous les paradis, sont
les buddhas qui n'ont pas enseigne, ceux qui sont devenus
buddhas, mais qui n'ont pas su l'etre pour les autres, ceux
qui se sont sauves mais qui n'ont pas montre aux autres
hommes le moyen de se sauver. II y a un satra qui enseigne
que le Buddha, notre maitre, n'a pas penetre au Nippean defi-
nitif', et qu'il attend dans le plus eleve des paradis des maha
prohm que son successeur, sear Mettrey, paraisse dans le
monde, enseigne a son tour et vienne le remplacer. Je ne par-
tage pas cette maniere de voir, dit le redacteur de la note,
parce que Preas Metrey etant le dernier buddha enseignant
de notre kal, je ne vois pas qui pourra venir le remplacer a
son tour dans le paradis des maha prohm et lui donner
les moyens d'aller rejoindre les quatre buddhas qui l'ont
precede dans le Nippean. Jo ne partage pas cette opinion
pour un autre motif, c'est que je ne vois pas pourquoi
il est necessaire qu'un buddha pousse l'autre au Nippean.
Ceux qui ont cette opinion, dit un satra que j'ai lu, sont ceux^
qui pretendent que le Preas peut quitter le sejour oii il est
pour apparaitre aux hommes quand ils l'invoquent, car ils
n'oseraient faire descondre le Preas du Nippean definitif,
duquel on ne peut revenir. Ce sont des heretiques, des gens
qui font mentir les textes sacres. »
1 Vojez plus loin le cbapitre consacre au Nirvana.
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Ill
LES DAMNES
I. — La pratique de toutes les vertus, la meditation et le
detachement des choses de notre monde eonduisent les
hommes soit auparadis, soit au Nippean, qui sont situes au-
dessus de la terre ; le peche les conduit aux norok ou purga-
toires qui sont situes au-dessous de la surface babitee par les
hommes. « Les uns, me dit un lcltre, sont la consequence des
autres; il y a des lieux de recompense pour les bons et des
lieux de punition pour les mauvais. » J'ajouterai que la terre,
dans l'esprit des Gambodgiens, est le lieu neutre, le lieu
d'epreuve oil les hommes jouissent et souffrent, il est vrai,
mais des jouissances qui ne peuvent etre coniparees a celles
du ciel, mais des souffrances qui ne peuvent etre coniparees
a celles de I'enfer, un lieu ou on occupe la situation sociale
qu'on a meritee, mais ou on est libre d'etre bon ou mauvais,
e'est-a-dire de meriter soit le paradis, soit I'enfer.
Les peches sont nombreux et la culpabilite des pecheurs
est plus ou moins grande, leur responsabilite plus ou moins
grave. C'est pour cela qu'il y a un grand nombre de norok.
Cependant, comme la terre est moins profondc que le ciel, il
n'y a que huit grands norok, tous places au-dessous les uns
des autres. Les damnes qui vont, apres leur mort, dans le
norok le plus eleve sont les moins coupables; ceux qui vont
dans l'Avichey, le norok le plus eloigne de la surface de la
terre, sont les plus coupables. La duree de la vie dans ces
enters est d'autant plus tongue que I'enfer est plus profond et
cela permet de punir, avec une grande justice et d'apres une
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135
LES DAMNES
certaine graduation, les peeheurs qui ont merite le norok.
Mais cette graduation dans la souffrance n'eut pas ete parfaite
si les buddhistes n'avaient, pour augmenter le nombre des
enfers, imagine que chacun des huit grands norok est le
centre de seize petits norok, et de porter ainsi a cent vingt-
huit petits enfers et a huit grands enfers, le nombre des lieux
de souflrances.
Tous les groupes de dix-sept norok se ressemblent et les
supplices qu'endurent les damnes dans l'un, sont semblables
aux supplices que les damnes endurent dans 1'autre, mais,me
dit un lettre, les souflrances que ces supplices procurent sont
d'autant plus grandes etplus terribles que les enfers sont plus
eloignes de la surface de la terre et cela conformement a une
graduation reguliere et progressive ; ainsi un coup de mar-
teau donne dans le Sanlichipa norok, le premier enfer, causera
une grande souffrance; mais, donne dans le second enfer, il
causera une souffrance moitie plus grande, dans le troisieme
enfer une souffrance encore moitie plus grande, et ainsi de
suite jusqu'au huitieme enfer, l'Avichey, ou le coup etant le
meme la souffrance se trouvera etre cent vingt-huit fois plus
grande que dans le premier norok.
II. — Ce n'est pas tout, cette graduation ne donnait que
huit degres de peine et de souflrances plus ou moinslongues,
plus ou moins graves, et cela ne pouvait permettre de punir
tous les pe'ehes. Cost alors qu'on imagina les petits enfers, a
raison de seize pour un grand.
Ces petits enfers sont de plus en plus graves; etablis sur
un meme plan, autour du grand norok auquel ils appar-
tiennent, ils comprennent ensemble tous les supplices qu'on^
peut imaginer. Cela donne seize autres graduations de souf-
frances pour un grand enfer, et cent vingt-huit graduations
pour les huit grands enfers, parce que si les supplices qu'on
endure dans le premier des petits enfers, dependant du pre-
mier des grands, sont les memes que ceux qu'on endure dans
le premier des petits enfers dependant du huitieme des grands,
nous avons vu que la duree de la peine est d'autant plus
longue et que la souffrance est d'autant plus grande que
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136                            LES HABITANTS DE L'UNIYERS
l'enfer est plus eloigne de la surface du sol habite par les
hommes.
La necessite d'admettre cette graduation curieuse des
norok, des peines et surtout de I'intensite des souffrances, est
motivee par ce fait que les buddliistes croient que la duree de
la vie, dans un enfer est la meme pour lous ceux qui l'ha-
bitent. II est evident que s'ils avaient eu, commc les catho-
liques, un purgatoire oil les pecheurs expient, pendant un
nombre d'annees qui leur est personnel, les fautes qu'ils ont
commises, ils n'eussent point imagine tout ce systeme tres
complique d'enfers, de supplices, de duree et d'intensito de
souffrances, qui nous surprend un pen par son ingeniosite et
sa complexity.
lis avaient pourtant quelque moyen de diminuer la peine,
et ils l'ont imagine, rnais ils n'ont pas tire de ce moyen tout
ce qu'ils pouvaient donner; ils n'ont voulu que diminuer la
peine de moitie, en la faisant alterner avec des periodes de
bonheur dans les paradis. C'est probablement qu'ils n'etaient
pas absolument libres d'imaginer et qu'ils devaient tenir
compte de certaines croyances anciennes que nous demelons
mal aujourd'hui.
Quoi qu'il en soit, les peines, ou plus exactement le sejour
dans les norok, peut etre reduit de moitie, non comme nous
l'aurions imagine en Occident, en abregeant la peine, mais
comme des Orientaux seuls pouvaient 1'iinaginer. en la sus-
pendant par periodes qui reviennent regulierement. 11 y a des
damnes, dit le Trey-Phiun, qui sont damnes pendant le jour
et tevodas pendant la nuit; d'autres qui sont damnes la nuit
et tevodas le jour; d'autres encore qui sont damnes pendant
la periode de la lune croissante et tevodas pendant la periode
de la lune decroissante; d'autres enfin qui sont damnes pen-
dant la periode de la lune decroissante et tevodas pendant la
periode de la lune croissante. Oe sont ceux qui ont.autant de
merites a epuiser que de demerites a expier. C'est original et
cela donne encore les moyens de graduer les peines en
augmentant de moitie la gravite et la duree.
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LES DAMNES                                             137
III.   — Mais cela, si complexe que cela soit, ne pouvait
point satisfaire le grand besoin de justice exacte qui distingue
le buddhisme des autres sectes religieuses. Ne pouvant
s'expliquer les phenomenes que la peur imagine, ne pouvant
echapper aux superstitions populaires qui peuplent l'atmo-
sphere do revenants, d'esprits et d'ames en peine, ils ont
imagine qu'il y avait un enter pour les esprits, les ombres,
c'est-a-dire les prel, et ils 1'ont place entre les trois chakni-
laveal qui torment une triade de niondes. C'est l'enfer de la
nuit profonde, du froid intense, du silence absolu et de la
faim conslante; c'est la que souftrent les pret qui n'habiteut
pas l'athmosphere, ou les forets et les montagnes. Or, ces pret
cos ombres, ces monstres, invisibles comme nos esprits, mais
qui se montrent quelquefois aux hommes comme nos reve-
nants, dans leur hideur, ces pret ont donne le moyen de
doubler encore le nombre des peines, car il y a aussi des
damnes qui sont damnes le jour ou la nuit, pendant la lune
croissante ou la lune decroissante, et qui sont pret pendant
les periodes opposees.
IV.  — Si on examine de pres toutes ces combinaisons, si
on les additionne, on trouve cent vingt-huit peines corres-
pondant aux petits enfers et qui sont celles de ceux qui subis-
sent simplement leur peine; sept cent soixante-huit peines
correspondant aux cent vingt-huit petits enfers multiplies par
les six deva lokas oil vont tous les jours passer douze heures
ceux qui ont merite a la fois l'enfer et le paradis; sept cent
soixante-huit peines semblables pour ceux qui vont tous les
mois passer quinze jours au paradis et quinze jours en enfer;
sept cent soixante-huit peines semblables pour ceux qui vont
passer la moitie de leur vie extra humaine en enfer et I'autre
moitie au paradis ; cent vingt-huit peines pour les damnes
qui sont infernaux et pret chaque jour; cent vingt huit peines
pour ceux qui sont infernaux et pret chaque mois; cent vingt-
huit peines pour ceux qui sont infernaux une demi-vie etpret
une autre demi-vie. Cela donne deux mille huit cent seize peines
de l'enfer. Si on multiplie les trois centquatre-vingt-six peines
qui sont infligees aux damnes tout a la fois infernaux et pret,
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138                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
par le nombre d'espece de pret qui sont depeints dans les
satras religieux et qui sont bien une vingtaine, on arrive au
nombre d'environ dix inille cinq cents peines connues et qui
pourraient etre enumerees. Les Chretiens, en enseignant que
la duree de presence dans le purgatoire est subordonnee au
nombre et a la gravite des fautes commises par les condamnes
ont resolu autrement la difficulty, mais lour procede est plus
simpliste et plus...... occidental.
V.  — Une autre originalite et non la moindre, c'est d'avoir
imagine que les yumphubal, gardiens du monde de Yeama,
qui sont les tourmenteurs, sont aussi des damnes qui expicnt
leurs peches et qui souffrent toutes les souffrances qu'ils font
endurer comme s'ils etaient eux-memes tourmentes, et qu'ils
ne peuvent se dispenser de faire subir. 11 n'y avait pas de
place dans la doctrine pour les demons, et on avait besoin
d'eux pour tourmenter les damnes. On pouvait les creer
comme Pont fait les Chretiens, mais il est probable que la
doctrine passee ne s'y pretait pas, que la conscience ne les
pouvait pas admettre; alors on a eu cette heureuse idee de
faire de certains damnes des tourmenteurs et de leur faire
endurer toutes les souffrances qu'ils font subir, et que leur
nature de damne ne leur permet pas de ne pas infliger. G'est
a mon sens d'une ingeniosite rare.
Qu'on la rapproche de l'idee que nous avons rapportee
plus haut que la souffrance est d'autant plus intense, bien que
le supplice soit le meme, que le norok est plus eloigne de la
surface de la terre et on aura une notion de Pingeniosite que
peuvent atteindre les extremes-orientaux, des hardiesses
speculatives qu'ils peuvent avoir.
VI.  — J'ai expose ce chapitre devant un vieux religieux, il
approuve ce qu'il contient, mais il le trouve incomplet et sur
ses conseils, j'ai ajoute ce qui suit:
II est rare qu'un pecheur descende au norok pour un seul
peche ; le plus souvent il a commis de nombreux peches qu'il
doit expier tous, parce que tous portent en eux un fruit de
souffrances qu'il doit endurer.
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139
LES DAMNES
Or done, quand un pecheur a expie le crime principal qui
Fa conduit a I'enfer le plus grave deceux qu'il doitparcourir,
il sort de ce norok pour entrer dans celui qu'une autre faute
a merite, et ainsi de suite jusqu'a ce qu'il ait expie tous ses
peches, jusqu'a ce qu'il ait souffert toutes les souf'frances qui
ont muri sur I'arbre de ses fautes. Le pecheur n'expie pas
ses fautes, ne subit pas tous les supplices qu'il a merites dans
un seul enfer, il parcourt et reside successivement dans tous
les enters qu'il a merites et souffre dans chacun d'eux les
supplices que chacun d'eux comporte. Si le pecheur soul'frait
dans un seul lieu de souffrances tous les supplices qu'il a
merites, e'est qu'il y aurait eu totalisation des souffrances a
endurer, et que le pecheur serait puni non successivement
pour chacune des fautes commises par lui, mais en meme
temps do tous ses peches, ce qui est contraire a la doctrine du
fruit des couvros. « Telle ceuvrc est mauvaise, me dit mon
religieux ; elle porte un fruit mauvais et ce fruit est une
souft'ranee que devra souffrir le pecheur; le meme pecheur
commet une nouvelle faute qui, de memo, porte un fruit
mauvais ; ce nouveau fruit mauvais comporte une souffrance
qui ne s'ajoute pas a la souffrance deja meritee pour s'y
confondre et l'aggraver, mais qui s'y ajoute pour l'augmenler
en duree. Voila pourquoi ce damne parcourt les enters qu'il
a merites et y endure successivement les supplices qui sont
les fruits de ses fautes successives. »
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IV
LES SPECTRES, LES ANIMAUX ET LES GEANTS
En outre des hommes qui peuplent la terre, des prathiea-
thorm, des bienheureux qui peuplent les paradis el habitent
certains lieux qu'ils protegent, des damnes qui gemissent dans
les lieux de souffranee et ties pret dont j'ai rapidement decrit
le sejour affreux de la nuit profonde, il y a encore d'autres
pret' qui errent sur la terre comme des ombres, des deere-
chhan" ou animaux, des yeak 3 ou geants redoutables, et des
asaurs, autres geants non moins a craindre.
I. — Le Tvey-Phum donne une longue description de dix-
liuit ou vingt especes de pretas et enumere, avec granils
details, les fautes qu'ils exxnent. Je ne veux pas reproduire
ici cette nomenclature, qui prendrait trop de place, mais je ne
puis me dispenser d'en donner un abrege.
Les pretas sont des etres errants, d'une taille prodigieuse,
visibles ou invisibles, qui sont toujours affames et toujours
en quote de leur nourriture ; ils ont un ventre enorme et exi-
geant, une bouche pas plus grande que le chas d'une aiguille;
ils ne peuvent vivre que d'excrements, de dejections et de
choses pourries, et ces choses horribles ne peuvent etre
absorbees que si lentement par eux que la faim les torture
sans cesse ; leurs membres sont d'une extreme maigreur et
leurs cotes sont visibles sous leur peau comme celles d'un
1  Du Sanscrit preta; pali peta.
2  Du Sanscrit tyriac; p&li tiracchdno.
3  Du Sanscrit yaktka ; pali yakkha.
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LES SPECTRES, T.ES ANIMAUX ET LES GEANTS              141
squelette. D'autres non moins maigres et non moins affames
no peuvent dormir car ils croient toujours qu'on les appelle
pour manger ; il y en a qui, au lieu de bouche, ont un groin
comme les cochons; on en trouve qui repandent une odeur
infccte par la bouche et qui constamment voraissent des vers
aflreux. Des pretas femelles errent toutes nues et sont sans
cesse devorees par les moustiques et les autres insectes voraces.
11 y a aussi des pretas qui vivent en etat de guerre perpe-
tuelle et qui s'entre-tuent, d'autres qui voient immediatement
s'enflanimer ou se transformer en sang, en pus, tous les ali-
ments et toute l'eau qu'ils portent a leur bouche. Certaines
pretas femelles s'arraclient la peau du crane avec leurs ongles
longs et tranchants comme des rasoirs et s'en nourrissent.
Certains pretas sont poursuivis et devores par les chiens,
frappes avec des batons. Certains autres vomissentun feu qui
les consume et les clevore ; il y en a qui sont couverts de
plaics afTreuses. Tous ces etres sont des damnes qui expient
ainsi, en rodant sur terre, sur les routes des montagnes,
autour des villages, les fautes ou les crimes qu'ils ontcommis,
et qui ont toujours quelques rapports avec les soufTrances
qu'ils endurent puisque celles-ci sont une consequence ineluc-
table de ceux-la.
Les Cambodgiens paraissent avoir recu cette doctrine des
pretas avec la foi buddhique, mais il semble qu'ils ont place
au nombre de ces malheureux, les ombres, les spectres, les
revenants auxquels ils croyaient avant leur conversion, car,
aujourd'hui encore, ils confondent les uns et les autres. Et
pourtant, il me semble que cette confusion est plutot dans
l'esprit des lettres que dans celui du peuple, que dans celui
des ignorants ; les premiers me paraissent vouloir faire entrer
les spectres, les revenants dans un cadre orthodoxe et bien
defini par les ouvrages qu'ils ont lus, tandis que le peuple
leur laisse les traits vagues, indefinis, a peine estompes des
choses mal connues ou contradictoirement connues.
Le lettre nomme sans hesiter prel les revenants, les feux-
follets, les esprits dont on lui signale les manifestations; au
besoin il renvoie au Trey-Phfim ceux qui l'interrogent ou
bien il raconte la conversion des cinq cents prets par le
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142                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
Buddha; l'homme du peuple, l'ignorant, la ferame n'hesitent
pas non plus a repondre, mais au lieu de rattacher ces spectres
aux prets, ils les nomment khmoch, morts, c'est-a-dire areve-
nants ». II y a des histoires touchantes qu'on raconte, des
offrandes gracieuses et dedicates qu'on fait secretement aux
morts afin qu'ils ne prennent pas la famille en haine et ne
s'introduisent pas dans le corps de l'un de ses membres pour
le rend re malade et le tuer. G'est a eux et non aux prets,
quoi qu'en disent certains lettres, que s'adressent les evoca-
tions et les battues de tamtam qui s'exeeutent d'apres les
ordres d'une possedee volontaire, qui chasse les esprits
mauvais et les commande. II y a la, je crois, deux croyances,
une croyance orthodoxe d'apres les livres buddhiques et une
croyance populaire, plus ancienne et aborigene, puis, pour
les fondre en une meme donnee, un effort inconscient des
lettres qui, par leur science religieuse, sont portes a croire
qu'il ne peut y avoir d'autres revenants, d'autres spectres
errants, que ceux dont il est parle dans les livres sacres.
II. —Les dcerechhan1 ou animaux sont, en fait, tous les
aniniaux qui vivent dans la terre, sur la terre, dans les eaux
et dans Pair. G'est le monde tie i'animalite tel que nous le
connaissons, mais compose d'etres qui ont merite derenaitre
ce qu'ils sont, des betes privees de raison. Nous verrons plus
tard pourquoi ces reincarnations ont lieu et qu'elles sont,
d'apres la theorie buddhique, une consequence ineluctable et
juste du Karma. Mais a cette emission d'une doctrine — celle
de la reincarnation meme sous la forme animate — ne s'en
tiennent pas les livres sacres. Ils enscignent encore que
chaque espece animale a un roi et que ce roi habite un lieu
determine. Ainsi les grands animaux terrestres, tels que les
elephants, les lions royaux', les tigres, etc., les grands oiseaux
tels que les vautours, les aigles, les cygnes, etc., ont leurs rois
dans la montagne de l'Himalaya, ou les heros les ont quelque-
fois rencontres, d'une taille prodigieuse et toujours suivis de
huit mille autres qui forment leur cortege et qui leur obeis-
1 Du pflli tiracchano, animaux.
z Reachea sey, du pali rdjdsiha.
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LES SPECTRES, LES ANIMAUX ET LES flEANTS            143
sent. C'est de l'Himalayaque sont venus laperle des elephants
et la perle des chevaux, qui sont deux des sept attributs d'un
roi chakrapatra'. Les rois des poissons habitent les sept
grandes mers concentriques du Meru ou, selon une autre
version, les quatre grands oceans.
Mais a cote de cos animaux d'une grandeur souventprodi-
gieuse qui sont rois, il y a les animaux fantastiques dont
parle aussi le Trey-Ph&m et dont il est tres souvent question
dans les jatakas. Le reached sey ou lion royal qui a des ailes,
bondit comme un bolide par dessus les collines et brille
comme lui; il est de deux sortes, a criniere ou sans criniere.
Je crois bien qu'il faut voir "en eux certains meteores qui, de
temps a autre, traversent le ciel, jettent l'epouvante parmi
les populations ignorantes* et auquel on a cru pouvoir
donner la forme des lions gigantesques a pelage lumineux et
rugissements terribles a produire l'eflroi.
Quoi qu'il en soit les Khmers aiment a se representer le
reachea sey sous la forme d'un lion ayant des ailes et des
pieds munis de petites ailes qui ressemblent a des nageoires;
son rugissement est terrible et jette l'epouvante parmi tous
les animaux qui fuient devant lui, parmi les pofssons eux-
memes qui s'enfoncent dans les eaux...
En outre des reachea sey, il y a les kruth, oiseaux vivi-
pares qui ont le corps, la tete et les pattes d'un enorme ois.eau
et des mamelles de femme ou d'homme, suivant leur sexe.
lis sont lesennemis des dragons, des serpents et les devorent.
Le kruth est le garuda des recits brahmaniques, le roi des
oiseaux de proie.
Puis viennent les dragons, qui habitent sous terre ou dans
les eaux, toujours redoutes des hommes, car ils sont plus
portes au mal qu'au bien, et plus a fuir qu'a rechercher.
Tous ces animaux reels ou fantastiques, et en general
tous les animaux quels que soient leur habitat et leur nature,
sont des etres qui expient des faules commises au cours d'une
1 Du pali cakkavatti; du Sanscrit rakravarlin.
- Le dernier bolide, qui fut apereu dans le sud de l'lndo-Chine vers 188i
ou 188o, fut considere comme un dragon par les Annamites. mais fut dit un
reachea sey par les Cambodgiens.
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"144                            LES HABITANTS I)E l'uNIVERS
existence anterieure et qui, pour I'instant, sont exactement
l'animal qu'ils ont merite d'etre, car « en verite, disent les
lettres, l'animalite est une consequence naturelle et juste des
peches commis. »
III. — Les j'eak ouyeakka sont des geants d'une taille
enorme et tres redoutes, qui habitent soit des royaumes
etablis sur le sommet de l'Himalaya, soit des royaumes sou-
terrains, ou bien encore les profondeurs de I'espace. Ces trois
habitats correspondent a trois conceptions qu'il me parait
difficile de concilier, mais que les Cambodgiens confondent
hardiment et sans hesiter. Je vais essayer de les demeler.
Les yeak, qui habitent au sommet de l'Himalaya, des
royaumes puissants peuples de guerriers nombreux et vail-
lants, rappellent beaucoup les ogres de nos contes populaires.
Comme eux ils volent dans les airs ou marchent rapidement
sur le sol qu'ils ebranlent; comme eux ils sont avides de
chair humaine et amoureux des femmes des homines, lis
sont les ennemis de la race humaine et cependant tres nai'fs,
souvent abuses par leurs epouses. Ils me paraissent, bien que
je les rencontre dans les jatakas et dans les contes1, les yeak
de la conception populaire et aborigene.
Les yeak, — qui habitent sous terre des royaumes qui
ressemblent aux royaumes des hommes, bien qu'ils portent le
nom, egalement p6rte par les precedents, de yeak kampeant ou
de yeak asaur % — se rapprochent autant des asuras dont je vais
parler tout a 1'heure que des yeak de l'Himalaya dont je viens
de parler. II me semble que ce sont des asuras ou non-dieux
d'origine brahmanique, confondus par les Cambodgiens avec
les yeak aborigenes et avec ceux de la mythologie buddhique,
c'est-a-dire l'oeuvre de lettres maladroits et d'ignorants
conteurs.
Les yeak qui habitent les airs sont d'une autre espece. Ils
sont les serviteurs d'Indra, places sous les ordres des maha
rajas, dont ils forment les corteges pompeux et l'armee magni-
Sdtra Preas S&Hg sml Chey.
Du Sanscrit i/mk.ilia et gambanda, (\royez le satra Preas Voncet preas
Vonoch)
et du Sanscrit asara, non-dieux.
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LES SPECTRES, LES ANIMAUX ET LES GEANTS            145
fique, qui les suivent dans leurs frequents deplacements.
Comme les precedents, ils pafaissent etre d'origine brahma-
nique, mais adoptes par la mythologie buddhique; ils appa-
raissent alors comme des personnifications grandioses des
elements de l'air, des nuages brillamment eclaires par les
rayons du soleil couchant. Ils sont bien les yeak kampeant et
kanthop de la mythologie orthodoxe buddhique. lis sont
presque des tevodas', car leur puissance est immense; comme
eux, ils jouissent de la faculte de se transformer a leur volonte,
soit en hommes, soit en animaux, soit meme en objets mate-
riels; comme les heros des jatakas, ils lancent des Heches qui
se transforment en langues de feu, en ondees, en nuees; on
les recommit comme on reconnait les tevodas a ce qu'ils ne
clignent pas des yeux et ne portent pas d'ombre.
Les Cambodgiens ne sont plus capables de distinguer ces
trois especes de yeak; il y a longtemps que ces trois especes
d'etres n'en sont plus qu'une pour eux et qu'un yeak, un yeak-
asaur, un yeak kampeant, un yeak kanthop, sont un seul et
meme individu, c'est-a-dire un ogre, ennemi des hommes,
grand mangeur de chair humaine, un ravisseur de princesses
et presque toujours un mari abuse quand il n'est pas trompe.
Un conte cambodgien en represente deux qui exigent ehaque
annee une fille de sang royal' et qui la devorent en une maison
situee pres de la ville capitale; un conte pnong8 que je viens
de publier montre un yeak de la meme espece auquel un
petit pays est oblige d'offrir un semblable festin, tous les ans;
un jatakas3 montre un roi yeak qui enleve la soeur d'un roi et
en fait son epouse; un autre se rendant pres d'Indra pour lui
rendre ses devoirs quotidiens; un autre jataka montre un
jeune prince qui enleve la fille d'un roi yeak qui gouverne un
1  Du Sanscrit devata, dieux.
' Le Pleureur. Voyez mon Cambodge, conies et Mgendes.
2  J'ai publie ce conte, intitule Prdng-Iydng, dans la Revue des Traditions
populaires,
en 1893, et dans un tirage a part avec un autre conte, sous le
titre : Deux contes indo-chinois. — Paris, Leroux, 1898. — Les pnongs sont des
tribus sauvages qui habitent a Test du royaume, derriere les provinces de
Kraches et Sarabok-Sambaur.
3  Sdtra Pre'as Sang soel Chey, que j'ai donne en partie dans mon Cam-
bodge, contes et le'gendes.
10
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140                            LES HABITANTS DE. L'UNIVERS
royaume souterrain et qui l'emmene sur terre. Mais la con-
fusion qui existe dans les denominations se retrouve dans la
pensee khmere; le yeak n'y est plus un personnage facile a
distinguer des ogres et surtout des asuras.
Les asaur, ou asuras, sont les « non-dieux » de la mytho-
logie brahmanique, des geants assez puissants autrefois pour
lutter contre les dieux, mais aujourd'hui vaincus et obliges de
ne plus quitter leurs royaumes souterrains, dits « norok
asaurikay ». Ces norok sont situes sous le mont Meru, entre
les trois montagnes en pied de marmite sur lesquelles le roi
des monts reposa. Les Gambodgiens ne les connaissent plus
guere que parce qu'ils les confondent avec les yeak auxquels
ils donnent, comme on l'a vu plus haut, le nom de « yeak
asaur », ou d' « asaur-yeak ».
Realm dont il a ete parte est un asura, mais un asura de
l'air et de l'espace, ou il traine sans cesse les deux parties de
son corps. II est range parmi les planetes et c'est lui qui fait
les ellipses de soleil et de lune. J'ai dit plus haut quelle etait
sa taille gigantesque et ses formes affreuses.
Tous ces geants, presque oublies des Khmers, de memo
que les yeak kampeant et autres, sont, d'apres les lcttres et les
religieux, des condamnes qui expient les fautes qu'ils ont
autrefois commises; mais, sur ce point special de l'expiation,
il y a quelques surprises. Ces geants ne sont ni des hommes,
ni des bienheureux et ce fait les range parmi les condamnes;
mais de quelle nature est leur peine, car ils ne sont pas des
damnes et les norok qu'ils habitent ne peuvent etre consideres
comme des lieux de souffrances. On ne le voit pas tres bien,
car leur condition sociale au pays des yeak est celle des
hommes du peuple, quand ils sont sujets de rois yeak; elle
est celle des rois des horamesj quand ils sont rois yeak; il y
a peut-etre une peine dans le fait de n'etre pas homme, mais
ou est la peine si la condition des yeak est semblable a celle
des hommes et s'ils peuvent acquerir des merites ou des
demerites, ainsi que les poemes (les jatakas, les contes et les
pieces de theatre) le disent formellement, et surtout quand,
vetus de riches costumes, ils forment I'escorte des maha
reacheaetviventdela vie joyeuse des tevodas? J'ai pose vingt
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LES SPECTRES, LES ANIMAUX ET LES GEANTS              147
questions sur ce sujet a vingt lettres ou religieux sans pouvoir
obtenir une reponse satisfaisante. II y a la une etude curieuse
a entreprendre, qui exigerait beaucoup de recherches, mais
qui donnerait des resultats qui recompenseraient largement
ceux qui l'auraient entreprise.
En fait, leur regime social, leurs mceurs tiennent tout a la
fois du regime social et des moeurs des hommes et des tevodas.
Je dirai meme qu'on est tente de voir en eux plutot les seconds
que les premiers, meme quand ils sont represented habitant
les montagnes ou des royaumes souter rains. Dans ce dernier
cas, leurs femmes, quand elles sont de leur race, sont char-
mantes, douces, soumises, aimables et leurs filles epousent
volontiers des jeunes hommes. Quand ils sont les habitants
des royaumes de l'air, leurs epouses se confondent avec les
deesses, les tevi ou tepi, pourparler comme les Gambodgiens.
Leurs femmes et eux, — et cela est orthodoxe, — sont des
gens du peuple qui ont peche; leurs rois et leurs reines sont
des rois et des reines des hommes qui ont peche, mais qui,
renaissant au royaume des yeak, n'ont pas merite de perdre
leur rang.
Et pourtant, les Gambodgiens, tout en admettant qu'ils
expient, n'admettent point qu'ils souffrent de n'etre point
homme et que leur situation soit en fait inferieure a celle des
hommes. Un religieux me dit qu'il y a des yeak qui sont bons
et amis des hommes et qu'il y en a qui sont mauvais et enne-
mis meme des dieux; les jatakas et les contes sont d'accord
avec lui. II ajoute qu'il y en a qui sont tres pieux, tres devots
et qui distribuent de grandes aumones. Je n'en doute pas,
mais alors quelle difference y a-t-il entre un yeak et un homme,
si on se place au point de vue moral ? Je le repete, on est tente
de les mettre sur un pied d'egalite avec les hommes, et pour-
tant les Cambodgiens, tout en leur accordant une grande
puissance magique, les placent au-dessous des hommes et
parmi les monstres.
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V
LES TEVODAS GARDIENS DU MONDE
I. — J'ai deja, a propos du premier des deva lokas, parle
des quatre preas louka bal1 ou gardiens du monde et dit qu'ils
avaient la surveillance de la terre et de ses habitants. Leur
paradis est situe sur le sommet du mont Youkonthor, la plus
haute et la plus rapprochee des montagnes concentriques du
mont Meru. Mais comme ils sont quatre mciha reached' ou
grands rois, chacun d'eux possede un quart de cette vaste
circonference et a la surveillance de tout le territoire qui
s'etend entre la partie du mont oii il regne et la partie du
Kompeng-Chakralaveal qui lui correspond. C'est dire que le
Ghakralaveal est partage entre quatre rois et forme quatre
royaumes.
Le royaume de l'Est est sous la surveillance du tevoda
Tossarot3; les tevodas qui le secondent sont les Khandhas4,
tous vetus de vetements blancs chamarres d'ornements
blancs et montes sur des chevaux blancs comme les nuages
que le soleil eclaire; ils sont armes du preas khantr' et portent
des lampes et des etendards d'argent.
Le royaume du Sud est sous la surveillance du tevoda
Virullak6; ses sujets sont les Kampeant'; tous vetus d'habits
1  Du pali lokapala, gardien des inondes.
2  Du pali mahdrdja.
3  En pali Dhatarattho.
4  En pali gandharvas.
5  Sorte d'epee courte a deux tranchants.
5 Du pali Virulho ou Yirulltako.
1 Du pali gambandas.
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LES TEVODAS GARDIENS DU MONDE                       149
bleus enrichis de saphirs et montes sur des chevaux bleus
comme les nuages charges de pluie ou comme le lotus bleu;
ils sont armes d'epees en saphirs et portent des lampes
en saphirs et des etendards bleus.
Le royaume de l'Ouest est sous la surveillance du tevoda
Virullapak1; ses sujets sont les Kruth et les Neakea8, tous
vetus de vetements rouges chamarres d'ornements rouges et
montes sur des chevaux rouges comme le soleil quand il est
voile par les brouillards du matin; ils sont armes de sabres
en corail rouge et portent des etendards rouges et des torches
qui donnent une fumee rouge.
1  Du p&li Virupakkho.
2  Les garudas et les nagas.
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150                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
Le royaume du Nord a pour chef le tevoda K6vero, qui
porte aussi le nom de Peysrap'; ses sujets sont les yeak %
tous vetus d'habits d'or tisse, couverts de bijoux d'or et de
pierres precieuses qui brillent comme les etoiles et montes
sur des chevaux jaune or; ils sont noirs de peau, grands,
robustes, terribles, armes de toutes sortes d'armes meur-
trieres et portent des lampes d'or massif et des etendards
jaunes franges d'or.
II. — Chacun de ces grands gardiens du monde a des
millions de tevodas sous ses ordres et ce sont les tevodas qui
peuplent les forets, les montagnes, les rives des fleuves et des
lacs; ce sont ces tevodas qui sont les neakh-ta ou genies des
des villages, des routes, de certains lieux frequentes; ce sont
ces tevodas qui parcourant le monde, notent les bonnes et les
mauvaises actions commises par les hommes et par les ani-
maux; ce sont eux qui sont les protecteurs des hommes, des
villages, des pays, des royaumes, invisibles presque toujours
et qui ne revelent guere leur presence que par les coups qu'ils
portent. Ils sont vraiment les anges gardiens du monde, des
royaumes, des cantons et des villages, les defenseurs des
trones, les amis de certains hommes, les ennemis de certains
autres.
Les buddhistes les ont recus du brahmanisme, mais de
divinites secondaires au service d'autres divinites, les secta-
teurs du Buddha en ont fait des bienheureux, des elus qui,
un jour, viendront reprendre sur terre la forme humaine
qu'ils ont eue. Ils y acquerront des merites nouveaux qui les
porteront a un paradis superieur, ou bien ils y commettront
des peches qui les porteront aux enters. Dans cette categorie
de tevodas d'origine brahmanique, sont venus probablement
se fondre les divinites des aborigenes, les genies des lieux
bons ou mauvais, et maintenant, on ne sait plus guere les
distinguer; pour le peuple ils sont tous des tevodas du para-
dis des maha reachea, charges de tout voir, de tout ecouter,
de tout retenir. Un religieux me dit qu'ils sont les quatre
1 Du pali Kuvero ou Vaigravano.
1
Les yakshas.
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LES TEVODAS OARDIENS DU MONDE                        151
cents millions d'yeux d'Indra et les temoins de toutes nos
actions, nos accusateurs et nos defenseurs devant le tribunal de
Yeama, le grand juge.
Un vieux lettre, ancien religieux, me di t qu'il ne faut pas con-
fondre les tevodas des quatre maha rajas avec ceux auxquels les
habitants elevent des cabanes au bord des routes, des rivieres
et dans les rizieres, mais il ne peut me dire ce qui les distingue,
sinon que leur puissance est differente. Un autre religieux pre-
tend que les neakh-ta sont les ancetres du peuple, les esprits
de ceux du pays qui sont morts il y a longtemps, alors que les
tevodas des quatre grands rois sont des hommes qui, au cours
d'une autre existence, ont merite d'etre tevodas.
Je demande a ce lettre si un homme mechanl a pu devenir
neakh-ta, il me repond : « Non, car un neakh-ta est un tevoda
qui habite la terre. » Je reprends : « Mais que sont alors les
autres tevodas ? » Voici sa reponse : a Les autres tevodas sont
les messagers des maha reachea, de Preas Eynt, ceux qui
courent le monde. » — Mais a qui obeissent les tevodas de la
terre ? — A Preas Eynt et aux maha reachea. — Et les autres
tevodas, a qui obeissent-ils? — A Preas Eynt et aux maha
reachea.»
De toutcela, il suit que les neakh-ta (anciens) sont les tevo-
das locaux, fixes au pays qu'ils ont habite au cours de leur
derniere existence, et qu'ils sont charges de proteger, et que
les tevodas des maha reachea sont les tevodas que j'appellerai
universels parce qu'ils parcourent le monde et sont charges
de le surveiller. Leur nature est la meme, leur origine aussi,
et leur destinee est semblable. Cependant, il me semble qu'il
faut voir dans les premiers les divinites locales des aborigenes
anterieures a l'importation du brahmanisme, et dans les
seconds les divinites d'origine hindoue importees en Indo-
Chine par les brahmanistes, toutes adoptees et transformers
en bienheureux par les buddhistes cambodgiens.
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VI
LES ENNEMIS DES HOMMES
I. — Les Cambodgiens, de meme que tous les buddhistes,
connaissent une classe de demons, mais alors que la notion
demoniaque est encore bien vivante a Geylan, elle parait s'etre
tres obscurcie au Cambodge. Le Mara brahmanique, dieu de
l'amour, du peche et de la mort, bien qu'on saohe qu'il est
venu tenter le Buddha, qu'il a essaye de le detourner de son
oeuvre evangelique, est presque sorti de la conscience popu-
laire. On ne l'y trouve plus guere que dans cette locution :
« II a le cceur de Meara », c'est-a-dire le coeur mauvais, le
cceur du Mauvais, et j'affirme qu'il n'est plus jamais evoque
dans sa forme brahmanique. II est une des divinites anciennes
dont j'ai deja parle, qui ont sombre, que le buddhisme a
detruites, mais dont il a conserve en Pepurant l'idee qui lui
avait donne naissance. La vie est une consequence de nos
desirs, le fruit de nos oeuvres mauvaises, de l'amour que
nous eprouvons pour les femmes, et la mort qui nous epou-
vante est la consequence de la vie.
Voila l'idee, mais qu'est devenu le personnage dans lequel
elle s'etait vulgarisee, incarnee? II a disparu de fait; c'est a
peine si son nom est demeure dans le souvenir du peuple; il
n'y serait plus s'il ne se trouvait dans la legende du Buddha
tente par Meara et par ses filles.
Est-ce a dire que les Cambodgiens ne reconnaissent plus
les demons? II serait facile de demontrer que les buddhistes
des premiers jours n'y croyaient guere et que Meara et ses
filles attaquant le Buddha n'etaient a leurs yeux que les per-
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)
LES ENNEMIS DES HOMMES                            153
sonnifications de ses passions, de ses craintes, de ses hesitations
dernieres', mais je ne fais pas ici une etude du buddhisme
en general; je ne veux etudier que le buddhisme des Cam-
bodgiens.
Or, au Gambodge, je trouve des esprits qu'on craint, qu'on
redoute, auxquels on off re des concerts, auxquels on fait des
presents, mais je ne trouve pas le demon au sens Chretien du
mot, c'est a-dire l'esprit du mal qui invite au peche, le Malin,
le Ruse qui cherche a entrainer les hommes, a commettre des
fautes qui les conduiront en enter.
II. — II y a deux sortes d'esprits redoutes : ceux qui; sont
toujours mauvais, ceux qui sont bons ou mauvais suivantles
circonstances.
Les esprits toujours mauvais, ce sont les esprits des
pecheurs morts, de certaine classe de damnes qui, sous forme
de pret2. errent au travers du monde, toujours affames, ne
trouvent pas la nourriture qu'ils cherchent, ne peuvent pas
manger celle qu'ils trouvent parce que leur bouche est trop
petite, ou qui ne trouvent que des excrements, des pourritures
infectes \
« lis sont mechants, me dit un bonze, parce qu'ils souffrent
de la faim et parce qu'ils sont jaloux de ceux qui peuvent
manger. »
Les esprits bons ou mauvais selon les circonstances, sont
les ai'eux, qu'ils soient damnes ou tevodas, ettouslestevodas.
Les aieux veillent sur leur descendance, sur les mceurs des
filles. On trouble leurs cendres quand on manque a celles-ci,
quand on abuse de leur candeur, quand on oublie de leur
offrir, a eux, les sacrifices auxquels ils ont droit. Alors ils
punissent: un membre de la famille devient malade ou meurt,
un malheur d'un autre genre survient. II faut apaiser leur
colere et leur offrir un petit sacrifice. Mais ces esprits severes
sont bons quand on les sert bien, quand on observe les anciens
1  Les noms des filles de Mara sont Tanhd, desirs, Arati, ennemi, eloigne-
ment, et Mga, passions humaines.
2  Du Sanscrit preta; du pali peta.
3  Voyez plus haut livre II, chapitre iv, ce qui est dit de ces pretas*
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154
LES HABITANTS DE L'UNIVERS
usages, quand on mene une vie pure. Alors ils proourent le
bonheur sous l'une ou l'autre de ses formes; ils protegent.
II en est de meme pour les tevodas du pays, pour les genies
locaux', ils sont bons quand on est bon, mediants quand
on est mechant. Dans le premier cas, ils protegent le pays,
dans le second ils l'accablent. Mais parmi eux, il en est qui
aiment ceux-ci et qui n'aiment pas ceux-la; ceux-la ce sont
quelquefois les etrangers de telle race (Chinois, Annamites le
plus souvent); ceux-la, ce sont encore, et ce n'est pas rare,
les mandarins, les fonctionnaires, et quelquefois, entre les
fonctionnaires, le seul gouverneur de la province. Ges genies,
ces neakh-ta, ennemis des chefs, sont tres populaires, tres
aimes des pauvres accables, car ils passent pour etre leurs
protecteurs, leurs vengeurs. Les mandarins n'osent pas
franchir la limite de l'enclos qu'ils habitent, ne leur rendent
aucun hommage, mais s'arretent respectueusement a leur
porte.
Les tevodas qui parcourent le monde dont j'ai parle plus
haut, les tevodas gardiens des eaux, des bois et des pays sont
bons pour ceux qui le meritent, mais ils s'indignent contre
les faux-temoins, contre ceux qui les invoquent et qui les
trompent, contre ceux qui en appellent a eux quand ils
mentent.
Voila quels sont les esprits mauvais qu'on redoute, les
ennemis des homines. Parmi eux il n'est pas bien malaise de
distinguer ceux qui viennent de l'lnde de ceux qui sont
d'origine aborigene, ceux qui peuvent etre attribues au bud-
dhisme et ceux qui ne peuvent pas etre consideres comme
lui appartenant.
Les tevodas gardiens du monde, les pret qui errent malheu-
reux pour expier leurs peches, sont d'origine hindoue et
buddhiste. Les genies locaux sont d'origine aborigene et non
buddhistes; ils sont les bribes des croyances primitives
qu'on retrouve encore chez les sauvages et que les aborigenes
devenus buddhistes ont mis a cote, quand ils ne les ont pas
tout a fait confondus avec les tevodas et les pret.
1 Voyez chapitre precedent ce qui est dit des tevddas gardiens du monde.
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155
LES ENNEMIS DES HOMMKS
III.  — Les contes cambodgiens, les jatakas cambodgiens
parlent souvent d'invocations adressees aux tevodas locaux
par des personnages en danger, dans le Mdha cheadak, les
enfants du roi charitable invoquent les tevodas de la mon-
tagne et les chargent d'informer leur mere de leur passage
sur la route oil ils sont entraines par le brahmane mendiant;
dans le Preas Sang seel Chey, la tante et la cousine du heros
invoquent les tevodas locaux et les prient de leur faire rap-
porter, si le Sang seel Chey n'est pas mort, les objets qu'elles
abandonnent sur le sable. D'autres contes font descendre les
tevodas du paradis pour venir au secours du heros : Indra
vient faciliter les bonnes ceuvres du roi charitable, dans le
Mdha cheadak; vient aider la reine a s'enfuir dans le Mdha
Chfnok;
vient assister avec son epouse principale au mariage
de Preas Voncet dans le conte de ce nom; un tevoda qui habite
1'arbre sous lequel le Preas Voncet est enterre le sauve; dans
le Mdha Chlnok, une tevi descend du royaume des maha
reachea et vient au secours du heros qui nage dans la mer, le
prend dans ses bras et le porte sur le continent. Mais tous
ces tevodas sont bienfaisants, les auxiliaires des hommes;
leur role n'est en somme qu'une intervention meritee au
cours d'une autre existence par celui qui doit en profiter. lis
interviennent parce qu'ils ont merite leur condition de tevoda
et d'intervenir, et celui au benefice duquel ils interviennent a
merite qu'ils interviennent pour l'aider.
IV.  — II y avait trop de ressemblance entre les tevodas
locaux, ainsi compris par les buddhistes, et les genies locaux
des aborigenes pour qu'une certaine confusion ne se fit pas
dans 1'esprit des simples, dans la conscience des masses. Les
tevodas dont parlaient les nouveaux venus parurent a 1'esprit
des aborigenes etre ceux auxquels ils offraient des sacrifices,
de meme que les dieux grecs, gaulois, pheniciens parurent
aux Romains etre les dieux du Latium. Alors, au role simple
de gardiens du monde, de surveillants des hommes, s'ajouta,
dans la pensee populaire, le role de genies soucieux de n'etre
pas oublies, jaloux de recevoir les petits presents qui leur
sont dus et de respirer la furhee des petites baguettes
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156
LES HABITANTS DE L'UNIVERS
odorantes qu'on a coutume de leur offrir; et ces genies sont ou
les neakh-ta, les ancetres des habitants du pays, les esprits
des premiers occupants ou les arakh, les anciennes divinites
que le buddhisme a chassees des temples, ou les tevodas du
paradis qui vont a travers le monde et qui ne sont fixes a
aucun pays. Les khmoch ou revenants, les khmdch pre" ay ou
revenants de femme morte en couche, ou d'enfants morts-nes
ou morts en naissant, sont les esprits inquiets, les memut qui
rodent autour des vivants; en mourant comme ils sont morts,
ils ont expie, et ils continuent d'expier, en rodant, des fautes
commises au cours d'une autre existence. Les lettres les con-
fondent souvent avec les prei, le peuple croit qu'ils portent le
mal avec eux et que, comme les arakh, ils penetrent dans le
corps des humains pour les rendre malades et quelquefois
pour les tuer.
V. — Si naif que cela soit, il ne serait pas plus juste de
mettre toutes ces croyances popuiaires, toutes ces supersti-
tions popuiaires au compte du buddhisme que de mettre, en
Europe, au compte de la religion chretienne, les pratiques de
sorcellerie qui s'accomplissent au nom du diable, de Marie et
de certains saints. Tout ce qu'on peut reprocher aux religieux
buddhistes, c'est de n'avoir pas mieux reussi que le clerge
Chretien a reprouver des croyances popuiaires qui n'etaient
point orthodoxes, d'avoir laisse'les fideles offrir des sacrifices
aux esprits. Mais ce qu'on ne pourrait leur reprocher, alors
meme que, sortis du peuple, ils croient comme lui aux arakh,
aux khmoch, aux memut et qu'ils leur offrent des fetes et leur
font des sacrifices apres leur sortie de religion, c'est de meler
au culte du Buddha le culte des esprits.
Le temple est reserve au Buddha ainsi que tout ce qui est
dans le monastere et un religieux n'evoque pas les esprits; il
n'assiste jamais aux fetes qu'on leur offre, aux akun, aux
lieng- arakh; on ne l'a jamais vu offrir meme une baguette
odorante aux neakh-ta qui ont leur cabanes sur le bord des
sentiers, mais on ne l'entendra pas les maudire, blamer le
culte qu'on leur rend. Pourquoi? Mais parce que les religieux
cambodgiens ne forment pas un corps ferme, ne sont pas
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•157
LES ENNEMIS DES HOMMES
superieurs aux lai'ques qui les entourent, parce qu'eleves dans
le peuple ils ne font que passer quelques annees hors du
monde et qu'ils doivent y rentrer. A la bonzerie, ils observent
le rituel et rien que le rituel; le rituel ne parle pas des
neakh-ta, ils ne paraissent pas les connaitre; mais comme
toutes les croyances sont confuses en leur conscience et qu'il
n'y a aucune autorite pour enseigner ce qu'il faut croire et ce
qu'il ne faut pas croire, ils croient aux genies, mais se taisent
sur eux et ne font rien qui puisse autoriser a penser qu'ils y
croient encore. N'est-ce point deja quelque chose dont il faille
leursavoir gre. Leur conduite, leur absence des ceremonies
en l'honneur des genies permet de classer ceux-ci au nombre
des sujets que la superstition populaire a enfantes et de ne
point les confondre avec les gardiens du monde, surveillants
des hommes, aides et soutiens des saints que les buddhistes
ont emprunte aux brahmanes, qu'ils ont deshabilles de leur
divinites et dont ils ont fait des bienheureux.
VI. — Quant au demon, a ce Meara des Brahmanes dont il
est question dans la vie de Buddha et qui rappelle si bien
Satan tentant Jesus qu'on est tente de croire que la legende
chretienne est une adaptation de la legende buddhique, il a
disparu. Les passions mauvaises dont Meara etait la person-
nification, dont on avait fait autant de demons qu'elles sont
nombreuses, sont redevenues des passions non personnifiees
en un dieu, en un mot ce qu'elles etaient primitivement. Done
ce qui incite le buddhiste, le Cambodgien mfime ignorant,
celui qui croit aux arakh et aux memut, ce n'est pas Meara,
ce ne sont pas les neakh-ta, les arakh, les memut, ce sont les
passions avec lesquelles nous naissons tous, certaines pro-
pensions a mal faire que nous apportons en naissant et qui
sont le fruit de nos oeuvres au cours d'une existence ante-
rieure. Done point de Malin, point de Seducleur, point de
Ruse pour conseiller le mal et le presenter souvent sous l'ap-
parence du bien; point de pieges tendus aux pauvres gens,
point d'autre esprit du peche que nos passions mauvaises,
nos desirs de jouissances, nos tendances naturelles.
D'autre part, point d'ange gardien attache a la personne
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158                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
pour la conseiller et pour jouer le role de la conscience qui
parle et qui crie, point de tevoda du bien pour combattre le
tevoda du mal et lui disputer une ame. Pour le buddhiste,
meme ignorant, 1'homme sait d'instinct ce qui est mal et ce
qui est bien; la religion du Buddha lui enseigne la pratique
du bien, lui dit ce quril faut eviter; il est libre, dans la
mesure que ses oeuvres passees ont etablie, de choisir entre
la voie qui mene aux norok et celle qui conduit aux paradis.
II est responsable, tout seul responsable; s'il a ete trompe,
non par les esprits, mais par ses contemporains, c'est qu'il a
merite d'etre trompe; s'il est tombe dans un piege, c'est que
ses oauvres passees ont tendu ce piege pour lui, car celui qui
a ete le facteur de cette tension, en commettant Une faute dont
il sera puni pour son compte, punissait, conformement a la
loi des causalites, un homme qui avait me'rite que ce piege
lui fut tendu. C'est la loi des causalites de chaque etre se
croisant, se melant a l'infini sans se confondre jamais, de
maniere a ce que la faute de celui-ci soit la punition meritee
de celui-la, que la bonne ceuvre de cet autre soit, a juste titre,
profitable a celui-ci; et tout cela s'accomplissant, dans le
monde et dans le temps, conformement a la grande loi de
justice immanente qui domine tous les mondes et pousse
l'individu a travers toutes ses existences et le fait toujours
ce qu'il a merite d'etre.
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VII
YEAMA, JUGE SUPREME
I. — Yeama estune des divinites brahmaniques qui parais-
sent avoir le mieux survecu a toutes les autres, sauf Indra,
qui a beneficie presque seul de l'effondrement general. Seule-
ment les Cambodgiens ont, ou me paraissent avoir, fondu en
un meme personnage, Yeama, dieu des enfers, et Yeama, le chef
des dieux du quatrieme des deva lokas. Yeama est pour eux le
nom des tevodas ou bienheureux du quatrieme paradis, et le
nom de leur chef. Or, pour les Cambodgiens, c'est ce chef qui
descend de son paradis pour aller sieger a la porte des norok
et juger les morts.
II est difficile de savoir par les textes et aussi par les reli-
gieux cambodgiens si Yeama, le chef des dieux yeama, juge
lui-meme, ou s'il envoie successivement des tevodas de son
paradis juger pour lui. Le Trey-Phum dit qu'il y a quatre
yeama pour les huit enfers, etcependant quand, surcertaines
peintures murales, on me montre Yeama jugeant les morts,
on me dit qu'il est aussi le chef du quatrieme paradis. Un
religieux pretend que ces images sont la representation de
Yeama, chef des dieux yeama, en tant que personnification
de ces memes dieux qui lui sont en tout semblables et qui
font pour lui ce qu'il doit faire. (Test subtil. D'autres ne
veulent y voir que Yeama, le juge des enfers.
Quoi qu'il en soit, Yeama siege a la porte des enfers, et
pres de lui sont les Ghado Preas Louka bal ou quatre eminents
gardiens du monde et les yumphu bal ou gardiens du monde
de Yeama, qui sont des damnes-tourmenteurs. Le mort, dans
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160                            LES HABITANTS DE L'UNIVERS
sa personnalite derniere, comparait devant lui, le jugeTin-
terroge; les gardiens du monde conflrment ou deposent, et
Yeama prononce la sentence. Les justes montent au ciel
emportes par des tevodas; les mechants descendent aux
enfers, entraines par les yumphu bal.
II. — Un lettre auquel je montre le re'cit du Trey-Phum et
auquel je fais observer que cela ressemble beaucoup trop aux
jugements qui sont prononces sur terre par les juges royaux,
pour etre vrai, me repond : « Le Trey-Ph&m est un bon livre,
mais il n'est pas un livre sacre. On peut admettre que les choses
ne se passent pas ainsi et que Yeama ne juge pas comme nos
bons juges. Ca ne fait rien, car c'est au fond la meme chose.
Les satras disent que les saints montent au paradis et que les
mechants descendent aux enfers ; voila ce qui est absolument
vrai et ce qu'il faut croire. On peut dire qu'il n'y a point de
jugement apres la mort et que chacun apparait la ou il a
merite de paraitre, soit en enfer pour y souffrir, soit au
paradis pour y etre heureux, ou bien que les tevodas ou le
yumphu bal viennent recueillir les morts pour leur servir de
guide. Ca ne fait rien, puisque c'est la meme chose. Moi je
crois qu'il y a un jugement, mais j'ai connu un religieux,
tres saint et tres savant, mon maitre, mort depuis longtemps,
qui enseignait que le jugement durait l'espace d'un quator-
zieme de clin d'ceil, qu'il s'accomplissait a la mort d'un etre
comme par un declanchement1 en presence de Yeama, des
tevodas, des tourmenteurs et des gardiens du monde, que
toute 1'ceuvre accomplie paraissait lumineuse ici, sombre la
et que le mort apparaissait au meme instant soit au ciel soit
au norok. »
Gette opinion est plus subtile que celle donnee par le Trey-
Phum,
mais elle me parait etre plus conforme a la pensee
buddhique, parce qu'elle comporte quelque chose de fatal,
parce qu'elle donne l'idee d'un fait s'aceomplissant lui-meme,
en suite d'un autre fait, comme une consequence ineluctable.
Dans ce cas, le jugement de Yeama n'est qu'une legende
1 Yean.
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YEAMA, JUGE SUPREME                               161
doree, le produit d'une imagination religieuse, comme notre
jugement par Dieu que les Chretiens aiment a representer
avec un grand appareil, ou on voit le comparant entre son
ange gardien et son demon familier, une balance, des anges
joyeux qui emportent les elus, des demons ricanant qui
entrainent violemment les damnes, et Dieu impassible avec
son fils a sa droite, des saints a sa gauche, et le Saint-Esprit
planant au-dessus de lui sous la forme d'une colombe.
Le tableau que nous fait le Trej'-Phum d'un jugement de
Yeama et celui que l'iconatrie chretienne nous donne du juge-
ment de Dieu sont les produits de la meme idee, mais ils sont
egalement les produits d'imaginations semblables aussi peu
respectueuses de la verite que puissantes et simplistes. 11 faut
done considerer le jugement de Yeama comme aussi peu
orthodoxe au point de vue buddhique que le jugement par
Dieu au point de vue chretien.
J'ajouterai que les masses du peuple ne sont guere intri-
guers par ce jugement de Yeama, qu'on n'en connai t guere que
quelques rares representations murales, que ceux qui ont lu
ce que le Trey-Phum en dit n'y attachent pas une importance
telle que le souvenir en reste chez eux tres vivant. Bref, ce
jugement n'est pas populaire et n'est pas considere comme un
article de foi. G'est peut-etre que, pour parler comme le lettre
que je cite ci-dessus, « ca ne fait rien parce que e'est au fond
la meme chose »; qu'il y ait ou non jugement, il y a recom-
pense ou punition, et que cela seul est intfiressant. Ce qui est
encore certain, e'est que le peuple ne sait guere qu'il y a des
preas loka bal et qu'il ne connait les yumphu bal que parce
qu'il les voit representes sue les murailles de quelques temples
et qu'il entend quelquefois les lettres en parler.
li
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VIII
LE REPEUPLEMENT DE LA TERRE PAR LES PROHM
J. — Quand la terre fut reconstitute, habitable, semblable
a ce qu'elle avait ete avant sa destruction, mais infmiment
plus belle, les prohra qui, dans l'Aphossaraphum, mouraient
apres avoir epuise les merites qui les y avaient conduits,
venaient renaitre sur la terre et la peupler.
(les anciens bienheureux etaient doues de beaucoup de
grandes facultes merveilleuses qui sont la propriete des brah-
mas. Ils etaient sans sexe, pouvaient s'elever dans les airs, y
planer sans cesse et se transporter d'un point a un autre avec
une grande rapidite ; do lour corps s'echappaient des rayons
lumineux qui eclairaient tout le chakralaveal, mieux que ne
le font aujourd'hui, le soloil, la lune et les etoiles. Un religieux
et un lettre que je consulte sur leur condition pensent que,
par suite de leur renaissance sur la terre renouvelee,
vierge encore, et sur laquelle nul n'avait encore peche, leurs
facultes etaient grandes; mais ils croient qu'ils avaient perdu
le souvenir de leur existence anterieure, ne savaient point
d'ou ils venaient et ne jouissaient point de la faculte de
connaitre l'avenir. Le lettre ajoute : <c lis etaient, quand ils
parurent sur la terre, tout au commencement, des homines
types, des homines d'avant la chute, des brahmas humanises
qui se ressentaient encore de la condition bienheureuse qui
avait ete la leur dans l'Aphossara phum. Leur (Hat etait un
etat de perfection humaine que, seuls, les saints peuvent
retrouver sur cette terre, quand ils suivent avec un grand soin
tous les preceptes enseignes par le Buddha, quand ils ont
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LE REPEUPLEMENT DE LA TERRE PAR LES PROHM 163
pratique toutes les vertus et sont parvenus par une medi-
tation, toujours plus intense, a se detacher entitlement des
choses de ce monde », et, pour completer la pensee de mon
lettre, j'ajouterai: « quand les choses de ce monde ne tombent
plus sous leur entendement que comme un songe voltigeant.»
Ils ne mangeaient point et ne vivaient que de l'odeur de la
terre et des fleurs qu'ils respiraient. Ils n'eprouvaient pas le
besoin de manger ni de boire et vivaient sur la terre presque
comme ils avaient vecu dans leur paradis.
lis vecurent ainsi des milliers et des milliers d'annees,
puis un jour qu'ils respiraient avec plaisir l'odeur de la croute
terrestre' qui etait encore fraiche et d'une odeur agreable, ils
songerent a la gouter et se reunirent pour la manger2 et pour
voltiger ensemble comme font les oiseaux. N'etant plus occupes
qu'a se divertir, leur puissance merveilleuse diminua en
meme temps que leur beaute superbe. Ils augmenterent leurs
plaisirs, s'y oublierent davantage d'age en age et il advint
qu'ils perdirent la faculte de s'elever et de voyager dans les
airs et qu'ils se trouverent plonges dans les tenebres pro-
l'ondes, aveugles de leur science merveilleuse et prives du
rayonnement lumineux qui cclairait la terre autour d'eux. Ne
voyant plus les objets qui les entouraient, les routes qu'ils
voulaient parcourir, ils se trouverent dans la plus grande
misere et so dirent : « Comment pourrons-nous maintenant
reconnaitre ceux qui nous approcheront. » Comme ils par-
laient ainsi, le soleil, oil Preas Atit, apparut a 50 yuch au-
dessus de la terre, marchant vers le sud et paraissant faire le
tour du mont Meru. Avec lui reparut la lumiere et, me dit un
bonze, « dans leur cceur, ils sentirent s'eteindre leur angoisse ».
Alors, les habitants do la terre, les animaux aussi bien que
les prohm, purent voir leurs voisins, reconnaitre leur route,
comme autrefois, avant que les hommes eussent perdu le
rayonnement lumineux qu'ils avaient apporte de l'Aphossara
phum. Les prohm voyant le soleil et la belle lumiere qu'il
1  Krddas den dey, papier du territoire de la lerre.
2  Uu religieux, que je consulto sur oette etrange uourriture, rectifle ainsi
ce passage: « ... lis songfirent a gouter I'ecurae terrense que portaient les eaux
des fleuves, et se reunirent pour la manger... »
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LES HABITANTS DK L'UNIVERS
164
donnait se rejouissaient et se disaient: « Un tevobot1 est venu
chasser l'obscurite qui nous avait plonges dans la desolation
et dans la terreur. Donnons-lui le nom de Preas Saurya tevo-
bot. » Et ils lui donnerent ce nom.
Gependant, le soleil s'avancant au-dessus du monde et se
rapprochant lentement du mont Meru apres s'en etre ecarte,
finitpar disparaitre derriere lui. Alors, l'obscurite qu'il avait
chassee s'etendit dc nouveau sur le monde. Avec elle reparu-
rent la desolation et la peur. Comme les hommes se desolaient,
la lune ou Preas Chant, moins grande et moins brillante que
le soleil, parut a 40 yuch au-dessus de la terre et cliacun pensa
qu'elle etait venue pour eclairer les nuits. Les hommes en la
voyant se rejouissaient et disaient: « Un tevobot est venu pour
nous eclairer la nuit. Donnons-lui le nom de Preas Chant
tevobot. » Et ils lui donnerent ce nom.
Apres le soleil et la lune, parurent les etoiles qui sont des
millions et des millions et qui sont des palais habites par les
tevodas et les tevobot. Alors, les jours et les nuits se succe-
derent sans interruption comme avant la destruction du
monde.
II. — Les prohm de la terre, oubliant de plus en plus leur
nature et cedant aux desirs qui s'allumaient en eux, commen-
cerent a se nourrir des plantes que la terre portait en abon-
dance ; mais, comme ils se pervertissaienttoujours davantage,
les vegetaux, dont tout d'abord ils faisaient leur nourriture,
cesserent de leur etre agreables ; ils chercherent des champi-
gnons amers et les mangerent; la terre cessa de produire les
vegetaux comestibles qu'ils avaient delaisses. Plus tard, ils.
mepriserent les champignons amers et ceux-ci disparurent a
leur tour. Alors parut une liane nommee phatea lada*. qui
avait tres bon gout et cette liane devint la nourriture de tous
les prohm, et elle remplaga les champignons amers qui
avaient remplace les premiers vegetaux comestibles. Mais un
temps vint ou les homines mepriserent cette liane et lui pre-
fererent une autre nourriture ; alors cette liane disparut a son
1 En pali devaputa, lils de Dieu.
* En pali badalata, la liane bada.
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LE REPEUPLEMENT 1>E LA TK.RRE PAR I.ES PROHM          165
Lour et les liommes se mirent a manger une espece de riz tres
blanc, sans ecorce et sans son qui parut sur la terre avec la
marmite qu'on devait employer pour le faire cuirc. Cette mar-
mite se posait sur un foyer fait de trois pierres de cristal et le
riz y cuisait sans feu et sans perdre sa couleur, blanche
comme la flour de jasmin1. Quand ce riz etait cuit, il repan-
dait une tres bonne odeur et on le mangeait avec des choses
qu'on n'allait point chercher, mais auxquelles il suffisait de
penser pour les avoir toujours en aussi grandn abondance
qu'on voulait.
Alors, a cause des choses que ces prohm degeneres man-
geaient, le ventre se remplit d'excrements et deux ouvertures
se produisirent a la partie inferieure de leur corps pour
l'evacuation journaliere. Jusque-la, tant que les liommes
s'etaient nourris de champignons amers, de liane phatea, leur
corps ne contenait aucun excrement; ils etaient comme les
tevodas : qu'ils mangeassent peu ou beaucoup, ce qu'ils man-
geaient se distribuait dans les sept mille veines de leur corps
et rion ne se transformait en ordures. Celles-ci no parurent
que lorsque les homines commencerent a manger du riz.
Avec les orifices d'evacuation parurent les organes sexuels.
Les hommes et les femmes voyant alors qu'ils n'etaient plus
semblables de corps, commencerent a so desircr et apprirent
d'eux-memes a forniquer ensemble. Alors les hommes so
choisirent des epouses et se construisircnt de"s maisons pour
y cacher leurs amours.
Dans la suite des temps, les hommes ayant approvisionne
beaucoup de riz, beaucoup plus, me dit un religieux, qu'ils
n'en pouvaient consommer, il advint que le riz se couvrit
d'une ecorce semblable a celle qui recouvre le riz que nous
mangeons maintenant. Et comme les hommes et les femmes
avaient appris a forniquer et ne pensaient plus qu'a leurs
amours, les champs qui produisaient autrefois du riz sans
ecorce, sans son, ne donnerent plus que du riz recouvert
d'ecoree et de son. Mon religieux ajoute: « Les pierres de
1 11 est question de ce riz, de cette marmite et de ce foyer merveilleux
dans le conte du Mdha SUhey ou « grand riclie » qui forme une des belles
parties du Trey-Ph&m.
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166
LES HABITANTS DE L'UNIVEBS
cristal qui servaient de foyer aux hommes disparurent1 et,
pour manger le riz que la terre produisait avec abondance,
ils durent l'ecraser dans son ecorce et le faire rotir. Ce n'est
que plus tard, beaucoup plus tard, qu'ils apprirent a le decor-
tiquer au pilon, a le blancbir, a le vanner et a le faire cuire
dans l'eau. »
Les homines, voyant ce changement, disaient: « Autrefois,
nous observions les preceptes, nous disions des prieres et,
quand nous voulions obtenir une chose, nous l'avions de
suite; nous ne mangions pas et nous n'avions pas faim; quand
nous voulions nous elever dans I'air, nous le pouvions et
nous voyagions au travers des vents. Nous avions des lieux
naturels de repos et nous etions heureux. Ue nos corps, comme
du corps des brahmas, s'echappaient des rayons lumineux.
Parce que nous avons abuse de notre puissance, de nos
facultes, parce que nous avons mange, tout cela n'est plus.
Nous n'avons pas prie et des malheurs toujours plus grands
sont vonus fondre sur nous. Notre nature a change, et les
grains que nous mangions et qui poussaient sans ecorce et
sans son ne viennent plus ainsi dans nos rizieres. lis poussent
maintenant couverts d'ecorce et de son, et, pour les obtenir
de la terre, il faut les semer dans nos champs, les repiquer
et les couper. Autrefois, il n'en etait pas ainsi, car tous les
paddys poussaient d'eux-memes et sans le secours de
1'homme. »
111. — Plus tard, i! arriva que les hommes, etant obliges de
cultiver la terre pour en obtenir leur nourriture, desirerent
se la partager, afln de planter chacun pour soi le riz et les
bananes dont ils avaient besoin. Mais alors, il y out des gens
qui voulurcnt avoir beaucoup de terre etqui se preeipiterent
sur leurs voisins pour leur prendre le terrain qu'ils convoi-
taient. « II y eut des violences, dit mon religieux, et des
1 Le Trey-Phum enseignc dans sa description de VAuddrkaro thvlp et dans
le conte du Mdha Sethei/ que ce foyer, cette mannite nierveillcuse et ce riz
sans ecorce, se trouvent encore dans YAudakaro thoip ou continent du Nord.
L'epouse du Malia Setliey possedait les trois pierres de cristal, et la marniite
qui d'elle-meme produisait autant de riz cult qu'on en desirait avoir.
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LE REPKUPLEMENT PE LA TERRE PAR LES PR0HM 1(57
batailles de famille a famille, de village a village, etc'est ainsi
que les hommes, devenus mechants, prirent l'habitude du
mal et de la guerre. »
Les hommes souffrirent longtemps de cet etat de choses,
mais il ne faisait que s'aggraver; il n'y eut bientot plus de'
securite pour porsonne, parceque,dit mon religieux, les plus
forts attaquaient les plus faibles, s'en emparaient et les obli-
geaienta travaillor pour eux, sur les terresqu'ils leur avaient
prises. Los hommes s'emurent alorsct se rassemblerent pour
s'entendre.
Nous avons bcaucoup de discussions, dirent-ils, beaucoup
de proces a cause des terres. Nous ne craignons plus personne
et chacun fait maintenant ce qu'il veut faire. 11 taut mettre un
terme a cet etat de choses et que nous ohoisissions un. chef
pour nous juger, pour nous commander et pour nous partager
les rizieres et les terrains d'habitation, et nous lui donnerons
une partie de notre riz pour subsister1.
S'etant misd'accord, ils furenl trouver le Preas barommo
Pouthisath8 qui, dans la suite des temps, devait etre notre
maitre", et qui portait alors le titre de Preas maha borisa
kamokan *. 11 vivait dans la foret comme un ascete et habitait
un tronc d'arbre. 11 etait tres respecte des hommes et, depuis
longtemps deja, beaucoup d'entre eux avaient pris l'habitude
de le choisir comme arbitre dans tous leurs diflerends; ils
etaient toujours satisfaits de ses jugements, parce qu'ils
etaient toujours rendus avec la plus grande sagesse. Les
hommes ayant delibere furent done le trouver et ils le nom-
merent atliipcdey'' avec le titre de Preas maha sammata
reach ". II posseda les sept tresors d'un roi ehakrapeatra7 ou
du monde (de la roue du monde), qui sont le kangchak ou
1  Telle serait 1'origine de la royante et rte la dime royale, que le souve-
rain a le droit de lever sur toules les recoltes.
2  Du pali para paramo bddhisatta, l'eiiiinetit entre les eniinents futurs
liuddliasj une des incarnations du buddlia.
3  Median.
* Du pali paramahdpurisa, eminent grand homme.
r' En pali adkipati, inaitro supreme.
s En pali paramahdsammattardja, eminent et grand roi elu.
7 En pali rakkavatti, en Sanscrit cdkrdvartin.
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168
LES HABITANTS JJK L'UNIVERS
disque, la perle des elephants, la perle des chevaux, la perle
de la femme, la perle des brillants, la perle des tresoriers et
la perle des heros; puis il regna sur les quatre parties du
monde et sur les deux mille iles qui peuplent les mers. Son
regne dura un asankhay. Ce grand roi fut le premier roi de
la terre reconstituee et des homines, le fondateur de la race
royale dite solaire de laquelle sont doscendus tant de rois, et
finalement le pere du Buddha, Sudhodana, le roi des Sakias.
II fut en memo temps la premiere incarnation sur la terre
reconstituee de celui qui, plus tard, devait etre le buddha
Siddhartha GOtama. Done, par filiation naturelle et visible, et
par filiation spirituelle, le Buddha, fils d'un roi, descend du
premier roi des homines qui etait aussi un saint. Nous
verrons par la suite que ces filiations, qui ont des points de
depart et d'arrivee communs, sont loin d'etre identiques et
que la genealogie de Siddhartha, envisage comme prince, est
loin d'etre la genealogie du meme personnage envisage comme
buddha.
IV. — C'est sous le regne de ce prince que furent promul-
guees les premieres lois etapportes les premiers livres sacres.
Voici comment et par qui :
Le fils d'un ministre1 du roi, qui etait un prohm venu, de
l'Aphossara phum, apres sa mort comme bienheureux, so
reincarner sur terre, ayant emis dans son occur le souhait
que le roi fut toujours juste et vecut longtemps, se retira
dans la foret pour prier et pour y vivre de la vie des ascetes.
Ayant pratique pendant de longues annees toutes les vertus
concordant avec son nouvel etat, il acquit les cinq connais-
sances ou facultes surnaturelles et les huit etats d'ame que
procure la nourriture ascetique ou religieuse. II ne vivait
plus que des fruits qu'il trouvait dans la foret, d'autres fruits
lui etaient apportes dans sa caverne par des tep aksar2, qui
sont les bienheureux de l'air, et les femmes des tevodas. Or il
arriva un jour que les tep aksar, surprises par un orago,
1 Amat, du pftll amatya, compagnon, ministre, conseiller privc.
- Du pali devi-apsara, deesses de Fair.
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LE REPEUPLEMENT DE LA TERM: PAIS LES I'ROIIM           169
s'enfuirent et que l'une d'elles, pour n'etre pas mouillee, se
refugia dans la eaverne de l'ascete. Gelui-ci, la voyant, l'aima
et la prit pour son epouse; s'etant amuse avec elle, cette
feinine eut d'abord un garcon, puis un autre. Quand ees deux
garcons eurent atteint l'age d'homme, ils entrerenten religion
et acquirent, par la pratique de toutes les vertus, les facultes
merveilleuses que leur pere avait conquises et dont il a ete
parle plus haut. Ils donnerent aux hommes un grand exemple
du respect qu'il faut avoir pour ses pere et mere jusqu'a leurs
derniers moments.
Un jour Paine s'eleva dans les airs et s'en fut dans un
autre chakralaveal chercher les livres sacres de la loi et les
formules de l'invocation; puis, de retour, il alia avec son
frere les offrir au roi, afin qu'il put gouverner les homines
avec justice et sagesse, et que ceux-ci eussent des preceptes
ecrits a observer. Le roi fit de Faine son conseiller et il chargea
le cadet de juger en son lieu et place. Ce juge commenca par
bien juger, et les tevodas etaient si heureux de voir avec
quelle sagesse il appliquait la loi, qu'ils venaient tous les jours
assister a ses audiences. Mais un jour vint ou il apporta moins
d'attention a son tribunal, fut plus negligent; alors il se
trompa, et la sentence qu'il rendit, n'etant point juste, ne
donna satisfaction a aucune des parties. Les plaideurs mecon-
tents appelerent de sa sentence au roi, et celui-ci rendit un
jugement tout different que le peuple entier applaudit. Le
grand juge fut couvert de confusion, conspue par les habi-
tants et abandonne par les tevodas; il se demit de sa charge
et se retira dans la foret pour y vivre de nouveau de la vie
ascetique des religieux devots. S'etant remis a etudier, a
mediter sur toutes choses, a pratiquer les vertus compatibles
avec la profession de tabas esey', il acquit de nouveau les
cinq facultes merveilleuses, les huit degres de vertu, et le
peuple, qui l'avait abandonne, commenca a lui rendre son
estime.
Un jour, il s'eleva dans les airs et s'en alia dans un autre
1 Du pali tapo isi, rishi, asci'te. — Tapo vient du Sanscrit tai>mya, et
surtout tdpasa.
«
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170
I.ES HABITANTS DE L'UNIVERS
chakralaveal chercher les livres de la loi saeree et le livre des
mondes, c'est-a-dire le code des lois qui porte au Cambodge
le noni de Precis Thomma satlh', et, me dit un religieux, le
livre qui raconte la destruction du monde, sa reconstitution
et son repeuplement par les prohm; en un mot, ce que je
viens de reproduire et d'abreger dans ce chapitre et dans le
precedent. C'estde ces deux livres, ditle Preas Thomma satth,
que sont sortis les textes de la loi ecrite. II copia ces livres et
fut les remettre au roi son maitre.
V. — Ce roi, le premier roi des homines, qui etait un
chef sage et vertueux, devot et soucieux de conserver la
paix etla prosperite parmi les homines, eutquatre fils. L'aine
lui succeda sur le trone, mais il ne regnaque sur le continent
du sud ; le second regna sur le continent du nord ; le troisieme
sur celui de Test, et le quatrieme et dernier sur le continent
de l'ouest. Ces quatre rois, qui etaient des homines vertueux
et qui avaient acquis la faculte dont leur pere jouissait de
s'elever dans les airs et de les traverser, prirent l'habitude de
se rendre visite tous les jours, et cette habitude, ils la garde-
rent jusqu'a leur extreme vieillesse; mais il arriva que leur
grand age les obligea a ne plus se voir.
Ces quatre rois eurent chacun dix garcons. Dovenus tres
ages, ils partagerent leurs royaumes entre eux, mais aucun
d'eux ne munit l'aine de ses fils; la part centrale demeura
celle du roi pere, et son fils aine, qui continuait d'habiter
avec lui, recevait le titre d'obbareach ''; il ne montait sur le
trone qu'a la mort de son pere. Les dix fils de chacun de
ces quatre rois eurent chacun dix garcons et, en imitation de
ce qui avait ete fait pour leurs peres, ils partagerent leurs
royaumes entre tous leurs garcons et, chaque fois, l'aine
demeura sans royaume pres de son pere avec le titre d'obba-
reach. Et cette maniere de proceder, me dit un religieux, fut
celle de tous les ages tant qu'on conserva l'habitude de
partager le royaume du pere entre tous les enfants males3.
: En pali paradhammatattham, le preeieux livre de la loi.
2  En pali upardja, sous-raja, vice-roi.
3  Vobbareach au Cainljodge est souveut le l'rere cadet du roi. Ce mot qui
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LE REPEUPLEMENT ])E L.\ TERP.E PAR LES PROHM 171
Les rois des quatre parties du monde cesserent les
premiers de se rendre visite, mais ils garderent longtemps
I'habitude de se voir dans le meme continent tous les jours
comme des parents qui s'aiment et que nul interet contraire
ne vient divisor. « G'etait gentil, dit un satra, de les voir ainsi
parcourant les airs avec lour beau cortege et de voir avec
quelle joie ils se rcvoyaient. » Mais ils vieillirent et il advint
que leur grand age s'opposa a leurs voyages; alors, afin de
ne pas rompre leurs bonnes relations, ils s'envoyerent des
ambassadeurs tous les jours d'abord, et cela etait bien, puis
tous les sept jours, puis tous les quinze jours, puis tous,les
mois, puis tous les ans. Plus tard, leurs vertus etant deve-
nues moins grandes, leur science diminua et il advint qu'ils
perdirent la faculte de s'elever et de voyager dans les airs.
Enfm, les petits-iils du premier roi des hommes qui habi-
taient un memo continent cesserent tout a fait de s'envoyer
des ambassadeurs et par ne plus se considerer comme appar-
tenant a la meme famille.
Les relations entre royaumes cesserent, les habitants
prirent I'habitude de sc nourrir a leur maniere, le langage
primitif s'altera et differa bientot si bien que les hommes
ne purent plus se comprendre d'une extremite du Ghompu-
thvip' a l'autre. Les mceurs se modifierent aussi et bientot
les peuples eurent des interets contraires.
C'est pour toutes cos raisons, dit le Preas Thomma satth,
qu'il y a cent nations dans le continent du sud.
vient du Sanscrit upardja, sous-roi, vice-roi, est generalement au Cambodge,
au Siam et au Laos, le titre que portc le |>rince heritier presomptif de la
eouronne.
1 En pali Jambudipa, le continent du Sud.
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-■*., ; , !—., ■—l^______._ __________ ...._........
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LIVRE III
ONTOLOGIE BUDDHIQUE
i
LES ELEMENTS DE LETRE
I. — « Pourquoi y a-t-il des mondes et pourquoi ees
mondes sont-ils habites par des etres ? » demandai-je un jour
a un lettre.
Voici sa reponse :
«II y a des etres, je ne sais pourquoi. II y a un espace et
dans cet espace il y a des mondes, evidemment parce qu'il y
a des etres. Mais comme je ne sais pourquoi il y a des
etres, je ne sais pas, en verite, pourquoi il y a des mondes.
Le Buddha n'a point dit ce qu'il savait sur cela et nous
ne savons rien, sinon qu'il y a des etres et des mondes. Mais
s'il y a des mondes et des etres, il est certain qu'il y a, pour
qu'ils soient, une raison que nous ne connaissons pas. » Cette
reponse peut se resumer en cette proposition : « Je suis,
mais je ne sais pas pourquoi je suis; cependant, si je suis,
c'est qu'il y a une cause pour que je sois; cette cause, je
l'ignore. »
Le Buddha n'a point dit ce qu'il savait sur cela; il n'a pas
voulu s'expliquer sur la cause dont les mondes et les etres
sont TeHet; il n'a pas dit pourquoi nous sommes sortis
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174
ONTOLOGIK BUDDHIQUE
de l'lncree sans forme pour prendre une forme vouee a mille
et mille changements, et de nous abimor dans l'lncree sans
formes, c'est-a-dire dans le Nippean. Et s'il n'a pas dit ce qu'il
savait sur cela, c'est que cette notion est inutile au salut et
de nature a troubler notre pauvre cervelle d'homme igno-
rant, notre quietude religieuse; c'est que ce qu'on en peut
dire, est capable de nous ecarter des huit sentiers qui condui-
sent au Nippean.
On peut douter que le Buddha ait su autre chose que les
choses qu'il a enseignees et croire que s'il eut eu quelques
notions nettes sur I'origine de la loi des causalites, il les eut
fait connaitre. On peut croire aussi que s'il n'a point parle
sur cette origine, c'est que toutes les explications qui
s'offraient a son esprit lui paraissaient imparfaites et surtout
de nature a nuire a sa doctrine, a troubler la Communaute, a
jeter les esprits de ceux qui le suivaient dans une polemique
inutile et dangcreuse, puisqu'elle ne pouvait que les partager
en ecoles. Doit-on lui savoir gre d'avoir ainsi refuse de
s'expliquer sur ce qu'il ne savait pas et d'avoir laisse a la
premiere page de sa doctrine cette borne-limito qui dit :
« Au dela, rien ne peut etre connu. » On doit tout au moins
admirer son habilete, car, en se taisant sur I'origine des
choses, il echappait a l'ecueil oil sont tombees toutes les
religions qui ont voulu expliquer ce qui est inexplicable de
soi, ce qui ne pourra etre su jamais; il a ainsi echappe aux
polemiques que n'eussent pas manque d'engager ceux que
Pexplication qu'il eut donnee n'eut pas satisfaits, ou qui
auraient cru devoir lui preferer une explication plus inge-
nieuse.
Quel que soit le motif qui a porte le Buddha a se taire sur
la cause premiere de l'existence des mondes et des etres, il
est bien certain que cette cause ne trouble pas la quietude
des Gambodgiens et que tout le monde buddhique considere
qu'il est absolument inutile et oiseux d'y songer. On sait
que l'etre vient du Nippean et qu'il doit y retourner, et cela
suffit aux fideles pour s'avancer plus ou moins rapidement
dans la voie qui y conduit. Le Buddha a certainement, sur
ce point encore, atteint le but qu'il se proposait.
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LES ELEMENTS HE L'eTRE                                175
II.  — Mais s'il s'est tu sur la cause premiere des forma-
tions, il ne s'est pas tu sur les elements qui concourent a ces
formations et qui, par des combinaisons diverses a 1'infmi,
produisent des etres dissemblables a l'inflni. C'est que pour
expliquer la loi des formations successives, montrer la loi
des causalites s'excryant sur les etres toujours avec justice et
precision, il etait oblige de dire ce que sont les elements
primitifs de l'etre, de montrer de quelles combinaisons
innombrables ils sont susceptibles. On peut douter que le
Buddha ait cree unc terminologie pour parler d'eux, mais on
doit admettre qu'il a imagine la metaphysique qu'il a tiree
des notions generalement admises de son temps. Gette meta-
physique buddhique est plcine de subtilites, difficile a suivre,
et pourtant elle n'est pas, a mon sens, la partie qui resiste le
moins a la critique occidentale, sinon dans ses details, tout
au moins dans son ensemble et surtout dans l'idee fonda-
mentale qu'elle a pour mission de defendre. Etudiee sans
parti pris, elle est, en tout cas, un effort intelleetuel inouV et
la plus curieuse des speculations philosophiques et reli-
gieuses connues.
Certes le peuple eambodgien n'a pas de cette metaphysique
une idee bien nette, mais parmi les lettres, parmi les religieux,
il n'est pas tres difficile de rencontrer un homme qui puisse
l'enseigner et surtout qui l'ait etudiee et qui puisse montrer
en quoi elle se rattache a la doctrine religieuse de l'ineluc-
tahle causalite, en quoi elle est indispensable a cette doctrine
des qu'on veut se mettre en etat de « mediter avec fruit sur
les dogmes » qu'elle a imagines. Voyons done ce qu'elle est.
III.   — Les cinq principalcs proprietes1 de l'etre sont :
1° la forme ou corps organique, la materialite; 2° la sensation
ou la faculte de senlir; 3° la perception ou la faculte de
percevoir; 4° le discernement ou la faculte de discerner; 5° la
conscience ou la faculte d'apprecier, de juger8.
Ces cinq proprietes de l'etre sont communes a tous les
etres, a l'homme et aux betes, mais elles sont loin d'exister
d Khandhas en pftli.
2 En pflli : rupa, vetiana,sanhya. sangkdro, vinyanu.
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176                                  ONTOLOGIE BUDDHIQUE
au meme degre chez tous les etres, fussent-ils de meme
espece, et c'est ce qui fait leur diversite tant physique que
morale. Cette diversite des etres a pour cause leurs merites
ou leurs demerites differents, c'est-a-dire leur karma; elle est
la consequence de la diversite des actcs qu'ils ont, les uns et
les autres, accomplis au cours des existences anterieures.
Parce que leurs oeuvros n'ont pas ete identiques, les fruits
que ces ceuvres ont produit sont divers. Et comme les fruits
de leurs oeuvres accomplies sont eux-memes dans leur forme
presente, il s'ensuit que leur diversite est leur propre fait.
Telle est la loi du karma. Mais la loi du karma qui se revele
par la diversite, s'exerce a 1'aide des elements, car I'etre est,
en verite, au moral et dans sa destinee future, ce que le fait
la combinaison des elements qui le composent. Done, si les
etres sont divers a Pinfini, c'est parce que les elements qui se
combinent pour produire les personnalites se sont combines
pour los produire d'apres les formules innombrables
fournies par leur karma. C'est d'ailleurs ce qui s'cxpliquera
mieux par la suite. Continuous.
IV. —11 est facile de comprendre que les cinq proprietes
ci-dessus dites, sont plus ou moins actives, que les sensations
sont plus ou moins vives et que les facultes de perception,
de discernemcnt et de comprehension sont plus ou moins
grandes. On le comprendra mieux encore quand on saura quo
ces cinq proprietes principales, caracteristiques de I'etre,
sont elles-memes les consequences, le produit des combinai-
sons plus ou moins parfaites, plus ou moins bien propor-
tionates d'elements souvent nombreux. Ainsi : la forme
materielle ou materialite est, dans I'etre, le fait de la combi-
naison de vingt-huit elements; la sensation en general est le
fait de six especes de sensations; la perception en general est
la consequence de six especes de perceptions ; le discerne-
ment en general est le produit de cinquante-deux conditions
ou elements de discernement; et la conscience en general
est la consequence de quatre-vingt-neuf elements d'appre-
ciation. Les vingt-huit elements qui composent le corps
organique sont les elements suivants : 1° la terre, 2° l'eau,
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LES ELEMENTS DE L'ETRE                               177
3° le feu, 4° le vent1 qui, en se eombinant, donnent la matiere
sous la forme que nous lui connaissons.
Les formes organiques suivantes : 5° les yeux,'6° les
oreilles, 7° le nez, 8° la langue et 9° lo corps proprement dit,
c'est-a-dire les organes de cinq sens qui mettent l'etre en
contact avec l'exterieur.
Les cinq sens suivants : 10" la vision, 11" l'audition,
12° l'odorat, 13° le gout, 14° le toucher.
Les sexualites qui distinguent entre eux les etres de meme
espece : 15° la sexualite male, 10° la sexualite femelle.
Les proprietes suivantes : 17° le cceur, 18° la vitalite.
La vacuite suivante : 19° 1'espace, c'est-a-dire les neuf
ouvertures du corps.
Les facultes suivantes : 20° le geste, c'est-a-dire la faculte
de s'entendre par gestes, 21° la parole, c'est-a-dire la faculte
de parler.
Les proprietes suivantes : 22° la legerete, 23° la souplesse,
24° I'adaptation ou propriete qu'ont les elements de se
rassembler pour former l'etre, 25° Pagregation ou propriete
qu'ont les elements de la forme de se combiner, 20° la
propriete de durer, 27° la propriete do decroitre, 28° la
propriete qu'ont tous les etres de (-hanger.
On comprend deja a la simple lecture de cette enumeration
des vingt-huit elements qui concourent a la formation de
l'etre, qu'ils peuvent et doivent donner naissance a bien des
combinaisons, a bien des diversites. On les retrouve tous, en
effet, dans l'etre, mais a des degres differents; les quatre
elements sont loin de se combiner dans l'etre toujours d'une
maniere identique; les cinq formes organiques sont plus ou
moins parfaites, et par consequent, les sens plus ou moins
subtils; la sexualite plus ou moins exigeante; plus ou moins
puissants, 1'amour et la vitalite sont plus ou moins grands;
les neuf ouvertures du corps sont plus ou moins parfaites
(yeux, oreilles, narines, bouche, •orifices d'evacuation); la
faculte de parler par gestes et par paroles est plus ou moins
complete, les sept proprietes de l'etre sont plus ou moins
1 En pali, les dhdlii suivants : pathavi, (ijh'i. tejo et vdyo.
12
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•178
0NT0L0GIE BUDDHIQUE
grandes, ou plus ou moins actives. De la, mille et millc com-
binaisons qui font, des etres qui vivent sur la terre, dans les
enfers ou dans les cieux, une foule innombrable d'etres qui
ne se ressemblent point et qui ne sont pas scmblables, dans la
meme race, dans la memo espece, que par les a priori ou
apparences.
Or, ces combinaisons qui creent des personnalites diffe-
rentes sont les consequences du karma, sont le fruit des
ceuvres accomplies au cours des existences passees.
V. — Mais ce n'est pas tout; le champ deces combinaisons,
la possibility d'etre plus nombreuses, devient plus grand
encore si on analyse cbacun des vingt-huit elements de la
forme, si on cherche a savoir ce qu'ils deviennent dans
l'etre.
Ainsi, la terre forme tout ce qui est solide dans le corps,
vingt parties : les os, la chair, la peau, les veines, les dents,
les ongles, les cheveux, le poil, la cervelle, la moelle, les
rognons, le cceur, le foie, l'abdomen, la rate, les poumons,
les intestins, l'intestin grele, l'estomac, les excrements.
L'eau forme tout ce qui est liquide, douze parties : bile,
sang, graisse, matiere lubrifiante, pus. salive, serum, mucus,
urine, phlegme, sueur, larmes.
Le feu donne les quatre especes de feux ou chaleurs: celui
qui provient de la fermentation, celui qui donne la chaleur
corporello, celui qui produit la vieillesse et les maladies,
celui qui consume la nourriture portee dans l'estomac.
Le vent qui comprend les six vents du corps : celui qui
souffle des picds a la tete et qui produit les vomissements;
celui qui souffle de la tete aux pieds et qui produit les evacua-
tions journalieres et les accoucheinents; celui qui est aspire
et expire par la bouche; celui qui souffle a I'oxteriour des
intestins; celui qui souffle" a l'interieur des intestins; celui
qui souffle dans les veines et qui produit plus particuliere-
ment le mouvement et les pouls.
Et la terre qui forme les vingt parties solides du corps, et
l'eau qui forme les huit parties liquides, et les feux qui don
nent la vie, et les vents qui donnent le mouvement ne sont
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LES ELEMENTS DE L'ETRE                                179
pas identiques en force et puissance pour tous; ils sont ce
qu'ils sont, conformement au karma de chacun de nous et
leurs combinaisons en proportions variables sont le fruit des
ceuvres, e'est-a-dire une resultante des actions commises au
cours des existences antericures.
De la combinaison plus ou moins parfaite et plus ou raoins
bien proportionnee de ces quatre elements dependent en
partie la nature physique et morale do l'etre. De la forme des
organes, des sens et de la combinaison plus ou moins par-
faite des quatre elements dependent la sensibilite plus ou
moins grande de ces organes et, par suite, des sensations
plus ou moins vivos, une sensibilite morale plus ou moins
intense, des desirs sexuels plus ou moins violents.
La force, qui permet a toutes les parties du corps de rester
en equilibre, qui maintient tout ce qui doit etre maintenu et
qui assure la sante. est repandue dans tout le corps, mais
plus ou moins bien repartie conformement a la loi du karma.
(Juand la repartition est bonne et qu'elle donne une vie de
quatre-vingts annees et audela, cost que cette bonne reparti-
tion a etc meritee au cours des existences antericures, e'est
qu'elle est le fruit d'un bon karma; quand la force est mal
distribute dans le corps, quand telle partie a son maximum
de force et telle autre partie ce qu'il faut pour durer un
nombreplusoumoins grand d'annees, maisinferieur a quatre-
vingts ans, e'est que cette repartition defectucuse a ete meritee,
e'est qu'elle est le fruit d'un karma mauvais.
Et ainsi de suite, car tout est le produit de nos actes-
passes; la faculte de s'exprimer par gestes et paroles, est ce
que nous avons merite qu'elle soit; les proprietes de notre
etre sont ce que nous avons merite qu'elles soient; tout est
soumis a la loi du karma, tout est le fruit des ceuvres passees,
une consequence d'actes bons et mauvais, une application
exacte, minutieuse et naturelle de la loi des causalites. La
souplesse, l'elasticite, la legerete, sont des resultantes. Le
rapprochement et la combinaison des elements de l'etre, —
qui assurent sa duree, sa sante, qui rcculent sa decroissance
et qui rendent les changements qu'il doit subirplusou moins
frequents, plus ou moins avantageux, — s'accomplissent
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180
ONTOLOGIE liUDDIIIQUE
conformement a la loi du karma qui gouvernc toutes choses.
Geci dit, il est facile de comprendre que toutes ces combi-
naisons a rinfini donnent naissance a des etres aussi diffe-
rents que possible, a des etres ayant la faculte plus ou moins
grande de sentir plus ou moins vivement, de s'impressionner
plus ou moins rapidemcnt, de vibrer plus ou moins subtile-
ment, c'est-;\-dire d'entrer plus ou moins exactement en
rapport avec le monde exterieur. Les plus parfaits des etres
sont ceux qui, bien qu'emus, restent maitres d'oux-memes;
qui peuvent percevroir ce qui les a emus, et distinguer entre
leurs emotions, entre les facteurs de telle sensation, juger,
reconnaitre ce qui est bon de ce qui est mauvais, ce qui est
juste de ce qui est injuste, et regler leur vie d'apres un juge-
ment sain. Or, ces plus parfaits sont les saints, qui, nes avec
des merites acquis au cours des existences anterieures, sont
parfaits de corps, de puissance, de duree, bienproportionnes,
et eoimne me dit un religieux, « solides des reins, du coeur
et de 1'esprit ». Leur sante est bonne, leur force est bien
distribute dans leur corps, ils sentent avec leur coeur, et leur
intelligence est si grande qu'ils savent slsoler pour mediter
et trouver dans la meditation la solution des problemes de
conscience les plus difficiles, sans que leur quietude soit
troublee. Ces gens la sont les beureux du monde, ceux qui
savent voir toutes les faces d'une cliose sans se troubler
jamais.
VI. — Mais revenons un peu en arriere et voyons, mainte-
nant que nous connaissons les vingt-huit formes de la
materialste de l'etre, ce que sont les quatre autres proprietes
principales tie l'etre. J'en ai deja dit quelques mots et deja on
a pu entrevoir la pensee qui commande toute cette theorie,
mais il faut insister si on veut se rendre bien compte des
phenomenes qui s'accomplissent dans l'etreet qui font de lui
un etre relativement libre et conscient.
Les Gambodgiens, comme tous les buddhistes, distinguent
six categories de sensations'; cliacune de ces categories a pour
1 Velun khantho, en pftli Vedand khandha.
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i.f.s Elements de l'etre                          181
cause la mise en contact d'un objet exterieur avec un sens.
De ce qu'il y a six sens, — la vision, l'audition, l'odorat, le
gout, le toucher et l'intelligence, — et six organes des sens:
— I'ceil, I'oreille, le nez, la langue, le corps et le manas, —
il y a six categories de sensations '.
Mais ces six categories de sensations, considerees a un
autre point de vue, sont de trois especes : il y a la sensation
agreable produite par un objet exterieur qui plait et qui se
trouve en contact avec l'an des sens; il y a la sensation desa-
greable produite par un objet qui deplait et qui se,trouve en
contact avec l'undes sens; il y a la sensation indifferente
produite par un objet qui ne plait ni ne deplait et qui est mis
en contact avec l'un des six sens2.
Envisage a un point de vue plus analytique, cela fait dix-
huit especes de sensations, me dit un religieux. Et il ajoute :
« 11 y a des sensations qui sont produites sur deux sens par
le memo objet et en meme temps, mais cela ne donne pas
naissance a une autre sensation; en outre, il y a des sensa-
tions qui naissentde sensations eprouvees par un autre sens;
par exemple, le nez aspire une odeur, ct cette odeur, en impres-
sionnant le sens olfactif, impressionne le sens du gout; par
exemple, I'oreille perco.it un son et, de suite, l'intelligence est
impressionnee par un autre objet vu autrefois, mais disparu.
Quelquefois trois sens sont eprouves, impressionnes, mais
alors l'emotion de l'etre est grande, et ses desirs sont violents.
VII. — De meme qu'on distingue six categories de sensa-
tions, on distingue six categories de perceptions '. Elles aussi
correspondent aux six sens * etproduisent chacune des sensa-
tions agreables, desagreables ou indifTerentes, qui plaisent,
deplaisent ou ne plaisent ni ne deplaisent.
1 En pali cakkhusamphassajd vedand, sotasamphassnjd vednnd, ghdna-
samphassajd vedand, jivhdsamphatsajd vedand, kdyasamphassajd vedand
et
manosamphassajd vedand.
- En cambodgien : Sukha ve'tan, tukkha vetan et alukkham asuklia ve'tan;
du pali sukhdvedand, dukkhdvedand et adukkhamasukha vedand.
1 Sahnha khantlia. en pali saiiuya khandho.
'' Le nnm cambodgien est fait avec le nom du sens suivi du mot khantho,
en pali du nom de sens suivi du mot khandho.
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182
ONTOLOGIE BUDDHIQUE
Cela fait aussi dix-huit sortes de perceptions. Mon reli-
gieux pretend que les perceptions peuvont, comme les sensa-
tions, naitre l'une de l'autre, emouvoir, se confondre, ebranler
I'etre et le tromper, le jeter hors de la realite et produire
l'entetement, la divagation, la folie.
VIII. — Les proprietes de discernement', precedes de
discernement ou moyens moraux de discernement, sont au
nombre de cinquante-deux : 1° le contact d'un objet oxterieur
avec l'un des sens ; — 2° la sensation que procure ce contact;
—  3° la perception de l'objet mis en contact; — 4° la pensee
que provoque le contact, la sensation et la perception; —
5° la reflexion qui suit cette pensee.
(5° Le principe de vie en vertu duquel les phenomenes ci-
dessus se produisent; — 7° l'individualite emue par ces phe-
nomenes, lrfunie des six sens et des facultes de discernement.
8" L'attention qu'exige la reflexion mise au service de la
pensee; — 9° l'examen de l'objet qui a provoque le sens des
phenomenes ci-dessus; — 10° l'energie qu'exige cet examen;
—  11° la satisfaction, le plaisir que procure cet examen; —
12° la determination precise de l'objet de l'examen ; — 13° la
perseverance dans l'examen; — 14° la purete ou le rojet de
l'esprit de tout ce qui peut nuire a cet examen; — 15° la
conscience ou faculte de comprendre, de raisonner sur un
phenomene moral, sur une pensee.
16° La honte a l'influencc de laquelle il faut resister quand
on se livre a l'examen; — 17° la crainte qu'il faut ecarter de
l'esprit quand on examine, quand on reflechit; — 18" l'ind ifle-
rence dans l'examen; — 19° la liberte morale qu'il faut
apporter dans l'examen; — 20° la lumiere ou science qu'il
faut y employer; — 21° 1'impartialite absolue ; — 22° le calme
physique sans lequel l'examen ne peut donner de bons
resultats; — 23° le calme de l'esprit; — 24° la legerete du
corps, e'est-a-dire l'apaisemcnt des sens ; — 25° la legerete de
l'esprit, c'est-a-dire son apaisement; — 2C° l'apaisement du
corps; — 27° l'apaisement du cceur; — 28° la maniere d'etre
1 En cambodgien tankhar kantho; du p41i sankharakkandha.
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LES ELEMENTS DE L'ETRE                               '183
physique ou faculte d'etre au point de vue physique, co qu'il
Caut etre pour pouvoir examiner, reflechir, deduire; —
29° l'etat d'esprit ou faculte d'acquerir l'etat d'esprit, etc.; —
30° 1'experienee physique; — 31° l'cxperiencc morale; —
32° la rectitude physique ; — 33° la rectitude morale; — 34° la
compassion; — 35° la bienveillance; — 36° la verite do la
parole; — 37° la verite de Taction; — 38" la verite de con-
duite ; — 39° l'absence des desirs ; — 40° l'absence de colere ;
— 41° l'absence d'ignorance ; — 42° l'absence de scepticisme ;
43° l'absence d'inquietude; — 44° l'absence de honte, c'est-a-
dire le courage moral; — 45° l'absence d'insouciance; —
46° l'absence de doutes en matiere religieuse ; — 47° l'absence
d'amour-propre ; -- 48° l'absence d'envie; — 49° l'absence
d'egoi'sme ; — 50° l'absence d'hypocondrie; — 51° l'absence de
paresse; — 52° l'absence de negligence.
Dans toutes ces conditions, qui rendent libres de routes
influences troublantes le corps et l'esprit, I'etre, si intelligent
qu'il soit, no peut ni discerner toutes les parties d'une sensa-
tion, ni la definir, ni conclure, ni produire Ja science indis-
pensable a celui qui, par la meditation, aspire au salut.
IX. — Les facultes de conscience sont encore plus nom-
breuses que les conditions de discernement; on en compte
quatre-vingt-neuf. Ces facultes sont des effets, mais elles sont
des causes aussi et des causes determinantes du futur karma.
A ee compte, les facultes de conscience sont plus importantes
que toutes les autres facultes, quo toutes les autres proprietes,
car ce sont elles qui determinent I'etre present, lui donnent sa
valeur morale, son etat d'ame, sa moralite et les moyens de
creer le karma qui presidera a sa renaissance future ou le
conduira au sejour de la stabilite.
De la. la grande division des facultes de conscience pro-
ductives de merites, facultes de consciences productives de
demerites, et facultes de consciences qui ne produisent ni
merites ni demerites1. 11 est tres difficile de savoir des lettres
et des religieux cambodgiens comment il faut classer les
1 En cambodgien kosalvinhnhanang, akosalcinhnhanang, et avyakatvinh-
nhanang,
du pali kusalaviiindnam, akusalavinhdnam, et'avydkatavihhdnam.
-ocr page 215-
184                                   ONTOLOGIE BUDDHIQUE
facultes do conscience et ce qu'eiles sont. Le texte qu'on m'a
presence elait on pali altere et je n'ai pu le Cairo traduire assez
oxactement pour on tirer profit. Unvieux religieux quo j'ai on
la bonne fortune de rencontrer, alors que j'etais fort occupe
des facultes de conscience et que je cherchais partout des
eclaircissements, a protendu, me les expliquer. .le le priai
d'ecrire ce qu'il savait sur ce sujet. Voici ce quo j'ai pu tirer
de lui, puis completer ensuite :
« Les chonl.tf sont bons ou mauvais, ou ni bons ni mauvais
et, par consequent, productifs de merites, de- demerites ou
improductifs. lis sont le produit do nos sensations comme
nos sensations sont lo produit du contact des objetsexterieurs
mis en relation avec nous-memes par le moyen do nos sens.
Do la, autant do ponsees bonnes, mauvaisos, ni bonnes ni
mauvaises, qu'il y a de sens. U'autre part, nos pensees sont
spontanees ou inspirees; de la, quand nos ponsees et les
actes qui les suivent sont bons, des merites differents. Do
grands merites sont acquis par ceux qui ont pense par eux-
meraes; des merites moins grands sont acquis par ceux qui
ont accepte la pensee d'autrui; parmi ces derniers, les merites
acquis sont d'autant plus grands que lour joie d'avoir ete
inspires est plus grande; et leur morite est faible quand ils
font, ayant ete inspires, ce qu'on leur a conseille, mais de
mauvaise grace. Quand les idees et les actes qui los suivent
sont mauvais, il en est de memo; mais alors toutes les propo-
sitions sont renversees: los plus denier Hants sont ceux qui
ont une idee mauvaise, puis viennent ceux qui la suivent
parce qu'on la leur a suggeree ; puis, parmi ces derniers,
ceux qui y cedent avec plaisir et ceux qui y cedent avec
deplaisir. »
Et il ajoute:
« Tous ces cfui'tt sont done a des degres differents produc-
tifs de merites ou de demerites; do merites plus ou moins
grands et de demerites plus ou moins grands selon lour
nature. De la ce fait que le chcett conduit soit aux enfers,
soit sur la terre, soit aux paradis des devas, des brahmas ou
1 Du pali citta, klces, facultes do conscience.
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LES ELEMENTS DE L'ETRE                                185
des maha brahmas, soitau Nippean. Mais comme il y a huit
enfers, beaucoup de conditions physiques, socialcs et morales
sur terre, vingt-six paradis et un Nippean, il s'ensuit qu'il y
a de nombreux degres de merites et de demerites. Les
merites qui conduisent soit a l'un des six paradis des devas,
les merites qui conduisent soit a Tun des seize paradis des
rupas, les merites qui conduisent a i'un des quatre paradis
des arupas et les merites qui conduisent au Nippean. Les
demerites conduisent a des enfers d'autant plus terribles
qu'ils sont plus grands ou plus nombreux. Les merites et
les demerites acquis determinent la condition sociate, la
condition morale, la sante qu'on doit avoir sur terre. »
Et il conclut :
« II y a quatre-vingt-neuf sortes de chn'tt et ces choett, qui
distinguent l'homme des autres animaux, ereent sa person-
nalite future, lis sont done : l'etre humain, consequence dn
passe, un effet; l'etre humain present, une cause; et l'etre
humain futur, un effet et ainsi de suite jusqu'a l'entree dans
le Nippean on il cosse d'etre une cause pour n'etrc plus qu'un
etre sans forme, sans nom, parfait, sauve des renaissances,
et qui a trouve la stabilite absolue, la faculte infinie, la
clarte, le calinc que rien ne peut troubler. »
.I'ai eu quelque peine a mettre debout cette note et jo ne
suis pas certain d'avoir exactenient compris la pensee tres
diffuse de mon metaphysicien. Un lettre auquel j'ai montre
cette note me dit : « Tout cola signihe que nos pensees ou
chcett sont le produit do nos sensations, que ces pensees, sont
comme les sensations, agrenbles, desagreables ou indifferentes;
que les unes nous ameliorent, que les autres nous corrom-
pent et que les derniercs n'ont aucune action sur nous; que
nos pensees sont la consequence de nos sensations, mais
qu'elles peuvent etre la consequence des sensations eprouvees
par notre procbain et suggerees par lui; qu'une bonne aotion
inspiree est bonne a differents degres : bonne si nous la
faisons avec joie, moins bonne si nous la faisons sans joie,
inutile si nous la faisons de mauvaise grace. Tout cela a pour
but do classer les pensees qui commandent nos actes, presi-
dent a notre moralite, gouvernent notre cceur et qui font de
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186                                   ONT0LOG1F. BUDDHIQUE
nous soil un pecheur, soil un etre bou, soit un etre ni bon ni
mauvais. »
line autre note que je trouve dans mes papiers sans indi-
cation d'origine porte : « Des quatre-vingt-neuf choett, les plus
importants sont ceux qui concernent la foi; il y a des gens
qui croient que notre vie presonte est la consequence de nos
ceuvres passees; il y en a d'autres qui ne croient pas a cette
influence des ceuvres passees sur la vie presonte; il y en a
qui defendent Tune ou l'autre opinion; et on en trouve qui
n'ont pas d'opinion ou qui agissent coninie s'il n'avaient
aucune opinion sur ce sujet. »
Voyons done ce que sont ces trois categories :
Les jacultes de conscience prodactwes de merites sont
vingt et une : huit qui conduisent aux six paradis inforieurs
des devas, ou qui procurent sur la terre une renaissance dans
une condition favorable; cinq qui conduisent aux seize paradis
des brahmas de la forme; quatre qui conduisent aux quatre
paradis des brahmas sans forme; et quatre qui procurent les
etats d'esprit qui permettent d'atteindre sur terre les quatre
etats de saintete.
Les faculles de conscience productive* de demerites sont
douze : huit qui ont pour cause la cupidite; deux qui ont pour
cause la concussion; et deux qui ont pour cause la sottise, la
niaiserie, rimbecillite.
Les facultes de conscience qui ne produisenl ni merites ni,
demerites
sont cinquante-six, en deux groupes : a) sept qui
sont la consequence des merites; huit qui ont pour cause
les demerites; huit qui sont la consequence des sejours ante-
'rieurs dans les paradis des tevodas ou des existences terrestres
anterieures et favorables; quatre qui sont la consequence des
sejours anterieurs dans les paradis des brahmas de la forme;
quatre qui sont la consequence des sejours anterieurs dans
les paradis des brahmas sans forme, et quatre qui sont la
consequence des exercices anterieurs qui conduisent aux
quatre etats de saintete; —- b) trois qui sont la consequence
d'une action non voulue ; huit qui ont pour cause une pensee
suivie ou accompagnee d'un acte, alors que cette pensee est la
consequence d'un sejour anterieur dans les paradis des devas
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LES ELEMENTS DE L'fiTRE                               187
ou sur terre dans une condition superieure; cinq qui ont pour
cause une pensee suivie ou accompagnee d'un acte, alors que
cette pensee est la consequence d'un sejour anterieur dans les
paradis des brahmas dc la forme; quatre qui ont pour cause
une pensee suivie ou accompagnee d'un acte, alors que cette
pensee est la consequence d'un sejour anterieur dans le monde
des brahmas sans formes.
/
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11
LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES
Je pourrais des maintenant definir la loi qui preside
a ees combinaisons de la matiere, a ecs formations d'une
meme individualite transmigrant et se.continuant de person-
nalitesenpersonnalitesjusqu'a la delivrance finale en Nirvana.
Mais je n'ai pas dit toutes les formes que la matiere pent
prendre selon les buddhistes, toutes les personnalites que
l'individupeiit revetir. Ge que j'ai dit au chapitre precedent
concerne l'etre sous la formation humaine, mais ne concerne
que cette formation, en apparence tout au moms. Or, rindivi-
dualite sortie de l'Incree, sans qu'on en sache ni la cause, ni
la raison, sortie du Nirvana vers lequel elle retourne penible-
ment sans cesse et en aspirant toujours a y rentrer, qui doit un
jour y rentrer, rindividualite n'a pas necessairement toujours
la forme humaine; elle peut revetir eelle d'un animal, d'une
plante, d'un mineral, meme d'un liquide, d'un fluide. G'est ce
qu'il faut expliquer on ce chapitre, avant de passer a la loi
supreme et ineluctable qui preside a toutes les formations, et
autour de laquelle je tourne sans cesse, que j'ai prescnte a la
pensee etque je suis toujours tente de definir.
I. — Les divisions et subdivisions que nous avons etudiecs
dans le chapitre precedent nous ont montre, nonseulementla
complexity de l'individu, mais encore et surtout les moyens
que la Loi supreme des causalites a de faire les etres divers" a
L'infini. Mais cette diversite, si grande qu'elle soit, ne satisfai-
sait point I'esprit indien, parce qu'elle ne paraissait s'affirmer
que dans l'espece humaine; il lui fallait des categories plus
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LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES                189
tranchees qui permissent de soumettre a la grande Loi, les
dieux, les animaux, les plantes et la matiere inerte; il fallait
montrer cette loi s'affirmant, s'exercant en tout ce qui est.
Ue lii, la doctrine des quatre especes de naissances exposees
par le Tvey-Philm, si bien connue des Gambodgiens, qu'elle
est a chaque instant citee par eux dans leurs discours les plus
vulgaires.
Tous les etres, me dit un religieux, sont soumis a la vie, a
la decrepitude ', a la mort et a la renaissance, — les tevodas,
les homines, les damnes, les animaux, les plantes, les choses
solides, liquides et les lluides, — car tout, absolument tout,
est voue au changement. Or, le changement c'est la mort et la
renaissance se succedant sans cesse jusqu'a l'entree au Nip-
pean, qui est le royaume de la stabilite parfaite et le sejour
de la felicite absolue. Mais avant de parvenir au Nippean,
tout ce qui compose notre monde, tout ce qui est sur la terre,
sous elle, au-dessus d'elle et dans elle, — dieux, demons,
spectres, animaux, plantes, mineraux, l'eau, les vents et
l'espace infini, — tout doit changer un nombre inevaluable
de fois. Tout est voue a la vie, a la mort,. a la renaissance, et
c'est parce que tout est voue aux changements, parce qu'il n'y
a pas dans l'univers une seule chose ayant une forme defini-
tive, qu'on dit que tout ce qui existe a nos yeux, que tout ce
qui tombe sous nos yeux est apparences et que tout cela
n'existe pas en fait dans l'eternite. Nous ne pouvons voir ou
concevoir que des formes et ces formes, qui varient a l'infini,
qui changent constamment, sont, dans leur ensemble, desti-
nees a se fondre un jour dans le Nippean, qui est le sejour des
etres sans formes, sans poids, sans desirs, sans pensees, qui
est le royaume du calme absolu, de la stabilite parfaite.
II. — « La terre tout entiere, — me dit une petite note
qu'un religieux m'a remise il y a plusieurs annees, et qui est
extraite d'une prierc* qu'il composa en vers de quatre pieds, a
1  Chez les bienheureux, la decrepitude n'est que do quelques instants; il
en est de inline Chez les damnes, nie dit un religieux.
2 Cette priere fut reeitee a Kampot, dans la pagode de Kompong-Hay, par
un petit gatron, un jour de pelerinage.
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190
ONT0I.0GIK BUDDHIQUE
1'occasion d'une fete religieuse, — la terre tout entiere, tout ce
qu'elle porte et tout ce qui la compose, tout ce qui l'envi-
ronne, tout ce qui est visible pour nous, pour les dieux, les
demons, les pret, les doerechhan, les yeak et les asaur, tout
est un vaste ensemble de formations nees du peche. G'est le
peche, ne du desir, lequel est ne de l'ignorance, qui fait que
tout cela est dans la forme que nous lui voyons. Nous ne
savons pas pourquoi il en est ainsi, et comment tout ce qui
est a pour cause l'ignorance; mais nous savons qu*il en est
ainsi parce que nous savons que, si tout etait parfait, tout
cela ne serait pas, car tout serait en Nippean..... La terre sur
laquelle nous marcbons et qui produit le riz, l'eau qui coule
des nuages, le vent qui souffle, et le feu qui cuit nos aliments
et qui brule nos bougies devant l'autel du Huddha, tout cela
est parce que tout cela a peche. Toutes ces choses ont vecu
comme je vis, peche comme je peche, prie comme jc prie, et,
e'est parce qu'elles n'ont point etc meilleures que les plus
mediants des hommes d'aujourd'hui, pendant des mille et
mille generations, qu'elles sontmaintenant des choses inertes
(jui, impuissantes, expient, par lour impuissance memo, ies
peches qu'elles ont commis quand elles etaient ce que nous
sommes, des elres qui cherchent a gagner l'autre rive.....».Ie
ne comprends pas les quarante vers qui suivent, sauf ceci qui
est tout a la fin : « Observez les preceptes sacres, soyez chari-
tables avec les religieux, avec votre prochain, avec les
animaux, afin de renaitre un jour, non semhlable a cc mur,
non semblable a la terre inerte, mais un etre vivant et, parmi
les etres vivants, un etre pensant, capable de mediter sur les
choses de notre monde, sur celles des deux autres mondes et
surtout sur le Nippean. »
J'ai montre les textes de cette poesie, a un religieux instruit
etdejadepuis vingtans chef d'unmonasterc. Voici sareponse:
<'Oui,toutcequiexistecstleproduitdumal, maisje ne crois
pas que ce qui n'a pas vie soit la transformation d'un etre qui
a eu vie et qui a merite de renaitre en cette condition. Aux
choses inertes, sans vie et sans pensees, sans faculte de penser,
peuvent s'ajouter des esprits qui les habitent, mais ces esprits
ne sont pas les choses elles-memes. II ne faut pas confondre
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LES FORMATION'S. — LES RENAISSANCES                  191
le maitre de la maison et la maison elle-meme. Cependant, on
peut admettre, et c'etait l'opinion de Louk Preas Saukonn,
que nosfautes sontproductives, non soulement des demerites
que nous aurons a expier, mais encore des objets qui serviront
a l'expiation. Ainsi, quand le Preas devint un lievre, il n'etait
pas lievre, il etait un etre qui avait pour forme la forme d'un
lievre. 11 pensait, mais avec les moyens que sa forme lui
permettait. II fut aussi un mur, disent les baley ', mais il faut
comprendre cela; il no fut pas un mur dans l'acception du
mot, un mur fait de pierres posees l'une sur l'autre, il fut incor-
pore a un mur, sans etre un mur, comme le sel est incorpore
a l'eau de la mer, sans etre 1'eau de la mer, sans etre la mer*
elle-meme ; il ne fut pas ce qui penso dans un mur, car un mur
no pense pas ; il fut un etre incorpore a un mur, un etre ayant
la forme d'un mur et qui, ayant cette forme, no pouvait agir
autrement quo comme un mur. »
II y a une grande difference entre la premiere opinion etla
seconde1. D'aprcscolle-ci, lcsetres humains ne so transforment
pas en clioses inertes, ne deviennent jamais ni un mineral,
ni un vegetal; mais ils peuvcnt, par suite de leurs demerites,
s'incorporer a ces choses et en subir l'impuissance, l'immua-
bilite, conformement a la nature de ces choses.
lis peuvent s'incorporer a un animal, et cette incorporation
a une brute, bien que plus intime que l'incorporation a une
chose inorte, est, non une transformation, mais une transmi-
gration dans un corps dont cependant ils sont la cause. Dans
la brute, l'etre incorpore reste, bien que denue de moyens de
penser et d'agir humains, un etre qui pense et qui decide ses
actes.
III. — Voyons done maintenant comment s'accomplissent
les transformations et les renaissances.
1  Los textes.
2  Un lettre trouve qu'ellcs sont identiques, parce quo, dit-il, l'etre est
Independant de sa forme; lui ne varie pas, la forme varie sans cesso; il a
suceessivemont les formes qu'il merite etees formes, qu'elles soient Imniaines
on animates, ou v6getales, ou minerales sont failes des monies elements diver-
sement combines, mais ces formes no sont toujours que la maison de l'etre,
et cette maison est autre a cliaifiie renaissance.
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192                               ONTOLOGIE BUDDH1QUE
Les etres so reincorporent conformement a leurs karma,
d'apres une loi a laquelle nul ne peut echapper. lis sont
toujours ee qu'ils ont merite d'etre; mais, pour devenir ce
qu'ils ont merite d'etre, il y a differents procedes, non que
chacund'euxchoisisse, non que quelqu'un lcurimpose ouleur
indique, mais qu'ils ont merite, qui est une consequence natu-
relle, ineluctable, tout autant que leur devenir, tie leurs actes
passes. L'un s'incorpore, dans la matrice qui l'a recu, au germe
humain d'un homme qu'il a merite d'avoir pour pere, et qui a
meritti de l'avoir pour fils, se developpe dans la matrice d'une
femme qu'il a merite d'avoir pour mere et qui a merite de
•l'avoir pour fils, et nalt comme la generalite ties homines. Un
autre s'incorpore au germe d'un oeuf et nait sous la forme
bumaine, mais eela est un prodige dont les livres saints seuls
fournissent des cxemples. D'autres encore naissent de l'humi-
dite chaufi'ee, de la fermentation ties choses, comme naissent
les insectes et lesplantes. mais sous la forme humaine, et cela
est encore un prodige entitlement rare que notre temps ne
connait point. D'autres enfin naissent par apparition sans
avoir ete congus dans une matrice, sans s'etre developpes dans
un oeuf, sans s'etre incorporesa des ohoses en decomposition;
ils paraissent de suite, sans transition, sous la forme qui doit
utre la leur jusqu'a l'epoque de leur mort; et cela aussi est
un prodige tres rare de notre temps et dont il est seulement
parle dans les livres sacres.
Done, de ces quatre sortes de renaissances, quand elles
concernent un etre qui renait sous la forme bumaine, trois
sont merveilleuses, une est naturelle.
Deux des trois renaissances, merveilleuses quand il s'agit
d'un etre humain, ne le sont point quand il s'agit d'un animal,
car s'il y a des animaux qui naissent vivants d'une matrice,
il y en a qui sortent d'une matrice d'abord sous la forme d'un
eeuf, puis qui sortent vivants de cet oeuf; il y en a qui sont le
produit de la pourriture et de la fermentation. Les premiers
sont certains reptiles et les oiseaux; les seconds sont les
insectes. Nous n'avons a nous oecuper ici de ces deux modes
de renaissance que lorsqu'ils sont ceux de certains etres
humains, en punition de leurs fautes.
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LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES                193
La quatrieme espece de renaissance peut etre celle de
certains homines, elle fut celle des prohm quand ils vinrent
repeupler la terre apres sa restauration. Elle fut celle d'autres
hommes au cours des ages qui ont precede le notre. G'est la plus
extraordinaire ; elle est aujourd'hui encore celle des bienheu-
reux, des damnes, des esprits qui courent le monde et qui
vivent do la vie divine, spectrale ou infernale qu'ils ont
meritee.
Les legendes sacrees font naitre d'une matrice de femme
la plupart des personnages humains qu'clles mettent en
scene; le Preas lui-meme est ne d'une femme a sa derniere
incarnation, et chaque fois qu'il a paru sur terre sous forme
d'un homme. Elles lefont naitre vivant d'une matrice d'animal,
chaque fois qu'il a paru sous la forme d'un animal vivipare,et
d'un ceuf chaque fois qu'il a paru sous celle d'un animal ovi-
pare. Aucune d'elles ne le fait renaitre sur terre par apparition.
IV. — Les trois legendes buddhiques les plus connues qui
parlent de renaissances d'etres humains par un oetif, par
pourriture et apparition sont, grace au Trey-Phum, Ires
contees au Gambodge. C'est d'ahord la legende du Brahmanc
et de la Kcenarey1 qui, s'etant maries ensemble, bien qu'ils
fussent de races differentcs, eurent deux fils qui naquirent de
chaeun un oeuf et qui furent deux saints. Puis c'est la legende
de Botum-vatey2 qui, ayant fait au buddhaYipaksi, I'aumone
de einq cents boulettes de riz et de fleurs de lotus, renaquit
par apparition entre les petales d'une flour de lotus, fut
recueillie par un ermite, elevee par lui, epousee par un roi et
qui devint mere de cinq cents garcons qu'elle avait forme le
souhait d'avoir. Enfln c'est la triste legende d'Ambabolika3
qui, etant religieuse (bhikkhuni), il y a pres de deux millions
d'annees, bien douce et biendevouee, s'oublia un instant etse
facha contre une religieuse, une sainte qu'elle ne connaissait
point et qui avait crache autour de la pyramide sacree dont
1 Kmari Kante.
i Pali Botum-vadi, fleur de lotus. — Recit du Trey-Phum.
3 Plus conuue.hors du Cambodge sous le nom d'Ambopali la gardienne
du mauguier. — Su trouve egalement dans le Trey-Phum.
13
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194                                   ONTOt.OGIE fiUDDHIQUE
elle etait chargee d'entretenir les abords toujours propres.
Gette faute la conduisit en enfer, puis la ramena dix
mille fois sur la terre sous la forme d'une femme mechante et
insolente; les merites qu'elle avait acquis par ses vertus la
firent renaitre par apparition a la fourche d'une racine de
raanguier dans le jardin d'un roi. Elle etait d'une si grande
beaute (encore une recompense), quetous les dignitaires tom-
berent amoureux d'elle et sc disputerent entre eux, se batti-
rent a cause d'elle (cela encore etait une consequence de sa
faute). Aim de mettre un terme a leurs discussions, le roi fit de
la dame une prostituee et tous ceux qui l'avaient desiree
purent 1'avoir. Elle eut un fils, et ce fils etant devenu un saint,
la convertit; elle se fit religieuse, fut sauvee et apres sa mort
entra au Nippean.
Une autre legende, celle de Preas-Voncet precis Vonoch
fait naitre une charmante petite fille, neang Bosaba, entre les
petales d'un lotus; un conte que j'ai donne1 sous le nom de
neang Chhouk (dame Lotus) fait naitre son heroine de la
meme maniere. Mais toutes ces naissances miraculeuses, me
dit un religieux, ne sont plus de notre temps; les choses
aujourd'hui se passent tout autrement et tous les hommes
naissent d'une femme et sont vivipares. II n'y a plus, a renaitre
par apparition, que les bienheureux dans les paradis, les
damnes dans les enfers et les esprits.
Cependant tous les damnes ne naissent pas par apparition;
il en est plusieurs qui, tout entiers avec leurs corps, c'est-a-
dire leurs elements et leurs formes humaines, sontentres aux
enfers; ce sont: le roi Maha-Prataba, le premier meurtrier des
hommes, qui tua son fils2; Tevatat (Decadalta), le cousin du
Buddha, qui tenta de diviser Passemblee des disciples et de
faire tuer son chef; etc.
II en est d'autres qui naissent d'une femme damnee, vivent,
meurent et renaissent d'une femme damnee. Mais, me dit mon
religieux, tous ceux-la naissent d'une mere damnee pour la
punition de cette mere et d'eux-memes.
1 Cambodye, Contes el Lihjendes, 1894.
* Voyez plus loin, IV, chapitre i, la Genealogie charnelle du Buddha.
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195
LES RENAISSANCES
LES FORMATIONS. —
V. — Les etres qui naissent par apparition, — bienheureux,
spectres ou damnes, — pour renaitre, n'ont besoin ni d'une
matrice de femme, ni du concours charnel d'un homme. Geux
des etres qui renaissent sur terre a la vie humaine ont besoin
d'un pere et d'uno mere, c'est-a-dire d'une matrice pour les
recevoir et d'un rapprochement sexuel pour leur donner les
moyens de renaitre.
Cependant la reincarnation n'est pas absolument la conse-
quence de l'acte charnel accompli par un homme et une
femme. L'acte charnel a pour effet de rassembler les elements
neeessaires ii la reincarnation, mais non de reincarner l'etre
qui, au moment de l'acte est, soit en enfer, soit au paradis,
soit sur la terre; la preuve c'est qu'il y a des actes charnels
qui, convenablement accomplis, sont infructueux. Pour que
l'acte charnel soit fecond, il faut que, par une application
de la Loi supreme qui preside a la combinaison des elements
de l'etre, il s'y joigne un principe de vie, c'est-a-dire une indi-
viduality qui a vecu et qui doit renaitre en la personnalite
nouvelle que cette individualite a meritee, et que peut lui
constituer la matrice qui doit recevoir et celui qui a feconde
cette matrice.
Or, la reincarnation d'un etre humain peut s'accomplir en
meme temps que l'acte de chair, mais elle peut aussi le suivre.
Certains docteurs de la religion et le Trey-PhAm pretendent
que plusieurs femmes ont coiiqu sans accomplir l'ceuvre de
chair, mais aujourd'hui tous les religieux s'aceordent a ensei-
gner que, dans notre age, nulle femme ne peut concevoir sans
le secours d'un homme et sans accomplir l'acte charnel. Je
n'ai trouve qu'un seul religieux qui pensat que le Buddha
etait ne d'une vierge ou tout au moins d'une femme sans le
concours d'un homme; encore reconnaissait-il que son opinion
et l'opinion contraire n'avaient aucune importance religieuse
et qu'il n'y avait pas la matiere a article de foi. «II importe
peu que le Buddha soit ne comme ceci ou comme cela; ce qui
importe, c'est qu'on fasse ce qu'il a fait, qu'on suive les
conseils qu'il a donnes, parce que la route qui passe par les
cieux et qui mene au Nippean est tapissee, non avec l'histoire
du Buddha, mais avec le code des preceptes qu'il a preches. »
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196
ONTOLOGIE RUDDHIQUF.
Le Trej'-Phfim, sans so prononcer sur ce point special, et
tout en affirmant que le concours d'un homme est indispen-
sable a la reincarnation d'un etre humain, parait ouvrir la
porte a la croyance que ce concours d'un homme n'a pas
besoin d'etre charnel. Voici en efl'et ce qu'il enseigne, sinon
comme un article de foi, du moins comme une chose probable,
possible. II y a huit manieres pour une femme de concevoir :
en accomplissant l'oeuvre de chair; en revetant les habits d'un
homme; en so baignant dans les memes eaux qu'un homme
qui eprouve de l'amour pour elle et qu'elle aime; en se laissant
toucher aux parties secretes par un homme qui l'aime et
qu'elle aime; quand, s'etant approche d'un homme qu'elle
aime et qui l'aime, elle eprouve une grandejouissance; quand
la voix d'un homme qu'elle aime et qui l'aime produit sur
elle le meme effet; enfin quand elle imite une genisse qui
aspire l'odeur des parties sexuelles d'un taureau.
Cette opinion est loin d'etre cell© des religieux cambodgi'ens
d'aujourd'hui, et celle des juges qui ont a juger une affaire de
mceurs. On recevrait avec des eclats de rire la fille qui vien-
drait declarer qu'elle est devenue enceinte a la suite du port
d'un vetement appartenant a un jeune homme aime d'elle.
Mais comme cette opinion se trouve dans un livre sinon sacre,
du moins venere, elle est grave, parce qu'elle semhle enseigner
que l'etre peut se reincarner en une matricc humaine sans
1'apport masculin. S'il en est ainsi, le Buddha a pu naitre
d'une vierge ou d'une femme non fecondee par un homme;
si le Buddha est ne sans le concours de celui qui passe pour
etre son pere, les elements de l'etre sont rassembles, non par
Facte charnel, mais par le karma de celui qui doit renaitre.
En d'autres termes, la sentence masculine n'est pas indispen-
sable a la procreation; la femme, des qu'elle est emue par la
pensee, la vue, le port d'un vetement d'homme aime, rassemble
seule les elements de l'etre qui doit etre son enfant. Or, comme
il a ete dit plus haut que 1'homme ne fecondait pas la femme,
la consequence est simple : la semence masculine est inutile,
la reincarnation humaine est Pceuvre, non de l'homme et de
la femme et la consequence de Facte charnel accompli, mais
l'oeuvre d'une femme et d'un principe de vie (le preas ling)
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LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES                  197
venu de 1'exterieur. Or cette venue est, non la consequence
d'une volonte supreme, mais l'exeeution d'une loi, la loi
supreme du karma, l'ineluctable loi des causalites s'exergant
par elle-meme.
Mais, je le repete, cette opinion est loin d'etre l'opinion de
ceux meme qui croient que le pere et la mere concourent
ensemble au groupeinent des elements indispensables a la
formation d'une porsonnalite nouvelle et que la fecondation
est l'ceuvre d'un preas ling venu de 1'exterieur, e'est-a-dire do
ceux qui croient que trois agents sont indispensables a la
procreation : le pere, la mere et le preas ling1 ou principe
de vie.
Ceux-la sont divises en deux opinions : ceux qui croient
que l'homme feconde la femme et ceux qui croient que
1'homme do line son concours a la femme pour rassembler les
elements de l'etre, mais que c'est le preas ling qui feconde.
Nous connaissons deja, par ce qui precede, cette derniere
opinion; la premiere en differe par ce fait que ceux qui la
soutiennent enseignent que l'homme feconde la femme, que
Facte charnel rassemble les elements de l'etre et que le preas
ling, le principe de vie qui porte avec lui le karma de l'etre a
' Ces mots preas ling out un double sens : un sens ancien et brahmanique.
un sens indien et buddbique. Le preas ling brahmanique est le « saint linga »,
le preas ling buddhique est le princip? de vie, Fame. Les niissionnaires
Chretiens out adopte ce dernier sens il y a plus de deux siecles et, pour tous
les Chretiens du Cambodge, le preas ling est Fame. On volt facilement
comment le meme mot linga peut, tout a la fois, designer le membre viril
et le principe de vie; il ne faut pas etre grand doeteur pour en comprendre
la raison. Ce double sens troubla beaucoup, il y a quelque \ingt-quatre mois,
les niissionnaires catholiques du Cambodge. Voici a quelle occasion : uu
missionnaire du Laos, passant a Culao-Gienh, dit a Feveque que les mots preas
ling
dont ou se servait pour nommer Fame, avaient un sens ignoble et desi-
gnaient non l'ame, mais l'image brahmanique du membre viril. L'evfique fut
tout emu de cette revelation et adressa a tous les missionuaires du Cambodge
une lettre circulaire oil il leur signalait le sens que le Pere du Laos, et, d'apres
lui, les indigenes, donnaient aux mots preas ling, et leur demandait leur avis.
Ce fut un grand trouble dans la mission; les pauvres niissionnaires invo-
querent Dieu, la Vierge, les saints Peres de FKglise et les prierent de les
eclairer, puis ils furent aux renseignements. lis acquirent la certitude que
les anciens niissionnaires n'avaient pas commis Fenorme bourde que le Pere
du Laos lour reprochait, et que le mot preas ling avait exacternent aujourd'bui
le sens de principe de vie. Je crois qu'ils ignorent encore sou sens ancien,
brahmanique, mais inconnu de leurs ouailles.
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198                               ONTOLOGIE HUDDHIQUE
renaitre, combine et proportionne ces elements d'apres la loi
du karma.
Sur ce point, l'Eglise chretienne et le buddbismc sont
d'accord, car la proposition se ramene a ceci : la femme
rassemble les elements materiels de I'etre, l'homme feconde
ces elements, Fame les anime. Les deux eglises ne different
que sur un point : l'Eglise chretienne cnseigne que Tame
vient animer les'elements de I'etre nouveau sur l'ordre de
Dieu, et l'Eglise buddhique affirme que le preas ling vient de
lui-meme, conformement a la loi du karma, animer les
elements de I'etre.
VI. — L'opinion est partagee quant a la conception de
I'etre humain, mais elle est unique en ce qui concerne
l'embryon, depuis la conception jusqu'a la naissance. .le
pourrais me dispenser d'exposer ici une doctrine qui est plus
physiologique que religieuse, mais comme elle fait partie de
1'cnseignement donne aux religieux dans les deux grands
monasteres de Phnom-Penh, j'estime qu'on ne peut guere
n'en rien dire dans un ouvrage sur le buddhisine.
La femme ne peut concevoir que six jours apres le jour
qui a vu finir la periode mensuelle au eours de laquelle
la matrice se nettoie, devient pure de toute souillure et
propre a recevoir le preas ling. Quand le preas ling- vient
animer les elements rassembles de I'etre qui doit un jour etre
un homme, il est neuf fois moins gros que le cheveu le plus
fin. Cependant, cette fibre que des yeux humains ne peuvent
pas voir, contient, si petite qu'elle soit, tous les elements de
I'etre deja combines et proportionnes d'apres la loi du
karma. Tout I'etre humain futur est la, avec tout ce qui doit
le caracteriser, avec sa destinee pour une existence entiere.
Et cet ensemble, minuscule encore, de I'etre humain a pour
vehicule une goutte liquide et claire comme l'eau de coco. Six
jours plus tard, cette goutte liquide est rose comme l'eau dans
laquelle on a lave un morceau de viande. Six jours plus tard,
elle est epaisse comme l'huile. Six jours plus tard, elle est
coagulee en la forme et la grosseur d'un ceuf de poule. Six
jours plus tard, cinq grosseurs commencent ix paraitre aux
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LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES                  199
endroits qui doivent etre les bras, les jambes et la tete.
Six jours plus tard, les quatre grosseurs inferieurcs se sont
allongees, la grosseur superieure s'est developpee. Douze
jours plus tard, les ongles et d'autres details commencent a
paraitre. Le cordon ombilical, qui est creux et qui est a l'inte-
rieur de l'uterus de la mere et a l'exterieur du ventre de
I'enfant, est le canal par lequei passe de la mere dans I'enfant
la substance des aliments dont il a besoin pour vivre et
se clevelopper. C'est aussi par ce canal qu'il respire.
Cela dure dix lunaisons, pendant lesquelles I'enfant est
tres serre, tres gene, toujours accroupi, la tete en bas, les
deux jambes et les deux bras serres au corps, la bouche et les
yeux fermes. Un jour, un vent interieur souffle du haut en
bas dans la matrice et I'enfant est expulse. « C'est alors qu'il
nait a nos yeux et parait un etre tout nouveau; en fait, il est
ne a la vie depuis deja dix lunaisons et, d'autre part, sa nais-
sance n'est qu'une renaissance; il n'est pas un etre nouveau,
mais un etre sous forme nouvelle, une personnalite nouvelle
qui ne tient aux personnalites anterieures qu'elle a ete que
par son karma, e'est-a-dire par ce fait que la personnalite
presente n'est qu'une consequence, un produit des ceuvres
accomplies par les personnalites anterieures. »
VII. — On a cru qu'il etait possible de connaitre, a certains
signes, sinon l'avenir d'un homme, sa destinee, tout au
moins et approximativement son karma; je trouve chez les
Cambodgiens l'opinion bien etablie qu'on peut savoir si
I'enfant, que la mere porte en son sein, vient de l'enfer ou du
paradis, bien qu'on ne puisse encore savoir si cet enfant est
un garcon ou une fille. Gette opinion qui n'est pas tout a fait
une doctrine et qu'un religieux qualifie de superstition dange-
reuse, se trouve aussi dans le Trey-Phiim. L'enfant qui fait
souffrir sa mere au cours de la gestation, d'apres cette
opinion, vient de l'enfer; celui qui ne la fait pas souffrir et
qui la rend heureuse, vient du paradis. Mon religieux
repousse cette superstition par cet argument tres puisssant :
les souffrances qu'une femme eprouve au cours de sa gros-
sesse sont le fruit de ses ceuvres mauvaises personnelles et
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200
ONTOLOGIE BUDDHIQUE
non le fruit des ceuvres accomplies par son enfant. On ne peut
admettro la doctrine du Trey-Philm qu'en la completant ainsi:
« L'enfant soufl're chaque fois qu'il fait souffrir sa mere; la
mere et l'enfant, par des souffrances qui leur sont communes,
expient des actes commis en particulier au cours de leurs
existences passees. » Gette maniere de voir, ee commentaire,
je pourrais dire, est tout a fait confornie a la doctrine
buddhique la plus orthodoxe. Mais mon religieux no s'en
tient pas la, »1 ajoute : « On peut croire que l'un et l'autre
expient, et on a raison de le croire, car, en verite, ils expient
une faute passee, mais qui peut dire d'ou ils viennent et si
l'enfant qui est dans la matrice vient du paradis ou de l'enfer.
Nul ne connait son origine et c'est une grande faute que de
dire : « Cet enfant-ci vient de l'enfer, celui-la vient du
paradis ».
Cependant, tout le monde admet, et mon religieux comme
les moins lettres du peuple, que l'etre renait dans la condition
sociale qu'il a meritee au cours de sa derniere existence ou de
ses dernieres existences. Gelui qui renait fils d'un roi a merite
cette renaissance avantageuse par ses vertus; celui qui renait
fils d'un haut dignitaire ou d'un homme riche a merite cette
renaissance un peu moins avantageuse, et celui qui renait
dans la derniere des conditions sociales a merite de renaitrc
ainsi. Mais mon religieux no veut pas aller plus loin et
repousse l'idee que celui qui renait roi vient du paradis et que
celui qui renait pauvre vient de l'enfer. « Le preas Eyme1,
dit-il, est rene dans une matrice de reine et son pere etait roi;
il semblait designe pour le trone par son sang et par la
volonte de ses parents, et pourtant il venait de l'enfer, ou
il etait alle expier les peches qu'il avait commis comme
roi au cours d'une autre existence. C'est meme pour ne pas y
retourner qu'il resolut d'eviter le trone et qu'il se fit passer
pendant seize ans pour idiot, perclus, sourd et muet. D'autre
part, il y a parmi les pauvres gens des etres qui viennent du
paradis et qui y retourneront. » Et mon religieux ajoute :
« Gelui qui renait dans une condition elevee a certainement
1 Un poullrisatli, c'est-a-dire Je Buddha a I'une de ses naissances aute-
rieures a celle oil il est devenu buddba.
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LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES                  201
merite cette renaissance avantageuse, il l'a meritee par une
on plusieurs bonnes actions. Or, les actions, bonnes ou mau-
vaises, sont independantes les unes des autres; chacune
d'elles porte ses fruits speciaux, et la bonne action commise
n'eteint pas, ne recouvre pas la mauvaise action qu'on a
faite ; il n'y a pas de balance pour peser Pensemble des bonnes
actions et I'ensemble des mauvaises actions, ni d'autorite
pour ne tenir compte que de l'exeedent. L'ceuvre bonne porte
son fruit bon, l'ceuvre mauvaise porte son fruit mauvais;
c'est la loi des consequences s'exercant dans toute sa rigueur.
Done, l'etre humain peut sortir do l'enfer ou il a expie
ses fautes et renaitre dans une condition avantageuse en
recompense des bonnes actions qu'il a autrefois commises. II
a, en enfer, epuise, ou tout au moins depense une bonne
partie de ses demerites; dans la condition sociale heureuse
qui lui echoit, il epuisera ses merites, a rnoins qu'il n'en
acquiert de nouvcaux.»
La condition sociale qu'un etre rene obtient a sa naissance
est done un moyen de reconnaitre la qualite bonne oil mau-
vaise de certains actes qu'il a accomplis au cours d'une ou de
plusieurs existences anterieures, mais elle n'indique pas quels
sont ces actes. En outre, le fait de renaitre dans une condition
avantageuse, ce qui est une recompense, n'a pas pour conse-
quence de maintenir le rene toute sa vie dans cette con-
dition avantageuse. Ccux qui perdent leur condition sociale
superieure ont merite cette chute, et ceux qui, d'une condition
sociale inferieure, montent a une condition sociale superieure
ont merite de Pacquerir non par leurs actes en la presente
existence, mais par leurs actes au cours d'une existence ante-
rieure. Les moyens qu'ils ont employes en cette vie pour
s'elever ne sont devenus possibles pour eux que parce qu'ils
meritaient, par leur conduite passee, qu'ils fussent possibles.
Tout est done une consequence, le fruit des actes ante-
rieurs; mais de quels actes? voila ce qu'il est impossible de
dire avec certitude.
11 semble, cependant, qu'il y a certains caracteres propres
aux etres qui permettent de savoir de quelles ceuvres ils sont
les fruits; telles seraient la beaute, la force, l'intelligence, la
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202                                   OXTOLOCIE BUDDHIQUE
bonte, les difformites, les maladies, etc., etc. Les difformes
expient eertaines fautes, les laids expient certaines autres
fautes, et les forts, les beaux, les bons sont tels parce qu'ils
ont acquis des merites. Mon religieux, que je presse beaucoup
sur cette question, dit qu'on peut supposer les fautes qu'ils
ont commises, les bonnes actions qu'ils ont accomplies, mais
qu'il est impossible de les connaitre avec certitude, parce que
tout le passe nous est cache. En fait, il y a une loi des causa-
lites; nous savons qu'elle s'exerce, mais nous ne savons pas
comment elle s'exerce en detail. Ce qui est certain, c'est que
l'homme est son propre produit, une resultante de ses actes
anterieurs.
VIII.  — Alors que la science occidentale enseigne que nous
sommes toujours le produit de la serie humaine a laquelle
nous appartenons, plus ou moins avantageusenicnt developpes
par le milieu social dans lequel nous avons ete eleves, dans
lequel nous vivons, la metaphvsique buddhique enseigne que
1'etre est son propre produit a lui-meme, et que l'etre nouveau
n'a rien recu de ses pere et mere, si cc n'est leurs soins, et
que leur nature, leur caractere n'ont point eu d'influence sur
son organisation tant physique que morale. Fils, en appa-
rence, de ses pere et mere, il est, en fait, son propre fils, car
c'est de lui-meme qu'il s'est tire lui-meme. Sa mere n'a ete
qu'un vehicule, qu'un moyen de renaitre et sa nourrice; son
pere est moins que la mere, car si c'est lui qui ensemence,
c'est elle qui concoit, e'est-a-dire qui recoit le principe de vie
et le karma que ce principe de vie porte avec lui. L'enfant qui
passera pour son fils, qu'elle soignera, aimera comme lei,
sera non le fils de ses oeuvres a elle, mais le fils de ses propres
reuvres a lui.
IX.  — Gependant, c'est aux pere et mere qu'on a cru pou-
voir tout d'abord comparer les enfants : ceux qui sont dits
chraltes bot1 sont ceux qui sont plus beaux, plus forts et plus
intelligents que leurs pere et mere, e'est-a-dire « meilleurs »;
1 Du pali jettliapula, fils meilleurs.
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LES FORMATIONS. — LES RENAISSANCES                  2011
ceux qui sont dits anuchcatles bot1 sont ceux qui ne sont ni
plus intelligents, ni plus beaux, ni plus forts que lours pere
et mere; ceux qui sont dits avechchacheattes bot* sont ceux
qui sont moins bons, moins beaux, moins forts que leurs
pere et mere. Mais tous, les peres, les meres et les enfants,
sont ce qu'ils ont merite d'etre; les pere et mere ont eu les
enfants qu'ils ont merite avoir, et les enfants ont eu les pere
et mere qu'ils ont merites. Le pere est recompense ou puni
dans sa progeniture des fautes qu'il a commises dans une
autre existence, et I'enfant est superieur, egal ou inferieur en
force, beaute ou intelligence a ses parents, selon qu'il a merite
de leur etre superieur, egal ou inferieur.
X. — Je resume ainsi tout ce qui precede :
L'etre est, sur la terre, homme, bete, plante, mineral,
liquide ou lluide, selon qu'il a merite d'appartenir a l'une de
cos grandes categories.
Les categories les plus bassos sont celles qui renferment
les mineraux, les liquides et les fluides, mais dans ces ordres
meme il y a des categories, car l'etre peut etre amalgame par
exemple a toutes especes de mineraux, et la pierre ne peut
etre comparee au joyau taille qui brille au cou d'un roi, au
hrillant qui forme la prunelle d'une statue du Buddha, a l'or
qui recouvre cette meme statue.
L'ordre le plus has apres celui des mineraux est l'ordre des
vegetaux qui comporte autant de degres qu'il y a de varietes
de vegetaux. II vaut mieux etre incorpore soit au banian sous
lequel le Preas est parvenu a l'etat de buddha et qui est.l'arbre
sacre des temples, ou au sala sous lequel est mort le Preas,
qu'a l'herbe que dedaignent les animaux et que tous les etres
vivants meprisent.
Le plus eleve des ordres, apres l'ordre humain, est l'ordre
animal, mais les categories sont nombreuses, depuis l'ele-
phant blanc jusqu'a l'insecte qui nait, vit et meurt dans la
meme heure.
Reste l'ordre humain, le plus interessant, puisqu'il est celui
1 Du pali anujetthaputa, rion fils meilleurs.
8 Uu ptlli aveccajetthaputa, lils moins bons.
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204                                   OMTOLOGIE BUDDHIQUE
ou l'etre jouit de plus de liberte, ou il est plus apte a acquerir
les merites qui peuvent le conduire soit au paradis, soit au
Nippean. Mais la, les categories sont nombreuses et plus
nombreuses encore sont les sous-eategories. Les voici d'apres
unreligieuxpalisant : pouthisath, quelle que soit sa condition
sociale, fits de roi, fils de dignitaire (mille degres), fils d'un
riche (mille degres), fils d'un pauvre (mille degres).
Done, quatre grandes divisions. La premiere comporte
deux divisions : les poutViisath evangelisant, les pouthisath
qui n'evangelisent pas.
Les trois autres divisions comportent des subdivisions
nombreuses qui comportent autant de subdivisions qu'on
peut en imaginer, mais qui sont les memes pour toutes les
trois. Ces subdivisions ont pour base : la couleur, la race, la
famille, la force, la sante, la beaute, l'intelligence, le succes,
la duree de la vie, les joies, les chagrins, les vices, les vertus,
les occasions de bien ou de mal que fournit le milieu.
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LIVRE IV
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
i
LA GENEALOGIE CHARNELLE DU BUDDHA
I. — Nous avons vu plus haut, au chapitre intitule le
Iiepeuplement de la Terre, les hommes se choisir un roi et
nommer, pour les juger, les commander et leur partager les
terres, le plus saint d'entre eux', un ermite qu'on etait habitue
a consulter et qui, deja, jugeait les differends qui surgissaient
entrelesbommes, quandceux-civenaientlibrements'adresser
a lui. Ge roi auquel les livres sacres du Cambodge donnent
communement le nom de Samnhutireach et les titres de
mhha, sammata (le grand elu), de kfusath* fut le premier roi
des hommes et le premier ancetre du Buddha, car il passe
pour etre venu du sejour des dieux brahmas renaitre par
apparition
sur notre terre. On ne sait pas ce qu'il a ete au
cours de la periode qui a precede la derniere destruction de
la terre. G'est done de cette premiere renaissance en notre
1  Une petite vie du Bnddba que j'ai sous les yeux dit: « En ce temps-la
tons les monus thveen sr6 (hommes faiseurs de rizieres, cultivateurs) convin-
rent ensemble de prendre un neakh sre (cultivateur) d'entre eux pour
commander les autres et etre leur chef (oi thvtrni che'a thorn, commander,
ctre grand). »
2  Le nfot Sanscrit kshatriya parait venir du mot kshattdni, cultivateur,
et avoir un tout autre sens que celui que lui donnent les Cambodgiens, celui
de « grand cultivateur ».
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20()                            LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
kalpa, qu'il faut partir pour etablir la genealogie du Buddha;
nous verrons au ehapitre suivant que c'est aussi de cette
renaissance premiere en notre kalpa qu'il faut partir pour
etablir la genealogie que je nommerai spirituelle du Buddha.
On ne sait pas; au Gambodge tout au moins, pourquoi cette
dynastie est appelee solaire, mais on suppose que ce nom lui
vient de ce que son chef est rene par apparition a une epoque
ou, deja, ces sortes de naissances etaient rares et qu'il parut
etre sorti d'un rayon du soleil; quoi qu'il en soit do cette
opinion, peut-etre particuliere aux Cambodgiens, le grand
kshatriya Samnhutireach est considere comme le premier roi
des hommes, comme le premier roi du chakralaveal ou
monde que nous habitons. Les quatre grands continents, les
deux mille petits continents ou iles qui en dependent obeis-
saient a ses ordres et sa residence etait au Chompu thvip'
sur la rive droite du Gange, a l'endroit meme ou so trouve
aujourd'hui Benares.
II. —■ Le premier roi des hommes regna un asangkay *
puis il mourut. Son fils Bouchos3 lui succeda et regna un
asangkay; Bouchos engendra Vorouchos", qui regna un
asangkay; Vorouchos engendra Kalianas5, qui regna un
asangkay; Kalyanas engendra Vorokalyanas", qui regna un
asangkay; Vorokalyanas engendra Monteata', qui regna un
asangkay; Monteata engendra Sakamonteata", qui regna un
asangkay; Sakamonteata engendra Obosath" qui regna un
asangkay; ce roi est considere comme le premier roi chakra-
1  Du pali Jambudipo, le continent du Sud.
2  Periode de temps qui peut etre imlnjuee par I'unite annee suivie de
cent quarante zeros.
3  Du pali Bujd.
4  Du pali Varardjd.
'■'
Du pali Kalyand.
8 Du pali Varakalyand.
1 Du pali Mandata.
8 Ce nom ne se trouve pas dans Spence Hardi, Manittil of the Hutlliism :
sa forme pali doit etre Sakamanddta.
' Du pali Uposalha — sanscrit-pali.— Spence Hardi fait dece roi le tils et le
successeur de Varakalyana; il lui donne le nom de Malm Mandata-uposatha
et par consequent ne nomme pas le roi Sakamandata que donne la petite vie
du Buddha que j'ai sous les yeux.
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GENEALOGIE CHARNELLE DU BUDDHA                      207
pattra ou do la roue, universel, — depuis Samnhutireach, qui
partagea l'univers entre ses quatre fils, — car il reunit le
monde entier sous ses ordres au dire des uns, ou tout au
moins les royaumes du Ghompu thivp, au dire des autres.
Obosath engendra Voras1, Voras engendra Opavoras';
Opavoras engendra Chetiya; Ghetiya engendra cinq fils qui
fonderent quatre villes, Hatiborey, Asvaborey, Tadaraborey
et Audarpanchalborey \ situees : la premiere a Test de
Benares, la seconde au sud, la troisieme a l'ouest et la
quatrieme au nord. Les quatre fils plus jeunes s'y etablirent
comme rois et leur aine, Mokhala4, succeda a son pere,
comme roi de Benares, et suzerain de ses quatre freres.
Mokhala engendra Mokhalin"; Mokhalin engendra soixante
mille fils qui fonderent un grand nombre de royaumes, mais
leur aine Sakareatevea" succeda a son pere sur le trone de
Benares. II engendra Phareata'; Phareata engendra Phaki-
reata8; Phakireata engendra Rouchi"; Rouchi engendra
Surouchi "'; Surouchi engendra Prataba" ; Prataba engendra
Maha Prataba18; Maha Prataba engendra Thormabal'3 qu'il
tua dans un moment de colere pour punir son epouse de ne
s'etre pas levee a son approche sous la raison qu'elle etait la
mere du prince heritier; ce meurtre, le premier meurtre
commis dans le monde, fut immediatement puni; la terre
s'entrouvrit sous les pieds du roi et il tomba en enfer;
Panata'4, son second fils, lui succeda sur le trone; Panata
1  Du p&li Varamanddta, bien que le texteque j'ai sous les yeux ne donne
que Voras.
2  M. Spence Hardi fait naitre Chara de Varamandhatu et Upachara de
Cliara; il ne parte point d'uu Upavara.
3  Du pali Hastipura, Asvapwa, Daddavapura et Vttarapanchdlapwa.
4  Du pilli Mui'hala.
3 Du pali Muclialindd.
8 Du pali Sdgaradeva.
7  Du pali Hharata.
8  Bhayirata.
9  Du pali Httclii.
'" Du pali Suruchi.
11  Prdtapa.
12  Mahdprdtapa.
15 Dhammapala.
14 Panada.
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208
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
engendra Maha Panata '; Maha Panata engendra Sutarsana2;
Sutarsana engendra Maha Sutarsana3, qui fut un roi chakra-
pattra ; Sutarsana engendra Near!4; Neari engendra Maha
Near!5 et Maha Neari engendra Asveamonthea". Tous ces
rois ont regne chacun un asangkay, mais ceux qui les suivi-
rentvecurentetregnerentbeaucoup moins longtemps, unkala
d'annees seulement, soit dix millions d'annees ou l'unite suivie
de sept zeros..Asvamontea engendra Maha Sakarea7; Maha
Sakarea engendra Mokhotevea8. Ge roi regna 84.000 annees,
puis il abdiquale pouvoir pour so faire ermite dans laforet; bien
qu'age de 252.000 annees, il vecut encore 84.000 ans. 11 eut
84.000 successeurs et tous ces rois l'imiterent apres 84.000 an-
nees de regne; aussitot qu'ilsatteignaientl'age de 252.000 ans,
ils se faisaient ermites.
Le dernier de ces 84.000 rois, Kalaroncheanak9 etant
mort sans s'etre fait ermite dans la foret, a l'imitalion de ses
ancetres, la vie de ses descendants se trouva reduite de
336.000 annees a 30.000. Ce roi engendra Asoka, et Asoka
engendra Okakas1". Les rois qui, de perc en fils, succederent
a Okakas sont: Kousa, Tilipa, Reakhu, Anchea, Tosaroth et
Ream ", puis beaucoup d'autres au nombre de 100.000. Quand
le dernier de ces 100.000 rois monta sur le trone, la vie
humaine n'etait plus que de 20.000 annees. Ce roi portait le
nom d'Okakas que le premier roi de cette race avait aussi
porte; de lui sont sortis 100.000 autres rois, parmi lesquels il
faut distinguer Odayeaphatta, Thononchea, Koravya, Vedeha,
Sanchey,, Vesandar, Chealy14 et enfm Amba-Okakas qui
eut cinq reines a la fois.
' Maha Panada.
- Sudarsana.
n Malm Sudarsana.
4 Neru.
• Malta Neru.
'• Asvamanda.
■ Maha Sandra.
8 Makhddeva.
J Kdldramjanaka.
" Okkalia.
" Rusa, Dilipa, Rdghu, Anja, Dasaratha, Itdma.
'- Udayabhadda, Dlwnanja, Kdravya, Vddcha, Sanja, Vessantara. Jdlaya.
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209
LA GENEALOGIE CHARNELLE DU BUDDHA
La vie des hommes, depuis longtemps deja, n'etaitque de
10.000 annees.
Ce roi. a la mort de la premiere reine, qui lui laissait
quatre fils et cinq filles, epousa la fille d'un roi etranger, eten
eut un fils, auquel il promit le troiie. 11 fit appeler ses fils
aines, leur signifia sa decision et les engagea a quitter le
royaume avec tous leurs gens et a s'en aller fonder ailleurs
une ville royale. Les quatre freres partirent avec une grande
partie du peuple qui avait decide de les suivre et leur cinq
soeurs qui avaient voulu se joindre a eux. lis allerent au nord
et, sur les conseils d'un ermite, nomme Kauboela1, ils fonde-
rent une ville a laquelle ils donnerent plus tard le nom de
Kauboelaphas ou ville de Kauboela * qui devait etre la patrie du
Buddha. Afin que leur sang demeurat pur de tout melange,
ils epouserent leurs quatre plus jeunes scaurs etproclamerent
reine mere, leur soeur ainee. Quand leur pere apprit ce qu'ils
avaient fait pour conserver la purete de leur race, il dit qu'ils
etaient sak)ra, « habiles, et c'est, dit-on, de ce mot qu'est venu
le nom de la race des Sakyas, de laquelle est sorti le BuVldha.
Les rois qui regnerent a Kauboelaphas, depuis la fondation
de cette ville jusqu'a l'arriere-grand-pere du Buddha, sont au
nombre de 222.769, tous de la race des Sakyas. Get arriere-
grand-pere du Buddha, nomme Cheysen''1, etait fils d'un roi
de Tevolongka, nomme Tepatce*. 11 epousa Yosaudara, fille
du roi de Kauboelaphas et succeda a son beau-pere, qui n'avait
pointeu d'enfant male. Un frere de Cheysen, noinme Ghautep ',
demeura au royaume de Tevolongka et fut roi. II engendra
Ghaumeatep, et Ghaumeatep, lui ayant succede, engendra
deux filles, Srey maha Meayea Lakkh et Pocheapotey Kotamy
qui, toutes deux, epouserent Srey Sautoton, roi de Kauboela-
phas, et furent, l'une la mere, l'autre la tante et la nourrice
du Buddha.
Quant a Cheysen, il engendra Sihatanu, qui lui succeda.
1 Kapila.
- Sanscrit Kapilavastu: pali Kapilavattu.
3 Yayase.na.
'' Un autre texte lui donne le nom de Tep eheyg&n (du pali decayajasena).
1 Uu autre texte dit Cheyotip.
14
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210                         LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
Sihatanu epousa Kachoynea et engendra cinq fits : Sautoton,
Kototon, Setoton, Amitoton, Sukoton, et deux titles, Amittea
et Palita. Le fils aine, Sautoton, epousa Prey maha Mayea
Lakkh, et Pocheapotey Kotami, filles du roi de Tevolongka, et
lui succeda sur le trone de Kaubcelaphas. C'est ce roi qui fut le
pere du Buddha. A cette epoque, il y avait longtemps' deja
que la vie des hommes etait au maximum de cent a cent vingt
ans. Du premier roi des hommes a Sautoton, qui fut roi de
Kauboelaphas et pere du Preas, on compte 706.787 rois1, tous
de la race solaire.
Telle est la genealogiecharnelle du Buddha, qui, disent les
textes camhodgiens, « pour ne pas regner, se retira dans la
foret, s'assit sous l'arbre de la science et devint Buddha, notre
maitre, notre conducteur sur la route aux huit sentiers, qui
conduit au Nippean, qui est le sejour du calme absolu. de
la tranquility parfaite. »
1 Ce nombre n'est pas justifle par les details ci-dessus, menie si on admet
que les soixante mille Ills de Moklialin furent, nou ses Ills, niais ses descen-
dants qui furent rois.
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II
GENEALOGIE SPIRITUELLE DU BUDDHA
I. — J'appelle genealogie spirituelle du Buddha la suite
des personnalites qu'il a vecues depuis sa premiere apparition
sur la terre reconstitute, jusqu'a sa dernierc renaissance,
comme fils de Sautoton et de Maha Meayea Lakkhana.
Cctte genealogie est loin d'etre la genealogie charnelle qui
a fait l'objet du chapitre precedent et qui nous montre une
longue serie de 706.787 rois appartenant a la meme famille et
se succedant sans interruption dans la memo region pendant
des millions et des millions d'annees. Tous ces princes sont
sortis les uns des autres, et c'est d'eux que Siddhartha, qui
fut le dernier Buddha, est sorti, mais la genealogie d'une
famille est loin d'etre la genealogie d'un buddha, alors memo
que l'individualite qu'est ce buddha serait tout a la fois,
comme c'est ici le cas, le fondateur de la famille et le buddha
sorti d'elle.
Au point de vue charnel, physique, tous les personnages
que nous avons enumeres dans le chapitre precedent sont les
ancetres du Buddha; mais au point de vue moral, spirituel,
ils ne lui sont rien, car un buddha, en tant que buddha, n'a
d'autrcs ancetres que lui-meme et les buddhas qui l'ont
precede.
Une famille a travers les ages est faite d'une serie d'indivi-
dualites qui la perpetuent, alors qu'un buddha est une meme
individualite qui se perpetue en une longue serie de person-
nalites qui, pour paraitre sur terre, ne sont point obligees a
renaitre toujours dans la meme famille, dans la meme race.
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212                            LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
Done, tandis que Siddhartha a pour ancetres charnels la
longue suite des rois dont il a ete parle, il a pour ancetres
spirituels les nombreuses personnalites qu'il a vecues.
En d'autres termes, il etait le descendant, le dernier venu
d'une famille, d'une longue suite de rois dont l'origine se
perdait dans la nuit des temps, mais au point de vue du
karma, il etait surtout une individuality parvenue a sa der-
niere existence et qui avait vecu de nombreuses personnalites
en s'affinant toujours, conformement a une tendance vivement
eprouvee par elle il y avail des millions et des millions
d'annees.
II.  — A un autre point de vue encore, le Buddha appartient
moins a la race royale solaire qu'a la race* des huddhas, car
il est tenu de marcher comme eux dans la voie qui mene au
Nirvana et d'agir toujours comme ils ont agi. Les coutumes
que les buddhas suivent sont non les coutumes, les usages de
la race dont ils sont sortis, mais des coutumes et des usages
qui leur sont particuliers. G'est ce qui explique, ce qui Justine
la reponse que le Buddha, de retour en sa patrie, fit a son
pere quand celui-ci lui reprocha de manquer a sa race en
mendiant sa nourriture le long des rues : « .Te suis les cou-
tumes de ma race », et quand il lui expliqua que lui, son pere,
etait de la race des rois et devait suivre les coutumes royales,
mais que lui etait de la race des buddhas et qu'il devait suivre
les coutumes buddhiques. C'etait lui dire : « Descendant des
rois, roi vous-meme, vous etes tenu aux coutumes de votre
charge, mais moi qui fais ce qu'ont fait les buddhas, mes
predecesseurs et mes maitres, moi qui suis buddha, je suis
tenu de suivre les coutumes de mon etat. » II pouvait aussi
bien repondrc a son pere qu'il avait vecu un grand nombre
d'existences, non avec la pensee de renaitre toujours fils de
roi, mais avec celle de parvenir un jour a l'etat de buddha.
III.  — Le premier roi des homines, Samnhutireach, celui
que nous avons vu elire par eux pour les commander et pour
1 Ce mot est impropre, mais il est celui que le Huddha a employe lui-
m£me.
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OENEALOGIE SPIR1TUELLE DU BUDDHA                       213
etre leur chef, etait ne par apparition. Les livres sacres du
Cambodge le representent com me un saint homme et font de
lui non seulement le fondateur de la dynastie solaire, mais le
premier des pouthisath1, c'est-a-dire la premiere personnalite
connue de l'individualite qui devait etre un jour le buddha
Siddhartha. Ge premier des pouthisath, ce premier roi des
homines, etait doue des tres grandes vertus et des grands
pouvoirs que les saints seuls pouvent acquerir. 11 etait, a une
epoque deja corrompue, lo seul des homines qui fut semblable
aux prolan ou brahmas qui etaient venus repeupler la terre
apres sa restauration. 11 pouvait s'elever et voyager dans Fair
comme ils l'avaient fait longtemps; son corps emettait une
douce et agreable odeur de coeur de bois de sandal8 qui se
repandait autour de lui jusqu'a i yuch de«distance, et de sa
bouche, quand il parlait, s'echappaient desparfums qui rappe-
laient ceux que repandent autour d'eux les cinq especes de
lotus. G'est ce saint roi que nous voyons en tete de la genea-
logie physique du Buddha, et en tete de ce que j'appelle sa
genealogie spirituelle.
Les textes rupetent souvent que le Preas a vecu quatre-
vingt-quatre mille existences, qu'il a quatre-vingt-quatre mille
recits de ses vies anterieures :| a faire, mais aucun d'eux ne
donne la liste des pouthisath que le buddha a ete depuis
Samnhutireach. Les Camhodgiens jiarlent quelquefois de
cinq cent quarante-sept, de cinq centquarante-quatre, de cinq
cent quarante recits, et je crois qu'on n'en connait guere plus
d'apres les livres pali, sanscrits, tibetains et chinois; or ces
nombres ne comportent pas toutes les existences que le Preas
a vecues, mais celles dont on a conserve le souvenir, celles
qui, peut-etre, forment un recueil connu ou formaient un
recueil que les anciens ont connu.
Un religieux me dit que le Preas, au cours de ses existences
connues de pouthisath fut roi plus de cinquante fois et qu'il
y a un livre qui donne tous ses noms. Je n'ai pu me faire
presenter ce livre, mais j'ai trouve ces noms dans Spence
1  Bdddhltattva.
2  Khtoem chan.
3  Cheadak, du Sanscrit jdtaka.
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'J li
le m:ni)iiA kt sks disciples
Hardy1; ils sont exactement au nombre de cinquante-deux,
et parmi eux il faut compter dix-neuf rois ayant regne a
Benares. Le dernier d'entre ces cinquante-deux rois est
Vesandar2, qui regna a Jetatura. Plusieurs de ces rois font
I'objet de cheadak ou jatakas connus au Cambodge; les plus
celebres sont Maha Ghinok; Nimi3, qui visita les enters et les
paradis; Vesandar, le roi charitable.
Mon religieux ajoute que le Buddha fut religieux plus de
cent fois, et que Termite Kaubcel, qui indiqua aux fondateurs
de la race des Sakyas l'omplacement ou ils devaient elever la
ville qui fut la patrie de Siddhartha, etait Fun d'eux. 11 dit
encore que le Buddha fut ministre un grand nombre de fois
et qu'il faut compter Moliosoth '' parmi ces ministres; prince
royal un grand nombre de fois, y compris Preas Eyme ', qui,
pour ne pas succeder au roi son pere, Simula pendant seize
ans l'idiotisme et l'impassibilite de la brute; marchand,
tevoda, gardien des lieux, des arbres et des pierres un tres
grand nombre de fois; Indra plus de vingt fois; brahmane
plus de mille fois; dieu hrahma plus de mille fois; chef
des dieux brahmas plus de vingt fois; et qu'il a ete un
grand nombre de fois homme pauvre, artisan, comedien,
danseur, etc.; et qu'enfin il a vecu de nombreuses existences
comme animal : lion, tigre, cheval, chien, serpent, aigle,
vautour, cygne, poisson, insecte.
11 termine en disant : « L'etre qui devait etre le Buddha
avant de parvenir au Nirvana, a parcouru toute la serie des
etres; il a ete tout ce qu'on peut etre dans les trois mondes :
tevoda, damne, homme et bete8. Cela nous montre combien
la route qui raene a )a bodhi, et qiT.il a suivie, est difficile a
suivre, et combien nous sommes faibles et sans energie pour
1  Manual of the buddism, 1880, p. 137. Le nombre 58 est fourni par le
meme ouvrage, a la page 102.
2  Vessautara.
3  Mahd janaka, Nimi, \~essantara.
4  lleros du volumineux sdtra Priai Moliosoth, un jalaka tres connu au
Cambodge.
1 Titre d'uu autre jataka egalement tres connu au Cambodge.
" I!n religieux m'assure que le Huddba a ete asura, yakhas, inais aftirme
qu'il n'a jamais eto preta, et qu'un poutbisath ne peut pas descendre a cet etat
d'abjeetion.
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GENEAL0G1E SPIRITUELLE DU BUDDHA                    215
le bien. 11 a fallu au Preas des millions et des millions d'annees
pour arriver, et, au cours de ces millions d'annees, il a tant
peche qu'il est plusieurs fois descendu aux enters pour y
souffrir, et qu'il est rene sur terre un pauvre homme, un
animal, apres avoir ete religieux ou roi. »
IV. — L'etre qui a etc le Buddha n'a pas toujours appar-
tenu a la race royale dont il etait le fondateuret de laquelle il
devait renaitre a sa derniere existence; mais, de ce qu'il est
alle renaitre en d'autres races, en d'autres especes d'etres, il
ne taut pas conclure que la matrice qui, chaque fois qu'il
devait reparaitre sur terre, servait a sa reincarnation, etait
toujours autre. Elle pouvait l'etre, mais, plusieurs fois, lcs
textes nous parlent de femmes qui ont ete cinq cents fois la
mere de pouthisath, comme ils nous parlent de femmes qui
ont ete plusieurs fois son epouse. Le Pouthisath et cette
femme ont pu so meriter l'un et l'autre et se retrouver un
certain nombre de fois ensemble, l'une comme mere, l'autre
comme fils, et marcher de compagnie, sans le savoir, pendant
un grand nombre de vies. Ces choses-la n'ont ete sues que
par Siddhartha, quand il out acquis la bodhi et quand il lui
fut donne de connaitre les choses du passe et de pouvoir les
reveler. Le Preas ne termine jamais le recit de ses existences
anterieures sans dire ce que sont devenus les personnages qu'il
y a fait agir, et souvent nous l'entendons dire : « La mere du
Pouthisath, qui etait moi, fut ma mere cette fois-ci encore;
l'epouse du Pouthisath, qui etait moi, a ete mon epouse en
cette existence-ci. »
Mais ou la proclamation de ce fait est nette et precise, c'est
quand, s'apercevant que ses disciples veulent ecarter de lui
une vieille femme qui desire l'approcher, il s'adresse a eux et
leur dit : « Laissez, laisscz venir a moi cette pauvre femme;
elle a ete ma mere pendant cinq cents existences. »
Etre la mere d'un pouthisath, c'est une recompense que
les textes cambodgiens defmissent ainsi : « chea preas kan-
long Preas
», c'est-a-dire « etre le saint passage du Saint »,
c'est-a-dire du Uoddhisattva.
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Ill
LA NATURE PHYSIQUE ET MORALE DUN RUDDHA
De ce qui precede, il resulte que le buddha est une indivi-
duality qui a vecu un grand nombre d'existences en s'al'li-
nant toujours et en s'aeheminant sans cesse vers un certain
type humain bien connu, tant au physique qu'au moral.
Voyons ici, avant de passer a la vie du dernier buddha, ce
qu'est un buddlia en general.
I. — Un religieux me remet la note suivante que j'ai lege-
rement modifiee a l'aide d'une autre note que m'a remise un
autre religieux : « Le Buddha etait un bom me de grande et
belle taille; on assure qu'il etait aussi grand que le plus grand
de ses contemporains. 11 etait doue des trente-deux signes du
grand homme ou de la grande beaute et des quatre-vingts
signes inferieurs du grand homme ou de la beaute parfaite'.
Voici les trente-deux signes de la grande beaute : 1° les
deux pieds sont semblables; il y a un chakra sous la plante
de cbaque pied ; 3° les talons sont aussi ronds qu'une boule
d'or et tres doux au toucher; 4° les doigts sont joliment effiles;
5° les paumes des mains et les plantes des pieds sont aussi
douces au toucher que le coton nouveau trempe dans 1'huile;
6° elles sont joliment ornees de lignes qui se croisent2; 7° le
cou-de-pied est haut; 8° les jambes sont longues, rondes
1  Mdha prusd lakkliana et anuvianchean lakkhana, du pali maluiparusha
lakkhana
et anuvyanjana lakkhana.
2  Le jala. Voyez pins/ loin ce qui est (lit de ce signe, cjui est un des
cent Iinit signes du I'reas bat, ou pied sacre.
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LA NATURE PHYSIQUE ET MORALE I)'UX BUIlDHA           217
comme celles d'un antilope; 9° les bras sont droits et longs;
10u le penis est dissimule dans une cavite comme les pistiles
entre les petales d'une fleur; 11° lapeau tout entiere est douce
et unie comme un joyau d'or qu'on a longtemps frotte sur
une peau tendre et molle; 12° le corps est toujours pur de
poussiere et de crasse; 13" les poils du corps sont tres doux
au toucher; 14" tous les poils du corps sont tournes a droite;
15u le corps est parfaitement droit; 16° les paumes des mains,
les plantes des pieds, les epaules, le dos, sont charnus et
ronds; 17" la partie superieuro du corps est charnue, forte
comme celle d'un lion; 18" l'entre-deux des epaules est large;
19" la taille est haute et belle; 20" le cou est rond comme un
tambourin; 21° les sept mille nerfs du gout qui aboutissent a
la langue, puis se repandent dans tout le corps, sont extreme-
ment sensibles; 22" la force est celle du lion; 23" les quarante
dents sont toutes d'egale grosseur; 24° elles sont aussi parfai-
tement blanches quo la conque marine; 25" elles sont sans
interstices et aussi bien rangees que les brillants d'un joyau;
26° elles sont aussi brillantes que les etoiles qui forment les
constellations du ciel; 27" la langue est longue et effilee;
28° la voix est a huit tons et tres melodieuse; 29" les yeux sont
bleus et brillent comme des saphirs; 30° ils sont ronds;
31" au sommet de la tete, il y a une grosse touffe de cheveux
tournant a droite; 32" sur la tete, les cheveux sont frises et
tournent a droite.
Les quatre-vingts signes inferieurs de la grande beaute
sont les suivants : 1° les formes sont gracieuses ; 2° bien pro-
portionnees; 3° les membres sont admirablement propor-
tionnes ; 4° le corps est joliment rond ; 5" les ongles sont
ronds; 6° bombes ; 7° et polis ; 8° le gras de la jambe est fort;
9° et ferine; 10° la plante du pied est plate; 11° la demarche
est aussi grave que celle de Telephant; 12° que celle du lion ;
13° que celle du cygne ; 14° que celle du boeuf; 15° les poils du
corps sont tournes a droite; 10° les genoux sont ronds; 17° le
nombril est profond ; 18° legerement penche vers la droite ;
19° les epaules sont fortes comme celles de l'elephant blanc ;
20° les membres sont bien attaches ; 21° proportionnes ;
22° larges; 23° doux; 24° identiques; 25° le corps est sans
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218                            LE BUDDHA ET SKS DISCIPLES
defaut; 26° symetrique ; 27° pur ; 28° et clair ; 29" a force est
de dix millions d'elephants ; 30° les narines sont grandes ;
31° les geneives sont rouges ; 32" les dents sont belles ;
33° rondes ; 34° bien placees; 35"-39° les sens du gout, de la
vue, de l'oui'e, du toucher, de l'odorat sont tres sensibles;
40° les levres sont rouges; 41° la boucbe est grande ; 42° les
lignes de la main sont longues; 43° profondes; 44° droites;
45° favorables; 46° les tempes sont rondes; 47° les yeux sont
longs; 48" larges; 49°-53° et lancent cinq rayons; 54° les
cheveux sont gracieusement frises; 55° la langue est douce ;
5C>° pointue ; 57" rouge ; 58° les oreilles sont longues ;
59° minces; 60° bien faites ; 01° sans aucun defaut; 02° le corps
est droit; 63° le front est large; 64° et haut; 65° les sourcils
sont doux ; 66° identiques; 67° minces; 08° et longs; 69° le
corps est doux au toucher; 70" luisant: 71° les poils du corps
sont admirablement plantes ; 72° doux ; 73° de couleur bleue;
74° la respiration est douce; 75° imperceptible ; 76° l'haleine
de la boucbe est agreable ; 77° les cheveux sont bleus ; 78" doux
au toucher; 79° egaux entre eux ; 80° le corps eniet des rayons
lumineux.
En outre de cos trente-deux signes superieurs et de ces
quatre-vingts signes inferieurs du grand liommc ou de la
grande beaute, il y a cent huit signes qui, sous la plante de
chaque pied, entourent le chakra dont il a ete parle tout a
l'heure. Je consacrerai un chapitre a ces signes quand je
m'occuperai du pre as Oat Putlhea ou pied sacre du Buddha'.
II. — Les perfections d'un buddha, au point de vue moral,
sont, me dit-on, toutes les vertus qu'on pcut imaginer: la
science parfaite, la sagesse, le calme du coeur, des sens et de
l'esprit, la charite pour tous les etres, la bonte, la sagesse, la
justice, enfin toutes les qualites, toutes les vertus que le plus
grand saint peut obtenir.
En outre, le Buddha possede ce que les Cambodgiens
nomment les « dix grandes forces du Buddha », les « dix-huit
grandes facultes du Buddha ».
Voyez le chapitre portent ce litre,
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LA NATURE PHYSIQUE ET MORALE D'UN BUDDHA            219
Les premieres sont les dasa-bala ; ce sont: 1° la connais-
sance que la science est indispensable a l'aceoroplissement
d'un devoir quelconque; 2° la connaissance du karma et du
fruit des ocuvres; 3° la connaissance de la route qui conduit
au Nirvana; 4° la connaissance de tout ce qui concerne les
mondes ; 5° la connaissance de tout ce qui concerne les etres;
la connaissance de tout ce qui concerne nos sens et nos
sensations ; 7° la connaissance de toute la purete qu'on peut
acquerir en suivant les pratiques de la meditation reiigieuse;
8° la connaissance de tout ce qui est arrive au cours des
existences anterieures; 9° la connaissance des vies que tous
les etres doivent vivre dans Favenir; 10° la connaissance des
moyens qu'il faut employer pour obtenir un bon karma et
pour detruire les effcts des mauvais karmas anterieurs.
Les dix-buit grandes facultes du Buddha ou « connais-
sances », car les Cambodgiens leur donnent aussi ce nom,
sont les buddha-dliamina des textes pali; ce sont: 1° la faculte
de connaitre toutes les cboses du j^asse ; 2° la faculte de
connaitre toutes les choses de l'avenir ; 3° la faculte de
connaitre toutes les choses du present; 4° la faculte d'agir
toujours tres bien ; 5° la faculte de parler toujours tres bien ;
6° la faculte de penser toujours tres bien ; 7U la faculte "de ne
rien decider inutilement; 8° la faculte d'enseigner la doctrine;
9" la faculte tl'enscigner les moyens de se posseder soi-meme,
d'avoir la paix interieure ; 10° hi faculte d'enseigner les
moyens de l'energie constante; 11° la faculte d'enseigner les
moyens de ne plus ceder aux passions humaines et meme de
ne plus les eprouver; 12° la faculte d'apprecier avec exacti-
tude, les passions humaines; 13° la faculte de ne jamais
prefer a la rejouissanee ; 14" la faculte dene jamaisprovoquer
la colere; 15° la faculte de savoir tout ce qui est cache en
quelquo lieu que ce soit; 16° la faculte de ne rien faire sans
reflexion ; 17° la faculte de Constance dans les pensees ; 18° la
faculte de ne rien faire, dire ou penser avec partialite.
Telles sont les vertus, les forces, les puissances, les facultes
d'un buddha, de 1'etre enfln qui, etant arrive a sa derniere
existence, obtient la sagesse sous 1'arbre de la Science, qui
enseigne cette sagesse aux etres qui l'entourent, restaure une
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220                            LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
religion de toute eternite et s'aohemine rapidement vers le
Nirvana qui est le retour a l'lneree a Brahma.
Get etre est le plus grand des etres, car il est plus grand
que le plus grand des hommes, plus grand que le plus grand
iles tevodas, plus grand que le plus grand des brahmas, plus
grand que le plus grand des prathyea thorm. II est le sauveur
des hommes, des dieux et de tous les autres etres ; le sublime
professeur, le mdha-krou, comme disent les Cambodgiens.
Un lettfe me remet une petite note copiee sur un petit
satra d'invocation oil le buddha est appele « le sauveur et le
maitre, For de Tor, le diamant du diamant, le remede supreme
et infaillible qui guerit tous les maux, toutes les maladies,
toutes les blessures ». Un autre passage le nomme « celui qui
passe les voyageurs sur Tautre rive, le conducteur de la
route, celui qui tient le gouvernail, le grand misericordieux,
le grand mendiant qui recevaitpeumais quidonnait beaucoup,
qui donnait cent millions de piculs1 de riz a ceux qui lui don-
naient un seul grain de riz. »
Une femme le nomme «le saint fils d'une femme heureusew.
1 Lo picul vaut 00 kilogrammes.
-ocr page 252-
[V
LA VIE DU BUDDHA
I. — Le tres eminent et tres saint Pouthisath2 habitail le
paradis des bienheureux Dosoet3 depuis des milliers et des
milliers d'annees, depuis qu'il avait paru sur terre sous
le nom de Vesandar, roi de Chetata4. Les tevodas, voyant que
le temps de l'apparition d'un buddha sur la terre etait venu,
allerent le trouver et, comme il etait le plus grand d'entre
eux et celui qui avait le plus amasse de merites, ils l'invi-
terent a descendre parmi les hommes.
Le tres eminent et tres saint, ayant regards' sur la terre,
reconnut cinq choses : que l'etat moral des etres etait favo-
rable a sa venue, que le continent du midi devait etre choisi
par lui, que la race des kshatriyas etait la plus estimee, que
la famille des Kodoms etait la plus juste et que Man a Meayea-
Lakkhana", femme de Sautoton', roi de Kauboelaphas8, etait la
plus meritante. Alors, il descendit du paradis et vint se rein-
earner dans le sein de Maha Mayea. Trente prodiges s'accom-
plirent a cette occasion dans le monde. Ce jour-la etait
1  Ce recit est t'abrege d'un petit s&tra consacre a la vie deji tres abregee
iln Buddha.
- Du Sanscrit Bdddhisattva.
2  Du Sanscrit Tusita.
4 Jetiiturn.
'■• Gdtama.
" Mahdmayalakkhana.
1 Sudhudana.
8 Kapilaoattit.
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222                         LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
un jeudi et un jour depleine lunedumois d'Assath,del'annee
Roka*.
Vers la fin du dixieme mois, la reine, ayant obtenu du roi
l'autorisation d'aller rendre visite a ses parents qui habitaient
Koli, se mit en route avec une grande suite de gens. La route
avait ete reparee, amenagee pour que le voyage fut agreable,
mais la reine, ayant desire s'arreter dans le jardin de
Lumboan2 pour cueillir une petite branche chargee de flours,
sentit qu'elle allait etre mere, regarda l'Est et accoucha d'un
Ills.
Les tevodas des dix mille mondes voisins accoururent pour
saluor i'enfant, et cet enfant, que nulle souilluro no couvrait,
fut recu dans un filet d'or par le plus grand des dieux brah-
mas. Celui-ci, s'adressant a la mere, lui dit on lui presentant
son fils : « Rejouissez-vous dans votre cceur, car le ills qui
vous est ne sera le plus grand soutien du monde. » On raconte
qu'a ce moment memo des eaux parfumees tomberent du ciel
sur la mere et sur I'enfant et que trente autres prodiges
s'accomplirent dans le monde, a la vue de tous les hommes.
On dit encore que le jeune enfant, etant de lui-meme descendu
des mains des dignitaires qui l'avaient recu des quatre
gardiens du monde, qui eux-memes l'avaient regu de Mali a
Brahma, fit sept pas vers l'est. regarda les quatre points
eardinaux et dit : « Je suis le plus grand des etres, cette exis-
tence est ma derniere existence. »
Au moment meme ou naissait cet, enfant, sept choses
parurent au monde : Yosauthara:), qui devait etre son epouse;
Anont4, son cousin, qui.devait etre son disciple bien-aime;
Cbhan amat5, le dignitaire qui devait 1'accompagner dans sa
fuite; le cheval Kanthok, sur lequel il devait s'enfuir; l'arbre
' Quatorzieme jour de la lanaison d'Asallio, le quatrieme mois de
I'annee hindoue, qui correspond a juin juillet. L'annee Koka ou de la 1'oule
est la neuvieme du petit cycle de douze ans, qui est la cluquieme partie du
grand cycle de soixante annees.
2  Lumbini.
3  Du Sanscrit Yasddhara.
4  Du Sanscrit Ananda.
'■' Du Sanscrit Ghanndmatya: aniatya est le litre d'un dignitaire, d'un
ministre.
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LA VIE DU BUDDHA                                 223
Pothi, sous lequel il devait devenir buddha; les quatre fosses
de tresors. Co jour-la etait un mardi, un jour de pleine lune
du mois de Pisakh1 de l'annee 082.
La reine ne continua point son voyage vers K611 et reprit
la route de Kauboelaphas avec toute sa suite. Le roi, tres
heureux dans son co3ur d'avoir un fils, envoya de suite cher-
cher un brahmane habile dans l'art d'interpreter les signes3,
afin de determiner la destinee de celui qu'il croyait devoir
etre son successeur. Le brahmane etant venu, regarda l'enfant
quelques instants; il reconnut les trente-deux signes supe-
rieurs et les quatre-vingts signes inferieurs du grand homme
et (lit au roi : « Votre fils porte de nombreux signes de
bonheur; s'il reste laique, il sera roi chakrapattra"; s'il se
fait religieux, il deviendra buddha. »
Le cinquieme jour eut lieu, conformement aux coutumes
anciennes, la ceremonie au cours de laquelle on donne un
nom a l'enfant. Le roi rassembla toute sa famille, fit venir
cent huit brahmanes et fit jouer plusieurs orchestres. Ces
cent huit brabmanes se formerent en huit compagnies et
donnerenta l'enfant le nom de Sithat'', et ce nom se trouva
etre celui qu'a une epoque anterieure, ou il etait renefemme,
il avait forme le souhait de porter quand il serait parvenu a
sa derniere existence et sur le point d'etre buddha °.
1  Le quatorzieme du mois de Vaisaka, le dcuxieme mois de l'annee qui
correspond a avril-mai. Cetle date de la naissance rapprochee de la dale de la
conception donne trois cents jours de grossesse.
2  De l'ere qui dura cent quarante-liuit ans et qui fut remplacee par l'ere
du liuddba, (ill ans avant Jesus-Christ.
3  Les textes non cambodgiens enseignent que ce bralimane, nomine
Kaladevala, etait un ancien conseiller du pere de Sudltodana, qui, a la mort
de son maitre, s'etait retire dans la foret pour s'y faire ermite, qu'il etait
devenu un saint et avait acquis la faculte de voler dans les airs; qu'il fut
informc par Indra de la naissance de Siddhurlha et qu'il vint en volant pour
le visiter. II y a beaucoup de variantes de ce genre dans le texte que j'ai sous
les yeux, mais ce n'est pas ici le lieu do les relever toutes et de les discuter.
II faudrait tout un volume.
4  Du Sanscrit rakravurtin, du pfili mkkavatti, roi de la roue, empereur,
roi snperieur, roi universel.
5  Siddhdrtha.
" Cette variante est trop importante pour que je ne la signale pas, je la
crois particuliere au texte cambodgien et je ne connais pas uu seul texte pali
qui parle d'un bOddhisattva femelle. Cette i'emme est dite soeur d'un ascete qui
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224                         LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
Le nom etant donne, les brahmanes examinerent l'enfant
et conclurent comme le brabmane deja. consulte. Alors le roi
leur demanda : « Quelles causes porteront mon fils a sortir
[du palaisj pour se faire religieux? » Les liuit brahmanes
repondirent: « Votre fils sortira pour se faire religieux quand
il aura vu quatre choses : unvieillard,un malade, un cadavre,
un religieux. » Le roi, ayant entendu cette prediction', donna
l'ordre de ne laisser voir a son fils ni un vieillard decrepit, ni
un malade, ni un cadavre, ni un religieux, car il desirait que
Sithat devint un roi chakrapattra et non un buddha.
Quand Sithat fut age de sept jours, sa mere mourut et
monta au paradis Doscet pour y renaitre tevi, conformenient
a ce qui etait advenu aux meres des buddhas precedents.
Neang Pacheapotev Kodamv1, qui etait la sceur de Maha
Mayea et la seconde epouse du roi, prit l'enfant pour le
soigner et pour l'allaiter; quant a Nanda, son propre enfant,
elle le remit aux nourrices.
Quand Sithat eut atteint Page de quinze ans, son pere le
maria a Yosauthara et celebra la ceremonie du sacre afin
qu'elle fiit sa reine. Puis il fit asseoir son fils sur le trone de
Kauhcelaphas (probablement en qualite de vieo-roi).
Quelques annees plus tard, le prince, etant sorti en voiture
pour aller se promener dans le jardin royal, fit la. rencontre
d'un tevoda qui avait pris la forme d'un vieillard decrepit;
cette rencontre l'impressionna vivement et le plongea dans
des reflexions doulourouses; plus loin, 11 fit la rencontre d'un
autre tevoda qui avait pris la forme d'un homme tres malade;
il depassa ce malade et fit la rencontre d'un tevoda qui avait
pris la forme d'un cadavre. Alors, tres effraye dans son cceur,
il se mit a detester, a mepriser son corps, le monde et les
joies mondaines. 11 entra dans le jardin pour se reposor et
pour rellechir tranquillement sur les choses qu'il avait vues.
A ce moment memo, on vint lui annoncer qu'un fils lui etait
ne. II reprit la route de son palais et fit la rencontre d'un
clevait plus tan"! iHre lo buddha Tibangkar; pile lil iiresoul ;'i son frere, boddhi-
sattva comme elle, d'huile parfumee pour son uclairagc et forma le souliait
dont il est question ici.
1 Du pali Prajapati Gut ami.
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LA VIE DU BUDDHA                                     225
tevoda qui avait pris la forme d'un ascete vetu des trois
pieces rituelles du vetement des religieux; ses traits etaient
calmes et reposes; il paraissait heureux. Gette vue consola lo
prince et, a partir de ce moment, il ne songea plus qu'a
quitter son palais pour se faire ermite.
Rentre au palais, il prit un bain d'eau parfumee, mangea,
puis monta sur la terrasse royale. Alors, toutes les femmes
du harem accoururent avec des instruments de musique et se
mirent a danser devant lui. Elles etaient belles, gracieuses,
seduisantes, mais en vain, car Sithat, qui paraissait Ins
regarder, ne les voyait pas; il pensait a sortir du palais pour
se faire religieux. Un instant apres, il quitta la terrasse
et rentra dans sa chambre; alors les femmes, epuisees de
fatigue, se coucherent sur des nattes, a terre, et s'endor-
mirent.
Vers minuit, tout etant silencieux autour de lui, Sith;.t
sortit de sa chambre et vit les femmes du harem qui, tout a
l'heure, jouaient, dansaient, et qui, certes, etaient aussi belles,
aussi jolies de leurs formes que les deesses de l'air; mainte-
nant qu'elles etaient endormies, elles ne ressemblaient plus
qu'a des charognes gonflees1. Cela l'epouvanta et la pensee
lui vint de ne pas demeurer plus longtemps au palais. Alors,
il ne peut plus ni reposer ni tenir en place; il lui semble
que tout est mort autour de lui, que le pays entier est aban-
donne et couvert de charognes. line grande inquietude monte
en son cceur. 11 sort, appelle Chhan amat et lui donne l'ordre
de seller son cheval Kanthok. II monte a cheval et Chhan
amat saisit Kanthok par la queue.
Mais alors Marea, le tentateur, accourt, afin d'empecher le
prince de se faire religieux : « Attendez encore sept jours, lui
dit-il, et les biens du roi chakrapattra viendront a vous. » Le
prince refuse de l'entendre et part. Les quatre gardiens
du monde accourent, saisissent les pieds du cheval et le font
passer par-dessus l'enceinte fortillee de la ville royale. Les
tevodas des dix mille mondes 1'entourent et forment dans
l'air le plus brillant des corteges. Indra saisit la bride du
Asi'iji hwum.
IT,
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226
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
clieval et le conduit lui-meme. Quant au Maha Brahma, le
chef des dieux brahmas, it prend un parasol blanc de 3 yuch
de circonference et l'etend au-dessus de la tete de Si that, alin
de lui faire honneur.
II. — Le prince fugitif, par un effet do ses grands merites,
traversa dans une seule nuit les royaumes de Savatey et do
Vesaley, puis ilarriva au bord d'une riviere nominee Anomea1.
Sithat s*arreta en cot endroit pour couper sa chevelure; il
s'apercut alors qu'il n'avait point ce qu'il faut pour cola ot
s'attrista; mais un sabre parut devant lui; il le saisit ot so
coupa les cheveux. II les eleva ot (lit : « Si jo dois obtenir la
bodhi, que mes cheveux ne retombent pas a terre »; puis il
les jetta on 1'air et les cheveux no retomberent pas. Indra les
recut, les placa dans une boite d'or ot los porta en son paradis.
A ce moment, un grand brahma nomino Khadeykar*, qui
avait ete son ami au temps du buddha Kasop1'. lui apporta le
bat'' et les sept autres objets qui constituent I'equipement
complot d'un religieux, ot Sithat los rovotit de suite.
Gette choso etant I'aito. Sithat donna l'ordre a Chhan amat
de retourner au palais ot d'y porter ses riches vetements;
Chhan amat partit avec le chcval, mais quand celui-ci perdit
de vue son maitre il fut pris d'une si grandc doulour qu'il
mourut sur le coup et s'en alia renaitre tevObot dans un des
six deva lokas.
Uuant a Sithat, il partit pour le royaumo de Rea'cheakrish \
A son entree dans la oapitalo, los habitants s'amasserent
autour de lui car ils n'avaient jamais vu un religieux et
Pimbhisara", leur roi, prevenu par les dignitaires, monta sur
la terrasse de son palais pour lo voir. Quand lo roi fut certain
que cet etre etrango n'etait ni un yeak, ni un revenant, ni un
tevoda, mais un homme, il alia le trouvor a 1'endroit ou il
s'etait arrete pour prendre son repas; il fut si satisfait do son
1  Sanscrit AnumanPya; pa 1 i Anomu.
2  l'ali ghatikara.
3  Pali Kasappa.
4  Pali palta, vase a auinone des religieux.
1 Rdjagriha.
'■ Bimsdrd.
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227
LA VIE DU BUDDHA
entrevue qu'il lui offrit do partager le pouvoir avec lui. Sithat
repoussa Toff re du roi, mais promit de venir lui rendre visite
des qu'il serait devenu buddha.
Sithat quitta le royaume do Reacheakrish ot s'en alia
trouver les ermitcs Alar ot Otok', mais, coinme il lui parut
quo lours pratiques2 no pouvaient pas conduire au salut, il
los quitta et s'en alia a Oruvel '.
En ce temps-la, cinq brahmanes, nommes Kondanh pream,
Voppa pream, Photticha pream, Mahaneam pream et Aschi
pream4, ayant appris que le prince Sithat avait quitte son
palais pour so Cairo ermite afln d'obtenir la bodhi, se firent
religioux on l'attendant:'. Quand ils surent qu'il s'etait retire a
Oruvel ils alloront s'etablir pros de lui. Sithat d'abord alia
tous li;s jours mondier sa nourriture, mais. trouvant que cette
promenade nuisait a ses meditations, il cessa do mendier et
ue mangea plus qui; les fruits qu'il trouvait sous les arbres
fruitiers. Yoyant qu'il n'obtenait pas la bodhi. il pensa qu'il
convenait d'aggravcr les pratiques'qu'il observait etpeuapeu
eessa tout a fait do manger; les tevodas. connaissant ces
pratiques cruelles, pour (tu'il no mourut pas a cause d'elles,
commencerent a le nourrir par les pores et sans qu'il s'en
apercut avec la substance des aliments qu'il no prenait plus.
Ne vivant plus que de cette maniere, Sithat devint d'une
extreme maigreur; sos forces l'abandonnerent et il n'atteignit
point l'etat de buddha. Voyant que ses efforts etaient inutiles
en ce lieu, il partit et Cut s'etablir au bord de la riviere
Neronhchor". II s'y livra, mais en vain, a des pratiques encore
plus difficiles. Indra ayant appris que le prince observait
depuis six annees des pratiques cruelles et qui ne pouvaient
pas le conduire a l'etat de buddha, prit un pin1 a trois cordes
et se mit a en jouer. Mais la premiere corde de ce pin etait
trop tendue, la corde du milieu etait eonvenablement tendue,
1 Du sanserit Alnva et Uddaha.
- Pramibatw.
' lui pali Urevela; du Sanscrit Uruvilva.
1 Du pali Kondanya, Vappa, Bhaddaji, Malumamd, Asmji.
' C'est-a-dire « en attendant qu'il devint Buddha ».
6 Du Sanscrit Nairanjand.
1 Sanscrit-pali vhia, lutli indien a trois cordes.
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228                            LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
la troisieme etait tres lache. Le prince entendit cette musique
et se dit : « Ce qui est trop tendu comme la premiere corde de
ce pin cassera, done il ne faut pas aller jusqu'au bout des
pratiques de l'ascetisme; ce qui est lache comme la troisieme
corde de ce pin ne menera jamais a rien; ce qui est moyen
comme la corde du milieu, ni trop tendu, ni trop lache, ne
conduit pas infailliblement a l'etat de buddha, mais permet
de mediter avec fruit. Ainsi done, je dois prendre des aliments
pour avoir la force indispensable de mediter avec fruit. »
Alors il prit son bat et s'en alia demander l'aumone; a son
retour, il se mit a manger. Son sang et sa chair reprirent leur
belle apparence d'autrefois. Les cinq brahmanes voyant que
Sithat avait observe les pratiques de l'ascetisme pendant six
ans sans obtenir la bodhi et que, maintenant, il abandonnait
ces pratiques, descspererent de le voir arriver etlequitterent.
1H. — Le saint se trouvant seul, quitta le pays d'Oruvel et,
apres quelques peregrinations, s'en alia sous 1'arbre de la
Science; comme il y arrivait un trone parut; il y etendit
l'horbe kusa qu'un brahmane venait de lui donner, s'y assit
et decida de ne point quitter cet endroit avant d'avoir obtenu
la bodhi parfaite.
Alors Marea, le malin, vint le tenter, l'attaquer ensuite
avec toute son armee. Les tevodas, pris de peur, s'enfuirent a
son approche; Marea reclama le trone, disant que e'etait pour
lui qu'il etait apparu, et ses guerriers, le soutenant de leur
temoignage, crierent qu'ils avaient entendu dire que e'etait
pour leur mattre que le trone avait paru. Le prince cita les
belles actions qu'il avait faites depuis quatre asangkay pour
meriter ce trone et rappela l'aumone de ses eni'ants et de sa
femme qu'il avait faite au cours de sa derniere existence.
« Nous avons, dit-il, en temoignage de ceci, verse de l'eau sur
la Terre et la Terre est notre temoin. » « Prouvez cette action »,
dit Marea. Alors la deesse de la Terre parut et dit : « Nous
sommes temoins que celui-ci a verse l'eau sur nous » ;
puis elle prit ses cheveux, les tordit, afin de prouver son dire,
et de l'eau glissa de sa chevelure en si grande abondance
qu'elle forma un fleuve de la grande mer et que tous les
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LA VIE DU BUDDHA                                 229
guerriers de Marea furent noyes et servirent de nourriture
aux poissons. Le malin fut pris d'effroi et s'enfuit'. Alors les
tevodas revinrent et se mirent a proclamer sa gloire et son
triomphe.
Toute la nuit, le prince Si that, la face tournee a l'Est,
pensa aux choses de la bodhi et lentement, au cours des trois
veilles, il sentit son intelligence s'ouvrir et naitre en lui des
pensees qu'il n'avait jamais eues. A l'aurore, il eut conscience
qu'il etait devenu buddha et dit : « Le Dathakot2, qui est ne
et mort un nombre incalculable de fois, a cherche longtemps
le charpentier de la maison qui est le tanaha3 sans jamais
pouvoir le trouver. Pourquoi mourir et renaitre toujours
malheureux? Maintenant, 6 tanaha qui etes le charpentier de
la maison, le Dathakot vous a certainement decouvert; dore-
navant vous ne pourrez plus construire la maison du Dathakot.
Les pieces de la charpente, ce sont les desirs4; le Dathakot
les a brisees, entierement detruites. La toiture, c'est l'igno-
rance5; le Dathakot l'a brisee, detruite. Le coeur du Dathakot
a completement renonce a toutes choses; il ne renaitra plus.
Moi, le Dathakot, je continuerai d'observer les preceptes, car
j'ai obtenu la Loi surnaturelle". »
A ces mots le monde fut ebranle tout entier. La terre
trembla depuis la nappe d'eau sur laquelle elle repose, et les
six paradis des deva lokas furent agites. Des rayons lumineux
partirent du front du Saint, traverserent le chakralaveal,
eclairerent le Laukantarik norok et brillerent au travers des
dix mille mondes voisins et jusque par-dessus le plus eleve des
paradis des arupa brahmas. Cet evenement memorable arriva
un mercredi, jour de pleine lune du mois de Pisakh de
Fanned 103'.
L'Eminent demeura sept jours sur le trfine de l'arbre de
1  II n'est pas difficile de voir ici l'allegorie du recit.
-  Tathdgata, celui qui agit comme les autres ont agi.
3  Du pali dahano, feu, donne pour desir, passion.
4  Keles.
1 Avichchea : du pali avijjd.
" Lokodar thorrn; du pali Lokuttara dhamma.
" Le quinzieme de la lunaison du mois de Vaisaka, le deuxieme mois de
i'annee cambodgienne correspondant a avril-mai de l'an 588 avant notre ere.
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230                                I.E BUDDHA ET SES DISCIPLES
la Science, puis il en descendit, s'en alia de cet endroit et fut
s'asseoir sous un arbre achobalnikroth '. Aloes les trois lilies
de Marea qui avaient vu le desespoir de leur pere apres sa
defaite et obtenu de lui l'autorisation de seduire le Preas,
accoururent et vinrent a lui gracieuses, belles et agreables.
Le Saint repoussa leurs avances et les transforma en trois
vieilles femmes dont le dos etait voute, les cheveux blancs,
les dents cassees et les yeux presque eteints. G'est dans cet etal
que les trois lilies de Marea retournerent a leur pere.
A la suite de cola, le Preas lit plusieurs stations de sepl
jours sous les arbres. Puis conmie iln'avait pas mange depuis
quarante-neuf jours, il s'apergutqu'il avait faim. Ace moment
deux marchands prevenus par un tevoda, qui avait etc leur
parent sur la terre, vinrent a lui et lui firent l'aumdne des
aliments. Ces deux marchands furcnt ses deux premiers
disciples laiques.
IV. — Etant revenu sous l'arbre achobalnikroth, l'Eminent
hesita au seuil.de sa mission et se demanda s'il devait aller
precher la Loi, car il savait que les etres etaient ignorants et
que la plupart ne le comprendraient point. Mais Saliapadey
Probm2, le niaitre supreme, voyant celte hesitation, accourut
et lui dit : « Preehez la Tres Sainte Loi, prechez-la, car s'il y a
des etres qui cedent a leurs passions et nepeuvent I'entendre,
il y en a d'autres, beaucoup d'autres, qui vous ecouteront,
qui vous entendront et qui, par vous, penetreront au Nippean. »
Alors l'Eminent n'hesita plus et se decida de precher la
Loi a tous les etres. 11 songea tout d'abord a enseigner ses
deux professeurs Alar et Otok, mais il apprit par intuition
qu'ils elaient deja morts et qu'ils habitaient mamtenant les
paradis des prohm. II resolut d'aller trouver les cinq qui
l'avaient abandonne et qui s'etaient retires dans la solitude
d'Eyseybatnemiktoeayeavean3 pros de Henares.
Ceux-ci, le voyant approcher, se dirent entre eux : «(Ju'au-
1 Du Sanscrit ajdpdla.....
5 Sahapdtibrakmd.
3 Du pali hipatnnn -)- mujaditjin 4- vrnui. la fon*'l d'Jsipatana, on pare des
sntilopes.
-ocr page 262-
LA VIE DU BUDDHA                                     231
eun de nous ne lui rende hommage et qu'il prenne place ou
il lui plaira de s'asseoir, car il a abandonne les saintes pra-
tiques. » Mais quand il fut pros d'eux, ils ne purent tenir leur
resolution ot se leverent tous les cinq pour lui ofirir la place
d'honneur et le debarrasser «le son bat. G'est devanb eux que
l'Eminent precha sa Loi pour la premiere fois. Quand il eut
fini, il y avait six arabats dans le monde.
Quelques jours plus tard, il convertit un brahmane nomme
Yoskulbot' et ses cinquante-cinq suivants, et cela porta a
soixante et un le nonibre des arabats. L'Eminent ayant alors
soixante disciples, les envoya precher sa doctrine et partit
pour Oruvel, afln d'y mediter et de s'y reposer. Sur la route,
ayant rencontre trente jeuues princes qui etaient venus en
partie de plaisir aux environs de l'endroit ou il s'etait arrete
un instant, il les precha et les convertit. A Oruvel, il trouva
trois maitres renommos qui avaient reuni autour d'eux un
grand nombre de disciples : Oruvel Kasop en avait cinq cents;
Neati Kasop en avait trois cents et Keayea Kasop en avait
deux cents2; il les precha et les convertit avec tous leurs
disciples. Oruvel Kasop, qui etait un grand docteur, prit plus
tard, a la mort du Buddha, la direction de la communaute et
fut le chef du premier mdhasangkeet, ou concile'. Peu de
temps apres, le tres Eminent partit pour Reacheakrish et
s'arreta a une assez grande distance de la ville, a Latcevanu-
yean. Le roi, ayant appris son arrivec par le gardien de ce
jardin, accourut avec toute sa cour pour le saluer. L'Eminent
le precha et le roi Pimbhisara4 et plusieurs de ceux qui le
suivaient furent convertis; mais ils n'entrerent point dans
PAssemblee et so contenterent d'etre les disciples laiques ' du
Buddha. Le lendemain, le Buddha etant venu dejeuner au
palais, avec les mille religieux qui le suivaient, fut installe a
Veluvean, le bosquet des bambous, que le roi lui donna. Get
endroit est le premier monastere buddhiquc.
' Du pjtli Yasa, lils tie Sujata.
2  On Sanscrit Uruvel Kdsyupa, Nfidi Kdsyapa et (Inyd Kdsyapa.
3  Mdhasangkmt, du pali Mahdsangiti, grande assemlilee.
4  Du pftli himsard.
'■• Obosok, du pali updsaka.
'
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232
LE RUDDHA ET SES DISCIPLES
Quelques jours plus tard, deux brahmanes de bonne famille
et qui cherchaient la verite depuis longtemps, Saribot et
Mokealean1, vinrent au Buddha et se firent ses disciples les
plus devoues; c'est eux qui furent, l'un son premier disciple
de droite, l'autre son premier disciple de gauche.
V. — Vers cette epoque, le roi Sautoton, ayant appris que
son fils etait dans le royaume de Reacheakrish et desirant le
revoir apres une si longue absence, lui envoya successivement
dix messagers avec chacun une escorte de mille homines;
mais ces envoyes, au lieu de s'acquitter de Ieur commission,
arriverent pres du Buddha, l'eeouterent precher et se firent
ses disciples avec les gens de leur cortege. Le dernier seule-
ment, Oteay3, qui etait tres devoue au roi, apres s'etre fait
religieux du saint, lui parla de sa mission. Le Buddha com-
manda immediatement de se mettre en route pour Kaubcela-
phas. Quand il y arriva, les dignitaires, les chefs et les gens
de sa famille resolurent de ne pas lui rendre hommage eux-
memes, de ne pas le saluer, mais de lui envoyer des fleurs
par cinq cents petits enfants. Le Buddha, qui connaissait leurs
pensees, fit plusieurs prodiges et son pere, s'etant incline
devant lui, les seigneurs l'imiterent.
Le Buddha demeura quelque temps a Kauboelaphas et une
grande partie du peuple se rangea sous sa loi; sa femme, sa
tante qui l'avait eleve, son fils Rohula, devinrent ses disciples
laiques et, plus tard, son pere, six jeunes princes, ses cousins,
furent aussi convertis. Parmi ces derniers, il y avait Anont3,
qui fut son disciple bien-aime, le saint Jean de cet autre
Sauveur, et Tevotat \ qui devait etre son ennemi et son
Judas \
La mission du Buddha dura quarante-cinq ans, pendant
laquelle il ne cessa d'enseigner la loi, de precher tous les
1  Du pali Sarijut et Mugalan. Voyez chapitre v, ce qui est dit de ces deux
disciples.
2  Vduye.
' Ananda.
4  Devadatta.
5  Voyez plus loin miSme livre, chapitres vi et vn, ce qui est dit de ces
deux disciples.
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233
LA VIE DU BUDDHA
jatakas que nous avons et probablement un beaucoup plus
grand nombre qui sont perdus; on raconte qu'il convertit des
millions et des millions d'etres, — tevodas, hommes et ani-
raaux, — et qu'il recut lui-meme dans l'assemblee un tres
grand nombre de religieux.
II faudrait consacrer tout un volume a sa vie et je suis
oblige de me limiter, d'abreger tout ce que les Cambodgiens
savent de lui, de passer ici sous silence un grand nombre de
faits connus; la mort edifiante de son pere entre ses bras,
Pentree en religion de Rahula, de Nanda, fils de Maha Pra-
japati Gotami, sa tante, l'entree en religion de sa tante elle-
meme et de sa femme, le don du monastere de Jetavana, pres
de Cravasti, par le riclie marchand Anathapindika et cent
autres recits, des discours, des conversions, etc. On me par-
donnera en songeant que ce livre n'est point une histoire du
Buddha d'apres les Cambodgiens, mais une etude du bud-
dhisme cambodgien a l'heure presente1.
VI. — La petite vie abregee du Buddha, que j'ai sous les
yeux, indique en ces termes les endroits oiile Buddha a passe
la saison du vosa!, qui est la saison des pluies et de la retraite,
pendant laquelle, ne pouvantplus parcourir les royaumes de
l'lnde pour enseigner les lai'ques, il perfectionnait ses reli-
gieux dans la voie du salut. « Le premier vosa apres l'obten-
tion de la bodhi etant venu, le Preas se retira a Eyseybatan-
mikatayeavean'1, ou il avait, quelque temps avant, preche la
Loi au cinq4; il passa ledeuxieme, le troisieme etle quatrieme
vosa a Veluvean, dans le royaume de Reacheakrish5; il passa
le cinquieme au Kudakar sala du Mahavean dans le royaume
1  J'aurais voulu aussi pouvoir signaler les variantes que donne la lecon
cambodgien ne, dire celles qui concordent soit avec les livres de l'Eglise du
Sud, soit avec ceux de l'Kglise du Nord. Jlalheureusement cela est impossible
ici, sans sortir du cadre que je me suis trace. Je ferai peut-etre un jour ce que
je ne puis faire maintenant, mais en un volume special.
2  Du Sanscrit vasa, saison des pluies.
3  Du p&li isipatana•■ + migadaya-\-vana, la fortit dlsipatana, ou pare des
antilopes.
4  Le premier sermon, le sermon de Benares.
3 Au monastere du bois des Bambous (paii veluvana), que le roi Bimbt-
sara avait donne au Buddha, a peu de distance de sa capitale Hajagriha.
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234                                LE RUDDHA ET SES DISCIPLES
de Vesaley1, ou il precha la Loi a la multitude des etres; il
passa le sixieme vosa au Kulabaripot4, ou il precha la Loi aux
yeak, aux tevodas et a tons les etres; il passa leseptiemevosa
auTavotengsa, sous l'arbre baricheat, sur lapierre du Bandar",
ou il precha l'aphitham beydak'' a sa mere; il passa le huitieme
vosa au Sunisumarkiry, au Tokkarchonbat, dans la foret de
Vhesakalea5, ou il precha la multitude des etres; il passa le
neuvieme vosa au Khoscekream, dans le royaume de
Kosampi"; il passa le dixieme vosa dans la foret de Barlileya',
sous un arbre reang8 oil un elephant vint lui Caire des
offrandes; il passa le onzieme vosa dans un village de preahm
nomine Naleayakream9; il passa le douzieme vosa sous un
arbre smau(l), chez unprehani nomme Verauhcho, qui l'avait
invite a venir enseigner a Veranhchea-kream "'; il passa le
treizienie vosa au mont Clialiyea"; le quatorzieme au grand
monastere de Ghetavean, pres de Savatey "; le quinzieme dans
lejardin deNikroth, pres de Kauboelaphas aubord de la riviere
Roboeney13; il passa le seizieme vosa a Atalav chcey-dey, dans
le royaume d'Alavi14, ou il enseigna Alavayea; il passa les
dix-septieme, dix-huitieme et dix-neuvieme vosa au grand
monastere de Veluvean, dans le royaume de Reacheakrish,ou
il avait dejii passe les deuxieme, troisieme et quatrieme vosa
qui avaient suivi son accession a la bodhi; iljiassa les vingt
1 Kutdgdra sala, la sallo du temple, clans la grande foret (Mdhavana) pres
de Vesali.
-' Le texle pali (lit : dans le jardin Kosambija, pres de Kosamhi.
1 Au monde du Tavdtimsa, le paradis d'lndra. sous l'arbre pdrijdtaka
(l'arbre eorail, Erythrina indica), sur la pierre du jardin celeste Pundarika
(lleurs de lotus bleu).
1 Abltidluimma pitakam, la troisieme collection des livres sacres.
•  Sunisumdragiri, mont des crocodiles, peut-etre la ville de Sunisumara-
giram.
— Probablement Dakkhindpatho, au sud, dans la foret de.....
" Ghdsikdgrama pres do Kosambi-
1
Du pali Pdrdlivana.
Le sala.
" Dans un village brahmane, a Nalakagrama,
"' A Viranjag'mma, chez le brahmane Viranjo.
"
Cheliya,
12 Yetavana, le pare des Antilopes. pres de (Iravasti, qui fut doune au
Buddha par Anathapindika.
" Jardin de NigrMha, pres do Kap'davattu, au bord do la Rohini.
14 Au stupa d'Atalav, peut-etre A'Alovi, dans la ville royale i'Alovi.
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235
LA Vli: lil IIIillMIA
vosa siiivants au grand monastere do Chetavean, on il avait
deja passe le quatorzieme; les cinq suivants dans la maison
de Mikeareainat1, et le dernier vosa a Velokream, dans le
royaume de Vesaley2. »
Le petit satra ajoute : « Si on compte ainsi : vingt-neuf ans
de vie lai'que, six ans de vie religieuse avant d'obtenir la bodh'i
et quarante-cinq ans de vie buddhique, on trouve que le
Preas a vucu quatre-vingts vosa. »
VII. — A l'epoq'ue alaquelle il habitait Velokream, le Preas
tomba gravement malade ; il ne prit aucun remede, que celui
de s'absorber dans la meditation et cependant il guerit; son-
mal disparut comme s'eteint le feu sur lequol on jette de l'eau.
Quand le vosa Cut acheve, il sortit de sa retraite et dit a
Saribot : « .T'entrerai procbainement dans mon Nippean. »
Puis il partit pour le monastere de Ghetavean", pros de
Savatey et c'est pendant qu'il residait en cet entlroit que mou-
rut Saribot et que Mokealean fut assassine. L*un mourut le jour
de la pleine lune de Kadoek/' et l'autre a la fin du meme mois.
Le Buddha, n'ayant plus avec lui qu'Anont et cinq cents
religieux. partit de Ghetavean et s'en alia a la maison de
Mikeareamat que dame Visaka avait fait construire pour lui;
de la il partit avec sa suite pour Vesaley et detneura quelque
temps (tans la salle du Kudakar, a la lisiere de la grande foret.
Les princes des Lichchavi", ayant appris que l'Eminent etait
tout pres de leur ville, vinrent a lui et Pinviterent a venir des
le lendemain matin dejeuner chez eux. Le lendemain matin,
le Buddha et ses cinq cents religieux allercnt manger chez les
princes Lichchavi; puis, quittant leur ville, il partit avec ses
disciples pour Baveal ohay-dey et s'etablit a Asan.
Etant arrive en cet endroit, il dit a Anont : « Vesaley,
Kotama chey-dey ct Baveal chey-dey" sont trois cndroits tres
1  Migdramdtu.
-  A Velugamma, le Ullage des Bambous, dans lo royaume de Vesali.
3  Pali Jetavana, pres do Savatthi.
'  Kattika, le septieine mois correspondant a oetolire-novcinbre.
■■  Pali Licehavis.
8  Les trois endroits etaient situes aux environs de Vesali. Le mot chay-
dey
vent dire stupa.
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236
IE BUDDHA ET SES DISCIPLES
agreables a habiter, puis un instant apres il ajouta : « Anont,
toute personne intelligente doit se perfectionner dans les
quatre eyntibat1, parce que celui qui sait pratiquer lesquatre
eyntibat peut prolonger sa vie pendant tout un kalpa. » II
repeta trois fois ces paroles, afm qu'Anont comprit ce qu'il
desirait, mais 1'intelligence d'Anont etait alors obscurcie par
les agissements de Marea; il ne comprit point la pensee de
I'Eminent. Le Buddha le renvoya et Anont fut s'asseoir sous
un arbre voisin.
Quant Marea vit que le Saint etait seul il vint a lui et lui
dit: « Seigneur, je viens vous inviler a entrer au Nippean, a
ne pas demeurer davantage ici. » Le Buddha lui repondit:
« Ma religion n'est pas suffisamment solide; elle n'est pas
etablie sur une base assez large; pour cette raison, je ne puis
pas encore entrer au Nirvana. » Puis il voulut renvoyer Marea,
mais celui-ci insista; alors le Buddha lui dit: « D'ici a trois
mois, Krong Marea, j'entrerai dans mon Nirvana. » Ce jour-la
etait un jour de pleine lune de Meakh2. Marea, satisfait de
cette reponse, se retira. Le Buddha fit revenir Anont et lui dit
que Marea etait venu, pendant son absence, l'inviter a entrer
de suite dans le Nirvana. Andnt dit: « 0 maitre, n'acceptez
pas cette invitation de Marea. Je vous en prie, demeurez
parmi nous pour precher longtemps encore. » Le Buddha
repondit: « Quand le Preas a dit une chose, il ne peut pas en
dire une autre qui soit contraire. 0 Anont, je vous ai incite il
n'y a qu'un instant a m'inviter a rester parmi vous et vous
n'avez pas compris. Maintenant que j'ai accepte l'invitation de
Marea, je ne puis plus accepter celle que vous m'adressez.
0 Anont, vous n'avez de cette chose aucun reproche a faire a
personne, si ce n'est a vous-meme, 6 Anont. »
Ayant ainsi parle, le Buddha partit avec ses religieux pour
Phondakream' et y precha sur le Nippean. II partit de la pour
aller a Hattheykream4, a Ghumtakream, ii Phoknokor ou
1 Du pali iddhipada, scieniie de Ja magie.
1 Meakh, Me'akthom, du pali Mdgha, le onzieme mois de l'annee eorrespon-
dant a janvier-fevrier.
*  Du pali Pandugamma.
*  Du pali Hatlhigammu, village de l'elephant.
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I
*
LA VIE IJU BUUDHA                                 '237
il precha et a Bava ', dans le jardin des Manguiers ', ou
Ghont, le fils du forgeron3, vint le saluer et l'inviter a venir
le lendemain dejeuner chez lui.
Le Buddha ayant repondu a son invitation, Ghont lui pre-
senta un plat de viande de pore; il se proposait de faire aussi
servir de ce mets aux autres religieux, lorsque le Preas l'ar-
reta et lui dit: « Ne donnez pas de ce mets aux phikkus, car
nul etre, ni les horames ni les dieux eynt et prohm ne pour-
raient le digerer. S'il reste de ce mets quand j'en aurai mange,
creusez la terre et enterrez ce qui restera. » Chont fit comme
le Buddha lui avait dit et enterra le mets. Le Preas ayant
preche ceux qui etaient la, s'en retourna au jardin des Man-
guiers. II y tomba gravement nialade des son arrivee et ne
voulut prendre aucun medicament.
Gependant, des le lendemain, il partit pour la ville royale
de Kosineara4. A mi-route, se sentant tres mal, il fut oblige
de s'arreter sous un arbre. Alors, il fit appeler Anont et lui
dit: « Allez dire a Chont de ne pas s'attrister de ce qui m'ar-
rive a la suite du repas que j'ai fait chez lui, car le mets qu'il
m'a servi etait delicieux et aussi bon que celui que demoiselle
Sucheada5 m'a offert peu de temps avant que j'obtienne la
bodhi. Allez done lui dire de ne pas s'attrister. » Quand Anont
fut de retour, le Buddha lui dit: « Anont, j'ai soif, donnez-moi
de l'eau a boire. » Anont lui repondit: « L'eau de cette riviere
n'est pas bonne, 6 maitre ; elle vient d'etre troublee par cinq
cents chars de marchands qui l'ont traversee. » Le Buddha
insista et Anont ayant descendu la berge pour lui obeir vit
que l'eau qu'il puisait etait pure dans son vase, bien que trou-
blee dans la riviere. Quand le Buddha eut bu cette eau, il se
remit en route. Arrive a la riviere Kakuchinti °, il se baigna,
sortit de l'eau, se vetit, s'enveloppa convenablement dans ses
vetements, puis il dit a Anont: « Anont, prenez mon man-
teau, pliez-le en quatre et mettez-le a terre. » Quand ceci fut
1  Pdcdnagara.
2  Ambavean, du pali Ambavana.
8 Du pali Chunda.
4  Du p&li Kusindra.
5  Du pftli Sujdtd.
" Du pali Kokutthd, aujourd'hui Badhi, ou Barhi, d'aprfes Cunningham.
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238                            LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
fait, il s'etendit dessus son manteau et s'endormit au bord de
la riviere, sous un manguier.
Les religieux achevaient de prendre lour bain quand il se
reveilla; il dit a Anont: « Allons au bord de la riviere Hceronh-
nhovotcy1. » Puis il partit et arriva pros de la ville de Kosi-
neara, sur le bord de la riviere Hceronhnhovotey oii so trouvo
le pare des arbres reang1. Or, dans co pare, il y avail: deux
arbres reang3 qui avaient pousse l'un pres de l'autre. Le
Buddha dit a Anont: « Anont, attachez rami tapis a ces deux
arbres afin de m'y preparer un abri. » Quand cela fut fait, il
se placa sous cos deux arbres, la tote au Nord, et, dans son
cceur, il se dit qu'il ne se leverait plus de cot endroit. Alors,
les deux arbres reang se penehcrent l'un vers l'autre, se
joigniront pour former un toit et des flours, se dotachant
d'elles-memes de leurs branches, tomberent sur le Buddha
Les tevodas eynt et prohm accoururent avec des parasols et
des fleurs, et toute la vouto du ciel disparut au-dossus d'eux.
Lo Buddha dit a Anont: « Anont, j'ontrerai dansmonNippean,
a la fin de la troisieme veille. » Puis il 1'envoya prevenir les
princes Malloa''. Ceux-ci, a cette nouvelle que lo Buddha
allait mourir, accoururent avec lours femmes, leurs enfants,
gareons ot filles, et toutes les femmes des harems, pour rendre
une derniere fois leurs devoirs au maitre mourant. A co
moment, un heretique nomine Suphoto5 vint demander a
etre instruit par lo Saint. Anont voulut le ropousser ; mais le
Buddha ordonna de le laisser approcher; il lo precha, le
convertit et ordonna a Anont de le recevoir imniediatcment
dans PAssembloe. Cette conversion est la derniere que le
Buddha a faite.
Gependant la derniere veille etait eeoulee et la troisieme
commen(;ait. Anont sentant que l'heure supreme etait proche
se retira pour pleurer. Le Buddha, sachant qu'il pleurait, 1'ap-
pela et lui dit;« Anont, pourquoi pleurez-vous; ne savez-vous
1  Du pa 1 i Hiranyavati, aujourd'hui la riviere Chotii Gaudak, dont la Bodhi
est un affluent. — L'arbre reawj est le sala des textes pali et Sanscrit.
2  Silavian, du pali Salavana.
3  Du piili mla le shorea rolmslii, un arbre a lleurs rouges en grappes.
4  Du pali Mallas.
'■• Kn pali Sttbhadda.
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t.A vie r>u nuDMiA                              2D9
pas que la vie en ce monde n'est pas a regretter. Ce n'est pas
en vous attacliant a cette vie que vous parviendrez aux etats
superieurs de la saintete. » Consolez-vous, car cet etat supe-
rieur de la saintete que vous n'avez pas encore obtenu, vous
l'obtiendrez quand Kasop sera venu.
A Pheure ou !e soleil s'annonce a l'Est, le Buddha fit venir
ses disciples^et leur (lit: « Ne vous abandonnez pas sous pre-
texte que le prolesseur est parti, car il vous restera pour pro-
fesseur la Loi que je vous laisse, elle sera votre prolesseur,
votre conseil, votre soutien, votre Loi pour cinq mille
annees. »
Ayant dit ces paroles, il s'adressa a Anont et lui dit :
« Anont, a quel moment de la troisieme veille sommes-nous
parvenus ? » Anont repondit: « 0 maitre, le moment ou nous
sommes est le moment ou le soleil se leve. » Le Buddha dit
encore: « Anont, jo vais tout a l'heure entrer dans mon
Nippean, prevenez les phikkhus et rassemblez-les tous ici. »
Quand les disciples furent tous rassombles, le Buddha leur
dit adieu1, puis il ajouta: « 0 phikkhus, tout ce qui est est
perissable ; soyez vigilants; luttez sans relache. » Alors, il
entra en agonie, et chacun put voir que l'air entrait et sortait
rapidement de son corps. Son souffle s'etait ralenti, Anont,
s'adressant a Anuruth 2, lui demanda si le Preas etait entre
dans le Nippean. « Pas encore », repondit Anuruth.
Un instant apres le Buddha expira. Ce jour-la etait un
mardi, un jour de pleine lune du mois de Pisakh3 de l'annee 148,
un peu avant le lever du soleil. Le Buddha avait juste quatre-
vingts ans puisqu'il etait ne un jour de pleine lune du mois
de Pisakh, de Pan 68.
Son corps fut brule douze jours plus tard devant la porte
est de la ville de Kosineara.
« Lea.
- Anuruddha.
'■' Quatoi'zienie du deuxieme mois de I'annoe, correspondant a avril-mai.
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V
SARIBOT. - MOKtALEAN. — KA.SOP
Les trois principaux disciples du Buddha sont Saribot et
Mokealean1, qui furent ses acolytes de droite et de gauche, et
Kasop2, qui ne parait pas avoir joue un grand role pendant
la vie du Maltre, mais qui se trouva, grace a son energie, le
chef de la Communaute a sa mort, quelque chose comme le
saint Pierre de l'Eglise buddhique. Voyons done ce que furent
ces trois hommes et quels roles ils remplirent.
I. — Saribot1 etait le fils d'un preahm nomme Vongkotno
preahm et de son epouse nominee Sari preahmaney'', qui
habitaient Opadceskream', ou ils etaient les plus grands.
Mokealean etait fils d'un preahm nomme Sel preahm et de
son epouse Mokeali preahmaney", qui habitaient Kolit-
kream', ou ils etaient les plus grands. Le fils de dame Sari
recut le nom d'Opadces de ce qu'il etait ne de la plus haute
famille du village, et Saribot, du nom de sa mere. Le fils de
Mokeali regut le nom de Kolit, du village oil il etait ne, et le
surnom de Mokealean, du nom que portait sa mere.
Ces deux families, dit la petite vie du Buddha que j'ai sous
1 Sariyut et Mui/alan.
8 Du pali Kasappa.
3  Fils de Sari, nom de sa mere.
4  Saribrahmani.
■' Du Sanscrit dupathiijrama, le village d'Oupathi.
6 Mugali brahmani.
' Du Sanscrit Kolitagrama, le village de Knlita.
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SARIBOT. — MOKEALEAN. — KASOP                      241
les yeux, etaient alliees depuis sept generations. Quand les
deux enfants furent grands, ils devinrent amis- et prirent
l'habitude de se frequenter beaucoup. Ils ne sortaient guere
l'un sans l'autre et, comme ils etaient de noble race, sans
6tre accompagn^s chacun de cinquante suivants. Or, un jour
qu'ils etaient alles assister a un grand festival, ils furent tres
attristes par les pensees que leur suggera la joie qu'on prenait
autour d'eux. « Cela n'est pas bien, se disaient-ils; toute cette
joie est fausse, inutile, sans objet. Avant qu'un siecle soit
ecoule, il ne restera plus un seul des individus qui s'amusent
ici; ils seront tous morts et nul ne sait ee qu'ils seront devenus.
Mieux vaut en verite abandonner ces joies, ces plaisirs et
observer la Loi qui conduit au bien et qui fait oublier le
malheur. » Ayant ainsi parle entre eux, ils s'en allerent
trouver un maitre celebre nomme Sanhchey1, qui etait suivi
d'un grand nombre de disciples, lis ecouterent son enseigne -
ment, mais comme ils trouverent par leur propre intelligence
que la Loi que prechait ce maitre ne conduisait pas au eceur
de la Loi, ils le quitterent et convinrent de se separer pour se
mettre a la recherche d'un maitre dont la doctrine satisferait
mieux leur cceur. lis convinrent que celui qui trouverait le
premier ce maitre desire le ferait savoir a Fautre, puis ils se
separerent.
Or, il arriva qu'Opadces, le fils de Sari, s'etant rendu a
Roiacheakrish, lit la rencontre d'Asachin ther!, un des disciples
du Buddha. 11 fut a lui et lui dit: « Votre exterieur est agreable,
vous paraissez heureux et calme; veuillez, je vous prie, me
dire quel maitre vous enseigne la doctrine de la perfection et
quelle est cette doctrine. » Le venerable Asachin lui repondit
a souhait, et Opadoes, fils de Sari, comprit qu'il avait decou-
vert en Buddha le maitre desire. 11 se mit a la recherche de
son ami Kolit, fiis de Mokeali,.et, 1'ayant trouve, il lui dit la
rencontre qu'il avait faite et la doctrine qu'il avait entendu
developper. Ils partirent tous deux avec leurs suivants pour
aller trouver le Buddha, dans le pare des Bambous.
Le maitre, les voyant approcher, leur fit signe de s'avancer,
1  Le haripeachok sanhchey, en sanscrii paribrdjakasanja.
2  Du Sanscrit Assetjithera, le venerable Assaji.
16
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242                            LE. BUDDHA ET SES DISCIPLES
les fit asseoir et les precha. lis furent subitement convaincus
et s'ecrierent : « Je crois au Buddha, lequel est ici; je crois
au Buddha, lequel est ici. » Tout a coup, par un effet de leurs
merites anterieurs, il arriva que leurs cheveux et leurs
barbes disparurent de leurs tetes et de leurs visages, qu'ils
se trouverent nantis des vetements et des objets qui "consti-
tuent l'equipement d'un religieux. lis furent recus dans
l'Assemblee avec tous leurs suivants.
Alors ils allerent trouver Sanhchey, leur ancien maitre, et
lui dirent ce qu'ils venaient de faire, puis ils l'inviterent a les
imiter. Mais Sanhchey leur dit : « Que mes disciples vous
suivent, si cela leur plait, mais moi, qui suis un maitre, je
ne puis pas etre le disciple d'un autre maitre. » Ses disciples,
cntendant cette response orgueilleuse, le quitterent en grand
nombre et s'en allerent trouver le Buddha. Ils furent convertis
comme l'avaient ete Saribot et Mokealean. Sanhchey futsi
peine de cette defection qu'il tomba malade et mourut. Saribot
et Mokealean, qui etaient deux grands saints et deux hommes
instruits, furent, des leur entree, eleves l'un au rang d'aksa-
veak1 de la droite, l'autre au rang d'aksaveak de la gauche,
par le Buddha, c'est-a-dire de premiers disciples de la droite
et de la gauche.
Ges deux premiers disciples furent les hommes de confiance
du Buddha, c'est-a-dire ceux auxquels il confia les missions
delicates, celle par exemple de voir sa femme et de. l'enseigner,
de precher son fils et Nanda, son frere de pere. Ils furent tres
attaches a leur maitre et lui ramenent, apres avoir fait sem-
blant de passer a I'ennemi, les cinq cents disciples que Tevatat
avait enleves. En outre, dit un texte cambodgien, ils etaient
« grands debatteurs par le discours » et les plus grands aides
du Buddha, lis moururent tous deux quelques mois avant
leur maitre2, a dix jours de distance, et le peuple d'aujour-
d'hui, qui connait leurs nonis, les choses que je viens de dire
1 Du pali ekasawko, premier disciple.
- Mokalean fut assassins par cinq cents brigands, dans vine grotte ou il
s'etait retire. Les cinq cents brigands, qui avaient ete payes par les bralimanes,
furent arretes par on] re d'Ajatasatru et condamnes a £tre enterres jusqu'a la
ceinture, puis a etre entouis sous de la paille et brnles vifs.
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SARIB0T. — MOKEALEAN. — KASOP                      243
d'eux, ne les cite presque jamais ; ils sont aussi negliges par
les buddhistes du Cambodge que la plupart des apotres de
Jesus par les Chretiens.
II. — Un personnage que le Buddha parait avoir un peu
ecarte de lui, mais qui joua un grand role apres sa mort, est
beaucoup plus connu qu'eux. G'est Oruvelkasop, que le Saint
convertit avec ses deux freres et leurs mille disciples, quelques
jours avant de quitter Oruvel pour se rendrc a Reachakrish.
Go personnage parait avoir longtemps resiste au Buddha,
avoir longtemps discute avec lui, avoir oppose des arguments
puissants a des arguments plus puissants encore. Les textes
enseignent que le Buddha tenait a le convertir, parce qu'il
etait un savant maitre, un habile docteur, et qu'il dut avoir
recours a un grand nombre de miracles pour le convaincre
ct le reduire. Est-ce cette resistance, ou son caractere autori-
taire, qui porta le Saint a ne pas lui donner dans la commu-
naute la place qu'il y sut prendre plus tard, a lui preferer
Saribot et Mokealean qui, pourtant, furent convertis apres
lui? G'est ce qu'il est difficile de dire, mais il parait certain
que ce savant docteur fut tenu a 1'ecart. Les textes parlent peu
de lui.
A la mort du Buddha, il surgit et s'impose; il partage les
reliques du Saint, se place a la tete de l'Asscmblue, saisit
d'une main ferme, et qu'on sent despotique et autoritaire, les
renes de la direction, amene le roi Ajatasatru a fonder l'ere
du Buddha, a la datcr de Pentree du Proas au Nippean; il fait
un choix de quatre cent quatre-vingt-dix-neuf religieux, les
plus honorables, les plus orthodoxes (peut-etre les plus
souples), repousse Anont, qu'il ne trouve pas assez eleve dans
la hierarchie de la saintete, l'accepte ensuite, quand il recon-
nait qu'il a subitement progresse (qu'il est devenu plus ma-
niable peut-etre) et dirige les travaux du premier concile, fixe
la doctrine par ecrit et frappe d'excommunication tous ceux
d'entre les religieux qui ne veulent reconnaitre ni son autorite,
ni Pautorite des textes dont ilvient de faire fixer la redaction.
On ne sait guere ce qui eut lieu au cours des vingt annees
qui suivirent ce premier concile, mais il semble qu'elles ont
-ocr page 275-
244
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
ete troublees par des sehismes, des discussions penibles et
que beaucoup de religieux n'avaient pas accepte l'oeuvre du
concile. Kasop reste sur la breehe et combat sans jamais se
lasser. 11 demeure l'ami du roi AcheatsatrouJ et c'est sur lui
qu"il s'appuie pour diriger la Gommunaute. Enfln, quand les
reliques du Buddha courent quelques risques, c'est lui qui
decide les depositaires a les lui reniettre et qui va les cacher
dans un monument que le roi fait elever en l'honneur du
Buddha, mais que personne ne sait destine a contenir les reli-
ques du Saint. Le roi meurt, il meurt lui-meme, mais avant
de mourir il a assure le triomphe de ses idees, de la discipline
qu'il a imposee, et les livres sacres du buddhisme sont aujour-
d'hui, dit-on, ceux qu'il a fait rediger par le concile de
Reacheakrhis.
Tel est 1'homnie, homme d'action, de decision, de courage,
grand docteur en metaphysique, un savant, dont la pensee,
me dit un religieux, est toujours claire, lumineuse et belle,
qui ne voit jamais son esprit faiblir. II se croit la pierre sur
laquelle l'edifice est construit et prend la direction de la Com-
munaute, sous le pretexte qu'un jour le Buddha a change de
manteau avec lui et l'a, par ce fait, choisi lui-meme pour son
continuateur. C'est specieux, mais ce qui n'est pas specieux,
c'est son energie. Ce saint Pierre buddhique est double d'un
saint Paul et d'un Tertulien; il est en fait une etrange figure,
peu buddhique, point douce, point calme, qui ne laisse pas
de trancher sur Is monde des disciples du Buddha. Les
Cambodgiens ne se trompent pas sur lui; un religieux, parlant
de Kasop, me disait un jour : « A la mort du Preas, Kasop,
qui avait acquis de grands merites au cours d'une existence
anterieure et qui etait un savant, fut le sena des phik2 et un
grand saint. 11 remplaca le Buddha, mais il n'aimait pas les
etres comme lui et n'etait pas doux comrne lui. II fit ecrire la
loi que le Buddha avait prechee, afin que les mediants et les
menteurs ne pussent pas la changer dans l'avenir. »
' Ajatusatru, roi de Kajagrihi, fils de Bimbisara.
2 Officier, chef des religieux.
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VJ
ANONT. — ANANDA
Un des disciples que le Buddha parait avoir le plus aime,
et qui avait pour lui le plus tendre des devouements, est
Ananda, son cousin. II est celui que les Cambodgiens connais-
sent le mieux. lis croient, ce qui parait etre vrai, qu'Anont ne
quittait jamais son cousin, le Maitre; qu'il s'etait attache a sa
personne, veillait sur lui toujours et lui rendait une foule de
petits services journaliers. « G'est lui, me dit un religieux,
qui balayait la chambre oii couchait le Buddha, le lieu oii il
prenait son repas ; c'est lui qui lui servait l'eau de la bouche
et des mains. »
II est en outre demeure comme le type de la douceur, de
la candeur, de la bonte parfaite. Un jour devant moi une
mere parlant de sa fille, disait « douce comme Anont». Les
poemes, les jatakas cambodgiens le representent en effet ainsi,
d'un devouement sans bornes, mais aussi avec un grand fond
de naivete beate, de candeur un peu sotte; son role, quand il
interroge, est interessant a etudier; il semble n'etre la que
pour fournir au Buddha I'occasion de dire une chose qui doit
etre dite. On songe, en 1'ecoutant parler au Maitre, a saint
Frangois, qui prononcait Bethleem en belant et aussi audoux
et naif Pascalon de Daudet.
Certes, tous les disciples du Buddha ont la foi, tous ont
pour le Maitre le plus grand des respects, mais Anont a pour
lui de l'admiration, de l'amour; il boit ses paroles; on sent
qu'il l'aime pour les verites qu'il enseigne, parce qu'il est
Buddha, mais qu'il l'aime aussi pour lui-meme.
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246                            LE Bt'DDHA ET SES DISCIPLES
11 est le cousin du Buddha; il vit toujours pres de iui et,
pourtant, il est le plus humble de ses disciples; Saribot et
Mokealean, les deux savants brahmanes que le Buddha a
convertis et qui sont devenus ses disciples les plus actifs,
Peffacent et le releguent loin, si loin d'eux, que les Carabod-
giens ne voient guere en lui que le devoue du Buddha, le
bien-aime du Maitre, et presque point son disciple.
J'ai trouve Ananda point sur les murs d'une sala de
monastere; on me le montra; il etait avec d'autres disciples
assis devant le Buddha qui les enseignait; les disciples ecou-
taient le Buddha et le regardaient gravement au visage, mais
Anont, legerement penche vers lui, les mains jointes, un
sourire beat sur la figure, la bouche entr'ouverte, paraissait
ecouter avec tous ses sens et tout son manas. On voit qu'il est
dans le ravissement que procure la parole du maitre. G'est
ainsi, ravi, naif, doux, bon, devoue, que les Gambodgiens se
le figurent.
Les femmes l'aiment pour sa douceur et aussi peut-etre
parce qu'un instant il songea a rentrer dans le monde pour
se marier, et parce qu'il parla pour elles au Buddha, afin qu'il
leur permit de vivre en communaute religieuse, comme les
hommes.
Un vieux religieux me dit : « Anont etait bon comme un
petit enfant; un jour, ses passions mal eteintes s'allumerent
en son coeur; il pensa a quitter le Preas, mais il rencontra le
regard du Preas, qui savait avec les yeux divins de son esprit
ce qui se passait en son cceur, et il resta pres du Preas. II ne
l'a jamais quitte ; partout oil le Preas allait, il allait, et quand
le Preas tomba malade, Anont pleura toute l'eau de ses yeux,
sous un arbre voisin. Mais ses sanglots furent entendus par
le Preas ; le Preas le fit appeler, car il voulait mourir pres de
lui en l'instruisant encore, en lui parlant ses dernieres paroles,
en le consolant doucement. II entra dans le barinippean devant
lui, fut ravi, et c'est en le regardant qu'il mourut a l'age de
quatre-vingts ans. »
Un autre religieux me dit : « Quand le Buddha mourut,
Anont etait religieux depuis vingt-huit ans, et pourtant il
n'avait pu s'elever au degre de saintete que les autres disciples
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ANONT. — AN AND A                                     247
du Preas avaient atteint. Pourquoi ? Parce que son amour
pour le Preas etait un amour humain, un lien humain, une
affection humaine, et que cet amour, ce lien, cette affection
l'avaient plus attache au Preas qu'a sa doctrine. Si les disciples
du Preas etaient morts en meme temps que lui, ils seraient
tous entres au Nippean. Mais Anont n'aurait pu y entrer. Ge
n'est que lorsque le Preas fut mort, la veille de la premiere
reunion des disciples, qu'Anont, n'ayant plus le Preas a
servir, a aimer, a admirer dans sa forme humaine, acquit le
caractere d'arahat et devint semblable aux thcr, au milieu
desquels il avait plus vecu par l'amour que par le deta-
chement. »
Le caractere d'Anont est a mon sens Tun des plus humains
et le plus curieux de tous ceux que nous voyons s'estomper
autour du Buddha. Son grand devouement a la personne du
Maitre, son amour liumain qui seduit les femmes, va droit au
coeur, et le trait final, caracteristique du huddhisme, inou'i,
loin de les eloigner, les rapproche de lui : « 11 n'etait pas
devenu saint parce qu'il aimait trop le Buddha. >> G'est juste
ment cet amour profond, ce devouement sans homes, cet
eifacement constant qui donnent a Anont, dans les eceurs
feminins, une place que nul autre saint n'a prise, une place
que Maya devi n'a point dans le coeur des meres.
II est le saint Jean du Buddha, le bien-aime, et pourtant
ce n'est pas plus a lui qu'al'aient les faveurs du Buddha, que
n'allaient a Jean les faveurs de Jesus. Pas plus que Jean, Anont
n'est celui des disciples sur lequel compte le maitre. Jean et
Anont aiment trop leurs maitres pour pouvoir etre une force
reelle et active; ils sont tout devouement, tout amour, toute
douceur; Jean ne prend pas l'epee pour defendre Jesus dans
le Jardin des Oliviers; ce role est reserve a un plus fort, mais
c'est ce plus fort qui renie le maitre, et ce n'est pas Jean.
Anont pleure, rend ses derniers soins au Buddha mourant,
mais ce n'est pas lui qui convoque le premier Goncile pour
fixer ce qui doit etre fixe et assurer le triomphe de la doctrine;
l'energie qu'il faut avoir pour la servir a cette heure supreme,
il ne l'a point; il hesite peut-etre, et c'est lui, le disciple bien-
aime, lui qui a vecu pres du Maitre toujours, c'est lui qu'on
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248
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
ecarte un moment du Goncile et qui n'y peut penetrer qu'apres
avoir fait sa soumission, etre devenu saint comme les autres,
s'etre detache de la personne du Maitre, meme par le souvenir,
pour ne plus voir de lui que sa doctrine et ce qu'il faut de lui
pour en assurer le triomphe. II cede, prend la place qu'on lui
assigne dans le Goncile et ecrit, pour les generations futures
et pour 1'edification des peuples, les jatakas ou histoires des
vies anterieures du Preas qu'il a recueillies de la bouche
meme du Buddha. Et les Chretiens aiment a confondre Jean
l'evangeliste et Jean le bien-aime.
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VII
TEVATAT. — DEVADATTA
Le Buddha qui a son saint Jean dans Anont a son Judas
dans Tevatat. Et celui-ci est aussi souvent nomme par les
buddhistes que celui-la est cite par les Chretiens. Les legendes
qui concernent Tevatat sont aussi nombreuses que celles
dont Judas est le motif.
Pour les Cambodgiens, Tevatat est le type de l'envieux, du
jaloux, de l'ambitieux, du traitre; il est le type de l'assassin.
II n'a pas livre son maitre comme Judas, afin qu'on le tue,
mais il a tente de le faire tuer, de le tuer lui-meme. En outre
il a conseille a Acheatsatrou1, prince royal de Racheakrish,
de detroner son pere, de l'enfermer dans une prison et de l'y
faire mourir. On aime a charger sa memoire de nombreux
crimes et a faire remonter a lui plusieurs heresies aujourd'hui
disparues.
J'ai vu des juges cambodgiens condamner pour injure
grave un homme qui avait dit a un autre qu'il irait dans
l'Avichey norok souffrir pres de Tevatat, et j'ai entendu com-
parer a ce Judas le gouverneur de la province de Kompong-
Svay qui a tente de livrer sa province aux Siamois, en 1832.
Une vieille femme a Trey-kos de Kompot pretendait que
Tevalat venait roder autour de ses rizieres et defoncer les
talus pour en faire ecouler l'eau. Une mere n'osera jamais
comparer son enfant a Tevatat, car elle craindrait trop de
voir les tevodas le venger d'une pareille injure. Gependant
1 Ajdtamtru.
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250                            LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
dans les serments judiciaires d'autrefois, dans le langage
courant, il est quelquefois question de Tevatat : « Que je
soufTre comme Tevatat si je mens; que j'aille souffrir avec
Tevatat si j'ai fait cela. » Et cette evocation est considered par
tout le monde comme aussi terrible que celle des normands
il y a quelques siecles : « Que je sois damne comme Judas. »
Un homme qui profere cette parole, me dit un religieux, ne
doit pas mentir.
Tevatat etait le cousin du Buddha comme Anont. 11 fut de
ses disciples, disent les Gambodgiens, des l'annee qui suivit
celle ou le Preas devint Buddha, mais, comme au cours de
toutes ses existences anterieures, il avait contrarie le Pouthi-
sath, attente a ses jours, il avait l'esprit mauvais, et, avec
une grande science humaine, il etait d'une ignorance incon-
cevable, car il n'avait ni amour pour les etres, ni charite
pour personne. Voyant le Buddha entoure de disciples,
ecoute, aime, suivi, il gemissait en son cceur de se voir, lui,
le cousin du Maitre, pas plus honore que le dernier des
disciples. « Je suis de sang royal comme lui, pensait-il, et on
ne me considere pas.» Alors il imaginacinq propositions etil
les soumit au Buddha sachant bien que le Preas les rejetterait
comme contraires a la discipline qu'il avait etablie. Les propo-
sitions tendaient a aggraver la condition des religieux, a
introduire dans le buddhisme les pratiques de l'ascetisme brah-
manique que le Buddha avait rejetees apres les avoir suivies
six annees. Le Preas maintint que pour faire son salut, il ne
fallait ni s'adonner aux delices de la vie mondaine, ni
s'abimer dans le jeune dangereux qui affaiblit le corps et tue
l'esprit. Alors Tevatat le quitta et emmena cinq cents reli-
gieux avec lui. Puis il se mit a enseigner comme faisait le
Buddha, le singeant en tout, tier, heureux, de voir qu'il etait
venere et qu'il avaitautour de lui des disciples pour l'ecouter
parler. Mais un jour, les deux principaux disciples du Buddha,
Saribot et Mokealean, vinrent a lui; il les recut bien et leur
dit: « Prenez a ma droite et a ma gauche les places que
Samana Kodom vous a donnees a sa droite et a sa gauche. »
Les deux disciples ne dirent rien, prirent les places qui leur
etaient offertes, et Tevatat se retira pour se rejouir de ses
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TEVATAT. — DEVADATTA                                251
succes. S'etant dit que l'arrivee des deux grands disciples du
Preas etait une grande victoire qu'il avait remportee sur le
Preas, il s'endormit. Pendant qu'il dormait, Saribot etMokea-
lean precherent les cinq cents disciples de Tevatat et ceux-ci,
ravis, regrettant d'avoir quitte le Preas pour suivre l'impos-
teur, quitterent le monastere de Tevatat et retournerent au
Preas. Un disciple de Tevatat fut le prevenir de ce qui venait
d'avoir lieu et l'imposteur le battit pour n'etre pas venu plus
tot lui dire ce qui se preparait contre lui. Alors, depuis ce
jour, sa colere fut extreme, il s'entendit avec Acheatsatrou
auquel il avait deja conseille le crime qui l'avait mis sur le
trone de son pere, et ce roi parricide envoya des soldats pour
tuer le Buddha, mais ces soldats voyant le Preas furent
frappes d'immobilite et resterent comme des statues qui
auraient un arc bande entre leurs mains. Le Buddha fit un
signe et ils tomberent a ses pieds; ils dirent quels etaient
ceux qui les avaient envoyes; le Preas les precha et depuis
ce jour ils furent de ses fideles laiques. Cependant Tevatat
etait furieux de voir que sa tentative avait manque; saehant
que le Preas etait etabli au pied d'une petite butte voisine,
il monta sur cette butte et, regardant la place que le Preas
occupait, il tenta mais en vain d'y faire rouler des pierres
qu'il detachait du sommet. Mais ces pierres s'ecartaient du
Buddha et aucune d'elles ne le toucha. Alors il descendit de
la butte et s'avanca vers l'endroit ou il avait vu le Preas,
mais quand il fut a cet endroit, il ne l'y trouva pas et le vit au
sommet de la butte ou il etait monte pendant qu'il en
descendait lui-meme. Alors, ne pouvant plus se contenir, il
remonta au sommet, mais quaifd il fut au sommet, il apercut
le Preas qui etait redescendu par le versant oppose a celui
qu'il avait monte. De plus en plus furieux, il prit une grosse
roche et la roula dans la direction du Buddha. Le Preas vit la
roche qui roulait vers lui, il sourit, fit un signe et la roche,
rencontrant une autre pierre, se brisa en cent mille morceaux.
Mais a ce moment meme, le Preas se rappela que, dans une
autre existence, il avait commis un peche et blesse un reli-
gieux avec une pierre, puis il songea que s'il n'etait pas
atteint au moins par un petit eclat, Tevatat mourrait de rage et
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252                            LE TUJDDHA ET SES DISCIPLES
n'aurait pas le temps de se repentir; il tendit lui-meme son
pied a un petit eclat et le pied qu'il avait tendu fut legerement
blesse; quelques gouttes de sang tomberent sur le sable.
Un autre jour Tevatat ayant emprunte les elephants qui
servaient aux supplices leur fit boire six mesures d'alcool, et
les lacha sur la route que devait suivre le Buddha. Anont les
voyant, se placa devant son maitre pour s'offrir a la mort,
mais ces elephants lerribles, des qu'ils virent le Preas, s'ecar-
terent de son chemin pour le laisser passer.
Alors Tevatat resolut de porter lui-meme le coup qu'il
meditait et partit avec une bande de gens pour aller trouver
le Preas. Le Preas fut averti de sa marche, mais il n'en fut
point emu : « II est a tel endroit, lui disait-on; il est mainte-
nant a tel endroit; il est la tout a cote. » Et le Buddha repon-
dait: « Je le sais, mais il ne me verra point. » Quand il fut
arrive au bassin du monastere ou se trouvait le Preas, il
descendit de son palanquin, se lava et commenca a se diriger
vers la sala ou le Preas se trouvait. Les religieux etaient
remplis d'inquielude et disaient : « Maitre, il est la. » Le
Preas leur dit : « Si pres qu'il soit, il ne me verra point. »
Comme Tevatat s'avancait, ses pieds commencerent a
s'enfoncer dans la terre, puis ses jambes, puis ses genoux
disparurent, puis ses cuisses, puis son ventre, puis ses
epaules. Alors il comprit qu'il etait un grand criminel et que
l'enfer s'ouvrait sous ses pieds, et comme sa tete disparais-
sait il s'adressa au Preas qu'il ne voyait point, et dit : « Je me
refugie dans le Buddha, dans la Loi, dans l'Assemblee. »
Moins d'un clin d'ceil apres, il entrait dans l'Avichey norok
et s'y trouvait embroche par une barre de fer rouge qui, des
pieds a la tete, le pergait pendant que deux autres barres de
fer le traversaient, I'une du nord au sud, 1'autre de Test a
l'ouest. G'est la qu'il est maintenant, qu'il souffre des douleurs
cruelles, terribles,plus grandes que celles des autres damnes,
et qu'il attend la fin de ses souffranees que son repentir in-
extremis
lui a meritee.
On lit quelquefois cette histoire aux fideles, dans les
temples, et a cause de cela Tevatat est tin personnage bien
connu. On raconte qu'il y a quelque dix ans, dans un monas-
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TEVATAT. — DEVADATTA                                253
tere de la province de Ba-phnom, un religieux fit la lecture de
cette histoire ; il lisait tres clairement et sa voix etait si belle
que «meme les petits enfants»comprenaientce qu'illisait(!!!).
On n'avait jamais aussi bien entendu dire les crimes de
Tevatat et jamais ces crimes n'avaient paru si monstrueux.
Quand le religieux fut arrive au passage ou il est dit que
Tevatat roula une roche, du sommet de la montagne ou il etait,
sur le Buddha, un homme qui etait la tout yeux et tout
oreilles poussa un cri, le cri de guerre : « Hou! hou! Tevatat,
hou! hou! » et toute ^'assistance, tres emue, entrainee par
ce cri, repeta : « Hou! hou! Tevatat, hou! hou! » Et l'liomme
etait la, roulant de grands yeux noirs sur les fideles, tres en
en colere. Si Tevatat avait ete present, me dit na'ivement un
temoin de la scene, il l'eut certainement tue. Quand son acces,
d'exaltation fut passe, il se rassit, «tres honteux », et la lecture
reprit. Mais au passage ou il est dit que Tevatat disparut dans
la terre et'tomba dans l'enfer, il ne put s'einpecher de mur-
murer : « C'est bien fait! c'est bien fait! sathu! sathu! » Et
toute l'assemblee repondit : « Sathu! sathu! » Pendant les
quelques jours qui suivirent cette lecture, les enfants s'amu-
saient a crier : « Hou! hou! Tevatat, hou! hou! » et jusqu'a
sa mort, qui arriva quelques annees plus tard, on avait cou-
tume de dire, quand on voyait passer l'auteur de ce cri :
« Voila l'ennemi de Tevatat. »
J'ai rencontre la triple image de Tevatat sur les murs d'un
meme monastere : l'une d'elles le representait cache derriere
un arbre et regardant ce que l'elephant bourreau allait faire
du Buddha; sa figure etait horrible et ses yeux louchaient. La
seconde le montrait s'enfongant dans le sol, les bras leves et
les mains jointes, l'air a la fois furieux et terrifie, a quelques
pas du Buddha qui, sur son siege, le regardait perir. La troi-
sieme peinture le representait en enfer, triplement embroche,
comme il a ete dit plus haut, devore par les flammes de l'enfer;
l'expression de la physionomie etait terrible, mais celle d'un
etre qui endure des souflrances inou'ies; ses yeux louches
etaient ronds, sa bouche ouverte et ses bras semblaient se
tordre au milieu des flammes. Sous cette peinture, on lisait
cette simple inscription : « Tevatat dans l'Avichey norok. »
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254
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
Je regardai le religieux qui m'avait conduit devant ces pein-
tures et je lui dis : « Tevatat sera-t-il sauve* un jour? » II me
repondit : « Oui, il renaitra sur terre un grand nombre de
fois et comme, avant de perir, il s'est refugie dans le Buddha,
dans la Loi et dans l'Assemblee, il atteindra le Nippean. En
attendant sa renaissance future, il souffre, il crie, il expie et
nul n'a jamais souffert autant que lui et ne souffrh"a autant
que lui. » Puis, prenant une bougie, il l'alluma, la posa sur
le luminaire et s'inclina devant la statue du Buddha en pro-
noncant quelques paroles en pali.
—   Pour qui priez-vous? lui demandai-je; est-ce pour
Tevatat ?
—  Non, dit-il, j'offre au Buddha une bougie, parce que
j'adore le Buddha qui a enseigne la Loi. On ne prie pas pour
Tevatat, on ne fait aucune bonne ceuvre en son nom. Quand
on pense a lui, c'est pour le maudire. II sera sauve un jour
pai'ce qu'il s'est repenti, mais personne ne l'aidefa jamais a
sortir de l'enfer, car ses crimes sont trop grands; il a plusieurs
fois tente de tuer le Sauveur, le Maitre, le Parfait.
Comme nous etions la, un enfant de sept a huit ans qui
nous avait suivis et ecoutes, regardant Tevatat, mit ses deux
index dans sa bouche, tira sur ses levres, montra sa langue
et loucha tant qu'il put, puis il dit : « Min laa te, Tevatat, min
loa te;
ce n'est pas bien, Devadatta, ce n'est pas bien. »
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LIVRE V
LES BASES DE LA DOCTRINE
i
LE PREAS LING ET L'ATMA
I. — Ceux qui enseignent en Europe qu'on ne trouve pas
trace de la divinite dans le buddhisme, enseignent aussi qu'on
n'y trouve point la notion de Fame. Sur ce point encore, j'ai
consulte les religieux cambodgiens, les lettres et j'ai trouve
chez les buddhistes du Cambodge la notion de l'ame aussi
nette que la notion de Dieu. Mais la notion cambodgienne de
l'ame n'est pas la notion de l'ame que les peres de FEglise
chretienne ont adoptee pour nos races d'occident ; elle en
diflere notablement et c'est parce que cette notion extreme-
orientale n'est pas identique a la notion de l'occident, qu'elle
n'a pas ete reconnue de suite par les Europeens. Cependant,
un point devait la faire reconnaitre : l'ame buddhique, de
meme que l'ame chretienne, survit au corps, a la forme, et
perpetue Findividu. Mais tandis que Fame chretienne survit
au corps pour perpetuer la personnalite, soit en enfer, soit au
paradis, Fame buddhique lui survit pour perpetuer Findivi-
dualite au travers des existences nombreuses qu'elle doit vivre
avant de ponetrer au Nirvana, c'est-a-dire de s'abimer defini-
tivement en Brahma, l'Eternel, Flncree.
« De meme qu'un bracelet fait de perles enfilees a besoin,
pour que ces perles soient un bracelet, d'un fil qui les unisse,
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256                             LES BASES DE LA DOCTRINE
de meme, me dit un religieux, toutes les vies successives que
nous devons vivre ont besoin de quelque chose qui assure
leur succession; ce quelque chose, c'est le preas ling, l'esprit
de vie, le principe de la vie', qui est aussi le principe du
changement. Le preas ling a, par le Buddha, ete compare a
une flamme toujours alimentee par nos desirs, toujours entre-
tenue par nos passions. Quand le principe de- la vie se retire
d'un etre quelconque, on dit vulgairement que la vie cesse et
que tout est fini; or, en parlant ainsi, on dit une chose erronee,
on parle comme un ignorant qui ne voit pas le fond des choses
et qui se borne a connaitre l'apparence. En realite, la mort
n'est qu'apparente : la vie a use la lampe, ou bien un accident
l'a cassee, mais l'huile n'est pas perdue; nos passions, nos
desirs, nos joies de vivre l'ont renouvelee en plus ou moins
grande quantite, et dans une autre lampe qui se fait en un
autre lieu, le paradis ou l'enfer, — dans une lampe que nous
ne voyons pas sur la terre ou nous sommes, le principe de vie
persiste, la flamme brille encore. Plus tard, quand celui qui
est mort aura vecu les joies du paradis qu'il a meritees,
souffert les peines de l'enfer qu'il a encourues, la flamme
reviendra dans une lampe visible pour nous, mais differente
de celle qui a ete usee ou cassee et dont la forme, la beaute,
la destinee, seront determinees par les ceuvres d'autrefois; et,
de nouveau, cette flamme s'alimentera avec d'autres desirs,
avec d'autres peches, ou bien, n'etant pas alimentee, elle
s'eteindra definitivement, finira en Nirvana, conformement
aux ceuvres. »
J'ai du pour presenter clairement ce qui suit,, employer
deux notes tres peu claires qui m'ont ete remises l'une par un
achar, I'aulre par un religieux; et les completer, les expliquer
l'une par l'autre avec le secours d'explications nombreuses
recueillies avec soin et qui m'ont ete fournies par plus de vingt
personnes, dont deux pretendaient commenter un texte pali
tres peu clair pour moi. Geci dit, je reprends mon exposition.
1 Ne pas eonfondre la vie avec le principe de vie et tenir compte ici que
la vie est l'attribut des fitres composes et qu'on ne dit pas de Hralima, il vit,
mais il est. Le mot ling vient du Sanscrit et du pali lingum, qui designs en
miMiie temps le principe de vie et i'organe male.
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LE PHEAS LING ET L'ATMA                               257
II. — Le preas ling, c'est-a-dire le « principe de vie » a un
autre nom: atma1, le soi, notre moi philosophique. L'atina
est une illusion, qui a pour cause le preas ling ou principe de
vie; il ne peut etre autre chose si pour bien en juger on se
place, par l'esprit, au-dessus des choses communes, puisqu'il
est le principe de vie considere a un point de vue nouveau,
puisqu'il s'eteint avec le principe de vie quand celui-ci s'eteint
en Nirvana. En realite, le preas ling, comportant Yatma, est
le souffle de vie distrait de Preas Prohm (Brahma) qui, en
entrant au Nirvana, retourne a Preas Prohm pour se perdre
en lui. Dans ce cas, Preas Prohm est nomme Preas Atma
parce qu'il est le grand, l'unique atma, le soi immense, eternel
et infini.
.Te comprends que chaque etre a son atma propre, que cet
atma est de meme nature que Yatma Preas Prohm, quelque
chose comme une partie du dieu Brahma, distraite, indivi-
dualisee dans l'etre, et acquerant, par suite de cette indivi-
dualisation, la faculte de se mouvoir, de changer, de vivre,
c'est-a-dire une maniere d'etre, une maniere d'exister, dilTe-
rente do Brahma. Suis-je dans l'erreur? Un religieux qui, pour
me repondre vient de lire plusieurs satras et qui commente
un passage, dit formellement: « Tandis que Preas Prohm est,
mais ne vit pas, Yatma est et \>it,
ce qui est une inferiorite
pour Yatma. » Quoi qu'il en soit, Yatma identique aupreas ling,
persiste par les passions qui sont nutritives de l'esprit de vie
qui entretiennent la flamme de l'existence en nous; Yatma,
c'est l'Etre se reincarnant a chaque renaissance pour une
existence nouvelle et s'eternisant avec le principe de vie, son
principe, par une succession d'oeuvres plutot mauvaises que
bonnes, par une succession de desirs, par une suite de joies
vecues, par une suite d'aspiration vers le mieux etre terrestre.
Telle serait Fame buddhique, ame nee d'une parcelle de
Brahma, force cosmique, justice immanente, individualistic,
douee d'une destinee speciale, maintenue soi par le desir, les
1 Kn Sanscrit atman. Le mot alma est employe communement par les
lionzes cambodgiens pour le mot moi, toi-mime, je. — II en est de mtime dans
le Nouveau Testament: « Mon ame f,rloriflo le Seigneur » pour « Je glorifie le
Seigneur ».
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258                              LES BASES DE LA DOCTRINE
passions, le peche, vouee a la douleur eta l'esperance, et dont
la fin derniere serait la fin de l'individualite, c'est-a-dire de la
douleur, de la vie, pour se fondre dans Brahma, force cosmi-
que, justice immanente, Tout.
Certes, ce n'est pas l'ame chretienne, l'ame congue par les
races d'occident, ce n'est pas une personnalite se survivant
en une cntite qui ne tombe pas sous nos sens et qui ne peut
plus renaitre, eternellement vouee a l'enfer ou bien eternelle-
ment vouee aux joies du paradis, substance divine qui doit a
la fin des temps retrouver un corps et jouir les joies insoup-
connables d'une felicite qui ne peut etre imaginee par un
esprit humain. Non, l'ame buddhique n'est pas cette ame-la;
elle rappelle mieux l'ame antique, principe de vie, le souffle
qui anime (anima) les etres, l'ame de la genese biblique insuf-
flee par Dieu dans les narines d'une maquette de boue repre-
sentant l'liomme, afin de lui donner la vie ; c'est Fame qui
cree la personnalite (le Soi, atman); c'est le nombre inconnu
de Pythagore qui harmonise la matiere et qui lui permet d'etre
intelligente, raisonnante ; c'est l'esprit, c'est quelque chose
qui est certainement, disent les buddhistes, puisqu'elle est
sentie par l'un des six sens, le manas, qui est l'intellectuel' ;
c'est quelque chose qui est personnel a tous les etres, qui est
la cause unique de toutes les existences qui s'engendrent les
unes les autres et dont la fin derniere est la mort, le Nirvana,
la fin dans l'immuable, dans l'impuissance a changer, la fin
en Brahma, c'est-a-dire l'absorption du principe de la vie par
Atma Preas Prohm, force cosmique, justice immanente, Tout.
1 On peut rapprocher ce genre de proposition, « l'Atman est certainement
puisqu'il est senti par l'un des six sens, le manas qui est l'intelligeiice », de
cette autre de Descartes: « Dieu est, puisque je le concois. >>
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I
LA TRANSMIGRATION
I. — Le dogme de la transmigration est intimement lie
dans la religion buddhique des Gambodgiens au dogme du
fruit des ceuvres, dont je parlerai tout a I'heure. 11 en est la
base meme, car c'est surtout au cours des existences futures
que l'homme est recompense ou puni selon ses actes. Done,
sans dogme de la transmigration, point de dogme du fruit
des ceuvres, ou bien un dogme du fruit des ceuvres autre que
celui que les Indiens ont imagine et que le Buddha a adopte,
quelque chose comme le dogme catholique de la recompense
ou de la punition dans une existence extrahurnaine, alors,
point de buddhisme, et j'ajouterai, point de brahmanismc,
car, sur ce point encore, ces deux religions, l'une nee de
l'autre, sont d'uecord.
C'est dans ce dogme de la transmigration, bien plus que
dans celui du Nirvana que tous les buddhistes ont mis leur
esperance; le Nirvana est loin, il est difficile a atteindre, il
est une fin derniere a peine entrevue, tandis que les vies suc-
cessives, la vie future, la vie du lendemain de la mort est la
tout pres. C'est celle-ci et non le Nirvana qui inquiete et pour
laquelle on travaille a amasser des merites, en la vie presente.
On redoute certainement les peines de l'enfer que les pecheurs
doivent souffrir dans une existence intermediate entre deux
vies humaines, parce que les peintures qu'on en fait sont
effroyables; on estime certainement les joies paradisiaques
reservees aux vertueux dans une existence egalement inter-
mediaire, entre deux vies humaines, parce que les peintures
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260                             LES BASES DE LA DOCTRINE
qu'on fait du bonheur des anges sont pleines de joie ; mais il
me semble qu'on se preoccupe davantage, dans le peuple, de
s'assurer, pour une existence future sur la terre, une condition
sociale superieure a celle dont on jouit et surtout de ne pas y
renaitre, pauvre, miserable, infirme ou dans l'animalite.
Comment, dira-t-on, comment expliquer cette tendance
inconsciente du peuple buddhiste a plus rechercher les biens de
ce monde en une vie future et terrestre que les felicites para-
disiaques? G'est qu'il voit, par les choses qu'il a sous les yeux,
par les faits dont il est temoin, ce qu'il peut esperer en ce
monde, sinon en cette vie, alors qu'en realite il ne sait pas,
si ce n'est par la foi qui est une abstraction, ce qu'il peut
esperer au ciel. Gertes, il croit aux felicites celestes, et il les
espere, il les desire, mais il voit les elements de bonheur, de
jouissances terrestres, et il les espere, il les vent. Malgre lui,
ou plutot sans qu'il en ait conscience, il commet le peche
d'impiete; mais son peche est un peche d'ignorance, le peche
d'un esprit aveugle, car il est hors de doute que la condition
angelique est preferable a la condition sociale humaine la
plus elevee. Mais cette preference pour les choses terrestres
est bien dans la nature de l'homme; n'est-ce pas par elle qu'il
faut expliquer, chez les Chretiens, les peches, les fautes, les
crimes qui sont commis par des hommes de foi et qui sont
mis au compte de la faiblesse humaine? Les abstractions, si
saintes qu'on les pretende, ne sont toujours que des abstrac-
tions, et, quoi qu'on fasse pour les contenir et les diriger, le
bon sens commun des masses les porte a preferer le concret
a l'abstrait, ce qu'elles voient a ce qu'elles croient, a preferer
une esperance qui tombe sous leurs cinq sens a une esperance
qu'elles ne peuvent concevoir qu'avec le sixieme sens, le sens
de l'esprit, le manas des buddhistes. Alors meme qu'elles
croient qu'elles ont la foi, les masses, entre les croyances,
choisissent, preferent et, sans s'en rendre bien compte, finis-
sent par negliger les croyances, les dogmes, les choses saintes
qui n'ont pas leur preference; alors tandis qu'en apparence la
religion n'a pas change, en fait l'armature est modifiee; les
pieces importantes de la charpente, les poutres maitresses se
sont amincies et, par un travail lent, les autres pieces ont
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261
LA TRANSMIGRATION
ete renforcees, sont devenues monstrueuses ; l'edifice n'a pas
perdu de sa belle prestance, Parmature n'est pas moins puis-
sante, mais elle n'est plus ce qu'elle etait en principe. Profon-
dement modifiee dans son armature de dogmes, une religion
peut cependant garder son apparence premiere. C'est ainsi
qu'on peut expliquer la predominance chez les buddhistes du
dogme de la transmigration sur le dogme du Nirvana, du
dogme de la reincarnation sur terre sur le dogme de la
reimpersonnalisation en une vie extra-bumaine, et chez les
Chretiens la predominance du culte rendu a la Vierge sur le
culte rendu a Dieu, et, dans certains endroits, la predomi-
nance du culte rendu aux saints sur le culte rendu a la Vierge
et a Dieu.
11 convient done d'apporter le plus grand soin a l'etude
d'un dogme pared, qui semble etre la pierre d'angle de l'edi-
fice buddhique, la clef de voute de la grande conception
religieuse qui gouverne les esprits en Extreme-Orient, d'un
dogme qui semble etre la cause de tant d'esperances en une
vie meilleure. Etudions-le done, mais conformement a notre
programme, etudions-le d'apres les Cambodgiens et disons
comment il se presente a la conscience des Khmers.
II. — Apres la mort, me dit un religieux, tout se desagrege,
quelles qu'aient ete les vertus et les vices de celui qui vient de
mourir, quelles que soient ses destinees futures; les elements
de la forme', e'est-a-dire les formes diverses de la matiere
retournent a leur principe, mais lentement, au fur et a mesure
que la desagregation s'accomplit; les elements les plus purs,
fame, l'esprit, les facultes, etc., partent les premiers, conti-
nuent la personnalite qui erre, pendant quelque temps8, sous
forme d'esprits, de revenants, puis, quand les elements gros-
siers sont dissous, l'etre se reconstitue, reprend ses elements
de forme et renait soit en enfer afin d'y expier ses fautes,
1 Voyez livre III, chapitre n, ce qui est (lit des Elements de I'Ure.
* On admet, cependant, que l'individu tombe immediatement dans les
enters, — par exemple Devadatta, le lieau-frere du Buddha, — mais ce fait
et quelques autres semnlahles sont consideres comme une exception a la
regie.
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262
LES BASES DE LA DOCTRINE
soit au paradis afin d'y epuiser ses merites, soit immediate-
ment sur terre pour y recommencer une vie humaine.
Cette reincarnation immediate sur terre, soit sous la forme
d'un etre humain, soit sous celle d'un animal, est consideree
comme un fait rare sur lequel il ne faut pas compter, mais
qui se produit quelquefois. J'ai connu un pere, homme
intelligent, qui croyait fermement que sa fille avait, dans son
existence anterieure, ete la fille, qu'il avait connue et vue
mourir, d'un vieillard dont il etait l'ami intime, et j'ai bien
des fois trouve de pareilles pretentions parmi les buddhistes
cambodgiens.
Dans les enfers, les etres humains souffrent dans leurs
chairs, car ils sont la avec tous les elements de la forme der-
niere ; je dirai qu'ils y souffrent comme y souffriraient des
gens qu'on prendrait vivants pour les y porter. Les textes les
y representent non seulement avec leur forme humaine, mais
avec leur sensibilite humaine et avec la memoire des faits
accomplis et vus, des peches commis et des bonnes actions
faites au cours de leur derniere existence. S'ils ont, avant de
venir expier en enfer, ete epuiser leurs merites parmi les
dieux, ils s'en souviennent; s'ils doivent, apres avoir expie
leurs fautes, aller au ciel epuiser leurs merites avant de se
reincarner sur terre, ils le savent. Les satras les montrent
souvent disant la cause de leur sejour en enfer, disant
pourquoi ils souffrent ceci et cela, et parlant de leurs espe-
rances'.
Dans les paradis inferieurs, les etres humains qui epuisent
leurs merites existent avec tous les elements de leur forme
derniere, mais ces elements sont spiritualises. Ils y sont plus
beaux, mais avec leur forme, leur caracteristique et leurs
passions. Ge sont les tevodas ou tevobot*, « dieux » ou « fils
de dieux », qui, de la, s'en iront renaitre soit parmi les
hommes, soit parmi les damnes. lis ont, comme les damnes,
la memoire des faits passes, ils savent pourquoi ils sont la et
sous quelle forme ils renaitront ailleurs. Ils sont des dieux.
1 Par exemple, le jdtaka qui a pour titre Preas Nimitta reach, montrc
un roi visitant les enfers et les paradis.
1 Devata ou devaputta.
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263
LA TRANSMIGRATION
mais des dieux qui se manifestent quelquefois sur terre aux
liumains; ils sont soumis a Indra, le roi du ciel. Les textes
les montrent souvent obeissant a Indra et s'en allant renaitre
dans le corps d'une femme de la terre. Bien que les buddhas,
qui y ont sejourne, paraissent y avoir conserve non seulement
le souvenir des faits de leur vie immediate passee, mais celui
de toutes leurs existences anterieures, les lettres cambodgiens
croient que les tevodas et les tevobot n'ont garde le souvenir
que de leur existence immediatement anterieure. Par cette
faculte restreinte, ils sont, quant a la memoire, sur le meme
pied que les damnes.
Les uns et les autres se rapprochent des damnes et des
bienheureux que le cbristianisme reconnait doues de me-
moire, egaux aux anges et sans forme materielle.
Sur terre, les etres humains renes sont tout autre chose
que ce qu'ils elaient au cours des existences anterieures. Ils
sont composes des memes elements de la forme, mais ces
elements sont des combinaisonsnouvelles, des agglutinations
nouvelles de la matiere, d'apres un principe de justice imma-
nente et ineluctable. Elles sont fatalement la consequence des
actes accomplis soit au cours d'une precedente existence, soit
au cours de plusieurs existences anterieures1 et pour les
cimenter, pour les tenir unies en une personnalite distincte
elles ont les proprietes naturelles de la matiere combinee qui
sont communes a tous les etres de la meme forme, plus
des facultes d'etre ceci ou cela, d'etre plus ou moins ceci et
cela qui sont particulieres a chaque individu. Ces facultes
particulieres sont le fruit des ceuvres, la consequence des
actes anterieurs.
III. — Mais alors qu'est-ce qui transmigre, qu'est-ce qui,
de l'etre disparu, passe a l'etre nouveau?
G'est la la grosse, l'importante question qui n'a point
encore trouve de reponse.
1 Quand un <3tre humain acquiert dans le monde.comme le Buddha,
toujours plus de merites qu'il ne peut en epuiser dans ses existences extra-
humaines, les actes accomplis au cours de plusieurs existences anterieures
concourent a l'oeuvre de la reincarnation.
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264
LES BASES DE LA DOCTRINE
G'est la le point d'interrogation qui embarrasse les orienta-
listesetquise dresse effrayant, mais biennettement,autravers
de notre route d'etude et qui nous empeche d'aller plus loin
et de comprendre ce qu'il y a au dela. Nos habitudes d'esprit,
nos cervaux d'occidentaux, faconnes par la philosophie chre-
tienne nee de la philosophie grecque et latine et mere de la
philosophie moderne, sont frappes de vertige et notre pensee
est sterile. II y a la comme un gouffre que toute notre science,
que toutes nos conceptions ne peuvent sonder, que toute
notre logique d'Occident ne peut mesurer. Nous sommes la
devant lui comme nos ai'eux en presence de l'Atlantique
qu'ils sondaient du regard, mais qui se perdait sous l'immen-
site du ciel sans rien leur reveler de ce qu'il cachait. «Qu'est-
ce que cela? » disaient-ils, et ils ajoutaient : « Qu'y a-t-il
au-dela? » Et l'Atlantique ne leur repondait point.
Or, voici ce que j'ai cru comprendre apres de nombreuses
conversations avec les religieux, apres avoir lu les satras
buddhiques et les notes qu'on m'a fournies.
Tout d'abord, je crois distinguer deux doctrines :
1° Les elements qui, distraits de la masse entiere des
elements pour former une individualite bien distincte, a la
mort qui atteint cette personnalite ne se rassemblent pas de
nouveau dans leur integralite pour former une personnalite
nouvelle. Toutes les personnalites d'une individualite qui
paraissent sur la terre sont faites d'elements nouveaux qui
s'agglomerent specialement pour les former. On ne peut
admettre, en effet, que ce sont toujours les memes elements
qui suivent l'individualite transmigrant a travers les temps,
sans admettre que cette individualite qui transmigre est, non
seulement une individualite, mais une personnalite se survi-
vant. Ce serait une erreur. S'il en etait ainsi, la personnalite
transmigrerait, reparaitrait avec ses formes identiques, et ce
serait un type individuel qui, toujours, renaitrait de lui-meme;
ses facultes seraient toujours les memes et la memoire des
existences anterieures ne serait point perdue. Ce qui fait que
le rene ne garde pas le souvenir des existences anterieures,
c'est qu'il n'est pas la reproduction exacte de la personnalite
disparue. Mais alors, qu'est-ce qui transmigre? Ce qui trans-
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LA TRANSMIGRATION                                     265
migre, c'est Yatma et un karma de bonnes et de mauvaises
actions, inherent a un principe de vie et capable de former une
personnalite; c'est la resultante des ceuvres accompiies par
une personnalite mortelle pour le compte d'une individuality
immortelle, Vatma, dont la fin derniere sera de s'absorber dans
l'Incree, c'est le moi fait d'un principe de vie et, non de
facultes naturelles, mais du produit de ces facultes; c'est le
produit de ces facultes caracterisant un principe de vie, c'est-
a-dire l'ame et les ceuvres, c'est le moi, le moi independant des
elements qui, en se combinant, ont rendu possible sa
creation. Voila ce qui transmigre.
2° L'autre doctrine est bien difierente, moins abstraite,
plus facile a concevoir.
Les elements sont de toute eternite, combines, et torment
des types d'individus; la mort d'un individu n'est qu'appa-
rente, l'individu mort .reparait immediatement soit sur la
terre, ou il erre, soit aux enfers ou au paradis; de Penfer
ou du paradis, il renait sur terre avec les elements de son
existence anterieure, sans lesquels il ne peutexister, et ces
elements constitutifs sont lui de toute eternite. La preuve,
c'est que les dieux et les damnes savent pourquoi ils jouissent
ou souffrent, connaissent la cause de la condition extra-
humaine; les tevobot jouissent de cette faculte parce qu'ils
sont des pures essences renees au paradis sans souffrir et
sans faire souffrir; les damnes en jouissent parce que, bien
que nes en souffrant pour faire souffrir et pour souffrir
encore avec tous les elements de leurs vies anterieures, la
memoire est un element constitutif de leur peine, de leur
expiation et de leur repentir. Si les etres qui renaissent sur
la terre n'ont pas la memoire des existences anterieures, c'est
qu'ils ont perdu la faculte du souvenir a leur renaissance. Le
Trey-Phtim dit formellement que l'enfant n'a point la faculte
de souvenir parce que, violemment comprime a sa sortie de
lamatrice, il laperd. C'est done alors que le foetus la possede?
Un religieux me repond :
Le foetus possede la faculte de la memoire, mais il n'en use ■
pas, parce qu'il n'a pas a l'ordinaire de raison pour en user.
Les bodhisattvas seuls en usent. On raconte que Siddhartha,
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266                             LES BASES DE LA DOCTRINE
avant sa derniere renaissance, a, dans la matrice de sa mere,
entretenu les dieux et parle de ses existences anterieures.
Mais cette faculte de la memoire, les foetus ordinaires et les
foetus de bodhisattvas la perdent en naissant. lis ne peuvent
la retrouver et en user que s'ils deviennent buddhas. G'est
seulement sous l'arbre de la Science ', au moment meme ou
il devenait buddha, c'est-a-dire eclaire, illumine, que Sid-
dhartha devint omniscient, c'est-a-dire qu'il retrouva la faculte
merveilleuse de la memoire qu'il avait perdue en naissant.
A ma question : « Mais le Buddha n'est point ne comme
tous les enfants, il n'a pas souffert en naissant, puisqu'il est
sorti de la matrice de sa mere, Maha Maya, sans faire souffrir
sa mere », mon religieux reste songeur, puis il repond :
« G'est vrai, le Buddha ne pouvait faire souffrir en naissant
sans commettre un peche contre la charite8; il ne pouvait
souffrir lui-meme sans faire souffrir sa mere qui l'aimait et
dont la souffrance eut ete bien grande si elle l'avait vu souffrir.
Gependant sa mere est morte sept jours apres sa naissance !!
Le Buddha n'a pas souffert en naissant et pourtant il n'avait
pas, avant de devenir buddha, la faculte de la memoire des
faits du passe, de l'extreme-passe. G'est qu'il est dans la regie
que le futur buddha naisse marque des signes de la puissance,
mais non deja puissant de naissance; il est dans la regie
qu'on l'ait connu homme, qu'il accomplisse publiquement
des efforts humains et qu'il devienne buddha par la puissance
de ses meditations. Si le Preas naissait buddha et n'avait pas
paru a sa derniere renaissance que comme buddha, il n'aurait
pu ni vivre parmi les hommes, ni leur montrer humainement
une route qu'il n'avait pas parcourue lui-meme devant tous. »
Mais alors, d'apres cette seconde doctrine, qu'est-ce qui
transmigre ? Jusqu'au Nirvana exclusivement, c'est l'etre tout
entier avec ses elements primitifs, s'agregeant encore, se
combinant pour une existence nouvelle, d'apres les ceuvres
accomplies, mais avec une apparence autre, une forme autre,
une acuite des facultes autre, une personnalite differente.
L'etre rene est le meme individu que celui auquel il succede,
1 L'arbre de la bodhi.
8 Le peche originel.
*
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267
LA TRANSMIGRATION
parce qu'il est compose des memes elements, mais sa person-
nalite est differente parce qu'il est le fruit de ses ceuvres,
parce que la combinaison nouvelie de ces elements ne peut
etre que la consequence de ses ceuvres, en d'autres termes
parce que la loi qui a preside a la combinaison nouvelie est
la resultante du karma des bonnes et mauvaises actions
accomplies au cours des existences passees. G'est dire que les
elements qui composent l'etre nouveau sont les memes que
ceux qui formaient l'etre disparu, mais que la facon, la forme
donnee est autre.
On voit que ces deux doctrines, si differentes par le point
de depart, qui s'eloignent d'autant plus qu'on les developpe
davantage, se retrouvent d'accord pour enseigner la persis-
tance de l'individualite a travers les transmigrations et la
disparition de la personnalite apres chaque renaissance.
J'ajouterai que le Buddha seul peut, jusqu'a un certain point,
etrepresente comme une individuality persistante qui, endeve-
nant Buddha, a pu se reconstituer par le souvenir des choses
anterieurement vues et vecues, quelque chose comme une
personnalite. Mais cela est contestable, car on pourrait soutenir
que cette faculte du souvenir e^t de raeme genre que la faculte
de savoir les choses futures et que ces deux facultes, Tune
retrouvee, l'autre acquise, sont les proprietes de l'etat de
buddha.
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Ill
LE FRUIT DES CEUVRES. — KARMA
I. — Ge dogme buddhique qui est aussi un dogme brah-
manique' est certainement le plus important de tous, celui
qui a le plus de puissance sur les masses du peuple, celui qui
a la plus grande portee sociaie. II est une reponse a toutes les
objections que peuvent faire les gens mecontents de leur sort,
de leur condition sociaie, une reponse a toutes les plaintes,
a toutes les coleres des pauvres gens.
Quand, en Europe, les misereux se plaignent de leur misere
et se retournent vers le christianisme pour lui dire en mon-
trant les riches : « Pourquoi sommes-nous plus malheureux
que ceux-la? » le christianisme ne repond pas a la question
posee et murmure : « Souffrez pour l'amour de Dieu et esperez
dans sa misericorde; au ciel vous serez heureux. »
Dans le monde buddhique et dans le monde brahmanique,
la reponse est nette, precise, terrible, implacable dans sa
simplicite froide : « Vous etes, en verite, ce que vous avez
merite etre; vous etes, dans le present, le fruit de vos oeuvres
au cours de vos existences anterieures, et nul ne peut echapper
aux consequences de ses oeuvres mauvaises. Vous etes ce que
vos merites et vos demerites vous ont fait. »
G'est du fatalisme, mais du fatalisme base sur quelque
chose, moins vague que celui des Arabes, du fatalisme base
sur un passe vecu au cours d'une existence passee. « C'etait
ecrit », murmure le musulman; « 5a devait arriver », soupire
1 Voyez les Lois de Manou, chapitre xi, 49-59, vi, 240.
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LE FRUIT-DES OEUVRES. — KARMA                    269
l'occidental; « Dieu l'a voulu, » explique le Chretien et ce
dernier ajoute : « qui peut connaitre les voies par lesquelles
Dieu nous conduit ». Et tout cela ne repose sur rien, ne dit
rien, tout cela n'est qu'une exclamation d'impuissance; l'etre
frappe s'incline, accepte le malheur et prie, car il met toute
son esperance en Dieu.
Le buddhisme, de meme que le brahmanisme, n'a pas ce
fatalisme-la; son fatalisme a une portee morale et par conse-
quent sociale, car il incite a se mieux conduire. « Je subis la
consequence de rnes actes, je suis ma propre victime; j'ai
peche au cours d'une existence passee et j'expie dans celle-ci;
je n'ai a m'en prendre, ni a la societe, ni a personne, ma
condition presente est le produit de mes actes, le fruit de mes
ceuvres; done, pour avoir une existence future meilleure, je
dois ne pas pecher en cette vie et acquerir des merites. »
Une note, qu'un bonze me remet, dit textuellement ceci :
« Gelui-ci est mandarin parce qu'au cours d'une existence
anterieure il a merite cette condition. Si done, dans sa condi-
tion de mandarin, cet homme oublie les prieres, s'il n'est pas
vertueux, s'il n'est pas juste, s'il n'est pas charitable, s'il ne
celebre pas des fetes, et s'il ne donne pas au peuple qui obeit
l'exemple de toutes les vertus, ce mandarin, en jouissant du
mandarinat, epuise les merites qu'il a acquis dans le passe,et
n'en amasse pas de nouveaux pour une existence future.
Alors, il renaitra homme du peuple, pauvre, miserable, et,
pour le commander, il aura des mandarins qui ne vaudront
pas mieux que lui quand il etait mandarin; il souflrira par
eux tout ce qu'il a fait souffrir aux autres. G'est ce qu'on
appelle le fruit des ceuvres. »
Dans le Trey-Phum\ le roi chakrapattra8 parlant aux
rois vassaux, leur dit : « S'il est donne aux hommes d'etre
rois ou mandarins dans ce monde, e'est que, dans une exis-
tence anterieure, ils ont merite ces distinctions, les honneurs
qui les entourent ». Et plus loin : « En verite, celui qui, dans
1  Les Trots Mondes, nom d'un satra buddhique compulse au septieme
siecle dans la ville de Sokkautaya, et dont je me propose de dormer un jour
la traduction.
2  Sanscrit cakravarlin, suzerain uuiversel.
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270                             LES BASES DE LA DOCTRINE
ce monde, possede des richesses, des talents, ce n'est pas
parce qu'il a acquis tout cela dans cette vie, c'est parce que,au
cours d'une existence anterieure, il a merite toutes ces
richesses, tous ces talents; ceux qui sont rois, mandarins en
cette vie, ce n'est pas parce qu'ils l'ont merite en ce temps-ci,
c'est parce qu'ils l'ont merite autrefois, au cours d'une exis-
tence anterieure. » Et plus loin encore : « Celui qui ne sera
pas sage, celui qui.....etc., ira dans les enters; il sera malheu-
reux, miserable, il souft'rira les plus grands maux, puis, sa
peine terminee, il renaitra sur cette terre dans la matrice
d'une pauvre et miserable femme qui n'aura rien a manger
et il souffrira encore. » Et enfin : « Celui qui depouille son
prochain..... aura une existence malheureuse; il n'aura -ni
femmes ni enfants, vivra isole, et les voleurs viendront le
depouiller de ses biens, ou bien le feu les consumera ou bien
ils seront engloutis. »
II. — Ce dogme est si bien entre dans la conscience du
peuple, il a si bien faconne la nation, qu'on en rencontre a
chaque instant les effets dans la vie courantc. Je pense en
ecrivant ces lignes, a cette pauvre femme qui, ayant verse a
un entrepreneur le prix d'une maison qu'il s'etait engage a
lui construire, ne voyait pas cette maison s'elever et disait
tristement : « Peut-etre bien que, dans une existence ante-
rieure, je n'ai pas paye a cet homme ce que je lui devais; je
n'ose pas le poursuivre car c'est la peut-etre qu'est mon
expiation. »
Un petit traite de morale a 1'usage des enfants dit : « Le
peche et les actes vertueux sont comme l'ombre qui suit en
tous lieux le corps humain; l'ombre que le corps projette sur
le sol, rappelle la forme qui l'a produite. De meme 1'homme
est recompense ou puni apres sa mort, selon les actions
bonnes ou mauvaises qu'il a commises. »
Je montre ce passage a un phik, et ce religieux, apres
l'avoir lu attentivement, me dit : « Ce passage dit bien, mais
il ne dit pas assez. Le fruit des couvres se rencontre apres la
mort toujours, mais aussi souvent pendant la vie presente. II
y a des ceuvres bonnes qui trouvent de suite leur recompense;
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271
LE FRUIT DES CEUVRES. —
KARMA
il y a des ceuvres mauvaises qui, l'instant d'apres, trouvent
leur peine. Mais alors on ne sait jamais, — si on n'a pas les
cinq connaissances superieures1 de l'arahat2, — si celui qui
parait etre I'objet de peines ou de recompenses qui viennent
d'etre meritees, est vraiment recompense ou puni pour un
acte fait en cette vie, ou pour un acte fait au cours d'une
existence anterieure. D'ailleurs, la faculte d'acquerir des
merites ou des demerites est souvent la consequence d'actes
accomplis dans une existence passee. Les impies disent qu'on
a vu des bonnes actions produire des fruits mauvais pour
leur auteur, et qu'on voit tous les jours des gens malhonnetes
prosperer. Ce sont des ignorants, des gens a la bouche mau-
vaise, des orgueilleux de leur esprit, des vaniteux pleins
d'audace qui croient tout voir avec les organes de leur vue,
tout comprendre avec leur intelligence, tout expliquer avec
leurs paroles. Nul ne peut savoir, — s'il n'est arahat, et les
arahat sont tres rares, — si tel fruit vient de cette ceuvre, si
ce fruit-ci n'est pas la resultante d'une ceuvre inconnue bien
que reelle, oubliee des hommes, ignoree meme de celui qui,
au cours d'une autre existence, l'a commise, puisque la
faculte de savoir les choses du passe, de connaitre les liens
qui rattachent ceci a cela, n'est pas la faculte de tout le monde,
mais seulement celle des arahats ? Le malfaiteur qui jouit dans
cette vie beneficie en raison des ceuvres meritoires faites au
cours d'une vie anterieure, mais dans une vie future il expiera
les peches qu'il commet en sa vie presente, parce qu'il epuise
ses merites et n'en amasse pas de nouveaux. II arrive aussi
que certains mechants expient leurs fautes dans les enfers ou
dans l'animalite, et renaissent sur terre parmi les hommes
n'ayant plus rien a expier. Voila ce que les impies, les
orgueilleux, les bavards, les pretentieux ne voient pas avec
l'organe de leur vue, ne savent pas avec leur cceur, ne com-
prennent pas avec leur intelligence pervertie de gens igno-
rants, mais fiers de savoir que le soleil se leve le matin a Test
et se couche le soir a I'ouest. »
1 Abhinfia.
! Le quatrieme degre de saintete, qu'on atteint par la meditation et l'extase.
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272
LES BASES DE LA DOCTRINE
III. — Quelques jours apres, ce religieux revenait me voir
et me remettait quelques lignes ecritos par le Louk Preas
Saukonn un jour qu'il l'avait consulte sur ses doutes. Voici ce
que disait la feuille de. papier sur le sujet qui m'occupe ici :
« Quels que soient les crimes commis et expies dans l'enfer,
quelle que soit l'expiation qui se continue en cette vie, quelle
que soit la condition de celui qui vit au milieu de vous, celui-
la peut accomplir des actes bons et acquerir des merites, ne
pas ceder a ses mauvaises passions, lutter pour le bien et se
preparer, pour une existence future, une condition sociale
meilleure'. II n'y a pas de montagnes, pas de fleuves, pas de
mer que l'homme ne puisse francbir. Celui qui expie une
faute n'est pas fatalement voue au mal et a l'expiation; ilpeut
revenir au bien alors meme qu'il expie, mais celui qui a peche
avance plus lentement dans la voie de la perfection que celui
qui n'a pas peche, alors meme qu'il ne peche plus. Pourquoi!
parce que le peche commis une fois incite au peche nouveau,
provoque les retours en arriere, ralentit la marche de celui
qui avance, en jetantie trouble dans son esprit, en ebranlant
ses sens. En verite, il faut plus d'ei'forts au pecheur qui a
expie qu'a celui qui n'ayant pas peche n'a rien expie et qui
marche d'un pas egal en amassant toujours, au cours de ses
nombreuses transmigrations, plus de merites qu'il n'en
epuise. Cela est certain.....Mais ou est celui qui n'a pas peche?
le Buddha lui-meme a peche, a expie, a souffert dans l'ani-
malite. Nul ne peut se vanter de n'avoir pas peche, car cette
vanterie meme serait un peche. Ce qui est certain, bien certain,
c'est qu'un simple reas% vertueux, qui amasse des merites,
peut renaltre roi et qu'un grand roi qui demerite peut renaitre
simple reas, parce que nul n'est tenu a toujours renaitre dans
1 Cela et tout ce qui precede est entitlement conforme a la doctrine.
UAvodana Qataka, nous raontre Kanta, lils avare d'une mere genereuse, qui
enferme sa mere dans une cave pour l'emp<?cher de donner et l'y laisse
mourir; il expie en enfer, renait brahmane, peche encore, expie de nouveau
en enfer, renait et devient rnoiiie mendiant, puis brahmane au temps flu
Uuddha sous le nom de Kracika ; en punition de son avarice passee, il
soulTre de la faim toute sa vie, devint aracbat, se substante avec la plus
grattde difficulte et c'est en mourant d'inanition, e'est-a-dire en exftiant. qu'il
entre dans le Nirvana. (Voir Annates tin musee Guitnet, XVIII (21) pp. .'W8-i0i.)
1 Roturier, bomme du peuple.
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LE FRUIT DES C2UVRES. — KARMA                       273
la condition qu'il occupe, a toujours etre ce qu'il est. C'est ce
qu'on appelle le fruit des ceuvres. »
IV.  — J'ai dit en commencant ce chapitre que ce dogme a
une portee sociale immense et j'ai bien dit. Mais je dois
distinguer ici entre son action sur l'individu qu'il porte a
bien faire, afin de renaitre plus heureux sur cette terre, et son
action sur l'ensemble des individus qu'il detourne de l'examen
libre, qu'il persuade d'impuissance au grand benefice de
l'ordre economiquo etabli. Go meme esprit a maintenu les
castes dans I'lnde en les fermant, parce qu'il a pu persuader
que nul effort fait en cette vie ne peut elever dans cette meme
existence a une caste superioure, mais que cet effort peut
amener une renaissance dans une caste superieure. Done,
inutility d'accomplir des efforts a consequence immediate,
d'employer une activite servie par un caractere plein de
hardicsse, necessite d'accomplir des actes devots e'est-a-dire
negatifs. De la cette impuissance de I'lnde a agir, de la cette
acuite de la reverie, cette faiblesse de l'histoire et cette flores-
cence de l'imagination toujours exaltee.
Si, sans abandonner le dogme du fruit des ceuvres, au lieu
de dire : « Vous etes ce que vous vous etes fait en une autre
existence », I'lnde avait dit : « Vous etes ce que les efforts de
votre race, ceux de votre famille, les votres en cette vie vous
ont fait », I'lnde ne serait pas la nation avilie, vaincue que
nous savons, mais l'extreme-orient ne serait ni brahmanique
ni buddhique, et nous n'aurions pas eu ce chapitre a ecrire.
V.  —■ II est facile maintenant de comprendre ce qu'est le
dogme buddhique du karma, que les Gambodgiens nomment
kamma thorm ou loi du karma. C'est la loi de la retribution
morale, la loi du fruit des ceuvres qui, pour parler comme un
petit satra que j'ai sous les yeux, « suit les etres comme
l'ombre suit le corps, a travers toutes les transmigrations, a
travers les trois mondes ». C'est la loi supreme des causa-
lites, loi ineluctable, sorte de supreme puissance morale qui
regit tout l'univers, — les mondes, les etres et les choses, —
d'apres un systeme infaillible de justice absolue et immanente
a laquelle nul ne peut se soustraire.
18
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274                             LES BASES DE LA DOCTRINE
VI. — Lo fruit des ceuvres n'est pas touj'ours personnel. II
est admis que le fils peut, par des ceuvres bonnes, abreger le
temps de souffrance que ses pere et mere, ses ai'eux endurent
dans les enfers. Les bonzes cambodgiens sont persuades
qu'en vivant de la vie religieuse non seulement ils acquierent
des merites dont ils beneficieront plus tard, mais qu'ils dimi-
nuent la somme des demerites de leurs parents morts. A
cause de leurs ceuvres, par suite de lour intention charitable
d'en faire profiter leurs parents, ceux-ci soutTriront moins,
mais, disent-ils, — comme cette diminution de la peine qu'ils
ont meritee ne leur donne pas des merites et n'augmente ni
la duree de leur sejour dans le monde des bienheureux, ni la
somme des jouissances qu'ils y pourront eprouver, — quand
ils renaitront sur la terre, ils renaitront dans la condition
qu'ils auront meritee et non dans une condition amendee par
les ceuvres de leurs descendants. Cette intervention des
vivants en faveur des morts qui expient est, me dit un reli-
gieux, possible non seulement du descendant en faveur de ses
ascendants, mais de tel etre humain en faveur de tel autre
etre humain qui ne lui est rien, parce que les ef'fets de la
charite sont immenses et puissants, etqu'il fautqu'elle puisse
s'exercer en faveur de n'importe qui, meme sans raison
justificative apparente, pour bien faire, afin seulement
d'acquerir des merites.
Le brahmanisme connaissait cette doctrine; il admettait
que les ceuvres bonnes du fils pouvaient ameliorer le sort des
parents condamnes par Yama aux peines de l'enfer, mais il
admettait aussi que les fautes des enfants pouvaient plonger
les ascendants en enter'. Cette partie de la doctrine n'a point
ete admise par le Buddba; pour ses disciples, les fautes du
fils ne sont imputables aux parents que si les parents n'ont
pas accompli leurs devoirs de pere et mere; s'ils n'ont
point su inciter a bien faire celui que ses penchants mauvais,
— fruit d'ceuvres accomplies au cours d'une existence ante-
rieure, — portaient a mal faire. Encore, me dit un bonze,
seront-ils punis non a cause des consequences memes de
1 Voyez les Lois de Manou, via, 98; iv, i"3.
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LE KRUIT DES CEUVRES. — KARMA                       275
l'education mauvaise qu'ils ont donnee, mais a cause de cette
education mauvaise, car il leur sera tenu compte des disposi-
tions deplorables apportees en naissant par leur enfant.
Malgre cela, leur peine sera grande parce que leur faute est
grande. Les enfants peuvent acquerir des merites apres la
mort de leurs parents, en acconiplissant des ceuvres bonnes
a leur intention, pour eux, et diminuer leurs souffrances; les
parents acquierent des merites en elevant bien leurs enfants
et en leur donnant, par une bonne education, les moyens de
resister a leurs passions et d'acquerir des merites et une
condition meilleure pour une existence future. G'est ainsi
que les parents font du bien a leurs enfants; c'est ainsi que
les enfants peuvent s'acquitter envers leurs parents.
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-■*., ; , !—., ■—l^______._ __________ ...._........
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LIVRE VI
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
i
LES QUATRE VERITES
I. — Quand, apres de longues journees de meditation au
pied de l'arbre sacre, le Buddha decouvrit, « avec son esprit
et avec son cceur », pour parler comme un bonze cambod-
gien, les quatre verites sublimes, tout s'eclaira en lui et sa
vue des choses passees, presentes et futures s'etendit a tout.
II fut comme ebloui par une immense lumiere, et tout ce qui
etait demeure cache pour lui fut explique. « Alors les der-
nieres traces de son ignorance disparurent et, ajoute le bonze,
il devint buddha. »
Alors, dans l'endroit ou il avait ete ainsi eclaire, il demeura
sept fois sept jours, se promenant, allant et venant, "meditant
sur les choses qu'il venait d'apprendre. « Son teint, me dit un
religieux, etait dore et ses yeux grands ouverts ne se fermaient
point. » Alors, quand il eut beaucoup reflechi, medite, il vit
clairement, de toutes les choses qu'il avait apprises, quelles
etaient celles qu'il devait enseigner, parce qu'elles sont utiles
au salut, et quelles etaient celles qu'il devait negliger parce
qu'elles sont inutiles et bonnes tout au plus a troubler les
pensees religieuses.« Quatre verites parurent a ses yeux divins
comme paraissent a nos yeux les objets que nous regardons,
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278                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
et ces quatre verites, les voila, elles sont gravees sur l'autel
du Buddha. » Et le religieux me montre ecrites sur l'autel les
quatre fameuses stances qui renferment toute la doctrine
buddhique.
II. — Un achar, que j'interroge sur la science du Buddha et
sur ce qu'il a cru devoir en reveler, me dit : « Le Buddha
savait toutes choses, et toutes les verites etaient devant lui
comme je suis devant vous. Mais ses disciples les plus grands,
les plus savants, etaient des ignorants a cote do lui; leur
esprit ne pouvait guere s'elever au deia de ce que le Buddha
leur enseignait et leur expliquait plusieurs fois; or, parce
qu'ils etaient ignorants,'des hommes comme vous et moi, il
ne leur disait que ce qu'ils pouvaient comprendre sans etre
eblouis, sans que leur pensee fut troublee par ce qu'il leur
enseignait. La nuit fait peur, une lumiere trop grande eblouit;
on ne voit pas la nuit, on ne voit pas quand la lumiere est
trop vive; on trebuche la nuit sur les objets qu'on n'a pas
vus a ses pieds, on hesite a avancer; on trebuche quand on
est ebloui par un mur de cristal qui jette ses feux et on hesite
a avancer, car on croit voir a terre et devant soi des choses
qui n'y sont pas. Le Buddha seul, qui a des yeux d'elephant
(c'est-a-dire des yeux dont les paupieres ne battent pas, qui
ne sont pas eblouis) peut seul regarder la grande lumiere
sans etre emu par elle, sans etre trouble. 11 voit malgre elle
et a cause d'elle, sans effroi, les choses comme elles sont dans
leur nature intime, dans leur passe, dans leur avenir; pour
lui, il n'y a pas d'apparences. II savait que les hommes qui
l'entouraient ne pouvaient recevoir la verite tout entiere sans
mourir, sans manquer la rive opposee, et il ne leur a donne
de la verite que ce qui pouvait les aider a se sauver. J'ai lu
quelque part, il y a bien longtemps, cette reponse qu'il fit a
quelqu'un qui l'intcrrogeait : « Vous voulez savoir beaucoup
de choses que je sais et vous m'interrogez. Pourquoi m'inter-
rogez-vous sur ces choses ? parce que vous etes avide de
savoir. Pourquoi etes-vous avide de savoir? parce que votre
desir de savoir vous trouble deja. Pourquoi etes-vous deja
trouble ? parce que vous pensez a ces choses plus que vous ne
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279
LES QUATRE VERITES
pensez aux biens du Nippean. Or, je vous ai appris que tout
est douleur, je vous ai dit quelle est l'origine de la douleur
qu'il faut suppriraer, et je vous ai indique les huit sentiers
qu'il faut suivre pour eteindre la douleur. Ces quatre verites
vous sufflsent, meditez-les et vous serez sauve. »
Et mon achar ajoute : « Si le Buddha leur eut dit tout ce
que sa grande intelligence comprenait, e'est certain, leurs
tetes auraient eclate en sept morceaux, ou leur intelligence se
serai t obscurcie. Un peu d'alun dans l'eau la clarifie et la rend
belle et agreable au gout; beaucoup d'alun la trouble et la
rend impotable. Telle est la raison qui a porte le Buddha a ne
pas dire tout ce qu'il savait. Mais tout ce qu'il a dit est bon.
Avez-vous jamais vu donner de la viande aux petits enfants
qui viennent de naitre? on leur donne du lait parce que le
lait leur suffit, parce que le lait n'est pas dangereux pour eux
et parce que leurs intestins peuvent le digerer. »
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•
II
LA DOULEUR
I. — « La douleur est inseparable de la vie », telle est la
premiere des quatre verites sublimes decouvertes par Sid-
dhartha Gotama sous le dceum Pou1 d'Uruvela.
L'idee que se font de eette affirmation les Gambodgiens, je
veux dire les religieux instruits du Gambodge, est tres nette
et absolument conforme a la doctrine que nous revelent les
textes pali, sanserifs, tebetains, japonais et chinois. Je vais
essayer de la rendre ici avec une grande exactitude, parce
qu'elle me parait la base meme de la philosophic buddhique
et sa raison d'etre.
Avant le Buddha, les brahmanes avaient imagine la trans-
migration et enseigne que les maux et les biens de la vie
presente sont le fruit des ceuvres accomplies au cours d'une
existence anterieure; ils avaient decouvert le Nirvana, fin
derniere ou I'etre emancipe, purifie, spiritualise, se confond
en Brahma, force cosmique et supreme loi de l'eternelle et
ineluctable justice. La theorie de la transmigration et celle du
fruit des ceuvres avaient ete pour eux un moyen de gouverne-
ment, un moyen d'eterniser un ordre social base sur l'impe-
netrabilite des castes, et la justification de tout un systeme
d'oppression; la theorie du Nirvana consacrait leur saintete
et apparaissait a tous les homines comme le bien supreme
qu'on ne pouvait atteindre qu'en se detachant toujours davan-
tage des choses de la terre pour le rechercher, qu'en laissant
1 L'arbre de la bodlri, de la science, ficus religiosa.
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281
I.A D0ULEUR
ici les choses aller comme elles vont, les grands opprimer les
petits et le despotisme des castes s'affirmer, durer, s'eter-
niser.
Peut-etre meme les brahmanes avaient-ils observe que la
douleur tient dans i'existence une place considerable, mais
surement ils n'avaient pas imagine qu'elle etait la conse-
quence meme de la vie, qu'elle etait partout ineluctable et si
grande que, pres d'elle, les joies n'etaient rien. Ils la voyaient
partout, assurement, mais ils ne la voyaient pas dans tout
comme Font vue les buddhistes. Ils recherchaient et ensei-
gnaient qu'il fallait desirer, esperer le Nirvana parce qu'ils
consideraient que l'etat nirvanien etait mille et mille fois supe.
rieur a l'etat humain, mille et mille fois preferable a l'etat ange-
lique, mais ils n'avaient pas cru, ils n'avaient pas enseigne
qu'il fallait rechercher le Nirvana afin d'echapper a la douleur.
II y a la une nuance extremement importante et tres grave,
qui peut se rendre ainsi : theorie brahmanique, il faut echapper
a I'existence pour etre plus heureux; theorie buddhiqiie, il
faut echapper a I'existence pour n'etre plus malheureux.
La pensee brahmanique se rapproche de la pensee chre-
tienne, la pensee buddhique s'en eloigne et franchit d'un bond
toute la serie des speculations philosophiques et religieuses
que nous avons vecues* en Occident pour arriver jusqu'au
pessimisme, jusqu'a la doctrine decevante de Shoppenhaucr
et d'Hartmann.
G'est la, dans cette appreciation monstrueuse de la douleur
inherente a toutes choses, fatalement ecrasante parce qu'elle
est, qu'on me pardonne cette expression, la propriete de
I'existence, c'est la qu'il faut, a mon sens, voir la caracte-
ristique du buddhisme, la force morale qui a seduit tant
d'hommes a l'epoque ou le Buddha prechait, qui a reveille
l'esprit religieux qui se perdait dans l'lnde et entraine rapide-
ment sur la route du Nirvana tant de nations qui la parcou-
raient avec nonchalance. Cette pensee a reveille l'esprit
religieux de l'lnde et assure le triomphe du buddhisme. Son
importance est done considerable, immense. Voyons quelle
idee s'en font les lettres du Cambodge.
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282                                LA DOCTRINE BUDDIUQUE
II. — La douleur est partout autour de nous, a cote de
tout. Les homraes et les aniinaux vivent les uns des autres;
ils se font la guerre, s'entre-detruisent, et les homines nieiiie
font la guerre aux homines et les tuent; ils s'oppriment entrc
eux comme font les animaux d'especes differentes. On ne peut
ni manger, ni marcher, ni se remuer sans tuer et sans faire
souffrir; pour vivre, il faut detruire; la vie de Fun se fait avec
les vies des autres, avec les souffrances des autres. Les fauves
guettent l'homme et le blessent, ou le tuent; les insectes
piquent l'homme et les autres aniinaux, et sont devores par
les oiseaux, qui sont chasses et devores par des oiseaux plus
forts, plus voraces. Dans la matrice de sa mere, l'homme
souffre et fait souffrir sa mere; il souffre en naissant et sa
mere est mourante; il souffre en grandissant et fatigue sa
mere qu'il tette et qui le porte; il fatigue son pere qui doit
travailler pour le nourrir; il fatigue ses freres et ses sceurs
aines; il bat et il est battu. Plus grand, il doit travailler pour
vivre, pour faire vivre son epouse, pour elever ses enfants;
alors il souffre. L'acte d'amour lui-meme est une fatigue; il
epuise et il tue. D'ailleurs tout est soulTrance, la douleur est
toujours a cote du bonheur; elle dure et le bouheur passe
avec rapidite; nul d'entre les homines, nul d'entre les betes
ne peut dire qu'il est parfai lenient heureux. II y a plus :
nul ne peut dire que, memo aux rares heures de joie, il
est heureux, car, au fond du cceur, il y a toujours la "dou-
leur qui veille et qui ronge, qui consume comme un feu
devorant.
La douleur est partout, en tout et pour tous les etres; nul
ne peut lui echapper; ceux qui paraissent heureux souffrent,
ils souffrent comme ceux qui paraissent malheureux, un peu
moins, autrement peut-etre, selou leurs ceuvres, mais ils
souffrent certainement. Et un bonze ajoute : « N'est-ce pas la
misere et la souffrance partout : des mandarins injustes, des
juges ignorants, des rois joueurs, debauches, insatiables, un
soleil qui brule, des pluies six mois, des inondations qui font
avorter les recoltes, des secheresses qui sterilisent, tout cela
venant sans qu'on sache pourquoi, comme la guerre, comme
le cholera, comme la peur; des morts partout, des malades
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28:3
LA DOULEUR
partout, de la misere partout et de la douleur, des souffrances
toujours endurees. »
Un achar va plus loin encore et dit: « C'est souffrir que ne
plus jouir. L'odeur d'une fleur respiree avec plaisir, en pas-
sant, provoque la douleur quand on ne la respire plus, parce
qu'on la regrette ; de meme la joie d'avoir un fils provoque la
peine de ne le plus avoir quand il est mort, de l'avoir quand
on le regarde souffrir. Un seul homme a plus verse de larmes
au cours de toutes les existences qu'il a vecues, que les quatre
grands oceans n'en pourraient contenir, et les larmes qu'il a
fait repandre ne tiendraient point dans les quatre grands
oceans quatre fois plus grands1; le sang des etres qu'il a
repandu ou fait repandre ne pourrait point etre rassemble
dans les quatre oceans seize fois plus grands. Que de souf-
frances, que de miseres, que de douleur! »
1 Proverbe cambodgien : « Cost de larmes que la mer est pleine ; c'est
pour cela que les eaux de la mer sont salees. »
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Ill
L'ORIGINE DE LA DOULEUR
I. — (( La soif de l'existence et des joies qu'on y peut
trouver, est l'origine de la douleur », telle est la seconde
verite supreme trouvee par le Buddha.
Siddhartha ne pouvait pas se borner a demontrer que la
douleur, que toutes les miseres de l'existence sont liees a la
vie, qu'elles en sont inseparables. D'autres avant lui avaient
constate ce fait et disserte sur lui. 11 devait aller plus loin,
etre un novateur. C'etait deja une grande hardiesse d'ensei-
gner que la douleur, inseparable de l'existence, l'emporte sur
toutes les joies, les etouffe, que la douleur nait de la joie, que
la jouissance est une douleur et que les regrets qu'elle laisse
derriere elle, les minutes de bonheur, sont des souffrances.
Mais cette hardiesse une fois commise, le Buddha devait
donner toute sa pensee et la formule qu'elle exigeait; cette
formiile, il la donna : « L'existence est douleur. » C'etait un
aveu terrible, l'aveu d'un pessimisme profond, l'aveu d'un
etre degu dans toutes ses esperances humaines, d'uno
conscience qui a sonde le fond de toutes les miseres, qui a
vu l'inanite de tous les efforts de l'homme pour etre heureux;
c'etait un cri de douleur, plein de douleurs vecues, plein de
deceptions eprouvees, plein de germes etouffes, pousse par
une ame deja morte au monde. « Vanite des vanites, tout est
vanite », a dit YEcclesiaste. « ... G'est pourquoi j'estime plus
les morts qui sont deja morts, que les vivants qui sont encore
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, l'origine de la douleur
285
en vie1 », et cette pensee de VEcclesiaste est la pensee du
Buddha. Gependant, cette pensee de mort, ce cri de douleur
inouii de l'liomme se detournant du monde et maudissant la
vie meme, ce cri de douleur et d'impuissance chez le Buddha
(de meme, d'ailleurs, que dans VEcclesiaste) est un appel a la
foi, ce cri d'impuissance est un appel a l'esperance. Mais,
tandis que, dans le judai'sme, le christianisme et le mahome-
tisme, I'espoir consiste a traverser ce temps d'epreuves (la
vie), cette vallee de larmes (la terre), pour echapper defini-
tivement a l'existence et penetrer avec son individuality au
paradis ou les ames jouissent d'un bonheur sans melange et
qu'on no peut concevoir, dans le buddhisme I'espoir est autre:
il consiste a mourir de la mort definitive, a ne plus renaitre
ni sur terre, ni au paradis, a s'eteindre a tout jamais dans une
abstraction d'ceuvres accomplies, continuant une spirituality
si parfaite qu'elle ne comporte plus la faculte de vivre d'une
i'elicite susceptible de tomber sous nos sens. Done, d'un cote,
chez les Chretiens, chez les juifs, chez les mahomutans, I'espoir
d'echapper a la vie pour jouir d'un bonheur inou'i dans sa
perfection supreme, de 1'autre cote I'espoir d'echapper a la vie
pour ne plus souffrir.
Et cependant, je le repete, le cri du Buddha, si pres d'etre
un blaspheme, si decevant qu'il soit, le cri du Buddha est,
autant que le cri de VEcclesiaste, un acte d'esperance et de
foi.
II. — « L'existence est douleur » avait pour consequence :
« il faut echapper a l'existence ». Le Buddha ne recula point
devant cette autre formule mais pour eviter toute confusion,
de pensee, toute interpretation fausse, pour ne pas donner
prise a ces philosophes -a l'esprit aiguise qui s'en allaient a
travers l'lnde ancienne en quete d'un « cheveu a fendre en
quatre », d'une idee nouvelle a analyser, il l'a modifiee et a dit:
« II faut echapper a la mort. » Modification habile et ingenieux
correctif d'une grande sagesse, nouveaute probablement,
hardiesse qui bondaninait le suicide, les mortifications du
1 Chapitre i, verset 2, et cliapitre iv, verset 2.
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286
LA DOCTRINK BUDDH1QUE ,
corps, et les sacrifices volontaires de ceux qui se precipitaient,
comme aujourd'hui encore, sous les roues des chars convoyant
les statues terribles des divinites indiennes. Le Buddha, en
modifiant ainsi la proposition, faisait ceuvre de maitre et
probablement se mettait loin devant les maitres en sagesse
de son temps, car il echappait a la consequence immediate de
la proposition premiere qu'il avait emise: « L'existence est
douleur » en l'expliquant: L'existence est douleur, parce que
la douleur est une resultante de l'existence, mais en ellc-
meme l'existence n'est pas la douleur; si, de l'existence, nous
pouvions separer la douleur, ce n'est pas l'existence qu'il
faudrait fuir, mais la douleur; or done, comme l'existence
presente est necessaire pour acquerir des merites et que les
douleurs qu'elle comporte sont necessaires al'epuisementdes
demerites, ce n'est pas a l'existence qu'il faut echapper, mais
a la mort qui est la douleur sous sa forme la plus frappante.
Done, vivons cette vie jusqu'au bout, mais efforcons-nous,
quand la mort nous aura frappes, de ne plus renaitre pour
souffrir et mourir encore ; alors, si nous parvenons a cela ce
n'est pas la vie que nous aurons fui, mais la douleur qui est
inseparable de toutes les renaissances et la mort qui termine
toutes les vies. Si le cri du Buddha, « la vie est douleur »,
n'avait pas ete un acte defoi, si la formule « il faut echapper
a la mort », n'avait pas ete un programme, une profession de
foi,
il eut comme cela se trouve etre la consequence logique
de l'ecole brahmanique et de l'ecole pessimiste moderne,
conclu « a la recherche de la mort ». Ce n'est pas a cela qu'il
conclut; il enseigne au contraire qu'il faut vivre pour echap-
per a la mort. 11 y a la une nuance importante qu'il faut bien
saisir : echapper a la mort et rechercher la mort sont choses
differentes; echapper a la mort, e'est ne plus renaitre a une
existence nouvelle, e'est s'eteindre par une consequence des
ceuvres, en vertu d'une ineluctable loi de causalite ; recher-
cher la mort, e'est se suicider, e'est abreger la vie presente,
e'est fuir pour ne plus souffrir, pour ne pas expier, e'est
devancer l'heure fixee par les ceuvres. Or, la grande et ineluc-
table loi des causes successives, a fixe d'apres les ceuvres,
l'heure meme de la mort. Precher le suicide, la mort avant
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l'origink de la douleur
287
l'heure, d'apres le buddhisme, c'est precher une erreur, car
nul ne se suicide, n'abrege sa vie autrement que par une
consequence de ses actes passes.
Cost peut-etre dans cette proposition, « la vie est pleine de
douleur, mais de douleurs aussi utiles que la vie meme a la
regeneration de l'etre et a la delivrance finale », que se
trouve une partie de Toauvre originate du Buddha. C'est peut-
etre la une des causes de son succes et du triomphe de sa
doctrine.
Immediatement apres avoir emis cette proposition, il
Pexplique et dit, — peut-etre apres les brahmanes, — quelles
sont les causes originelles des existences successives de la
mort, c'est-a-dire de la douleur: Ce qui attache les hommes a
l'existence, qui les font renaitre, c'est la soif qu'ils ont de
renaitre, la joie qu'ils eprouvent de vivre, les efforts qu'ils
font pour trouver le plaisir en cette vie, sous toutes ses formes,
pour acquerir la puissance et la richesse, pour conquerir,
non la mort absolue du Nirvana, mais une existence future
plus avantageuse, plus pleine de joies, plus propre a flatter
la vanite et, par consequent, a eterniser l'etre dans l'existence
et dans la douleur.
III. — Cette doctrine est bien celle des buddhistes cambod
giens : « Ce qui nous fait renaitre, m'ecritunreligieux, c'est la
volonte, le desir que nous avons de renaitre joint au desir
que nous avons de vivre heureux dans cette existence, de
jouir des choses de la terre, de satisfaire toutes nos passions.
C'est notre attachement aux choses de ce monde qui nous
maintient en ce monde, nous oblige a y rester et qui, meme,
condamne la nature a nous y maintenir. »
L'homme forge done avec ses passions les chaines
qui le maintiennent attache au monde, a cette glebe qui est la
terre, a l'existence meme, a la vie. Au cours d'une vie, il
travaille a faconner la vie future, et c'est parce qu'il travaille
a se faire une vie future qu'il renait et qu'apres avoir souffert,
il soufl're encore. La souffrance est partout, elle est insepa-
rable de la vie et nul, pas meme les buddhas, ne peut y
echapper. Or, cette vie future, toute pleine de douleurs ineluc-
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288
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
tables, sera la consequence de la vie presente elle-meme toute
pleine de miseres; elle sera le fruit des ceuvres accomplies,
mais si les oeuvres accomplies, toutes bonnes et nombreuses,
sont depassees par une vertu supreme, le renoncement le plus
absolu aux choses de ce monde, elle ne sera pas ce que nous
la savons : une vie qui commence par une renaissance, qui
se confond avec la douleur et s'acheve par la mort. Elle sera
tout autre chose.
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IS-
LE MAL. — MAREA
11 y a le mal, mais, qu'est-ce que le mal ? d'oii vient-il et
quelle est son origine premiere? Je veux serrer la question de
plus pres etj'interrogeautourde moi des religieuxetdes lettres.
I. — Marea est le dieu de l'amour, du peche et de la mort,
c'est-a-dire le dieu de la douleur, et c'est logique : sans l'amour,
pas de renaissance, pas de peche et pas de mort; c'est-a-dire
pas de vie, par consequent pas de changement.
Quand les prohm descend irent sur notre terre reconstitute
pour Phabiter, ils etaient presque parfaits et cette terre nou-
velle, toute fraiche sortie de l'eau, leur plut et la joie qu'ils
eprouverent d'etre sur elle les corrompit; le gorme du mal
qui etait en eux, puisqu'ils n'etaient pas absolument parfaits,
germa et les desirs surgirent en eux; ils trouverent que la
terre sentait bon, et ils aimerent a respirer son parfum et leur
corruption augmenta. Puis ils desirerent autre chose et, se
penchant sur la terre, ils y prirent ce qu'elle portait et mange-
rent, et leur corruption s'accrut. Alors que leur nature morale
semodifiait ainsi, la terre qui les portait, solidaire deceuxqui
l'habitent, la terre devenait de moins en moins bonne, moins
belle, moins feconde, et la nature physique des prohm chan-
geait. La lumiere radiante qui s'echappait de leur corps dimi-
nuait a mesure que leur corruption augmentait; bientot elle
cessa tout a fait et avec elle disparut la faculte qu'ils avaient
de pouvoir s'elever dans les airs. L'obscurite etait profonde
sur la terre, rnais, dans les paradis, d'autres dieux surveil-
laient : l'un d'eux s'attelant au soleil le traina lumineux et
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LA DOCTRINE BUDDHIQUE
le soleil eclaira le jour; la lumiere reparut et les prohm
dechus l'adorerent sous le nom de Preas Atut.
Mais l'astre que tratnait l'ange du jour disparut a l'horizon
et l'obscurite de nouveau recouvrit toute la terre ; les prohm
se lamentaient a cause de cela, lorsque la lune, trainee par
un ange parut a son tour; les prohm l'adorerent et lui donne-
rent le nom de Preas Chant. Alors, dans les cieux, parurent
d'autres lueurs et ce furent les etoiles habitees par des dieux!
Alors, ils se regarderent les uns les autres et virent qu'ils
etaient beaux ; ils aimeront a se regarder et lour corruption
devint grande.
Leur gourmandise donna naissance aux organes de l'eva-
cuation et, me dit un bonze, parce que la gourmandise et
l'impurete sont des vices voisins, pres des organes de l'eva-
cuation parurent les organes de l'amour. Alors, ils se cache-
rent les uns des autres pour forniquer, et de leurs fornica-
tions des enfants naquirent; ayant ties enfants, ils cesserent
d'etre immortels et la mort parut. Ayant une femme et des
enfants, ils se construisirent des maisons pour s'isoler, se par-
tagerent le sol, se disputerent a cause de lui, et par-dessus
eux, pour les commander, ils mirent un chef, un alhlpdey,
parce qu'ils ne parvenaient plus a s'entendre.
C'est ainsi qu'il arriva que le germe du mal qui, comme
une faculte latente gisait au fond de la nature des prohm,
pourtant si proches de la perfection absolue, c'est ainsi, dis-je,
qu'il arriva que le germe du mal se developpa, grand it,
poussa des racines profondes et transforma tout: les phrom
cesserent d'etre des bienheureux pour devenir des homines,
la terre d'un lieu de felicite devint un lieu de soulTrances.
II. —Voila bien le mal avec ses consequences nombreuses
et terribles se resumant toutes en ceci: l'amour, le peche et
la mort, c'est-a-dire la douleur qui est le mal.
Mais d'ou vient le mal primitif, la cause premiere du mal?
je vois bien d'ou vient le germe du mal incorpore au corps
des prohm et que ce germe est justement ce qu'il y a d'impar-
lait en eux. Mais ce que je ne vois pas, c'est l'origine premiere
du mal? c'est comment, en Brahma parfait, le mal a pu
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le mal. — mar£a                              291
naitre et devenir une loi, la loi des formations successives?
J'interroge un bonze et trois vieux achars, lettres, tres
religieux, aneiens chefs de bonzerie, dont l'un a etudie le
pali a la grande pagode royale de Phnom-Penh. Voici leur
reponse:
—  Nul ne peut savoir cela. Le Buddha n'a pas dit d'oii
venait le mal et pourquoi tout n'est pas parfait. II a vu que le
mal est partout et il a dit : le mal est partout^ Alors les
hommes qui avaient entendu les paroles du Buddha ont
regarde autour d'eux et ils ont vu que tout est souffrances, que
tout est douleur, que le mal est partout. Le mal, c'est le peche,
mais avant le peche il y a le desir. Or, le desir est suivi de la
pensee, de la parole, de Taction, et penser mal, parlor mal, agir
mal, c'est pecher. Or, le peche est le mal et le mal c'est la dou-
leur : naissance, vie, mort, tout est douleur. Voila ce qu'il est
possible do voir, mais qui peut voir audela, puisque le Buddha
n'a pas montre ce qu'il y avait au dela, puisqu'il n'a pas dit
d'oii vient la premiere douleur, quelle est la cause de Marea.
— Mais Marea qu'est-il ?
—  Marea, c'est le dieu de l'instabilite, le dieu de Tamour,
du peche et de la mort, c'est le changement lui-meme, le mal
en personne. II a pour armees de serviteurs, tous nos desirs,
toutes nos passions, tous nos vices, c'est-a-dire notre igno-
rance, qui nous rattachenl a la vie et, par consequent, a la
douleur et a la mort.
— Alors Marea c'est le mal personnifie, une entite du mal.
II n'existe done pas, meme comme existent Indra et ses anges^
—  II existe comme tout existe; comme une puissance qui
n'a pas vecu sur notre terre, qui n'aura pas vie comme nous,
mais il existe de meme que Preas Prohm.
—  Vous dites comme une puissance qui n'a pas vecu sur
terre ; faut-il entendre que Marea n'a pas ete homme et qu'il
ne renaltra jamais sous la forme d'un homme ?
—  Oui, parce que Marea n'est pas voue aux changements,
il ne transmigre pas; il existe ainsi que Preas Prohm.
—  Mais alors si Marea existe comme Preas Prohm, Preas
Prohm n'est pas partout, car il n'est pas la ou Marea so trouve.
puisque Preas Prohm est le Bien' et Marea le Mal.
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292
LA DOCTRINE IlUDDHlQUE
—  Preas Prohm est partout et Marea est partout. Un satra
que j'ai lu autrefois, et qui avait ete ecrit par un religieux au
temps du roi Angk-Chan d'apres des textes pali, disait que
Preas Prohm n'est pas le Bien, qu'il est Preas Prohm. Alors
Preas Prohm n'est ni le Bien ni le Mai, il est.
— II est quoi?
— II est Preas Prohm.
—  Mais Marea est alors dans Preas Prohm puisque Preas
Prohm est tout, et alors quelque chose de Preas Prohm est mal?
—  Preas Prohm ne peut pas etre compare a Marea et rien
dans Preas Prohm ne peut etre mal. Ge qui est mal c'est le desir
et ses consequences. Sur tout cela, Preas Put n'a pas paiie
et je vois bien que nous ne pouvons rien savoir de tout cela.
III. — Dependant, je erois pouvoir deduire que Marea est
la personnificatton du mal, c'est-a-dire de l'ignorance, de
l'instabilite, par opposition a Brahma qui est la personnifica-
tion de la stabilite, c'est-a-dire du bien; que Marea est la
personnification, dans Brahma considere comme Tout inimita-
ble,
de la partie de Brahma consideree comme distraite de
l'ensemble immuable, pour changer. Dans cette hypothese,
Brahma serait la force cosmique, la justice immanente, et
Marea la partie de Brahma, force cosmique individualisee sur
laquelle s'exercerait la justice immanente, la loi supreme des
causalites successives. Brahma-Tout serait la puissance attrac-
tive en laquelle Marea, partie du Tout, individualisee en une
multitude de moi, s'agiterait, vivrait, changerait, souffrirait;
Marea serait alors les parties individualists dans l'ensemble,
isolees dans l'unite qui, de meme nature que Brahma, sont
constamment attirees vers l'ensemble et retenues par leur
individualisation, attirees par une sorte de loi morale de
gravitation qui porte les parties distraites de Brahma a le
rechercher, mais ne peuvent s'y joindre et s'y perdre parce
que les desirs qui sont la determinante de leur individuality
sont aussi des forces resistantes qui viennent contrarier la
Loi supreme.
Alors Brahma n'exclut pas Marea, et le bien et le mal sont
coexistants et egalement iniinis dans l'unite.
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V
L'IGNORANCE EST SOURCE DE VIE
Nous avons vu que tout est douleur, que la douleur est
inseparable de 1'existence et que nos desirs sont la cause de
l'existence et par consequent de la douleur, du mal. Mais
d'oii viennent nos desirs; les textes et les religieux que
j'interroge, repondent : les desirs viennent de l'ignorance.
I. — L'ignorance est la cause de nos erreurs, de la vie et,
par consequent, de la douleur. Nous ne sommes pas trompes
par nos sens, mais notro ignorance nous laisse incapables de
bien apprecier ce que percoivent nos sens.
Et les buddhistes pour expliquer cette proposition si simple
en elle-meme et surtout pour expliquer par elle, ce qui est
plus difficile, nos passions, notre amour de la vie, la longue
serie des transformations, la vie elle-meme, se lancent dans
des speculations metaphysiques oil il est quelquefois tres
malaise de les suivre. II est cependant indispensable, si on
veut bien comprendre le buddhisme, de savoir d'eux comment
ils peuvent enseigner que l'ignorance est l'origine de la vie,
qu'elle est une source de vie. Essayons done.
Tout d'abord, aux cinq sens, — la vue, l'oui'e, l'odorat, le
gout et le toucher, — ils ajoutent, conformement a la philoso-
phie de I'lnde brahmanique, un sixieme sens, le manas, qui
est I'intellect.
Prenons le premier sens, la vue, et voyons comment ce
sens, parce que nous savons mal apprecier ce qu'il nous per-
met de percevoir, peut produire la vie, e'est-a-dire la douleur.
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294
LA DOCTRINK MJDDHIQUE
Le sens de la vue a pour organe l'ceil, mais pour que ce
sens ait l'occasion de s'exercer, il faut qu'un objet du monde
exterieur soit mis a sa portee. L'organe de la vue et l'objet a
pereevoir etant mis en presence, il y a relation de l'etre qui
vit et qui voit avcc le monde exterieur, car il y a contact,
c'est-a-dire vision. La vision engendre la sensation, la sensation
engendre le desir, la soif, pour parler comme les buddhistes,
la soif d'etre, la soif de la vie. (Ju'a fait, dans cette serie de
causes et d'effets successifs, le sens de la vue, il a mis en
relation l'etre humainavec le monde exterieur et l'etre humain
a vu et senti, mais a cela s'est borne son role ; il a produit la
sensation, mais il n'a pas produit le desir, la soif. Si,' sous le
coup de fouet de la sensation, le desir de voir encore, la soif
de voir toujours, si les autres sens ont ete emus et incites,
s'ils ont cherche a pereevoir cliacun a leur facon ce que le
sens de la vue a percu, la faute n'en est pas au sens de la vue,
mais a notre ignorance qui nous laisse incapable d'apprecier
a tous les points de vue, l'objet que l'ceil a percu, a notre
ignorance qui laisse la sensation produite par le contact
degenercr en desir de voir, de voir encore, de voir toujours.
II. — Or, quel est le fil qui assure la longue serie des vies
naissant les unes des autres que vit un etre humain, e'est le
desir que nous avons d'etre, e'est la soif de vivre, e'est la soif
de jouir. G'est parce que, au cours d'une autre existence, nous
avons desire vivre, que nous vivons; e'est parce que nous
livrons le grand combat de la lutte pour la vie que nous
vivrons au moins une autre vie encore. C'est notre attache-
ment aux choses de la vie, aux joies de ce monde, c'est notre
recherche constante du bonheur sur terre, du bonheur au
paradis meme, c'est notre amour du hien-etre sur terre et
dans les cieux, parmi les homines et parmi les dieux, c'est
tout cela qui est un produit de notre ignorance et par conse-
quent la source, l'origine de la vie. «Si l'homme n'entretenait
pas la vie par ses desirs d'etre encore, me dit un bonze, la vie
s'eteindrait comme une lampe qui n'estpasalimentee d'huile;
les desirs sont a la vie ce que l'huile est a la flamme de la
lampe. Or, continue mon bonze, quel est celui qui ayant de
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l'ignorance est source de vie                    295
l'huile a portee de sa main ne remplit pas sa lampe, quand il
voit docroitre la flamme !■ Ne pas alimenter la vie est une chose
penible, difficile, parce qu'il est difficile de souffrir sans
desirer etre mieux, parce qu'il est difficile de ne pas aimer
ce qui est bon, ce qui plait a nos sens. Et pourtant c'est a
cette indifference pour le bien-etre, pour le mieux-etre, pour
le devenir, pour la vie elle-meme, qu'il faut arriver si on veut
pouvoir aspirer au Nirvana. Mais c'est une chose bien difficile .
Celui qui, detache de tout, vivant dans une extase continuelle,
loin des choses, loin dps pensees du monde, se complait dans
son extase et y trouve non la paix du cceur mais la joie, une
parcetle de bonheur, celui-la meme manque le but et doit
renaitre encore parce que la joie, la parcelle de bonheur qu'il
tire de son extase, le rattacho a la vie. G'est celui-la qu'on
appelle « celui qui rompt l'extase ».
L'ignorance est done la cause de nos erreurs, la cause des
formations nombreuses que l'etre doit epuiser avant de pene-
trer au Nirvana, e'est-a-dire l'origine de la vie. Pourquoi ?
Mais parce que l'ignorance laisse germer en nous les desirs,
qui sont les passions, qui sont la soif inextinguible de vivre
et la source de tous nos peches. Par suite de l'ignorance, nous
compronons mal ce que nos sens ont percu.
III. — Done, ce qu'il faut detruire en nous c'est l'igno-
rance. Or, detruire l'ignorance, qui nous rattache a la vie,
c'est s'instruire, c'est acquerir la science qui nous permet
d'apprecier avec justesse les choses de ce monde, qui nous
permet d'en voir la vanite, I'extreme vanite, et qui nous
detache de la vie. C'est done la science qui donne a l'etre
humain, avec un etat d'ame nouveau, l'indifferenee tranquille
qui est la sagesse et la liberte, qui lc degage des liens qui
lient le vulgaire, qui le met au-dessus des passions communes
ct le rend maitre de ses sensations, lui donne la pleine
conscience de ses actes, de ses paroles et de ses pensees.
« L'homme qui connait les quatre verites sublimes, me dit un
religieux, et qui les a bien cpmprises, percoit par ses sens
comme l'ignorant; mais alors que, chez celui-ci, la sensation
cngendre le desir et le peche, chez le savant, elle engendre la
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296
LA DOCTRINE BUDDH1QUE
meditation et lavertu; l'ignorant, comme un bateau prive de
rames, se laisse entrainer par le courant et, le savant, debout
a 1'arriere du bateau, le pied sur la barre du gouvernail, rame,
resiste au courant et le remonte. » Un autre bonze que j'ai
interroge sur ce point special, me remet cette note : « Celui-la
est un ignorant qui croit que la vie est autre chose que dou-
leur, qui ne sait pas qu'on peut la faire cesser et qui ignore
quels chemins conduisent a la cessation de la douleur; celui-la
est un ignorant qui, connaissant les quatre verites, ne medite
pas sur elles, car il les connait insuffisamment; celui-la est
un ignorant qui, connaissant les quatre verites, ne sait ni
faire usage de ses sens, ni coinprendre ce qu'ils percoivent;
celui-la est un ignorant qui s'emeut quand il tonne, quand il
vente, quand la maladie tue autour de lui, quand le mal le
ronge, quand il souffre, quand il est menace par la mort,
quand les guerriers ravagent le pays et menacentsonmonas-
tere, quand, sa tournee matinale faite, il rentre sans riz dans
son bat de mendiant. Celui-la est un sage, un savant, un saint,
qui regarde toutes choses comme un songe voltigeant, qui
medite sur toutes choses et qui demeure dans un calme d'es-
prit que rien ne peut troubler, qui n'a plus ni passions ni
desirs et chez lequel les sensations restent soumises a ses
meditations, demeurent des moyens de meditation incapables
de produire en lui la soif. »
IV. — Nous avons vu plus haut que l'ignorance a pour
cause la degenerescence dcs premiers habitants de latorre, et
qu'elle est la consequence de fautes successives commises par
les prohm, les bienheureux venus sur la terre apres sa
reconstitutipn pour la repeupler. A mesure que naissaient en
eux la soif des changements, le desir d'autre chose, leur
nature se transformait et leur ignorance croissait. La terre,
solidarisee avec eux, degenerait sous eux, et sa puissance
productive diminuait; certains vegetaux disparaissaient de
sur la terre et les sexes differenciaient les habitants. Alors le
mal, sous toutes ses formes individuelles et sociales, croissait
avec leur ignorance.
L'ignorance, se transmettant aux descendants, se trouva
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297
i,'ignorance est sorncE de vie
etre le signe originel des souillures anciennes, la preuve de
la degenerescence des ancetres, la cause des souillures nou-
velles.
Mais ce que je n'ai pas dit, c'est pourquoi ces anciens
tevodas etaient imparfaits et susceptibles de degenerescence,
c'est pourquoi leur imperfection est venue d'une i'aculte
d'ignorance sommeillant en eux. Un bonze que j'interroge
sur l'origine tie l'ignorance me repond : « Quand je regarde
Venus, je la vois et je me rends bien compte de la route
que suit ma vision au travers de l'espace, mais au dela de
Venus, je ne vois plus rien. Venus borne ma vue comme
l'ignorance originelle borne ma connaissance. Je vois que je
suis un ignorant, mais je ne vois pas ce que mon ignorance
cache a mon intellect; si je le voyais je ne serais plus un
ignorant. Cependant le Buddha a enseigne que l'ignorance a
pour origine notre soif d'etre. »
—  Oui, mais quelle est l'origine de notre soif d'etre i
—  Notre ignorance.
—  C'est bien. — L'ignorance vient de la soif d'etre, et la
soif d'etre vient de l'ignorance, comme l'ceuf vient de lapoule
et la poule de l'oeuf, mais quelle est la premiere en date de
l'ignorance et de la soif d'etre.
—  Comment voulez-vous que je vous reponde, puisque je
suis un ignorant, et que mon ignorance ompeche mon esprit
de voir ce qui est peut etre visible pour les seuls tevodas et
les buddhas.
V. — La chaine des causalitcs. — Un rcligieux me remet au
dernier moment un petit satra a demi devore par les termites.
11 porte le titre do patechasamobat, et mon religieux qui
traduit ce mot compose d'origine pali par ces deux peri-
phrases, « les douze causes qui s'engendrent, les douze mots
qui naissent les uns des autres », lui donne aussi le nora de
nitanea pi iondap, les douze causes. Ce petit satra de dix
olles me parait une partie d'un satra plus considerable; mais
tel qu'il est, il donne la formule et le commentaire de la doc-
trine a laquelle je viens de consacrer un chapitre. Cette formule
se trouve d'abord en pali altere a la mode cambodgienne,
i
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298                                     LA DOCTRINE ISUDDHIQUE
puis en langue vulgaire. Le pali est facile a lire, et j'observe,
apres avoir toutefois mieux groupe les syllabes et restitue
les mots, que la forimile est exactement cello que je
trouvc dans Childers, au mot Paticcasamappddo. Je traduis,
en francais, la traduction cambodgienne et j'obtiens la chaine
des douze causalites que voici : « D'abord, il y a 1'ignorance;
alors de 1'ignorance naissent les organisations ; des organisa-
tions nait la connaissance; do la connaissance naissent le nom
et la forme; du nom et de la forme naissent les six sens ; des
six sens nait le contact; du contact nait la sensation; de la
sensation nait le desir; du desir nait l'atj;achement aux choses
du monde; de l'attachement nait l'existence; de l'existence
nait la naissance; de la naissance provienncnt la maladie, la
decrepitude, la misere, la douleur et la mort. »
La copie continue et je lis : « Voila la preuve que 1'igno-
rance est la cause premiere de la douleur, de tout le mal dont
souil'rent les hommes. » Puis vient un long conmientaire tres
peu clair pour moi et que mon religieux ne peut me traduire
en langue plus intelligible. La copie se termine par ceci :
« Maintenant que nous avons donne la liste naturelle des
douze mots qui naissent les uns des autres, voici ce que disent
les baley : d'abord, il y a le desir; alors. si le desir est sup-
prime, il n'y a plus d'ignorance ; si 1'ignorance est supprimee
il n'y a plus d'organisations; si les organisations sont sup-
primees, etc., etc., jusqu'a la fin. Voila comment on peut
arriver a la suppression de la douleur, de tout le mal dont
souffrent les hommes. »
Done, d'apres la liste naturelle, tout en haut, la cause pre-
miere de la douleur, du mal, e'est Yignorance-, ensuite ce n'est
plus 1'ignorance mais le desir, qui est la cause premiere qu'il
faut supprimer pour n'avoir pas 1'ignorance.
Nous avons vu plus haut qu'il y a la, dans cette difference,
une difficulty difficile a resoudre.
En fait, ce petit satra donne la formule sacree d'une doc-
trine bien connuc des Cambodgicns instruits, mais qu'ils ne
savent plus guere commenter avec quelque autorite. J'ai dit
plus haut ce qu'ils en ont retenu et comment ils comprennent
que 1'ignorance est la source de la vie et par consequent de la
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l'ignorance est source de vie                      299
douleur. II faut reconnaitre que la notion qu'ils ont gardee de
la forniule et de la doctrine est assez juste et qu'ils ontmieux
conipris l'ensenible que bien distingue les parties.
VI. — Imprecation. — Je terminerai ce chapitre par une
imprecation qu'un vieux bonze m'a communiquee :
« Que les aigles m'arrachent les yeux, que la foudre m'as-
sourdisse pour toujours, que mon nez cesse de percevoir les
odeurs, que ma langue se desseche en ma bouche, que ma
peau devienne dure comme la plante de mes pieds devenue
insensible, si par ces portes penetrant en moi les aliments qui
nourrissent mes desirs et ma vie; si par ces portes, toujours
ouvertes au monde, le monde passe avec tous ses desirs
immoderes. Le monde est en feu, les flammes montent,
montent et devorent tout, et ces flammes sont toujours alimen-
tees par les rivieres qui roulent l'huile et les passions des
hommes. Tout tremble car tout peche, tout pleure car tout
souffre et, sur la terre, les arbres, si fiers, sous le vent se
couchent pour pleurer; ils crient dans leurs branches tordues
et se plaignent. Tout briile et tout flambe. Que les organes de
mes sens soient detruits si, par eux, je dois pecher; si, parce
qu'ils fremissent, mes pensees sont troublees, mes medita-
tions inexactes et mal menees; si, par eux, a cause d'eux, je
jouis et me lie a l'existence; si, parce qu'ils ont fremi, s'est
obscurcie en moi la notion du vrai; si, parce qu'ils ont fremi,
je dois nianquer la rive opposee oil tout est calme, ou rien ne
change plus. Je prends refuge en Buddha, je prends refuge en
la Loi, je prends refuge dans l'Assemblee. Sathu. »
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V]
LA. SUPPRESSION DE LA DOULEUR
« Supprimer la soil' de l'existence, c'est supprimer la
douleur, telle est la troisieme verite supreme trouvee par le
Buddha. Si le desir de jouir, si la satisfaction des passions, si
l'attachement aux clioses de ce monde produisent l'existence,
et si l'existence est douleur, il faut, pour supprimer la douleur,
eteindre le desir de jouir, ne pas ceder aux passions, ne pas
s'attacher au monde, a ses pompes et a ses oeuvres. C'est
logique. Or, eteindre le desir de jouir, c'est eteindre la soif de
vie, c'est aneantir la passion, c'est ne plus cliercher a trouver
le bonheur sur la terre, c'est briser tous les liens qui ratta-
chent 1'homme a l'homme, c'est pratiquer la doctrine du
renoncement, c'est se detacher de tout ce qui est terrestre, ne
plus rien aimer, ne plus rien hair, ne plus rien preferer de ce
qui est sur terre. C'est parvenir a un etat d'indifference tran-
quille et de supreme aspiration an'etre plus, que rien ne peut
plus troubler, ni les choses du monde, ni les choses de
la famille, a peine les choses de l'intime conscience.
Alors, quand l'etre humain est parvenu a cet etat de calme
immuable, rien ne peut plus avoir prise sur lui; il est libre
de tous liens; il monte en perfection, si haut que la terre reste
dans le vide de sa pensee comme un imperceptible point
perdu dans l'espace. Son detachement est si grand, si reel, si
profond que tout s'abime devant lui et qu'il peut parvenir a
s'ignorer lui-meme dans une aspiration de tout son etre au
Nirvana. La vie s'eteint alors en lui, parce que la vie des sens
s'eteint, parce que la trace meme des desirs s'eflace, parce que
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301
La suppression he la douleur
dans lui la place est toute prise par l'aspiration a n'etre plus
et qu'il n'y a plus de place pour le desir le plus petit, pour la
preference, meme negative, la plus faible. Si la mort survient,
cet etre humain qui a renonce, qui n'a plus meme le desir de
se souvenir qu'il a renonce, qui a perdu ses liens qui le
liaient a l'existence, cet etre humain ne renaitra plus parce
qu'il avait deja le Nirvana avantde mourir, parce qu'il a vecu
alors qu'en lui ne vivaient plus les passions et le desir de
vivre qui caracterise l'homme et, me dit un bonze, « parce
que la douleur meme, qu'il pouvait ressentir par son corps,
etait devenuepour lui coinme une chose qu'il percevait mal et
qu'il ne pouvait ressentir que comme une gene impuissante a
le troubler dans sa quietude parfaite, comme une idee vague
qui n'est pas a sa place dans'une pensee qu'onnepeutecarter
sans quo la meditation soit compromise ».
Voila ce qu'est, chez les buddhistes, la doctrine de la
Delivrance. Elle s'eloigne de la doctrine chretienne de la
Delivrance de tout ce qui separe l'idee que se font les bud-
dhistes do l'individualite se perdant dans une spirituali-
sation si parfaite que la sensibilite est aneantie, de l'idee que
se font les Chretiens1 de la personnalite se survivant dans un
monde eternel de bonheur supreme. Pour les uns, la fin
derniere, c'est n'etre plus ce que l'imagination peut conce-
voir; pour les autres, c'est etre encore; pour les uns, c'est ne
plus souffrir; pour les autres, c'est jouir enfin. Pour les uns
et les autres, c'est etre sauve, c'est le salut.
Voyons maintenant quels sont les moyens de faire son
salut que le Buddha a enseignes.
1 Je pourrais dire aussi les juifs et les mnsulmans.
-ocr page 333-
VII
MOYENS DE SUPPRIMER LA DOULEUR
I. — Si, — apres avoir demontre quo la douleur est partout,
inseparable de l'existence, qu'elle a pour cause notre amour
de l'existence, que, par consequent, il faut ne plus desirer
l'existence pour echapper a la douleur, — lc Buddha s'etait
arrete, il eut agi comme un philosophe ordinaire et n'eut
point accompli une ceuvre religieuse; son enseignement n'eut
point porte avec lui une doctrine morale, une regie de
conduite; il out etc incomplet. C'etait deja quelque chose que
d'enseigner qu'il fallait eteindre en soi les desirs, resister aux
passions afin d'ecliapper a la douleur; mais indiquer la
marche a suivre, les moyens a employer pour parvenir a
souffler en soi tout ce qui est la caracteristique de l'homme,
les desirs, les passions, l'amour de la vie, du bien-etre, la
recherche d'une vie meilleure, montrer la route du Nirvana,
la voie qu'il faut suivre pour parvenir au salut, c'etait davan-
tage et c'etait mieux. La commence l'ceuvre redemptrice : le
buddhisme cesse d'etre une doctrine de philosophie specu-
lative pour devenir une philosophie religieuse; le Buddha
n'estplusseulementun savant, un philosophe (iclaire, il est le
Buddha plein d'amour pour les etres, le Buddha doux et
charitable dans son ceuvre tout entiere, il est le Redempteur,
le Sauveur au sens religieux que les Chretiens ont donne a
ces deux mots. La route aux huit sentiers qu'il a suivie
au cours de ses nombreuses existences anterieures et qu'il
n'a pu retrouver qu'en devenant buddha, par un effort inoui'
de sa pensee s'absorbant toujours davantage, la voie du salut
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303
MOYENS DE SUPPRIMER LA DOULEUR
qui mene a la delivrance de la mort, au Nirvana, il va la
montrer, il va dire comment il faut y marcher. Voila Pceuvre
morale, voila l'ceuvre religieuse du Buddha qui, dans le bois
des Antilopes, a Benares, le portait a s'ecrier : « 0 moines!
uuvrez vos oreiiles, car la delivrance de la mort est trouvee.»
II. — Qu'etait done cette decouverte ? D'abord les trois
verites sublimes que j'ai precedemment etudiees, puis celle-ci
qui compte huit articles, les huit sentiers de la meme route
qu'il faut suivre de front et sur lesquels il faut s'avancer sans
omettre l'un d'eux : « Foi pure, volonte pure, langage pur,
action pure, moyens d'existence purs, application pure,
memoire pure et meditation pure. »
Pesez bien les huit termes de cette quatrieme .verite et
vous verrez que tous se ramenent a ceci : « Supprimer l'igno-
rance. » Ignorance, voila un mot qui revient au Gambodge a
cliaque instant dans le discours quand on apprecie un homme:
« G'est un ignorant » ne signifie pas seulement comme chez
nous un homme qui ne sait pas, un homme qui n'a pas etc
instruit, cela signifie encore que cet homme est sans educa-
tion, ou bien qu'il est incredule etsans foi religieuse, ou bien
qu'il est mediant. On ne peche que par ignorance parce qu'on
ignore les avantages qu'il y a a ne pas pecher, parce qu'on
ignore en son cceur la doctrine du Buddha, alors meme qu'on
la sait definir avec les levres, parce qu'on ne croit pas avec la
foi robuste de celui qui sait vraiment, parce qu'on sait mal,
parce qu'on n'a pas compris la verite, toute la verite. Voila ce
qu'on trouve dans le langage courant des Gambodgiens. On
peut juger par la de l'idee que doit se faire de l'ignorance un
buddhiste conscient et, de tout ce qu'il faut entendre a l'enonce
des huit articles.
Une foi pure, e'est-a-dire une foi conforme a la doctrine,
etudiee, reflechie, bien comprise; une volonte pure, e'est-a-
dire la ferme resolution de garder la foi, de regler sa conduite
d'apres la doctrine; une parole pure, e'est-a-dire un langage
conforme a la doctrine, convenable, exact, precis, judicieux;
une action pure, e'est-a-dire des actions conforrnes a la
doctrine, reflechies, sages, morales; des moyens d'existence
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304
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
purs, c'est-a-dire honorables, inattaquables; une application
pure, c'est-a-dire un effort bien reflechi, bien mesure pour
atteindre au but conforme a la doctrine; une memoire pure,
c'est-a-dire l'exercice constant de la memoire afin de retenir
avec exactitude, de savoir avec nettete les choses apprises; la
meditation pure, c'est-a-dire la pensee libre de tout prejuge, pla-
nant au-dessus des passions, s'elevant par-dessus l'humanite
pour, dans un calme parfait, dans une indifference tranquille,
dans une impassibility supreme, bien voir et bien juger, pour
bien connaitre les causes et pour bien prevoir les consequences.
III. — Gette partie de la doctrine buddhique est la partie
savante qui echappe au vulgaire, et qui ne peut etre comprise
que par Jes esprits vraiment eleves et libres. Gependant, elle
a ses commentateurs au Cambodge memo et, parmi les reli-
gieux, il y en a qui l'ont meditee, pressentie, devinee et.....
enseignee. Le Louk Preas Saukonn, le second cbef des bonzes,
la prechait avec un grand talent et une grande conviction; un
bonze que j'ai beaucoup frequente aimait a la definir.
<( G'est, enseignait le Louk Preas Saukonn, par l'etude que
l'liomme peut arriver a comprendre la doctrine de la Deli-
vrance; sans une etude bien conduite, sans une reflexion
bien soutenue, sans la meditation sage et contenue, on n'ar-
rive point a voir ce qui ne tombe pas sous les organes des
sens. L'homme voit le mal; il comprend que la douleur est
grande; il voit le mal et la soulTrance, mais il ne peut pas
comprendre, il ne peut pas savoir, s'il n'etudie pas quelle est
1'importance de la douleur dans le monde, d'oii elle vient et
ce qu'il faut faire pour la supprimer. Puis, pour se detacher
des choses de la vie, pour savoir apprecier, il faut etudier;
pour ne plus desirer renaitre, pour comprendre l'avantage
qu'il y a a entrer au Nirvana, il faut etudier, car il faut conce-
voir la douleur, perdre tout espoir en ce monde, non comnle
une bete qui, n'esperant pas ici, n'espere plus, mais comme
un saint qui, n'esperant plus ici, sait qu'il doit encore esperer
en l'Au-dela, car il faut monter en sagesse par le renoncenient
conscient, voulu, cherche, par le detachement absolu, par la
meditation soutenue qui conduit a la sagesse supreme, toute
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MOYENS r>E SUPPR1MER LA DOULEUR                     305
faite d'indifference tranquille et de calme, sans place pour
Pegoi'sme, sans place pour les preoccupations mondaines. Or,
l'etude seule peut conduire a cet etat, l'etude bien menee qui
chasse l'ignorance et qui sauve. G'est pour chasser Pignorance,
cause du peche, cause du mal, que les religieux doivent
etudier, mediter, puis enseigner. »
Et mon religieux ajoute : « G'est par la suppression de
l'ignorance et par la connaissance complete que Phomme se
sauve. Qui ne saitpas examiner un grain de paddy et mediter
sur lui, sait que le grain de paddy germe, porte paille et
donne cent et cent cinquante grains pour un, mais il ne peut
pas savoir pourquoi le paddy germe, pourquoi il porte paille
et pourquoi il donne ses fruits. Apercevoir n'est pas voir,
voir n'est pas regarder, regarder n'est pas examiner, examiner
n'est pas comparer, comparer n'est pas mediter. »
20
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VIII
LES HUIT SENTIERS
L — Reconnailre « avec son esprit et son cceur », corarae
disent les Cambodgiens, que la vie est douleur, que la soif de
vivre et de jouir de la vie est la source de la vie, et par conse-
quent de la douleur; que, pour supprimer la douleur, il faut
supprimer la soif de vie, afm de ne plus renaitre, est bien;
c'est deja le cliemin de la perfection, car c'est connaitre la
nature reelle des choses, c'est etre en situation de juger, avec
un esprit libre de tous prejuges, toutes les choses et tous les
actes qui s'accomplissent en ce monde. « L'esprit, l'enseigne-
ment. me dit un religieux, peut donner au religieux la notion
bien nette de ces trois verites, mais la meditation seule, la
meditation longue et souvent repetee peut lui en faire sentir
toute l'importance, le convaincre et le penetrer de son absolue
veracite. Le lai'que connait ces trois verites, croit a elles, mais
n'est pas convaincu par elles, et la plupart des religieux sont
comme les la'iques sur ce point. Quelques religieux, et ce sont
les saints, — plus rares aujourd'hui qu'autrefois, — qui pra-
tiquent la meditation, qui savent s'absorber en eux-memes,
feriner leurs sens aux choses de Vexterieur et les ouvrir sur
les choses de I'interieur,
non seulement croient a ces verites,
mais sont si bien penetres par elles, sont si bien convaincus,
que rien ne les inquiete plus, que rien ne peut plus troubler
leur calme d'esprit et de cceur, et que toutes les choses qui
s'accomplissent autour d'eux ne paraissent plus a leurs yeux
que comme des songes voltigeants, que comme des jeux de
1'iinagination. Geux-la seuls, parce qu'ils ont apprecie l'ina- •
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307
LES HUIT SENTIERS
nite ties choses du monde, parce que cette appreciation les a
menes au detachement complet, au calme absolu, sont sur les
huit sentiers de la voie droite. »
Ce que mon religieux dit la revient en somme a ceci :
« Groire est le fait des laTques et des religieux ordinaires;
avoir la conviction, la science de la croyance est le fait des
saints qui cherchent la verite et qui la cherchent par la medi-
tation. » Je ne dirai pas que c'est proclamer la superiorite de
la conscience sur la foi, mais je dirai que c'est placer au-
dessus de la foi religieuse la conviction religieuse. C'est placer
toujours la foi buddhique en face des faits du monde et dire
au moine : « Examine et vois si la foi buddhique n'est pas la
sagesse elle-meme, si la somme des joies du monde l'emporte
sur la somme des douleurs, si vraiment la douleur n'est pas
la loi du monde, si le desir n'est pas la source de la vie et si,
pour supprimer la douleur, il ne faut pas supprimer la vie,
*
c est-a-dire chercher a ne plus renaitre. »
II. — Une pareille doctrine, si favorable aux sciences pro-
fanes — qui de ceux qui s'y devouent n'exige pas la foi — est
dangercuse en religion. Le libre examen ne convient qu'a la
sapience, il est dangereux pour la foi, parce que l'une est le
resultat d'une serie d'observations faites, controlees et classees
dont on a tire une deduction toujours modifiable, et que
l'autre est un fait revele qui ne peutetre ni classe ni controle,
et dont la regie morale, qu'on pretend en avoir tire, est
immuable. La science avance d'autant plus que la formule
scientifique est plus amelioree; la foi recule des qu'on songe
a l'ameliorer.
(Juand on proclame le libre examen, il faut, s'il s'agit de
religion, mettrc un certain nombre de faits hors l'examen,
e'est-a-dire reduire le domaine sur lequel pourra librement
s'exercer l'examen : le catholicisme a reduit ce domaine autant
qu'il a pu le faire, et ses dogmes sont nombreux; les regies
de disciplines elles-memes sont devenues presque des dogmes
et on rejette hors de l'Eglise ceux qui, acceptant tous les
dogmes, repoussent une seule des regies admises par les con-
ciles ou proclamees par le pape infaillible; le protestantisme
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308                             la doctrine'buddhique
a elargi le domaine de l'examen et ses dogmes sont peu
nombreux; ils sont tous contenus dans le Credo primitif; le
buddhisme n'a pas un domaine d'examen libre moins large
que le protestantisme. Comme lui, il a proclame la liberte de
I'examen, mais hors de l'examen il a mis la foi : la foi pure
est le premier des huit sentiers de la route de la delivrance.
Les sept autres sentiers sont la consequence du premier; en
fait, ils en sont les supports, et leur raison d'etre c'est de
maintenir dans le premier sentier celui qui y marchc; c'est
de maintenir hors de l'examen la foi buddhique, ce qui est ici
appele la foi pure, c'est-a-dire la croyance a un monde meil-
leur, la foi aux trois premieres verites enumerees ci-dessus,
la foi en la transmigration, la foi en cette autre verite que la
transmigration peut prendre fin par la foi et par la pratique
de toutes les vertus.
III. — Cela reduit bien le domaine sur lequel l'examen peut
librement s'exercer, mais une religion qui ne proclamerait
point l'absolu, une religion qui n'aurait point de dogmes, ne
serait point une religion. En fait, les sept derniers sentiers
sont les moyens de se maintenir sur le premier et, a un autre
point de vue, l'obligation de mettre sa conduite d'accord ave^p
sa foi.
Si tu es buddhiste, si tu as la foi pure, tu es sur le premier
sentier de la delivrance; par consequent, sois pur en volonte,
en parole, en actions, que tes moyens d'existence, que tes
aspirations, que ta memoire, que l'objet de tes meditations
soient pures. Etce commandement a, je le repete, une double
portee : il oblige le buddhiste a vivre buddhiquement et, par
1'habitude qu'il lui donne de vivre conformement a la doctrine,
il le maintient dans la doctrine'. Et cette obligation de vivre
conformement a la doctrine a pour consequence de maintenir
la meditation dans certaines limites et d'amener celui qui s'y
livre a ne voir les choses sur lesquelles il medite qu'au travers
de sa foi religieuse. C'est done non seulement restreindre le
domaine de l'examen, mais nuire a l'examen lui-meme et
1 i Si vous vivez comme des paiens, a quoi reconnaitra-t-on que vous
iHes Chretiens ? » (Saint Paul.)
                              :
^
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309
LES HUIT SENTIERS
paralyser les raoyens de l'examinateur; en d'autres termes,
c'est instituer l'examen avec une idee preconcue et mettre un
voile, la foi, entre l'objet de la foi et le croyant proclame libre
de l'examiner.
IV.   — Un religieux auquel, apres deux longues confe-
rences, j'ai pu faire comprendre une partie de ces obser-
vations, est epouvante par I'idee qu'on peut mettre en doute
la foi buddhique et en discussion le dogme. Ce qu'il me dit,
le vide qu'il a un moment entrevu a la pensee que tout ce qu'il
croit peut etre faux et qui cause son effroi, me prouye qu'il a
eu conscience du neant, du neant tel que nous pretendons
qu'il est connu par les buddhistes. Une exclamation lui
echappe : « Mais alors, il n'y a rien; si les horames ne
renaissent pas; s'il n'y a ni paradis, ni enfers, ni Nippean, il
n'y a rien. Quand on meurt, tout est fmi; il n'y a rien.» Et sa
tete s'incline, son front se ride; il ferme les yeux et reste un
moment sans qu'un trait de son visage remue. 11 medite. Puis
son visage s'eclaire lentement; il leve les yeux sur moi, sourit
et, me regardant bien en face, dans les yeux, il me dit: « Au
dela de la vie, il y a les paradis pour les bons, il y a l'enfer
pour les mechants, il y a les renaissances et, par-dessus tout,
il y a le iNippean; il y a tout cela, car le Buddha a dit qu'il y
avait tout cela. » Mon religieux est un homme de foi et son
sourire, son calme retrouve, son air de triomphe, le disent
assez. II ajoute : « S'il n'y avait pas cela, les hommes seraient
si mechants que la terre s'embraserait comrne une balle de
coton et que tout disparaitrait a jamais. »
Cela m'a un peu ecarte de mon sujet, mais l'effroi de mon
religieux a la pensee que tout ce qu'il croit peut etre faux et
qu'il n'y a que le neant au dela de la vie, m'a paru si bien re-
pondre a ceux qui croient, en Europe, que le Nirvana est le neant,
que je n'ai pu resister au desir de montrer ici quel trouble
cette pensee peut jeter dans l'esprit d'un religieux du Buddha.
V. — Je reviens. La necessite de mettre sa conduite d'accord
avec sa doctrine est de proclamation courante au Gambodge
et ce n'est pas sans une certaine surprise que les Europeens y
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310
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
trouvent la notion tres nette du profond respect qu'il faut
avoir pour la Loi, sous quelque aspect qu'elle se presente : le
thorm (dharnia), ou loi religieuse; le chbap, ou coutume
ancienne; le kram, ou loi civile. Suivre la Loi, ne pass'ecarter
de la Loi, agir conformement a la doctrine, tout cela est sacre
et tout cela fait partie du langage courant et fait, de celui qui
met sa conduite d'accord avec sa doctrine, ce que nous nom-
mons en France un « homme integre », une « conscience
droite ». Au Cambodge, pays rcligieux, 1'homme integre est
un cr homme pieux », un homme qui pratique les preceptes,
qui suit la Loi; il est saint quand il medite et quand il pratique
les preceptes sacres; il est sage et saint quand ses actes, ses
paroles et sa croyance sont d'accord avec la doctrine, e'est-a-
dire quand il est sur la route de la delivrance, sur la route
qui conduit au Nirvana.
« Celui, me dit un achar, qui vit conformement aux
preceptes du Preas, qui medite sur les quatregrandes verites,
suit la route au huit sentiers, parvient a la connaissance des
choses cachees ct a la sagesse. »
Un religieux, son ami, ajoute : « Celui qui croit vraiment
aux paroles du Buddha et qui medite sur elles, pratique les
preceptes sacres et parvient a la sagesse. »
Une note que je trouve dans mes dossiers, mais que je ne
puis attribuer a personne, par suite d'un oubli, porte : « La
foi donne la saintete, la meditation sur la foi donne la
sagesse; la sagesse donne le Nippean; le Nippean donne les
joies insoupconnables du calme absolu. »
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IX
LES PRECEPTES
Nous avons vu co qu'il faut entendre par « la route aux
huit sentiers qui mono a la delivranoe » ot j'ai dit que la
formule entiere de la derniere des quatre grandes verites
n'avait d'autre but que d'obliger le buddhiste a mettre sa
conduite d'accord avec sa doctrine.
Mais cette invitation a la correction, a la droiture, a la
purete de vie, a l'adoption d'une regie de conduite constante
et basee sur la loi buddhiquo, en disant beaucoup, ne dit pas
assez. Une religion est autre chose qu'une morale, elle doit
autre chose que ses dogmes a ses fideles; elle leur doit une
regie de conduite plus terre a terre qu'une invitation a la
purete. Elle doit entrer dans les details et dire ce qu'elle
entend par purete. Elle leur doit des preceptes sacres.
I. — Les cinq preceptes principaux. — Les Juifs, et leurs
descendants les Chretiens etles mahometans, ont lesdix com-
mandements de Dieu; les buddhistes ont .tout d'abord « les
cinq preceptes sacres » ou « cinq regies » ou, comme ils sont
quelquefois appeles par les Cambodgiens, les « cinq grandes
regies », les «cinq regies principales », les « cinq moralites
principales ».
S'abstenir de tuer;
S'abstenir de voler;
S'abstenir d'impuretes;
S'abstenir de mentir;
S'abstenir des liqueurs fermentees.
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312
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
On a cru devoir faire observer que ces preceptes sont des
tf defenses » et deduire de la que le buddhisme sait « defendre
le mal » mais ne sait pas « ordonner le bien ». G'est aller vite
en besogne. Et dire a ce propos, comme Mgr Bigandet, que la
la loi buddhique « n'ensetgne pas de devoirs particuliers a
a accomplir » et, comme M. Barthelemy-Saint-Hilaire apres
La Loubere, que cette morale est negative, c'est parler tres
legerement et oublier que sur dix commandements de Dieu, il
y en a neuf qui sont des prohibitions1 et que la plupart des
commandements qui furent donnes au peuple juif par Moi'se,
interprets de Jehovah, son Dieu, sont egalement des prehibi-
tions1. Je n'oublie pas que l'Ancien Testament contient aussi
dee « invitations » en grand nombre, mais on ne doit pas
non plus oublier que les livres buddhiques en contiennent
aussi et que toutes les regies ne sont pas des«prohibitions)).
Geci dit, afin de mettre au point l'esprit du lecteur3, je
continue :
Les cinq preceptes sont observes par les religieux autant
que faire se peut, mais les lai'ques sont loin de les observer
avec la meme rigueur, c'est meme pour cette raison que
quelques religieux cambodgiens .enseignent que, s'il est
possible a un lai'que d'atteindre les six premiers paradis, il
lui est impossible de s'elever au dela, et que les seuls reli-
gieux, qui observent tous les preceptes, peuvent atteindre la
condition de brahmas, de maha brahmas ou celle que
procure l'entree au Nippean. C'est encore pour cette raison
que les six paradis inferieurs sont dits communement « les
paradis que peuvent atteindre les gens qui ne sont point
sortis du monde ».
Pour les lai'ques, ces cinq prohibitions sont attenuees et
devaient l'etre, car si des religieux qui vivent en societe,
1  Exode, XX, 43-17. Le premier seul qui forme le verset 12 est un
precepte au sens exact du mot : « Honore ton pere et ta mere. »
2  Voyez par exemple Exode XXI, Levitique XVIII, XXI.
3  Je procede ici comme j'ai fait dans mes Recherche* sur la Legislation
rambodgienne;
je mets en parallele ce qui chez les Cambodgiens nous
indigne, nous surprend et nous laisse calme chez nous ; ce que nous sommes
trop enclins k oublier chez nous et ce que nous signalons avec indignation
chez les autres.
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LES PRECEPTES                                         313
peuvent s'y soumettre, il est presque impossible a des la'iques
qui vivent dans le monde de les tenir. II est necessaire de
dire ici comment elles sont observees par les religieux et par
les lai'ques, etde dire quelles modifications elles ont subi dans
la pratique.
Tout d'abord, il faut savoir que la casuistique buddhique
■enseigne qu'on ne peut etre rendu moralement responsable
d'une infraction a un precepte qu'on ne connait pas, d'une
infraction commise involontairement a un precepte qu'on
connait.
Geci dit, prenons les cinq preceptes l'un apres l'autre et
voyons ce qu'ils sont devenus, ce qu'ils sont aujourd'hui et
comment on les observe.
Ne pas tuer. — Les religieux ne tuent jamais volontaire-
ment un animal quelconque. En cela ils observent le precepte
dans toute sa rigueur. Gependant ils acceptent, d'ailleurs a
1'imitation du Buddha, les viandes tuees et cuites qui leur
sont offertes, et il les mangent. Un chef de monastere me dit
a ce sujet :
—  Nous mangeons les viandes qui nous sont offertes,
parce que nous supposons, nous croyons que les animaux
dont elles proviennent n'ont pas ete tues par les fideles a
cause de nous seulement.
— Gependant, lui dis-je, vous savez bien que, quelquefois,
presque toujours, a la veille des grandes fetes, les fideles
tuent afin de vous faire l'aumone?
— Oui, mais les fideles ont tort et non nous. Ils pechent
et non nous, parce que nous ne pouvons pas, nous ne devons
pas demander a ceux qui nous font l'aumone, la provenance
des objets de l'aumone. D'ailleurs, la faute que commettent
les fideles en tuant afin de nous offrir est legere, car elle a
pour but de leur procurer 1'objet de l'aumone. D'ailleurs le
Preas n'a pas defendu aux lai'ques de tuer les animaux, il n'a
fait cette defense qu'aux religieux.
—  Mais si les lai'ques volaient pour se procurer 1'objet de
l'aumone, leur faute serait-elle legere?
— Non, elle serait grave parce que le vol est defendu par
le second precepte; mais le vol commis en vue d'une bonne
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314                                LA DOCTRINE BUDDHIQUK
action, d'une aumone est moins grave que le vol commis par
un voleur qui veut s'approprier l'objet vole.
J'ai connu deux religieux qui poussaient l'observance du
premier precepte beaucoup plus loin quo leurs confreres.
lis refusaient toutes les viandes et no vivaient que de vege-
taux. lis ne marchaient point sur l'herbe s'ils pouvaient s'en
dispenser afin de ne pas ecraser a leur insu les animaux qui
pouvaient s'y etre refugies; Ms ne cassaient point une tige
d'arbrisseau sans utilite, parce que cet arbrisseau, a leurs
yeux, avait vie. (Test pousser le scrupule plus loin que ne Pa
jamais eprouve le Buddha, mais ce scrupule, sous une autre
forme, empeche les religieux de se livrer aux travaux de la
terre, au travail du bois, parce qu'ils craignent de tuer les
animaux qui s'y trouvent; ils deplorent la necessite oii ils
sont d'etre quelquefois obliges de se livrer a ces travaux.
Leur conscience n'est qu'a demi rassuree par Particle de la
casuistique que j'ai cite plus haut et qui porte que dormer la
mort a son insu, par inadvertance, ne peut etre moralement
impute a mal. Ils croient qu'ils doivent eviter de faire les
choses qui, infailliblement, doivent causer la mort de quel-
ques-uns des etres.
Je me trouvais un jour dans un des monasteries de Sambaur
alors que les religieux y travaillaient de grosses pieces de
bois destinees a la refection do la toiture du temple. Gomme
ils remuaient l'une d'elles, une dizaine de scorpions se dis-
perserent en tous sens et Pun d'eux piqua au pied un des
religieux; il ne poussa pas un cri, rentra chez lui avec un
autre religieux pour se soigner, et ses confreres laisserent
les scorpions s'en aller. Un des eleves laiques qui en avait
tue un fut reprimands et se retira tout attriste a quelques pas
de la.
II y a des formules d'excuse que les religieux prononcent
avant de se mettre en route pour le cas oil, sans le savoir, ils
viendraient a ecraser des insectes avec leurs pieds; il y en a
d'autres pour s'excuser d'absorber en buvant ceux qui peuvent
etre dans Peau avec laquelle ils se desalterent oii se rincent la
bouche.
Je dois cependant indiquer deux manquements modernes
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;315
LES PRECEPTES
a la regie ancienne : L'eau qu'ils' boivent n'est:plus filtree au
travers d'un linge comme autrefois, si ce n'est en foret; la
defense du Buddha de ne pas accepter les vetements de soie
parce que, pour avoir la soie il faut tuer l'insecte dans le
cocon, est transgressee. Un grand nombre de religieux por-
tent dcs vetements de soie, plus fraiSj plus solides, plus pro-
pres que les vetements en cotonnade. Mais, j'ai connu un
religieux qui les refusait et qui filtrait l'eau de sa boisson.
Quant aux lai'ques, ils n'observent guere le premier com-
mandement; ils tuent tous les animaux dangereux sans aucun
scrupule ; ils chassent et la p'eche est leur plus frequente occu-
pation ; ils se nourrissent de la chair des animaux qu'ils tuent
ou qu'ils prennent; ils aiment le tout petit poisson et en font
des plats delicieux; ils font des conserves de poisson sans se
preoccuper de la doctrine qui enseigile;-qu'il vaut mieux se
nourrir d'un seul poisson que de plusieurs afin de tuer le
moins possible. Les fetes meme sont des occasions de tuer;
on tue des poissons en grand nombre, des poules, des canards,
des cochons, un boeuf quelquefois quand on fait la tonte des
cheveux des enfants, quand on les marie, et personne ne
songe alors qu'on commet en faisant cela une infraction a la
premiere des cinq moralites. Cependant, je dois noter que j'ai
connu un achar laique qui ne voulait manger qu'un poisson
par jour afin qu'une seule vie fut detruite a cause de lui, et
qui ne permettait pas qu'on tuat, qu'on pechat a son intention.
J'ai connu plusieurs lai'ques, dix ou douze, qui ne voulaient
pas tuer leurs betes de trait, le'urs chevaux devenus vieux, et
qui les laissaient vivre infirmes, inutiles autour d'eux, et qui
prenaient soin d'eux comme au temps ou ils les employaient.
On admet en general que la premiere defense n'est pas faite
pour les lai'ques, et la preuve que m'en donne un religieux
est celle-ci: « Si ce precepte etait fait pour les lai'ques, on eut
tout d'abord aboli la peine de mort et les autres peines corpo-
relles. Si on n'a pas aboli la peine de mort, c'est que les,
laiques ont droit de tuer, mais, ajoute-t-il, en reponse a une
observation que je lui fais, ils ne doivent tuer que par nedes-
site. Les religieux seuls n'ont pas le droit de tuer, alors meme
que leur vie en dependrait. »
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316                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
—  Mais, lui dis-je, si la vie de leurs pere et mere en depen-
dait, auraient-ils le droit de tuer ?
Mon religieux hesite, hesite longteuips, puis il reprend:
—  Ils en ont le droit, mais je crois qu'ils doivent ensuite
sortir du monastere pour rentrer dans le monde; peut-etre
bien qu'une confession publique et une penitence grave peut
les purifier de cette faute. Quand ils n'ont tue qu'un animal,
ils peuvent alors rester religieux du Buddha, mais s'ils ont
tue un homme, meme en defendant leurs pere et mere, ils
doivent sortir du monastere. Cela vaut mieux.
—  Le Buddha a dit qu'un pere vaut cent amis, qu'une
mere vaut mille peres; etes-vous bien sur que le religieux
qui tue un animal pour nourrir ses pere et mere, ou pour les
defendre, comniet une faute ?
Mon religieux hesite encore a repondre :
— Je ne sais pas, dit-il, mais moi, je n'hesiterais pas a tuer
dans des cas semblables.
—  Et les plus saints religieux, hesiteraient-ils, eux ?
—• Non ! ils n'hesiteraient pas.
— Et s'ils hesitaient, s'ils laissaient mourir, s'ils laissaient
tuer leurs parents, quelle opinion auriez-vous d'eux?
— Aucune, jc ne voudrais pas penser a leur conduite; je
ne voudrais pas parler d'cux car, en verite, je serais bien
trouble a leur sujet.
— Mais si vous etiez laique ?
—  Je les blamerais.
—  II y a done une morale pour les laiques et une morale
pour les religieux ? 11 y a done deux morales ?
. — Non ! mais on exige plus des religieux que des laiques,
parce qu'ils sont sortis du monde '.
Ne pas cole?'. — Cette seconde defense, d'origine brahma-
nique, correspond au troisieme commandement de Dieu. Elle
est commune aux religieux et aux laiques, mais les commen-
taires dont elle est accompagnee quand on instruit les jeunes
' Je demande pardon au lecteur de toutes ces longueurs, mais elles
concourent au but que je me suis propose, celui de inettre l'ame buddhique
a nu et de montrer ce qu'est une' conscience dominee par la doctrine du
Buddha.
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Les precePtes                                 317
religieux sont tres meticuleux. « Vous no prendrez pas, disait
un jour devant moi un vieux religieux a deux nouveaux
moines, vous ne prendrez pas une chose qui ne vous est pas
offerte avec la voix ou avec la main ; vous n'accepterez point
une chose qui vous sera correctement offerte si vous avez le
moindre doute que cette chose n'est pas la propriete de celui
qui l'offre et qu'il n'a aucun droit, aucune permission de celui
auquel elle appartient, de vous la presenter; si vous trouvez
quelque objet sur une route frequentee, vous ne le ramasserez
point; si la route n'est pas frequentee, vous prendrez 1'objet
et vous le remettrez a son proprietaire si vous le connaissez,
aux autorites du pays si vous ne le connaissez pas. Ne vous
servez pas d'un objet, d'un outil quelconque qui ne vous a pas
eteprete, car, en employant cet objet sans le consentement de
son proprietaire, vous vous appropriez cet objet un instant,
et cette appropriation est un vol. Vous ne vous arreterez pas
devant une maison pour demander l'aumone, car vous ne
devez point provoquer l'aumone par une manifestation autre
que celle de votre passage dans la rue, afm que personne ne
se croie oblige de vous faire l'aumone.
« Vous ne passerez pas ou vous passerez vite devant les
maisons des gens pauvres, s'ils manquent generalement de
vivres, arm qu'ils ne croient pas que vous leur demandez une
partie de ce qui leur est indispensable ; vous recevrez cepen-
dant leur aumone,, s'ils vous la font, parce que vous n'avez
pas le droit d'empecher les pauvres d'acquerir des merites
par la pratique du don. N'oubliez pas que cette aumone est la
meilleure; mais ne soyez pas orgueilleux de ce qu'elle vous
est faite, n'en tirez pas vanite, car cette aumone est sur tout
bonne pour celui qui la fait et mauvaise pour celui qui la
recoit quand il l'a provoquee ou s'il en tire vanite. Je vous dis
cela parce que, provoquer l'aumone d'une personne qui ne
songe pas a la donner, qui ne la ferait pas sans provocation,
c'est forcer a l'aumone, c'est voler. »
Ne pas commettre d'impuretes. — Cette defense est aussi un
commandement de Dieu et un commandement brahmanique.
II s'adresse aux religieux et aux lai'ques, mais, pour les reli-
gieux, il est beaucoup plus severe que pour les fideles qui
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318                                LA DOCTRINE FiUDDHlQUE
vivent dans le siecle. Les lai'ques sont tenus a la pudeur et
aux amours regulieres : « Celui, meditunachar, qui recherche
la femme d'un autre homme; celui qui fornique avec la fille
d'un autre homme; celui qui recherche la femme esclave d'un
autre homme; celui qui recherche hors mariage sa propre
esclave; celui qui frequente les prostituees; celui qui pense
a toutes ces personnes avec des desirs impurs, tous ceux-la
commettent une faute grave. Celui qui epouse une fille trop
jeune, une fille qu'il n'a pas le droit d'epouser a cause de sa
parente naturelle ou spirituelle, commet une faute grave.
Celui qui ne sait pas etre chaste pendant les trois premiers
jours de l'annee, les jours saints*, les jours des menstrues,
le dernier mois de la grossesse, le premier mois qui suit
l'accouchement, commet une faute grave. Celui qui commet
les crimes d'amour contre nature, celui qui avive sa passion
soit par des attouchements, soit en employant des onguents
ou des philtres aphrodisiaques, celui qui avive aiissi la
passion d'une autre personne, celui qui excite son cceur par
des reveries amoureases, tous ceux-la commettent une faute
grave, etc., etc... »
Quant aux femmes et aux filles, elles commettent les fautes
graves qui correspondent aux fautes ci-dessus, mais elles sont
tenues a plus de pudeur que les homines, a plus de retenue,
a plus de modestie, car un seul regard d'elles, un seul geste,
peuvent etre pris pour une provocation. .La femme qui fait
bruire son sampot en marchant, celle qui le fait bouffer, celle
qui regarde les hommcs dans les yeux, celle qui regarde les
cils a demi clos et de Tangle de l'ceil, celle qui se retourne
pour regarder un homme, celle qui sourit a un homme, etc.,
commet une faute grave, car cette faute est une infraction a
la defense.
Les religieux sont tenus a plus de pudeur que les femmes
et les fllles, et les" fautes contre l'impurete qu'ils commettent
sont reputees d'une extreme gravite. lis doivent observer la
continence absolue, resister a toutes les tentations de la chair,
repousser immediatement toutes les pensees impures qui se
1 C'est-a-tiire les liuitieines et les ilerniers jours de la lune croissante ou
decroissanle.
/
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LES PRECEPTES                                         319
presentent a leur esprit; ils doivent eviter dc regarder les
femmes ou les filles qui viennent au monastere, qui leur font
I'aumone, qu'ils rencontrent, qu'ils voient passer; ils doivent
se confesser de toutes les mauvaises pensees qui leur. viennent
a ce, sujet et sortir du monastere pour rentrer dans le monde,
quand ils craignent de ne plus pouvoir contenir leurs sens.
Ne pas mentir. — Cette defense est fade non seuloment
aux religieux, mais aux lai'ques. Mais, tandis que les derniers
sont tenus a ne pas induire leur prochain en erreur, les pre-
miers sont mis dans l'obligation de le detromper quand ils
croient que ce qu'ils ont dit, que ce qu'ils ont fait, peut I'avoir
induit en erreur. Alors que les brahmanes permettent le
mensonge en certains cas, les buddhistes, de meme que les
Chretiens (sauf, cependant, certains jesuites), le defendent
dans tous les cas et le considerent comme un peche grave.
« Un mensonge, un seul mensonge, dit un petit satra d'edu-
cation, procure plus de demerite a celui qui le commet que
dix bonnes actions ne lui donnent de merite. » Un religieux
me dit : « Un bonze qui ment ternit sa robe de bonze et peche
comme celui qui vole, quelle que soit la consequence ou la
puerilite de son mensonge. Un lai'que qui ment commet une
faute, d'autant plus grave que les consequences de son men-
songe sont plus graves, que l'objet du mensonge est plus
saint; mais un bonze qui commet un mensonge pueril et
sans consequence, commet une faute aussi grave qu'un lai'que
dont le mensonge causerait la mort d'un homme. Le mensonge
que commet une femme est moins grave que celui d'un
homme; celui d'une femme enceinte est moins grave que celui
d'une femme non enceinte; celui d'une fille eprise d'amour
n'est pas plus grave que celui d'une femme enceinte; le men-
songe d'un enfant est le moins grave de tous les mensonges.
Le mensonge le plus grave, apres celui des religieux, est
celui du roi; apres celui du roi, c'est le mensonge des digni-
taires. »
Ne pas s'enivrer. — Cette defense ne se rencontre ni dans
les commandements de Dieu ni dans les defenses brahma-
niques. Elle est buddhique et s'adresse aux religieux et aux
lai'ques, mais, pour les religieux, elle se transforme en defense
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320                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
de boire meme une seule goutte de liqueur fermentee. Le fait
de porter une liqueur alcoolique a sa bouche pour la gouter,
quand on sait pertinemment que cette liqueur est alcoolique,
est un peche grave, « plus grave, me dit un chef de nionas-
tere, que la faute que commet un lai'que en s'enivrant». Le
fait pour un religieux de boire de Falcool, une boisson alcoo-
lique quelconque, est un peche grave, tres grave, une trans-
gression qui doit amener la degradation du coupable; « un
bonze n'a jamais ete vu ivre, me dit un religieux, mais
si pareille chose se voyait, ce serait une chose aussi honteuse
pour le monastere que le manquenient d'un religieux a la
continence ». Cependant, et c'est un fait que je dois noter, un
religieux peut, en cas de maladie, user des medicaments
alcooliques qui lui sont ordonnes et cela n'est pas considere
comme un peche; mais, sur ce point, il y a controverse ou
tout au moins opinions divergentes; un religieux de la
province de Kompot, atteint de cholera, a refuse, en 1888, un
medicament a base d'alcool qu'on lui avait envoye de peur de
commettre un peche.
— Mais vous allez mourir, lui dit brutalement le Francais
qui lui avait porte ce remede.
—  J'aime mieux lnourir, dit-il simplement, que de man-
quer a mes devoirs de religieux.
Et il mourut. Aucun de ses collegues ne critiqua ses scru-
pules.
La defense depuis quelques annees s'est etendue a
I'opium '. 11 estdefendu aux laiques et aux religieux de fumer
I'opium, mais alors qu'il y a beaucoup de laiques, parmi les
mandarins surlout, qui s'adonnent a cette passion, on peut
hardiment dire qu'il n'y a jamais eu au Cambodge qu'un seul
religieux a fumer I'opium, et ce religieux transgresseur etait
un prince, le prince Nopparat, frere du roi. Le malheureux
fumait la nuit, couche dans un petit reduit qu'il avait menage
sous le toit de sa cellule et prenait bien soin d'envoyer la
fumee dehors par une etroite ouverture qu'il avait faite. Tres
peu de personnes connaissent cette transgression grave et
1 Non qu'il fut perniis de fumer I'opium, mais ce vice honteux et degra-
dant etait autrefois extremement rare.
f
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LES PRECEPTES                                         321
ceux qui la connaissent ne l'ont apprise qu'apres la sortie du
prince de la bonzerie par un enfant qui, tant que le prince
avait ete religieux, n'avait ose rien dire, mais qui le revela
quand il eut quitte les ordres. Le religieux qui m'a rapporte
ce fait ajoutait tristement: «C'est toujours par les grands que
les preceptes sacres sont violes la premiere fois. »
II. — Les iiuit preceptes sacres. — Les huit preceptes
sacres comprennent les grandes defenses dont il vient d'etre
parle, plus trois autres qui ne concernent que les religieux.
Je vais, Fun apres l'autre, etudier ces derniers :
Ne pas manger apres midi... — Ce precepte est toujours
observe par les religieux les moins rigoristes. Trois fois j'ai
rencontre des malades qui refusaient de prendre apres midi
la nourriture solide que pourtant leur etat necessitait. Deux
ont prefere sortir des ordres afin de pouvoir se soigner que
d'y rester en transgressant ce precepte; l'un d'eux est rentre
au monastere apres sa guerison; le troisieme a persevere et
s'est gueri; il est maintenant le chef de son monastere.
On m'assure cependantque les religieux mangent quelque-
fois les fruits du sama, qui sont gros comme une prune,
toujours verts et durs, mais qui donnent un excellent gout a
l'eau qu'ils boivent, mais cette transgression est tres rare,
generalement blamee, etla plupartde ceux qui la commettent
se contentent de sucer le peu de jus que le fruit contient afin
d'avoir la bouche bonne et de trouver quelque plaisir a boire.
Certains religieux blament absolument cette licence et pous-
sent le rigorisme jusqu'a s'abstenir de boire autre chose que
de l'eau apres midi.
Ae pas assister aux spectacles. — Cette defense est souvent
violee et l'opinion publique se niontre de moins en moins
severe sur cet article dans les provinces ou les lakkhon ou
danseurs sont toujours des jeunes gens. Quand, par exemple,
les artistes sont des femmes, les religieux ne paraissent pas.
Quand ils assistent a une representation, ils prennent place a
l'endroit que le chef du pays leur a prepare; leur tenue est
alors d'une grande correction; ils restent graves et il est rare
de les voir rire; c'est a peine s'ils croient pouvoir sourire.
21
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322                             La doctrine buddhique
Certains religieux blament ce divertissement et demeurent
renfermes dans leur cellule, mais aucun ne se croit en droit
de le proscrire de l'enceinte du monastere, car il est admis
que les religieux ne sont que des bien-recus, ne sont pas chez
eux.
Quelques monasteres ont un orchestre de jeunes gens
et je connais un chef de bonzerie qui possede une troupe de
jeunes garcons qu'il envoie interpreter les poemes sacres
dans les provinces voisines. Mais si tout le monde admet
qu'un monastere peut posseder un orchestre, il y a beaucoup
de gens qui s'indignent de voir un religieux posseder une
troupe theatrale.
N'uscr ni de parfums ni (Vonguents. — Ce precepte ne
concerne que les religieux, mais il ne vise pas les onguents
qui sont des medicaments; les onguents de toilette sont seuls
proscrits avec la derniere rigueur. Je me rappelle l'indigna-
tion que souleva I'acte d'un frangais qui, pour faire une
mauvaise farce a un religieux qui etait venu lui demander
un peu de quinine, lui renversa sur la tete un petit flacon de
parfums. Le religieux se retira de suite, rentra au monastere
se prosterner devant le chef de la bonzerie et fut se baigner;
il lava avec soin ses effets et fut purifie. Le chef de la bonzerie
me raconta le lendemain l'injure dont son confrere avait ete
l'objet, me fit promettre de ne pas provoquer la punition du
coupable et me demanda de l'inviter a ne plus agir ainsi avec
des religieux qui ont pour regie do cunduite de ne pas se
parfumer.
On trouve rarement un religieux avec une fleur a la main,
parce qu'un religieux qui a une fleur est toujours heureux de
la deposer sur I'autel du Buddha, mais il ne leur est pas
defendu de recevoir des fleurs el de trouver quelque plaisir a
les respirer. Un religieux, par exemple, qui en ornerait son
oreille ', serait chasse du monastere.
Quelques religieux severes vont jusqu'a proscrire toutes
les fleurs de leur cellule el ne croient pas qu'un religieux
1 Les Cambodgiens et surtout les Camhodgiennes portent tres souvent
une lleur blanche ou rouge a leur oreille.
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323
LES PRECEPTES
puisse, sans manquer a son vceu, respirer une fleur, ni la
garder a la main plus de temps qu'il n'en faut pour aller la
deposer sur l'autel du Buddha.
III. — Les dix preceptes sacres. — Ges dix preceptes sacres
comprennent les huit preceptes precedents plus deux autres
qui n'obligent que les religieux.
Ne pas reposer sur un lit eleve. — Cette defense a pour
but de maintenir les religieux du Buddha dans un etat absolu
de modestie et de pauvrete. Les religieux cambodgiens la
comprennent dans le sens le plus absolu. Leur lit est une
simple natte, quelquefois, rarement matelassee et, dans ce
dernier cas, epaisse d'environ deux centimetres; sous leur
tete ils placent un petit oreiller fait de ouate provenant du
simbali et qui mesure environ quarante centimetres de lon-
gueur sur douze centimetres d'epaisseur et de largeur; ils
peuvent posseder une couverture pour les nuits froides.
En public, a la sala, ils prennent place a gauche en
entrant, quelquefois sur une petite estrade haute de 25 centi-
metres environ et couverte d'une natte. Gette estrado est celle
qui se trouve dans toutes les maisons convenables; elle est
souvent faite d'une partie du plancher qu'on a surelevee;
c'est la que se tiennent les maitres de la maison et qu'on
recoit. Un religieux n'est autorise a prendre un siege plus
eleve que lorsqu'il prechc; alors c'est sur une chaise a precher
haute de GO a 70 centimetres qu'il s'assied les jambes croisees
a l'indienne; le plus souvent, les jours de petites fetes, quand
il n'y a que peu d'auditeurs, le lecteur demeure sur sa natte.
Notre arrivee dans le pays, l'usage que nous faisons des
sieges eleves, a amene les religieux a s'asseoir a 1'europeenne
quand ils viennent nous rendre visite, mais la plupart consi-
dered cette maniere de s'asseoir comme un manquement a la
regie, que le fait seul qu'ils sont chez nous, qui avons d'autres
habitudes, peut excuser.
Un religieux que j'interroge sur ce point me dit : « Le
Preas a dit que nos lits doivent etre bas, que l'endroit ou
nous prenons place doit etre bas, parce qu'il a voulu que nous
fussions comme les plus pauvres de ceux qu'il avaitautour de
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324                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
lui; mais si le Preas avait ete en Europe ou tout le monde
est assis sur des sieges eleves, et couche sur des lits eleves,
il eut demande que les sieges et les lits des religieux fussent
simples, ordinaires, pauvres, semblables a ceux des gens du
peuple. »
Ne recevoir ni or ni argent. — Gette defense est bien
connue des religieux cambodgiens, mais « elle n'est plus tenue
avec autant de rigueur qu'il y a cinquante ans, •» me dit un
achar. « Avant I'arrivee des Frangais ici, ajoute-t-il, l'argent
etait tres rare et on n'en ofTrait guere aux religieux.
D'autre part, nos coutumes etaient plus entieres, nos mceurs
moins libres et le respect qu'on avait au srok Khmer' pour
les preceptes etait plus grand. Un religieux n'aurait pas ose'
accepter de l'argent; quand on lui en offrait, il appelait
l'achar de la pagode, ou un homme riche du voisinage, et le
priait de recevoir cet argent et d'en faire ce qu'il croyait
utile; quelquefois il conseillait au lai'que de le conserver
pour l'employer soit a des reparations du temple et des bati-
ments, soit a la construction de nouveaux batiments, mais il
ne voulait pas recevoir lui-meme l'argent offert; quelquefois,
l'achar enterrait l'argent au pied de l'autel, mais les religieux
ne se l'appropriaient pas; cet argent etait parfois converti en
une statuette du Buddha qui prenait place sur l'autel ou bien
etait mele a du cuivre, et fondu en statuette plus grande. On
blamait alors les religieux siamois et laotiens moins scru-
puleux qui recevaient de l'argent, de l'or, et qui, dans
les ordres, amassaient souvent des sommes assez fortes
qui leur permettaient, une fois rentres dans le monde,
d'acheter des charges fructueuses et d'assurer ainsi leur
avenir. Maintenant on est moins severe, les religieux ne
craignent plus guere de I'ecevoir l'argent qui leur est offert,
mais il y en abien peu qui se I'approprient; ils le remettent
au chef de la bonzerie et celui-ci l'enterre ou le confie a un
homme riche et honnete qui le garde. Mais il y a beaucoup
de religieux, le plus grand nombre, qui, sans refuser de le
recevoir, le font deposerpres d'eux, le laissent placer sur le
1 Pays des Khm<?rs ou Cambodgiens.
■■•'
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LES PRECEPTES
bord de leur manteau et appellent un enfant, un laique, qu'ils
•chargent de le prendre, de Penterrer ou de le porter a celui
qui a leur confiance. II y en a quelques-uns qui font au
Cambodge ce qu'on reproche aux religieux siamois et laotiens
de faire chez eux, mais ils sont rares, tres rares. Je n'en ai
connu que deux, et l'un est connu de vous; cependant j'ai
soixarite-huit ans; j'ai ete religieux quarante-huit ans, chef
de religieux quinze ans et je connais quatre des provinces
que vous administrez. Je vous assure que ces manquements
sont rares, que nos religieux ne s'approprient pas les dons
d'argent qui leur sont faits, mais je crois qu'il faut regretter
le temps ou ils n'auraient pas ose recevoir de l'argent, ou un
laique n'aurait pas ose en offrir a un religieux. »
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X
LES VCEUX DES LAIQUES
Ces dix defenses que je viens d'etudier engagent les reli-
gieux et ne devraient point etre transgressees par eux; mais
sauf celles qui comprennent la debauche, le mensonge et
I'ivrognerie, elles ne concernent pas les laiques. Cependant
certains laiques devots s'astreignent, par esprit de mortifica-
tion, a l'observance de quelques-unes d'entre elles. Dans ce
eas, ils vont au temple et prennent soit en presence des reli-
gieux, soit seuls, l'engagement de s'abstenir de telle et telle
chose, d'observer telle et telle defense. Ces engagements sont
generalement pris pour toute la vie; quclquefois seulement
pour dix ans, cinq ans, deux ans, un an, six mois, trois mois,
deux mois et un mois.
Les femmes qui les prennent sont aussi nombreuses que
les hommes et tout aussi soucieuses de les observer qu'eux.
Le plus souvent, les personnes qui prononcent ces voeuxsont
agees, mais il n'est pas rare de voir des femmes de quarante
ans les prononcer et des hommes de trente ans, qui n'ont
pu demeurer dans les ordres a cause de la continence qu'on
est tenu d'y observer, prendre l'engagement solennel de
s'abstenir de telle et telle chose.
Voyons done quelles sont celles des dix defenses sacrees
que les devots choisissent. Le vceu le plus frequent est celui
de ne boire aucune liqueur alcoolique pendant toute sa vie;
les hommes et les femmes aiment a prendre cet engagement
facile a observer au Cambodge ou la boisson commune est
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LES VCEUX DES LAlQUES                                 327
l'eau et oil l'alcool de riz et les autres liqueurs sont un extra
relativement rare.
Ensuite vient le vceu de ne pas se livrer aux plaisirs de la
chasse, de ne pas pecher et de ne jamais tuer volontairement
un animal quelconque. Ce vceu est quelquefois temporaire,
mais il est rarement fait par une femme; j'ai pourtant connu
une esclave qui l'avait fait et que ses maitres n'obligeaient
jamais a tuer les animaux qui leur etaient servis et dont
pourtant elle mangeait sa part.
Des amants, des epoux s'engagent quelquefois a n'avoir
des relations amoureuses qu'ensemble; cet engagement est
pour toute la vie commune. Un homme sur la demande de
son epouse, prend quelquefois l'engagement solennel de
n'avoir qu'une femme, mais cet engagement est rare parce
que la polygamie est rare parmi les gens du peuple et que
ces vceux sont surtout prononces par eux.
J'ai connu deux lettres lai'ques qui avaient fait le vceu
solennel de ne jamais manger de midi au soleil levant; ce
vceu est assez frequent, me dit-on, mais presque jamais
prononce par une femme qui n'est pas phikkhuney. On
m'a cependant parle d'une vieille femme qui, depuis vingt
ans qu'elle a prononce son vceu, ne fait que deux repas par
jour, le matin a six heures et vers onze heures et demie avant
midi. On m'a nomme un homme qui, depuis plus de vingt-
cinq ans, pour la meme raison, n'a pas mange une seule fois
de midi a six heures du matin.
Ces vceux no sont point prononces publiquement et ne
donnent aucune consideration a ceux qui les prononcent; ils
les classent tout au plus parmi les devots, ce qui n'est pas
toujours une bonne note aux yeux des gens qui voient clair.
Je n'en veux pour preuves que ces proverbes malins : « 11 ne
faut pas demander dans la soiree Paum6ne a une devote qui
a fait vceu de faire l'aumone le matin. — Si tu fais voeu de ne
pas caresser ta femme pendant six mois, n'oublie pas de lui
faire prendre l'engagement de continence pendant ces six
memes mois. — Si tu veux faire vceu de me nourrir, de me
vetir, de bien me loger, je vais faire le vceu de ne jamais
travailler; de cette maniere tu auras part aux merites que
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328
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
j'acquerrai en ne m'exposant pas a tuer les animaux qui
habitent la terre. — On a vu un devot, qui avait fait voeu de
ne jamais tuer un poisson, tuer un homme qui I'avait injurie.
— II a fait vceu de ne jamais manger apres midi, mais dans
la matinee il mange a se crever la panse. — Si tu veux faire
un voeu (qui ne t'engage pas trop), fais le vceu de ne jamais
tuer un tigre. — 11 y a bien des gens qui prononcent un vceu
avec les levres. — On ne s'engage jamais a ne pas mentir. —
II est plus facile de prononcer le vceu de ne pas boire de l'al-
cool que d'etre honnete homme. — Mefiez-vous de celui dont
on dit qu'il a fait vceu de ne pas voler. »
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XI
LA PRlfiRE
I. — L'eveque Bigandet a remarque en Barmanie et j'ai
remarque au Cambodge que les gens du peuple s'adressent
souvent au Buddha' et le prient comme s'il pouvait intervenir
en leur faveur, comme s'il etait une Providence. II pense qu'il
faut voir dans cet errement, qui est parfaitement en contra-
diction avec la doctrine buddhique, soit un sentiment inne
qui porte les homines a croire a un Dieu-Providence, soit un
« reste d'une tradition primitive que l'erreur n'a jamais pu
obliterer ». Dans les deux cas, M. Bigandet parait voir dans
cette contradiction la preuve de l'existence de Dieu. Je ne
saurais y voir cela; a mon sens, il faut y voir soit une habi-
tude morale conservee de l'epoque, encore peu eloignee de
nous, ou les populations qui peuplent l'lndo-Ghine etaient
brahmaniques et croyaient a l'intervention des dieux, soit un
travers de l'esprit humain de pencher vers les doctrines les
plus simplistes et de ramener Dieu, l'lncree, l'Eternel, a la
mesure d'un bon prince ou d'un bon pere de famille, dont le
pere de l'enfant prodigue pourrait etre le type.
Les peuples buddhistes, tant Gambodgiens que Laotiens,
Siamois ou Barmans, prient le Buddha, s'adressent a lui
1 Preas oy chuoy khnhom « Preas, donnez-moi secours » est une
expression, une invocation courante, niais est-il Wen certain qu'elle ne
soit pas l'application au Buddha d'une invocation brahman ique « Hari-hara
(Vichnu-Qiva) donnez-moi secours » et que Preas, que nous trouvons ici, ait
primitivement designe le Buddha 1
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330                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
comme s'il existait encore a l'etat de personnalite, chargee de
gouverner le monde, parce qu'ils ont conscience de leur
impuissance, et que, petits, ils sentent qu'ils ont besoin d'etre
proteges. Mais, cela prouve-t-il qu'il y a un Dieu-Providence ?
Je ne le crois pas, car si on devait admettre qu'une chose
existe parce qu'il y a des gens qui croient a l'existence de
cette chose, il faudrait croire au diable, aux revenants et a
toutes les sorcelleries auxquelles nos peres ont cru, ou bien
admettre que toutes ces choses existaient quand on y croyait
et qu'elles n'existent plus depuis qu'on a cesse d'y croire.
Les ignorants prient re Buddha, s'adressent a lui, l'invo-
quent, et l'evoquent, bien que le buddhisme enseigne une
doctrine qui n'admet ni la priere, ni la providence, non parce
qu'ils sont inspires, mais parce qu'ils sont ignorants; non
parce qu'ils sont buddhistes, mais parce qu'ils sont les freres,
a peine plus civilises, des sauvages de Test, qui croient
encore aux esprits et qui les evoquent ; non parce qu'ils
connaissent la doctrine du Buddha, mais parce qu'ils ont
conserve certains usages, certaines pratiques de la religion
brahmanique.
Les lettres, les penseurs, ceux qui, comme les Louk Preas
Saukonn ou le Samdach Preas Sanghreach, ont beaucoup
(itudie, ont beaucoup medite sur la religion ; ceux qui ont lu
le Ramayana et quelques autres ouvrages d'origine brahma-
nique qu'on trouve encore au Cambodge, tous ceux-la savent
bien que tout est soumis a la grande loi des causalites, que
nulle intervention ne peut venir vicier cette loi, que les prieres
sont inutiles et que seules les bonnes actions, les ceuvres,
sont actives. Leur pensee peut enfanter le dei'sme, leur imagi-
nation peut concevoir un Dieu, c'est-a-dire l'eternel Incree,
mais jamais elle ne saurait admettre un Dieu-Providence,
c'est-a-dire une divinite faite a leur image et susceptible de
contrarier les lois physiques et d'empecher que les ceuvres
portent les fruits qu'il est dans leur nature de porter. Aussi, les
lettres, les penseurs, meme au Cambodge, ne prient pas et
n'invoquent pas la personne du Buddha; ils rappellent ses
actes, enseignent sa doctrine, evoquent son souvenir; ils ne
l'appellent point a leur secours, parce qu'ils savent qu'il ne
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331
LA PRIKRE
peut accourir, qu'il ne peut leur repondre, parce qu'il n'est
plus une personnalite agissante. Leurs pensees les ont rap-
proches de la doctrine esoterique que j'ai deja signalee chcz
les brahmanes lettres et philosophes anterieurs au Buddha,
mais elles n'ont pas cree chez eux la croyance que laChaldee,
la Judee des derniers temps, la Grece, et l'Egypte peut-etre,
nous ont transmise. Je trouve chez eux l'idee de Dieu, mais je
n'y trouve pas l'idee de Providence, et c'est la, a raon sens,
un fait grave, un fait d'une importance extreme.
II. — Que cette notion d'un Dieu, non intervenant, impuis
sant a faire le bien ou le mal, soit trop haute pour pouvoir
satisfaire les masses, trop spiritualisee pour convenir aux
esprits simplistes, je ne le conteste point. Bien au contraire,
je trouve qu'elle ne peut etre comprise que par les esprits
superieurs et qu'il taut avoir medite longtemps pour admettre
une doctrine aussi peu consolante a priori et pour y trouver
la force d'etre meilleur. Mais, est-ce parce que cette doc-
trine est trop haute, trop pure, que les masses des peuples
buddhistes sontdemeurees superstitieuses et, quoique devotes
plus qu'on ne Test en France, a cote de la doctrine. Cela
pourrait etre, mais je ne le crois pas. On etait en France, il y
a cinquante ans, surtout avant la Bevolution, tout aussi
superstitieux qu'on Test aujourd'hui au Cambodge et, cepen-
dant, la religion chretienne a pour base un Dieu-Providence,
qu'on prie, qui intervient et qu'on aime a se representor les
bras toujours ouverts. Et cette superstition, qui n'a pas encore
disparu dans toutes nos campagnes, a longtemps ete partagee
par la grande majorite des pretres nieme instruits, et je crois
qu'il faudrait bien peu de chose aujourd'hui pour allumer
en eux et dans leurs ouailles les folies qui les portaient a
bruler les sorciers, a croire aux sabats, aux envoutements
et qui faisaient d'eux des justiciers affoles de peur et
fanatises.
Done, si la religion chretienne avec une doctrine opposee
a la doctrine buddhique a vu naitre, durer et se developper
des superstitions que la religion du Buddha n'a point desse-
chees dans leur germe, peut-on reprocher a celle-ci ce qu'on
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332
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
ne reproche point a l'autre, le peut-on en toute conscience ?
Non, alors il faut bien admettre que la propension des hommes
a croire a un Dieu-Providence, qu'ils soient catholiques ou
buddhistes, est un vestige non d'une tradition primitive et
sainte, mais un vestige d'une tradition non moins antique,
mais naive, un vestige d'une erreur primitive dont l'homme
parvient difficilement a se degager.
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XII
LES DEGRES DE LA SAINTETE
I. — « II y a quatre degres de saintete qui peuvent etre
atteints sur terre par ceux qui observent tous les preceptes et
qui se livrent a la meditation. L'etat d'etre de celui qui s'est
eleve plus haut est l'etat nirvanien; il ne peut etre atteint
que par ceux qui sont absolument sans desirs et qui, apres
s'etre eleves du premier degre au second, du second au troi-
sieme, du troisieme au quatrieme par un grand amour du
bien, sont alles si haut, au dela du quatrieme degre, queTidee
du bien et du mal s'est perdue en eux dans une notion du
bien supreme. Les quatre degres de saintete qu'on peut
atteindre sur terre menent aux paradis auxquels ils corres-
pondent et les etats d'esprit, qu'ils procurent sur terre et qu'on
retrouve dans la region des dieux, sont les fruits de ces quatre
degres de saintete. L'etat buddhique procure aussi sur la terre,
en celui qui le possede, un etat d'esprit qui permet de jouir
par evocation des joies extrahumaines, extradivines dont
jouissent les individualites qui sont parvenues au Nippean;
c'est ce qu'on nomme le Nippean sur terre ; mais le Nippean
sans formes est de beaucoup superieur; les buddhas seuls
peuvent apprecier et concevoir le Nippean sans formes. Les •
seuls buddhas enseignant peuvent y penser, analyser leurs
sensations; les buddhas pour eux-memes n'en ont que la sen-
sation, et c'est la leur inferiorite; si ces derniers avaient la
faculte d'analyser ce qu'ils sentent sur ce sujet, ce qu'ils
concoivent, ils auraient ete enseignants comme fut Siddhartha
et comme le sera Metreya. »
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334                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
II. — Pour atteindre l'etat buddhique qui mene au Nippean,
l'effort doit etre enorme et constant, s'etendre sur des millions
et des millions d'annees, sans qu'un seul instant le but a
atteindre eesse d'etre le but poursuivi. Pour atteindre les etats
de saintete, 1'effort est moindre et n'a pas besoin d'etre constant,
mais il doit etre prepare par une ou plusieurs bonnes actions
commises en une ou plusieurs existences anterieures, car la
faculte d'etre un saint est le fruit d'actions anciennes. Ceux
qui furent convertis par la parole du Preas avaient merite
de le rencontrer, de Pentendre precher et d'etre convertis par
lui; s'ils n'avaient pas merite d'etre convertis par lui, ils
n'auraient pas possede en eux la faculte de conversion, et la
parole du Preas serait restee pour eux comme un son vague
qui traverse l'espace sans rien emouvoir. Ceux qui deviennent
des saints ont merite d'etre des saints; s'ils n'avaient pas
merite l'etat de saintete par des actes commis en une vie ante-
rieure, ils n'eussent pu l'acquerir parce qu'ils n'eussent point
possede la faculte de saintete sans laquelle nul ne peut etre
saint1. Mais une fois le premier degre de saintete acquis, il
est facile a celui qui l'a atteint de rechercber les etats supe-
rieurs, car, alors, les resistances que les actes passes peuvent
opposer a l'ascension du saint sont moins grandes que celles
que le non-saint rencontre du meme fait, des qu'il veut
s'elever au premier degre de saintete. En d'autres termes, les
fruits portes par les actions mauvaises sont moins mauvais
par rapport a celui qui a pu s'elever au premier degre de
saintete que par rapport a celui qui n'a point atteint ce pre-
mier degre; ils sont moins mauvais pour celui qui a atteint
le deuxieme degre que pour celui qui a atteint le premier;
ils sont moins mauvais pour celui qui a atteint le troisienie
degre que pour celui qui en est au deuxieme degre; ils sont
moins mauvais pour celui qui a atteint le quatrieme degre de
saintete que pour celui qui a atteint le troisieme ; ils sont
nuls pour celui qui a atteint l'etat buddhique. En d'autres
1 Cette faculte de saintete rappellc beaucoup la « grace » chretienne; elle
en tient lieu tout au moins. Elle presenle cet avantage que la grace buddhique
est le fruit d'actes anterieurs et la grac chretienne un effet de la volonte
divine.
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LES DEGRfiS DE LA SAINTETE ,                       335
termes encore, les effets d'un peche anterieur sont d'autant
moins efficaces que l'etat de saintete qu'ils contrarient est plus
grand; ils sont nuls quand l'etat atteint est l'etat buddhique.
III. —■ Le premier etat de saintete est l'etat sottapattce (en
pali sotdpatti). Les religieux le defmissent ainsi : « l'etat d'es-
prit et de purete de celui qui commence a marcher dans la
voie qui conduit au Nippean ». Celui qui, sur terre, atteint ce
degre, apres sa mort renait en l'un des trois premiers paradis
des dieux brahmas de la forme; il y jouit des joies paradi-
siaques qu'il a entrevues sur terre au cours de ses medita-
tions religieuses; ces trois paradis sont dits le sejour du
pathamma chhean « de la premiere contemplation » (pali
pathamajjhdnam).
Le deuxieme etat de saintete est l'etat de sokatakamoe,
(en pali sohadagami). Les religieux cambodgiens le defi-
nissent : « l'etat d'esprit et de purete de celui qui, s'etant
avance dans la voie qui conduit au Nippean, doit, apres un
lung sejour au paradis, renaitre encore line fois avant d'etre
buddha et de penetrer au Nippean ». Celui qui, sur terre,
atteint ce deuxieme degre de vertu, apres sa mort va renaitre
au quatrieme, cinquieme ou sixieme paradis des dieux
brahmas de la forme, et y jouit des joies divines qu'il a entre-
vues sur terre au cours de ses tongues meditations religieuses.
Ces trois paradis des bienheureux du deuxieme degre sont
dits sejour du tuttayea chhean, de la deuxieme contemplation
(pali dutiyajjhdnam).
Le troisieme etat de saintete est l'etat de anakamce (pali
anagami). Les religieux cambodgiens le defmissent : « l'etat
d'esprit et de grande purete de celui qui, s'etant avance dans
la voie qui conduit au Nippean, renait successivement dans
plusieurs paradis, puis, sans renaitre sur terre, penetre au
paradis des dieux brahmas sans formes, etde la au Nippean ».
Celui qui, sur terre, a atteint ce troisieme degre de vertu,
renait apres sa mort, soit au septieme, soit au huitieme, soit
au neuvieme des paradis des dieux brahmas de la forme et y
jouit des joies divines qu'il a ressenties sur terre au cours de
ses tres tongues meditations religieuses. Ces trois paradis
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336                             LA DOCTRINE BUDDHIQUE
*
sont dits sejour du tottcej-ea chhean, de la troisieme contempla-
tion (pali tatvyajjhanam).
Le quatrieme etat de saintete est l'etat d'arahat (du pali
arahdt). Les religieux cambodgiens le definissent ainsi: «l'etat
d'esprit et de tres grande purete de celui qui, s'etant avance
beaucoup dans la voie qui conduit au Nippean, renait dans
un paradis des dieux brahmas de la forme, puis dans un des
quatre sejours des dieux brahmas sans formes, puis penetre au
Nippean ». Celui qui, sur terre, a atteint ce quatrieme degre
de vertu, apres sa mort va renaitre au dixieme, onzieme,
douzieme, treizieme, quatorzieme, quinzieme ou seizieme '
paradis des dieux brahmas de la forme et y jouit des joies
qu'il a soiwent ressenties sur terre au cours de ses tres longues
et tr-es nombreuses meditations religieuses. Ges deux paradis
sont dits les sejours du chadottha chhean, de la quatrieme
contemplation (en pali catutthajjhdnam).
L'etat de buddha pour soi-meme, c'est-a-dire de buddha
non enseignant, est l'etat buddhique, mais un etat buddhique
inferieur a celui atteint par un buddha enseignant. Les reli-
gieux cambodgiens le definissent : « l'etat d'esprit et de
purete absolue de celui qui s'etant avance jusqu'a l'etat bud-
dhique dans la voie du Nippean, renait dans un des paradis
des dieux brahmas sans formes, puis penetre au Nippean ». Si
ce buddha ne penetre pas au Nippean immediatement apres
sa mort, comme les buddhas enseignants, c'est que sa pensee
sur terre, au cours de ses tres nombreuses et tres longues
meditations, n'a pu que lui permettre de concevoir le Nippean,
c'est qu'elle n'a pu lui permettre d'analyser les sensations
qu'il eprouvait et de s'elever au dela de la simple conception
1 Quelques satras, le Trey-Phiim entre autres et plusieurs religieux
cambodgiens forment un cinquieme sejour pour les saints d'une cinquieme
contemplation avec les cinq derniers paradis des brahmas de la forme. Dans
ce cas, le sejour du quatrieme jtulna, ne compreiidrait que le dixieme et le
onzieme paradis. Ce cas presente une difliculte. On verra plus loin que les
saints qui ont atteint l'etat d'arahat, peuvent encore exalter cet etat et
acquerir quatre etats de contemplation qui correspondent aux quatre paradis
des dieux brahmas sans formes; si on ad met cinq jhana, il taut admettre
aussi deux classes d'arahats, ce |qui n'est pas orthodoxe, ou bien que la
distance qui separe un arahat dun Buddha entrant au Nirvana est de neuf
paradis et non de quatre.
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337
LES DEGRES DE LA SAINTETE
de I'etat de felicite nippeanesque; a cause de cela, il doit
renaitre au sejour des dieux sans formes, parce que son etat
de perfection s'y affine encore. G'est de la qu'il partira une
derniere fois pour entrer au Nippean.
IV. — Les quatre categories de saints sont communement
designees par un mot collectif, celui d'arya, que les religieux
cambodgiens confondent souvent avec celui A'arahat, que j'ai
donne tout a l'heure comme etant le nom des saints du qua-
trieme degre. La raison de cette confusion reside tout entiere
dans la ressemblance des deux mots et dans une etymologie,
sinon commune, tout au moins tres rapprochee. « Le mot
aiya, me dit le chef des religieux au Gambodge, signifie
« venerable », et le mot arahat a le sens de « respectable », de
« meritant ». II n'y a done pas trop lieu de s'etonner de voir
les religieux ignorants confondre les deux termes et les tra-
duire par le meme mot vulgaire. II convient cependant de les
distinguer et e'est ce que font ceux d'entre eux qui etudient
les textes et auxquels la langue pali n'est pas tout a fait
etrangere.
II est admis en principe que le mot arya et que le mot
arahat, qui designent le saint qui a atteint le plus haut degre
de la saintete, ne conviennent pas a celui qui est devenu
buddha pour lui-meme. En fait, les deux termes sont, avec plus
ou moins d'emphase, souvent employes pour designer ou pour
qualifier l'un et 1'autre. G'est a tort assurement, puisque le
Buddha est un personnage qui est sorti de I'etat de saintete,
qui est un etat de perfection relative, pour entrer dans un etat
superieur, extreme, qui est un etat de perfection absolue. Mais
quand, par exemple, ces titres sont donnes au Buddha, il est
presque toujours accompagne de l'adjectif indha (sanscrit-pali
mahti) « grand », et cet adjectif releve l'expression a la hau-
teur du personnage qu'elle qualifie; le Buddha n'est pourtant
pas le seul qualifie de mdha arya, mdha arahat (grand vene-
rable, grand meritant); cette expression est souvent employee
pour designer ses principaux disciples et meme Buddhaghosa
qui est demeure tres populaire au Cambodge. G'est meme
pour cette raison que ces termes sont considered comme
22
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338
LA DOCTRINE: BUDDHIQUE
incorrects quand ils sont donnes aux buddhas. Ges deux
mots ne sont pas les seuls qui expriment un plus ou mo ins
grand degre de perfection selon qu'ils sont attribues a un
personnage plus ou moins grand : le mot preas (du Sanscrit
vara, du pali paro) « eminent », employe seul, designe le
Buddha et se trouve etre le superlatif du mot preas, suivi soit
d'un nom propre, soit d'un titre.
V. — Je reviens. Les Gambodgiens, d'accord en cela avec
les buddhistes, qu'ils suivent le canon du Nord ou celui du
Sud, tout en reconnaissant quatre degres de saintete et par
consequent quatre categories de saints ou arj-as, enseignent
qu'il faut encore diviser cliaque categorie en deux sous-cate-
gories, et distinguer ceux qui marchent dans la voie qui con-.
duit au degre de saintete cherche et ceux qui ont deja atteint
ce degre, sans s'etre encore avances dans la voie qui mene au
degre superieur. G'est ce que le Trey-Phum nomme les huit
sentiers qui conduisent au Nippean; ce qu'un religieux de
Kraches nomme « les huit sentiers deux a deux qui menent au
salut» et ce que le Louk Preas Saukonn nommai t plus justement
les « huit parties de la route que suivent les saints qui s'ache-
minent vers le Nippean ». Gette derniure definition est la meil-
leure, la plus exacte, puisqu'elle donne l'idee d'une seule route
comprenant huit sections. La seconde definition est moins
bonne puisqu'elle semble indiquer deux sentiers paralleles
d'une meme route. Une definition preferable a mon sens serait
celle-ci : « Les quatre parties de la route que suivent les saints
qui s'acheminent vers le Nippean et les quatre stations qui
divisent cette route. » II s'agit bien, en effet, d'une seule route
divisee en quatre parties et de quatre buts qu'il faut successi-
vement atteindre avant d'entrer dans le Nippean.
Les Gambodgiens nomment les quatre parties de la route
du salut les rnakkea, du pali magga « routes », et les quatre
stations, les phal, du pali phala, « fruits, resultats », c'est-a-
dire les quatre routes et les quatre benefices obtenus. Et ces
mots rnakkea et phal, places a la suite des mots qui designent
le degre de saintete, indiquent si le saint est en route (rnakkea)
vers le but qu'il veut atteindre, ou s'il a atteint le but (phal).
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LES DEGRES DE LA SAINTETE                            339
VI.  — Les trois premiers etats de saintete ne donnent
aucune faculte surnaturelle, mais le quatrieme, celui d'arahat,
confere a celui qui l'obtient une partie des facultes bud-
dhiques, celles qu'on designe sous le nom apphinhean (du
pali abhinna). Les Gambodgiens traduisent ce mot par
« facultes merveilleuses, facultes extraordinaires, facultes
miraculeuses ». Les apphinhean sont en effet des facultes
extrahumaines; les voici: la faculte d'accomplir des miracles,
celles d'entendre tous les bruits, de connaitre tout ce qui se
pense, de connaitre tout ce qui so fait, de voir tout ce qui se
passe dans I'Univers et enfin, de connaitre les moyens de
detruire les passions humaines.
VII.   — Nous avons vu plus haut que les quatre etats de
saintete obtenus par la meditation conduisent a un genre de
contemplation qui mene, apres la mort, au sejour correspon-
dant des bienheureux que la meditation apermis d'entrevoir.
G'est ce que les Gambodgiens ont nomme, d'apres le pali samd-
patti,
les samdpattce ou « obtentions ». Nous avons vu ce que
l'etat d'arahat concede des facultes a celui qui se tient a cephal
et qui ne cherche pas a s'avancer davantage sur la route du
salut.
Mais si l'arahat, le venerable, poursuit ses meditations,
s'eleve encore afin de parvenir a l'etat de buddha, il doit
atteindre successivement quatre autres etats qui corres-
pondent aux quatre paradis des dieux brahmas sans formes.
Parvenu a l'etat d'esprit et de purete extreme, mais humaine,
qui permet d'entrevoir, de sentir, presque de comprendre ce
qu'un Buddha peut analyser, les joies du plus eleve des
paradis, les six facultes dont il a ete question plus haut sous
le nom des six apphinhean, s'etendent au monde des dieux et
.la faculte de faire des miracles est entiere. Le Trey-Phum
ajoute : « il aura la force necessaire pour soulever la terre,
comme si elle etait placee sur la paume de sa main..... Ses
facultes seront si grandes qu'il pourra voir tout ce qui se fait
dans les demeures delicieuses ou paradis, comme si ce qu"on
y fait s'accomplissait a portee de ses yeux; qu'il pourra voir
jusqu'au fond des enfers et meme jusqu'aux vents sur lesquels
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340                             ' tA bOCTtllNE RtfDriHIQUli
reposent les eaux. II verra toutes ces choses, meme daiis le
passe et dans Favehi'17 non avec des yeux semblables a ceux
avec lesquels nous voyons, mais avec les yeux qui peuvent
tout voir, les yeux divins' ». Et ainsi de suite pour les cinq
autres facultes etendues au monde des dieux.
VIII. — A toutes ces facultes, il faut en ajouter une autre,
celle de tout comprendre, c'est-a-dire de pouvoirtout ramener
a la loi des causalites et d'eprouver le calme de Brahma pour
lequel il n'y a ni mal ni bien, mais des causes et des effets.
Mais ceci a besoin d'etre explique.
Pour les saints des. trois premiers degres, de meme que
pour les non-saints, la faculte maitresse est de pouvoir distin-
guer le bien du mal, afin de pouvoir Techercher 1'un et eviter
l'autre, d'etre un homme honnete et juste, et de pouvoir
s'amender.
Chez les saints du quatrieme degre, cette faculte de discer-
nement ne disparait pas, mais elle cesse d'etre une cause de
saintete, elle cesse d'etre la faculte maitresse. Pourquoi? mais
parce que, pour le tres saint, il n'y a plus ni bien ni mal absolu,
parce qu'il n'y a plus sur terre que des relativites et la grande
loi des effets et des causes. Le bien, le mal, aux yeux du tres
saint sont une seule et meme chose, une relativite, quelque
chose de passager, tres grave pour les ignorants, tres grave
encore pour les saints, mais naturelle pour les tres saints.
Pour ceux-ci, tout s'eclaire et tout s'illumine. Tout devient
si simple pour eux que leur visage reflete le calme parfait de
leur esprit, la quietude de leur ame. G'est qu'alors ils n'ont
plus d'admiration enthousiaste pour ceux qui sont arrives,
plus d'horreur pour ceux qui pechent, mais une science
parfaite des causes qui ont sauve les uns, et entrave la marche
des autres, avec la certitude que tous, un jour, seront sauves.
La faculte de discerner le bien du mal, qui produit la
sagesse, croit done, grandit chez le sage et produit en lui la
lumiere, la tres grande lumiere, l'initiation des buddhas, et
lui donne la tres grande sagesse, au sens antique du mot,
1 Phnek tip.
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LES DEGRES DE LA SAINTETE                            341
c'est-a-dire la grande science. Sur le tres sage, le bien et le
mal n'ont plus de prise, et, dans son esprit libre de toute
attache terrestre, le bien et le mal s'expliquent par l'ineluc-
table loi des causalites. Sur ses traits, jadis contractes par la
crainte de pecher, par la joie d'eviter le mal, le sourire des
buddhas parait pleiu de suavite, de grace et de bonte; ce
sourire est le sourire des inities, de ceux qui savent, de ceux
qui ont tout compris, auxquels rien ou presque rien n'est plus
cache.
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XIII
LA MEDITATION ET L'EXTASE
I. — Je viens de parlor de la meditation et de I'extase ou
contemplation. J'ai montre que les quatre degres de saintete
connus des Gambodgions et de tous les buddhistes sont, d'apres
les premiers tout au moins, le produit de la meditation et que
I'extase ou ravissement en etaient la consequence et le fruit
heureux. J'ai dit encore que I'obtention de I'etat d'arahat, le
quatrieme degre de saintete, concedait de grandes et extra-
ordinaires facuites. Toute cette doctrine est bien connue des
plus savants des religieux cambodgiens et le Trey-Phiim
consacre un long paragraphe a son exposition. Cependant
elle ne parait pas avoir trouve beaucoup d'adeptes au Gam-
bodge. La meditation est recommandee aux religieux, la
« reflexion dans le silence » est pratiquee par quelques-uns,
mais je dois declarer que s'il m'a ete donne de rencontrer
quelques moines devots, bigots a l'exces et qui paraissaient
aimer la meditation et la pratiquer de longues heures dans
l'isolement et le silence le plus complet, il ne m'a pas ete
possible de decouvrir l'existence d'un seul religieux voue
aux pratiques de I'extase et qui declarat avoir ete ravi. J'ai
interroge beaucoup de la'iques, beaucoup de religieux, mais
en vain; ceux qu'on m'a designes, au nombre de trois, n'etaient
que des contemplatifs, des meditants, des reveurs quine
pretendaient point au ravissement. J'ai interroge le Samdach
Preas Sanghreach sur I'extase religieuse, etce chef des bonzes
au Gambodge m'a formellement declare que les fous seuls
cherchent un pareil etat, que le ravissement, I'extase dont il
est parle dans les livres sacres n'est pas un etat pathologique
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LA MEDITATION ET L'EXTASE
343
mais un etat d'esprit, un etat de satisfaction, de joie intime
eprouve par celui qui voit los verites saintes se devoiler devant
lui, qui sent son esprit s'ouvrir aux choses les plus abstraites
et qui comprend des verites qu'il ne pouvait comprendre avant.
« J'ai connu, ajouta-t-il, unreligieux qui pretendait avoir atteint
l'etat d'arahat et avoir des extases qui duraient plusieurs
heures.'Il le croyait, mais ceux qui vivaient avec lui ne le
croyaient point, car les heures qu'il croyait avoir passees dans
un etat de ravissement etaient celles oil il avait deraisonne
le plus, les yeux grands ouverts, le dos appuye a un arbre.
Je fus le voir parce que ce cas commengait a faire du bruit,
et je vis de suite que ce religieux avait perdu l'esprit; mais
cela n'etait pas visible pour tous ceux au milieu desquels il
vivait, et, rentre chez moi, je me demandais ce qui pourrait
etre fait afin d'empecher qu'on crut en lui. J'etais fort embar-
rasses lorsque j'appris qu'il etait devenu tout a fait fou, qu'il avait
rejete ses vetements de religieux, n'en vouiait point vetir d'au-
tres et qu'il courait nu autour des arbres dans les forets. Je
le plaignis car ce religieux etait honnete, mais sa folie
reconnue de tous me tirait d'un grand embarras, parce que
chaque fois qu'un religieux s'est dit inspire, il a ete un rebelle.
Or le fait de rebellion au lieu d'ouvrir les yeux de tout le
monde, les ferine a beaucoup, et beaucoup suivent l'inspire.»
A une autre question, ce religieux repond : « Je connais
le fait que vous me citez; il est vrai qu'un religieux s'est
brule vivant sur un bucher eleve par lui. Ce fait s'est passe
dans la province de Ba-phnom, il y a plus de trente ans. Ce
religieux n'etait pas un fou, mais je puis vous affirmer qu'il
n'a jamais pretendu avoir eu des extases ou des revelations.
II a cru, a tort, que sa mort volontaire sur un bucher, etait
un grand acte de vertu, un grand acte de detachement des
choses de ce monde, et il s'est brule lui-meme, mais il n'a
pas fait cette chose parce qu'il croyait que les dieux la lui
avaient suggeree au cours de ses meditations. Ce religieux
etait un grand reveur, un penseur preoccupe de faire son
salut; il aimait a mediter sur l'instabilite des choses de ce
monde, mais il s'est trompe en faisant ce qu'il a fait, car celui
qui, pour se detacher des biens du monde, se tue, commet un
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344
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
acte blamable, alors que celui qui se detache volontairement
des biens du monde au milieu desquels il vit et dont il pou-
vait jouir, accomplit un acte vraiment courageux, une action
sainte qui donne de son esprit et du degre de perfection qu'il
a atteint, une tres haute idee. »
Ges deux reponses etaient assez originales je crus devoir
insister; je citai done les extases dont il est question dans les
livres sacres et les miracles qui sont mis au compte des saints
disciples du Preas. Voila la reponse du religieux, aussi exacte
que possible : « Les textes parlent en effet de ces extases, de
ces miracles, et si les textes en parlent e'est qu'elles pouvaient
alors etre obtenues, e'est que des miracles se faisaient, mais
avez-vous vu des religieux faire des miracles; je n'en ai point
vu, moi; ce qui se faisait au temps d*» Buddha ne se fait plus
aujourd'hui. Les disciples du Preas etaient des arahats, des
saints, mais ou sont les saints aujourd'hui, oil sont les arahats ?
Certes il y a des saints, il y en a, mais des grands saints
capables de concevoir le bonheur des dieux dans les paradis,
il n'y en a plus. Des miracles ont ete accomplis autrefois; on
n'en fait plus aujourd'hui. Les saints des premiers siecles
pouvaient mediter et eprouver la joie intime d'avoir concu,
compris les joies infinies du bonheur divin, et leur joie ne
leur troublait pas l'esprit, les rendait plus pieux, plus detaches
des biens de ce monde; pourquoi ? Parce qu'ils etaient instruits,
sages et pieux comme on n'est plus celaaujourd'hui. En notre
temps, si la meditation que pratiquent plus ou moins les bons
religieux et quelques la'iques produisait la joie intime dont je
viens de vous parler, la tete de ceux qui l'eprouveraient
eclaterait en sept morceaux et leur cceur se briserait. »
II. — Voila la theorie realiste des Cambodgiens d'aujour-
d'hui, mais nous voila loin de la doctrine dont parlent les
textes. Le Trey-Phiim lui-meme presente une autre maniere
de voir et preche la meditation qui mene a l'extase telle que
l'obtenaient autrefois les moines Chretiens. D'autres petits
satras, des extraits surtout, dont je n'ai pu trouver le titre ou
la provenance, parlent des pratiques meditatives suivies
sans relache, d'extases obtenues, d'hallucinations de la vue,
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LA MEDITATION ET L'EXTASE                             345
de Pouie, du toucher, de reves faits et pris pour la realite. Un
religieux me monlre un petit satra de cinq feuilles de palmier
oii il est dit ceci : « G'est au milieu du jour, quand la chaleur
est grande, quand la tete est lourde, quand les yeux se trou-
blent que le religieux, le saint medite. II se croise les jambes,
il reste assis, le dos appuye a la colonne de sa cellule, il est
immobile et dirige sa pensee, la guide, la maintient sur un
sujet pieux; il ecarte tout ce qui peut le troubler, il s'absorbe
en lui-meme, il pense en son cceur et sa vue se trouble; il
aspire l'air et le retient, il expire l'air et ne respire plus, alors
sa tete se balance lentement sur ses epaules, sa pensee s'eleve,
s'evapore, quelque chose de lui le quitte, il se sent moins
lourd, plus leger, tout s'abime en lui et pendant que son
corps git comme prive de vie, sa pensee parcourt les mondes,
descend aux enters, monte aux paradis, traverse les espaces
infinis dans un etat de ravissement indieible. On a vu, dans
cet etat, des saints s'elever de leurs corps et planer au-dessus
des tetes de ceux qui etaient la, on a entendu predire des evene-
ments au cours d'une extase et des saints tout apprendre, meme
les choses les plus cachees, par la pratique de la meditation. »
Certes ce sont la des extases, des etats morbides qu'il est
facile de provoquer chez certains sujets voues a la devotion,
aux pratiques mystiques si dangereuses. Elles paraissent
aujourd'hui reprouvees, condamnees par les religieux, mais
elles sont connues encore, je viens d'en donner la preuve:
Mon religieux dit qu'elles sont bonnes a produire la folie et
non la saintete, je le crois avec lui, mais il faut convenir
qu'elles sont sinon recommandees, du moins enseignees au
moins par le satra queje viens deciter. LeLouk Preas Saukonn
a longtemps passe pour un saint pratiquant la meditation, et
obtenant l'extase; j'ai pris des renseignements, je l'ai interroge
une fois sur les moyens de produire cet etat; j'ai acquis la
certitude que ce religieux etait un penseur, un grand et
savant penseur, un lettre et un saint qui aimait a creuser les
problemes de PAu-dela, qui eprouvait de grandes joies a
laisser ses pensees s'envoler loin du monde present, mais je
je n'ai rien appris qui put me laisser croire qu'il obtenait
l'extase et Petal morbide qui, pour un instant au moins,
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.'546                                LA DOCTRINE BUDDHIQUE
dctruit en l'homme la faculte de penser et le laisse inerte du
coeur, de 1'esprit et des sens.
En fait, il me semble que les Cambodgiens tout au moins,
qui sont des buddhistes devots et orthodoxes, repoussent les
pratiques de la psychologie buddhique recommandees par
certains livres sacres et croient que la saintete, la sagesse, le
detachement des choses de ce monde sont des resultats donnes
par la meditation bien dirigee, et l'effet d'une conviction nee
de 1'idee que tout est vanite, inanite, instabilite, et qu'en fin
de compte, tout est rien, qu'il n'y a rien que choses vouees
au changement, et que tout revient a rien.
III. — Que faut-il entendre par indifference absolue de
celui qui s'est avance tres loin sur la route du salut? Faut-il
entendre que le sage, le saint n'aime plus ni ce qui est bien,
ni ce qui est mal, qu'il ne prefere pas le bien au mal, le bon
au mauvais, le juste a l'injuste, qu'il est parvenu a un tel etat
de sagesse et de saintete qu'il n'a plus d'affection pour per-
sonne et qu'il s'oublie lui-meme.
Voila la reponse. textuelle a cette demande posee par ecrit:
« L'indifference que procure la meditation (sur des sujets
saints, quand elle est bien conduite) n'est pas 1'indifference
du cceur, mais le calme du cceur. Le saint qui est parvenu a
l'indifference [tranquille] voit toutes choses, le bien et le mal,
le bon et le mauvais, le juste et l'injuste, avec les memes yeux,
sans passion, c'est-a-dire sans joie comme sans chagrin. II
comprend pourquoi tout est ainsi et n'est point chagrine. Ses
sens sont tres perspicaces, plus affines que ceux d'un non-
saint, mais ses sensations ne l'emeuvent pas et son cceur reste
calme, afin que sa faculte de penser ne soit point troublee. Si
le sage etait indifferent a tout, il n'aimerait ni sa mere, ni son
pere, ni le Buddha, ni la Doctrine, ni I'Assemblee et alors il
serait comme un idiot qui ne sait pas, qui ne fait pas de diffe-
rence entre ceci et cela, qui rit et pleure sans motif. Le saint
n'est pas un idiot, il est un homme calme, dont rien ne peut
plus troubler les sens, la pensee et la vertu. »
Cette notion de l'indifference du saint sur la route du
Nirvana s'eloigne sensiblement de la notion orthodoxe; ce
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'Ml
LA MEDITATION KT L'EXTASE
n'est plus « la passivite sereine, l'engourdissement deli-
cieux » des textes, mais je ne serais pas etonne que cette notion,
plus philosophique que religieuse, bit celle que le Buddha a
enseignee et qui, passant par ses disciples, serait, a la longue,
devenue plus religieuse que philosophique. J'ai quelque ten-
dance a croire que la doctrine du Buddha etait tout d'abord
une philosophie et que les circonstances ont amene son fonda-
teur a en faire une doctrine religieuse. Cette transformation
fut peut-etre plutot l'oeuvre du temps que la sienne, alors
meme qu'elle se serait accomplie de son vivant; peut-etre
aussi fut-elle l'oeuvre de ses continuateurs? Qui sait, d'ailleurs,
si, dans l'Inde, a cette epoque, il etait possible de distinguer
entre un corps de doctrines pbilosophiques et un corps de
doctrines religieuses, si, en d'autres termes, une doctrine
philosophique pouvait etre autre chose qu'une doctrine reli-
gieuse. Je vois de nombreux philosophes qui, a l'epoque du
Buddha, parcourent l'Inde et sont fondateurs d'ecoles pbiloso-
phiques, mais je vois partout leurs disciples chercher parmi
eux celui qui a trouve la voie du salut. Or, chercher la voie
du salut et non la verite, c'est faire un acte religieux.
La philosophie etait si bien une science devote a cette
epoque que nous voyons les docteurs non etudier les livres,
non observer la nature, mais chercher la solution des ques-
tions qui les preoccupent dans les efl'ets pathologiques, mor-
bides, que produit la meditation ascetique. Le jhdna n'est
pas particulier au buddhisme, il est le fait de tous les docteurs
contemporains du Buddha. On est partout persuade a cette
epoque que nul ne peut trouver la solution, que nul ne peut
affiner sa faculte de penser, s'il ne se livre a l'extase, s'il ne
jouit de la faculte de tomber en extase a volonte. Le Buddha
se livre a toutes les pratiques de l'ascetisme, retient sa respi-
ration, empeche l'aspiration, avant d'etre buddha, et s'il
abandonne ces pratiques devotes, c'est qu'il reconnait qu'elles
diminuent la puissance physique sans accroitre la puissance
intellectuelle. Sanga, le premier maitre de Saribot et de
Mokealean, a obtenu le jhdna, mais en vain; il parait recon-
naitre qu'il n'a pas trouve la verite et il laisse ses deux princi-
paux disciples s'en aller suivre Penseignement du Buddha.
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XIV
LE NIPPEAN OU NIRVANA
I. — Le Nirvana est certainement la conception religieuse
orientale la plus difficile a saisir, non seulement pour un lettre'
d'occident, mais meme pour un lettre d'extreme-orient. On
assure que les buddhistes ne sont pas d'accord sur cc qu'il
faut entendre par Nirvana : tandis que les religieux tibetains
qui appartiennent a l'Eglise du Nord pretendent que 1'esprit
survit a la matiere, evolue a travers les mondes, se reincarne
ou se reindividualise, puis penetre au Nirvana, les religieux
de Ceylan, qui sont les plus lettres des bonzes appartenant a
l'Eglise du Sud, et les bonzes cambodgiens et siamois, ensei-
gnent que 1'esprit est matiere, ne survit pas a la matiere et
que, par consequent, il ne peut pas entrer au Nirvana. Sur ce
point, l'Eglise du Sud, pourtant beaucoup plus tolerante que
l'Eglise du Nord, est intraitable et d'un radicalisme intran-
sigeant, qui n'accepte aucune discussion. Pour elle, la monade
primitive ne survit point a 1'individualite soufflee, detruite,
eteinte; elle-meme, — indesagregeable selonnous, — est desa-
gregee, evaporee, detruite, soufflee, eteinte, quand le saint
entre au Nirvana. Mais alors, qu'est-ce que le Nirvana? Et tous
les buddhistes de repondre, qu'ils soient du Nord ou du Sud,
du Tibet ou de Ceylan : « Nul, s'il n'a pas atteint les cinq
abhifmas, ou connaissances superieures, qui sont reservees
aux saints (arakat), ne peut comprendre la nature du Nirvana,
car cette nature ne peut pas tomber sous les sens d'.un homme
qui n'a pas eteint en lui, — de par sa propre volonte, a la suite
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*
349
LE NIPPEAN OU NIRVANA
d'etudes penibles poussees extremement loin et de meditations
inoui'es, — la source des desirs les plus innocents. »
Done, toutes les definitions que les auteurs de livres sacres,
que les religieux ont donnees du Nirvana ne sont propres
qu'a nous en donner une idee tres vague.
Vivant au milieu d'un peuple religieux, devot aux enseigne-
ments du Buddha, le peuple cambodgien, j'ai voulu savoir
quelle idee se font du Nirvana, du Nippean, comme ils disent,
les religieux qui en font l'objet de leurs meditations et de leur
enseignemeht. J'ai interroge les me-veat, ou chefs de bonzerie,
les krou-sot, les krou-thom, ou bonzes professeurs et lettres,
les achar, ou lettres civils, mais devots, les krou-pet, ou pro-
fesseurs de medecine, qui sont des savants et aussi des
hommes religieux, sages et estimes pour leur vertu.
Qu'est-ce que le Nippean ? leur ai-je dit.
Ils m'ont montre leurs satras, le Trey-Phdm entre autres,
m'ont lu les feuilles de palmier qui en parlent, m'ont explique
dix fois, vingt fois et j'ai fini par comprendre un peu ce qui
est presque incomprehensible de soi. Ai-je compris ce qu'ils
me disaient que les saints peuvent seuls comprendre tout a
fait? Je n'en sais rien. Je laisse libre d'en juger les Iecteurs
speciaux auxquels je m'adresse, les orientalistes, qui, tant de
fois ont ete appeles a s'occuper du Nirvana. Voici ce que j'ai
cru comprendre.
II. — Le Nippean-nang, on Nirvana, est un etat de spiritua-
lisation supreme complete, ou toute transformation nouvelle
est devenue impossible, parce que tout ce qui constituait l'etre
humain a ete souffle, eteint, meme ce qui etait en lui imma-
teriel, l'esprit, le sentiment, la vie, Fame, e'est-a-dire l'indivi-
dualite, par consequent le desir du devenir. G'est, disent les
Cambodgiens, la mort reelle, absolue, supreme, qui, de
l'homme physique et spirituel, ne laisse rien apres elle, tandis
que la mort commune qui frappe chaque jourautourde nous,
ce n'est que la mort apparente, un moyen de transmigrer;
cette mort apparente n'est pas plus la mort absolue du Nippean
que le sommeil est la mort commune. Ce qui de l'homme
entre au Nippean, ce n'est pas son esprit, ce n'est pas son
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350
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
intelligence, sa vie degagee de la matiere, son ame ou sa
personnalite, non, c'est moins que cela a nos yeux d'hommes
et c'est plus que cela au sentiment des saints, les seuls qui
puissent comprendre 1'etat de perfection sublime, absolue,
qu'est le Nippean-nang. Ce qui transmigre, jusqu'au Nippean
exclusivement, c'est un karma fait d'actions bonnes et mau-
vaises, constituant une individualite se survivant par le fruit
des oeuvres en une personnalite qui s'ignore, mais que le
desir gouverne, c'est le soi, caracterise par le desir, c'est une
spiritualisation imparfaite de l'etre encore lie paries passions
et qui n'a pas su, pas pu acquerir cette indifference tranquille
qui est le commencement de la sagesse, la caracteristique du
saint et le moyen d'eehapper aux desirs qui sont les liens qui
rattachent l'etre au monde,c'est-a-dire al'etat ou tout change.
Ce qui meurt a la fayon du Nippean, ce qui devient Nippean,
ce qui entre dans le Paranippean, pour parlcr comme les
vulgaires, ce sont les merites eux-memes acquis par une
individualite qui s'est evanouie en eux, abstraction supreme,
resultante immaterielle d'un karma d'actions bonnes, d'efforts
constants, en vue d'arriver a 1'extinction des desirs; c'est une
abstraction d'ceuvres accomplies continuant une personnalite
en une spiritualite si parfaite qu'ellene peut plus tomber sous
nos sens, parce que, denuee de sens, elle est sans passions,
sans desirs, sans pensees et, par consequent, sans facultes
de jouissances; pour cette spiritualite faite non des elements
qui concouraient a la forme et aux proprietes de la forme,
mais des oeuvres accomplies par la personnalite formee de
ces elements et de ces proprietes, il n'y a plus ni bonheur, ni
malheur, parce qu'il n'y a plus de sens ; il n'y a plus ni bien,
ni mal, parce qu'il n'y a plus, des elements et de leurs pro-
prietes, que l'ceuvre bonne accomplie, qui est une abstraction
sans energie; pour cette spiritualite, il y a calme profond,
tranquillite non seulement parfaite, mais denuee des elements
susceptibles de compromettre cette perfection; ceux qui entrent
dans le Nirvana n'y sont plus en personnalite, ils y sont en
leurs oeuvres accomplies, comme une abstraction qui ne peut
pas tomber sous nos sens et qui, peut-etre, est la perfection
la plus absolue, source des perfections relatives que nous
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LE NIPPEAN OU NIRVANA                             351
pouvons observer ou concevoir pour le monde des dieux.
Cette abstraction supreme d'un karma de perfections, s'il vous
plait de l'appelerune individualite se survivant, parce qu'elle
est la resultante d'efforts faits par une individualite qui a
transmigre a travers les mondes, appelez la ainsi, me dit-on,
mais rappelez-vous que dans le Paranippean, qui est la mort
absolue, il n'y a point de raisons pour que l'individualite soit
ce que nos sens peuvent la concevoir, puisque le Nippean est
un etaf d'abstraction, le fond lumineux de l'eternelle sagesse,
a laquelle toutes les generations aspirent, vers laquelle elles
marclient et que tous les hommes fmiront par atteindre, a la
suite d'innombrables reindividualisations, a la fin des temps,
car tous doivent etre sauves.
Alors, le Nippean, le Nirvana, c'est la force cosmique,
l'intelligence cosmique, qui est la sagesse, la science et la
lumiere du monde, sans forme et sans nom. C'est l'equilibre
parfait, une abstraction de vertu, une abstraction de merite,
sans faculte d'etre autre chose, une abstraction qui ne peut
plus se modifier, prendre forme, n'etre plus ce qu'elle est,
une abstraction du bien, du beau et du juste, la justice imma-
nente elle-meme.
III. — Pour parvenir a cette definition, j'ai du interroger
cinquante personnes, couvrir de notes cent pages et resumer
les repohses, en trouver la quintessence. Ai-je rendu claire-
ment et exactement ce qui me parait etre au fond de la pensee
buddhique au Gambodge? Je le crois, mais le croire n'etait pas
assez. II me fallait une certitude. J'ai alors interroge d'autres
personnes, des religieux instruits; j'ai pose des questions non
moins precises; j'ai sonde l'enseignement buddhique, voulu
savoir ce qu'on enseignait. Voyons si, procedant ainsi, j'ai
trouve la meme definition.
Un religieux me remet une feuille de palmier dont le texte
est encadre dans une guirlande de fleurs de lotus; voici ce
que dit le texte :
« II y a un sejour ou il n'y a ni terre, ni eau, ni air, ni
lumiere, ni limites, ni commencement, ni fin, ni idee, ni
pensee, ni ceci, ni cela; il y a le calme absolu. Pour ce sejour
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LA DOCTRINE BUDDHIQUE
il n'y a ni lune, ni soleil, ni etoiles, et, pour ce sejour, laterre
n'existe pas. On n'y voitni naissance, ni souffrances, ni mort,
parce que ce sejour est le sejour du calme permanent, du
calme absolu, le sejour sans vie et par consequent sansdouleur
et sans changement'. Ce sejour, c'est le non-ne, le non-cree,
le non-produit, le non-compose. Ce sejour, c'est le Nippean. »
Voila une deposition, mais que m'apprend-elle ? Rien, si
ce n'est que le Nirvana est un «lieuw louk ou loka, c'est-a-dire
un sejour infmi, incree que notre imagination ne peut conce-
voir, mais un sejour. C'est cependant la le point important.
IV. — Un autre religieux me dit :
— Le Paranippean est semblable a ceci : Je suis dans cette
chambre; j'en sors ; que reste-t-il de moi dans la chambre ou
j'etais?
—  Rien, lui dis-je; mais si je vois que vous n'etes plus
dans la chambre que vous avez quittee, je sais que vous etes
ailleurs, bien que je ne sache pas ou. Cette chambre, c'est la
vie ; vous la quittez, c'est dire que vous mourrez. Mais apres
avoir quitte cette chambre qui est la vie, si vous etes un saint,
ou allez-vous ?
— Au Paranippean.
— Qu'est-ce que la vie et qu'est-ce que le Paranippean ?
— La vie, voici ce que c'est : voici une lampe qui nous
eclaire parce qu'elle contient de l'huile et une meche; le vase,
c'est le corps ; l'huile, c'est le desir de vivre, c'est l'aliment de
la vie; la flamme, c'est la vie, le preas ling- ou principe de
vie; la lumiere, c'est l'ceuvre. Quand la lampe s'eteint, la
llamme disparait, et cette flamme c'est la vie de la lampe.
—  Oui, mais avec la flamme qui, selon vous, est la vie,
disparait la lumiere qui, dites-vous, est l'ceuvre?
— Vous croyez, vous, que l'ceuvre disparait avec la vie, et
vous le dites. En fait, vous n'en savez rien. Qui vous prouve
que la lumiere, l'ceuvre, disparait parce qu'elle a cesse de se
manifester a vos yeux, parce que la lampe s'est eteinte faute
1 Mais ne sentir jamais aucun trouble, n'epronver aucune peine de corps
on d'esprit, ce n'est point du temps present, c'est letat de l'eternel repos. »
(Imitation de Jesus-Christ, livre III, chapitre xxv.
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LE NIPPEAN OU NIRVANA                                353
d'huile ou de meche, parce que la vie a cesse? Car enfin le
Paranippean, c'est la cessation de la vie, c'est la cessation de
l'existence.
— Mais le corps d'une lampe peut retrouver la vie, je dirai
peut etre ressuscite; il suffit que j'y mette de l'huile, que je
renouvelle la meche et que j'y mette le feu pour que la flamme
qui est la vie et la lumiere qui est l'ceuvre reparaissent.
— Oui, et c'est ce qui peut assez bien expliquer les transmi-
grations, bien que la forme de la lampe n'ait pas change.
Dans la transmigration, la formation change achaque periode
de vie. D'ailleurs cette lampe ne me donne qu'un objet de
comparaison defectueux, et pourtant c'est en se servant d'une
lampe qu'on a l'habitude d'expliquer le Paranippean. Voici un
autre objet qu'on peut prendre avec avantage. Le cierge brule
et eclaire : la cire et la meche sont le corps, la forme; la
flamme, c'est la vie; la lumiere, c'est l'ceuvre. Et je raisonne
comme tout a l'heure, seulement a la fin il ne reste rien, rien
du corps, rien de la forme, rien de la vie; la flamme s'est
eteinte et tout a disparu; il ne reste ni poussiere, ni graisse,
ni fumee; tout est fini a nos yeux. Voila comment disparait
l'etre qui entre dans le Nirvana.
— Vous croyez qu'il ne reste rien de la cire et rien de la
meche?
— Si, il reste la lumiere, l'ceuvre.
— II reste peut-etre cela, mais il reste autre chose encore.
— Quoi done ?
— La fumee qui, recueillie sur un plat, le noircit, et qui,
non recueillie, s'eleve dans les airs, puis des gaz, etc., etc.
— Oui, les elements materiels du corps, je ne dis pas non,
les elements qui concourent a former un autre corps; mais oil
est mon cierge? le voyez-vous? Moi je ne le vois plus. C'est
bien vrai, il ne reste rien du cierge, ni de sa forme, rien que
l'oeuvre : la lumiere produite, mais une lumiere que nos
yeux ne peuvent pas voir, que notre esprit peut a peine
concevoir.
— Bien, mais si je vois que l'etre disparait, quitte la vie
definitivement, ne doit plus renaitre, cela ne me fait pas
connaitre le Nippean. Qu'est-ce que le Nippean?
23
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354
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
—  Comment, vous ne comprenez pas : c'est le monde oil
tout est lumiere sans possibility d'obscurite, c'est-a-dire de
renaissance.
— Mais, qu'est-ce qui entre dans le Nippean? Sont-ce les
ceuvres bonnes constituant une individuality lumineuse ?
— Les ceuvres, non, mais l'individualite lumineuse qu'elles
ont fini par degager.
—  Alors, c'est le principe de vie (precis ling) isole de la
matiere et qui rentre dans la grande time du monde; c'est ce
que les Chretiens nomment Fame 1
— Non, ce n'est pas le principe de vie, puisqu'il n'y a plus
vie; et ce n'est pas Fame comme vous Fentendez, parce que
Fame pour vous, c'est encore Findividu.
— Mais alors, qu'est-ce qui entre dans le Nippean?
— C'est l'individualite.
—  Y reste-t-elle a Fetat d'individualite?
—  Non.
—  Alors, l'individualite disparue, c'est Je neant; il n'y a
plus rien?
—  Non. Voila une jarre pleine d'eau et voila quelques
vases qui sont egalement pleins d'eau. Je les compte et je dis :
j'ai une jarre d'eau et cinq vases d'eau. Je verse les cinq vases
d'eau dans la jarre. Pouvez-vous dire que Feau de mes cinq
vases n'existe plus?
— Non, mais vos cinq vases d'eau n'existent plus!
— Non, ils n'existent plus, mais leur contenu existe. Or,
quand une individualite penetre au Paranippean, elle n'existe
plus comme individualite, mais elle existe encore comme
substance.
— Mais pourquoi dites-vous le Paranippean et non pas le
Nippean ou le Nippean ?
— Parce qu'il y a trois Nippean et que je n'entends parler
que du dernier, le supreme Nippean.
— Comment peut-il y avoir trois Nippean?
—  II y a le Nippean que les saints peuvent atteindre sur
terre quand ils sont arrives a un tel degre de perfection qu'ils
jouissent deja, par intuition, par la pensee vague des biens,
du calme absolu qu'on trouve au Paranippean. II- y a le
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355
LE NIPPEAN OU NIRVANA
Nippean que les bienheureux, les prathyeaka buddhas, peu-
vent atteindre et qui est la condition des arupas brahmas.
Enfin, il y a le Paranippean.
V.  — J'ai plusieurs fois repris cette longue conversation
avec mon religieux ; j'ai interroge vingt autres lettres depuis
lors; pose Irois fois des questions a ce sujet au chef des
bonzes de Phnom-Penh sans pouvoir acquerir une notion
nouvelle, une definition plus claire. Je ne puis penetrer plus
loin dans la pensee buddhique, et je resume ainsi :
II y a un etat nirvanien qui peut etre atteint sur terre par
la pratique de la meditation et de toutes les vertus; cet etat
nirvanien qui procure le detachement des choses de ce
monde, le calme, l'indifference tranquille, est un etat d'dme
particulier.
II y a un etat nirvanien qui est atteint par les bienheureux
des quatre paradis superieurs et par les prathyeaka buddhas,
lesquels sont depourvus de forme ; cet etat nirvanien moyen
qui est un etat de calme presque absolu, d'indifference tran-
quille presque parfaite, est un Hat de Vetre spiritualise.
II y a un etat nirvanien plus complet qui ne f>eut etre
atteint que par les buddhas, e'est-a-dire par tous les 6tres qui
ont obtenu la bodhi; cet etat, qui est le Nirvana complet, un
etat de calme absolu, est un etat de Vetre desindwidualise,
mais non aneanti.
VI.  — Ayant quelques mois plus tard rencontre un vieux
religieux qui a parcouru le Siam et le Cambodge, et qui
m'avait ete recommande comme connaissant, comme ayant
lu un grand nombre de livres sacres, je lui demandai quelle
etait la condition de l'etre apres son entree au Nirvana, il me
repondit :
— Gelle du Nippean.
— Mais alors, lui dis-je, entrer au Nippean, c'est s'incor-
porer au Nippean comme une goutte d'eau a l'eau d'un fleuve;
c'est se perdre dans le Nirvana comme un souffle du vent
dans l'espace.
— Je ne sais pas, dit-il, car le Buddha nes'est pas explique
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356                                LA DOCTRINE BUDDHIQUEl
sur eela. Je sais ce qu'il a dit : il a dit que le Nippean etait
le sejour de la stabilite absolue, ou le malheur ne peut pene-
trer, ou la douleur est inconnue. Je ne sais pas autre chose,
parce que le Buddha n'a rien voulu dire de plus sur le
Nippean.
—   Mais pourquoi le Buddha n'a-t-il pas voulu parler
davantage sur le Nippean ?
— Parce que personne n'aurait compris ce qu'il eutdit sur
cet objet, et que ceux auxquels il se serait adresse seraient
morts d'epuisement en 1'ecoutant; leur tete aurait eclate en
sept morceaux, car les choses que le Buddha leur eut dites
etaient trop grandes, trop puissantes, trop belles pour que
leur tete et leur cceur pussent les saisir. Voila pourquoi le
Buddha n'a rien dit de plus sur le Nippean.
—  Bien; mais pensez-vous en votre cceur qu'on peut dire
exaetement ceci : « L'etre existe dans le Nippean? »
— Non, on ne peut dire cela.
— Peut-on dire exaetement: «Le Nippean, e'est le neant?»
—  Non, on ne peut pas dire cela.
—  Peut-on dire ceci : « Quand tous les etres qui peuplent
les terres, les enters, les paradis des mille et mille systemes
des mondes seront entres au Nirvana, il n'y aura plus que le
Nirvana? »
— Non, on ne peut pas dire cela.
—  Peut-on dire le contraire?
— Non, on ne peut pas dire le contraire. On ne peut dire
ni qu'il n'y aura plus de mondes, ni qu'il y en aura encore,
parce que le Buddha qui n'a pas dit pourquoi il y a des
mondes, n'a pas dit s'il y a eu toujours des mondes dans le
passe, et s'il doit toujours y en avoir dans l'avenir.
— Mais alors, vous ne savez rien?
— Nous ne savons que ce que le Buddha a dit, que ce qu'il
a juge utile que nous sachions pour faire notre salut.
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XV
*
LE LIBRE ARBITRE
I. — 11 est evident que dans un systeme religieux aussi
solidement concu que Test le buddhisme, dont la base est la
justice absolue, la responsabilite individuelle complete, il ne
peut y avoir place ni pour la grace efficace, ni pour une propen-
sion au peche que Phomme ne saurait vaincre. Mais il est
important de savoir comment, etant donne que chacun a dans
la societe la condition sociale et les facultes qu'il ameritees au
cours d'une existence anterieure, lesbuddhistes comprennent
la liberte mentale de Phomme, ce que nous appelons le libre
arbitre. J'ecrivis a plusieurs religieux a ce sujet et resumai
ainsi ma lettre : « L'homme est-il absolument libre d'etre bon
ou mauvais, de choisir entre le bien et le mal, de meriter les
peines du norok ou d'amasser des merites pour monter aux
paradis. »
L'un des religieux me repondit, mais je fus trois fois
oblige de lui ecrire pour eclaircir certaines propositions
contenues en sa premiere lettre. Voici un resume de ses
reponses f :
« L'homme de la presente existence est le fruit des ceuvres
accomplies au cours des existences anterieures; sa condition
sociale, son intelligence, ses instincts, sa sante, la duree de sa
vie, sa beaute ou sa laideur merae sont des choses qu'il a
meritees; il est dans cette existence ce qu'il a merite etre. II
est evident que, dans cette existence, les fautes commises au
cours d'une autre existence le genent, ou qu'il y est servi par
1 Les reponses des autres religieux etaient ou nulles ou^contenaient la
ineme doctrine que cette reponse.
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358
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
les bonnes actions du passe, mais, quoique cela, il est libre
de choisir la route du Buddha ou de prendre celle que
Tevatat' a suivie. II est bien certain que celui qui vient du
paradis renaitre sur notre terre peut plus facilement y
remonter apres sa mort que celui qui vient du norok, mais
comme une bonne action faite par un malheureux, par un
pauvre, est plus belle que celle faite par un heureux, par un
riche, par un roi, celui qui vient du norok peut facilement
gagner le paradis. La moindre des belles actions du pauvre
est bonne; il y a des belles actions du riche qui ne sont pas
bonnes. » Un autre lettre ajoute : « II est vrai que celui qui
nait dans une condition elevee, qui est bien doue, a plus de
moyens d'amasser des merites pour, apres sa mort, monter
au ciel; mais il a plus d'occasions aussi de demeriter et la
faute qu'il commet est beaucoup plus grave que la meme faute
commise par un pauvre. La loi cambodgienne, qui est la loi
des hommes, punit d'autant plus gravement un coupable
que sa condition sociale est plus elevee; la Loi supreme fait
de meme, et cela n'a pas lieu de nous surprendre puisque la
loi cambodgienne est inspiree de la Loi supreme. »
Dans une autre lettre, tres difficile a comprendre, je trouve
pourtant cette exposition de la doctrine, claire, nette et pre-
cise : « L'homme a merite ce qu'il est; quand il a des
penchants au bien, c'est qu'il les a merites; quand il a des
penchants au mal, c'est qu'il les a merites; s'il est un homme
ignorant, c'est que cette ignorance est la consequence des
actions qu'il a commises au cours d'une autre existence; s'il
est un lettre, c'est qu'il a merite d'etre un homme instruit;
s'il a des enfants infirmes, idiots, aveugles, muets, c'est que
ceux-ci ont merite de naitre ainsi et qu'il a merite, lui, d'etre
leur pere. Voila la loi. II est bien vrai qu'un homme ignorant,
sans intelligence, ne peut pas agir comme celui qui est bien
doue; il est bien vrai qu'un pauvre ne peut pas faire les memes
aumones qu'un riche. Oui, tout cela est vrai, et l'homme igno-
rant est libre de faire ce que son ignorance ne l'empeche pas
de faire; 1'homnie pauvre ne peut pas dormer au dela de
1 Vevadalta, le cousin du buddha.
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LE LIBRE ARBITRE                                      359
ce qu'il possede. Leur liberte est relative quant a l'objet du
don, quant a la nature de l'acte, mais elle est egale a celle des
mieux doues, a celle des plus riches, quand, au lieu de consi-
derer Facte par rapport a ce qui I'entoure, on le considere en
lui-meme. Dans le Trey-Philm, il est parle d'une reine qui a
merite d'etre secourue a l'heure du danger parce qu'au cours
d'une autre existence elle avait offert une serviette au Buddha.
et dans le Buddha vamsa il est beaucoup parle d'un grand
riche qui fit present du jardin de Ghettapon au Buddha et qui
y eleva un monastere; il n'a jamais ete dit que le grand riche
avait plus donne que la pauvre fille et que le Buddha avait
mieux recu le monastere que la serviette. Oui, je sais bien
que lorsqu'un homme riche fait construire un temple, on dit:
« oh! oh! » et qu'on ne regarde meme pas le pauvre qui vient
porter, un mois, deux mois, la terre qu'il faut pour construire
la terrasse, la vieille femme qui se prive pour faire l'aumone
et qui salue bien humblement. Mais ceux qui font : « oh!
oh ! » sont des ignorants, car le pauvre qui porte la terre, qui
fatigue, qui sue pour donner rien autre chose que sa force,
donne plus, beaucoup plus que le riche. Alors, les tevodas qui
le voient travailler, user ses forces, se rassemblent et disent:
«oh! oh! » puis ils viennent a lui et ils l'aident a porter
sa terre; sur ses epaules, le fardeau est moins lourd, mais
les tevodas ne vont pas remettre au riche 1'argent qu'il
depense. » Une autre lettre ajoute : « Donner cinq coudees
d'etoffe quand on n'a que cinq, dix, quinze ou vingt coudees
d'etoffe a soi, c'est donner beaucoup; donner cent coudees
d'etoffe quand on en a deux cents, c'est donner beaucoup en
apparence, c'est donner peu en fait, car on n'a pas besoin des
cent coudees qui restent pour s'habiller. » Dans le premier
cas, on a donne de son necessaire; dans le second cas, on a
donne de son superflu.
Un vieux lettre qui passe pour un grand liseur me dit :
« L'homme ne peut se plaindre de n'avoir pas tous les moyens
de faire ce qu'il veut faire au cours de cette existence, parce
qu'il est ce qu'il s'est fait; sa liberte est relative dans cette
existence; elle est absolue, reelle si on considere l'homme en
toutes ses transmigrations; d'autre part, de meme que la
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360
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
valeur des objets differents qui sont mis en vente n'est pas la
meme alors que leur poids est identique, de meme l'objet du
don ne peut etre apprecie au poids, encore moins la pensee
intime qui a provoque le don. L'homme peut ne pas paraitre
libre parce qu'il n'est pas libre de faire telle chose, mais il est
libre de faire tout ce qu'il peut faire, et ce tout ce qu'il peut
faire, quand on envisage Facte en lui-meme, equivaut a tout
ce qu'il voudrait pouvoir faire. Voila pourquoi l'homme est
libre d'etre bon ou mauvais et pourquoi la route qui conduit
aux paradis est aussi bien ouverte pour les plus pauvres,
les plus ignorants que pour les plus riches et les plus lettres,
bien que ceux-ci aient merite d'etre ce qu'ils sont au cours
d'une autre existence. »
II.  — « Gependant, me dit un religieux, il est plus difficile
a celui qui est tombe par le peche de remonter a la place qu'il
occupait avant sa faute, parce que son peche, qui a avive chez
lui les passions, le poursuit par ces passions et que celles-ci
l'incitent a mal faire. II a moins de force pour la resistance,
mais sa liberte de vouloir resister a ses passions n'est pas
moindre pour cela. S'il succombe apres avoir lutte, sa lutte
' est une bonne action qui attenue la faute; qu'il resiste encore
et cette nouvelle lutte sera une nouvelle bonne action. II
remontera ainsi, lentement, mais sa marche sur la bonne
route sera plus penible. » Et ce religieux ajoute :
« J'ai connu une femme qui, dans un acces de jalousie, se
procura un poison tres violent, le delaya dans un bol de the
et le but. Elle vomit, fut malade, mais ne mourut pas. Cepen-
dant, sa sante fut alteree; elle souffrait des douleurs d'en-
trailles et regrettait son action coupable. Eh bien, le peche est
comme un poison; la ou il passe, il altere et, meme expulse,
il laisse le pecheur malade; la guerison peut venir; elle
vient, mais le moindre peche rejette le pecheur plus has et,
pour guerir, il faut de grands efforts, des efforts plus grands
que pour monter toujours sans s'arreter. »
III. — Done, pas de grace efficace, puisque les moyens que
donnent une condition sociale elevee et une intelligence supe-
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LE LIBKK ARIUTRE                                      S61
rieure a la moyenne sont, au point de vue du salut, d'autant
moins productifs de merites qu'ils sont plus grands. Done,
au point'de vue du salut, l'homme est toujours libre de
choisir entre le bien et le mal. Done, la justice absolue,
puisque le principal element d'appreciation des actes est la
volonte, l'effort accompli, et que l'efTort meme, suivi d'insuc-
ces, est productif de merites, emporte recompense.
L'individu est libre, absolument libre, quand on l'envisage
sous toutes les formes qu'il revet au travers de toutes les
transmigrations qu'il subit; il est moins libre quand on
l'envisage a l'une de ses existences si on juge de sa liberie
par ses actes, mais il est tout aussi libre si on juge de sa
liberte par sa volonte. Si forts, si puissants que soient ses
instincts, si grandes et si aveuglantes que soient ses passions,
l'effort qu'il fait pour leur resister, si petit qu'il soit, s'il est
tout ce qu'il peut etre, est un acte de volonte equivalant a un
triomphe, alors meme que cet effort serait suivi d'une defaite.
Le peche commis est un peche, e'est incontestable, mais
l'effort fait pour ne pas le commettre est une bonne action; si
l'un mene aux norok, l'autre conduit aux paradis. Et ce qui
est mieux : dans ces conditions, le peche est moins productif
de degradation morale que la resistance est productive de
regeneration morale; l'effort releve le pecheur, le peche
commis dans ces conditions de resistance ne l'abaisse pas.
i
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-■*., ; , !—., ■—l^______._ __________ ...._........
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LIVRE VII
LE GULTE
i
LES FETES RELIGIEUSES
Je ne veux pas rechercher ici en quoi les fetes religieuses
buddhiques au Cambodge se rapprochent des fetes qui sont
celebrees par les buddhistes de Ceylan ou par ceux du Tibet.
Je veux seulement dire en quoi consistent ces fetes et les
peindre comme je les ai vues, sans pretentions a 1'erudition.
I. — Le Thvoeu bon chaul chhndm ou « Fete de l'entree
dans l'annee » a lieu dans le khe Ghoett, qui est la premiere
lunaison de l'annee cambodgienne; cette lunaison concorde
avec la seconde moitie du mois de mars et avec la premiere
moitie du mois d'avril. La fete dure au moins les trois pre-
miers jours du mois; on la prolonge quelquefois jusqu'au
septieme. Elle rappelle notre fete du premier jour de l'an.
Le premier jour, on prepare tout pour la fete du lende-
main : on nettoie la maison, on blanchit les effets. Les bonzes
ou phikkhus, les novices ou nen et les hommes religieux
debarrassent la pagode des ordures qui ont pu s'y amasser,
nettoient l'autel du Buddha, le Preas Put, enlevent la terre
que les termites ont apportee et qui, parfois, recpuvre une
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364                                              LE CULTE
bonne partie des statues. On forme les htlit phnom', ou
monticules de sable qui sont eleves autour de la pagode, en
I'honneur des bienheureux, les tevodas.
Le deuxieme jour, des le matin et jusqu'au soir, les fideles
accourent a la bonzerie; ils apportent du sable dans des
paniers, dans des langes, dans des vases, et, apres etre entres
dans le temple pour saluer le Buddha et lui offrir quelques
fleurs, des bougies de cire d'abeilles, des baguettes odorife-
rantes, ils commencent a faire le tour de la pagode et les
slations pieuses. Charges de leur sable, ils marchent l'epaule
droite du cote de la pagode et, sur chacun des phnom sacres,
ils jettent quelques poignees de sable afin d'augmenter les tas
et de rendre hommage aux anges en I'honneur desquels on les a
dresses. Cette promenade d'hommes et de femmes, de jeunes
filles et d'enfants, de vieillards, tous vetus de leurs plus beaux
effets, le corps ceint d'une echarpe de soie rouge, jaune ou
blanche, cette promenade est touchante et produit toujours
une grande impression sur les Europeens qui y assistent.
Dans la soiree, les habitants vont inviter les bonzes a
venir prier dans le temple, au pied de l'autel du Buddha. Les
fonctionnaires qui ont des musiques, des danseuses ou des
chanteuses, les envoient dans l'enclos sacre, et la nuit tout
entiere se passe a chanter, a danser et a jouer de la musique.
G'est de cette maniere qu'on pretend garder les phnom sacres
et empecher les accidents qui pourraient survenir et les dete-
riorer pendant la nuit, eloigner les betes qui pourraient etre
tentees de penetrer dans l'enclos et qui, en s'y promenant, les
ecraseraient. Un accident, si peu grave qu'il soit, attirerait
certainement le malheur sur la contree, disent les gens du
peuple, car il eloignerait d'elle les tevodas qui sont charges
de la garder.
Le troisieme jour, des le matin, les menageres viennent
les bras et la tete charges d'ustensiles de cuisine, de paniers
contenant des denrees, des fruits, et, dans l'enclos de la bon-
zerie, — mais non dans celui de la pagode, — elles etablissent
leurs foyers rustiques et se mettent a preparer les aliments
•- Phnom, montagne, colline, monticule, butte artificielle ou naturelle.
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365
LES FETES ftELtGIEUSES
qu'elles veulent offrir aux religieux et ceux que leurs families
doivent consommer.
Les bonzes penetrent des huit heures dans le temple, se
rangent sur deux ou trois lignes a droite de l'autel, mais en
avant, sur des nattes etendues par des novices; autour d'eux
et du meme cote se placent les hommes; de l'autre cote, en
face des bonzes, toujours plus nombreuses que les hommes,
se groupent les femmes.
Le gouverneur de la province est au milieu, en face de
l'autel, le plus en vue des assistants; derriere lui sont groupes
ses fonctionnaires et, a un pas de lui, les achar1 qui sont
quelque chose comme les organisateurs des ceremonies reli-
gieuses. Toute l'assistance est assise a terre sur des nattes
etendues et les jambes ramenees soit a gauche, soit a droite.
Alors les bonzes elevent leurs phlcet* devant leurs yeux et
commencent a prier tout haut. Les assistants repondent aux
versets dits par le ou par les achars, les mains jointes et dans
une attitude de respect profond. De temps a autre, quelques
hommes, quelques femmes se levent et vont a l'autel placer,
sur le long serpent de hois destine a les supporter, les petites
bougies qu'ils allumcnt, sur l'autel et meme a terre, les
baguettes odoriferantes qui brulent sans flamrne et repandent
une bonne odeur d'encens. Bientot tout l'autel est illumine,
car les menageres ont quitte leurs foyers rustiques et sont
venues apporter leurs offrandes et prier un moment.
Entre dix et onze heures, les prieres sont dites; les bonzes
se levent et sortent; les assistants les imitent et bientot il ne
reste plus dans le temple que les retardataires qui saluent le
Buddha et qui allument des bougies et des baguettes devant
l'autel.
Les bonzes vont prendre place dans une petite sala' et, de
suite, les fideles les entourent. G'est la qu'on leur fait respec-
tueusement l'aumone du riz cuit, le reap bat. Ghacun d'eux a
son bat devant lui4. Les fideles, hommes et femmes, s'appro-
1  Du mot Sanscrit acharya « profcsseur ».
2  Ecrans speciaux aux bonzes.
3  Salle.
4  Vase en bois de forme antique, recouveri d'une etolle jaune, le patra.
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366                                         LE CULTE
chent a tour de role et, avec une grande cuiller, prennent du
riz dans un vase qu'ils tiennent avec le bras gauche et le
distribuent dans les bat a raison d'une ou deux cuillerees par
bat. L'aumone faite, chacun salue les bonzes en s'agenouillant
et en portant les mains jointes a la hauteur du front1. Quand
la distribution du riz cuit est terminee, les fideles apportent
les grands plateaux de cuivre sur lesquels les menageres ont
range les petits bols d'aliments choisis et les placent a portee
de la main des bonzes. Alors, apres s'etre lave la main droite
avec un peu d'eau que la main gauche a versee, les religieux
prennent quelques poignees de riz cuit et les jettent aux ani-
maux qui vivent librement dans l'enclos sacre; c'est l'aumone
aux oiseaux, l'aumone aux betes. Geci fait, ils prient pour
remercier de leur avoir donne le riz quotidien et ils com-
mencent a rouler le riz en boulettes avec leur main droite,
prenant ici et la, dans les petits bols, sans empressement,
sans apparence de gourmandise, les choses qu'ils desirent
manger. Leur repas dure a peine un quart d'heure. Alors, ils
se lavent la main droite, boivent quelques gorgees d'eau avec
un petit vase de cuivre, puis ils prient pour remercier encore
le Buddha, se levent et se retirent dans leurs cellules, les
kdey. Les habitants, qui ne veulent pas retourner chez eux,
se mettent alors a manger et c'est au milieu des rires, des
jeux de toutes sortes, que continue la fete.
Le soir, on lave le Buddha, on le baigne; on baigne les
bonzes en renversant sur eux des seaux ou des paniers d'eau;
on baigne les achars. Dans les maisons, les enfants bien
eleves et respectueux baignent leurs pere et mere, grands-
peres et grand'meres, afin de marquer leur soumission, leur
dependance, et de rend re a leurs ascendants les hommages
qu'ils leur doivent.
Les gens riches profitent de cette fete pour faire des
aumones aux pauvres, leur donner a manger, leur distribuer
des vetements, du riz, des sapeques.
Quand la fete dure sept jours, les quatre derniers jours
1 C'est Yanjali des Hindous. II est parte de ce saint respectueux dans le
Mandva dharma suslra, II, 70. Les Cainbodgiens le numment vulgairement
sdrnpeas.
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LES FETES RELIGIEUSES                             36*7
sont employes a des prieres individuelles, a faire des aumones
et a jouer autour de la pagode, a danser, a chanter et a
rire.
Pendant les trois premiers jours de l'annee, un mari
religieux ne doit point connaltre sa femme ; pendant les sept
jours, on ne doit tuer ni les animaux qui sont sur terre, ni
ceux qui vivent dans l'eau, ni ceux qui volent dans les airs;
on ne doit ni vendre, ni acheler, ni conclure aucune affaire;
on ne doit ni se battre, ni se disputer, ni s'injurier, ni maudire,
ni inedire, ni mentir, ni commander durement, ni se montrer
severe, car, me dit un lettre, « les sept premiers jours doivent
etre consacres entierement a la charite ; une annee bien com-
mencee, continue et s'acheve bien ».
A Sambaur, devant le monastere, dont le Buddha regarde
l'ouest (ce qui me fait croire qu'il est d'origine laotienne, car
au Laos les buddhas et les temples ne sont pas orientes), les
habitants, ce jour-la, se poursuivent avec des seringues et
s'aspergent au milieu des rires et des plaisanteries de toutes
sortes'.
II.  — Le thvceu bon bdmbuos phikkus ou fete de l'ordination
d'un religieux et le thvoeu bon bdmbuos nen ou fete de l'ordi-
nation d'un novice, ont lieu dans le courant des memes mois.
Je decrirai plus loin (livre VIII, chapitre h) cette ceremonie. II
sufflt d'indiquer ici la place qu'elle occupe dans le calendrier.
III. — Le thvceu bon sang Preas ou « fete de l'erection d'un
Buddha », d'une statue de Buddha, ou thvceu bon apphisek
Preas
2, c'est-a-dire « fete de la consecration d'un Buddha »,
ou bien encore thvceu bon bceuk Preas net Preas, c'est-a-dire
« fete de l'ouverture des yeux sacres du Preas, du Saint »,
comme les deux fetes precedentes ne peuvent avoir lieu que
1 Wustorf a observe cette fete a Vien-Chan le 10 avril 1642. M. Harmant
la vu celebrer a Bassac, le IS avril 1877 sous le nom de f<?te de l'eau; Le
Laos et les populations sauvages de I'Indo-Chine,
dans Le Tour du Monde.
t. XXXIX, p. 242. Buchanan l'a observee chez les Barmans. Recti, asiat.,
vol. VI, p. 299. Le Nouveau Journal asiatique parle d'une fete semblable
(n° 78, p. 231-234). Enfin le Harivamsa decrit cette fete, lecture 146.
8 Du Sanscrit abhiseka, onction, sacre.
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368
le: culte
dans le courant des mois de Pisakh, Ches et Assath (ou Patham-
assath et Tuttiyeassath dans les annees intercalaires), puis on
dispose deux paires de baysejy ou cornets de feuilles de bana-
nier contenant une ollrande de riz, une paire de sla-thorm ou
fleurs rituelles d'arequier, quatre fruits, une paire de sla-
chom,
deux noix de coco depouillees de leur bourre, un bol
de sue ou seve de l'arbre sdmbuor1, des ciseaux, un rasoir,
deux feuilles de latanier (trang), cinq damloeng d'argent2, cinq
coudees d'etoffe blanche, deux paires de bayteip, un plateau
de mets, un plateau portant le dessert, quinze bougies en cire
d'abeilles, quatorze baguettes odorantes.
Les quatre sla-chom, les noix de coco sont places sur un
plateau a pied, dit tok. Les ciseaux, le rasoir, les deux feuilles
de latanier placees avec le plateau tok et le bol contenant
. l'eau du sdmbuor au milieu des quatre fruits. On place a
gauche une paire de bayteip, le plateau de mets et le plateau
de dessert, et a droite la deuxieme paire de bayteip.
Elle dure au moins trois jours, mais les deux derniers
jours sont employes a visiter la nouvelle statue du Buddha, a
lui offrir des bougies et des baguettes odoriferantes. G'est une
fete assez rare et qui attire une grande affluence de fideles et
toujours une cinquantaine de religieux \
Le Laklthana Putthea r&p ou loi concernant la consecra-
tion des statues du Buddha, decrit les ceremonies qui sont
obligatoires et les formules qu'il faut reciter. Je vais les
resumer ici :
Celui qui oflre la nouvelle image du Buddha ou les gens
du village qui l'ont offerte l'apportentprocessionnellement au
monastere sous un grand parasol de drap rouge et la deposent
provisoirement dans une sala construite tout expres pour la
recevoir ou dans la sala des conferences. On forme une
enceinte dont la statue est le centre avec un fil de coton (pot
1  Cassia 6pineux a Hears jaunes qui secrete un sue parfume\
2  Pieces de monnaies.
3  Kile peut aussi avoir lieu k la fin du mois de Photlrobol, apres la idle
des saints ou apres celle des anciHres. La derniere fiSte de ce genre a latfuelle
j'ai assiste etait tres belle, je ne puis resister au plaisir de la decrire ici.
-ocr page 400-
369
LES FETES RELIGIEUSES
sema) attache aux colonnes qui supportent la toiture, afin
d'empecher les demons et les esprits mauvais d'approcher de
la statue et de la profaner. Alors, on suspend dans l'interieur
de cette enceinte sacree de nombreuses representations de
divers animaux; puis on va inviter les bonzes a venir reciter
la priere de V Apphisek, qui est celle de la consecration des
objets qu'on offre au Buddha.
Alors, avoc une stance que l'achar repete trois fois, au
milieu du silence de l'assemblee, on invite a venir assister a
la ceremonie la Terre personniflee {neang Konghlng preas
Thornl),
les bienheureux (twddas), l'architecte divin Pissa-
nuka (Viscakarma) et le supreme seigneur {Bdrameysaur).
Puis on verse a terre de Peau de coco et on allume les bou-
gies. On recite une stance qui a la propriete d'eloigner les
esprits mauvais de Fenceinte ou doit etre consacree la nou-
velle statue du Buddha.
Le chef du monastere jette sur la statue quelques gouttes
d'eau lustrale avec une petite branche chargee de sesfeuilles,
puis l'achar recite encore trois fois une stance pour inviter le
supreme seigneur a venir assister a la partie la plus interes-
sante de la ceremonie.
Cette stance recitee trois fois, l'achar prend les ciseaux et
fait mine de eouper les cheveux de la statue. 11 repete trois
fois ce simulacre et, chaque fois, il recite une stance pali dite
Pheak kanlray ou des « ciseaux de la face ».
II prend ensuite le rasoir et fait mine de raser la tete du
Buddha. B repete trois fois ce simulacre et, chaque fois,
il recite une stance pali dite stance du Kombcet kor ou du
« couteau a raser a.
Le silence est devenu absolu dans l'assistance. Alors, il
prend deux aiguilles et les place Tunc sur la main gauche,
l'autre sur la main droite de la statue. Tous les yeux sont
fixes sur lui et sur la face du Buddha. Alors, il prend
l'aiguille posee sur la main gauche et fait mine de piquer
l'ceil droit de la statue; puis il prend l'aiguille posee sur
la main droite et en touche l'ceil gauche avec la pointe.
Alors, tous les religieux s'ecrient trois fois de suite en pali:
« Nous avons heureusement obtenu l'ouverture des yeux. »
24
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370
LE CULTE
Le gong retentit et annonce par trois fois que la statue est
consacree et que les lideles peuvent rendre en sa presence
bommage a la memoire du saint dont elle est l'image.
Le lendemain, un religieux fait un sermon sur un sujet
edifiant, lit la vie du Buddha ou bien commente son ceuvre.
Le troisieme jour, l'enceinte ou pot sema est rompue, la
statue du Buddha est reprise par les porteurs et portee
processionnellement a l'endroit du temple qu'elle doit occu-
per, sur l'autel le plus ordinairement. On recite quelques
prieres, les assistants allument des bougies et des baguettes
odoriferantes, puis tout le monde se retire pour offrir aux
bonzes rassembles dans leur sala l'ofTrande du riz cuit et des
autres aliments, ainsi qu'on l'a vu fairo au chaul chhndm.
IV. — Le Thceu bon bdnchho sema ou « fete de la descente
des sema » est une ceremonie religiouse encore plus rare que
la precedente. Elle n'a guere lieu qu'a Foccasion de l'erection
d'une nouvelle pagode ou de la creation d'une nouvelle bonzerie.
Les sema qu'on erige sont au nombre de neuf. L'un d'eux dit
sima kil ou « sema enfoui » est enterre a l'interieur de la
pagode et a quatre coudees de l'autel, devant la principale des
statues qui l'occupent. Les huitautres stmt dits sleek sema, c'est-
a-dire « feuilles de sema » a cause de leur forme qui rappelle les
steles egyptiennes et certains monuments de nos cimetieres.
On les place autour de la pagode, aux quatre angles et au
milieu des quatre faces; quelquefois, ces «feuilles de sema))
sont doubles et posees sur un socle ; elles sont ornees genera-
lement de sculptures representant des tevodas en priere;
d'autres fois, elles sont loin de ressembler a des feuilles
et sont de veritables petites niches dans lesquelles on vient
allumer des baguettes odoriferantes. Ces huit derniers sema
forment les piliers du fil invisible, le pot sema, qui doit eloi-
gner les demons et les esprits mechants du temple consacre
au Buddha.
Le trou qui, dans l'interieur de la pagode, doit recevoir le
sima kel est profond de quatre coudees environ ; sur ce trou,
on place deux poutrellesencroix, puis, sous ces poutrelles, on
attache la pierre sacree, le sema kel, avec des cordes ou des
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LES FETES RELIGIEUSES                                 371
liens de rotin, puis on attache a la pierre une corde de coton
non tordu qui, du sema Ml suspendu, va au fond du trou.
Alors, les bonzes viennent prior, reciter la priure Apphisek et
les habitants, les fideles, les religieux, accourent saluer le
Buddha et jetor dans le trou du sema principal qui des bijoux,
qui des effets neufs, qui des instruments de travail, des instru-
ments de musique, des plumes, des cheveux, des rognures
d'ongles; quelques-uns font plus et se percent legerement le
bras afin d'obtenir quelques gouttes de leur sang et de pou-
voir Poffrir au Buddha en le repandant dans la fosse.
La fete dure trois jours; les prieres out lieu le matin et
Fapres-midi est consacree aux jeux de toutes sortes. Alors, la
bonzerie, et meme Fenclos sacre, n'est plus qu'un territoire
d'assemblee ou chacun s'amuse; les danseurs, les lutteurs, la
musique sont des divertissements tres courus. Beaucoup de
personnes apportent leur manger et toute la batteric de
cuisine; on mange sur desnattes, dans la cour, a l'ombre des
grands arbres, sous des velum en cotonnade blanche etendus
sur des bambous. On oll're aux bonzes l'aumone des aliments,
le matin apres les prieres, et la journee s'ecoule gaiment.
Au cours de ces trois jours, sept jours quelquefois, un
bonze fait un sermon, explique l'importance de la fete qu'on
celebre, rappelle les vertus du Buddha, invite les fideles a
s'inspirer du grand exemple de vertu qu'il a donne au monde,
lit les satras sacres ot recommande l'etude et la meditation.
Pendant ces trois jours, la pagode est visitee par de nombreux
fideles, et l'autel consacre au Buddha est illumine par les
bougies et les baguettes qui donnent une grande clarte et un
parfum aussi agreable que celui de Fencens.
Le troisieme jour, a Fheure favorable indiquee par Yachar
qui a consulte le ciel et les elements, les bonzes se mettent en
priere et neuf hommes armes de couteaux les placent sur les
cordes qui retiennent le sema kel. L'achar se place alors devant
un gong, la main armee d'un baton, il examine ce qui
l'entoure et lorsque tout le monde est pret a executer l'ordre
qu'il va donner, le moment favorable etant venu, il frappe un
coup de son baton sur le gong. A ce signal, les neuf hommes
frappent avec un maillet sur leurs couteaux, les cordes sont
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3?2
LE CULTE
coupees et le sema disparait au fond de la fosse creusee pour
lui. Alors la foule, anxieuse et attentive, pousse trois grands
cris de joie: « Hou! hou! hou! » — Pendant que quelques
homines rejettent avec des polles la terre dans la fosse, les
bonzes disent quelques prieres, la fOule s'incline pour saluer,
puis tout le monde se retire. Les jeux recommencent et chacun
s'abandonne au plaisir. Ce sema kel remplace notre « pre-
miere pierre », la pierre de fondation.
Les huit sema sont plantes immediatement apres par
quelques liommes, et les fideles viennent les reconnaitre en
placant des baguettes odoriferantes autour d'eux.
Cette fete, comme les precedentes, ne peut avoir lieu que
dans lecourant des mois Pisakh,Ches et Assath(Pothamassatb
et Tuttiyeassath dans les annees intercalaires).
V. — Le Thvceu bon chaal preas vosa, ou thvceu chaul
preas sa,
c'est-a-dire « fete de I'entree dans le vosa ' », dans la
retraite, a lieu le premier jour du ruoch, c'est-a-dire le pre-
mier jour de la lune decroissante du mois d'Assath (de Patham-
assath dans les annees intercalaires), vers le premier juillet.
Cette retraite ou preas vosa ou preas sa dure trois mois dans
les annees ordinaires et quatre mois dans les annees interca-
laires. G'est a pareille epoque que le Preas suspendait ses
excursions dans l'lnde et que ses disciples se groupaient
autour de lui pour recueillir son enseignement. Le dieu Vichnu,
lui-meme, observail le vasa immobile et sommeillant,
durant la saison des pluies, sur le serpent Secha nageant sur
l'ocean. Cette retraite est d'origine brabmanique et me parait
avoir donne l'idee du careme aux Chretiens et du ramadan
aux mahometans. C'est une periode de jeune, de recueillement
et de prieres, pendant laquelle les religious doivent suspendre
leurs voyages, et ne peuvent decoucher que s'ils sont appeles
par le roi ou obliges de s'absenter a l'occasion de la mort de
I'un de leur pere et mere, de leur professeur, de I'un de leurs
grands-parents, de leur pere adoptif ou de leur mere adoptive,
de la personne qui a pris soin d'eux pendant leur jeunesse,
1 Du Sanscrit vasa, saison des pluies. qui est la saison de la retraite
reli^'ieuse.
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373
LES FETES RELIGIEUSES
car toutes les nuits il faut prier devant la statue du Buddha.
Les fideles observent cette retraite en offrant aux bonzes
des sdrnpot scekkasaddk, qui sont des coupons d'etoffes qu'on
emploie pour se baigner et en venant a la pagode tous les
thngay seel, e'est-a-dire tous les « jours saints », assister aux
prieres des religieux, bruler des bougies et des baguettes odo-
riferantes devant le Buddha et faire le reap bat, ou l'aumone
aux bonzes. Les thngay seel tombent le huitieme jour de la
lune montante, le jour de la pleine lune, le huitieme jour de
la lune decroissante et le dernier jour du mois.
Le jour du chaul preas cosa, les fideles apportent proces-
sionnellement a la pagode un cierge tres gros (notre cierge
pascal) qu'on designe sous le nom de tien preas cosa ou tien
preas sa
e'est-a-dire « cierge du preas sa ». Les religieux
viennent le recevoir a la porte principale du temple et le placent
devant l'autel a l'endroit qui lui est reserve. Le cierge est
enorme ; on l'allume de suite et on prie pour qu'il demeure
allume jusqu'a la fin du careme et pour qu'il ne s'eteigne pas.
Pour plus de precaution, le chef de la bonzerie designe tous.
les soirs un moine pour la garde du lien preas sa avec la
consigne de rallumer le cierge s'il vient a s'eteindre. Dans
certaines pagodes, ce sont les pol preas ou esclaves sacres,
esciaves de la pagode, qui sont charges de veiller sur le cierge
et de le rallumer. Quand le cierge n'est pas assez gros pour
durer jusqu'a la sortie du preas sa, on alimente d'huile et de
cire le petit godet forme autour de la meche par la chaleur de
la flamme.
VI. — Le Tlweeu bon kan been ou « fetes des presents cons-
tants » a lieu du premier jour de la lune decroissante du mois
de Phottrobot jusqu'a la fin du mois. C'est la fete des neakh-ta
(des genies) qui sont les ancetres du peuple cambodgien, ses
ancetres eloignes, perdus dans le passe, alors que les daun-ta
sont les ancetres de chaque famille, e'est-a-dire les ai'eux d'un
passe peu eloigne. Cette fete est aussi la fete des Preas Dema
qui sont les quinze buddhas qui ont precede sur notre terre le
buddha des Sakhya. C'est pour cette raison que la fete du
kan been dure quinze jours.
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H74                                              LE CULTE
Tous les jours de cette quinzaine sacree, qu'on pourrait
appeler « la fete de tous les saints », les fideles fabriquent des
gateaux, cuisent des aliments, du riz et accourent a la pagode
pour saluer le Buddha, prier, invoquer les Preas Dema, les
neack-ta et leur offrir les vivres qu'ils ont apportes dans des
petits bols places sur des plateaux de cuivre ornes de fleurs.
lis font aussi le reap bat aux religieux et ecoutent respectueu-
soment les sermons qui sont faits par le me-veat aux bonzes
places sous sa direction et aux eleves qu'il instruit. (Cette fete
tient lieu de la fete de tous les saints que celebre Feglise
catholique.)
VII. — Le Thvceu bon phchfim boon ou «fete de la reunion au
gateau des ancetres » a lieu le dernier jour du mois de Phot-
trobot, e'est-a-dire le dernier jour du preas cosa, en septembre
generalement.
Les fideles prcparent des la veille des gateaux, des mets
delicats, font quelques olTrandes (samnen) aux ancetres dans
leur maison, leur annoncent qu'ils preparent pour le lende-
main un grand festin et les prient de vouloir bien les honorer
de leur presence.
Le lendemain, de bonne heure, toute la population porte
au temple les mets et les gateaux prepares, on cuisine dans
l'enclos de la bonzerie. Les religieux so rassemblent dans le
temple et prient pendant que les fideles allument des bougies
el des baguettes odoriferantcs qu'ils placent autour de l'autel,
en son honneur et en celui des dann-ta ou ancetres.
Alors les ancetres qui sont dans les paradis intcrme-
diaires, ceux qui sont dans les norok1, les premiers avee le
eonsentement des chefs des paradis, les seconds avec lo
consentement desjytimphubal ou demons tortionnaires, quit-
tent les royaumes extramondains qu'ils habitent et viennent
sur la terre. Ils errent parmi les fideles a la recherche de
leurs descendants, se rejouissent quand ils les trouvent et les
benissent, vont les chercher dans les autres monasteres de la
region s'ils ne les rencontrent pas dans le plus voisin de leur
1 Purgatoires; les enfers n'existent pas cliez les buddhistes.
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375
LES FETES RELTC1EUSES
habitation; ils se lamentent s'ils ne peuvent les decouvrir, les
maudissent et se retirent indignes de leur abandon pour
rejoindre au plus vite soit le paradis ou ils jouissent du
bonheur reserve aux bienheureux, soit le purgatoire ou ils
expient leurs crimes et rachetent leurs demerites.
La fete se termine, comme toutes les fetes buddhiques, par
le reap bat«l'aumone a la marmite », c'est-a-dire par l'aumone
du riz cuit faite aux religieux. Alors les fideles rentrent chez
eux et terminent la journee en faisant encore une offrande
aux ancetres. (Gette fete est la fete des morts.)
VIII. — Le Thvosu bon chenh preas vosa ou thva>u bon chenh
preas sa,
c'est-a-dire « la fete de la sortie du preas vosa », a
lieu quinze jours apres la precedente, c'est-a-dire le dernier
jour de la lune croissante du mois d'Asoch qui estle septieme
mois de l'annee ordinaire et le huitieme mois de l'annee
intercalaire cambodgienne.
Les fideles accourent a la bonzerie des huit heures du
matin, cuisinent, assistent aux prieres des bonzes et preparent
le reap bat qu'ils veulent leur offrir.
A la fin de la ceremonie religieuse, quand les bonzes ont
rcgagne leurs cellules, on cnleve ce qui reste du cierge preas
vosa
et on va le porter processionnellement au cbef des bonzes
auquel on l'ofl're.
Alors a lieu le reap bat dans la forme deja decrite aux
fetes anterieures.
Dans la soiree, on fait des loy prdtit, c'est-a-dire des petits
bateaux, des petits radeaux en ecorce de bananier; on y met
du riz, des gateaux, des vivres, quelques sapeques de zinc,
quelques bougies allumees, quelques baguettes odoriferantes
qui se consument, puis on les place sur l'eau de la riviere en
disant aux ancetres qui doivent y avoir pris place : « Allez
aux pays, aux champs que vous habitez ; aux montagnes, sous
les pierres qui vous servent de residences; allez ! retournez !
Au mois, a la saison, au temps, a l'ep'oque ulterieure, vos fils
et vos petits-enfants penseront a vous; alors vous reviendrez,
vous reviendrez, vous reviendrez. »
Alors la riviere se couvre de lumiere, que le courant
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H76
I.E CUXTE
emporte. Ce sont les ames des ancetres du peuple cambodgien
qui retournent aux pays mysterieux oil elles attendent, soit
dans le bonheur, soit dans la douleur, mais toujours dans
l'esperance, le jour de leur reincarnation.
IX. — Le Thvceu bon he kakthcen a lieu du jour de la pleine
lune du mois d'Asoch au jour de la pleine lune du mois
Kadcec,maiscela ne dure qu'un jour pour chaque monastere
Cette fete est 1'une des plus belles fetes buddhiques.
Des le matin, toute la population afflue de partout a la
bonzerie. Le gouverneur a recu les offrandes des fideles (a
son defaut le mandarin le plus eleve en grade de la region);
il a achete avec l'argent recu les etoffes de soie jaune qu'il
veut offrir aux religieux, les bougies, les baguettes odorife-
rantes, les parasols, les eventails, les ecrans, des noix do
coco, des regimes entiers de bananes, des noix d'arec et des
feuilles de betel, etc., etc. Dans les cierges, on a enfonce des
piastres. Tout cela est place sur des civieres et porte par des
hommes. Au-dessus de chaque civiere, un porteur soutient
un parasol. Derriere les porteurs s'avance le gouverneur qui
porte le lot principal des etoffes, celui qui doit etre offert au
me-veat. Au-dessus de sa tete, un porteur soutient le parasol,
insigne de son grade; derriere lui marchent ses secretaires,
qui portent sa boite a betel d'or ou d'argent repousse. Puis
viennent le corps des mandarins, les femmes du gouverneur
et leurs servantes, les dames des mandarins, les femmes du
peuple, vetues de leurs plus beaux effets, les braset les mains
charges de bijoux d'or. Toutes groupees derriere la prdpon
thorn chauvai-sroh
(la grande epouse du chef de la province),
elles marchent gravement ; quelques-unes portent des
offrandes sur leur tete, dans des corbeilles et, au-dessus de
ces corbeilles, des ombrelles portees par des femmes garan-
tissent du soleil.
Le cortege s'avance gravement, precede de musique, et de
gens qui tirent en Fair des coups de fusil. 11 penetre dans
l'enclos de la bonzerie, dans 1'enclos du temple, fait trois fois
le tour de celui-ci en lui presentant l'epaule droite, puis y
penetre. Les hommes se rangent a droite de l'autel, derriere
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LES FETES RELIGIEUSES                              ^77
et a cote des bonzes; les femmes prennent place a gauche. Les
presents sont deposes sur des civieres de bambous en face du
Preas, devant le gouverneur qui a pris la premiere place, la
place la plus en vue.
Les prieres commencent; ce sont des sortes de litanies qui
sont dites par un achar et aux versets tlesquels repond l'assis-
tance; les mains sont jointes et les figures sont graves.
Alors le gouverneur offre les presents aux bonzes et les
etofl'cs sont mesurees par eux a la coudee et a Tampan.
La ceremonie terminee, on fait aux bonzes l'aumone des
aliments, puis la journee s'acheve au milieu des jeux de toutes
sortes.
X. — Thvam bon dkambok sampeas prcas khe, c'est-a-dire
« la fete du paddy pile pour le salut a la lune », a lieu le jour
de la pleine lune de Kadoec, le huitieme mois des annees
ordinaires et le neuvieme des annees intercalaires1.
Des neuf heures du matin, toutes les menageres sortentde
leur maison et s'occupent a faire griller du jiaddy gluant,
recouvert de son ecorce, dans une marmite oil il se desseche
pendant qu'on le remue avec un batonnet afin qu'il ne brule
pas. Ceci fait, on l'ecrase dans un mortier de bois avec le pilon
et on remplit un grand bol qu'on expose aux rayons de la
lune, au milieu de plateaux qui contiennent des gateaux, des
bananes et dix autres objets, parmi lesquels il faut placer une
ou deux noix de coco.
Sur le sol, au beau milieu d'une place eclairee par les
rayons de la lune, on etend une natte de paille et, sur cette
natte, on place un coussin et cinq coudees d'etotle blanche.
Sur cette etoit'e blanche qui recouvre le coussin et une partie
1 Cette fete n'est pas preeisement une fete religieuse, mais j'en tiens
compte ici parce que, dans beaucoup do provinces, elle est celebree au inonas-
tere par tous les habitants du village dout ce nionastore depend. Elle est
certainemont d'origine brahmanique. line fete qui rappelle beaucoup celle-ci
est encore colebree dans l'lnde a la pleine lime d'Asvina, un mois plus tot
qu'au Cambodge, en l'bonneur de Laksbmi. Elle porte le nom de Sarotparvan
«
fete de l'automne » et Kojdgara « qui est eveille », parce qu'elle se celebre
la nuit. Lakshmi descend, dit-on, cette nuit-la, sur la terro, pour accorder la
fortune a ceux qu'elle trouve eveilles. On sail qu'elle est la deesse de
l'abondance.
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378
LE CULTE
de la natte, on depose un slatruoy, c'est-a-dire une feuille do
bananier pliee de maniere a former des angles rappelant
vaguement, au dire des indigenes, les oreillesd'un lievre.
On plante ensuite deux poteaux a environ trois coudees
l'un de l'autre; sur ces deux poteaux on fixe un baton hori-
zontal qui est a environ quatre coudees du sol, et a ce baton
on suspend cinq feuilles d'arequier, cinq feuilles de betel,
quelques fleurs, cinq bougies en cire d'abeilles et cinq baguettes
odoriferantes.
A l'extremite des poteaux on attache deux sla-thorm, c'est-
a-dire des cornets de bienfaisance, remplis de riz cuit, qui
sont faits avec des feuilles de bananier.
Alors, quand la lune est tres haute au ciel, entre onze
heures et minuit, les jeunes filles et les femmes se mettent a
genoux et regardent la lune qui brille entre les etoiles, la
saluent en elevant trois fois les mains jointes a la hauteur du
visage.
Geci fait, elles se relevent et, l'une apres l'autre, vont s'age-
nouiller sur le coussin, y i>rendre le sla-lruoy et saluer trois
fois l'astre des nuits en prononcant trois fois de suite ces
paroles : « Aujourd'hui est le jour de la pleine lune du mois
Kadoec; aujourd'hui, dans chaque famille, on fait ce que
nous faisons. Nous invitons toutes les divinites du ciel a
venir prendre leur part de ces bananes, de ce paddy gluant,
grille par nous et ecrase par nous; venez boire l'eau de ces
nqix de coco et protegez-nous, faites que nous soyons heureux
dans cette vie et que nos biens s'accroissent entre nos mains. »
Quand la derniere femme a prononce ces paroles pour la
troisieme fois et salue la lune, le chef do la maison prend une
bougie allumee et, la penchant sur un vase en cuivre plein
d'eau, fait tomber dans cette eau des gouttes de cire. Autour
de lui toute la famille est pressee et chacun suit avec attention
l'operation qui s'accomplit. Si, de cette bougie, beaucoup de
gouttes de cire tombent dans l'eau, les pluies seront abon-
dantes et les rizieres seront fecondes; s'il ne lombe que
quelques gouttes de cire, les pluies seront rares et la recolte
du riz sera mediocre.
Alors les jeunes gens, freres ou sceurs, fiances ou amis
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LES FETES REUG1EUSES                                   379
prenncnt les offrandes faites aux divinites celestes et les prc-
sentent a la bouche des jeunes filles, le paddy grille que la
lune a vu pousser dans les champs, qu'elle a vu cuire dans
la marmite, ecraser dans le mortier et exposer a ses rayons
pales. Puis on leur fait boire de l'eau de coco a meme la noix
et on leur offre des gateaux et des bananes. On salue la lune
et chacun frappe dans le dos de son plus proche voisin afln,
me dit en riant un lettre, de faire descendre les aliments. —
« Soyez notre protcctrice, dit-on a la lune, veillez sur nous,
belle et bonne lune; continuez d'eclairer le monde quand le
soleil s*est enfonce a l'horizon, afm que les tenebres ne cou-
vrent pas toute la terre. » On la salue encore, puis les bonnes
parties de jeu s'engagent.
On m'a dit que de tendres paroles sont dites au cours de
cette fete et que bien des serments d'amour y sont echanges;
alors la lune est prise a temoin et constitute gardienne de la
parole donnee.
XL — Le Thvnni bon oy lean phlamng puon phnom svau
ou « Fete de l'ofirande au feu d'un monticule de paddy » a
lieu dans le courant de Meak-thorn qui est toujours l'avant
dernier mois de l'annee, qu'elle soit ordinaire c'est-a-dire de
douze mois, ou intercalaire c'est-a-dire de treize mois.Elle mo
parait etre la fete du feu et par suite la fete du soleil et, comme
la fete precedente, une ceremonie d'origine brahmanique,
adoptee, toleree plutot, par les buddhistes qui ont ainsi tolere
un certain nombre de ceremonies qui rappellent le vieux
culte. Cette fete a lieu soit dans les rizieres, alors que tous les
habitants sont occupes a egrener le paddy, soit dans les
villages, soit meme, mais plus rarement, dans les monasteres.
Les bonzes sont invites a venir prier, en presence d'un feu de
bois precieux et odoriferant qu'on a allume et d'un petit
monticule de paddy qu'on a forme avec du paddy provenant
de la nouvelle recolte. Les prieres terminees, on les conduit
a quelque distance au bord de la riviere si elle n'est pas trop
eloignee, de la mare, ou pres d'un arbre, et on les baigne en
versant sur eux l'eau que contiennent des vases ou que Ton
puise avec des vases. Baignes par les homines et meme par
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380
LE CULTE
les femmes (celles-ci doivent eviter que leurs effets touchent
les effets des religieux), on les ramene pros du feu, en passant
soit sur des planches, soit en. marchant sur le corps des fideles
qui sont couches devant eux. lis s'asseoient par terre, les
jambes ramenees a gauche et ils respirent les bonnes odours
qui s'echappent du foyer.
La ceremonie terminee, le paddy du monticule est mis en
sac, offert aux religieux et porte au monastere.
XII.   — Le Thvceu bon he phka, c'est-a-dire la « fete des
fleurs n, peut se celebrer toute 1'annee; c'est une sorte de
pelerinage fait a une pagode eloigoee par un ou plusieurs
villages qui se sont entendus pour cela. Ces pelcrinages sont
nombreuxetdeplacenttouj ours un grand nombrede fideles qui
viennentavec leurs bonzes, leurs femmes et leurs enfants, quel-
quefois de tres loin. J'ai vu un jour a Kompot, debarquer, de
vingt-sept jonques, pres de trois cents pelerins et pelerines, la
population de sept hameaux de l'arrondissement d'Hatien. Ils
apportaient sur des civieres de bambous des fleurs naturelles
et des fleurs artificielles, des fruits, des denrees, des noix de
coco et des effets jaunes.
Vingt bonzes et tous les achars de la region les accompa-
gnaient. Toute la ceremonie du thvam bon he kakthcen fut
celebree, comme il a ete dit plus haut, puis tous les habitants
reprirent la route de leur village, traversant une seconde fois
la mer.
XIII.  — Le nlmunt louk sangkh chhak oy sdrnpol sd ou
« don fait aux religieux d'un morceau d'etoffe blanche », est
une ceremonie qui peut se celebrer toute 1'annee, soit a
i'occasion d'un reap bat, qui a lieu le matin, soit au cours
d'une autre ceremonie qui a lieu le soir, au monastere ou
chez un fidele. Je n'ai pu savoir ce que veut dire exactement
le mot chhak, mais j'ai pu examiner un des coupons; il etait
de cotonnade blanche ordinaire, large d'un metre environ et
long de cinq coudees. Voici comment se celebre cette cere-
monie.
L'etoffe est deposee sur un plateau a pied, qui estle plateau
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381
LES FETES RELIGIEUSES
rituel des offrandes, avec quelques fleurs, quelques bougies,
quelquos baguettes odoriferantes, puis presente par celui ou
eelle qui fait l'offrande au religieux prefere. Celui-ci prend un
bout de l'etoffe; le donateur la developpe et l'etend au-dessus
de toute sa famille reunie, agenouillee et de tous ceux qui
peuvent y trouver place. Puis le religieux recite une priere
que tout le mondc ecoute les mains jointes, afin de souhaiter
a ceux que cette etofl'e recouvre d'acquerir les merites qui
procurent les biens de ce monde et ceux duparadis. La priere
terminee, il tire a lui l'eton'e, tend les parties de l'offrande
demeurees dans le plateau, et les fideles se retirent.
Cette curieuse ceremonie qui rappelle l'imposition de l'etole
sur la tete du fidele et la priere que le pretre catholique
prononce a l'occasion de certaines fetes, et qui est aussi
l'occasion d'une aumone, est tres belle et tres suivie. J'ai vu
toute la population d'un village se rendre au monastere pour
la celebrer, et dix et douze personnes se presser sous l'etoffe
blanche pour avoir part aux souhaits formes par le religieux.
Geux qui'ne pouvaient se placer sous la cotonnade, s'effor-
eaient de la toucher et, agenouilles, la main gauche etendue
le long du bras droit dont la main tenait l'etoffe', ecoutaient,
la tete inclinee, les yeux clos ou baisses, la priere du reverend.
Les gens qui ne donnaient rien, parce qu'ils etaient trop
pauvres, mais qui se joignaient au donateur pour se placer
sous l'etoffe ou nieme pour la tenir, etaient, autant que le
donateur, persuades de l'efficacite des souhaits prononces.
1 On ne doit jamais au Cambodge, offrir, remettre avec une senle main
un olijet quelconque a une personne qu'on veut honorer: l'offrande doit tHre
faite avec les deux mains. De la cette position des bras que je cherche a
rendre ici en quelques mots.
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II
LES THNGAY SCEL OU JOURS SAINTS
En outre des jours feries qui, tous les ans, se presentent a
la miime date et sont celebres d'apres un certain ritucl, il y a
les jours feries qui reviennent quatre fois par mois lunaire
et qui sont tous celebres de la meme maniere. Ces quatre jours
feries du mois. qui remplacent nos dimanches, sont nommes
thngay seel, ou « jours des preceptcs, jours saints », par les
Cambodgiens. Les toxtes les nomment obosalh, du pali
uposatha, mais il n'y a guere que les lettres et les plus instruits
des religieux qui les connaissent sous ce nom; sauf trois ou
quatre religieux des deux grands monasteres de Phnom-lVmh,
je crois que personne ne sait qu'ils sont designes autrenient
que par les expressions « premier jour saint, deuxieme jour
saint, troisieme jour saint et quatrieme jour saint ».
Quoi qu'il en soit de l'ignorance generale a cet egard, il
est d'usage au Cambodge d'observer le premier et le huitiume
jour de la lune montante, le premier et le huitiome jour de la
lune decroissante.
Ces jours-la, pour les religieux, les prieres sont plus nom-
breuses, les heures de meditation sont plus longues, le silence
dans le monastere est plus absolu et les travaux sont sus-
pendus. Quelques religieux devots se privent d'un des deux
repas qui leur sont permis, ou se privent de boire dans
l'apres-midi.
Ge jour-la, les laiques, les femmes surtout, des sept heures
du matin, se rendent au monastere avec des vivres qu'ils
offrent aux religieux, des fleursetdes baguettes odoriferantes
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Les thngay scel ou jours saints                  383
qu'ils presentent au Buddha apres s'etre inclines devant sa
statue et avoir prie, assis a terre et les mains jointes. Le matin
principalement, I'autel est illumine et la fumee des baguettes
odoriferantes l'enveloppe d'une nuee parfumee. Quelques
personnes font des aumones aux pauvres, quand il s'en pre-
sente, aux oiseaux du ciel et aux chiens du village. Beaucoup,
ces jours-la, saluent plus respectueusement leurs pere et mere,
n'engagent aucune discussion avec le procliain, parlent plus
doucement a leur personnel*, ne boivent aucune liqueur fer-
mentee et ajoutent un plat a I'ordinaire des esclaves. Mais il
en est un grand nombre qui, tout en observant les jours saints,
vaquent a leurs affaires, comme les autres jours, dont les
femmes seules vont au temple et qui n'y paraissent eux-memes
que les jours de grande fete religieuse, ou quand ils ont une
raison particuliere d'y aller prier.
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Ill
L'INTERVENTION EN FAVEUR DES MORTS
I. — Presque toutes les religions' admettent que les vivanls
peuvent intervenir au benefice des morts et que les prieres
des vivants ouvrent les portes de l'enfer. Les buddhistes par-
tagent cette croyance et je la trouve au Cambodge chez tous
les religieux et dans toute la population. Le jeune homme qui
entre en bonzerie est convaincu que, non seulement il y
acquerra des merites, mais que, parses invocations, il pourra
adoucir les peines que ses parents morts ont encourues et
qu'ils endurent dans les enters; il est convaincu que les merites
qu'il acquiert et dont il profitera un jour, au paradis et dans
une autre vie terrestre, auront, par une sorte de loi de reper-
cussion, la propriete de modifier dans un sens misericordieux
la loi du fruit des oeuvres. « Pour que cette loi [de repercussion]
s'exerce, me dit un religieux, il est indispensable que celui
qui invoque, que le religieux songe aux personnes dont il
veut ameliorer la condition; si le religieux ne songe pas a
ses ancetres, a ceux qu'il veut sauver, les actes qu'il accomplit
lui profitent, mais ne profitent qu'a lui. » Et ce religieux
m'affirme que toute bonne ceuvre, faite au nom d'un etre qui
expie en enfer, par une personne quelconque, p route au damne
et a celui qui l'a faite. Et il ajoute : « Aucune bonne ceuvre,
nulle serie d'ceuvres bonnes, ne peut tout a fait ouvrir les
portes de l'enfer a un damne, mais le temps de la souffrance
' Je crois ijue la religion juive fait seule exception; cette religion n'admet
ni riiitervention des vivants pour les morts, ni celle des morts pour les
vivants.
-ocr page 416-
^intervention en faveur des morts               385
peut etre abrege et les souffrances endurees moins crue'llement
senties. » Mais cette opinion n'est pas admise par tous les
religieux ; Tun d'eux pretend que « la bonne oeuvre d'un
vivant peut immediatement ouvrir ia porte de l'enfer a un
damne, au nom et a la place duquel cette bonne oeuvre a ete
faite, si toutefois cette bonne oeuvre equivaut au temps que ce
damne doit encore souflrir et a la gravite des souffrances qu'il
doit encore endurer. »
(Juoi qu'iL en soit, cette croyance a la faculte que possedent
les vivants de modifier, par leurs ceuvres bonnes, la loi du
fruit des ceuvres, d'abord et dogmatiquement presentee comme
immuable, me semble illogique. Cependant, je la trouve chez
toutes les nations buddhiques, au Tibet, en Chine, aux Indes,
a Geylan, en Barmanie, au Laos et partout. Comme beaucoup
d'autres dogmes buddhiques, elle est anterieure au Buddha
Siddliartha; elle figure dans le Manava dliarina sastra; la
nouvelle doctrine a cru pouvoir conserver une pareilie
croyance, ceder peut-etre a la poussee des masses ignorantes,
mais elle s^est bien gardee de dire pourquoi la loi du fruit des
ceuvres individuelles pouvait etre modifiee, eontrariee par
I'osuvre d'un autre ; elle n'a pas chsrche, si je ne me trompe,
a justifier cctte opinion, e[ elle a bien fait, parce que je ne vois
pas quelles raisons on aurait pu donner pour expliquer une
contradiction aussi grave.
Les Chinois croienl aussi a l'intervention des vivants au
benefice des morts, des morts bienheureux au benefice des
vivants qui, dans cette vie, continuent d'expier les fautes
commisos au cours d'une existence precedente.
II. — Depuis que ceci est ecrit, un achar me dit : « Vous
avez tort de croire qu'il y a contradiction entre la loi des
causalites et celle d'intervention des vivants pour les morts;
ceux qui se saiwent de l'enfer en suite des bonnes ceuvres
faites en leur nom par des vivants, ont, par une action sem-
blable, faite par eux au cours de leur derniere existence,
merite cette intervention. Toujours, les cnfants prient pour
les parents, font des aumones en leur nom, et ces enfants,
par cela meme, meritent que leurs enfants songent a eux
25
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:586
I.E CULTE
quand ils seront morts. G'est ainsi que les vivants sont lies
aux morts et que les pere et mere sont portes au respect des
ancetres par l'interet qu'ils ont a etre respectes par leurs
enfants; c'est en n'oubliant pas les ancetres qu'on merite de
n'etre pas oublie par les enfants. »
Quelques jours apres avoir recu cette explication, je vis
une bonne vieilie qui of'frait en aumone un beau poisson aux
oiseaux du ciel. Je l'interrogeai afin de savoir le mobile de
cette ceuvre pie; elle me dit : « J'offre ce poisson en aumone
aux oiseaux, qui sont des etres comme moi, au nom de mes
pere et mere morts il y a bien longtemps, de mes grands-
parents que j'ai connus, de mes ancetres que je n'ai pas
connus, afin qu'ils soient delivres s'ils souffrent, plus heu-
reux s'ils sont heureux en haut, et pour qu'ils viennent roder
autour de moi et pour qu'ils me protegent. »
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LIVRE VIII
LA SANGHA OU LE CLERGE
Le religieux ne doit eprouver ni plaisir des sens, ni plaisir
du cceur a la vue des beaux objets quels qu'ils soient, a l'audi-
tion des sons les plus melodieux, a l'aspiration des odeurs
les plus suaves, au toucher des ehoses les plus douces; les
pensees les plus agreables pour tous les autres doivent le
laisser calme et n'etre pour lui que des sujets de meditation.
Pourquoi ? Parce que le plaisir eprouve donne naissance au
desir, le desir le plus simple a la passion la plus vive. Pour-
quoi un religieux ne doit-il point avoir de desir? Parce que
celui qui cherche une seconde de bonlieur sur cette terre,
parce que celui qui jouit une seule seconde des biens de ce
monde, qui trouve plaisir meme a songer aux ehoses desira-
bles, belles, bonnes, douces, ouvre son cceur a la joie, le
ferme a la serenite du cceur et des sens, et s'ecarte, a cause
de cela, de la route qui conduit par le detachement des biens
de ce monde, des biens du paradis, au sejour du Nippean, ou
nul ne peut entrer s'il ne s'est ecarte des ehoses du monde des
hommes et du monde des dieux sans regrets, s'il n'a pu les
considerer sans trouble de cceur, c'est-a-dire sans les trouver
belles, douces, agreables, enviahles, ou sans les trouver
laides, ameres, desagreables et hai'ssables. Celui qui s'ecarte
des biens du monde et les maudit n'en est detache que par
V
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388                           LA SANGHA 0U LE CLERGE
passion; il les aime en verite, mais son amour pour eux a
pris la forme de la haine; on ne maudit pas ee qu'on ne peut
pas aimer; on n'aime pas ce qu'on ne pourrait pas maudire,
parce que I'amour et la liaine sont comrae les deux bouts d'un
menie baton dont le milieu serait la passion. Pas de milieu,
pas de bouts; ni milieu, ni bouts, rien, c'est-a-dire l'indif'fe-
rence, le detachement des choses de ce monde, detachement
qui ne comporte ni amour ni haine.
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I
LES PHIKKHUS OU RELIGIEUX
I. — L'Eglise buddhique, au Cambodge, est organisee,
mais son organisation qui rappelle par certains cotes l'orga-
nisation de l'Eglise catbolique, est loin d'avoir faitde tousles
religieux du royaume un corps de moines obeissant a une
meme impulsion, recevant, eomme le clerge catholique par
exemple, le mot d'ordre qui peut tout mettre en mouvement.
Tout d'abord, elle est une eglise nationale qui ne recon-
nait la suprematie d'aucun religieux etranger. Gelui que nous
appelons, en Europe, le « pape, le chef de l'Eglise du Sud »,
et qui n'est en realite que le chef de l'Eglise de Ceylan, n'esl
considere au Cambodge ni comme un patriarche, ni comme
le premier entre les religieux du Buddha; il est simplement
le chef de l'Eglise de Langka.
L'Eglise de Langka elle-meme n'est pas consideree comme
une sangha supreme, comme une sangha impulsive; c'est un
clerge plus instruit et qui, mieux que le clerge cambodgien,
a su conserver la langue mokkut1 pure de toute alteration, et
qui, par cela meme, se trouve en possession des textes* les
plus anciens et les plus purs.
Les Gambodgiens disent qu'ils ont recu leurs satras reli-
gieux de Ceylan, en l'an 638, mais ils pretendent, qu'ils
etaient deja buddhistes depuis longtemps quand la jonque du
1  De Magadha; la langue que nous appelons improprement le pdli. Le
mot pdli veut dire « texte ».
2  Haley.
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390
LA SANGHA OU LE CLERGE
roi laotien qui rapportait le Tripitaka vint, a son retour de
Langka, echouer sur leurs cotes '.
Quoi qu'il en soit, tout en rcconnaissant que son rituel,
que ses canons sont ceux de l'Eglise du Sud, que l'Eglise de
Ceylan lui est superieure en instruction religieuse, et bien
que quelques-uns de ses membres aillent etudier les balej-
sous la direction des moines de Kandy ou de Colombo,
l'Eglise cambodgienne ne reconnait point la suprematie du
chef de l'Eglise ceylandaise.
Done, pas de patriarche etranger au pays, mais une Eglise
nationale.
II. — Cette eglise a-t-elle un chef national, un chef supreme
qui joue le role d'un pape ou meme celui d'un chef d'ordre.
Je trouve un chef reconnu de l'Eglise cambodgienne, mais ce
chef est le roi. Or, il n'est le chef de l'Eglise que parce qu'il
est le chef du royaume, et par consequent le maitre des
hommes qui peuplent les monasteres; il est le protecteur
naturel de la religion comme la reine d'Angleterre est la
protectrice de l'Eglise anglicane, comme le tzar est le protec-
teur de l'Eglise orthodoxe russe; mais je ne vois pas qu'il en
soit le chef supreme : il n'a pas le droit de modifier, de
changer la Doctrine, d'intervenir.en matiere religieuse. Si ce
n'est pour defendre et proteger les religieux, punir les malfai-
teurs qui les attaquent ou qui volent dans les temples, il n'est
guere, dans ses rapports avec eux, plus qu'uri autre fidele. Sa
fonction la plus religieuse consiste anommer les deux primats
du royaume. Le Ghbap tumnlm pi bauran ou « lois et tradi-
tions d'autrefois » enseigne cependant que « le Buddha a
confie au roi la direction et la surveillance de la religion » et
que « les biens du Triple joyau sontconsideres comme appar-
tenant au roi et ne peuvent etre traites (confisques) comme les
biens des laiques ». Mais on estime qu'incontestablement cette
direction ne peut etre que materielle, que le roi n'a rien a
decider en matiere de doctrine et que les biens de l'Eglise lui
appartiennent en tant que maitre du royaume ou ils sont
1 Voyez l'lntrociuotion ; VIntroduction du tmddhisme <iu Camlmdgv.
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LES PHIKKHUS OV HELIGIEUX                         391
situes, mais qu'il ne peut ni les prendre, ni les dormer, ni
changer leur nature. C'est d'ailleurs ce que la meme loi
enseigne un peu plus loin.
III. — Les deux priraats royaux sont deux religieux :l'un,
le samdach Preas Sdnghreach1 est charge de pourvoir de
chefs les dioceses et les monasteres de la droite, et 1'autre, le
Louk Preas Saukonn*, monsieur 1'eminentParfum, est charge
de pourvoir les dioceses et les monasteres de la gauche. Le
premier est superieur au second, mais il n'est pas son chef;
leur independance reciproque est absolue, et jamais on n'a
vu l'un se preoccuper de ce que 1'autre faisait.
lis ont chacun un monastere a gouverner, chacun une
partie du royaume a pourvoir, chacun une ecole adiriger;
l'un a deux cents religieux dans son monastere et 1'autre en a
cent cinquante dans le sien, et jamais ils ne se concertent,
jamais ils ne se consultent.
Gette division du royaume en droite et gauche n'est pas
meme une division specialement religieuse, elle est, avant
tout et surtout, une division administrative; ces deux circons-
criptions, considerees au point devue civil, sont representees
au palais par deux chambellans, le Louk mdha monlrej-,
derriere lequel se rangent les dignitaires des provinces de
droite, et le Louk mdha tep, derriere lequel se rangent les
dignitaires des provinces de gauche; considerees au point
de vue religieux, elles sont representees par le Samdach
Preas Sanghreach et le Louk Preas Saukonn. En somme les
deux primats sont pour le monde religieux ce que les cham-
bellans sont pour le monde civil; ils sont deux grands man-
darins charges des affaires religieuses des deux circonscrip-
1  Tres juste, eminent chef de la Sangha; du Sanscrit sume'dhas, intelli-
gent, ou bien du pali so, tres; dakkhino, juste, savant, habile, adroit, paro,
eminent, sangha, eglise; raja, chef. — Reach (raja) a la fin d'un titre me parait
etre toujoiirs un substaiitif, et un adjectif quand il le precede. Ainsi reacli
amat
me parait devoir toe traduit « amat royal, royal arnat », c'est-a-dire,
officier royal, confident royal, ministre du roi. On peutaussi traduiresamdach
par augaste. — Samdach, qui est fait du prefixe sdm, supreme, et peut etre
du mot sdach, roi, n'est peut-etre que la traduction en cambodgien du mot
Sanscrit samraja, qui signifie « supreme raja ».
2  Du Sanscrit suqanda, bonne odeur.
» '
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392                           LA SANGHA 0U LE CLERGE
tions administratives et politiques du royaume qu'ils doivent
pourvoir. Dans certains cas, laisses a leur conscience, ils
peuvent intervenir en faveur d'un eoupablc, d'un innocent,
pour empecher soit un crime, soit une rigueur trop grande,
mais leur droit est moins un droit de remontrance qu'une
autorisation d'interceder.
Le dernier Preas Saukonn est mort en 1894 et n'est pas
encore remplace; il etait certainement le religieux le plus
instruit, le philosophe le plus profond du royaume; les Cam-
bodgiens disent : le plus saint des religieux.
Le Samdach Preas Sanghreach est actuellement un vieil-
lard d'une soixantaine d'annees, tres vert encore et savant,
mais qui a moins medite que son ancien collegue et qu'on
consulte avec moins de profit. II est actuellement le seul chef
des religieux, je devrais dire le premier entre les chefs des
religieux, le premier entre les chefs de monastere, et son
autorite, qui etait presque nulle avant la mort du Preas
Saukonn, ne s'est point accrue. II n'est pas plus qu'un autre
bonze et n'a point d'ordres a donner; il n'en donne pas. De
fait, il est le plus consulte des religieux, parce qu'il est
savant, parce qu'il est, en fait, un mandarin royal, parce
qu'il dirige un monastere de deux cents religieux. Mais e'est
tout.
IV. — Les deux circonscriptions de droite et de gauche
sont composees de provinces civiles qui sont done aussi des
provinces religieuses, des dioceses. Dans chaque diocese, et
non en tete de chaque diocese, il y a un oppachchea ', e'est-a-
dire un religieux charge des ordinations. 11 est nomine par
celui des deux grands chefs religieux dont sa province releve,
et toujours choisi dans le diocese parmi les religieux les plus
instruits et les plus vieux dans les ordres; un religieux qui
n'est pas au service du Buddha depuis vingt ans au moins ne
peut etre nomme oppachchea.Une fois nomine, il doit quitter
son monastere et aller habiter l'une des bonzeries du chef-
lieu. II est tenu de se transporter dans son diocese, partout
1 Du paii oupajjhdya.
•
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398
LES PI1IKKHUS OU RELIGIEUX
oil un chef de monastere le demande pour une ordination,
mais il ne peut pas empeeher un oppachchea d'une autre pro^
vince de venir recevoir, admetlre dans la sienne, parce que,
s'il est le premier religieux du diocese, il n'en est pas le chef.
11 peut recevoir dans les ordres ceux qui lui sont presentes
par les chefs des bonzeries, mais il n'a aucun ordre a donner,
aucune surveillance particuliere a exercer, aucun religieux a
introduire dans un monastere ou a en chasser. Quand il ne
consacre pas un nouveau religieux, il est semblabie aux
autres bonzes et leur egal. 11 est toujours chef d'un monastere,
mais les religieux s'accordent pour reconnaitre qu'il pourrait,
a la rigueur, n'etre qu'un religieux habitant un monastere
place sous les ordres d'un autre chef.
V. — II y a generalement de dix a vingt monasteres par
province. Cliaque monastere a pour chef un me-peat' ou louk
krou-thom2.
Ge chef est nomme soit par le samdach Preas
Siinghreach, soit par le Louk Preas Saukonn, selon la division
territoriale a laquelle il appartient, mais il peut etre presente
ou recommande soit par Pdppachchea, soit paries religieux du
monastere qu'il doit gouverner, soit meme par les habitants
du pays ou se trouve la bonzerie a pourvoir.
Au-dessous du me-veat ou louk krou-thom, il y a le louk
krou-sol*
qui, son titre l'indique, devrait etre le lecteur qui,
a certains jours feries, lit devant les fldeles les textes sacres;
en fait, il est le chef adjoint au chef. Au-dessous de ce per-
sonnage, par rang d'anciennete dans l'ordre, il y a les krou
ou professeurs tous egaux entre eux, mais qui, pour voyager,
pour mendier, pour se placer au temple, tiennent la place
que leur anciennete leur assignc. On a vu des hommes tres
vieux, mais nouvellement ordonnes, se placer au dernier
rang; mais alors, a cause de leur grand age, il est d'usage de
les placer plus pies du chef; on voit quelquefois aussi un
ancien marcher avant le chef du monastere et celui-ci s'ert'acer
1  Chef <lu temple, mais le mot veat est pris ici pour « monastere ». On
devrait dire me-kceut.
2  Monsieur le grand professeur.
3  Monsieur le professeur lecteur, du p&li sutaod, savant dans les textes.
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394                               I.A SANGHA OU LE CLERGE
devant lui par un acte de modestie publique et de tendre
respect.
Au-dessous de tous ces religieux qui sont designes sous
le nom de phik ou phikkhus1, mendiants, et surtout de louk
sdngh,
Monsieur de la Sangha, il y a les w ou novices,
trop jeunes encore pour pouvoir etre admis au nombre des
phik, mais qui deja portent le costume et suivent certains
reglements.
Le monastere est absolument independant; il ne releve ni
de Yoppachchea, ni du grand chef religieux. II a pour chef
absolu le me-ceat qu'on lui a donne, et ce me-ceat gouverne
sa communaute comme il 1'entend, avec une grande modestie,
avec une grande douceur et le moins d'autorite possible. C'est
a peine si les religieux sentent sa direction; cependant ils
satisfont a ses moindres desirs sans jamais murmurer, imme-
diatement, et lui marquent en toute occasion le plus grand
respect. Le me-veat est assurement a la fois le chef qui est le
mieux obei et celui qui commande le moins; il veille surtout
a l'observance du krek-pinej-! ou reglement de la discipline,
du sdngkhaphot' ou rituel, et neglige plus qu'il faudrait a
nos yeux d'occidentaux les choses materielles au milieu
desquelles il vit: la bonzerie, les temples, l'enclos, la statue
du Buddha elle-meme ne sont jamais aussi bien entretenus
qu'on le pourrait desirer. La ruine est partout, et l'incurie,
l'insouciance sont vraiment extraordinaires. Mais cette
incurie, cette insouciance pour les choses de ce monde sont
aussi une vertu buddhique; il ne convient pas que des reli-
gieux qui font vceu de pauvrete et de meditation se preoccu-
pent des choses materielles qu'ils sont bien obliges de subir,
puisqu'ils sont des etres vivant sur notre terre; mais n'est-ce
point assez d'etre oblige de subir ces choses? faut-il encore
s'en preoccuper l'esprit?
VI. — La sangha du Buddha ou clerge buddhique est done
moins un clerge qu'un compose de monasteres independanls
* Du pstli bhikkou et du Sanscrit bhikshu, mendiants, religieux mendiants.
' Vinaya.
3 Du pali sangha.....
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LES PHIKKHUS OU RELIGIEUX                         395
les uns des autre?, autonomes, et qui ne sont identiques que
parce qu'ils poursuivent le meme but avec les memes moyens,
que parce qu'ils sont soumis a une discipline identique et
qu'ils partagent la meme croyance. G'est peu a nos yeux
d'occidentaux, habitues a ne voir l'ordre,moral que lorsqu'il
est base sur l'ordre materiel, a ne reconnaitre la discipline
que lorsqu'elle est affirmee par un gouvernement; c'est assez
aux yeux des orientaux et c'est beaucoup anion sens, puisque
je me trouve en presence d'une societe religieuse qui dure
depuis deux mille quatre cents ans sans que sa constitution
primitive se soit sensiblement alteree. Pour se maintenir ce
qu'elle a ete aux premiers jours du buddhisme, pour resister
aux luttes que les brahmanes lui ont livree, pour survivre a
sa defaite dans PInde, la sdngha n'a eu besoin ni d'une auto-
rite royale combattant pour elle et Pimposant', ni d'un pouvoir
spirituel personnifie soit dans un religieux, soit dans une
assemblee religieuse, pour coordonner ses efforts et diriger
son action. La sdngha, representee par une multitude de
sdnghas autonomes, a dure par elle-meme, par la puissance
de sa doctrine, sans que la persecution paraisse jamais avoir
ete appelee a son secours. Le caractere meme de la doctrine
qui la disciplinait et la tendance generale que cette doctrine
imprimait a toutes les sdnghas independantes, ont suffi non
seulement pour affirmer son triomphe, mais pour lui donner
la duree. N'est-ce rien cela? Des groupes qui, sans se concerter
jamais, sont lies par une discipline identique et une meme
doctrine que nulle autorite terrestre ne maintient; des
groupes, dis-je, qui se renouvellent sans changer et qui
s'eternisent; des groupes qui sont autonomes et qui, malgre
1 Le Constantin du buddhisme, Acoka-le-Grand (Piyadasi), lui-meme pro-
clame la liberte de conscience, « respecte toutes les croyances » et, s'il dit
que « on peut n'honorer que sa propre croyance », il ajoute qu'il « ne faut pas
blamer celle des autres.....et qu'il y a des circonstances oil la croyance des
autres doit etre egalement honoree ». II va plus loin et proclame que « en
agissant ainsi, selon les cas, on fortifie sa propre croyance et on sert celle des
autres », que celui qui, au contraire, t exalte sa croyance, blame celle des
autres en se disant : mettons noire foi en lumiere, nuit a la croyance qu'il
professe ». II ajoute qu' « il n'estime rien quece qui peut augmenter la bonne
renommee et le developpernent de toutes les croyances. » (Septieme edit de
Guimar.)
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39(5
LA SANGIIA OU LE CLERGE
cette autonomic qui ressemble a l'emiettement, concourent
victorieusement a une unite de doctrine, de tendances et
d'esprit religieux vraiment remarquables?
VII. — En fait, point d'Eglise, point de sdngha nationale;
une multitude de sdnghas composees de moines cambodgiens,
parlant la meme langue, mais obeissant a la meme discipline
imposee par la doctrine, sous la surveillance des civils.
Je dis bien : « sous la surveillance des civils, sous la
surveillance des fideles ». Et cela a suffi, cela suffit encore a
maintenir Fobservance.de la regie parmi les religieux, a
maintenir les religieux dans Fetat ou le Buddha voulait qu'ils
fussent: « pauvres, mendiants et sans maison », des mendiants
n'ayant pour vivre que ce qui leur est donne cliaque jour,
n'ayant pour se vetir que les vetements donnes ou les loques
ramassees dans les cimetieres, n'ayant pas pour reposer leur
tete une pierre qui soit a eux et n'ayant sur les rois, sur les
notables, sur le peuple aucune influence mondaine. Et ce que
le Buddha a voulu qu'ils fussent, ils le sont encore : des
cadavres vivants, non pour Faction entre les mains de leurs
chefs comme nos jesuitcs, mais pour l'exemple qu'ils doivent
au peuple et leur propre salut. Ils n'aspirent ni au gouver-
nement des homines, ni au gouvernement des consciences;
ils se bornent a precher l'exemple et a enseigner la doctrine
sans l'imposer. Et s'ils n'ont aucun 'pouvoir politique, aucun
pouvoir temporel, s'ils ne sont jamais consultes en matiere
civile, ils sont restes un clerge respectable et respecte, parce
qu'il ne s'est jamais compromis; leur doctrine est admiso par
tout le monde, indiscutee, parce qu'ils sont demeures etrangers
a toutes les revolutions qui ont tout ruine autour d'eux, parce
qu'ils sont restes des homines de foi religieuse, et rien autre
chose.
Jo deniandais un jour auLoukPreas Saukonnpourquoi les
religieux buddhistes ne s'etaient point organises en corpora-
tion, en un corps religieux ayant ses chefs, sa hierarchic, sa
paperasse et tout ce qui constitue une compagnie; il me
repondit : « Pourquoi les religieux auraient-ils des chefs,
pourquoi formeraient-ils une association, puisqu'ils ne pre-
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LES PHIKKHUS OU RELIGIEUX                            1397
tendent pas au gouvernement des hommes et qu'ils n'existent
que pour prier, pour enseigner la doctrine et les lettres, pour
mediter et pour servir d'exemple. Nous sommes des mendiants
comme le Buddha qui, pour etre mendiant, a fui son palais et
le pouvoir, le monde, et nous ne sommes pas uue organisa-
tion. Pour mendier et prier, pour precher et pour mediter,
avons-nous besoin d'un chef. »
VIII. — Un religieux vole peut signaler le vol, mais il ne
peut ni porter plainte ni nommer le voleur; si le voleur est
decouvert, il ne peut ni deposer contre lui ni meme le laisser
condamner sans intervenir en sa faveur, afin qu'aucune peine
corporelle, qu'aucune amende, qu'aucune detention ne lui
soit inlligee. Un religieux modele va moins loin encore, il ne
parle meme pas du vol dont il a ete l'objet; frappe, il se tait
et fait des souhaits afin que le voleur s'amende et qu'il se
sauve.
Les religieux cambodgiens sont d'une grandc moralite et
tres soucieux d'observer les preceptes sacres; les anciens sont
des hommes d'une grande douceur et d'une grande bienveil-
lance, et si la population les respecte c'est qu'ils sont respec-
tables et vraiment detaches des choses de ce monde, c'est
qu'ils n'appartiennent a aucune coterie et qu'ils sont avec les
gens du peuple aussi courtois qu'avec le gouverneur de la
province, qu'avec les mandarins, lis ne vont que la oil ils
sont appeles et pas plus souvent chez les grands que chez les
humbles, et cela plait au peuple qui aime a voir les Louk sangh,
messieurs de l'Eglise, quelle que soit leur origine, s'en aller
sans saluer ceux devant lesquels il tremble et ne pas marquer
aux mandarins plus de respect qu'au dernier des miserabies.
Get esprit de justice, de democratic religieuse est si grand
que les princes eux-memes, quand ils sont religieux, ne sont
pas distingues de leurs confreres par le professeur, ne sont
pas mieux traites par lui; le fils du gouverneur de la province,
quand il etudie dans un monastere, est confondu avec les
autres eleves, n'est pas plus estime qu'eux, pas plus surveille
que le plus pauvre; son orgueil ne compte pour rien et, tous,
meme les jeunes eleves, paraissent ignorer qu'il est le fils du
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398
LA SANGHA OU LE CLERGE
chef de la province et qu'il a plus de chances qu'eux d'etre
plus tard un personnage et leur chef.
IX. — D'autre part, le sentiment intime mais profond
existe que le monastere et le temple sont la propriete, non des
religieux, mais du village et du roi puisque le village est
la propriete du roi. Et cependant c'est au Buddha qu'on pre-
tend avoir donne. Je demandais un jour a un religieux : « A
qui appartient le monastere ? » II me dit : « Au Buddha. » Je
lui observe que le Buddha etant au Nirvana ne peut plus rien
posseder sur terre. « Oui, dit-il, mais le Buddha est ici repre-
sents par la doctrine. » J'observe que la doctrine n'est pas
une personne morale. « Vous avez raison, me dit-il, mais la
doctrine a pour 1'enseigner les religieux. » J'observe encore
que les religieux ne peuvent rien posseder : « Oui, dit-il, mais
s'ils ne possedent pas, ils ont. » J'observe encore qu'iis
jouissent, mais qu'iis ne possedent pas : « Vous avez raison,
dit-il, ils ont, pour le compte des fideles qui connaissent le
Buddha et qu'iis instruisent dans sa doctrine. » Je fais remar-
quer a mon interlocuteur que le roi est le maitre de tous les
biens contenus dans le royaume et que le Ghbap tumnim pi
bauran
enseigne que tous les biens des monasteres appar-
tiennent au roi : « C'est vrai, me repond-il, mais alors que le
roi peut prendre a ses sujets la terre qu'iis detiennent et n'est
tenu qu'a leur payer leur maison et les arbres qu'iis ont
plantes, il ne peut reprendre a un monastere le sol sur lequel
il est construit, l'eut-il donne lui-meme, et meme les terres
que les fideles ont donnees a ce monastere, memes les esclaves
dont ils lui ont fait present. II n'a pas meme le droit de prendre
a tel monastere une chose qui lui appartient pour la donner
a un autre. » Et cette notion est l'antique notion : J'ai montre
quelque part1 un acte d'afiranchissement d'esclaves attaches
a une bonzerie, dresse en 643 de notre ere par un chef de
monastere apres avoir pris l'avis, non seulement des religieux
places sous ses ordres, mais des habitants du pays ou cette
bonzerie etait etablie. Les bonzes ne possedent rien, le monas-
' Nouvelle Revue de I'histoire du droit franmis et Stranger, janvier-
Kvrier 18SH.
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399
LES PHIKKHUS OU REUGIEUX
tere qu'ils habitent n'est pas meme a eux. Cependant beaucoup
de bonzeries, sinon toutes, ont soit des biens, soit des esclaves,
et quelques-unes ont des biens immeubles et des esclaves. J'ai
dit ailleurs' ce que sont ces biens et d'ou proviennent ces
esclaves, mais je suis oblige de me repeter ici. Les biens sont
des dons royaux ou des dons particuliers; les esclaves sont
des condamnes ou des descendants de condamnes pour crime
de sacrilege commis contre la religion, des descendants de
prisonniers faits a la guerre et donnes aux pagodes, des
esclaves donnes par leurs maitres ou des gens qui sont volon-
tairement entres au service des monasteres; les premiers
sont les pol preas; les seconds sont les komlas preas; les
troisiemes sont les bdmros preas et les quatriemes sont les
nhom preas. Les biens immeubles de la pagode sont dits
sambat preas (biens sacres); les esclaves, les domestiques et
les biens sont biens de main-morte et constituent quelquefois
un revenu pour la pagode. Mais ils ne sont regulierement ni
loues ni administres; les religieux n'ont le droit ni de les
louer, ni de les vendre2; alors ils laissent prendre, par les
gens qui veulent les cultiver, les biens qu'ils possedent et
ceux-ci leur remettent ce qu'ils veulent en objets consommables
par le monastere ou utilisables pour le culte : bougies, baguettes
d'encens, etoffes, ornements pour l'autel, paillottes, rotins,
bambous pour reparer, entretenir les maisons des religieux
et le temple. 11 y a meme des particuliers qui ne donnent
rien pour les terrains sacres qu'ils cultivent bien qu'ils aient
promis de donner, et auxquels les religieux ne reclament
pas3. Les dey preas (terres sacrees) ne sont pas imposees
quand elles sont travaillees par des esclaves sacres, mais elles
payent quand ceux qui les cultivent sont des libres ou esclaves
1  Recherches sur le droit public des Cambodgiens, 1894.
2  C'est-a-dire ni de les vendre pour en faire argent, car, si un monastere
possede un esclave mediant, insoumis, dangereux, il a le droit de le faire
vendre a l'etranger, mais alors il doit employer l'argent a l'aehat d'un autre
esclave destine a remplacer celui qui a ete vendu. (Chbap lumnim pi bauran.)
3  On m'assure qu'autretois il n'en a pas toujdurs ete ainsi, et que les terres
et biens sacres etaient regulierement loues ou administres non par les reli-
gieux, mais par un civil pour le compte des religieux, et sans qu'ils intsr-
vinssent jamais.
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400                            LA SANGHA OU LE CLEUGE
d'hommes libres. Les esclaves sacres font a peu pres ce qu'ils
veulent; Ms ont un chef qui les convoque quelquefois, qui
lour reclame des corvees pour le monastere, mais ce chef
recoit rarement des ordres des religieux et leur'reclame peu
de choses de lui-meme. Tout est ainsi abandonne et les
religieux ne tirent presque rien de ce que la bonzerie peut
posseder. J'ai connu un monastere qui avait droit au quart
des recoltes faites sur ses terres par des gens qui s'y etaient
installes avec le consentement du me-veat; or, comme les
religieux ne peuvent manger que ce qui leur est donne, qu'ils
ne doivent point decortiquer le paddy eux-memes, ce qui leur
etait remis etait jete aux oiseaux, donne aux pauvres par les
cultivateurs eux-memes, gaspille en dons qui, me disait-on,
etaient loin de valoir le paddy qu'on pretendait leur faire
representer. Uans les monastures, les religieux n'ont pas
meme la pretention de conserver pour eux les fruits des arbres
qu'ils ont plantes; ceux qui veulent viennent les cueillir;
jamais un religieux n'a ompeche un enfant de les abattre a
coups de pierre ou de gaule. Ilcroirait faire eeuvre de proprie-
taire en agissant ainsi et il laisse chacun libre de venir piller
les arbres; c'est a peine s'il se permettra de conseiller de ne
pas les deteriorer;
On voit que la encore le buddhisme monastique est
demeure ce qu'il etait aux premiers jours : sans idee de
propriete.
Les religieux cambodgiens ne font pas va;u de demcurer
toute leur vie en religion, mais seulement celui d'obeir a la
regie et a leur chef pendant tout le temps qu'ils passeront
en bonzerie.
II faut avoir vingt ans passes pour etre admis et, de plus,
avoir le consentement de ses pere et mere, celui de sa femme
si on est marie, celui de son maitre si on est esclave. Nul ne
peut etre recu s'il a tue un etre humain, s'il est connu pour
avoir vole, pour etre impie, debauehe, etc. Gependant, si,
hors le cas de meurtre criminel, il a avoue sa faute, si cette
faute est ancienne et si laconduite de cet homme depuis qu'il
l'a eommise n'a jamais merite le moindre reproche, il peut
etre recu. Un non buddliiste peut etre recu dans l'assemblee
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Groupe de Religieux
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LES PHIKKHUS OU RELIGIEUX                            401
parce que le fait qu'il demande a y entrer comporte celui qu'il
a renonce a sa croyance.
Des qu'un religieux n'est plus maitre de son esprit et de
sos sens, des que ses pensees so portent sur des objets
auxquels il a promis de ne pas songer, il ne peche pas s'il n'y
prend pas plaisir, mais il doit rentrer dans le monde et s'en
aller trouver le chef du monastere pour le pr'evenir. Celui-ci
doit l'interroger et, l'ayant ecoute, le conseiller, mais ne
jamais I'ongager a demeurer religieux; il peut tout au plus
l'inviter a ajourner sa sortie a quelques semaines.
Beaucoup de jeunes gens, la plupart, entrent en religion
avec le projet de n'y rester qu'une annee, deux ans, trois ans,
afin d'acquerir dos merites et de parfaire leur instruction.
Mais, de ceux-la, il en est un assez grand nombre qui demeu-
rent davantage ot quelques-uns qui n'on sortent plus. II est
rare qu'un jeune homme demeure on religion moins d'une
annee, mais il s'en trouve et j'en ai eonnu deux qui n'y sont
restes que six mois. On blame dans le peuple cet empresse-
ment a sortir do religion ot l'opinion publique, qui admet
tres bien qu'un jeune homme n'y entre pas, n'approuve pas
celui qui, y etant entre, n'y demeure pas au moins un an.
J'ai connu beaucoup de religieux qui, ayant ete religieux
dans leur jounesse pendant plusiours annees, sont sortis du
monastere, se sont maries, ont eu dos enfants, et qui, vieux
ou vcufs, quelquefois grands-peres, sont revenus se faire reli-
gieux. L'un d'eux etait si vieux qu'il ne pouvait plus guere
suivre ses confreres a la tournee d'aumones; un jour, il
fut oblige do rester au monastere et sos confreres duront
dorenavant le nourrir.
Des rois, surtout au siecle dernior, ont souvent abdique
pour se faire religieux, mais, la plupart du temps, leur zole etai t
do courto duree ; l'un d'eux, Preas GbeyChestha, qui regnait
a la fin du dix-septieme siecle, a abdique quatre fois, est entre
en religion quatre fois et ne demeurait dans les ordres que
juste le temps de recevoir et de deposer l'habit. Une fois, il est
romonte sur le trone trois jours apres en etre descendu; sa
vocation avait dure soixante-douze heures; mais aujourd'hui,
de pareilles impietes ne pourraient etre commises. II est
26
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402
LA SANGHA OU LE CLERGE
bien probable d'ailleurs, me dit un religieux, qu'elles ne
pouvaient etre commises a cette epoque que par un roi. Quoi
qu'il en soit, tous les jeunes gens de bonne famille et beau-
coup d'enfants du peuple entrent en religion. On ne trouve-
rait pas, je crois, cent dignitaires au Cambodge qui n'aient
ete religieux du Buddha pendant au raoins une annee ; beau-
coup l'ont ete pendant cinq, dix ct meme quinze ans. Tous les
princes ont ete religieux aumoinsun an; laplupartdeuxans.
XL — Quand un religieux veut sortir du monastere, on dit
qu'il veut « rentrer » dans le monde, ou bien encore, qu'il
veut « rentrer dans le blanc ». Cette derniere expression serait
inexplicable si on ne savait que le religieux defroque est
oblige de porter un A^etement blanc, semblable a celui des
la'iques, sauf par la couleur, pendant huit jours. J'estime
cependant que I'expression « rentrer dans le blanc » ne vient
pas de l'obligation ou est le defroque de porter un vetement
blanc et, qu'au contraire, cette obligation a pour cause
I'expression. Je m'explique : le costume laique n'est pas au
Cambodge le blanc, mais le blanc etait la couleur du costume
laique des compatriotes du Buddha, alors que le costume de
religieux, c'est-a-dire le costume de deuil etait le jaune fonce.
Or, les Cambodgiens ont trouve dans les textes anciens
I'expression « rentrer dans le blanc, reprendre les vetements
blancs », mais comme ils n'ont pas compris que cela voulait
dire rentrer dans le costume laique, ils en ont deduit qu'un
religieux cambodgien qui se defroquait devait, au moins
pendant quelques jours, se vetir de vetements blancs pour
rester dans la tradition. De la I'expression. Or, le blanc est au
Cambodge la couleur de deuil, alors que le jaune est la
couleur royale et buddhique, la couleur sacree que personne
ne songe a prendre pour le signe du deuil. C'est ainsi qu'ils
ont perdu la tradition de l'esprit et n'ont conserve que la
tradition de la lettre.
XII. — On distingue deux sectes religieuses au Cambodge :
le mdhanihqy, la grande corporation, et le thommajyut. Le
premier nom vient du pali mahd nikdya et son sens n'est pas
douteux. Le second, me dit-on, vient du pali dhammaj'uti;
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403
LES PHIKKHUS OU RELIGIEUX
dans ce cas, il signifierait « la Lumiere de la Loi »; mais j'ai
quelque raison de croire que ce mot vient d'un mot pali
dhamma, loi religieuse, et d'un mot siamo'isj^fit, prendre avec
la main. Ce que je dis plus loin justiflera peut-etre cette
opinion.
J'appelle les Eglises qui portent ces noms, deux sectes, mais
sont-elles bien deux sectes? La doctrine est la meme, le
costume est absolument le meme, la discipline est identique et
Interpretation des textesn'a jamais divise, trouble les bonzes
cambodgiens. La premiere de ses sectes est l'ancienne, celle
qui a pour representant le Samdach Sanghreach. La seconde
est nouvelle au Gambodge; le Louk Preas Saukonn Pa
fondee en 1864, a son retour du Siam ou elle est aussi consi-
dered comme nouvelle, parce que le monastere ou il avait
etudie, a Bangkok, appartenait a cette secte. Elle ne difTere de
I'Eglise ancienne que par la maniere de porter le bat ou
grande sebile, le vase a aumones. Dans la grande congre-
gation, il est d'usage de porter le bat suspendu a I'epaule par
un cordon; dans la thommayut, le bat ne peut etre suspendu,
il doit etre povte a la main.
Mais cette innovation n'a pas seduit les religieux; il n'y a
pas d'exemple, me dit un bonze bien renseigne, d'un monas-
tere ayant quitte le cordon, meme dans la circonscription ter-
ritoriale du Louk Preas Saukonn. Les monasteres dont les
religieux portent le bat a la main sont des monasteres de
fondation recente, fondes par des disciples personnels du
Louk Preas Saukonn auxquels cette nouveaute a plu. L'impor-
tateur de cette reforme n'a, lui-meme, jamais rien fait pour
amener les monasteres de sa circonscription a changer la
coutume. Et c'est la encore un fait du caractere des religieux
buddhistes bien remarquable, et que nos habitudes d'esprit
occidental ne comprennent point : un reformateur religieux
qui ne preche pas sa reforme et qui laisse libres, meme ses
disciples, de la rejeter, qui ne la discute pas et qui ne lui
subordonne pas son enseignement.
La cause originelle de cette reforme, me dit-on, est que
l'usage de porter le bat suspendu a I'epaule est brahmanique,
et que l'usage de le porter a la main est d'origine buddhique.
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404                        La sangha ou le clerge
Un religieux me dit que le Buddha, avant d'etre Buddha, le
portait suspendu a l'epaule comme les autres ascetes de son
temps, mais qu'il cessa de le porter ainsi quand il eut decou-
vert les quatre verites. Je ne sais ou ce religieux a trouve ce
detail, mais j'observe qu'il est connu d'un grand nombre de
religieux cambodgiens et donne pour la cause de la reforme
introduite dans l'Eglise buddhique du Cambodge par le Louk
Preas Saukonn. En apportant cette reforme, celui-ci n'aurait
done voulu que se rapprocher du Buddha en imitant sa
maniere de porter le vase a aumones.
XIII. — Les religieux du Buddha jouissent de certains
avantages qu'il est indispensable de citer ici : Le Chbap
Itlmnim pi bauran,
qui fut redige en 109(3 de notre ere, sous le
roi Preas Chey Chestha, enseigne, soi-disant d'apres le
Vinay-a, que les biens des religieux expulses' ne peuvent
etre saisis, meme apres jugement, que s'ils ont eteconvaincus
de meurtre, de vol, de fornication naturelle ou contre nature,
ou de merisonge grave. lis ne peuvent etre mis au nombre des
esclaves royaux a la suite de leur expulsion de la comniu-
naute et de leur condamnation que s'ils ont tue un esclave du
roi et afin de le rernplacer, que s'ils ont commis une faute
grave d'incontinence et si le roi juge prudent de les faire
esclaves d'Etat et non esclaves de leur ancien monastere.
lis pouvaient, autrefois, etre mis au nombre des esclaves
des particuliers quand ils avaient tue un esclave et pour le
rernplacer, et meme vend us sur le marclie, mais, depuis une
vingtaine d'annees, ils sont punis d'autres peines.
1 B&racMk, ilu pali pdrdjiko.
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II
L'ORDINATION
I. — La ceremonje de l'ordination d'un religieux (thvoeu
bon bambuosphikkhus)
est assez curieuse pour que je la decrive
ici. Elle ne peut avoir lieu que dans le courant des mois de
Pisakh, Ghes et Assath, c'est-a-dire pendant les deuxiemes,
troisiemes et quatriemes mois des annees ordinaires, et aussi
pendant le cinquieme mois des annees intercalaires', qui
comprennent une periode de temps s'etendant environ du
15 avril au 15 juillet dans le premier cas, et du 15 avril
au 15 aoiit dans le second.
La fete peut durer trois, cinq, sept et memo neuf jours, a
la volonte des parents du jeune homme, mais la ceremonic
religieuse n'a lieu que le dernier jour. Tout ce qui precede
l'entree en religion, la reunion do la famille, les festins offerls
aux amis, a pour but de representer les joies mondaines, de
montrer quels plaisirs le jeune homme abandonne pour se
faire religieux mendiant, et aussi de rappeler que le Preas,
avant de fuir le palais de son pere, vivait au milieu des joies
du monde. Pendant tout le temps que dure cette fete, le jeune
homme doit rester grave; il doit assister aux jeux sans y
prendre part; il doit s'entretenir avec ses pere et mere, avec
sa famille, avec les aneiens, etre respectueux avec eux et se
distinguer entre tous les jeunes gens par ses manieres, sa
tenue reservee, sa douceur, car, me dit un religieux, il ne doit
1 Dans les annees intercalaires ou de treize mois, qui reviennent a peu
pres tous les trois ans, le mois d'Assath se dedouble en « premier Assath •
(Pathamassath) et « deuxieme Assath » (Tuttiyeassatli).
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406
LA SANGHA OU LE CLERGE
pas oublier un seul instant qu'il doit, dans quelques jours,
dans quelques heures, fuir toutes ces joies et se presenter au
monastere. C'est ainsi que le Preas, dans le palais de son
pere, pendant que les femmes dansaient pour le rejouir, son-
geaita fuir sa famille, a se retirer dans la foret pour se faire
ascete et pour prier.
II.  — Le soir du jour qui precede l'entree au monastere, les
parents invitent les religieux du couvent ou leur fils doit se
retirer, a venir prier chez eux. Les moinesviennent, s'assoient
sur des nattes preparees pour eux et recitent quelques prieres
(c'est ce qu'on appelle le Khvan neak), puis il se retirent.
Pendant la nuit et le matin, on celebre le thvcni bon thmenh,
« la fete du faire les dents », si, toutefois, on n'a pas deja
celebre celte fete de la nubilite'.
III.  — Le matin, le jeune homme s'habille de cotonnade
blanche, qui, dans l'lnde ancienne (et encore aujourd'hui),
etait le costume des lai'ques; ou bien il revet son plus beau
langouti de soie, celui des jours de grande fete, met sa plus
belle veste et jette sur son epaule gauche une echarpe de
cotonnade blanche, afin de'marquer qu'il sort du monde ou
on s'amuse. Quand le Preas a fui le palais de son pere, il etait
vetu de ses habits princiers et portait des ornements d'or
incrustes de pierreries.
Vers onze heures du matin, apres avoir dejeune, il monte it
cheval et se dirige processionnellement a travers le village, vers
le monastere. Un orchestre au grand complet le precede; un
homme tient la bride de son cheval; un autre dresse un
grand parasol au-dessus de sa tete; ses amis Paccompagnent;
une foule de femmes qui portent des offrandes pour les reli-
gieux et des baguettes odoriferantes, des bougies, des fleurs
pour le Preas, forment son cortege. Et toute cette foule de
gens qui marchent serres pousse des cris de joie: « Hou !
hou! hou ! » et s'avance lentement. Comme le Preas qui a fui
a cheval le palais du roi Sudhodana, le recipiendaire, a cheval,
1 Cette curieuse ceremonie qui s'acheve par le laquage des dents, n'est
pas une ceremonie religieuse. Je ne puis la decrire ici. Je I'ai racontee dans la
Revue normande et percheronne, numero de juillet-aoul 1898.
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l'ordination                                      407
a l'air de fuir la maison de son pere. L'homme qui tient la
bride du cheval represente Indra; celui qui porte le parasol
figure le chef des dieux brahmas; la foule des amis et des
femmes qui le precede et l'escorte, ce sont les tevodas et les
tevi qui servaient d'escorle au Buddha; les cris que cette
foule pousse a chaque instant, ce sont les louanges que chan-
taient les dieux; les fleurs artificielles ou naturelles que por-
tent les femmes, ce sont les fleurs dont parle la legende et
que semaient sous les pas du Preas, les tevodas et les tevi.
Quelquefois un jeune homme tient la queue du cheval, il
figure le fidele serviteur de Siddhartha, qui, ayant pris la
queue du cheval Kanthok, franchit d'un seul bond les murs
de la ville royale.
Devant le cortege, armes les uns de batons, les autres de
sabres, et la tete recouverte d'un masque de yeak ou d'un
masque de monstre, des danseurs font mille contorsions,
paraissent combattre et vouloir arreter le cortege. G'est l'ar-
mee de Marea qui cherche a s'opposer a la marche du jeune
homme vers un etat de perfection qu'il redoute, c'est l'armee
de Marea s'attaquant au Buddha.
Le recipiendaire parvient a l'entree de l'enclos du monas-
tere ; il descend de cheval, puis, avec son cortege, il s'avance
vers le temple. La musique retentit, les hou! hou! sont plus
frequents, les guerriers du Malin plus violents. Cependant, le
cortege commence a tourner autour du temple de maniere a
lui presenter l'epaule droite, et fait trois tours. C'est le pra-
teakscen1,
c'est-a-dire In salut d'honneur rendu au temple, et
qui rappelle le mouvement des astres autour du mont Meru.
A la fin du troisieme tour, le jeune homme s'arrete devant
la porte principale du temple; il y trouve l'armee de Marea
qui livre la son dernier assaut de grimaces, de menaces et de
1 Du Sanscrit pradakshima. Ce salut tres ancien est encore usite aujour-
d'hui par les enfants qui veulent honorer leurs parents et au cours de certaines
fetes. En Europe, il se retrouve dans les processions de la Saint-Jean, dans les
eglises, autour des eglises, autour des catafalques; le sorcier irlandais le fait
encore; dans Macbeth, les sorcieres qui tournent autour de la marmite,
tournent en lui presentant l'epaule droite. Vercingetorix, se rendant aux
Romains, lit trois fois le tour du siege de Cesar en lui presentant l'epaule
droite.
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408                               LA SANGHA OU LE CLERGE
promesses, semblant tour a tour lui offrir tous les biens du
monde et le menacer de ses armes. II s'arreteun instant, puis
il fait un pas et les danseurs s'ecartent; l'armee de Ma re a est
vaincue, dispersee ; le recipiendaire et tout son cortege pene-
trant dans le temple.
IV. —Le recipiendaire s'avance jusqu'au milieu du temple,
se place en face de la statue du Buddha et dcvant Voppachchea,
l'ordinant, qui doit le recevoir dans les ordres. 11 les salue
humblement en s'inclinant trois fois, de maniere a mettre
chaque fois le front a terre ; puis il salue le me-veal qui est le
chef de la bonzerie et qui sera tout a 1'heure son professeur
principal, puis le krou-sot qui est le sous-chef et qui sera son
deuxieme professeur.
Ceci fait, il se retourne vers Voppachchea et lui dit : « Je
vous ai choisi pour mon ordinant et pour mon guide spirituel,
afin que vous me reprimandiez chaque fois que jem'ecarterai
de la voie que le Buddha a indiquee a ses disciples sur cette
terre. »
L'oppachchea repond au recipiendaire en l'invitant a tou-
jours observer la discipline des reclus, a no pas regretter les
plaisirs du monde, a etre aussi humble qu'un petit enfant,
aussi modeste qu'un pauvre qui mendie sa vie tous les jours.
Puis it termine en lui disant que tout est miscre et douleur,
que la vie est douleur, qu'il faut echapper a la vie qui est
douleur et s'acheminer par l'observance des preceptes reli-
gieux indiquos par le Preas, sur la route qui conduit au
JNippean, en passant par les paradis des tevodas, des brahmas,
et des maha brahmas. « Le cceur humain est faible, lui dit-il,
les passions y dorment mal; observez-vous, soyez vigilant;
veillez sans cesse ; priez et meditez. »
Puis il prend a terre les eflets de religieux que le jeune
homme a deposes devant lui, et les lui met sur les bras. Le
recipiendaire lesregoitaecroupi, lesmainsjointesetles coudes
poses sur les genoux.
Alors l'oppachchea dit quelques prieres, fait encore quel-
ques recommandations, puis il tire du paquet d'effets, le chipor
et le lui passe autour du cou, separe ses mains jointes pour y
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409
l/OUniNATlON
placer un bout de l'etoffe, et les lui referme. Geci fait, il
depose le sabang sur les mains jointes du recipiendaire et lui
dit: « Voila votre manteau, allez vous en vetir. »
V. — Le jeune homme salue l'oppachchea, trois fois, puis il
se retire pour s'habiller, soit hors du temple, soit derriere
un rideau qu'on a tendu dans un coin. S'il n'a pas ete rase le
matin, on lui rase la barbe et les cheveux, mais, le plus
souvent, presque toujours, cette operation a ete faite a la
maison paternelle. Un instant apres, il reparait vetu de ses
vetements de religieux, mais portant son bat en bandouliere
et derriere son epaule gauche. II s'avance vers l'oppachchea,
le salue comme il a ete dit ci-dessus, puis demeure devant lui
dans une tenue respectueuse, accroupi, les mains jointes a
hauteur du visage et les coudes appuyes sur les genoux.
L'oppachchea lui recite les dix preceptes que nous connais-
sons1, qui sont essentiels pour un religieux et qu'il devra
toujours observer.
Le recipiendaire promet de les observer, de mediter sur
eux, puis il va se placer au fond du temple, en face de la statue
du Preas, au bout et entre les deux rangees des religieux,
toujours nombreux, qui assistent a son admission dans l'As-
semblee. Alors, il retire le bat de son epaule et le place sous
son bras droit comme les autres religieux. Puis il demeure
les mains jointes.
                                           ^
VI.  — Au bout d'un court instant, l'oppachchea fait signe
au me-veat et lui dit: « Phikkhu, ahez interroger ee jeune
homme car il sera bientot place sous votre direction. »Le me-
veat s'avance vers le recipiendaire. prend ses deux mains
jointes avec sa main droite et l'amene a quelques pas de
l'oppachchea, pour le lui presenter en pronongant une longue
formule.
Geci fait, le me-veat se retourne vers le recipiendaire qui
est reste debout. Leurs mains sont alors placees sous leurs
petits tapis. Le me-veat pose au recipiendaire les questions
1 Voyez livre VI, chapitre ix, Les Preceptes.
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410                               LA SANGHA OU LE CLERGE
suivantes auxquelies celui-ci repond immediatement, sans
hesiter, a voix ni trop basse, ni trop haute, mais de maniere
a etre entendu de tous les assistants : « Avez-vous vingt ans ?
— Avez-vous un bat pour aller mendier votre nourriture? —
Votre costume de phikkhu est-il complet? — Avez-vous la
lepre? — Avez-vous des plaies, des abces sur le corps? ■—
Avez-vous des dartres ? — Avez-vous la gale ? — Av*ez-vous
des hemorroi'des^ — Etes-vous epileptique ? — Etes-vous
esclave? — Etes-vous un garcon? — Avez-vous le consente-
ment de vos parents (ou de votre maitre)? — Avez-vous des
dettes? — Devez-vous un service quelconque au Roi? — Etes-
vous un homme veritable, et non un yeak, un dragon?
VII.  — Quand le recipiendaire a convenablement repondu
a toutes ces questions, le me-veat le fait approcher de l'op-
pachchea; il se place debout sur la natte sur laquelle l'oppa
chchea est assis et auquel il tourne le dos, et place le recipien-
daire debout en face de lui, mais hors la natte et les bouts
des pieds sous cette natte. La il lui fait de nombreuses et
longues recommandations, l'instruit de ses nouveaux devoirs
et l'exhorte encore a ne pas les negliger. 11 repond qu'il sera
vigilant et promet d'observer les preceptes. Alors les deux
rangs des religieux qui formaient un ovale non ferme dont le
sommet etait Poppachchea place le dos tourne a l'autel et les
deux branches s'etendant vers le fond du temple, les deux
rangs des religieux se rejoignent et se referment sur eux,
afin d'indiquer par cet acte que le recipiendaire a trouve
refuge dans le Buddha, dans la Loi, dans 1'Assemblee. Un
instant apres, le nouveau phikkhu salue l'oppachchea trois
fois, le me-veat trois fois, puis se dirige vers l'endroit oil les
deux rangs des moines se sont joints; ses confreres s'ecartent
un peu pour lui faire place et il s'assied a terre, entre eux, au
dernier rang, car il est le dernier venu parmi les disciples
du Buddha.
VIII.  — G'est alors qu'on inscrit sur le registre du monas-
tere le nom du nouveau phikkhu, la date du jour ou il est
entre dans les ordres, les heures bien exactes auxquelies a com-
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l'ordination                                      411
mence et flni la ceremonie de la reception, c'est-a-dire l'heure
a laquelle il a mis les pieds sous la natte et l'heure a laquelle
le cercle des religieux s'est referme sur lui. La derniere heure
est battue sur le gong du monastere. On se sert, pour deter-
miner ces instants, du chhaj-ea qui est une petite equerre
dont il faut placer bien horizontalement la branche la plus
longue et dont la branche la plus courte sert a marquer, par
1'ombre qu'elle projette sur la grande, les chhayea qui y sont
pointes.
IX. — La ceremonie continue par la lecture des deux cent
vingt-sept commandements du Buddha, dont il a ete parle
plus haut. Cette lecture terminee, les membres de la famille,
les amis du nouveau religieux, les femmes qui l'ont accom-
pagne et les fideles qui ont assiste a son ordination s'avancent
et font hommage au phikkhu des objets qu'ils ont apportes;
il est rare que la famille ne fasse pas present a I'oppachchea et
au me-veat d'un langouti de religieux; elle leur offre quel-
quefois chacun un habillement complet en belle soie jaune,
et quelques piastres pour l'entretien du monastere et du
temple.
La ceremonie s'acheve par une priere et par une aspersion
d'eau lustrale et parfumee, preparee la veille au cours du
Khvan neak par I'achar; I'oppachchea prend une petite branche
d'arbre, la trempe dans le vase de cuivre qui contient l'eau
lustrale et en jette quelques gouttes sur les mains, les bras et
la tete du nouveau religieux qui est revenu s'agenouiller
devant lui, les mains jointes et les coudes a terre. Les prieres
continuent un instant, puis, pour prendre a temoin la terre
de Pengagement qu'il vient de prendre d'observer les pre-
ceptes et les regies de la discipline religieuse, le jeune
phikkhu prend un petit flacon rempli d'eau lustrale et
repand son contenu sur le sol, conformement a la coutume
antique.
La ceremonie est terminee; les religieux se levent et
sortent du temple pour regagner leurs cellules; les fideles
placent sur l'autel quelques bougies, quelques baguettes odo-
riferantes allumees, quelques fleurs, saluent trois fois, assis
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412                               LA SANG IIA OU LE CLEKGE
a terre ou bien a genoux, puis sortent du temple et du monas-
tere, sans plus s'occuper du nouveau religieux que ses
confreres installent dans le kdey ou cellule qu'il doit dore-
navant occuper tout seul.
X. — La ceremonie de la reception d'un nen ou novice
ressemble tout a fait a celle d'un phikkhu; mais I'ordinant
d'un nen n'est presque jamais oppachchea; c'est le me-veat qui
remplit ses fonctions. D'autre part, l'ordination d'un novice
est loin d'attirer autant de fideles que celle d'un phikkhu.
Elle n'est presque jamais precedee de la promenade a eheval
a travers le village, mais rien ne s'oppose a ce qu'elle ait lieu,
et j'ai connu un jeune homme, age de quinze ans, qui, trop
jeune pour etre phikkhu, est entre en bonzerie en qualite de
nen; il s'est rendu au monastere, a eheval et escorte d'une
grande foule, avec le parasol au-dessus de sa tete, un homme
a la bride de son eheval, et des danseurs pour simuler les
guerriers de Marea. La ceremonie d'admission de ce novice
a ete aussi belle, aussi grandiose que celle qu'on fait pour un
religieux.
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in
L'EQUIPEMENT DUN RELIGIEUX
I. — Les huit pieces de l'equipement d'un religieux fixe
par les livres sacres, celles dont il est souvent parle dans les
jatakas cambodgiens, et dont doit etre muni le recipiendaire
quand il se presente au temple et le religieux quand il cora-
parait en justice comme temoin, sont : 1° le bat ou vase a
aumones; 2° le sdngkkdej- ou vehement du haut, qui se porte
toujours plie sur l'epaule et sans lequel un religieux ne peut
coucher hors de la bonzerie; 3° le chlpov ou manteau, sans
lequel un religieux ne doit pas sortir de la bonzerie; 4" le
sdbdng ou sarong, ou langouli, qu'un religieux ne doit
jamais quitter, si ce n'est pour so baigner, en le remplacant,
bien entendu, par le swkliasaddk, une piece de cotonnade qui
sert a se couvrir pendant les bains; ces trois dernieres pieces
de l'equipement qu'on renouvelle tous les ans a la fete du
he kathoen1, et qui sont offertes par les religieux, portent le
nom de trey chivdr (du pali ticioaram, les trois robes); 5° le
veathpont ou vothpont trueng, qui est une ceinture du corps
qui se porte au-dessus des handles; 0° le kombtet kdr, ou
rasoir; 7° I'aiguillier; 8° un morceau de cotonnade qui peut
etre employe a filtrer Peau\
1  Voyez plus haut, livre VII, chapitre i, p. 303.
2  Ces huit objets, en pali atthaparikkliaru, en cambodgien, kruong
atthea burikhar,
equipement de huit fournitures, portent les noms pali sui-
vants : patio, sanghati, uttarasango, autaravdsako, kdyabandhanam, vdsi,
sucighoram, parlssdvanam.
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414
LA SANGHA OU LE CLERGE
II.  —■ En outre de ces huit objets rituels qu'on trouve tou-
jours en la possession d'un religieux, il en est d'autres qui,
pour n'etre pas obligatoires, n'en sont pas moins consideres
comme indispensables; ce sont : 1° le phlcet, ou ecran, que le
religieux place devant sa face, quand il prie en public, afin
de n'etre pas trouble; 2° le hdngsak, ou echarpe qui se place
sur l'epaule gauche et s'agrafe ou s'attache sous l'aisselle
droite; 3° le phakrap, ou tapis, qui est un petit carre long en
etoffe jaune portant le dessin d'une main ou celle d'un pied
sur lequel le religieux appuie les mains quand il s'incline
devant son chef ou devant la statue du Buddha; 4° le sleek bat,
ou enveloppe en cotonnade jaune de la sebille aux aumdnes;
cette enveloppe comprend le ruban qui sert a la suspendre a
l'epaule; 5° le chr&t, ou baton qui s'acheve par un trident en
fer, qu'un chef de monastere porte souvent quand il sort et
dont les religieux, places sous ses ordres, ne se munissent. que
quand ils se mettent en route et s'ils le croient utile a leur
securite; 6° lej'eam, ou sac qui est suspendu a l'epaule et qui
sert a renfermer les petits objets qu'un religieux veut emporter
quand il voyage; 7° le phkom, ou rosaire; 8° le ptcel spon, ou
bol en cuivre qui sert a boire et dans lequel on peut filtrer
son eau; 9° le chhat, ou parasol jaune qui sert au religieux a
abriter sa tete rasee des rayons du soleil, quand il sort; 10° le
thma sombeng kombcet, ou pierre a aiguiser le rasoir; 11° le
vothponth changkes, la ceinture de la taille qui sert a retenir
le langouti (quelquefois une simple ficelle); 12° le kdnteal, ou
natte pour coucher; 13° le khnceuy, ou petit oreiller de tete
long de 30 centimetres et de 15 centimetres de largeur et
d'epaisseur; 14° le muong, ou moustiquaire; 15° le prdddp sla,
ou boite a arec et betel; 16° une boite d'allumettes; et 17° un
paquet de thaup, ou baguettes odoriferantes qu'un religieux
doit toujours avoir en sa cellule. A ces objets qu'on trouve
cbez tous les religieux, quelques-uns ajoutent un plateau de
cuivre sans pied (thas), un plateau de cuivre a pied (chceung
preari),
etc.
III.  — Le chef d'un monastere a droit a trois insignes de
son grade; ils servent a orner sa jonque quand il voyage par
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415
l'equipement d'un religieux
eau ; ee sont : le tongchey ou drapeau royal qui porte un pra-
sath ou palais sur un fond blanc borde d'une large bordure
rouge, les mandarins ont seuls le droit d'arborer ee pavilion;
et les deux khvan kong qui sont deux lances dont le bois est
teint soit en noir, soit en rouge, portant, Tune un oiseau dore
vaguement decoupe dans une planche de bois tres mince,
l'autre une figure indeterminable faite d'un mince etetroitfer
battu teinte rouge et vert et, toutes deux, chacune un plumet
de plumes de paon. Le drapeau se fixe au gouvernail et se
deploie sur l'eau; les deux lances et leur ornement sont placees
a Parriere sur une meme ligne perpendiculaire a l'axe du
bateau, a 60 ou 70 centimetres l'une de l'autre; elles sont
quelquefois jointes par une petite ficelle a laquelle on suspend
des grelots ou des clochettes de cuivre ou de bronze.
IV. — La plupart de ces objets amenent quelques observa-
tions sous ma plume ou doivent etre decrits; je vais le faire
aussi brievement que possible.
Le bat ou vase (du \rk\\ patta) est soit en bois, soit en fer;
il comprend son couvercle, qui est generalement en bois ou
en fer blanc, et le pied de bois sur lequel le bat est pose. La
forme du patra est celle d'une noix de coco qu'on aurait large-
ment segmentee de maniere a obtenir une grande bouche
sans en diminuer notablement la contenance, mais elle est au
moins huit fois plus grande.
Les trois robes sont soit en soie, soit en coton et de couleur
jaune; elles sont teintes avec le coeur du bois de jacquier et
le safran. Les robes sont d'ordinaire donnees aux religieux, a
la fete du he kathcen. L'emploi de la soie, proscrite par le
Buddha parce que, pour l'obtenir, il faut etouffer un grand
nombre de vers dans leurs cocons, est general maintenant, et
l'habitude est venue de ne plus guere offrir aux religieux que
des vetements de soie ; cette derogation a la regie n'est peut-
etre pas tres ancienne. J'ai connu quelques religieux devots
qui refusaient les objets de soie et ne voulaient se vetir qu'avec
des etoffes de coton; leur scrupule etait purement religieux,
parce que la soie est, au Cambodge surtout, beaucoup plus
fraicho que le coton et plus agreable a porter. Quant a l'usage
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416
LA SANGHA OU LE CLERGE
de ne se vetir que des chiffons ramasses au cimetiere, il a
completement disparu des mceurs religieuses au Gambodge,
et je n'ai jamais rencontre un moine qui fut vetu de pieces et
de morceaux. Une pratique cependant rappelle cette coutume :
le religieux qui prie sur la tombe d'un fidele saisit par un des
angles le morceau de cotonnade blanche qu'on y a place et,
sa priere terminee, emporte le bdngskaul' ou « morceau
d'etoffe ».
Voici les mesures rituelles que doivent avoir ces trois
vetements : le sdngkkdej' doit mesurer cinq coudees et treize
doigts2 de longueur sur quatre coudees de largcur; le cliipor
doit avoir la meme longueur et la memo largeur; le sdbdng
doit mesurer six coudees de longueur et trois coudees de
largeur.
Le sdngkkdej' est plie dans le sens de sa largeur, de
maniere a donner des plisd'une demi-coudee ; il est place sur
l'epaule gauche et toujours sous la ceinture du corps ; il pend
ainsi devant et derriere fa cuisse gauche.
Le clupor enveloppo tout le carps; il est serre autour du
cou, admirablement drape, et se jette sur l'epaule gauche. Le
religieux qui veut s'en draper, s'en entoure en elevant au-
dessus de sa tete l'extremite superieure, puis il tord cette
extremite, passe la tote entre les lais, roule la partie tordue
autour de son bras gauche et rejette le lais droit par-dessus
ce bras sur l'epaule. Le patra est toujours porte sous le
chipor.
Le sdbdng ou langouti est une jupe qui tient a la taille soit
par une ceinture, soit par une ficelle.
La ceinture nominee vothponth est longue de cinq coudees,
large de trois, et pi iee pour donner des plisd'une demi-coudee;
elle fait deux fois le tour de la poi trine.
L'echarpe ou hdngsak mesure trois coudees et s'agrafe
ou se lie avec des cordons sous le bras droit; elle est large de
douze doigts.
Lephakrap ou petit tapis est long de deux coudees etdemie,
plie en deux, et large d'une demi-coudee. Le religieux ne le
1  Du iiali banggo, chanvre, ct sakkho, morceau.
2  C'esl-a dire cinq coudees et deinie. plus une largeur de doigt.
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Kdey ou Cellules des Religieux
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i.'kqiipemknt d'un rf.i.igikux                        417
porte avec lui que lorsqu'ii se rend a une ceremonie, mais
regulierement c'est toujours dessus qu'il devrait s'asseoir et
appuyer son bras. C'est ce petit tapis qui est souvent figure
sur les autels du Buddha. La trace de main ou de pied qu'il
porte est soi-disantcelledu premier professeur religieux dont
le bonze a conserve un bon souvenir. Le parasol est en
cotonnade jaune tres simple ; la natte est simple quelquefois,
le plus souvent matelassee a deux ou trois centimetres
d'epaisseur, comme celle des gens du pays les plus pauvres;
la couverture est commune, la moustiquaire aussi; la boite a
betel est aussi simple que possible et ne doit contenir aucun
recipient en metal precieux.
V. — Enfrn, il est absolument interdit aux religieux de
porter soit des chaussures, soit un chapeau, d'avoir en leur
possession soit un couteau, soit un baton, autres que le rasoir
et le baton rituels, des bijoux, une cuillere, une fourchette ou
des baguettes pour manger. lis doivent, comme les gens du
peuple, manger avec leurs doigts et n'employer aucun instru-
ment pour couper leurs aliments ou les porter a leur bouche.
Les parfums leur sont defendus ; ils ne doivent jamais mettre,
conformement a la mode indigene, une fleur a leur oreille, ni
l'attacher a leur ceinture, ni meme la conserver a la main
plus de temps qu'il ne faut pour la regarder ou pour la porter
sur l'autel du Buddha. J'ai connu un religieux qui possedait
une montre en argent, et un autre qui avait dans sa boite a
betel une tres jolie bague ancienne; leurs chefs les avaient
autorises a les conserver, mais leur avaient interdit de les
porter sur eux; le proprietaire de la montre la remontait tous
les jours et la suspendait a la paroi de sa cellule ; le proprie-
taire de la bague l'avait renfermee dans une petite boite en
cuivre et ne la regardait jamais.
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IV
LE CHAPELET OU PHKOM
I. — Le chapelet des religieux buddhistes au Cambodge,
le phkom, devrait etre compose de cent huit grains; il en
compte generalement cent dix-huit, cent dix-neuf ou cent
vingt; cela depend de la maniere dont le chapelet est fait;
mais, quel que soit le nombre des grains entiles sur la ficelle,
il n'y en a toujours que cent huit qui comptent et sur lesquels
il convient de reciter les paroles sacrees.
Un chapelet bien fait doit compter dix dizaines de grains
noirs separes par des grains Wanes plus gros. En outre, aux
deux extremites de la ficelle se trouvent d'un cote quatre
grains noirs; chacun de ces groupes de quatre est separe des
dizaines par un grain de bois blanc. Les deux bouts de la
ficelle passent dans un gros grain de bois noir, quelquefois
dans un disque de bois noir et viennent s'attacher sur un autre
petit disque de bois blanc ou d'ivoire. Cela fait ainsi dix
dizaines ou cent grains noirs, plus deux groupes de quatre
soit cent huit grains noirs, plus onze grains blancs et un gros
grain noir. Cela nous donne cent vingt grains, desquels il
faut decompter les onze grains blancs et le gros grain noir,
sur lesquels on ne prie pas ; il reste cent-huit grains noirs.
II y a des chapelets plus simples et qui ne comptent que
cent huit grains noirs tous egaux et qui ne sont pas munis
des petits disques qui ne sont d'ailleurs qu'un ornement non
rituel. J'en ai vu qui comptaient cent dix-neuf grains egaux,
mais ils etaient Foeuvre de religieux ignorants qui, ne sachanl
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419
I.E r.HAPEI.ET OU PHKOM
pas que le chapelet rituel doit contenir cent huit grains,
confondaient les cent huit grains et les onze grains inter-
calaires et priaient sur tous. II n'est pas rare de trouver
cette ignorance chez les religieux cambodgiens. Les grains
noirs sont faits d'argile, quelquefois de cendres prises au
bucher d'un mort, puis teints en noir; ils peuvent etre en bois
et merne etre les fruits d'un arbre ; les grains blancs sont en
bois de tatrav, qui est considere comme un bois preeieux.
II.  — Je n'ai pu savoir pourquoi le chapelet des buddhistes
comporte cent huit grains, mais j'observe que ce nombre est
celui des signes du Preas bat contenus dans les deux Chakra,
dont je donne ci-dessus la figure d'apres une toile peinte tres
commune au Gambodge' et une photographie prise a Angkor-
veat.
III.  — Tandis que, dans l'Europe catholique et chez les
musulmans de l'Afrique et de l'Asie, le chapelet estun instru-
ment de prieres a I'usage non seulement des pretres, mais
des fideles, il est, au Gambodge, lout au moins, et peut etre
chez tous les buddhistes, un instrument de prieres a I'usage
des religieux. II n'est pas interdit aux fideles lai'ques d'en
faire usage, mais je ne l'ai jamais vu entre leurs mains et les
anciens bonzes eux-memes, ceux qui ont passe une bonne
partie de leur vie en religion, ne prient plus sur le chapelet
quand ils sont rentres dans le monde.
IV. — La priere qu'on dit sur le chapelet comprend quatre
parties : elle est en langue pali et, par consequent, incomprise
1 Le nombre cent huit est encore donne par d'autres documents : la deesse
buddhique Tara (au Nepal) a cent huit noms, le sixieme buddha surhumain,
Vajrasattra, a cent huit noms; la deesse Tara, a la requeue de Sarvajaranitra,
sauve la vie a cent huit homines'; le Kandjour a cent huit divisions; au Tibet
la mfime formule, ecrite a l'encre rouge, est cent huit fois plus efflcace que
celle qui n'est pas ecrite a l'encre rouge; le pere du Buddha avait invite cent
huit brahmanes a la Kte du nom ; il y avait cent huit charrues d'argent a la
n?te des labours; les portes de la ville d'Angkor-thom etaient ornees de cent-
huit geants formant deux rangees de chacune cinquante-quatre personnages
supportant un immeDse et enorme serpent; Vichnu, Civa, Krishna ont cent
huit noms, etc.
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420                               LA SANC.HA Of LE CLERGE
de la plupart des religieux; beaucoup d'entre eux la savent
par coeur et la recitent assis en silence sous l'appentis deleur
cellule, mais les nouveaux sont obliges de lire le petit satra
qui la contient et qu'ils posent devant eux. 11 faut une bonne
heure pour la repeter successivement sur les cent huit grains
en precipitant les paroles jusqu'a n'en plus donner que le
bourdonnement. Un cbapelet, me dit un religieux, dure le
temps que met a brultr une baguette odoriferante.
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V
LA RfiGLE
I.  — Des le petit jour, des le premier chant du coq, le reli-
gieux doit se reveiller, et, des qu'il peut distinguer les lignes
du creux de sa main, il doit se lever, se laver, prier, net-
toyer sa cellule, y mettre en ordre toutes choses; ceci fait, il
doit balayer la sala, et, s'il n'y a pas de novices dans le
monastere, la cour, arm qu'il n'y reste pas une feuille sous
laquelle un insecte puisse se cacher et s'exposer a etre foule
aux pieds d'un religieux.
II.  — A sept heures, il doit s'habiller pour sortir, se cou-
vrir du chipor, suspendre son bat a son epaule gauche, puis,
prenant sa place dans la file des religieux qui vont demander
1'aumdne, il doit s'acheminer vers le village en priant, ayant
une tenue correcte, la face reposee, le pas egal, sans raideur
et sans nonchalance. La figure d'un religieux, me dit un lettre,
ne doit etre ni sombre ni gaie ; elle doit etre calme, douce et
bienveillante. Le religieux doit prier en marchant afin de
s'excuser des meurtres qu'il commet involontairement sur la
personne des insectes qui vivent dans la poussiere qu'il foule
de ses pieds.
Le groupe des religieux s'arrete quand celui qui marche
en tete voit une personne qui attend sur la route ou qui
s'avance pour faire l'aumone. Si le religieux qui marche en
tete n'a pas vu la personne charitable, le religieux qui l'aper-
goit le premier s'arrete, sans prevenir ceux qui sont devant
lui et recoit l'aumone, ainsi que ceux qui le suivent. Puistous
se hatent pour rejoindre les religieux qui les precedent etqui
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422                           LA SANGHA OU LE CLERGE
peuvent les attendre. Le religieux auquel l'aumone est faite
doit rejeter le pan de son manteau, rejeter la partie mobile de
l'enveloppe en cotonnade jaune du patra, decouvrir le patra
et le tendre a la personne charitable. 11 ne doit pas regarder
cette personne, mais avoir les yeux baisses sur le patra; il
doit passer immediatement des que l'aumone est faite, en
priant, et ne peut pas se retourner pour voir ce que le fidele
donne au moine qui le suit ou pour s'assurer que le fidele
salue eeux auxquels il a fait l'aumone.
III.  — Quand le patra est plein ou la tournee faite, le reli-
gieux doit rentrer au monastere en priant, puis deposer son
bat dans la sala a manger et revenir prier.
Ensuite, il doit s'avancer vers un confrere plus age, et
s'agenouiller avec lui, bien en face de lui, mettre les mains a
terre, s'incliner trois fois devant lui et, s'il a commis quelque
faute au cours de la tournee d'aumone ou depuis la veille, il doit
la lui dire. A son tour, son ancien, mettant les deux mains a
terre, s'inclinera trois fpis devant lui else confessera. Puis,
se relevant tous deux, ils iront chacun dans leur cellule
retirer leur chipor; ensuite ils se rendront a la sala pour y
manger le riz de Paumdne.
IV.  — lis ne mangeront point avant d'avoir prie el d'avoir
jete quelques poignees aux oiseaux du ciel et aux autres ani-
maux qui vivent dans le monastere. Ils mangeront sans se
presser, en silence, sans choisir les aliments, avec la main
droite, sans se servir ni de cuillere, ni de couteau, ni de
baguettes et sans porter aucun bol a leur levres. Leur repas
durera un quart d'heure environ. Alors ils fermeront leur
patra, boiront un peu d'eau avec un petit bol de cuivre ou de
porcelaine, s'essuyeront la bouche, se laveront la main droite,
prieront quelques instants, puis ils mettront le patra de cote
avec ce qu'il contient pour le repas de onze heures et demie,
ou du milieu du jour.
V.  — Ceci fait, les religieux s'occuperont des novices et
des eleves lai'ques et leur enseigneront la lecture, l'ecriture,
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LA REGLF.                                              423
les principes de la religion, ceux de la morale, l'arithme-
tique, etc. Geux qui n'auront pas d'eleves prieront, mediteront
ou travailleront a des choses serieuses, soit a l'entretien des
bailments et clotures du monastere, soit a toute autre chose
utile a la communaute.
VI.  — A onze heures et demie, lesreligieuxferonttoujours
en commun leur second et dernier repas de la journee, et ce
repas ne differera guere du premier.
VII. — Le repas termine, ils prieront, mediteront et feront
la sieste jusqu'a deux heures. A deux heures, ils reprendront
leurs occupations jusqu'a lanuit. De nouveau, ils s'agenouille-
ront et se confesseront comme le matin.
VIII.  — A dix heures du soir, ils iront se coucher et s'en-
dormiront apres avoir prie; ils prieront jusqu'a ce que le
sommeil vienne endormir leur pensee, leur cceur et leur corps.
Ceux qui, a minuit, ne dormiront pas, se leveront, s'agenouil-
leront devant l'image du Buddha qui est dans leurs cellules,
et prieront un instant, apres s'etre prosternes trois fois devant
elle.
IX.  —Les religieux peuvent sortir dans 1'apres-midi, soit
pour aller rendre des visites, soit pour aller saluer leurs
parents, mais dans aucun cas ils ne doivent sortir seuls ni
entrer seuls dans une maison. La regie les oblige a etre tou-
jours deux au moins, afin que leur conduite ne puisse etre
suspectee.
Dans ces visites, le religieux est tenu a la plus grande
reserve, ne doit ni prendre part aux conversations sans objet
serieux, ni ecouter les cancans ou les causeries mondaines. 11
doit etre poli, doux, calme, ne pas engager de conversation,
meme serieuse, avec une femme seule, ne pas suivre le meme
chemin qu'elle si ce chemin est solitaire, etre toujours tres
decemment couvert, meme dans la foret, meme quand il est
seul; il ne doit pas provoquer l'aumone des vivres dans
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424                           LA SANGHA OU LE CLERGE
l'apres-midi, ne pas demander une chose dont il n'a pas abso-
lument besoin, et, dans ce cas, ne jamais la demander a un
pauvre.
X.  — Un religieux doit se raser la barbe et les cheveux
deux fois par mois; Favant-dernier jour de la lune eroissante
et de la lune decroissante qui, pour cetteraison, sontnommes
thngaj- kor, jour du rasage.
XI.  — Telle est la regie qu'un religieux doit suivre et qu'il
suit scrupuleusement. Gependant on peut constater certaines
modifications, certains points ou la regie a faibli. Par exemple,
a la simple cellule de cinq coudees sur quatre, on a cm pou-
voir ajouter un petit appentis a toit tres bas, afin de pouvoir
rester isole chez soi sans etre incommode par lachaleur, mais
cette tolerance ne se retrouve pas dans tous les monasteres.
Les vetements, qui autrefois etaient toujours en coton, sont
souvent maintenant 6n soie, qui est plus fraiche, plus propre,
plus facile a laver. Les religieux, qui pour mendier ne sortaient
point sans leur ecran, ne l'emportent presque jamais main-
tenant et ne se voilent la face que quand ils prient, encore
le font-ils tres negligemment. Ils sont de plus en plus ignorants
et se montrent de moins en moins soucieux de bien enseigner
les enfants. Les religieux qui, jadis, ne devaient pas recevoir
d'argent, en recoivent maintenant quelquefois, non pour eux,
mais pour le couvent. Les vieux religieux sont plus rares
aujourd'hui qu'il y a trente ans et les vocations religieuses,
sans etre plus rares, sont moins tongues et la duree de la vie
religieuse est plus courte en general. Les ex-voto portes a la
pagode, les dons particuliers sont plus rares, mais les pagodes
nouvelles sont plus belles que les anciennes, plus hautes,
mieux aerees, plus elegantes. L'entree en religion des gens
maries est plus rare qu'il y a trente ans et les vieillards qui
rentrent dans les ordres afin de mourir religieux du Buddha,
sont moins nombreux. Les laiques, dits neakh reaksa seel
pram,
e'est-a-dire « ceux qui gardent les cinq preceptes » et qui
sont vetus de blanc, frequentent beaucoup les religieux, reci-
tent les prieres comme eux, sans cependant entrer en religion,.
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LA IlfcGLE                                              425
sont tres rares aujourd'hui. Les religieuses ou daun chf, tou-
jours des vieilles filles ou des veuves agees qui, comme les
precedents, sont vetues de blanc, sont moins nombreuses
aussi qu'il y a trente ans, mais elles sont encore plus nom-
breuses que les neakh reaksa soul pram.
XII.  — Je donnerai quelques renseignements ici au sujet
de ces deux categories de devots.
Tandis que les hommes ne sont pas consideres comme des
religieux, les femmes sont vues comme des religieuses. Les
uns et les autres prononcent des vceux tous les huit jours; les
hommes, celui de ne tuer ni homme ni bete, de ne pas voler,
de ne pas faire usage de boissons fermentees, de ne pas
mentir; les femmes font les memes vceux plus ceux de ne pas
manger apres midi, de ne pas s'habiller comme les femmes
des laiques, de ne pas chanter des chansons. Les deux vceux
de ne pas manger apres midi et de ne pas se vetir comme les
femmes laiques, sont les regies qui rangent les femmes, non
au rang des devotes, mais au rang des religieuses.
Les neakh reaksa seel pram habitent souvent chez eux,
quelquefois le monastere, et y observent, sans y etre tenus,
presque toutes les regies imposees aux religieux. Les daun
cht
habitent le plus souvent des petites cellules qu'elles ont
fait elever a cote du monastere, en dehors de Fenclos, rare-
ment dans l'enclos; elles prient, s'occupent, observent le
silence autant que faire se peut, reparent les vetements des
religieux et ornent de fleurs artificielles l'autel du Preas.
XIII.  — Les religieux cambodgiens sont tres disciplines,
tres observateurs de la regie et jouissent d'une grande repu-
tation de purete dans toute I'lndo-Chine et memeaCeylan, ou
cependant on leur reproche d'etre ignorants. Mais, au Laos,
au Siam, ils sont de mceurs beaucoup plus libres etbeaucoup
moins scrupuleux; les scandales dans ces deux pays sont
beaucoup plus frequents qu'au Cambodge : Bangkok n'a pas
oublie encore 1'histoire de cette princesse siamoise, sceur
ainee du roi, qui corrompit un jeune religieux et qui l'intro-
duisit dans le palais vetu comme les femmes, portant une
-ocr page 459-
426                           LA SANGHA OU LE CLERGE
echarpe qui dissimulait deux demi-noix de coco fixees sur la
poitrine '. 11 sufflt de passer lafrontiere actuelle duCambodge
pour observer des differences notables dans la tenue des reli
gieux; a Angkor-veat, les bonzes sont bruyants, rieurs, gais,
et a Sting-Treng, ils ont un air degage qu'on ne supporterait
point au Cambodge.
XIV. — Le Chbap twnnim pi bauran, ou « Loi et traditions
d'autrefois », que je viens de publier dans ma traduction des
Codes cambodgiens, permet aux religieux de prefer de
l'argent a des lai'ques, mais il leur defend de recevoir aucun
interet ou un capital superieur a celui qu'ils ont prete. 11 leur
fait une obligation de reclamer ce qui leur est du, non afin
qu'ils rentrent dans ce qu'ils ont prete, mais afin que l'em-
prunteur ne meure pas sans s'etre acquitte, ne quitte pas ce
monde charge d'une dette qui le conduirait infailliblementen
enfer. Le religieux qui se serait rendu coupable en he recla-
mant pas, qui serait par cela meme cause des soufl'rances
infernales subies par son debiteur, encourait les peines de
l'enfer.
La meme loi permet aux religieux d'acheter des esclaves,
mais elle leur defend de recevoir d'eux ou de quelqu'un, pour
les liberer, une somme superieure a celle qu'ils ont payee
pour les avoir, alors meme que ces esclaves auraient eu des
enfants pendant qu'ils etaient a leur service.
Cette loi, speciale pour les religieux, est contraire a la loi
commune a tous.les lai'ques, qui reconnait le droit du maitre
sur les enfants nes de ses esclaves, mais elle a un but qu'il ne
faut pas meconnaitre et qui fut poursuivi a l'autre bout du
monde par le christianisme, aux premiers siecles de son
histoire : la proscription du pret a interet, regarde comme
usuraire, le taux de l'interet fut-il aussi bas que possible.
En fait, la Loi permet au religieux de preter, mais non de
faire une affaire commerciale; il peut preter pour rendre ser-
vice, mais il ne peut tirer aucun avantage du pret qu'il a
consenti. Et c'est afin qu'il ne tire aucun profit de la liberation
1 La princesse, etant devenue enceinte, fut condamnee a mourir de faim
et le religieux fut empale,coupe par morceaux et sa chair futjetee auxchiens.
-?
-ocr page 460-
427
LA REGLE
de ses esclaves qu'il est tenu de les liberer sur leurdemande,
et qu'il lui est defendu de recevoirplus que la somme d'achat
qu'il a payee pour eux.
La coutume va plus loin encore; elle admet, bien qu'a
contre-cceur, qu'un religieux achete un esclave qui entre a son
service, soit a l'interieur, soit a l'exterieur du monastere, mais
elle n'admet pas qu'il le vende a un autre maitre afin de ren-
trer dans son argent. Le religieux, d'apres elle, ne peut
rentrer dans la somme qu'il a depensee que si son esclave se
rachete afin de retrouver sa liberte ou est rachete par quelqu'un
qui veut la lui rendre.
On voit par cela combien les droits des religieux sont
autres que les droits des la'iques. Les precautions qu'on a
prises pour eviter qu'on puisse les soupconner seraient eer-
tainement considerees comme excessives en Europe, si le droit
canon les avait prises contre nos pretres et nos religieux
catholiques. Le moine du Buddha ne peut lui-meme fixer le
prix d'un objet qui lui a ete vole et que le tribunal veut bien
faire rembourser par levoleur; il appartient aux fonction-
naires de fixer eux-memes ce prix. S'il donne lamoindre indi-
cation a ce sujet, il est considere comme expulsable (bdrachtk).
Je pourrais citer plusieurs cas a l'appui de ceci et dire
quelles autres defenses ils sont tenus de respecter, mais
j'estime que j'en ai dit assez pour qu'il soit possible au lecteur
d'apprecier la regie que la loi ecrite et les coutumes imposent
aux religieux du Buddha.
-ocr page 461-
V]
LA CONFESSION
I.  — Le dernier jour de la lune croissante et le dernier
jour de la lune decroissante sont des jours plus specialement
sacres pour les religieux, car ils sont tout a la fois jours de
jeune et jours de confession solennelle. Le soir, des que le
soleil est eouche, tous les religieux se rendent au temple et
font ccrcle autour du religieux (le me-ceat ou tout autre
designe par lui) qui doit lire le patimouk (du pali patl-
mokkha),
c'est-a-dire le code des fautes qu'un religieux doit
se bien garder de commettre. Les religieux etant assis a terre,
une torche ou une lampe est allumee, puis le lecteur com-
mence la lecture en pali des deux cent vingt-sept articles que
comporte le petit satra. II est bien rare, aujourd'hui, que les
religieux qui l'eeoutent comprennent ce qui est lu, mais, dans
certains monasteres, on traduit le texte, et, dans certains
autres, on a pris l'habitude de ne lire que la traduction.
Le lecteur commence par rappeler quel est le jour, quel
est le but de la reunion, puis il invite les religieux a ecouter
attentivement ia nomenclature des peches et a faire, s'il y a
lieu, ce qu'on nomme la « declaration de purete ». Les reli-
gieux repondent : « Nous ecoutons. »
La lecture Continue en invitant a confesser les fautes. « Si
vous gardez le silence, dit-il, je concluerai de votre silence
que vous etes purs. » Puis il commence l'enumeration des
deux cent vingt-sept fautes.
II.  — Ges deux cent vingt-sept fautes ou crimes forment
huit groupes :
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429
LA CONFESSION
1° Les quatre bdrachtk thorm, qui comprennent la forni-
cation, le vol, le meurtre, la pretention mensongere a une ou
plusieurs facultes surnaturelles, quatre fautes qui doivent
entrainer l'expulsion de la communaute, et qui, au texte
d'une loi ancienne, doivent ou peuvent etre civilement punies
de la confiscation des biens de 1'expulse et raeme de sa mise
au nombre des esclaves, soit du roi, soit d'un monastere. Les
autres fautes ne sont pas punies de ces deux peines civiles.
2° Les treize sangkda thises thorm, qui visent les meurtres
volontaires ou non, commis sur les animaux, la destruction
volontaire des germes des vegetaux, l'absorption des liqueurs
fermentees, les plaisirs mondains, la possession, la galan-
terie en paroles, les conversations inutiles....., toutes fautes
qui peuvent entrainer suspension et penitence.
3° Les deux aniyeat thorm, qui visent les actions qui sont
ou non fautives, selon les circonstances, le bain pris en un
endroit frequente par les femmes, les relations trop frequentes
avec les seculiers....., fautes qui, comme les treize prece-
dentes, peuvent entrainer la penitence.
4° Les trente nisukkivo thorm, qui comprennent les fautes
qu'un religieux commet en empruntant aux seculiers, en
pretant a usure, en conservant des amies dans sa cellule, en
commettant des exces de manger, de sommeil, en calomniant
ou en medisant, en se vautant, en clignant des yeux en
parlant ou en s'agitant immodestement, en ne veillant pas
constamment sur sa personne....., toutes fautes qui peuvent
entrainer une penitence, la reprimande publique ou qui sont
reputees assez punies, en cette existence, par l'aveu public
de la faute.
5° Les quatre-vingt-douze pachithej' thorm, qui compren-
nent les peches de colere, d'impatience, d'immodestie legere,
les mauvais&s pensees, les occupations mondaines, les regards
jetes sur les femmes, les observations concernant le manger
et les autres choses provenant du don, les paroles dites trop
haut, les paroles laches ou flatteuses, la paresse....., toutes
fautes peu graves qui sont rarement punies d'une penitence,
de la reprimande, et qui sont considerees comme remises en
cette existence par l'aveu public.
-ocr page 463-
m.)
LA SANGHA OU LE CLERGE
6° Les quatre pdtidesanej- tliorm, qui sont des peches
d'immodestie.
7° Les soixante-quinze sekhejy thorm, qui sont des fautes
legeres contre la discipline et qui peuvent etre punies de la
reprimande.
8° Les sept athikaranasamathea thorm, qui sont des
fautes contestants qui peuvent etre punies de la reprimande
et quelquefois d'unc penitence.
III.   — Chaque fois que le lecteur a enumere tous les
articles d'un groupe, il ajoute : « Etes-vous purs de ces
fautes! Etes-yous purs de ces fautes ? Etes-vous purs de ces
fautes ? » Alors, si le silence n'est pas rompu par un religieux,
le lecteur reprend : « Les phikkhus se taisent, done ils sont
purs de ces fautes. » Si, au contraire, un religieux est cou-
pable de l'une d'elles, il s'avance vers le md-veat, s'accroupit
devant lui, s'incline trois fois en s'agenouillant, les mains
posees sur le sol, et, tout haut, fait l'aveu de sa faute, puis il
reste la tete sur le genou de son chef. Gelui-ci prononce la
reprimande, la peine legere, si la faute est de son ressort; si
elle est grave et peut entrainer soit l'expulsion, soit la sus-
pension, il envoie le religieux a Phnom-Penh, au dignitaire
religieux. le Samdach preas Sanghreach ou le Louk preas
Saukonn dont le monastere depend, et celui-ci prononce soit
l'exclusion, soit la suspension. La suspension peut etre de
plusieurs semaines, de plusieurs jours ou d'un jour seule-
ment; depuis quelques annees, on a pris l'habitude d'expulser
le religieux qui a merite une suspension de plus de sept jours.
IV.  — J'ajouterai qu'un religieux expulse peut etre pour-
suivi devant les tribunaux pour le crime — quand il y a crime —
qui a entraine son expulsion de la communaute. Les manda-
rins, d'autre part, n'attendent pas toujours l'expulsion d'un
religieux pour le defroquer et le livrer aux tribunaux, meme
pour le simple crime de fornication. A la suite d'une pareille
faute, suivie de scandale, les religieux abandonnent souvent
leurs monasteres, rentrent dans le monde parce qu'ils se
sentent atteints par la faute de leur confrere, ou se dispersent
-ocr page 464-
LA CONFESSION                                          431
dans les autres monasteres. En 1892, les habitants de Sambaur
ont eu beaucoup de peine a retenir les religieux d'une pagode
dont le me-oeat avait commis le crime de fornication avec
une veuve du voisinage.
Un monastere de la province de Staung a ete abandonne
il y a une dizaine d'annees a la suite d'un pareil scandale. II
arrive quelquefois qu'un religieux, accuse d'une faute grave
puis reconnu innocent, est renvoye dans son couvent; cela
est arrive dans la province de Kompong-Svay il y a quelques
annees, mais les habitants du village n'ont pas voulu ratifier
la decision du chef des religieux; ils ont expulse le bonze
qu'ils croyaient coupable et defendu a ses confreres de le
recevoir dans le monastere. II s'agissait d'un attentat a la
pudeur dont un eleve s'etait declare victime. Le bonze expulse
s'est retire, et n'a plus reparu; Pautorite civile n'a pas cru
devoir intervenir pour le proteger; le scandale etait trop grand.
V. — II est defendu aux religieux, non de donner le pati-
mouk
a des laiques, non de leur en lire des articles, non de
leur en dire l'esprit, car ce satra sacre n'est pas, au Cambodge
tout au moins, considere comme devantetre teriu secret, mais
il est formellement defendu aux religieux de dire ce qui s'est
passe dans l'assemblee un jour de lecture du patimouk.
VI. — Gette confession solennelle n'est pas la seule a laquelle
les religieux ont recours. II est d'usage d'aller immediatement
se confesser au rne-veat, au krou-sot, a un collegue plus age,
d'une faute qu'on vient de commettre et de s'imposer la peni-
tence meritee. Gette penitence peut etre le jeune, la consigne
en cellule; elle est plus generalement le chdngkram ou
deambulation religieuse qui se pratique en allant et venant
sur un tres court espace, en priant, recitant le chapelet ou
meditant; cette peine est souvent d'une ou de plusieurs
heures, quelquefois d'une entiere journee. Un religieux que
j'ai connu a ete puni plus gravement pour avoir ri d'une
femme qui passait : il a du porter du fleuve a la bonzerie
vingt-cinq charges d'eau, et le fleuve etait a 25 metres au-
dessous de la chaussee.
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■4:^2                               i.a sant.ua ou le clerge
VII. — A la fin de la saison des pluies, quand est venu
l'epoque ou les religieux ont la latitude de voyager, de se
rendre visite de monastere a monastere, peu de jours apres
la fete de 1'otTrande des vetements qui renouvelle leurs garde-
robes, une assemblee solennelle a lieu dans le temple.
On ne s'y confesse pas publiquement, on n'y lit pas le
patimouk, mais on y invite soi-meme les confreres a pro-
clamer ses fautes : chaque religieux s'avance a tour de role
et, apres avoir salue le me-veat, s'adresse a ses confreres, et
leur dit: « 0 vous, si vous avez eu a vous plaindre de moi, si
vous avez un reproche a m'adresser, si vous m'avez vu ou
entendu commettre un peche dont je ne me suis pas accuse,
parlez, parlez, parlez sans hesiter, car je veux le reconnaitre
et l'expier. »
Un vieil achar, qui me raconte cette ceremonie, ajoute :
« En ce temps-la, j'etais bonze depuis trois ou quatre mois, je
cms devoir repondre en cette circonstance a Tun de nos
collegues que je l'avais vu a mon approche cacher quelque
chose sous sa natte. » Le me-veat me demanda quelle etait cette
chose. Je repondis que je n'en savais rien parce que, lorsque
j'etais alle pour la voir, mon confrere avait eu le temps de la
cacher ailleurs. Le bonze accuse repondit qu'il avait glisse la
main sous sa natte, non pour y cacher quelque chose, mais
pour fixer un latis qui s'etait detache. On fit visiter le plancher
et on constata que je m'etais trompe. Mon collegue me dit :
« Je vous pardonne parce que vous pensiez bien faire en
m'accusant. » Cependant je fus puni par le me-veat pour
m'etre rendu coupable de calomnie, de medisance, d'indis-
cretion ' et avoir parle inutilement. Puis mon achar conclut :
« J'ai ete simple religieux pendant dix ans, krou-sot pendant
trois ans et me-veat pendant huit ans, je n'ai jamais entendu
accuser un religieux par un autre religieux et je n'ai pas
assiste une seule fois a la ceremonie de Paccusation sans
regretter ma faute. »
' L'indiscretion consistait dans le fait que le religieux avait ete fouiller
lui-meme sous la natte au lieu de s'adresser a son confrere.
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LIVRE IX
I/ARCHITECTURE, LA STATUAIRE. L'ICONATRIE
i
LES TEMPLES OU BUDDHA
I. — Les temples buddhiques au Gambodge, les ceat\ ne
rappellent les temples brahmaniques ni par leurs dimensions,
ni par leur architecture, ni par leur ornementation. Alors que
ceux-ci etaient les superbes monuments dont nous voyons
les ruines a Angkor, a Preas-Khant, a Bang-Mealea, les tours
sacrees a demi ecroulees que nous avons decouvertes au
milieu des forets, les petits sanctuaires qui ne sont plus
aujourd'hui que des huttes perdues dans la brousse..... les
temples du Buddha au Gambodge sont d'une simplicity, d'une
pauvrete, d'une modestie deplorables. II y a autant de diffe-
rence entre un temple brahmanique et un temple buddhique
qu'entre la plus pauvre, la plus mesquine des chapelles
chretiennes et Notre-Dame de Paris. On sent, a la vue d'un
temple du Buddha, quand on pense aux temples autrefois
eleves a Vishnu, a Civa, que le triomphe officiel du buddhisme
au Gambodge coincide avec une epoque de decadence et de
retour en arriere que rien n'a pu enrayer.
Les plus grands temples buddhiques mesurent environ
1 Du paii viltarii.
28 .
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Temple btjddhique de Sre-Chka (Province de Kampot)
-ocr page 468-
434        L'ARCIIITECTUnE. — LA STATltAIRE. — L'iCONAfRlE
30 metres do longueur sur 15 metres de largeur. Les
plus beaux seulement sont couverts en tuiles, ou bien en
planches decoupees comme des tuiles et imbriquees comme
elles; les autres sont couverts en chaume. Ils sont toujours
orientes de l'est a l'ouest' et la statue du Buddha regarde Test.
Leur architecture est partout la meme et leur apparence
est semblable, quelles que soient leur richesse et leur impor-
tance : un comble tres aigu pose sur des colonnes en bois,
legerement inelinees vers l'axe longitudinal; tout autour de
cette nef, des bas cotes dont la toiture, d'une inclinaison
moins aceentuee que la toiture du comble, est portee par des
arbaletriers appuyes aux colonnes de la nef et soutenus par
line autre rangee de colonnes exterieures beaucoup moins
hautes. Cette disposition donne done une net centrale a
toiture tres inclinee et,
faisant le tour de la
nef, des bas cotes dont
la toiture est d'une in-
clinaison moins gran-
de, e'est-a-dire un toit
coupe a deux inclinai-
sons.
Ce type, si simple
qu'il soit, n'est pour-
tant pas le type primi-
tif.Celui-ci parait avoir
ete la nef centrale; les
bas cotes sont une ad-
jonction au type primitif. On se contenta longtemps de la
nef, puis un jour le temple etant trouve trop petit on son'gea
a l'agrandir; on appuya des arbaletriers aux colonnes
et, tout autour, on ajouta un petit appentis supporte par des
colonnes exterieures. Si le toit des appentis n'est pas une
1 Sauf pourtant a Sambaur, au veat du centre du village, d'origine
laotienne, dont le Buddha regarde l'ouest, et a Audong oil le temple fait face a
un chaydey qui passe pour contenir une relique fort ancienne du Pr6as. —
Au Laos, les temples ne sont pas orientes, ils font toujours face au fleuve, a
la route, etc.
-ocr page 469-
435
I.KS TEMPLES DIT BUDDHA
prolongation du toit de la nef, e'est, a mon sens, qu'on ne
voulait ni refaire Fedifice entier, ni la toiture; on voulait
seulement agrandir sans toucher a ce qui existait deja. Les
appentis construits, on s'apercut que l'ensemble se tenait, que
l'adjonction ne deparait pas le temple, que cette toiture rompue
faisait bien, etait plus elegante, moins lourdo qu'une seule
toi ture, et le type des temples actuels, a toiture rompue, fut cree.
Quelquefois, la toiture de la nef, est elle-meme, eomme a
Kompong-Chhnang, comme a Sre-Skea (dans la province de
Kompot), etc., faite de deux ou trois toitures etagees l'une
au-dessus de 1'autre et d'autant moins vastes qu'elles sont
plus elevees. Cet arrangement de la toiture, qui est tres original,
parait etre une modification apportee au type primitif deja
augmente des bas cotes; il est probable que la vue de la
double toiture de la nef et des bas cotes qui rendait l'edifice
plus elegant a donne I'idee de briser la toiture de la nef en
plusieurs toitures et de les etager afln d'augmenter encore
cette elegance et la hauteur. Cette modification heureuse n'a
pas ete adoptee partout; les temples a toitures etagees sont
assez rares.
Quelques-uns de ceux qui sont couverts d'une toiture a
etages portent, au sommet de la toiture la plus elevee, ce que
les Cambodgiens nomment un meanddp, c'est-a-dire un
campanile en bois, tres ouvrage et haut de 4 a 5 metres,
souvent tres elegant, tres beau1. Le campanile s'acheve en
une longue aiguille de bois tourne (le kompuol), au bout de
laquelle on a fixe un treysaur*. Le treysaar est un trident,
l'arme de Giva.
Quand un temple est surmonte d'un campanile, les toitures
etagees de la nef sur les cotes sont generalement augmentees,
au-dessous du campanile, d'autant de surfaces triangulaires
ouvragees et s'emboitant les unes dans les autres qu'il y a de
toitures. Ces surfaces triangulaires ouvragees ressemblent a
la partie superieure de certains portails de l'architecture
italienne. Elles detruisent la nudite du toit et, quand elles
1 Le faite de la toiture qui porte le campanile est nomme ddngkda, les
faites inferieurs sont dits mukh dach.
8 Du Sanscrit trisula, trident.
-ocr page 470-
436         LJ ARCHITECTURE. — LA STATUAlhE. — I,*IC0NATR1E
sont bien comprises, bien proportionnees a l'edifice, elles ne
l'alourdissent pas trop. Elles fournissent d'ailleurs l'occasion
d'employer des motifs decoratifs toujours agreables et du plus
gracieux effet.
Presque toujours, les extremites superieures des toitures
etagees ou de la toiture de la nef sont ornees du chtvea; le
chtvia est une sorte de trompe d'elephant en bois, relevee
vers le ciel. Les extremites inferieures de ces memes toitures
s'achevent en une courbe gracieuse et sont ornees d'un motif
sculpte ou de bois decoupe qui a presque toujours la forme
d'une corne. Les bords obliques de ces toitures sont micaces,
peints en rouge, dores, denteles et comme faits de feuilles
rapprochees dont la pointe serait toujours tournee vers le
ciel; ces bords sont dits mukh neakea, face de nagas, bien
qu'ils rappellent plutot le dos dentele d'un dragon que saface.
11 est probable qu'autrefois les extremites de cette dentelure
s'achevaient en haut par une queue et en bas par une tete,
une face de dragon (neakea).
Aux quatre angles du temple et quelquefois aussi au milieu
des cotes, a 1'exterieur, sont souvent adosses et agrippes par
leurs pieds et leurs mains, des monstres a la poitrine et au
ventre bombes en avant, aux gueules ouvertes et aux crocs
menacants. Ge sont de purs motifs decoratifs, des kruth
(garudas), des neakea (nagas), des yeak (yakhas) ou ogres,
dont la partie inferieure s'achuve parfois en un motif d'arcbi-
tecture.
Tout autour, sous le rebord des toits, on a ou sculpte, ou
peint, ou dore de feuilles d'or battu, ou incruste de mica une
longue et mince frise de feuilles ou de petits motifs d'une
grande simplicite1; ils sont pourtant un des precedes deco-
ratifs les plus beaux, les plus elegants que je connaisse.
A l'interieur, les colonnes en bois qui supportent la nef
centrale, souvent enormes, toujours cylindriques, sont admi-
1 Cette frise est faite a l'aide de papier decoupe ; on applique ce papier
sur la partie a decorer, on passe un pinceau impregne de colle, on enleve le
papier et on applique dessus les feuilles d'or battu; ou bion sur le fond laque
noir on applique le papier et on badigeonne avec de la peinture rouge;
ou bien encore on incruste des feuilles de mica.
-ocr page 471-
41)7
LES TEMPLES DU BUDDHA
rablement polies, tres regulieres et frequemment peintes en
rouge marron et ornees de motifs dores de feuilles d'or battu,
disposes de maniere a former soit des rosaces, soit des
losanges. Ges motifs ne couvrent pas entierement les colonnes,
ils forment autour d'elles de larges anneaux tres espaces qui,
sans les surcharger, les rendent plus belles et plus gracieuses.
Les pieces de la charpente, les arbaletriers sont, dans les
beaux temples, toujours peints et dores, ornes de filets d'or
ou rouges quand ils ne sont pas sculptes.
Les pignons que forme le comble et qu'on apercoit de
l'exterieur au-dessus du toit des bas cotes, sur les faces est
et ouest, sont presque toujours ornees d'une sculpture peinte,
puis doree, representant des sujets brahmaniques : Rahu
devorant la lune ou le soleil et, au-dessus de lui, le Buddha
assis sur son trrme (bdlang), que le gardien du soleil et celui
de la lune implorentles mains jointes, et appellent au secours
de l'astre en danger; ou bien Vishnu monte sur un monstre
et brandissant, avec ses quatre bras, son sabre, son disque de
guerre, la conque marine et le baton; ou bien Indra monte
sur Ayravana, l'elephant tricephale dont on apercoit la tete,
les trompes, les defenses et les jambes de devant; ou bien le
livre de la Loi (krang thorm), pose sur un plateau d'or '.
Les memes decorations se retrouvent au sommet des salas.
Les portes en bois du temple et Ids fenetres sont souvent
sculptees puis dorees; les tevodas et les tevi fournissent
presque toujours le motif de ces ouvrages; j'y ai trouve des
holuman1, ou singes, et des koenar', ou femmes a pattes de
paon, a queue de coq et dont la partie inferieure du corps est
couverte de plumes.
Les murs des temples sont quelquefois faits en macon-
nerie; dans ce cas, les colonnes exterieures sont noyees dans
les murs, ou bien les murs, ce qui est rare, supportent seuls
la toiture des bas cotes. Quand le temple est ferine de murs,
ces murs sont perces de six petites fenetres et de six portes
1  On lit souvent la date de l'erectiou de l'edince sur ce krang de la Loi
pose sur le plateau d'or de maniere a presenter un de ses plats.
2  Hanuman.                                                                        •
3  Kinara, Kinuii.
-ocr page 472-
438 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
(deux portes et une fenetre a chaque bout et deux fenetres et
une porte de chaque cote). Beaucoup de temples n'ont que
quatre portes (deux a chaque extremite) et quelques-uns n'en
ont que deux (une a chaque extremite); il y a aussi des temples
qui n'ont que quatre fenetres (deux de chaque cote). Les murs
en maconnerie sont souvent remplaces par des cloisons en
bois et plus souvent encore par des paillottes blanches' cousues
1'une pres de l'autre, avec du rotin, puis montees en larges
panneaux sur lamettes et cadres de bambous, qu'on a suspendus
aux chevrons du toit, entre les colonnes exterieures. 11 faut
alors ecarter et soulever l'un d'eux pour entrer.
Quelques temples sont ouverts a tous les vents et d'autres,
mais en petit nombre, n'ont qu'un demi-mur en briques a
hauteur de poitrine ; ce petit mur est quelquefois ajoure, mais
il est souvent remplace par une lourde main courante en bois
supportee par des petites colonnes taillees a la hache.
Je ne puis terminer ceci sans signaler le veat de Krochmar;
ce temple est situe sur la rive gauche du Mekong, a une petite
distance au-dessus de Krochmar. Le mur est remplace par
une vitrine faite de grands panneaux a demeure, qui portent
chacun le nom du fldele qui l'a offert ou paye de ses deniers.
Ce temple est unique au Cambodge et tres curieux a visiter.
II. — L'autel ou balang"1 est presque toujours exactement
place aux deux tiers de la nef a l'ouest, car la statue du
Buddha qui l'occupe en grande partie, doit toujours regarder
Test.
Sa forme est souvent celle des gros autels que nous trouvons
dans nos eglises de campagne ou dans les chapel!es laterales
de la plupart des eglises. G'est un cube trapezoidal regulier
dont la longueur est generalement le double de la hauteur et
de la largeur, et dont la base plus etroite que la table est
assise sur un socle haut de 40 a 50 centimetres et presque
aussi vaste que la table.
II est toujours construit en briques et recouvert d'un
1  Trang, un palmier de montagne.
2  Du pali pdllanko qui a le sens de lit, sofa, Irone, divan; c'est de ce
mot que vient notre mot palanquin.
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LES TEMPLES DU BUDDHA                                439
mortier tres solide sur lequel on a parfois moule de larges
feuilles d'arbres ou des fleurs de lotus. Les angles sont souvent
rentrants a deux et meme trois reprises, et cette architecture
originale n'est pas ce qui plait le moins.
Devant l'autel, pose sur quatre pieds de bois, se trouve un
long serpent (neakea, naga), destine a recevoir les bougies
en cire d'abeilles qu'on brule en l'honneur du Saint. Sur
l'autel, devant un plus ou moins grand nombre de statues du
Buddha, il y a des vases remplis de sable ou des troncs de
bananier dans lesquels on vient piquer les baguettes odorife-
rantes que les fideles apportent et allument, surtout les jours
saints, le huitieme et le quinzieme jour de la lune croissante
ou de la lune decroissante.
Au pied et a environ 1 metre devant l'autel, il'y a une
fosse que rien ne signaie et qui. d'ailleurs, est comblee de
sable. G'est la que sont enterres le se.ma kel ou pierre de
l'erection du monument, certaines offrandes faites au temple,
le tresor d'argent monnaye du monastere quand il y en a un,
les cheveux, les rognures d'ongles, les bijoux, les instruments
de musique, un tas d'objets enfin offerts par les fideles le jour
de la consecration du temple, et meme depuis1. Quand un
temple, en temps de paix, est pille par des Chinois ou des
Annamites (les Gambodgiensnevolent jamais dans un temple),
ou, en temps de guerre, par les Siamois, cette fosse esttoujours
ouverte et violee.
En avant de cette fosse, dans quelques temples, on trouve
au raz du sol, sous la poussiere, deux pieux de bois ou
deux pierres carrees de 15 a 20 centimetres de cote. Ce
sont des « marques » qui indiquent la partie du temple qui
devrait etre reservee, consideree comme etant plus sacree que
l'autre, celle que chez nous nous nommerions le choeur. Quand
on recoit un nouveau religieux dans l'Assemblee, la natte sur
laquelle est assis l'ordinant doit s'etendre jusqu'a la hauteur
de ces deux marques, afmque I'ordinand, quand il est debout
en face du me-veat, les pieds sous cette natte, ne les depasse
pas.
1 Voyez plus haut, page 363, VII' partie, ehapitre i", Les Fetes Religieuses,
ee qui est dit de la ft?te de l'erection des semas.
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-440         [/ARCHITECTURE. — Lk STATUAIRE. — 1,'lCONATRlE
A la droite de l'autel du Preas, il y a une estrade ou kre a
peine elevee de 20 a 30 centimetres, longue de 3 a 4 metres
et moitie moins large. Le kre est generalement fait de
planches formant un cadre, sur lequel on a place d'autres plan-
ches ou un simple clayonnage de lamelles debambous, main-
tenues par des liens de rotin et sur lequel on a etendu des
nattes communes. G'est la que se placent les religieux quand
ils prient en public, quand ils ecoutent les lectures sacrees ou
quand ils assistent a l'ordination d'un recipiendaire'. Les
hommes se groupent autour d'eux, les mandarins et les achar
en face de l'autel; les femmes se placent de l'autre cote, en
face d'eux et par consequent a la gauche de l'autel2.
La chaire a precher ou kre tisna, qui est haute de 60 cen-
timetres environ, est tres legere, puisqu'elle est faite de
batons; elle ressemble a un fauteuil a dossier non plus haut
que les bras, dont on aurait coupe les pieds. Elle est peinte
d'un beau vernis noir et ornee de dorures. Le siege repose
souvent sur des kruth sculptes dans un bois dur et (lores. Les
jours de preche ou de lecture, elle occupe la place libre entre
l'autel et l'estrade occupee par les religieux, de maniere que
le lecteur puisse etre bien vu et bien entendu de toute l'assis-
tance'.
Quelquefois, a droite de l'autel, il y a une basse armoire
vitree ou meme un coffre en bois dur; c'est la que sont renfer-
mes les satras precieux qui ne sont pas en lecture. Ge meublo
est souvent place chez le chef du monastere, ou bien encore
dans la sala des Assemblies religieuses.
Sur le terrain ou bien dans l'enclos reserve, autour du
temple, on trouve des setna simples ou doubles qui sont des
steles portant des tevodas en priere. D'autres fois ces steles
sont remplacees par des petites niches egalement nominees
sema, e'est-a-dire « limite, frontiere ». (Jes sema indiquent la
1  Cette estrade est souvent remplacee par des nattes posees a terre.
2  Cette separation des sexes au temple est d'origine brahmanique. Elle
avait lieu autrefois dans toute l'Europe chretienne et en France. Elle se fait
encore dans beaucoup d'eglises, en Bretagne, en Angleterre et en Espagne.
3  Ces chaires a precher sont, au Laos, presque toujours hautes de deux et
meme trois metres. On y accede par une echelle. Elles sont aussi tres
legeres, tres gracieuses et l'oeuvre de veritables artistes.
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I.ES TEMPLES DU BUDDHA                                441
limite du territoire sacre. lis sont generalement au nombre de
huit. On trouve quelquefois, rarement, des sema a l'inte-
rieur de certains temples, ou lis ne limitent rien. Je n'ai pu
savoir ce qu'ils signifient.
III. — Les temples sont souvent construits sur une terrasse
maintenue par un mur de pierres ou par d'epaisses planches
equarries a la hache et fixees sur des pieux solides et profon-
dement enfonces dans le sol. Ges terrasses sont hautes de 1 a
2 metres; on y accede par deux escaliers places a Test et a
l'ouest, ou par quatre escaliers places un a chacune des quatre
faces.
Les bassins qu'on trouve dans les monasteres et qui sont
pleins de lotus sacres ne sont pas, comme a l'epoque brahma-
nique, des dependances du temple. S'ils existent, c'est qu'on
a eu besoin de terre pour construire la terrasse sur laquelle
le temple est eleve. La preuve, c'est qu'il y a un grand nombre
de monasteres qui n'en ont point et que les bonzeries qui sont
etablies au bord des rivieres, meme celles dont le temple est
eleve sur terrasse, n'en ont jamais ; on a prefere prendre a la
rive la terre dont on avait besoin pour la terrasse ou n'en pas
elever.
i
IV. — Beaucoup de temples buddhiques anciens sont con-
struits sur le sommet des collines, toujours ou presque toujours
a l'emplacement d'un ancien temple brahmanique en ruines,
ou a cote d'une tour, d'un prasath antique encore debout. Tels
sont, par exemple, le temple d'Anh-Chey, sur la rive droite du
Mekong, entre Kompohg-Cham et Krochmar; le temple du
phnom de Phnom-Penh; le temple du phnom de Kompong-
Leng, dans la province de Kompong-Leng ; le temple dit veat
Prasath-Kompong-Ghhnang; celui du Prasath-Andet, dans la
province de Kompong-Svay, a trois heures au nord de Kom-
pong-Thom; le temple du phnom Haup, qui domine la route
qui, dans la province de Phnom-Sruoch, va de la route d'Au-
dong a Kompot, a la route de Phnom-Penh a Kompot.
Les temples brahmaniques, que ces temples buddhiques
ont remplaces, ont disparu en beaucoup d'endroits ; ils ne se
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442 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
revelent plus guere que par leurs ruines, mais quelques-uns,
comme a Anh-Ghey, a Prasath-Andet, dressent fierement leurs
tours sacrees a cote des pauvres monasteres et des pauvres
temples buddhiques qu'on a eleves pres d'elles. C'est ainsi que
les lieux sacres des brahmanes sont devenus les lieux sacres
des buddhistes, et que la foule continue, sous la religion
actuelle, de venir prier aux memes endroits oil elle venait
prier sous l'ancienne religion, paraissant plus attachee aux
lieux consacres qu'au culte et aux dieux qui s'y succedent1.
Beaucoup d'autres temples buddhiques qui ne sont pas
eleves sur des collines n'ont pas moins ete coristruits sur des
emplacements autrefois consacres a des divinites brahma-
niques. Les vastes bassins de lotus qu'on y trouve sont les
anciens bassins sacres ou les fideles venaient se purifier
avant de monter les escaliers qui menaient aux sanctuaires.
Les pierres qui soutiennent actuellement la terrasse du
temple buddhique, qui torment les degres des escaliers, sont
bien souvent les materiaux des anciens murs d'enceinte, les
inscriptions votives qu'on a arrachees des murs ou elles
etaient fixees, des bas-reliefs Ou des entablements remar-
quables. Telles sont, par exemple : le temple de Preas Eynt-
Kauma dans la province de Kompong-Svay qui domine une
magnifique plaine cultivee en rizieres et un immense et tres
beau bassin; le temple de Maha, dans la meme province, qui
m'a donne deux inscriptions et un bel entablement de porte;
le temple de Kabal-Romeas, dans la province de Kompot, ou
j'ai trouve un entablement de porte; le temple de Teasa-mo-roy
1 Ce fait est universel: En Europe, les lieux sacres des pal'ens sont
presque toujours devenus les lieux sacres des ctiretiens : Notre-Dame de Paris,
Notre-Dame de Chartres, la cathedrale du Mans, pour ne nommer que ces
edifices, ont ete construits a remplacement de temples eleves a des divinites
gauloises. Le pape Gregoire a lui-meme, dans uue lettre devenue c61ebre.
conseille de menager les temples paiens, d'y installer les images chretiennes,
de les desaffecter peu a peu etde lesconsacrer au culte nouveau. Beaucoup de
fontaines miraculeuses, de lieux aujourd'hui consacres, soit a la Vierge, soit
a des Saints, avaient autrefois un vocable pai'en. En Uussie, des divinites
paiennes sont devenues des saints Chretiens ou des personnages reveres de
l'Ancien Testament. Les musulmans venerent souvent encore aujourd'hui des
lieux qu'ils prennent pour des tombeaux de saints musulmans et qui ne sont
que des lieux autrefois consacres aux divinites chaldeeunes, arabes et meme
romaines. ■■ , .
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LES TEMPLES DU BUDUIIA                                M3
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PLAN D'UN MONASTERE IDEAL
S Spean ou pouts.
SL Salle des conferences.
SR Sala rien ou salle d'ecole.
SP Salle a manger.
KK Cellule du chef.
K Cellules des religieux (kdey).
M Mat
E Enclos du nionaste
j3§ Doeuiri Pou, ou aBodhi (banians).
P Portes de l'enclos.
V Veat ou temple.
T Terrasse, ses quat
et les semas.
B Bassin ou fosses.
Chaydey ou pyramides des
arbres.
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444         ^ARCHITECTURE. — LA STAT1AIRE. — 1,'lCONATRIE
(Cent colonnes), a Sambaur, dont le bassin a donne des tuts
de petites colonnes en pierre, des chambranles, une inscrip-
tion et la statue informe d'un dieu quelconque a quatre bras
(probablement Vishnu), et beaucoup d'autres oil se trouvent
encore aujourd'hui des lingam civaites et des lions autrefois
gardiens des portes, des escaliers et des avenues des temples
brahmaniques.
V.  — Quelques-uns des suanctuaires actuels sont, dit-on,
construits sur des emplacements depuis tres longtemps
consacres au Buddha. Tel serait entre autres le veat Teasa-
mo-roy de Sambaur, dont j'ai deja parle, et qui serait le
premier des temples eleves au Buddha, dans le srok Khmer,
si j'en crois une tradition. Telle serait encore la tour centrale
du chaydey du grand monastere de Phnom-Penh qui aurait
deux mille cinq cents ans au dire des religieux, c'est-ii-dire
qu'il remonterait a l'epoque ou, selon une legende cambod-
gienne, le Buddha serait venu, l'annee qui a precede sa mort,
en compagnie de son fidele Ananda, aborder a cet endroit,
alors nomme Kuch-thlok.
VI.   — Le plus communement, ies monasteres ou kdt et
par consequent les temples, ou veat, sont etablis conforme-
ment aux enseignements du Preas, sous les arbres et tout
pres d'un village. Quand le monastere se trouve au centre du
village, c'est que celui-ci, depuis son erection, s'est etendu
autour de lui, car il est d'usage, quand on eleve un nouveau
temple, de chercher toujours un emplacement eloigne des
maisons. Si cet emplacement est plante d'arbres, onleprefere
a tout autre afin d'obeir aux prescriptions du Preas, mais il
est bien rare que cet emplacement soit des l'origine plante
d'arbres fruitiers. Si les vieux monasteres sont aujourd'hui
abrites par des manguiers, des jaquiers, des orangers, des
cocotiers, des palmiers a sucre et par des bananiers, c'est parce
que tous ces arbres ont ete plantes par les religieux.
Les monasteres sont ou doivent etre enclos d'une palissade
ou d'un mur. Les murs sont generalement en pierre grossie-
rement maconnees soit avec de la chaux, soit avec de Pargile
•
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445
LES TEMPLES W BUDDHA
mal travaillee. Les palissades sont le plus souvent faites de
gros troncs d'arbres hauts de un metre et demi mais profonde-
ment enfonces dans le sol. Elles sont quelquefois faites de
fortes planches equarries a la hache et consolidees par une
lourde main courante que dominent, de distance en distance,
de gros piliers dont les bouts sont aiguises, travailles,
ouvrages et parfois dores ou teints en rouge. On trouve
beaucoup de monasteres dont I'enclos est une simple palissade
de bambous.
Ges enclos mesurent quelquefois deux et trois hectares;
ils renferment toujours tout ce qui appartient au monastere,
sauf, assez souvent, une sala exterieure et un puits que les
habitants ont construits pour les voyageurs. Quand il n'y a
pas de sala exterieure, celle du monastere sert de caravan-
serail et tous les voyageurs peuvent y venir s'installer sans
permission.
Le temple souvent eleve sur une terrasse, rarement sur
deux ou trois, occupe toujours la partie est de I'enclos. On ne
construit jamais rien entre cette faceprincipale etlacampagne,
sauf pourtant les chaydey qui sont des pyramides sacrees1 et
la porte de I'enclos qui est en bois ou en magonnerie souvent
monumentale, ouvragee et doree.
Derriere le temple ou sur les cotes, mais a 40 ou 50 metres
sont les autres constructions : d'abord, en belle place, la sala
des conferences ou assemblies religieuses, qui peut servir de
caravanserail aux passagers; la sala rien ou « salle d'etude »
a l'usage des ecoliers; la sala pysa bay, ou « salle a manger
le riz cuit » des religieux. Ges trois salas, toujours orientees
comme le temple, se reduisent quelquefois a une seule ou
bien a deux, selon le zele des fideles.
A peu de distance de ces trois constructions se trouve la
cellule ou kdey du chef de la bonzerie qui est souvent tres
grande, et qui, non moins souvent, sert de salle d'ecole. Puis,
plus loin, sont les kdey des religieux, toutes petites 2, oil ils
1 Voyez ce qui est dit plus loin des chaydey. Je leur consacre tout un
cuapitre.
a Elles doivent rituellement mesurer 6 coudees et dernie de longueur
(ou 13 anipans), sur i coudees et demie (ou i) ampans) de largeur. Voyez ce que
-ocr page 480-
AW
I. ARCHITECTURE. — LA STATUAIRE.
LICONATRIE
dorment les nuits etpassent une bonne partie de leurs journees
a lire, a prier, a mediter, a rever vaguement, a paresser du
corps et de l'esprit.
PLAN D'UN TEMPLE ET DE SA TERRASSE
T Terrasse.
M Murs du temple oa sonl indi-
que-s par des gros points les
colon lies des bas cdtes.
P Portes du temple.
• Colounes.
A Autel.
L Lit ou estrade des religieux.
D Chaire a prficher.
B Bibliotheques.
S Stoas.
Rgj Chaydey ou pyramides.
E Escaliers de la terrasse.
Toutes ces constructions, sauf le temple, sont elevees sur
pilotis, de 1 metre 50 de haut et plancheyees ou clayonnees.
Les cloisons sont quelquefois en bois, le plus souvent en
jedis des kdep, livre VIII, chapitre v, p. 422, et des petits appends qu'on y
joint par tolerance.
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LES TEMPLES DU BUDDHA                                447
paillottes blanches bien travaillees, rarement en maconnerie,
Elles sont couvertes soit en tuiles, soit en planchesdecoupees
sur la forme de tuiles, soit en chaume. On y accede par un
escalier d'au moins cinq marches.
VII. —Lapartie reservee au temple et la partie reservee
au monastere sont souvent separees par les fosses ou les
mares qui ont fourni la terre des terrasses et celle avec
laquelle on a exhausse le sol.
Quand il en est ainsi, un pont generalement tres cintre,
tres etroit et fait de planches epaisses, equarries a la hache
et posees l'une a cote de l'autre dans le sens de la longueur,
est jete sur le fosse. Une main courante legere, mais grossiere,
a hauteur de ceinture, est posee sur les pieux qui soutiennent
le tablier et le depassent.
VIII.  — On trouve tres souvent un mat tres eleve, surmonte
de l'oiseau brahmanique hangsa, a 20 ou 30 metres de la
porte principale du temple. Ce mat est peint en rouge et orne
de dorures.
IX. — Je donne ci-dessus, d'apres un petit satra, le type
d'amenagement qu'on doit adopter autant que faire se peut
pour les monasteres etles temples.
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II
LES STATUES DU BUDDHA
I. — Les statues du Buddha connues au Cambodge peuvent
se classer en cinq categories :
1° Les statues representant le Buddha assis, les jarnbes
croisees a l'indienne, e'est-a-dire la plante des deux pieds en
dessus; ou bien les jambes l'une sur l'autre, la plante du pied
droit en dessus et, dans les deux cas, la main droite ouverte
sur la main gauche egalement ouverte, les deux mains ayant
la paume en dessus; elles sont la representation du Preas
meditant.
2° Les statues du Buddha assis, les jambes l'une sur l'autre,
la plante du pied droit en dessus, la main gauche ouverte, la
paume en dessus, sur le bas de la jambe droite et la main
droite posee sur la jambe droite, les doigts retombant en
avant; elles sont la representation du Preas enseignant assis.
3° Les statues du Buddha couche, la tete appuyee sur une
main, sont la representation du Preas expirant, c'est-a-dire
entrant dans son Nirvana.
4° Les statues du Buddha assis, de l'une ou l'autre maniere
ci-dessus dites, sur les anneaux d'un serpent quinta ou hepta-
cephale dont la partie superieure du corps lui sert de dossier
et dont les cinq ou sept tetes forment le nimbe ou plutot
I'abri; elles sont la representation du Preas sous I'arbre midella
pendant un orage de sept jours, abrite du vent et de la pluie
par le serpent Mucalinda.
5° Les statues du Buddha debout, les bras au corps, les
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449
LES STATUES DU BUDDHA
mains ouvertes et renversees, la paume en bas, les doigts en
haut; elles sont la representation du Preas ensei gnant debout *.
II. —Les statues du Buddha assis et meditant sont les plus
communes, celles qu'on rencontre dans presque tous les
temples. Les jambes sont presque toujours l'une sur l'autre,
le pied gauche cache sous la jambe droite et la plante du pied
droit sur la jambe gauche. Les statues ou la plante des deux
pieds est visible sont tres rares. Les deux mains ouvertes
sont toujours placees la droite sur la gauche et la paume en
dessus. Beaucoup de ces representations du Preas meditant
assis portent l'image du chakra gravee sous la plante des
pieds; j'ai rencontre deux fois cette meme image gravee au
creux de la main droite, et, plus de dix fois, dans cette meme
main, a la place du chakra, un losange plus long que large
dont les cotes sont concaves. Les doigts des pieds et ceux des
mains sont toujours de la meme longueur, sauf les pouces,
conformement a la tradition.
Latete est toujours couverte de cheveux qu'on dirait irises
ou moutonnes. Quand les cheveux ont ete faits avec soin et si
on monte sur Pautel, on peut observer que toutes les meches
formant frisons sont tournees a droite, conformement au
canon buddhique. Toutes ces statues portent la protuberance
de la bodhi, dite aunhis par les Cambodgiens2; elle est plus
ou moins grosse et a toujours la forme d'un cone tres court
et dont la base et le sommet sont arrondis3.
1  Je dois signaler iei une petite statue d'un personnage dont plusieurs
exemplaires sont connus au Cambodge et que les Europeens ont toujours
prise pour une representation du Buddha. Ce personnage est represents assis
et se couvrant la face avec les deux mains ouvertes. Cette statue n'est point
celle du Buddha, mais celle de Kasop (Kasyapa), son disciple, pleurant a la
nouvelle de sa mort et de chagrin de ne l'avoir pas assiste a ses derniers
moments.
2  Du pali unhisam, et du Sanscrit ousnisha, crete.
3  Je crois qu'il fallait tout d'abord voir dans Younisha non une protube-
rance du crane, mais ce qui restait de la longue chevelure du saint, quand il
l'eut coupee. Ce ne serait, a mon sens, que plus tard qu'on se serait avise d'y
voir non des cheveux, mais une protuberance du crane. Cette protuberance est
possible cependant, mais alors elle devait fitre beaucoup moins developpee et,
surtout, ne devait pas avoir la forme, pourtant rituelle, qu'on lui donne
aujonrd'hui.
29
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450 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
Les oreilles ont le lobe tres allonge, si long qu'il touche
quelquefois l'epaule; il porte toujours la trace de la fente faite
par les lourds anneaux d'or que Siddhartha portait, dit-on,
avant de s'enfuir du palais de son pere pour se faire reli-
gieux.
Le corps du Buddha est nu dans les temples ou il n'estpas
represents coiffe du mokot; la partie inferieure du corps et
les jambes sont toujours recouvertes d'un langouti. 11 n'est
pas rare pourtant de trouver des statues dont le sankkdey est
figure sur l'epaule gauche, comme le portent les religieux
aujourd'hui, ou, ce qui est plus naif, de trouver des buddhas
le corps a demi couvert d'une veritable echarpe en soie jaune
attachee sous l'aisselle droite.
Presque partout, les statues du Buddha sont en briques
grossierement taillees, puis recouvertes d'un mortier solide
qu'on a modele avec le plus grand soin; dans ce cas, elles
sont hautes de deux, trois et meme quatre metres'. Elles sont
quelquefois en cuivre, en bronze, ou bien en un alliage de
cuivre, d'or et d'argent fait avec tous les bijoux et les pieces
de monnaie que les fideles, les femmes surtout, ont apportes
au fondeur*. Elles sont hautes d'un metre a un metre et
demi.
Quand ces statues sont en briques, elles sont tpujours ou
presque toujours dorees de feuilles d'or battu collees sur
un enduit rouge. Si le tresor du temple n'est pas assez riche
pour les dorer et si les mandarins ne peuvent tout d'un coup
rassembler la grosse somme que cette operation exige, les
fideles font peu a peu des presents de feuilles d'or aux
religieux ou viennent eux-memes et individuellement dorer
telle ou telle partie du nip Preas3. J'ai trouve une fois, dans
la province de Phnom-Sruoch, une haute statue du Buddha
1 Un des temples d'Audong contient une statue du Buddlia qui mesure
15 metres de hauteur. — Christoval de Jaques parte de temples remplis
d'idoles, dont quelques-unes sont grandes comme des geants et ont jusqu'a
GOcoudeesde hauteur. 24 metres de hauteur, c'est heaucoup pour une statue;
je crois a une forte exageration.
' J'ai vu deux ou trois statues du Buddha qui etaient faites d'une seule
pierre, mais elles sont tres rares et tres mat executees.
3 Statue du saint.
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I
l.ES STATUES DU BUDDHA                                451
dont la tete, le ventre, une epaule, les mains et une jambe
seulement etaient dores. Un chinois du village vendait peu a
peu aux devots les petites boites de feuilles d'or qu'ils vou-
laient coller sur le Preas et un religieux etait charge de
diriger les moins experimentes. On esperait que la statue
serait entitlement doree avant la fin du Vosa qui etait com-
mence.
Quand ces statues sont en metal, elles ne sont ni dorees ni
peintes.
III. — Dans les temples ou le Buddha n'est pas represente
comme il est dit ci-dessus, les mains l'une sur l'autre, il est
represente assis dans la position que j'ai decrite, mais la main
droite, au lieu d'etre posee ouverte sur la main gauche
ouverte, la paume en dessus, est sur la jambe droite, et les
doigts de meme longueur retombent en avant; quant au bras
et a la main gauche, ils ont la meme position que ci-dessus,
comme si la main droite venait de quitter la main gauche sur
laquelle elle etait posee. Ces statues sont considerees par les
indigenes comme des representations du Buddha enseignant
assis. Elles sont aussi grandes que les precedentes et sont
souvent coiffees du mokot indo-chinois, e'est-a-dire d'une coif-
fure qui s'acheve en une pointe tres haute et tres ouvragee,
toujours en or. Les yeux de ces memes buddhas sont quelque-
fois faits d'un diamant de haut prix offert par une princesse
(veat Phnom a Phnom-Penh) ou par un roi (veat Onalom a
Phnom-Penh et veat Audong). Quand ces statues sont coiffees
du mokot indo-chinois, elles sont toujours vetues du riche
vetement des princes royaux et ornees du joyau des ksha-
triyas, qui se porte sur la poitrine et qui comporte generale-
ment un gros diamant. Ge costume brillant, cette coiffure
princiere et ce joyau de haut prix font de la statue du Buddha
non une representation rituelle, mais fantaisiste. C'est, a mon
sens et quoi qu'en disent les Cambodgiens, moins la repre-
sentation du Buddha enseignant que celle de Siddhartha,
prince royal.
Les vraies statues rituelles du Buddha enseignant sont
celles qui ne different des statues (lu Buddha meditant que
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<ir>'2         L'ARCHITECTURE. — LA STATUAtRE. — L'iCONATRIE
par la position donnee aux mains, celles dont le corps est nu
et la tete sans coiffure. On les rencontre quelquefois, mais
beaucoup moins souvent que celles du Buddha meditant.
Toutes ces statues, si volumineuses qu'elles soient, sont
toujours placees dans un temple, au milieu de l'autel et, tres
souvent, au milieu d'autres statues du saint d'un modele
inflniment plus petit et qui proviennent de dons faits par les
fideles. L'expression du visage est douce, elle est generale-
ment celle de la satisfaction, de la beatitude, du calme absolu
et de la bonte, mais les traits generaux du visage varient de
province a province. A Sarnbaur, a Sainbok, le menton est
court, les yeux legerement brides, les levres laides, tandis
qu'a Phnom-Penh, la face est plus reguliere, belle, canonique;
il en est de meme dans les provinces du sud, du sud-ouest et
du nord-ouest.
Ces statues, quelles qu'elles soient, sont generalement
abritees par un parasol jaune, rouge ou blanc, et tres souvent,
au-dessus de ce parasol, il j a un ciel de cotonnade blanche
auquel on a fixe des fleurs en soie de differentes couleurs.
IV.  — Les statues du Buddha couche sont rares aujour-
d'hui; elles Petaient moins autrefois. Les representations qui
nous restent du Saint, dans cette position, sont presque tou-
jours des bas-reliefs; celles du phnom Santuk, qui mesurent
de 8 a 9 metres, sont celebres parce qu'elles sont sculptees
dans le rocher.
Le Buddha couche est toujours vetu du costume des reli-
gieux; la tete est couverte de cheveux moutonnes et ornee de
I'aunhis, mais jamais coiffee de mokot. Les yeux sont clos et
le personnage semhle endormi. Les pieds sont joints et le
langouti tombe j usque sur les chevilles ; la tete est posee sur
la main droite et, sur un oreiller; le bras droit est colle au
corps.
V.  — Les statues du Buddha debout et enseignant sont
aussi tres rares. Toutes celles que j'ai vuesauCambodge, dans
les temples, sont d'un tres petit modele (15 a 20 centimetres)
et anciennes. Elles sont generalement en cuivre, en bronze,
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453
LES STATUES DU BUDDHA
en un alliage on l'etain entre pour une bonne part. On les
trouve sur l'autel, dans quelques temples, devant la statue
principale. Elles me paraissent etre des ex-voto, des petits
presents faits autrefois aux temples par les fideles, devots- et
desireux de donner aux religieux l'occasion de celebrer la fete
de la consecration d'une statue du Preas. Quelques-unes de
ces figurines portaient autrefois des diamants d'une certaine
valeur, enchasses au front, a la ceinture, au creux des mains
qui sont renversees comme je l'ai dit plus haut.
On trouve un grand nombre de statues du Buddha ensei-
gnantdeboutabandonnees dans les galeries d'Angkor-veat;
elles sont en bois et mesurent de i m. 50 a 2 metres de hauteur.
L'expression du visage est moins calme, moins suaye que sur
les autres statues, parce que le maitre enseignelaLoi, preche
la doctrine, mais elle est aussi tres reposee et d'une grande
dignite. Les mains ont partout la meme position et les pieds
sont toujours joints au-dessous d'un langouti tres long.
Presque toutes ces statues et ces figurines portent un man-
teau qui parait agraffe sous le menton et dont les pans sont
rejetes sur les epaules, de maniere a former derriere etsur les
cotes des plis reguliers et tres decoratifs. Les statues de bois
rappellent beaucoup par leur facture les statues des primitifs
qui decorent l'exterieur de nos vieilles eglises gothiques.
VI.  — Les statues du Buddha assis sur le serpent Mucha-
linda, et abrite de cinq ou de sept tetes, sont quelquefois tres
grandes. Elles sont le plus souvent en bois de tatraau, qui est
un bois jaune aussi compact que le buis, de meme couleur,
facile a travailler et qui durcit en vieillissant. Quelques-unes
de ces statues sont dorees de feuilles d'or battu. La position
est celle que j'ai decrite pour les buddhas assis.
VII.  — En outre de ces cinq especes de statues rituelles,
on trouve quelquefois des modeles plus petits qui presentent
quelques variantes. Par exemple, il y a des statuettes assises
et sans serpent, qui sont coiffees du mokot indo-chinois, et
surmontees d'un parasol a un, trois et meme cinq etages.
Le siege, que les Gambodgiens nomment balang ou trone,
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t
454         L'ARCHITECTURE. — LA STATUAIRE. — L'lCONATRiE
diversement ouvrage, est assez large a la base et tres etroit au
sommet. Une sorte d'etole, qui represente le preas krap ou
tapis des religieux buddhistes, tombe sur le devant. Ces sta-
tuettes sont hautes de iO a 40 centimetres et sont generale-
ment importees du Siam. Elles sont souvent faites d'un alliage
de sable, de scories, et recouvertes d'une mince feuille d'or
ou d'argent, mais j'en ai vu en argent et en or massif qui
etaient assez bien executees. Celles qu'on fabrique a Phnom-
Penh sont en cuivre, grossierement fondues, mais bien
composees; elles sont sans valeur artistique, mais olles en
acquerraient une grande si elles etaient repassees au ciseau.
On trouve aussi quelques petites steles representant le
Buddha assis sur un siege tres bas et encadre dans une sorte
d'ogive plus ou moins ouvragee. Ces steles sont anciennes et
denetent un certain gout decoratif, mais elles sont generale-
ment d'une execution defectueuse. Quelques-unes sont ados-
sees au fameux serpent quinta ou septaeephale.
VIII. — Je voudrais pouvoir, avant de clore ce chapitre,
indiquer le type general que presentent les statues du Buddha
et, surtout, dire les traits du visage qui se re'trouventpartout.
Malheureusement, c'est la une tache impossible; les statuaires
cambodgiens ne cherchent pas a rendre les traits du Buddha;
ils ne paraissent pas avoir songe a lui conserver le type aryen
qu'on trouve sans aucune exception aux anciennes statues
brahmaniques. Quand ils ont copie la pose rituelle des jambes,
des bras et des mains, trace le chakra sur la plante des pieds,
mis les doigts des pieds et des mains de meme longueur, sauf
les pouces, allonge les oreilles, accentue l'excroissance bud-
dhique et moutonne les cheveux, donne a la statue les pro-
portions rituelles que le Lakkhana Piitthea imp (reglement
concernant les statues du Buddha) indique, ils croient avoir
tout fait. De la des types grossiers, des levres fortes ou minces,
des nez larges, courts ou longs, des bouches informes, des
yeux souvent brides, et des mentons d'une largeur etrange ou
d'une petitesse ridicule.
Et pourtant, quand on a vu un grand nombre de ces sta-
tues, quand on les a bien examinees, il y a comme un type
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LES STATUES DU BUDDHA                                455
qui se forme en l'esprit et qui se fixe dans le souvenir. C'est
ce type que je vais essayer de rendre, de fixer ici, comme le
le type ideal du Buddha au Gambodge.
Le buddha ideal a le front large, moyennement haut, uni,
le nez petit, tres etroit, (si on le compare aux nez des indi-
genes); le menton est large, la macho ire solide; les levres
sont un peu fortes, les joues sont pleines, les yeux sont grands,
droits comme ceux des races aryennes; les sourcils sont fins
et bien arques; les oreilles sont larges, longues et portent la
trace des lourds anneaux que Siddhartha portait avant de se
faire religieux; le cou est orne des trois plis de Venus; les
cheveux sont moutonnes; la tete est surmontee de la protube-
rance buddhique et l'arriere du crane, caracteristique des
races de l'lndo-Ghine, est plat. Les bras sont longs et charnus,
les jambes sont un peu greles, mais les cuisses sont tres
fortes; la taille est fine, la poitrine large, les epaules hautes;
les pectoraux sont developpes; les bouts des seins sont tres
indiques; les doigts des pieds et des mains, sauf le pouce,
sont de meme longueur.
Quant a l'expression du visage, des trails, celle que le
manouvrier a cherche a rendre, qu'il a presque toujours
rendue, c'est celle de la plus grande douceur, unie a la plus
grande bonte et a la serenite la plus absolue du coeur, des sens
et de l'esprit. La bouche est souriante sans effort, les yeux sont
graves et doux, gais dans un sourire qu'on devine plutot
qu'on ne le voit. C'est l'apparence d'un philosophe qui est un
sage, d'un saint qui est un eclaire, Quand on represente le
Buddha reposant dans son Nirvana, couche, les yeux clos, la
face est celle d'un sage qui dort du sommeil d'un enfant, et
qui reve un doux reve qui laisse tranquille et son coeur etses
. sens.
Les statues du Buddha sont enormes, colossales et, pour-
tint, quand on les regarde, ce n'est pas leur enormite qui
frappe l'esprit, c'est cette grande expression de sagesse, de
tranquillite beate et de bonte, qui prend le coeur et preoccupe
l'esprit. Devant ces enormes statues, devant ce visage de paix
souriante, de calme et de bonte pour tous, le fidele assis a
terre, les mains jointes, les yeux sur les yeux du saint, priant,
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456 l'akcmtecture. — la statuaire. — l'iconatrie
immobile, est bien petit. J'avoue avoir ete vivement impres-
sionne chaque fois que j'ai surpris un homme, une femmeou
un enfant seul dans le temple, assis a terre et priant, les mains
jointes a hauteur du visage. Le volume de la statue les ecrase
et leur position a terre, les jambes rejetees du meme cote a
gauche, les fait encore paraitre plus petits devant cette enorme
statue du Sauveur des etres. Les traits du fidele sont graves et
ceux du Buddha sont si doux, si bons, si pleins de beatitude,
que le contraste s'impose, emeut et seduit.
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Ill
QUELQUES ACGESSOIRES DU CULTE
I.  — Quelquefois au-dessus de la tete du Buddha on trouve
un parasol a trois, cinq ou sept etages, d'autant moins larges
qu'ils sont plus eleves, c'est le chhat rM ou parasol etage.
Au-dessus des statuettes il est en cuivre dore de feuilles d'or
battu; au-dessus des grandes statues il est en sole ou en coton
rouge. Le nom qu'on donne a ce parasol est le terme le plus
eleve ; il n'est employe que pour nommer le parasol etage du
Buddha et ceux qui ornent les trones du roi, du vice-roi, du
roi, pere ou predecesseur et de la reine mere.
Le plus ordinairement le parasol est simple, en soie jaune,
qui est la couleur du Buddha et du roi', ou rouge qui est la
couleur des mandarins. Dans ce cas ce parasol, qui a la forme
des grands parapluies de nos forains, recoit le nom de kids,
qui est aussi un terme eleve. II n'est pas rare de trouver le
kids remplace par une simple ombrelle jaune, celle des
religieux.
II.  — Au-dessus de ce parasol il y a souvent un ciel de
cotonnade blanche ornee de fleurs artiflcielles en soie et en
coton de differentes couleurs; c'est I'offrande d'un devot ou
d'une devote au Buddha; ce ciel porte le nom de pldan.
III.  — On trouve parfois sur l'autel du Buddha, devant la
statue principale, un petit socle dore portant cinq fleurs de lotus
1 Le jaune est pour les religieux une couleur de deuil et pour le roi une
couleur de gloire.
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458 l'arcihtecture. — la statuaire. — l'iconatrie
non encore ouvertes a l'extremite de longues tiges. Ges cinq
fleurs, toutes placees sur la meme ligne et a la meme hauteur
sont, soit enbois, soiten metal, et dorees de feuilles d'or battu.
Elles sont un perpetuel hommage rendu au Buddha, une
offrande constante de fleurs de lotus qui ne se fanentpas etun
ornement gracieux. Ces fleurs representent les cinq sortes de
lotus dont il est souvent parle dans les livres sacres et les
jatakas (noirs, bleus, rouges, violets, blancs), et aussi les cinq
Buddhas de notre kalpa.
Elles sont le plus souvent une offrande, un ex-voto offert
au temple par un fidele, mais on en voit qui sont l'ceuvre des
religieux.
IV.  — .T'ai trouve devant l'autel, ou sur l'autel dans cer-
tains temples, des representations ou des objets qui no
devraient point s'y trouver, qui n'appartiennent pas au culte
buddhique, etqui, quelquefois, rappellent la religion disparue
des brahmanes.
Ainsi, sur l'autel de la grande pagode de Sambaur, on
trouve un Nandi de pierre; c'est, comme on le sait, la repre-
sentation de la monture de Giva qu'on identifie souvent avec
Giva lui-meme. A Thma-krey, dans la province de Sanibok,
on trouve devant l'autel un lingam pose sur un bassin de
pierre, et ce temple n'est pas le seul qui contienne un pareil
embleme. Mais il y a beaux jours que les religieux cambodgiens
ont oublie le Nandi et le lingam, qu'ils ne savent plus que le
premier est une monture et le second un embleme brahma-
nique des forces procreatrices de la nature.
D'autrefois, c'est une petite statuette de Vichnu, de Giva,
ou la quadruple face de Brahma qu'on trouve melee aux
representations du Buddha.
V.  — Au temple de Kompong-thom j'ai trouve, sur l'autel,
une petite stele representant trois personnages, dont une
femme. Les deux hommes sont deux gouverneurs de la pro-
vince; Tun, un simple homme du peuple qui, devenu gouver-
neur, defendit le royaume contre les Siamois et les vainquit;
l'autre, son esclave d'origine sauvage, qui lui succeda et sut
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QUELQUES AGCKSSOIUKS DU CULTE                        459
se faire respecter des habitants, qui le meprisaient a cause de
son origine; la femme qui est entre eux est leur femme; le
gouverneur d'origine sauvage l'epousa a la mort de son pre-
mier mari, le gouverneur d'origine populaire'.
Or, tandis qu'aucun culte n'est rendu au Nandi et au
lingam, dont j'ai parle ci-dessus, cette stele est l'objet de
certaines offrandes : j'y ai souvent vu fumer des baguettes
odoriferantes et bruler des bougies. Les religieux que j'ai
questionnes a ce sujet m'ont tous declare que cet hommage
n'etait pas religieux, mais un hommage civil a des gens qui
ont bien servi le pays. Le gouverneur de la province pretend
que cette stele a ete deposee a cet endroit, non afin qu'on lui
rendit un culte, mais parce que le temple est, au Cambodge,
le seul endroit ou peut etre depose un objet qu'on tient a
conserver. Un achar, sans contredire cette opinion, dit que les
deux hauts mandarins qu'elle represente et leur femme sont
venus renaitre genies du pays, srok tevddas, et habitent la
pierre qui les represente ; il assure qu'ils protegent les habi-
tants, veillent sur eux, et que c'est a ces genies qu'il fallait
attribuer la conservation de la province de Kompong-Svay
au Cambodge et I'echec de la traliison du gouverneur qui, il
y a soixante ans, essaya de la livrer aux Siamois. Le cul,te
qu'on rend a ces personnages lui parait aussi justifie que le
culte qu'on rend partout ailleurs a des genies locaux.
VI. — Au cote de l'autel, on trouve quelquefois d'autres
offrandes moins riches : de longs bois qui supportent cinq ou
sept parasols minuscules qui decroissent en s'etageant; on
les nomme, comme les grands parasols etages dont j'ai parle
ci-dessus, chhat Hit, mais ils ne sont plus ici que des objets
decoratifs, des offrandes de meme nature que le grand
parasol, mais ramenees a des proportions plus modestes,
afin de pouvoir prendre place a cote du Buddha. L'offrande
d'un parasol au Sauveur a de tous temps ete consideree
comme la plus agreable des offrandes; on en fait de sem-
blables aux genies, mais le plus souvent, pour eux, le parasol
' J'ai donne dans Cambodge, contes et legendes, la Iegende de cette stele.
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4(30 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
•
est remplace par une petite branche a laquelle on donne le
nom de parasol au moment de l'offrande.
A l'embranchement des routes de Kompot a Audong et
Phnom-Penh, il y a un genie auquel on doit en passant
offrir une petite branche d'arbre en disant : « Je t'offre un
parasol.»
VII. — La chaire a precher ou kre tesna, la plus ordinaire,
ressemble a un fauteuil de bureau tres leger, fait de bois
courbe au feu et dont on aurait raccourci les pieds. Elle est
souvent tres simple, a siege supporte par des bois tournes ;
mais on en trouve qui sont tres belles, tres ouvragees et dont
les angles et le devant sont ornes de kruth (garudas) tres bien
traites et souvent dores.
VIII.  — Dans la sala des conferences religieuses se trouve
le gong ou kong qui mesure souvent 70 centimetres de dia-
metre et qui a toujours la forme d'un baril. II est fait d'un
seul morceau de bois creuse, aminci, aux extremites duquel
on a fixe une peau de buffle a l'aide d'une multitude de petites
chevilles de bois tendre. Un anneau fixe a l'endroit oil dans
nos barils se trouve la bonde, sert a le suspendre quand on le
porte en procession. D'ordinaire il est pose sur un double X
et occupe un angle de la sala. Je l'ai plusieurs fois trouve
dans le temple ou sous un appentis construit tout a cote,
expres pour l'abriter. Le gong est battu avec un fort baton a
bouts arrondis, court et bien en main; le premier coup est
tres fort, et les huit, neuf ou dix autres qui le suivent vont
en declinant. Get instrument qui sert a appeler les fideles, a
marquer certaines parties des ceremonies, remplace les
cloches de nos eglises; on l'entend souvent de tres loin; celui
de la pagode de Kabal-Romeas, dans la province de Kompot,
se faisait quelquefois entendre a la residence, c'est-a-dire a
plus de 5 kilometres. On ne trouve, je crois, des cloches
que dans les deux principaux monasteres de Phnom-Penli.
Quant au tamtam, bien qu'on en rencontre quelquefois dans
les bonzeries, ils sont consideres comme des instruments
d'appel plutotcivils que religieuxet ne sont point battus pour
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QUELQUES ACCESSOIRES Dl! CULTE                        461
appeler les fideles, si le monastere possede un gong; ils
servent a conduire les processions, a amener un recipien-
daire au monastere.
IX.  — Les ri4n tevodas ou « reposoirs pour les dieux »
sont des maisons minuscules qu'on eleve autour de la sala
des conferences sur des pieux solides et qui toutes sont
ouvertes sur la sala a hauteur d'un homme debout sur le
plancher exterieur. Ils sont, dit-on, frequentes par les tevodas
qui viennent visiter le monastere, assister aux preches des
religieux et prier au temple. Beaucoup de monasteres n'ont
pas de rien tevodas.
X.  — On trouve encore dans la sala des conferences un
lit a porteurs, qui se compose d'un cadre tres leger, presque
carre en surface, pose sur quatre pieds, haut d'une coudee,
muni de quatre anneaux, deux sur chacun des cotes, dans
lesquels on passe deux bambous d'une longueur de 3 metres
environ.
Quelquefois ce lit est fait autrement: il se compose d'un
cadre ovale en rotin qui est suspendu a l'aide de deux cordes
fixees sur les cotes, passees sur un long morceau de bois
formant cintre au-dessus du lit.
Ce lit, quelle que soit sa forme, est porte par quatre
hommes, deux en avant, deux en arriere. II est le siege sur
lequel se place le religieux qui preside la ceremonie des
funerailles. La coutume est de porter ainsi Poffieiant de la
maison mortuaire au lieu de l'incineration, devant le cercueil,
qui est egalement porte sur une claie etpres duquel se placent
quatre religieux qui sont portes avec lui. J'ai trouve une claie
destinee a cet usage dans un seul monastere; elle etait tres
simple, en bois rouge, avec des motifs dores; le plus souvent
la claie est faite avec des bambous et du rotin et placee sur le
bucher pour y etre consum.ee avec le cercueil.
XI. — J'ai vu, dans deux ou trois salas des conferences, la
statue en bois peint d'un reachea sey portant une statue
d'homme. Cet objet ne fait pas partie des accessoires du culte;
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462 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
cependant on le porte autour de la pagode les jours de
procession, afin d'edifier les fideles et de leur rappeler une des
existences anterieures du Sauveur : le personnage est en effet
le Preas Vonoch, qui fait l'objet d'un jataka bien connu des
Cambodgiens1 et qu'on represente souvent sur les murs des
temples, chevauchant a travers les airs, cet etrange animal.
1 Preas Vonet, Preas Vonoch.
'-.
-ocr page 497-
IV
LA PEINTURE RELIGIEUSE
I. — On trouve souvent, dans les temples et dans les salas
des monasteres, des peintures executees soit sur les murs,
soit sur des cloisons en planches formant une serie de petits
panneaux, soit sur des toiles de coton suspendues a l'interieur
de la sala. Dans les deux premiers cas, Fornementation est a
demeure, dans le troisieme elle est mobile.
Ces peintures torment des series de vingt a vingt-cinq
tableaux qui, quand elles traitent le meme sujet, ne varient
pas beaucoup d'une pagode a l'autre, alors meme qu'elles
sont executees par des artistes difierents. Gela tient a ce fait
que l'imagination est tenue en laisse, ne peut se donner toute
la liberte qu'il lui faudrait pour produire quelque ceuvre
originale; elle est enchainee par la tradition qui la condamne
a presenter les memes objets de la meme facon, dans la meme
position; les gens et les betes toujours ornees des memes
details.
Ge qui distingue une oeuvre d'une autre ceuvre ce n'est pas
l'originalite de la composition, mais l'execution, la finesse ou
la grossierete du travail. Gertes, il n'y a pas de loi religieuse,
de tradition ecrite ou enseignee, qui oblige l'artiste a faire ce
que tous ses predecesseurs ont fait, a refaire ici ce qu'il a fait
ailleurs, mais il y a un canon buddhique, un rituel auquel
sont habitues tous les esprits et qui oblige tout autant le
peintre cambodgien que la tradition scenique oblige en France
l'acteur a representer sur la scene un personnage tel qu'il a
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464         L'ARCHITECTURE. — LA STATUAIRE. — l'iCONATFUE
ete autrefois imagine par son createur. Et cela suffit a para-
lyser reffort, a maintenir le peintre dans les memes donnees
et a l'obliger a n'etre plus qu'un ouvrier quelconque, qui peint,
d'apres certaine ieonolatrie traditionnelle, ce qu'un autre
ouvrier aurait pu faire dans la meme maniere. Dans ces
conditions, le peintre n'est plus un artiste qui compose ses
sujets d'apres ce que son imagination lui revele d'eux, il est
un manoeuvre qui execute plus ou moins bien ce qui ne peut
etre fait autrement, il copie toujours, n'invente, ne cree
jamais.
II. — Les sujets ainsi represents sont : les sejours de la
felicite, Yeama sur son trone jugeant les morts, les enfers et
les supplices affreux qu'on y souffre. Mais ils sont souvent
aussi 1'illustration de certain cheadak ou jdtakas dont
lecture est donnee dans les salas par un religieux assis sur sa
chaise a precher. Quand les peintures ne sont pas fixees au
mur, aux panneaux qui servent de cloisons tout en haut, entre
la toiture de la nef et celle des bas cotes, et quand elles sont
sur cotonnade, on suspend au mur celles qui sont de nature
a mieux faire comprendre la lecture sacree, qu'on doit faire.
Les series qu'on trouve le plus frequemment peintes dans les
temples sont : le Vesandar, le Ramayana, le Preas Eymir, le
Mdha Chinok, le Vonet-Vonoch, etc. Ghaque tableau porte
une suscription en caracteres ronds cambodgiens qui com-
mence par le mot ici, par exemple : « Ici le Preas Vesandar
donne son elephant blanc aux brahmanes; ici Chuchoh-preahm
fuit devant les chiens de Cheattabot, etc.
»
III. — L'execution de ces peintures est tres simple mais
quelquefois l'artiste y a depense tout le talent que la tradition
lui permet d'avoir. Les vetements sont finement dessines,
detailles avec soin et l'ornementation est tres recherchee;
c'est en effet seulement dans les details que l'imagination
peut se donner libre champ et c'est la que l'artiste parvient,
non sans peines, a caracteriser son ceuvre, sans sortir de la
tradition qui l'oblige au respect de la composition; il soigne
mieux les visages, caracterise mieux les personnages, dessine
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LA PEINTURE RELIGIEUSE                                465
mieux les formes et distingue mieux les plans; les herbes
sont mieux rendues, la vegetation plus exacte, les arbres plus
vrais, les gestes des personnages plus naturels, les remplis-
sages plus ingenieux, plus agreables a Foeil. Les couleurs
sont vives, bien cherchees, bien imaginees, mais souvent
criardes. G'est avec plaisir qu'on suit la serie, qu'on detaille
ces peintures et qu'on ev.oque les episodes des satras qu'elles
vivifient. Les indigenes ne s'y trompent jamais; a premiere
vue ils reconnaissent le jataka qu'on a peint, le personnage
principal et les scenes que chaque tableau represente. Les
femmes, les enfants eux-memes peuvent les expliquer et les
dire sans presque rien omettre. Le type d'un personnage est
souvent si bien connu, si facile a reconnaitre, que sans
regarder l'ensemble, a ne voir que lui-meme, les indigenes le
nomment sans hesiter un instant. Ainsi Ream ne ressemble
jamais a Vesandar, et ce dernier ne peutetre confondu avec le
Preas Eymer. Le Vonet n'est jamais pris pour son frere
jumeau le Vonoch qui, pourtant, porte le meme costume; le
peintre a su donner au cadet un air plus jeune que chacun
reconnait a premiere vue; c'est un artifice artistique et de
convention, mais qui a bien sa raison d'etre puisqu'il empeche
toute confusion.
IV. — Les femmes sont generalement plus soignees encore
que les hommes; leur cou est toujours orne des trois anneaux
de Venus, qui sont ici nommes « colliers des deesses »; leurs
doigts sont longs, leurs yeux grands; les sourcils sont fins et
joliment arques, bien noirs sur un front bien blanc; les bras
sont souples et les seins sont ronds et classiques; le langouti
bien plisse sur le devant et la boucle de la ceinture bien
dessinee; les colliers, les anneaux des pieds, des poignets et des
bras sont soigneusement detailles; les fleurs de lotus, les
petites branches qu'elles tiennent souvent, les coiffures a une,
deux et trois pointes sont gracieusement fmies.
V. — Mais ou l'artiste excelle, c'est dans la representation
des monstres, des singes du Ramayana, des kcenarey, qui
sont des femmes emplumees depuis la ceinture, portant de
30
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466 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
magnifiques queues de coq et montees sur des pattes de
paon; les reacheasey ou lions royaux, qui sont des monstres
qui tiennent du tigre par le corps, du lion par la tete, du
mouflon par la queue, sont aussi tres bien traites, qu'ils
soient representes libres ou atteles a un char, roulant a terre
ou traversant les airs. Les chevaux, les elephants, les garudas,
les chevaux ailes qui traversent l'espace avec le Vonet et
demoiselle Bosaba en croupe, sont remarquables et souvent
admirablement proportionnes.
VI.  — L'allure est vigoureuse, accentuee chez les animaux,
un peu lente et contenue chez les combattants. Chez ceux-ci,
les poses sont forcees, paraissent impossibles, et pourtant,
sur le theatre, quand on simule un combat entre monstres,
ce sont ces poses forcees, ces contorsions bizarres qu'on
retrouve. La encore, la tradition s'impose tout a la fois au
peintre et au danseur, a Fun pour l'obliger a donner a ses
personnages des allures violentes, a Fautre pour l'obliger a
les prendre, et tous deux, le danseur et le peintre, s'inclinant
devant la tradition, la maintiennent et se l'imposent mutuel-
lement.
VII.   —r Ce qu'on peut, ce qu'on doit reprocher a cette
peinture, c'est la placidite des figures, le froid des visages.
On y voit peu l'impression paraitre, ni le sourire, ni la colere.
L'homme qui decoche une fleche a son ennemi, et celui qui
retrouve son epouse aimee, apres une longue absence, ont la
meme expression du visage, le calme; de meme, la femme,
qui est entre les bras de son mari, a les traits calmes de celle
qui le pleure.
Ce qui caracterise l'impression, ce n'est pas le trait du
visage, ce n'est pas l'emotion qui contracte le muscle, c'est
1'attitude, c'est le geste. Et cela encore c'est la tradition, la
tradition sterilisante qui s'impose au peintre, a l'auteur, et je
dirai au litterateur. Dans les jatakas et les contes, on pleure
de joie comme de chagrin, puis on s'evanouit; il en est de
meme en peinture et au theatre. Pleurer, c'est avoir la
tete en sa main, en la secouant de droite et de gauche; ce
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467
LA PETNTURE RELIGIEUSE
n'est pas contracter les traits du visage, violentor l'expression
de la bouche et froncer le front. Tout au plus, au theatre, se
permet-on le sanglot qui secoue les epaules en cadence et le
geste du doigt qui va chercher au plus profond de Tangle
interieur de Tceil, sous une paupiere fermee, une larme que
n'annonce pas l'expression du visage. Encore, ce sanglot des
epaules, ces larmes cherchees, sont-ils des gestes, des atti-
tudes et non des expressions. La peinture les rend mal et, je
dirai plus, ne cherche pas a les rendre. Une attitude bien
definie, pour bien caracteriser un sentiment, suffit au peintre,
parce que la tradition l'oblige a laisser a ses personnages,
meme quand ils combattent, meme quand ils ont peur, meme
quand ils aiment, les traits qu'ils ont quand ils tronent sur
leurs sieges en presence de leurs suivants.
VIII. — La litterature a pourtant des figures de rhetorique,
des locutions heureuses, pour bien dire ce qui est a dire, et
je ne connais rien de plus precis que les expressions : « Aimer
dans son cceur... fremir de tous ses poils... trembler detous
ses os et de ses trente-deux veines... trembler de son corps,
de ses jambes et de ses bras... » Mais comment rendre tout
cela en peinture, quand la tradition oblige au calme du visage,
a I'immobilite du trait, defend le sourire, le rire, et ne permet
pas meme d'entr'ouvrir la bouche de celui qui parle. Le Preas
Sayeam, blesse d'une fleche empoisonnee par un roi chasseur,
uieurt sur la dune de sable, au bord d'un fleuve, aussi calme
de ses traits que s'il dormait, et rien n'est comparable a ce
calme impassible d'un mourant que le calme du roi meurtrier
qui se derobe et tremble deja, dit le texte, a la pensee des
supplices qui lui sont reserves dans l'enfer. Une chose manque
a la litterature cambodgienne, c'est de savoir dire l'expression
du visage, la mobilite du trait; les personnages pleurent,
mais ne larmoient pas; la larme n'est jamais representee sous
la paupiere, la gonflant, puis s'echappant et glissant sur la
joue. Alors la peinture, qui s'inspire d'elle, qui n'est la que
pour l'illustrer, ne sait pas aller au dela, et la tradition
l'oblige au silence de l'expression du visage. EUe se tait, et le
visage est toujours calme, froid.
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408         L'ARCHITECTURE. — LA STATUAIRE. — l.'lCONATRIE
IX. — Je dirai plus, le peintre cambodgien n'a pas trouve
davantage le mouvement du muscle; il ne sait pas rendre la
vie dans la chair. II y a des peintures admirables de propor-
tion, representant des bustes d'hommes qui sont d'un rea-
lisme etonnant, des cuisses bien musclees, mais tout cela est
brosse, sans detail, sans vie; le mouvement n'y parait pas et
rien n'annonce ici « le fremissement de tous les poils », qu'on
est tente d'y chercher. Je le repete, c'est qu'il y a un canon,
un rituel qui oblige, qui plie despotiquement le peintre a
toujours se conformer a la tradition, a n'etre, dans son ceuvre,
qu'un praticien sans imagination, sans genie, sans hardiesses.
X.  — Mais alors, direz-vous, qu'est-ce que cette peinture
ou il n'y a que des attitudes et pas d'impressions? Je ne sais,
mais ces souplesses, ces details du vetement, des ornements,
ces choses convenues, sont etranges sur ces panneaux sans
perspective, et, sans pouvoir en saisir la cause, je ne puis les
regarder av'ec indifference; je ne puis en detacher mes
regards, et, vingt fois, je me retrouve devant le meme tableau.
Je vois bien les defauts, les courbes trop indiquees, les inex-
pressions des visages, les attitudes trop souvent les memes,
les beautes de toute cette peinture m'echappent, et pourtant
je suis pris au cceur. Je sens qu'il y a la une pensee qui a tout
dirige, une idee qui llotte sur tout cola et que tous ces person-
nages, trop muets pour moi, parlent a ceux pour lesquels ils
ont ete peints et qu'il y a, entre l'artiste et le fidele qui vient
regarder non son ceuvre, mais ce qu'elle contient, quelque
chose de suggestif, mais un fond d'idees communes qui les
unit en un meme ideal. Je regarde les visages des enlants
autour de moi, ceux des femmes, et je sens qu'en eux il y a
des sensations, des satisfactions de l'esprit que mon esprit ne
peut eprouver.
Cette peinture est l'ceuvre de primitifs et faite pour des
primitifs; quand elle ne me dit rien, elle leur parle, et quand
mon cceur reste caline, le leur bat plus vite. Pourquoi ? c'est
peut-etre qu'ils voient nioins et qu'ils evoquent davantage,
que le souvenir a la vue de ces pauvres peintures se ranime
plus vif en eux qu'en moi, et qu'ils voient toute la scene d'un
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LA PEINTURE RELIGIEUSE                                469
coup, avec ce qui Fa amenpe et ce qui va la suivre? II est
evident qu'un souffle religieux passe sur eux quand ils regar-
dent cette peinture, et qu'ils y voient ce que nous regrettons
de ne pas y trouver, des sensations, des sentiments, des
impressions. Comment s'imaginer qu'il en est autrement,
quand je les vois emus, regardant et detaillant d'une voix
creuse le tableau qui les retient un instant.
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V
LARBRE DE LA SCIENCE
I. — On trouve dans presque tous les temples cambodgiens
un ficus religiosa ou, a defaut de cet arbre, un ficus moins
sacre, a feuilles plus petites et qu'on appelle vulgairement au
Cambodge le « doeum Pu prey », l'arbre de la bodhi des
forets. Les monasteres qui ne possedent pas au moins un de
ces ficus sont certainement de fondation nouvelle.
Ges arbres peuvent etre rencontres ailleurs que dans les
enceintes sacrees; on en trouve souvent sur les routes les
plus frequentees, surtout sur les anciennes routes; ils sont
entoures d'une petite palissade et sont I'objet d'un certain
culte. II n'est pas rare d'y voir venir en pelerinage des villages
entiers et d'y voir deposer des vivres que les fideles offrent
aux ancetres, des fleurs qu'ils offrent a la memoire du Buddha,
des baguettes odoriferantes qu'on brule en son honneur. Le
petit enclos et sa palissade sont dits pothi mealak, du pali
bodhi mdlaka et, quand 1'enclos est plus grand, quand il
comprend un grand espace libre, ce qui est assez rare, on lui
donne par extension le nom de pothi mandal (du pali pothi
mandalam),
region de l'arbre bodhi; on donne aussi quel-
quefois ce nom a tout le terrain que l'arbre recouvre avec ses
branches.
II. — L'arbre, sous lequel le buddha Siddhartha obtint la
bodhi ou tres haute science, etait un ficus religiosa, c'est-a-
dire en langue sanscrite un pippala'. Son nom de « doeum
' II ne faut pas confondre cet arbre avec Yajapdla, l'arbre des chevriers,
sous lequel le Buddha etait assis quand Marea vint le tenter avec toute son
arraee.
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l'arbre de la science                           471
Pu (arbre de la bodhi) » ou « d'arbre de la science », n'est
qu'un surnom, qui lui vient de ce fait qu'il abritait Siddhartha
quand il obtint I'etat buddhique. Ge surnom eut ete celui d'un
autre arbre si la destinee du dernier buddha avait voulu
qu'il obtint la bodhi sous un arbre d'une autre essence. Ainsi
le buddha Kasyapa, son predecesseur immediat, a obtenu la
bodhi sous un nigradha (le Jicus indica) qui est aussi un
banian etc'est cet arbre qui, sous le regne de sa loi, porta le
nom « d'arbre de la science », c'est cet arbre qui fut l'arbre
sacre, le bodhirnkkha, des buddhistes.
■ III. —L'arbre sous lequel le dernier buddha a obtenu la
bodhi existe encore s'il faut en croire Cunningham (Archeol.
Reports,
I, 5). Cet auteur pretend l'avoir vu a Buddhagaya
ou il est plante sur une terrasse elevee d'au moins 9 metres
au-dessus de la plaine. La chronique singalaise enseigne
qu'une branche de cet arbre sacre fut apportee a Ceylan
l'an 288 avant notre ere et plantee dans le couvent d'Anura-
dhapura; les religieux de notre siecle ajoutent que tous les
ficus religiosa qu'on trouve aujourd'hui dans cette ile provien*
nent de l'arbre que cette branche donna, et que beaucoup de
nations etrangeres ont obtenu des boutures du banian d'Anu-
radhapura. Si cette derniere assertion est vraie, tous les pays
buddhiques possedent des arbres proche parents de celui
sous lequel le dernier buddha a obtenu la bodhi. Ce qui est
certain, c'est que les Barmans, les Siamois et les Cambod-
giens pretendent avoir, a une epoque deja tres eloignee de
nous, obtenu des boutures de l'arbre d'Anuradhapura et
affirment que tous les Jicus religiosa qu'on trouve en leur
pays proviennent de cette source unique. Un fait plus certain,
c'est que le Cambodge possede au moins un banian provenant
d'Anuradhapura; il y fut apporte il y a de dix-sept ou dix-
huit ans par un religieux cambodgien a son retour de Ceylan,
oii il etait alle etudier la langue pali, sous la direction du
chef des religieux de Colombo; il fut ceremonieusement
promene dans la ville de Phnom-Penh au milieu d'un grand
concours de population et de religieux, puis plante a peu de
distance de la pagode royale qui est au sud du palais. C'est
-ocr page 506-
472 l'architectuke. — la statuaire. — l'iconatrje
maintenant un bel arbre plants sur une terrasse elevee
d'environ 1 metre et iraintenue par un petit mur de soutene-
ment.
Quelques branches, dit-on, ont ete prises a cet arbre et
plantees dans la cour de plusieurs monasteres du royaume.
Aux yeux des Cambodgiens, cet arbre est tout au moms l'ar-
riere-petit-fils de celui qui abrita le Buddha.
IV.  — Le dceum Pu ou « arbre de la science » tient exacte-
ment dans le culte buddhique la place que « l'arbre de la
croix » occupe dans le culte chretien. On ne l'adore pas plus
au Gambodge qu'on n'adore la croix en Europe, mais on rend,
en sa presence, un culte au souvenir que le Buddha a laisse
de lui, comme les Chretiens rendent a Jesus-Christ lui-meme,
un culte en presence d'une croix qui rappelle celle sur laquelle
il est mort. Je dois dire cependant que cet arbre, bien que
repute sacre, n'occupe jamais sur l'autel oil le Buddha est
represente assis, la place que la croix occupe sur l'autel ou le
Christ s'incorpore a I'hostie. Je dois dire encore que le culte
qu'on rend pres de cet arbre est plut6t rendu par les fideles
que par les religieux et qu'il n'y a pas un passage du rituel
buddhique qui l'ordonne ou le recommande. Le dceum Pu est
l'arbre sacre, parce qu'il a abrite le Buddha obtenant la bodhi,
et c'est tout. On le venere, mais sans fetichisme; on aime a
l'avoir sous les yeux, non parce que c'est un bel arbre, non
parce que la brise y bruit plus fortement qu'au travers des
autres arbres, non parce qu'il donne beaucoup d'ombre, non
parce qu'il est d'une grande puissance vegetative, mais parce
qu'il est l'attribut du Buddha, parce qu'il evoque un souvenir
religieux dans les esprits.
V.  —Autrefois, il etait au Gambodge defendu de mutiler
les dceum Pu, d'attacher des bestiaux a ses branches, de mettre
des ordures sous lui, et les lois civiles punissaient ceux qui
manquaient a ces defenses. Aujourd'hui, les lois subsistent,
peuvent encore etre appliquees, le sont quelquefois quand il y
a volonte expresse de mal faire, de manquer a la religion, de
provoquer un scandale, mais on ne recherche plus celui qui a
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LARBRE DE LA SCIENCE                                 4715
casse une branclie, qui a frappe l'arbre d'un coup de couteau
en passant, a la mode cambodgienne. J'ai vu souvent des bceufs
irrespectueux se mettre a son ombre et des voyageurs endor-
mis sous son branchage.
II est de coutume de planter un banian sur la tombe d'un
chef de bonzerie qu'on veut honorer et personne ne songe a
s'en formaliser; l'acte de planter un banian, de propager
« l'arbre de la science » est d'ailleurs considere comme une
action meritoire.
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VI
LES CHAYDEY OU STUPAS
---------------
I. — On trouve dans l'enceinte des monasteres, le plus
souvent a quelques pas du temple et a Test, un monument
que les Gambodgiens norament chaydey, du Sanscrit cditya
ou cheydey, du pali cetiya\ Le mot Sanscrit a pour racine cl
« entasser », qui a pour derives les mots citd et citi « amas,
monceau, tas ». On peut admettre, sans trop de hardiesse, que
le mot citd-citi fut modifie en cditya quand il cessa d'etre un
« amas », un « monceau », un « tas » ordinaire, sans carac-
tere religieux, pour devenir un « monument » quelconque si
peu important fut-il, un tumulus, un kairn par exemple, qui
est la forme la plus simple et la plus ancienne des monuments
funeraires et religieux. Dans ce cas, les thmd puon ou « tas
de pierres », qu'on trouve quelquefois aux carrefours des
routes cambodgiennes, et que chaque passant augmente d'une
petite pierre \ sont des chaydey primitifs ; on les dit habites
par des arak, ou genies. Mais ces chaydey sont si primitifs
que les Gambodgiens ne les reconnaissent pas pour des
• chaydey; ils leur donnent le nomd'«entassementsdepierres»,
de « pierres rassemblees » et n'emploient le mot chaydey que
pour designer des monuments religieux et funeraires, qui,
pourtant, ne sont que le developpement du citd ou du thmd
puon
primitif.
' On sait que le c pali a ici la valeur de notre ch.
5 On trouve aussi ces tas de pierres sacrees chcz presque toutes les
peuplades sauvages de l'lndo-Chine, par exemple chez les Khas des environs
d'Attopeu, oil ils sont tres nombreux.
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LES CHAYDEY OU STLTAS                                475
II. — Les pyramides temporaires de sable qu'on dresse a
l'occasion des fetes de la nouvelle annee, autour du temple,
dans la cour des monasteres, ou a l'ombre de certains ficus
religiosa
et sur lesquels les fideles viennent jeter une poignee
de sable en tournant autour du temple ou de la pyramide, du
banian, de maniere a toujours lui presenter l'epaule droite,
sont aussi nommes phnom puon. En fait, tous ces tas de sable
ne sont pas autre chose que des chaydey, mais des chaydey
de l'ordre le plus primitif, des kairn. lis ne sont plus des citd
parce qu'ils ont un caractere religieux que les citd ne parais-
sent pas avoir eu. Quant a la relation qu'il y a entre les thmd
puon
et les phnom puon, elle est visible: Facte de celui qui
jette une poignee de sable sur un phnom puon en l'honneur
du Buddha, est le meme que l'acte de celui qui jette une petite
pierre sur le thmd puon en l'honneur du Genie.
Ce qui distingue ces deux puon ou « entassements », c'est
que le thmd puon est un « tas de pierres » au sens exact du
mot et que le phnom puon est un « tas faconne ». En effet, les
pierres du thmd puon ne sont jamais choisies, preparees,
posees de maniere a donner une idee de quelque chose; ce
sont des pierres ramassees au hasard, une a une, sur la route
et jetees au tas. Quant au phnom puon « mont rassemble », il
est fait de sable apporte et faconne en forme de pyramide
conique supportant une tige de bois (un kompuol) de maniere
a rappeler une montagne, phnom.
Ce dernier fait Justine cette hypothese que les chaydey ou
caitya furent tout d'abord de simples tumulus ou stupas peu
eleves, ayant un caractere funeraire, religieux, et auxquels on
donna, peut-etre de bonne heure, la forme d'une pyramide
conique.
III.  — En outre de ces chaydey, que les Cambodgiens ne
reconnaissent pas pour tels, il y a ceux qui portent ce nom et
qui sont de veritables monuments construits en briques, avec
un certain art et un certain gout. Je dis en briques et j'ai peut-
etre tort, car si ceux qui nous restent du passe et ceux qu'on
eleve aujourd'hui sont en briques, il est bien possible qu'il y
en a eu autrefois de gigantesques qui etaient en terre, qui
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476 l'architecture. — la statuairk. — l'iconatrie
subsistent encore, raais qui sont maintenant confondus avec
les phnom ou collines naturelles. D'autre part, ces gigan-
tesques chaydey etaient peut-etre faits d'une montagne qu'on
amenageait, exhaussait ou taillait de maniere a lui dormer la
forme d'une enorme cloche, et que d'autres plus petits furent
faits de toutes pieces avec de la terre prise a cote. Les deux
petites collines de Sambok, pourraient bien etre aussi des
collines exhaussees; l'une d'elles porte le nom de phnom Pros
« mont des homines » et la plus haute, celle de phnom Srey
« mont des femmes ». Une tradition enseigne que l'une et
l'autre sont 1'oeuvre de la population partagee en deux groupes,
celui des males et celui des femelles, et que les femmes plus
religieuses, plus devotes, plus courageuses, parvinrent a
elever un phnom plus haut que celui des hommes. Ceux-ci
furent faches de cela et donnerent un si grand coup de pied
au sommet du mont qu'ils avaient eleve, qu'ils le renverserent
entre les deux collines; c'est, dit-on, a cet acte de violence
qu'il faut attribuer la crete de jonction qui, a mi-flancs, reunit
les deux phnom.
IV. — Le phnom Penh, qu'on traduit soit par la « montagne
pleine », soit par la « montagne de Penh », me parait un
chaydey entierement eleve avec la terre provenant des mares
aujourd'hui comblees par les soins du Protectorat, mais qui
l'entouraient il y a moins de huit ans. La traduction « mon-
tagne pleine » parait devoir justifier cette opinion parce qu'il
n'y a pas de raison pour qualifier de « pleine » une colline
isolee, une colline qui n'est pas voisine de collines creuses.
Quant au chaydey qu'on a eleve sur le sommet du phnom
Penh et qui est construit en briques et d'une forme dont je
parlerai tout a l'heure, il me parait justifier la tradition
« montagne de Penh » et etre beaucoup moins ancien que la
colline. De meme que la surelevation des phnom Sambok, la
construction du phnom Penh parait etre de l'epoque brahma-
nique, mais le chaydey ou pyramide du phnom de Phnom-Penh
me parait etre de l'epoque buddhique et ne pas remonter a deux
cent cinquante ans. La relation d'un combat livre a Phnom-
Penh par les Gambodgiens aux Hollandais en 1644, publie en
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477
I.ES CHAYDEY OU STUPAS
Hollande il y a quelques annees et traduit en francais1, ne
parle que d'une pyramide existant en cette vide, alors que
Christoval de Jaques, qui avait visite le Cambodge environ
cinquante ans plus tot, parle de deux pyramides. Ayant
examine le chaydey actuel de PhnGm-Penh avec soin et
m'etant assure qu'il ne peut remonter a plus de trois siecles,
j'estime qu'on peut concilier ces deux auteurs en datant son
erection de la periode qui s'est ecoulee entre le depart de
Christoval de Jaques et le combat entre les Hollandais et les
Gambodgiens. Les deux pyramides de Christoval de Jaques
auraient ete abattues et le chaydey actuel aurait ete construit
avec le temple que le Protectorat a fait reconstruire en 1893-
1894. D'autre part, alors que Christoval de Jaques donne a
Phnom-Penh le nom de Chddo-Mukh (1600), la relation du
combat de 1644 lui donne le nom de Phnom-Penh. II me
semble qu'il faut deduire de ee dernier fait que la ville
de Ghado-Mukh commenca a porter le nom de Phom-Penh,
qu'elle porte encore aujourd'hui, qui est son nom vulgaire, a
partir du jour ou le chaydey actuel et le temple qui ornent le
meme monticule furent eleves, peut-etre par la dame Penh
dont je dirai tout a l'heure la double legende. Enfin, je crois
pouvoir deduire de tout ce qui precede que le nom de
« Penh » n'etait pas encore le nom du monticule de Phnom-
Penh il y a trois siecles et que, s'il faut admettre son erection
tres ancienne, la reporter a l'epoque brahmanique, il faut
croire a l'erection beaucoup plus moderne du chaydey qui le
surmonte et dater celle-ci de 1600 a 1644. Je penche meme a
croire que les deux pyramides dont parle Christoval de
Jaques pouvaient etre brahmaniques et que c'est pour faire
place a un chaydey et a un temple buddhique qu'elles furent
abattues au dix-septieme siecle.
Deux legendes que je dois rapporter ici concernent ce
mont ou le monument qu'il porte.
La premiere enseigne qu'autrefois il n'y avait pas de
colline en cet endroit, mais qu'un jour une colline laotienne
fut apportee par les eaux du Mekong jusqu'au bras du grand
1 Relations de la Hollande avec. le Cambodge et la Cochinchine au
dix-septieme siecle,
dans Excursions et Reconnaissances, 1882, n° 12.
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478 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
lac; ce phenomene avait attire une grande masse de gens et
chacun croyait que la colline laotienne allait flotter jusqu'a la
mer et y former une ile, lorsque la vieille dame Penh entre-
prit de I'arreter et de la fixer a l'entree du fleuve qui conduit
au grand lac. Elle prit sept fils de coton, les lia a la colline et
la traina jusqu'a l'endroit ou nous la trouvons maintenant.
C'est pour cela que la montagne fut appelee phnom Penh, le
mont de [la dame] Penh.
Cette legende a-t-elle un sens allegorique et signifie-t-elle
que la colline fut faite avec la terre des alluvions charries du
Laos par les eaux du Mekong? C'est au moins possible; cette
allegorie, si elle en est une, justifie mon opinion que la
colline tout entiere est Pceuvre des homines et le fait que cette
allegorie n'est plus qu'une legende, justifie mon dire a savoir
qu'elle est tres ancienne, au moins de l'epoquebrahmanique.
La seconde legende porte que le phnom Penh fut eleve aux
frais d'une veuve, la vieille Penh, en souvenir de son mari et en
son nom, afin d'y renfermer ses os et de meriter le paradis.
Cette legende parait huddhique et moins ancienne que la
premiere. Peut-etre n'est-elle que la version buddhique de la
premiere, qui serait brahmanique? Telle qu'elle est et si on
veut bien admettre qu'elle concerne, non le mont mais le
chaydey qu'il porte, elle justifie mon opinion que le chaydey
du phnom Penh est buddhique et date a peine de deux
siecles.
V. — Je reviens. Je distingue au Cambodge trois sortes de
chaydey en outre de celui qui est derriere le temple d'Onalom
(anciennement Tanlom), le principal monastere de Phnom-
Penh. Ce chaydey est, en effet, d'un style composite et ne
ressemble point aux chaydey qu'on trouve partout ailleurs.
II renferme a demi hauteur, dans une petite chambre, un os
du front du Buddha qui fut rapporte de Ceylan, il y a une
vingtaine d'annees par un religieux cambodgien. C'est,
dit-on, de cet os du front que le monastere tirerait son
nom actuel. Une statue du Buddha assis est visible tout au
bas, dans une niche profonde ou brulent toujours des cierges
de cire d'abeilles. Mais ce chaydey, tres ornemente, ne peut
«■
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479
LES CHAYDEY OU STUPAS
etre pris pour type. Les religieux et le chef des bonzes accor-
dent a la tour centrale une anciennete ridicule, puisqu'ils la
font remonter k une epoque ou la mer venait jusqu'a Phnom-
Penh; quant aux autres tours qui sont appuyees a la tour
centrale, une inscription qui est au-dessus de la porte est
indique qu'elles ont ete edifiees il y a vingt-trois ans environ
(1897).
Le chaydey qui parait le plus ancien, sinon le plus
repandu, aujourd'hui que beaucoup ont disparu, est le chay-
dey a base quadrangulaire parfaitement orientee et a partie
superieure demi-spherique plus ou moins allongee. Ontrouve
generalement, tout au sommet, une chambre funeraire ou
sont deposes les ornements de celui ou de celle en I'honneur
duquel le monument a ete eleve.
Le chaydey du grand monastere de Sambaur peut etre pris
pour type; il est haut de 8 a 10 metres et la chambre funeraire
aujourd'hui eventree ne contient plus trace des ossements
qui, dit-on, y furent renfermes dans un vase d'or, vers l'an-
nee 1584. Ce chaydey fut eleve a cette epoque, en I'honneur
du roi Preas bat barommo hentak reachea, qui, chasse de la
citadelle de Lovcek, puis de Sting-Treng, vint mourir en ce
lieu. Ce monument est assez important, bien conserve, mais
sans ornement d'aucune sorte. Ge modele est aujourd'hui
abandonne; je ne connais pas un seul chaydey moderne qui
lui ressemble.
Le chaydey de Phnom-Penh est de la meme epoque, je
crois; il appartient au meme style, mais il est plus gracieux
sur sa base quadragulaire, car il a exactement les formes
cintrees d'une cloche. II n'est pas un genre, mais un sous-
genre.
Le chaydey qu'on rencontre le plus souvent est le chaydey
a base et corps quadragulaires, qui a la forme d'une pyramide
tres allongee, dont l'extremite superieure se prolonge en sept
ou neuf gros bourrelets, d'autant moins gros qu'ils sont plus
eleves, et par une tige de bois haute de 2 metres a 3 metres
Les sept bourrelets (car ils devraient toujours etre sept)
representent les sept monts concentriques du Meru et sont
vulgairement nommes komphSng, enceintes; la tige de bois
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i
4X0         L'ARCHITECTUnE. — LA STATUAIP.E. — L'lCONATRIE
(kdmpuol, sommet) est le mont Meru lui-meme. La chambre
funeraire dans ces chaydey, est situee au-dessous des bour-
relets, le plus souvent; quelquefois sous le monument lui-
meme. Ge chaydey, parfois haut de 10 metres (et qui ne
porte pas toujours sept bourrelets, mais trois, cinq et neuf),
est massif et la plupart du temps orne aux quatre coins
d'ornements dits traldk chhuok, ou « feuille de lotus ». Les
deux chaydey qui se trouvent a Kraches, l'un dans l'enceinte
du monastere du nord et l'autre dans l'enceinte du monastere
du sud, peuvent servir de type a ce genre.
Vient ensuite le chaydey a base carree qui a la forme d'une
pyramide carree ne tenant a sa base que par un de (cylindrique
ou carre), souvent d'un tres faible volume. Ce chaydey mesure
de 3 a 4 metres : il est tres ornemente de feuilles de lotus.
Quand il n'est pas abattu a terre, il est le plus souvent tres
incline, car il est assis sur des fondations trop faibles. Le
chaydey de Sambaur, dit du fils du roi, pour lequel fut eleve
le chaydey conique dont j'ai parle plus haut, peut passer pour
un modele du genre. Malheureusement, il ne restera plus de
lui, dans quelques annees, que des ruines. Je crois que la
chambre funeraire est dessous, mais on m'a assure qu'il y
avait plusieurs chaydey de ce modele dont la chambre fune-
raire se trouve au-dessus du de cylindrique.
VI. — En fait, tous les chaydey sont, au Cambodge, des
monuments funeraires. lis ne sont que cela quand, comme le
chaydey de la grande bonzerie de Phnom-Penh, ils ne ren-
ferment pas une relique du Buddha, ils contiennent, comme
ceux de Sambaur, les os calcines d'un roi, d'un prince, comme
celui de la bonzerie nord de Kraches les restes d'une princesse
et comme celui de la bonzerie sud de Kraches, les ossements
d'un chef du monastere.
-ocr page 515-
Preas Bat ordinaire
-ocr page 516-
VII
LE PREAS BAT
I. — II y a au Gambodge trois sortes de Preas bat ou
d'empreintes du pied du Buddha. Le plus commun est celui
qu'on trouve peint sur des etoffes jaunes ou blanches, qui
mesurent de 1 metre a 2 metres de hauteur sur 0 m. 50 ou
1 metre de largeur. L'image que j'ai en ce moment sous les
yeux et que je reproduis ci-contre n'a guere l'apparence
generate d'une empreinte de pied humain. G'est un parallelo-
gramme plus de deux fois plus long que large, qui s'acheve
en arc de cercle du cote conventionnellement reconnu pour
etre le talon. L'extremite opposee est profondement den-
telee de dents arrondies, separees tres regulierement, qui
sont les cinq doigts, tous egaux en longueur, mais d'autant
plus etroits qu'ils sont plus a gauche. Ge dernier detail
indique, — le gros orteil etant a droite, — que nous avons
sous les yeux l'empreinte du pied gauche du Buddha.
Au centre de ce pied, de forme si anormale, mais rituelle,
il y a un ensemble de figures groupees de maniere a ressem-
bler a une enorme roue. Cette roue est d'un diametre un peu
inferieur a la largeur du pied. On y trouve l'essieu, les rayons,
puis trois cercles concentriques faits de cases renfermant des
signes; ces cases sont au nombre total de cent huit.
Les parties du pied qui sont laissees a decouvert par cette
grande roue sont decorees de trois manieres : les orteils
comptent chacun deux cercles tangents l'un a I'autre, au centre
desquels se trouve un gros point entoure d'un cercle. Des
31
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Preas Bat p'Angkor-Veat
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482 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
arcs de cercle et des motifs decoratifs insignifiants achevent
de solidariser ces deux eercles.
Le talon est distingue du pied par un arc de cercle qui
presente sa concavite a la courbe decrite par la forme du talon;
cette courbe et eet arc de cercle se reunissent pour former de
chaque c6te deux angles, a peu pres au tiers de la distance
qui separe le milieu exterieur du talon de l'endroit ou les
deux paralleles qui figurent les cdtes du pied commencent a
se courber. L'espace compris entre 1'arc de cercle et la courbe
du talon est rempli par une figure representant les petales
d'une fleur dont les pointes sont appuyees a Fare de cercle et
les bases a l'ovaire; les religieux y voient l'ovaire et les
petales d'un lotus.
La partie centrale, qui n'est pas recouverte par la roue et
qui s'etend entre le talon et les cinq orteils, est remplie de
figures representant deux ronds (quelquefois trois) concen-
triques a un point; ces figures sont rangees par six sur huit
lignes et il y a une figure semblable, mais ecornee, a chacun
des angles en avant du talon. Nous aurions ainsi cinquante
figures toutes semblables si la roue centrale ne prenait pas la
place de dix-neuf figures entieres et n'en ecornait plusieurs
autres. Entre ces figures, pour combler les vides, il y a un
petit motif decoratif dans lequel les religieux voient une fleur
de jasmin.
II. — Le Preas bat d'Angkor-veat est loin de ressembler au
Preas bat commun que je viens de decrire. D'abord il est en
pierre, d'une seule pierre, epaisse d'environ 30 centimetres,
haute de 2 metres et large de 1 metre. L'image totale est
sculptee, et, quoique plus petite que la pierre qui la porte,
conserve ses proportions; elle peut mesurer 1 m. 50 sur 0 m. 75.
Elle est tout entiere doree avec des feuilles d'or battu'.
1 Pres de cette pierre, il y en a une seconde absolument identique. Celle
du phndm Bakeng, entre Angkor-veat et Angkor-thorn, mesure I m. 71
sur 0 m. 73 a la hauteur des doigts et 0 m. 61 au talon; la plante comporte
soixaute-cinq figures rangees sur plusieurs lignes droites, et un chakra place
au centre d'une large baude transversale. Ce Preas bat est enfonce de 25 cen-
timetres dans le sol et protege par un bourrelet de 28 centimetres de hauteur.
11 est entierenient doro.
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483
LE PRfiAS BAT
Les signes au lieu d'etre rassembles dans le chakra sont
groupes autour de lui; c'est du moins ce qui parait etre a
premiere vue, car je ne suis pas certain qu'il faille eomprendre
les trois cercles des cent huit signes dans le chakra, et je suis,
au contraire, tres porte a ne voir le chakra que dans ce qui,
dans la figure ci-dessus,porte le nora de chakrapattra lakhana.
Dans ce cas, les deux Preas bat, celui d'Angkor-veat et le
Preas bat commun ne differeraient Pun de l'autre, si les signes
etaient identiques, que par la maniere dont ces signes sont
ranges autour du chakra qui, dans l'un comme dans l'autre
Preas bat, est situe au milieu du pied.
Tandis que les cent huit signes sont, dans le Preas bat
commun, ranges en trois cercles Concentriques dont le chakra
est le centre, ils sont ranges sur onze lignes paralleles de
chacune neuf cases, au milieu (ou a peu pres) desquelles se
trouve le chakra. Nous verrons tout a l'heure comment il se
fait que les signes se retrouvent ou peuvent se retrouver au
nombre de cent huit dans les quatre-vingt-dix-neuf cases, je
dirai meme dans les quatre-vingt-quinze cases du Preas bat
commun, car il y a quatre cases ecornees ou supprimees par
le disque. Les cinq orteils sont de meme longueur et de meme
largeur; ils sont bien arrondis des bouts, et l'artiste s'est un
peu evertue a leur donner Papparence d'orteils humains : il a
arrondi les doigts mais n'a pas cru devoir indiquer les arti-
culations des phalanges.
Les bouts des doigts et les phalanges de l'arriere sont
decores de cercles concentriques dont deux sont denteles. Au
centre de ces cercles concentriques se trouve une figure, pas
tout a fait la meme pour la phalange et le bout de l'orteil; cette
figure, qui est peut-etre une fleur, peut-etre un motif decoratif
inspire par une fleur, n'a pas de signification speciale, si j'en
crois les religieux que j'ai consultes. II en serait de meme des
petits ornements qui remplissent les vides laisses entre les
figures circulaires des orteils et leg sept figures (Jieang hhveng,
epis) qui sont situees au-dessous des quatre-vingt-dix-neuf
cases dont j'ai parle ci-dessus et qui ressemblent a des epis
de mails, surtout a des ananas encore porteurs de leur petit
bouquet de feuilles. Cependant, tandis que ces sept figures
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•484 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
sont negligemment nominees les sept epis du talon, les
ornements qui decorent les orteils portent un nom particulier,
celui de cheala, du phli jdla, qui veut dire « reseau » et que les
Cambodgiens traduisent en langue vulgaire par le mot sdm-
nanh,
filet, et plus souvent encore, par le mot khchau, qui a
un tout autre sens.
III. — On s'est demande souvent ce qu'il fallait entendre
par le mot jdla ou cheala « reseau» et MM. Foucaux et Senart
y ont vu une membrane reunissant les doigts, non seulement
des pieds mais des mains; c'etait faire du Buddha un homme
aux mains et aux pieds palmes. Les personnes qui ont les
pieds palmes ne sont pas tres rares, mais cette opinion ne
resista pas longtemps aux critiques dont elle fut Pobjet et je
crois qu'elle n'a plus aujourd'hui beaucoup de partisans. Je
n'ai pas la pretention de resoudre la question du jdla et de
reveler ce qu'il faut entendre par ce mot, mais il me semble
que j'ai fait au Gambodge une observation qui peut jeter
quelque jour sur un sujet qui, tour a tour, a occupe tous les
orientalistes de l'Europe. Je la donne pour ce qu'elle vaut,
mais j'avoue que je la crois moins aventureuse ici que celle
de faire du Buddha un homme aux mains et aux pieds
palmes.
Les Cambodgiens considerent comme un signe de race
elevee, de race noble, les ondulations de lignes formees au
bout des doigts par l'epiderme, quand ces ondulations a peine
visibles a l'ceil nu, au lieu de former des boucles, se referment
sur elles-memes de maniere a dessiner des ronds tres serres.
Les preuves en faveur de la noblesse de la race sont d'autant
plus grandes que les ronds sont plus parfaits et les doigts ou
orteils qui les portent plus nombreux. J'ai souvent vu les
petites filles d'un mandarin faire constater ainsi leur noblesse
et les femmes se montrer entre elles ces preuves, « helas !
disent-elles, de plus en plus rares,» de leur origine distinguee.
Un jour que je souriais des pretentions de l'une d'elles que je
savais etre la fille d'une ancienne esclave laotienne, elle me
dit: « Le Preas avait des khchau bien ronds aux dix doigts
des mains et aux dix doigts des pieds. » Puis elle me demanda
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485
LE PREAS BAT
a voir mes doigts; elle regarda un instant, verifia ses obser-
vations, puis me dit d'un air tres satisfait : « Sous vos dix
doigts, il n'y a qu'un doigt qui ait un khchau parfait et deux
doigts qui ont des khchau imparfaits; moi j'ai trois doigts
avec ronds imparfaits et deux doigts avec ronds parfaits. y>
Faut-il voir dans cette croyance poputaire cambodgienne
une croyance hindoue plus ancienne et dans lejdla son appli-
cation au pied du Buddha? Je n'en sais rien et je laisse aux
indianistes le soin de decider ici.
IV. — Le Preas bat vulgaire, celui qu'on dessine d'un trait,
que les religieux connaissent tous, que les enfants aiment a
tracer sur le sable et qu'on trouve dans quelques monasteres,
est d'une simplicity telle qu'on peut le voir sans le reconnaltre,
et le regarder sans avoir pu lui trouver une signification
quelconque. Celui du phnom Santouk, dans la province de ce
nom, a quelque cinq kilometres de Kompong-thom peut servir
de modele. 11 est taille dans un rocher a une vingtaine de
metres a Test du temple; il est long de 1 metre environ et
large de 50 centimetres, autant que je peux me rappeler. Son
apparence est celle d'une petite baignoire, car il est arrondi
aux deux extremites. Au fond, les cinq doigts de la meme
longueur et de la meme largeur sont ornes de lignes peu
nombreuses mais bouclees; je ne me rappelle pas avoir
observe les ronds et je crois au contraire que toutes ces
lignes sont ondulees comme celles de la plupart des doigts et
qu'elles forment des boucles.
La plante du pied est couverte de ronds qui rappellent
ceux qui entourent le chakra du Preas bat commun.
Une image qu'on me montre ressemble a celle du phnom
Santouk mais porte au milieu du pied un chakra a peine
indique mais pourtant tres reconnaissable; le talon porte une
figure qui rappelle celle du Preas bat commun, mais qui est
aussi beaucoup moins bien faite.
V.  — On voit que ces divers Preas bat different considera-
blement l'un de l'autre, mais que, si on ecarte le troisieme
qui n'est pas rituel, les deux autres sont concus dans le
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486 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatrie
meme esprit et que la disposition donnee aux signes ou figures
seule est differente. Le chdkrd est au milieu du pied dans les
deux, mais les signes qui les entourent sont circulaires dans
Fun et paralleles dans 1'autre.
Voyons done ce que sont ces signes, d'abord dans le Preas
bat
commun et ensuite dans le Preas bat d'Angkor-veat. Nous
verrons apres ce qui, d'apres les signes, distingue entre eux
les deux empreintes sacrees.
II taut tout d'abord distinguer quatre parties qui consti-
tuent ce qu'on nomme le chdkrdpattra lakkhana ou signe du
roi de la Roue, ce sont : 1° le trou du moyeu, ce qu'un petit
satra que je possede nomme la « route du morceau de fer »;
2° les rayons ou lignes qui reunissent deux des cercles con-
centriques; 3° le rebord exterieur, auquel viennent aboutir
les rayons; 4° entre la route du morceau de fer et le cercle
blanc duquel partent les lignes, les quatre fleurs ou motifs *
decoratifs.
Autour de ces quatre parties qui torment le centre du
chakra oudelaRoue, on distingue trois cercles concentriques
au moyeu et qui sont d'autant plus grands qu'ils se rappro-
chent davantage de la circonference; ces cercles, divises en
cases, contenant chacune une figure, sont separes l'un de
1'autre par des cercles tres etroits formant moulure. Le cercle
a figures, le plus petit, contient trente-deux cases; le cercle
central en a trente-six et le cercle le plus grand quarante;
cela nous donne cent huit cases ou signes. Ge nombre est le
nombre rituel1 du Preas bat au Cambodge; il correspond au
nombre des grains du chapelet ou rosaire des religieux.
Je vais essayer de donner la liste de ces cent huit signes,
de les determiner, en commencant par le cercle le plus grand,
celui qui compte quarante figures.
Le premier cercle. — l°-22° vingt-deux prasath ou palais,
representant les seize brahmalokas et les six devalokas; —
23° le roi des chevaux, qui est un des sept tresors d'un roi
chakrapattra; —24° le roi des elephants qui est un des sept
tresors d'un roi chakrapattra ; — 25° l'elephant prive; —
' Voyez a propos des cent huit grains du chapelet ce qui est dit de ce
nombre au livre VIII, chapitre IV, page 418.
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487
LE PREAS BAT
26° un bandeau de front; — 27° le reacheasey ou lion royal;
—  28° le roi des poissons d'or; — 29° le bceuf royal que mon
petit satra qualifie d'osupheareach; — 30° l'elephant d'Indra
represents ici avec cinq tetes et qui ne devrait en avoir que
trois; — 3i° le navire que mon petit satra nomme pMatra
sampou
; — 32° trois bustes dans la meme case, vus de profit
et imbriques; ce sont Preas Prohm (Brahma), Preas Noreay
(Narqyana-Vishnu) et Preas Eysaur (Icvara-Qiva)\ mon petit
satra parait indiquer que cette case devrait contenir quatre
tetes, les trois dites ci-dessus et Preas Eyntrea (Indra); —
33° une vaclie allaitant son veau; image de la terre nourrissant
le monde des etres qui Phabitent'; — 34°-35° deux amat ou
ministres qui paraissent inclines, un bras sur le sol et tenant
une conque' marine avec la main gauche, peut-etre les minis-
tres du roi Chakrapattra dont nous rencontrons le signe au
deuxieme cercle; — 36° le roi des vautours; — 37° le roi des
paons; — 38° le perroquet; — 39° le merle ; — 40° la perdrix.
Le deuxieme cercle. — 41° et42° deux des sept grands lacs;
—  43° une gemme peut-etre le maniratana, le brillant, qui est
un des sept tresors d'un roi chakrapattra; — 44° la litiere
royale d'or; — 45°-51° sept cases contenant chacune une fleur,
parmi lesquelles il faut distinguer le lis bleu, le lis blanc, le
jasmin; — 52° un homme que je ne puis identifier, accroupi,
les mains jointes et elevees a la hauteur du front; — 53° le
makara ou monstre marin; — 54° une case contenant deux
ehamaras de grandeur inegale; — 55° (?); — 56° encore un
chamara qui doit certainement etre une enseigne ; — 57° (?);
— 58° un ecran ; — 59° le lion a criniere; — 60° le tigre royal;
—  61° une coiffure en pointe ; — 62° (?); — 63° le gong (?); —
64° le plateau d'or sans pied ; — 65° le chakrapattra ou roi de
la roue; — 66° une case contenant deux poissons, ceux que
mon petit satra indique comme contenant des animaux qui
vivent dans l'eau; — 67° le chakra ou disque de guerre; —
68°-72° cinq cases contenant chacune un des sept grands
lacs; — 73° la conque marine ; — 74° (?); — 75° le patra d'or ;
•— 76° le patra d'argent.
1 Voyez le Harivam, lecture VI.
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488 l'arciiitecture. — la statuaike. — l'iconatrie
Le troisieme cercle. — 77° une case contenant un groupe
d'etoiles representant l'ensemble des e'toiles ; — 78° un lotus
rouge ; — 79° un lotus blanc ; — 80°-82° trois cases contenant
chacune une fleur, la troisieme parait etre un jasmin; —
83° le mont Meru; — 84° (?); — 85° un chakralaveal et son
Meru au centre ; — 86° (?); — 87° une figure qui pourrait bien
etre le preas khant ou sabre royal; — 88° (?); — 89° une guir-
lande; — 90° un sangva qui est un ornement des kshatriyas
qui se porte sur la poitrine au croisement de deux rubans qui
passent sur les epaules, se croisent sur la poitrine, passent
sous les aisselles et se croisent de nouveau sur le dos avant
de reunir leurs bouts; mon petit satra dit qu'il est incruste
de brillants bleus ; — 91° le mont Kailasa; — 92° une fleur de
lotus non epanouie; — 93° un palais; — 94° une fleur large-
ment epanouie ; — 95" (?); — 96u une fleur a sept petales ; —
97° un palais; — 98° un escalier pour monter sur les elephants;
— 99° le croc a conduire les elephants; — 100° le palais du
soleil; — 10i° le palais de la lune; — 102° le parasol blanc; —
103°-104° deux cases contenant chacune une fleur qui ressemble
a une capsule de pavot; — 105° le mont Kailasa; — 106.° un
popil, qui est un disque a manche qu'on emploie dans certaines
ceremonies pour le pradakshina; — 107°(?); — 108° (?).
VI. — Les signes du Preas bat d'Angkor-veat sont loin de
concorder absolument avec ceux du Preas bat commun. Je
vais les donner ici dans I'ordre qu'ils ont sur la pierre et sur
la photographie; mais a la fin je vais, entre deux crochets [...],
leur donner un numero indiquant les signes du Preas bat
commun avec lesquels ils peuvent etre identifies. Les signes
qui seront precedes du numero d'ordre, mais non suivis du
numero d'identiflcation, seront ceux que je n'aurai pu identi-
fier avec les signes de la liste precedents. Je commencerai par
le rang superieur, le plus pres des orteils, et je partirai de la
droite en allant vers la gauche, parce que le fait que le groupe
des vingt-deux premieres cases s'acheve a droite, indique que
nous sommes en presence d'un pied gauche et dans quel
ordre il faut proceder.
l°-22° Les vingt-deux premieres cases contiennent chacune
i
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LE PREAS HAT                                          489
un personnage assis a terre; ils correspondent evideinment
aux vingt-deux prasath de la liste precedente, c'est-a-dire aux
six devalokas et aux seize brahmalokas. Gependant je ne
m'explique pas pourquoi cinq de ces personnages ont chacun
quatre bras, et pourquoi la posture de quatre autres est diffe-
rente [1-22].
23° Le regent de la lune qui correspond au signe 101 du
Preas bat commun qui represente le « palais de la lune »
[101].
24°-31° Une case representant une pyramide a plusieurs
etages, qui me parait pouvoir etre identifiee avec le mont
Meru et les sept monts concentriques dont il est le centre.
Dans ce cas, il correspondrait au signe numero 83 de la liste
precedente qui ne donne que le mont Meru. Ce qui me parait
justifier cette identification, c'est surtout la presence du
regent de la lune a droite et celle du regent du soleil a gauche
[83].
32° Le regent du soleil donne dans la liste precedente sous
ce signe : « le palais du soleil » [100].
33° Les etoiles [77].
340.370 Tjne case divisee en quatre parties par deux lignes
se croisant et contenant chacune un poisson ; elle m'est desi-
gnee comme representant les quatre grands oceans.
38°-39° Deux cases representant chacune un stupa que je
ne puis identifier.
40° (?)
41° Une femme assise qui parait tenir un vase sur sa tete.
42° Le chakra [67].
43° Un palais d'or [93].
44° Un palais d'argent [97].
45° Une guirlande [89].
46° Un sangva [90].
47° Le plateau d'or [64].
48° Le croc a conduire les elephants [99].
49° Le palanquin correspondant a la litiere royale de la
liste precedente [44].
50° Un trone correspondant peut-etre a l'escalier pour
monter sur l'elephant de la liste precedente [98].
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490 l'architecture. — l\ statuaire. — l'iconatrie
51° Le parasol [102].
52" Le Preas Khant [87].
53" Un ecran [58].
- 54° Un mokot ou coiffure royale |6I|.
55° (?)
56° Un ornement de tete correspondent peut-etre au ban-
deau de front de la liste precedente [26?].
57° (?)
58" (?)
59° Une enseigne [56].
60° Le navire qu'un petit satra que je possede nomnie
pheatra sdmpou [31].
61° Le popil [106].
62° Un personnage qui parait tenir une arme; peut-etre le
chakrapattra [65J.
63°-66° Une case, au centre de laquelle se trouve le Meru,
separee en quatre parties contenant chacune un des quatre
continents, c'est-a-dire quatre signes.
67° Le gong [63].
68° Le patra d'argent [76].
69° Une kcenarey.
70° Une vache allaitant son veau [33],
71° Le Preas Kou ou le bceuf sacre.
72° La tortue.
73° Les deux amat du roi chakrapattra qui sont repre-
sents dans la liste precedente occupant deux cases voisines
et tenant chacun une conque marine [34-35].
74° Le roi des paons [37].
75° Deux cases contenant chacune un oiseau, peut-etre un
perroquet et un merle [38-39].
77° Une conque marine.
78° Une case contenant deux poissons, celle que mon petit
satra indique comme contenant les animaux qui vivent dans
l'eau [66].
79° La conque marine [73].
80° Le makara ou monstre marin [53].
81" (?)
82° Le naga.
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LE PRfcAS BAT                                          491
83° Le garouda, dit le roi des vautours dans la liste prece-
dente [36].
84° Le reacheasey ou lion royal [59].
85° Une fleur.
86° Un lion a criniere, le tor [59].
87° Une tigresse.
88° Le tigre royal [60].
89° Le cheval [23].
90° Un serpent portant un palais avec, je crois, un per-
sonnagededans.
91° Le patra d'or [75].
92° Le bceuf royal [29].
93° Le roi des elephants [24].
94° L'elephant que mon petit satra nomine l'elephant
prive [25].
95° L'elephant Aydaravant [30].
96°-98° Trois cases contenant chacune une fleur [80-82].
97° Un lotus blanc [78].
100° Le mont Kailasa [105].
101°-107° Sept cases contenant chacune une fleur, dont
deux lis, un bleu et un blanc [45-51].
108° Un lotus rouge [791.
VII. — Un double faitresulte de la comparaison de ces deux
listes, celui que le nombre cent huit est le nombre constant et
qu'il est impossible de les faire concorder. Si la plupart de
ces signes sont communs aux deux listes, il y en a beaucoup
qui sont speciaux a l'une d'elles. On ne comprend pas plus, a
bien y reflechir, l'abandon de certains signes que l'introduc-
tion de quelques autres. Je ne vois pas par exemple quelle
cause a pu amener les Cambodgiens qui ont etabli le prias bat
commun a en rejeter les quatre grands'oceans, le preas Kou,
la tortue, le naga, etc., qui figurent au preas bat plus ancien
d'Angkor-veat. D'autre part, je trouve dans le preas bat com-
mun, en outre de ceux que je n'ai pu reconnaitre, un grand
nombre de signes qui ne figurent pas dans celui d'Angkor-
veat, par exemple le roi des poissons, Vishnu, Civa, Brahma.
Enfln, ceux qui se retrouvent dans les deux preas bat sont
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492         L'ARCHITECTURE. — LA STATUAIRE. — L'lCONATRIK
loin, sauf les vingt-deux premiers signes, d'etre places dans
le meme ordre. On sent, ou que la fantaisie s'est donne la le
champ libre, ou qu'il y a eu des preferences a satisfaire et
qu'on a du, pour faire entrer sous le pied des symboles nou-
veaux sans augmenter le nombre des signes, en eliminer de
plus anciens qui paraissaient rnoins importants.
Je ne sais pas quelle a ete cette influence; je ne crois pas
qu'elle soit venue de Ceylan, parce que les differences qu'il y
a entre le siri padam de la grande ile et le preas bat cambod-
gien sont trop nombreuses. Je ne retrouve, en effet, dans le
preas bat commun ni le svastika, ni la queue de paon (qui,
peut-etre, est la case du preas bat d'Angkor-veat), ni la foret
de l'Himalaya, ni les quatre continents (qui occupent une
case a quatre signes) du preas bat d'Angkor-veat, ni les sept
rivieres; ni les sept monts concentriques. En retour, il me
semble que le siri padam de Ceylan a bien pu inspirer le
preas bat d'Angkor, car, comme lui, le chakra central retire,
il compte cent huit signes en un nombre de cases bien
moindre, quatre-vingt-treize si j'en crois une liste apportee,
il y a une dizaine d'annees, de Ceylan par un religieux cam-
bodgien qui y a passe deux ans.
VIII. —■ J'ai, plusieurs fois plus haut, parle d'un petit
satra des signes. Ce petit satra est en langue cambodgienne et
en vers; je l'ai traduit, car il est tout entier consacre au pr4as
bat.
Malheureusement, il n'indique pas la place que doivent
occuper les signes ets'il faut les ranger en trois cercles autour
du chakra ou sur des ligries paralleles. Cependant, les rensei-
gnements qu'il donne sont preiieux en ce sens d'abord qu'il
indique cent huit signes comme les deux preas bat dont j'ai
parle et ne compte pas parmi eux ce qu'il nomme : « la voie
du morceau de fer », c'est-a-dire le trou du moyeu ou passe
l'essieu; «le parasol d'or a cent etages », c'est-a-dire le chakra
central que les Cambodgiens nomment le chakrapattra lak-
khana.
Le preas bat commun sur cotonnade est trop mal peint
pour que je puisse y reconnaitre tous les signes qu'il porte
et pour les identifier avec ceux que nomme mon petit satra,
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493
LK PRfiAS BAT
mais je suis bien certain qu'ils ne sont pas places dans le meme
ordre. Je ne puis pas davantage dire si le preas bat deerit par
le satra compte cent huit cases pour cent huit signes, car je
ne sais pas s'il faut placer dans la meme case Indra, Brahma,
Qiva et Noreay, qui sont nommes dans deux vers; s'il faut
mettre ensemble les sept monts de la ceinture ou les compter
dans sept cases, etc. Mais un point qui me parait certain, c'est
qu'il n'est la description ni du preas bat commun, ni du
preas bat d'Angkor-veat, ni du siri padam de Ceylan, car,
pour trouver dans le satra les cent huit signes qu'il annonce,
je suis oblige de compter Indra, Brahma, Vichnu et Qiva pour
quatre signes, alors que, dans le preas bat commun, ils sont
renfermes dans une des cent huit cases et, par consequent,
comptes pour un signe; parce que, d'autre part, ces quatre
personnages ne figurent ni dans le preas bat d'Angkor-veat,
ni dans le siri padam de Ceylan. Nous avons done dans ce
satra la nomenclature des signes d'un preas bat inconnu
actuellementauCambodge. Quel est ce preas bat? C'est ce que
je ne puis savoir encore. Est-ce le Phra-bat siamois qui est
l'objet d'un pelerinage tres suivi ? Peut-etre.
IX. —Quoi qu'il en soit, le Preas bat Preas Puthea comme
disent les Cambodgiens, est aujourd'hui encore aussi venere
au Cambodge que la Sainte Face de Jesus-Christ des catho-
liques en Europe; les religieux l'exposent quelquefois dans le
temple ou dans la sala arm que les fideles le voient; j'ai vu,
dans cette circonstance, deux ou trois fois, bruler des
baguettes odoriferantes devant lui et des gens s'incliner res-
pectueusement, mais, en verite, cela ne m'a pas plus surpris
que les genuflexions que j'ai vu faire a Chartres devant la
chemise de la Vierge, que celles qu'on fait a Aix-la-Chapelle
et a Saint-Denis devant la robe sans couture du Christ. J'ai
entendu une fois lire le satra Preas bat et la gravite des audi-
teurs ne m'a pas fait sourire de pitie.
X.  — Les siri padam les plus connus, les plus authen-
thiques,
sont, je crois, ceux du pic d'Adam, a Ceylan, de Meday,
en Barmanie, du couvent du Phra-bat, au Siam. II ne manque
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494 l'architecture. — la statuaire. — l'iconatiue
pas de gens pour dire que les traces indo-chinoises sont les
empreintes laissees par le Buddha lui-meme quand il vint,
l'annee qui a precede sa mort,visiter l'lndo-Chine, en compa-
gnie de son fidele Ananda, mais il n'est pas rare de trouver
des religieux qui pensent que ces traces ont ete agrandies,
amenagees, et qu'elles n'ont rien d'authentique. L'un d'eux
me dit : « Le Preas est venu en lndo-Chine, c'est certain,
puisqu'il est venu a l'endroit qui est aujourd'hui Phnom-
Penh; il a, en plusieurs endroits, laisse sur la terre l'em-
preinte de son pied, et cette terre s'est de suite miraculeuse-
ment changee en pierre. Alors les hommes sont venus et ils
ont agrandi cette trace, car le Buddha n'avait pas le pied
plus grand qu'un homme ordinaire, et ces traces sont tres
grandes.»
Le phnom Bakeng porte un preas bat qui, si j'ai bon
souvenir, est exacternent semblable a celui qu'on trouve a
Angkor-veat.
Le phnom Santouk en possede un autre dont j'ai parle plus
haut, mais sur lequel on ne trouve que les traces du « reseau ».
On m'a assure que j'avais mis le pied, en descendant du
phnom Santouk, sur une autre preas bat qui se trouverait a
mi-raidillon, exacternent sur le sentier qui conduit au temple
et aux rochers sculptes du sommet, mais j'etais trop loin et
la nuit etait trop noire pour que je pusse aller le voir. II est
probable que cette trace toute petite n'est qu'une pierre ordi-
naire qui presente une vague apparence d'empreinte de pied.
En outre, une ancienne tradition enseigne qu'un preas bat
existe quelque part dans les forets qui sont a Test de Kraches
et de la province de Kanchor, dans le pays des Phnongs ou
des Stiengs insoumis'. Le pere du roi actuel, ayant eu con-
naissance de cette tradition, nomma un mandarin, le chargea
de decouvrir cette auguste empreinte et lui donna le ti'tre de
Kiry Putthea bat; ce mandarin est mort depuis plusieurs
annees et n'a pas ete remplace. Si ses recherches sont demeu-
rees infructueuses, c'est peut-etre qu'on s'y est malpris; le
' Deux peuples sauvages qui habitent a 1'est du Mekong cambodgien,
derriere le rideau de villages cambodgiens situes sur la rive gauche. ■■ i
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LE PREAS BAT                                          495
mandarin a compris que sa fonction prendrait fin le jour ou
il aurait revele l'endroit oil le Preas bat se trouve. et qu'il
perdrait les benefices de sa charge. II n'etait pas paye, mais il
recevait tous les ans un lot de cotonnade rouge, de gros fils
de laiton, de perles, etc., qu'il devait employer a payer les
sauvages Stiengs qu'il chargeait des recherches. En fait, il
n'employait toutes ces marchandises qu'a i'aire des echanges
et a se procurer de l'ivoire, des cornes de cerfs, de la cire
d'abeille qu'il revendait aux commercants de Kraches.
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-■*., ; , !—., ■—l^______._ __________ ...._........
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LIVRE X
LETHfQUE DU BUDDHISME
i
LCEUVRE SOCIALE DU BUDDHISME AU CAMBODGE
Je n'ai pas a me preoccuper ici de l'oeuvre sociale accom-
plie par le buddhisme au sein de tous les peuples dont il a
regi la conscience, mais seulement de son oeuvre au sein du
peuple cambodgien, l'un des derniers venus a la doctrine du
Maitre. Or, si les resultats de son action religieuse sont faciles
a saisir, parce qu'on a sous les yeux la societe qu'il a trans-
formee, il est assez difficile de savoir comment eette action
s'est exercee chez ce peuple denue de documents historiques,
et quelles sont les institutions de l'ancien etat de choses qui
ont ete les premieres transformers, ameliorees ou detruites.
1. — Par exemple, on ne peut sans exageration mettre a
l'actif du buddhisme la destruction des castes au Cambodge,
car, a l^heure de son triomphe definitif, il semble bien qu'elles
etaient deja tres compromises et que rien ne pouvait plus les
sauver. Cependant, on doit lui tenir compte, les trouvant
ruinees, de n'avoir rien fait pour les maintenir ou pour les
restaurer; il y a meme quelques raisons de croire qu'il a fait
tout ce qu'il a pu pour precipiter leur chute et pour la rendre
definitive, car il ne leur a fait aucune place dans la societe
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498                            l'ethique du buddhisme
qu'il a reglementee. Si, avant la revolution de 1320 (?), qui met
un buddhiste sur le trone du Cambodge, on trouve des rois
pour travailler soit a la conservation, soit a la restauration,
soit a la reglementation des castes, on n'en trouve plus apres
pour une oeuvre pareille, et les lois, revisees a cette epoque et
depuis, ne portent aucune trace de leur existence. Les lois de
l'ancienne societe etaient, je l'ai demontre ailleurs', le Manava
dharma sastra
des Hindous; les buddhistes ne les ont pas
entierement repetees; ils les ont seulement profondement
amendees, expurgees de tout ce qui ne cadrait point avec la
nouvelle religion, de tout ce qui pouvait empecher son action
de s'exercer. Puis les livres du Manava dharma sastra, qui
parlent de 1'origine des castes, de leur organisation, de leurs
devoirs, ont ainsi ete rejetes par eux. Ils ont fait plus contre
elles, car ils ont retranche de la genese buddhique, qu'ils
substituaient a la genese brahmanique et qu'ils ont inseree
en tete du livre des lois revisees, le paragraphe qui concerne
ces memes castes et qui, sans les faire naitre de Brahma, les
fait remonter au premier roi des homines'. Deux castes ont
cependant survecu, par la force des choses, a l'ancien regime :
la caste royale, dite maintenant des kshatriyas, et la caste
des prohm ou bakus. La premiere dure parce qu'elle est
sur le trone; elle est moins une caste qu'une famille dont les
membres peuvent epouser les filles du peuple. La seconde est
bien une caste, la caste ancienne des brahmes, qui est proba-
blement restee brahmanique de religion pendant plusieurs
siecles apres le triomphe definitif du buddhisme, qui a vu
remplacer avec peine les institutions du passe, mais cette caste
est reduite a quelques centaines d'individus; les buddhistes ne
l'ont certainement reconnue qu'a leur corps defendant, et la
monarchie nouvelle ne l'a acceptee que parce qu'elle ne pou-
vait faire dilTeremment; il n'existe aucune loi pour la defendre
contre elle-meme, pour la preserver des mesalliances de jour
en jour plus frequentes et pour sauvegarder ses privileges.
1 Voyez ma brochure: Recherch.es sur les origines brahmaniques des lois
cumbodgiennes,
Paris, 1898, chez Leroux et cliez Laroze.
! Ce paragraphe, suppriine au Cambodge, se trouve dans les textes p&li
et Singalais.
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l'ceuvre sociale du buddhisme au cambodge 499
On a fait le moins qu'on a pu pour elle, et cela meme
demontre que le buddhisme a subi plutot que reconnu la
caste des bakus.
II. — On ne peut pas davantage dire queie buddhisme a
songe et travaille a la suppression de 1'esclavage, qu'il a
preche la liberte pour tous les hommes. II n'a pas eu, pour
cela faire, une assez haute conception de la dignite humaine ;
il n'a, pas plus au Cambodge qu'ailleurs, compris que 1'escla-
vage est une source de demoralisation sociale et de peche.
II a, comme le christianisme, proclame l'egalite de tous
les hommes devant la loi religieuse, mais il n'a pas songe
qu'il pouvait aller au dela et precher l'affranchissement des
esclaves. On ne peut cependant pas lui reprocher d'avoir dit,
a ceux qui pouvaient etre tentes de lui demander leur liberte,
ce que saint Paul disait aux Corinthiens' : « Que chacun
demeure dans i'etat ou il etait quand Dieu l'a appele. Etes-
vous esclave, ne vous en mettez pas en peine; mais, lors
meme que vous pouvez vous faire afl'ranchir, preferez de
rester dans 1'esclavage. » Je ne crois pas qu'on puisse rier
trouver d'approchant dans les textes buddhiques, mais je ne
vois pas non plus que le Buddha et les peres de son Eglise
aient jamais vante I'etat de liberte et encourage les esclaves a
le rechercher. L'esclavage leur paraissait probablement si
bien la consequence de toute organisation sociale, la punition
de quelque faute commise au cours d'une autre existence,
qu'ils ne paraissent pas avoir songe a produire contre lui un
argument de doctrine; mais, s'ils ne Font pas combattu en
lui-meme, il faut reconnaitre qu'ils n'ont rien fait pour le
recommander, pour l'affermir et que leur action, en vue
d'ameliorer la situation des esclaves, etait d'elle-meme et a
leur insu la disorganisation de l'ancien etal de choses.
La condition faite aux esclaves par leurs mattres attira de
bonne heure l'attention des buddhistes cambodgiens. Ne son-
geant point a les affranchir, ils travaillerent a ameliorer leur
condition, a la rendre plus digne, a leur donner des droits, u
1 VII, 20-21.
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»                         V
!
•r>00                               i.'kthiquf. mi BUDDHisME
faire des esclaves des hommes egaux, devant la Loi, a leurs
maitres eux-memes. Disposant de la situation, ils entreprirent
cette ceuvre de charite et d'amour avec une certaine ardeur.
Ils penetrerent la loi de I'esprit buddhique et insererent dans
les nouveaux codes vingt articles ou mantras recommandant
de traiter les esclaves avec douceur, punissant les maitres
cruels, violents, insulteurs, et ceux qui traitent leurs servi-
teurs comme s'ils etaient des animaux domestiques. II fut
defendu de faire manger un esclave a l'auge, comme les pores,
de corriger un esclave autrement que le fils, de le frapper
avec un instrument servant a conduire les bceufs, les buffles,
les chevaux, les elephants, de le lier avec une corde ayant
servi a ces animaux1; on recommanda de ne pas demander a
l'esclave un travail superieur a celui que fournit d'ordinaire
un homme libre, et la coutume s'etablit de ne les faire tra-
vailler aux champs, dans les bois, que de six heures du
matin a dix heures, que de deux heures du soir a cinq heures.
La condition de l'esclave d'extreme-orient, deja si peu rude
avant le buddhisme, s'est ainsi lentement amelioree sous ses
constant efforts. Grace a lui, l'esclave, — cet homme sans
droits, la chose de son maitre, — est devenu une personna-
lite sociale que le maitre doit respecter et qui peut en appeler
aux tribunaux. Alors, autant que la chose est possible, dans
l'etat d'esclavage, la moralite de l'etre possede s'est accrue, et
sa place dans la maison du maitre s'est trouvee plus large;
elle est aujourd'hui celle de nos valets de ferme dans la
maison du fermier, et bien superieure a celle des negres
emancipes dans la maison du creole, leur ancien maitre.
L'esclave d'origine cambodgienne, sauvage ou etrangere,
n'a jamais ete traite au Cambodge, par son maitre buddhiste,
comme l'esclave antique l'etait par son maitre romain, comme
l'esclave noir l'etait encore aux Antilles il y a cinquante ans
par son maitre catholique et francais, cependant beaucoup
moins dur et cruel que les maitres espagnols, portugais ou
anglais. On n'y a point connu le Code noir que Louis XIV a
edicte pour nos colonies.
1 Voyez mes Codes cambodgiens, tome I", page 403, article 54. et tome II,
page 001. article :t4.
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L'CEUVRE SOCIALE DU BUDDHISME Ad CAMBODOE           501
Or, si le sort des esclaves au Cambodge a ete ainsi ameliore,
c'est au buddhisme, c'est a son esprit de charite pour tous les
etres, c'est a sa douceur, c'est a ce je ne sais quoi qui est
Tame des religions qu'on le doit.
Le fait de songer a ameliorer le sort des esclaves, devait
mener les buddhistes plus loin. Comment recommander aux
maitres la pitie, la douceur, la justice, les inciter a etre un
pere pour leurs esclaves, sans donner cette idee que l'escla-
vage est une condition sociale detestable, et sans finir par
faire de l'affranchissement des esclaves une bonne action
buddhique. La secte n'a pas pense, n'a pas ose en faire un
devoir social, mais elle a cru tout au moins devoir en faire un
acte de charite individuel, qui ne peut etre exige, mais qui doit
etre recommande, estime, donne en exemple '. Je ne veux pas
m'abuser sur l'importance sociale de cet affranchissement,
mais il me semble que l'idee de charite qui le provoque, que
Facte pieux qu'il est, a eu tout au moins la portee sociale que
tous les actes frequemment repetes finissent par avoir, en
apportant dans les mceurs d'une population qui les admire
des habitudes d'esprit qui, peuapeu, la preparent a certaines
modifications legislatives plus graves et plus decisives. C'est
a ceci qu'il faut attribuer la facilite avec laquelle les Cambod-
giens ont accepte les modifications que nous avons apportees
au regime de l'esclavage et qu'ils accepteront sa suppression
complete et definitive quand il nous plaira de la decider.
Les aff ranch issements par le maitre, afin d'accomplir une
bonne ceuvre, un acte pieux, afin d'acquerir des merites et de
' C'est ce qu'a fait, et tout ce qu'a fait le christianisme des premiers
siecles. Onesime affranchit son esclave Philemon pour etre agreable a saint
Paul; Hermes, prefet de Rome, en affranchit douze cents le jour de sa conver-
sion ; Chromace, egalement prefet de Rome sous Diocletien, en libere
quatorze cents le jour de son bapteme. De meme que le buddhisme, le christia-
nisme, il a fait de raffranchissement des esclaves une ceuvre pie; il n'a pas
cru en faire un devoir social. Le christianisme a eu ses docteurs partisans de
l'esclavage des noirs, fils de Cham, le maudit, et ce sont des Chretiens, toujours
acccompagnes et moralises par des pretrescatholiques ou des religieux.qui ont
ilepeuple l'Amerique, vendu ses populations a l'enchere et vu vendre sur le
marche la chair d'indigenes traques a la chasse et ramenes par les chiens
sous les coups de chasseurs devots, superstitieux et feroces. Je n'oublie pas
que lavoix qui a faitconnaitreces horreurs a l'Europe etait celle d'un pretre.
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502                         l'kthique du buddhisme
meriter une reincarnation heureuse sont nombreuses aujour-
d'hui, et je connais plusieurs families dont on a affranchi un
esclave a la raort d'une personne aimee, j'en connais deux oil
il est entendu que tous les esclaves seront liberes a la raort,
les unsde la grand'mere qui a quatre-vingt-cinq ans, les autres
a la mort du grand-pere qui a quatre-vingt-un ans. Les affran-
chissements in extremis sont aussi tres frequents et recom-
mandes par les religieux et les formulaires de sagesse que
tout le monde connait. J'ajouterai que je ne connais pas un
seul cas oil une famille ait songe a ne pas liberer les esclaves
que lc defunt lui avait recommande d'affranchir; de pareils
desirs sont toujours scrupuleusement satisfaits.
Les buddhistes ont aussi statue que l'esclave qui tout seul
a soigne son maitre dans sa derniere maladie doit etre
affranchi; que l'esclave que la famille charge de laver le
corps du defunt, de remplacer le petit-flls qui conduit le corps
au bucher, d'alimenter le foyer d'incineration, d'arroser les
os du mort, de les ramasser et de les enfermer dans le vase
funeraire, a droit a son affranchissement1 et les tribunaux
sauraient au besoin faire religieusement respecter cette loi, si
jamais quelqu'un s'avisait de la violer.
L'esclave que son maitre a autorise a entrer en religion
ne peut plus etre esclave de ce maitre et ne peut plus etre ni
vendu ni engage par lui, alors meme qu'il ne conserverait
l'habit de religieux que quelques mois, que quelques
semaines, que quelques jours !.
Ce sont la des dispositions graves qui ne pouvaient
manquer d'exercer une certaine action sociale et dont il faut
savoir gre au buddhisme qui, s'il ne fut pas, comme l'a dit
M. Clemenceau 3, « une reforme sociale d'une haute portee
egalitaire, » fut au moins une grande pensee de charite pour
tous les etres et d'amour pour les petits.
1  Voyez mes Codes cambodgiens, lonie 11, page 168, article 39.
2  Voyez mes Codes cambodgiens, tome I", page 390, article 16; tome II
page 168, article 39; page S65, article 8. — Si le maitre a promis a son esclave
de le laisser entrer en religion a un certain age, et cet age venu, ne l'y
autorise pas, il a tort, et laloi le condamne aperdre la moitie du prix de son
esclave. Voyez tome I'', page 380, article 2i.
3  La Justice, 12 Janvier 1896.
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iAEUVRK SOCIALE DU BUDDHISME AU CAMBODGE            503
111. — La place que la femme occupe dans la famille
cambodgienne n'est peut-etre pas entierement due a 1'intluence
du buddhisme, puisque nous trouvons cette place deja tres
large a la fin du treizieme siecle de notre ere, c'est-a-dire
avant le triomphe du buddhisme, puisque nous voyons la
femme occuper a cette epoque des fonctions de la plus haute
importance. L'auteur chinois de la Description du Cambodge
dit qu'il y a trouve des femmes qui etaientastronomes, secre-
taires royaux; il nous les represents comme etant en general
tres aptes au commerce. 11 pretend aussi qu'elles sont tres
libres de moeurs et sans vergogne. On ne peut done dire que
la femme cambodgienne doit au buddhisme la liberte d'allures
que nous lui trouvons aujourd'hui, et son emancipation,
puisque autrefois elle etait si grande qu'elle allait jusqu'a la
negation de toute retenue, mais ce qu'on peut dire e'est que
la femme khmere doit a la reforme religieuse sa propre re'forme
a elle-meme, sa grande moralite, ses moeurs pures, le respect
qu'elle a de sa personne et de son caractere, sa modestie,
l'attachement qu'elle a pour ses devoirs de mere et d'epouse.
La revolution de 1320 qui a consacre la nouvelle religion l'a
moralisee, comme en Occident la Reforme a moralise l'Alle-
magne, PAngleterre, la Hollande, la Suisse et les families
huguenotes de la Prance, comme la Revolution a moralise le
clerge frangais. La femme cambodgienne est devenue par
elle plus religieuse, plus attachee a ses devoirs et, surtout,
plus morale.
Le buddhisme lui a appris qu'il y a un bonheur intime a
n'avoir rien a se reprocher, a pratiquer ses devoirs, a demeurer
une epouse digne et une mere respectable. Ceux qui connais-
sent la femme cambodgienne, qui l'ont observee dans sa
famille, au temple, aux grandes fetes religieusesetde famille,
toujours devouee, toujours empressee, serviable sans jamais
perdre une ombre de sa dignite, active, surveillant tout,
placant les cierges sur l'autel du Sauveur, faisant I'aumone
aux religieux, preparant les fleurs de l'offrande, ou les mets
pour toute la parente, pour tout le village invite au mariage
de la fille, a la tonte des cheveux de 1'enfant,... ou qui l'ont
frequentee, qui ont converse avec elle, sonde son coeur et sa
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504
l'ethique lu buddhisme
tete,... ceux qui Font entendue dire avec cette gravite a la fois
respectueuse et resolue que donnent seuls une grande convic-
tion et un grand attachement aux devoirs bien compris et
aceeptes : Khmean chbap hhmer, « ce n'est pas la coutume
cambodgienne », comprendront que c'est a son sentiment
religieux, au buddhisme, que la femme cambodgienne, si
illettree, doit sa conscience et sa psychologie, sa caracteris-
tique et sa personnalite a la fois si religieuse et si profonde-
ment attachee a ses devoirs de famille.
Les conseils d'une mere a sa fille, petit satra en vers qui
porte le nom de Chbap srey- « coutume des femmes », que les
religieux aiment a prefer aux femmes, que les filles apprennent
par coeur et savent reciter1; le discours du Buddha a la belle
fille d'Anathapindika sur les differentes especes d'epouses3,
qui est connu de beaucoup de femmes cambodgiennes, les lois
concernant les epouses et les filles, le respect qu'on leur doit,
le devoir des maris et des fiances, sont marques au cachet
buddhique et sont devenus le code de la bienseance et de la
bonne education. La encore, la secte a marque de sa puissante
empreinte la societe qu'elle pretend diriger dans la voie du
salut et qu'elle a soumise a la pure et liberatrice doctrine du
Buddha. De cela aussi, il faut lui savoir gre.
IV. — L'action du buddhisme sur les lois et sur le gouver-
nement des peuples est aussi tres visible, et les resultats sont
probants. L'idee que le legislateur a du dignitaire est celle
qu'il doit etre pour ses administres un pere, un protecteur, un
homme religieux, celebrant beaucoup de fetes, un exemple
pour les gens du peuple, un conseiller qui doit rappeler les
oublieux a l'observance des devoirs religieux et les moines
au respect de la regie buddhique 3. On aime a le comparer a
1 Voyez dans le Bulletin de la Societe d'Ethnographic, 1896, numeros 99,
100, 10), 1011 et 104, mon Memoire sur VEducation chez les Cambodgiens,
principalement pages 205-208, et 233-233.
8 Voyez mes Codes cambodgiens, tome 1", page 59.
:l « Le prefet de police (preas nokor bat, gardien du saint royaume), doit
pratiquer la vertu constamment, faire frequemment des bonnes oeuvres, et
craindre de coinmettre le peche, etc. » — Mes Codes cambodgiens, tome II,
pages 302-303.
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l'cEUVKE SOCIALE UIJ BUDIJIIISME AU CAMBODGE           505
I'arbre qui abrite le voyageur des rayons du soleil, a l'arbre
isole sur les branches duquel se refugie l'homme poursuivi
par un fauve, a la toulTe de broussailles qui sert de refuge au
poisson chasse par l'ennemi. A chaque instant, la loi lui rap-
pelle les peines qu'il soufTrira dans le monde des damnes s'il
abuse des pouvoirs que le roi lui a confies, pour tromper,
opprimer, mecontenter le peuple, pour s'enrichir a ses depens
ou pour juger avec partialite les affaires qu'il est appele a
regler.; elle lui rappelle a tout propos les joies paradisiaques
qu'il peut esperer s'il observe tous ses devoirs de juge, de
lonctionnaire soucieux d'acquerir des merites et de bien servir
son roi et son pays.
V. — Sous l'influence du buddhisme, les lois et les mceurs
se sont adoucies, et la vertu de sa sociabilite s'est affirmee de
vingt manieres. L'ame fremit de compassion, de pitie et c'est
a chaque instant le mot pardon qui vient au bout du burin, a
l'aide duquel le legislateur grave les lois sur les feuilles de
« Le gouverneur et les autorites provinciates doivent conseiller les habi-
tants et leur faire connaitre que ceux qui travaillent aux rizieres doivent les
ciiltiver avec soin et perseverance; que ceux qui travaillent les champs
doivent les entretenir avec tout le soin possible; que ceux qui se livrent au
commerce doivent s'y livrer avec perseverance; que chacun doit, en general,
perseverer dans son etat. II doit engager les religieux a pratiquer strictement
tous les preceptes de la religion; s'assurer que les ceremonies des jours feries
sont celebrees; que les temples sont entretenus proprement et qu'il ne s'y
trouve ni trous ni partie delabree. » — Tome l", page 98, article 39.
« Un gouverneur doit comprendre toutes les situations et savoir envi-
sager l'avenir, car il est le conseiller et le guide des habitants, il doit 6tre
avec eux comme un pere a l'egard de ses enfants. II doit connaitre la religion,
etre humain, et ne doit pas mepriser les institutions religieuses. II doit
respecter les chefs des religieux, ses professeurs, ses parents, les vieillards ..,
il doit au contraire observer, pratiquer la religion..... II doit conseiller aux
habitants de cultiver, avec tous les soins necessaires, les rizieres, les champs
et les vergers, de faire le commerce, de s'adonner a leur profession avec
perseverance et de se soumettre sans jamais resister a certaines obligations
personnelles. » — Tome I", page 100, article 46.
« Etre le pere d'un peuple, c'est etudier sa condition, avoir pitie de lui
et l'estimer. a — Id., page 101, article 47.
« Si le gouverneur ou les autres autorites provinciales n'observent pas
simplement.....ils commetlront un grand peche et, quoi qu'ils fassent pour
acquerir des merites pour 1'autre monde, ils n'en pourront acquerir aucuns.
lis doivent done observer les articles de cette loi, afln que les tevodas puis-
sent former pour eux des souhaits de bonheur. » — Id., pages 102, article 54.
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50(5                         l'ethique du buddhisme
palmier. A la fin du dix-septieme siecle, un grand roi, Preas
Chey Chestha, monta sur le trone; il trouva que les lois etaient
trop severes, que les peines etaient trop cruelles ; il les
modifia1. Les vingt et une peines de la mort lente furent
supprimees et la peine de mort cessa d'etre appliquee avec le
raffinement des temps barbares. II corrigea, edicta des lois
revisecs et amendees ou il recommanda aux voisins de s'entre-
secourir, aux juges de faire leurs enquetes avec le plus grand
soin, aux gardiens du royaume (prefets de police) de veiller
a la securite publique, de rappeler par des eirculaires adressees
tous les ans aux fonctionnaires leurs devoirs civils et reli-
gieux. II recommanda la reconnaissance envers la mere, le
pere, les professeurs et envers tous ceux qui nous ont proteges
ou nourris, la douceur avec les animaux domestiques qui
nous aident a travailler la terre ou qui nous portent; il invita
les maitres a ne pas exiger des animaux plus de travail qu'ils
n'en peuvent donner, a ne pas les frapper avec cruaute. II
pardonna aux gens qui, a leur insu, ont recu chez eux des mal-
faiteurs ou les ont passes sur l'autre rive, quand ces gens ont
l'habitude d'agir ainsi avec tous les voyageurs dans un esprit
de charite; il ne condamna qu'au remboursement du prix des
poissons liberes, celui qui, par amour pour eux, leur ouvre la
porte d'un vivier ou celle d'une banne ou il se sent pris. A
ses yeux, le mari et la femme doivent vivre et mourir Tun
pour l'autre, jouir des memes joies et souffrir des memes
ennuis, etc. Mais je n'en finirais pas si je voulais indiquer ici
toutes les idees nouvelles que le buddhisme a jetees dans le
monde et qui, au Cambodge, ont modifie les caracteres et les
choses, les lois et les moeurs. Son action a ete immense ; il n'y
a qu'a regarder dans la conscience d'un homme du peuple,
d'une femme, d'un jeune enfant, pour voir quelle a ete sa force
et quelle est encore la puissance de la pensee religieuse et
morale qui les domine.
VI. — Le buddhisme a-t-il ete pour quelque chose dans la
decadence du peuple cambodgien? G'est la une grave et inte-
1 Voyez mes Codes Cambodgiens, tome II, pages 293-296.
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L'CEUVIIE S0C1ALE DU BUDDHISME AU CAMBODGE           507
ressante question, mais a laquelle il est difficile de repondre.
11 est certain que la decadence du grand royaume a precede l.e
triomphe definitif du buddhisme, mais qui peut savoir si la
propagande religieuse qui s'est exercee du cinquieme au qua-
torzieme siecle n'a pas prepare cette decadence, et si les
theories du Maitre sur le detachement et sur Inspiration au
Nirvana n'ontpas detrempe le caractere de la notion et desor-
ganise le pays? Je crois que le buddhisme n'est pas exclusi-
vement coupable de ce crime social, et qu'il faut aussi accuser
le temps qui desorganise les empires les plus puissants, et
qu'il y a des raisons de croire que cette decadence est surtout
la consequence de l'absorption par la masse aborigene de
Pelement conquerant, et que cette civilisation, si brillante
qu'elle fut, portait en elle une cause de destruction que ne sut
point corriger le buddhisme. Elle etait la civilisation d'un
peuple etranger gouvernant une masse infiniment plus nom-
breuse, et par consequent une civilisation factice, sans racines
vives dans le sol, puissante, capable de grandes choses, mais
pour un temps seulement. Ceci dit, je penche a croire que le
buddhisme ne pouvait guere etre dans ces conditions un ele-
ment de force et que ses aspirations au jhana, sterilisantes
et enervantes pouvaient produire des saints, mais non des
homines ayant les passions humaines et violentes, absor-
bantes, qu'il faut savoir mettre au service du pays, du peuple
qu'on veut faire durer, defendre et sauver. C'est surtout de
lui qu'on peut dire ce que M. Berthelot a dit du catholicisme :
« Cette religion n'a fait qu'engourdir les mortels dans le
sentiment de leur impuissance et dans la passivite des resi-
gnations '.»
VII. — Un reproche qu'on doit faire au buddhisme indo-
chinois tout entier et, par consequent, aux buddhistes cam-
bodgiens, c'est de n'avoir pas su convertir et civiliser les
nombreuses tribus sauvages qui occupent une si grande partie
du territoire, c'est de n'avoir pas, sur ce point, compris la mis-
sion que le Maitre a confiee a ses disciples et celle que le roi
1 Revue de Paris.
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I.'KTHIQI'K 1)U BI'DDHISMK
508
Agokaconfia aux missionnai res buddhistes,peude temps apres
la reunion du ooncile de Pataliputra, en l'an 22i avant notre
ere : t<.....Rendez-vous dans les contrees barbares, melez-
vous aux incroyants pour les instruire ef les gagner a la foi;
joignez-vous indifferemment aux soldats, aux brabmes, aux
vagabonds, aux peuples pervers, au rebut de la soeiete, dans
les limit.es du royaume et dans les pays etrangers, pour
enseigner les meilleures cboses, non par la violence, mais
par la persuasion. » Et les peuples sauvages sont demeures
sauvages et sans foi religieuse. Les Cambodgiens qui les
meprisent, les ont negliges et n'ont pas cru digne d'eux de les
evangel iscr. G'est la une faute, et la preuvc que les buddhistes
cambodgiens, le brahmanisnie vaincu, se sont couches sur
leurs lauriers et ont perdu la foi militante qu'il faut a toutes
les sectes pour se repandre, pour conquerir d'autres peuples
et se faire parmi eux des allies et des amis.
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II
LE ROI BUDDHIQUE
Nous savons, par vingt ouvrages sanscrits et surtout par le
Mandva dharma sastra, ce que doit etre un roi brahmanique,
mais nous savons assez mal encore, en Europe, quel est l'ideal
d'un roi buddhique et quelles sont les vertus qu'il doit pra-
tiquer.
Les satras cambodgiens, et parmi eux le Trey-Ph&m ou
« Trois mondes », dont j'ai deja plusieurs fois parle, don-
nent le roi de la Roue (chdkrdpaltra) en exemple aux rois,
et enseignent qu'un prince soucieux de bien gouverner son
peuple et d'acquerir des merites, doit pratiquer les dix vertus
dites reachea dharma, ou preceptes royaux. Voici quelles
sont ces dix vertus caracteristiques d'un bon roi : la charite,
la moralite, la liberalite, la moderation, l'humanite, la
patience, la droiture, la tolerance, l'austerite et la perseve-
rance.
Un petit satra que j'ai eu sous les yeux et qui ne portait
aucun titre, dit : « Un bon roi doit etre pieux, juste, grave,
pitoyable, charitable, accessible, perspicace, reserve, actif et
brave. » Puis un peu plus loin : « Le roi doit connaitre la Loi
(religieuse) et les lois du royaume ; il doit les etudier souvent
et les observer toujours, parce que la Loi est la parole du
Buddha et que les lois du royaume sont l'ceuvre des anciens
rois. »
Voici maintenant les conseils que le roi chakrapattra
donne aux rois, ses vassaux, avant de les quitter pour aller
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•>
510                            i.'kthique du buddiusme
aux quatre points du monde reconnaitre et consacrer les
limites de son vaste empire. Je traduis textuellement tout le
paragraphe :
« Ge roi Preas Maha chakrapattra thireach etait un roi
tres puissant et tres glorieux, un roi vertueux qui savait
discerner le bien et le mal. II a donne d'excellents conseils
aux rois, aux dignitaires, a tous les peuples de I'univers, et
pour cette raison on peut le comparer au supreme Buddha.
II etait d'une grande sagesse, d'une grande vertu, tres glo-
rieux devant les rois et devant les peuples de I'univers et,
comme le Buddha, il leur a donne toutes sortes d'excellents
conseils, et comme lui il a preche tous les preceptes a tous les
hommes et a tous les etres qui l'ecoutaient en silence.
« Voici quels sont les preceptes que le roi leur donna :
«— Eh ! vous autres tous, veuillez ecouter mes paroles. A
partir d'aujourd'hui, observez les preceptes sacres, soyez
vrais toujours, soyez corrects, conformement aux dix pre-
ceptes'. Qu'aucun de vous ne les ouhlie une seule nuit2. Soi-
gnez bien, entretenez bien vos families, vos dignitaires et
tous les hommes du peuple. Ne dites pas que ceux-ci sont de
condition plus basse que ceux-la, que ceux-la sont d'une con-
dition plus haute que ceux-ci. Aimez-vous les uns et les autres
comme des freres, n'aimez pas celui-ci plus que celui-la,
aimez au contraire ceux-ci de la meme maniere que vous
aimez ceux-la. II est tres rare qu'une bete devienne lionime, il
est encore plus rare que cette bete, devenue homme, devienne
roi, mais aujourd'hui il est encore plus rare de trouver un
dignitaire qui observe les preceptes et qui sache discerner le
bien et le mal. Or, s'il est donne a un homme d'etre roi ou
dignitaire dans ce monde, c'est que, au cours d'une existence
anterieure, il a acquis des merites, et merite ces distinctions,
ces honneurs qui l'entourent. Consequemment, vous autres
1 Probahlement les rdjadhamma ou devoirs des rois : — danam, cliarite;
silam, morality piete; pnricago, liberalite; alekodho, moderation; avihimsa,
liumanite; khanti, patience; ajjavanam, rectitude; maddavam. tolerance:
tiipo, austerite; et avivodhuna, perseverance.
- C'est-a-dire « un seul jour », l'ancienne coutume etant de compter par
nuit.'
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511
LE ROI BUDDHIQUE
tous, observez les preceptes sans paresse aucune, priez, soyez
toujours vrais, justes, dignes et faites 1'aumone aux pauvres
qui s'adressent a vous et vous donnent ainsi l'occasion
d'acquerir des merites. En outre, craignez dans votre coeur de
commettre un peche. Quand vous jugez une affaire, jugez-la
avec justice, etudiez-la avec soin, interrogez patiemment les
parties en presence, les temoins, ecoutez leurs reponses avec
la plus grande attention, et sachez obliger tous ceux qui vous
approchent a parler avec exactitude et franchise; puis, quand
vous aurez entendu tout le monde, rendez votre sentence avec
justice et dignite, conformement a ce que les debats vous
auront revele, afin que ceux qui ont raison aient gain de cause
et que ceux qui ont tort perdent leur proces. Si vous jugez
ainsi, tous les dieux, toutes les divinites du ciel et les hommes
de la terre tout entiere parleront de vous avec respect.
D'autre part, celui qui, etant rene en ce monde, possede beau-
coup de biens, beaucoup de richesses, ne les possede pas, ne
les a pas acquis par son travail, par son talent, par son ins-
truction, par son intelligence; elles sont un effet des merites
qu'il a amasses au cours d'une existence anterieure. De meme
ceux qui sont devenus rois ou dignitaires en ce monde, c'est
qu'iis ont merite d'etre ce qu'ils sont, au cours d'une autre
existence, en celebrant des fetes, en pratiquant la vertu, en
faisant 1'aumone aux pauvres. Par consequent, a partir d'au-
jourd'hui, ayez tous de la reconnaissance pour le supreme
Buddha, pour les religieux, et priez; ne soyez pas ingrats,
soyez toujours justes, dignes et fideles. Observez les preceptes
sacres, conformez toujours votre conduite a ce que les textes
vous enseignent, car les textes ont recucilli les paroles qui
sont sorties de la bouche du Buddha quand il donnait des
conseils a tous les etres.
« Suivez done tous ces conseils, evitez de commettre le
peche qui conduit aux enfers, oil les souffrances sont terribles
et le malheur inevitable. Ne tuez pas, pas meme une fourmi
blanche, pas meme une fourmi rouge, parce que ces animaux
sont de pauvres et malheureux insectes. Et si vous voyez
quelqu'un commettre le peche, conseillez-le afin qu'il ne peche
pas, et pour qu'il conforme sa conduite aux enseignements
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512                         l'kthique nu nunninsMK
saeres, pour qu'il soit juste, vrai, digne et fidele. Gelui qui ne
suivra pas ces conseils, celui qui passera sa vie a tuer les
animaux, apres sa mort s'en ira dans les enfers, il y sera
malheureux, miserable; il y souffrira des maux cruels et plus
tard, quand ii aura fini sa peine, il renaitra dans le ventre
d'une pauvre et miserable femme, qui n'aura rien a manger
et il souffrira encore des maux cruels. II vivra ainsi, malheu-
reux, sans jamais trouver un seul instant de repos, et ces
vies de misere se succederont pendant mille ans. Alors, il
sera separe de sa famille, de ses amis, et sa femme et ses
enfants seront par lui entraines a pecher et jamais il ne
pourra se delivrer du peche. En outre, si vous apercevez des
objets qui sont la propriete d'autrui, des objets qui ne vous
sont pas offerts, il ne faut pas vous les approprier, encore
moins les faire prendre par vos gens. Quiconque s'empare
des biens d'autrui, tombera apres sa mort dans les enfers et
y souffrira pendant longtemps des souffrances terribles et des
maux cruels. Sa peine expiee dans l'enfer, il renaitra homme
tres malheureux et d'une grande pauvrete, qui vivra seul,
sans parents, sans femme et sans enfants autour de lui. S'il
parvient a acquerir quelque objet de valeur, les malfaiteurs
viendront 1'en depouiller, ou bien cet objet sera detruit par le
feu, ou sera englouti au fond de l'eau, ou bien encore il se
perdra par suite de l'un des quatre accidents. Et il en sera
ainsi pendant mille annees d'existences, apres quoi il aura
expie ses peches. En outre, ne prenez jamais la femme d'autrui,
n'ayez point de relations amoureuses avec elle; evitez ce peche
qui amene avec lui les plus grands malheurs et conduit ceux
qui le commettent en enfer, ou est le sejour des souffrances
eruelles et des malheurs incessants. Ceux et celles qui com-
mettent le peche d'adultere tomberont apres leur mort dans
les enfers et seront obliges de monter sur l'arbre roka dek
qui est couvert d'epines en fer tres pointues et tres tranchantes,
qui accrochent et dechirent ceux qui tentent de monter sur lui.
Dans cet enfer, un feu terrible brule incessamment l'arbre
roka dek et consume les damnes que des yomphubal y pous-
sent a coups de hache et de lance. Apres avoir ainsi souf-
fert pendant bien longtemps, ils renaitront, successivcment
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le roi feubDHiQUE                           543
en notre monde, hommes bossus, aveugles, eunuques, pendant
mille annees. En outre, celui qui ment, qui mtnt toujours;
celui qui parle mal de son prochain, qui parle legerement,
apres sa mort, tombera dans I'enfer; il y subira des peines
pendant longtemps, puis il renaitra en notre monde et y sera
un homme tres malheureux, dont la bouche et le corps tout
entier repandront une odeur infecte; il sera d'une extraor-
dinaire maigreur et son corps seracouvert d'une plaie unique;
il sera laid et repoussant; s'il fait tort a son prochain, il souf-
frira mille souffrances tous les jours, au cours de toutes ses
existences et ne pourra jamais se delivrer de son mal, s'ac-
quitter de ses peches; ses vetements sentiront aussi mauvais
que son corps. Et cela durera pendant mille ans, parce qu'il
aura menti, parce qu'il n'aura pas fui le peche. — En outre,
ne buvez jamais d'alcool, parce que celui qui boit de l'alcool
tombe aux enters apres sa mort; il y expie longtemps par des
souffrances terribles, puis, ces souffrances endurees, il renait
cinq cents fois a l'etat de yeakhceney1, cinq cents fois comme
chien, mille fois comme fou et une fois comme homme laid
de visage et de formes, ignorant, sans valeur morale et sans
intelligence. Et tout cela parce qu'ilacommis le peche d'ivro-
gnerie, qui est un grand peche et la cause de beaucoup
d'autres. Consequemment, songez bien a ce que vous faites,
reflechissez avant d'agir de telle ou telle maniere; afin de ne
pas pecher, songez aux preceptes sacres et aux conseils que
je vous donne. — C'est a nous autres, rois, et a vous autres
aussi qu'il appartient d'observer toujours les panhchak seel*,
qui sont les cinq moralites principales; et c'est vous qui devez
conseiller, exhorter vos mandarins et tous vos sujets, afin
qu'a l'avenir ils connaissent tout ce que je viens de vous dire,
afin qu'ils acquierent des merites, afin qu'ils jouissent d'une
bonne sante pendant cette vie presente et pendant leurs vies
1  Kn pali yakkhini, en Sanscrit yaia, etres de la mythologie brahma-
nique et buddhique, assimiles a nos ogres par les Cambodgiens.
2  En Sanscrit et pfili panca sila, les cinq moralites ou preceptes qui sont
en langue p&li : pdndtipdtd veramani, s'abstenir de tuer; — adinnadana
veramani,
s'abstenir de volar; —abrahmacariya veramani, s'abstenir d'impu-
retes; — musdvdda veramani, s'abstenir de mensonge; — et pamadalthdtw
veramani,
s'abstenir de liqueurs spiritueuses.
33
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fiU
i.'ktihquf. i>r m.DninsMK
futures. — En outre, 6 vous, qui etes rois, soyez justes, tou-
jours vrais et dignes. Si vos peuples font des rizieres, cultivent
des champs en labourant la terre et si leurs recoltes sont
bonnes, choisissez un homme sage, juste, vrai, correct et
envoyez-le estimer les paddys qui sont mfirs. Ne prenez
jamais plus du dixieme thang, car, sur dix thang, le peuple
doit avoir neuf thang; si le proprietaire n'a pas beaucoup de
paddy', ne prenez rien. — Si vous avez des esclaves, donnez-
leur du riz, tout ce qui leur est necessaire, parce que vos
esclaves ne doivent jamais souffrir de la faim; ne soyez done
pas avares avec ceuxqui, par leur travail, fontvotre bien-etre;
ne soyez pas davantage avare avec les pauvres qui viennent
vous demander l'aumone. — En outre, si vous employez vos
domestiques a tel ou tel travail, ne leur donnez pas un travail
au-dessus de leurs forces, ne les faites pas travailler plus qu'il
convient, car le lendemain, quand ils reviennent travailler, il
ne faut pas qu'ils soient encore las du travail fait la veille.
« Si parmi vos esclaves, parmi vos domestiques, il s'en
trouve qui sont devenus vieux, incapables de travailler,
laissez-les libres de faire ce qu'ils voudront; ils feront ce
qu'ils pourront pour vous et gagneront ainsi leur vie. En
outre, si vous percevez l'impot personnel sur les habitants,
percevez-le conformement aux coutumes anciennes, selon la loi
que les anciens rois ont observee, et alors on dira de vous sur
toute la terre que vous respectez la loi, que vous respectez les
ancetres, que vous savez bien gouverner vos peuples, que
sous votre regne on paye ce qu'on doit payer, ni plus ni
moins, tres exactement selon les lois anciennes. — Si vous
reclamez plus que n'autorise la loi etablie par les anciens rois,
il arrivera que les rois, vos successeurs, feront ce que vous
faites; ils augmenteront les impots, et ceux qui les suivront
les augmenteront aussi, et alors, parce que vous n'aurez pas
respecte la coutume du passe, parce que vous aurez laisse
derriere vous des habitudes mauvaises, on ne respectera plus
rien du passe et chacun fera ce qu'il voudra sans rien craindre.
Alors on commettra partout beaucoup de peches et les habi-
4 S'il y a moins de 10 thang. Le lining vaut environ 40 litres.
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515
LE ROI DUDDHIQUE
tants seront malheureux et sans affection pour, leurs rois. —
Si quelqu'un dans votre royaume est pauvre, malheureux, ou
bien si quelqu'un qui veut faire du commerce, ou qui veut
payer ses dettes, rendre son entreprise plus facile, s'adresse a
vous et vous supplie de lui preter de l'argent, vous qui etes
les maitres de toutes choses, ne repoussez pas cette demande,
donnez votre argent, pretez-le afin d'aider cet homme, puis
faites inscrire sur une liste la date du remboursement, le nom
de I'emprunteur et la somme que vous lui avez pretee. Quand
viendra la fin du mois, le jour auquel I'emprunteur a promis
de rembourser, faites reclamer ce qui vous est du, mais
surtout ne reclamez que la somme que vous avez pretee, ne
reclamez rien de plus, ne reclamez pas les interets de la
somme que vous avez pretee parce que vous etes des rois et
non des marchands, parce que vous etes les maitres des peu-
ples, leurs protecteurs, leur appui et leurs defenseurs; vous
ne seriez pas tout cela si vous reclamiez en outre du capital
i'interet des sommes que vous avez pretees. — En outre, que
la reine, que vos grandes et vos petites epouses, que vos
servantes, que toutes les femmes de votre palais soient bien
entretenues, bien nourries, bien habillees, selon leur condition
de grandes ou de petites epouses, de servantes; que vous les
aimiez ou que vous ne les aimiez pas, vous devez les traiter,
les nourrir, les habiller comme il convient a leur rang, ni
mieux ni moins qu'il convient. — Pensez bien a toutes ces
choses et, surtout, que la pensee de faire le bonheur de vos
peuples ne vous quitte pas un seul instant, mais avant d'agir
pesez bien le pour et le contre, sachez ce qui est bien, sachez
ce qui est mal. Conseillez a vos sujets d'eviter les querelles,
et surtout les proces. Et quand vous jugez, avant de prononcer
votre sentence, ecoutez bien les paroles des deux parties et
sachez quelles sont les bonnes, quelles sont les mauvaises.
— En outre, ayez soin des prophetes, des savants qui connais-
sent et qui savent lire le pali. Quand vous voulez les interroger,
d'abord faites-les asseoir dans un endroit convenable. — En
outre, si quelqu'un, dignitaire, serviteur ou homme du peuple,
se distingue dans le service, vous sert avec fidelite, ne man-
quez pas de le recompenser avec justice et avec mesure,
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516
l'ethique du buddhisme
corame il le merite. — Quand un roi regne avec sagesse,
selon la loi, conformement aux preceptes saints, les gens de
son royaume vivent dans la tranquillite, dans le bien-etre,
dans l'opulence, sont tranquilles et heureux; les maladies
epidemiques ne viennent pas fondre sur eux, parce qu'ils sont
proteges par la puissance et par les merites de leur roi. —
Pour que les rizieres soient fecondes, pour que les jardins
donnent beaucoup, il faut les cultiver, semer et planter selon
la saison qui convient, sinon tout est perdu et mange par les
insectes. Si done un roi n'agit pas selon la loi, conformement
aux preceptes sacres. s'il n'agit qu'avec mauvaise foi et
mechancete, s'il gouverne son royaume avec violence, les
habitants ne vivront pas tranquilles, 'tis tomberont dans la
pauvrete, et les malheurs et la misere s'abatteront sur eux.
Les pluies ne tomberont plus a l'epoque convenable, les
rizieres, les plantations ne produiront plus et la disette sevira
sur le royaume mal gouverne ; les fruits des arbres qui sont
savoureux deviendront amers ou aigres, mauvais au gout,
et les arbres qui portaient leurs-fruits selon la saison ne
porteront plus leurs fruits selon la saison. Ainsi done, les
pluies et les vents ne paraitront plus suivant la saison, comme
autrefois ses ancetres les ont vu paraitre, parce que le roi
n'agit pas selon la loi, conformement aux preceptes sacres,
parce qu'il ne regne pas avec sagesse; e'est a cause de lui que
les habitants soufl'rent des maux cruels et que les divinites
du paradis ne benissent plus le royaume, I'accablent et
n'ecartent plus de lui les malheurs et tous les maux auxquels
il est en proie'.
' Cette pensee, — que du bon gouvernement des rois, de leurs vertus.
dependent la fertility des terres, les pluies que verse le del, la saveur des
fruits que portent les arbres, etc., — n'est particuliere ni au buddbisme qui l'a
elevee a la hauteur d'un dogine religieux, ni a l'lnde. — En Chine, l'enipe-
reur Jao (2337 av. J.-C), s'il faut en croire Confucius, disait : « Le peuple a-
t-il froid? e'est moi qui en suis cause; a-t-il faim? e'est ma faute; tombe-t-il
en quelque crime ? je dois m'en regarder l'auteur. — L'empereur Yu (2300 av.
notre ere) fait niettre en liberte des criminels enchaines qu'il rencontre en
disant < « C'est moi qui suis la cause de leurs crimes. — L'empereur Tching-
Tang qui fonde en 1766 avant Jesus-Christ, la dynastie des Chang s'^crie au
milieu d'une famine : « Je suis le seul coupable, je dois etre le seul immole. »
Et il se confesse publiquement et promulgue une loi agraire. — Et Confu-
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517
LE ROI BUDDHIQUE
« Gonsequemment, vous autres rois, et vous aussi, peuples,
agissez selon mes conseils, agissez d'apres la loi, conforme-
ment aux preceptes sacres, et vous serez benis par les divi-
nites du ciel, au cours de votre existence presente, et, apres
votre mort, vous monterez au paradis, le sejour delicieux,
puis vous reviendrez naitre en ce monde ou vous serez des
homines heureux, appeles a vivre toujours en paix eten bonne
sante. »
Tel est un roi buddhique ou tel il doit etre1. On avouera
que ce portrait ne manque pas d'une certaine grandeur et que
le buddhisme a su imposer des devoirs aux rois et leur tracer
une ligne de conduite, leur imposer une regie qui ne com-
porte guere le despotisme et le caprice.
C'est assurement au buddhisme que les peuples de l'ex-
treme-orient doivent cette conception du roi et d'avoir
peut-etre eu des rois conformes au modele ci-dessus et sou-
cieux de bien les gouverner, d'etre aime d'eux et d'amasser
des merites pour une autre existence.
cius enseigtie cette doctrine que l'empereur est responsable de toils les
crimes qui sont commis dans ['empire. — Noils trouvons la iritae idee chez
les Juifs; le roi David hai de son peuple se voit attrilmer la peste qui desole
la Judee pendant trois ans. — Nous avons vu plus haul la terre perdre sa
fecondite naturelle et beaucoup de ses plantes a mesure que se corrompent
les habitants. — Apres le peche d'Adarn et d'Eve la terre ne produit plus
quand elle u'est pas travaillee.
1 Voyez dans mes Codes cambodgiens, tome i", pages 63-88, le Krdm
reach niti satth,
ou j loi sur l'art de gouverner ».
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Ill
LA CHARITfi
I.  — M. Barthelemy Saint-Hilaire a oru pouvoir ecrire :
« Le buddhisme... ^st une charite sans amour. » Or, a moi,
— qui ai vecu parmi les buddhistes, qui ai lu leurs satras, fre-
quente leurs religieux mendiants, vecu un peu de leur vie,
pense avee eux, reflechi beaucoup aux choses qu'ils me
disaient et qui ai tout fait pour laisser ma pensee se mouler
sirr la leur, et s'eteindre en moi mes habitudes occidentales
d'esprit, — a moi, le buddhisme parait le plus grand acte de
charite et d'amour que l'humanite ait jamais commis. Nulle
part, en nulle autre croyance, je ne trouve une exaltation plus
grande d'un sentiment si bien fait pour amender les hommes,
pour adoucir les mceurs, pour rendre agreables les relations
sociales et pour faire d'un homme charitable un heros de
douceur, de charite et d'amour.
La charite du Buddha ne s'arrete pas aux hommes, elle va
jusqu'aux betes les plus infimes, jusqu'aux etres les plus
ignobles; son amour penetre jusqu'aux enfers. Le Buddha
s'adresse aux damnes comme aux hommes et aux dieux. 11
est le grand conducteur de tous les etres, car, a tous, il a
niontre la route qui conduit a la delivrance, au salut. Nier
qu'il aime ceux qu'il sauve, ceux auxquels il fait Paumdne de
son enseignement, ceux qu' « il recoit dans sa barque et qu'il
passe sur 1'autre rive », est un aveuglement; le dire est une
erreur.
II.  — Ecoutez le Buddha lui-meme a l'heure oil, ayant
trouve les quatre verites sublimes, il hesite a aller aux
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LA CHARITE                                            519
homines pour leur enseigner la Loi. « lis ne la comprendront
pas, ils m'insulteront... Non, je ne me laisserai pas aller a
ma misericorde. » Mais cette faiblesse qu'il eprouve avant
d'engager la lutte, cette faiblesse ne dure qu'un instant :
« 11 y a des hommes qui sont dans 1'erreur, dit-il; il y en a
qui sont dans le vrai, mais il y en a qui sont dans l'incerti-
tude; qui sauvera ceux-ci, si je ne vais a eux pour leur ensei-
gner la Loi. » Albrs, dit un satra, le Buddha « lut pris d'un*;
grande pitie pour cette multitude d'etres plonges dans l'incer-
titude, et il resolut d'aller a eux pour les enseigner ».
Qu'est-ce done que cette grande pitie, que cette grande
compassion qui pousse le Buddha a la predication, qui le fait
marcher dans la voie difficile du proselitisme et l'empeche de
garder pour lui les quatre verites sublimes qu'il vient de
decouvrir, de faire son salut tout seul? Qu'est-ce que cela, si
ce n'est un acte de charite et d'amour pour tous les etres ?
Voyez encore cet Oupagoupta qui refuse l'amour d'une
courtisane renommee pour sa beaute, et qui, plus tard, appre-
nant que, mutilee a la suite d'un crime, elle git mourante
dans le champ des supplices, va la voir, l'enseigne, la con-
verts et la sauve, non de la mort, mais de la misere morale.
Et ce cri de charite et d'amour que poussent les damnes
d'un enfer ou le silence et l'obscurite, ou Tisolement sont si
parfaits que chacun $e croit seul a souffrir : Quant Gotama
devient Buddha, une rayon lumineux traverse les enfers ;
pendant I'espace d'un clin d'ceil, les souffrances cessent; dans
l'enfer de la nuit et du silence, la lumiere luit et le silence est
trouble par ce cri d'amour et de charite inou'ie : « Helas! je
me croyais seul a souffrir dans cet enfer et je vois que nous
y sommes nombreux. » Qui done, avant ou apres les bud-
dhistes, a jamais songe a faire commettre un acte d'amour et
de charite par les damnes? Sous quelle plume chretienne s'est
jamais trouve un pareil acte de compassion inou'ie, un pareil
cri de douleur morale et de charite, inspire par la pensee que
les supplices qu'on endure sont endures par d'autres.
Les satras du buddhisme sont pleins d'actes de charite qui
depassent tout ce que l'imagination occidentale peut conce-
voir. Ici, e'est un saint qui s'arrache les yeux pour les donner
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520                            l'ktiuque du BUDdhisme
en aumone a un vautour qui les lui demande; la, c'est un roi
qui fatigue son peuple des aumones qu'il donne, et qui repond
a des brahmanes auquel il va donner son elephant blanc
qu'ils lui ont demande : « (Jue ne me demandez-vous mes
yeux, je vous les aurais donnes, » puis qui donne ses enfants
et sa femme a des mendiants. Les satras sont pleins de recits
d'aumones inoui'es faites par les rois, les princes, les prin-
cesses et les particuliers riches, d'aumones journalieres qui
sont distributes par les donateurs eux-memes, qui, pour les
mendiants, sont « sans degoiit et sans repugnance », comme
dit le Maha Cheadak des Cambodgiens'. Mais quelle aumone
plus pure, plus digne, plus agreable a Dieu, pour parler
comme les Chretiens, que celle de ce roi qui, distribuant
beaucoup d'aumones avec l'argent qu'il tire de son peuple,
imagine de travailler chaque jour un certain nombre d'heures,
afm de pouvoir distribuer en aumones ce qu'il a gagne lui-
meme a la sueur de son front. Y a-t-il, dans toute l'histoire
chretienne, un trait pareil de charite royale?
III. — Aujourd'hui encore, je vois tous les jours s'accom-
plir autour de moi des actes de charite et d'amour pour les
etres, pour tous les etres, qui ne sont point connus des Chre-
tiens. Ici, c'est un riverain qui, par charite et par amour, afin
d'acquerir des merites, passe gratuitement dans son bateau
tous les gens qui se presentent; ici encore, c'est un devot qui
nourrit les voyageurs sans leur rien reclamer et qui les logo
et les sert; la, c'est un pauvre qui, par charite et par amour,
a recu dans sa maison et nourrit un plus pauvre que lui; la,
c'est un vieillard qui depense tout ce qu'il possede a la cons-
truction ou a la refection d'une pagode, d'une sala des voya-
geurs ; ici c'est un mourant qui demande a ses enfants que sa
chair soit, apres sa mort. arrachee de ses os et donnee en
aumone aux oiseaux du ciel, sur des plateaux de metal; la
encore, c'est une veuve qui, ne pouvant offrir aux oiseaux les
chairs de son mari qui ne s'est pas donne a eux, leur donne
tous les jours, pendant sept jours, un enorme poisson qu'ils
' ED p&Ii restitue Maha jdtaka, le Vessantara j&taka.
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521
LA CHARITE
viennent dechiqueter. lei encore, e'est un pauvre homme qui,
depuis de longues annees, vient tous les deux jours dans une
pagode faire aux oiseaux du ciel l'aumone d'un petit panier
de riz1; la encore, e'est une vieille femme qui libere ses
esclaves par charite ; e'est un homme qui les libere et les
etablit sur des champs qu'il leur donne en toute propriete; un
mourant qui, avec le consentement de sa famille, affranchit
tous ses serviteurs, libere tous ses debiteurs et s'eteint en
souriant d'avoir fait in extremis une bonne oeuvre'.
Ailleurs ce sont les bonzes qui, a la levee d'un corps qu'ils
vont conduire soit en terre soit au bucher, renversentdu pied
un bol plein de riz, l'aumone aux oiseaux du ciel; la encore,
ee sont les memes bonzes qui ne commencent jamais un repas
sans jeter une poignee de riz cuit aux animaux qui vivent
dans la bonzerie. Partout e'est l'aumone journaliere aux
bonzes qui passent, leur vase a aumones suspendu au cou,
sans jamais rien demander et qui ne vivent que de ce qu'on
leur donne.
IV. — Et cette aumone-ci, secretement faite a un bonze par
un devot qui ne veut pas etre connu, meme du bonze qui la
recoit, cette aumone n'est-elle pas pure et degagee de toute
vanite. La nuit, un bonze est reveille par une motte de terre
qu'une main inconnue a jetee sur sa cellule, ou par trois coups
frappes a sa cellule; il sort et voit une succession de petites
lumieres qui marquent la route qu'il doit suivre; il la suit et
tout au bout, pres de la derniere lumiere, il tro.uve l'aumone
qui lui est faite. Le devot charitable est demeure invisible. Le
bonze rentre dans sa Cellule sans l'avoir vu, il ne le connaitra
jamais.
1 Les oiseaux voltigeut autour de lui, reuiplissent les arbres du nionas-
tere et perchent sur les charpentes les jours de distribution; ils ne viennent
pas les jours oil il ne doit pas paraitre.
3 J'ai vu a KOinpot une petite fllle de sept ans, par esprit de charite et
d'amour pour la pauvre Mite, rendre la liberte a un petit singe qu'on voulait
in'oflfrir.
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[V
LES VERTUS BUDDHIQUES
I. — On lisait, il y a quelque temps, dans la province de
Ghikreing, cette stance ecrite sur Fautel d'un temple ou sie-
geait une magnifique statue du Buddha en cuivre mele d'or et
d'argent. « S'abstenir de pecher; acquerir la vertu; purifier
son cceur.....c'est la religion du Buddha. » Cette stance etait
en pali, mais en caracteres cambodgiens traces au pinceau et
dores. Un religieux m'en donna la traduction; puis il ajouta :
« Oui, c'est toute la route que le Preas a suivie; c'est toute la
route qui conduit au Nippean. »
J'ai expose plus haut les defenses ou prohibitions que ie
Maitre a edictees ; je vais maintenant dire quelles sont les
vertus qu'il a recommandees et dont il est question dans la
stance ci-dessus.
Tout d'abord, il y a les dix grandes vertus, vertus com-
pletes ou vertus cardinales; les Cambodgiens quand ils ne les
nomrnent pas les « dix vertus principales, les dix grandes
vertus », les designent par les mots pali : tosa pasamiyai, les
« dix perfections ». Un religieux de mes amis les noinme les
a dix gloires du Buddha ». II m'en donne la liste en langue
vulgaire, ce sont : la bienfaisance, la moralite, Fabnegation,
la sagesse, l'energie morale, la patience, la sincerite, la reso-
lution, la bienveillance et la resignation.
Ces dix vertus cardinales sont communement recomman-
dees aux enfants et prechees aux religieux; les legendes bud-
* En p&li correct dosa pasantya.
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523
LES VERTUS BUDDHIQUES
dhiques fournissent, a ce point de vue, de nonibreux exemples
d'une morale en action basee sur elles. En outre, dans les
monasteres qui ont la bonne fortune d'avoir pour chef un
liomme instruit et soucieux de bien enseigner, on ne manque
jamais d'indiquer aux eleves les vertus que le satra qu'ils
lisent met en relief; malheureusement ces hommes instruits,
qui aiment a enseigner l'enfance et qui comprennent ainsi
l'education, sont aussi rares au Gambodge qu'en Europe. Les
eleves sont souvent obliges de tirer eux-memes la moralite
des legendes dont les satras sont mis entre leurs mains.
Malgre cela, ces enfants savent assez bien dire ce qui les a
frappes, ce qui les a touches, les vertus qui dominentle recit.
II est certain que bien des confusions s'etablissent en leur
esprit, comme d'ailleurs dans l'esprit de leurs maitres, et
qu'ils eonfondent souvent l'abnegation et la resignation, et que
Penergie morale est souvent pour eux synonyme de resolu-
tion. Mais ce qui n'est pas trop abstrait est bien compris par
eux et c'est toujours avec plaisir qu'ils citent, au cours de la
vie courante, les vertus qu'ils ont admirees dans les livres
sacres. La legende de Vesandar (Vesantara) est pour eux la
legende du roi charitable, et celle du Preas Eyme est la legende
de l'abnegation, du detachement des choses du monde1. Et
c'est ainsi qu'ils font connaissance avec les dix grandes vertus
et qu'ils apprennent a les pratiquer.
Mais ce que les legendes, qui sont des moyens d'enseigne-
nient ne font pas, les petits traites d'education, les propos des
religieux le font. J'ai souvent ete surpris d'entendre des
hommes faits, des religieux, distinguer avec une grande subti-
lite et un grand bon sens les caracteres qui caracterisent un
acte repute vertueux ; c'etait de la casuistique toute pure,
mais une casuistique saine et capable d'elever les caracteres
et la notion du bien dans l'esprit des masses.
II. — Le Louk Preas Saukonn, le chef des religieux de la
gauche au Gambodge, decede en 1894, parait avoir beaucoup
fait pour relever l'enseignement de la morale. 11 etaitcertaine-
1 lis 1'appellent aussi la « legende du prince royal qui a peur de l'enfer».
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524
I.'eTIIIQUK DU BUDDHISME
inent l'homnie le plus instruit du royaume, le plus respecte et
le plus consulte. Un religieux que j'avais consulte sur les dix
vertus cardinales buddhiques me remit la copie d'une note
que le Louk Preas Saukonn lui avait fait parvenir vers 1890.
Elle ne concerne que la premiere des dix grandes vertus, mais
eomme elle peut donner une haute idee et de celui qui l'a
redigee et de la casuistique buddhique au Gambodge, je n'he-
site pas a la donner tout entiere: « Le ddna pdramitd est la
grande vertu du don; elle est la gloire du Preas au eours de
toutes ses existences ; c'est parce qu'il avait surtout cette vertu
qu'il est devenu notre Maitre. Sa cliarite etait immense ; de
plus, elle etait complete parce qu'elle comprenait non seule-
ment l'aumone large, et faite toujours, mais encore la bonte,
le desir entier de soulager et le regret profond de ne pouvoir
soulager tous les etres. Quand vous parlez du don, n'oubliez
pas de dire que celui qui, en faisant la cliarite, cherche la
consideration, perd tous les fruits de son acte et peut meme
en recueillir les mauvais fruits. Le don fait envue d'atteindre
le paradis, s'ii n'est pas accompagne d'amour, s'il n'est pas
large, s'il n'est pas fait avec discretion, bonte et regret de ne
pouvoir faire plus, est le don, mais n'est pas le don que la
vertu ddna pdramitd exige. Distinguez entre le don, l'objet du
don, la personne qui donne, la personne qui recoit, 1'effet du
don par rapport a l'une et a l'autre de ces personnes, le but
que cherche a atteindre celui qui donne, la cause du don,
l'occasion du don, la maniere dont il a ete fait et tous les sen-
timents du cceur qui l'ont accompagne, car, cela est certain,
il y a autant d'especes de charites qu'il y a de sentiments dans
le cceur. Gelui qui donne avec tout son cceur un grain de riz
a un oiseau, donne plus que celui qui donne par ostentation,
la moitie de ce qu'il a aux pauvres, qui construit un temple,
eleve une statue du Preas, et fait tous les jours l'aumone du
riz au religieux. »
Le meme religieux me remet par ecrit son opinion sur la
seconde vertu: «La seconde grande vertu est le seel p&ramil',
c'est-a-dire la vertu d'observance des preceptes dans toutes les
1 En pali restituer,rsita paramita.
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LES VERTUS BUDDHFQUES                                52f>
occasions de la vie (nous dirions correction, droiture, inte-
grity, moralite); je ne peux rien dire de plus, car celui qui
pratique cette vertu est un homme juste, sage dans ses actes,
ses paroles et ses pensees; il est de bon conseil, de bonnes
mceurs, d'excellent exemple. »
Un petit satra d'education dit au sujet de la troisieme des
grandes vertus : « Etre toujours satisfait de ce qu'on a, n'avoir
point d'ambition humaine, refuser les lionneurs, les grades,
quand on ne croit pas les avoir merites et quand on craint
de ne pouvoir les tenir, sans s'exposer au peche, est une tres
grande vertu. »
Mon religieux me dit de la quatrieme : « La sagesse, c'est
la possession de la science et de la vertu; le sage est un
homme tres instruit, tres vertueux, tres reflechi. »
II ajoute : «Vouloir, avec tout son cceur, etre bon, juste,
et le vouloir toujours, malgre tout, jusqu'a la mort, c'est la
cinquieme des grandes vertus. »
« La patience est une grande vertu, parce qu'elle eloigne de
l'homme les peches suivants : la colere, la violence, les paroles
mauvaises, les injustices, les actes irreflechis. »
« La sincerite est une grande vertu parce qu'elle est l'en-
nemie du mensonge qui est un grand peche, source de beau-
coup d'autres ; elle oblige a etre devant tout le monde ce qu'on
est dans son cceur. »
c< La resolution est une vertu, une grande vertu, parce
qu'elle est la consequence d'un examen, parce qu'elle donne la
regie, la discipline vertueuse. »
« La bienveillance est une grande vertu, parce qu'elle porte
le cceur a la bonte, parce qu'elle est la bonte, la douceur,
parce qu'elle eloigne des levres la calomnie, la medisance, les
mauvaises pensees pour autrui. »
« La resignation est une grande vertu parce qu'elle procure
le calme du cceur, le calme des sens, aneantit les passions et
met celui qui la possede en moyens de voir toutes choses sur
lesquelles il medite dans toute leur verite, sans aucun parti
pris (je dirais : avec une difference tranquille). »
Je demande a mon religieux s'il croit qu'un homme peut
avoir toutes ces vertus. II me repond: « Le Preas les a eues
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526                            i.'ethique du buddhimse
toutes ; les hommes peuvent les avoir eomme lui, mais dans
le monde ou les occasions depecherse rencontrent dans toutes
les maisons, a chaque coin de la riziere, il est difficile de les
avoir. Un religieux qui ne les a pas toutes, au moins a un
degre inferieur, est un mauvais religieux, car la discipline
eloigne de lui tout ce qui peut l'eloigner de ces vertus. »
Je demandais un jour a un enfant qui etudiait au monas-
tere de Kompong-thom : « Qu'est-ce qu'un saint?» L'enfant
me repondit: « C'est un homme qui ne peche pas, qui pratique
les dix grandes vertus et qui medite sur les choses saintes. »
Je dis encore : « (Ju'est-ce qu'un honnete homme ? » 11 repon-
dit : a C'est celui qui ne vole pas. » J'insistai: « Qu'est-ce qu'un
homme devot? » II dit: « C'est celui qui frequente beaucoup le
temple et les religieux. » Qu'est-ce qu'un homme respectable ?
« C'est un vieillard, c'est un homme qui ne peche pas. »—« Et
si celui qui ne peche pas pratique les dix grandes vertus?» —
«I1 est un saint. »— « Connaissez-vous des saints ?» — «Non,
je n'en connais pas. »
Je regardai le chef du monastere, et cet homme, presque
un ignorant, me dit:
« Je n'en connais qu'un, moi, et je n'en ai connu qu'un,
c'est le Louk Preas Saukonn. II y a quelques personnes qui
ne pechent pas, surtout parmi les religieux, mais il yen a peu
qui pratiquent lavertu, il n'y en a pas qui pratiquent les dix
grandes vertus. II n'y a que le Louk Preas Saukonn, mais
autrefois il y en avait beaucoup. »
III. — A cote de ces vertus qui sont les plus grandes, il en
est beaucoup d'autres qui font partie de l'enseignement
buddhique donne dans les monasteres, et qui sont recom-
mandees par les petits satras d'education. Un vieux religieux
de Sambaur qui, depuis lors, a ete devore par un tigre, m'a
remis la liste suivante :
« L'humilite qui a pour oppose le peche d'orgueil; l'obeis-
sance qui a pour oppose la desobeissance; la politesse qui a
pour oppose l'insolence; le respect de ses pere, mere, autres
parents, de son professeur, qui a pour oppose l'ingratitude:
le respect des ancetres, qui apour oppose Pirreligion; la bonne
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527
l.KS VERTUS nUDDHIQUES
tenue qui a pour oppose la negligence; laproprete qui a pour
oppose la malproprete; l'ordre qui a pour oppose le desordre;
I'amour du travail qui a pour oppose la paresse; le respect
de la loi religieuse, de la loi ecrite, des coutumes; le respect
des dignitaires; le respect du roi; la justice quand on pense
a ses superieurs; la douceur, la bonte envers ses inferieurs,
envers ses enfants, envers ses esclaves, envers les animaux;
la connaissance des termes respectueux; le silence quand il
est inutile de parler; la parole simple, nette, precise, imme-
diate quand on parle ou quand on repond; la voix ni trop
haute ni trop basse. »
IV. —Le pardon des injures, cette vertu si chretienne est
aussi une vertu buddhique. Je ne citerai pour le prouver que
deux faits, rapportes par les livres sacres et tout a fait
remarquables :
Svagata1, un des disciples, a forme le projet d'aller ensei-
gner les habitants du Gronaparanta; le Buddha veut le
detourner de ce dessein parce que les habitants de Cronapa-
rantaka sont des homines mechants et de mceurs farouches :
« S'ils t'injurient, que penseras-tu ? demande le Buddha. —
Je penserai qu'ils sont bons et doux puisqu'ils ne me frappent
pas.
« S'ils te frappent de la main que penseras-tu ? — Je
penserai qu'ils sont bons et doux puisqu'ils ne me frappent
pas avec un baton.
« Et s'ils te frappent avec un baton? — Je penserai qu'ils
sont bons et doux puisqu'ils ne me privent pas de la vie.
« Et s'ils te tuent ? — Je penserai qu'ils sont bons et doux
puisqu'ils me delivreront de ce corps rempli d'ordures. »
Kounala est le fils d'Acoka; on lui a arrache les yeux en
execution d'un ordre royal faux donne par sa maratre. Le
prince aveugle, dechu de la grandeur supreme, « acquiert la
souverainete de la loi », et apprend qu'il a ete victime des
intrigues de la reine; il s'ecrie : « Ah! puisse-t-elle conserver
longtemps le bonheur, la vie, la puissance, reine Bishya
1 Svagata avatdna, dans le Divya avaddna. — Les Cambodgiens donnent
a ees disciples le nom de Suorkeat.
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528                               l'eTHIQUR tHJ 6UDDfiISME
Rakshita, pour avoir employe ce moyen, qui m'assure un si
grand avantage », et parvenu au palais d'Acoka, son pere,
qui veut punir la cruelle reine, il intercede pour elle, en
assurant qu'il a merite dans une autre existence le supplice
qu'il a subi dans celle-ci.
N'y a-t-il pas la des actes eminemment vertueux, tout a la
fois de charite, d'amour et de pardon des injures. Le mot du
prince royal : « Pardonnez-lui mon pere, car le supplice
qu'elle m'a fait infliger, je l'ai merite au cours d'une autre
existence », n'est-il pas aussi beau que celui de Jesus mourant
sur la croix : « Pardorfnez-leur mon pere, car ils ne savent
ce qu'ils font. » Les reponses de Svagata au Buddha : » Je
penserai qu'ils sont bons.....» ne peuvent-elles pas etre
eomparees a la parole de Jesus : « Si on vous frappe sur la
joue gauche, tendez la joue droite. »
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V
LA FAMILLE
T. —Quand on examine bien toutes les consequences de la
loi du karma, on trouve qu'elle donne a l'etre deux series de
generations : la serie apparente et la serie secrete.
La serie apparente, c'est la famille; un etre succedant a
son pere et auquel succede son fils. Le premier homme de la
famille du Buddha, c'est le Samana, que les hommes choi-
sirent pour leur premier roi; le dernier, c'est Rahula, qui
n'eut pas d'enfants.
La serie secrete, mysterieuse, c'est la succession des
personnalites d'une memo individualite se reincarnant a
travers les ages. Un buddha seul peut connaitre les person-
nalites que l'individu qu'il est a vecues; les autres etres ne le
peuvent. La premiere personnalite du Buddha nous est connue,
c'est celle de Samana, le premier roi et le premier bodhi-
sattva, mais un grand nombre des suivantes ne nous sont
pas connues et nous sommes loin probablement de connaitre
toutes celles qu'il a fait connaitre a ses disciples pendant les
quarante-cinq ans qu'a dure sa predication. D'autre part, il
ne parait pas avoir eu le projet de les reveler toutes; il les
racontait sans ordre, sans se preoccuper de leur donner une
place chronologique, au courant des circonstances, afin d'ex-
pliquer soit un de ses actes, soit la raison qui portait tel
personnage a devenir son disciple, soit les causes qui
portaient cet autre au peche. Cependant, ce que nous en
connaissons s'echclonne sur un grand nombre de siecles; le
bodhisattva en est, sinon le personnage toujours principal,
34
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5.10                               L'ETHIQUE DU nUDDIltSMK
au moins le personnage constant. Or, il est sur notre terre
tantot un homme, tantot une femme, tan tot une bete; et alors
meme qu'il est un etre humain, il est loin de toujours appar-
tenir a la meme famille. II renait ou il a merite de renaitre,
d'une individualite qui a merite d'etre sa mere un certain
nombre de fois, mais cette individualite n'appartient pas
toujours a la meme espece, a la meme race, a la meme
famille.
<'
II. — Ce fait que la famille humaine se perpetue d'elle-
meme, de pere en fils, et que les individus se perpetuent par
eux-memes; que le fils est l'ceuvre du pere, alors que la
personnalite est l'ceuvre de la personnalite, c'est-a-dire que
l'individu, dans sa personnalite presente, est l'ceuvre du
mfime individu dans sa personnalite passee, explique la
reponse du Buddha a son pere et qu'on a maladroitement
rapprochee du mot de Jesus a sa mere : « Femme, qu'y a-t-il
de commun entre vous et moi? » Je ne vois pas tres claire-
ment pourquoi Jesus fit cette reponse dure a sa mere, parce
que la doctrine qu'il enseignait ne la fait pas prevoir, ne
l'explique pas; mais je vois bien pourquoi le Buddha repond
a son pere : « Mon pere, l'origine des princes de notre famille
vous regarde a juste titre, vous et votre famille royale, mais
la lignee d'un buddha est tout a fait differente de celle
des rois; on ne peut comparer la lignee royale avec la lignee
d'un buddha. »
Le Buddha etait logique et c'est en pensant a la loi du
karma qu'il faisait cette reponse. Son pere, ennuye de voir
son fils, un prince royal, aller par sa ville royale mendier sa
nourriture, comme un pauvre, court apres lui, l'atteint et lui
dit: «Ce n'est pas la coutume dans notre race.»Et le Buddha
repond : « Je suis le Buddha et la lignee d'un buddha n'est
pas conforme a la lignee d'une famille; done, j'ai d'autres
devoirs qu'un fils de votre race, d'autres devoirs qu'un homme
ordinaire, et je dois agir dans la voie que les hodhisattvas,
qui tous etaient moi, ont ouverte pour moi dans la voie qui
est celle que les autres buddhas ont suivie. » Sa reponse, que
j'explique ainsi, etait la reponse d'un saint, d'un detache du
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LA FAM1LLK                                            S3]
monde, au cri de l'orgueil nobiliaire : u Vous etes prince; je
suis buddha. Vous avez des traditions de race; j'ai des tradi-
tions morales. »
III. — On a pu s'etonner de voir le sentiment de f ami lie
durer a cote de cette doctrine, qui parait ne faire qu'un acci-
dent du lien de famille; on a pu etre surpris de voir l'amour
filial s'affirmer chez les buddhistes avec autant de force que
chez les Chretiens, mais cetetonnement, cette surprise ne sont
pas fondes. L'ame chretienne qui vient s'incarner en telle
matrice humaine n'a pas plus de famille originelle que l'indi-
vidualite buddhiste qui, dans une matrice humaine, vient
chercher une personnalite. Dans les deux cas, la matrice
humaine, la mere, est un moyen d'etre, pas autre chose. 11
fallait a Jesus une mere et Marie fut cette mere; il fallait au
Buddha une mere et Maya devi fut cette mere. A ce point de
vue, Jesus pouvait repondre : «Femme, qu'y a-t-il de commun
entre vous et moi ? » II blessait sa mere en ses entrailles
maternelles, mais il affirmait ceci : « Je suis Dieu et vous
n'avez ete que le moyen que j'ai pris pour paraitre sur terre,
parmi les homines, sous la forme d'un homme. »
Au meme point de vue, le Buddha pouvait faire a son pere
la reponse que nous savons. Mais il avait une raison de plus
pour la faire : c'est que sa doctrine voulait qu'il la fit.
Quant au sentiment de famille persistant chez les buddhistes
malgre cette doctrine, je trouve qu'il devait persister parce
que si l'individu ne renait pas toujours dans la meme famille,
si 1'etre procree ne tient point de son pere et s'il est son ceuvre
a lui-meme, il n'en est pas moins vrai que les renaissances
ne se produisent pas au hasard et que celui-ci nait de telle
femme et a pour pere tel homme, parce que telle femme et tel
nomine ont merite de Pavoir pour fils. Done, s'il n'y a pas
entre le pere et le fils, entre la mere et le fils, le lien absolu
que nous avons r oneu en Occident et que la science a reconnu:
« Je suis le fils de inonpere et de ma mere».....ecl'etre humain
est le produit de deux etres qui concourent a sa formation et
qui sont eux-memes le produit de deux lignees; » il y a le lien
relatif mais affirme que la religion chretienne voit entre les
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532
L'ETHIQUE DU BUDDHISME
parents et l'enfant, avec ceci en plus que les incarnations
d'ames dans le christianisme se font au hasard et les rein-
carnations dans le buddhisme sont des resultantes, des
consequences, nullement des ceuvres de hasard.
II s'ensuit que, logiquement, il y a plus de raisons pour un
enfant buddhiste d'aimer ses pere et mere que pour un enfant
Chretien d'aimer les siens; plus de raisons pour que les liens
de la famille buddhiste soient plus etroits que ceux de la
famille chretienne. Le buddhiste sait qu'il a merite d'etre le
Ills de ceux-la et le pere de ceux-ci et que ceux-la ont merite
de l'avoir pour fils et que ceux-ci ont merite de l'avoir pour
pere. Le chretien ne sait pas pourquoi il est ne dans cette
famille pauvre plutot que dans celle-la; sa condition sociale
n'est pas une consequence, mais un fait sans cause. II a cer-
tainement moins de raisons d'aimer ses pere et mere et ses
enfants qu'il n'a pas merites, que le buddhiste qui, dans la
doctrine religieuse, trouve la raison de ce rapprochement.
Aussi n'est-il point surprenantde voir le Buddha enseigner
I'amour filial, precher qu'un pere vaut cent amis et qu'une
mere vaut mi lie peres; de le voir monter au ciel pour precher
sa mere, de voir celle-ci accourir quand, a la suite des
terribles exercices ascetiques, il git inanime sur le sol; quand
on le voit recevoir les caresses d'une vieille femme que ses
disciples veulent ecarter et dire : « Laissez, laissez approcher
cette vieille femme, elle a ete ma mere pendant cinq cents
existences. »
FIX
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TABLE DES MAT1ERES
Pnfiefi
PlIEFACE..................................................         VII
INTRODUCTION
L'Introduction du Buddhisme au Cambodge.............<.......         1
LIVRK PREMIER
GOSMOGONIE BUDDHIQUE
I. L'Origine premiere des choses...........................        35
II. Preas Prohm ou Brahma................................       51
III.   Les Mondes ........................................       65
IV.  Les Astres, les Planetes et les Etoiles....................        74
V. Les Paradis................................'.........       97
VI. Les Enfers............................................      103
VII. Destruction de la Terre, sa reconstitution.... ...........      410
LIVRE II
LES HABITANTS DE L'UNIVERS
I. Les Buddhas et Prathyekka thorn........................      119
II. Les Bienheureux ...................................      123
III.  Les Damnes...........................................      134
IV.   Les Spectres, les Animaux et les Geanls..................      140
V. Les Tevddas gardiens du Monde................... .....      148
VI. Les Ennemis des homines................:............      152
VII.  Yeama, juge supreme.............................;....      159
VIII.  Le Repeuplement de la Terre par les Prohm.............      162
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534                                TABLE DES MAT1ERES
L1VRE 111
ONTOLI )G1E BUDDHIQUE
1. Lus Elements de 1'Etre.................................      173
11. Los Formations, -^. Les Renaissances;...................      188
L1VKK IV
LE BUDDHA ET SES DISCIPLES
1. La Genealogie charnelle du Buddha......................      205
II. Genealogie spirituelle du Buddha.......................      211
III.  La Nature physique et morale d'un Buddha...............      216
IV.  La Vie du Buddha.....................................      221
V.  Sarihot. — Mokcalean. — Kasop.......................      240
VI.  Anont. — Ananda....................................      24 )
VII.  Tevatat. — Deyadatta...................................      249
L1VKK V
LES BASES DE LA DOCTRINE
I. Le Preas ling et I'Atma..............................      255
11. La Transmigration..... .............................      25!)
111. Le Fruit des Giuvres. — Karma.........................      270
LIYKE VI
LA DOCTRINE BUDDHIQUE
1. Les quatre Verites.....................................      277
II. La Douleur..........................................      280
III.  L'Origine de la Douleur...............................      284
IV.  Le Mai. — Marea......................................      289
V. L'Ignorance est source de Vie..........................      293
VI. La Suppression de la Douleur.............. ............      300
VII. Moyens de supprimer la Douleur.......................      302
VIII. Les huit Sentiers................................,.....      3^ti
IX. Les Preceptes.........................................      311
X. Les Vceux des Laiques..................................      320
XL La Priere ............................................      329
XII. Les Degres de la Saintete...............................      333
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TABLE DES MAT1ERES                                    535
XIII.  La Meditation et l'Extase................................      342
XIV.  Le Nippean ou Nirvana................................      348
XV. Le Libre Arbitre.......................................      257
LTVRE VII
LE GULTE
I. Les Ffites religieuses...................................      363
II. Les Thngay soel ou Jours saints..........................      382
III. L'Intervention en faveur des Morts.......................      384
LIVRE VIII
LA SANGHA 01J LE CLERGE
I. Les Phikkhus ou Religieux.............................      389
II. L'Ordination...........................................      405
III. L'Equipenient d'un Religieux............................      413
V. La Regie.............................................      421
VI. La Confession . . .'.............. ............... ......      428
LIVRE IX
L'ARCHITECTURE, LA STATUAIRE, L'lCONATRIE
I.   Les Temples du Buddha ..............................      433
II.  Les Statues du Buddha..................................      448
III.  Quelques accessoires du Gulte............................      457
IV.   La Peinture religieuse.................................      403
V. L'Arbre de la Science................................      470
VI. Les Chaydey ou Stupas ................................      474
VII. Le Preas bat..........................................      481
LIVRE X
L'ETHIQUE DU BUDDHISME
I. L'tEuvre sociale du Buddhisme au Gambodge.............      497
II.   Le Roi buddhique......................................      509
III.  La Charite............................................      518
IV.   Les Vertus buddhiques.................................      522
V. La Famille...........................................      529
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AI.ENCON, IMI'HIMRHIE A. HEHPIN
a sz s£
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