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-ocr page 2-DR
-ocr page 3-LIVRES DE W. BURGER
A LA LIBRAIRIE RENOUARD, G, RUE DE TOURNON.
Musées rte la llollnmlc. — I. Amsterdam et la Haye. Paris, 4858. 1 vol,
in-18jésus. Prix : 3 fr. 50 c.
Musées «le la Hollande, — Musée van der IIoop et Musée de Rotterdam,
Paris, 1860. 1 vol. in-18 jésus. Prix : 3 fr, 50 c.
Trésors «l'art c» Angleterre, — 3= édition. Paris, 1865. 1 fort vol, in-18
jésus. Prix : 3 fr. 50 c.
Galerie «t'Arenberg à Bruxelles. — Bruxelles, 1859. 1 vol. in-18 jésus.
Prix : 2 fr. 50 c.
«iiilcrlc Suermoiitlt a Aix-la-Chapelle. — Bruxelles, 1860. 1 vol. in-8.
Trix : 3 francs.
M usée «l'Anvers. — Bruxelles, 1862. 1 vol. in-18 jésus. Prix : 2 francs.
Van iler Jlcer de Delft. — Paris, 1866. 1 vol. grand in 8, avec eaux-fortes et
gravures sur bois. Tiré à 50 exempl. seulement. Prix : 20 fr.
Frans ïlals. — Paris, 1868. Grand in-18, avec enux-fortes de Jacquemart,
Flaheng, etc., et des gravures sur bois. Tiré h 50 exemplaires seulement.
Prix 20 francs.
Histoire des peintres «le toutes les écoles. École anglaise. — Paris,
1866. 1 vol. in-4<> jésus.'Orné de 150 gravures dans le texte. Prix : 33 francs.
Rembrandt, par le docteur Sciieltena, annoté par AV. Buiioer. Nouvelle édition,
Taris, 1860. 1 vol. in-8. Prix : 3 francs.
Velnzqucz et ses oeuvres, par "W. Siirlino, avec noies et catalogue par
>Y, Burgbr. Prix": 6 francs.
Pari?. — Tjpogrâpliio IIckruïeu, rue du lioulevard, 7,
-ocr page 4- -ocr page 5-DE
1861 à 1868
AVE O UÏSTEI PRÉFACE
m
pau
PORTRAIT DE W. BURGEH, GRAVÉ PAR FLâMENG
TOME PREMIER
----c».
LIBRAIRIE DE Ve JULES RENOUARD
ÉTHIOU-PÉROUj DIRECTEUR-GÉRANT
Edîiour de l'Histoire des Peintres do toutes les Écoles
*
(), RUE DE TOURNOIS, (5
M DCCC LXX
-ocr page 6-Ile was a man.
(SlIAKSPEAUE.)
*
V
T. Thoré s'était promis d'écrire la préface des
Salons de W. Burger, comme W. Bùrger avait
écrit la préface des Salons de Thoré.
Hélas ! Thoré-Burger est mort avant que ses Salons
de 1861 à 1868 fussent entièrement réimprimés,
avant que la préface de ce nouveau recueil fût rédi-
gée... C'était pour ses amis un devoir sacré et, du
reste, facile à remplir que d'achever la réimpression ;
mais comment suppléer à la préface où Thoré, se
reportant aux idées, aux aspirations de sa jeunesse,
devait juger les tendances de l'art contemporain,
apprécier la portée et la valeur de ses propres études
VI I'HÉFA CE.
sur les manifestations de cet art et se critiquer ainsi
soi-même en la personne de Bûrger? Un pareil tra-
vail, auquel n'auraient fait défaut ni la verve, ni la
finesse, ni l'élévation des aperçus, eût été un curieux
chapitre d'histoire et d'esthétique, en môme temps
qu'une autobiographie des plus piquantes.
Le regret que nous éprouvons de ne pouvoir lire
cet avant-propos est d'autant plus vif que nous en
avons sous les yeux une sorte d'esquisse tracée au
courant de la plume, une ébauche un peu confuse,
mais où la griffe du lion a mis son empreinte. Ce
sont des notes très-laconiques, des lambeaux de
phrases dans lesquels le maître a fixé à la hâte quel-
ques-unes des idées qu'il se proposait de développer.
Tels qu'ils sont, ces fragments doivent trouver place
ici : le lecteur y démêlera sans peine la pensée prin-
cipale qui aurait dominé tout le travail.
Thoré commence par se plaindre de ce que, a en
republiant ses Salons d'avant i 848, son ami
W. Bûrger ait eu l'air de ïenterrer, » ou tout au
moins de le reléguer parmi les vieilles perruques du
romantisme. Non content d'affirmer qu'il est encore
de ce monde, « du monde des ombres, à dire vrai,
car la lumière de ce tcmps-ci n'est pas claire, pas at-
tirante et pas saine, » le vieux Thoré prétend ne le
céder à son ami Bûrger ni en vigueur, ni en pas-
PRÉFACE. VII
sion, ni en jeunesse : « Bùrger, dit-il, voudrait faire
entendre qu'il est pins jeune que moi. Eh bien, voïcî
nos portraits. On jugera qui est le jeune et qui est
le vieux. »
Là-dessus, Thoré prend à parti le jeune Biïrger et
le dénonce comme un mécréant : « W. Bùrger est
un brave citoyen, comme le dit son nom, un républi-
cain de franche race, un homme de la nature ; mais...
savez-vous /pi il ne croit ni à Dieu, ni à diable, ni
au paradis ?... »
Malheureusement la dénonciation ne va pas plus
loin. Thoré se contente d'ajouter qu'il trouve Bùrger
très-ennuyeux. Il nous expliquera tout à l'heure
pourquoi; en attendant, il interpelle directement
son ennemi intime et se mesure fièrement à lui :
« f ai contribué à faire ma petite révolution —ro-
mantique, et mes Salons sont le témoignage de la
passion que j'y ai apportée et de la clairvoyance
que nous avions de ce qui devait finir par être ac-
cepté...
« Je vois bien que tu as la prétention d'aider aussi
à la nouvelle révolution qui se fait sous le nom de
naturalisme et qui est la continuation du mouvement
romantique.
« Au fond, nous ne différons guère, témoin l'ar-
-ocr page 9-VIII PREFACE.
ticle sur les Tendances de l'art en 1855que tu as
reproduit en tête de mes Salons, et dans lequel j'ai
exprimé, au sujet de ce qu'on nomme la beauté ty-
pique et du mysticisme dans l'art, des idées qui sont
restées les tiennes.
« On t'accuse d'être réaliste ; mais plus d'une fois
on pourra te surprendre faisant de l'esthétique, as-
pirant à l'idéal, tout comme le vieux Thoré.
a Tu m'as rendît cette justice que je ne m étais
guère trompé. Pour toi.. , nous saurons à quoi nous
en tenir quand tu seras mort. »
Ce jugement définitif sur Biïrger, Thoré a été sur
le point de le formuler lui-même, dans le passage
où il dit à son jeune camarade : « Autrefois nous
avions peut-être de l'esprit. Vous, vous avez rem-
placé l'esprit par... » Par la science. Le mot est"
resté sous la plume de Thoré, mais la note suivante
explique bien la différence que le maître avait lui-
même aperçue entre sa nouvelle manière et sa ma-
nière ancienne : <x Notre préoccupation était sentir
et exprimer. La vôtre est apprendre et vulgariser.
C'est là ce que tu as fait, mon cher Bûrger, des
articles documentaux. »
Naturellement, Thoré l'humoriste, le romantique,
devait trouver son ami Bûrger quelque peu pédant et
PRÉFACE. IX
ennuyeux, mais il n'ignore pas que ce Bûrger a du
moins le mérite de s'être fait l'apôtre d'un art nou-
veau ayant une signification intelligible à tous, un *
caractère spontané, universel, conforme aux aspira-
tions modernes.
« En publiant les Salons de Thoré, dit-il, Bûrger
a édité un souvenir du passé. En publiant les Salons
de Bûrger, j'édite peut-être une prévision de l'ave-
nir. »
Et il ajoute tout aussitôt, avec une sorte de gaieté
mélancolique :
« C'est ennuyeux de travailler toujours pour nos
neveux, —de ne jamais exister dans le présent. Mais
peut-être qu'il ri y a pas de présent... : il y a seule-
ment ce qui a été et ce qui sera. »
Ce qui a été, —le passé, — préoccupait médiocre-
ment Thoré-Bûrger ; ses regards se tournaient tou-
jours vers l'avenir, vers ce qui sera. Parmi les artistes,
il n'aimait que ceux qui regardaient eux-mêmes en
avant, les novateurs, les révolutionnaires, les pein-
tres de l'humanité réelle, vivante, sans cesse renou-
velée.
C'est à cet amour du progrès et de la nouveauté,
comme aussi à sa passion pour le juste, le vrai et le
X PRÉFACE.
beau, que l'auteur de cesSalo?is doit d'être le critique
le plus chaleureux, le plus original, le plus clair-
voyant, le plus compréhensif et le plus profond de
notre époque. Ajoutons que nul n'a apporté plus de
loyauté et de fermeté dans ses appréciations. En art,,
comme en politique, comme en littérature, il fut un
homme, he was a man, suivant ce mot de Shakspeare
v qui a été gravé sur sa tombe.
Marius Chaumelin.
-ocr page 12- -ocr page 13-i
SOMMAIRE.
I. — Décadence des arts et des lettres. — Statistique du Salon.
— Caractères de l'art. — Le grand salon central : batailles et por-
traits. — L'ordre alphabétique : la lettre A. — M. Meissonier. —
Incendie à Pontoise. — L'amour de la nature. — La comédie con-
temporaine. — M. Gérôme et les Athéniens de Paris. — L'ombre
de Mlle Rachel. — Rembrandt, par Willem Mieris. — Le chien
d'Alcibiade. — Phryné devant l'aréopage. — Les néo-grecs. —
Augures et Césars.
II. — L'école romantique. — Liberté de la critique.— Importance
de l'art. — Le sonneur de cloches. — Controverse et sincérité. —
M. Daudry ; Charlotte Corday, cinq portraits. — M. Hamon; le
Quart d'heure de Habelais et la Sœur aînée. — M. Picou et les
Amours. — M. G.-R. Boulanger; Hercule et Omphale. — M. Bou-
gueK,eau ; la Première Discorde ; les amours des faunes. — M. Ca-
banel; encore un faune; une Madeleine; portraits.
III.— Diderot et sa philosophie.— La morale dans les arts.— Du
choix des sujets. — Histoire de tout le monde et de sa femme. —
Où sont les images neuves. — La sauvagerie a du bon.— Brouwer
et Girodet. — MM. Courbet, Millet, Breton, Doré, Lamhron, Gué-
rard, Legros, Bouvin, Daumier, Brion, Leieux, Ilédouin, Reynaud,
Fromenlin, Bonnat, Puvis de Chavannes, Tissot, Mme Browne.
IV. — Les paysagistes. — Révolution dans le paysage. — Gains-
borough,Constable, Bonington, Turner. — La nouvelle ccole fran-
çaise. — Delacroix et Barye. — Decamps et Marilhat. — Diaz,
Jules Dupré, Troyon. — Théodore Rousseau. — Le fini en pein-
ture. — L'éblouissement du kaléidoscope. — Corot et les fantômes.
— Paul lluet. — MM. Daubigny, Chintreuil, Célestin Leroux,
Victor Dupré, Anastasi, Thomas, Herson, "Wacquez, Charles
t
-ocr page 14-SOMMAIRE.
de Tournemine, llarpignies, C.-J, Mercier, Français, Fiers,
Belly, Ziem. — MM. Aligny, Alexandre Desgoffe, Paul Flandrin.
— M. Gudin. — MM. de Balleroy, Augusle Bonheur, Charles
Jacque. — M. Julien Girardin.
y, — Les étrangers a la France. — Ressources et dangers de
Taris. — Les naturalisés français. — Les peintres belges. —
MM. Eugène Verboeckhoven et van Schendel.— M. J.J. Eeckhout.
— Le portrait du roi Léopold, par M. de Winrie. — La nouvelle
école. — Divers. — Les absents. — M. Joseph Stevens. — M. Al-
fred Stevens, — M. Florent Willems. — M. G. de Jonghe. —
M. Verlat. — M. de Knyff. — MM. Meunier, Louis Dubois, Alfred
Verwée, Xavier de Cock, Eugène Smits, Otto von Thoren, Amédée
Bourson. — Les Hollandais. — M. Israels, d'Amsterdam. —
— MM. Springer, Louis Meyer, ten Kate, Burgers, Verschuur,
Kuytenbrouwer, — Les Allemands. — M. Schmitson, de Berlin.—
MM. Trehn, Brendel, Acbenbach. — M. Heilbulh. — M. Cermak.
— Mme 0 Connell. — M. Anker., de Berne. — Les Anglais. — Les
Espagnols et M. Zo. — Italial — L'art dans le Nord.
VI — Distribution des récompenses.— Médailles et rubans. —
Courbet a été décoré. — Le musée Campana. — Les bienheureux
des Champs-Elysées. — Les dessins, — Gustave Doré, MM. Louis
Janmot, Beldame, Bayard, Bida, Vidal, Eugène La mi. — Rodolphe
Bresdin. — Paysage fantastique. — La Cavalcade des barbares. —
Le pont du diable. — Eaux-fortes d'un anticivilisé. — Histoire
d'un lapin blanc, d'une fille de chiffonnier et d'un bateau, à la re-
cherche de Rembrandt. — Du Pont-Neuf à Amsterdam. — Un ar-
tiste étoikl.— MM. Jacque, Flameng, Gaucherel, Laurence, Lehnert,
Legros, Lefebvre, Leroy, de Rochebrune, de Saint-Etienne., de
Wismes. — Les graveurs en bois. — La gravure au burin. — La
sculpture. — Indissolubilité de la triade artiste. — Les musées sont
les catacombes de l'art. — Démolitions et replâtrages. — Barye,
maître ciseleur. — David d'Angers et Rude. — Clesinger. — Diffé-
rences de la statuaire et de la peinture. — Artifice et réalité.
Les amoureux de statues.— Noblesse de la sculpture.— La Beauté!
— L'art grec.— Les marbres du Parthénon,— Influence des beaux-
arts, — Les statues de l'exposition.
2
3
ï
Supposons qu'un amateur, un critique, un artiste
étranger n'eût pas vu les Salons de Paris depuis une
douzaine d'années ; il serait assez étonné en parcourant
le Salon de 1861. Depuis une certaine période, l'art, en
France, s'est métamorphosé. Les tendances du pays ne
sont plus aux beaux-arts ni aux belles-lettres. Le com-
mencement de ce siècle avait déjà offert une période
presque analogue, où le vide s'était fait en littérature
et en art. Puis, dans le second quart du siècle, une réac-
tion féconde produisit tout à coup des écrivains très-
originaux, poètes, romanciers, journalistes; des artistes
très-passionnés, peintres et sculpteurs. Mais cette géné-
ration illustre, qui sera la gloire de la France moderne,
a déjà été fauchée parla mort. Il n'en reste plus guère,
hélas 1 et ceux qui restent se sentent isolés au milieu
d'un monde dont les instincts semblent pervertis. La
double pléiade — littéraire et artiste — a presque dis-
paru. Et — phénomène bizarre chez un peuple aussi
vivace que le peuple français 1 — il ne surgit plus de
nouveaux talents, ni dans les lettres, ni dans les arts.
4 SALON DE- 1861.
De l'époque actuelle citerait-on un seul écrivain, un
seul artiste, qui puisse être classé parmi les maîtres?
Jamais cependant il n'y eut en France tant d'ouvriers
peintres, jamais tant de tableaux rassemblés dans une
même exposition. Le livret du Salon de 1861 enregistre
3,146 numéros pour la peinture, environ 1,000 numéros
pour la sculpture, la gravure et l'architecture, et il at-
teint presque 5,000 avec les peintures exécutées dans
les monuments publics. Le livret de la grande Exposition
Universelle de 1855, où étaient représentées toutes les
formes de l'art dans tous les pays, ne dépassait guère
ce chiffre de 5,000 numéros. Au Salon de 1847, il n'y
avaitque2,000 tableaux, et auSalon de 1846 que 1,800.
Celle statistique rétrospective est effrayante : en quinze
ans, la fabrication des toiles peintes a presque doublé !
L'accroissement continu de la population, considéré
comme un fléau par de prudents économistes, leur avait
suggéré des moyens héroïques contre la fabrication des
enfants. L'art aurait besoin d'un Malthus qui indiquât
aussi des moyens préventifs et répressifs contre l'excès
do la production artistique.
On ne devine pas quelle peut être l'ambition de ces
milliers de peintres qui barbouillent des tableaux insi-
gnifiants, ennuyeux, ridicules. Succès, honneurs, for-
tune, argent, mais tout cela est absolument étranger à
l'art et s'obtient bien mieux dans le grand monde civi-
lisé, L'art est comme l'amour, comme la vertu : il est
détaché do tout et il se suffit à lui-même. On ne songe
pas à la dot d'une femme qu'on aime. A qui se fait ver-
tueux pour avoir le prix Montyon, je ne me fierais
point, Le caractère de toute passion est le désintéresse-
5 SALON DE- 1861.
ment. II est même bon de souffrir un peu pour ce qu'on
adore. Les martyrs se succéderont toujours autour de
la vérité, de la justice, de la beauté. Malheur au suc-
cès ! Vœ fortunatis !
Eh bien, oui, ce Salon de 1861 irriterait la critique la
plus placide. L'art a maintenant son palais, un palais
splendide et confortable, de vastes galeries bien éclai-
rées, et des balcons circulaires dominant un jardin où
la sculpture peut éclater en plein air, entre des buissons
de fleurs et des jets d'eau. Dans les salles consacrées à
la peinture, partout de bons divans, d'où l'on pourrait
contempler à l'aise des chefs d'œuvre. — Riche écrin !
il ne manque que des bijoux dedans.
Quand on entre dans le grand salon central, où sont
exhibées les principales peintures officielles, on est subi-
tement étreint entre deux immenses machines destinées
à célébrer les exploits de l'armée impériale en Crimée
et en Italie. D'un côté, c'est une bande de soldats qui
passe un gué avec des canons; de l'autre côté, c'est un
groupe d'état-major sur une éminence. Ces compositions
épisodiques, très-vides et très-vulgaires, feront bien en
lithographie, pour l'ébattement patriotique du peuple
français. D'autres scènes militaires et quantité de por-
traits d'officiers supérieurs ornent les lambris de la
même salle. On y voit aussi les membres de la famille
impériale, de la cour et du gouvernement; puis, à droite,
le Pape, et à gauche, en pendant, le roi d'Italie, Yictçr-
Emmanuel. Je n'ai pas aperçu Garibaldi, dans ce sin-
gulier concile en effigie, où sont rapprochés par hasard
les acteurs et les figurants du drame européen. Mais il y
a encore le roi Léopold de Belgique, par M. do Winne,
6 SALON DE- 1861.
et un énorme empereur du Brésil, par M. Biard.
Dans l'appréciation qu'on entend faire de ces por-
traits, le mérite artistique n'est pour rien. Les catholi-
ques sont touchés de la bénignité rayonnante de Pie IX,
qui fait l'effet d'une lanterne en papier colorié pour les
illuminations. Les sauveurs de l'Italie trouvent le roi
Victor-Emmanuel très-galant avec ses crocs. Les mili-
taires admirent la fière tenue des maréchaux, qui ne 1
dépareront point la série conservée à Versailles. La
princesse Mathilde, par M. Dubufe, la princesse Marie-
Clotilde, par M. Hébert, les portraits à pied et à cheval
du prince impérial, le ministre des travaux publics, par
M. Cabanel, ont aussi leurs admirateurs. La vérité est
qu'aucun de ces portraits n'existe comme œuvre d'art.
Mais c'est le portrait du prince Napoléon, par M. Hip-
polyte Flandrin, qui a du succès ! Le personnage, vu
jusqu'à mi-jambes, presque de face, est assis dans un
fauteuil de velours cramoisi. Il a une redingote bleue
et un pantalon gris, d'un ton comme on n'en voit guère.
L'ensemble de la figure forme une masse confuse et
neutre, perdue sur un fond vert-bouteille. Les mains
boursouflées s'étalent dans un dessin grossier. La tête
manque de vie et de couleur, mais cependant, sur ce
masque terne et immobile, M. Flandrin a su graver fer-
mement quelques traits caractéristiques, surtout la ligne
mince et irrégulière qui accuse la bouche. Comme sou-
venir du temps, sinon comme peinture, cette image sera
bien intéressante à retrouver plus tard.
Outre les batailles et les portraits, le salon central a
aussi quelques sujets touchants. M. Muller a représenté
Madame Mère dans son intérieur, contemplant le por-
7 SALON DE- 1861.
trait de son fils. C'était là une idée pourGreuze, et avec
laquelle il eût arraché des larmes à son public. M. Lan-
delle a représenté l'Impératrice étamant une glace, de
ses imperceptibles mains, à la manufacture de Saint-
Gobain et Cbauny.
Nous étions là plusieurs qui ne s'asseyent guère nulle
part, et qui, pourtant, étaient tombés terrassés sur les
divans de ce terrible salon. Tout a coup, quelqu'un dit :
— Il doit y avoir encore plus curieux que ça 1 Le-
vons-nous et allons voir!
— Par où?
— Sur la droite. L'ordre alphabétique des noms de
peintres a servi pour le classement des tableaux. Com-
mençons par notre A B C; si nous pouvons arriver à Z,
nous aurons vu tout.
Que ce pays de France est admirable pour sa logique!
Quand une chose y est adoptée d'enthousiasme, aussitôt
tout s'arrange sur le même modèle. Etant donnée l'or-
ganisation politique et sociale où tout est égal et indif-
férent, le Salon s'est organisé pareillement, dans la
promiscuité absolue. En vérité, ce n'est pas mal, et cet
ordre, qui n'est autre que le hasard, convient à l'école
actuelle. Nous avons même songé à le suivre dans le
compte rendu de l'exhibition. D'abord tout allait bien.
La lettre A n'est pas chanceuse. Rien qui exige l'exa-
men, l'analyse, la discussion. Il n'y avait qu'à citer
M. André Achenbach, la Plage de Scheveningen, appar-
tenant au musée de Kœnigsberg; — M. Oswald, son
frère, deux tableaux italiens; — M. Aligny, trois paysa-
ges, portés au catalogue, mais que nous n'avons pas ren-
contrés -, — M. Amaury Duval, le portrait de MUe Emma
8 SALON DE- 1861.
Fleury, do la Comédie-Française, la tête presque de
profil; — M. Anastasi, plusieurs paysages, mélanges de
Corot et de Dupré;— M. Albert Anker, du canton de
Berne, une petite Malade qui joue sur son lit de conva-
lescence; — M. Antigna, quelques brelonneries assez
originales, entre autres la jeune paysanne bretonne des-
cendant les marches de la Fontaine verte, etc. Dès la
seconde lettre, l'ordre alphabétique devient impossible,
à cause de la diversité d'œuvres auxquelles ne saurait
suffire une simple mention et qui doivent être compa-
rées à d'autres. Force est donc d'adopter des catégories
décidées par le genre du travail ou parles tendances de
l'artiste.
Il y avait autrefois la peinture dite religieuse : elle
n'existe plus maintenant, du moins au Salon; la pein-
ture mythologique : elle a encore quelques adhérents ;
la peinture historique : où est-elle? elle ne marque plus
guère. Tous ces grands genres ont presque disparu de-
vant la peinture militaire, qui à elle seule représente la
religion, la poésie, la philosophie, l'histoire de la
France. L'art a servi longtemps la superstition; il sert
la guerre aujourd'hui. Quand se retournera-t-il tout
simplement vers ce qui est son essence,la beauté, comme
expression de la vérité humaine et naturelle?
Il y a toujours la peinture dite de genre, et c'est celle
qui domine après la peinture militaire. Les artistes con-
temporains en sont venus à faire des tableaux de genre
avec Socrate ou avec Vénus. A bien dire, il n'y a presque
que des tableaux de genre au Salon de 1861, quels
qu'en soient les sujets et la dimension. La Phryné de„
vant l'Aréopage grec, par M. Gérôme, est un tableau de
9 SALON DE- 1861.
genre, tout comme les petits intérieurs de M. Meisso-
nier.
M. Meissonier a exposé cinq tableaux : un Peintre, un
Musicien, un Maréchal ferrant, le portrait de M. Fould
et le portrait de Mme H. T. Le livret en indique même
un sixième, l'Empereur à Solferino; mais cette page his-
torique n'a pas encoro paru au Salon.
Heureux homme que M. Meissonier! depuis vingt
ans, sa réputation et sa fortune ont toujours grandi. Il
est le plus recherché et le mieux payé des artistes mo-
dernes. Parmi les anciens maîtres, il n'y a guère que
Gérard Dov qui le vaille, au cours de la Bourse. Rem-
brandt n'est pas si cher. — C'est trop cher, décidément.
Dans le tableau intitulé le Peintre, il y a quatre per-
sonnages ; je ne sais pas si ce n'est point celui-là qui
vient d'être vendu 40,000 francs ; 10,000 francs par
chacun de ces petits messieurs en habit gris perle. Pour-
quoi donc Meissonier ne se met-il pas à faire des inté-
rieurs contemporains? C'est un conseil à lui donner, et
ça renouvellerait peut-être son talent, un peu vieillot
désormais. Il rattraperait ainsi, par des éludes directes
d'après la nature, certains accents de vérité qu'il a
perdus. Quand on a peint si longtemps d'après de petites
maquettes qu'on dispose soi-même, on finit par n'avoir
plus de variété. C'est la nature, toujours différente,
qui renouvelle sans cesse les aspects des choses et les
impressions des artistes. Si j'étais Meissonier, j'invite-
rais mes amis à déjeuner là bas, à Pontoise; je brûle-
rais toutes mes culottes de soie, tous mes bibelots Pom-
padour, et, après boire, je peindrais, séance tenante,
un groupe de fumeurs dix-neuvième siècle, qui pour-
10 SALON DE- 1861.
raient bien se trouver être aussi pittoresques que les
marquis, abbés et autres gentils mannequins de l'époque
Louis XV.
C'est l'amour de la nature qui manque à presque tous
les peintres actuels. Le véritable artiste est celui qui voit
et qui sent. Et quand on a bien vu et profondément
senti, ce n'est pas trop difficile de peindre. Mais, au
lieu de regarder la vaillante nature qui nous entoure
et de s'en inspirer, les peintres — presque tous! — fer-
ment les yeux, posent sur leur main fiévreuse leur
front pensif, et ils se disent, dans l'ombre de la ré-
flexion :— « Que ferait-on bien, pour résumer tout ce
qu'il y a de mieux? Il y en a qui ont traduit Homère
ou Dante, d'autres Shakespeare ou Gœthe. Ceux-ci ont
puisé dans les traditions antiques, ceux-là dans les tra-
ditions du moyen âge. Mon Dieu,mon Dieu, que faire? »
— Et l'un reprend Samson, l'autre Alcibiade, l'un une
bacchante, l'autre une nymphe, l'un Charlotte Corday,
l'autre Marie-Antoinette. — Celui qui irait tout naïve-
ment se coucher au soleil sur un banc du boulevard, et
qui ouvrirait l'œil, serait plus sûr que ces chercheurs
de quatorze heures en plein midi, de remporter dans
son atelier un superbe sujet de tableau.
On l'a dit souvent déjà, à propos de théâtre et de lit-
térature : il n'y eut jamais une époque plus dramatique,
plus variée, plus pittoresque que la nôtre. Les têtes,
d'abord, sont plus baroques que jamais. Il y a mille
raisons aujourd'hui pour avoir des nez qu'on n'avait ja-
mais eus; mille ficelles imprévues, qui détirent en tous
sens les physionomies. Oh! le bon temps pour les
peintres de mœurs, pour les abstracteurs de la co-
SALON DE 1861. 11
médie humaine, pour Rabelais ou pour Jan Steen!
Meissonier sans doute hésiterait à quitter son petit
boudoir poudré, pour se lancer sur le théâtre mouvant
de la comédie contemporaine. C'est plus commode de
faire un petit Musicien qui racle sa viole. Le tableau,
malheureusement, n'est pas très-réussi comme couleur.
On doit considérer comme des prodiges les figurines
du Maréchal ferrant; elles ont peut-être une ligne de
haut. Adriaan van de Velde en a peint de plus petites
encore et qui sont mieux d'ensemble et de détail. C'est
surtout dans l'école flamande primitive, chez van Eyck,
van der Weyden et Memlinc, qu'on admire ces person-
nages presque imperceptibles, et cependant charpentés
comme des figures de grandeur naturelle.
Le portrait de M. Louis Fould est un véritable ta-
bleau : intérieur avec les plus riches accessoires, toute
la collection d'objets d'art qui a été vendue cet hiver,
et, debout parmi ces trésors, un homme en robe de
chambre, aux formes rondes et maladives, tenant quel-
que chef-d'œuvre dans ses mains contrefaites. Il faut
croire que ce personnage n'a pas favorisé le talent du
peintre, et ce tableau ne se vendrait pas 100 francs si
l'on en effaçait la signature et si l'on pouvait en oublier
la tradition.
Le portrait de Mme T. nous paraît être la meilleure
peinture de M. Meissonier au Salon. Cette aimable
femme, aux cheveux couleur de lumière, est en buste,
les deux mains croisées en avant de la taille. La tête,
presque do face, est éclairée par ces beaux cheveux
roux, d'un ton anglais extrêmement distingué. J'ai vu
des ladies de cette nuance autour de la reine d'Angle-
12 SALON DE- 1861.
terre, lorsqu'elle vint, par un jour de déluge, avec toute
une volée de grandes dames, visiter l'exposition de
Manchester. Les Parisiens savent sans doute qui est cette
belle Mme H. T. Je lui souhaite de garder longtemps
l'incomparable couleur de sa peau, qui s'harmonise si
bien avec la couleur de sa chevelure.
Ces cinq Meissonier, bien qu'ils tiennent peu de place
sur le lambris de l'exposition, attirent beaucoup de
monde et il faut faire queue avant de pouvoir en appro-
cher. Il y a cependant plus de foule encore autour des
tableaux de M. Gérôme. C'est décidément M. Gérôme
qui magnétise surtout les Athéniens de Paris. 11 est vrai
qu'il s'agit, dans ses images, de Parisiens d'Athènes.
L'histoire de ce petit peuple grec est inépuisable 1 Lui-
même a tout fait, tout ce qui est beau, dans les arts,
dans la philosophie et dans l'action. Rome et tout le
monde latin, depuis deux mille ans, n'ont vécu que do
lui. Quand les peintres ont besoin d'héroïsme, ils s'en
vont emprunter aux Grecs Léonidas. Un seul hommo
jusqu ici avait osé profaner l'histoire grecque et livrer à
la risée publique des caricatures antiques. Ce Gaulois
irrévérent, qui a fait rire toute l'Europe, maître Dau-
mier, nous le rencontrerons bientôt, peignant des Blan-
chisseuses de la Seine ! Et peut-être qu'il a raison, car
son génie comique est vaincu par M. Gérôme, qui a
pourtant l'air de chercher à peindre sérieusement.
M. Gérôme a fait deux tableaux grecs, un tableau ro-
main, un tableau égyptien, un tableau hollandais, et un
tableau chinois, moins la couleur : le portrait de MIle Ra-
chel. Triste apparition que ce fantôme aux longs bras,
collé contre une colonne 1 La figure est de grandeur
SALON DE 1861. 13
naturelle, mais elle paraît d'une proportion inférieure,
malgré son allongement démesuré. Ça ne ressemble à
rien, ni à une ombre, ni à une statue, ni surtout à uue
femme. Il n'y a rien dedans, ni rien dessus, ni rien au-
tour. Le néant partout. On distingue seulement deux ou
trois plaques de couleurs discordantes, qui offusquent
l'œil.
Le paysage égyptien est le plus tolérable de ces six
tableaux. Sur le champ delà moisson, deux buffles con-
duisent une machine qui tourne et hache la paille éten-
due par terre. Un homme assis sur la machine préside à
l'œuvre demi-sacrée. C'est petitement peint, mais non
pas dépourvu d'une certaine austérité tout asiatique.
Le Rembrandt faisant mordre une planche à l'eau-forte,
ah ! pour celui-là, c'est le dernier degré de Willem Mie-
ris! Et quelle étonnante perversion d'aller chercher
Mieris pour peindre Rembrandt ! Ce pauvre grand homme
du Rhin a uno tête de singe, coiffée d'une espèce de
bonnet de coton, et il se projette de travers, comme un
épileptique, lui qui était si tranquille et si solide! et il
a le malheur d'être en porcelaine et de n'être entouré
que d'objets qui semblent en verroteries, lui qui avait
le sang rouge et chaud, des muscles sains et rebondis-
sants, et qui n'aimait autour de lui que les plus belles
choses, de forme grandiose et du plus haut ton. J'ai
revu plusieurs fois la maison de Rembrandt à Amster-
dam; une fois, j'y étais entré avec la copie de l'Inven-
taire de 1656, où tout est spécifié, pièce par pièce, si
bien qu'on peut encore restituer sa demeure presque
dans l'état où elle était lorsqu'il y avait rassemblé tant
de trésors provenant de tous les pays. Dès « l'anti-
44 SALON DE- 1861.
chambre, » ça commençait par des sièges en cuir de
Cordoue, sans parler des tableaux accrochés aux murs.
Dans le « petit atelier, » et c'était là peut-être qu'il gra-
vait ses eaux-fortes, il y avait des armures, des instru-
ments de musique, des costumes bizarres, des têtes et
des mains moulées sur nature, et plusieurs plâtres d'a-
près l'antique. Pauvre Rembrandt, traité avec la miè-
vrerie du dernier des Mieris ! On peut abandonner à
M. Gérôme le chien d'Alcibiade, à qui tout le monde a
le droit de couper la queue, pour faire causer Athènes.
C'est un vieux conte, dans lequel la vérité historique est
désintéressée. Mais Rembrandt et les Hollandais ont
été assez martyrisés par les mauvais chroniqueurs et les
mauvais peintres. Qu'on le laisse tranquille, jusqu'à ce
qu'on soit arrivé à le comprendre.
Ce chien d'Alcibiade a déjà excité bien des propos,
quoiqu'il ait sa queue. C'est un grand lévrier, à poil
rude, qui se dresse devant le cubiculum sur lequel sont
couchés Alcibiade et Aspasie. Sans le chien, on ne de-
vinerait guère que ces deux figures banales représentent
« le plus beau des Grecs » et une des femmes les plus ir-
résistibles de l'antiquité. Heureusement que la plupart
des spectateurs sont surtout tourmentés du chien ; la
première préoccupation est de savoir s'il a la queue
coupée. On m'a assuré que M. Gérôme la couperait,
avant la clôture du Salon. Pourvu que quelque rapin
malicieux n'ait pas la main plus prompte I II suffirait
d'un coup de pinceau au lieu d'un coup de ciseau. Et
pensez quelles rumeurs ce serait dans Athènes ! En pen-
dant au lévrier, sur la droite, est debout Socrate, et
dans son ombre philosophique se dissimule je ne sais
SALON DE 1861. 15
quelle jeune Grecque à la chevelure rousse, de ce ton
du « froment mûr, » qu'affectionnaient les anciens.
Cette figure a de la grâce, de la volupté, un charme
mystérieux, et l'on oublie qu'elle est très-faiblement
dessinée, du haut en bas. Dans le dessin du nu, il fau-
drait une correction suffisante, surtout quand il s'agit du
type le plus parfait que nous ait conservé la tradition
historique. Ilya de belles femmes partout, chacune selon
son espèce, comme dit la Bible; mais la Grecque doit
être irréprochable, et il n'est pas permis à une com-
pagne d'Aspasie d'avoir des à peu près de jambes, et
des pieds qui semblent empruntés à la famille des ba-
traciens.
C'est là un des grands défauts de la Phrynê do M. Gé-
rôme, que cette imperfection de la forme, dans un sujet
qui pourrait s'intituler VApothéose de ta Beauté. Le choix
d'un pareil sujet prouve assurément un esprit très-
inventif et très-habile, et l'on s'étonne même que les
peintres n'aient pas plus souvent déshabillé Phryné de-
vant l'aréopage du public. Le sujet de Phryné offre
toutes les conditions picturales, d'abord et surtout à
cause de cette Vénus qui se dévoile, et puis à cause des
expressions que l'apparition subite d'une beauté parfaite
doit produire sur une assemblée de Grecs raffinés. Mal-
heureusement, M. Gérôme n'a ni le sentiment de la
beauté, ni le sentiment de l'humanité, ni même l'instinct
de la civilisation grecque, qu'il dénature misérablement,
Que sa tentative sur Phryné ne décourage pas cepen-
dant les vrais peintres l II y a un chef-d'œuvre à faire
avec cette historiette, qui n'est peut-être qu'un symbole
esthétique, et qui signifie que la Beauté est la maîtresse
16 SALON DE- 1861.
du monde, qu'elle triomphe de tout, parce qu'elle est
à la fois la vérité et la justice.
De cette sublime allégorie antique, M. Gérôme a fait
une petite caricature, où une douzaine de « vieillards
stupides » prennent des mines hébétées et lubriques,
lorsque la déesse apparaît sans voile. C'est absolument
contraire aux mœurs de la Grèce, le pays de l'art par
excellence, où la beauté toute seule était victorieuse de
tout. En Grèce, devant une belle femme, ou seulement
une belle forme quelconque, le sentiment universel fut
toujours l'admiration et le respect. Il est vrai que cette
Phryné de M. Gérôme est très-mal dessinée, mal établie
sur ses jambes, et ankylosée dans ses genoux terreux.
Avant de la dépouiller de ses draperies, le peintre au-
rait dû lui pincer un peu les genoux et les attaches des
extrémités inférieures. Sans doute elle ne ressemble
guère aux statues qu'en fit Praxitèles et qui furent ado-
rées dans les temples. Mais ce n'est pas une raison pour
que l'Aréopage grec soit caricaturé en une assemblée
de vieux sénateurs. « Quel plus grave tribunal y eut-il
jamais que celui de l'Aréopage, si révéré dans toute la
Grèce, qu'on disait que les dieux mêmes y avaient com-
paru ! » M. Gérôme, qui passe pour un érudit, n'a donc
jamais lu celte phrase de Bossuet.
Cette école des néo-gt'ecs n'est vraiment qu'une bande
d'enfants terribles. Rendez-nous Daumier, qui était, à
sa manière, un artiste viril. Ceux-ci ne savent ce qu'ils
font, ni comme idée, ni comme peinture. Si encore ils
se sauvaient par l'adresse de l'exécution, par un rappel
quelconque de la nature et des effets naturels. Mais ce
tableau de Phryné ressemble à un petit théâtre de ma-
SALON DE 1861. 17
rionnettes en carton colorié. Pour y voir non-seulement
des figures vivantes, mais des figures do grandeur natu-
relle, impossible! La Phryné donne tout au plus l'im-
pression d'un petit biscuit de Sèvres, à prendre dans la
main. Ah! ce n'est pas indécent, et les dames du palais
auquel ce chef-d'œuvre est destiné n'auront point à
rougir.
Le sixième tableau de M. Gérôme représente deux
Augures qui ne peuvent se regarder sans rire et qui
communiquent leur hilarité aux spectateurs du dix-neu-
vième siècle. Il y a de quoi rire en effet, à notre époque,
— juste comme au temps des Césars romains.
Il y a déjà bien longtemps, — un peu après 1830,
qui semblait promettre la liberté, — l'art français était
en pleine révolution. On se battait à l'épée, ou même
d'une façon moins chevaleresque, pour ou contre une
pièce de théâtre, un livre, une brochure, un article de
journal, un tableau, une statue, une lithographie. Tout
le monde en était : les artistes et les littérateurs, les cri-
tiques et le public. Il s'agissait, en ce temps-là, de sa-
voir si chacun a le droit de faire dans les lettres et dans
les arts ce qu'il veutHc'est-à-dire ce qu'il sent et ce qu'il
comprend, ce qu'il voit ou ce qu'il imagine. Il y avait
d'un côté toutes les autorités reconnues, tous les corps
constitués, les académies et les écoles, tous les gens
d'importance, toutes les anciennes illustrations litté-
18 SALON DE- 1861.
raires et artistes, toutes les puissances de la grande
presse. De l'autre côté, une pléiade d'écrivains, très-
hardis et très-productifs, une petite bande de rapins
barbus, effrontés comme des moineaux, et quelques cri-
tiques qui ne se gênaient guère. En littérature, la vic-
toire déjà commençait à se décider pour les novateurs,
bien que leurs adversaires ne cessassent de les accabler
d'injures. Dans les arts, on était moins avancé, et la lutte
continua même, toujours opiniâtre et violente, jusqu'à
la fin du règne de Louis-Philippe. Les artistes n'ont pas
autant de moyens de publicité que les écrivains. Victor
Hugo, Alexandre Dumas, de Vigny , Sainte Beuve, le
bibliophile Jacob, Mérimée, Balzac, George Sand, étaient
devenus populaires, bien avant Eugène Delacroix, De-
camps, Ary Scheffer ou Barye. Ce n'est même qu'à l'Ex-
position Universelle de 1855 que les vaillants peintres et
sculpteurs de cette génération ont été définitivement
consacrés par l'Europe entière.
Il fallut ainsi un quart de siècle pour que le public en
vînt à reconnaître que deux ou trois critiques obstinés
n'avaient pas eu tort en attaquant des centaines d'ar-
tistes, — dont les noms sont oubliés aujourd'hui, — en
exaltant une dizaine d'artistes, — qui sont aujourd'hui
la gloire de la France !
Il serait bien curieux et bien instructif d'exhumer les
comptes rendus de Salons et les feuilletons d'art publiés
de 1830 à 1848. De part et d'autre, la critique était très-
franche et très-acerbe. Les conservateurs, maîtres des
revues et journaux accrédités, comparaient des barbouil-
leurs à Raphaël et à Michel-Ange, et ils s'emportaient
en invectives contre les artistes ayant le sentiment de la
SALON DE 1861. 19
vie, de l'expression, de la couleur. La jeune critique, à
son tour, ne ménageait pas le sarcasme, frappant de
préférence, comme il convient dans toute bataille, les
chefs de l'école adverse. Ah! que d'esprit, déraison, et
même d'éloquence, il fallut dépenser contre les divinités
de l'Olympe et les Romains de l'Académie, ou en faveur
des turqueries de Decamps, des Algériennes d'Eugène
Delacroix, des lions de Barye, des chênes de Rousseau !
De tout cela, il advint ce qui finit toujours par arri-
ver : la justice — tardive— a été faite, et les vrais artistes
demeurent seuls dans leur force et leur originalité.
Ce petit épisode de l'histoire de l'art, auquel beau-
coup d'entre nous ont assisté ou même contribué, de-
vrait garantir la liberté de la critique, et disposer le pu-
blic à écouter le pour et le contre. Car il se peut que
certaines réputations actuelles soient exagérées, que cer-
taines œuvres, malgré leur succès banal, n'aient aucune
qualité vraiment artiste, que certains peintres, célèbres
aujourd'hui, soient destinés à un prompt oubli.
Il faut voirl il faut comparer, il faut réfléchir. Il faut
surtout dire ce qu'on pense. En général, la critique
contemporaine ne semble pas avoir des impressions
bien vives; aussi n'a-t-elle pas des phrases très-franches
et très-claires : on ne sait trop ce qu'elle approuve ou
ce qu'elle condamne. Tantôt, après avoir reconnu le
mérite d'un tableau, ello repousse l'auteur sous des pré-
textes étrangers à son œuvre. Ainsi pour Courbet. Tan-
ôt elle comble d'éloges un artiste dont elle trouve les
tableaux faibles ou ridicules. Ainsi pour M. Gérôme,
qu'un de ses fervents admirateurs appelle cependant
par moquerie : « le Biard de l'art antique. » La cri-
20 SALON DE- 1861.
tique est découragée et ennuyée, on s'en aperçoit à ses
hésitations, à ses contradictions, et même à ses décla-
mations. Elle s'abandonne au préjugé, à ce qui est ad-
mis, Elle suit l'opinion, au lieu de la conduire. Tel
peintre a du succès depuis un certain temps et dans un
certain monde; pourquoi troubler cet homme et ses sou-
teneurs? Tel sujet plaît; pourquoi contredire les hon-
nêtes gens et les jolies femmes? Après tout, ce n'est pas
bien important. Qu'on aime les peintres roses ou les
peintres noirs, chacun son goût. Les artistes eux-mêmes
n'ont plus de conviction : pourquoi la critique en aurait-
elle?
Mais sil l'art a de l'importance. D'abord, parce que
l'art est un miroir de la société et qu'il n'est pas bon
qu'elle s'habitue à se contempler par ses mauvais côtés.
Une société est très-complexe : elle a toujours, dans
des proportions variables sans doute, ses vertus et ses
vices. Si l'art entretient et flatte les petites passions, les
égoïsmes, les lâchetés de conscience, les instincts hypo-
crites, les cupidités et les convoitises de toute sorte, as-
surément il est pernicieux ; tandis que, à la même époque
et avec les mômes mœurs, on pourrait cependant mettre
en relief les tendances généreuses, les fortes aspirations,
les caractères virils d'un monde où prédomineraient
même l'enfance et la caducité.
Ensuite, l'art n'est pas seulement un daguerréotype ;
il lui appartient d'interpréter les idées qu'il traduit, aussi
bien que les images qu'il reproduit. S'il a son indépen-
dance plastique pour s'écarter de la nature, dans des
limites que la nature ne répudie point, il a aussi son in-
dépendance morale pour s'écarter de la société officielle
SALON DE 1861. 21
et le droit d'en extraire des individualités ou des formes
plus ou moins excentriques.
L'art a donc cette importance réelle, que, en sa qualité
de vulgarisateur, il est l'agent du bien ou du mal, du
recul ou du progrès. Pensez au nombre prodigieux
d'images quelconques, peintes, gravées, lithographiées,
coloriées, photographiées, sculptées, modelées, ciselées,
qui sont répandues partout, dans les villes et au fond
des campagnes, chez les pauvres comme chez les riches,
partout! L'imagerie d'Epinal est peu de chose dans l'art;
eh bien, lo gouvernement centralisateur n'a pas négligé
de s'emparer de cette fabrique qui, sous prétexte de
Juif errant, de pape ou d'empereur, prêche par des mil-
lions d'exemplaires la guerre ou la paix, la superstition
ou la liberté, le passé ou l'avenir.
La critique a donc aussi un devoir de conscience et
même une certaine responsabilité publique, puisqu'elle
est, suivant le mot de Shakespeare, « le sonneur de clo-
ches qui se lève le premier et qui appelle les autres à
l'église. » Il importe qu'elle ne soit pas le sonneur des
petites églises et que, au contraire, elle attire la foule
dans le temple le plus vaste, le plus indépendant et le
plus éclairé. Ce n'est pas la peine de rassembler des lec-
teurs autour du titre sonnant de Salon parisien de 1861,
pour dire seulement aux fidèles et aux curieux : Entrez
faire vos dévotions dans les petites chapelles B, C, F, G, H,
et ne contestez pas le culte accepté. Point d'hérésie,
point de protestation, point de réforme 1
Chaque exposition est comme un concile auquel sont
soumis les questions vitales et même les rites de l'art à
une certaine époque, et chacun a le droit d'y apporter
22 SALON DE- 1861.
son avis. Qu'on y discute un peu, c'est bon signe. La vé-
rité jaillira peut-être de la controverse. Tout ce qu'on
doit exiger des opinions divergentes, c'est qu'elles soient
sincères et absolument désintéressées.
Au Salon de 1861, il se trouve que les peintres les
plus remarqués sont justement les plus discutables.
Après M. Gérôme et M. Meissonier, M. Baudry semble
être de ceux qui ont le plus de succès. Il a exposé huit
tableaux : Charlotte Corday venant de tuer Marat, deux
esquisses des décorations exécutées dans le salon de la
comtesse de Nadaillac, et cinq portraits.
M. Baudry a deux tableaux au musée du Luxem-
bourg. Decamps n'a jamais eu la moitié de cette chance-
là, Tout va plus vite aujourd'hui qu'autrefois. Il paraît
que, sitôt son retour de Rome où il a été pensionnaire,
M. Baudry a été accepté tout de suite par le goût public.
Ses oeuvres précédentes seraient-elles meilleures que
celles du Salon? ce n'est pas probable. Dans les arts,
comme en toutes choses, l'homme reste le même, de
son commencement à sa fin. Ce qu'il est à un moment
de son existence, il l'est toujours, foncièrement, bien
qu'on puisse constater au microscope des variations de
détail. M. Baudry, je suppose, consentirait volontiers à
être jugé sur son exposition de 1861, où il se montre
comme peintre d'histoire dans Charlotte Corday, comme
peintre mythologique dans la Cybèle et VAmphitrite,
surtout comme peintre de portraits.
La composition de Charlotte Corday ne s'accorde
guère avec le caractère traditionnel. De l'héroïne fana-
tique et corneillienne, le peintre a fait une petite grisette
grincéo, qui se tapit dans un angle, en plissant son petit
SALON DE 1861. 23
front et contractant son petit poing. Ello n'apparaît pas
ainsi clans les procès-verbaux du temps, ni dans les his-
toriens, mais droite, fière, calme et pensive. Car elle
s'imaginait qu'elle venait de faire un très-beau coup,
La victime est dans l'autre coin, censée étendue dans
une baignoire qui n'a pas un pied de long, et cette tenta-
tive de raccourci a faussé toutes les proportions. De la
baignoire trop courte sort un bras gigantesque. On ne
comprend rien à cette figure de Marat, exagérée dans le
haut du corps, absolument perdue dans le reste. Outre
ces vices de l'ordonnance générale du tableau, outre le
défaut do perspective et de dégradation de la lumière,
et par conséquent l'absence complète d'effet pittoresque,
on s'étonne qu'avec une exécution si maigre et si débile
le peintre ait risqué des figures de grandeur naturelle.
Passe pour une poupée, quand elle est de taille à la
prendre dans sa main. Dans les figures de proportion
normale, il faut nécessairement une charpente solide, un
dessin correct, du relief et de la couleur : car c'est la
justesse des lumières, des demi-teintes et des ombres,
qui fait tourner les corps et tous les objets. Le tableau
de Charlotte Corday a l'air d'une petite découpure en
papier colorié pâlement et fixée à plat avec une épingle
contre un lambris.
La Cybèle et YAmphitrite, exécutées en grand chez
Mmc de Nadaillac, cherchent à rappeler les Italiens de la
Renaissance. Femmes nues, couchées dans des attitudes
prétentieuses, avec accompagnement de petits génies.
Leurs formes ne sont guère arrêtées dans les contours
essentiels. Simples esquisses, il est vrai. Mais c'est juste-
ment dans les esquisses que s'accuse la science des des-
SALON DE 1861. 38
sinateurs, Dans les dessins de Michel-Ange et de Ra-
phaël, comme dans ceux du Titien et de Rembrandt, le
cours d'une ligne s'évanouit quelquefois à de certains
points intermédiaires, laissant deviner par les deux bouts
ce qu'il y a au milieu, par exemple dans les parties char-
nues; mais les attaches et les extrémités sont toujours
fermement gravées par un accent décisif de la forme. Il
y a des académies de Michel-Ange où l'ensemble d'un
bras n'est indiqué que par trois soudures indispen-
sables, l'enchâssure de l'épaule dans le torse, l'angle du
coude et l'attache du poignet. El tout y est cependant.
Les maîtres escamotent volontiers l'inutile ou l'acces-
soire, parce qu'ils s'efforcent de mettre en saillie le ca-
ractère constitutif de l'image qu'ils représentent.
Pour les portraits, M. Guizot, le baron Charles Dupin,
le marquis de F., MUe Madeleine Brohan et un petit
garçon tout nu « en petit Saint Jean » : ahl que c'est
triste! On dirait qu'ils sont peints avec de la farine dé-
layée dans de l'eau de savon. M. Guizot a pourtant une
belle tête de vieillard, et l'on dit que MUe Madeleine
Brohan est très-belle.
Vraiment, le compte rendu de ce Salon de 1861 est
pénible et cruel, même quand on ne connaît personnel-
lement aucun de ces peintres. Que leurs amis, s'ils ont
le sentiment de l'art véritable et s'ils sont sincères, doi-
vent être embarrassés!
M. Hamon aurait dû venir après M. Gérôme, car il
est de ceux qui ont mis à la mode des minauderies plus
ou moins agaçantes, sous prétexte de restitution des
mœurs et usages antiques. Son principal tableau, intitulé
l'Escamoteur ; quart d'heure de Rabelais, représente...
SALON DE 1861. 25
je ne sais quoi vraiment; il y a, sur une même file, une
quinzaine de figures; à gauche, une espèce de masque,
l'escamoteur? au milieu, un groupe de femmes debout,
des Grecques? puis, d'autres personnages grotesques.
Que font-ils là ? et comment est-ce le quart d'heure de
Rabelais? pourquoi pas le théâtre des marionnettes?
Dans un autre tableau, — la Sœur aînée, — deux en-
fants accroupis, dont l'un tient une poupée, bercent une
jeune femme étendue dans un fauteuil à bascule et por-
tant sur son giron un baby, ou peut-être aussi une pou-
pée. Ils ont la tête moitié plus grosso que celte femme-
lette, quoiqu'ils soient sur le même plan, et qu'entre
eux et elle il doive y avoir une différence d'âge d'au
inoins dix ans. Mais bah, ce n'est plus la vie, et toute
observation réaliste serait déplacée à propos de ces élu-
cubralions où certains amateurs trouvent du charme et
de la poésie. On y trouve aussi, malheureusement, une
couleur féroce, des violets intenses, en lutte avec des
jaunes serin, du bleu pur et du rouge-sang, le tout sans
intermédiaires; des notes fausses, poussées à toute ex-
trémité. Ce n'est pas sain pour le regard, et l'on est bien-
tôt obligé de fermer les yeux. C'est sans doute pourquoi
nous n'avons pas découvert les Vierges de Lesbos, qui
doivent être dans le voisinage; mais nous avons aperçu
deux petits pendants, plus tranquilles de ton, la Tu-
telle et la Volière, avec figurines de jeunes filles assez
gracieuses dans leur maniérisme. On en pourrait faire
les panneaux décoratifs d'une serre ou d'un pavillon de
jardin.
M. Picou est aussi de ces néo-païens, assurément fort
étrangers à la Vénus de Milo. Il a exposé une sorte
26 SALON DE 4861.
d'amourette mythologique : de petits Cupidons qui vol-
tigent autour d'une fenêtre. Fermez-leur la porte au nez,
ils rentreront par la fenêtre, tel est le titre du tableau.
N'est-ce pas tout à fait délicat?
M. Gustave-Rodolphe Boulanger se rattache encore à
la même pléiade, par son tableau représentant « la Ré-
pétition du Joueur de flûte et de la Femme de Diomède
chez S. A. /. le prince Napoléon, dans Vatrium de sa
maison, avenue Montaigne. » Ici, cependant, c'est une
scène réelle, et cette contrefaçon de l'antiquité a pu être
étudiée d'après nature et sur des personnages vivants,
déguisés en anciens. On y reconnaît, en effet, M. Théo-
phile Gautier et des acteurs et actrices de la Comédie-
Française, tous proprement accommodés à l'unisson de
ce palais romain, dans le costume de leurs rôles et étu-
diant des attitudes et des gestes archéologiques. Que ce
déguisement antique va bien aux têtes modernes! C'est
aussi amusant à voir que les grecqueries de M. Gérôme,
et de même force à peu près comme peinture.
On peut d'ailleurs juger le talent de M. G.-R. Boulan-
ger sur un autre tableau, de grande importance : Her-
cule aux pieds d'Omphale. Pour tout de bon, cette fois,
nous sommes au cœur du paganisme, et depuis les temps
les plus reculés on n'avait jamais vu rien de pareil à ce
gros demi-dieu, foulé aux pieds et aux mains d'une reine
capricieuse et ingrate.
Sous le premier empire, la lettre G avait de la chance :
Gros, Girodet, Guérin, Gérard ; sous Louis Philippe, la
lettre D : Delacroix, Decamps, Delaroche, Diaz, Dupré.
Aujourd'hui, c'est la lettre B. Après MM. Baudry et Bou-
langer, nous avons encore au B un autre peintre favo-
27 SALON DE 4861.
risé par la critique, M. Bouguereau, l'auteur de la Pre-
mière Discorde ; le titre est assez heureux et c'est beau-
coup auprès du public.
Il s'agit d'une femme nue, qui a deux enfants, l'un
blond et l'autre brun. Le petit blond se boulotte contre le
sein de la mère, tandis que le petit brun, debout et de
face, fronce le sourcil avec colère, comme il appartient
au type brun, naturellement envieux et sournois. Met-
tons que ce sont nos premiers parents de qui nous te-
nons fatalement la discorde et la guerre. Le sujet n'est
pas neuf, mais Eve avec ses enfants est aussi bonne à
peindre que Vénus et Cupidon, que la Vierge et son bam-
bin. qu'une femme quelconque avec son fruit. Le mal-
heur est que cette Eve n'est pas belle, qu'elle est lourde-
ment dessinée et modelée, de la tête aux pieds, et qu'elle
a les genoux trop gros ; aucune élégance dans la forme,
aucune physionomie vivante; l'insignifiance et la vul-
garité.
M. Bouguereau aime les titres symboliques: la Paix
est représentée par une paysanne accompagnée d'un
berger et portant sur sa tête une gerbe d'herbages ; le
Retour des champs, par deux enfants nus, qui jouent
avec des fleurs et qui s'embrassent. Toutes ces figures,
faiblement dessinées, sont rondes et sans aucun carac-
tère. Les fonds de paysage aussi manquent de lumière et
d'accent.
Il y aurait encore bien plus à dire sur le Faune et la
bacchante, groupe très-hasardé au point de vue de la dé-
cence la moins rigide. Ces amours de monstres à longues
oreilles et à jambes velues inspirent le dégoût. La bac-
chante est bien coupable de s'abandonner à un entrai-
28 SALON DE- 1861.
nement contre nature. Est-ce qu'on ne pourrait pas l'aire
tout simplement un homme et une femme qui s'aiment,
au lieu de ressusciter toujours les mythes d'une civilisa-
tion presque incomprise aujourd'hui? Serait-ce donc
l'école de Rome qui entretiendrait les artistes dans ces
vieilleries peu attrayantes, et qui les détournerait d'un
art inspiré par la nature et la vérité? car M. Bougue-
reau, ainsi que MM. Rodolphe Boulanger et Baudry, a
obtenu le grand prix de Bome, et il s'est formé aux en-
seignements de la villa Medici.
M. Cabanelest « grand prix de Rome » comme eux,
et c'est sans doute pourquoi il a peint aussi sa Nymphe
enlevée par un faune.
Celui-ci, du moins, a du goût et de la distinction.
Mauvaise école, peintre acceptable. Le groupe de l'En-
lèvement de la nymphe est bien arrangé; et il rappelle
un groupe en marbre du jardin des Tuileries. Il y a des
tons de chair assez fins dans le torse et les flancs de la
nymphe, qui se détache sur un paysage harmonieux et
largement brossé. L'ensemble-pourtant est faible et, si
l'on voulait trouver des analogues à cette peinture, il
ne faudrait pas aller chercher ailleurs que dans l'école
française du dix-huitième siècle, autour de François Le-
moyne ou des Coypel.
La Madeleine — quelle transition ! — est imitée d'Ary
Scheffer et aussi un peu des Bolonais au temps du
Guide. Les bras et les mains sont vaguement dessinés,
et la couleur ne s'élève pas au-dessus du ton de l'aqua-
relle.
Le Poète florentin, gentil petit tableau de genre, où les
personnages ont de l'élégance, où le dessin est serré, où
SALON DE 1861. 29
la couleur a une certaine intensité. M. Bingham en a pu-
blié une photographie charmante.
Comme portraitiste, M. Cabanel est assurément le
plus fort du Salon. Dans les portraits d'homme, il ne
réussit guère, à en juger par son grand portrait en pied,
exposé dans le salon central, et c'est à peine s'il dépasse
M Flandrin. Mais ses deux portraits de femme, exposés
aux deux côtés de la Nymphe, sont très-distingués. Co
n'est pas M. Flandrin, ni M. Hébert, ni M. Dubufe, qui
en feraient autant.
Le portrait de Mme W. R., une noble Ecossaise, je
crois, est debout, coupé à mi-jambes. Il a quelque chose
des splendides portraits de l'école anglaise, où les ajus-
tements nuisent parfois à l'importance de la tête ; mais
la tournure générale est d'un excellent goût. Le portrait
de Mme I. P., femme d'un banquier célèbre, a bien plus
de caractère, et c'est le modèle sans doute qui a forcé le
peintre à chercher par la correction des traits la profon-
deur de l'expression. La tête est superbe, et, chose rare,
les bras et les mains sont bien dessinés. On regrette seu-
lement que la couleur de l'écharpe négligemment aban-
donnée sur une épaule lutte un peu avec le ton du sofa
sur lequel la femme est assise, et que le fond ne soit pas
assez neutre et se projette trop en avant.
Nous n'avons pris jusqu'ici que des illustrations de
l'école actuelle. Encore faut-il observer que le Salon ne
représente qu'incomplètement l'école française, et qu'il
y manque même les premiers artistes contemporains.
MM. Ingres, Delacroix, Couture, Jules Dupré, Diaz,
Troyon et autres. Avec ceux-ci, qui sont reconnus maî-
tres à des degrés différents, la critique tout naturelle-
2.
-ocr page 42-30 SALON DE- 1861.
ment semblerait bienveillante, et il n'y aurait point à
s'offusquer de ses franchises, comme à propos des ar-
tistes dont le succès dépasse le talent. Qu'on lui par-
donne donc une sévérité apparente, qui sera peut-être
justifiée dans un avenir prochain. Aujourd'hui comme
toujours, l'art est très-difficile, c'est vrai ; mais aujour-
d'hui plus que jamais, la critique est très-malaisée. '
III
Il est très-heureux pour un critique d'être nouveau
venu, d'avoir peu d'adhérences personnelles avec les
artistes, de n'être guère au courant des ateliers, même
de se tenir assez retiré du monde, et d'échapper ainsi
à la pression des camaraderies, des amitiés ou des rela-
tions plus ou moins intimes.
Diderot, qui fut presque le fondateur de la critique
d'art en France, et qui en est resté le type le plus char-
mant et le plus amusant, le plus fantasque et le plus
poétique, le plus perspicace et le plus profond, Diderot
lui-même, en son temps, s'est laissé aller à quelques
hérésies, par suite de sa familiarité avec certains ar-
tistes, et aussi par entraînement de théories philoso-
phiques.
Pour être impartial, il faut être dégagé de toute consi-
dération des personnes, et apprécier les œuvres sans s'in-
quiéter de leur auteur. Dans les concours, ne prend-on
pas cette précaution très-sage, d'interdire tout signe qui
révèle les noms des concurrents?
SALON DE 1861. 31
Pour être juste, il faut encore ne pas appliquer à un
art spécial des formules préconçues, relatives à un autre
ordre de créations. Sans doute toutes les fantaisies de
l'imagination et toutes les idées de l'intelligence sont so-
lidaires, et l'art, comme la science et l'industrie, comme
la politique et la morale, dépend d'une théorie supé-
rieure qui englobe et régit toutes les manifestations de la
vie humaine. N'y a-t-il pas, sous le nom d'esthétique,
une philosophie de l'art qui doit concorder avec la phi-
losophie générale? Où tend la société, l'art doit tendre.
Mais ses moyens ne sont pas les mêmes que ceux de la
littérature, par exemple. Les arts plastiques s'égarent
lorsqu'ils s'abandonnent aux tournures littéraires et aux
prétentions plilosophiques. L'idée qui anime l'art doit
être enveloppée dans une forme sut generis, comme l'a-
mande dans sa coque qui ne conviendrait pas à un autre
fruit. Tant mieux si la coque est assez transparente pour
laisser deviner ce qu'il y a dedans.
Diderot, qui n'était point indifférent à la grâce manié- .
rée des peintres Pompadour, en était cependant venu à
dire :— «H faut qu'un tableau instruise et moralise. » Il
avait plus d'à moitié raison; mais ce n'est pas ce philoso-
phisme de Diderot qui est à redouter maintenant chez
les critiques ni chez les artistes. Aujourd'hui, l'on dit
simplement, et l'on n'a point tout à fait tort :—« Il faut
qu'un tableau amuse et plaise. »
C'est sans doute en vertu de cette maxime, que les pein-
tres dontnous avons déjà examiné les productions jouissent
de la faveur publique. Le malheur est qu'avec ces quali-
tés de charme, au goût de certains amateurs, ils n'aient
pas en même temps les qualités des vrais bons peintres.
32 SALON DE 4861.
Les meilleurs praticiens de l'école contemporaine, du
moins parmi ceux qui ont exposé aux Champs-Elysées,
affectent en général de négliger le choix du sujet et l'at-
trait qui résulte de l'élégance dans l'arrangement, de
l'esprit dans les tournures et les expressions. C'est le re-
proche que leur adressent la noble critique et le beau
monde : à Courbet, par exemple, à Millet, à Breton, à
Bonvin, à Daumier, à Doré, et à beaucoup d'autres aux-
quels on applique le nom de réalistes. Il faut bien dis-
tinguer par des dénominations plus ou moins exactes les
groupes qui se distinguent du courant de l'école régnante.
N'a-t-on pas baptisé aussi la pléiade qu'illustrèrent De-
camps, Àry Scheffer, Delaroche, Camille Roqueplan,
Marilhat, pour ne citer que des morts. Peu importe l'é-
tiquette, si elle recouvre la nouveauté et l'originalité.
En y regardant de près, on s'aperçoit cependant que
ces naturalistes ne prennent pas du tout leurs sujets au
hasard, et qu'ils ont une propension décidée vers les
classes que les écoles académiques ont presque toujours
répudiées.
Une espèce d'historien fort excentrique, Alexis Mon-
teil, indigné de ne trouver dans l'histoire que des récits
de batailles ou des anecdotes de cour, s'était mis à étu-
dier et à raconter « l'Histoire des Français des divers
états. » Son initiative n'a pas entraîné beaucoup de sec-
tateurs; mais encore est-il vrai que l'histoire devrait
comprendre et exposer la vie d'une nation dans son en-
semble et non point seulement les hauts faits des classes
exceptionnelles.
Pareillement dans les arts, surtout chez les Italiens et
les Français, on n'a peint d'ordinaire que les person-
SALON DE 1861. 33
nages titrés ou les exploits officiels. La vie commune,
l'histoire de tout le monde et de sa femme, —ail the ivorld
and lus ivife, — comme disent les Anglais, — la repré-
sentation des mœurs et usages, des caractères du peuple
fonctionnant au milieu des villes et des campagnes, pro-
duisant tout, la pensée, la poésie, la richesse, en un mot
la civilisation, n'ont guère été considérées, depuis la Re-
naissance italienne, comme un objet digne d'occuper le
génie des artistes.
En Hollande seulement, la peinture eut cet instinct-là,
et l'école hollandaise du dix-septième siècle a bien mon-
tré qu'on pouvait créer des chefs-d'œuvre avec des ar-
quebusiers et des bourgeois, avec des ouvriers et des
paysans. En Flandre aussi, près de Rubens et de
van Dyck, ces peintres splendides des souverains et des
princes, — les Petits Flamands, comme on les désigne
par une sorte de dédain, ont fait merveille avec leurs
kermesses, leurs intérieurs familiers et leurs personnages
sans cérémonie. Chez les Espagnols encore, les peintres
de la Vierge Immaculée ou du roi tout-puissant n'ont
pas craint de descendre du ciel ou de sortir de l'Esco-
rial pour attraper des mendiants, des rustres et des
bohémiens.
En Italie et en France, l'art ne se permit presque ja-
mais cette déchéance jusqu'aux sujets populaires, sauf un
peu au dix-huitième siècle et dans l'école dite roman-
tique. Ce qui fut ainsi précédemment une rareté est de-
venu chez les naturalistes d'aujourd'hui une habitude,
même un système, sans qu'ils en aient peut-être pleine
conscience.
De cette prédilection étrange s'effarouchent ensemble
-ocr page 46-34 SALON DE 4861.
la critique prudente et le public routinier. Puisque le haut
et le milieu de la société, s'étant banalisés, n'offrent plus
que des traits uniformes et monotones, il est tout simple
pourtant que l'art s'en aille chercher ailleurs des images
neuves, énergiques, vivaces, originales. Où seraient la
variété, la couleur, le caractère, sinon dans les types
rudes ou ingénus qui se sont le moins détachés de la na-
ture et ne sont pas encore devenus frustes au frotlement
d'une société compliquée ?
Les plus beaux personnages à peindre que j'aie jamais
vus, c'étaient ces sauvages Ioways qu'un Anglais, M. Cat-
lin, avait arrachés à leurs steppes de l'Amérique, sous
prétexte de leur montrer les merveilles de la civilisation
européenne, et qu'il montra eux-mêmes en spectacle aux
civilisés de l'Angleterre et du continent. Paris sans doute
n'a pas oublié les superbes tournures de la Pluie-qui-
marche et de Petit-Loup, de leurs femmes cuivrées, du
jeune garçon si svelte et si fier, élégant comme une fi-
gurine d'un bas-relief antique, qui impressionnèrent alors
vivemontles artistes et les littérateurs, et qui inspirèrent
à George Sand quelques pages de son meilleur style.
La sauvagerie a du bon, et les personnages les moins
policés peuvent avoir du beau. Il est sûr qu'un forgeron
qui bat le fer, une faneuse qui remue l'herbe, sont plus
pittoresques qu'un monsieur et une dame costumés à la
mode et qui ne bougent. Le travail, l'activité physique,
donnent des allures et des gestes, même des formes,
même des expressions, particulièrement accentués. Chez
les Grecs, amoureux de la beauté, les exercices du corps
n'étaient-ils pas commandés non-seulement par l'hygiène,
mais par toutes les institutions morales et politiques ?
SALON DE 1861. 49
Il n'y a donc point à blâmer en eux-mêmes les sujets
populaires qu'adoptent de préférence les peintres réa-
listes, mais bien leur peinture, quand la trivialité y do-
mine, au lieu de l'originalité. Tout sujet peut avoir un
intérêt profond, si l'artiste y a mis quelque essence vrai-
ment humaine. Panurge et Sancho ne sont point à dédai-
gner. L'Ophélia de Shakespeare ne détruit point l'Agnès
de Molière. J'aime mieux l'Ophélia cependant, et chacun
aie droit de préférer Hamlet à Sganarelle. Mais un mau-
vais poème épique ne vaut pas les romans de Balzac et
de George Sand. Adriaan Brouwer et Jan Steen sont ap-
paremment de plus grands peintres que Girodet avec son
Déluge et son Endymion, que Guérin avec sa Clytem-
nesire et son Enée.
La Belgique connaît bien MM. Courbet, Millet, Bre-
ton, qui, plusieurs fois, ont envoyé de leurs œuvres aux
expositions de Bruxelles et d'Anvers. Ils ont assez bon
air au Salon de Paris, et ils y tiennent même les pre-
mières places, dans l'estime de beaucoup de'.connaisseurs.
Leur art n'est pas précisément très-raffiné, mais c'est
franc. Ce qu'ils ont voulu faire, ils l'ont fait.
Les trois tableaux de Millet accusent un style tout
personnel etune volonté opiniâtre. Mais que n'a-t-il peint
le divin Apollon gardant les vaches du roi Admète, au
lieu d'une simple paysanne avec sa brebis; une sainte
Madone, au lieu d'une mère qui donne à manger à son
enfant! Et quelle maladresse d'avoir choisi le père To-
bie, quand il y a tant d'aveugles bien posés et plus res-
pectables, par exemple le sublime Homère ou l'infortuné
Bélisaire ! N'était-ce pas le moment de reprendre le gé-
néral Bélisaire, à qui Gérard dut un si noble succès au
36 SALON DE- 1861.
Salon de 1795? Millet manque un peu de monde, et je
me permettrai de lui conseiller de quitter Barbison et la
foret de Fontainebleau, pour louer un atelier dans
Breda street, où il se renseignerait mieux sur le temps
qui court.
Courbet, qui est un montagnard très-avisé, n'a pas com-
mislamême imprudence que Millet. Jugeant quel'époque
était difficile, et que décidément les militaires et les
princes sont ce qu'il y a de plus beau en peinture, il s'est
abstenu de risquer sa ménagerie de personnages hors la
loi. C'est vrai qu'on n'a jamais tant cassé de pierres à
Paris, mais il a compris que l'intérêt se portait sur ceux
qui les font casser, et non point sur ceux qui les cassent.
Il s'est donc rejeté sur les cerfs et les renards, contre les-
quels on ne saurait professer d'antipathie. Le plus grand
de ses tableaux est intitulé le Rut du printemps, combat
de cerfs pour quelque lorette de forêt; un autre repré-
sente un Renard dévorant sur la neige un animalcule
égaré. Il a exposé encore un épisode de chasse à courre :
le Cerf à l'eau, un Piqueur galopant en plein bois, et
un superbe paysage : la Roche Oragnon, dans la vallée
de Mézières. Tenez que ce sont des peintures solides, sans
escamotages, et qui se classeront dans les grandes gale-
ries et les musées.
M. Breton est un élégiaque rustique, dont la peinture
placide et tendre ne déplaît pas aux gens de goût. Un do
ses tableaux, les Sarcleuses, appartient au comte Duchâ-
tel, l'heureux possesseur de la Source, de M. Ingres, ex-
posée présentement à l'exhibition du boulevard, l'acqué-
reur de la Cascade, de Ruisdael, et de VIntérieur de
ville hollandaise, par van der Heijden, à la célèbre vente
SALON DE 1861. 37
van den Sclirieck, de Louvain. M. Breton sera donc en
glorieuse compagnie dans la collection du comte Duchâ-
tel. Pourvu cependant qu'on l'éloigné du triste portrait
que M. Duchâtel s'est fait plaquer par M. IlippolyteFlan-
drin !
Les autres tableaux de M. Breton sont le Colza et le
Soir , exposés au dernier Salon de Bruxelles, et une scène
d'Incendie.
Le plus excentrique des artistes contemporains, c'est
peut-être M. Gustave Doré. Il n'a d'attaches à aucune
école, à aucun maître, ni du passé, ni du présent. Il ne
s'enferme dans aucun genre, et tout lui est bon : la plus
haute poésie et les sujets les plus infimes, l'allégorie,
l'histoire, les mœurs, le paysage, même les sujets reli-
gieux; il a fait des Christ et des saltimbanques, Gargan-
tua et François Ier, la belle Impéria et do superbes car-
dinaux en goguette au concile de Constance. On croirait
que sa vocation véritable est la caricature, s'il n'avait pas
traduit le Dante par des illustrations sérieuses et gran-
dioses. Sorte do petit génie sceptique, qui badine et s'a-
muse, tout en creusant l'art à des profondeurs étonnantes.
Il a des inventions imprévues, des effets étranges et ter-
ribles, à côté de formes grotesques et parfois vulgaires.
Nous avons vu de lui, chez Nadar le photographe, un
Christ au prétoire, dont la .tête douloureuse et le torse
infléchi rappellent les sublimes conceptions de l'école ita-
lienne , tandis que les figures de soldats qui insultent la
victime dévouée sont d'une banalité repoussante. Cette
recherche de contrastes exagérés n'est pas absolument
condamnable dans les arts, à condition toutefois qu'elle
s'arrête à la limite du niais ou de l'odieux.
38 SALON DE 4861.
Le Dante et Virgile dans le neuvième cerclé des Enfers,
visitant les traîtres condamnés au supplice de la glace,
serait presque un chef-d'œuvre de grande peinture, s'il
ne surgissait pas, sous les pieds des deux poètes,'quantité
de têtes monstrueuses, plus ridicules que tragiques, La
foule s'arrête avec stupéfaction devant ces fantômes, qui
semblent fouler des êtres réels, torturés au milieu d'une
mer gelée. C'est le contraire qu'il eût fallu : les suppli-
ciés perdus sous le voile fantastique, et les poètes rayon-
nant de leur lumière éternelle. La figure du Dante a
cependant une grandeur sereine et une structure impo-
sante.
Un autre tableau, très-différent, quoiqu'il s'agisse;
encore indirectement de voyages dans l'autre mondes
excite aussi l'étonnement des visiteurs du Salon. C'est4
l'assemblée de bons amis en réjouissance à la barrière,
disons le mot : les Croquemorts ; l'auteur, M. Alfred Lam-
bron, n'avait sans doute pas osé risquer ce titre, imposé
à sa peinture, dès le premier jour, par l'esprit parisien^
qui ne tergiverse point et va droit au fait. Ces croque-
morts ne songent pas plus à leur fonction journalière,.
que l'honnête magistrat qui rentre dîner en famille,
après avoir condamné au bagne quelque pauvre diable;
ils se donnent du bon temps, à leur manière, en buvant
du vin bleu, en agaçant la servante du cabaret, en
jouant au tonneau, en causant de morale ou de poli-
tique, si c'est leur idée, peut-être de philosophie. Oh les
gais philosophes et les aimables compagnons, qui de-
vraient porter sur leur chapeau encrêpé cette devise :
— Puisqu'il faut mourir, vivons !
Le second tableau de M. Lambron metencore en scène
-ocr page 51-SALON DE 1861. 39
un grand croquemort, tout équipé et prêt à monter sur
son char. Passent Arlequin et Pierrot, qui finissent leur
mardi-gras le mercredi des cendres, et qui s'inclinent
narquoisement devant le pourvoyeur de cimetières^
— Bon voyage, cocher de la mort !—Au revoir, Pier-
rot! — Après Pâques!
Arlequin et Pierrot ne se sont-ils pas battus en duel,
l'autre année, au lendemain d'un bal masqué, dans utl
tableau mélodramatique de M. Gérôme? Ils paraissent
raccommodés aujourd'hui, puisqu'ils s'en vont ainsi fra-
ternellement railler la mort. Rassurons-nous,—jusqu'au
prochain carnaval.
Après l'ironie funèbre de M. Lambron, une scène de
deuil, qui a presque l'air d'une pastorale : toute une file
de jeunes et fraîches villageoises accompagnant à l'église
le convoi d'une de leurs compagnes. Elles s'en vont, mo-
destes et recueillies, le long d'un chemin qui traverse une
plaine. Tout à l'heure elles quitteront leurs petits fichus
blancs et leurs cornettes, pour reprendre le travail cham-
pêtre. Ce tableau de M. Amédée Guérard, éclairé d'une
douce lumière et compris avec sentiment, a beaucoup do
charme.
Mk Legros a aussi représenté un pieux épisode de la
vie des paysans. Un groupe* de femmes, agenouillées au
coin d'un bois, adressent leurs vœux à un crucifix pla-
qué contre un tronc d'arbre. Les figures, de grandeur
naturelle, sont largement et simplement peintes.
Avec M. Bon vin et M. Daumier, nous retrouvons le
peuple des villes. M. Bonvin aime ses ouvriers de Paris,
et il nous en a montré une dettii-douzaine se reposant,
après l'ouvrage, dans un intérieur où l'un est occupé à
40 SALON DE- 1861.
lire le journal, pendant que les autres fument et causent.
Dans le tableau de Daumier, une Blanchisseuse de Paris
remonte l'escalier d'un quai, donnant la main à son pe-
tit enfant. Avec M. Brion, nous allons en Alsace à une
noce de cultivateurs, et dans un intérieur rustique où
l'on dit le bénédicité ; avec M.Adolphe Leleux, aune
Noce bretonne; avec son frère Armand, nous pénétrons
dans des ateliers de peintre ou d'ouvrier. Avec M. Hé-
douin, nous allons en Espagne, avec M. Reynaud en
Italie, à Naples, admirer les belles filles des Abruzzes ou
les lazzaroni étendus au soleil. Avec M. Fromentin, nous
courons l'Algérie, et sa vive peinture séduit et entraîne,
comme les spirituels récits qu'il a publiés de ses voyages.
Avec M. Bonnat, c'est peut-être encore l'Espagne, car
l'artiste est de Bayonne, et il a eu pour maître M. Fe-
derico de Madrazo, fils de M. José de Madrazo, l'ancien
directeur du musée de Madrid ; M. Bonnat a exposé une
petite fille debout, de grandeur naturelle, qui rappelle
assez les maîtres espagnols, et qui est très-vivante dans
la douce pénombre où s'harmonisent les tons éclatants
de son costume de fantaisie.
En cherchant bien, on trouverait encore une douzaine
d'autres peintres, jeunes la plupart, qui, sans avoir le
privilège d'intéresser la foule, ne sont pas dépourvus de
qualités artistes, soit dans la sincérité de leurs impressions
devant la nature, soit dans la justesse de leur pratique
consciencieuse. Mais il faut nous hâter et ne pas omettre
cependant les œuvres qui marquent au Salon, à cause
d'une étrangeté quelconque ou d'un mérite incontestable.
Les deux grandes compositions allégoriques de M. Pu-
vis de Chavannes ont obtenu un succès universel, Quelles
SALON DE 1861. 41
que soient les tendances assez diverses des critiques, ils
se sont tous accordés à vanter le style de ces espèces de
fresques où sont symbolisées la paix et la guerre, Dellum
et Concordia, peintures murales, ajoute le livret, pour
justifier sans doute la pâleur harmonieuse d'une couleur
éteinte et partout rompue à dessein. Il y a là des groupes
bien ordonnés et quelques figures d'une tournure su-
perbe, à côté d'autres figures assez vulgaires dans leur
majesté empruntée. Car le danger de ces sortes de ta-
bleaux, souvent répétés par les écoles italiennes de la
Renaissance et par l'école française des dix-septième et
dix-huitième siècles, ce sont les réminiscences et les imi-
tations.
Il faudrait un génie tout neuf et bien particulièrement
original, pour renouveler le personnel et le matériel du
vieux théâtre allégorique. La Grèce et l'Italie ont tourné
et retourné à l'infini les figures détachées de la vie cou-
rante, avec la prétention de les élever à la hauteur des
mythes généralisateurs. Comment faire pour qu'une
femme nue signifie l'Abondance? on en est souvent ré-
duit à lui mettre au bras un panier de pommes ; pour la
Concorde, qu'elle tienne à la main une branche d'oli-
vier ! Voici des personnages qui gesticulent devant un
cadavre, d'autres qui sonnent du clairon; d'autres qul
revêtent leurs armes : c'est la Guerre! soit. Mais gare
aux pastiches de Poussin, de Raphaël, ou même de Ru-
bens !
L'arrangement des allégories de M. de Chavannes a
une certaine grandeur épique qui arrête le regard et
puis la pensée. On sent aussi que l'artiste est à la re-
cherche de la beauté dans ses figures de femmes, dessi-
42 SALON DE- 1861.
nées avec élégance, modelées avec une délicatesse at-
tentive, sans que la touche ait rien de grêle. Il n'y a pas
de quoi ricaner devant ces femmes toutes nues, comme
font les aréopagistes devaist la Phryné. La peinture de
M. de Chavannes n'agace point les sens, elle repose l'es-
prit et elle charme les yeux, par une tonalité sobre et
distinguée.
Les tableaux de M. James Tissot ont un succès d'un
autre genre. Ils étonnent par la prodigieuse minutie des
détails, et l'on s'amuse un moment à y compter les
petites pousses des arbustes, les fleurettes du gazon, les
brimborions de l'architecture, les menus colifichets des
costumes. Le délicieux Titien enfant, envoyé à la der-
nière exposition de Bruxelles par un préraphaélite an-
glais, peut donner une idée de la peinture de M. Tissot,
sectateur naïfdece préraphaèlitisme d'outre-Manche. Mais
il n'est pas encore de la force des Millais, des Hunl, des
Hughes, desWindus, ni même de l'auteur du petit Titien
dessinant sa première Madone, au milieu d'un paysage
tel que les Vénitiens n'en virent jamais assurément et
qu'ils n'en ont jamais peint.
Les Anglais, qui ne s'arrêtent pas à mi-chemin dans
leurs tentatives hardies, appliquent ce système aux su-
jets contemporains, après l'avoir inventé à propos de
scènes et de personnages d'un autre âge, auxquels peut-
être il convient mieux. M. Tissot s'en est tenu à l'an-
cienne légende de Faust, immortalisée par Goethe, et
quatre de ses tableaux représentent les aventures de la
pauvre Marguerite. Dans le cinquième, défile la Proces-
sion de la mort, en silhouettes baroques. Le sixième est
un portrait de jeune femme, en buste, de grandeur na-
43 SALON DE 4861.
turelle, avec de belles mains. Système à part, il y a un
artiste dans M. Tissot, un lin coloriste et un compositeur
ingénieux.
Mnie Henriette Browne, à qui les expositions précé-
dentes ont fait une réputation subite et très-exagérée, en
ce temps où les vrais peintres sont rares et où le goût
public se contente d'un certain charme, plus ou moins
raffiné, Mme Browne a exposé deux Intérieurs de harem,
une Femme d'Eleusis, un petit tableau de genre, intitulé
la Consolation, et un portrait d'homme, en buste, de
grandeur naturelle. Ge portrait d'hoinme, assez large-
ment peint, mais d'une couleur terreuse et sans accent,
la petite scène enfantine, dite la Consolation, ne sortent
pas de la médiocrité banale. La Femme d'Eleusis, de gran-
deur naturelle et vue jusqu'aux genoux, dans un brillant
costume, a beaucoup d'attrait. L'extrême finesse de la
physionomie révèle bien un talent féminin, il n'y a
qu'une femme qui eût deviné et exprimé ce sourire pres-
que insaisissable sur les lèvres de la Grecque nonchalante
et voluptueuse.
Dans les Intérieurs de harem, on est également séduit
par l'exquise élégance des galbes et des altitudes de ces
prisonnières qui n'ont à faire que d'être belles et victo-
rieuses. Que faire en une cage ? les unes chantent, les
autres ont l'air de voltiger, avec leurs longues robes ser-
rées, qui finissent en queue, comme les draperies dans
lesquelles les vieux maîtres de Cologne, et même van Eyck
etKogier vander Weyden, empaquetaient leurs angio-
leiti. N'est-il pas singulier que ces courtisanes de hasard
évoquent le souvenir des anges ?
Nous avons galamment apprécié la délicatesse de
-ocr page 56-M SALON DE- 1861.
Mm° Browne dans les tournures et les expressions de ses
Orientales, qu'elle a eu le bonheur do visiter derrière
les murailles de marbre qui les enferment. C'est char-
mant, mais que c'est faible ! Il n'y a point de corps
sous les draperies flottantes ; des apparences de mains
au bout des bras; et les têtes elles-mêmes sont à peine
esquissées. Comme couleur, que c'est pâle ! justement
parce que la lumière est censée partout. Des tons d'a-
quarelle sur un fond blanc pur. A ces blancs exagérés,
simulant la lumière, on reconnaît les procédés de M. Cha-
plin, de qui Mrae Browne est élève, et qui a lui-même
exposé plusieurs portraits en gaze immaculée. Mettons
que les harems de Mme Brown, bien qu'il y fasse trop
clair, sont de fantastiques apparitions dos Mille et une
Nuits, et contentons-nous de voir en rêve ces fines oda-
lisques, puisqu'il ne nous est pas donné de les voir en
réalité.
Dans les diverses écoles contemporaines, les paysa-
gistes sont partout les plus forts. C'est aux peintres
français qu'on doit la rénovation de l'école du paysage ;
mais, pour être juste, il faut dire que l'initiative pre-
mière en revient aux Anglais.
L'école anglaise ne compte guère, quand, sur le con-
tinent; on parle de l'art européen. L'Angleterre a pour-
tant une école nationale où marquent cinq ou six maî-
très distingués. Gainsborough en est le plus original.
SALON DE 1861. 45
Portraitiste aussi éminent que Reynolds, il est en même
temps un paysagiste très-naturel et plein de sentiment.
C'est de lui que sort Constable, ou du moins Constable
le continue sans le chercher.
Lorsque parurent aux Salons de Paris, en 1824 et
en 1827, quelques tableaux de Constable, les paysagistes
français en étaient encore au paysage antique etsolennel,
mythologique et hiéroglyphique, composé avec des
ruines grecques et des personnages de la Fable. 11 n'y
avait jamais eu en France que ce paysage classique dans
le style du Poussin et des Bolonais, [ou le paysage fée-
rique et impossible de Watteau et de Boucher, des tru-
meaux , des paravents et des éventails. Grande fut la
surprise des artistes parisiens en voyant la vraie cam-
pagne peinte par Constable, de vraies prairies baignées
do rosée, un vrai ruisseau faisant tourner un moulin,
de vrais arbres copiés sur nature. On a raconté qu'Eu-
gène Delacroix en fut si impressionné, qu'il rentra
chez lui pour donner un nouvel accent à ses tableaux
en train.
A la même époque, Bonington en France, et d'au-
tres paysagistes en Angleterre, par exemple Turner
dans certains moments de ses caprices, s'étaient remis,
comme Constable,—comme Gainsborough dès la fin du
dix-huitième siècle, — à étudier la réalité naturelle et
à la rendre sincèrement.
Bientôt, quelques jeunes artistes français eurent le
même instinct : Paul Huet, Camille Fiers, Louis Cabat,
Jules Dupré, Théodore Rousseau, alors presque en-
fants : et, peu après 1830, on s'aperçut tout à coup qu'il
y avait une nouvelle écolo de paysage. Eugène Dela-
46 SALON DE- 1861.
croix y avait aidé indirectement par le caractère des
fonds et des ciels dans ses grandes peintures; Barye
aussi, dans les magnifiques aquarelles, où, non content
d'avoir sculpté des animaux en bronze, il les peignait
au milieu de vigoureux paysages : lions, tigres, ser-
pents, cerfs et chamois; Decamps aussi, dans les inté-
rieurs de forêts où il enfonçait ses gardes-chasse et ses
braconniers avec leurs petits bassets.
La lutte fut longue, d'autant qu'un groupe de jeunes
peintres issus de l'école de Rome, MM. Aligny,
Edouard Berlin , Alexandre Desgoffe, Paul Flandrin ei
autres persévéraient dans la vieille manière académi-
que, illustrant toujours d'un Prométhée chaque rocher,
chaque mare d'un Diogène avec son écuelle, chaque
ruisseau d'une naïade, chaque forêt d'un chœur de
nymphes.
Durant une quinzaine d'années, les novateurs, expul-
sés des Salons par le jury , eurent grande peine à se
faire jour, malgré la sympathie passionnée d'une criti-
que intelligente, malgré l'approbation de quelques ama-
teurs excentriques. Retirés dans la forêt de Fontaine-
bleau, dans les forêts de l'Isle Adam ou de Compiègne,
en Auvergne ou en Normandie, dans les Landes ou dans
les Pyrénées, dans les pays où la nature a conservé son
franc caractère, ils avaient cependant produit quantité
de chefs-d'œuvre qui forcèrent peu à peu l'entrée aux
expositions publiques et dans les collections parti-
culières.
Autour de Rousseau, do Dupré, de Diaz, s'était for-
mée une école nombreuse, et plusieurs de ces initiés
sont devenus maîtres à leur tour, par exemple Troyon.
SALON DE 1861. 47
A côté d'eux, il y avait encore quelques individualités
indépendantes, comme Corot, qui môle l'idylle-ou l'é-
légie à un tendre sentiment de la nature, comme Maril-
hat, qui demandait surtout ses inspirations au climat
oriental.
Vers 1848, la révolution du paysage était déjà triom-
phante, et elle a été consacrée à l'Exposition Universelle
de 1855.
Becamps et Marilhat sont morts, mais leurs œuvres
ornent les musées et les galeries. Les œuvres de Théo-
dore Rousseau, de Diaz, de Jules Dupré, se classeront
à la hauteur de celles des anciens maîtres du paysage,
car ils ont en quelque sorte restitué la nature telle que
l'avaient comprise et exprimée Rembrandt et Philip
Koninck , van Goien et Wijnanls, Salomon et Jacob
van Ruisdael, Hobbema et van der Meer de Delft,
Aalbert Cuijp et Aart van der Neer, et tant d'autres
Hollandais du dix-septième siècle.
Le paysage naturel est retrouvé. Ne le perdons plus !
Le Salon de 1861 nous montre plusieurs des artistes
qui ont contribué à cette rénovation salutaire. Il y man-
que Cabat, qui d'ailleurs a tourné autrement ; Diaz, qui
vient de vendre tout son atelier ; Jules Dupré, qui
ne s'est jamais tourmenté des expositions publiques ;
Troyon, à qui sans doute on enlève vite ses tableaux.
Mais nous avons Paul Huet, Camille Fiers et Corot, tou-
jours les mêmes. Nous avons aussi la pléiade pâle de
l'école romaine, MM. Aligny, Paul Flandrin, Alexandre
Desgoffe, qui n'ont pas changé davantage. Nous avons
une quantité de disciples qui procèdent de Rousseau,
de Diaz, de Decamps, de Jules Dupré, de Corot, quel-
48 SALON DE- 1861.
quefois d'un amalgame de plusieurs talents particuliers.
Nous aVOns enfin un des maîtres les plus brillants, Théo-
dore Rousseau.
La vraie exposition du Rousseau tel qu'il est aujour-
d'hui avait lieu à l'hôtel des ventes, rue Drouot, il
y a un mois. Vingt-cinq tableaux de lui, soigneusement
terminés à cette intention, y furent livrés aux enchères
publiques. Il y avait là toutes sortes de sites, toutes les
saisons et toutes les heures du jour : des forêts et des
pâturages, des automnes et des printemps, des effets de
matin et des couchers de soleil. Le succès a été respec-
table, mais cependant les artistes s'accordent à préférer
la première manière de Rousseau à sa manière actuelle.
Lui, soutiendrait volontiers qu'il commence seulement
à savoir un peu son métier, à mener un tableau jusqu'à
sa perfection relative, à produire des œuvres où le fini
du travail ne nuit pas à l'expression, tandis qu'autrefois
il ro jetait que de vives ébauches, incomplètes par im-
puissance d'aller plus loin.
Peut-être bien qu'il se juge mal lui-même et qu'il a
tort. Ébauches, soit. Le paysage de Rubens avec l'oise-
seleur tendant ses filets (n° 464 du Louvre), son Tour-
noi près des fossés d'un château (n° 463), la Kermesse
(n° 462), ne sont-ce point des ébauches ? Ce sont des
chefs-d'œuvre. Certains amateurs appelleraient auda-
cieuses et rudes ébauches presque tous les paysages
de Rembrandt. Pourtant, quels chefs-d'œuvre ! Rous-
seau lui-même, au musée du Luxembourg, a une Lisière
de forêt, que le catalogue nomme une esquisse , — pe-
tit chef-d'œuvre aussi, comme couleur et comme sen-
timent.
'49 SALON DE 1861.
On ne saurait trop dire, dans les productions des mai-,
très, quand une ébauche ou esquisse passe à l'état de
tableau. Est-ce qu'un tableau est jamais terminé? Je ne
trouve pas, pour mon compte, que les patients tableaux
de Slingelandt, des Mieris, et même la plupart des ta-
bleaux de Gérard Dov soient finis : ils le sont trop. Peut-
être étaient-ils plus complets , j'entends plus expressifs
de ce que ces peintres ont voulu rendre, à un certain
état de préparations, moins avancé par la minutie d'une
fine brosse. Il n'y a pas de raison pour s'arrêter sur un
tableau auquel on a travaillé trois ou quatre ans de
suite. Car il y manque et il y manquera toujours des
détails qu'on apercevrait sur la nature, au moyen d'une
loupe.
Cette exagération du fini ne se remarque point sans
doute dans les paysages de Rousseau où il s'est même
préoccupé le plus de compléter l'ensemble d'une image.
Son impressionnabilité devant la nature, son sentiment
poétique, le sauvent de la minutie. Toutefois, il ne ga-
gnerait point à trop serrer son talent. Il avait en sa jeu-
nesse la franchise de Hobbema, l'ampleur vigoureuse
de Cuijp, quelque chose même de la fantasquerie de
Rembrandt. Tourner à la délicatesse perlée de Wij-
nants ne serait pas un progrès. Chez tous les maîtres,
dans toutes les écoles, le premier jet est presque tou-
jours le meilleur, sauf chez Rembrandt, ce rare génie,
qui commence tranquillement, puis s'échauffe, s'en-
flamme ; une lueur d'abord, un incendie à la fin. Rous-
seau était tout ardeur dans ses premières œuvres. On se
rappelle la Descente des vaches dans un ravin suisse,
l'Allée de châtaigniers, de la belle campagne de Charles
'50 SALON DE 1861.
Leroux en Vendée', un Coucher de soleil sur des prés
couverts de givre, qui a reparu récemment à l'exhibi-
tion du boulevard, et cent autres tableaux qui émurent
les artistes et les critiques, il y, a quinze à vingt ans.
Peut-être les œuvres de cette période resteront-elles les
plus précieuses de la carrière de ce travailleur infati-
gable , de ce poète fécond et original, de cet amoureux
de la nature, qui sut communiquer son âme aux arbres
des forêts et aux nuages du ciel.
Le seul paysage que Rousseau ait exposé au Salon
est intitulé le Chêne de roche. Au premier plan, un semis
do rochers entièrement recouverts de lichens et, de ver-
dure ; puis un grand chêne noueux qui semble avoir
écarté ces monceaux granitiques pour pousser en plein
air. Ses vastes ramures s'étendent d'un côté à l'autre de
la toile et y forment comme un berceau plein d'ombres
dans lesquelles transparaissent d'autres rocs moussus,
des arbustes sauvages, tout ce fouillis exubérant qui
caractérise les dessous de la forêt de Fontainebleau,
A gauche seulement, une percée lointaine sur le .ciel
d'un bleu intense, dans les tons du saphir foncé. Çà et
là éclatent aussi parmi les branchages quelques rayons
faisant étoile sur le vert sombre. C'est très-mystérieux
et très-fort, bien que trop uniformément tricoté, comme
on dit dans les ateliers.
Cette peinture ne produit point au Salon tout son ef-
fet. Les belles choses gagnent à être isolées, contraire-
ment à ce qu'on croirait, qu'un entourage vulgaire les
fait valoir. Il leur faut une certaine place, une certaine
lumière, certains ménagements délicats. Aussi, dans
quelques musées, met-on à part les œuvres exception-
'51 SALON DE 1861.
nelles, par exemple à la galerie de Dresde, la Madone
de Saint-Sixte, de Raphaël, qui a son petit sajpn pour
elle toute seule. VAntiope du Corrége et la Joconde de
Vinci feraient mieux encore au fond d'un boudoir que
dans la grande salle du Louvre, où cependant ne sont
rassemblés que des chefs-d'œuvre. Qu'est-ce donc à
l'exhibition des Champs-Elysées, où, devant une pein-
ture harmonieuse, on arrive, l'oeil blessé par des cou-
leurs discordantes et cruelles, par des formes baroques
et exagérées ! Je crois qu'on pourrait glisser au Salon
quelque sobre paysage de Ruisdael, sans que per-
sonne le découvrît entre ces trois mille tableaux qui
causent l'éblouissement d'un kaléidoscope.
Corot n'a point la variété luxuriante de Rousseau ;
il ne possède qu'une seule gamme, très-bornée, et en
mineur, dirait un musicien. Il ne connaît guère qu'une
seule heure, le matin, qu'une seule couleur, le gris
pâle.
C'est lui surtout qui gagnerait, si l'on enlevait du
Salon un de ses tableaux, —un seul, car ils se ressem-
blent tous à peu près, — le meilleur, celui qui est inti-
tulé le Lac (n° 696), — et si on l'isolait quelque part
dans la pénombre d'une pièce tranquille I II y a dans
cette peinture une impression très-sentie et communica-
tive, un effet simple, harmonieux et juste. L'eau, les
arbres, le ciel, tout est confondu au milieu d'un brouil-
lard opaque. Il ferait bon se promener sous cette humi-
dité matinale et s'abandonner à la rêverie que provo-
quent ces images flottantes et presque indistinctes.
Corot ne hante que ces régions vaporeuses et fabu-
leuses : aussi n'y voit-il apparaître que des fantômes,
'52 SALON DE 1861.
des figures fluides èt inconsistantes comme la brume
elle-même et qui s'évanouiraient au moindre rayon de
vrai soleil. Il n'y a jamais guère rencontré de travail-
leurs agrestes, mais des sylphes impondérables et des
apparences de nymphes qui dansent en l'air.
Cette évocation d'un monde de fantaisie, au-dessus
ou au-dessous de la réalité, comme on voudra, a son
charme, et Corot s'y lient. Il ne l'a pas quitté dans ses
six tableaux exposés au Salon : une Danse de nymphes,
un Orphée, le Soleil levant, le Repos, un Souvenir d'Ita-
lie et un Lac. Dans le Souvenir d?Italie, je crois, est
couchée une femme nue, dont les formes, entrevues
avec un peu plus de lucidité, sont gracieuses et presque
correctes. Mais quelles ombres tremblotantes et débiles
que l'Eurydice, les nymphes et les naïades qui errent
dans le vide des autres tableaux !
Corot songe sans doute à Claude Lorrain, le peintre
des fraîches matinées où la nature se voile de vapeurs
argentines, et qui fut aussi par excellence le peintre du
soleil. Ses admirateurs trouvent même qu'il y fait son-
ger. N'est-ce pas singulier?
Paul Huet a toujours cherché les effets étranges. Il
aime les tremblements de terre , les fureurs de la mer
et les orages. Il a dû avoir envie d'aller peindre les
éruptions du Vésuve. La nature tranquille l'attire rare-
ment. Il lui faut les Roches noires, un Gouffre, la Marée
d'équinoxe aux environs de Honfleur. Ce dernier tableau
a de la grandeur, et il est peint avec une fougue ma-
gistrale. Les groupes d'arbres battus par le flot mon-
tant et irrésistible ont l'air de regimber contre la vio-
lence, et leurs hauts branchages se hérissent comme des
'67 SALON DE 1861.
crinières. La vague lourde et sombre roule, avance, et
donne l'impression de terreur qu'on ressent devant le
Déluge du Poussin.
Un autre tableau de PaulHuet, simple Etude de mer
dans la Manche, a aussi beaucoup d'étrangeté. Deux
tons seulement : une bande monotone, d'un gris jau-
nâtre, pour la mer ; une bande d'un gris ferrugineux
pour le ciel. Aalbert Cuijp a peint quelquefois des ma-
rines dans ce même sentiment et reproduisant le même
effet.
M. Daubigny, dont la réputation est assez récente,
s'est composé une manière par un certain mélange de
Corot et de Dupré. Ses tableaux du Salon sont faibles
et sans accent, surtout les Bords de l'Oise et Vile de
Vaux. Le meilleur est un Village près de Bonnières,
avec des maisons qui se réfléchissent dans l'eau ; en-
core ce village est-il en carton ou en fer-blanc. Le Parc
à moutons rappelle Jacque ou Millet. M. Daubigny
manque d'individualité.
M. Chintreuil, qui procède uniquement de Corot, s'est
néanmoins dégagé d'une imitation trop directe. Il a,
comme M. Corot, un sentiment très-doux de la nature,
je ne sais quoi de féminin et de touchant. Le jeune poi-
trinaire de Millevoye aurait peint sa Chute des feuilles
dans la manière timide et vague de M. Chintreuil. Bé-
ranger aimait beaucoup Chintreuil, et il avait de lui
quelques tableaux dans sa modeste demeure. L'Aube,
après une nuit d'orage, tableau acheté pour la loterie,
est une des œuvres du peintre le mieux réussies. Le
matin et le soir lui conviennent ainsi qu'à Corot.
M. Célestin Leroux se rattache aussi à Corot, plus
-ocr page 66-'54 SALON DE 1861.
qu'à Rousseau dont il a pris les leçons. Il est frère de
M. Charles Leroux qui a souvent exposé de beaux et
fermes paysages empruntés à la Vendée. Ceux de
M. Céleslin n'ont pas cette maîtrise ni cette coloration
vigoureuse. Légèrement brossés dans une harmonie
pâle, ils n'arrivent le plus souvent qu'à une indication
approximative des sites poétiques et singuliers que
jeune peintre se plaît à choisir. Avec plus de résolu-
tion, M. Célestin Leroux pourra prendre place parmi
les paysagistes distingués, car il aime la nature et il en
sent bjen le caractère.
Victor Pupré est aussi un reflet de sou frère Jules.
Lui, choisit la nature sans cérémonie, une petite ferme
du Limousin , un pâturage du Rprri} et il sait y mettre
do la couleur, une lumière gaie, un certain attrait rus^
tique.
M. Anastasi, autre imitateur de Jules Dupré et do
Rousseau, après avoir passé dans l'atelier de Corot.
Cette fois, il a été étudier les sites delà Hollande, et il
en a rapporté, ejitrp affres tableaux, un Soleil çouchant,
qui a de l'effet.
M. Thomas, élève de Jules Dupré , a exposé une
Entrée de châtaigneraie, très-originale ; — M. IJerson,
élève de Diaz, quelques vues de Normandie et un bon
Intérieur de l'église Saint-Maelou, à Rouen;—M. Wac-
quez, élève d'Eugène Delacroix, une Chasse dans la fo-
rêt de Fontainebleau ; —M. Charles de Tournemine ,
élève d'Eugène Isabey, cinq vues d'Orient, très-fines et
très-adroitement peintes ; — M. Harpignies, élève de
M. Achard, plusieurs sites des bords de l'Allier et de la
Loire, interprétés avec élégance;—M, Charles-Jean Mer-
'55 SALON DE 1861.
cier, élève de Français, une excellente vue (l'une Église
de village aux environs de Paris , avec un effet de lu-
mière juste et harmonieux ; — M. Français lui-même ,
trois vues prises au bord de la Seine ; — et M, Fiers,
sept tableaux de sa chère Normandie.
M. Belly, formé par Troyon, semble être un prati-
cien consommé. Il a appris en Egypte toutes les com-
binaisons de la lumière et de l'ombre. Nous avions vu
de lui déjà quelques paysages d'Orient, aussi vrais et
aussi forts que ceux de Marilhat, mais plus lourds.
Parmi les tableaux qu'il a envoyés au Salon, ses Pèle-
rins allant à la Mecque ont un aspect saisissant ; il y a
de la grandeur dans le groupement de cette procession
austère, qui s'avance de face. Dans l'Intérieur de forêt,
que M. Belly a peint pour la meute de M. Balleroy, il y a
du caractère et de l'énergie. M. Belly est coloriste, et il
le montre dans ses portraits comme dans ses paysages.
M. Ziem aussi compte presque parmi les maîtres , et
ses tableaux sont recherchés dans les collections distin-
guées. Il n'a exposé qu'un triptyque contenant trois pe-
tites Vues de Venise, la place Saint-Marc, le palais des
Doges et le pont des Soupirs.
Hélas I que sont devenus ces prétendus maîtres qu'on
opposait autrefois à,la jeune école du paysage : M. Théo-
dore Caruelle d'Aligny, qui obtenait déjà une médaille
en 1831 et la croix en 1842; M. Alexandre Desgotîe et
M. Paul Flandrin, ces représentants jdu grand style hé-
roïque, à propos de feuillages et de fleurettes, de la
pluie et du beau temps !
M. Aligny est sans doute aujourd'hui le directeur de
quelque chose à l'Académie ou au musée de Lyon,
'56 SALON DE 1861.
puisque le catalogue donne son adresse au Palais des
Arts à Lyon. C'est une belle ville que Lyon, et qui offre
de beaux sites à reproduire en paysage. M. Aligny aime
mieux se souvenir de la Grèce et de l'Italie, et il a en-
voyé au Salon un Souvenir des roches scyronniennes au
printemps, en Grèce, un Souvenir des bords de V Anio, à
Tivoli, et le Tombeau de Cecilia Metella, dans la campagne
de Rome. Pour ces nobles peintres de l'idéal, la nature
n'est do rien : un prétexte tout au plus, pour y maçon-
ner un tombeau, ou pour y évoquer quelque mytholo-
giade. Aussi la mère Nature les punit par leur impuis-
sance absolue. Les tableaux de M. Aligny ressemblent
à ces papiers peints qui ornent les maisonnettes de vil-
lage. Que ce Tombeau de Cecilia Metella fera bien dans
le riche hôtel de Mrae James de Rothschild, qui possède
tant d'objets d'art et de peintures précieuses !
Les tableaux de M. Alexandre Desgoffe sont encore
plus curieux que ceux de M. Aligny. Il y a une certaine
Danse de faunes tout à fait réjouissants avec leurs pe-
tites queues à l'échiné. Et des arbres, comme on
n'en voit plus depuis l'époque faunesque ! Quelles ré-
volutions la terre et le ciel doivent avoir subies, après
la mort des anciens dieux et de leurs satellites ! Tout
est changé présentement, mais il ne paraît pas néan-
moins que la nature y ait perdu. Nous avons aujour-
d'hui de l'herbe qui pousse, des fleurs qui sentent bon,
de l'eau qui coule, un air subtil, une lumière transpa-
rente, tandis qu'il paraît qu'autrefois, dans la période
mythologique, tout cela n'était, comme sur nos théâ-
tres, qu'un simple cartonnage décoratif pour servir de
fond à une troupe d'êtres monstrueux. Du paganisme,
'57 SALON DE 1861.
M. Desgoffe passe d'ailleurs volontiers à la Bible, et,
en pendant à la Danse des faunes, il a peint Joseph vendu
par ses frères. Il y a encore longtemps de cette histoire-
là, et l'on aurait peine à y reconnaître quelques traits
de notre époque, ou môme de notre humanité actuelle
et de la nature telle qu'elle est maintenant.
M. Paul Flandrin a les mômes prédilections que
MM. Aligny et Desgoffe, et, comme celui-ci, il a exposé
une scène du Testament, du Nouveau, la Fuite en Egypte.
Bien qu'il n'y ait de cola que dix-neuf siècles, le globe
élait encore à l'état rudimentaire, à ce qu'il semble.
On remarque surtout, comme un phénomène dont la
nature n'offre plus d'exemples, un vaste chemin jaune
qui occupe tout le premier plan. Cette matière étalée
n'a rien de l'humus ni de la pierre, ni même de la
poussière ou du limon ; c'est une composition visqueuse,
dont les chimistes et les pharmaciens retrouveraient
peut-être quelque analogue. M. Paul Flandrin se déci-
dera, s'il est habile, à abandonner le paysage pour le
portrait, qu'il dessine assez finement. Et alors on au-
rait la chance de voir son frère, M. Hippolyte Flandrin,
abandonner le portrait pour le paysage, où il ne man-
querait pas de réussir, avec le sentiment qu'il a de la
vie et ses incomparables qualités de coloriste.
Ilélas encore 1 et M. Gudm 1 qui en a entendu parler
à propos du Salon ? Il a pourtant au Salon deux im-
menses toiles commandées par le gouvernement : l'Ar-
rivée de la reine d'Angleterre à Cherbourg et la Flotte
française se rendant de Cherbourg à Brest. Ça peut avoir
trois mètres de long et c'est cruellement enluminé de
rouge et de jaune. Et personne n'a regardé ce feu d'ar-
'58 SALON DE 1861.
tifice, tiré par un homme d'importance, à grands frais,
en l'honneur de l'alliance d'une « très-gracieuse » reine
de trois royaumes avec le souverain le plus omnipotent
du monde ! Le catalogue enregistre de plus trois autres
marines de M. Gudin, destinées aussi sans doute à de
royales collections : la Plage de Scheveningen, si souvent
et si admirablement peinte par les maîtres hollandais,
un Gros temps sur la côte d'Angleterre et la Disper-
sion de l'Armada espagnole par une tempête dans la mer
du Nord.
Les peintres d'animaux peuvent, comme les mari-
nistes, se rattacher à la catégorie des paysagistes. Nous
avons les Chiens de M. de Balleroy, qui valent mieux
que ceux de M. Jadin; les bœufs de M. Auguste Bon-
heur, qui ne vaut pas sa sœur, — qui ne vaut pas
Troyon, — qui ne vaut paè Aalbert Cuijp ; — les moutons
de M. Charles Jacque, qui valent ses coqs et ses poules ;
les trois Troupeaux de M. Charles Jacque et son Pou-
lailler montrent qu'il peut peindre , non pas toutefois
aussi bien qu'il sait graver à l'eau-forte, car sur les
grandes toiles ses paysages sont faibles et ne se sauvent
que par le naturel des animaux qu'il y introduit. Les
eaux-fortes de M. Jacque vivront plus longtemps que
ses tableaux.
Un fleuriste, pour finir. M. Julien Girardin a exposé
quatre grandes et excellentes études de Pivoines en arbre,
de Pavots vivaces, dé Bouillon blanc et même dé Chardon.
C'est peu qu'un chardon 1 mais cependant M. Girardin
est plus peintre en ces simples études que M. Gérôme
dans sa Phryné.
SALON DE 1861. 59
La série des peintres étrangers à la France a été nom-
breuse au Salon de 1861, et très-brillante, on petit le
dire sans exciter la jalousie de l'école française, doht
l'influence a d'ailleurs contribué à former la plupart de
ces artistes, ou qui les attire dans son sein lorsqu'ils
aspirent à un prompt succès. Car, de toutes les villes de
l'Europe, c'est Paris qui offre le plus de ressources
pour l'éducation artistique, le plus d'encouragement au
mérite reconnu, le plus de rétribution au travail* le
plus de publicité et de renommée aux talents supérieurs.
A Parisj il n'est pas difficile aux artistes et aux gens de
lettres de faire fortune^ bien qu'il letir soit plus facile
encore d'y mourir de faim, de misère, à l'hôpital, à un
clou ou à une branche d'arbre, par la poudre ou par le
charbon. On y vient, on s'y sent Vivre, on y demeure,
et le génie ou le destin font le reste.
Plusieurs des artistes que nous avons* réservés pOUi*
cette catégorie d'étrangers sont fixés à Paris, et presque
naturalisés Français. Mais il n'y en a pas un, peut-être,
qui n'ait gardé dans ses œuvres certaines particularités
de son pays. Si cosmopolite qu'on soit, il faut recon-
naître que les nationalités en fait d'art sont toujours
très-évidemment marquées.
C'est la Belgique qui a prêté à la France, sa voisine,
le principal groupe d'artistes plus ou moins annexés.
M. Stevens, M. Willems, M. de Knyff, M. dé Jonghe,
SALON DE 1861. 74
M. Verlat et d'autres. Il va sans dire que M. Verboeckhovefi
et M. van Schendel aussi ont envoyé de leurs oeuvres
au Salon de Paris : l'un, des moutons ; l'autre, un effet
de lampe ; M. Jacques-Joseph Eeckhout aussi : la Femme
au miroir, exposée à Bruxelles, l'an dernier ; M. de
Winne encore : son beau portrait du roi Léopold, qui
fut très-apprécié à la même exposition de Bruxelles et
qui, dans la salle d'honneur du palais des Champs-
Elysées, fait tort aux portraits de M. Flandrin et des au-
tres peintres officiels de la cour impériale. Puis, une'
pléiade de jeunes artistes dont le naturel étonne au)
milieu de tant de peintures maniérées : MM. Meunier,.
Louis Dubois, Xavier de Cock, Alfred Verwée, Eugène
Smits, Amédée Bourson. Citons encore M. Lies, d'An-
vers, qui paraît se dégager de l'imitation de M. Leysj
M. Edmond de Schampheleer, auteur d'un blond
paysage, avec la fenaison; M. Henri de Pratere, auteur
d'un Tir à la perche, en Flandre; M. Paternostre, de
Bruxelles, auteur d'une bataille qu'il a peinte sans
doute à Paris ; M. Papeleu, de Gand, qui habite aussi
Paris et qui fait du paysage, tout en collectionnant des
tableaux modernes de premier ordre, comme ceux qu'il
a cédés au général baron Goethals, aide do camp du roi
Léopold. 17
Il nous manque malheureusement au Salon M. Gai-
lait, qui s'abstient même des expositions belges, M. Leys,
qui s'est peut-être réservé pour la prochaine et solen-
nelle exposition d'Anvers, M. Madou, dont'la causticité
naïve serait appréciée à Paris, M. Degroux, qui plairait
à la jeune école des chercheurs de réalité.
M. Joseph Stevens est une vieille connaissance des'
-ocr page 73-SALON DE 1861. 61
critiques français, et ce fut un de nos amis qui, le pre-
mier, je crois, parla de lui en France, au Salon de 1847,
à propos d'un tableau de chiens emprunté à une fable
de La Fontaine. Il est peintre assurément, et plusieurs
de ses œuvres soutiennent dans les collections le voisi-
nage des anciens peintres d'animaux. Mais peut-être
que le séjour à Paris n'a pas fortifié son talent. Paris
pousse à la petite peinture et à la recherche d'un cer-
tain charme que ne comportent pas tous les genres.
M. Joseph Stevens avait une largeur de brosse et une
abondance de pâte, qui semblaient le destiner aux
grandes toiles. Le chien de chasse ou le chien de berger
lui va mieux que le bichon ou le king's-charle, le chien
perdu que le chien trouvé.
Son Chien criant au perdu est cependant le plus im-
parfait de ses trois tableaux exposés au Salon. On n'y re-
connaît pas la fermeté habituelle de sa touche, ni la sû-
reté de son dessin. A la bonne heure dans le gros basset
qu'on voit de dos, tranquillement assis au Coin du feu.
La Cuisine, simple intérieur avec des ustensiles de mé-
nage, sans figures, ni animaux, est encore une solide
peinture, dont tout l'intérêt tient à l'exécution, à la
justesse de la perspective et de la lumière. Elle a été ac-
quise pour la loterie et, malgré l'insignifiance absolue
du sujet, elle vaut mieux que le Bernard Palissy, payé
25,000 francs.
Les tableaux de M. Alfred Stevens comptent parmi les
œuvres les plus distinguées du Salon. M. Alfred Stevens
ne s'en va point chercher des courtisanes grecques ni
même des marquises poudrées. Il s'en tient d'habitude
à notre époque, et il la peint dans la vie familière, en
*
-ocr page 74-62 SAlON DE 1861.
choisissant toutefois un monde raffiné qui prête aux
intérieurs coquets, aux toilettes élégantes, aux belles
étoffes de soie et aux vases de fleurs. Il sait donner aux
jeunes femmes des désinvoltures capricieuses et char-
mantes, à leurs cachemires des tons fins et vigoureux,
à leurs boudoirs un demi-jour qui favorise la rêverie ou
la tendresse. Ses petites scènes, composées d'un rien,
avec un bouquet, une lettre, une confidence, une larme
ou un sourire, sont toujours spirituelles et d'un goût dé-
licat. La mèrd peut en permettre la vue à sà fille, et le j
mari peut en faire présent à sa femme. Les néo-grecs ]
n'ont pas cet avantage-là, mais ils ont la ressource des |
petites maisons et des alcôves, des palais à l'antique et J
des pavillons Pompadour.
M. Alfred Stevens est plus coloriste que dessinateur. j
S'il dessinait irréprochablement les mains et les bras de |
ses figurines, et s'il avait plus de légèreté dans le toii ;
local, surtout dans les demi-teintes et dans les fonds, il j
approcherait des anciens maîtres hollandais autant que j
n'importe quel autre peintre de genre des écoles con- |
temporaines.
Une Mère donnant le sein à son enfant, un Fâcheux,
appartiennent à la belle galerie de M, van Praet, mi-
nistre de la maison du roi Léopold. Les trois autres, une
Veuve, la Nouvelle et le Bouquet, passeront aussi, je crois,
dans des collections belges.
M. Florent Willems est venu à Paris vers le même
temps que MM. Stevens, et il y obtint tout de suite un
succès peut-être trop entraînant. Il ne faut pas parler
du seul tableau qu'il a exposé au Salon, et qui cepen-
dant est destiné à une galerie célèbre : une demi-dôu-
SALON DE 1861. 63
ssaine de petits courtisans, costumés à la mode du
seizième siècle, des espèces de mignons de Henri III,
qui trinquent à je ne sais quoi, Meissonier est un Michel-
Ange à côté de M. Willems, dont les petites maquettes
sont enluminées au bleu de Prusse et au jaune cru.
M. Gustave de Jonghe s'amoindrit aussi dans cette
Babel, où l'on ne s'entend plus guère sur les vraies qua-
lités de la peinture. Ses trois petits tableaux, la Lecture
interrompue, la Jeune Mère, le Matin, tournent à la miè-
vrerie. Que cherche-t-il? une finesse exagérée ? N'avait-il
pas généralement le ton fin et la couleur harmonieuse?
La maigreur du pinceau ne donne pas de l'esprit à la
touche. M. de Jonghe gagnerait à reprendre des toiles
de plus grande proportion.
M. Charles Verlat est également en décadence. Qui
donc a seulement noté sa vulgaire peinture intitulé:
Au loup ?
Au contraire, M. Alfred de Knyff marque au premier
rang parmi les paysagistes. Nous avions déjà vu à
l'exposition de Bruxelles sa Gravière abandonnée, ac-
quise par le gouvernement belge, et le Ruppel (le cata-
logue de Paris a écrit ; le Rappel), appartenant à M. van
Yloeten. Ils ont vivement impressionné les artistes pa-
risiens, surtout le Ruppel, avec son effet de lumière
capricieuse sur les saules à l'autre bord de l'eau. Troyon
ou Jules Dupré pourraient presque signer ce beau
paysage. La Gravière, moins heureuse comme site, a
aussi de fortes qualités d'exécution. Le Souvenir du lac
de Côme est d'un aspect grandiose et poétique. Le Bar-
rage du moulin de Champigny a été cédé à la loterie par
M. de Morny.
'64 SALON DE 1861.
On a remarqué aussi la Procession des trappistes, par
M. Constantin Meunier, qui se rapproche trop de M. De-
groux, comme style et comme couleur. Mais M. Degroux
n'est encore guère connu à Paris et l'imitation n'a pas
été soupçonnée.
Le tableau de M. Louis Dubois, le Coin d'une table de
jeu, et le tableau de M. Alfred Verwée, Animaux dans
les marais de la Campine, viennent encore de la dernière
exposition de Bruxelles, ainsi que les paysages de M. de
Knyff et les Trappistes de M. Meunier.
M. Louis Dubois a une vraie organisation d'artiste,
et sa Table de jeu, d'ailleurs largement peinte, ne donne
point l'idée de son talent. Nous avons eu nous-même
occasion de vanter une autre de ses peintures exposée
à un précédent Salon, des Cigognes debout au milieu
d'un marécage. C'était grand, très-fantasque et d'une
superbe couleur.
M. Alfred Verwée est jeune, et il travaille dans le bon
sens, avec courage et simplicité. S'il songe à quelque
peintre contemporain, c'est sans doute à M. Troyon.
Guidé par Troyon, il ne risque pas de s'égarer, môme
dans la Campine. Encore vaut-il mieux aller tout seul,
à l'aventure. Tout seul, M. Alfred Verwée a déjà trouvé
de grands bœufs, plus puissamment charpentés que ceux
de M. Verboeckhoven,
Il y a un autre jeune peintre, M. Xavier de Cock,
qui no tardera pas à percer. Son talent est encore enve-
loppé, pour ainsi dire. Ses images sont encore lourdes,
confuses, comme voilées. Laissez-le se débrouiller et
conquérir la lumière. Il a de la force, de la sincérité,
l'instinct de la nature, une manière de peindre très-
salon de 1861.
personnelle, comme un enfant ou un sauvage qui n'au-
rait pas consulté de maître. C'est une promesse d'origi-
nalité, cela 1 Je me fierais mieux à M. de Cock, pour
peindre mon troupeau dans mon pré, qu'à M. Brascassat
ou à Mlle Rosa Bonheur. Heureux ceux qui n'ont pas
beaucoup appris, ils ont la chance de beaucoup savoir !
Après ça, je ne sais rien moi-même de ce que je sup-
pose là sur M. de Cock, et si par hasard il était lauréat
de l'Académie de Gand ou de l'Académie de Bruxelles,
tant pis pour moi et — tant pis pour lui. — Ses deux
paysages avec animaux représentent un Passage de bac
sur la Lys et des Vaches à l'abreuvoir.
J'ai la manie d'aller au Salon sans livret et sans com-
pagnie, afin de n'être influencé par rien, ni par per-
sonne. Je regarde naïvement et je m'arrête à ce qui
m'attire. Quand je ne reconnais pas l'auteur d'un tableau,
sa signature me le nomme. Si je ne découvre pas do
signature, je prends le numéro, que je consulte plus
tard sur le livret. J'ai emporté ainsi, l'autre jour, lo nu-
méro d'un paysage assez étrange et d'une tête de femme
peinte avec un certain style. Le paysage et la femme se
trouvent être du même peintre, M. Eugène Smits, élève
de M. Navez. C'est pourquoi, sans doute, il a quelque
ambition de la haute peinture, et, en effet, depuis, j'ai
vu de lui un Jugement de Paris, que le jury a refusé.
Gare à la mythologie ! Mais cependant, puisque M. Smits
est d'Anvers, pourquoi ne tenterait-il pas ce que Rubens
a bien fait ?
M. Otto von Tlioren, quoique inscrit au catalogue
comme natif de Bruxelles, n'est-il pas Allemand 1 Son
nom l'indiquerait, et aussi son talent, qui a de l'ana-
60
'66 SALON DE 1861.
logie avec celui de M. Schmitson de Berlin, peut-être à
cause de l'analogie des sujets que tous deux ont traités :
des Chevaux russes.
Un jeune portraitiste, M. Amédée Bourson, n'a en-
voyé à Paris qu'un seul portrait d'homme, en buste,
harmonieux de couleur et très-doux de physionomie.
Mais qui est cet homme plein de candeur, souriant
et juvénile? On le connaît. Oui, c'est... tiens, c'est
Proudhon ! Oh! le brave homme ! et qu'il était de bonne
humeur ce jour-là ! Mais, vraiment, il rajeunit en Bel-
gique, comme s'il respirait l'air de la Franche-Comté
qu'il aime tant! Allons, notre ami, revenez donc du
côté de vos montagnes, voir le temps qu'il fait ! vous
êtes fin connaisseur en astrologie.
Il faut que M. Bourson ait des tendances vers l'idéal
des esthétistes, pour nous avoir peint sans le moindre
grain de sarcasme un Proudhon si affable et si placide.
Mais c'est qu'il a de cela aussi, ce terrible philosophe,
une bonhomie de campagnard, une jovialité d'enfant,
parfois. Cependant, il se ressemble davantage dans une
photographie qu'on a faite de lui récemment à Bruxelles.
J'en ai là une épreuve, à côté du beau portrait de La-
mennais, gravé par M. Narcisse Lecomte, d'après Ary
Scheffer. Lamennais a l'air d'un vieux loup sauvage, et
P.-J. Proudhon d'un gros dogue de la barrière du
Combat. Soit dit avec tout le respect qu'un simple cri-
tique doit à ces deux hommes illustres.
Les Hollandais ne sont pas en nombre au Salon,
comme les Belges, mais on rencontre parmi eux quel-
ques artistes hors ligne, par exemple M. Josef Israëls,
d'Amsterdam. S'il y avait des médailles à distribuer
SALON DE 1861. 67
spécialement aux artistes de chaque pays, M. Israëls,
quoique presque nouveau venu dans les expositions
françaises, devrait avoir la médaille de la Hollande,
comme M. Alfred Stevens et M. de Knyff celles de la
Belgique.
Nous connaissions déjà, toujours par l'exposition de
Bruxelles, et aussi pour les avoir vus en Hollande, quatre
des tableaux de M. Israëls, la Maison tranquille, Petit
Jean, Vieillesse heureuse et la Mère Marguerite. Le cin-
quième, sortant de l'atelier de l'artiste, est intitulé: le
Naufragé, grand tableau capital, avec beaucoup de
figures.
Un pauvre jeune marin a péri près de la côte, et ses
compagnons le rapportent sur leurs épaules, précédés
de la mère, sans doute, qui tient par la main deux
autres petits enfants. Il fait sombre, et la tempete est
encore dans l'air et sur les flots. Le funèbre cortège s'en
va, silencieux, sur la grève, la mère courbée par une
douleur qui ne cherche point son expression dans des
gestes de théâtre, les enfants tout pensifs, les autres
graves et recueillis. C'est navrant. Outre le sentiment
de la composition et la simplicité touchante des figures,
il circule dans toute cette peinture une mélancolie qui
se communique à la plage, aux vagues et aux nuages
du ciel. On ôterait les personnages, que le paysage seul
donnerait l'impression d'un désastre. Qualité rare et
très-poétique, que cette infusion de l'âme humaine
dans la nature extérieure !
M. Israëls a le don de faire sentir aux autres ce qu'il
sent lui -même. Chacun pense aussitôt : quelle maison
tranquille ! en regardant le tableau qui porte ce titre.
'68 SALON DE 1861.
Tout y est tranquille, en effet, non-seulement la jeune
fille qui coud dans un coin et celle qui touche légère-
ment son clavecin sans remuer les coudes, mais le mo-
bilier lui-même, ces grands plats accrochés au mur et
qu'on ne décroche jamais, la courtine de la haute che-
minée, qu'aucun souffle de l'air n'agite et qui tombe
toujours en plis inflexibles.
Dans les tableaux de M. Israëls, l'exécution n'est
pas ce qui occupe. Elle se dissimule modestement sous
le caractère du sujet ; elle est mémo débile et imparfaite
en plusieurs points, mais suffisante apparemment, puis-
que le peintre produit l'effet qu'il souhaitait. Ce n'est
pas l'adresse qui domine dans la manière de M. Israëls,
c'est le sentiment.
Dans Vieillesse heureuse, M. Israëls a représenté un
bonhomme qui donne à manger à ses canards, en fumant
sa pipe; dans Petit Jean, un marin qui tend les bras à
son petit enfant qui vient à sa rencontre avec la mère;
la Vieille Marguerite est une espèce do portrait, en buste
et de grandeur naturelle, où M. Israëls, qui n'imite per-
sonne et d'ordinaire ne ressemble à personne, a trop
pastiché Rembrandt.
Un autre bon peintre hollandais, M. Cornelis Springer,
d'Amsterdam, a repris la spécialité de van der Heijden
et des Berckheijden, mais non pas avec la môme finesse
minutieuse ; il est plus lourd que celui-là, moins cor-
rect que ceux-ci ; mais il a une touche juste, la couleur
harmonieuse, et il entend bien la perspective.
Comme mariniste, M. Louis Meyer, très-renommé en
Hollande, est assurément supérieur à M. Gudin. Il a
quatre tableaux au Salon. M. Waldorp a aussi de la
SALON DE 1861. 69
réputation dans la même spécialité. Il s'en faut pour-
tant que l'un et Fautre approchent de Willem van de
Velde, de van de Capelle, de Zeeman, d'Aart van der
Neer, ni surtout d'Aalbert Cuijp ou des Ruisdael.
M. Herman ten Kate a exposé la Fête du Seigneur ;
son frère, M. Marie ten Kate, un Marché au gibier ;
M. Henry Burgers, un intérieur avec une jeune fille au
lit ; M. Verschuur, de Haarlem, quatre petits tableaux.
Nous classons avec les Hollandais M. Martinus Kuy-
tenbrouwer, puisqu'il est né à Amsford ; mais il est Belge
pour un tiers et Français pour l'autre tiers, car il a vécu
très-longtemps en Belgique, où il a peint les panneaux
décoratifs de la maison de M. Pauwels, le riche ingé-
nieur, où il a publié les belles eaux-fortes du grand ou-
vrage sur les Ardennes ; il a demeuré en France aussi,
et il y demeure encore présentement, occupé sans doute
à de grandes peintures ornementales pour les palais ou
les châteaux. C'est dans la portée de son talent vigou-
reux. Les trois tableaux du Salon appartiennent à
l'Empereur, au prince de la Moskowa et au baron Lam-
bert.
Parmi les Allemands, M. T. Schmitson, de Berlin,
est encore un artiste hors ligne, et personne mieux que
lui ne sait peindre les chevaux demi-sauvages. Son
groupe de Chevaux tartares de la Crimée, pendant une
tourmente de neige, est un vrai trésor pour les amateurs
un peu capricieux, qui préfèrent à la peinture difficile
et trop lissée ces espèces d'ébauches où éclate un effet
original, jeté là de prime-saut, d'une brosse subtile,
dans une couleur qui a conservé pour ainsi dire son
duvet. Il n'y a pas au Salon beaucoup de tableaux que
'70 SALON DE 1861.
je supporterais chez moi, parmi quelques exemplaires
des anciens Hollandais, mais ces Chevaux tartares de
M. Schmitson, la Maison tranquille d'Israëls, et peut-
être encore trois ou quatre autres tableaux, je ne les
trouverais point trop en discord avec les vieux maîtres.
M. Schmitson a exposé aussi des Chevaux à l'abreuvoir,
composition plus importante et plus soignée que ses Che-
vaux tartares, mais non pas plus heureusement réussie.
Un de ses élèves, M. Guillaume Prehn, de Rostock,
qui ensuite a travaillé chez Couture, a peint un troupeau
do vaches à la Mare-aux-Fées, près de Fontainebleau;.
C'est incomplet, un peu jeune, trop négligé de dessin
dans la forme des animaux, mais l'ensemble est attrayant
et donne envie d'aller au bord de cette mare regarder
danser les fées dans l'eau.
M. Brendel, de Berlin, est encore un habitué de la
forêt de Fontainebleau, et il paraît être un sectateur de
M. Jacque qui demeure précisément à Barbison. Un de
ses paysages est pris au plateau de la Belle-Croix ; un
autre, le meilleur, représente un Parc aux moutons, et
le troisième, la Rentrée des moutons à la ferme.
Un des plus habiles paysagistes de l'école allemande,
M. André Achenbach, né à Cassel, mais élève de l'aca-
démie de Dusseldorf, a exposé une vue de la Plage de
Scheveningen, près La Haye, tableau appartenant au
musée de Kœnigsberg. Son frère et élève, M. Oswald
Achenbach, s'est tourné vers l'Italie. Le Convoi funèbre
à Palestrina, près Rome, peinture singulière et qui n'est
pas sans mérite, a été acquise de M. Oswald pour la lo-
terie.
Mont-de-Piété, par M. Ferdinand Heilbuth, de
-ocr page 83-SALON DE 1861. 1
Hambourg, est peut-être, de toute l'exposition, le meil-
leur tableau de genre. Il arrête la foule de la semaine
et celle du dimanche ; il satisfait en même temps les
artistes.
A droite d'une salle d'attente, est ouvert le guichet
du bureau où un commis reçoit les paquets. Devant le
guichet, trois ou quatre habitués, qui y vont franche-
ment et qui ont grand besoin de monnaie. Peut-être
l'agent du trésor usuraire, avec sa mine sèche et rébar-
bative, fait-il des difficultés à une jeune et fraîche gri-
sette qui avance son gentil museau rose ; a-t-elle bien
ses papiers en règle? ou peut-être qu'elle n'est pas ma-
jeure? A quel âge a-t-on le droit de payer trente pour
cent d'intérêt ? Adroite, par une porte basse, entrent
d'autres besogneux; dans la salle sont assis ceux qui at-
tendent leur tour pour porter leur offrande au guichet.
C'est la tournure et la mimique de ces personnages de
diverses conditions, d'âges et de caractères différents,
c'est la justesse et la profondeur des expressions, c'est
la bonne distribution de la lumière dans celte vaste
pièce triste et nue, c'est la simplicité de l'effet général,
qui donnent au tableau de M. Heilbuth une incontes-
table valeur comme œuvre d'art, bien que le sujet ne
soit pas relevé et qu'il n'ait aucun parfum d'idéal.
Ce genre familier, rehaussé d'ailleurs par l'élude des
mœurs et par l'interprétation de la nature humaine, est
apparemment celui qui convient à M. Heilbuth, car il
ne paraît pas qu'on ait fait beaucoup attention à ses
quatre autres tableaux : le Chevalier poète Ulric de
Hutten couronné à A ugsburg sous l'empereur MaximilieR
en 1519, VAuto-da-fé, Solitude et un Souvenir d'Italie.
72 salon de 1861.
M. Jaroslaw Cermak, de Prague, habile aujourd'hui
Paris, après avoir demeuré à Bruxelles ; M. Cermak s'est
même formé à la bonne école de M. Gallait. Aussi a-l-ilde
la pratique, plus peut-être qu'il n'a de goût. Sa Razzia de
bachi-bouzoucks dans un village chrétien de l'Herzégo-
vine est grossièrement composée, et les brigands qui en-
lèvent la femme nue ont une hideur choquante par sa
vulgarité. Une étude de Raia slave, à mi-corps, de profil,
en manteau rouge, montre, du moins, comme la femme
nue de la Razzia, que M. Cermak peut attaquer les
grandes figures.
Mme Frédérique O'Connell, de Berlin, nous est venue
aussi en passant par Bruxelles; elle n'a exposé qu'un
portrait de femme, assez original et d'un ton distingué.
Nous avons déjà signalé, dans notre premier article,
la petite Convalescente, par M. Albert Anker, du canton
de Berne; on a beaucoup remarqué, depuis, cette dé-
licate peinture, tout imprégnée de sentiment.
Passons aux Anglais : — il n'y a personne. Est-ce que
l'entente cordiale serait troublée ? La confiance est la
mère de l'envoi aux expositions d'objets d'art.
Et l'Espagne ? nous n'avons guère qu'un seul Espa-
gnol; encore son nom n'a-t-il qu'une syllabe et deux
lettres, dont la première est la dernière de l'alphabet,
mais dont la seconde est la lettre par excellence, le
cercle, le globe, la lettre symbolique qui exprime le
tout, et presque la divinité en hiéroglyphie : — M. Zo.
Et même, je m'aperçois que M. Zo n'est qu'un Espagnol
de Bayonne, département des Basses-Pyrénées. Il a
étudié chez Couture, et ses Gitanos de Grenade, ses Bohé-
miens d'Andalousie, sont brillamment colorés; trop. Les
SALON DE 4861. 73
Gitanos ont été achetés pour la loterie. Ils valent tou-
jours bien le BernardPalissy, mais nonpas25,000 francs.
Oh, Italia! Italia! qu'es-tu devenue , glorieuse patrie
de l'art, — autrefois? Où sont maintenant tes produits
artistes? Les Italiens, il est vrai, peuvent mieux employer
leur temps qu'à contempler l'idéal et à barbouiller des
toiles. Je ne trouve d'Italiens au Salon que M. Pasini,
de Bussetlo, élève de M. Ciceri de Paris, et qui a été
chercher en Egypte les sites de ses paysages ; M. Paris,
de Naples, élève de Victor Berlin et de M. Gosse, et qui
se contente de peindre des vaches et des moutons, comme
un simple réaliste; et M. Palizzi, aussi de Naples, qui
demeure rue d'Amsterdam ! Il est étonnant que les Sa-
voyards n'aient pas consacré leur joyeuse annexion, en
envoyant quelques nobles peintures au Salon parisien.
Hélas ! Tltalie ne compte plus aujourd'hui dans la
république des arts. N'est-ce point un symptôme qui
prouve que les peintres et les critiques no devraient pas
toujours se réclamer exclusivement d'une école morte,
et que la vie artiste monte vers le Nord?
Le Salon est fermé, les récompenses sont distribuées,
tout est fini, — sauf cependant notre compte rendu, qui
donne une idée bien imparfaite de cette exposition,
d'ailleurs peu attrayante.
Nous avons, toutefois, rapidement analysé les œuvres
saillantes, et nous ne croyons pas avoir omis les noms
5
-ocr page 86-'74 SALON DE 1861.
auxquels s'attache une célébrité quelconque; mais com-
bien de tableaux, intéressants sous certains aspects,
auraient mérité une description, ou pour le moins une
mention — honorable?... par exemple, beaucoup de
bons tableaux de genre dont les sujets ont été empruntés
aux provinces allemandes de la France : l'Alsace a eu
du bonheur cette année, et, outre les compositions de
M. Brion, que nous avons déjà notées, il faudrait citer
celles de M. Schutzenberger, de M. Schuler, et Y Inté-
rieur de cabaret, où M. Ch. François Marchai a repré-
senté avec beaucoup d'esprit et de caractère une fête de
paysans du Bas-Rhin.
A la vérité, ce n'est pas nous qui sommes chargé de
distribuer les honneurs, croix, médailles et autres encou-
ragements, pour lesquels il semble que les artistes tra-
vaillent surtout. Nous n'aurions pasdonné un vieuxrappel
de médaille de deuxième classe à Courbet, mais un nou-
veau rappel d'histoire et de morale à M. Gérôme ; ni la
croix à M. Baudry, mais un prix à M. Millet. Pour ce qui
est des chevaliers Alfred deKnyff et Joseph Stevens, Fer-
dinand Heilbuth et Jules Breton, c'est bien fait. Il eût
même été bon d'ajouter à cette chevalerie, parmi les
étrangers, M. Schmitson, de Berlin, M. Israëls, d'Amster-
dam. et M. Alfred Stevens, frère de M, Joseph; parmi
les Français, Courbet et Doré ; personne n'y eût trouvé
à redire. On assure que Courbet était porté sur la liste
de proposition et qu'il en a été rayé par l'Empereur.
Cependant Courbet aurait, — comme tout le monde en
France, — un ruban rouge à la boutonnière, que la po-
litique européenne ne serait pas troublée pour si peu.
Mais pourquoi l'exposition a-t-elle été close subite-
-ocr page 87-salon dë 4861.
nient, quand on avait annoncé qu'elle serait prorogée
jusqu'au 15 juillet? Une des principales raisons, à ce
qu'on dit, est qu'il fallait faire de la place aux innom-
brables caisses du musée Campana, cette coûteuse mys-
tification. Cependant il n'y avait plus aucun danger à
laisser encore à Rome les débris de cette galerie, après
que les Russes et les Anglais y ont choisi à l'aise et en
ont enlevé ce qui avait une haute valeur artistique ou
historique. De notre exhibition de peintures modernes,
si insignifiantes qu'elles fussent, Paris s'amusait, et il
convient d'amuser Paris, qui s'ennuie. Le Paris qui n'a
pas de châteaux et qui ne va pas aux bains de mer, allait
volontiers prendre un bain de chaleur dans ces grandes
salles, sauf à prendre, en sortant, un rafraîchissement de
glace ou de bière sous les arbustes des Champs-Elysées,
où affluaient des bienheureux de hasard, à pied et en
famille. A présent, on n'ira plus aux Champs-Elysées
qu'en voiture ou sur un cheval anglais. Retournons-y
pourtant une dernière fois pour jeter un coup d'œil sur
les dessins, sur la gravure et sur la sculpture, dont nous
n'avons pas encore parlé.
Les trois grands dessins de M. Gustave Doré, emprun-
tés à l'Enfer du Dante, sont ceux qui marquent le plus.
On peut encore étudier l'interprétation quele jeune artiste
a faite du poète italien sur une foule d'autres sujets repro-
duits par la gravure en bois.
Les cartons de M. Louis Janmot, de Lyon, dans une
manière très-différente, ont aussi une certaine grandeur,
et plusieurs des dessins de la série symbolisant les Pas-
sions de r âme rappellent les compositions des maîtres
allemands contemporains, de M. Kaulbach entre autres.
75
'76 SALON DE 1861.
M. Beldame a dessiné au fusain des paysages très- i
pittoresques; M. Bayard, des chevaux grassement mo- l
delés. M. Bida, comme d'habitude, a exécuté de vrais ?
petits tableaux, à la mine de plomb. On s'arrêtait encore !
devant les gracieux petits portraits de M. Vincent Vidal,
ou devant les fines aquarelles de M. Eugène Lami. Mais
toutes ces fantaisies gentilles n'ont pas l'intérêt qu'offrent
les singuliers dessins à la plume d'un artiste inconnu,
M. Rodolphe Bresdin; il y en a six, d'assez grande di-
mension, et qu'on prendrait volontiers pour des eaux-
fortes de maître: Abd-el-Kader secourant un chrétien
(deux fois répété avec des différences), Schamyl dans sa
jeunesse, Rendez-vous de chasse, le Pont du Diable, sur les
côtes de Normandie, et Y Intérieur d'une rue en Nor- I
mandie.
Abd-el-Kader, soit, puisque, au milieu d'un immense
paysage fantastique, on avise une espèce de Turc, des- î
cendud'un chameau des Mille et une Nuits pour secourir 1
un homme étendu sur le sable. Là, frappe une lumière à
la fois vive et pâle, un peu comme les jets de la lumière
électrique, et, entre les deux bords du ravin, couverts
de grands arbres et d'une végétation prodigieuse, appa-
raissent des lointains infinis : d'abord des plans succes-
sifs de montagnes où semblent combattre des armées
microscopiques, puis une mer, et, au delà de la mer, une
ville, une Babylone, un semis de monuments gigan-
tesques, — gros comme des pattes de mouche, — in-
nombrables comme les épis dans un champ de blé.
Comment tout cela peut se deviner à une distance qu'au-
cun géomètre ne saurait mesurer, c'est affaire de bonne
et complaisante imagination : on en voit bien d'autres
SALON DE 1861. 77
en rêvantl Sans un peu de déférence pour les inven-
teurs, il n'y aurait plus de contes à dormir debout. Avec
des gens trop éveillés, il faudrait supprimer les Songes
d'une nuit d'été de Shakespeare, les rêveries de Cer-
vantes, de Gœthe et de Hoffmann. Les enfants ter-
ribles ne sont pas faits pour apprécier les Contes de
Perrault.
Au premier plan du paysage, une mare infernale,
avec de vieilles souches d'arbres, sur lesquelles se balan-
cent et grimacent des singes et autres êtres bizarres, rap-
pelant les formes de la création antédiluvienne; avec
des plantes aquatiques de toute sorte, et des nichées de
canards très-sauvages, de hérons, d'oiseaux inconnus,
comme ceux qui ornent les arabesques de la Renais-
sance ou les paysages chinois. A droite et à gauche, ce
fouillis monte, s'emplit encore de troncs d'arbres et de
branches dépouillées qui font des gestes sinistres, et il
se couronne, en haut, de grands chênes feuillus ; car
on ne sait pas plus la saison que le pays de cette vue
extraordinaire. Ce qu'il y a d'oiseaux innommables, de
petits monstres à poil ou à plume, dans ces pousses
drues et ces inextricables ramures, est à faire tourner la
tête. Pour ciel, une sorte de mer houleuse, où les nuages
s'amoncellent et se heurtent comme les vagues durant la
tempête. C'est d'un panthéisme désordonné et quasi fou,
mais pourtant il y a là quelque chose du génie d'Al-
brecht Durer, dans la grandeur des formes, la conviction
du travail, la finesse des détails, la domination de l'effet
général. — Ce dessin à la plume a été exécuté en litho-
graphie de 45 centimètres de large sur 57. On en trouve
des épreuves à l'imprimerie Lemercier.
'78 SALON DE 1861.
L'autre dessin du même sujet est plus petit, avec un t
paysage tout autre et un ciel plus simple.
Le dessin intitulé Schamyl dans sa jeunesse n'est pas \
moins curieux comme fantaisie absolument originale, j
C'est une cavalcade de Barbares quelconques, Attila, si :
l'on veut, ou des sauvages américains, ou des guerriers ;
de l'antique Asie. Le chef barbare, à cheval, de profil ;
vers la gauche, est suivi de sa barbaresse sur un cheval
blanc, de deux autres femmes à cheval et de cavaliers
armés; deux enfants montés sur un âne précèdent ce
cortège héroïque. Il y a là encore je ne sais quel mé- !
lange de haut style, de tournures superbes ou gra-
cieuses, avec une impression de mascarade. Le paysage j
est toujours d'un autre monde et le ciel trop moutonné.
Le dessin, quand on y regarde, n'est qu'approximatif
dans les parties qui exigent de la science, telles que les j
mains des personnages et les jambes des chevaux ; mais
l'ensemble est tout à fait saisissant.
1
Le Rendez-vous de chasse, petite pièce en hauteur,
représente un intérieur de maison de garde, avec des
chasseurs, des chiens, mille bibelots de vénerie et de
campagne, la cheminée au fond. On dirait que ça se
rapporte à quelqu'une de ces légendes de chasse fée- f
rique* comme on en raconte en Allemagne, dans les ca-
banes de charbonniers ou de bûcherons.
Le Pont du Diablesst, je crois bien, un paysage d'in-
vention, où l'on voit une ville, une rivière, et le pont au
milieu. Enfin, l'Intérieur d'une rue en Normandie semble
emprunté à une de ces villes du moyen âge que Gustave
Doré s'est plu à restituer dans ses illustrations du Rabe-
lais et des Contes drolatiques do Balzac. Des maisons en
SALON DE 1861. 79
bois, de construction très-pittoresque, dressées gur pilotis
comme sur des échasses; des percées profondes, une
perspective étonnante, beaucoup d'effet et une couleur
vigoureuse; une exécution ferme et' positive, comme si
l'artiste eût copié la nature; il se pourrait cependant que
ces maisons en l'air n'aient jamais été bâties que dans
l'imagination de l'artiste.
Quelques-unes de ces pièces ont été gravées à l'eau-
forte, mais le Destin en a égaré les planches, ainsi que
quantité d'autres, gravées depuis quinze ans, et dont
presque personne n'a vu des épreuves; par exemple, un
Intérieur de famille, la mère assise près dû foyer, le
bonhomme debout, des légumes par terre, des pots ac-
crochés au mur, une pauvre couchette au fond; fine
composition, tout ostadesque; par exemple, une petite
Bataille dérangée et enragée, où il y a autant de monde
que dans la Bataille des Cimbres, de Decamps. Dans ces
eaux-fortes et quelques autres, que j'ai vues, on constate
toujours une pointe fine et adroite, un sentiment naïf et
juste de la lumière, une rare invention, extrêmement
personnelle, et qui doit appartenir à un homme étranger
aux traditions, aux ateliers, aux habitudes et aux idées
courantes, à ce qu'on est convenu d'appeler la civili-
sation.
Qui est donc ce Rodolphe Bresdin ? et d'où sort-il ?
Il y a une quinzaine d'années, Champfleury publia
dans la Revue de Paris un petit conte qui eut du succès :
il s'agissait d'un jeune graveur qui faisait des chefs-
d œuvre dans une mansarde, où il avait pour compagnie
un lapin blanc, pour voisine la fillette d'un chiffonnier,
pour fortuné un sac de pommes de terre qu'un brocan-
'80 SALON DE 1861.
teur juif lui donnait en échange de ses eaux-fortes mer-
veilleuses, pour idéal le désir do posséder un petit bateau
sur lequel il eût installé le blanc lapin et la brune fillette,
son sac de pommes de terre en provision, des planches
de métal, avec un clou et une aiguille comme instru-
ments de travail; le tout, afin d'être libre et roi sur son
bateau, et de partir du Pont-Neuf en descendant la
Seine, — jusqu'à ce qu'il fût arrivé au pays de Rem-
brandt, qu'il savait être quelque part sur le bord de l'eau.
Rembrandt le tourmentait, quoiqu'il ne fût pas curieux :
il ne connaissait guère en histoire et en art que Rem-
brandt, — son maître; car c'était pour avoir regardé un
jour, à quelque étalage des quais, une eau-forte de
Rembrandt, que le pauvre enfant perdu de Paris s'était
trouvé graveur.
En sa qualité de réaliste, Champfleury avait eu un
modèle pour cette figure si originale et si touchante.
Son modèle, c'était Rodolphe Bresdin, qui commençait
alors son métier, dans un dénûment absolu, et qui fit
tout do suite des pièces étranges où se révélait une heu-
reuse prédestination.
Mais depuis quinze ans, qu'est-il donc dovenu, le gra-
veur au lapin blanc? Aurait-il réussi à s'embarquer sur
son bateau,l'ambitieux? à gagner la mer, que peut-être
il ne comptait pas rencontrer en allant par eau vers le
pays de Rembrandt? et en pleine mer, comment navi-
guer sur un simple bateau de la Seine? et s'il vint de la
tempête, quelles affres de la blanche Parisienne et du petit
lapin 1 et les provisions ne sont-elles point épuisées ? En
cas de famine, quel horrible drame entre le lapin et ses
deux compagnons! Eloignons l'image du radeau de la
SALON DE 1861. 81
Méduse! Ah ! si le bateau pouvait donner un petit tour
à droite, se glisser vite dans la Manche entre Calais et
Douvres, filer devant les bras de l'Escaut et se jeter
dans les embouchures de la Meuse et du Rhin! Les voilà
sauvés ! Il n'y a plus qu'à remonter un peu entre des
polders, et, au premier village hollandais, on leur indi-
quera bien le pays de Rembrandt. Avec un bateau, on
n'est plus embarrassé de rien en Hollande. Tous les ca-
naux mènent à Amsterdam.
Mais ce n'est point à Amsterdam que Rodolphe Bres-
din a caché sa vie et son talent depuis l'époque où les
brocanteurs de Paris lui enlevaient ses œuvres pour un
morceau de pain. Il a vagué en province, tantôt en Li-
mousin, vivant sous les vieux châtaigniers de cette
région demi-sauvage, couchant à la belle étoile, —il
est un peu étoilé, — contemplant les mystérieux spec-
tacles de la nuit, pour les reproduire le jour, au bord
d'une fontaine; tantôt dans le midi de la France, où
quelques hardis amateurs lui achetèrent des dessins. Et
puis... le voilà revenu à Paris, — à moins qu'il ne soit
ailleurs. Un collectionneur qui pourrait rassembler les
œuvres de Bresdin aurait les portefeuilles les plus cu-
rieux de notre temps.
Parmi les eau-fortistes du Salon de 1861, on en cite-
rait une douzaine qui ont beaucoup de talent: M. Jacque,
dont la Bergerie est déjà classée dans les collections
d'estampes; — M. Léopold Flameng, né à Bruxelles,
bien connu par sa spirituelle publication : Paris qui s'en
va et Paris qui vient, et par de vives reproductions dans
la Gazette des Beaux-Arts ; une des scènes parisiennes
du Paris qui s'en va, intitulée : la Californie, est un
82 ; _ salon de 1864.
vrai morceau d'artiste, ainsi qu'une autre composition
de l'auteur, sous le titre : Sauvée! — M. Gaucherel,
graveur d'architecture, qui s'est hasardé avec succès
dans le paysage; — M. Henriet, qui a reproduit la
Barque du Dante, d'Eugène Delacroix, et un paysage
orageux de M. Blin ; — M. Laurence, à qui l'on doit
d'excellentes études sur le vieux «Paris qui s'en va», et
dont il est bon de conserver les souvenirs archéolo-
giques; — M. Lehnert, qui dessine très-bien les ani-
maux, bœufs et moutons; — M. Alphonse Legros, dont
les Chantres espagnols rappellent les sévères effets des
vieux maîtres; — M. Lefebvre, dans un Intérieur de
forêt; — M. Alphonse Leroy, dans ses fac-similé de
dessins de Paul Véronèse, de Rubens et autres ; —
M. Octave de Rochebrune, dans ses Vues de la Vendée,
destinées, je crois, à illustrer un ouvrage historique et
topographique sur cette intéressante province; —
M. Francis de Saint-Etienne, dans les Vues du midi de
la France; — M. de Wismes, de Nantes, un simple
amateur, je suppose, et qui égale les meilleurs artistes,
dans ses Vues de Saint-Nazaire, du Petit-Saint-Jean, et
surtout dans une Cour de tonnelier, à Ingrandes.
La gravure sur bois a fait aussi des progrès en France
depuis une dizaine d'années. Diverses grandes publica-
tions, telles que le Magasin pittoresque, l'Histoire des
Peintres et plusieurs autres périodiques illustrés ont
contribué à ce perfectionnement. Quand il s'agit de re-
produire les œuvres des maîtres anciens, comme par
exemple pour Y Histoire des Peintres, où les graveurs
eurent à traduire Raphaël et Titien, Poussin et Velaz-
quez, —des talents presque antipodiques, — quelle va-
SALON DE 186i.
riété de travail ne faut-il pas pour rendre le style et
l'effet, le dessin et la couleur, les qualités particulières
à chaque grand artiste ! La reproduction des sujets des-
sinéspar des artistes contemporains n'offre pas les mêmes
difficultés. Lorsque Gustave Doré exécute lui-même sur
le bois, avec son trait accentué et magistral, le dessin
d'une de ses visions dantesques, le coupeur de bois n'a
plus qu'à suivre scrupuleusement par sa taille le réseau
du dessin original. Vartifex n'y engage plus guère que
son adresse manuelle. Aussi toutes les gravures d'après
Doré ont-elles l'air d'être l'ouvrage d'un seul ciseau. A
ceux qui sont obligés d'interpréter une image dont l'au-
teur n'est plus là pour se facsimiier lui-même, de la
transposer pour ainsi dire du domaine où la couleur est
infinie dans le domaine monochrome, entre le noir et le
blanc, on doit tenir compte de cette intervention néces-
saire du sentiment artiste.
Pour les graveurs sur métal, il ne semble pas que le
Salon ait montré des résultats bien notables. Il y a plu-
sieurs raisons à cette décadence de la gravure au burin.
Une des principales est qu'on grave surtout de misérables
peintures modernes, sitôt qu'elles ont le moindre succès
éphémère. Comment faire des chefs-d'œuvre d'après les
tableaux de MM. Jacquand, Jalabert, Y von, Philippo-
teaux, Flandrin, Gérôme, Dubufe et autres? On a pour-
tant essayé de reproduire Raphaël, Corrége, van Dyck
ou Murillo ; que de temps perdu ! On ferait mieux de
photographier seulement des gravures anciennes, ouïes
tableaux eux-mêmes, quand c'est possible. A propos de
l'exposition de photographie, nous indiquerons encore
quelques autres raisons qui contribuent à expliquer
83
84 salon de 1861.
pourquoi la longue et patiente gravure au burin est un
art presque disparu, et pourquoi peut-être elle est con-
damnée à disparaître.
La sculpture, ce grand art, bien indestructible celui-
là ! n'est pas non plus en voie ascensionnelle. La pein-
ture encore peut vivre imparfaitement dans un isolement
anormal de leur sœur aînée à toutes deux, l'architecture.
Mais la statuaire ne le peut absolument pas. Détachée
de l'art architectonique, elle tombe à des emplois qui
pervertissent son essence même.
C'est là une des questions vitales de l'art, à notre
époque, que l'union nécessaire des trois arts, toujours
inséparés dans les phases fondamentales de l'histoire.La
trinité artistique est aussi indissoluble que la trinité reli-
gieuse. Tout seul, le Saint-Esprit ne serait qu'un pigeon
égaré, ne sachant plus au-dessus de quoi battre des
ailes, et le fds ne peut se passer de père. On ne con-
çoit pas davantage la sculpture sans un monument dont
elle procède, ni la peinture sans un monument qu'elle
vivifie.
Aujourd'hui, la peinture, s'étant rapetissée, entre au
hasard dans un lieu quelconque, s'y essaye, bientôt
cherche ailleurs, change encore, et ne trouve jamais de
place fixe que dans ces mosaïques incohérentes qu'on
appelle dos musées.
On n'a jamais vu de musées aux époques où l'art se
porte bien, où il a une virtualité créatrice. Les musées
ne sont que les cimetières de l'art, des catacombes où
l'on range, dans une promiscuité tumulaire, les restes de
ce qui a vécu : une Vénus voluptueuse à côté d'une Vierge
mystique, un satyre à côté d'un saint, Luther en regard
SALON DE 4861.
du pape, un tableau de boudoir en pendant à un tableau
d'autel. Ce qui fut exécuté pour une église, un palais, un
hôtel de ville, un tribunal, un édifice déterminé, pour
telle signification morale ou historique, pour telle lu-
mière, avec tel accompagnement précis, tout cela, on le
pend pêle-mele aux murailles d'un bazar neutre, d'une
sorte d'asile posthume, — de cité mortuaire, — où les
générations qui ne créent plus rien vont admirer ces
débris illustres.
Aux époques vivaces et organiques, en Grèce, au
moyen âge, il n'y a de musées que les monuments
où se passait la vie sociale, religieuse, politique, éco-
nomique, — les temples, forums, gynécées, cirques ;
les églises, couvents, hôtels de ville, halles de corpora-
tions, etc.
La sculpture n'a pas autant que la peinture la res-
source do voyager dans les maisons privées, et notre
époque n'élève plus de monuments publics. Paris a été
remué, bouleversé, métamorphosé en apparence, mais
pourtant il n'y a rien de neuf à Paris ; on a seulement
restauré les vieux édifices, — quand on ne les a pas
démolis: on a restauré la Sainte-Chapelle, Notre-
Dame, le Palais de Justice, la tour Saint-Jacques,
l'Hôtel de Ville, complété le Louvre, et l'on raccom-
mode les Tuileries. On s'en tient à ce que firent les
inventeurs des siècles passés. Et si par hasard on a ris-
qué, à divers moments, quelques grandes bâtisses,
comme le Panthéon ou la Bourse, la Madeleine ou
Sainte-Clotilde, on y a appliqué des plans empruntés à
la Grèce, à Rome, au moyen âge. Le reste n'est que
casernes pour les soldats. On a fait aussi cependant des
85
'86 SALON DE 1861.
hangars pour l'industrie et le commerce, pour les engins
de locomotion et les stations de voyage. C'étaient là
des occasions de grande architecture, et, par conséquent,
de sculpture et de peinture nouvelles, que le palais des
Champs-Elysées, les halles et marchés, les gares de che-
min de fer! Mais notre temps n'a pas le génie créateur.
Replâtrage ou pastiche, c'est le système universel, dans
toutes les catégories de l'ordre social.
De grands sculpteurs, il n'y en a donc plus. Il ne sau-
rait même en exister. Il n'y a queBarye, un vrai artiste,
un maître ciseleur, qui a peut-être les facultés d'un sta-
tuaire monumental ; mais il est réduit à vendre des
bronzes d'étagère, des dessus de cheminée, des serre-
papier et des cachets. Deux ou trois autres sont morts,
qui avaient aussi la vocation do la grande sculpture,
David d'Angers et Rude, par exemple, et David a eu la
chance de faire du moins quelques statues monumentales
pour l'étranger. Clésinger encore semble avoir l'instinct
des grands travaux. Cependant, on dit qu'il n'a pas
réussi dans une statue équestre pour la cour clu Louvre.
Car c'est un homme de pur hasard, et qui produit sans
réflexion. Mais il attrape parfois des tournures superbes,
des accents singuliers, et même la beauté.
Il n'en est point de la statuaire comme de la peinture,
où l'on peut faire tout ce qu'on veut. L'art de la peinture
est par lui-même une convention factice, un jeu d'op-
tique, tout arbitraire. Quel tour d'adresse que de simu-
ler l'espace et les profondeurs de l'air à la surface d'une
toile, que d'y arrondir des corps, d'y bâtir des villes
avec leur étendue, d'y planter des forêts où les arbres
étalent leurs branches, d'y élever des montagnes, d'y
SALON DE 1861. 87
projeter la mer immense, d'y creuser l'infinité du ciel!
En sculpture, il ne s'agit plus de cela. Une impitoyable
réalité commande. La nature reste palpable, matérielle,
et non plus seulement un artifice qui trompe l'œil. Je
veux faire le tour de la Vénus de Milo et toucher de la
main sa rotondité. Aussi a-t-on vu des maniaques deve-
nir amoureux d'une statue, car il n'y manque que la cir-
culation du sang et la mobilité des membres.
En peinture, où les imagés sont noyées dans un milieu
conventionnel, on peut risquer des formes baroques, ab-
surdes, impossibles, se livrer à toutes les fantaisies, re-
présenter des choses vulgaires, éphémères, des carica-
tures, même des difformités. Les Espagnols, les Fla-
mands, les Hollandais ont fait des bohémiens, des
estropiés, des ivrognes, des pauvres, des excentriques
de toute sorte, qui sont pourtant acceptés en ce domaine
de l'art. Mais la statuaire n'accepterait pas les vieillards
de Ribera, les pouilleux et les teigneux de Murillo, les
bambocheurs de Brouwer, de van Ostade et de Jan
Steen, La peinture peut être familière et descendre à
toutes les expressions des mœurs, à toutes les représen-
tations des objets les plus infimes. Tel tableau de pois-
sons, d'insectes ou de coquillages, peut être un chef-
d'œuvre. La sculpture, au contraire, est noble par
essence, à cause de son caractère réel et de sa durée.
Des chiffons de toile ou de papier ne résistent pas au
temps comme le bronze ou le marbre. La raison s'op-
pose à ce qu'on immortalise, dans des matières perdu-
rables, ce qui signifie peu, ce qui n'a pas un caractère
profond ou une véritable beauté.
La Beauté! C'est là surtout l'objet de la statuaire.
-ocr page 100-'88 SALON DE 1861.
C'est par là quel'artgrec est immortel. Quand on regarde
les statues grecques, presque toutes, non-seulement
celles de la sublime époque qui produisit les marbres du
Parthénon, mais celles des époques antérieures et des
époques postérieures, depuis l'archaïsme jusqu'à la déca-
dence, on ne sent qu'une impression, l'impression de la
Beaufé. J'ai passé bien des journées auBrilish Muséum,
à Londres, autour des statues mutilées qu'on attribue à
Phidias, surtout devant le groupe des deux femmes dra-
pées, qui n'ont plus ni bras ni tête, et qui représentent
ou ne sait qui ni quoi, — même devant les têtes de
chevaux, frustes et brisées : — Que c'est beau ! Je n'au-
rais pas su dire autre chose. On n'a point envie de parler
devant les Vénus, les Bacchus, les Apollon, devant les
simples bustes de divinités et de personnages héroïques,
devant les bas-reliefsoù dansent des nymphes, où quelque
prêtresse procède à un sacrifice : — Que c'est beau ! Et
qu'est-ce que ça signifie? On n'en [sait rien. On ne com-
prend pas, on admire. Telle est la magie de l'art, tel son
suprême résultat ! Parlez-nous maintenant de l'idée et
de la philosophie du sujet dans les arts ! L'art n'enseigne
pas à la façon d'un professeur de rhétorique ou de mo-
rale. Il n'explique point ses raisons. Il entraîne tout na-
turellement; il passionne, il fanatise, il métamorphose
et perfectionne, sans dire pourquoi ni comment. Et cet
attrait, cette violence, cet enlèvement surhumain, la
sculpture l'exerce plus que la peinture, parce que ses
tendances sont moins compliquées et que son objet est
tout simple : la Beauté !
Hélas ! à l'exposition de sculpture aux Champs-Ely-
sées, la critique a pu signaler dans quelques œuvres une
SALON DE 1861.
89
manière de goût, une certaine science, diverses qualités
du praticien; mais il n'y avait pas un seul de ces mar-
bres ou de ces bronzes devant lequel on pût s'écrier ;
— Que c'est beaul
En cette année 1861, W. Bûrger, qui venait de
rentrer en France, fut prié par ses amis du journal
le Temps, nouvellement fondé, — NefTtzer, Charles
Dollfus,etc.,—d'écrire quelques articles sur le Salon.
Ce n'est pas facile de faire deux ou plusieurs Salons,
comme avait fait autrefois T. Thoré ! W. Bûrger,
qui est un peu Américain, s'y hasarda. Les huit ar-
ticles publiés dans le Temps ne répètent d'ailleurs
pas trop le compte rendu de /'Indépendance. Ils
avaient été précédés d'une éloquente introduction par
Ch. Dollfus.
(PUBLIÉ DANS LE TEMPSj
I
Il y a deux maîtres peintres au Salon de 1861. Re-
connaissons-les tout de suite, sans faire de façons, et
mettons-les à part.
On peut avoir plus ou moins de sympathie pour les
œuvres de Millet et pour les œuvres de Courbet ; on peut
approuver ou blâmer les sujets qu'il leur plaît de choi-
sir: mais, à quelque rang qu'on les classe, ils sont vrais
artistes, et même très-forts dans leur manière.
Toutes les simagrées de la critique, toutes ses réti-
cences et tergiversations, à l'endroit de ces deux pein-
tres, sont inimaginables et inqualifiables. Ils ont de la
pratique , on en convient ; pour le dessin, la couleur,
l'effet, on ne saurait les reprendre; ils enlèvent le mor-
ceau avec une certitude savante ; ce n'est pas eux qui
risquent des à peu près ; leur tort est même d'accuser
trop réellement la nature ; mais pourquoi ne traitent-
ils pas des sujets aimables? Oui, leurs tableaux sont les
mieux peints du Salon; mais M. Courbet est un réa-
liste ! M. Millet réaliste ! Malédiction !
Il y a des années que la critique reproduit ces pré-
-ocr page 104-'92 SALON DE 1861.
textes ou d'autres non moins décisifs, pour se dispenser
d'adopter et de faire adopter par le public des hommes
qui ont déjà beaucoup travaillé et beaucoup lutté. Ce
n'est pas très-loyal, ou pas très-intelligent.
Qu'est-ce qui constitue le maître? C'est à la fois un
sentiment original de la nature et une exécution parti-
culière. Quand un peintre a ces deux qualités, ne s'appli-
quassent-elles qu'à des objets très-inférieurs, il est
maître de son art et dans son art. Murillo, dans son
Jeune Mendiant} est aussi maître que dans son Assomp-
tion de la Vierge. Brouwer ou Chardin faisant des pots
sont aussi maîtres que Raphaël faisant des madones.
A la vérité, Raphaël, tourmenté par les plus hautes as-
pirations de l'humanité, est un génie d'un autre ordre
que Brouwer, incapable assurément de composer l'E-
cole d'Athènes. Mais il faut accepter le moineau à côté
de Paigle.
Être maître, c'est ne ressembler à personne. Autre-
ment, on n'est que Pélève ou le sectateur de quelqu'un.
Parmi les maîtres qu'a produits la génération de 1830,
Decamps, à qui ressemblait-il? et à qui ressemble Théo-
dore Rousseau ? Ils sont eux-mêmes et ils ne procè-
dent point d'une autre individualité ; ou du moins leur
filiation est si complexe, qu'elle ne se rattache directe-
ment à aucune paternité déterminée. Leurs sujets sont
aussi neufs que l'interprétation qu'ils en donnent. Et
c'est parce qu'ils ont trouvé de nouveaux aspects, qu'ils
ont été poussés à l'originalité jusque dans leur exécu-
tion, Si les paysagistes eussent continué à bâtir des
temples grecs dans des sites arcadiques, ils n'auraient
pas eu besoin de reprendre à nouveau l'étude de la
SALON DE 1861. 93
nature, de regarder les bois et les gazons, les terrains
et les eaux, et les variations du ciel.
Pareillement, la singularité de Millet et de Courbet,
au milieu de l'afféterie des artistes contemporains, tient
à ce qu'ils se sont mis à regarder la nature, désertée
pour des idéalités vagues et fallacieuses. C'est toujours
par le retour à la vérité naturelle que se sont régénérés
les arts à toutes les époques. C'est en se faisant natura-
liste que Giotto substitua une école nouvelle aux vieilles
écoles byzantines.
A de certaines époques morales — immorales, la ré-
novation ne peut s'opérer que par des moyens héroï-
ques. Un peu de sauvagerie ou plutôt de barbario ne
disconviendrait point dans les temps de défaillance.
Lorsque l'empire romain périssait de consomption, les
barbares du Nord vinrent souvent le réveiller de sa lé-
thargie. I/art en France est malade, et il n'aime pas
ces médecins du Danube qui arrivent avec des recettes
solides et une santé imperturbable. D'où viennent-ils ?
Eh bien , ils viennent des forêts et des montagnes. Mil-
let vit dans les roches de Fontainebleau et Courbet dans
les gorges du Jura. C'est pourquoi ils n'ont pas le même
goût que les charmants artistes qui peignent rose au
milieu des boudoirs.
L'étisie de l'art actuel est favorisée et perpétuée par
une critique sentimentale, qui aboie à la lune. Les cri-
tiques bien élevés aiment les sujets qui prêtent à l'idéal,
à la poésie, à une littérature pompeuse ou tendre :
Vierges de Lesbos, Aspasie ou Phryné, la Première Dis-
corde, Nymphe enlevée par un faune, etc. La belle
figure que peuvent faire parmi ces vierges, ces nymphes
'94 SALON DE 1861.
et ces courtisanes, un Casseur de pierres ou une Ton-
deuse de moutons! Et comment admettre dans le noble
domaine de l'art ces personnages vulgaires ! Oh ! le
grand art! oh ! l'Italie! Italia! Italia I Et le public,
naturellement délicat, partage ces susceptibilités de la
critique. Il accepte des monstres à pied de bouc, qui
enlèvent de grosses femmes toutes nues, mais il ne veut
pas voir les jarretières des demoiselles do la Seine. Il a
adoré pendant des siècles la madone avec son petit Jé-
sus, mais il ne s'intéresse pas à une paysanne qui nour-
rit son enfant.
Comme parle la critique, ainsi perroquette le public.
En France, le public est et a toujours été très-littéraire :
on peut s'en rapporter à lui, venu des quatre vents de
Paris, pour juger une pièce de théâtre ; il s'y connaît
mieux que les auteurs, acteurs, directeurs et journa-
listes du lundi, tous ensemble. Mais, en matière d'art,
la foule n'improvise plus ces grands juges du Paradis,
qui prononcent des arrêts infaillibles en mangeant des
pommes, le fruit révélateur de la science du bien et du
mal Aux Salons périodiques, au Louvre, dans les ga-
leries d'art, la foule n'est pas à l'aise ; on lui ferait dire
qu'elle ne se connaît pas en tableaux, bien que le pu-
blic français prétende se connaître à tout. S'il y a d'ail-
leurs une spécialité de la connaissance humaine où
l'éducation soit nécessaire, c'est l'art, et très-particuliè-
ment la peinture. La critique devrait donc s'attacher à
faire l'éducation artistique des lecteurs de journaux, au
lieu de s'amuser aux tirades à longs adjectifs.
Avec clés peintres comme Millet, on peut dire hardi-
ment que l'éducation artistique entraînerait aussi une
SALON DE 1861. 95
éducation morale, car sa conscience est mâle et pure,
et ce qu'il célèbre, dans ses images austères, c'est, d'ha-
bitude, le travail, la résignation, la douleur, la vertu.
Il célébrerait seulement l'esprit ou la beauté, que, pour
ma part, je le trouverais bon tout de même. Mais, en
un temps comme le nôtre, « faut d'ia vertu. » Je con-
viens que ce Millet est un peu agaçant avec son type
de vertu rustique. S'il peint un bêcheur, ce paysan
grossier a l'air de trouver sa besogne rude, et il ne se
gêne pas pour suspendre sa bêcherie dans une terre
violâtre et lourde. Ah! le dur métier que fait ce pauvre
homme ! Dans tous ses tableaux, Millet a toujours je ne
sais quel caractère qui élève sa création à la hauteur d'un
type. Il est fanatique delà Bible, et c'est, je crois bien, le
seul livre qu'il lise. Il la sait par cœur, et il y trouve tout.
Les commencements de Millet ont été difficiles, et il
lui a fallu du temps pour arriver à l'espèce de célé-
brité relative qu'il a enfin conquise. On parlait de lui
déjà il y a une quinzaine d'années, et un critique, qui
ne s'est pas beaucoup trompé sur les artistes do cotte
époque-là, écrivait de lui, au Salon de 1847 : « Un ex-
cellent peintre, et qui sera bientôt un peintre célèbre,
c'est M. Jean-François Millet, déjà connu par ses vigou-
reux pastels. M. Millet a quitté le pastel pour la pein-
ture à l'huile, et il a bien fait. Ne le jugez pas encore
sur son jeune Œdipe détaché de l'arbre, tableau singu-
lier et presque incompréhensible. Cet OEdipe pose une
énigme au public, au lieu de deviner celle du sphinx.
Il est difficile de débrouiller dans ce mortier de toutes
couleurs la figure de l'enfant tenu en haut par un pied,
en bas par la tête, et les personnages enfoncés dans le
'96 SALON DE 1861.
paysage, et le chien noir qui tache le terrain. Mais il y
a dans cette fantasmagorie un brosseur audacieux et un
coloriste original. »
Depuis, la lumière s'est faite dans le talent de Millet,
qui est précisément remarquable pour la justesse et la
forte simplicité des images qu'il représente. lia exécuté
un nombre prodigieux de dessins superbes, et qui malheu-
reusement ne sontguère connus-, on en voit maintenant,
à l'exposition du boulevard, une douzaine, empruntés à
la collection de M. Atger, descendant de Chardin.
Des trois tableaux exposés au Salon, l'un, la Tondeuse
de moutons, a déjà passé à la dernière exhibition de
Bruxelles, et Millet, à qui ses compatriotes ne rendent
pas justice suffisante, a été tout de suite acclamé par
les critiques et les artistes du Nord. Sa réputation est
faite en Belgique et en Hollande, où on le tient pour
un des grands peintres de l'école française.
La Tondeuse de moutons est un chef-d'œuvre, en effet.
La jeune paysanne, de grandeur naturelle, presque de
profil, et vue jusqu'à mi-jambe, appuie sa main gauche
sur la brebis couchée, tête pendante en avant. De la
main droite, elle continue à couper avec de gros ciseaux
la toison touffue. En arrière, dans la demi-teinte, un vieux
paysan qui regarde et qui aiderait au besoin. Fond
sombre, sans aucun accessoire.
Cette fille au teint hâlé, aux formes robustes , a l'air
d'une prêtresse qui accomplit tranquillement et majes-
tueusement un acte religieux. Ah ! que cette tondeuse
tond bien ! La tête a une gravité virginale ; les bras et
les mains sont dessinés avec une correction grandiose.
Sous les grossières étoffes du costume, on sent une
SALON DE 1861. 97
structure saine et ferme. Comme couleur, une sobriété
vigoureuse. Qu'y a-t-il? du bistre doré dans les chairs ;
du gris dans le corsage ; un peu de blanc en manière de
cornette sur la chevelure ; une lumière tranquille partout.
A quoi ressemble ce tableau ? On ne saurait lui trou-
ver d'analogue dans aucune école. Comme fierté de
tournure et science du dessin, il pourrait faire penser
aux Florentins de l'époque des Ghirlandajo, avant la
fureur mouvementée qui s'empara de la Renaissance.
Comme simplicité de sentiment, il pourrait rappeler les
Lenain. Mais, en conscience, ces comparaisons éloignées
ne signifient rien, et l'œuvre de Millet demeure parfai-
tement et intégralement sienne.
La Femme, qui fait manger son enfant est à peu près
de même dimension, la figure étant aussi de grandeur
naturelle, et vue jusqu'aux genoux. Je ne sais pourquoi
tant de peintres ont adopté cette coupure disgracieuse
au-dessus des pieds. Sans doute parce qu'avec la figure
entière la dégradation perspective est plus difficile.
Notre jeune madone est assise devant le feu, tenant sur
son giron un gros enfant, à qui elle va donner une cuil-
lerée de soupe. L'enfant, demi-nu, est trop rouge et un
peu gonflé dans son caractère de baby qui attend sa
pâtée. Mais la femme est modelée fermement et dans
une belle gamme de couleur, sauf des jaunes trop vifs
à la coiffure.
Le troisième tableau est une composition toute diffé-
rente; deux figures, dans la proportion de celles du
Poussin, avec un pan de maison à droite, et à gauche
une étendue de paysage. Le sujet est pris de la Bible,
cette fois; mais, comme Millet a sa façon peu orthodoxe
'98 SALON DE 1861.
d'interpréter les sujets bibliques, il n'a pas osé donner
à son tableau le vrai titre : Tobie et sa femme, et le li-
vret porte un titre neutre : l'Attente, suivi, il est vrai,
du verset de la Bible qui a inspiré le peintre.
Donc, ce vieux rageur de Tobie, si impatient depuis
que son fils est parti avec l'ange, et qui tourmente
chaque jour sa vieille femme dans leur intérieur mo-
deste, ne se contient plus, co jour-là. Le voyez-vous
qui apparaît au seuil de sa porte, tâtant le sol avec ses
pieds chancelants, levant vers la lumière ses yeux fer-
més, excitant la brave matrone qui s'est avancée sur la
route, le torse penché, la paume de la main au-dessus
des sourcils, pour regarder au loin, bien loin, et s'assu-
rer qu'on n'aperçoit pas le moindre ange avec un pois-
son. Celte figure de femme, qu'on voit de dos, est ma-
gistralement charpentée sous sa robe de bure aux plis
rares et droits; la mimique du vieil aveugle est extraor-
dinaire, de la tête aux pieds; le paysage est sobre, juste,
parfaitement approprié à la scène.
Rembrandt aussi affectionnait ce sujet de l'histoire
de Tobie, dont il a peint divers épisodes dans un style
familier, que rappelle un peu le style paysanesque de
M. Millet. La critique idéale n'a jamais ménagé les in-
jures à Rembrandt, « ce peintre ignoble qui se plaisait
dans l'abjection. » Depuis deux siècles, les amateurs
exclusifs du grand style italien ont toujours malmené
Rembrandt, ce qui ne l'a pas empêché de faire son
chemin dans les musées et dans les principales galeries
de l'Europe. Cela doit consoler un peu les réalistes des
injustices du présent, et leur donner quelque espoir
pour l'avenir.
SALON DE 1861. 99
Courbet n'a pas commis, cette année, de trop vive
excentricité ; quand il ne s'en prond qu'au paysage et
aux animaux, la critique ne sait trop par où l'attaquer,
car personne ne peint mieux que lui les dessous de forêt
et certains animaux sauvages, tels que le cerf et le re-
nard. Son Combat de cerfs, au milieu d'une futaie, est
une magnifique peinture près de laquelle les Desportes,
si vantés aujourd'hui, sembleraient faibles. Le Cerf à
l'eau, épisode de chasse à courre, ferait bien aussi dans
une salle de château. Pour le Piqueur, il n'y a pas à
le louer : le cheval au galop est d'un dessin trop indé-
cis, et l'ensemble manque de ces effets volontaires qui
frappent toujours dans les œuvres de Courbet. Mais le
Iienard dans la neige est très-spirituel de mouvement
et très-juste de ton, avec sa pelure fauve sur les blancs
bleutés de la neige. Le grand paysage d'un vallon du
Doubs est superbe, surtout dans la partie rocheuse,
dont les gris argentins contrastent avec le vert extrême-
ment hardi des feuillages et des gazons.
A présent, cherchez dans tout le Salon quelles pein-
tures tiendraient entre le Combat de cerfs, par Courbet,
et la Tondeuse de moutons, par Millet.
Courbet aussi est déjà un artiste qui date de quinze
ans. Je me rappelle avoir été le visiter tout à fait à son
commencement, lorsqu'il s'essayait à peindre, dans une
petite chambre d'étudiant au quartier latin ; car il était
venu à Paris pour suivre des cours de droit ou de mé-
decine. Ces enfants du Jura ont une volonté invincible.
Quand il se fut mis dans la tête d'être peintre, il se
forma tout seul, presque incontinent. Ses premiers ta-
bleaux, qu'il avait alors dans sa mansarde, deux ou trois
'100 SALON DE 1861.
têtesd'hommesetson propre portrait, accusaient une telle
énergie, qu'on y pouvait pressentir un grand praticien.
Sa couleur alors était charbonneuse et contrastée ;
depuis, il a trouvé les secrets de la lumière, et il a
même de rares finesses dans le ton local. C'est d'au-
tant plus étonnant, qu'il ne connaît point les frottis et
qu'il peint tout à pleine pâte, même les ombres, étalant
ses préparations avec le couteau à palette comme avec
une truelle, et finalement sa touche n'en paraît pas
plus lourde, grâce à la richesse et à la variété de son
coloris. Il a des ficelles toutes particulières , et assuré-
ment son exécution est encore plus originale que ses
inventions. Il ne lui manque rien des qualités techni-
ques au moyen desquelles on peut représenter dans la
perfection les objets extérieurs. Il a le dessin ferme et
serré, le modelé juste et même délicat, une couleur
abondante et lumineuse. Il a surtout la sincérité de la
forme, des tournures, des attitudes et des gestes. Dans
certains portraits, il a trouvé quelquefois la profondeur
de l'expression, quelquefois même la grâce et le charme ;
par exemple, dans sa Femme au miroir. Que lui fau-
drait-il de plus pour être un maître? Rien, vraiment.
Pour plaire, c'est autre chose. Il lui manque du goût,
quoiqu'il ait de l'esprit. L'esprit, le caractère, le talent, ne
suppléent pas à cette indéfinissable qualité qu'on appelle
le goût, et qui tient à un certain bonheur d'arrangement,
compatible d'ailleurs avec la plus franche originalité.
Millet n'a pas l'éclat de Courbet comme coloriste; il
est plus monotone, mais non moins juste dans sa so-
briété. La pratique ne semble pas le préoccuper, quoi-
qu'il arrive à une solidité de formes qui tient de la sta-
r >
SALON DE 4861. 104
tuaire; ses figures sont pleines eten quelque sorte mode-
lées jusqu'au fond. Ce qui le préoccupe, c'est le caractère
essentiel du personnage qu'il entend créer. Faisant un
semeur, par exemple, il aurait l'ambition que ce fût le
Semeur en général, le type même de la chose, toujours
comme dans la Bible ou dans Homère. Et vraiment, il
a de la grandeur, à force de simplicité. A lui aussi ce-
pendant manque je ne sais quelle distinction du goût,
ce qui l'arrête, comme Courbet, à un certain degré de
l'échelle qu'ont escaladée les grands artistes. L'un et
l'autre ne sauraient atteindre au sommet qu'occupent
les premiers génies. Mais ils doivent compter parmi les
maîtres, et l'avenir se chargera de iles classer à leur
rang légitime.
Vous voyez bien qu'on reprend au théâtre la Tour de
Nesle, Angèle, et les anciennes pièces de la génération
romantique. Alexandre Dumas le vieux occupera tout le
dix-neuvième siècle. Balzac, qui est mort, ne mourra
point. George Saud, qui vit encore, vivra longtemps. La
pléiade littéraire de 1830 n'a pas eu de successeurs. Il
en est de même en peinture. Ah I si l'on pouvait re-
prendre au Salon le Naufrage de la Méduse et les Femmes
de Scio, la Franeesea, d'Ary Scheffer, et la Patrouille
turque, de Decamps !
Ce n'est pas, d'ailleurs, que cet art romantique fût
très-louable comme signification ; il ne signifiait même
presque rien, affectant de se tenir dans un monde ima-
102 salon de 1861.
ginaire, indifférent à la vérité sociale ; mais il avait la
passion et le mouvement. A tout ce qui remue s'atta-
chent instinctivement le regard et l'esprit. On resterait
des journées entières à contempler, en rêvant, les flots
de la mer ou les nuages du ciel, lorsque le temps est à
l'orage. Il y a encore une chose qu'on ne se lasserait
jamais de regarder : le feu.
C'est la flamme de l'art qui manque aux artistes delà
génération actuelle. Dans leurs œuvres éteintes, ils ne
semblent pas avoir en vue un sentiment, une idée, une
impression ou une affirmation quelconques. Pour émou-
voir le public, il faudrait commencer par être ému soi-
même. On ne s'enflamme qu'à ce qui brûle.
La foule se promène donc très-froidement au Salon, et
la critique, comme une âme en peine, y cherche quelque
petit coin où s'échauffer. Fuseli, le peintre suisse, de-
venu académicien anglais, et qui avait beaucoup d'es-
prit et de sarcasme, disait un jour, devant les paysages
de Constable, exposés à l'Académie de Londres :
— Qu'on aille vile me chercher un parapluie et un
paletot!
C'était un éloge qu'il entendait faire de la fraîcheur
humide de ces paysages couverts de rosée, où l'herbe
pousse drue et verte, où les feuilles des saules semblent
conserver des perlettes tombées du ciel.
Au Salon de 1861, on aurait aussi envie de demander
sa robe de chambre et un verre de quelque généreux vin
d'Espagne, pour se réconforter contre la gelée univer-
selle dont on sent l'influence en entrant dans le palais.
Nous irons donc à l'aventure, cherchant les artistes
qui ont une certaine originalité, et qui, comme Millet et
SALON DE 1861. 103
Courbet, ne ressemblent à personne. S'ils ont encore
un cachet de naturalisme, tant pis, — tant mieux 1
Est-ce un réaliste que Gustave Doré? Il n'y en a pas
de plus fantastique que lui 1 — Les magnifiques illustra-
tions qu'il a faites de Rabelais et des Contes drôlatiques
de Balzac 1 des chefs-d'œuvre que se disputeront les bi-
bliophiles. — Pour le paysage, il est incomparable. Un
mélange de Hoffmann et d'Albrecht Durer! Dans le
caractère des têtes, il est vrai qu'il n'a plus cette gran-
deur féerique, et souvent il tombe dans la vulgarité.
Quelquefois, cependant, il a créé des types neufs et très-
saisissants, par exemple dans sa Famille de saltimban-
ques, exposée aujourd'hui à l'exhibition du boulevard.
On dit qu'il a peint beaucoup d'autres tableaux singu-
liers, et je regrette de ne les avoir point vus. Mais cette
Famille de saltimbanques, et surtout ses illustrations de
Rabelais et de Balzac, montrent bien qu'il a un éclair
de génie. Car il faisait cela, tout petit, sans avoir rien
appris d'aucun maître, par une spontanéité toute prime-
sautière, en s'amusant, et sans se tourmenter ni d'ar-
gent ni de renommée. C'est la meilleure manière pour
devenir riche et illustre. Et avec quelle aisance et quelle
subtilité il inventait toutes ces compositions fantastiques,
spirituelles, caustiques, où de grotesques fantômes se
perdent dans une nature grandiose et terrible! Les belles
villes qu'il a bâties, les énormes montagnes qu'il a accu-
mulées contre le ciel, les furieux arbres qu'il a plantés
dans des terrains où ne pousserait pas un brin d'herbe !
Notre temps n'a guère produit d'œuvre plus étonnante
que cette série de bois, où la couleur et l'effet pittoresques
sont aussi prodigieux que la conception même du sujet.
104 salon de 1861.
Récemment, M. Gustave Doré s'est mis, pour sa
propre satisfaction, à illustrer la Divine Comédie. Peut-
être que le Dante ne convient pas autant que Rabelais à
son talent. Avec le Dante, les effets prestigieux ne suf-
fisent plus: il y faut une profondeur de réflexion et une
gravité savante qui exigent de longues études. ) Mais
peut-être aussi que la divination artiste supplée à tout,
Les trois grands dessins exposés au Salon sont superbes,
surtout la Francesca, qu'on dirait dessinée à Florence et
modelée à Venise. Ces cartons, je suppose, font partie de
la suite gravée dont on voit des reproductions photogra-
phiques à l'exhibition du boulevard.
Quand M. Doré attaque un sujet, il a une telle abon-
dance, une telle verve d'exécution, qu'il ne lui coûte
rien d'en faire à la fois des dessins, des ébauches peintes,
des tableaux terminés. Et il faut croire qu'il enlève en
quelques jours des peintures de très-grande dimension,
si l'on songe à la quantité énorme de ses œuvres en tout
genre. C'est là encore une faculté qu'on rencontre chez
les vrais maîtres, de n'être point arrêtés parla pratique,
de peindre comme on parle ou comme on marche, d'exé-
cuter, haut la main, des tableaux de dix mètres. L'effet
n'y perd pas, au contraire.
D'ans le Dante et Virgile sur le lac de glace, l'effet est
extrêmement saisissant. La figure du Dante, en robe
rouge qui tombe droit et sans plis, a beaucoup de style,
Il ne lance point ses gestes pour se donner des airs
d'étonnement et d'horreur. L'école bolonaise et l'an-
cienne école française n'eussent pas manqué do lui
dresser les bras en ailes de moulin, et d'éclairer ses
mains en écartant les doigts. Les belles paires de mains
SALON DE 1861. 105
que faisaient les Carrache, Poussin, Champaigne, Le-
brun et leurs continuateurs 1
Ce Dante immobile, la tête un peu inclinée et l'œil
fixe, est bien mieux compris, au milieu de cet effroyable
cerclé des enfers! Ni ciel, ni terre, plus rien qui rap-
pelle la vie d'en haut ! Pour fond, une immensité téné-
breuse, qui ne se distingue pas de l'abîme glacé dans
lequel luttent et se tordent les «traîtres,» dont on aper-
çoit les têtes endiablées. Ces têtes du comte Ugolin et
de l'archevêque Ruggieri, émergeant presque sous les
pieds des deux poètes, sont assez vulgaires, trop accen-
tuées, et elles contrastent trop, par leur réalité, avec le
sentiment grandiose et mystérieux de la composition.
Elles auraient besoin d'être un peu glacées, pour se
fondre davantage dans l'ensemble, qui y gagnerait.
M. Doré a aussi exposé un très-beau paysage, effet de
matin dans un vallon des Vosges. Si c'est peint d'après
nature, je ne le crois guère, car ce réaliste emprunte
plus à son imagination qu'à la réalité ; mais il voit si
juste, que, même dans ses fantaisios les plus baroques,
il représente toujours ce qui pourrait être quelque part,
si ce n'est partout. Dans ce paysage harmonieux et mé-
lancolique, il a quelque chose du style de Courbet.
Peut-être cette [analogie tient-elle au site vosgien plus
qu'à l'exécution, où M. Doré tourne parfois au déco-
rateur.
M. Doré est un nouveau venu dans l'école, et presque
le seul qui y marque par un certain génie. Reconnais-
sons-le donc maître aussi, — à nos risques et périls.
Plusieurs des salles ont reçu du public le nom du
Principal tableau qu'on y rencontre. Le Dante a baptisé
'106 SALON DE 1861.
son salon ; la Tondeuse le sien. Il y a aussi la salle des
Croquemorts,
Ces croquemorts sont irrésistibles, vraiment. On ne
"saurait passer devant eux sans leur adresser quelque
mot pour rire. Tout le monde dit cependant :
— La drôle d'idée de peindre ces cochers de la der-
nière heure ?
Ceux qui acceptent, sans y penser, des enfants ailés
voltigeant en l'air, anges ou amours, bien qu'on n'ait
jamais vu ça, ne peuvent pas comprendre qu'oui mette
en scène les hommes noirs du Père-Lachaise.
L'idée est assez excentrique, en effet; mais Molière
n'a t-il pas fait de la comédie avec les apothicaires? Jan
Steen aussi a fait, une fois, une scène comique avec un
enterrement. Devant la maison du défunt sont assemblés
les voisins; sur la droite, on est en train de clouer le
cercueil ; au centre, l'héritier présomptif, le dauphin de
la famille, un gamin de cinq à six ans, est affublé d'un
long manteau de deuil et d'un chapeau à larges bords;
on ne le voit que de dos, mais il a l'air d'être plongé
dans une douleur morne. Le tableau, de fine qualité, a
passé dans la galerie d'Arenberg, et il appartient aujour-
d'hui à la riche collection de M. Hudtwalclier, à Ham-
bourg. Seulement, l'épisode du cercueil a été effacé, et
les croquemorts ont été métamorphosés en paysans qui
découpent des viandes sur une table, et qui font une
distribution de vivres !
Peut-être l'avenir réserve-t-il quelque malice sem-
blable au tableau de M. Albert Lambron. Pour en faire
une Réunion d'amis à la barrière (je ne parle que du ta-
bleau qui porte ce titre au livret)j il suffirait de modi-
salon de 480h
fier la couleur des costumes, et la forme aUssi, surtout
les bicornes, qui ne sont pas de mise bourgeoise. Il est
vrai qu'en changeant l'état des personnages, ou perdrait
l'esprit du tableau, qui est justement dans le contraste
d'une profession funèbre et de la vie familière et cou-
rante. On a dit des terroristes qu'ils étaient excellents
dans leur intérieur. Nos croquemorts sont les plus gen-
tils du monde, au cabaret.
Nous sommes dans le jardin d'une guinguette, voisine
sans doute du lieu où vient de s'accomplir un dernier
voyage. Quelques buveurs sont déjà attablés et occu-
pés. Au coin de la table, un soldat courtise sa courti-
sane. Le temps est clair et serein, la lumière vive et
même crayeuse sur ce sol sans verdure. Il fait si bon
vivre, qu'un de nos serviteurs de la mort a ôté son habit,
mais il a conservé ses grandes bottes et son chapeau de
cérémonie.
C'est un des plus aimables et des plus distingués delà
bande; il porterait aussi galamment l'habit rouge, la
culotte blanche et la casquette de velours des gentlemen
à la chasse. Debout, de profil, tout souriant, il offre la
main à un gros compère très-comfortable. Ce personnage
principal est découpé avec un dessin irréprochable, et sa
physionomie est fine et spirituelle au possible. On autre
compagnon noir badine gaiement avec la servante du
logis, et veut lui enlever une bouteille qu'elle tient
contre son sein. Un autre, nonchalamment assis, joue
avec un petit enfant, comme s'il en était le père. Deux
autres, vus de dos, semblent causer d'affaires. Tout a un
air de jovialité affectueuse ; tout respire un bonheur
calme et modeste.
407
'408 SALON DE 1861.
Ainsi va le monde : le matin à l'enterrement, et le
soir à la fête !
M. Albert Lambron a certainement l'instinct de la
comédie, et il est doué des qualités vivaces d'un peintre
de mœurs. lia du naturel et de l'esprit, une bonhomie
très-gaillarde, la mimique franche et juste. Il sait déjà
très-bien son métier; il n'en escamote pas les difficultés ;
il dessine ses figures très-simplement dans leur ensemble,
très-finement dans les détails.
Dans son second tableau, le Mercredi des Cendres, il a
prouvé aussi qu'il charpente correctement les figures de
grandeur naturelle. Son croquemort, qui reçoit les salu-
tations d'Arlequin et de Pierrot, est aussi solide dans sa
forme que les plus vaillants militaires des grands ta-
bleaux de bataille, et l'on pourrait souhaiter à M. Y von
de donner autant de caractère à ses généraux ou à ses
simples soldats. Mais à quoi bon cependant élever à do
telles proportions une scène qui s'arrangerait mieux sur
une petite toile? Les Salutations d'Arlequin auraient
meilleure grâce en pendant à la Réunion d'amis.
Enfin, le scandale est fait, et le jeune peintre qui
vient de naître ne sera pas arrêté prématurément par
ses cochers des pompes funèbres. A présent, on peut
l'attendre à d'autres sujets moins hasardés. Les scènes
de comédie ne manquent point, du haut en bas d'une
société un peu affolée, et, sans aller chercher les classes
exceptionnelles, M. Lambron trouvera partout matière
à exercer sa verve, à la fois naïve et caustique.
On devrait appeler salon de la Concorde celui où sont
exposées les grandes et belles peintures murales de
M. Puvis de Chavannes. Il ne s'agit plus ici de réalisme,
SALON DE 1861. 109
ni d'excentricité. Ici, les sujets ne prêtent plus au dédain
des partisans de l'art noble. Titres latins : Concordia et
Bellum! Compositions allégoriques, dans le style des
maîtres de haute école, des Italiens et du Poussin. Des
figures idéales, groupées dans une nature d'invention.
Le peintre — le poète — s'est élevé au-dessus du temps
et de l'espace.
Ces femmes nues, de quelle race sont-elles? Ces cava-
liers nus, qui projettent leurs clairons vers le ciel, sont-ce
des barbares? Les armes, les draperies, les accessoires,
à quel peuple, à quelle civilisation se rapportent-ils?
Sommes-nous en Europe ou en Asie? Les arbres, les ter-
rains du premier plan, les rochers du fond, tout est
destitué de caractère individuel, et ambitionne un ca-
ractère de généralisation.
M. Puvis de Chavannes est à la fois élève d'Ary
Scheffer et de Coulure. Heureuse combinaison des ten-
dances idéales et d'une pratique savante! L'alliance de
ces deux qualités, trop souvent séparées, fait la valeur
des superbes peintures que la critique et le public ont
acclamées unanimement.
Dans la Guerre, le groupe des trois cavaliers, dont les
clairons célèbrent la victoire, a une certaine grandeur
épique. Il s'enlève en demi-teinte, sur un fond clair,
pendant que la lumière est concentrée sur un groupe de
trois captives nues, dont l'une, celle qu'on voit de dos
et accroupie, [est surtout magistralement modelée. Le
groupe du premier plan, un père et une mère agenouil-
lés devant le corps de leur fils mort, est trop théâtral et
ne s'accorde point avec la sobriété de l'ensemble. A
gauche, un homme terrassé, les mains liées. Dans le
7
-ocr page 122-'110 SALON DE 1861.
fond, quelques épisodes de carnage, au milieu des
flammes qui dévorent les moissons.
La Paix vaut mieux que la Guerre, dans la peinture
de M. de Chavannes, comme en réalité. Autour d'un
buisson de lauriers s'arrangent, en pyramidant, une
douzaine de figures. A gauche, le guerrier désarmé se
repose près de son bouclier inutile, et, derrière lui, dans
le fond, on aperçoit des cavaliers qui exercent leurs che-
vaux. A droite, trois ou quatre figures traversent un
ruisseau pour apporter les « présents de Pomone et de
Gérés. » Il convient de reprendre ce langage mytholo-
gique, puisque nous sommes en pleine allégorie.
Une des figures du groupe central, la femme debout
et vue de dos, est très-belle, dessinée avec une maestria
parfaite, de la tôte aux pieds, finement et largement mo-
delée, presque sans ombres. C'est à Couture que M. de
Chavannes doit ces tons de chair qui rappellent un peu
le Yéronèse, et la gamme do couleur légère et blonde,
un peu superficielle peut-être, qui court sur les person-
nages, sur les terrains* et s'évanouit dans la lumière des
ciels.
Les deux tableaux de M. de Chavannes sont assuré-
ment les plus distingués du Salon dans la grande pein-
turo. Yoilà donc encore un jeune maître à admettre dans
la gilde de Saint-Luc,car il est peintre en même temps
que compositeur. Si ce talent se développe, il honorera
l'école qui entend continuer les grandes traditions. On
peut craindre seulement qu'il ne recouvre pas une forte
originalité, car il y a moins d'inspiration profonde que
d'habile réflexion dans l'arrangement des groupes, dans
la tournure des femmes, dans l'effet général, qui est un
salon de 1861. 111
peu indécis. Çà et là se trahissent aussi des réminis-
cences, soit du Poussin dans le guerrier qui se repose,
soit des Florentins dans les sonneurs de clairon, même
de Phidias, dans les petits cavaliers galopant au loin.
Ary Schefferet Couture, qui pourtant n'ont rien de
commun, se disputent aussi, en certaines parties où le
disciple hésite.
M. Puvis de Chavannesne s'est pas encore bien assi-
milé les éléments très-divers avec lesquels il s'est efforcé
de créer sa manière. Souhaitons qu'il ait le plus tôt pos-
sible de grands travaux à accomplir. On peut lui con-
fier la décoration d'un monument. Le premier jet de la
jeunesse est toujours le meilleur.
Nous aurons toujours le temps d'arriver aux artistes
dont la célébrité est plus ou moins usurpée. Cherchons
d'abord ceux qui ont certaines qualités distinctives, et
sur lesquelles il convient d'attirer ou de fixer l'attention.
11 est entendu que les paysagistes, les portraitistes et les
étrangers sont réservés pour des catégories spéciales.
M. Alphonse Legros annonce un talent convaincu,
point banal, quoique sans élégance, très-sincère d'ex-
pression, vigoureux, et déjà savant dans la pratique.
Il a exposé une grande peinture : V Ex voto, et une
belle eau-forte : des Chantres espagnols.
L'Ex voto représente des femmes de la campagne, age-
nouillées au coin d'une route, devant une Madone
salon de 1861. 126
agresîo, accrochée aux arbres d'un bois. Elles sont si
recueillies dans leur pieuse imploration, qu'elles seront
exaucées, bien sûr. L'une est en blanc, et vue de dos;
les autres, en noir, sont vieilles et peu agréables. Ces
figures, de grandeur naturelle, ont de la force et
marquent juste comme il faut sur le paysage. M. Le-
gros doit travailler tout seul, dans la retraite, car il ne
paraît pas se préoccuper des autres peintres ni du public.
M. Amédée Guérard a su mettre une poésie touchante
dans le Convoi d'une jeune fille se rendant à l'église. On
est en plein champ, près d'un village de la Bretagne.
Les compagnes de la morte, jeunes paysannes vêtues de
gris et de blanc, défilent sur le chemin. Beaucoup de
simplicité, de naïveté et même de charme ; une couleur
douce et harmonieuse, dans une gamme claire, sans
contraste d'ombres.
M. Jean Desbrosses, élève d'Ary Scheffer, montre
aussi un sentiment poétique de la nature, dans ses Por-
teuses d'herbes, trois femmes courbées sous leur vert
fardeau, traversant une plaine, par un épais brouillard
du matin.
Mais le maître de ces compositions rustiques est
M. Jules-Adolphe Breton, bien connu déjà depuis
l'Exposition Universelle de 1855 ; il a au musée du
Luxembourg une grande toile, la Bénédiction des blés
dans l'Artois. Ses tableaux du Salon, exposés l'année
dernière en Belgique, lui ont assuré la sympathie des
artistes du Nord.
Son talent rappelle celui de Léopold Robert, en ce
sens qu'il s'efforce de mettre la beauté et la pensée dans
ses figures de travailleurs champêtres. La tentative de
salon de 1861. 113
Léopold Robert, si originale en son temps, — il y a
vingt-cinq ans, — fit du bruit, et le peintre fut exalté,
par un entraînement unanime, bien au delà de son vrai
mérite.
On s'aperçoit aujourd'hui que Robert était plus poëte
que peintre ; qu'il est théâtral et maniéré dans les désin-
voltures et les expressions ; que son dessin est faible et
fautif, surtout dans les extrémités ; que sa couleur est
fallacieuse, et en général toute son exécution très-dé-
bile. Ses tableaux, trop légèrement peints, se sont déjà
presque évanouis sur leurs toiles trop vides, quand les
œuvres des maîtres flamands du quinzième siècle ont
conservé toute leur intensité et tout leur éclat. Le sa-
voir-peindre n'est pas moins indispensable que le savoir-
imaginer.
M. Breton, plus simple et plus vrai que Robert, n'est
pas un praticien très-énergique. L'ensemble de ses
figures est saisissant, et l'on se prend à rêver devant ses
rêveuses; mais, dans le détail, le dessin est imparfait. Ses
Sarcleuses sont justes de mouvement, et il y a, au second
plan à gauche, une gracieuse silhouette de femme de-
bout ; seulement, il ne faut pas s'approcher et analyser
le raccourci de ses bras croisés derrière le dos. Ce ta-
bleau, d'ailleurs charmant, appartient au comte Du-
châtel.
Dans le Soir, une jeune paysanne, fatiguée du travail,
s'est assise et pense. Pourquoi ne penserait-on pas une
fois par jour dans les champs ? Son attitude, très-naïve
pourtant, rappelle les tournures de l'école florentine.
Dans le Colza, la figure de vanneuse, debout, de profil
à gauche, est du plus grand style et vraiment superbe.
salon de 1861. 114
M. Breton est de ceux qui cherchent leur inspiration
dans la nature et ne se laissent pas démoraliser par la
mode.
M. Brion a trouvé en Alsace des types caractérisés ;
son Benedîcite est un des bons tableaux de genre du
Salon. Ces paysans debout, vieux et jeunes, qui écoutent
et répètent mentalement la prière usitée avant le repas,
sont très-sérieux, très-tranquilles, très-fermement des-
sinés, avec leurs têtes opiniâtres, leurs poses carrées,
leurs costumes pittoresques.
La Noce en A Isace est un tableau plus grand, plus riche
de composition et de couleur, car c'est un cortège en
plein air, au milieu d'un village, avec char nuptial,
compagnons à cheval et foule à pied. Un troisième ta-
bleau montre les noceurs à table. Le quatrième, qui
convient moins au talent du peintre, représente le Siège
d'une ville par les Romains, « avec balistes et catapultes.»
M. Bonvin aurait dû venir après Millet et Courbet,
car il a certaines analogies avec l'un et l'autre. Il est
maître aussi, dans son genre peu ambitieux. 11 tient
aussi des frères Lenain, de Chardin et des Hollandais.
Ses dessins exposés à l'exhibition du boulevard peuvent
figurer dans les collections les moins complaisantes. Au
Salon, il n'a qu'un seul tableau: Intérieur de cabaret.
Des ouvriers boivent, fument et lisent. Les personnages
principaux ont environ un pied de haut, mais ils sont
peints comme s'ils avaient la taille normale. Ils met-
traient dans les poches de leurs blouses tous les aréo-
pagistes de M. Gérôme, et la Phryné avec l'Aspasie par-
dessus.
La couleur de M. Bonvin est sobre, juste et forte, sa
-ocr page 127-salon de 1861. 115
touche ample et grasse, son dessin bien attaché et bien
accentué où il faut. Il a d'habitude un vif instinct du
clair-obscur et de la transparence des ombres. Ici, le
parti-pris de lumière n'est pas assez décisif. Le meilleur
maître à étudier pour M. Bonvin serait Pieter de Hooch,
qu'il connaît à peu près sans doute par les deux tableaux
du Louvre. A sa place, j'irais faire un tour en Hollande
et y regarder à loisir les chefs-d'œuvre de l'école du dix-
septième siècle, depuis Brouwer et Ostade jusqu'à Jan
Steen, — sans compter Rembrandt et toute la pléiade
rembranesque. -
Voici Daumier, un autre poète populaire. En a-t-il
fait des poèmes comiques sur les anciens et les modernes,
sur les princes et les bohémiens ! Il est le pendant de
Frédérick Lemaître au théâtre. Robert Macaire est leur
fds à tous deux, bien qu'il soit censé avoir un autre père ;
mais eux l'ont reconnu tout de suite comme leur enfant,
sitôt qu'ils l'ont vu, et ils l'ont habillé, dressé, éduqué,
patronné dans le dédale de la vie. A propos, il n'est pas
encore mort? pourquoi Daumier ne fait-il pas les funé-
railles du sublime aventurier ? C'est peut être que Ro-
bert Macaire vit encore, sous d'autres déguisements.
Daumier a touché à tout dans sa longue carrière de
dessinateur humoriste. Les magnifiques Grecs que son
crayon improvisait pour le Charivari du lendemain 1
M. Gérôme n'est que son élève, bien indigne. Et les
magnifiques portraits que Daumier a gravés sur de sim-
ples pierres lithographiques 1 M. Flandrin voudrait bien
avoir autant de caractère et de profondeur ; mais il n'est
que le caricaturiste de Daumier, et je ne crains pas de
dire qu'il est plus mince et moins amusant.
salon de 1861. 116
Donc, puisqu'on un temps grave comme le nôtre il
n'y a plus moyen de caricaturer les vivants et les morts,
Daumier, qui était un grand peintre avec le crayon,
s'est mis à peindre tout de bon sur des toiles avec de la
couleur et des brosses. La tournure, l'expression, l'es-
pèce de grandeur simple et originale qu'il avait dans
ses dessins, la justesse de la mimique surtout, il a tou-
jours ces qualités-là dans sa peinture.
Le seul petit tableau de lui qu'on voie au Salon re-
présente une Blanchisseuse, qui remonte avec son enfant
l'escalier d'un quai de Paris ; elle porte son panier de
linge ; l'enfant porte le battoir. Tout le premier plan est
dans l'ombre, et les figures font silhouette sur des mai-
sons blanchâtres, qu'on aperçoit de l'autre côté de la
Seine. Couleur vigoureuse et grand effet.
On dit que M. Eugène Fromentin a publié des livres
de voyages, bien écrits et intéressants. Le peintre aussi,
comme l'écrivain, a du style, de l'esprit et de la distinc-
tion. Son Berger des plateaux de la Kabylie, monté sur
un cheval gris, est fier et vivace. Ses Courriers du pays
des Ouled Nayls glissent lestement dans un paysage les-
tement exécuté.
C'est à la légèreté de la louche que tient surtout le
charme des tableaux de M. Fromentin. On a toujours
peine à regarder un travail pesamment accompli.
M. Fromentin couvre sa toile d'un simple frottis dans les
parties neutres, et il y brode ensuite quelques détails
adroits, après avoir dessiné en relief le sujet principal.
— Ses quatre autres tableaux sont également empruntés
aux sites et aux mœurs de l'Algérie.
Naples maintenant. Les Abruzziens à Naples, Jeunes
-ocr page 129-salon de 1861. 117
filles des Abruzzés et les Lazzaroni à Naples, par M. Fran-
çois Reynaud, de Marseille, élève de M. Emile Loubon.
Ces Abruzziens et ces lazzaroni ont une certaine beauté
sauvage, du mouvement, de l'étrangeté. Les figures
éclatent sur un ciel chaud et lumineux. M. Reynaud est
coloriste et original, sans doute parce que la nature
l'impressionne. Les élèves de l'école de Rome, au lieu
de dessiner dans leur atelier des Hercules et des satyres,
que ne vont-ils parcourir l'Italie, afin de reproduire le
caractère et les accidents de ce pays incomparable 1
Un autre jeune peintre du Midi, M. Ranvier, a intitulé
un tableau : les Vertus s'en vont. Hélas! reviendfont-
elles ? Si on les arrêtait dans leur fuite ! Ces Vertus —
théologales? elles sont trois, — s'éloignent à contre-
cœur d'un monde qui les repousse. Elles marchent in-
séparables, sans faire trop d'embarras, et on les pren-
drait pour un groupe de trois femmes quelconques, qui
s'en vont à l'aventure. Peu importe. Si la signification
allégorique n'est pas claire au premier coup d'œil, la
peinture n'en est pas moins recommandable par son
style, son dessin et son effet.
M. Baron, M. Leleux, M. Hédouin, M. Haffner, sont de
la général ion qui commençait à se faire connaître il y a
une quinzaine d'années. M. Baron a exposé un Retour de
chasse au château de Nointel; M. Adolphe Leleux, trois
de ses brelonneries habituelles: une Noce, un Maréchal
ferrant, des Joueurs de boule ; M. Armand Leleux, plu-
sieurs petits intérieurs où la lumière est bien ménagée
et l'effet très-juste; M. Hédouin, des Colporteurs es-
pagnols; M. Haffner, des Chevreuils chassés par des chiens.
M. Couture date à peu près du même temps, mais il
-ocr page 130-salon de 1861. 118
s'est retiré des Salons, où d'ailleurs son école est repré-
sentée par des élèves nombreux et habiles, qui ne crai-
gnent pas d'affronter les grandes toiles. Témoin M. Puvis
de Chavannes, avec ses allégories de la Paix et de la
Guerre. M. Monginot, qui s'est formé aussi dans l'ate-
lier de Couture, semble avoir adopté le genre purement
décoratif. Son tableau intitulé la Redevance est un pré-
texte pour rassembler dans un môme cadre des fruits et
des fleurs en abondance, des animaux et des oiseaux,
du gibier mort, tout un luxe d'objets éclatants et variés.
Jordaens, Snyders, van Utrecht, Jan Fyt, Peter Boel
et quelques autres Flamands sont les modèles de ces
sortes de compositions, qui réjouissent la vue sans émou-
ver les idées ni les sentiments. M. Monginot a de l'am-
pleur dans sa pratique, une couleur exubérante et har-
monieuse ; considérés isolément, certains morceaux de
cette grande peinture sont très-estimables; mais l'effet
est éparpillé aux quatre coins de la toile.
M. Eugène Beyer a le même défaut dans une grande
scène de carnage empruntée à l'histoire du seizième
siècle. Toutes les batailles du Salon sont consacrées à la
glorification des armées contemporaines. M. Beyer est,
je crois, le seul qui ait montré, au contraire, les désas-
tres et les crimes de la guerre. Le duc Antoine de Lor-
raine fait massacrer par ses soldats des hommes, des
femmes et des enfants, auxquels il avait permis de se
retirer de la ville de Saverne, assiégée en 1525.
Terrible mêlée, peinte d'une brosse hardie, avec beau-
coup de mouvement et de couleur ! Seulement, l'œil est
fatigué et ébloui par des accents de lumière qui éclatent
partout et détruisent l'unité de la composition.
salon de 1804. h9
Un élève de M. Eugène Delacroix, M. Léon Fauré,
exagère aussi ses qualités de coloriste dans un tableau
très-bien conçu et très-bien ordonné : Jean Huss devant
Vempereur Sigismond, après sa condamnation par le
concile de Constance.
Un jour que le peintre Louis David travaillait, en haut
d'une échelle, à quelqu'un de ses grands tableaux d'his-
toire, il entendit murmurer en bas : — Il y a trop de bleu î
il y a trop de bleu 1 Impatienté, il se retourne et abaisse
son regard dans l'atelier. L'audacieux critique était un
petit écolier qui se pencha vite sur son papier et fit sem-
blant d'être très-appliqué à dessiner un nez d'après la
bosse. David se mit à rire — et à glacer ses bleus trop vifs.
Darçs le Jean liuss de M. Fauré, il y a trop de rouge ;
en éteignant un peu ces rouges par des glacis, le tableau
y gagnerait une simplicité tranquille. M. Fauré semble
être d'ailleurs un peintre très-bien doué pour les com-
positions historiques.
On dirait que M. Bellet du Poisat tient aussi à l'école
de M. Eugène Delacroix, dans certaines parties de son
tableau intitulé les Belluaires, par exemple dans les
lions et le? tigres dressés contre les barreaux de leurs
cages. D'aprèsie livret cependant, M. Bellet du Poisat
est élève de M. Hippolyte Flandrin, le plus terne et le
plus triste des peintres contemporains.
Ces Belluaires prêtaient à une magnifique image.
Supposez Rubens peignant les esclaves antiques qui
apportent aux bêtes fauves du cirque une pâture sai-
gnante ! Dans le tableau de M. Bellet du Poisat, les
figures des deux esclaves sont mesquines et rabougries.
Il parait que, précédemment, cet artiste avait « donné des
salon de 1861. 120
espérances » à la critique. Laissons à la critique ses
espérances, — ses illusions?
Où se reconnaît vraiment l'école de M. Hippolyte
Flandrin, c'est dans la peinture de M. Biaise Desgoffe,
qui doit avoir aussi étudié M. Gérôme, et principale-
ment le tableau où M. Gérôme a représenté Rembrandt
faisant mordre une planche à Veau-forte. M. Biaise Des-
goffe, parent, je suppose, de M. Alexandre Desgoffe, le
paysagiste, a composé des tableaux avec des aiguières
en métal, des vases, des statuettes, des armes et autres
objets de curiosité.
Les Hollandais faisaient cela au dix-septième siècle,
et ils ont élevé jusqu'aux hauteurs de l'art ces représen-
tations de nature morte, comme on dit très-impropre-
ment. Ce qu'il y a d'admirable dans les de Heem et
autres anciens peintres d'objets immobiles, c'est que
chaque objet est exécuté selon sa matière et selon son
essence, depuis la solidité des métaux ou la transparence
des verreries, jusqu'au duvet des fruits et à la diapha-
néité des fleurs.
Chez M. Desgoffe, tout est en môme matière, assez
analogue à la tôle vernie, qu'il s'agisse d'or ou d'argent,
de jaspe ou de sardoine, de cristal ou de buis. Dans le
tableau où domine la grande aiguière du seizième siècle,
il y a môme, au bas du groupe, un éventail en plumes
qui sonneraient comme du fer-blanc si l'on toquait des-
sus. On assure néanmoins que ces marqueteries patientes,
mais fausses et absolument antipathiques à l'art véri-
table, ont du succès auprès de certains amateurs.
Les Anglais ont leurs préraphaélites qui forment
groupe à part dans l'école indigène. En Belgique,
salon de 1861. 121
M. Leys a pratiqué et pratique même encore une sorte
d'archaïsme qui se mêle à un sentiment très-délicat de
la nature, et il a été jugé digne de la grande médaille
d'honneur à l'Exposition Universelle de 1855. On a ad-
miré aussi, à la même exhibition, les singulières pein-
tures de plusieurs préraphaélites anglais, et à l'exhibition
de Manchester, en 1857, nous les avons vus dans tout
leur éclat.
Le système n'est guère approuvable sans doute : res-
susciter les procédés minutieux des artistes antérieurs à
la Renaissance ! mais les résultats, il faut le reconnaître,
sont souvent prodigieux, et ils ont même je ne sais quel
attrait irrésistible. M. Millais, par exemple, appliquant
cette exécution subtile à des sujets poétiquement con-
çus, à des formes élégantes, à une nature choisie,
s'élève jusqu'à la beauté. Maniérisme à part, il ferait
presque songer au délicieux Memlinc.
M. James Tissot, quoiqu'il n'ait d'anglais que le pré-
nom, tente d'importer en France ce préraphaélitisme
exotique, et l'accueil fait à ses quatre scènes de Faust
n'est pas décourageant. Il y a beaucoup de finesse dans
ces peintures assez montées de ton, un instinct d'élé-
gance, et des effets étranges et naïfs à la fois, par
exemple dans le Faust au jardin avec Marguerite. La
Procession de la Mort, avec ses silhouettes bizarres, amuse
aussi le public. Cette apparence de succès est dangereuse
pour le jeune peintre. Ça ne tiendrait pas, et peut-être
M. Tissot serait-il plus avisé de renoncer tout de suite à
un système qui fausse les impressions en habituant à
regarder la nature avec une espèce de lunette, pour en
saisir les bagatelles imperceptibles à l'œil nu. Alors, de
salon de 1861. 122
son expérience passagère, il aurait peut-être la chance
de conserver la précision du dessin et du modelé, la dé-
licatesse des menus détails.
Hélas I nous n'avons encore signalé hors ligne que
trois ou quatre peintres, et mentionné une douzaine
d'artistes plus ou moins méritants, — et voici déjà que
nous ne savons plus où donner de l'œil. On dit, à tout
propos, que l'école actuelle est universellement habile
dans le métier, que tout le monde sait peindre, et que,
si l'inspiration, l'intelligence et la poésie manquent, la
pratique du moins, dans l'école contemporaine, égale la
pratique des grandes écoles d'autrefois. C'est là une er-
reur extrêmement complaisante.
Oui, l'idée, la conception et la conviction, le véritable
amour de l'art manquent à nos artistes les plus vantés;
mais, comme l'exécution est inséparable d'une impres-
sion vive et juste, ils sont môme incapables de dessiner,
de modeler et de mettre à l'effet les images insignifiantes
qu'ils inventent péniblement pour flatter le mauvais
goût d'un public ennuyé. Nous le verrons bien tout à
l'heure, en analysant les productions aussi malhabiles
que malsaines des peintres à la mode.
ia pratique des tableaux anciens rend très-difficile —
trop difficile sans doute,— sur l'appréciation de la pein-
ture moderne.
Cela tient à plusieurs causes très-simples : d'abord,
ce qui reste des anciennes écoles est un choix de chefs-
salon de 1861. 123
d'œuvre, ou du moins d'œuvres recommandées par
quelques qualités supérieures, par l'intérêt de sujets
historiques ou poétiques, par la composition ou l'exécu-
tion. On dirait, en langue familière, que c'est le dessus
du panier. Le tri a déjà été fait par une série de géné-
rations artistes, par la sympathie des collectionneurs et
la controverse des critiques, et tout ce qui n'était pas
digne d'être conservé a disparu,
La postérité est un pêcheur patient et opiniâtre, qui
tend ses filets dans le profond de l'histoire, en retire les
belles pièces et rejette le fretin à l'abîme.
Et puis, il est vrai de dire encore qu'à certaines épo-
ques, sous l'influence de certaines conditions qui ont
enfanté les grandes écoles, l'inspiration était plus puis-
sante, et que les procédés techniques, la pratique elle-
même, étaient plus efficaces. Il y a des moments où
toutes les productions d'une école sont excellentes, pres-
que sans distinction, par exemple dans l'école vénitienne,
depuis les Bellini jusqu'à Paolo Vgronese.
Quand on s'est passionné pour les trésors d'art que
nous ont légués les vieux maîtres, on reste assez froid
devant la peinture contemporaine. Aussi ne voit-on
guère que les amateurs de tableaux anciens mêlent dans
leurs collections des tableaux modernes. Combien d'ar-
tistes d'aujourd'hui soutiendraient une comparaison,
même la plus éloignée, avec les artistes des seizième et
dix-septième siècles? Il y en a pourtant, une douzaine
peut-être dans tout notre siècle, qui seront recueillis
dans les grands filets de l'histoire et sauvés de l'oubli.
La critique est une sorte de pêçhe à la ligne, où il
s'agit de choisir parmi ce qu'on prend. Ça mord bien.
salon de 1861. 138
surtout dans les temps couverts et orageux comme le
nôtre ; mais on ne retire guère au haut de l'hameçon que
des ablettes plates et blêmes. Nous avons pourtant déjà
péché en eau trouble quelques grosses pièces curieuses,
et du menu vivace. Courbet peut compter pour un re-
quin. Que trouverons-nous maintenant à la pointe aiguë
de la plume de fer ?
Il y a au Salon une espèce de peintres assez recher-
chés, que le Midi nous envoie par bandes, à des saisons
périodiques. Ils viennent des bas-fonds de l'Italie ou de
la Grèce. On les appelait classiques au commencement
de ce siècle, et ils avaient alors encore une certaine
force mâle. Aujourd'hui cette race est dégénérée et ne
produit plus que du grotesque.
Quelle chute, des Grecs de David aux Grecs de M. Gé-
rôme ! Rendez-nous David, Hennequin et Lethière !
David représentait, avec une conviction austère, Lêoni-
das aux Thermopyles ; M, Gérôme offre aux demoiselles
de Paris une poupée déshabillée devant de vieux satyres
débraillés et lubriques, qui grimacent comme s'ils
avaient pour la première fois devant les yeux une vraie
femme nue.
Nous ne sommes pas plus capucin que Diderot, qui,
à la fin, s'impatienta des indécences de l'école Pompa-
dour et qui a écrit celte phrase aussi juste qu'originale :
« Une femme nue n'est pas indécente, c'est une femme
troussée qui l'est. » L'avocat grec qui trousse complète-
ment la courtisane sa cliente, ce montreur de marion-
nettes, est d'un goût trop risqué. On vante M. Gérôme
comme un savant archéologue de l'antiquité : il n'y a
rien d'antique, ni surtout d'attique, dans cette vilaine
salon de 1861. m
composition de la Phrynè. Si la scène, telle que le peintre
l'a traduite, s'était passée au temps delà décadence ro-
maine, qui a certaines analogies avec la nôtre, elle se-
rait acceptable peut-être. Mais, en Grèce, au quatrième
siècle avant notre ère, c'est un contre-sens.
Les Grecs étaient affolés de la beauté plastique, et ils
avaient l'habitude de voir, dans les jeux publics et par-
tout, les modèles des Vénus, des déesses, des nymphes,
que leurs sculpteurs et leurs peintres immortalisaient
en marbre ou sur les lambris des monuments et des
maisons privées. Tout est donc faux dans le tableau de
M. Gérôme : le mouvement mélodramatique de l'avocat,
l'attitude pudibonde de Phryné, les physionomies déré-
glées et ridicules des membres de l'aréopage. Il est vrai
que la courtisane n'a pas de quoi être fière en montrant
son torse mesquin et ses jambes ampoulées. Quant aux
aréopagistes, on les prendrait pour une assemblée de
vieux sociétaires de la confrérie qui occupe aujourd'hui
les tribunaux criminels. Comme exécution, un dessin
maigre, une couleur crue, point de clair-obscur.
Passons l'Aspasie couchée de son long sur Alcibiade,
à côté d'un grand chien qui les regarde. Passons les
Augures, qui rappellent les jouets chinois qu'on donne
aux petits enfants. Après les anciens, un moderne, le
plus grand artiste du Nord en ces derniers siècles :
Rembrandt, «faisant mordre une planche àl'eau-forte. »
Le peintre de Phryné ne saurait comprendre Rembrandt.
Qu'il s'adresse au chevalier van der Werff ou au célèbre
Balthazar Denner, ses inspirateurs et ses maîtres !
Tous les critiques avouent que les tableaux de M. Gé-
rôme sont inconvenants au point de vue historique,
salon de 1861. 126
qu'ils blessent le goût le moins susceptible, et qu'ils
sont très-faibles d'exécution. Mais ses défenseurs — il
en a — se rejettent sur ses œuvres précédentes, telles
que la Mort de César et les Gladiateurs du cirque. Nous
avons vu récemment ce dernier tableau, que nous no
connaissions pas, et nous avons été bien étonné du suc-
cès factice qu'il obtint au Salon.
Une des merveilles de cette peinture plus que chi-
noise, est que l'on compte tous les fils de la tente sus-
pendue au-dessus du cirque, jusqu'à l'extrémité des
gradins où les figures assises sont grosses comme des
rnouches. Les prodiges de Donner ne vont pas si loin : il
montre, bien un poil sur un visage de grandeur natu-
relle, et par conséquent censé près du regard; mais
peindre des ficelles en l'air, à un kilomètre, ça ne s'était
jamais fait par le miniaturiste le plus audacieux.
Les imitateurs de M. Gérôme — si c'est lui qui a in-
venté ce résurrectionnisme caricatural de l'antiquité —
sont très-nombreux au Salon, et nous n'avons pas relevé
les noms de tons ceux qui peignent des intérieurs grecs,
étrusques ou romains, des scènes païennes ou des sujets
mythologiques. Il suffit de citer les plus applaudis par
une certaine classe d'amateurs : M. Hamon, l'auteur du
Charlatan grec, M. Gustave-Rodolphe Boulanger, l'au-
teur d'une Répétition théâtrale dans la maison romaine
du prince Napoléon. On remarque encore du même
M. Boulanger un terrible Hercule terrassé par la blonde
Omphale.
Les faunes et les satyres ont naturellement du succès
au milieu de cette renaissance païenne. M. Cabanel a
point son Satyre enlevant une nymphe, grand tableau
salon de 1861. 127
fort apprécié, et qui, d'ailleurs, vaut bien un tableau
d'église ou de bataille ; — M. Bouguereau, un Faune
embrassant une faunjss.se; une grosse femme nue, ronde
et molle, avec deux gros enfants dont l'un fronce les
sourcils; deux autres enfants nus, intitulés 1 & Retour
des champs ; plus une pastorale et un portrait.
Tous ces peintres sont accueillis avec sympathie par
la critique, assez sceptique aujourd'hui, et qui ne sait
plus à quels points solides se rattacher. D'idées lumi-
neuses, il n'y en a guère dans les arts, pas plus que
dans le monde social. L'art va où il peut, sans savoir
où il va, ni même où il voudrait aller.
La critique a pourtant un mot qu'elle fait briller en
l'air atout propos, mais qui s'éteint sitôt qu'elle le re-
tourne vers les œuvres d'art pour les éclairer : l'Idéal.
Qu'est-ce que l'idéal? est il dans le sujet ou dans la
manière do l'interpréter? S'il y a de l'idéal dans Y Ecole
d'Athènes de Raphaël, y en a-t-il dans la Leçon d'ana-
tomie de Rembrandt? Pourquoi un paysage de Poussin
est il plus idéal qu'un paysage de Ruisdael? Nous ne
nous chargeons pas d'être le sphinx de ces mystères de
l'esthétique.
Si une intentiou symbolique constitue l'idéal, il suf-
fira au plus simple naturaliste d'intituler une figure de
femme qui dort : le Sommeil. Et là-dessus les critiques
pourront se livrer aux plus ingénieuses spéculations :
« La mort c'est le sommeil... c'est le réveil peut-
être ! etc. » Absolument comme le beau groupe de ber-
gers près d'un tombeau antique, dans YArcadie du
Poussin, provoque de graves pensées sur «l'instabilité
du bonheur et la brièveté de la vie. »
128 SALON 1)E 1861.
Tout le monde peut s'exercer à ces amusements phi-
losophiques devant un Fumeur de Brouwer, aussi bien
qu'en contemplant une Muse des Carrache. Un Fumeur,
quelle allégorie profonde! Hélas! tout s'évapore comme
fumée! La vie est courte, le bonheur est fugitif et la
vertu seule est enviable. Nous voilà revenus à YArcadie
du Poussin— avec un personnage de cabaret!
En conscience, l'art n'est pas si malin que la critique.
Le véritable artiste a plus d'ingénuité : il se contente de
représenter ce qu'il voit et d'exprimer ce qu'il sent, —
deux termes inséparables de toute création vraiment ar-
tiste. C'est le moi et le non-moi de la philosophie, pra-
tiqués naïvement et irrésistiblement : une forme réelle
empruntée au mondo extérieur, et animée par le senti-
ment qu'elle inspire à l'homme intérieur. La nature et
l'humanité sont à la fois et indissolublement l'objet et le
sujet de tous les arts, aussi bien que de la science et de
l'industrie. L'art montre les phénomènes de la vie uni-
verselle, la science les explique, l'industrie les accom-
mode aux besoins de l'homme. L'art propose, la science
expose, l'industrie dispose.
Idéal à part, on ne devine pas pourquoi des artistes
comme M. Cabanel peignent des hybrides à pied four-
chu, au lieu de peindre des hommes. Je sais bien que le
Corrége a fait son Antiope avec un satyre qui la con-
temple, et que c'est un chef-d'œuvre. Mais nous ne
sommes plus au seizième siècle, qui cherchait à se
débarrasser des diables catholiques en évoquant les
monstres d'une autre mythologie. Bevenons à la nature :
elle est moins trompeuse que les mythologies, religions
et systèmes quelconques.
salon de 1861. 129
M. Baudry s'est formé à Rome, comme la plupart des
artistes en faveur auprès des critiques et des gens do bon
ton. Il a peint aussi des Vénus, des Cupidon, des For-
tune et des Vestales. Cette fois, il a risqué un tableau
historique: le Meurtre de Marat par Charlotte Corday.
— Empressons-nous d'aller"revoir le Marat de David!
Pour représenter Charlotte Corday au moment où elle
vient de tuer Marat, il faudrait la prendre à son point de
vue de fanatisme héroïque, ou au point de vue plus gé-
néral delà morale universelle. Il n'y a rien de tout cela
dans la composition do M. Baudry. Une petite femme
plaquée contre un mur en carton ; ni perspective, ni es-
pace. La baignoire ne saurait tenir dans cette pièce, qui
n'a pas un mètre de profondeur. Absence de clair-obs-
cur, de couleur, de dessin, non moins que de caractère
et d'effet.
Près de la Charlotte Corday, sont deux esquisses de
décorations : Cybèle et Amphitrite, accompagnées de
petits génies. Réminiscences italiennes. Puis, cinq por-
traits, — des chefs-d'œuvre, au jugement de critiques
bien placés, — les portraits de M. Guizot, de M. Charles
Dupin, de Mlle Madeleine Brohan, d'un jeune marquis et
d'un petit garçon en saint Jean. Nous ne savons plus que
dire, puisque ces tristes plâtrages ont été comparés de
bonne foi aux peintures des grands portraitistes.
L'estime qu'on fait de certains tableaux de l'exposi-
tion, le prix qu'on en donne, c'est à confondre les con-
naisseurs habitués aux anciens maîtres ! Qui croirait qu'on
a acheté vingt-cinq mille francs, pour la loterie, un ta-
bleau de M. Vetter, représentant Bernard Palissy près de
son fourneau de faïencier ! Chacun peut examiner ce ta-
salon de 1861. 130
bleau, en haut du grand escalier, à côté de la porte d'en-
trée du salon central. Pourquoi 25,000 francs? le prix
d'un Rubens ou d'un Rembrandt ! Pour 25,000 francs,
M. Louis Yiardot a rapporté de la venté van denSchrieck,
de Louvain, unAdrienOstade exquis, un Ruisdael superbe
et un fin Teniers. Pour 2'5,000 francs, on aurait cin-
quante tableaux de maîtres consacrés, et dont les œuvres
ornent les musées. Quelle disproportion étonnante et
inexplicable entre le prix des productions contempo-
raines, même très vulgaires, et le prix des œuvres, même
excellentes, que le passé nous a transmises ! Il est vrai
que la plupart de ces tableaux, payés des sommes folles
aujourd'hui, retomberont promptement à leur valeur
réelle. On a pour 500 francs dans les ventes publiques
un tableau de maître secondaire, des écoles flamande ou
hollandaise, et souvent pour 50 francsune peinture origi-
nale, do l'école italienne. Combien vaudra ce Bernard
Palissy dans cinquante ans, au cours dé la bourse des
tableaux?
Le plus cher de tous les peintres vivauts, c'est sans
doute M. Meissonier, à moins que ce ne soit M"e Rosa
Bonheur, dont les œuvres sont exportées en Angleterre,
et casées dans les plus riches galeries de la nobility an-
glaise. Meissonier a un incontestable talent, qui n'égale
pas pourtant celui des Hollandais du dix-septième siècle,
ses modèles. Il a de l'adresse et du goût. Il sait donner
à ses petits personnages la mimique et la physionomie
qui leur conviennent. Il a dans son exécution certaines
qualités rares, la délicatesse du pinceau sans maigreur,
la légèreté du ton dans les demi-teintes. Quelques unes
de ses œuvres se tiendraient à côté de Slingelandt ou
salon de 1861. 131
même de Frans Mieris, sinon à côté de Terburg et de
Metsu, de Pieter de Hooch et de van der Meer de Delft.
Les tableaux qu'il a exposés au Salon ne comptent pas
parmi ses meilleurs. Le principal est intitulé \le Peintre,
quatre petits personnages dans un atelier du dix-hui-
tième siècle. Le petit Musicien, debout, est plus sec et
d'une couleur peu harmonieuse. Dans le Maréchal fer-
rant, ce sont des figures microscopiques, en plein air.
Le portrait de M, Louis Fould, en robe de chambre, au
milieu de sa galerie d'objets d'art, est malheureux* mol-
lement dessiné et vulgaire. Mais le portrait de Mme H. T.
est extrêmement fin de ton, simplement posé et d'une
expression très-distinguée.
On attend toujours avec curiosité le tableau porté au
catalogue sous le titre : l'Empereur à Solferino. Qu'est-ce
que ce peut être? un épisode de bataille? un portrait
sans doute, ou une conférence d'état-major. Espérons
que M. Meissonier ne se sera point hasardé parmi les
combattants, au milieu des morts et des blessés.
On ne réussit guère d'ailleurs dans ces peintures com-
mandées en l'honneur des personnages officiels. M. Lan-
delle le prouve dans la Visite de l'empereur et de l'impé-
ratrice à la manufacture de glaces de Saint-Gobain et
Chauny, où l'on voit l'impératrice étamant une glace ;
M. Charles-Louis Muller, dans le tableau représentant
Mme Lœtitia contemplant le portrait de Napoléon PT. Ces
deux petites compositions sentimentales ont le privilège
d'être exposées dans le salon central, parmi les portraits
des hauts dignitaires de l'empire et les scènes militaires,
qui n'ont pas porté bonheur non plus aux peintres offi-
ciels.
salon de 1861. 132
A quoi tient donc cette médiocrité des œuvres de tout
genre au Salon de 1861, — sauf quelques rares excep-
tions ? Tous les sujets cependant sont bons pour les vrais
peintres, les scènes d'apparat aussi bien que les scènes
familières, les batailles aussi bien que des pastorales, les
portraits de figures quelconques aussi bien que ceux des
hommes de génie. Rembrandt a fait des chefs-d'œuvre
avec les premières têtes venues, d'un marchand juif ou
d'un marin hollandais. Raphaël, Jules Romain, Salva-
tor, Velazquez et Rubens n'ont-ils pas peint des batailles
superbes?
La vie princière aussi n'a jamais manqué de splendides
interprètes, et même c'est elle qui a toujours occupé le
plus les artistes du passé, avec la glorification des
croyances religieuses. Les monarques et les papes, les
princes et les prêtres, les cours et les églises, les fêtes
seigneuriales et les cérémonies du culte, ont été le thème
presque exclusif de toutes les écoles, sauf de l'école hol-
landaise, un peu de l'école flamande et allemande. Com-
ment donc l'art actuel est-il devenu impuissant à repro-
duire les sujets religieux, les exploits guerriers, les faits
et gestes, et même les portraits des personnages qui do-
minent les nations ? Il faut qu'il y ait quelque chose de
changé dans l'esprit moderne, une métamorphose des
sentiments auxquels l'art s'inspire, je ne sais quoi de
neuf, qui détache les artistes de leurs anciennes ten-
dances et qui les forcera, malgré eux, à chercher ailleurs
les idées et les formes d'un art plus compréhensif, et
à la fois plus naturel.
salon de 1861. 133
V
Ce serait une fameuse occasion pour juger l'époque
et les contemporains, que ce rassemblement de portraits
de tous les'hauts personnages de la France, et même de
l'Europe : pape, empereurs et rois, princes et prin-
cesses, ministres et ambassadeurs, maréchaux et ami-
raux, sénateurs et députés, financiers et journalistes,
grandes dames et courtisanes, toute l'aristocratie du
gouvernement, de la richesse et du hasard! Mais...
mais la phrénologie et la physiognomonie n'oseraient
pas se risquer dans la politique, la religion, la diploma-
tie, l'armée, l'administration, la Bourse, la presse, —
tâter la tête de ce qu'on appelle en général l'Autorité,
analyser ses traits caractéristiques, interpréter son front
et son regard, son nez et sa bouche, son menton et son
encolure, ses mains et ses pieds vses attitudes et ses
gestes : en un mot, lui dire la bonne — ou mauvaise —
aventure.
L'appréciation du personnage peint par l'artiste est
pourtant nécessaire, lorsqu'on étudie les qualités d'un
portrait. Bien comprendre son homme est la première
qualité du portraitiste ; bien peindre ne vient même
qu'après.
Quel homme est-ce, que celui-ci? que cet autre?
Quelles furent ses facultés distinctives, ses vertus ou
ses vices?
Voilà ce qui intéresse d'abord dans un portrait quel-
8
-ocr page 146-salon de 1861. 134
conque; voilà ce qu'on admire dans les portraits des
anciens maîtres : le caractère du modèle.
Ce n'est pas facile de montrer à la surface d'une tête
peinte tout ce qu'il y a au fond d'un homme.
Les grands portraitistes ont eu à la fois celte pénétra-
tion spirituelle et la puissance du praticien. Il est même
remarquable que les portraitistes les plus célèbres sont
précisément les premiers peintres de toutes les écoles :
Léonard et Raphaël, Titien etTintoret, Holbein, Velaz-
quez, Rubens et van Dyck, Rembrandt.
Comme le dix-neuvième siècle n'a guère eu de vrais
peintres, aussi n'a-t-il pas eu de portraitistes bien no-
tables. David, Gros, Gérard, même Prud'hon, n'eurent
point la profondeur du Vinci et de Holbein, l'éclat du
Titien et de Rubens, l'élégance de Velazquez et de van
Dyck, l'originalité expressive de Rembrandt. Le portrait
de M. Guizot, par Paul Delaroche, ceux de Lamennais et
de Henri Martin, par Ary Scheffer, sont précieux, non
pas absolument à titre de peinture. On cite quelques
portraits de M. Ingres ; nous doutons que la postérité
admire beaucoup le Cherubini avec sa muse grecque, —
s'il en reste ; car ces tableaux, maigrement exécutés, se
fendillent, tombent en écaillés, et déjà sont à moitié
détruits.
Notre époque sera bien pauvre en portraits histori-
ques. Il n'y a de Balzac qu'un portrait, par M. Louis
Boulanger; de George Sand qu'un portrait, par M. Char-
pentier. La photographie y suppléera-t-elle? Encore son
application ne date que du milieu de notre siècle.
Pour les monarques et princes de toute dynastie, ils
ont eu leur compte à peu près, — non pas toutefois en
SALON DE 4861. 135
monnaie de van Dyck. Il ne manque pas de portraits de
Napoléon Ier, de Louis XVIII, de Charles X, de Louis-
Philippe, ni do leurs dauphins. Aujourd'hui, comme ja-
dis, abondent toujours ces images souveraines, et nous
avons au Salon tous les descendants, alliés et rejetons de
la famille napoléonienne présentement régnante.
Le portrait de l'impératrice, par M. Winterhalter, est
isolé sur un chevalet; il est en buste, de profil, des-
siné finement, comme à l'intention d'une médaille. C'est
joli, délicat, inconsistant, à peu près dans la valeur d'un
pastel de M. Vidal. L'empereur et le prince impérial ont
aussi leurs portraits par des peintres dont nous n'avons
pas retenu les noms.
Le portrait de la princesse Mathilde, par M. Dubufo
fils, est un tableau « d'apparat. » Excessive recherche
de noblesse, de tournure et de costume. La figure est en-
tière, debout, de grandeur naturelle. —La princesse Clo-
lilde, par M. Hébert, est de face, en simple robe blanche,
sur un fond cotonneux qui est censé le ciel. — La prin-
cesse Mathilde a l'air d'une reine de théâtre; la prin-
cesse Clotilde, d'un fantôme.
Ces portraits de princesses sont fort admirés, néan-
moins, comme il convient en un pays monarchique et
galant. Mais de tous les portraits destinés à illustrer le
règne, le plus vanté est celui du prince Napoléon-Jé-
rôme, par M. Hippolyte Flandrin ; peinture très-faible.
Son beau-père, le roi d'Italie, n'a pas eu non plus
le bonheur de tomber sur un peintre digne de la posté-
rité. Seul, parmi ces figures supérieures au vulgaire,
l'empereur du Brésil a eu de la chance : il a été peint par
M. Biardl Le pape aussi, cependant, a rencontré un ma-
salon de 1861. 136
gicien, M. Hardtmuth, de Vienne, qui l'a éclairé d'une
lumière vraiment surnaturelle. On voit le jour à tra-
vers la forme périssable du représentant de la spiritua-
lité. Quant au roi Léopold, de Belgique, il n'a pas eu
besoin, comme le pape, l'empereur du Brésil et le roi
d'Italie, d'aller chercher des peintres étrangers ; il a
trouvé dans sa bonne ville de Gand un artiste sérieux et
sincère, M. L. de Winne, qui a fait de lui, pour le comte
de Flandre, un portrait tranquille, sobre, harmonieux
et très-ressemblant.
Tête à tête avec les souverains et les princes figurent
encore, dans la grande salle du milieu : le maréchal
Canrobert, le maréchal Regnauld de Saint-Jean-d'An-
gély, le maréchal Niel , le général Espinasse, le géné -
ral Camou, le ministre de l'agriculture, du commerce
et des travaux publics, par M. Cabanel, le préfet de
police, et un nouveau personnage, considérable sans
doute, puis qu'il est peint par M. Hippolyle Flandrin,
et que le tableau a été admis à l'exposition, lorsqu'on
l'a remaniée au commencement de juin. Ce personnage,
vu à mi-corps, est assis de travers sur un fauteuil à dos-
sier de maroquin rouge ; il a une petite tête ronde, le
front pas haut, de grosses mains, un habit en drap fin,
bien brossé, de ce ton bleu douteux, mélangé de gris,
qu'affectionne M. Flandrin.
M. Hippolyte Flandrin est aussi l'auteur du portrait
de M. le comte Duchâtel, qui n'a pas le privilège d'être
exhibé dans le salon central. Nous avons déjà mentionné
le portrait d'un autre ministre de Louis-Philippe, M. Gui-
zot, par M. Baudry. Nous avons encore deux portraits
du maréchal Soult, l'un par M. Rouget, élève de Louis
salon de 1861. 137
David, et médaillé dès l'année 1814; l'autre par
M. Court, élève de Gros, et premier grand prix de Rome,
en 1821.
En académiciens, M. Empis, par M. Edouard Bron-
gniart; en journalistes, M. Havin et Théophile Gau-
tier, par M. Bonnegrâce; en philosophes, Proudhon,
par M. Bourson, de Bruxelles. En illustrations étran-
gères, M. le comte Raczynski, ancien ambassadeur de
Prusse, par M. Oscar Begas, de Berlin; Bichard Cob-
den. par M. Fagnani, de Naples, qui a exposé aussi un
triste portrait de Garibaldi ; quantité de seigneurs et de
gentilshommes du Nord, parmi lesquels un comte russe,
fermement peint en plein air, sur un fond de ciel, par
M. Gigoux.
Après cela mettez trois cents portraits de MM. A. B. Z.,
sur lesquels la critique n'aurait rien à dire que des ba-
nalités, et autant de portraits de femme, dont quelques-
uns, du moins, ont une certaine élégance frivole et ma-
niérée.
Prenons d'abord les noms célèbres. M. Désiré Philippe
n'a pas réussi à traduire la tête intelligente et inspirée
de Mme Pauline Viardot, dans le rôle d'Orphée. Mais
c'est le portrait de Rachel, qu'il faut voirl Est-ce que
cette œuvre de M. Gérôme serait destinée au foyer de la
Comédie-Française? Qui jamais reconnaîtrait dans cette
sorte d'Hermès accoté contre une colonne la tragédienne
vivace et originale qui a remué toute une géuération 1 Le
beau portrait cependant qu'il y avait à faire de Rachel,
que les sculpteurs et les peintres allaient admirer au
théâtre pour la correction de ses poses, la sobre justesse
de sa mimique, l'expression à la fois passionnée etcon-
-ocr page 150-138 SALON 1)E 1861.
tenue de sa physionomie ! Quel rare modèle pour un des-
sinateur, que cette figure svelte et fine, dont le galbe pa-
raissait se ciseler sur le vide ! Benvenuto en eût fait une
statuette exquise. Parmi les anciens peintres, c'était
peut-être le Parmesan qui eût compris et exprimé cette
structure nerveuse, un peu grêle dans son élégance,
énergique comme un ressort d'acier. Rachel avait quel-
que chose de la panthère, avec ses attaches serrées, ses
formes élastiques, et du feu sombre au fond de l'œil.
Une autre actrice de la Comédie-Française, Mlle Emma
Fleury, a choisi pour son peintre un élève de M. Ingres,
M. Amaury Duval. Elle est vue de profil, en buste, sur
un fond clair. C'est un des portraits les mieux dessinés
du Salon.
M. Cabanel, aussi, a dessiné avec beaucoup de dis-
tinction le portrait de Mroe Isaac Pereire. Insigne rareté
que la simple exactitude du dessin dans l'école actuelle !
Regardez les bras de Mlle Madeleine Brohan dans le por-
trait de M. Baudry, ou les genoux de la Phryné! Au
scrupule du dessin linéaire, M. Cabanel joint aussi la
préoccupation du dessin intérieur, du modelé, sans le-
quel les lignes les plus pures ne sauraient décider la
forme. Le portrait de Mme Pereire a, de plus, une phy-
sionomie caractérisée, parfaitement individuelle, et qui
ne ressemble pas à tout le monde, comme il arrive à la
plupart des belles dames stéréotypées par les peintres à
la mode. Les portraits de M. Dubufe et de ses émules ne
se différencient guère entre eux que par la couleur de la
robe ou de l'écharpe, du ruban posé dans les cheveux
ou des pierreries du collier.
Je sais bien que souvent les personnes d'une même
-ocr page 151-salon de 1861. 139
époque ont un certain type commun, une ressemblance
superficielle, — les femmes surtout, bien plus que les
hommes, qui s'individualisent davantage aux hasards de
la vie. En se promenant à Versailles, dans les galeries de
portraits du dix-huitième siècle, on peut remarquer que
toutes les femmes de l'époque Pompadour ont un même
air, une même physionomie et presque des traits ana-
logues. Chez Nattier et chez plusieurs autres peintres,
cette uniformité est frappante. Pour ma part, je n'ai ja-
mais su distinguer les unes des autres toutes les char-
mantes femmes peintes par Nattier, notamment les
filles de Louis XV.
Les mœurs, les usages, les manières, les préjugés
impriment un même tour physique aux individus grou-
pés dans un même milieu, adonnés aux mêmes exer-
cices ou aux mêmes distractions. Il faut compter aussi
l'influence de la mode, qui dénature l'originalité per-
sonnelle, efface les particularités et les traits excentri-
ques, use les angles où il y en avait, effile des pointes
où il n'y en avait pas, creuse les formes en un endroit,
les arrondit où il faut, éteint ou ravive les couleurs,
blanchit la peau, noircit les cheveux, à moins qu'elle ne
les blondisse ou ne les poudre d'or et d'argent, garrotte
les épaules, gonfle les coudes, allonge les doigts, étrécit
les pieds, serre la taille, la descend jusqu'au nombril ou
la remonte jusque sous les aisselles et, une fois le man-
nequin refait du haut en bas, l'emprisonne dans un
fourreau, un panier, une cage, et le revêt des mêmes
étoffes, taillées sur les mômes patrons.
Cela s'est vu de tout temps, mais surtout dans les
époques de décadence. Au seizième siècle, malgré les
salon de 1861. 140
modes, toutes les classes avaient du caractère, et l'indi-
vidualité se conservait à cause des grandes choses qui se
faisaient presque par tout le monde, dans l'action aussi
bien que dans les sciences et dans les arts. Quels types
que Christophe Colomb, Galilée, Gutenberg, Luther,
Erasme, Rabelais ; que Michel-Ange, le Vinci, Raphaël,
Titien, Albrecht Durer; que Jules II, Charles-Quint,
François Ier, Henri VIII! Plus tard, en Hollande par
exception, quels types que Guillaume le Taciturne, l'ami-
ral de Ruijter et Rembrandt! La foule elle-même, en ces
époques d'orages et de renouvellements, n'est point ba-
nale; chacun, se sentant vivre pour son compte, accuse
franchement son idée, son caractère, son allure et jusqu'à
son costume. Quand chacun fait à sa mode, le moment
est pittoresque et les grands artistes apparaissent. Vous
voyez bien que sous Louis XIV et sous Napoléon Ier, la
France n'a- pas eu de grands peintres, et que Poussin
s'en alla de l'autre côté des Alpes, cédant la place aux
Mignard et aux Lebrun.
Dïm bon portrait, on se rappelle toujours lo person-
nage : on le connaît, même quand on ne l'a vu qu'en
peinture. Est-ce que nous ne connaissons pas la Jo-
conde, le petit Rêveur attribué à Raphaël, l'Homme au
gant, du Titien, le Charles Ier, de van Dyck, aussi bien
que les personnes de notre familiarité intime? Essayez
de vous rappeler les belles dames exposées au Salon, si
vous n'en avez pas vu les modèles vivants. C'est une
expérience décisive pour apprécier la compréhension et
le talent des portraitistes.
Il y a par exemple, au Salon, dix portraits de M. Court,
outre son portrait du maréchal Soult, — six dames et
salon de 1861. 141
quatre messieurs I Je les ai regardés plusieurs fois, par
devoir et par conscience, aussi à cause de l'ancienne ré-
putation du peintre dont on voit au Luxembourg la
Mort de César. Je ne me rappelle plus rien ni des figures
ni des tournures, mais seulement une paire de longues
bottes luisantes, lesquelles, probablement, servent de
base à un sportsman en costume d'écuyer ou de chas-
seur, et qui ont un pied si mignon, que celui de Cendril-
lon n'y entrerait point.
Des portraits de M. Dubufe, — il en a quatre, sans
compter celui de la princesse Mathilde, — je ne me
rappelle rien du tout, si ce n'est que de très-beaux
types ont dû poser devant lui, et, en effet, le catalogue
donne les noms de la duchesse de Medina-Cœli, de la
marquise de Galiffet, de la princesse Ghika et d'une
Anglaise, Mmo William Smyth.
Des deux portraits de M. Chaplin, je me rappelle qu'il
s'agit aussi de jeunes femmes très-séduisantes, qu'elles
ont des robes plus blanches que neige, et que l'une a
des cheveux plus noirs que corbeau. C'est quelque
chose.
Avec M. Hébert, c'est encore mieux : de son portrait
de MmCC..., on emporte une impression vague, à défaut
du souvenir de formes réelles, — je ne sais quel senti-
ment de malaise fantastique, qui tient sans doute à la
nature de son talent plutôt qu'à la nature de son modèle.
M. Hébert a trop de poésie, comme M. Chaplin trop
d'éclat, M. Dubufe trop de magnificence, M. Flandrin
trop de gravité; M. Hébert est trop bleuté, M. Chaplin,
trop lustré, M. Dubufe trop bariolé, M. Flandrin trop
étiolé.
142 SALON DE 1801.
N'avons-nous point parlé de M^0 Henriette Browne,
élève de M. Chaplin? Elle a un portrait de Femme
d'Eleusis, dont la physionomie est charmante. Comme
son maître, elle abuse trop des blancs, sous prétexte de
lumière. La nature ne met jamais blanc partout. On
peut même diro qu'il n'y a point de blanc pur dans la
nature, pas plus que de noir pur. Car toute teinte est
modifiée par le reflet des objets ambiants. Toute lumière,
même la plus franche, a une infinitésime atteinte d'om-
bre; toute ombre, une atteinte de rayon. Toute couleur
est brisée dans son unité par le mystérieux combat qui,
sans cesse, agite l'air. La science du coloris n'est que la
science des sympathies et des antipathies de chaque ton
avec tous les autres. La palette des grands coloristes est
infinie.
Une autre femme, Mm° Frédérique O'Connell, Alle-
mande de naissance, a un talent plus viril que nos
peintres fashionables. On sent qu'elle a pratiqué les
vieux maîtres, même un peu trop, car sa peinture a un
certain air de pastiche. Elle a fait des eaux-fortes qu'on
attribuerait presque à des Flamands du dix-septième
siècle. Van Dyck paraît être surtout son peintre d'affec-
tion. Dans son portrait de M11® de L..., le dessin n'est pas
assez serré aux contours des mains et des bras, mais la
tête, le cou, la poitrine, sont fermement modelés par
une touche juste et hardie, par une pâte solide et d'un
beau ton.
Je suppose que Mme O'Connell doit faire de vaillantes
études d'après nature, quand elle y va naïvement, et
sans se préoccuper çlu style et des procédés de nos de-
vanciers.
salon de i8fil.
C'est là un écueil pour les artistes, que cette imita-
tion, même indirecte, des maîtres d'autrefois. Quand on
s'y est abandonné quelque temps, comme à un fortifiant
exercice, il est parfois difficile de rattraper son indivi-
dualité propre.
L'homme qui a fait les plus curieux prodiges en ce
genre, c'est peut-être Turner, l'Anglais. Pendant nombre
d'années, ressuscitant pour ainsi dire en lui-même l ame
de quelque maître supérieur, tantôt Claude Lorrain, tan-
tôt Aalbert Cuijp, ou Jacob van Ruisdael, ou Willem van
de Velde, il s'en allait devant la nature, la contemplait
avec les yeux du peintre qu'il portait intérieurement ce
jour-là, et, d'après un site d'Angleterre, sous le climat
anglais, avec une image vraiment anglaise, il produisait
un Claude, un Cuijp, un van de Velde, un Ruisdael :
marine avec un brillant coucher de soleil, canal avec
des embarcations,intérieur de forêt ou campagne agreste.
De tout cela, il se fit pourtant une manière, à la fin, une
manière poétique et grandiose, et même si originale,
qn'il est mort fou.
Quelques peintres actuels ont un peu le système de
Turner. Sans copier du tout un ancien maître, en tra-
vaillant d'après nature, ils le reproduisent et le pasti-
chent indirectement, peignant une tête do Française du
dix-neuvième siècle avec les brosses et la palette des
Vénitiens de la Renaissance, ou des Espagnols du temps
de Philippe IV, ou des Flamands du temps de Ru-
bens.
Tel est, par exemple, M. Ricard, qui fait un Titien
avec le premier bohème venu, un Murillo avec un ga-
min de Paris, un van Dyck avec une lorette. Il a du
H3
144 SALON DE 1801.
talent, de la couleur, de l'effet, et l'on regrette qu'il n'ait
rien au Salon.
Tel est encore M. Hofer, qui a pris dans l'atelier de
Couture une belle exécution, et qui s'en sert dans un
style préconçu, auquel se mêle parfois une heureuse
spontanéité. Il a au Salon deux portraits et plusieurs
têtes d'études, largement peintes. Assurément, la tradi-
tion est un élément fondamental de l'éducation dans les
arts, mais il faut qu'elle se combine avec l'étude persis-
tante de la nature, et que toutes deux soient dominées
et absorbées par le sentiment original de l'artiste.
VI
Promenons-nous, — au hasard. Nous nous arrêterons
devant les sujets qui intéressent ou qui amusent ; nous
nous reposerons surtout près des arbres ou au bord de
l'eau, s'il y a des sites qui nous plaisent. Par ce temps
incertain, — incertain de l'orage, de la pluie ou du so-
leil — incertain des idées et des sentiments, de la phi-
losophie et de la morale, de la littérature et des arts, de
la signification de l'histoire, comme des tendances de la
vie présente, — la nature et le paysage ont beaucoup
d'attrait. Puisque tout Paris est à la campagne, allons-
y, — en peinture.
Qu'il fait bon dans la forêt de Fontainebleau ! C'est un
des plus beaux endroits de la France. C'est là que De-
camps, Diaz, Rousseau et nos meilleurs paysagistes ont
trouvé leur inspiration. Cette année, Rousseau y a en-
salon de 1861. 145
core pris un chêne et l'a emporté. L'arbre n'y serait-il
plus, puisque le voilà? mais si, il y est encore : j'ai été
y voir. Quand les bûcherons s'attaquent à un arbre, ils
le déracinent, le renversent, le dépouillent, le hachent
en morceaux, et, finalement, le détruisent. Au contraire,
les peintres le replantent — en effigie, et d'un arbre ils
en font deux.
Le chêne de Rousseau est planté entre des blocs de
rochers recouverts de mousse. Sous ses puissantes ra-
mures l'ombre règne, et l'on n'aperçoit qu'un petit coin
de ciel à l'horizon.
Avec Corot, nous quittons le paysage réel pour errer
dans un autre monde fort indécis. La vapeur couvre la
terre. On ne sait trop où l'on est, et on ne sait point
où l'on va. L'œuvre de Corot est peut-être poétique,
mais il n'est pas varié. Ses cinq paysages du Salon se
ressemblent, et ressemblent à tous ceux qu'il a peints
précédemment.
Corot se distingue par une douce placidité, Paul Huet
par l'intempérance de son exécution. Ça va bien d'ail-
leurs aux effets qu'il affectionne. On ne saurait peindre
la furie d'une inondation avec la brosse maigre et pâle
de M. Paul Flandrin.
Un des plus forts parmi les paysagistes du Salon est
M. de Knyff, qui s'est formé sur Troyon et les autres
maîtres français, bien qu'il soit élève de M. Calame. Il a
presque l'ampleur de Troyon, la solidité de Jules Dupré,
le caprice de Rousseau. Sa Gravière abandonnée doit aller
au Musée de Bruxelles ; sa vue des bords du Ruppcl y
ferait mieux encore.
Avec M. Belly et M. de Tournetnine, tournons vers
9
-ocr page 158-salon de 1861. 146
l'Orient. M. de Tournemine est très-fin, M. Belly très-
vigoureux. La forêt de M. Belly,, où M- de Balleroy fait
courir ses chiens de chasse, est une vaillante peinture
de décoration, sans avoir la grandeur de la forêt de
Courbet, où combattent les cerfs amoureux. Dans ses
vues d'Egypte, M. Belly est plus serré, très-juste de ton,
étant donnée la gamme rousse du paysage oriental. 11 a
même fait un excellent portrait de femme, en buste, de
grandeur naturelle, avec un corsage jaune, d'une su-
perbe couleur.
M. Ziem nous ramène à Venise, M. ïmer en Provence.
On ne dit pas qui est le maître de M. Imer ; c'est peut-
être qu'il a une maîtresse : la nature. Au premier aspect,
son Pont du Gard est un peu effrayant, avec sa lumière
crue et ses reflets singuliers ; mais il est possible que la
couleur du temps soit ainsi, à certaines heures du jour,
« sous le beau ciel de la Provence; » car, dans ses deux
r
autres, peintures, la Lisière de bois et VEtang de Sou-
mabre, M. Imer se montre coloriste harmonieux.
M. Chintreuil a de la poésie, M. C.-J. Mercier de la
naïveté, M. Harpignies de l'élégance, M. L.-F. Thomas
une certaine étrangeté, M. Wacquez de l'abondance,
M. Hugues Martin de l'effet.
Les paysagistes étrangers rivalisent avec les Français.
Nous venons de citer M. de Knvff, qui est Belge, et qui
cependant tient à l'école française par son style et sa
pratique. D'autres s'en distinguent par des qualités par-
ticulières. Tels M. Springer, d'Amsterdam, dans ses
Intérieurs de villes hollandaises; M. Meyer, de La Haye,
dans ses marines; MM. André et Osvvald Achenbach, de
Dusseldorf ; l'un qui a peint, pour le musée de Kœnigs-
berg, la Plage de Scheveningen en Hollande ; l'autre, un
Convoi funèbre à Palestrina, près Rome.
Comme peintres d'animaux dans le paysage, la France
compte Troyon, qui n'a pas son égal pour les bœufs et
les chiens ; — Courbet, le maître des cerfs et des che-
vreuils, des renards et des animaux sauvages; —Jacque,
qui possède son mouton, le coq et la poule, et qu'on a
surnommé, de plus, le Raphaël des cochons : le premier
mot fait passer le second ; — M,lc Rosa Bonheur, dont
l'Angleterre estime les chevaux et les bœufs ; — M. Bras-
cassat, qui eut autrefois une grande réputation, et dont
les œuvres sont répandues dans les galeries.
Troyon, Mlle Rosa Bonheur et M. Brascassat n'ont
point exposé. M110 Rosa n'est représentée que par son
frère, M. Auguste Bonheur, qui cherche à l'imiter ;
• t
M. Troyon, par un de ses bons élèves, M, Emile van
Marcke, de Sèvres.
M. Jacque a plusieurs troupeaux de moutons au mi-
lieu de paysages assez faibles. M. de Ballcroy a d'autres
meutes que celle qu'il a lancée dans le bois de M. Belly.
M. Jadin aussi a des chiens de chasse ou des chiens de
giron, qui se recommandent seulement par l'étiquette
impériale de leurs colliers.
Ici encore, les peintres étrangers soutiennent hono-
rablement la concurrence avec l'école française. Je ne
parle pas de M. Verboekhoven et de ses moutons ; mais,
parmi les Belges, il y a quelques jeunes artistes qui
peignent bien les grands troupeaux, M. de Cock, par
exemplè, et M. Alfred Verwée, et M. von Thoren, qui
peint bien les chevaux. Le grand maître des chevaux,
cependant, est M. Schmitson, de Berlin.
salon de 1861. 162
Les deux tableaux de M. Schmitson peuvent passer
pour des chefs-d'œuvre au milieu d'une exhibition si
déplorablement insignifiante. Ses Chevaux à l'abreuvoir
ont une rare vigueur de ton, et le paysage est franc et
superbe. Géricault ne charpentait pas mieux ses gros
chevaux d'attelage. Je préfère encore à Y Abreuvoir les
Chevaux tartares de la Crimée, pendant une tourmente
de neige. Ils sont groupés en un tas qui offre des bigar-
rures étranges au milieu de la rafale, précipitant à l'en-
tour des avalanches neigeuses : les uns ont des mines
effarées et des poses excentriques ; les autres ont cette
résignation placideassez habituelle aux animaux
durant les grandes convulsions de la nature. L'ensemble
forme un bouquet de couleurs extrêmement original ;
qualité rare dans l'école allemande, qui, en général,
n'est pas coloriste.
Je ne sais pas si M. Schmitson avait déjà exposé à
Paris, ni ce qu'en pense la critique française. J'ai vu plu-
sieurs autres de ses productions en Allemagne, où il est
justement estimé, et dans quelques exhibitions du Nord,
et je le tiens pour un vrai peintre, à compter dans la
pléiade qui représente l'art européen.
Il faut encore y admettre un peintre hollandais,
M. Josef Israëls, d'Amsterdam, également très-apprécié
par ses compatriotes. Son intérieur, intitulé : Maison
tranquille, est aussi un petit chef-d'œuvre, qui reporte
au souvenir des maîtres hollandais du dix-septième
siècle, sans leur ressembler, si ce n'est par un sentiment
naïf, par la justesse et la simplicité de l'effet. Dans une
chambre éclairée d'une douce lumière, une jeune fille,
vue de dos, est assise devant son clavecin ; une autre
salon de 1861. 149
jeune fille est occupée à quelque travail d'aiguille ; entre
elles deux, la haute cheminée, surmontée d'une rangée
de beaux plats japonais. Si M. Israëls a peint cette com-
position, c'est qu'il l'a vue, et non parce que Pieter de
Hooch et Metsu en firent jadis d'analogues. La Hollande
a encore les mêmes mœurs qu'au dix-septième siècle,
les mêmes coutumes réservées et modestes, presque les
mêmes habitations et le même ameublement.
Le tableau capital de M. Israëls au Salon n'est pour-
tant pas cette Maison tr-anquille, qu'on aimerait à voir
dans la sienne, mais le Naufragé, scène grave et tou-
chante, où des pêcheurs rapportent sur leurs épaules le
corps d'un de leurs jeunes compagnons, qui vient de
périr en mer. La mère et deux petits garçons vont de-
vant ; quelques marins suivent. La triste procession,
défilant sur la grève, marque en silhouettes sombres
sur un ciel du soir, blême après la tourmente du jour.
C'est tout Hollandais de caractère, et à la fois profon-
dément senti comme nature et comme humanité.
Un troisième tableau représente le retour d'un marin
accueilli par sa femme et son petit enfant; dans un autre,
Vieillesse heureuse, c'est un brave homme qui jette du
pain à ses canards. Le cinquième est un portrait de
vieille Hollandaise.
M. Heilbuth, né à Hambourg, mais demeurant, je
crois, à Paris, attire aussi l'attention avec son intérieur
de Mont-de-Piété, excellente étude de physionomie et
de mimique sur des types très-variés.
M. Alfred Stevens est encore un étranger naturalisé
en France. Ses intérieurs familiers, dans un genre élé-
gant, sont peut-être les plus remarqués du Salon. Sa
180 SALON 1)E 1861.
réputation, d'ailleurs, èst faite depuis longtemps, et l'on
rencontre dé ses œuvres dans les collections distinguées
de là Belgique, de la Hollande, de l'Allemagne et de la
Francé.
Il a Cirtq tableaux à l'Exposition, le Ébuquet, la
Nouvelle, tin Fâcheux, une Veiive, une Mère. Celui-ci est
le plUs grand, et l'artiste y montre une ampleur d'exé-
cution peu ordinaire chez les peintres de petits sujets
gracieux. La jeUne mère, assise, en robe de vélours
grenat, son cachemire sur le bras du fauteuil, donne le
sein à son baby. A gauche, le berceau et des acces-
soires. Les étoffes, robe, châle et tentilres, sont d'une
couleur intense et harhionieUse, Les autres petits ta-
bleaux sont pleins de charme et d'esprit.
M. de Jonghe, de Courtrai, suit à peu près le môme
getii-e que M. Alfred Stevens. Il a fait aussi une Jeune
Mère avec son enfant, et deux autres petits sujets dans
des intérieurs coquets. Sa peinture, cette année, est un
peu mince. Il est assez difficile de faire des femmes et
tton des poupées ou des marionnettes sur Ces toiles exi-
guës, où les gens dU monde exigent, à l'entour des figu-
rines, quantité de brinborions délicats.
M. Joseph Stevens, frère de M. Alfred, a sa spécialité
bien connue : c'est un éleveur et un dresseur de chiens.
Plusieurs chiens célèbres lui doivent leur subito fortune.
Un collectionneur ne saurait se passer d'un chien de
M. Joseph Stevens. Le basset tacheté de brun, qu'on
voit au Salon, tranquillement assis devant lé foyer, est
de bonne race. Il sortira tout à l'heure pour aller bra-
vement chasser son lièvre, s'il ne s'est pas trop brûlé le
nez.
salon de 1861. 151
La loterie a acheté un autre tableau de M. Joseph
Stevens, simple Intérieur de cuisine, avec un chat pour
tout personnage. Peinture solide et lumineuse, dans la
manière des intérieurs que firent si bien autrefois les
Flamands et les Hollandais.
C'est à la tradition des anciens maîtres de leur pays
que plusieurs artistes de la Belgique et de la Hollande
doivent une certaine supériorité relative sur les peintres
de la brillante école française. Les anciennes écoles du
Nord se sont rarement égarées dans les sujets ambitieux
et compliqués. La naïveté les a toujours sauvées de
l'exagération. Quand on se lance dans les hautes allé-
gories et les inventions poétiques, on risque de ne plus
s'appuyer sur la nature réelle, et, à moins d'un heureux
génie, on tombe dans l'invraisemblable et dans l'affec-
tation. C'est ce qui arriva aux écoles italiennes sitôt
après la Renaissance : dès le dix-septième siècle, l'art
italien se perd dans un maniérisme futile. A la même
époque, au contraire, les réalistes du Nord font leurs
chefs-d'œuvre, parce qu'ils adhèrent à la nature et ne
quittent pas la terre pour le ciel, l'humanité pour des
fantômes.
La France eut toujours trop de propension à suivre
les Italiens, et aujourd'hui encore la décadence de
l'école française, si évidente au Salon de 1861, du moins
dans le groupe privilégié qu'admirent les gens du monde
et que les critiques soutiennent de leurs phrases pom-
peuses, tient, beaucoup plus qu'on ne pense, au choix
des sujets qui n'exigent pas, ou même ne permettent pas
une étude sincère et patiente de la nature.
Pour peindre des divinités païennes, des faunes, des
-ocr page 164-152 SALON 1)E 1861.
courtisanes grecques, des augures romains, où trouver
des modèles? Ce sont races perdues. L'artiste en est ré-
duit aux combinaisons de sa fantaisie. Il faut deviner,
rêvasser, s'abstraire de ce qui est, poursuivre dans le
vague ce qui n'est plus, ou même ce qui ne saurait être.
L'opium y aiderait. N'est-ce pas insensé? Un œil bien
éveillé, une saine pensée, l'amour do la nature et le
sentiment humain ne sont-ils plus les éléments essen-
tiels de toute création artiste ?
Au lieu de courir après des faunesses, un peintre se
met à représenter une mère près du berceau de son en-
fant. Ça s'est vu. Ça se voit, sans aller loin. Et n'est-ce
point aussi intéressant qu'un Hercule filant aux pieds
d'Omphale?
Cet autre se promène sur une plage hollandaise, et
voici que passe un cortège funèbre : des marins qui em-
portent un noyé ! Il y a de quoi être impressionné.
L'âme s'en mêle, après le regard. Beau tableau à faire,
avec cette mer encore furieuse, ce ciel inquiet, celte
grève sombre, et ce groupe désolé !
Ou bien, vous entrez dans une maison silencieuse ;
une porte intérieure est ouverte au fond d'un corridor,
et vous apercevez dans une douce pénombre une jeune
fille qui travaille modestement; sa physionomie est aussi,
pure que sa retraite est tranquille. Quelle charmante
image de bonnes mœurs! Cette existence-là vaut sans
doute une vie agitée par de fatales passions. Pourquoi
donc aller chercher au diable des images insolites, des
formes fossiles ou des drames tourmentés !
J'ai souvent pensé que les plus sublimes créations du
génie, dans les arts comme dans la poésie et dans les
SALON DE 1861. 153
lettres, sont précisément les plus simples, et d'une signi-
fication presque nulle en apparence.
La femme qu'on appelle la Vénus de Milo, on ne de-
vine pas même qui elle est, ni ce qu'elle fait : elle ne
fait rien, et elle est la Beauté : ça suffit.
La Madone de Saint-Sixte, une femme debout, qui
tient un enfant, et qui ne fait rien, que se montrer en
face : on aimait l'autre, on adore celle-ci : pourquoi ?
Ophélia, c'est à peine si elle paraît ; deux ou trois fois
elle glisse entre d'autres personnages et s'évanouit -, re-
présente-t-elle un caractère? lequel donc? On no sait
ce qu'elle est, ni ce qu'elle veut. Aime-t-elle, peut-être?
mais elle ne le dit point et ne l'indique par rien. Et ce-
pendant, lorsqu'on apprend en quelques mots qu'elle
est noyée, on la voit pour toujours, au milieu des nénu-
phars, sous l'ombre bleutée des saules.
Agnès, c'est peu de chose : une petite fille, pas bril-
lante, qui coud des coiffes ou pleure son chat ; elle n'a
que la finesse et l'instinct de l'amour. Pourquoi donc
existe-t-elle comme un chef-d'œuvre, comme un type,
à ce point qu'elle est devenue un substantif?
Il n'y a pourtant rien de bien extraordinaire à ce
qu'une jeune fille amoureuse trompe son geôlier ou
aille se jeter à l'eau. Et quoi de plus commun que l'idée
de maternité ou l'idée de beauté, que la Madone ou la
Vénus?
Mais c'est dans le savoir-faire qu'est l'art.
J'aimerais mieux avoir fait de bons petits Cuisiniers
comme ceux de M. Ribot que d'avoir fait Y Hercule de
M. Gustave-Rodolphe Boulanger, la Charlotte Corday
de M. Baudry, la Première Discorde de M. Bouguereau,
9.
-ocr page 166-salon de 1861. 154
la Phryné de M. Gérôirië, les portraits dë M. Flandrin
et la grande bataille de M. Yvon. Car, ayant pU peindre
convenablement ces cuisiniers, leurs jaquettes blanches
et leurs plats, il n'y a pas de raison pour qu'on ne
puisse pas peindi'e une fetnffle en robe de soie, une Ma-
deleine ou une Vierge, un martyr ou un héros, — tel
sujét qui ne soit pas vulgaire, et qui naturellement re-
cèle du charme. Il lie s'agit plus que do choisir et
d'avoir du goût.
Par exemple, M. Schiitzenberger a imaginé de pein-
dre des Terpsichores. C'est, un joli motif que des filles
nues qui dansent. Le tout est de les faire bien danser, et
qu'elles soient belles... 11 ne manqué pas au Salon de
femmes déshabillées, sous prétexte de mythologie ; les
unes en carton ou en coton, les autres en cire ou en
verre, d'autres en plâtre ou en pierre dure, non pas en
marbre cependant. Aucune ne se trouve être en chair
vive, comme sont, par exemple, VAntiope du Corrége,
ou les Vénus du Titien.
Les Terpsichores de M. Schulzenberger ne sont pas
précisément vivantes, mais elles ont une délicatesse de
formes exquise et une rare élégance dans les mouve-
ments. Ce qu'on peut reprocher à l'auteur, c'est d'avoir
trop imité dans sa composition la Danse des Saisons du
Poussin, ce chef d'œuvre gravé par Raphaël Morghen,
Volpato et autres, appartenant aujourd'hui à lord Hert-
ford, qui l'a payé 35,000 francs à la vente du cardinal
Fesch.
M. Schutzenberger»paraît avoir une étonnante variété
dans l'esprit et l'imagination, car il a exposé une série
de tableaux tout différents : à côté de ces Terpsichores
salon de 1861. 155
antiques, une Marie Stuart en Ecosse; un Lièvre se déro-
bant dans les genêts, souvenir de chasse ; une Idylle alle-
mande; une Marée basse en Bretagne, et un spirituel
tableau de genre, intitulé le Procès-verbal.
Le procès-verbal ne tourne-t-il point à une décla-
ration d'amour? tin jeune garde champêtre a surpris
en plein bois Une jeune bûcheronne et son fagot de con-
trebande. Le taillis est ombreux, la fillette troublée ; le
garde lui dit quelque chose à l'oreille, d'un air qui n'est
pas effrayant ; elle, regarde sa serpe qu'elle balance
distraitement entre ses doigts. L'affaire peut s'arranger.
Dans les tableaux de genre, on trouverait encore un
certain nombre d'œuvres recommandables par des qua-
lités quelconques. M. Louis Debras a do la naïveté et
de la finesse dans l'Enfance de Carie van Loo. M. Charles-
François Marchai a du caractère et de l'esprit dans l'In-
térieur de cabaret, où des paysans alsaciens sont en
fête. Il est remarquable que l'Alsace a fourni les sujets
de la plupart des bons tableaux de genre familier, ceux
de Bnon entre autres ; la Bretagne eut un moment ce
privilège ; puis les Landes et les Pyrénées.
De l'ouest et du midi, nous virons à l'est maintenant ;
peut-être parce que plusieurs jeunes artistes assez ori-
ginaux viennent des bords du Rhin, ou des Vosges, ou
du Jura. Parmi ces représentants de l'Alsace, il faut
citer encore M. Schuler, l'auteur des Émigrants alsa-
ciens en Amérique, et de deux grands et habiles dessins,
achetés, je crois, pour la loterie : les Défricheurs et le
Cavalier d'alarme dans les Vosges.
salon de 1861. 156
VU
Parce que le gouvernement a distribué ses Récompen-
ses, ce n'est pas une raison pour que nous ne parlions
plus des œuvres qui ont été exposées au Salon de 1861,
— de triste mémoire. On n'y pense plus guère, c'est
vrai, mais encore les comptes rendus des expositions
restent-ils comme un témoignage historique à consulter.
On y doit donc conserver les traces des artistes qui, peut-
être, s'illustreront plus tard, et qu'on retrouvera certai-
nement aux expositions futures.
C'est à peine si nous avons cité quelques étrangers hors
ligne, tels que M. Schmitson, de Berlin; MM. Achen-
bach, de Dusseldorf; MM. Stevens, de Bruxelles; M. Is-
raëls, d'Amsterdam. Aux Allemands, il faudrait ajouter
M. Brendel, né à Berlin ; M. Prehn, né dans le Meck-
lemburg; un Bohême, M. Cermak, de Prague ; un Suisse,
M. Anker, de Berne; aux Hollandais, MM. Kuyten-
brouwer, Louis Meyer, ton Kate, Burgers ; aux Belges,
MM. Willems, Verlat, Meunier, Smits; d'autres encore.
Mais nous avons l'espoir de les rencontrer ailleurs, hors
de France, par exemple à l'Exposition de Cologne, pré-
sentement ouverte, à l'Exposition d'Anvers, qui sera
ouverte au mois d'août, et même à l'Exposition univer-
selle de Londres, qui ouvrira en mai de l'an prochain.
Parmi les paysagistes français, nous avons omis
MM. Daubigny, Anastasi, Fiers, Français; M. Célestin
Leroux et M. Victor Dupré ; MM. Aligny, Paul Flandrin
salon de 1861. 157
et Alexandre Desgoffe, les imperturbables représentants
du paysage classique, mythologique, antique et solen-
nel; même le célèbre mariniste M. Gudin.
Et des femmes artistes, nous n'avons rien dit, sauf de
Mlle Rosa Bonheur, de Mme Browne et de Mme O'Connell.
Voyant que plusieurs journaux avaient vanté, par exem-
ple, les Pifferari, de Mmc Collard, il nous a pris un re-
mords de conscience masculine : peut-être est-il bon
d'encourager l'envahissement des arts par les femmes,
comme élément probable de sentiment et de goût.
Nous avons donc feuilleté le catalogue et, dans les
trois premières lettres seulement, nous avons relevé près
de quarante noms de femmes, parmi lesquels des noms
nobles : Mmes la duchesse d'Albuféra, Baret du Cou-
dert, Becq de Fouquières, Juliette de Bourge, Laure de
Châtillon, MUe Jeanne Coppens de Nortland ; et des
noms appartenant à des familles artistes : Mlle Hélène
Antigua, Mme Apoil, née Béranger,Mlle Suzanne Bataille,
Mme Colin-Libour, MUe Adèle Crauck, etc. La plupart de
ces artistes, aux mains délicates, cultivent la miniature,
le pastel ou l'aquarelle, les fleurs et les fruits, le por-
trait, les sujets gracieux ou enfantins, et même la re-
production des œuvres d'anciens maîtres.
Quarante noms en trois lettres de l'alphabet, c'est au
moins trois à quatre cents noms sur l'ensemble du cata-
logue, qui compte plus de quatre mille numéros. Met-
tons trois ouvrages à la suite de chaque nom, — mille
productions féminines ! Et supposons qu'on veuille décrire
tout : à trois femmes par feuilleton, — ce n'est guère
galant ! — il y faudrait cent feuilletons. Le plus phra-
seur des critiques n'en a fait que vingt-six, cette année.
158 SALON 1)E 1861.
Statistique effroyable, non-seulement pour les dames,
mais pour lotis les artistes qui exposent aiix Salons ! Sur
dix exposants, il y en a neuf qui n'ont pas la moindre
chânce d'être seulement nommés.
Toute la bonne volonté des critiques n'y peut rien,
souvent même poUr des artistes de talent, Telle œuvre
qu'on apprécierait à l'écart, reste invisible au milieu de
cette confusion de quatre mille peintures de tout genre
et dé toute couleur. Nous avons cherché, pendant les
deux mois d'ouverture du Salon, m\ Denier de César par
M. Sublet, fauteur de pointures monumentales à l'église
Saint-Théodore de Marseille. On disait que ce tableau
avait été porté par erreur au nom de Tublet. Nous
n'avons rencontré ni Sublet, ni Tublet, ni Denier de
César.
Pour examiner les dessins, eaux-fortes et gravures,
combien faudrait-il de feuilletons? Une douzaine, afin
de rendre justice à des talents spirituels ou patients.
Nous sommes donc encore réduits à une simple citation
nominale de quelques articles originaux.
Les dessins les plus singuliers de l'Exposition étaient
ceux de M. Rodolphe Bresdin; les plus fins et les plus
terminés, ceux de M. Bida; les plus élégants, ceux de
M. Vidal. M. BeJdame et M. Bayard avaient aUssi ex-
posé, l'un des paysages, l'autre des chevaux, largement
crayonnés au fusain.— Des superbes dessins de M. Gus-
tave Doré, nous avons parlé précédemment, à propos de
sa grande peinture du Dante.
'Les aquafortistes-qui ont le plus inarqué sont M. Jac-
que, avec sa Bergerie ; M. Flameng, avec ses scènes du
Paris qui s'en va et Paris qui vient; M. Legros, avec ses
salon de 1861. 159
Moines espagnols ; MM, Gaucherel, Henriet, Lefebvre, de
Saint-Etienne, et quelques autres, avec leurs paysages;
et M. de Wismes avec des Vues de Bretagne.
En gravure au burin, je ne crois pas qu'il y eût au
Salon le moindre chef-d'œuvre. Décidément, la gravure
au burin s'en va, — comme le vieux Paris, — et la
nouvelle gravure qui vient sera peut-être l'héliographie,
dont on aura occasion de parler à propos de l'Exposi-
tion photographique, qui ne sera fermée qu'à la fin
d'août.
Reste la sculpture. Plus de 500 numéros, depuis les
œuvres monumentales, les groupes et slatués en marbre
ou en bronze, les bustes en marbre, en bronze, en terre
cuite, eh plâtre, jusqu'aux bas-reliefs, médaillons, vases
et objets décoratifs.
La plus grande machine sculpturale est le monument
en bronze, destiné à la ville de Rio de Janeiro, pour
Célébrer l'indépendance du Brésil. Sur un socle gigan-
tesque se dresse la statue équestre de l'empereur don
Pedro Ier. Aux quatre faces du socle sont adossées deé
figures symbolisant les fleuves du Brésil, et accompa-
gnées d'animaux propres à l'Amérique du Sud. Tout
cela n'est pas beau, c'est même très-laid dans le détail ;
mais peut-être, comme ensemble, cette masse cuivrée
fera-t-elle un certain effet à distance.On ne saurait bien
juger d'un monument qu'à sa place.
Le modèle d'une fontaine proposée pour le bois do
Boulogne, à l'extrémité de l'avenue de l'Impératrice, a
été justement critiqué. Il semble qu'on ait toujours at-
tendu de M. Etex qu'il fît des merveilles, parce qu'il a
fait une fois, — autrefois, — un groupe très-lourd et
160 SALON 1)E 1861.
très-vulgaire, qu'on prit pour un chef-d'œuvre. Ce mo-
dèle de fontaine, une Léda, un autre groupe en marbre,
l'Amour piqué par une abeille, d'après une ode d'Ana-
créon, et trois bustes en marbre, n'ont pas de qualités,
mais ils ont beaucoup de défauts ; par exemple, l'insi-
gnifiance absolue des têtes. Il faut croire que M. Etex
est du moins un infatigable travailleur, car il est encore
porté au catalogue du Salon comme peintre d'histoire
et de portraits, comme architecte, pour un autre projet
de fontaine et un projet de salle d'Opéra, sans compter
qu'il est enregistré à l'article : Monuments publics,
comme auteur du tombeau du poète Briseux, à Lorient,
et du tombeau de l'avocat Liouville, au cimetière du
Père-Lachaise. N'a-t-il point, essayé aussi les plans de
fortification et de stratégie, la gravure et l'eau-forte?
Cette ambition d'embrasser toutes les formes de l'art
n'est point condamnable, assurément, puisque Léonard,
Michel-Ange, et même Raphaël, étaient peintres, sculp-
teurs et architectes, puisque Durer et Lucas de Leyde,
Rembrandt et van Dyck, étaient peintres et graveurs.
La sculpture et l'architecture, la peinture et la gravure,
devraient être inséparables, en effet; mais notre temps
n'est plus doué des facultés encyclopédiques.
L'art a tourné, comme l'industrie, à une excessive di-
vision du travail. Un monument, comme une épingle !
se fait aujourd'hui par association et concours de spé-
cialistes.
Ce n'est pas nouveau d'ailleurs, même à prendre la
peinture toute seule : Raphaël n'avait-il pas des coad-
juteurs pour les arabesques et accessoires, Claude Lor-
rain pour les figures, Rubens pour les paysages et les
salon de 1861. 161
animaux, qu'il peignait pourtant mieux que ses aides
d'occasion? Van Balen, Brvegel de Velours et van Kessel
ne se sont-ils pas mis souvent tous les trois à un petit
tableau? En Hollande surtout, cette collaboration de
plusieurs maîtres était presque une habitude, assez inex-
plicable, Huisdael et Hobbema n'ayant besoin de per-
sonne pour peindre les figurines de leurs paysages. Rem-
brandt est presque le seul de l'école hollandaise qui ne
se soit jamais prêté à cette promiscuité. Homme entier,
comme il s'en rencontre peu dans toute l'histoire de
l'art.
M. Charles Cordier, élève de Rude, a fait aussi son
projet de fontaine, avec un Triomphe d'Amphitrite, dans
le goût italien du dix-huitième siècle. Fontaine en Espa-
gne, comme celle de M. Etex, où l'on ne verra jamais
couler l'eau; mais M. Cordier a exposé, de plus, une
statue en marbre, la bella Gallinara, jeune fille des en-
virons de Rome, un médaillon en bronze et deux bustes.
Cette Gallinara, comme qui dirait la Fille aux poules,
est debout, dans son beau costume de paysanne ro-
maine, en grosse étoffe, qui tombe droit et ferme, pres-
que sans plis. Les amateurs du style conlorsionné jusque
dans les draperies ont trouvé que cette figure, tout
d'une venue, avait l'air d'un paquet ; il leur faudrait des
plis cassés, des membres rompus, des jambes en l'air;
mais notre fillette n'est pas une danseuse de corde ; elle
garde des poules, presque sous ses jupons, comme une
bonne couveuse. Tout ce qu'on pourrait objecter avec
quelque raison, c'est qu'une gallinara ne nécessitait pas
le marbre, qui convient aux déesses de la beauté et non
point aux images familières ; — que la terre cuite ou la
salon de 1861. 162
pierre eût suffi. Mais l'a prodigalité de l'artiste est justi-
fiée par son exécution, qui a de l'ampleur, de la solidité,
de l'harmonie et beaucoup de charme.
M. Cordier a des tendances de peintre, j'entends qu'il
cherche la couleur dans la statuaire, même par la com-
binaison de différentes matières juxtaposées, ainsi que
firent d'ailleurs les statuaires antiques. Pour le buste de
sa Capresse, ou négresse des colonies, — un chef-d'œu-
vre de physionomie et d'expression, ■— il a employé le
bronze, le marbre, l'onyx, les métaux. Dans le buste de
la baronne les draperies autour de la taille sont
aussi en onyx, les boucles d'oreilles en pierre rose. C'est /
délicieux, pour raviver la pâleur du marbre et jeter des
accents lumineux autour de la tête. Profil superbe, la
chevelure bien arrangée, le cou bien attaché, les épaules
gracieusement modelées ; l'ensemble fier et correct. Ce
buste de femme et le buste de la Capresse étaient assu-
rément les plus beaux de l'Exposition, avec le buste de
la Femme au collier, de Clésinger, et les simples terres
cuites, d'un style très-différent, par M. Carrier-Belieuse.
Le monument à la mémoire de Martin Schœn est en-
core une fontaine, non pas en projet, mais avec sa des-
tination arrêtée, dans la coUr du Musée de Colmar, où
sont réunis les tableaux les plus authentiques du grand
artiste, à la fois peintre et graveur. L'aspect général de
ce petit monument, en grès des Vosges, d'une couleur
rosâtre, très-harmonieuse, a beaucoup d'élégance. L'au-
teur, M. Bârtholdi, a adopté le style du quinzième siècle,
puisque Martin Schœn est de ce temps-là, et il a placé
le maître debout sur un piédestal élancé, quadrangu-
laire, avec des colonnettes aux angles. Quatre figurines,
SALON DE i86d.
assises au sommet de ces colonnettes, symbolisent les
arts, la poésie, tout ce qu'on voudra. Elles ont la naï-
veté pensive et la fine tournure des statuettes du moyen
âge, au moment où allait éclater la Renaissance.
M. Bartholdi n'avait d'ailleurs qu'à s'inspirer des créa-
tions exquises de Martin Schœn lui-même, cette espèce
de précurseur do Raphaël dans le Nord, comme Àlbrecht
DUrer est une sorte de pendant à Michel-Ange.
Malgré son nom italien, M. Bartholdi est né à Colmar,
et il à travaillé chez Ary Schef'fer.
Voici un Allemand, M. Arthur Waagen, élève du cé-
lèbre statuaire Rauch, l'auteur du monument de Fré-
déric le Grand, à Berlin. Bauch avait formé en Prusse
une école nombreuse, dont plusieurs disciples se sont
fait connaître en Europe, par exemple M. Kiss, M. Drake
et autres. On se rappelle le succès qu'eut, à l'Exposition
universelle de Londres, Y Amazone combattant une pan-
thère, par M. Kiss ; l'Exposition universelle de Paris en
a montré la réduction en bronze.
M. Arthur Waagen — est-il parent du Savant direc-
teur du Musée de Berlin? — a choisi un sujet analogue
à celui de M. Kiss : son groupe en plâtre représente le
combat d'un Arabe à cheval contre un lion : Lutte su-
prême du lion blessé à mort. Le cheval est faible et pres-
que impossible, l'Arabe est assez mesquin, le lion est
assez estimable, si l'on ne pense pas aux lions de Barye.
L'ensemble compose un buisson confus, où ne dominent
point de lignés vraiment sculpturales et décisives de
l'effet.
D'autres groupes et un certain nombre de statues
destinées aux édifices publics se rattachent à la seul-
463
salon de 1861. 164
pture monumentale : les deux groupes de Cornèlie
avec ses enfants, par M. Clésinger et par M. Cavelier; le
Centaure et l'ours, de M. Fremiet ; Y Italie délivrée, de
M. Bogino; Marseille, par M. Caudron; la Renaissance,
de M. Chatrousse, la Méditation, de M. Daumas, le
Karnienski, de M. Franceschi, la Fable, de M. Denéchau,
la Douceur, de M. Marcellin, le Marins, de M. Villain,
et en général les œuvres commandées pour la cour du
Louvre, le Luxembourg, les palais de l'État.
Le ministère n'a pas eu de bonheur dans ces com-
mandes. Lorsque les promeneurs du jardin du Luxem-
bourg s'arrêteront devant le Marius méditant sur les
ruines de Carthage, ils pourront bien méditer à leur tour
sur la décadence de la sculpture gouvernementale, et
les statues de la cour du Louvre ne feront pas belle fi-
gure dans le voisinage des bas-reliefs de Jean Goujon et
de Pierre Sarrazin. Celles de M. Marcellin et de M. De-
néchau, tous deux élèves de Rude, sont des plus accep-
tables : il y a un désir de style dans la tournure et les
draperies de la Douceur, par M. Marcellin, qui a exposé
aussi un groupe en marbre : la Jeunesse captivant l'A-
mour ; — dans la Fable, de M. Denéchau, le torse est
court et vulgaire, mais les jambes ont une certaine élé-
gance, et le jet de la draperie sur tout le côté gauche de
la figure est assez original; M. Denéchau est encore
l'auteur d'un groupe en plâtre, intitulé Résignation :
un ange emporte au ciel'un petit enfant. C'est peu loua-
ble de conception et peu adroit d'exécution. L'idée pour-
rait tout de même plaire aux bons catholiques, comme
un motif de décoration tumulaire.
La Méditation, de M. Daumas, élève de David d'An-
-ocr page 177-salon de 1861. 165
gers, statue en plâtre, également destinée à un tombeau,
procède d'une inspiration moins mystique et plus hu-
maine : sur un cippe propre aux inscriptions est appuyée
une femme pensive, les bras surcroisés, une main tenant
la croix, l'autre main une branche de laurier ; l'attitude
est simple et heureuse ; la tête fine et distinguée.
M. Franceschi — encore un élève de Rude — a pris
dans la réalité même sa composition pour le tombeau
d'un Polonais, Kamiensld, tué à la bataille de Magenta.
Le jeune volontaire, frappé à mort, se soulève encore
avant d'expirer. Il y a du sentiment dans cette pose
suprême et dans la physionomie résignée. Les lignes
générales ont une certaine sévérité, et le modelé est
accusé par larges plans. Ce bronze ira remplacer le plâ-
tre qui ornait provisoirement le tombeau au cimetière
Montmartre.
La Renaissance, do M. Chatrousse, cherche le style de
Jean Goujon, mêlé de Paul Véronèse. La statue de Mar-
seille, par M. Caudron, n'est pas absolument vulgaire.
Mais quelle mystification que VItalie délivrée,par M, Bo-
gino 1 Une figure courte, lourde, laide et commune. Cette
Italie n'est point délivrée du tout; elle serait bien inca-
pable de penser, de marcher, de faire le moindre mou-
vement.
Quelques critiques indifférents ou complaisants ont
vanté le groupe de M. Fremiet : « le Centaure Térée
emportant dans son antre, vivants et se débattant, des
ours pris dans les montagnes de l'IIémus. » Que c'est
laid, un centaure l je n'en ai jamais vu, et il me sem-
ble qu'il n'a jamais pu en exister, même avant le déluge;
car c'est une bête impossible, contraire à toutes les
salon de 1861. 166
combinaisons naturelles et mêmes fantastiques, avec
ses doubles organes soudés bout à bout. On conçoit le
sphinx, harmonieusement compliqué de formes em-
pruntées à diverses espèces; on conçoit qu'on mette des
ailes à une figure humaine pour en faire un oiseau du
ciel. On ne conçoit pas un monstre à double cœur et à
quadruples poumons, à double ventre, d'espèces diffé-
rentes. Les centaures mangent-ils de l'herbe? Est-ce le
cheval ou l'homme qui digère et qui resp'ire?
Faut-il être dépourvu de toute idée, de tout sentiment,
de toute participation à la vie spirituelle, morale, poé-
tique, ou même familière, pour s'ingérer de faire, au
dix-neuvième siècle, un centaureI de réaliser cette
monstruosité absurde et hideuse, dans la forme du
grand art sculptural, le plus plastique et le plus con-
cret de tous les arts, qui a précisément pour objet la
beauté !
M. Cavelier a obtenu la principale distinction dans les
récompenses gouvernementales : c'est, sans doute, pour
sa statue de Napoléon Ier, debout et drapé à l'antique.
M. Cavelier est élève de David d'Angers et do Paul
Delaroche, et son talent est un composé des qualités de
ces deux maîtres : il est sérieux et savant comme David
d'Angers, non pas au même degré; i! est habile com-
positeur comme Paul Delaroche, mesuré comme lui,
toujours convenable, mais sans inspiration, sans audace,
sans originalité, sans génie.
Son groupe de Cornélie avec ses enfants a été très-
remarqué. On n'y saurait reprendre aucun vice. L'ar-
rangement est irréprochable, l'exécution consciencieuse.
De la science, de la sobriété, même du goût, rien n'y
manque. Les lignes sont tranquilles, les membres bien
construits, les draperies bien accommodées. Excellent
travail, et, en ce qu'il est, le plus parfait du Salon,
peut-être. Il fait penser involontairement à un tableau
de Louis David, autant que la peinture et la sculpture
se peuvent comparer. Qu'on le mette au milieu des
autres ouvrages de l'école du dix-neuvième siècle, au
Musée du Luxembourg, par exemple, et il n'y tiendra
pas un rang inférieur.
Cependant cette forte Romaine et ces deux vaillants
petits Romains qui deviendront de grands hommes ne
produisent aucune impression morale ou poétique. Si
vraiment, il manque quelque chose à cette froide et cor-
recte sculpture : il y manque l'enthousiasme, la flamme,
comme disait Diderot, la vie communicative, la person-
nalité, le caractère. Une pareille œuvre mérite l'estime,
assurément, mais elle n'excite point l'admiration. On ne
la reverrait jamais, qu'on n'en aurait aucun regret et
qu'on n'y penserait plus.
Il n'en est pas ainsi des créations vraiment belles. On
en conserve le souvenir et l'on désire les revoir. Les
chefs-d'œuvre de l'art ont ceci de merveilleux, statues
ou tableaux, qu'on les emporte avec soi, qu'on les pos-
sède, ou plutôt qu'on en est possédé, que le génie de
l'artiste créateur vous a pénétré au profond de l'âme, et
vous y remue des sentiments ou des images sans cesse
nouveaux. Mystérieuse électricité, qui agit aux plus lon-
gues distances de l'espace et du temps! Les Vénus grec-
ques nous tourmentent encore, et la Joconde est avec
nous.
Clésinger est bien plus artiste que M. Cavelier ; je ne
-ocr page 180-salon de 1861. 168
dis pas que son groupe de la Cornélie soit meilleur que
l'autre, mais il a plus de caractère et de fierté. Les en-
fants ne sont pas liés à la mère, outre qu'ils sont très-
maniérés et peu romains, mais l'attitude de la femme a
quelque chose de volontaire et d'héroïque.
Les œuvres de Clésinger offrent souvent un mélange
des plus hautes qualités avec une certaine ineptie. C'est
lui qui a la flamme, un vif instinct de la tournure et de
la beauté, une main agile et forte! Diderot— il revient
toujours à la mémoire quand on fait de la critique d'art
— Diderot cependant dirait de Clésinger, comme il di-
sait de Lemoyne le sculpteur : « On a beau lui frapper
le front, il n'y a personne. »
La Cornélie de Clésinger appartient à un amateur,
ainsi que sa Diane au repos. Cette Diane est fort mal
conçue et trop ramassée sur elle-même. La tête ne si-
gnifie rien, mais il y a des parties charmantes, de beaux
plans fermes dans le torse ot dans la taille, dans les ar-
ticulations des genoux, et le pied gauche sous voile est
exquis.
Deux autres marbres de Clésinger n'ont pas été cata-
logués : une Cléopâtre et un buste de femme; sans
compter sa restitution du groupe des deux Femmes as-
sises et drapées, du fronton parthénonien.
Cléopâtre est couchée, le coude droit appuyé, et la
main approchant de son sein l'aspic. Le bras gauche
étendu en l'air, horizontalement, est superbe. La tête
encore manquo de toute expression, mais le reste offre
des morceaux de première beauté, le cou, le sein, les
flancs contournés, la jambe droite allongée, la gauche
soulevée convulsivement sous d'amples draperies, qui
salon de 1861. 169
rappellent justement celles des deux Femmes du Parthé-
non.
La Femme en buste a le profil grec, tout droit, correct
et inflexible comme dans les têtes de certaines médailles
antiques. Le bras gauche adhère à la taille sous les seins;
la main droite joue avec un triple collier qui flotte autour
d'un cou mince et énergique. C'est fin, vibrant, capri-
cieux, d'un attrait irrésistible.
Le même buste en bronze, avec des colorations diffé-
rentes pour les ornements de la coiffure et le collier, se
voit au boulevard chez Barbedienne, où l'on admire
aussi un buste de femme en marbre qui a passé, je
crois, à une exposition précédente. Et ne voit-on pas
aussi chez Barbedienne un vigoureux paysage d'Italie,
avec une haute futaie, un arbre renversé dans une mare
au premier plan, de grands bœufs de la campagne ro-
maine, un ciel de saphir avec des nuages d'opale, et tout
en bas,'en lettres rouges : le sculpteur Clésinger ; Rome,
1850? Ce terri bfe sculpteur est aussi un vrai peintre, et
il a même gravé, d'une pointe fiévreuse, des eaux-fortes
très-originales. Il paraît que lui et la France se sont un
peu brouillés mutuellement; mais la critique n'en doit
pas moins reconnaître qu'il est un des sculpteurs les
plus vivants de notre époque.
VIII
Faire une statue ! pour qui, pour quoi? Une statue
de marbre ou de bronze ne se place pas dans un salon.
La statue faite, à qui la vendre? Et, d'abord, il faut des
10
-ocr page 182-salon de 1861. 170
billets de mille francs pour le inarbre et les praticiens,
ou pour le fondeur. Le peintre n'a pas les mêmes dé-
penses ni le même embarras que le statuaire ; un ta-
bleau ne coûte presque à l'artiste que son temps ; et, le
tableau fait, il se trouve un marchand', nn amateur, un
simple bourgeois, pour l'emporter et le pendre quelque
part.
La statuaire est, par sa nature, un art social, destiné
aux places publiques, aux monuments publics. Ajoutons
la ressource des châteaux et des riches demeures, dans
r
les sociétés aristocratiques. Mais si, à défaut de l'Etat,
un seigneur de la politique ou de la finance n'achète
pas ce marbre ou ce bronze, l'œuvre de l'artiste reste
dans un coin de son atelier.
C'est triste de dépendre de l'État ou de quelques mil-
lionnaires pour son travail et pour sa vie, lorsque le
principal caractère de la civilisation moderne est, au
contraire, une tendance irrésistible à l'affranchissement
personnel par le travail et l'intelligence*!
Dans une excellente brochure, notre ami Louis
Yiardot a examiné la questiôn de « l'encouragement des
arts, » et, après avoir montré qu'en tout temps et en tous
pays les grandes écoles et les grands artistes s'étaient
formés tout seuls, en vertu de leur propre initiative,
il conclut contre les encouragements préventifs par
intervention de l'Etat.
La décadence de l'art contemporain suffirait à prou-
ver qu'il a raison, même sans les témoignages unanimes
do l'histoire. Il n'y aurait pas tant de faux artistes s'il
n'y avait pas tant de fausses institutions officielles qui
les font éclore, les entretiennent, les protègent, les fa-
salon de 1861. 171
vorisent; nourrissons de l'Académie et de l'école de
Home, du ministère et de la cour. N'était cette tutelle
aveugle, ils eussent pu devenir des citoyens utiles dans
toute autre profession. Mieux vaudrait un bon industriel
qu'un mauvais peintre ou qu'un mauvais sculpteur.
Les sculpteurs cependant ont besoin qu'on les aide au
début de leur carrière, puisque, dans leur spécialité, la
production n'a pas un écoulement naturel chez les par-
ticuliers.
Comment se faisait donc leur éducation dans les
belles époques de l'art? Lorsqu'un statuaire était re-
connu grand artiste, la nation, une ville, une associa-
tion ou communauté quelconque le chargeait des orne-
ments d'un édifice, et autour de lui collaborait à cette
oeuvre déterminée une pléiade d'élèves, d'où sortaient
successivement les maîtres ap-pelés à d'autres travaux.
Ainsi se firent les monuments grecs et romains, les ca-
thédrales du moyen-âge, et même encore les monu-
ments de la Renaissance. La sculpture alors n'était pas,
comme aujourd'hui, détachée de l'architecture, et sa
solidarité avec l'art public par excellence lui fournissait
à la fois un moyen d'éducation et un moyen do rétri-
bution.
Chose singulière, c'est dans l'adhérence essentielle de
la statuaire à l'architecture que le sculpteur trouvait
autrefois, et qu'il retrouvera peut-être, son indépen-
dance comme homme et sa virtualité comme artiste.
Autre singularité; on a beaucoup critiqué, — avec une
justesse relative, — les anciennes guildes de métiers
détruites par la Révolution française, et qui, en effet,
casernaient et opprimaient l'individualité des artistes et
salon de 1861. 172
des travailleurs de toute sorte. Mais, depuis que les as-
sociations corporatives ont disparu, il en est résulté,
relativement aux artistes, qu'ils se sont trouvés seul à
seul en face de l'État.
Peut-être bien que la démocratie nouvelle, dans la-
quelle sont plus ou moins engagés tous les peuples eu-
ropéens, doit avoir pour instrument et pour sauvegarde
certaines formes d'associations partielles et mobiles, où
la personnalité, absolument libre, soit assurée cepen-
dant du concours de la solidarité professionnelle.
L'Angleterre, surtout, pratique avec grands avantages
ce système de mutuelle garantie, où la liberté n'a rien
à perdre, mais, au contraire, beaucoup à gagner. Le
fameux congrès artistique qui doit se réunir à Anvers,
et auquel prendront part des Hollandais, des Allemands,
des Anglais et des Français, touchera, sans doute, à ces
questions importantes.
On ne saurait prévoir ce que deviendront tant de sta-
tues exposées au Salon, et qui ont été exécutées, avec
une confiance héroïque, sans destination aucune. Que
les trois quarts de ces œuvres insignifiantes et dépour-
vues de beauté périssent dans l'ombre, ce n'est pas dom-
mage. Il y en avait pourtant quelques-unes qui sortaient
de la vulgarité, et qui méritent, du moins, un souvenir.
La Suzanne, de M. Cabet, est bien agencée; les pieds
et les mains ne manquent pas d'élégance. Avec le
marbre, l'artiste a su faire de la chair. Cette femme est
animée en dedans et à l'épiderme.
Un autre élève de ;Rude, M. Lebourg, manifeste des
qualités analogues dans un grand plâtre non catalogué,
représentant une Danaé, peut-être une Andromède, soit
salon de 1861. 173
une femme nue, qui se mouvemente avec un certain
charme. Le torse, les flancs, le dos, les cuisses, sont ex-
cellents de modelé, par larges plans.
Cette école de Rude, avec celle de David d'Angers,
était vraiment la bonne. M. George Clère et M. Gaston-
Guitton.s'y sont formés aussi.
M. Clère est l'auteur d'une statue de jeune fille inti-
tulée : l'Amour de soi. En attendant d'autres amours, la
jeune fille se baise l'épaule droite, que sa main gauche
rapproche de ses lèvres, ce qui motive une jolie in-
flexion de la hanche droite et des lignes du torse. Le
contournement du bras gauche ramasse la poitrine en
une sorte de petit nid d'Amours... Avec cette statuaire
contemporaine, quand elle se sauve du néant par un cer-
tain retour vers la nature, en même temps nous retom-
bons dans l'art Pompadour ! Voilà que les meilleures
statues de l'Exposition, celles de M. Cabet, de M, Clère,
de M. Buhot, de M. Protheau et de quelques autres, dont
nous parlerons tout à l'heure, feraient d'agréables orne-
ments dans le parc d'une « petite maison, » ou sur la
cheminée d'un boudoir, ou dans un cabinet d'artiste !
Et les dieux aux frontons des temples! et les héros sur
les places publiques ! Mais où sont les dieux et les hé-
ros 1 L'âge divin et l'âge héroïque sont passés.
Anacréon et Sapho ont inspiré à M. Gaston deux sta-
tues : le Passant et la Colombe, en bronze; l'Attente, en
marbre. Une troisième statue, en bronze, est intitulée :
le Printemps. Le Passant, avec sa colombe, est un pas-
tiche de l'antique. Dans XAttente, il y a quelque senti-
ment et de la finesse, mais des détails trop marqués :
par exemple, les plis que fait la taille en s'infléchissant,
10.
-ocr page 186-salon de 1804. h9
s'écartent du style pur et sobre qu'exige le marbre.
M. Robert et M. Robinet suivent la tradition riéô-
grecque de Pradier, bien que tous deux aient également
étudié chez Dâvid d'Angers. La Déidafnie de M. Ro-
bert est une œuvre assez distinguée dans ce genre de
reproduction des figures grecques. Les profils en sont
fins, point ronds, ni lourds. Pradier enseignait surtout
la sveltesse do la désinvolture. M. Robinet l'a beaucoup
imité daiis son marbre de la Snpho et dans son plâtre
de YOndiWi toutes dettx un bras exhaussé, pour obtenir
une belle ligne qui serpente depuis le coude en l'ait
jusqu'à la cheville des pieds, comme dans la Phryné de
Pradier, comme aussi dît fis la Source de M. Ingres.
Outre ces deux statues, M. Robinet a sculpté deux bustes
de femme. Celui de Mlle de la Pommeraye, de l'Opéra,
était des plus charmants à l'Exposition.
Un bronze qui ferait bien au bord d'une fontaine, c'est
la Baigneuse, un peu maniérée, de M. Buhot : la tête
est riante, éveillée, spirituelle, agaçante ; l'attitude très-
heureuse, le dessin des membres très-délicat. Mieux
vaut encore une pareille réminiscence des Coustou, de
Clodion et des autres raffinés du dix-huitième siècle,
qu'une pesante imitation des acadétnistes.
M. Schœneverk, élève de David d'Angers, et M. Eu-
gène Aizelin ont aussi exposé des baigneuses, l'une inti-
tulée : Au bord d'un ruisseau; l'autre, Nyssia au bain.
Fleur de jeunesse, par M. Protheau. Oui, c'est jeune !
et gracieux. Cette fillette de quatorze ans n'est même
pas encore fleurie ; elle n'est que le bouton d'une fleur
qui s'épanouira.
Les élèves de Rome ont naturellement de hautes am-
-ocr page 187-salon de 1861. 175
bitions. M. Maillet et M. Thomas ont choisi des sujets
romains. M. Maillet a fait une Agrippine, la tête voilée
et portant les cendres do Germanicus; M. Thomas, un
Virgile, commandé par le ministère d'État. Le poëte,
couronné de lauriers, est debout, un stylet dans la main
droite, qui retient ses draperies sous le coude gauche,
et dans la rtiain gauche un papyrus déroulé. On a beau-
coup vanté cette statue, qui a, en effet, une certaine
sérénité grave. Mais elle est courte, et, en quelque en-
droit qu'on la place, elle paraîtra toujours petite.
Cet accourcissement des figures est notable chez la
plupart des sculpteurs de l'école actuelle, soit qu'ils
fassent les têtes trop fortes ou les membres trop gros.
Au contraire, les sculpteurs de la Renaissance exagé-
raient les proportions en longueur, et cet artifice con-
tribue à donner aux œuvres de Michel-Ange leur aspect
grandiose, à celles de Jean Goujon leur élégance. Après
eux, la décadence a quelquefois poussé cet écartement
de la nature jusqu'à l'absurde, jusqu'à produire des
formes si étirées qu'elles n'auraient plus les conditions
de la vie humaine. Il ne faut pas pour cela s'astreindre
à la réalité géométrique. Le Pensieroso, du tombeau de
Jules II, est sans doute un chef-d'œuvre; mesurez ses
proportions relatives, elles ne sont point décidées par le
compas de la nature. Les statues de femmes, la Nuit et
le Jour, ont aussi une « grandeur surhumaine. » Le mot
est vrai physiquement et poétiquement.
M. Prouha s'est lancé dans l'allégorie : la Vérité venge-
resse, une bonne idée pour notre temps, où la déesse ne
doit apercevoir dans son miroir troublé que des ombros
confuses et menteuses 1 C'était là qu'il fallait de la gran-
176 salon de 4861.
dcur et de l'élan, dans cette figure de femme qui se
redresse, indignée, un fouet à la main. Son mouve-
ment, assez énergique, rappelle un peu le.jet du Saint-
Michel terrassant le Démon, dans le tableau de Raphaël,
au Louvre. Mais les bras de cette vengeresse sont trop
courts ; ses ailes aussi n'ont pas une envergure suffi-
sante. La vérité n'atteindra pas les falsificateurs. 11 y a
cependant de la science dans le modelé du torse et dans
plusieurs autres parties de cette figure.
Encore un vengeur, — dont la cause se débat au-
jourd'hui de l'autre côté de l'Atlantique, un Spartacus
noir, par M. Lebœuf, compatriote de Courbet, dont il a
fait la statuette en plâtre. Ce Spartacus, plus grand que
nature, est fortement charpenté ; mais ses mains sont
trop petites pour des mains d'esclave et de travail-
leur.
M. Yarnier a osé faire en marbre, de grandeur natu-
relle, la statue d'une contemporaine inconnue. Cette
femme, désignée au livret sous des initiales, est assise,
en costume ordinaire, très-simple -, mais les draperies
d'une ample robe traînante suffisent à accompagner une
tête bien posée et modelée avec distinction. Pourquoi
une princesse aurait-elle meilleur air? La seule diffé-
rence serait dans l'inscription du nom en toutes lettres.
On n'a pas beaucoup remarqué, je crois, un petit
groupe en plâtre, qui est pourtant très-original, naïf et
poétique : Hora aurea, par M. Henry de Vauréal. Hora
aurea, c'est le bon moment, la première heure, l'heure
d'or, avant l'heure d'argent et l'heure de fer. Une jeune
fille, chastement voilée du haut en bas, prend des fleurs
dans la main d'un jeune homme nu. Son mouvement
salon de 1861. 177
d'hésitation et de secrète inquiétude est délicieux. Sorte
d'idylle en sculpture, dans le goût de Daphnis et Chloé.
Cela fait songer aussi à certaines pièces de vers d'André
Chénier.
Les autres statues qu'on pourrait citer encore sont
une Circé, en marbre, par M. Lhomme de Mercey,
élève de David d'Angers et de Rude -, une Jeune fdle
portant un vase, en bronze, par M. Pierre Loison; une
Fileuse, en marbre, par M. Matliurin Moreau ; une
Amazone captive, en pierre, par M. Edouard Geoffroy,
et le Vase étrusque, jeune femme assise et occupée à
graver, par M. Simyan.
Mais nous avons, de plus, une série de statues et de
bustes représentant les personnages de la cour et du
gouvernement impérial.
Les critiques officiels, même les plus flatteurs, ont été
fort embarrassés pour vanter les statues de l'empereur
Napoléon III : l'une qui est en marbre, mais qui paraît
en son et en laine, par M. Ottin; l'autre qui repré-
sente un géant de six pieds, par M. Lequesne. Le buste
colossal de l'empereur, par M. Michel-Ange Pollot, est
pire encore que les statues. Ce Michel-Ange a fait aussi
un buste de l'impératrice, mal dessiné, pas ensemble,
vide, — et tout vulgaire.
Dans sa statue en pied, par M. Barre, l'impératrice a
été un peu moins maltraitée : elle est debout, le coude
appuyé sur un fût de colonne, la main morte et ballante,
dans cette posture banale que les photographes indus-
triels donnent invariablement à leurs modèles bourgeois.
Comme aspect général, c'est petit, grêle, sans construc-
tion intérieure, sans accent de forme ni de physionomie.
478 salon dè 1864.
Un biscuit de Sèvres. La Femme anonyme, par M. Var-
111er, est bien plus princesse.
M.- Barre paraît être le sculpteur affectionné des
dames de la cour, car la princesse Clotilde, après l'im-
pératrice, a encore posé devant lui pour un buste, assez
naïf et assez simple.
Un prodige, c'est le buste du prince Lucien Murât,
par M. N. Cotte. Il a ceci de commun avec les chefs-
d'œuvre, qu'on ne l'oublie jamais une fois qu'on l'a vu :
ce qui tient peut-être plus au modèle qu'au sculpteur.
M. Boulay de la Meurthe, par M. Lanno ; M. do Morny,
par M. Iselin; les maréchaux Mac-Mahon et Niet, par
M. Crauck; le maréchal Magnan, par M. Millet, tous ces
bustes ont eu naturellement leurs approbateurs — poli-
tiques ; comme le pape, de M. Dieudonné, et M. Cœur,
l'ancien évêque de Troyes, par M. Desprey, ont eu leurs
fidèles; comme il s'est trouvé, d'autre part, des gens
faciles pour admirer une tête grossière de Bérânger,
par une demoiselle, èt un masque creux de François
Arago, par M. Oliva.
La critique indépendante n'a rien à voir, heureuse-
ment, avec ces sympathies quelconques. Mais, néan-
moins, pour apprécier l'œuvre d'art, il lui faudrait ana-
lyser le caractère des personnages, qui toujours décide
la forme extérieure de leurs traits, plus ou moins com-
pris par le portraitiste. Passons.
Pour les portraits d'hommes, la sculpture semble
d'ailleurâ impuissante aujourd'hui, et je ne sais pas si
elle a produit en ôes derniers temps un seul beau buste
d'homme. Elle réussit mieux dans les bustes de femmes,
et nous avons déjà cité la Baronne et la Capresse, de
salon de 1864. 179
M. Cordier; la Femme au collier, de M. Clésinger;
MUe de La Pommeraye, de M. Robinet ; il faut ajouter
encore le buste en marbre de la belle Sophie Cruvelli,
baronne Vigier, par M. Adolphe Megret; de Mnie Dupey-
rat, par M. Dantan aîné; de Mme de M***, par M. Adam
Salomon, et môme un charmant buste de Bacchante,
qui est aussi un portrait, par M. Franzoni.
De toute l'Exposition, le buste le plus savant et le
plus magistral en son genre était également un portrait
de femme, la sœur Rosalie, marbre destiné à la mairie
du cinquième arrondissement, où cette dame de charité
s'est popularisée par de longs services. M. Maindron l'a
représentée avec sa vaste cornette, pour laquelle le
marbre semble fait tout exprès, et qui jette une pé-
nombre mystérieuse sur une tête noble et énergique,
fermement accentuée aux sourcils, dans les lignes vo-
lontaires du nez et du menton, dans les commissures
aiguës des lèvres.
On reconnaît la femme austère, agissante, marquée
d'une certaine ambition impérieuse, qui sans doute s'est
traduite par de bonnes œuvres. Elle eût été Mme de
Maintenon, aussi bien que l'autre, et même avec plus
de grandeur. Tout cela est intimement, bien que sobre-
ment, caractérisé par une sculpture large et serrée à la
fois, correcte et juste, sans aucun charlatanisme d'exé-
cution.
Il y a cependant un artiste, M. Carrier-Belleuse, qui
fait des bustes d'homme avec une adresse et un es-
prit auxquels la sculpture n'était plus habituée depuis
la fin du dix-huitième siècle, — mais en terre cuite.
Peut-être que cette manière d'ébauche fouillée et un
salon de 1861. 180
peu déchiquetée, où l'on sent partout le doigt du mode-
leur, ne se prêterait point au marbre et au bronze, plus
sévères. Je n'ai jamais vu de marbre par M. Carrier; en
a-t-ilfait? Son bronze de l'empereur en Italie, exposé
au Salon, ne conserve plus ses qualités.
Mais prenons-le avec ses terres cuites, si vivantes et si
expressives. Le Salon en a montré huit, parmi lesquelles
les bustes de M. Ernest Renan, de l'Institut, de M. Jules
Simon, et d'une gentille miss américaine; on en voit
d'autres à l'exposition du boulevard, celui de Henri Mar-
tin l'historien, et celui de Mrae Pauline Viardot, un chef-
d'œuvre.
M. Carrier-Belleuse est do la famille des Coustou, de
Lemoyne, de Pigalle, delloudon, et de la pléiade ingé-
nieuse et délibérée que vanta Diderot. Il est moins ma-
niéré sans doute, il est moins tourmente, il est plus
intime peut-être, mais son charme tient toutefois à la
vivacité d'une touche qui a quelque chose de l'art de
peindre. Peut-être, d'ailleurs, la ressemblance qu'on lui
trouve avec les maîtres capricieux et familiers de la fin
du dix-huitième siècle résulte-t-elle seulement de l'em-
ploi d'une même matière.
La terre cuite a été trop abandonnée, bien à tort, car
elle est au sculpteur ce qu'est au peintre l'eau-forte, —
son œuvre propre et directe, sans traduction par mains
étrangères, — tandis que le marbre n'est qu'une œuvre
indirecte, un calque exécuté par des praticiens, bien que
le statuaire, à la vérité, retouche, perfectionne et ter-
mine avec son ciseau. De tous ses médaillons, si nom-
breux , David d'Angers eut toujours le soin de faire
cuire la terre originale, et ceux qui possèdent ces exem-
salon de 1861. 195
plaires uniques ont aujourd'hui de petits trésors, autre-
ment précieux que les copies en bronze, livrées à la
circulation.
Un autre jeune artiste, M. Drouet, avait exposé aussi
un bas-relief en terre cuite, portrait, grande nature, de
son ami M. Legros, l'auteur de VEx-voto et des Chantres
espagnols.
La sculpture a plus d'occupation que la peinture pour
les sujets religieux. Les niches des églises réclament
leurs saints; aux autels il faut des bas-reliefs; aux cal-
vaires il faut des groupes et des statues. Les journaux
catholiques ont noté dans cette catégorie : une Mater
dolorosa, statue en marbre, complétant le calvaire de
l'église Saint-Roch, par M. Bogino ; — Isaïo et Saint
Jean, statues en pierre, pour le sanctuaire de Notre-
Dame de la Garde, à Marseille, par M. Ramus, l'auteur
d'un Bacchus et d'une Didon ; un Saint Gilles, solitaire
du sixième siècle, pour l'église Saint-Leu-Saint-Gilles,
à Paris, par M. Chatrousse, l'auteur d'une statue de la
Renaissance ; — six bas-reliefs en terre cuite et coloriés,
pour un Chemin de la croix, par M. Du Seigneur ; Sainte
Cécile et Saint Grégoire le Grand, bas-reliefs en terre
cuite, pour une décoration de l'église Saint-Eustache,
par M. Devers, l'auteur d'une Vénus avec l'Amour, co-
piée en faïence émaillée, d'après une peinture de
M. Baudry; — une Sainte Philomène, bas-relief en
marbre, pour le maitre-autel de l'église d'Ars, par M. Ca-
buchet ; —une Assomption de la Vierge et des bas-reliefs
en bronze, par MUe Léon Bertaux, etc.
On voit que l'exposition de sculpture était nombreuse
en tous genres, sinon bien recommandable. Les sports-
11
-ocr page 194-salon de 1861. 182
men pouvaient y trouver aussi des sujets à leur goût :
la Prise du renard, dans une chasse en Ecosse, groupe
modelé en cire, par M. Mène, et aujourd'hui fondu en
bronze, a eu beaucoup de succès. Il a môme vain à son
auteur la décoration.
Le groupe est assez bien arrangé, et le renard est fine-
ment grincé. Mais, hélas ! où était-il le grand maître
des animaux de toute sorte, l'artiste comparable aux
précieux artistes delà Renaissance? Barye, pourquoi
n'expose-t-il plus, à l'honneur de son pays? Mais qu'im-
porte I son œuvre existe, ses lions rugissent aux Tuileries
et ses bêtes fauves courent le monde. Il n'y a pas de
danger qu'elles y fassent des petits.
C'est encore un peu à Barye que la ciselure des yases
et objets décoratifs doit son perfectionnement. Elle a été
dignement représentée au Salon par M. de Triqueti,
avec son vase de bronze orné de bas-reliefs en ivoire, et
surtout par M. Vechte, avec son magnifique vase en
argent repoussé, illustré de compositions allégoriques
d'après le Paradis perdu, de Mil ton.
EXPOSITION INTERNATIONALE
DE LONDRES EN 1862.
iS 3
I
Lorsqu'on entre à l'Exhibition, — bien qu'elle soit
officiellement ouverte depuis deux semaines, — on se
croirait dans les halles de quelque gigantesque dock
commercial. Partout des caisses on déballage, des ba-
raques en construction : le palais lui-môme n'est pas
terminé, et des ouvriers travaillent toujours aux annexes
qui envahissent les jardins de la Société d'horticulture I
On se heurte contre des colis et des amas de planches ;
on n'entend que des coups de hache et de marteau, ou
des grincements de scie.
Ce n'est pas encore le moment pour les étrangers do
venir visiter et étudier cette grande et curieuse expo-
sition.
Heureusement, les galeries consacrées aux beaux-arts
sont presque en ordre, et l'on peut, dès à présent, com-
mencer l'examen des œuvres d'art envoyées de toutes
les parties du monde à ce concours universel.
La galerie principale, où sont rangés les tableaux,
-ocr page 198-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
occupe le premier étage de la façade méridionale, paral-
lèle à Cromivell road ; elle a 346 mètres de longueur et
15 mètres de largeur ; elle est éclairée d'en haut, à tra-
vers un vitrage longitudinal. Divisée au céntre pctr une
espèce de square contenant des sculptures, chacune des
deux sections est encore subdivisée en salles qui com-
muniquent par d'immenses portiques ; si bien que le
regard perce d'un bout à l'autre, sur une étendue à peu
près égale à la galerie du Louvre.
La section de gauche, en entrant par le square cen-
tral, est occupée tout entière par l'école anglaise (Bri-
tish division) ; la section de droite {Foreign division), par
les écoles étrangères, dans l'ordre suivant : France, Alle-
magne (comprenant la PrlisSé* la Saxe, la Bavière et
tous les petits États de la Confédération germanique)*
Autriche (classée à part de l'Allemagne et comprenant
la Hongrie et lâ Vénétie)* Hollande Suède, Norwége*
Danemark* Russie, Belgique, Espagne* Suisse, Italie^
Rome (Rome! hélas! n'est pas encore dû royaume
d'Italie)* Grèce, Brésil, États-Unis, Portugal Turquie.
L'art du monde entier se trouve ainsi faire balance à
la Bristish division, qui s'étend, de plus, dans une série
de salles longeant la façade orientale dû palais, paral-
lèle à Exhibition road. Et de même, la Foreign division
continue dans les salles parallèles à la troisième façade^
du côté de Prince Albert road. La quatrième façade, où
sont les restaurants et refreshment robniSj donne sur les
jardins de la Société d'horticulture.
Ajoutons qu'il y a encore des tableëux, des sculptures^
des gravures et des dessins* disséminés partbutj en bas
comme en haut> dans tous les compartiments de ce vaste
DE LONDRES EN '1862. 201
édifice ; Sans parler des catégories qui se rattachent à la
fois aux arts et à l'industrie, comme les bronzes, bijoux,
émaux, faïences, meubles sculptés, et toutes les pro-
ductions dont la forme et la couleur intéressent aussi la
critique d'art.
Pour voir tout cela consciencieusement et en détail,
il faudrait des mois, et pour en rendre un compte som-
maire, il faudrait des volumes in folio. Nous nous bor-
nerons à l'étude des écoles de peinture, après quoi nous
jetterons seulement un coup d'œil rapide sur la sculp-
ture, la gravure, la photographie et les objets d'art et de
haute curiosité.
Le catalogue officiel des beaux-arts (Fine art départ-
ment) contient 3,023 numéros pour la British division:
1,457 pour la peinture à l'huile, les aquarelles (painting
in water eolours) et les dessins; 650 pour les dessins
d'architecture ; 506 pour la gravure et l'eau-forte ; en-
viron 300 pour les dessins d'application industrielle ; les
œuvres de sculpture, au nombre de 300 environ, ne
portent pas de numéros, quoiqu'elles soient cataloguées
à la fin de la première division.
Le numérotage recommence avec la division étrangère,
et il monte au chiffre de 2,905 : pour laFrance, 455 nu-
méros, tout compris, peinture, aquarelle, dessins, gra-
vure et sculpture; pour l'Allemagne, environ 550; pour
l'Autriche, environ 150 ; pour la Hollande, environ 130;
pour la Suède, la Norwége et le Danemark, environ 200 ;
pour la Russie, environ 120; pour la Belgique, envi-
ron 150; poUr l'Espagne, environ 40; pour le Portu-
gal, 2; pour la Suisse, une centaine; pour l'Italie, en-
viron 350 ; pour Rome, près de 200, principalement en
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
sculpture, camées et mosaïques; pour la Grèce, une
trentaine; pour le Brésil, 10; pour les Etats-Unis, 13,
et pour la Turquie, 5. La vieille Turquie et la jeune
Amérique venant se confronter, dans ce meeting artiste,
avec les Grecs et les Romains, n'est-ce pas curieux?
Dans toutes les écoles, le catalogue ajoute au titre de
l'œuvre le nom du propriétaire. Il est regrettable qu'il
n'ait pas ajouté au nom de l'artiste les dates concernant
sa biographie : nous y suppléerons d'ailleurs aisément
pour les écoles qui ont déjà conquis leur rang dans l'art
européen. Il est incommode aussi que le catalogue n'ait
pas pu adopter un ordre régulier, soit alphabétique, soit
chronologique, ni seulement classer ensemble toutes les
œuvres d'un même artiste. Cela rend l'examen de l'Ex-
' position très-difficile et surtout très-long. Pour l'école
anglaise néanmoins le classement chronologique est à
peu près observé, la série commençant par Hogarth,
Reynolds et Gainsborough, et continuant sans interrup-
tion jusqu'aux peintres vivants.
Après ces indications topographiques et statistiques,
nécessaires pour donner une première idée de l'ensem-
ble et de la variété de l'Exhibition, entrons-y!
J'avoue que j'ai d'abord parcouru les salles de l'école
anglaise, sachant que l'Angleterre avait eu l'intelligent
orgueil de montrer à l'Europe tout ce que son art a pro-
duit, depuis qu'il y a en Angleterre un art authochtone et
vraiment national, c'est-à-dire depuis la moitié du dix-
huitième siècle. L'Angleterre, en toutes choses, a pour
devise celle du lion : primo mihi, qui n'est pas tout à fait
celle du lion belge : Vunion fait la force ; mais le dé-
veloppement des personnalités conduit par un autre
de londres en 1862. 189
i
modo à un résultat identique. Il était d'ailleurs loisible
aux peuples qui ont exposé en concurrence avec les An-
glais, de choisir une période plus ou moins longue de
leur histoire artistique, et de rattacher aux écoles pré-
cédentes leurs écoles contemporaines.
La série de l'école anglaise est donc complète et
splendide, plus complète même qu'à la grande exhibi-
tion de Manchester et qu'à la National Gallery de Lon-
dres. Tous les maîtres de haute qualité — il y en a une
douzaine depuis Hogarth jusqu'à Turner — y sont re-
présentés par des exemplaires excellents. La critique,
les amateurs et les artistes du continent devraient venir
voir cette incomparable collection, pour comprendre
enfin qu'il y a une école anglaise, ce dont le reste de
l'Europe, et surtout les Français, n'ont pas été bien sûrs
jusqu'ici. Il est vrai que les tableaux anglais ne sortent
guère de leur île, qu'ils s'y placent à demeure dans les
hôtels et les châteaux de la nobility britannique, et qu'ils
ne paraissent guère en pleine lumière de publicité que
dans ces rares et solennelles exhibitions où le monde est
convoqué.
Jamais occasion meilleure ne s'est offerte pour étu-
dier l'école anglaise. Là, sont surtout l'intérêt et la nou-
veauté de l'exposition actuelle. Aussi nous aurons plai-
sir à populariser un peu par notre compte rendu les
maîtres qui ont constitué l'art britannique.
Passant à la « division étrangère, » l'impression est
tout autre. Les salles anglaises font l'effet d'un musée -,
les salles où sont accrochés sans aucun ordre apparent
les tableaux des Français contemporains, et à leur suite
les tableaux des autres pays, ont l'air d'une do ces ex-
il.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
positions bartëles* fréquentes dans les caj^iteles et les
grandes villes du continent. Tout ce qui est làj nous
l'avons vu aux expositions de Paris, de Bruxelles* d'An-
vers, d'Amsterdam* de Munich et de Cologne.
Il est vrai que les écoles du continent n'av&ient pas
les mêmes raisons que l'étole anglaise pour s'appuyer
sur leur passé, qui est universellement connu dahs l'his-
toire de l'art et qui date de loin.
Au dix-huitième siècle, il n'y avait plus de péinture
en Italie ni en Espagne, en Allemagne, en Hollande* ni
en Flandre. Quant à Raphaël, à Corrége et à Titien* à
Velazquez et à Murillo, à Durer, à Cranaeh et à Holbein*
à Rembrandt et à Rubens, ils sont dans les musées.
Leur période est finie. Vieille tradition, interrompue de-
puis longtemps, et qui marque une phase historique,
absolument comme l'art antique ou l'art du moyen âge;
Seule, la France eut, au dix-huitième siècle, une
école nouvelle, détachée de ce qu'on a nommé la Re-
naissance. Watteau> Chardin* Boucher, Fragonard*
Greuze, font bande à part, relativement à l'art européen
et même à l'art français. Mais de ceux-là aussi le règne
est passé, et la France, comme les autres nations, a
recommencé une période toute moderne. Peut-être la
France eût-elle bien fait d'envoyer à l'Exhibition inter-
nationale quelques œuvres de ses maîtres qui ouvrent
notre siècle, de Gros, de Prud'hon, de Géricault et des
autres initiateurs de la génération actuelle. Une pareille
série eût été aussi logique que la série anglaise depuis
Hogarth.
Telle qu'elle est, l'exposition do l'école française n'est
pas très-saisissante, et les meilleurs tableaux y sont
DE LONDRES EN '1862. 191
perdus au tnîlieu de la peinture militaire, qui a tout en-
vahi. On ne voit d'abord que batailles* charges de sol-
dats, portraits dë guerriers en uniformes éclatants. N'est-
ce pas singulier; cette glorification de la guerre dans le
temple de l'art et de l'industrie, à l'occasion d une grande
solennité pacifique? Cela fait pendant aux supërbes ca-
nons anglais, exposés en bas, avec les plaques en fer
que leurs boulets ont percées et mises en pièces. Les
Anglais cependant s'étonnent de cette prépondérance de
Téléthent militaire dans la peinture française, et ils re-
marquent sui-tout que les troupes britanniques ne mon-
trent point leurs habits rouges dans les tableaux français
reproduisant des épisodes do la guerre de Crimée, où
elles Se Sont fait tuer galamment. A chaque peuple ses
héros.
Après les batailles> les tableaux qui attirent le plus
l'attention sont ceux de Paul Delaroche, sa Marie-Antoi-
nette, appartenant à un Anglais, M. Perkins; sa Martyre
sous le règne de Dioctétien$ laquelle est généralement
prise pour une Ophélia; son portrait de M. Emile Pe-
reire, le meilleur portrait de toute l'Exhibition, et trois
petits sujets religieux. Paul Delaroche est bien connu et
fort apprécié en Angleterre, et plusieurs de ses grandes
compositions Orrtent les galeries anglaises, par exemple
son Charles /er, à Bridgewater Gâllery, son Stafjford
allant au supplice, dans la galerie de lord Sutherlaud, à
Slafford house.
Ary Scheffer aussi est estimé dans le pays de Milton.
Mais le seul tableau qu'il ait à l'Exhibition, Saint Au-
gustin et sainte Monique, y semble bien pâle. Encore
faut-il chercher pour le trouver, comme bien d'autres
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
tableaux distingués, qu'on n'aperçoit pas même à une
première promenade. Je ne sais par quelle fatalité le
classement de l'école française a été fait si malheureu-
sement, que le tableau d'Eugène Delacroix, YEvêque de
Liège, un chef-d'œuvre, le seul qu'il ait exposé,—la Mare
de Théodore Rousseau, un autre chef-d'œuvre de cou-
leur et de lumière, — un Intérieur de forêt, par Diaz, une
Scène rustique par Millet, un petit paysage de Decamps,
les petits bijoux de Meissonier, et plusieurs œuvres des
meilleurs artistes contemporains ne font aucun effet et
sont presque indécouvrables. Il y a même de très-grands
tableaux auxquels ne manquent ni la vigueur, ni l'ori-
ginalité, et qui n'arrêtent point le regard, par exemple
le Combat de cerfs, de Courbet, qui avait tant d'éclat au
dernier Salon de Paris.
Ce qui marque en première ligne, avec les Paul De-
laroche, c'est la Source de M. Ingres, placée entre un
portrait de jeune fille, par M. Ilippolyto Flandrin, et le
portrait de MUc Emma Fleury,de la Comédie-Française,
par M. Amaury Duval. Le maître fait bien entre ses
deux disciples. Peut-être la décence anglaise s'effraye-
t-elle un peu de la jeune nymphe qui montre en pleine
lumière sa beauté toute nue, et l'on dit même que cette
peinture very shocking a failli être écartée de l'Exhibition.
Mais cependant les ladies ne peuvent pas s'empêcher de
la regarder et de l'adinirer. Ce sera là, sans doute, le
chef-d'œuvre du vieux peintre, qui a su dessiner, à
quatre-vingt-quatre ans, des formes si juvéniles.
Marilhat obtient un succès bien mérité avec sa Vue
du Nil, à M. le comte Duchâtel, avec sa Vue du Caire
et sa Nécropole du Caire. Il est désormais classé parmi
DE LONDRES EN '1862. 193
les maîtres, ce jeune artiste, mort avant d'avoir produit
tout ce que promettaient sa forte pratique et son pro-
fond sentiment de la nature.
En paysages, on examine encore avec curiosité la
grandq Inondation, de Paul Huet; les Bœufs allant au
labour, de Troyon ; l'autre scène de labour, par Rosa
Bonheur ; une Vue de Venise, par Ziem ; le Soir, par Ca-
bat, tableaux empruntés au Musée du Luxembourg, qui
a fourni la plus ample contribution : les Cervarolles, de
M. Hébert; les Illusions perdues, de M. Gleyre; la Béné-
diction des blés en Artois, par M. Breton; l'Embarque-
ment de De Ruyter et de De Witt, par M. Isabey ; la Fortune
et le Petit Enfant, de M. Baudry, et quantité de tableaux
par MM. Benouville, Comte, Gendron, Hippolyte et Paul
Flandrin, Barrias, Bouguereau, Lambinet, Tassaert, For-
tin, etc. Les autres principaux contributeurs à l'exhibi-
tion française sont le gouvernement impérial, le Musée
de Versailles, l'empereur et le prince Napoléon, surtout
pour les batailles, sujets et portraits militaires; le comte
de Morny, MM. Pereire, le comte Duchâtel et le mar-
quis Maison.
En portraits, après celui de M. Emile Pereire, par
Paul Delaroche, il y a de notables celui du prince Na-
poléon, par M. Hippolyte Flandrin; celui de M110 Rosa
Bonheur, si populaire en Angleterre, par M." Edouard
Dubufe; un grand portrait en pied de l'impératrice des
Français, par M. Winterhalter ; un portrait en pied
d'Abd-el-Kader, par M. Tissier, et quelques portraits de
femmes, par MM. Pérignon, Ricard et autres. Le portrait
de l'impératrice vient seulement d'être placé et il attend
encore son pendant, le portrait de l'empereur, par
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
M. Hippolyte Flandrin; de môme qu'on attend encore
la fameuse Bataille de Solferino, par Meissonier, et son
portrait de l'empereur Napoléon Ier. Ces curiosités, ddiit
la place vide est indiquée sur le lambris* ajouteront
sans doute beaucoup d'attrait à l'exhibition française;
Les tableaux qui comptent encore dans la salle fran-
çaise, soit à cause des sujets, soit à caUse du notîi dés
auteurs, sont les Sœurs de charité, par M'ne Henriette
Browne; la Nymphe enlevée par un faune ; de M. Caba-
nel; le Cirque (Ave, César imperator, morituri te blu-
tant), de M. Gérôme; la Noce en Basse-Bretagne, de
M. Adolphe Leleux, le Berger arabe, de M. Fromentin,
une Forêt, do M. Belly. Il faut bien citer aussi'les deux
plus grandes peintures de l'Exhibition, qui se font Vis-à-
vis : le Pilori, allégorie peu intelligible, par M. Glaize,
et la Vision de Zacharie, par M. Laemlein.
Passons maintenant aux Hollandais et aux Allemands,
qui sont exposés dans la même grande salle que les
Français, les uns sur le lambris de droite, les autres à
gauche.
L'école hollandaise n'est pas brillante. En cherchant
bien, on y découvre cependant de bonnes peintures, par
M. Israels, notamment son Naufragé; les Intérieurs de
ville, par M. Springer; les paysages de M. Boelofs, qui
est devenu presque Belge ; de grands arbres, par M, Kuy-
tenbrouwer, qui habite maintenant la France ; une ex-
cellente Scène rustique* bergère qui rentre à la ferme
avec sa vache, par M. Burnier, et de bons paysages, par
M. Bilders-, un des plus grands tableaux est le portrait
de Mmo Wattier Zieseni, l'actrice^ dans le rôle d'Agrip-
pine, composition qui semble inspirée par celles où
DE LONDRES EN '1862. 195
Reynolds s'est plu à peindre Mrs Siddons, niais qui,
hélas! n'a aucune des qualités du grand artiste anglais,
Chez les Allemands, peu de choses à noter. Comme
dans la série française, il manque dans la série allemande
les principaux maîtres de l'école. Où sont Cornélius et
Kaulbach, Overbeck et Steirtle, Lessing et les autres
artistes populaires en Allemagne? Je ne vois guère de
très-intéressant qu'un tableau d'Alfred Rethel, Saint
Jean et saint Pierre, avec six figures de grandeur na-
turelle; encore, cette peinture, qui appartient à Mme Re-
thel, est-elle peu orignale pour l'auteur des fresques de
l'hôtel do ville à Aix-la-Chapelle. Comme curiosité, on
regarde la Revue de l'empereur Joseph II, tableau du
temps, avec portraits de l'empereur et des personnages
de sa suite, par Quadal ; le portrait de l'empereur d'Au-
triche, debout, en costume impérial, appartenant à la
corporation de Prague; le portrait de l'impératrice d'Au-
triche, appartenant à la comtesse Esterhazy, peinture
délicate et fine, par M. Schrôtzberg. On trouve encore
quelques noms connus hors de l'Allemagne, M. Knaus,
M. Cari ITubner, M. Pettenkofer, M. Cari Begas, avec son
portrait de G. Schadow, appartenant au roi de Prusse;
M. Gustave Richter, avec un fin portrait de femme en
robe émeraude ; M, Schrader, de Berlin, dont la Lady
Macbeth errant durant son sommeil a une certaine gran-
deur assez dramatique.
Qui le croirait? la Suède, la Norwége et le Danemark
font plus d'effet que l'Allemagne et la Hollande. Les ga-
leries nationales et les galeries royales de Stockholm, de
Christiana et de Copenhague, les Académies et Sociétés
des arts, et plusieurs amateurs de ces trois villes ont
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
envoyé des tableaux excellents, très-bien peints, avec
une naïveté originale et forte, très-intéressants comme
expression du pays et des mœurs. Tels sont les intérieurs
de hutte en Laponie, par M. Hôckert, et particulière-
ment la Famille de pêcheurs, avec figures de grandeur
naturelle, l'homme assis faisant du filet, la femme, en
robe verte et bonnet rouge, prenant son baby dans un
berceau suspendu en hamac ; — Y Amazone Brynhilda,
tissant en étoffe de couleur les exploits de son amant
Sigurd Fafnisbane, par M. Malmstrom ; c'est sans doute
une légende suédoise ; la figure, de grandeur naturelle,
est vue de profil; composition très-poétique et très-
fantasque; —un paysage suédois, par M. EduardBergh;
— des paysages norwégiens, par MM. Fearnley et Cap-
pelen ; — puis une marine prise sur les côtes du Dane-
mark, par M. Sorensen ; — quelques portraits, Thor-
valdsen jeune (en 1815), par M.Eckersberg,Thorvaldsen
vieux (en 1842), par M. Gertner, qui a fait aussi le por-
trait du roi actuel, Frédéric VII.
Mais, en conscience et sans compliments, c'est l'école
belge qui, après l'école anglaise, a le meilleur air dans
cette grande Exhibition internationale. Par chance ou
par choix, la Belgique a eu l'avantage d'obtenir pour
elle seule une des travées qui suivent la longue salle
où sont presque confondus les Français, les Hollandais
et les Allemands. Là, une ordonnance très-habile fait
encore valoir les premiers peintres belges, représentés
par leurs œuvres capitales ; dix tableaux de Gallait oc-
cupent le centre du lambris gauche, et ils ont pour vis-
à-vis neuf tableaux de Leys! A un des angles sont ras-
semblés neuf tableaux de Madou; à un autre angle,
DE LONDRES EN '1862. 197
quatre tableaux d'Alfred Stevens. On remarque encore
MM. Willems, Dillens, de Groux, de Block, Lies, Four-
mois, Lamorinière, van Moer, Louis Robbe, Yerlat,
Hammàn, etc., sans compter sept toiles de M. Verboeck-
hoven, deux grandes compositions de M. Slingeneyer, et
trois peintures assez distinguées par M. Portaels. On peut
être assuré que la réputation de plusieurs de ces artistes
sera faite désormais en Angleterre ; Leys, qui n'y avait
jamais exposé, est déjà mis par les Anglais au premier
rang de l'art européen. Il va sans dire que nous repren-
drons l'école belge dans un article spécial.
La glorieuse Italie et la fière Espagne n'ont plus de
peintres qui rivalisent avec les autres écoles. Hélas! il
n'y a rien à noter dans la salle où sont réunis les Ita-
liens, les Espagnols et les Suisses. On a pourtant mis à
contribution, pour l'Italie, la galerie nationale et l'Aca-
démie de Florence, la galerie et l'Académie de Parme,
les collections du roi Victor-Emmanuel, du prince de
Piémont,de la duchesse de Gênes, etc. A peine distingue-
t-on dans tout cela quelque tableau que recommandent
sa dimension ou le sujet; par exemple les Iconoclastes
de M. Domenico Morelli. Chez les Espagnols, je n'ai vu
qu'un Goya, Femme couchée, peinture délicieuse, égarée
là parmi des œuvres contemporaines, qui ne tiennent
plus à la tradition espagnole, comme Goya lui-même
descendait de Velazquez. Chez les Romains, rien $ chez
les Suisses, rien.
De la salle italienne qui fait l'angle sud-ouest du bâ-
timent, on passe dans les salles en retour d'équerre, qui
contiennent les dessins, aquarelles, eaux-fortes, gra-
vures, etc., principalement de l'école française. Là il
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
faut s'arrêter devant le grand Josïïê de Dëcamps, et line
petite aquarelle d'enfants qui jouent; devant deux des-
sins de M. Ingres, son portrait au crayon de M. de Nieu-
werkerke, et le monument de lady Montagiië, projet dë
décoration tumulaire; devant de spirituelles séries de
Chariot et de Raffet, de gracieuses figures de Vidal, de
fines compositions de Bida, des miniatures de Mme de
Mirbel, dont un beau portrait de M. ïngrtté; des aqua-
relles d'Eugène Lami, d'après les œuvres d'Alfred de
Musset, des Albanais de M. Vàlerio, des eaux-fôrteS de
M. Braquemond, la Ronde de nuit, lithographiée par
Mouilleron d'après Rembrandt, une superbe éprëuve de
VHémicycle de l'Ecole des beaux-arts, gravé par Henri-
quel Dupont d'après Paul Delaroche, et aussi devant
quelques reproductions des œuvres célèbres des maîtres
allemands, par exemple la Maison des fous et la Bataille
des Huns, de Kaulbach, etc.
Pour avoir tout vu, il n'y a plus qu'à chercher les
curieuses peintures des Américains, qui sont mêlées, en
bas, à l'exposition industrielle ; celles du jeune Turc,
Paul Musurus bey, que je n'ai pas encore su découvrir ;
et même quantité de singulières reproductions de la
nature ou des portraits sauvages qui ne sont pas cata-
logués comme objets d'art, dans le catalogue officiel du
Fine art department. et qui décorent çà et là des cases
consacrées à l'exhibition d'objets quelconques, prove-
nant des pays lointains.
Dans les galeries de peinture, à l'ExhiBitiôn de Londres,
ce qui surprend les étrangers, c'est l'école anglaise;
Mais ce qui surprend les Anglais et tout le rtionde, c'ëst
l'école belge.
L'école belge a un caractère, ce qui n'est pas une qua -
lité vulgaire, et ce caractère, c'est la sincérité et l'hort-
nêteté. Le vif probus des Latins s'àpplique à l'artiste
comme à l'orateur. Sois d'abord convaincu; et ton oeuvre
aura une puissance sympathique.
Les peintres belges sont à la fois très-Volontaires et
très-naïfs, j'entends très-naturels. Dans les composi-
tions historiques de Leys, dans les scènes familières de
Madou, dans les paysages de FourmoiS, on sent que
l'artiste est là, qu'il s'intéresse de tout cœur aux hommes
et aux choses qu'il représente. Je crois bien que Leys a
vécu aux quinzième et seizième siècles et qu'il a vu ses
chevaliers, ses archers, ses bourgeois, du temps de Phi-
lippe le Bon ou de Charles-Quint, de môme que Madou
connaît ses politiques* ses viliotiers ou ses villageois de
notre temps* de môme que Fourmois a rôvé dans la
Campine et dans les campagnes flamandes.
Leys a obtenu la grande médaille à l'Exposition uni-
verselle de Paris en 1855 ; on peut prévoir qu'il aura
encore une des premières récompenses honorifiques à
l'Exhibition internationale de Londres en 1862; d'autant
que son style s'est encore fortifié depuis sept ans.
Dans les autres écoles, étrangères à l'Angleterre, aucun
199
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
peintre n'offre une série d'oeuvres qui puisse le faire ap-
précier. Leys, peu connu jusqu'ici à Londres, si ce n'est
de réputation, arrive chez ses voisins avec neuf tableaux
bien groupés au milieu d'une salle parfaitement éclairée:
VInstitution de la Toison d'or en 1429 (au duc de Bra-
bant), la Publication de l'édit de Charles-Quint-en 1550,
introduisant l'inquisition dans les Pays-Bas (au comte de
Liedekerke), Marguerite d'Autriche recevant le serment
des archers d'Anvers (à l'impératrice de Russie), le jeune
Luther chantant dans les rues d'Eisenach, la Femme avec
son enfant malade, dans une chapelle catholique, et quatre
reproductions des fresques dont il a orné sa propre salle
à manger.
La plupart de ces peintures sont déjà populaires en
Belgique, sauf peut-être Y Institution de la Toison d'or,
terminée tout récemment. Mais l'Indépendance est un
journal européen, et pour les amateurs de tous pays il
convient de donner une brève description, qui indique
au moins les traits généraux de chaque sujet.
UInstitution de la Toison d'or eut lieu- dans le chœur
de l'église Saint-Sauveur à Bruges, lors du mariage de
Philippe le Bon avec Isabelle de Portugal. En avant, à
droite, sont l'évêque et les dignitaires ecclésiastiques
chargés de recevoir le serment des nouveaux chevaliers;
à gauche, les chanoines, en surplis blancs. Les cheva-
liers, tout en rouge, descendent des stalles occupant le
second plan à gauche et s'en viennent poser la main
sur une châsse sacrée, face à face avec le vieil évêque
qui les regarde. En arrière, d'un côté, Philippe le Bon,
sa femme et leur cour ; de l'autre côté, la foule des as-
sistants.
DE LONDRES EN '1862. 201
Du rouge pur dans les chevaliers en pleine lumière,
du blanc immaculé dans les chanoines, deux notes fran-
ches sur un fond de vitraux multicolores, avec ça Leys a
su trouver son harmonie. Peut-être eût-il encore gagné
de la vigueur, en éteignant un peu ces deux tons vifs et
les enveloppant davantage dans la masse de la couleur.
Les tons brisés du dernier plan y prêtaient, et il eût ainsi,
du premier coup, donné lui-même à sa peinture ce que
les vieux tableaux obtiennent par l'action du temps :
une heureuse condensation de la variété dans l'ensemble.
C'est beaucoup à cette espèce de fusion panthéistique
que la peinture des anciens maîtres doit son charme
aux yeux de la postérité. Leys connaît bien cet artifice,
et souvent même on lui a reproché de trop rappeler la
peinture ancienne. Mais on en pourrait dire autant de
tous les coloristes, d'Eugène Delacroix, de Decamps,
de Théodore Rousseau, de Diaz, parce qu'ils ont re-
trouvé les harmonies des Vénitiens ou des Hollan-
dais.
Ce qui frappe surtout dans ce tableau de Leys, ainsi
que dans toutes ses œuvres, c'est l'individualité typique
des figures : le vieil évêque est de l'époque, et les van
Eyck l'ont connu : un brave homme, qui tient la chose
pour sérieuse et qui croit à l'efficacité de la chevalerie
— même armoriée de Toison d'or, comme à la vérité de
la Bible. Chevaliers, chanoines, pages et public, sont
pareillement ressuscités du quinzième siècle, et pour
Philippe le Bon, il est tout simplement, comme il conve-
nait, le duplicata du portrait peint par Roger van der
Weyden et conservé au Musée d'Anvers (n° 34). Les fi-
gures sont de grandeur mi-naturelle.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
La Publication de Védit de Charles-Quint est de même
proportion à peu près.
Qu'il s'agisse du seizième siècle ou du quinzième, la
fidélité archéologique de Leys est toujours indiscutable.
C'est un rare mérite que de restituer le milieu d'un
autre siècle, topographie, architecture, ornementation,
costumes, et même les faits et gestes, les tournures et les
physionomies des générations éteintes.
Cette exactitude dans la peinture des formes exté-
rieures, jointe au caractère des figures d'un autre âge,
ont porté à cpire que Leys pastichait les vieux maîtres
néerlandais et allemands. Qui? Les Brvegel, Albrecht
Durer? Mais l'analogie qu'il peut avoir avec ces artistes
tient seulement à ce que ses sujets sont de la même
époque. Il est aussi éloigné de la candeur grotesque et
malicieuse du vieux Brvegel que de la sauvage mélan-
colie d'Albrecht Durer. Son inspiration lui est propre;
elle réside à égale distance de la familiarité caustique
et de la poésie fantasque, sur le terre-plein du bon sens.
Où il excelle, c'est dans la compagnie des bourgeois.
Lui-même est un bourgeois du moyen âge, dans le beau
sens du mot, un homme qui exerce honnêtement ses
droits et ses devoirs en toutes choses, dans la vie pu-
blique et dans la vie intime, dans sa guilde et dans sa
famille.
Comme il comprend bien ces citoyens au cœur libre
et aux bras liés, qui s'entendent lire la notification d'un
établissement inquisitoriall II est à l'aise, avec ce sujet,
pour varier les attitudes et les expressions, les costumes
et les couleurs, dans la foule qui s'étonne et s'irrite au-
tour du publicateur de la mauvaise nouvelle.
DE LONDRES EN '1862. 203
A la solennité du serment des chevaliers de la Toison
d'or, la monotonie était commandée par une scène d'ap-
parat; ici, dans une scène de carrefour, rehaussée par
une situation perplexe et la yivacité de sentiments pa-
triotiques, le peintre peut inventer son monde à sa fan-
taisie, pourvu qu'il y conserve le cachet de l'histoire.
Et vraiment, nous sommes bien à Anvers, et non pas
ailleurs, en plein seizième siècle, et non pas à une autre
date. C'est quelque chose que d'écrire ainsi les lieux,
les temps, et d'y joindre les hommes d'alors, qui sont
toujours les hommes d'auparavant et les hommes d'au-
jourd'hui. Pour moi, je préfère cette scène populaire
au noble tableau du Serment des chevaliers.
Leys cependant est encore plus fort dans les tableaux
épisodiques que dans les représentations très-complexes,
où il faut beaucoup d'espace et des fonds éloignés ; sou-
vent il charge trop ses lointains,-donne trop de réalité à
ses ciels et écrase ainsi ses premiers plans.
La composition du jeune Luther chantant des psaumes
à Eisenach ne comportait pas ces difficultés. Aussi est-
ce un de ses chefs-d'œuvre — et une de ses œuvres que
lui-même approuve le plus. Le fond de muraille, sur
lequel se dessinent Luther debout, ses jeunes compa-
gnons et la jeune femme assise, est parfait. Et qu'elle
est charmante cette jeune femme qui écoute le petit ar-
tiste ep robe monacale, le futur grand réformateur I
Leys, qui fait si bien les vieux évêques à face parche-
minée, les rudes compagnons d'une émeute civique ou
d'une fête populaire, a fait plusieurs fois des femmes
délicieuses, par exemple encore les trois femmes assises
derrière la jeune Marguerite d'Autriche, recevant le ser-
204 exposition internationale •
ment des archers d'Anvers. La photographie de Fierlants
a vulgarisé ce groupe distingué , qui soutiendrait la
comparaison avec les figures les mieux tournées et les
plus séduisantes des maîtres italiens du quinzième
siècle.
Dans la Femme catholique faisant un vœu pour son
enfant malade, le sentiment domine. La mère, debout
et presque de profil, tenant entre ses bras son baby, prie
devant la flamme des cierges, au moyen.de laquelle est
censée s'établir une communication entre la piété su-
perstitieuse et le ciel. Il existe de ce tableau une étude
d'après nature, exposée à Bruxelles il y a peut-être six à
sept ans. Jusque-là je n'avais pas eu beaucoup de sym-
pathie pour le talent de Leys, qui me semblait un peu
de bric-à-brac, et, en effet, dans sa première manière il
n'a pas ses qualités profondes, conquises depuis, à force
de vivre dans une époque d'affection. Comme peintre
aussi, ses pratiques n'avaient d'abord ni énergie ni ori-
ginalité. A sa place, je retirerais volontiers du Musée
de Bruxelles le Rétablissement du culte à Anvers, pour y
substituer quelque tableau de la dernière période. Car
il y a une distance énorme entre l'artiste d'aujourd'hui
et l'artiste à ses débuts. Cette progression dans le talent
arrive surtout aux hommes de réflexion et de volonté,
tandis que certains artistes plus spontanés sont parfois
meilleurs dans leurs commencements. Pour moi, j'aime
mieux le Raphaël de la Belle Jardinière que le Raphaël
de la Transfiguration.
Ayant vu cette étude de Leys à une exposition de
Bruxelles, j'ai compris que, dans ses œuvres précé-
dentes, l'artiste s'était toujours débattu contre la terrible
DE LONDRES EN '1862. 205
difficulté de savoir agencer un tableau, mais qu'il ne
lui manquait ni le sentiment de la vie et de la beauté,
ni la faculté du coloriste. Aujourd'hui je ne connais
guère de peinture des maîtres contemporains, dans toute
l'Europe, qui soit préférable au tableau du jeune Luther
ou à la Marguerite d'Autriche.
Les fresques de la salle à manger sont également bien
connues par les excellentes photographies de Fierlants.
Quatre panneaux : deux grands, très-oblongs, en ma-
nière de frise, et deux plus petits. Les hôtes s'en vont à
la fête; départ, arrivée, réception, préparatifs pour le
festin.
Dans la procession des invités qui défilent en plein
air, il y a des groupes d'une belle désinvolture, surtout
des femmes, par exemple celle qui donne le bras à son
amoureux et qui se retourne à demi. C'est gai, de franc
caractère, et très-entraînant. On irait volontiers à l'aven-
ture, derrière cette jeunesse en atours de réjouissance,
ne fût-ce que pour causer avec quelques bons hommes
qui ont l'air très-avisé, et qui songent peut-être aux
grands vidrecomes, tandis que la jeunesse songe à l'a-
mour et en fait même un peu,— chemin faisant.
On arrive, on frappe à la porte de l'ami. Nous voici
entrés. Oh 1 la bonne table, bien garnie de vases ciselés,
de verreries et de faïences 1 La bourgeoise est là, debout,
donnant le dernier coup d'œil et le dernier coup de
main aux préparatifs du banquet. Tout ira bien ! Ail
right! Çome in, gentlemen and ladies, boys and girls, and
babies also. Il y a place pour tout le monde, dans celte
salle d'une si fine couleur et qui rappelle un peu, par
la distinction du ton, le volet gauche du triptyque de
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Quentin Maissys au Musée d'Anvers, où la jeune Salomé
vient d'apporter sur la table d'Hérode — un plat d'ar-
gent.
Tout eela fait grand effet à l'Exhibition internatio-
nale et Leys sera désormais populaire en Angleterre.
En face des neuf tableaux de Leys sont les neuf ta-
bleaux de Gallait, qui excitent également la curiosité.
Gallait n'avait point exposé à Paris en 1855, et il s'est
môme presque retiré des exhibitions périodiques. Cette
réunion de ses œuvres principales offre donc boaucoup
d'intérêt. Gallait aussi n'était presque connu en Angle-
terre que par sa renommée. A présent, les Anglais et les
émissaires des autres peuples qui viennent étudier à
Londres l'état de l'art contemporain pourront juger sur
pièces rapprochées cet artiste, dont les tableaux sont
déjà dispersés dans les musées et les riches collections
particulières.
L1 Abdication de Charles-Quint appartient au Musée
royal de Belgique, bien qu'elle soit ordinairement placée
au Palais de Justice de Bruxelles. Les Derniers moments
du comte d'Egmont appartiennent au Musée royal de
Berlin, les Derniers honneurs rendus au comte d'Egmont
et de florn, à la ville de Tournai ; Jeanne la Folle, à la
reine de Hollande, et décore sa résidence au pavillon
du Bois, près La Haye; la Prise d'Antioche vient de la
collection Jacobson à Rotterdam. Voilà déjà cinq villes
mises à contribution, au profit de l'exhibition vraiment
internationale. Le Prisonnier appartient à M. Pauwels;
le Montaigne visitant le Tasse, à une autre galerie de
Bruxelles ; le portrait du pape Pie IX retournera sans
doute à Rome, d'où il est venu. Pour la Dalila, un des
DE LONDRES EN '1862. 207
derniers tableaux de l'auteur* on ne dit pas d'où elle
vient, ni où elle ira.
Quatre compositions historiques, dont une tbile de dix
mètres, VAbdication de Charles-Quint ; trois tableaux
qu'on peut appeler poétiques; tin portrait et même une
bataille: Gallait se montre donc à Londres soiis toutes
«les formes de son talent.
C'est l'Abdication de Charles-Quint qui a fait la répu-
tation de Gallait. Ce tableau est déjà d'une date assez éloi-
gnée, et les qualités du peintre se sont fortifiées depuis.
Son style se rapprochait alors de celui de Paul Dela-
roche et même de celui d'Eugène Deveria dans la Nais-
sance de Henri IV) du Musée de Luxembourg. L'histoire
y est prise par son côté un peu théâtral et irès-splendide.
Les draperies, les toilettes et ajustements y marquent non
moins que les têtes des personnages, qui ont peu d'in-
dividualité.
Contrairement à ce que nous observions tout à l'heure
chez Leysj quand il peint l'histoire, prenez tout l'œuvre
de Paul Delaroche, la Jane Grey, les Enfants d'E-
douard\ le Charles /er, le Stafford, etc , ces figures ne
sont pas plus de leur temps que de leur pays; la Jane
Grey pourrait être une grisette parisienne d'à présent,
et la Martyre qu'on voit à cette exhibition même, serait
aussi bien une Ophélia, ou quelque jeune fille noyée
dans la Seine au bord de l'île Saint-Denis. Le tableau
de Charles-Quint, par Gallait, n'est pas exempt de ce
défaut. Le vrai caractère historique y manque. Les per-
sonnages se trouvent là par occasion et ils pourraient
aussi bien figurer dans la représentation d'un autre fait
historique, d'un temps ou d'un pays tout autres; il n'y
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
aurait qu'à changer la forme des collerettes et la coupe
des vêlements.
Constable le naturaliste fut bien surpris, un jour que
son ami et patron, Sir George Beaumont, qui peignait
aussi le paysage, lui dit naïvement : « Je suis embar-
rassé pour placer mon arbre brun. Car c'était alors l'u-
sage chez les paysagistes de mettre toujours quelque-
part un arbre foncé, pour contraster avec les arbres de
couleur naturelle et faire repoussoir au vert. Constable
ouvrit la fenêtre de l'atelier donnant sur un parc et dit
à Sir George : « — Où diable voyez-vous là votre arbre
brun ? »
Les peintres d'histoire ont souvent ainsi des figures,
— brunes ou blondes, —qu'ils s'habituent à placer dans
toutes leurs compositions. Même chez de très-grands
maîtres, le caractère historique est absolument négligé.
Paul Véronèse ne songeait guère à cela, quand il pei-
gnait ses Noces peu bibliques, où les belles dames de
Venise et ses amis les artistes jouent galamment le rôle
de Cananéens. On s'en console, je le veux bien, quand
la peinture est magique comme celle de Paolo, et ce
n'est pas moi qui me tourmenterai sur l'authenticité
d'une interprétation en peinture. Je ne sais pas même
le sujet de beaucoup de tableaux que j'admire, et je n'ai
jamais eu l'idée de m'en informer. À propos, que si-
gnifie donc la Vénus deMilo? Bah! peu importe, et il
ne faut pas s'effaroucher non plus des Juives d'Amster-
dam, si elles font leurs saintes femmes dans les tableaux
bibliques de Rembrandt.
Gallait, ayant commencé ses études en France, a
toujours conservé quelque ressouvenir du style français,
DE LONDRES EN '1862. 209
dans la composition particulièrement. Le Charles-Quint
n'est pas éloigné de Paul Delaroche ; le Comte d'Egmont
à ses derniers moments fait penser à M. Léon Coigniet ;
aussi ce tableau a-t-il été gravé en pendant au tableau
de M. Coigniet, le Tintoret et sa fille. Ailleurs et le plus
souvent Gallait rappelle Ary Scheffer, qui fut son maître.
On est toujours le fils de quelqu'un. Michel-Ange pro-
cède du Donatello et du Ghirlandajo; Raphaël, du
Pérugin, de Fra Bartolommeo et de bien d'autres.
Le tableau où les têtes sanglantes des comtes d'Egmont
et de Horn sont exposées sur un drap blanc fait fris-
sonner la sensibilité anglaise, qui affronte parfois la
« chambre des horreurs, » du cabinet de Mme Tussaud,
Backer street. Les têtes sont très-bien peintes en saillie
sur le blanc mat du lit funéraire. Gallait est un très-
habile praticien, qui approche ici de l'auteur du Radeau
de la Méduse.
Dans Jeanne la Folle, c'est encore un mort, couché
sur un lit d'apparat, et dont la tête et les mains bleues
contrastent avec les tons de chair de la blanche jeune
femme. Gallait, comme Paul Delaroche, aime les sujets
terribles. Sa folle, presque terrassée, se penche, par un
beau mouvement, sur le corps de Philippe, et l'expres-
sion de son visage est très-dramatique. Le torse et les
bras sont dessinés et modelés en maître, mais la couleur
des draperies et des accessoires d'ameublement n'est pas
très-harmonieuse.
La Dalila vient, je crois, d'être terminée et il semble
même qu'elle n'a pas encore été vernie. De larges embus
empêchent la transparence en certaines parties, surtout
dans le rideau rouge qu'entrouvre la suivante en robe
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
bleue à reflets verdâtres, et sous la pénombre duquel se
modèle en demi-teinte la cdurtisànè presque nue, sa
draperie blanche abandonnée le long des cuisses. Par
l'entrebâillure du rideau, l'on aperçoit Sarttfeon qiie les
Philistins entraînent. En avant> sur le parquet* uii tâs
de pièces d'or, prix de la trahison; La figure de Dalilà,
quoiqu'un peu creuse, est très-bellë dans cette lumière
mystérieuse, le ton de la chair tout de reflets Mais
pourquoi Dalila plutôt qu'un autre ? Le caractère de là
peinture ne nous transporte point à trois mille ans en
arrières dans cette époque légendaire et bizarre, qui est
la mythologie de la Bibles Cette femme nue pourrait
aussi bien être une sultane du sérail de Constantinople,
une aimée, une courtisane quelconque. On peut d'ail-
leurs en dire autant de presque toutes les interprétations
historiques qu'essaye la peinture contemporaine.
Le Prisonnier est fermement peint, mais assez vul-
gaire. La petite Bataille, avec un effet d'incendie dans
le fond, la ville d'Antioche qui brûle, n'a rien non plus
de particulier. Le portrait du pape Pie IX a t-il eû du
succès lorsqu'il fut exposé à Bruxelles? C'est bien in-
consistant et trop rouge, sans aucune intensité dans la
couleur ni dans la forme. Raphaël, Titien, Velazquez et
d'autres ont fait aussi de ces prélats empourprés, avec
plus d'énergie dans le ton et plus de solidité dans la
structure. Ce pape-là n'est qu'un fantôme, dépourvu
des conditions de la vie, pape de carton colorié et illu-
miné en dedans. Il n'a plus rien de Grégoire VII, ni de
Jules II ou de Léon X. La gravure pourra sauver cette
faible image du dernier descendant de saint Pierre. Sou-
venir d'une ombre qui s'évanouit.
DE LONDRES EN '1862. 211
Un chef-d'œuvre de sentiment et de distinction, c'est
Montaigne visitant le Tasse dans sa cellule de prisonnier.
On y découvre l'influence d'Ary Scheffer^ mais avec plus
de qualités picturales. La gamme delà couleur est très-
harmonieuse, très-justement ménagée dans les clairs-
obscurs. Les têtes ont de l'expression et les mains sont
exquises. C'est plein de mélancolie * et le génie du pùëte
semble rayonner dans cet intérieur. Gallait a fait un
autre Tasse en prison, de grandeur naturelle, qui est
également une de ses plus belles peintures. Il excelle
dans ces sujets calmes et intimes. Le petit tableau du
Tasse visité par Montaigne est certainement une des
œuvres les plus accomplies de l'Exhibition, dans la ca-
tégorie des écoles étrangères.
Leys et Gallait tiennent donc le premier rang dans la
Foreign division. Quelles œuvres rivalisent avec les leurs?
celles de Paul Delaroche ? le Saint Augustin d'Ary
Scheffer? le Josuè de Decamps? Mais ces illustres ar-
tistes sont morts. La Source de M. Ingres? Quoi donc,
en peinture historique ou poétique? L'Évêque de Liège
d'Eugène Delacroix, oui; Delacroix est toujours le plus
grand peintre de l'Europe, mais qu'est-ce que ce petit
tableau dans son œuvre immense et magnifique ! Chez
les Allemands et les Hollandais, tels qu'ils sont repré-
sentés à l'Exhibition, chez les tristes descendants des
maîtres italiens et espagnols, rien qui approche des deux
peintres dont la Belgique s'honore. Ayez bonne confiance
dans le résultat de cette exhibition pour la gloire de la
moderne école flamande.
Si j'étais le jury, je donnerais les médailles étran-
gères à Leys et à Gallait, à Y Évêque de Liège et à la
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Source; après quoi il faut tomber en second ordre.
Madou vient après les peintres historiques, non pas à
cause de son genre familier : le modeste van Ostade et
le spirituel .Tan Steen valent mieux que Mignard et
Lebrun, et Hogarth est plus estimable que Benjamin
West.
Madou compte aussi neuf tableaux; le nombre est fa-
ditique; impair composé de trois trinités ! Nous avons
ses Politiques, sujet qui fut aussi traité par Wilkie avec
beaucoup d'esprit et qui commença sa réputation ; le
Trouble-fête, appartenant au Musée de Belgique; une
Scène de galanterie, à l'Académie des beaux-arts d'An-
vers; la Chasse aux rats, de la collection du duc de
Brabant; et cinq autres petites scènes de mœurs, appar-
tenant à des amateurs belges.
Le plus important de ces tableaux est le Trouble-fête,
avec beaucoup de figures; le meilleur est, à mon avis,
les Politiques, deux personnages seulement, mais qui
éclipseraient Talleyrand et Metternich, en criminelle
conversation, je veux dire en conférence diplomatique.
Que discutent-ils, ces deux profonds politiques ? La
question romaine, peut-être? Bien fins s'ils y voient
clair. Il me paraît que l'un dit : —• « La papauté est
enfoncée et Rome est nécessaire à l'unité de l'Italie. »
Brave homme de patriote, corrompu par la philosophie
moderne ! L'autre lui répond : — « Vous n'êtes qu'un
badaud ! Vous n'avez aucune idée des nécessités politi-
ques et de la pondération des empires. Jamais le fils
aîné de l'Église n'abandonnera Rome. Napoléon Ior n'é-
crivait-il pas, à Sainte-Hélène : « Tiens toujours le pape
dans ta main? Paris et Rome doivent mener le monde. »
DE LONDRES EN '1862. 213
Ils en sont là, les Politiques de Madou, jusqu'à ce qu'ils
se jettent leurs verres au visage. Mais ce sont gens mo-
dérés et de mœurs placides, quoiqu'un peu rageurs.
La Chasse aux rats, c'est encore un sujet qu'a traité
Wilkie ; aussi les kermesses et les amoureux de village.
Les Anglais apprécient donc beaucoup la naïveté humo-
ristique des tableaux de Madou. Je ne serais pas étonné
qu'il fît une trouée dans les collections anglaises, peu
ouvertes aux peintres modernes du continent, mais si
généreuses pour les peintres insulaires, dont certains
tableaux se vendent des milliers de guinées et rapportent
parfois à l'auteur, avec le produit des expositions et des
gravures, jusqu'à deux ou trois cent mille francs : tel,
le tableau de Frith, le Derby, exposé présentement chez
M. Gambart, Pall Mail, et dont la gravure a déjà trouvé
un nombre prodigieux de souscripteurs à dix et quinze
guinées l'exemplaire 1
Les tableaux de Madou sont rangés sur le lambris en
retour de la salle consacrée à l'école belge ; il a pour
pendant, de l'autre côté, les tableaux d'Alfred Stevens,
et, en face, les tableaux de Willems, tableaux de genre,
—- d'un genre différent, —mais qui sont également ac-
cueillis avec sympathie. —r L'Angleterre compte aussi
quelques peintres de ce genre élégant, quoique familier,
Newton par exemple, un artiste très-fin et très-distingué,
dont plusieurs peintures rivaliseraient presque avec
celles de Terburg et de Metsu.
Nous connaissons par les expositions précédentes, à
Bruxelles et à Paris, les tableaux d'Alfred Stevens : la
Veuve, VAbsence, le Bouquet, le Chez soi (at home), et
ceux de Willems, la Toilette de la mariée, appartenant
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
au Musée de Belgique, Y Introduction, la ToiUite et le
Message, avec un gentil page, vu de dos, en pourpoint
feuille^morteé C'est la collection de M. van der Donckt
qui a fourni la plupart de ces peintures, ainsi que trois
des Madou.
M. Haminan, avec son Adrien Willaert dirigeant
l'exécution d'une messe de sa composition, devant le dOge
de Venise, tableau emprunté au Musée de Bruxelles,
M. deGroux, avec sa Mort de Charles-Quint, appartenait
à M. Pauwels, sont encore des plus notables û l'Exhibi-
tion. De Groux est surtout fort original datis Une petite
scène intitulée les Regrets, deux prêtres qui se promè-
nent dans Un sentier entre des blés, un vieux et un jeûné,
le vieux la tête inclinée, le jeune un peu émotivé sans
doute par les ardeurs de l'été, par le parfum dés herbes
et le voisinage des fillettes occupées aux champs
M. de Block a quatre tableaux, assez forts, un peu
lourds; M. de Jonghe, sa Vue près de Tournai, appar-
tenant au Musée de Belgique; M. Dillens, Y HiVer et
l'Eté en Zélande ; M. C. Tschaggeny, la MaVe-poste en
Ardennes, au Musée de Belgique, et les Contrebandiers
sur la frontière franco-belge, à la baronne de Mussin ;
M. de Vigne, le Matin du dimanche, au Musée de Bel-
giquej peinture fine et savante, à la suite de Leys; un
autre sectateur de Leys et son ami, M. F. Lies, un ex-
cellent tableau qu'on pourrait intituler les Horreurs de
la guerre, avec des soldats qui emmènent une jeune fille
et son fiancé parmi leur butin, avec l'incendie qui dé-
vore les villages et les moissons -, M. Lies a exposé aussi
un portrait, en pied et de grandeur naturelle, de la fille
de Leys, alors qu'elle était encore enfant. C'est, je crois,
DE LONDRES EN '1862. 215
une des premières peintures de ce jeune maître, qui cher-
che le style, en même temps que la sincérité et la force.
M- Portaels est remarqué pour la distinction de sa
Rebeçca, figure debout, de grandeur naturelle; il a aussi
sa Caravane en Syrie, surprise par le simoun, et un
buste de jeune bohémienne hongroise.
En fait d'autres grandes peintures, il y a le Judas Is-
eario,te, de M, Thomas, le Vésale suivant l'armée de
Char les-Quint, par M. Slingeneyer, le Diomède, de
M. Stallaert, empruntés au Musée de Belgique. Je
suppose qu'on est un peu revenu sur le mérite du Judas,
qu'on vantait beaucoup à l'époque où il fut exposé à
Bruxelles. Composition prétentieuse et faussement dra-
matique, lumière impossible, exécution misérable ; le
néant. I| ne faut plus parler de cet Iscariote. Pour
M, Slingeneyer, fort considéré, dit-on, en Belgique,
peut-être aussi la sympathie nationale s'égare-t-elle un
peu, Quelque science acquise et des aspirations ambi-
tieuses ne font pas le peintre.
Le Vésale ne signifie rien du tout, malgré ses cinq
mètres carrés. Je dois dire qu'un autre tableau de
M, Slingeneyer, le Martyre sous Dioctétien, arrête cepem
daiit les visiteurs, à cause de cet homme nu, couché par
terre, et d'un effet de lumière très-faux derrière une
porte entr'ouverte, par laquelle viennent regarder les
bourreaux. Ce sujet intrigue les passants, qui regardent
aussi, par curiosité. Comme ce tableau est placé près de
la série des Gallait, le critique du Journal des Débats, si je
ne me trompe, l'a même pris pour une œuvre du peintre
de Jeanne la Folle l C'est triste pour Gallait, et honorable
pour l'autre.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
M. Verboeckhoven a joué sur un autre nombre de
bonheur que Leys, Gallait et Madou : au lieu de neuf,
il a envoyé sept tableaux. Sept devrait aussi avoir de la
chance : les sept grands dieux, les sept sceaux de l'A-
îpobalypse, les sept grands maîtres de la peinture, etc. ;
'il y a aussi les sept plaies d'Egypte et les sept psaumes
de la pénitence. Décidément, la propriété mystique des
nombres est contestable, et M. Verboeckhoven a d'ail-
leurs oublié que, dans le système de Pythagore, le nom-
bre sept est l'emblème dos « vicissitudes humaines. »
o? Jadis M. Verboeckhoven fut accepté comme un maître
égal aux anciens maîtres de la Hollande et de la Bel-
gique, à Berchem et à Karel Du Jardin, à Adriaan van
de Velde, à Paulus Potter, et môme un peu supérieur
à Aalbert Cuijp; car, en ce temps-là, Cuijp était censé
au-dessous de [M. Ommeganck. Les tableaux de Ver-
sboeckhoven se sont donc enlevés à de hauts prix, et ils
sont aujourd'hui dans les plus riches galeries. Comme
c'est fin et soigné, ils conserveront une certaine valeur
pour la classe d'amateurs qui admirent la mauvaise
peinture et s'endroguent de Mieris, de Denner, de Koek-
koek et de van Schendel. Mais, pour les artistes et les
amoureux de la franche peinture, les moutons de Ver-
boeckhoven sont dépouillés de leur prestige, et ses bœufs
font désormais des cornes trop longues.
Nous avons ici son Taureau, de grandeur naturelle,
peint en concurrence à celui de Paulus Potter, qui n'y
avait pas non plus très-bien réussi; son Chien de Terre-
Neuve, aussi de grandeur naturelle, et qu'il faudrait
retirer de l'eau, s'il y tombait; des bestiaux hollandais,
une brebis flamande, dite la Bonne Mère, des moutons
DE LONDRES EN '1862. 217
écossais et des villageois belges : tous les pays, comme
on voit, et toutes les races sont familières à M. Ver-
boeckhoven. — Il ne manque que les moutons de Pa-
nurge.
De plus, nous avons un cheval blanc, de grandeur
naturelle, découpé sur un fond de papier gris-bleu. Et
sur ce cheval il y a des bottes, des hauts-de-chausses,
un pourpoint et un chapeau à plumes, formant ensemble
une apparence de cavalier. Les Anglais, qui voient par-
tout leur histoire et qui croient qu'on ne s'occupe
que d'eux, ont pris ce bonhomme pour un fantôme de
Charles Ier, sous prétexte qu'il a quelque chose du
Charles Ier on horseback, de van Dyck, dans le palais de
Windsor. Mais la vérité est que ça représente Rubens,
l'aïeul des artistes flamands en général et de Verboeck-
hoven en particulier.
Sérieusement, les tableaux de M. Verboecklioven, où
l'on peut découvrir de l'adresse appliquée dans un sens
étranger à l'art véritable, ne font plus d'effet dans les
expositions actuelles, et ils n'y seraient pas môme vus,
sans la célébrité éphémère qui s'est attachée au nom de
l'auteur.
Les autres peintres d'animaux sont M. Joseph Ste-
vens, avec une sorte de frise, où des chevaux revenant
delà foire se dessinent sur un ciel gris; M. Robbe, avec
son grand tableau du Musée royal, la Campinc, tachetée
de troupeaux; et M. Yerlat avec son tableau intitulé :
Au Loup! et deux pendants de Singeries très-égayantes.
En peintres de fruits, nous avons M. Robie, avec ses
Raisins, du Musée de Belgique ; en marinistes, M. Clays,
trois tableaux; un architecturiste, M. van Moer, dont
13
-ocr page 230-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
les trois Vues de Venise'sont remarquées, comme elles
l'ont été aux expositions de Bruxelles et de Paris; en
paysagistes, M, Lamorinière, M. Piéron, M, Four-
mois.
M. Lamorinière a exposé deux paysages : Y Eté, vue
prise d'Anvers, et l'Automne, vue prise de Spa. Ses
arbres ont de l'élégance ; l'exécution est un peu mince
et égale partout ; mais il a des gris très-fins, des har-
monies heureuses, et l'ensemble est distingué.
Le tableau de M. Gustave Piéron, Vue prise dans les
environs d'Anvers, appartient au duc de Brabant. M, Pié-
ron possède un vif sentiment de la nature naturelle; il
aime les sites très-simples, un peu sauvages; quelques
chaumières abritées sous des ramures, une lisière de
forêt, ou des terrains abruptes et stériles. Sa couleur
est intense et parfois un peu sombre ; sa touche ferme
et môme un peu lourde ; mais il va dans le sens d'une
sincère interprétation du paysage.
M. Fourmois nous paraît être le plus fort des paysa-
gistes belges qui ne se sont pas jetés à la suite de l'école
française, d'ailleurs excellente en elle-même, mais dan-
gereuse pour les artistes qui veulent l'imiter. L'imitation
est toujours détestable, même quand elle s'attache à des
modèles supérieurs. J'aimerais mieux avoir inventé la
moindre petite ébauche originale que d'avoir exécuté le
plus superbe pastiche de Raphaël. Les Bolonais, qui
n'ont fait que copier leurs prédécesseurs, ne valent pas,
tous ensemble, malgré leurs prétentions orgueilleuses,
le bohémien Brouwer qui créa ses fumeurs mirobolants,
ou le gentil Watteau qui créa ses donzelles irrésistibles.
Il faut à l'artiste pour qu'il existe dans l'art, comme au
m londres en 4862. 219
citoyen pour qu'il existe en politique, —le self-govern-
ment.
Les trois tableaux de Fourmoissont le Cottage dans la
Campine, appartenant au Musée do Belgique -, un Marais
et une Route à travers la lande. Ce dernier paysage sur-
tout est peint, si Ton peut ainsi dire, avec une con-
science amoureuse; il communique l'impression que
l'artiste lui-même a reçue dans cette campagne isolée.
Point de ficelles d'exécution ; point de contrastes exa-
gérés; juste ce qu'il faut et comme il faut, pour montrer
aux autres ce petit morceau de nature, qui a sa poésie
propre, aussi bien que les sites à grand étalage. Est-ce
qu'un petit moulin dellobbema ou un buisson deRuis-
dael ne sont pas des chefs-d'œuvre au même titre qu'une
gorge des Apennins par Salvator Rosa ou qu'une vue
du golfe de Naples par Claude le Lorrain?
En sculpture belge, rien no marque hors ligne, quoi-
qu'il y ait plusieurs marbres empruntés au Musée royal,
le Vainqueur, par MM. Théodore et Jean Geefs ; l'Ange
du mal, par M. Joseph Geefs; la Vénus Anadgomène,
de M. Fraikin, appartenant au duc de Brabant, et di-
verses autres statues, plus ou moins estimables.
J'espère n'avoir rien oublié de saillant parmi les
œuvres de l'école belge, et je souhaite poui* son hon-
neur que les visiteurs affluent de partout à la grande
Exhibition internationale où elle se montre si favo-
rablement.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Avant la révolution politique et religieuse qui scinda
en deux les anciens Pays-Bas, Hollandais et Flamands
constituaient une seule et même école, issue des van
Eyclc. Depuis la séparation, à la fin du seizième siècle,
la divergence des institutions, non moins que certaines
particularités des caractères, des mœurs, des génies res-
pectifs, produisirent deux écoles fort différentes, qu'on a
souvent le tort de confondre ensemble. Rubens et Rem-
brandt n'ont absolument rien de commun, ni dans leur
inspiration essentielle, ni dans leur style, ni dans leur
pratique. Chacune des deux écoles a ses tendances pro-
pres : les Flamands du dix-septième siècle ne font
presque que des tableaux religieux, mythologiques,
allégoriques ou historiques; les Hollandais préfèrent les
scènes de la vie réelle et actuelle, civique ou familière,
et les images de la nature extérieure.
Il y eut pourtant toujours entre les deux peuples, —
entre les deux écoles, — des communications fréquentes,
par suite desquelles s'importaient et se greffaient, ici et
là, des éléments plus ou moins hétérogènes. — Ainsi,
Brouwer, sortant de Haarlem, allait à Anvers, y in-
fluençait Teniers et y formait Craesbeck; Jordaens allait
à La Haye, y peignait son grand Triomphe de Frédéric-
Henry, dans la salle d'Orange, du pavillon du Bois, où
travaillaient près de lui Salomon de Bray, Pieter de
Grebber et autres Hollandais : Lievens, le condisciple et
DE LONDRES EN '1862. 221
l'ami de Rembrandt, s'établissait à Anvers, après avoir
subi à Londres l'influence de van Dyck; Nicolas Maes,
l'élève de Rembrandt, allait à Anvers et s'y liait avec
Jordaens, Frans Hais est un Flamand hollandisé. Plu-
sieurs des élèves et sectateurs de Rubens venaient de
Hollande. Lui-même était allé visiter les maîtres hollan-
dais et particulièrement Gérard Honthorst. Il ne paraît
pas que Rembrandt ait jamais eu l'idée d'aller faire son
tour de Flandre.
Ce commerce amical des deux écoles a toujours con-
tinué jusqu'ici, l'une et l'autre ayant cependant toujours
conservé des nuances distinctives. Aujourd'hui encore,
M. Dillens (de Gand) va chercher en Zélande des sujets
de tableaux, et M. Roelofs (d'Amsterdam) peint à
Bruxelles ses paysages des environs de Dordreeht. Mais
les caractères de chaque école n'ont pas changé.
En Belgique, l'histoire, la poésie, l'allégorie, entraî-
nent toujours un certain groupe de peintres. Outre Leys
et Gallait, ne peut-on pas citer dans « la grande pein-
ture,» à des titres divers, MM. Wappers, deKeyser, de
Biefve, et cet artiste d'un étrange génie, M. Wiertz, qui
ambitionne d'atteindre les plus hauts sommets de l'art,
— inaccessibles peut-être par le chemin qu'il tente?
En Hollande, rien d'analogue. Un moment, le style
de David y fit bien quelques prosélytes, et l'on vit pa-
raître de grandes machines religieuses, comme le Saint
Jean 'prêchant dans le désert, par M. J.-A. Kruseman, ou
allégoriques, comme son Assemblée des poètes néerlan-
dais, détestables peintures, qui trouvèrent néanmoins
pour acquéreurs le roi Guillaume [I et M. van der Hoop !
Mais il n'est plus question de cela, et la Hollande a
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
répris tranquillement soti pelit train naturel. Revenons
à ses moutons,
Donc, point de « grand art » dans la catégorie hol-
landaise à l'Exhibition. Il faut, s'y résigner. Les Hollan-
dais du dix-septième siècle faisaient du moins leurs
vastes compositions civiques, Rembrandt sa Ronde de
nuit, Van der Helst son Banquet à l'occasion de la paix
de Munster, RaveStein, Frans Hais, Ferdinand Bol,
GovertFlinck, Jacob Backer et autres leurs réunions dë
bourgmestres, de régents et d'arquebusiers. Mais le
temps ne prête plus guère à ces patriotiques représen-
tations. La Hollande était un grand peuple et qui jouait
son rôle en Europe. Sa glorieuse époque est derrière
elle. Heureusement qu'elle n'a perdu ni ses mœurs so-
lides, ni sa liberté.
J'ai souvent causé avec des artistes hollandais de ce
qui préoccupait autrefois l'école italienne, de Ce qui est
le fond de l'art grec et même de l'art en général, de ce
qui préoccupe aussi l'école française, fille de l'Italie, de
ce qui passionne à la fois les vrais artistes, les fins con-
naisseurs, et même la foule, - -de la Beauté. Les Hol-
landais n'ont pas l'air de savoir ce que ce mot veut dire.
S'ils ont à peindre une femme, il 11e leur vient pas à
l'imagination de la faire belle. D'un beau modèle qu'ils
auraient sous les yeux, ils 11e regarderaient poiht la
correction des lignes, la délicatesse des attaches, la
grâce des mouvements. L'étude du îiU est d'ailleurs
presque interdite en Hollande par les mœurs, comme en
Angleterre. Il n'y a pas une seule figure nue dans toute
l'exposition hollandaise. Je veu* bien qu'on ne fasse
plus de Vénus ni d'Antiope; mais 011 peut aimer la
de londres en 4862. 223
beauté, même en jupon. Les femmes costumées par le
Titien et le Véronèse, par le Corrége et Raphaël ne le
cèdent point à leurs déesses et à leurs nymphes sans
voile. Seulement, on ne voit que des parties de leur
beauté et le reste se devine dans l'ensemble.
A la vérité, un des peintres les plus prodigieux du
monde, le flambeau de l'art hollandais, comme on pour-
rait nommer Rembrandt, n'eut jamais ce tourment de
la beauté, telle que la comprennent les Méridionaux. Il
cherchait et il réalisait, avec une puissance surnaturelle,
une beauté d'un autre genre, celle qui résulte d'un effet
original et imprévu, et surtout de la profondeur du ca-
ractère. Son prestige est je ne sais quel mystère inex-
plicable. A la galerie van Loon d'Amsterdam, devant
son portrait de femme debout, pâle et fantastique dans
son riche costume de soie noire, on ressent une impres-
sion de beauté, tout autant qu'en présence d'une Impé-
ratrice du Titien ou de la Joconde de Léonard. Si cette
femme inconnue est belle, je 11e sais et je ne le crois pas.
Il est sûr qu'elle a une main fine, et sous un pli de sa
robe sombre un petit bout de pied délicieux. Pour les
traits de son visage, peut-être n'ont-ils rien d'extraordi-
naire ; on ne les analyse point, ni même les formes et
les contours de sa taille, perdus dans l'harmonie géné-
rale de la figure avec les fonds. Qu'a-t-elle donc d'ad-
mirable et d'irrésistible ? Mais expliquez donc aussi les
séductions de la Joconde, de Cette mystérieuse Mona
Lisa, qu'on ne se lasserait jamais de contempler! V
Cet attrait qu'avait Rembrandt et qui l'élève à la hau-
teur des maîtres les plus idéalistes, lui seul d'ailleurs
l'eut dans l'école hollandaise de son temps. Ne le de-
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
mandons pas plus à l'école contemporaine que la grande
peinture d'histoire et les conceptions allégoriques.
Bon. Nous sommes prévenus maintenant. Prome-
nons-nous au bord de la mer ou des canaux, au pied des
dunes ou dans les pâturages bigarrés par les troupeaux,
dans une rue de ville pittoresque ou au milieu d'un
marché; entrons dans quelque demeure bourgeoise, ou
même au cabaret ; regardons quelques bonnes têtes de
prince ou de plébéien. C'est là tout ce qu'on peut voir à
l'exposition de la catégorie hollandaise : marines, pay-
sages et animaux, intérieurs de ville ou de maisons, et
portraits.
Un peintre d'Amsterdam, cependant, M. Israëls, est
l'auteur d'un tableau qui atteint à la poésie. Nous avons
déjà vu ses Naufragés quatre ou cinq fois aux exposi-
tions de la Hollande, de la Belgique et de la France.
Tant mieux. Qu'ils fassent leur tour d'Europe! Le public
n'y perdra pas et le peintre y gagnera.
Israëls a encore envoyé trois autres tableaux, distin-
gués par ses qualités habituelles : le sentiment et la sim-
plicité. On trouve seulement, avec raison, qu'il ne
dessine pas assez ferme, qu'il néglige un peu la struc-
ture do ses personnages et que sa peinture a toujours
l'aspect d'une ébauche. A côté de l'école anglaise con-
temporaine, il ne faut pas d'à peu près, car les préra-
phaélites feraient voir une mouche sur le haut de la
tour de Sainte-Gudule. Je crois bien aussi que les ama-
teurs anglais préfèrent Slingeland et Mieris à Rembrandt
et à Yelazquez. Ce qui d'ailleurs n'est pas un motif suf-
fisant pour se conformer à leur goût.
Un autre peintre d'Amsterdam, M. Springer, continue
-ocr page 237-DE LONDRES EN '1862. 225
avec talent la tradition des peintres d'intérieurs de ville,
tels que les Berckheijden, par exemple; car il n'a pas dé
van der Heijden la finesse onctueuse, dans laquelle
s'harmonisaient si bien les délicates figurines d'Adriaan
van de Yelde. M. Springer est solide et un peu froid,
mais habile architecturiste cependant, et assez initié à la
perspective. Il bâtit bien ses édifices et il est le maître
de la pierre, mais non pas de l'atmosphère qui caresse
et adoucit l'œuvre du constructeur.
Les peintres hollandais du bon temps possédaient une
qualité, perdue aujourd'hui, une manière d'exprimer ce
qui n'est rien,ce qui du moins échappe aux yeux; ils
avaient attrapé l'air; et cet agent invisible mettait à leur
place toutes les choses visibles. Ce fut le secret de Pie-
ter de Hooch et de van der Meer de Delft, comme do
van der Heyden, des van Ostade et de Jan Steen, comme
de toute l'école de Rembrandt, à qui l'invention en re-
vient pour beaucoup.
Le plus difficile en peinture a toujours été de faire
l'air et l'espace. Une fois son paradis créé, le Père éter-
nel n'a plus été embarrassé pour y mettre l'homme et
la femme, les animaux et les oiseaux, les êtres et les
objets de toute espèce.
Luca Giordano, arrivant de Napies à Madrid, et voyant
que Yelazquez, dans ses tableaux, savait mettre le
grand air, se prit à dire : «Cet artiste est le théologien
de la peinture ! » — Quoi de plus subtil, en effet, que la
théologie et que l'air impalpable, bien que lui-même
touche et enveloppe tout !
Les deux tableaux do M. Springer représentent VHô-
tel de ville de La Haye et la Cathédrale de Leyde, appar-
13.
-ocr page 238-226 exposition internationale
tehant au baron Van Brienen Vën de Groote Lifidt, pro-
priétaire d'une si précieuse collection de tableaux
anciens, réunis par son père, et à laquelle il ajoute lui-
même une collection de modernes.
M. WeissenbruCk fait aussi très-habileMettt l'archi-
tecture et les vues de ville; M. Bosboom, les intérieurs
de monuments : il a exposé une Synagogue et la Cuisine
d'un monastère.
Depuis Gérard Dov et l'autre Gérard — délia Notte
(Gérard Honthorst)* la peinture des effets de lumière
factice est devenue une spécialité, qui eut toujours ses
adeptes et ses admirateurs. M. van Schendcl n'est il pas
célèbre, à ce titre-, dans toute l'Europe ? Huit de ses
déplaisantes enluminures agacent les yeux des visiteurs
de l'Exhibition. Son rival, M. P. Kiers, fort estimé par
certains de ses compatriotes, n'a envoyé qu'un seul
Effet de lampe,1— heureusement.
La plupart des anciennes notabilités artistiques de la
Hollande sont là, parmi la génération plus jeune et
mieux inspirée : M. Schelfhout, entre autres, avec Une
Marine, un Efjet dhiver et un Panorama ; feu Barend
Cornelis Koekkoek lui-même, avec un Canal et un Sois.
Koekkoek, Schelfhout et van Schendel, c'était, il y a
vingt ans, la trinité obligée dans toute collection respec-
• table. Et à côté d'eux, il fallait Ommeganck et M. Ver-
boeckhoven. A eux cinq, ils représentaient Willem et
et Adriaan van de Yelde, Potter et Cuijp, Gérard Dov et
Schalcken, Ruisdael et Hobboma. La mode n'en est pas
encore finie, et même le goût d'une certaine classe
d'amateurs se portera toujours sur ces ouvriers minu-
tieux qui imitent la porcelaine et qui sont censés de la
DE LONDRES EN '1862. 227
même profession queCorrége, Titien ou Velazquez ! Il y
aura toujours des curieux pour préférer le chevalier van
der Werff à maître Rembrandt. Ainsi ne soit-il pas !
Parmi les marinistes de réputation, manque M. Louis
Meyer, de La Haye ; mais il y a M* Valdorp et M. Ver-
veer, qui pénètrent aussi dans les riches collections et
même dans les galeries impériales. Ils ont d'ailleurs à
peu près autant de talent que leurs analogues des autres
écoles, sauf peut-être quelques Anglais. Ce sont les An-
glais qui ont le mieux peint la marine, depuis l'époque
de Claude et de Salvator en Italie* de Willem van
de Velde et de Ruisdael en Hollande. Bonington, Call-
cott, Turner ont fait, en ces derniers temps, des chefs-
d'œuvre avec la mer et ses plages.
Les paysagistes sont bien de leur pays. Indifférents à
la froide école de Dusseldorf, leur voisine sur les bords
du Rhin, ils ont même résisté à l'entraînement de l'école
française, si brillante dans le paysage. Ils sont restés
Hollandais.
La Hollande a un caractère propre, formes et cou-
leurs. La terre et le ciel n'y ressemblent point au ciel et
à la terre des autres contrées. La végétation y prend
des teintes locales toutes particulières, et les nuages s'y
comportent autrement qu'ailleurs. Ici, des verts tendres
sur les pâturages, presque sans variété depuis les pre-
miers plans jusqu'à l'horizon. Là, des verts glauques au
bord des canaux, ou des verts sombres dans les bois,
glacés d une enveloppe bitumineuse par l'humidité inces-
sante du climat Presque toujours un ciel gris, de plomb
ou d'argent, d'un seul ton. Des lignes toujours les
mêmes, presque sans accident.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
C'est ce qui explique le simplisme et la monochromie
harmonieuse des anciens paysagistes du dix-septième
siècle. Leur gamme est restreinte, comme celle de la
nature qu'ils traduisent. Dans les tableaux de Ruisdael,
il n'y a souvent que deux notes, tout au plus avec quel-
ques dièzes et quelques bémols : du vert par terre, du
gris en l'air. Sobriété et justesse, c'est sa devise. Rare-
ment les maîtres hollandais risquent des éclats de cou-
leur, que ne commandent point l'aspect de leur pays.
Hobbema, qui aime les effets, se contente d'illuminer
plus ou moins le ton courant de ses paysages. Au moyen
d'un rayon de lumière, le même vert de prairie qui
s'étend brunâtre au premier plan, il le fait passer par
ces nuances olives si distinguées, qu'il affectionne tant,
ou blondes et argentines dans quelques percées du
lointain.
Un des meilleurs paysagistes hollandais est M, Roe-
lofs, fixé maintenant à Bruxelles. Il a trois tableaux :
deux effets de pluie sur le paysage et un Pâturage.
M. de Haas, qui appartient au petit groupe formé à
Oosterbeek, et qui réside aussi à Bruxelles, trois ta-
bleaux également : un Jeune Taureau, un paysage des
environs de Arnheim et une Scène d'inondation, la terre,
l'eau, le ciel, tout confondus ensemble sous le fléau dé-
vastateur. Martinus Kuytenbrouwer (son nom est écrit
Kugienbroumer dans le catalogue anglais), bien connu
en Belgique et en France, où il a travaillé longtemps,
deux tableaux : le Retour de la chasse au faucon et un
Intérieur de forêt, avec de grands troncs de chêne et de
hêtre, peints dans un sentiment décoratif, très-màgis-
tral. M. Burnier, une Lisière de forêt, d'où sort, en tri-
DE LONDRES EN '1862. 229
cotant, une bergère, suivie de sa vache ; la fille et l'ani-
mal, d'assez grande proportion. M. Mollinger, un effet
de pluie, appartenant au baron van Brienen, et un site
de la Drenthe. M. Bilders, deux Forêts et Sur la bruijère}
avec figurines par M. Charles Rochussen, qui, lui-
même, a exposé quatre fines et spirituelles peintures : le
Comte Florent V sur la digue de Vroone, les Gueux de
mer devant Leyde, deux Chasses au faucon ; car le pay-
sage est toujours pour M. Rochussen le prétexte de
quelque scène historique ou de personnages de fantaisie.
Les peintres de genre sont nombreux en Hollande,
comme on sait. M. Herman Ten Kate a exposé le Matin
du dimanche, appartenant au baron van Brienen ; le
Petit lever de la marquise et la Surprise ; son frère,
M. Mary Ten Kate, le Vieux Renard pris au piège, en
hiver. Les petites scènes de M. Herman sont souvent
très-spirituelles, et elles valent à peu près comme pein-
ture les tableaux de M. Meissonier, si recherchés et payés
de si hauts prix.
M. Hollander a aussi sa réputation faite; ses deux
tableaux représentent une Jeune Fille dans sa chambre et
le Bon Moment. Le plus populaire peut-être des petits
peintres hollandais contemporains, M. David Bles, a
envoyé sept tableaux, où les mœurs sont caricaturées
sans beaucoup d'esprit. La fine naïvelé de M. Madou
vaut mieux que les charges vulgaires de M. Bles.
Appelez votre père, tel est le titre d'une petite com-
position assez distinguée par M. Burgers, un ami de
M. Israëls. M. Te Gempt a du sentiment dans son tableau
le Lit de Mort du pauvre, appartenant à M. H.-J. Keijser,
l'habile graveur. C'est aussi un trépas lamentable que
230 EXPOSlTiON internationale
Mme Henriette Roner Knip a poétisé dans un tableau où
l'on voit un pauvre chien, attelé à une voiture de sable,
terrassé par la fatigue et mourant aux pieds de son
maître, de son Camarade, épuisé comme lui. La scène
doit avoir été prise à Bruxelles, qui offre souvent de
pareils épisodes dans ses rues montueuses. Est-ce qu'il
n'y a pas à Bruxelles, comme à Paris et à Londres,
quelque Société protectrice des animaux5/ Hélas! les
pourvoyeurs du sable qu'on étend sur les dalles en Bel-
gique ne sont pas moins à plaindre que les ti'aîneUrs de
leurs lourdes petites charrettes.
En portraits, nous avons celui du roi de Hollande, par
M. Nicolas Pierteman* que ses Compatriotes ont consi-
déré comme une sorte de van Dyck moderne, celui de
l'actrice M,ne Wattier, dans le rôle d'Agrippine, par
M. J.-W. Pienehian, et quelques autres. Ni van Dyck,
ni Rembrandt, ni van der Ilelst n'ont rién à voir là-
dedans.
L'école hollandaise actuelle semble avoir retrouvé,
dans les autres spécialités de la peinture, quelque chose
de la tradition de ses anciens maîtres ; mais, dans le
portrait, toute tradition est perdue. Il en est do môme,
à peu près, chez tous les peuples de l'Europe. La Bel-
gique n'a-plus de Rubcns et de van Dyck; ni l'Alle-
magne de Holbein et de Granach ; ni l'Italie de Léonard
et de Titien; ni l'Espagne de Yelazqucz et de Murillo;
ni la France do Rigaud et de Largillière; ni l'Angle-
terre de Reynolds et de Gainsborough. L'art contempo-
rain laissera-t-il aux seuls photographes le soin de
transmettre à la postérité les images de nos grands
hommes ?
i)ë londhës en 1862. 231
IV
C'est décidé ! l'école anglaise aura sa réputation faite
dans lé monde, à la suite de l'Exhibition internationale.
Il y a une école anglaise, — depuis Un siècle ! Si l'Eu-
rope he le savait pas, C'est bien sa faute; on pouvait y
aller voir, — en bateau ; car c'est aussi un peu la faute
du patriotisme et de la générosité des Anglais, qui n'ont
jamais laissé exporter hors de leur lie les œuvres de
leufs artistes, outre qu'ils y ont importé à prix d'or les
chefs-d'œuvre des artistes du continent.
L'école anglaise compte même plusieurs maîtres de
qualité, qui rivalisent avec ceux des écoles consacrées.
Pour nous, ayant eu la chance d'habiter l'Angleterre,
nous connaissions, bien avant l'exhibition de Manches-
ter, qui a commencé à les populariser au dehors, tous
ceux qu'adoptera l'histoire : Hogarth, Reynolds, Gains-
borough, Constable, Turner, etc.
Les Anglais sont très-excentriques. Ils 11e font rien
comme les autres, ni au même moment que les autres.
Tant que les peuples du continent eurent de bonnes
écoles et de bous maîtres, impossible de naturaliser l'art
en Angleterre. On y attire et on y conserve jusqu'à leur
mort, Holbein sous Henri VIII, van Dyck sous
Charles Ier, et ni lïin ni l'autre de ces grands artistes ne
peut y faire surgir une école nationale. Pendant plus de
deux siècles, c'est une procession d'étrangers : Fla-
mands, Hollandais, Allemands, Italiens et Français,
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
qui, à défaut de peintres indigènes, viennent prêter leur
talent à la cour et à l'aristocratie. Même aux temps de
Shakespeare et de Milton, la peinture est toujours un
produit exotique dans ce pays fertile en poètes et en
littérateurs, en savants, en politiques, en inventeurs de
toute sorte, en hommes d'un génie profond et original.
On eût dit — et l'on disait — que l'Angleterre, qui
marque avec éclat dans l'histoire universelle, était
fatalement impropre aux arts plastiques, et surtout à la
peinture.
Mais, tout à coup, quand l'Italie et l'Espagne, l'Alle-
magne, la Flandre et la Hollande n'ont plus d'art, quand
ia France seule a quelques peintres de fantaisie légère,
— Watteau était même.déjà mort, — voilà que paraît à
Londres un esprit singulier, qui crée presqu'un nouveau
genre de peinture, où s'entremêlent, dans une forme
vive et populaire, la morale et la satire; espèce de
Jan Steen ressuscité chez un autre peuple et à une
autre date ; voilà que naissent presque en même temps
deux portraitistes, qui rappelleront, sous d'autres cos-
tumes, l'élégance de van Dyck.
Près de ces initiateurs, — Hogarth, Reynolds et
Gainsborough, — les Anglais ajoutent volontiers un
quatrième artiste, Wilson le paysagiste. Mais Wilson,
malgré son mérite, n'apporte dans l'école aucun élé-
ment constitutif. Wilson n'est pas une racine, ce n'est
qu'une greffe; il est enté sur Claude et Gaspar Poussin:
il est de Rome, de. « la ville éternelle, » et non pas de
son île. L'initiateur en paysage fut Gainsborough, qui
anima ses vues de la campagne anglaise par des scènes
rustiques et des paysanneries. Morlaud et Constable
DE LONDRES EN '1862. 233
procèdent de lui. Et de même, à l'autre grand portrai-
tiste, à Reynolds, revient encore l'initiative des sujets
empruntés à l'histoire, et surtout à la poésie. Si bien
qu'eux trois, — Hogarth, Reynolds et Gainsborough, —
suffisent parfaitement aux origines de l'école anglaise.
Wilson n'y servirait de rien.
Avant d'étudier ces maîtres et leur postérité, il est
toutefois intéressant d'esquisser la longue période qui
les précède. Cette histoire-là n'est pas très-connue,
même des Anglais, et Walpole est presque le seul qui
ait laissé quelques renseignements relatifs aux arts en
Angleterre, depuis le commencement du seizième siècle
jusqu'au milieu du dix-huitième.
Le plus ancien peintre étranger dont on ait conservé
une œuvre authentique- exécutée en Angleterre, est Jan
Gossaert, dit Mabuse (Jean de Maubeuge). Il paraît que
Gossaert était venu à Londres à la fin du quinzième
siècle, puisqu'il a daté de 1495 le petit tableau avec
portraits des Enfants de Henri VII (galerie de Hamp-
ton Court), dont il existe plusieurs répétitions. Celle qui
appartient au comte de Pembroke a été exposée à l'ex-
hibition de Manchester, où l'on admirait aussi deux vo-
lets empruntés à la galerie de Hampton Court, et faus-
sement attribués à Mabuse; ils représentent Jacques III
d'Ecosse, sa femme Marguerite de Danemark et leur
fils; l'âge des personnages indique la date approxima-
tive de 1484, et le caractère de la peinture un disciple
des van Eyck. L'école de Bruges envoyait donc dès lors
des artistes en Angleterre.
Des peintures du quinzième siècle et des époques
antérieures, il ne reste malheureusement presque rien
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
en Angleterre, la réformation anglicane, et plus tard le
puritanisme, ayant eu leur iconoclàstie.
Au commencement du seizième siècle sont appelés
quelques Italiens, un élève de Ridolfo Ghirlandajo et
Luca Penni, frère de Giovanni Francesco, l'élève et le
légataire de Raphaël; des sculpteurs aussi, puisque
Torregiano, le rival de Michel-Ange, est l'auteur du
tombeau de Henri VII et d'un buste de Henri VIII.
Mais c'est Holbein qui remplit tout le règne de
Henri VIII. Venu à Londres, en 1526, à l'âge de vingt-
huit ans, il y mourut entre le 7 octobre et le 29 no-
vembre 1543. L'Angleterre possède donc, comme on
sait, la meilleure partie de l'œuvre de Holbein.
Sous Henri VIII vint aussi un Flamand, Gérard Luca
Horebout, et, suivant Walpole,-le Hollandais Luca Cor-
nelisz Engelbrechtsen, un des fils du célèbre Cornelis
Engelbrechtsen, qui est censé le maître de Lucas de
Leyde. Horebout, né à Gand en 1498, mourut à Londres
en 1558, l'année où finit le règne de la reine Mary, dont
il avait été peintre en titre.
Sous ce règne de Mary, et pour peindre le portrait de
cette princesse, avant son mariage avec Philippe II,
arrive d'Espagne Antonis Mor (Antonio Moro), qui fait
là, — comme dans les Pays-Bas, en Italie et en Espagne,
—- des chefs-d'œuvre. A la cour de Mary travaillait aussi
Joost van Cleef, d'Anvers, le fou. M. Waagen classe ses
portraits entre ceux de Holbein et ceux d'Antonis Mor.
Joost van Cleef et Antonis Mor ont été fort remarqués
à l'exhibition de Mauchester.
Durant son long et terrible règne, d'ailleurs illustré
par Shakspeare, Elisabeth (la reine vierge, iHrgin queen!)
DE LONDRES EN '1862. 235
emploie à sa cour Lucas de Heere, qtii atait déjà fait le
portrait de la reine Mary; Lucas de Heere, né à Gand,
y mourut en 1584;— Corrielis Ketel, de Gouda, qui
vient à Londres en 1573 et y demeure huit ans ; il a aussi
travaillé en France) — l'Italien Federico ZiiCCari, ou
Zhcchefo, qui arrive en 1574; — Mark Gérard, de
Bruges, vers 1580 ; il mourut en Angleterre, après 1635,
suivant Walpole, Tous ces maîtres ont laissé de curieux
porti'aits de la Reine Vierge. Elle eut aussi pour peintres
deux miniaturistes, Anglais de naissance, mais dont les
noms trahissent une origine française : Nicolas Hilliard
et Isaac Oliver, ou Olivier.
Nicolas Hilliard, né en 1547, s'était formé en étudiant
les portraits de Holbein ; outre ses miniatures, il a peint
quelques portraits de grandeur naturelle. Joaillier en
même temps que miniaturiste, il continua de travailler
sous Jacques Ier et mourut en 1619.
Isaac Oliver fut élève de Hilliard et de Zuccliero ; il a
signé Olivier sur plusieurs de ses dessins, et sur son
album (pocket book) il écrit ses notes indifféremment en
français ou en anglais. La remarque est, je crois, de Wal-
pole, ou peut-être de Passavant. Son fils et élève, Peter
Oliver, né à Londres en 1601, a signé pareillement Oli-
vier une de ses œuvres datée do 1628.
Tandis que des artistes étrangers, attitrés à la cour,
représentaient la « reine vierge » dans ses costumes et
allures bizarres, il se trouva cependant un Anglais pour
faire le portrait de Shakespeare; du moins on présume
que le seul portrait authentique du peintre a été peint
d'après nature par l'acteur Burbadge, son ami et son
interprète dans le rôle de Richard Itl. Ge précieux por-
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
trait, dont nous avons raconté toute la tradition lorsqu'il
parut à l'exhibition de Manchester, a été offert à la na-
tion par le comte d'Ellesmere, qui l'avait acheté à la
vente du duc de Buckingham, à Stowe, en 1848.
Quelques marinistes vinrent aussi de Hollande en An-
gleterre sous le règne d'Elisabeth. Walpole mentionne
en passant un Pieter van de Velde, sans doute l'aïeul
des Willem, que patronnèrent Charles Ier et Charles II.
Après la destruction de la fameuse Armada espagnole
de Philippe II, en 1588, ce fut Cornelis Vroom, qui pei-
gnit les victoires navales du comte de Nottingham. On
l'appelle en Hollande Vroom le vieux (de oude), pour
le distinguer de Hendrik Cornelisz Vroom le jeune (de
jonge), né, en 1566, à Haarlem, où il mourut en 1640.
Sous le règne de Jacques Ier, nouvelle génération de
peintres étrangers : Paul van Somer, né à Anvers en 1576,
arriva à Londres en 1606 ; Cornelis Janson van Ceulen,
en 1618; Daniel Mytens, un peu après sans doute, car
la première date que nous trouvions sur ses portraits
peints en Angleterre est 1623. Van Somer mourut en
1621, ou 1624. Mais Mytens et van Ceulen devinrent les
peintres officiels de Charles Ier, dont ils ont laissé de
superbes portraits, ainsi que de la famille royale et de Fa-
ristocratie anglaise.
Daniel Mytens était né à La Haye en 1590. On a sup-
posé parfois que Cornelis Janson van Ceulen était né en
Angleterre ; il est né à Amsterdam, la même année que
Mytens ; ses noms sont Hollandais, et le van Ceulen (de
Cologne) paraît seulement indiquer qu'il était d'origine
colonaise. Tous deux se lièrent avec van Dyck, qui fit
même un portrait de Mytens ; celui-ci pourtant quitta,
DE LONDRES EN '1862. 237
dit-on, l'Angleterre en 1633, un an après l'arrivée du
célèbre Flamand, et il retourna dans sa ville natale, où
il travaillait encore en 1656. Van Ceulen resta à Londres
jusqu'à 1648 et revint mourir à Amsterdam.
Le règne de Charles Ier est une belle époque d'art en
Angleterre, — grâce aux étrangers toujours. En 1629
Rubens y vient passer une année, et van Dyck s'y fixe
en 1632.
Autour de van Dyck, nombreuse pléiade de Flamands
et de Hollandais : Jan van Reyn, né à Dunkirk (Dun-
lcerque), en 1610, l'avait accompagné et il l'aida sou-
vent dans ses portraits. — David Beck, d'Arnheim,
travaillait aussi avec le maître, et l'on prétend même
qu'il faisait entièrement certains tableaux dont van Dyck
prenait la responsabilité. Smith et M. Waagen donnent
1621 comme date de la naissance de Beck; il n'aurait
eu que vingt ans, à la mort de van Dyck ! — Adriaan
Hanneman, né à La Haye, en 1611, imite van Dyck,
après avoir travaillé avec Mytens; il reste seize ans en
Angleterre. — Weesop encore, autre Hollandais à moi
inconnu, copie van Dyck, ou l'imite, jusqu'à la mort de
Charles Ier (1649).
Peu s'en fallut qu'il ne se formât môme une école
anglaise sous l'influence de van Dyck. Du moins, plu-
sieurs peintres indigènes suivirent également sa manière,
et Walpole nomme George Jamesone le van Dyck écos-
sais. Ce Jamesone, né en 1586, à Aberdeen, avait été,
dit-on, étudier chez Rubens, à Anvers, et s'y était ren-
contré avec van Dyck ; rentré en Ecosse, au moment
où van Dyck allait en Italie, il mourut à Edimburg,
en 1644; nous avons vu de lui plusieurs portraits qui
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
tiennent en effet de van Dyck et de Rubens. L'Irlande
eut aussi son « yan Dyck irlandais, » James Gandy,
mentionné par Walpole, Srpith et M. Waagen. A Londres,
c'était Henry Stqne, qu'on appelle le vieux Stone (old
Stone), ponr le distinguer de plusieurs autres peintres
du même nom; il mourut en 1653, C'était William
Dobson, l'élève et le protégé de van Dyck, et qui lui
succéda comme peintre en titre de Charles Ier ; grand
artiste, qui, dans plusieurs de ses œuvres, égale presque
son maître ; ses huit tableaux exposés à Manchester, son
portrait de Charles Ier, à Bridgewater Gallery, d'autres
encore, sont d'une rare élégance et d'une superbe cou-
leur; il mourut en 1646, âgé seulement de trente-six
ans. C'était môme Robert Walker, le peintre affectionné
de Cromwell, dont il nous a transmis de beaux portraits.
Charles Ier avait fait venir aussi un mariniste, Willem
van de Velde le vieux, qui continua de travailler sous
Charles II et sous. Jacques II, avec son fils Willem le
jeune, et qui mourut à Londres en 1693.
A peine van Dyck mort, accourt Peter Lely, né en
Westphalie d'un père Hollandais, le capitaine Jan van
der Faes, dit Lely, il avait été disciple de Pieter de
Grebber à Haarlem. En Angleterre, il a le même succès
"que van Dyck : il peint Charles Ier et sa cour, puis
Cromwell et son entourage, puis Charles II et toutes
les « beautés de Windsor.» — Cela dura près de qua-
rante ans, jusqu'à sa mort, en 1680.
Largillière, qui, tout enfant, avait commencé ses
études à Londres, y retourne en 1675 et y travaille
quatre ans pour Charles II, sous le patronage de Peter
Lely. Par l'intermédiaire de Lely, qui fut le plus éton-
DE LONDRES EN '1862. 253
nant<$We do van Dyck, presque à s'y méprendre, Lar-
gillière est donc un disciple de van Dyck au second
degré; et, comme il influença beaucoup Rigaud et lui
fit copier des portraits de van Dyck, il no faut pas
s'étonner que les deux célèbres portraitistes de la fin du
règne de Louis XIV aient une splendeur de style et de
coloris peu habituelle aux peintres français de ce temps-
là, et qui rappellel'école flamande : van Dyck et Rubens.
Un autre excellent portraitiste français, Claude Le-
fèvre, né à Fontainebleau en 1633, passa les dernières
années de sa vie en Angleterre et y mourut en 1675.
Walpole mentionne, de plus, un Roland Lefèvre, dit de
Venise, né en Anjou en 1Ç08, qui vécut à Venise, à
Paris et à Londres, où il mourut en 1677.
Charles II employa aussi pendant plusieurs.années un
peintre de batailles, de chevaux et de paysages, plus
célèbre par ses eaux-fortes que par ses tableaux, Dirk
Stoop, né à Dordrecht en 1610. Stoop avait travaillé
d'abord en France et en Portugal. Les Français l'appe-
lèrent tout naturellement Théodore, les Portugais Rode-
rigo; si bien que plusieurs^biographes ont fait trois
artistes du Hollandais Dirk Stoop.
Les Wyck encore, Thomas et son fils Jan, peignirent
alors des batailles, des paysages, des intérieurs, en An-
gleterre, et tous deux y sont morts • le père en 1686,1e
fils en 1702.
Lely était déjà vieux et il allait bientôt mourir, quand
arriva, en 1674, celui qui devait lui succéder, comme
Lely lui-même avait succédé à van Dyck. Gottfried
Kneller était né à Lùbeck, en 1646. On dit qu'il avait
étudié à Amsterdam, chez Rembrandt et chez Bol.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Son règne fut plus long encore que celui de Lely :
Charles II, Jacques II, Guillaume III, la reine Anne,
disparurent, et après l'avènement de la maison de Ha-
novre, Kneller était encore là. Il ne mourut que sous
George Ier, en 1723. Comme van Dyck et Lely, Kneller
avait été créé chevalier, et les Anglais ne manquent
jamais de dire : Sir Antony van Dyck, Sir Peter Lely,
Sir Godfred Kneller. Kneller ne doutait de rien, et l'on
cite ce mot de lui :
«Si l'on eût réclamé mes conseils et mon aide au
commencement du monde, le monde eût été bien plus
beau qu'il n'est. »
Un ancien ambassadeur de France, lord Montague,
avait appelé, pour décorer son hôtel à Londres, Charles
de la Fosse, qui amena avec lui Jacques Rousseau, le
peintre d'architecture, et Baptiste Monnoyer, le peintre
de fleurs; c'était en 1689; la Fosse eut fini en 1692, et
remporta pour sa peine 2,500 livres sterling. Monnoyer
trouva d'autres travaux avec Kneller, et il mourut à
Londres en 1699.
Sous Jacques II était venu un Simon Verelst, qui tient
peut-être à la famille de Pieter Verelst, élève de Rem-
brandt. Sous Guillaume III vint Godfried Schalcken; il a
fait à Londres boaucoup de portraits: celui de Guillaume
plusieurs fois, on petit, et même de grandeur naturelle.
Puis, c'est van der Bank, qui a laissé un portrait de
Newton ; en 1720, c'est Walteau, qui vient voir la cou-
leur du temps outre-Manche, et qui se sauve bien vite.
En 1728, c'est le fameux Donner, si apprécié dans les
cours d'Allemagne. Plus tard encore, de 1738 à 1742,
c'est Jean-Baptiste van Loo. Mais le moment approche
de londres en 1862, 241
Où l'Angleterre n'aura plus besoin d'appeler des portrai-
tistes étrangers.
Au commencement du dix-huitième siècle, l'arbitre
du goût à Londres était William Kent, qui faisait de
l'architecture, de la sculpture, de la peinture, dessinait
des jardins pour les lords et môme des toilettes pour les
ladies. En même temps, l'Angleterre s'était éprise d'une
sorte de peinture architecturale, que professait et prati-
quait l'Italien Verrio, dont un autre étranger, le Fran-
çais Laguerre, fut le continuateur. Un Anglais s'en mêla,
et il y conquit la célébrité, la noblesse, et même un
siège au Parlement. « Sir Charles Thornhill, dit Wal-
pole, succéda à Yerrio; rival de Laguerre dans la déco-
ration de nos palais et monuments publics, il fut anobli
par George Ier, et sa ville natale, Weymouth, dans le
Dorsetshire, l'envoya au Parlement. Ses œuvres princi-
pales sont : la coupole de Saint-Paul à Londres, la
grande salle de l'hôpital de Greenwich, un appartement
à Hampton Court, la salle du château de Blenheim
aux ducs de Wellington, une chapelle à Oxford, une
autre à Weymouth, celle du château de lord Orford,
dans le Cambridgeshire, etc. » On voit encore aujour-
d'hui plusieurs de ces tristes peintures décoratives.
« N'est-il pas étonnant, dit Allan Cunningham, que de
pareilles œuvres aient pu exciter une vive admira-
tion, même chez les hommes d'une intelligence distin-
guée ? »
L'Angleterre en était là, quand parut William
Hogarth.
C'est par Hogarth que commence l'exhibition de
l'école anglaise.
14
-ocr page 254-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Hogarth avait été d'abord graveur, comme qii sait, et
même orfèvre, chez un patron nommé Ellis Gamble,
Aussi son talent resta-t-il toujours un peu métal-
lique,
La plus ancienne gravure qu'on connaisse de lui est
datée de 1720 ; il avait vingt-trois ans Reynolds et Gains-
borough n'étaient pas encore nés ; Richard Wilson avait
sept ans. En 1726, il publie ses douze illustrations du
poème satirique de Butler, intitulé : Iludibras. Un peu
après, ses gravures ne lui rapportant guère que le prix
des cuivres, il se met à peindre, fréquente l'atelier de
Sir James Thornhill, dont il épousa la fille, en 1750, mal-
gré l'opposition du père, exécute, pour vivre, quantité
de portraits, et se lance enfin dans sa vocation véritable :
la peinture de mœurs.
Les six tableaux de la Carrière de la Prostituée (the
Harlofs Progress), commencés en 1731,furent terminés
en 1734, et suivis ep 1735 par les huit tableaux de la
Carrière du Débauché. (the llake's Progress). La gravure
les rendit aussitôt populaires. Quelle nouveauté après
les machines décoratives de Laguerre et de Thornhill !
Et comme ces sujets convenaient bien à l'humour an-
glaise l Ajoutez que la plupart des personnages de ces
drames moraux et sarcastiques représentent des types,
alors très-connus à Londres, et dont on a môme con-
servé les noms.
Nous avons à l'Exhibition la Vie du Débauché, appar-
tenant au Soane Muséum. Ces huit tableaux peuvent se
raconter comme une pièce de théâtre. Notre jeune
homme vient d'hériter d'un père riche et avare, et il se
fait prendre mesure d'un beau costume, en contemplant
de l0ndrës en 1862. 243
ses coffres d'trf. — Le matin, à son lever, l'entourent
des musiciens, des danseurs, des spadassitis, des mar-
chands, toiis les exploiteurs d'une jeunesse prodigue. —
Le soir, c'est l'orgie, avec Une douzaine de courtisanes,
robes aU vent, bouteille en main ; une d'elles lui ettlève
ses bijoux et sa montre en le caressant. — La richesse
s'en va vite à ce train-là; il est arrêté pour dettes et
délivré par une jeune femme qu'il a séduite à sonciébut ;
on l'a vue déjà dans la première scène, et elle repa-
raîtra encore pour le consoler ; 1a. femme est miséricor-
dieuse et dévouée. — Lui, voulant refaire sa fortune,
épouse une vieille et horrible douairière. — Il perd
tout dans une maison de jeu, avec des joueurs effrénés,
qui ne s'âpërçoivent pas même que la maison brûle. —
En prison! ruiné, désespéré, la vieille femme l'acca-
blant d'injures , l'autre, la victime des premiers jours,
évanouie près de son enfant. — Ça finit par Bedlam ; il
est fou, furieux, enchaîné, se roulant, demi-nu, sur le
carreau; et la jeune femme est toujours la, qui sanglote,
penchée sur celui qui s'est perdu si misérablement, et
qui l'a perdue.
Quelques-unes de ces compositions rappellent de loin
Jan Steen, par exemple son excellent tableau du Musée
van der Hoop, à Amsterdam, représentant aussi une
Orgie, où des femmes volent le manteau d'un vieux rakê
étendu près d'une belle fille enivrée. C'est pourquoi
peut-être les Anglais estiment beaucoup Jan Steen.
Lord Wellington lui-même, le duc de fer (iron duke),
recherchait les œuvres de Jan Steen, et il en avait réuni
dans sa galerie quatre, qui y sont encore.
La scène de la maison de fous est terrible et en même
-ocr page 256-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
temps fort grotesque : il y a lé fou d'amour, le fou de
science, le fou de musique, un fou couronné, et même
un fou tiaré, « rival des successeurs de saint Pierre,
fulminant ses excommunications contre les hérétiques, »
comme disent narquoisement les notices anglaises,
explicatives des tableaux de Hogarth.
Nous avons aussi deux tableaux de la Carrière de la
Prostituée, les deux seuls qui aient échappé à l'incendie
de Fonthill. La .perte des quatre autres est bien regret-
table, car cette suite est meilleure encore que celle du
Débauché. Ces deux tableaux sauvés du feu sont les nu-
méros 2 et 3, qu'on pourrait intituler Luxe et Misère.
Dans l'un, on voit l'élégant intérieur de la courtisane
entretenue par un riche juif ; dans l'autre, une pauvre
chambre où elle prépare elle-même son déjeuner. Le
numéro 1 représentait l'Arrivée de la jeune paysanne à
Londres; le numéro 6, son Ensevelissement dans le cer-
cueil par ses compagnes. Il reste du moins les gravures,
pour retrouver la pensée de Hogarth dans cette création
hardie et touchante.
L'Exhibition montre encore la série la plus célèbre de
Hogarth, et, sans doute, la plus connue des étrangers,
puisqu'elle appartient à la NationalGallery. Le Mariage
à la mode fut terminé, tableaux et gravures, en 1745.
Hogarth lui-même mit aux enchères, en 1750, les six
peintures, qui ne montèrent qu'à 110 guinées. M. An-
gerstein, de qui les tient la Galerie Nationale, les avait
payées 1,381 livres sterling, en 1797. Aujourd'hui elles
se vendraient peut-être 10,000 guinées, cent fois plus
que le prix qu'en retira l'auteur.
La gravure a popularisé, mémo sur le continent, cette
-ocr page 257-DE LONDRES EN '1862. 245
espèce de roman tragique, photographié d'après la vie
réelle ; car ici Hogarth ne s'abandonne point à son
instinct caricatural. Il écrit, — c'est le mot, — à la ma-
nière de Richardson, qui peignait, vers la même époque,
Clarisse et Paméla. Comme son contemporain le roman-
cier, Hogarth était un littérateur, un philosophe moral
et un critique. La plume eût fait son affaire aussi bien
que la brosse du peintre ou la pointe du graveur.
Il est peintre cependant, et plus qu'on ne pense, dans
plusieurs de ses œuvres. Il a le mouvement, s'il n'a pas
la correction du dessin ; il a l'expression, s'il n'a pas la
justesse du modelé ; il a surtout l'effet. Il est même colo-
riste parfois, sans avoir la science du clair-obscur. Il a
une touche vive et spirituelle, sans qu'elle soit bien
sûre. Il est clair, même quand il ne prodigue pas, sui-
vant son habitude, les accessoires symboliques do son
intention et jusqu'aux pancartes chargées de gloses et de
commentaires, comme faisaient, par impuissance, les
artistes primitifs. Nous avons remarqué ailleurs qu'il rap-
pelle, dans sa pratique, certaines qualités de Chardin,
— ce n'est pas peu dire, — la pâte abondante et ferme,
souvent le ton très-fin et pourtant très-intense. .Lai tou-
jours pensé que Hogarth avait dû voir quelques pein-
tures de Chardin, qui était à peu près de son âge, mais
dont le talent était déjà formé, alors que Hogarth ma-
niait seulement le burin. Dès l'année 1728, Chardin ne
fut-il pas agréé à l'Académie?
Où l'on peut juger Hogarth comme peintre, c'est sur-
tout dans ses portraits. L'Exhibition en a rassemblé plu-
sieurs, que nous avons déjà vus à Manchester : le fameux
portrait du capitaine Coram (1743), appartenant au
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Foundlincj hospital (hôpital des Enfants trouvés); Celui
de Hogarth lui-nlôme, assis devant son chevalet, figure
entière, de petite proportion; celui dë Mrs Hogarth, en
bUsté et de grandeur naturelle. Nous ne connaissions pas
le portrait de l'actrice Lavinia Fenton, dans le rôle de
Polly, de l'opéra the Beggars [les Gueux), qui eut tant
de Succès ah théâtre de CoVent gardeti. Cette Lavinia,
qui devint plus tard duchesse de Boltcui, le portrait de
M" Hogarth et une autre tête de femme, appartenant
au colonel MayOw, égalent, comme peinturé, les por-
traits dô Chardin, de Lépicïé, et des plus habiles prati-
ciens de l'ôCOle française âu dix-huitième siècle.
NoUs avons mêmë une des peintures satiriques que
Cet opéra dés Beggars avait inspirées à Hogarth ; elle
était à l'exhibition de Manchester, ainsi que la Marche
des gardes allant à Finchley. Lorsqu'on présenta au roi
George II la gravure de ce tableau, qui lui avait été
dédiée : — Qu'est-ce que ce Hogarth? demanda le roi.
—" Un peintre, sire. *— Peintre ! je hais la ôeinture et la
Poésie aussi... Un Peintre tourner en ridicule Un sol-
dat 1... [Bainter! / haie bainting, and hoetry ton... A
bain ter burlesque a snldier /) Le roi George II, étant né
à Hanovre, avait toujours conservé l'accent de la pro-
nonciation allemande.
Ces rois dé la maison de Hanovre n'aimaient guère
les arts. George III qui ne brillait pas par la raison, pa-
tronna cependant Reynolds et les autres peintres de son
règne; et c'est à George IV, qui ne brillait pas parla mo-
ralité, qu'on doit la précieuse galerie de Flamands et de
Hollandais, conservée aujourd'hui à Buckingham palace.
Le Soane Muséum a prêté encore à l'Exhibition la eu-
-ocr page 259-1)e londres en 1862. 247
rieuse suite relative aux élections, et dorit les traits prin-
cipaux caractérisent toujours un peu les mœurs électo-
rales de l'Angleterre. On y voit, en quatre tableaux,
d'abord un superbe banquet dans une auberge de pro-
vince ; le ventre n'est-il pas le péristyle de la con-
science? Puis, les brigues des candidats, à la porte d'un
cabaret, ayant pour enseigne le lion britannique prêt à
dévorer la fleur de lis ; France et Angleterre furent tou-
jours rivales. Puis, le poil sur leshustings, où l'on amène
les paralytiques, les idiots, les aveugles et les muets.
Puis, le triomphe du candidat qui a roussi. Ces peintures
sont de la dernière époque de Hogarth, et il y a mis toute
sa verve, encouragée par l'approbation publique.
Un tableau envoyé par la reine, le Mail (tke Mail), vue
prise dans Saint-James parle, est curieux, au contraire,
comme spécimen des premiers tâtonnements du maître.
Il doit avoir été peint vers 1627 ou 1628, et il rappelle
assez les vues de parc, avec personnages, que peignaient
alors les sectateurs de Watteau. Deux autres peintures,
intitulées Conversation, et appartenant à Sir Robert
Peel et à M. Thomas Baring, font également songera
Lancret et au style raffiné do la régence et des commen-
cements de Louis XV. La Foire à Southwark, grande com-
position, avec tous les épisodes d'une réjouissance po-
pulaire, a beaucoup poussé au noir et ne permet plus d'y
analyser les qualités de Hogarth. Enfin, les Actrices no-
mades (t/ie strolling Adresses) réunissent à la fois la sa-
gacité humoristique de Hogarth, son instinct des types
et de la mimique, sa gaieté spirituelle e-t commuuica-
tivej sa fermeté un peu rude, mais très franche dans
l'exécution. La scène se passe au milieu d'une grange de
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
campagne ; la troupe ambulante y fait sa toilette en
pleine liberté, et l'on admire surtout la grande femme
debout au milieu, laissant tomber sa cotte pour se pré-
parer à quelque rôle de nymphe païenne. Ce tableau,
parfaitement conservé, est peut-ôtre le chef-d'œuvre de
Hogarth.
En tout, trente-trois peintures de cet artiste original,
qui procède sans doute quelque peu des maîtres hollan-
dais, mais que personne n'a égalé depuis, ni en Angle-
terre, ni ailleurs, dans le genre satirique et familier.
Y
Pendant la première moitié du dix-huitième siècle,
comme il n'y avait plus guère sur le continent de pein-
tres illustres à importer en Angleterre, il fallait bien que
des artistes indigènes se chargeassent de la fourniture
de portraits, indispensable à l'aristocratie. Il y eut donc
alors quelques portraitistes anglais, d'ailleurs fort insi-
gnifiants.
L'exhibition de Manchester avait montré des portraits
par Jonathan Richardson, 1665-1745, élève de John
Riley, 1646-1691, qui fut presque un rival de Lely et de
Kneller, et qui peignit Charles II et Jacques II ; — par
Charles Jervas, 1675-1739, Irlandais qui s'était formé
sous Kneller et que son ami Pope ne craignit pas de
comparer à Zeuxis ! — par l'Écossais William Aikman,
1682-1731 ; — par William Kent, 1684-1748, le fameux
« artiste en jardins; » — par Joseph Highmore, 1692-
1780 ; — par Jan van der Bank, 1694-1739, qu'on sup-
DE LONDRES EN '1862. 249
pose né en Angleterre, bien que son nom soit flamand ;
— par GeorgeKnapton, 1698-1778, élève de Richardson ;
— par Thomas Hudson, 1701-1779, également élève de
Richardson, dont il épousa la fille: il fut le maître de
Reynolds ; — par Francis Hayman, 1708-1776, le maître
de Gainsborougn ; — et même des oiseaux, par Luke Cra-
dock, mort en 1717 ; — des chevaux, par John Wootton
(élève de Wyck), mort en 1765; — des marines, par
Samuel Scott, mort en 1772, et que Walpole met en
balance avec les van de Velde, etc.
Les organisateurs de l'Exhibition internationale, lais-
sant dans l'oubli tous ces artistes de la dernière heure,
et non de la première, puisqu'ils procèdent toujours plus
ou moins des étrangers, ont concentré uniquement l'at-
tention sur les vrais fondateurs de l'école anglaise.
Après Hogarth, tout de suite et sans intermédiaires,
Reynolds et Gainsborough ! C'est à merveille !
Reynolds était né précisément en l'année ou mourut
Kneller, 1723. A son retour d'Italie, en 1752, les Anglais
disaient encore : « Shakespeare en poésie, Kneller en
peinture 1 » Mais il fit bientôt oublier Kneller et, pen-
dant quarante années, —jusqu'à sa mort en 1792, —
il occupa le rang suprême dans l'art de son pays. En
conscience, il mérite aussi d'être compté parmi les grands
portraitistes du monde, — et tout près de van Dyck.
Il a vingt-sept portraits à l'Exhibition, et sept tableaux,
qui sont encore des portraits; car, dans ses compositions
poétiques ou familières, et même religieuses, il peignait
toujours ses têtes d'après des personnages de l'aristo-
cratie ou do son intimité. Ainsi, les trois Grâces qui
ornent de guirlandes la statue de l'Hymen sont les por-
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
traits des trois filles de Sir William Motitgomery ; les
Têtes d'anges sont des études d'après la jeune fille de
lord William Gordon. Ces deux tableaux appartiennent
à la National Gâllery, ainsi que Y Enfant Samuel et Y Age
d'innocence.
Et de môme, les portraits de Reynolds sont compo-
sés, le plus souvent, comme des sujets allégoriques :
Mts Siddons, l'actrice, est en muse tragique; Mrs Hart-
ley, l'actrice, en bacchante, avec son enfant sur son
épaule, comme un petit Bacchus, est intitulée l'Amour
maternel; lady Galway, portant aussi son enfant sur
son dos,joue la bohémienne errant dans un bois; Kitty
Fisher est censée une Cléopâtre qui dissout une perle
dans sa coupe ; Mrs Stanhope représente la Contempla-
tion; miss Gwatkin, la Simplicité. Cette manière d'allégo-
riser les personnages motive les mouvements et les phy-
sionomies, et ajoute beaucoup de charme à la peinture.
Il est très-ennuyeux do voir toujours des portraits posés
dans des attitudes à peu près pareilles, le coude appuyé
sur un socle et la main ballante, l'autre main sur la
hanche ou dans le pourpoint. Yan Dyck n'a pas échappé
à cette monotonie, et il est un peu responsable de ce
qu'on appelle dans les ateliers le ponsif.
Les femmes de l'aristocratie anglaise sont d'une beauté
extraordinaire, quand ça leur prend, et ça leur prend
souvent. Reynolds eut le bonheur de peindre toutes les
<i feines de beauté, » non-seulement de l'aristocratie,
mais du théâtre et du « demi-monde, » par exemple les
adorables duchesses de Devonshire et de MarlboroUgh,
la superbe Mrs Siddons et l'irrésistible Nelly O'Brien.
La duchesse de Marlborough est debout, vue de face
-ocr page 263-dp londres en 1862. 251
sur un fond de paysage, en robe do yelours rouge, taillée
à la sultane et ouverte sur un jupon de satin blanc, La
duchesse de Dovonshire, Georgiana Spencer, « la sans
pareille, » peerless., comme dit le Times, est vue de pro^-
fll, descendant les marches d'un parc, la main droite
sut' une balustrade, la gaucho ruinassent les plis de sa
robe blanche; elle a des plumes roses dans l'édifice de
sa haute coiffure, Fond de grands arbres, qui rappelle
les paysages du Cprrége et du Titien. Dans un autre por-
trait, peint huit ans après, elle joue à la main-chaude
avec sa petite-fille. Assise sur un sopha à dossier rouge,
elle se dessine sur un rideau rouge; son ample cheve-
lure est argentée par la poudre ; fichu blanc, robe noire;
les bras nus. L'enfant qu'elle tient sur ses genoux et qui
cherche à surprendre sa main en l'air, s'enlève toute
blanche sur un fond de ciel.
Ce sont là des chefs-d'œuvre, ainsi que les portraits
de lady Galway en bohémienne, de Kitty Fisher en Cléo-
pâtre, et de i\lrs Harfley en bacchante. On peut les met-
tre entre des van Dyck et des Rubens, des Titien et des
Velazquez, où l'on voudra. Je préfère encore cependant
le portrait de lady Elisabeth Forster, seconde duchesse
de Deyonshire, et celui de miss Nelly O'Brien.
Lady Elisabeth est yue à mi-corps, tournée de trois
quarts à droite. Toute en blanc, chemisette, garnitures de
dentelles, manches bouffantes. La taille est ceinte d'un
large ruban bleu. La poudre donne à la chevelure re-
levée des tons de nacre. Le dessin des traits est ferme,
juste, fin, aiguisé dans certains accents des contours. La
bouche et les yeux sont d'une beauté rare. Et c'est peint
avec une pâte abondante qui est devenue de l'émail. Et
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
la couleur en est si lumineuse, qu'elle éclaire le fond
de ciel.
Nelly O'Brien, nous la connaissons déjà : nous l'avons
vue à l'exhibition de Manchester, et nous Pavons revue,
ces jours-ci, dans la magnifique galerie de lord Hertford,
à Londres. Chez lord Hertford, Nelly porte une mantille
de dentelle noire, un corsage de soie à raies bleues sur
blanc, un jupon de satin rose transparaissant sous du
tulle, un grand chapeau de paille verdâtre, dont le bord
avancé produit une douce demi-teinte sur le visage, sur
une partie du cou et du sein. Dans le portrait que
M. Mills a prêté à l'Exhibition internationale, Nelly est
pareillement assise, de face, au milieu d'un beau pay-
sage, avec de grands arbres sombres, largement brossés,
quelques éclats de ciel entre les branchages à gauche,
par où vient une lumière pâle comme un clair de lune
et qui laisse toute la droite du visage en vague pénom-
bre. Tête nue, les cheveux, sans poudre, relevés négli-
gemment et retenus par une chaîne de perles. Le cor-
sage en mousseline ne couvre que la moitié delà gorge.
Un collier de perles rivalise avec les tons de la peau.
Des larges manches sortent les bras nus, croisés sur le
giron, le coude gauche appuyé sur un cippe. Bracelets
de corail, une bague en rubis. Nouvelle lutte de la chair
contre des pierreries. Un ample jupon feuille-morte,
tirant sur le grenat, fait draperie autour des genoux.
Pour ceinture, un mince ruban rougeâtre.
La physionomie est malicieuse et à la fois très-mélan-
colique, spirituelle, indéfinissable et magnétisante comme
celle do la Joconcle. Je ne sais quel reflet des arbres y
étend, ainsi que sur la blonde chevelure, une teinte fan-
DE LONDRES EN '1862. 253
tastique. On n'aperçoit de ces figures-là que dans les
rêves d'une jeunesse voluptueuse et tourmentée. L'œil
fixe et profond vous attire et donne le vertige. On essaye
de reculer, ce regard vous poursuit et vous appelle. Il
n'est pas étonnant que cette « sirène enchanteresse ait
corrompu un premier ministre, » et les Anglais devraient
lui pardonner.
La Nelly de M. Mills, plus étrange que celle de lord
Hertford, n'est pas si accomplie comme œuvre d'art.
Elle séduit les artistes, mais les amateurs ordinaires lui
reprochent de n'être qu'une espèce d'ébauche. Il est vrai
que le détail y est enveloppé dans l'ensemble. Tout le
monde n'aime pas ces vives images, d'un seul jet, fami-
lières à Velazquez et à Rembrandt, les maîtres de Rey-
nolds, avec Titien, Rubens et van Dyck.
Les autres portraits de femme sont la comtesse de
Pembroke et son fils, la vicomtesse Melbourne, lady
Spencer, en amazone, caressant la tête de son cheval
favori, la vicomtesse Althorp et son fils, qui joue avec
un petit griffon, la marquise de Camden, etc.
Nous avons aussi des chefs-d'œuvre dans les portraits
d'enfants. Les critiques anglais disent avec raison qu'au-
cun peintre n'a su, mieux que Reynolds etGainsborough,
donner à l'enfance « sa grâce ingénue et sa sainte sim-
plicité. » V Enfant Samuel, Y Age d'innocence, Y Ecolier,
peint sous l'influence de Rembrandt et de Murillo, le
petit Berger, qui s'en va dans la campagne avec son
troupeau, ont été vulgarisés par la gravure, ainsi d'ail-
leurs que presque tous les tableaux de Reynolds. Voici
la petite princesse Sophia Matilda de Gloucester, en
bonnet blanc, couchée par terre, le bras gauche autour
15
-ocr page 266-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
de son bichon ; la petite miss Gwatkin, les mains pleines
de fleurs ; miss Price, suivie de deux agneaux ; et surtout
la petite Penelope Boothby, si étonnante de tranquillité
et de naïveté, avec ses cheveux rouges tombant sans
façon sur le front et de chaque côté sur le cou, sa grande
coiffe blanche, ses deux bras, emmitouflés de mitaines
grises, croisés sur ses genoux. Assise en boule, au milieu
d'un paysage, elle vous regarde de face, avec une phy-
sionomie intelligente et toute placide. Le fond d'arbres
rappelle encore les fonds de YAntiope. Reynolds tient
souvent de l'école de Parme.
Ailleurs il ressemble à van Dyck, par exemple dans
son grand portrait du vicomte Althorp, debout, en noir,
un livre dans la main droite. Cependant ses portraits
d'homme n'ont pas la même excellence que ceux de
femme. L'amiral Bridport, emprunté à l'hôpital de
Greenwich, est assez vulgaire ; l'amiral Barringtôn, pro-
venant du même hôpital, est très étudié et très-modelé;
le marquis de Rockingham et le marquis de Hastings,
le comte de Pembroke, en habit rouge, et le célèbre
groupe, qui réunit Sir Francis Baring et deux autres per-
sonnages, — quoique savamment peints, -- sont à une
distance infinie de Georgiana la « sans pareille» et de la
« sirène » Nelly.
La reine, à qui appartiennent les portraits du marquis
de Rockingham, du marquis de Hastings, et celui de la
petite princesse de Gloucester, a envoyé aussi un tableau
de sa galerie de Buckingham palace, Femme nue et en-
dormie, surprise par un berger que guide l'Amour; sou-
venir des Vénus du Titien ; très-beau paysage toujours,
dans le style chaleureux des grands maîtres de Venise.
DE LONDRES EN '1862. 255
Assurément Reynolds est composé de plusieurs élé-
ments pris à d'autres peintres : il a beaucoup de van
Dyck, beaucoup des Vénitiens, un peu de Rembrandt et
un peu de Corrége. On ne saurait mieux choisir, sans
doute; le tout est que ces influences soient fondues dans
une personnalité absolument distincte des autres. Est-ce
que van Dyck n'est pas un composé de Rubens, des
Vénitiens et des Génois? Il n'y a peut-être que Rem-
brandt qui ne procède de personne.
Eh bien ! chez Reynolds l'originalité individuelle est
tellement affirmée, qu'on ne risque jamais de le confon-
dre avec un autre peintre. Il est même dos plus faciles à
reconnaître, — quand on le connaît. C'est là un signe de
grand maître 1
Gainsborough aussi est un original bien caractérisé.
S'il procède de van Dyck et un peu de Rembrandt, il
est toujours lui-même cependant. S'il ressemble un peu
à Reynolds, c'est qu'ils ont peint les,mêmes types, dans
le même temps, avec les mêmes modes et le même ciel;
mais il s'en différencie, comme van Dyck de Rubens.
S'il n'a pas tout à fait l'ampleur de Reynolds, il est plus
spontané, plus fin de ton, plus distingué même et plus
élégant. Reynolds s'est toujours tourmenté de théories
et de procédés pratiques; Gainsborough peignit comme
il faisait de la musique, d'inspiration. L'un demandait
davantage à la science, l'autre davantage à la nature.
Pour moi, je ne saurais dire qui est le plus fort des deux,
les chefs-d'œuvre de Gainsborough, son Blue Boy, Ja
duchesse de Devonshire, lady Ligonier, la Fille à la
cruche, la Porte du cottage, présentement exposés à Lon-
dres, le portrait de MrS Siddons, qui fut exposé à Man-
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
chester, d'autres encore, valent les chefs-d'œuvre de
Reynolds. Ne séparons point dans notre admiration les
deux grands artistes qui vivront dans l'histoire côte à
côte, comme le Titien et le Tintoret, Rubens et van
Dyck, Yelazquez et Murillo.
On peut les comparer, à l'Exhibition internationale,
sur leurs portraits de mômes personnages, car Gainsbo-
rough a peint aussi, en pied et de grandeur naturelle,
la belle Georgiana Spencer. On serait bien embarrassé
s'il fallait choisir entre les deux tableaux, qui appar-
tiennent au môme propriétaire, au descendant de la du-
chesse de Devonshire, au comte Spencer!
La Georgiana de Gainsborough est debout, en robe de
mousseline, le coude droit appuyé sur un socle de co-
lonne; la tôte nue et poudrée s'enlève sur un rideau
rouge. A droite, superbe fond de paysage et de ciel. L'ex-
pression de la physionomie est délicieuse : on raconte
cependant que Gainsborough, désespérant de traduire la
perfection de la bouche, fut sur le point de barbouiller
sa peinture, un jour qu'on lui en faisait des compli-
ments.
Dans le portrait de lady Ligonier, la composition,
presque la môme, est seulement retournée. La char-
mante lady, en costume blanc, debout, la main droite
sur la hanche, appuie son bras gauche contre une co-
lonne qui porte une statue de bronze. Môme fond, avec
draperie rouge d'un côté, et paysage de l'autre. C'est
aussi élégant que van Dyck.
Où Gainsborough égale parfaitement van Dyck, c'est
dans son fameux Blue Boy, appartenant à la précieuse
galerie de marquis de Westminster. Ce gentil garçon,
DE LONDRES EN '1862. 257
frais comme une rose et costumé de soie couleur de
l'oiseau bleu des fées, doit sa naissance à une boutade
de Gainsborough contre Reynolds. Le noble président,
Sir Joshua, qui se faisait toujours mille raisons sur rem-
ploi des couleurs et sur la technique de son art, s'était
affolé du rouge et avait condamné le bleu. Gainsborough
lui répondit malicieusement par ce chef-d'œuvre. Bah !
toutes les couleurs sont bonnes : il n'y a que la manière
de s'en servir.
On devrait envoyer ce Blue Boy de Gainsborough et
la Nelly O'Brien de la galerie de lord Hertford propa-
gander par le monde en faveur de l'école anglaise. Que
lord Hertford et le marquis de Westminster confient,
chacun son chef-d'œuvre, à un agent qui exposera miss
Nelly et master Buttall (c'est le nom du boy bleu) à Pa-
ris, à Bruxelles, à Amsterdam, à Berlin, à Dresde, à
Munich, à Vienne, à Pétersbourg, à Turin et à Madrid,
ils contribueront ainsi à la gloire de leur pays, et per-
sonne ne pourra plus douter de la suprême maestria des
deux artistes anglais.
Les autres portraits par Gainsborough sont : William
Hallett et sa femme, se promenant dans un parc, la
femme en grand chapeau noir à plumes blanches, suivie
d'un chien blanc;—miss Gainsborough, sa fille, en buste,
avec une main; la tête de profil, les cheveux retroussés,
le front un peu renversé en arrière comme son père;
robe noire ; fond de ciel ; — Nancy Parsons, à mi-corps,
avec deux mains ; très-doux, très-sentimental; —lady
de Dunstanville, assise en un parc et vue jusqu'à mi-
jambe; chapeau noir à plumes blanches, robe jaune,
jupon bleu ; la main droite joue avec une plume ; —
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Mrs Sheridan ot sa sœur Mrs Tickell, Tune en bleu ciel,
le coude appuyé sur l'épaule de l'autre, assise et vêtue
dejaune citron ; peint à Bath, où résida longtemps Gains-
borough, et où les deux charmantes virtuoses, alors tou-
tes jeunes, faisaient de la musique avec lui ; c'est exquis
de couleur et de tournure; appartenant à la galerie de
Dulwich college ; — M1'9 Elliot, appartenant au duc de
Portland.
Un seul grand portrait d'homme, le docteur Fisher,
en habit et culotte de velours cramoisi ; peinture assez
vulgaire, analogue aux portraits de l'école française à la
même époque; et le buste de Dupont, légèrement peint
sur un simple frottis, et qu'on prendrait pour une vive
ébauche de van Dyck ou de Velazquez.
Si quelque berger Paris voulait donner une pomme
en prix aux portraitistes anglais, il devrait la partager
entre Gainsborough et Reynolds ; mais, pour les pasto-
rales, — un berger doit s'y connaître, — il adjugerait
certainement à Gainsborough la pomme entière.
Gainsborough, dit avec raison un critique anglais, fut
le premier en Europe qui sentit et exprima «les charmes
de l'innocente pauvreté. » Les Flamands autour des
Brvegel et de Teniers, les Hollandais du dix-septième
siècle, ont admirablement peint les classes populaires,
mais sans les relever par une douce et sympathique
poésie. Il y a pourtant moyen de voir autant de beauté
et de distinction naturelle dans une jeune paysanne au
coin d'un champ que dans une duchesse poudrée et effl-
plumée. Gainsborough, qui adorait la nature et qui vécut
souvent à la campagne, comprit l'intérêt des scènes rus-
tiques, et se mit à peindre des villageoises avec le
DE LONDRES EN '1862. 259
même pinceau qui peignait des ladies fashionables.
Nous avons à l'Exhibition une demi-douzaine de ces
nobles paysanneries : une Cour de ferme, un paysage
avec des troupeaux, une Famille de pêcheurs ,les Enfants
pauvres, la Porte de la chaumière, la Fille allant à la
fontaine et la Fille qui donne à manger à des.... comment
dire cela, après avoir hasardé l'épithète de noble? Mais
cependant le Times appelle ce tableau « the immortal
Girl feeding pigs, » et cette immortelle Fille avec ses pigs,
lorsqu'elle parut à l'exposition de l'Académie royale, fut
enlevée, au prix de 100 guinées, par Reynolds, qui la
céda au comte de Carliste, Le pig, d'ailleurs, avait déjà
été immortalisé par Paulus Potter, Karel Dujardin et les
Ostade. Et pourquoi faire tant de façons sur les mots,
depuis que le mot de Cambronne a été imprimé? Donc
pigs signifie en français : petits cochons. Eh bien, cette
peinture de la jeune fermière et de ses petits nourrissons
est un chef-d'œuvre. Malheureusement, elle a un peu
poussé au noir, ainsi que cet autre chef-d'œuvre, la
Porte du cottage, connu par la gravure, même sur le
continent.
La petite fille qui va puiser de l'eau, sa cruche à la
main et son petit chien sous le bras, est de grandeur
naturelle ! Les peintres n'ont pas habitué le menu peuple
à celte proportion, qu'ils réservent pour les gens « bien
nés. » Mais vraiment, elle n'est point mal née, la fillette
aux pieds nus, qu'elle va baigner peut-être à la fontaine,
en remplissant son vase rustique. Le petit épagneul
risque aussi d'être plongé dans l'eau claire, pour lui
apprendre à nager. Le chemin sur lequel s'avance la
gentille paysanne est largement peint, dans la manière
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
la plus heureuse des terrains de Huysmans de Malines;
à gauche, en arrière, la ferme ombragée d'arbres; à
droite, des pâturages avec quelques moutons et une
lisière de saules. Ces lointains, d'un ton bleuté, sont ex-
trêmement harmonieux sur un beau ciel argentin. Voilà
une paysannerie prise par son côté séduisant et poétique.
Là est la nouveauté que Gainsborough introduisit
dans ses tableaux, sans jamais d'ailleurs s'écarter de la
nature réelle "de la campagne et des campagnards. A la
même époque, Boucher, Fragonard et autres charmants
peintres français peignirent aussi des pastorales, qui
rappellent trop les décorations d'opéra et la coquetterie
des boudoirs. Depuis, Léopold Robert a encore essayé
des scènes analogues; mais, outre que son exécution est
faible, ses figures sont théâtrales et faussement drama-
tiques. Aujourd'hui, Millet reprend le même thème,
dans un sentiment plus grave, et même triste, donnant
à ses travailleurs agrestes je ne sais quoi du martyr qui
subit une fatalité. Dans les paysanneries de Gainsbo-
rough, la nature est bonne et attrayante, et ses person-
nages sont très-contents d'être au monde.
George Romney (1734-1802), qui fut presque le rival
de Gainsborough et de Reynolds et qui est, après eux,
un des meilleurs portraitistes de l'école anglaise, n'a
qu'un seul portrait, et encore c'est un portrait d'homme,
l'amiral Hardy, appartenant à l'hôpital deGreenwich. Où
il faut voir Romney, c'est dans ses portraits de femmes
et surtout dans ceux de son amie Emma Lyons. Mais les
Anglais ne l'aiment pas, précisément à cause de sa longue
intimité avec cette belle « sirène » qui magnétisa trop
l'amiral Nelson.
DE LONDRES EN '1862. 261
Robert Wilson a sept paysages, dont la Villa Mœcenas
à Tivoli et la Niobé de la National Gallery, une autre
Niobê, à M. Munro, VApollon et les Saisons, avec figures
par Mortimer, et trois marines. Il est froid, mais il est
fort, et en plusieurs de ces tableaux il approche de
Claude. Il faut croire que Yinimitable Claude n'est pas
encore trop difficile à imiter, puisque Wilson et Turner
en Angleterre, comme Both, Swanevelt et autres en
Italie, en ont fait des pastiches presque trompeurs.
Wilson a parfois aussi quelque chose de Joseph Vernet,
mais il vaut mieux. Il est d'ailleurs presque un étranger
dans l'école anglaise. Passons.
Je passe aussi deux étrangers qui eurent l'honneur
d'entrer à l'Académie royale de Londres et que les An-
glais comptent dans leur école, l'Allemand Zoffany
(1735-1810) et l'Alsacien Loutherbourg (1740-1812). Je
passe Ramsay, Runciman, Copley, Mortimer, Raeburn,
Hoppner, Thomson, Blake le Visionnaire, et quantité
d'autres peintres qui eurent un succès relatif et qui rem-
plissent toute la seconde moitié du dix-huitième siècle.
Nous ne pouvons prendre ici que les individualités sail-
lantes ou les groupes caractérisés.
Par Hogarth, Reynolds et Gainsborough, le sortilège
de l'art on Angleterre avait été vaincu ; mais, à peine
l'école existant, plusieurs peintres s'imaginèrent qu'ils
allaient dépasser le glorieux siècle italien. On ne parlait
que grand art, idéal, épopée, style historique et autres
grands mots, «qui ne viennent jamais à l'idée des peu-
ples où l'art est bien en vie ; 011 distinguait entre la haute
et la basse peinture, ajoute l'auteur du Guide à VExhi-
bition ; haute peinture signifiait choisir des sujets qu'on
15.
-ocr page 274-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
n'avait jamais vus; basse peinture, représenter la vie
réelle comme l'artiste la perçoit sous ses yeux. »
Ce furent encore deux étrangers qui devinrent les
promoteurs de ce grand art épique, religieux, allégo-
rique, historique et très-ennuyeux : l'Américain West
(1738-18.20) et le Suisse Fuseli. Il fallait absolument se
former à Rome, devant Michel-Ange et Raphaël. Ho-
garth et Gainsborough cependant n'avaient pas visité
l'Italie, et la plupart des meilleurs peintres, tels que
Morland, Crome, Constable, n'allèrent point non plus
chercher l'art hors de leur île, au delà des mers et des
montagnes.
L'Exhibition montre quelques œuvres, jadis bien cé-
lèbres, de West (le Rçgulus, la Mort du général Wolfe,
le Serment d'Annibal, appartenant tous trois à la reine
Victoria), de Fuseli (la Reine Mal), F Expulsion de Satan du
paradis, Œdipe et lés Furies, et le fameux Cauchemar),
et du plus ambitieux de tous ces chercheurs de quin-
tessence, de James Barry, l'auteur des immenses pein-
tures aux Adelphi dans le Strand (son Adam et Eve et
un portrait de sa mère) ; mais à tout cela personne ne
fait plus attention, quoiqu'il y ait assurément chez West
une tendance approuvable vers les sujets historiques,
chez Fuseli de la science, chez Barry de la conviction
et une certaine grandeur ; le portrait de sa mère est
même une bonne peinture:
La mode épique et allégorique est passée eu Anglo-
terre, où l'art est presque toujours une mode, acclamée
frénétiquement, quelle qu'elle soit, par toute la nation.
A présent, il n'est plus question de ce grand art que l'An-
gleterre devait restaurer, que continuèrent encore John
DE LONDRES EN '1862. 263
Martin, mort en 1854, et Danby, mort en 1861. West,
Fuseli, Barry, Martin et tant d'autres ne sont plus do
rien. Il est convenu que la peinture doit être familière,
comme celle de Wilkie et de ses successeurs, et mênie
qu'on doit prendre dans un tableau les objets avec la
main, comme dans la peinture stéréoscopique des pré-'
raphaélites.
Nortbcote et Opie marquèrent aussi dans les sujets
historiques, Smirke et Stothard dans les petits sujets
• gracieux. On voit à l'Exhibition le Dernier sommeil du
comte d'Argyll, par Northcote, le David Rizzio, d'Opie,
des Sirènes, de Smirke, et le fameux Pèlerinage à Can-
terbury, par Stothard.
Un peintre qui mérite l'attention, c'est George Mor-
land, d'ailleurs assez populaire chez les Anglais : vrai
peintre, pour qui la pratique était un don naturel et un
jeu. Son chef-d'œuvre est peut-être les Gipsies, signé et
daté 1792, grand paysage, large de deux mètres, avec
des bohémiens assis au milieu d'un bois et un gentleman
à cheval qui vient leur parler. Dans un autre genre, un
petit groupe de moutons, signé et daté 1798, est prodi-
gieux de finesse et de lumière.
Crome 1 John Crome, Crome le vieux (old Crome), qui
le connaît sur le continent? Il n'y a pas même bien
longtemps qu'on le connaît à Londres. « Sur dix amateurs,
avoue le Times, neuf ne savent pas que l'Angleterre
possède en lui un artiste qui allie la puissance de Hob-
bima (sic) à celle de Cuyp. » .
Ce Crome est un peintre de province, qui a fait son
affaire dans le Norfolk, sans que la capitale prît garde
à lui. Né à Norwich en 1769, il commença par être
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
peintre en bâtiments, avant de devenir paysagiste. Il
ne paraît pas qu'il ait jamais quitté les environs de
Norwich, qui sont très-pittoresques. Il est mort en 1821*
mais il n'a fait son apparition sur la grande scène de
Londres qu'en ces derniers temps. Je ne crois pas qu'il
y ait de lui une seule peinture dans les collections re-
nommées, et la National Gallery n'en a point. Le nou-
veau Musée de Kensington en possède deux, par suite du
legs de M. John Sheepshanks en 1857 : une Lisière de
forêt, et un Clair de lune, aussi bon qu'un van der Neer.
L'Exhibition internationale en a réuni sept : un Bou-
quet d'arbres, et entre les arbres, un coup de lumière
sur des maisonnettes; effet dans le genre de Hobbema;
— un chemin crayeux, avec des terrains dans le genre
de Huysmans, avec quelque chose aussi de ce qu'on re-
trouve chez Michel, excellent paysagiste français, trop
peur estimé ; — autre paysage avec un chemin, des
terrains arides, quelques troncs d'arbres, presque rien,
mais c'est un chef-d'œuvre ; la finesse et la force har-
monieusement mêlées; — une Abbaye-, le ciel a été
peint par Opie ; Crome l'eût peint beaucoup mieux ; —
le Grand Chêne, entrée de forêt, dans le genre de celles
de Ruisdael, avec de l'eau en avant; première force;
— et la Bruyère, vue d'un pays découvert et sauvage ;
ciel superbe; grand tableau, large de plus de deux
mètres, exécuté avec deux notes seulement, les roux
dorés de la bruyère et les gris argentés du ciel. Le
Times a raison; Crome-approche beaucoup de Cuijp,
de Hobbema, de Ruisdael aussi, de Wijnants et de
Huysmans. Ses qualités sont surtout la simplicité et la
sobriété, avec beaucoup d'éclat cependant, parce qu'il
DE LONDRES EN '1862. 265
est juste de lumière. Il a formé quelques paysagistes;
entre autres Vincent, dont la Vue de l hôpital de Green-
wieh fait songer à Turner.
Crome a bien quelque analogie avec les anciens Hol-
landais, mais son vif sentiment de la nature l'éloigné
du pastiche. Au contraire, Nasmith (1786-1831) imite
tout bonnement Wijnants ; sa délicatesse et sa patience
plaisent aux amateurs anglais, bien plus que l'abon-
dance et l'ampleur de Constable. Oui, l'on ne peut
s'empêcher de remarquer qu'en louant Constable, les
Anglais glissent toujours quelque réserve : « il peint
avec le couteau à palette; il est trop rude; ses ciels
sont trop empâtés, etc.» ; toujours quelque chose à re-
prendre. C'est pourtant là un très-grand peintre, Con-
stable I et que les Français n'hésitent pas à placer, sans
réticence, au premier rang des paysagistes modernes,
avec cet autre artiste si brillant, Bonington, qui, à son
début, trouva également plus de sympathie en France
que dans le pays où il est né.
Pensez que Constable et Bonington sont bien admira-
bles à l'Exhibition de Londres! Du premier, nous avons
une douzaine de tableaux, et de ses meilleurs, tels que
la Cathédrale de Salisbury, la Charrette de foin, YÉ-
cluse, etc. ; du second, six tableaux, deux Vues de Ve-
nise, où il égale Canaletti, une Vue de Normandie, au
marquis de Westminster, son fameux Turc de l'an-
cienne collection Rogers, François /" et sa Sœur, et une
Côte de France. Mais, hélas! pas de place pour étudier
ici ces excellentes peintures; ceux qui désirent con-
naître plus intimement Constable et Bonington, comme
aussi Romney, West, Fuseli, Barry, Northcote, Opie,
Stothard, Smirke, Morland et autres maîtres sur les-
quels nous avons dû passer rapidement, peuvent con-
sulter les biographies que nous avons publiées dans
Y Histoire des peintres de toutes les écoles, à la librairie
Renouard.
Et Turner ! quel grand artiste encore ! Celui-là n'est
pas rare à Londres, heureusement. La National Gallery
à Trafalgar square lui a consacré uno salle entière : plus
de cent tableaux ; ajoutez les tableaux et les aquarelles
du Musée de Kensington, et quantité d'œuvres ad-
mirables dans la plupart des collections particulières.
A l'Exposition internationale, il compte une dizaine de
peintures superbes et plus de cinquante aquarelles; car
il y a aussi des aquarelles de la plupart de ces peintres
déjà mentionnés, de Gainsborough, de Stothard, de
Constable, de Bonington, etc., à côté de celles des aqua-
rellistes spéciaux, tels que Sandby, Cozens, Girtin, Cox,
Cattermole, Fielding, Prout, etc. On a écrit en Angle-
terre bien des volumes pour discuter Turner, unanime-
ment accepté aujourd'hui comme artiste de génie.
Lawrence eut, tout jeune, le privilège d'exciter l'en-
gouement public. A vingt-deux ans, en 1791, il est élu
associé de l'Académie; en 1792, il succède à Reynolds
comme peintre du roi; on 1795, il est nommé acadé-
micien ; en 1815, il est créé chevalier; en 1820, il suc-
cède à Benjamin West comme président de l'Académie.
L'heureux homme ! Il fit presque oublier Reynolds, à
qui il ressemble —de loin. lia presque autant de charme,
mais non pas autant de profondeur, ni de solidité. Il est
souvent faible dans ses portraits d'homme, quelquefois
délicieux dans ses portraits de femme. Sur ses portraits
DE LONDRES EN '1862. 267
de l'Exhibition, les étrangers ne le jugeraient pas à son
avantage, bien qu'il y ait là le portrait de Pie Vil, trop
vanté, appartenant à la reine. Un portrait de Mrs Siddons
a beaucoup d'attrait ; c'est le meilleur, avec celui de Sir
Humphry Davy.
Harlow suivit Lawrence d'aussi près que Lawrence
avait suivi Reynolds. Son chef-d'œuvre, la Famille
Kern b le, fait regretter qu'il soit mort si jeune, — à trente-
deux ans.
Au moment où mourait Hogarth naissait un artiste
peu connu hors de l'Angleterre et qui est comme un trait
d'union entre Hogarth et Wjlkie. Dans sa première ma-
nière, Edward Bird continua les petits sujets familiers,
trop abandonnés alors pour la portraiture splendide et
pour les essais de grandes peintures épiques. Nous avons
de lui deux petits tableaux naïvement et spirituellement
composés et où l'on sent un précurseur de Wilkie.
Willde est assez connu sur le continent, grâce à la
gravure. Passons donc sur ses quinze tableaux, dont
huit, le Colin-Maillard entre autres, appartiennent à la
reine. On sait qu'après son voyage en France, en Alle-
magne, en Italie, en Espagne, il chercha un nouveau
style, où il n'excelle pas comme dans les fines composi-
tions de sa première période.
Il s'en faut bien que Newton ait eu le succès et la célé-
brité de Wilkie. Il est plus peintre que lui cependant, à
notre avis, et il a bien plus de naturel et do charme.
Dans le tableau de Wilkie, à la Galerie Nationale, où
une mère en lunettes met la première boucle d'oreille à
son enfant, il y a, en avant, un petit chien qui — sym-
pathiquement — se gratte l'oreille : c'est un peu là
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
l'esprit de Wilkie et en général des peintres de genre en
Angleterre : de petites intentions ; de la subtilité. Newton
a l'esprit plus franc : il cherche surtout la grâce des
iournuros, la finesse des physionomies, et il arrive
même jusqu'à la beauté. Ses jeunes filles sont exquises.
Il égale à peu près Terburg et Metsu. Newton nous
parait être le premier peintre de toute l'école anglaise,
dans le genre élégant, comme Hogarth est assurément
le premier dans le genre satirique.
Ses six tableaux de l'Exhibition sont des bijoux, de
vrais « trésors d'art. » Dans le Vicaire de Wahefield ré-
conciliant sa femme avec Olivia Primrose, appartenant
au marquis de Lansdowne, la jeune Primrose à genoux
est délicieuse : rien de plus fin chez les plus fins Hol-
landais. Et les gentilles femmeletes que Polly et Lucy
grondant le capitaine Macheath, dans une scène de l'o-
péra des Beggars, — que la grisette essayant des gants
au Yorick de Sterne (appartenant à la Galerie Nationale),
— que la jeune fille de profil, en robe rosâtre, écoutant
les conseils de sa duègneI Quel petit chef-d'œuvre que
Y Etudiant, qui fut son tableau de réception à l'Académie
royale, en 1832, trois ans avant sa mort I
L'ami et le compatriote de Newton, — car tous deux
étaient nés de parents américains, — Leslie, suivit le
même genre, mais non pas avec une pareille distinction.
Ses douze tableaux semblent bien vulgaires entre ceux
de Newton et ceux de Wilkie.
Un chaud coloriste, c'est William Etty, fils d'un meu-
nier, comme Constable et comme Rembrandt. Il faut
le compter aussi parmi les meilleurs maîtres anglais,
non pas à cause de ses grandes compositions bibliques
DE LONDRES EN 1862. 269
r
ou historiques, envoyées par l'Académie royale d'Ecosse,
mais à cause de ses petites figures de nymphes et de
baigneuses, vivement et largement modelées, avec de
beaux effets de lumière, par exemple la Sabrina, de la
galerie Thomas Baring ; sa nymphe, de proportion na-
turelle, dans le style des Vénus couchées du Titien,
montre même que son talent convenait à la grande
peinture, quand elle n'exige que de la grâce et de la
volupté.
William John Muller encore avait de puissantes fa-
cultés de coloriste. Il est brillant et un peu exagéré,
comme Etty, et, dans ses paysages, il a parfois quelque
chose de Constable. Il mourut tout jeune, à trente-trois
ans, on 1845.
Pour en finir avec les peintres qui ont disparu en ces
derniers temps et qui appartiennent déjà à l'histoire, il
faudrait citer en portraitistes : John Jackson, à qui l'on
doit de bons portraits de Flaxman et de Northcote;
mort en 1831 ; — Sir William Beechey, mort en 1839 ;
— Sir Martin Archer Shee, mort en 1850 ; il avait suc-
cédé à Lawrence comme président de l'Académie; —■
puis, William Hilton, auteur de grands tableaux reli-
gieux et historiques, mort en 1839 ; — puis, un excellent
mariniste, Sir Augustus Wall Callcott, mort en 1844; —
puis, William Collins, paysagiste et peintre de genre,
mort en 1847 ; — un autre paysagiste assez fort, John
James Chalon, mort en 1854; — Thomas Uwins, qui
fut longtemps conservateur de la National Gallery ; —
James Ward, mort en 1859 ; il est très-estimé des An-
glais comme peintre d'animaux, et l'Exhibition montre
de lui un taureau, une vache otun veau, de grandeur
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
naturelle ! concurrence au fameux Taureau de Paulus
Potter, au Musée de La Haye. Potter lui-même n'avait
pas réussi dans cette grande machine. — Ce n'est pas
quand il s'agit de peindre un taureau, qu'il faut le
prendre par les cornes.
VI
L'Académie royale d'Angleterre fut fondée, comme
on sait, en 1768, et Reynolds en fut le premier prési-
dent. Que l'institution des académies soit absolument
favorable au développement des arts, c'est une ques-
tion, et nous sommes assez de l'avis de Louis Yiardot,
qui a montré, dans une savante brochure, que, chez
presque tous les peuples, les académies datent des
époques de décadence. .11 n'y avait pas d'académie à
Florence au temps de Léonard, ni à Rome au temps de
Raphaël, ni à Parme au temps de Corrége,ni à Venise
au temps du Titien, ni à Madrid au temps de Velazquez,
nia Anvers au temps de Rubens, ni à Amsterdam au
temps de Rembrandt. Toujours est-il qu'en Angleterre,
dans le pays de la liberté, antipathique à la centralisa-
tion en toutes choses, l'Académie se trouve concomi-
tante avec l'épanouissement complet de l'école. Depuis
Reynolds jusqu'à Turner, tous les artistes ont passé à
l'Académie, excepté quelques excentriques, en discussion
perpétuelle avec leurs confrères, par exemple Barry.
Aujourd'hui encore, l'Académie réunit presque tous
les peintres en réputation : Sir Charles Eastlake, présî-
DE LONDRES EN '1862. 271
dent ; Sir Edwin Landseer; Sir John Watson Gordon et
M, Francis Grant, portraitistes; MM. Mulready, Ma-
clise, Egg, Webster, peintres de sujets familiers; Frith,
l'auteur du fameux Derby ; Thomas Creswick, le paysa-
giste ; David Roberts, le peintre d'architecture ; Stan-
field, le mariniste ; J. C. Hook et William Dyce, les
préraphaélites; et aussi M. J.-E. Millais, qui est seule-
ment associé. C'est donc par eux qu'il convient de com-
mencer l'examen de l'école anglaise contemporaine, Ils
représentent, d'ailleurs, à peu près tous les genres et
tous les styles qui se partagent l'école. .
S'étant formé en Italie, à l'époque où la tradition
italienne commandait souverainement, Sir Charles East-
lake a toujours cherché la pureté, l'élégance et la dis-
tinction du style, Aussi traite-t-il de préférence les sujets
historiques, religieux ou poétiques. Ses œuvres, honora-
blement classées dans les riches galeries particulières,
ont presque toutes été gravées. Il a deux tableaux à la
National Gallery (ancienne collection Vernon), deux au
South Kensington Muséum (donation Sheepshanks), trois
àl'Exhibition internationale : le Christ bénissant les petits
enfants, des Grecs fuyant les massacres de Scio et Fran-
cesco di Carrara, poursuivi par le duc de Milan, en
1389 ; répétition d'une des peintures de la National Gal-
lery. Sir Charles Easllake est un des plus savants de
l'Europe sur l'histoire de l'art, principalement en ce qui
concerne l'école italienne, et la Galerie Nationale, dont
il est directeur, en même temps que président de l'Aca-
démie, lui doit ses accroissements prodigieux depuis
quelques années.
Sir Edwin Landseer a été créé chevalier la même année
-ocr page 284-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
*
que Sir Charles, en 1850. La gravure a popularisé par-
tout ses compositions innombrables. Il a douze tableaux
à la National Gallery, seize au Musée de Kensington ; il
en avait une vingtaine à l'exhibition de Manchester ; il
en a dix à l'Exhibition internationale, et qui appar-
tiennent aux collections de la reine, du feu prince Al-
bert, du duc de Devonshire, du marquis d'Abercorn, etc.
Comme il n'est pas précisément très -peintre, ses ta-
bleaux gagnent beaucoup à être gravés. Car il connaît
bien ses animaux: le chien, le cerf, le poney, entre
autres ; il est initié à leur caractère et à leurs mœurs, et
il exprime avec finesse leurs physionomies, leurs tour-
nures et jusqu'à leurs gestes.
Un critique de première autorité, M. Waagen, ne
craint pas de mettre Landseer sur le même rang que les
grands peintres d'animaux, des anciennes écoles. L'exa-
gération est forte pour un admirateur des vieux maîtres.
En conscience, les chiens de Sir Edwin Landseer ne sont
pas si bien peints que ceux de don Diego Velazquez. Il
est plus juste de dire seulement, avec un critique an-
glais, M, Palgrave, que Landseer est le romancier des
animaux.
Sa supériorité — non pas sur des peintres tels que
Velazquez, Rubens et Snyders, ni même tels qu'Aalbert
Cuijp et Paulus Potter, mais sur les peintres actuels —
tient au choix intelligent d'un épisode où l'animal puisse
manifester ses passions et ses instincts. Sa qualité, la
plus saillante peut-être, est la mise en scène. Comme
peintre d'animaux, il a quelque chose de Paul Dela-
roche, peintre d'histoire ; n'est-ce pas singulier ? Ses
compositions sont des drames, quand elles ne sont pas
DE LONDRES EN '1862. 273
des romans ou des fables. N'ont-elles pas souvent des
titres de drame : le Combat et la Défaite, les Enfants du
brouillard? N'y a-t-il pas un roman, comme ceux de
Hogarth, dans ces contrastes de conditions que repré-
sentent un chien de « basse classe» et un chien « de
haute classe. » Low Life, High Life? une fable, comme
celle du Rat de ville et du Rat des champs, dans le ta-
bleau intitulé : Dignité et Impudence ? Il a même traduit
directement la fable du chien qui lâche sa proie pour
l'ombre : the Dog and the Shadow.
C'est à la signification claire et intéressante de ses
sujets, bien plus qu'à la maîtrise de l'exécution, que
Sir Edwin doit son immense succès chez ses compa-
triotes et même sur le continent. Le public aime à dire
devant un cerf mélancolique qui brame à la lune : —
«Tiens! qu'a-t-il donc, ce pauvre cerf, au milieu de ce
marais désolé? » De même qu'il aime à dire devant les
Enfants d'Edouard, par Paul Delaroche : « Tiens! ces
pauvres petits ! ils sont donc en prison ? Est-ce qu'on va
les tuer ? »
La peinture de Landseer est leste, adroite, brillante,
mais sans consistance et sans relief. L'apparence de la
forme y est, mais la structure intérieure n'y est pas. Le
galbe de ses animaux a une certaine tournure trompeuse,
mais leur peau est vide. Les tableaux de Landseer font
toujours penser à des aquarelles librement coloriées. Il a
une telle facilité, que YEpagneul et le Lapin, exposé à
Manchester, fut exécuté en deux heures et demie ! Ré-
sultat de longues études, sans contredit. Frans Hais et
van Dyck ont peint aussi quelquefois des portraits en
deux heures ; Rubens et Rembrandt, des chefs-d'œuvre
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
en une séance. Le temps ne fait rien à l'affaire, comme
on dit, — à condition pourtant que l'image soit substan-
tielle et que la vie circule sous l'enveloppe.
Mais Sir Edwin n'est pas seulement un peintre d'ani-
maux; il peint, avec une égale dextérité, la figure hu-
maine* même de grandeur naturelle. Plusieurs de ses
tableaux à l'Exhibition sont des compositions avec per-
sonnages ; la Reine Victoria et le prince Albert, au châ-
teau de Windsor, en 1842 ; la célèbre Abbaye de Bolton>
avec les moines qui contemplent un tas de gibier mort,
avec un garçon qui apporte sur son dos des hérons et
des oiseaux aquatiques, et une jeune fille qui apporte
des poissons. Oh! la bonne vie qu'on fait à cette abbaye
de Bolton.
Nous avons même des portraits, et aussi une Scène de
citasse dans la forêt de Glenorchy, avec deux hommes
de grandeur naturelle, accroupis au premier plan et
cachant leurs chiens sous leurs plaids, pendant que
passe une bande de cerfs. Landseer est vraiment le poète
du cerf. Nous citions tout à l'heure le cerf qui hrame et
les Enfants du brouillard (des cerfs qui rêvent sur un
pic d'Ecosse au milieu des nuages), exposés à Man-
chester. Voici maintenant un cerf vagabond qui galope
à travers un étang et qui fait partir des volées de ca-
nards. Ce tableau, intitulé : le Sanctuaire ou l'asile (the
Sanctuary), avait déjà paru à l'Exposition universelle de
Paris, en 1855. Voici un drame moderne : le Combat de
cerfs; hélas ! il n'y aura point de vainqueur ! Le matin,
maître renard vient inspecter le champ de bataille et
trouve les cerfs morts sur le terrain. Ces deux pendants
appartiennent au vicomte Harding.
DE LONDRES EN '1862. 275
Le frère de Sir Edwin, M. Charles Landseer, égale-
ment académicien, a aussi exposé quelques tableaux,
dont un appartient au comte d'Ellesmere.
Les portraits peints par Sir J. W. Gordon ne man-
quent pas d'une certaine dignité magistrale. Ceux de
M. Francis Grant, surtout ses portraits de femme,
mistress Markam et lady Wortley, ont beaucoup de sen-
timent et de charme.
M. William Mulready est presque le doyen d'âge des
peintres anglais, étant né en 1786, une année seulement
après Wilkie. Il a vingt-huit tableaux dans la collection
léguée par M. Sheephanks (auSouth Kensington Muséum),
dont il fut l'ami, et quatre à la Galerie Nationale. Ceux
qu'on voit à l'Exhibition, et dont plusieurs ont passé à
l'Exposition universelle de Paris, appartiennent à Sir Ro-
bert Peel et à M. Thomas Baring; triste adjonction à ces
galeries pleines de chefs-d'œuvre !
Les Enfants de M. Thomas Webster ont une grande
réputation en Angleterre. Son talent est assez enfantin,
vraiment. Cela fait quelque effet dans les adroites vi-
gnettes de ses traducteurs en gravure.
M. Daniel Maclise est encore plus faible, même quand
il se hasarde à interpréter Shakespeare ! M. Egg touche
aussi aux poètes et même à l'histoire ; le tout petit
genre lui conviendrait mieux.
M. Frith est assez jeune, quoique académicien. Il a
trouvé une heureuse veine, et c'est un des peintres qui
a le plus de succès aujourd'hui. Qu'il sait bien choisir
ses sujets pour le goût anglais 1 Le Derby, une Station
de chemin de fer, la Plage de Ramsgate. La Station est
exposée dans Iiay Market; le Derby, dans Pall Mail,
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
chez M. Gambard, dont l'exhibition permanente est très-
fréquentée par lahaute gentry anglaise : la petite esquisse
de ce Derby a été payée 500 guinées (12,500 francs) à
la vente de lord Northwich. Pensez ce que rapportera le
grand tableau : prix de vente, produit de l'exposition et
de la gravure !
La Plage de Ramsgate a été prêtée par la reine à
l'Exhibition internationale. Il y a de l'esprit, de l'obser-
vation, de la gaieté, de la finesse, un certain charme ;
mais ce n'est guère de la peinture ; un lithographe en
ferait autant. C'est, néanmoins, bien préférable à la
peinture de MM. Mulready, Maclise et autres favoris du
public anglais. M. Frith tient à peu près le milieu entre
la queue de Wilkie et la tête de la nouvelle école, que
nous continuerons à appeler les préraphaélites, quoique
ce mot ne signifie absolument rien dans l'application
qu'on en fait à une pléiade de peintres qui ne songent
guère aux précurseurs de l'époque raphaélesque et qui
ambitionnent tout simplement de daguerréotyper ce
qu'on pourrait voir avec de forts microscopes en verres
de couleur.
M. Thomas Creswick est un paysagiste qui doit comp-
ter. Il semble aimer la nature et la lumière ; il est assez
fin de ton, mais un peu maigre do touche. Je lui sou-
haite le « couteau à palette et la truelle » de Constable.
Mieux vaudrait ressembler à Constable, à Crome, à
Gainsborough, qu'à Nasmith. Mais pourquoi ressembler
à quelqu'un ? Gardons-nous d'être quelque autre. Cha-
cun soi-même. C'est justice et vérité.
M. Creswick et M. Frith sont amis sans doute, car à
l'exhibition annuelle de l'Académie royale, Trafalgar
DE LONDRES EN '1862. 277
square, est exposé un portrait de Creswick par Frith.
M. David Roberts et M. Clarkson Stanfield sont nés
dans l'autre siècle : l'un en 1796, l'autre en 1798.
Durant sa vie déjà longue, M. Roberts n'a guère eu
de rivaux pour la peinture architecturale, même chez
les peintres du contiuent : Granet peut-être. L'Exhibi-
tion nous montre des monuments qu'il a peints en divers
pays : VEglise de Lierre, près d'Anvers, appartenant à
M. Thomas Baring ; VEglise Saint-Laurent, à Rome, et
la Cathédrale de Milan, un chef-d'œuvre, daté de 1857.
Son exécution est ample et simple, sa couleur juste,
avec des ombres transparentes et harmonieuses.
Sans Turner, M. Stanfield serait peut-être le premier
mariniste de l'école anglaise. Il lui manque toutefois la
largeur des effets, cet imprévu qui saisit et entraîne,
comme la vague irrésistible. Il faut avoir quelque chose
du tempérament de la mer pour oser la peindre. M. Stan-
field est un peu vulgaire. Quand il n'est pas bon, il est
décidément mauvais. Sur ses huit tableaux exposés, on
ne peut guère louer que la Marine appartenant à
M. Thomas Baring. Mais nous avons vu de lui, ailleurs,
des Tempêtes qui n'avaient pas lieu dans un verre d'eau.
MM. Hook, Dyce et Millaisnous amènent à la pléiade
— réaliste, c'est le mot, en un certain sens, mieux que
préraphaélite, qui fut son nom de baptême. Une pente
logique et irrésistible les a précipités, en effet, eux et
surtout leurs adhérents, vers le réalisme le plus minu-
tieux, parce que, dans la peinture du quinzième siècle,
qu'ils s'imaginèrent d'abord imiter, — au lieu de saisir
ce qui la caractérise, le style sévère et naïf, l'expression
intime et profondément sentie, — ils n'y ont vu que le
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278 EXPOSITION INTERNATIONALE
détail, caressé avec la ferveur de néophytes convertis à
la religion de la nature, après le mysticisme abstrait du
moyen âge.
C'est par là aussi que les réalistes anglais se diffé-
rencient des réalistes français. Courbet peint ce qu'il
voit, mais il voit ce qu'il faut et comme il faut : les
grands plans d'une figure ou d'un objet, leur relation
avec l'entourage, l'effet qu'ils font dans le milieu où ils
sont. Ce réaliste sait dissimuler ce que la réalité dévore
et il ne réalise que ce qu'elle montre en son ensemble.
Au contraire, les réalistes anglais peignant chaque objet
et presque chaque point d'un objet pour lui-môme et
dans un isolement arbitraire, — impossible, car tout est
dans tout, — ne donnent point aux objets leur valeur
réelle. Ils opèrent je ne sais quelle analyse qui convien-
drait à certaines sciences positives, aux mathématiques
peut-être, mais qui n'est plus de l'art. C'est l'histoire
des « trois dés » de Courbet. Ce curieux apologue est
très-instructif et ii vaut la peine qu'on le raconte.
Au moment où toute une bande d'artistes s'était réu-
nie autour de Courbet, pour fonder une association de
Francs Peintres, les petits journaux le taquinèrent sur
ce qu'il ne pouvait pas « professer la peinture, » puisque
sa théorie était justement l'affirmation de l'originalité
absolue, détachée de toute tradition. Lui, protestait
qu'il n'entendait être le maître de personne : — « Je
dirai à mes compagnons : surtout ne faites pas comme
moi; car si vous faites comme moi, vous ne ferez pas
comme vous ; et dès lors vous n'existerez pas. » — Un
jour qu'il s'animait, en causant avec moi des mystères
de l'art, tout à coup se dressant devant ma table et
m
.i
-ocr page 291-DE LONDRES EN '1862. 279
écartant les livres qui la couvraient : « — Je pourrais
cependant, dit-il, enseigner à peindre avec trois dés, »
— et il faisait comme s'il tirait trois dés de sa poche et
les jetait là, au hasard, sur le tapis ; il a naturellement
une mimique très-vivante et très-pittoresque. — «Ces
trois dés ne se ressemblent point, quoiqu'ils soient le
môme. Ils recèlent tous les secrets de la couleur, du
ton local, de la lumière et de l'ombre, du clair-obscur
et de la perspective, du dessin, et tout. Tu mettrais là,
devant ces trois dés qui ont roulé à l'aventure, tous les
membres de l'Académie, ils ne seraient pas capables de
les faire... Peut-être quelque malin ferait-il un des
dés ; mais deux, trois, jamais ! ça leur est défendu ; car,
sitôt qu'il y a deux objets, on est en présence de l.'uni-
vers, du Tout, qu'ils ne comprennent point, de l'in-
fini... » — Courbet devrait donner une séance publique
avec ses trois dés; sa parabole aurait du succès.
Les préraphaélites anglais font un dé, à le prendre
à la main; mais, avec trois dés, ils perdent aussitôt la
partie.
L'Exposition universelle de Paris et quelques exposi-
tions périodiques avaient déjà montré sur le continent
des exemplaires du singulier et incontestable talent de
MM. Millais, Hook, Dyce, Hunt et autres. Je ne sais pas
ce qu'en dit alors la critique française; mais je suppose
que cette peinture, à la fois gothique et chinoise, —
moins l'harmonie, ne fut guère comprise, et point,ad-
mirée. 11 y a pourtant des qualités exquises dans ces
images qui apparaissent comme au fond d'une lanterne
magique ou d'un stéréoscope.
M. Millais a quatre tableaux : le Retour de la colombe
-ocr page 292-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
dans l'arche et Feuilles d'automne, exposés à Paris en
1855; la Vallée du repos et la Floraison des pommiers7
La jeune fille qui tient la colombe aux plumes hérissées
par la fatigue est délicieuse assurément, et sa main fait
penser aux mains peintes par Memlinc. Les Feuilles d'au-
tomne ont une puissance de ton extraordinaire. La Vallée
du repos, où des religieuses préparent, en creusant la
terre, le lit dans lequel ellos se reposeront de la vie, est
terrible d'aspect; la couleur en semble cruelle, avec un
ciel verdâtre et des reflets métalliques sur le terrain et
sur les figures; mais il y a de ces effets-là, et on pour-
rait d'ailleurs les inventer, comme une complicité de la
nature aux scènes tristes par où passe l'existence
humaine.
Le plus curieux, le plus étonnant, le plus admirable,
le plus insensé de tous les tableaux de M. Millais est son
idylle printanière, avec les pommiers en fleurs. Que c'est
frais, que c'est parfumé, que c'est réjouissant! Un ver-
ger, une forêt d'arbres tout enfleuris de blanc et de
rose ; point de ciel ; cette terre est un paradis. Et sous ces
fleurs que la brise fait pleuvoir en neige odorante,
quelques jeunes filles couchées sur l'herbe, sans façon,
comme les Demoiselles de village, de Courbet. Ii y a sur-
tout une petite fille aux cheveux roux, le même modèle,
je pense, que dans les Feuilles d'automne, et qui fait éga-
lement à merveille dans ce printemps. Drôle de pein-
turç, où il y a du génie, de l'enfantillage, une impres-
sion quelque peu sauvage, mais ravissante.
M. Hook a aussi quatre tableaux : une scène de Boc-
cace, un Retour de marins, deux autres scènes sur mer,
et le Ruisseau, Il est encore plus vif de lumière que
DE LONDRES EN '1862. 281
M. Millais. Quelques-unes de ses figures, par exemple le
boy dans une barque de pêcheur, ont un relief surpre-
nant. Ce sont des morceaux de nature réels jus-
qu'à tromper l'œil, mais qui déroutent pourtant toutes
les habitudes visuelles, parce que le regard, dans sa
virtualité normale, tient toujours compte des objets
ambiants, de l'atmosphère, de l'incommensurable, où
toute chose est noyée. Cependant M. Ilook est un des
plus forts de la nouvelle école.
Quatre tableaux encore de M. Hunt, entre autres deux
de ses plus célèbres : les Gentlemen de Vérone, déjà ex-
posé à Manchester, et la Lumière du monde, exposé à
Paris en 1855. C'est devant cette Lumière du monde qu'il
y a toujours le plus de foule. Les Anglais admirent ce
spectre vitreux, censé le Christ, tenant une lanterne et
frappant à une porte. C'est horrible de couleur, faux et
détestable de tout point. On en a fait une gravure qui
s'enlève par milliers.
M. Dyce a son Titien enfant, que nous avons vu à
Bruxelles, et la Rencontre de Jacob et de Rachel. C'est fin
et mince au possible. Trop. Ah ! si, après de telles études
à la loupe, on pouvait prendre son élan et peindre, à
pleine brosse, de vive impression, on ferait peut-être
des chefs-d'œuvre? Mais, lorsqu'on a longtemps et
patiemment façonné des têtes d'épingle, l'œil et la
main doivent être impuissants à improviser de grandes
choses.
M. Hughes se classe parmi les fanatiques du système.
Oh 1 les féroces violets qui couvrent toute sa palette! Le
violet est la couleur caractéristique des préraphaélites
— comme des évêques. M. JVlillais pousse aussi le violet
t 16.
-ocr page 294-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
à l'extrême. Le gros bleu est encore de la gamme affec-
tionnée, surtout chez M. Ilook.
Le réalisme en lunettes de couleur a pareillement en-
vahi le paysage. On ne voit plusque fleurettes, feuillettes
et herbettes, dont on perçoit toutes les nuances et dont on
compte toutes les fibres, à une lieue de distance ! Vous
êtes au pied de la plus haute montagne, vous regardez
ail sommet et vous voyez très-distinctement la moindre
brindille qui a poussé là. Au bout d'une longue allée de
forêt/vous comptez les ramilles ténues qui constituent
le réseau des feuillages. Vous contemplez, d'un point
extrêmement éloigné, une plage semée de personnages
gros comme des fourmis, et ces petits êtres prodigieux
ont une bouche rosée, des cheveux bien peignés, un col
en dentelles et des brodequins à lacets.
L'art est un magicien, dit-on, mais sa magie ne va
pas jusqu'à changer les sens de l'homme et à lui faire
voir une mouche qui vole à mille pieds en l'air.
Ces phénomènes sont habituels dans les paysages an-
glais. Et quel rayonnement lumineux! On s'y brouille
la vue, et lorsqu'on se détourne, on a des ronds jaunes
dans l'œil, comme après avoir regardé en face le disque
du soleil. Un peu d'ombre, s'il vous plaît! Il en est de
la lumière comme de la vertu ; il en faut, mais pas
trop. Tranquillisons-nous!
Le système est pernicieux, mais cependant quelques
artistes en tirent des effets très originaux et très poé-
tiques : par exemple, M. Anthony, dans un excellent
paysage ovale, avec des hêtres et des fougères; M. M'Cal-
lum," dans un Soir d'hiver et un Matin de. printemps,
avec des effets étranges, par le jeu des rayons dans les
DE LONDRES EN '1862. 283
arbres et sur les terrains, sorte do fantasmagorie qui a
pourtant une certaine vérité et une incontestable poésie.
La photographie qui, je pense, sert beaucoup aux pay-
sagistes anglais, donne parfois de ces images qu'on
croirait apercevoir en rêve, bien qu'elles soient calquées
sur la réalité.
Comment citer seulement les noms des artistes qui
offrent aux étrangers ces curiosités indigènes?Presque
toute l'école esl entraînée : peintres de paysage, peintres
de genre, peintres de nature morte (c'est le cas de Je
dire). Toute la jeunesse en est, avec plus ou moins de
fanatisme. Beaucoup de vieux se laissent môme cor-
rompre. On ne peut plus réussir sans mettre dans ses
tableaux une fourniture do l'infiniment petit. La « petite
bête, » — comme on dit dans les ateliers de Paris, —
est victorieuse.
Et penser qu'en ce pays-là les galeries possèdent des
Titien et des Véronèse, des Velazquez et des Murillo,
des Rubens et des van Dyck, des Rembrandt, en abon-
dance! J'avouerai que j'ai passé presque tout mon
temps à me consoler de la peinture moderne en visitant
la National Gallery, Dulwich Gallery, Bridgewater Gal-
lery, et toutes ces magnifiques collections du marquis
do Westminster, de la duchesse de Sutherland, du
duc de Wellington, de Sir Robert Peel, de lord Hert-
ford, du duc de Devonshire, du marquis de Lansdowne,
do lord Asbhurton, de lord Overslone, de M. Thomas
Baring, etc., etc.
Quelques noms cependant, comme une recomman-
dation aux étrangers qui iront visiter l'Exhibition de
Londres. Regardez les tableaux de MM. Poole, Phillip,
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Pickersgill, Redgrave, Elmore, qui sont académiciens ;
de MM, Ansdell (la Route de Sêville), Faed, Lewis,
O'Neill, Goodall, Patten, Boxall, qui sont associés à
l'Académie. Il y a toujours à apprendre quand on étu-
die du nouveau, et tout cela est assez neuf pour les
artistes et amateurs du continent. Puis, les œuvres de
tout genre, par MM. Linnek, Lear (des Cèdres du Liban),
Hurlstone (des Paysans italiens), Davis (la Côte de Bou-
logne), un des plus cruels préraphaélites; et dans le
même style extraminutieux, MM. Martineau, Cole, Brett,
Moore, Whaite, Morris, Barwell, Cobbett, Davis, Brown,
Archer, Hargitt, Severn, Bowler, mistress Wells et
miss Mutrie, — car les dames et les demoiselles s'en
mêlent aussi, et ce genre leur convient certainement
mieux qu'aux hommes, etc., etc.
Dans la série des aquarellistes, on remarque presque
les mêmes noms. Après les aquarelles de grands
maîtres, — Gainsborough, Constable, Turner, — celles
de Cattermole sont encore des chefs-d'œuvre. Notez
aussi celles de David Cox senior, qui sont superbes. Je
ne connais point ce David Cox ; mais la Foire aux che-
vaux à Birmingham est de première qualité. En géné-
ral, les aquarelles anglaises ont un brillant qui offense
la vue. Je parle des contemporains, que les Anglais
estiment démesurément. De tout cela, bien plus encore
que de la peinture préraphaélite, on dirait que c'est vu à
travers des glaces teintées, et illuminées des deux côtés
par des feux artificiels.
Les dessins d'architecture, les dessins pour des appli-
cations industrielles, l'eau-forte, la gravure, offrent des
catégories très-riches, qu'il faudrait étudier séparément.
DE LONDRES EN '1862. 285
Les Anglais n'ont-ils pas eu l'esprit de faire pour la gra-
vure comme pour la peinture, de commencer la série à
Hogarth ! Imaginez le bel œuvre de Hogarth qui est
là, et les belles épreuves des gravures de Strange, de
Woollett et autres, qui ont illustré cet art en Angleterre !
En sculpture, nous avons aussi les morts, et entre
autres illustres : Nollekens, Flaxman et Sir Francis
Chantrey. Parmi les sculpteurs actuels, M. John Henry
Foley, de l'Académie royale, paraît être le plus fort. Il
faudrait mentionner après lui : MM. Hutchison, qui a
de la simplicité ; Lawlor, qui a de l'élégance ; Powers,
qui a de la finesse ; et doux femmes : miss Hosmer, qui
a du sentiment, et mistress Thornycroft, qui a •— je ne
sais quoi. J'expliquerais pourtant ce je ne sais quoi, et
bien d'autres choses curieuses sur l'art anglais, mais —
je ne sais où. Toute la place est prise. Il se trouve môme
que les Anglais ont occupé la moitié de notre compte
rendu, comme ils occupent la moitié des galeries à l'Ex-
hibition.
VII
L'occasion n'est pas bonne pour parler de l'école fran-
çaise comme elle le mériterait. Vraiment l'Exhibition
internationale de Londres ne donne aucune idée de l'im-
portance moderne des peintres français dans l'art euro-
péen. A l'Exposition universelle de Paris, oui, là, on
pouvait juger les maîtres qui ont illustré le second quart
du dix-neuvième siècle. Les périodes historiques, dans
les arts comme dans les autres expressions de la vie so-
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
eiale, vont assez généralement, par quart de siècle, à
cause qu'une même génération occupe à peu près vingt-
cinq années. On peut vérifier cette espèce de loi natu-
relle sur le développement des divers peuples, aux di-
verses époques. Si les révolutions politiques, comme on
l'a souvent remarqué, viennent en France tous les
quinze ans et semblent contrarier ce fait d'observation,
c'est que le peuple français est plus impatient qu'un
autre de sa destinée, qu'il ballotte, avec sa légèreté de
mœurs, entre la liberté et l'autorité.
Quoi qu'il en soit, dans les arts cependant, le demi-
siècle écoulé montre en France deux périodes très-dis-
tinctes : l'école classique, ou, si l'on veut, résurrection-
niste, — qu'on prit pour une Renaissance, — qui est
représentée par David et qui rayonna sur toute l'Europe;
l'école romantique, qui la détrôna vers 1825 et qui régna
jusque vers 1850; ce qu'elle a produit, on l'a vu glo-
rieusement rassemblé à l'Exposition universelle de 1855.
Ce fut sa consécration solennelle et comme son apothéose
mortuaire. Elle a vaincu, donc elle a vécu : vieil, ergo
vixit. C'est-à-dire elle est morte, et désormais elle appar-
tient à l'histoire.
En effet, depuis 1850, la France n'a plus d'art, de
même qu'elle n'a plus de littérature. Le peu qui a mar-
qué dans les arts ou dans les lettres est dû à quelques
survivants de l'époque précédente, à Eugène Delacroix
et à Théodore Rousseau, à George Sand et à M. Victor
Hugo, par exemple. De nouveaux inspirés, il n'y en a
point, ni en peinture, ni en sculpture, ni dans le roman,
ni dans le drame.
Pourtant, les facultés artistes et littéraires ne sauraient
-ocr page 299-DE LONDRES EN '1862. 287
s'éteindre au sein d'un peuple. L'imagination est perdu-
rable et immortelle. Il n'y a point à douter qu'un art
nouveau succédera au romantisme épuisé. Déjà même,
bien que toute initiative féconde soit étouffée par la fa-
talité des temps, on peut signaler certaines tentatives,
assez imprévues, vers autre chose.
D'une part, le naturalisme, qui d'ailleurs reparaît tou-
jours aux moments de transition, comme l'élément es-
sentiel et primordial de toute création humaine, s'est
affirmé très-franchement. D'autre part, le style romain
ayant été épuisé par les classiques, le style moyen âgo
par les romantiques, quelques esprits vides ont essayé
une mixture de style censé athénien avec des drogues
pompadouresques. Et voyez à quel point les arts et les
lettres sont solidaires et parallèles : on joue au Théâtre-
Français le Moineau de Lesbie; on expose au Salon le
Chien d'Alcibiade. L'auteur de madame Bovary et Champ-
fleury sont les pendants de Courbet et Millet, comme
MM .Armand Barthet,Louis Bouilhet, Emile Auguier, etc.,
sont les pendants de MM. Gérôme,Hamon, Baudry, Bou-
guereau, Cabanel, Rodolphe Boulanger et autres néo-
grecs.
Ne sont-ce pas là les deux seuls courants de Ja pein-
ture en France, depuis l'affaissement du romantisme?
Une mode de mièvreries aphrodisiaques, pour ravigoter
le grand monde et le demi-monde qui s'ennuient ; — le
retour sincère, naïf, un peu sauvage môme, presque cy-
nique parfois, et parfois austère, à la nature plus ou
moins inculte, en vue de protester contre le maniérisme
et les dérèglements civilisés.
Pour représenter dignement à l'Exhibition de Londres
-ocr page 300-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
la morderne école française, il eût donc fallu montrer
les œuvres des deux groupes successifs qui ont rempli la
première moitié de notre siècle : d'abord, Louis David,
Prud'hon, Lethière, Gérard, Gros, Géricault, Léopold
Robert, Sigalon, Granet, etc.; c'était alloué par le pro-
gramme de l'Exhibition, et les Anglais ont bien commencé
leur série dès le milieu du dix-huitième siècle ; — ensuite
MM. Ingres, Eugène Delacroix, Ary Scheffer, Paul De-
laroche, Decamps, Marilhat, Camille Roqueplan, Ho-
race Vernet, Léon Cogniet, Couture, Gigoux, Lehmann,
Isabey, Cabat, Paul Huet, Corot, Troyon, Diaz, Jules
Dupré, Théodore Rousseau, Meissonier et autres déjà
célèbres avant 1850, et qui ont illustré le règne de Louis-
Philippe. Des premiers, il n'y a rien. Des seconds, peu
de chose; quelques-uns manquent môme tout à fait :
Couture et Dupré, par exemple, deux talents originaux;
plusieurs, et des principaux, tels que Delacroix, De-
camps, Diaz, Rousseau, ne sauraient être appréciés sur
un ou deux tableaux sans importance ; Paul Delaroche
et Meissonier sont peut-être les seuls qui apparaissent à
peu près comme ils sont dans l'ensemble de leur œuvre;
Marilhat encore, grâce à sa superbe Vue du Nil, appar-
tenant au comte Duchâtel ; M. Ingres aussi, bien qu'il
n'ait là qu'un seul tableau, la Source, mais c'est, par
bonheur, le plus réussi qu'il ait fait en sa vie, peut-être
parce que cette figure est toute seule, isolée dans sa
niche. Un dé, bon, comme dit Fauteur des Casseurs de
pierres; mais plusieurs dés exigent de la couleur et du
clair-obscur 1
A défaut d'œuvres éclatantes par les vrais maîtres do
l'école, la salle française est donc surtout remplie par
DE LONDRES EN '1862. 289
deux sortes de productions qui ne compteront guère dans
l'histoire de Fart : les sujets militaires, batailles et por-
traits d'officiers; les mythologiades et autres composi-
tions raffinées de la petite pléiade pseudo-antique. On
y voit la Fortune, de M. Baudry, souriant à un maréchal
de l'Empire; la Nymphe enlevée par un faune, de M, Ca-
banel, tout près d'un régiment de zouaves ; le Cirque
césarien, de M. Gérôme, au-dessous de la Bataille de
l'Aima; il paraît que le fameux Chien d'Alcibiade a été
refusé, par pruderie; alors on a essayé de l'exposer à
l'exhibition de Pall Mail, mais il a tellement choqué les
visiteurs anglais qu'on a dû le retirer. Les Anglais ont
tort s'ils protestent contre la nudité en peinture : la Vénus
de Milo et la Galatée de Raphaël ne sont point indé-
centes; ils ont raison, s'ils repoussent, dans la triste vi-
gnette de M. Gérôme, la perversion du sentiment histo-
rique et la caricature de l'antiquité.
Puisque Delacroix marque à peine avec son petit
tableau de VEvêque de Liège, pauvrement encadré, puis-
que Decamps n'a qu'un petit âne et une rude ébauche,
puisque la grande peinture historique et la peinture
poétique sont absentes, il y avait encore moyen cepen-
dant de faire valoir un certain côté de l'école française,
par lequel elle est supérieure à toutes les autres : le
paysage. Nous avons trois beaux Marilhat; deux Théo-
dore Rousseau, dont un chef-d'œuvre de couleur et de
sentiment; un grand Paul Huet, très-dramatique; deux
Cabat, fermes et savants; une brillante Forêt de Diaz ;
un tendre Corot; deux Ziem, très-lumineux; un Effet
de neige, de Lavieille; une Vue d'Orient, de Belly; des
sites algériens, par Fromentin; les Bords de L'Oise, par
17
-ocr page 302-j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Datibigny; les Bords de l'Allier, par Harpignies; et les
grands Labourages de Troyon ët de Rosa Bonheur; et la
grande forêt avec le Combat dé cerfs, par Courbet ; d'au-
tres encore, qui expriment vaillamment les divers as-
pects de la terre et du ciel. Si la commission eût rap-
proché, dans un arrangement habile, toutes ces pein-
tures distinguées par des qualités originales, l'effet eût
été puissant et victorieux:
Il y a aujourd'hui eii EUrOpë trois écclles de paysage
bien caractérisées : celle de FrâfiCe, â laquelle se ratta-
chent la plupart des paysagistes belges et hollandais;
celle de Dtisseldorf, à laquelle së rattachent beaucoup
d'Allemands,' et des Suisses tels que M. Cetlam6; Celle
d'Angleterre, qui vatOUteseule, avec sa terriblëlorgnette.
L'école do Dusseldorf procède par des raisonnements
abstraits et philosophiques, l'école anglaise par l'analyse
physique poussée à la dernière extrémité,- Fécule fran-
çaise par la perception artiste et le sentiment.
Les paysagistes dë Dusseldorf qui no s'en douterit
gUèrë,• continuent tout simplement l'école de Poussin,
de Guaspre, des arrangeurs de la nature, conformément
à des théories préconçues ; tout comme les grands pein-
tres mythiques, historiques ët génésiaques de l'Alluma ^
ghe, -- qui s'en doutent un peu, — continuent l'écdle
romaine et la florentine. J'ai voyagé avec des paysa-
gistes de Dusseldorf sur le bateau à vapeur du Rhin :
— «Oh! les grands spectacles! nature grandiose! tu
élèves l'esprit de l'homme jusqu'à la contemplation de
l'infini ! Aima Mater ! (Un Germain ne devrait pas savoir
la langue latine.) Lignes sublimes, qui vous perdez dans
lo ciel! ô Gœthe ! ô le Harzbcrg! etc. » Très-bien ! voilà
M LONMIËS EN 4BB2. Éll
mon paysagiste rëntré dans son atelier, ëi qui Corhpbse
son paysage; avec ses idées et ses réflëxidhs , tiiènië
quand il a pris des études loCalek. A^ons-noUs des mon-
tagnes? il ëh faut. Quelques sapins, brisés par l'orage, au-
raient bon air, ait premier plan : ihettdns-en! Un lac?oui;
avec de l'ombre dessus : cela fait i-éjjoussoir, en même
temps que c'ëst poétique; Ne se [jrëhd-oii fias à rêver
sitôt qu'oïl est en nacelle sur tin lac? Eh bien, postbns ën
avant un berger mélahcblique sur un pan de roc. — Le
paysage est fait ! mais que c'ëst triste ! qUe c'est vide ët
insignifiant, malgré les prétentions aU grandiose ët à là
poésie ! Devant ces froides ihiagës,le spectateur fl'eSt pas
plus ému que ne l'a été lë peintre qui les a combinées;
En Angleterre, le gentlëhlan paysagiste, au lieu de
laisser traîner dë longs Cheveux.sur un manteau bleu de
ciel, semé d'étoiles orangées, bommo les poètes de Dus-
seldorf, fait «sa-raie» d'abord, s'équipe Confortable-
ment* jaquëtte courte, bottines h ptiricë Albërt, » lacées
de lanières de Cuir, son étui de lorgnette en sautoir, s'en
va herboriser par champs, s'assure que tel végetnble aies
feuilles pointues ou découpées de telle façon, que telle
fleurette a une telle corolle et tant de pétales, qu'il y à
d'ailleurs dans la nature des rouges violents, des Verts
crus, des jaunes impitoyables, beaucoup de violet, —
que la lumière est partout et pour tbut, — diëu merci !
Puis, combinant le télëscope qui rapproche et le mi-
croscope qUi grossit, — le génie anglais tient à se rendre
compte de tout, — notre paysagiste consciencieux fait
minutieusement sa vue do tiges de bruyères et de feuilles
découpées Uiie à une ëh pleih soleil, comme S'il travail-
lait pour le cabinet d'Un botaniste.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
Il va sans dire que nous prenons seulement les types
exagérés du paysagisme allemand et anglais, et qu'il y
a en Angleterre et en Allemagne des artistes doués d'un
vrai sentiment de la nature, qui la comprennent et qui
l'expriment dans ses harmonies essentielles.
Les paysagistes français ne sont guère philosophes, et
ils n'ont aucune propension aux éludes exactes. Us s'en
vont à la forêt de Fontainebleau, ou de l'Ile-Adam, aux
bords de la Seine, de la mer ou d'un ruisseau, au pied
des Alpes ou des Pyrénées, s'établissent dans quelque
chaumière, regardent la couleur du temps et les cou-
chers de soleil, reçoivent la pluie et aspirent le vent,
jusqu'à ce qu'ils soient impressionnés par quelque effet
singulier sur quelque site bien champêtre. C'est parfois
le moindre groupe d'arbres, une mare, un buisson,
presque rien, mais c'est le sentiment qu'on a de ce pres-
que rien, qui fait tout.
N'est-ce pas merveilleux que les anciens ^paysagistes
hollandais nous arrêtent, nous intéressent, nous émeu-
' vent, nous font vivre de souvenirs ou d'espérances, en
nous montrant une petite chaumière ombragée et des
saules qui se mirent dans l'eau, comme Hobbema ; une
lisière de bois, comme Ruisdael; une prairie arrosée par
un canal, comme Aalbert Cuijp. Pourquoi donc? C'est
qu'ils aimaient cela, qu'ils en sentaient le caractère et
les contre-coups dans l'âme humaine. Poètes naïfs et
sans le savoir, dont l'unique secret fut l'amour sincère
de ce qu'ils représentaient.
L'artiste ne doit pas être une entité abstraite, à la ma-
nière allemande, ni un simple objectif bien clair, à la
manière anglaise; le défaut des Allemands est de ne pas
DE LONDRES EN 1862. 293
prendre assez de la nature extérieure ; le défaut des
Anglais est de ne pas rendre assez de la nature humaine.
Le véritable artiste est un composé indissoluble delà na-
ture et de l'humanité, un voyant et un pensant à la fois.
Eh bien, plusieurs paysagistes français possèdent cette
double qualité des Hollandais du dix-septième siècle. Ils
voient très-bien ce qu'il faut voir, ils en éprouvent une
impression correspondante et ils la traduisent sans autre
préoccupation. J'ai vécu avec eux dans les bois, par
exemple souvent avec Rousseau, et l'homme m'intéres-
sait autant que le peintre : son cœur en était toujours ;
l'œil aussi ; et la main suivait. Quand l'homme tout en-
tier s'absorbe ainsi dans son œuvre, vit en elle et la fait
vivre en soi, il n'est pas étonnant qu'elle ait des vertus
communicatives. Devant un paysage de Ruisdael, — et
peut-être de Rousseau, — on éprouve juste ce qu'on
éprouverait devant la nature, ce que l'auteur a éprouvé
lui-même.
Dans le petit paysage de Rousseau à l'Exhibition, il y
a un pré, une mare, et au bord de la mare une paysanne
assise. Ah 1 qu'il fait bon là en plein air, et comme on y
oublie les vains tourments des villes. Est-ce que le bon-
heur serait dans la tranquillité des passions et la sim-
plicité des mœurs?
Le PaulHuet donne une impression presque inverse :
la terre est couverte par une inondation impétueuse; des
flots jaunâtres roulent et entraînent des troncs d'arbres
et des débris de maisons; le ciel est sombre et opaque
comme l'eau trouble. On se sent porté à la lutte contre
la nature; on s'irrite contre le fléau; on se redresse
brave et prêt à se dévouer.
^94 EXPOSITION INT^P-NATIONALE
Le Labourage des Troyon, avec les grands bœufs qui
vont aider }p paysan à son œuvre journalière, inspire le
rpspecj, du t^yaif, de la patience pt de la force appli-
quées splpn le devoir» La saine existence, et féconde!
Ah ! q)4p je vouerais être laboureur
Aj}i§j de plusieurs autres des paysages de la catégorie
française. Il^ initiept à îa nature et ils vous mpltpnt en
pprpmunjcatiqn avec elle par )GS grands courants de
l'âme, Je cpurage robuste, la sérénité ou la mélancolie.
Pont-être biep qpe les lipmmes seraient meilleurs, s'ils
ij'avaiept pas rompu cruellement tous leurs liens sym-
pathiques avec la nature.
Devant les paysages botaniques cies préraphaélites an-
glais, on a l'idée qqe ces fines herbes, convenablement
desséchées et préparées par le pharmacien qui les recon-
naîtrait toutes, pourraient être bonnes'à faire de la tisane.
Et comme ils peignent bien, los paysagistes français I
Que d'air et do lumière chez Rousseau, quelle pâto ferme
et tout émaillée, quel dessin distingué dans les ramures
des arbrps, dans les courbures du terrain, dans les lignes
de l'horizon ! Qqe d'éclat che? Diaz et quellp couleur
comme des pierreries au soleil! Chez Troyon, quelle
solidité, quplle justesse et quelle simplicité! Chez Paul
Huel, quelle abondance et quelle ampleur 1
Il faut dire, à l'honneur de l'épole anglaise, que les
paysagistes français prppèdenl un peu d'elle, par (Jains-
borough ef Constable, qui, les premiers depuis les vieux
maîtrps fpllaqflais, se remirent à peindre honnêtement
la bejle pf. bonne nature telle qtfoljpest. On peut mernp
ftjoqtpr, sps flatterie, que Tnrnpr n'a ppint de rival dans
aucune école moderne.
DE LONDRES EN '1862. 295
Après les paysagistes, une petite série de peintres rus-
tiques est encore assez remarquable à l'Exhibition : ce
sont M. Breton, avec sa Bénédiction des blés, qu'on a vue
aux expositions de Bruxelles et de Paris, et qui appar-
tient au Musée national du Luxembourg; M. Adolphe
Loi eux, avpc sa Noce de bas Bretons; M. $riqn, avec ses
Intérieurs alsaciens ; M. Millet, avec une seule petitp
figure do paysanne; M. Luminais, $vep upe Foire aux
cl{evanx,vi\} peu imitée du t^leau de ï^osa Bonheur; et
quelques autres, qui ne vont pps chercha le dj^-npu-
vième siècle avant Jésns-Christ., et qui ne eompfppt pas
à midi quatorze heures.
Pojjr le§ pprtraits, pqus en avpps indiqué plqsipprs
dans pptre première revue générale, ainsi qup les ta-
bleaux de Paul J)elarocl;e, qqj arrêtent la curiosité $ps
vjsitejjrS; ceux (Je Meissonier, celui d'Ary Scjieffer, la
Scpur dp charité dp Mme Browne, lps Ççrvqrples fjp Hp-
jjert; quoi encore? C'est assez sur la peinture, pqiçqijp
nous retrouverons tous les artistes de qualité §u §alpn
cfp Paris, l'année prochaine.
La spplpturp étant pj^pée en manière de décoration,
par-cj par-)à, dans les salles, on n'y fpit guèrp attention,
et l'pn s'adpsse aux statues de piarbrp pour contempler
quelque peinfpre, sgps songer au statuaire. Il f^ut flire
pourtant qu'il y a plusjeu'rs fg^vres de maîtres. La Sq-
pho, dePradier; le Tambour Barra, de David d'Angers,
et un cadre dp Sps excellents médaillons; lp Thésée vain-
queur du Centaure, parBaryp ; la pianeau repos, de P.Jesiq-
gej*, et un buste fie femme du Transtevère; une S.uzanne,
de M. Cabet; des bustes de SJ. Cordier; et des yases, (jjj
style le plps élégant,, par |f . dp Triqupti et par Rf. Vechte.
j 86 EXPOSITION INTERNATIONALE
VIII
Sur les écoles du Midi, —Italie, Espagne, — nous
n'avons rien à dire de plus que les quelques lignes de
notre première revue générale. L'art est presque éteint
dans ces deux grands pays cle l'art. Il renaîtra peut-être
avec de nouvelles conditions d'une société régénérée.
Restent les écoles du Nord, déduction faite de la Hol-
lande et de la Belgique, dont nous avons déjà parlé.
Dans l'opinion commune, il n'y a guère que deux écoles
universellement reconnues et consacrées en Europe, l'é-
cole française, qui est censée représenter la fantaisie, et
l'école allemande, qui représente la pensée esthétique.
Car, jusqu'à l'Exhibition de Manchester, ou môme jus-
qu'à la présente Exhibition de Londres, l'école anglaise
n'était, pour les peuples du continent, qu'un mythe, un
point d'interrogation. Quant à l'école belge et à l'école
hollandaise, on n'en tient compto qu'après les avoir
étudiées chez elles, et alors on comprend qu'elles ont
chacune de certaines particularités, résultant du climat
local, des traditions et des mœurs nationales, et qui les
distinguent assez nettement des autres écoles contempo-
raines.
Mais l'école allemande, en effet, a surtout un carac-
tère propre, qui saute aux yeux et à l'esprit. Elle a des
théories et des conceptions, des procédés et des prati-
ques, qui 11e sont qu'à elle et que ne partagent guère
les artistes des autres contrées. Elle a une doctrine phi-
DE LONDRES EN 1862. 297
losophique, avec des dogmes arrêtés, et une plastique
inflexible, tout ce qui constitue véritablement une école,
— bonne ou mauvaise. Si elle eut son origine à Munich,
sous le règne du roi Louis de Bavière, ou plutôt à Rome,
au commencement de ce siècle, sa croissance fut rapide
et son expansion fut intégrale dans les "Etats allemands.
Elle a fait des lieues de peinture à Berlin comme à Mu-
nich; attachant aux édifices ses compositions monumen-
tales, des œuvres énormes, comme on n'en avait plus vu
depuis les plafonds de Federico Zuccaro, avec trois cents
figures, de proportion surnaturelle; formant, sous la
discipline de maîtres illustres, et pour en traduire les
hautes inventions, des groupes de travailleurs convena-
blement stylés, ainsi qu'avaient fait autrefois Raphaël et
Rubens, pour aider à l'exécution de leurs chefs-d'œuvre.
Elle a encore aujourd'hui ses associations partielles, ses
académies, ses guildes et sa grande Kurrstverein. Elle
se reconnaît tout de suite et partout, à l'austérité de sa
manière, — à ses prétentions ambitieuses. Elle est sa-
vante, forte, quelquefois sublime, par hasard, précisé-
ment lorsqu'elle descend un peu du sommet de ses
théories superlifiques.
Il n'est pas étonnant que cette école allemande ait
une notoriété bien établie et qu'elle apparaisse comme
un contraste à l'art français. Mais nous n'avons point à
la discuter ici dans sa signification d'ensemble, puisque
ses initiateurs ne figurent pas à l'Exhibition de Londres.
Ce qu'on y voit en grande peinture d'outre-Rhin ne se
rattache à eux que très-indirectement. Un seul des
maîtres est là : Alfred Rethel, dont la carrière fut si
malheureusement rompue par la folie et par une mort
298 EXl'^fTION INTERNATIONALE
prématnrép. Son tableau de Saint Jean, et saint F\ierr.e,
avec six figures çjp grandeur naturelle, n'est pas très-
qjiginal et dQjt $voir été peint bieq ayant ses superbes
fresques l'hôtel ç|p ville d'Aix-la-phapelle. KTp|xs
ayons aussi les photographies dp ces fresques, non loin
d'un partqn de M. Cornélius, lps Cavaliers de l'Apoca-
lypse, appartenant au roi de Prusse. Pourquoi l'Alle-
magne n'a-t-elle envoyé que cette seule œuvre de
M. Corneliqs, et rien de M. Kaultjach, rien dp M. Qver-
hock, rjpn dp Steir]le, rjen dp M. Lpssing, dqnt la répu-
tation -pomme peintre d'histoire est d'ailleurs fort ex$7
gérée?
Il sp Irpnvp dqnc qqe le tableau qui fait le plus de
tapage dans J^ catégorie allemandfi est lq grande et
ridicule composition de M. Piloty, Néron après l'incendiç
de Ronie, qpi a paru jjn moment au boulevard des Ita-
liens, après gvoir p^ssé à l'exhi^jtipn dp Cologne. En
Allemagpp, qp en pesait dubipn; en France, on n'en
a rien peqsé du tqqt; fiiJ Angleterre, on est forcé de la
regarder, à Pause fie sa dimension ef de sa cpuleur gros-
sière, mais qp s'gq va vite, cherchant pp. reposer son
regard. Hélas 1 où rencontrer un cplpfiste pliez les Al-
lemands? Jp ne vois gqpre, en grande peipture, que la
Lftdy Maç:l)et/f, tjp M. Julius Splirâder, 'qni accuse un
juste sentiment du rappqrt des tpns et de leur harmonie
par la dégradation du clair-obscur. Cette figure de femme
qqj erre pendant son sommeil esf, assez tragiquement
exprimée par sa tournure violente et par ses gestps qui
se pprdent dans l'pmbre.
C'est la galerie du roi de frussp gui a fourni les prin-
cipales toiles historiques : Frédéric le Grand surpris pç,r
. DE LONDRES EN 18ç2. 299
\
la niçit, à Ifpphkii'ch, en 1758, par M. Adolphe Mpnzel,
une Pétition au doge de Venise, par M. Cari Recker, le
Prince Jaczko faisant vœu ç(e se çonvertir au çhrisfia-
nisme, par M. Angust yon Kloeber, une mauvaise Pa,-
rade à Berlin, cjnq mptres de large, par M- Franz Kroger,
chevalier, officier, pomm^ndeur de quantités d'ordres et
peintre de la Cour. L'archiduc Albert d'Autriche (nous
avons déjà dit que l'Autriche ptait distinguée de l'Alle-
magne dans le catalogue) a prêté aussi une grande Revue
dç Vempereur Joseph II, par M. F. Qûada}, intéressante
à cpuse des portraits historiques peinfs d'aprps nature.
A la galerie d'un autre prince, le grand-duc de Meck-
lembourg-Schwerin, appartient encore une bataille ayec
des chevaux c|e grandeur naturelle, la Mort de Niçlot,
r.%% des Ob,ot.ritçs, par M. Theodqr Schloopeke, peinture
faible et pâle, mais assez mouvementée.
En tab]eaux de sujets religieux et bibliques, nous
avons Sexuel, et Elie, par M. Jujius Jîùbner., le rédacteur
cjp catalogue du Muséo de Dresde ; Mise, cm tombeau,
(appartenant à la reine douairjère de Prusse), par M. Ai^-
gust Kaselowsky; Saùij JeaqrÉvqngéliste (appartenant
qu roi de ^rqsse), par tyL 'yVach; une Madone (appar-
tenant à M. Étoile ^erpirp), par Czermak, élève fjp
M. Qallait; le Baptême d,u Çhrist (au Musée national
do. Hongrie), par fyf. Karl J\ï§rkp; une Madone «pejnfp
par ordre du gouvernement autrichien pour un rppri^s-
tère de Venise, » par M. Piptro Roi; une Saintç Çêeile
(appartenant à l'empereur d'Autriche), par M. J- yon
Scheffer; et bien d'autres, qui n'ont absolument rien dp
particulier. Ceux-là, cjy moi^s, on|. pour recommanda-
tion Jps nobles galeries qui les ont adoptés. — 0 Ip
300 EXl'^fTION INTERNATIONALE
bon certificat... qui ne vaut pas même te billet de Ninon
de Lonclos !
Les portraits ne se recommandent guère non plus
que par les personnages qu'ils représentent, sauf le
portrait de femme en robe verte, par M. Gustav Richter,
élève d'un peintre français, M. Léon Cogniet. N'avons-
nous pas déjà indiqué un portrait en porcelaine du doc-
teur G. Schadow, directeur de l'académie de Berlin,
par feu Cari Begas, peintre royal? ceux de l'empereur
et de l'impératrice d'Autriche, etc. ? Il faut ajo.uter celui
de M. Thorwaldsen, le sculpteur, par M. Amerling,
et comme curiosité, un portrait « peint en vingt-six mi-
nutes, » par M. H. Tischbein.
En paysagistes, ce sont toujours MM. André et Oswald
Achenbach qu'on remarque le plus, et, près d'eux,
M. Alexander Michelis, le secrétaire de la guilde artiste
(Kunstgenossenschaft) de Dusseldorf. En peintres de che-
vaux, manque M. Schmitson de Berlin, dont nous avons
vu d'excellents tableaux aux expositions de Cologne, de
Bruxelles et de Paris. Son élève, je crois, M. Otto von
Thoren, qui a demeuré en Belgique, ne le remplace
pas tout à fait. M. Friedrich Gauermann ne vient-il pas
de mourir à Vienne? L'Exhibition internationale montre
de lui deux peintures : un paysage avec troupeaux et
une Chasse à l'ours, appartenant au duc Auguste de Saxe-
Cobourg.
Un bon peintre d'intérieur de ville est M. F. C. Mayer,
l'auteur d'une Maison de marchand à Nurenberg ; le
regard plonge clans une cour très-pittoresque avec son
architecture de style arabe. Niirenberg et les autres
vieilles cités allemandes offrent à tout bout de rue des
DE LONDRES EN 1862. 301
aspects curieux qui provoquent l'artiste, l'archéologue,
l'historien des mœurs et des faits d'autrefois. Il est
étonnant que les peintres locaux ne s'inspirent pas plus
souvent de ces restes patriotiques, au lieu d'aller cher-
cher des épopées mirobolantes dans les temps fabuleux.
Francfort-sur-Mein ne ressemble guère à Nùrenberg :
c'est une ville neuve, propre, aristocratique, mais elle
a aussi ses vieux quartiers autour de la cathédrale,
comme partout. La rue des Juifs, par exemple, quel
morceau de peinture ! M Anton Bûrger en a fait un ta-
bleau qui n'est pas maladroit.
On ne saurait passer sous silence le célèbre archi-
tecte de la pinacothèque de Munich, M. Léo von Klenze,
et sa Vue d'Athènes au temps d'Adrien. Athènes, soit!
puisqu'aussi bien Munich est surnommée « l'Athènes
moderne, » à cause précisément des édifices, pastichés
du grec, que M. von Klenze et autres y construisirent
sous l'inspiration du roi Louis.
Restent quelques peintres de genre, et ce sont les
meilleurs « en leur genre. » Mais ils n'ont rien à nous
apprendre de neuf, car nous avions déjà vu Y Adieu des
émigrants à leur patrie, exposé à Paris et ailleurs, par
M. Cari Hùbner, de Dusseldorf, et le Convoi dans une
forêt, par M. Ludwig Knaus, aujourd'hui professeur à
Wiesbaden, après avoir habité Paris. On commence
aussi à connaître et à estimer M. Gustav Pettenkofen,
de Vienne, qui a beaucoup de finesse et d'esprit dans
ses petites scènes de mœurs, étudiées sur place, en Bo-
hême ou en Hongrie.
L'Allemagne, ainsi que la France, a perdu, dans ces
dernières années, ses plus notables statuaires; la France ;
302 EXl'^fTION INTERNATIONALE
Pradier, Rude, David d'Angers; l'Allemagne : Daniel
Christian Rauch, le plus illpstre de tous, né à Arolsen
en J777, niprt à Drpfle en 18^7; Ernst Riptschol, né à
Pulsnitz (Sax^) pn 1804, mort à Dresde en 1861 ; et le
directeur Qottfped Schadow, flé $ ferlin pn 1764, mort
dans la mêpie ville en 1850.
La plupart dps œuvres de G. Schadow appartiennent
au fytusép et | l'Apadérnie de Rprliq, ou an roi pje Prusse,
comme la statue du prince d'Anhalt-Dessau, exposée à
Londres. Les œuvres c|§ Rauch ornent pp général les
places publiques, car c'était un sculpteur monnfnWt£d>
et nous avpns précisément une réduction en brpnze de
son œuvre la plus vantpp • le-Monumçnf du gvQQçl Fré-
déric.
Riptschel aussi, qui, je crois, était plj^e dp R^nph» a
doté sa patrie de plusieurs statues dp^tinées an plein
air. Ses héritiers qnt envoyé à Londres un buste cje
Rauch et un Enfant avec des raisons; ajoutez quatre
médaillons en marbre, qui représentent allégoriquprnent
le Matin, le Jour, le Soir et la Pfuit.
Que l'Allemagne, pour laquelle nous avons tant ç(e
sympathie, nous pardonne d'être si bref et si froid à son
égard, en cette occasion Pourtant solennelle, qù l'An-
gleterre a provoqué les artistes de l'Europe à unp es-
pèce de concours dont elle semble dpvoir retjrer tqqt
l'honneur. Nous avons visité la première « Exposition
générale historique allemande », qui eut lieu à Munich,
en 1*858, et la seconde, qui eut lieu à Cologne, en 1861;
nous ne manquerons pas d'aller à la trojsième, n'im-
porte où et n'importe quand; et nous promettons de
consacrer alors une étude approfondie à l'art allemand,
DE LQND11ES EN j8f)2. 3q3
qui, sans aucun doute, soulève toutes les questions les
plus intéressantes d'esthétique et de philosophie, de
technique et de sayoir-faire.
Les Scandinaves ont un sucpès bipn mérité à l'exhibi-
tion ; leurs œuvres y sont nombreuses : — Sppde, 3Q ta-
bleaux; Norwége, 51; Danemark, 84, — et plusieurs
de ces peintures ont beaucoup d'originalité. Nous gommes
cependant forcé de renvoyer, sans plus, à l'analyse suc-
cincte de notre première revue générale, Jl faut finif.
Nous espérons d'ailleurs retrouver aus§i les meilleurs
de ces artistes aux expositiqp de l'Allemagne, dp. la
Belgique pt de Paris.
C'est upe vraie nouveauté qu'unp pollpction de pein-
tures russes, et la salle où spnt çéunis; les quatre-vingts
tableaux ppvoyés do Saint-Péfprsbourg nous a souyept
attiré.
C'est comme une naissance, cpttp apparition inat-
tendue des artistes russes au meeting international 1 Les
autres peuples ne sont point encore habitués à compter
un art russe. Et cependant if existp une académip çlps
beaux-arts et une écolp de peintres et dp spulpteurs à
Saint-Pétersbourg, depuis juste un siècle. Mais que c'était
loin la Russie, et que sa civilisation surtout, il n'y a pas
encore bien longtemps, semblait éloignée dp la notre 1
On avait même oublié que Cathprinp la prande était
une demi-Française par son intimitp ftvpc des phijpso-
phes et des littérateurs tels que Voltaire ej, I}jderot, que
son regard et son esprit étaient sans cesse tournés yprs
la civilisation occidentale, fît, avant elle, le czar Pierre
n'était-il pas venu regarder curieusement ce qu'on faisait
op JIol lande, en Angleterre, pu France ?
304 EXl'^fTION INTERNATIONALE
Aujourd'hui, la Russie est décidément en grand train
de transformation et de progrès. Aujourd'hui, grâce à
la vapeur, la distance entre Saint-Pétersbourg et Paris
ou Bruxelles n'est plus que de trois jours, et même que
de trois minutes, grâce à l'électricité 1 Et, par paren-
thèse,— j'espère bien aller voir enfin, au musée de
l'Ermitage, les cinquante Rembrandt qu'il me reste à
connaître, pour risquer le livre depuis si longtemps an-
noncé sur l'incomparable artiste hollandais.
Au moment de l'Exposition universelle de Paris en
1855, la fatalité avait mis la Russie en lutte avec les
deux grandes puissances de l'Occident, et seuls les ar-
tistes russes manquèrent forcément au rendez-vous où
l'on était venu de New-York et même de Mexico 1 Les
voici, cette fois, chez leurs... amis, les Anglais. Wel-
cûrne ! Faisons donc connaissance avec eux, dont les
noms n'avaient point encore été imprimés dans les cata- '
logues des expositions occidentales.
Par chance, on m'a communiqué des notes biogra-
phiques sur les principaux peintres qui ont travaillé à
Saint-Pétersbourg depuis la seconde moitié du dix-hui-
tième siècle, sous le règne de Catherine IL Prenons
donc, par ordre chronologique, tous ceux dont on voit
des œuvres à l'Exhibition.
L'Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg avait
été fondée, comme on sait, par l'impératrice Elisabeth Ir0,
en 1761, mais elle n'eut sa constitution définitive et ses
règlements que sous Catherine II, en 1764.
Le premier peintre qu'on rencontre par ordre de date,
et peut être aussi par ordre de talent, Dmitry Lewitzki,
né d'un prêtre de la Petite-Russie, en 1735, ne paraît
DE LONDRES EN 1862. 319
pas s'être formé à cette académie naissante. Sa manière
accuse le style français de l'époque, et je suppose qu'il
a dû étudier à Paris, ou toujours qu'il a étudié les
œuvres des van Loo, peut-être même de Chardin, de
Boucher et des autres. Les trois portraits de femme,
appartenant à l'empereur de Russie, sont charmants,
surtout Glaphyra Alymof, jouant de la harpe. Lewilzky
est mort à Saint-Pétersbourg en 1822. 11 avait eu pour
disciple Wladimir Borowikowsky, né en 1765, devenu
membre de l'Académie, et mort à Saint-Pétersbourg en
1824. Borowikowsky n'a qu'un mauvais portrait de
Mahomet, shah de Perse, daté 1795, et appartenant à
l'Académie des beaux-arts.
Anton Lossenko, né dans le gouvernement de Pol-
tava, en 1737, fut le premier pensionnaire que l'Aca-
démie envoya terminer ses études à l'étranger. Le moyen
n'est pas très-heureux pour pi'ovoquer l'éclosion d'une
école nationale. Lossenko entra dans l'atelier de Res-
tout, à Paris, puis il s'en alla à Rome chez le fameux
cavaliere Pompeo Battoni. Rentré à Pétersbourg, il fut
nommé, tout jeune, directeur de l'Académie dont il avait
été élève; il mourut en 1773, à l'âge de trente-six ans.
On voit de lui, à Londres, un Saint André, appartenant
à l'Académie des beaux-arts.
En 1753 naissait, à Saint-Pétersbourg même, Feo-
dor Alexeieff, d'abord élève de l'Académie, puis profes-
seur, après avoir passé quatre ans à Venise dans l'ate-
lier de Giuseppe Moretti, imitateur de Canaletti. Il paraît
qu'il a travaillé aussi en Allemagne, puisque son tableau
de l'Exhibition internationale est une Vue du palais de
Swinger, à Dresde, peinture tout à fait dans la manière
306 EXl'^fTION INTERNATIONALE
,dps Çanaletti. Alexejeff fut très-employé par Paul Ier. Il
fpourut. en 1824.
Vpjpi maintenant un vrai peintre, à en juger par la
seule ppintpre que nous ayons de lui, le portrait de son
pèrp? appartenant à l'empereur de Russie; buste de
grandeur naturelle, très-fermement modelé et très-ca-
ractérisé, sans; autre préoccupation que de rendre la
nature avec son accent original. Orest ICiprensky .est
probablement le plus fort de toute cette pléiade primi-
tive. Né près de Saint-Pétersbourg en 1783, élève d'un
artiste nommé Ougromoff, puis membre de l'Académie,
dont jj devint professeur, il est mort à Rome en 1836.
Silvestre Tchedrin est mort aussi en Italie, en 1830, à
Sorrento, dont nous avons une Vue à l'Exhibition. Il
était né à Saint-Pétersbourg, en 1791.
Tous ces peintres russes, malheureusement, comme
les peintres français du temps dp Louis XIV et du temps
de l'Empire, regardent beaucoup trop du côté de l'Italie,
s'acclimatent à Rome, consultent la tradition italienne,
plus que la nature ou qqe leur propre gpnie, et finale-
ment n'aboutissent qu'à être fies pseudo-Italiens. C'est
ce qui est arrivé au plus célèbre de tous les artistes
russes, à Cari Rrulow, né à Saint-Pétersbourg, en
1779, élève et professeur de l'Académie, mort en 1852,
près, dp Rome, où il avait vécu longtemps. C'est à Rome
qu?il peignit le grand tabjpau qui passe pour son chef-
d'œuvre : le Dernier jour de Pompçi. Il n'a qup deux
portraits à Londres : le sien pt celqi fin poëtp et fabu-
liste Kryloff.
Un de ses élèves, M. Feqdor Moller, aujourd'hui
prpfpsseqr h l'Académie, est à la fois peintrp d'histoire
DE LONDRES EN 1862. 307
pt peintre de genre. Il a une grande tpile, très-triste :
Saint Jean dqns Mie de Pnthn^os, et une petite compo-
sition intitulée : le Baiser,
Autre élève de Brulow, et qu'on a surnommé dans
son pays le Hogarth russe, Paul Fedpjoff, né à Sflint-
Pélersbqprg en 18f6, mort, bipn jpmip, ep 1852. Sps
tableaux de genre se payent très-cl]pv par §es compa-
triotes. Nous en avons deux : la Veuve et la Visite d'un
jeune galant dans la maison d'un marchand russe.
Alexandre Iwanoff, élève de.son père et de l'Aca-
démie, dont il devint ïflcpnhre, demeura longtemps à
Rome, où fut exposé son grand tableau ; Y Apparition de
Jésus-Christ.. Né à Saint-Pétersbourg en 1806, il y m pu-
rut en 1858. Sa Madeleine, expqsée à Londres, appar-
tient à l'empereur de Russie.
Le conservateur actuel c}e la peiptqrp au Musée dp
l'Ermitage, M. Theodor Bruni, professeur et recteur de
l'Académie des beaux-arts, est né à Milan, en 18QQ. Il
a vécu longtemps à Rpmp, et son style est tout italien
dans un Christ et dans une Madone, appartenant à l'em-
pereur de Bussie-
M. Tiniothée Neff, né en Esthpnie, est également pro-
fesseur à l'Académie. Deux de ses tableaux appartien-
nent à l'empereur ; le troisième, unq Madone, à la grande
duchesse Marie.
Un peintre de marine et de paysage, M. Iwan Aywa-
sowsky, né en 1816, professeur, a été nommé chevalier
dp la Légion d'honneur en 1854- H a quatrp tableaux,
dont quelques critiques ont parlé.
M. Alexej Bogolpubqff, élève, en Bussie, de Woro-
bieff et de l'Académie, dont il pst professeur, a travaillé
308 EXl'^fTION INTERNATIONALE
en France chez M. Isabey, et à Dùsseldorf, chez
M. Achenbach. On voit de lui une Kermesse hollandaise
et un Port en Normandie.
Le paysagiste Worobieff avait formé aussi M. Léo La-
gorio, né en Crimée, aujourd'hui professeur à l'Aca-
démie. M. Lagorio a beaucoup travaillé en Italie, et ses
deux tableaux sont : une Vue de Capri et une Vue de
Sorrento.
Michel Lebedeff, né à Saint-Pétersbourg en 1812,
mort à Naples, en 1836, donnait beaucoup d'espérances
à ses compatriotes. Ses tableaux de l'Exhibition sont
aussi des vues italiennes.
L'éditeur de la Feuille artistique, publiée à Saint-
Pétersbourg, M. Basile Tymm, est peintre en même
temps qu'écrivain ; il a travaillé à Paris chez M. Horace
Vernet, et il a exposé, à Londres, une scène militaire :
Transport d'artillerie à 'travers des gorges de mon-
tagnes.
M. Khoudiakoff et M. Swertchkoff sont professeurs à
l'Académie. Le premier n'a qu'un tableau, le second en
a quatre. Viennent ensuite plusieurs élèves de l'Aca-
démie : MM. Mestchersky, Morozof, Tchistiakoff et
autres.
M. Valérien Jacoby est-il Russe? Je ne trouve rien
sur lui dans les notes qu'on m'a communiquées. C'est
pourtant ie plus adroit et le plus spirituel de tous les
peintres de genre, avant celui qu'on n'a pas craint de
baptiser Hogarth. Le Marchand de citrons, par M. Ja-
coby, est très-fin de physionomie, très-juste de lumière
et très-harmonieux de couleur. Il pourrait faire pendant
à un tableau de M. Knaus, par exemple.
DE LONDRES EN 1862. 309
En somme, il y a peu d'œuvres remarquables de tant
de peintres que nous avons voulu citer. Mettons avant
tout le portrait de son père, par M. Kiprensky, les gra-
cieux portraits de Lewilsky, le Marchand de citrons, par
M. Jacoby, et quelques autres scènes russes, intéres-
santes surtout à cause du pays singulier et des mœurs
qu'elles représentent. La Russie ambitionne d'avoir une
école, et elle a raison. Mais, pour cela, il faut que les
artistes ne se tourmentent pas trop des écoles étran-
gères; il faut qu'ils puisent dans leur propre fonds et
qu'ils conservent franchement leur caractère autoch-
thone. Avant tout, soyez Russes, comme Léonard est Ita-
lien, Velazquez Espagnol, Rubens Flamand, Rembrandt
Hollandais et Reynolds Anglais.
En vérité, j'ai oublié la Grèce! «Salut, Phidias et
Apelles ! trois fois salut 1 » Je fais ces salutations, pour
avoir l'air d'un critique idéal et bien élevé, ayant vu
qu'un critique français a salué ainsi l'Italie : « Salut !
patrie de Raphaël et de Michel-Ange ! etc. » J'avouerai
que, pour moi, ces trois salutations à propos de quelque
mauvaise peinture, — ces 0 ! de stylo épique, me font
penser aux trois D de Courbet. Un salut, bon ; ça peut se
faire en passant. Deux, c'est trop. Et puis, il n'y a guère
à se prosterner devant les tristes productions de l'Italie,
ni de la Grèce. Nous n'avons que deux peiutres grecs et
quelques sculpteurs, entre autres MM. Phylalœ et Kos-
sos, qui ont exposé chacun une douzaine de marbres.
Apelles et Phidias n'y sont pour rien, pas plus que
Raphaël et Corrége dans les tableaux italiens.
J'ai déjà dit quelques mots du jeune Turc, M. Paul
Musurus, qui est fds de l'ambassadeur ottoman à Londres.
310 EXl'^fTION INTERNATIONALE
Il a piëstjue été élevé eh Angleterre et eri France, et
Ton voit qu'il aime la bonne péinturë et qu'il connaît
les tieux màîtrës; Rembrandt, et particulièrement Char-
din, ne sont pas sans lui avoir parlé à l'oreille. Coloriste
comme un Oriental, ii a uu vif sentiment do la lumière
ët dti clair-obscur. Ses petites études de siill lifê sont
fines ët éblouissantes; ses petits portrdits, surlbitt celui
de sasceur^miss Musurus, ont beaucoup de naïveté et
de charme. Il a vingt ans et la passion dë l'art. Pour-
quoi ne serait-il pas peintre, jusqu'à ce qu'il soit am-
bassadeur.
L'Amérique n'a encore guère d'artistes. Ellë a autrë
Chose à faire que de rëprésënlér tranquillement la na-
ture. Sa mission est de la dotnpler d'abord et d'appro-
prier sdri vaste domaine au service des hommes. Il n'y a
donc qu'une douzaine de tableaux américains à l'Exhibi-
tion^ entreautl-es des paysages de M. J. F. Cropsey, qui
doit s'être formé en Angleterre sdUs quëltjUë préraphaé-
lite exalté, et deux portraits réatisiës, très-simples, un
peu sauvages, presque sans lumière, ni par conséquent
sans ombres, par M. W. Page. C'est l'enfance de l'art,
mais cette naïveté vaut encore mieux sans doute que
le maniérisme caduc de certains portraitistes à la mode
chez les vieux civilisés.
Mais les dessins, les miniatures, les aquarelles; les
pastels, les eaux-fortes, les gravures; qui emplissent les
salles latérales de l'Exhibition, tout cela c'est de l'art,
inséparable de notre chère peinture, et nous n'en avons
rien dit! Mais la photographie, si utile Comme rensei-
gnement pour les peintres en leur offrant de précieuses
études d'après nature, pour les critiques et les historiens
DE LONDRES EN 1862. 311
do l'art, à qui elle montre les œuvres éparsesdes grands
maîtres d'autrefois, n'en dirons-nous rien? Nous avons
cependant admiré les prodiges que font les photographes
anglais dans la reproduction du paysage, où ils appor-
tent le même fanatisme du détail que les préraphaélites,
où ils cherchent parfois des effets étranges et stupéfiants,
comme dans une épreuve de M. Robinson, où, sur une
barque, glissant le soir entre deux rives hérissées de
buissons fantomatiques, une femme étendue, une morte,
je crois, s'en va dans la terre — par eau. Nous avons
revu avec grand intérêt les superbes reproductions de
tableaux anciens, par M. FierlantS, et nous nous sommes
convaincu, en comparant ces éprouves à celles des
autres photographes de chaque pays, que M. Fierlants
était toujours le premier en Europe, dans sa spécialité.
Nous avons revu les belles expériences dos photographes
français pour obtenir des grandeurs quelconques, pour
fixer les images, sans crainte d'effacement ultérieur, et
même pour faire graver des planches parle soleil,—
l'héliograpliie, que M. Nègre poursuit toujours, et qui
réussira.
Et les bronzes de Barbedienne, et les poteries de
Wedgwood, pour lesquelles un artiste français, M. Les-
sore, fait maintenant de si beaux dessins, et la céra-
mique de Sèvres et de Saxe, et les reliures de Bedford,
le grand artiste anglais, ou des grands artistes de Paris,
et l'orfèvrerie, et la ciselure, et la sculpture, en meubles
et ornements, et vingt autres catégories, qui confinent
aux arts, il faut donc laisser tout cela ! Oui, chacun sa
compétence essentielle. — Maintenant, à d'autres.
En 1862 , sur l'Exhibition internationale de
Londres, de même qu'en 1861, sur le Salon de
Paris, W. Bûrger fut encore provoqué h faire dans
le Temps un double compte rendu.
DE LONDRES EN 1862.
(PUBLIÉ DANS LE TEMPS)
•cm
I
Il ne faut pas considérer l'Exhibition internationale
à Londres comme un concours entre les écoles de l'Eu-
rope. Chaque peuple n'est vraiment bien vu que chez
lui, qu'il s'agisse de l'art et de l'industrie, ou des idées
et des mœurs. On ne connaît la France qu'à Paris, de
même qu'on ne connaît l'Angleterre qu'à Londres. Il
paraît d'ailleurs que les artistes du continent n'ont pas
été très-empressés d'envoyer leurs œuvres outre mer.
Londres n'est peut-être pas, du moins pour les arts, lo
bon endroit d'une exposition européenne. Sans compter
les hasards du transport des objets à exposer, l'affluenco
des visiteurs, venant des divers pays de l'Europe, ne
sera jamais aussi considérable dans cette île que sur un
point central du continent.
Les Anglais se déplacent volontiers, et ils s'en vont
à Paris ou à Bruxelles, à Berlin ou à Rome, comme ils
18
3/3
314 EXl'^fTION INTERNATIONALE
vont de Londres à Greenwich ou à Richmond. Les Fran-
çais ot les Allemands ne sont pas encore si habitués aux
voyages, et pour eux c'est une affaire que de passer la
mer. Lë hoînbrë des éiiarigers qui visiteront l'Exhibition
internationale de Londres n'égalera point sans doute le
nombre des étrangers qdi ont visité l'Exposition univer-
selle de Paris en 1855.A la vérité, les Anglais abondent, et
le chiffre qeS visiteurs, publié chaque jour për les feuilles
de Londres, doit rassurer les capitalistes de l'entreprise.
11 est donc arrivé que les écoles du continent sont
très-imparfaitement représentées à l'Exhibition inter-
nationale, tandis que l'école anglaise y est complète et
bien ordonnéo en série chronologique. Chacun chez soi
et chacun pouc soi : tous les maîtres anglais sont là, de-
puis Hogarth et Reynolds jusqu'aux contemporains.
Belle lignée, où le portrait, lès sûjëts familiers, la ma-
rine, le paysage, soiit traités avec ùhe bi'iginalité incon-
testable. L'école ahglaisë prendra désormais son rang
dans l'histoire dë l'tiït.
Pour la France spécialement, il semble qu'elle ait
dédaigné de se montrer à son avantage. Est-ce la faute
des artistes ou de la commission directrice ? Insouciance
des artistes peut-être, ët surtout négligence de la com-
mission, qui n'a pas pris à cœur de rassembler des oèii-
Vfës supérieures, fii mêtrie de classer avec un certain
goût sa pacotille.
L'école française a fait sa réputation européenne à
, l'Exposition universelle de 1855, c'est vrai. Tous les peu-
ples en ont emporté l'impression que les artistes fran-
çais de la première moitié de nôtre siècle constituent
, Une pléiade brillante, habile à interpréter la poésie et
DJ2 LONDRES EN 815
l'histoire, apssi bien que la vie courante pt que la na-
ture extérieure.
t V' • ' • 'I i i •
L'Allemagne peut aypjr conseryé sa prétention à la
suprématie fie pensée ; l'Angleterre peut se croire
plus d'esprit lîuiqorisljque, ou la Belgique plus de natu-
rel ; niais, ep ppnsciencp, sans préjudice des qualités
particulières à chaque peuplp, l'école française est pour-
tant celle qui m§r(Iucra lp plus dans l'art contempo-
rain. Ce n'est pas une raison pour se dispenser fjp le
prquver pn cps cpnfronta|ipps solennelles, où se mesure
périodiquement lp pivpau niobile ejes écoles diverses.
La Belgique a été plus soigneuse de sa reporqmée. Ses
meilleurs artistes ppt eqyqyé à Lop^res leurs meilleures
œuvres^ et le classement en a étp fait avec beaucoup
d'intelligence : bien qu'après la magnifique série de
l'éco}e anglaise, c'est l'école bplgp qui arrête le plus
l'attention.
La Hollapde aptuelle n'a pqjnt, comme la Belgique,
de peintres hors ligne, tels, par exemple, qqp M. Leys.
Son exposition n'a dope ripn jtjp saillant, et c'est tpu-
jours M. Israëls qu'on y remarque le plus. Les Hollan-
dais ont d'ailjeurs le malheur d'être cqnfoqdps avec les
Allemands, à ce point que Je critique (3U Journal (les
Débats a pris pour une œuvre germanique le grand por-
trait de Mme Wattier, l'actrice, dans le rÔ]o d'Agnp-
pine, par M. J. W. Pieneman, d'^mstprdam.
De l'Allemagne, il en est cpmme de la France : les
maîtres principaux manquent même aj^plumept. A la
dernière exposition de Cologne, qp vpyqiî. Cornélius,
Overbeck, Kaulbacji, Steinle, Lessjpg, ptp. Ipi, pqqs
n'avons gqjpre d'iutpressant qu'un tableau d'Alfred
316 EXl'^fTION INTERNATIONALE
Rethel, quelques portraits, des tableaux de genre, par
MM. Knaus, Cari Hiibner, Pettenkofen, etc., et des
paysages de l'école de Dusseldorf,
Les Scandinaves rattrapent et dépassent presque les
Allemands. Leurs scènes de mœurs et leurs paysages
ont du moins un certain caractère qui frappe par sa nou-
veauté. Peut-être cependant plusieurs de leurs peintres
se sont-ils formés dans les écoles allemandes, et même
à Paris.
Quelques Russes ne manquent pas d'originalité dans
la peinture familière. Plusieurs artistes, qui ont eu de
la célébrité à Pétersbourg, ont envoyé des tableaux re-
ligieux ou des portraits, M. Charles Brulow, M. Iwanoff,
M. Kiprensky, M. Bruni, le conservateur des tableaux
de l'Ermitage, etc. La plupart de ces œuvres appartien-
nent à l'empereur de Russie, ainsi que de gracieux por-
traits do femmes peints à la fin du dix-huitième siècle
par un sectateur de l'école française, Demetrius Lewitsky
(1735-1822); il y a encore, par le même peintre, un
curieux portrait de Catherine II, appartenant à l'Aca-
démie des beaux-arts de Pétersbourg.
La Turquie à son représentant artiste, un seul,
M. Paul Musurus, fils de l'ambassadeur ottoman à Lon-
dres. Il a un vif sentiment de la couleur et de la lu-
mière ; il sera peintre.
Vraiment, la civilisation moderne envahit tout, la vie
circule partout, la passion des arts s'étend partout. Nous
avons non-seulement la catégorie turque, mais celles
des États-Unis et du Brésil. L'Asie et l'Australie ont
aussi envoyé des produits qui se rapportent aux arts.
Il est triste de dire que la Grèce n'a rien, et l'Italie
-ocr page 329-DE LONDRES EN 1862. 317
peu de chose... à signaler : quelques sculptures grec-
ques cependant, et beaucoup de sculptures italiennes.
En peinture, j'avoue que je ne connais pas un seul
artiste italien qui mérite de compter dans l'art moderne.
Quel nom de peintre italien a passé les Alpes, depuis
la fin du dix-huitième siècle, depuis Canaletti, Tiepolo
et Guardi?
Et quel nom de peintre espagnol a passé les Pyrénées,
depuis Goya? Madrazo, peut-être, le nom se rattachant
au Musée de Madrid. A l'Exposition universelle de Paris,
les portraits de M. Frédéric de Madrazo, fils de Joseph,
n'ont pas été inaperçus. Son frère, M. Louis de Ma-
drazo, avait un xEnterrement de sainte Cécile dans les
catacombes, lequel se retrouve aujourd'hui à l'Exhibi-
tion de Londres. Ce tableau et quelques autres appar-
tiennent au Musée national de Madrid. Le reste a été
emprunté à l'Académie de Saint-Ferdinand, à la reine
d'Espagne, au palais des Députés, au duc de Montpen-
sier et à M, Valentin Cardorera.
Le pays le plus pittoresque du monde, la'Suisse, n'a
jamais eu d'école. Impossible à elle, ni à personne, de
faire ses montagnes. La peinture a su faire la mer quel-
quefois, les montagnes jamais.
M. Diday et autres ont exposé des paysages suisses,
qui n'ont point de succès auprès des Anglais et des tou-
ristes, familiarisés avec les glaciers, les lacs et les forêts
de sapins. Aussi, tous ces tableaux, — de même que les
tableaux italiens, quand ils n'ont pas été acquis par des
institutions publiques, en vue de protéger l'art, — ap-
partiennent-ils aux artistes. Mauvais signe ! Italiens, Es-
pagnols et Suisses ne trouvent point de placement dans
18,
-ocr page 330-%
318 fcXfîj^fflQlJ lîfT^imATIpNALE
les collections particulières, et ne sont pas pptps à la
bourse des tableapx.
En résumé, rexppsitjop anglaise est superbe, etmpntre
dans son ensemble hjstorjque une école trqp peu connu®
sur le continent. L'exposition tyelge est très-bonorable
et fortifiera l'école flamande dans l'estime des ama-
teurs. Quelques peuples, qui ne comptaient pqjpt encore
dans la république des ^pts, sopt en train d'y cppquérir
leur droit d'admission. Voilà cp qu'on apprend au grand
meeting international de Londres.
Si mal représentée qu'elle soit à l'Exhibition, l'écple
française y inspire cependant la plus vive curiosité, et
la salle où sont accrochées pêle-mêle les œuvres de nps
artistes ne désemplit pas.
Le génie français a toujours et partout pour les autres
peuples je ne sais quel attrait instinctif, mêlé d'une cer-
taine inquiétude. On attend toujours de la Franpp la
hardiesse, l'imprévu , la nouveauté ? outre l'esprjt pt le
goût.
Malheureusement en France, aujourd'hui, l'époque
n'est pas aux aventures dans le monde de la pepspe, de
la poésie, de l'imagination et des beaux-arts. Lp génie
français semble chloroformisé, et il n'a ripp prodqj}. de
neuf depuis une douzaine d'années. La Francp vit sur
ses artistes et ses littérateurs de la génération prépédepte,
— même sur ses morts,
••■.. . ■lu».' ,
-ocr page 331-pi? J.0SP11ES en |862. 319
Paul I>|aroche, Ary Scheflef, Decamps, Marilhaj;,
Roqueplan, Charlet, Raffet, — David d'Apgprs, Eradjer,
Rude, —ont disparu, mais on les évoque toujours pour
représenter l'école contemporaine, avec MM. Ingres et
Eugèpp Pe|acroix? Thpo4ore ftppsseau, Du pré, Diaz,
Trpyop, Çouturp, j\fp|ssoqipr, — Barye, Préault, (31e-
singer, — e| qpplqpp^ autres, dppt les plus jeunes étaient
connus il y 3 quipe ou vingt $ps. A côté do cps artistes,
qui serpnt historiques, aKpP PP relief plus ou mpins
saillant, et auxquels on pept ajqptPE, si l'on vppt, pour
des raigqns quelconques,, MiYL Iforace Verpet, Gudin,
Wiptprhaltpr, Flandrin, etc., quelles individualités
nouvelles sont yenues sç poser? Courhpt, assurément;
mais il date aussi de quinze ans, de môme que Mil-
let. — Gustave Doré, un nouveau, celui-là, pppf-être
le seul; mais il n'a riep epyoyé à l'Exhibition de
Londres.
C'est un mort qui attire le plus les vivapts : Paul De-
laroche. Il a'six tableaux, rapprochés lpjs uns des autres :
trois petites compositions religieuses, la Marie-Antoi-
nette, pue Martyre sous le règne de Dioçlét\en, et le por-
trait de M. Emile Pereirp.
Le tableau de Marie-Antoinette, biop connu par la
gravure, est déjà tout poirci ; on p'y voit pjps rien ; il
sera perdu dans vingt ans. Cp n'est pas très-grand dom-
mage, excppté pour M. Perkins, qui l'a payé cher. La
Martyre, noyée dans une espèce d'eau vitreuse, plaît
aux esprits poétiques. Le prestige de Paul Delaroche
tient aux choix ingépieux de sps sujets. Comment 11e r^s
s'intéresser à cette jeune fille qui meurt pour sa foi daps
l'avenir, à cette rpine qui va pipurir pour sa foi dan$ le
320 exposition internationale
passé, à Charles Ier ou à Stafford, à Jane Grey ou aux
enfants d'Edouard?
Dis-moi ton sujet, et je te dirai le succès que tu auras
près du public.
Le portrait de M. Emile Pereire est une des meilleures
peintures qu'ait laissées Paul Delaroche, et le meilleur
portrait de toute l'exhibition française. Aux qualités
d'artiste qui lui manquaient, Paul Delaroche suppléait
par l'intelligence, le bon sens et le goût. Toujours théâ-
tral dans ses compositions historiques, il savait être sobre
et tranquille quand il avait à faire d'après nature un
personnage réel; il en pénétrait le caractère et il l'ex-
primait selon ses forces. M. Emile Pereire est debout,
de face, simplement posé, un peu sérieux et très-res-
semblant.
Les morts vont vite. A ceux qui, là encore, apparais-
sent comme pour subir un jugement posthume, faisons
d'abord quelques compliments.
Pendant qu'on inaugurait sa statue à Rotterdam, on
s'entretenait d'Ary Scheffer à Londres devant son tableau
de Saint Augustin et sainte Monique, projetant tous deux
un regard fanatique vers le ciel.
Quelle que soit l'aspiration idéale de ces figures, su-
prême expression du génie de Scheffer comme poète un
peu mystique, certains autres de ses tableaux le font
mieux apprécier comme peintre. A Rotterdam juste-
ment, chez M. do Kat, sont les plus importantes de ses
œuvres et les mieux réussies. Le Saint Augustin ne fait
pas grand effet à l'Exhibition. Heureusement qu'Ary
Scheffer est connu en Angleterre, où plusieurs de ses
peintures ornent des galeries distinguées.
DE LONDRES EN 1862. 321
Decamps.,. il n'y avait do lui d'abord qu'un petit ta-
bleau qui ne paraît guère, paysage d'Orient avec un âne,
et, dans la catégorie des dessins, le Josué arrêtant le so-
leil, et une aquarelle d'enfants. On vient d'y ajouter les
Gardiens du sépulcre, figures d'une certaine dimension.,
et très-énergiques. Decamps eût fait honneur à l'école
française, si l'on eût envoyé ses chefs-d'œuvre en des
genres si différents, depuis la Patrouille turque, la lia-
taille des Cimbres, des scènes de la Bible et de l'Orient,
jusqu'à ses compositions familières avec des écoles d'en-
fants ou des braconniers à l'affût.
Les trois tableaux de Marilhat sont très-remarqués :
une Vue du Caire, la Nécropole du Caire, et surtout le
grand tableau du Nil, au comte Duchâtel. Cette pein-
ture, à la fois savante et poétique, de grand aspect et de
superbe couleur, tiendrait à côté des œuvres de maîtres
consacrés. Il faudrait la voir entre un Constable et un
Turner.
VAntiquaire, de Camille Roqueplan, emprunté à la
galerie du duc de Galiera, a déjà l'air d'un vieux ta-
bleau. Il a gagné de la solidité sous la patine du temps,
et peut-être ferait-il tort à bien des tableaux de Wiikie.
Un des tableaux qui se détachent le mieux dans la
confusion des peintures françaises, c'est la Sowce, de
M. Ingres. Cette figure pâle et nacrée, qui n'a rien de la
vie, — c'est l'éloge que lui ont adressé ses fervents ad-
mirateurs de Paris, — et qui ferait plutôt songer à un
bas-relief d'ivoire bien lisse, est une rareté distinguée,
quand la plupart des artistes cherchent le fracas des li-
gnes et l'exagération de la couleur. Cette Source rafraî-
chit un peu le regard, fatigué de tant de batailles et de
<)22 exposition jntehn4honalk
portraits mjlitajres, qui ont accaparé presque tputo la
pla.ce attribuée à l'exhibition française. S'il n'y a pqs les
chefs-d'œuvre de nos grands pejptres, c'est que la porp-
mission impériale p préfprp montrpr des scpnes guer-
rières et les illustrations militaires contemporaines :
maréchaux, généraux pt sp},dpts? isolés op. en bantjes,
ont chassé les nympbps pt les simples n)prlpllp^; Lp.
femme a disparu devant ces mâles tpfriblps,. Une hellp
femme, cependpqt., prête p|us à la peinture et à la ppésip
qu'une culotte rougp- La moindre pop versai ion dp
Watteau vaut mieux, en peinture, qiip la Bataille f)p
l'Aima, et tous ces portraits officiels ne yalept pas un
Fumeur d'Ostade.
Où est Fugèpe Dejaprpfx? En Frpnpc, il p§t pwtQuJ.,
ce créateur infatigable, ep pgfssanj intprprpte dp l'his-
toire, de la poésie, fje la naturp, pp m^ftre du. mpuyp-
raent et de la couleur; il est dans lps nipnuiflents pubjips
et les musées, dans les galeries particulières et dans }ps
Reliefs d'artistes. Pourquoi la commissiqn française
n'a-t-elle pas epipruqtp au Muspp dvf Luxepi^ourg lp
Massacre de Sçio et lps Femmes d'Alger? Pourquoi n'ft-
t-elle pas mis à contributjqp les pabipets d'amateurs?
Une bataillq de rnpjps §t pinq pu sjx Delacroix en plus,
voilà qui eû|; rpleyé jft catégorie dp l'écple française, et
cjui eût soutenu la copp^rrencp avec Reynolds et pains-
boropgh !
Qn finit cependant p3f (jpcouyrir un tableau d'Eqgène
Delacroix, çj|}p M. yillqt p pnvpyé, de sa propre initia-
tiyo, YFvêgue de Liéqç, relégué (l'abord au-dessous du
nivpau de la r^jnpe. Sans dqute les pqmniissaicPs nV
yaient pas f|it attppfiqn j} pptjp tfljjp do fp8}'pqj}p
fil ttjfir'ftttfS ÉN j§fîl
gëùrj èrïëadrée dâhS uiië vieille bordure. C'est pourtant
là un petit dlief-d'omvre qui ne tombera pas dans l'oubli
réservé àùx grandes tapisseries des décorateurs mili-
taires;
Meissoniei- est porté au catalogue pour cinq tableaux;
mais on atteïid toujours son portrait de Napoléon Ier et
sa fàfrieuSë Bataille de Solferino, également annoncée
au dernier Salon fctë Paris, où elle ne se montra point ;
elle fit seùietnënt tinê courte apparition dans les maga-
sîhs dë M. Petit, rué dë Provence. Quelle fatalité pèse
donc sur cette chose curieuse? Pouivu qu'elle ne soit
pas tdhibée dàtis i'ëau! unë perle au fond de la mer!
Lës trois tàbleaut exposés jusqu'à présent appartien-
nëht à M. de Morny :1'Etudiant, le Déjeunér et les Bravi.
Tout lë mohdë connaît cés petites merveilles de patience
et d'ingéniosité. Elles plaisent assez aux Anglais, qui
adoptent thème volontiers les sectateurs de Meissonier,
tels que MM, Chavet, Plassan, Michel, Trayer et autres.
La reine Victoria n'avait ello pas donné au prince Albert
un tableau de M. Plassan, la Prière du matin, qui figuré
à l'Exhibition, avec une Visite à l'atelier, par-M. Chavet,
un Intérieur de cabaret, par M. Fichei, et deux petites
scènes sentimentales, par M. Trây er.
Mais lë talent qu'adorent surtout les Anglais, c'est,
Comme oh sait, le talent de Mn° Ëosa Bonheur, qui doit
cette popularité insulaire à M. Gambart et à son exhibi-
tion permanente dans Pall Mail. M. Gambart a fait d'a-
bord la fortune de la Foire aux chevaux, dont la gravure
seule a produit des sommes énormes. Il a fait la fortune
de bien d'autres peintres du continent auprès de l'aris-
tocratie anglaise, et son établissement est une véritable
324 EXl'^fTION INTERNATIONALE
institution internationale où l'on pourrait étudier les
écoles de l'Europe aussi bien qu'à Kensington.
Le Musée du Luxembourg a envoyé le Labourage dans
les environs de Nevers. Pensez qu'on s'arrête devant ce
tableau sitôt qu'on a lu dans le livret qu'il est de
Mlle Rosa Bonheur. El le portrait de Rosa elle-même,
par M. Edouard Dubufe, Rosa, le coude appuyé sur l'é-
chine d'un taureau fauve 1 Rosa, quel joli nom! quel
nom de bonheur! Ce portrait, vulgarisé par la gravure
et la lithographie, appartient naturellement à un An-
glais, M. S. Gurney.
Les Bœufs allant au labour, par Troyon, empruntés
aussi à la galerie du Luxembourg, font presque pendant
au Labourage, de Rosa l'heureuse. Troyon est fort ap-
précié en Angleterre, non pas toutefois à l'égal de
MUe Bonheur.
Un peintre que les Anglais devraient accueillir avec
sympathie, c'est Paul Iluet, qui est presque un secta-
teur de Constable, et qui, tout jeune, ayant étudié la
peinture du paysagiste anglais, contribua beaucoup à
révolutionner le paysage en France. La grande Inonda-
tion, de Paul Huet, venant encore du Musée du Luxem-
bourg, est assurément un tableau de maître.
Avec les paysagistes, on eût pu donner beaucoup d'in-
térêt à l'exhibition française. Les paysagistes français
sont aujourd'hui les premiers du monde. Ni l'école an-
glaise, ni l'école de Dùsseldorf, ni les écoles belge- et
hollandaise, ne sauraient opposer leurs peintres les plus
habiles à des artistes comme Théodore Rousseau, Jules
Dupré, Diaz, Cabat, Corot et quantité d'autres, sans
parler de Decamps et de Marilhat, ni d'Eugène Delà-
DE LONDRES EN 1862. 325
croix, qui osl encore le plus étonnant des paysagistes,
en même temps que peintre d'histoire et de poésie.
Jules Dupré n'a rien à l'Exhibition ; Diaz n'a qu'un
petit Intérieur de forêt, à M. de Morny; Corot, qu'une
pastorale égarée parmi les dessins ; Cabat, le Lac et le
Soir, appartenant au Musée du Luxembourg; Rousseau,
la Mare, un chef-d'œuvre de couleur et de sentiment,
ni un Arbre, appartenant à M. de Morny; et tout cela
est si malencontreusement classé, —l'un est emprisonné
entre des bataillons rouges, l'autre pendu trop haut, un
autre en faux jour, — que ces œuvres distinguées ne
font aucun effet.
En paysagistes, il y a encore M. Ziem, une grande Vue
de Venise, appartenant à la galerie du Luxembourg;
M. Daubigny, les Bords de l'Oise; M. Belly, les Bords du
Nil; M. Français, les Bords de la Seine ; M. Hàrpignies,
les Bords de l'Allier ; M. Lavieille, un excellent Effet de
neige; M, de Tournemine, le Bas Danube ; M. Dauzats,
les Environs de Damas;—et même M. Aligny et M. Paul
Flandrin.
11 eût été d'autant plus intéressant de faire ressortir
les paysagistes français qu'ils ne semblent pas être très-
bien conuus en Angleterre. L'auteur des préfaces et des
notices du catalogue officiel, M. Francis Turner Pal-
grave, parlant des progrès du paysage en France, cite à
preuve « les œuvres de Watelet, Jeanron, Corot, Ziem,
Decamps et Marilhat. » Quel singulier ramassis de noms
n'ayant aucun rapport les uns avec les autres? Que vient
faire là Watelet, un bonhomme des temps antédiluviens
relativement à Marilhat, à Decamps, à Rousseau, à
Dupré, à Diaz, à tous les nouveaux représentants du
10
-ocr page 338-326 EXl'^fTION INTERNATIONALE
paysage en France? C'est ce même M. Palgrave qui,
dans sa brève analyse de l'école française, cite en pre-
mière ligne M Edouard Frère, M. Plassan el M. Trayer,
comme types de nos « excellentes qualités nationales. »
Le Times et les autres journaux anglais ont relevé
avec raison l'ignorance et l'impertinence de certains
critiques français sur l'art et les mœurs de l'Angleterre,
ajoutant, ce qui est vrai, ep général, que les Anglais con-
naissent bien la Franco; qu'ils l'ont étudiée chez elle,
qu'ils parlent sa langue, et qu'ils rendent justice à ses
rares facultés. M, Palgrave, cependant, ne témoigne pas
d'une compétence très-éclairée pour juger la peinture
française 11 est vrai que sa brochure, publiée à part et
vendue d'abord dans l'intérieur de l'Exhibition, « sous
la sanction des commissaires de Sa Majesté, » a soulevé
aussi les récriminations de plusieurs artistes anglais ;
qu'elle a même été blâmée à la tribune du Parlement ;
qu'on lui a retiré son privilège de vente, et que lord
Granville en a fait des excuses aux membres de l'Aca-
démie royale de Londres.
Assurément les critiques français ne sont pas forts sur
l'école- anglaise. Il semble qu'ils en écrivent avant d'a-
voir fait leur premier apprentissage. L'un se plaint de
ne pas trouver dans le catalogue des renseignements
biographiques sur ces peintres, dont il n'avail jamais
entendu parler; l'autre, n'ayant aucune idée de la suc-
cession des maîtres anglais, confond les dates, et suppose
que tel artiste a peint avant d'être né. Presque tous ap-
portent dans leurs jugements des préjugés hostiles ,
condamnent pour des motifs étranges, et, même lors-
qu'ils approuvent, en donnent des raisons qu'on n'eût
DE LONDRES EN 1862. 327
jamais soupçonnées. — La France et l'Angleterre ont
encore à faire bien des efforts pour se comprendre mu-
tuellement, et s'esiimer en toute clairvoyance: M. Pal-
grave le prouve de son côté, comme l'ont prouvé les
critiques français, contre lesquels le Times a protesté
avec tant d'ironie.
Les portraitistes ne brillent pas à l'Exhibition. Sans
doute, le portrait de l'impératrice des Français, par
M. Winterhalter, celui du prince Napoléon, par M. Hip-
polyle Flandriu, excitent la curiosité. Mais, quand on
revient de voir dans la salle voisine les superbes portraits
par Reynolds et par Gainsborough, surtout leurs por-
traits de femmes, si nobles, si élégants, si expressifs,
montrant à la fois le caractère du personnage et les
manières-de sa caste et de son époque, on trouve bien
faibles les images en coton ou les images en tôle que
peignent les portraitistes à la mode en France.
La plupart des tableaux qui ont eu quelque succès
aux derniers Salons de Paris sont ici : la Sœur de cha-
rité, par Mme Henriette Browne ; la Nymphe enlevée par
un satyre, de M. Cabanel; le Cirque, de M. Gérôme, et
môme son triste Rembrandt gravant une eau-forte, pein-
ture peu digne de la galerie de M. de Morny; le petit
Saint Jean, de M. Baudry ; Ma sœur n'y est pas, par
M. Hamon; le Singe alchimiste, par M. Philippe Rousr
seau; le Berger d'Algérie, par M. Fromentin, etc.
Les tableaux prêtés par le Musée du Luxembourg sont
très-nombreux : à ceux que nous avons déjà cités, il faut
ajouter la Bénédiction des blés en Artois, par M. Breton,
les Ccrvarolles, de M. Hébert, le Henri I/J et le duc de
Guise, par M. Charles Comte, Y Embarquement de l'a-
328 EXl'^fTION INTERNATIONALE
mirai Ruyter et de De Witt, par M. Eugène Isabey, la
Famille malheureuse, par M. Tassaert, les Illusions per-
dues, de M. Gleyre, la disgracieuse figure académique
de M. Hippolyte Flandrin, et beaucoup de grandes toiles
absolument insignifiantes , comme les Martyrs, de
M. Bouguereau, le Saint François d'Assises, de M. Be-
nouville , les Exilés de Tibère, par M, Barrias , les Mar-
tyrs dans les catacombes, par M. Lenepveu, etc.
M. Robert Fleury a deux tableaux : le Charles-Quint
au couvent de Saint- Just, appartenant à M.Emile Pereire,
et le Louis XIV, appartenant au comte de Morny. Le
comte de Sipierre a envoyé le Xercès, de M. Guignet ; le
comte Maison, un portrait de jeune fille , le meilleur
peut-être qu'ait peint M. Hippolyte Flandrin ; le comte
Duchâtel, les Sarcleuses, de M. Breton; outre la Source,
de M. Ingres, et le Nil, de M. MarilKat. Mais, de tous les
possesseurs de galeries qui ont contribué à l'Exhibition,
c'est à M. de Morny et à M. Pereire qu'elle doit le plus.
Il faut encore citer la Noce en basse Bretagne,
par M. Adolphe Leleux ; le Retour de la chasse, par
M. Baron : la Noce alsacienne, de M. Brion ; la Foire aux
chevaux, imitation de Rosa Bonheur, par M. Luminais,
et les deux vastes toiles de M. Glaize et de M. Laemlein :
le Pilori et la Vision de Zacharie. Cela tient autant de
place que deux grandes batailles. Ah ! vraiment, ce
n'est pas l'espace qui a manqué aux commissaires or-
donnateurs : il y avait où mettre trois cents chefs-
d'œuvre. C'est le goût qui a manqué, — et peut-être
aussi les chefs-d'œuvre.
Eh bien, et les réalistes? est-ce qu'il n'en est pas
question à Londres? — De qui ? — De Courbet? — Il a
DE LONDRES EN 1862. 329
son grand Combat de cerfs, très-mal exposé, et qui
semble encore tout couvert do la poussière du voyage.
C'est à peine si l'on voit cette forte et sincère peinture.
Elle aurait peut-être conquis les sportsmen anglais, qui
connaissent si bien les grands animaux et les grandes fo-
rêts. — Et Millet?— Il n'a qu'une petite Scène rustique,
perdue dans un coin. Il eût fallu montrer sa Tondeuse
ou sa Porteuse deseaux ; ces franches paysanneries au-
raient un peu contre-balancé l'importance delà peinture
militaire.— Et Gustave Doré? —Quel malheur qu'il
n'ait rien du toutl Sa Françoise de Rimini aurait eu
grand air parmi tant de peintures vulgaires. — Vrai-
ment, ces trois artistes-là comptent dans l'école fran-
çaise, et l'histoire ne se fera pas sans eux.
Mais que parle-t-on de réalisme ou d'excentricité, à
côté du préraphaélisme anglais! Ah bien I Courbet est
un sage de la Grèce, et Gustave Doré une nonette timide
auprès des réalistes enragés de l'école anglaise!
Jamais, en aucun temps et en aucun pays, l'art n'a
osé ce qu'il ose présentement en Angleterre II a porté
le réalisme à ses dernières limites. On dirait qu'il peint
au microscope, pour le stéréoscope, avec des verres de
couleur. Des entomologistes, des herboristes et des vi-
triers associés n'obtiendraient pas de plus curieux résul-
tats que toute une pléiade de peintres abîmés dans les
insectes, les fleurettes, les imperceptibles et l'infiniment
petit de la création, nature et humanité. Singulières
tendances dans le pays de Reynolds, de Romney, de
Gainsborough, de Morland, de Constable et de Turner !
330 EXl'^fTION INTERNATIONALE
L'art d'un peuple ressemble toujours, plus ou moins,
à sa littérature, puisque l'uti et l'autre sont naturelle-
ment l'expression du même caractère et des mêmes
mœurs.-
Dans le pays de Richardson, de Fielding et de Sterne,
la peinture est surtout familière, humoristique ou senti-
mentale. C'est une de ses tendances essentielles. Le voit
est presque le génie des Anglais. Hogarth, Bird, Wilkie,
Newton, Leslie et quelques autres représentent assez
bien l'école anglaise, en ce qu'elle a de plus vraiment
national. Ajoutez le portrait, que commande l'individua-
lisme si accentué d'une aristocratie nombreuse et puis-
sante, la marine et le paysage, qui intéressent toutes les
habitudes d'un peuple Voyageur et commerçant.
Les scènes de mœurs, les portraits, les vues de la mer
et de la terre sont donc les trois genres où excèllent les
peintres anglais.
On a bien essayé, un moment, dans le pays de Milton,
les hauts sujets poétiques et allégoriques. C'était au temps
de Fuseli, de Barry et autres ambitieux impuissants. De
nos jours encore, John Martin et Danby se sont jetés
dans la fantasmagorie. Mais de tout cela, qui fit son bruit
éphémère, les Anglais sont revenus.
Et Shakespeare? Est-ce qu'il n'a pas eu non plus son
analogue dans les arts plastiques de son pays? Mon Dieu,
non. Son seul analogue dans le monde artiste est un
DE LONDRES EN 1862. 331
Hollandais, qui vint un peu après lui, qui rte paraît pas
avoir jamais entendu parler de lui, et qui, pourtant, lui
ressemble dans les traits profonds de son génie, — Rem-
brandt.
Il n'a pas été assez remarqué combien les Hollandais
et les Anglais se rapprochent, par certaines tournures
de leurs idées et de leurs mœurs : même religion a pou
près, et mémo culte, même amour du libre arbitre et de
l'indépendance personnelle, même respect du foyer do-
mestique, et à la fois Même propension aux aventures :
les uns sont plus simples et plus tranquilles, les autres
plus fiers et plus excentriques; mais ils vont dans le
mêhlo senS, avec la mêUie ténacité, pour des fins pa-
reilles Les Hollandais sont le trait d'union entre l'An-
gleterre et l'Allemagne, comme la Franco est le trait de
séparation entré les peuples du Sud et coux du Nord.
Il n'est donc pas étonrtdfit que Shakespeare ait trouvé
son frère en Hollande, ni que la fraternité se constate,
de plus, entre les deUx écoles de peinture, à un siècle de
distance. Car c'est aussi dans les scènës de mœurs, dans
le portrait, dans la marine et le paysage, que les artistes
hollandais ont montré leur excellence : BroUwef, les
Ostade, Jari Stëcn, Terburg, MetsU, Pieter de Hooch,
vaii der Mcer de Delft; Mierevelt, Ravestein, FransIIals,
van der Helst; Aalbert Cuijp, les van de Yelde, Ruisdâel,
Ilobbema, -- et Rembrandt, qui a fait de tout et inspiré
tout : voilà les ancêtres de Hogarth, de Reynolds et de
Turner, pour ne citer que les types de ces trois genres
qui sont communs aux deux peuples.
L'Exhibition de Londres, si complète dans sa belle
série de peinture anglaise, depuis Hogarth jusqu'à nous,
332 EXl'^fTION INTERNATIONALE
permet d'étudier l'école par ordre chronologique, ou
par ordre de genres. En suivant les artistes d'une même
spécialité, la critique a l'avantage de les rapprocher et
dé les comparer, sans digressions sur des sujets et des
styles différents. C'est pourquoi nous prendrons d'abord
les peintres de la vie familière, puis les portraitistes,
puis les peintres de la nature extérieure, marine, paysage
et animaux.
Hogarth est assez, connu hors de l'Angleterre, comme
une espèce de moraliste bouffon. De sa peinture, on n'en
a guère vu sur le continent, mais son œuvre gravé se
rencontre dans quelques bibliothèques.
En France, on placerait volontiers Hogarth en pen-
dant de Goya. Ce n'est pas juste.
Goya est un véritable artiste, tout spontané, jetant,
de verve, sa caricature légère, très-expressive, une fois
même l'improvisant sur un mur, du bout de son doigt
trempé dans la bourbe d'un ruisseau. Très-peintre, d'ail-
leurs, et de la race de Yelazquez, dans quelques-uns de
ses tableaux, quand sa fougue est tempérée.
Hogarth n'a rien de ces emportements. Voyez sa tête :
elle est calme et solide, charpentée carrément comme
une tête germanique; beaucoup de bon sens, de la
finesse dans l'œil et dans les coins de la bouche, une
causticité réfléchie et combinée. Tandis que Goya crée
de primesaut, Hogarth n'a que la seconde vue, j'entends
qu'il ne saisit pas son image au coup d'œil, mais qu'il
la compose en lui-même par une opération subjective,
par un travail de son intelligence. Aussi ne fait-il pas
Vchs-nature, comme on dit dans les ateliers.
On sent tout de suite qu'il a inventé les grimaces phy-
-ocr page 345-DE LONDRES EN 1862. 333
sionomiques de ses personnages et l'exagération de leurs
gestes. La vie, prise sur le fait, est plus simple et moins
tourmentée, même dans ses crises excessives. La comédie
de Hogarth — vraie comédie I — se joue sur les planches
d'un théâtre, par des acteurs grimés et emmascaradés ;
on n'a jamais l'idée que ce puisse être une .scène réelle.
Il fait rire et il fait penser, mais après qu'on s'est mis
au courant de la pièce. Son trait ne frappe pas droit
dans l'œil; il s'insinue de travers par cette fenêtre ou-
verte, pénètre par un zigzag dans l'esprit, et finit par le
chatouiller quelque part.
Le franc comique n'a point de ces détours. Jan Steen,
ainsi que Molière et Cervantes, vous impressionnent su-
bitement, et sans que vous sachiez pourquoi. L'art su-
prême est d'escamoter les artifices, si bien que le specta-
teur puisse se croire en présence de la nature même.
La peinture et en général les arts plastiques ont ceci
de particulier, si on les compare à la littérature, qu'ils
doivent exprimer, par un seul moment, une idée, un
caractère, un drame, un fait quelconque, historique ou
psychologique. L'écrivain peut employer une succession
de mots, de phrases et périphrases; il expose son affaire,
il la déroule, la retourne en tous sens, l'interprète et
l'explique, en tire sa conclusion. Pour le peintre et le
statuaire, exorde, péripéties, dénoûmènt, tout se résume
en une image : Voilà ! — vois là ! — et comprends, si tu
peux, ce que l'artiste a voulu dire.
Il y en a qui ont réussi à tout dire en un seul temps,
à représenter en un seul tableau une époque historique,
en un seul portrait le caractère entier, la vie entière d'un
personnage, à mettre la succession, un commencement
19.
-ocr page 346-334 EXl'^fTION INTERNATIONALE
et une fin, tout un être ou tout un drame, dans tin©
simple apparition présente, soudainement évoquée entre
le passé et le futur. La Madone de Saint-Sixte, radieuse
sur son nuage, contient toute la légende de la Vierge ;
on voit bien qu'elle n'a jamais été touchée que par l'es-
prit céleste, qu'elle serre un dieu contre son sein, et
qu'elle va s'en voler, immaculée, vers un monde surna-
turel. La Joconde est tout entière dans son portrait : je
sais bien ce qu'elle a aimé, ce qu'elle pense et ce qu'elle
fera. Léonard et Raphaël, Titien parfois, Rembrandt
presque toujours, d'autres encore, ont eu cette rare fa-
culté de concentration, pour ainsi dire. Mais, assuré-
ment, il serait plus commode de faire connaître une his-
toire par' ses épisodes successifs, un personnage en le
montrant sous ses faces diverses et dans les situations
complexes de sa vie^
C'est là ce que Hogarth a inventé, ou plutôt ce qu'il
a appliqué à des caractères, à des passions et à des vices,
à des faits et à des coutumes. Sorte d'entrepreneur de
spectacles, plus encore qu'il n'est peintre, il a fait,
comme on fait au théâtre, des pièces en plusieurs actes
et plusieurs tableaux. Composant lui-même ses drames,
ses comédies, ses farces et pantomimes, il les a joués
avec dQs marionnettes de son invention, très-vives et
très-burlesques. Peut-être les eût-il encore mieux ra-
contés par écrit qu'il ne les a représentés en peinture.
Les principales séries de Hogarth sont Industry and
Jdleness (Activité et Paresse), en douze scènes ou ta-
bleaux : deux ouvriers qu'il prend à l'atelier et dont l'un,
l'actif et l'industrieux, aboutît à être nommé lord-maire
do Londres, dont l'autre, le fainéant et le débauché,
DE LONDRES EN 1862. 335
finit par être pendu en place publique ; — the Mario?s
Progress (la Carrière de la Prostituée), en six tableaux :
une jeune fille, arrivant de son village, passant pàr les
degrés du vice, misère et maladie, et finalement ense-
velie par ses compagnes ; — the Rake's Progress (la Car-
rière du Libertin), en huit tableaux : un jeune homme
qui hérite d'une grande fortune, la prodigue en immo-
ralités, et finit à Bedlam ,* — le Mariage à la mode, en six
tableaux : le fils d'un lord riiiné épouse la fille d'un riche
commerçant. Indifférence, dissipation, infidélité. Le mari
est tué par l'amant, et la femme meurt, déshonorée et
désespérée; — the four Times of the Day, lp Malin, le
Midi, le Soir, la Nuit, avec scènes concordantes; — the
four Stages of Cruel/y (les quatre Etapes de la Cruauté) :
on commence par tourmenter un chien; on bat un che-
val; on tue une femme; mais le meurtrier est puni de
mort, et le quatrième tableau montre les chirurgiens
\ f
disséquant le cadavre du Supplicié; -— une Election, en
quatre tableaux : on' dîne, on intrigue, on voté, on porte
en triomphe le candidat qui a réussi ; — mentionnons
encore France et Angleterre, Avant et Après, Beer Street
ànd Gin Lane (la rue où l'on boit de la bière et la ruelle
où l'on boit du genièvre), pour montrer que la bière ëst
saine et que le genièvre est pernicieux, etc., etc.
Quels beaux sermons, n'est-ce pas? et dignes d'un paS-
teur en cravate blanche. 11 ne paraît pas cependant què
la débauche, la prostitution, la cruauté, l'ivrognerie, etc.,
aient été anéanties, ni même diminuées par ces hon-
nêtes prédications du spirituel caricaturiste. Mais peut-
être bien que le propre de l'art plastique n'est pas de
sermonner si directement, à la manière d'un ministre
336 EXl'^fTION INTERNATIONALE
dans un temple de fidèles. Je ne serais pas étonné qu'une
femme nue comme la Vénus de Milo, qu'un petit bon-
homme de philosophe en méditation, par Rembrandt,
qu'un petit paysan qui poche au bord d'une mare de
Ilobbema, fussent d'aussi bon effet sur la conscience
universelle que les plaidoiries mi-terribles et mi-gro-
tesques de maître Hogarth. Inspirer l'amour de la na-
ture, de l'étude, ou simplement de la beauté, c'est là une
propagande qui peut conduire à la sagesse et à la vertu.
Hogarth devait le savoir, puisqu'il a publié un livre in-
titulé : Analyse de la Beauté, écrit en vue do fixer les
idées flottantes sur le goût1.
Nous avons à l'Exhibition de Londres le Mariage à la
mode, qui appartient à la National Gallery; la Carrière
du Libertin, et l'Élection, au Soane Muséum; la Carrière
de la Prostituée (deux tableaux seulement, les autres ont
péri dans un incendie), à M. Muuro; plus, sept tableaux
séparés : la fameuse scène de l'opéra des Beggars (les
Gueux), joué au théâtre de Covent Garden; la fameuse
Marche des gardes à Finchley ; la Foire à Southwarfc, les
Actrices nomades, deux Conversations et une Vue du Mail,
avec ses promeneurs, dans Saint-James Parle; plus, six
portraits : le sien, assis devant son chevalet, petite
figure entière ^ le portrait de sa femme, en buste, de
grandeur naturelle; celui du capitaine Coram, fonda-
teur de l'hôpital des Enfants-Trouvés; celui de Lavinia
Fenton, l'actrice, dans un rôle de l'opéra des Beggars,
et deux têtes do jeunes filles. En tout, trente-trois Ho-
a
1 The Analyses ofBeauty, written with a vew to fix fluctuating ideas
of taste. 1 vol. in-4°. London, 1753,
DE LONDRES EN 1862. 337
garths ! il n'y en avait que seize à l'Exhibition do Man-
chester. La Galerie Nationale n'en possède que huit, y
compris les six toiles du Mariage à la mode.
Comme peintre, Hogarth est souvent très-incorrect,
très-grossier, presque maladroit : ce n'est pas là d'ail-
leurs ce qui le préoccupe. 11 a pourtant des qualités ra-
res : un ton quelquefois très-tin, une touche vive et une
pâte ferme. Où il est le meilleur, c'est quand il peint
d'après nature, par exemple dans ses portraits : celui de
mistress Hogarth, celui de Lavinia Fenton, et les études
do têtes, font penser à Chardin.
Hogarth avait implanté en Angleterre la peinture do
mœurs, mais il n'eut pas la chance de la voir beaucoup
cultiver de son vivant, quoiqu'il soit mort assez vieux,
à soixante-six ans, en 1764. A côté de lui, et presque en
même temps, les deux autres branches de l'école an-
glaise, le portrait et le paysage, avaient glorieusement
poussé, jusqu'à jeter de l'ombre sur le petit genre plai-
sant de Hogarth. La splendeur de Reynolds et de Gains-
borough avait ébloui les artistes, et, presque jusqu'à la
fin du siècle, il ne fut plus question de sujets familiers,
naïfs ou sarcastiques. On ambitionnait le grand style,
héroïque, mythologique, historique, poétique. Les gé-
néreux éditeurs Boydell dépensaient des sommes folles
pour faire illustrer Shakespeare, payant à Reynolds, à
Romney, à Benjamin West, à Fuseli, à Stothard, à tous
les artistes célèbres, de grands tableaux destinés à être
reproduits en gravures.
D'autres entreprenaient Milton, ou la Bible, ou la
Grèce, les traditions antiques ou modernes. Tout cela no
fit pas éclore la haute école qu'on espérait, et qui de-
338 EXl'^fTION INTERNATIONALE
vâit rivaliser aVeC les Italiens de la Renaissance. Il n'en
/
reste guère que quelques bonnes peintures de Reynolds
et de Romney, cherchant à traduire Shakespeare, par
exeftiple le Màster Puck, de Reynolds, d'après le Songe
d'une nuit d'été.
La peinture de genre, proprement dite, — on ne sau-
rait compter sous ce litre les scènes de Campagne par
Gainsborough et par Morland, — ne reparaît qu'avec
Edward Bird, dont l'Exhibition montre deuk petits inté-
rieurs très-spirituels, dans le style populaire et sans fa-
çon. Bird est la transition — éloignée — entre Hogarth
et Wilkie.
Sir David Wilkie, estimé par les Anglais comme un de
leurs excellents maîtres, a quinze tableaux. Son talent
est incontestable, en effet, dans les œuvres naïves de sa
première manière, dans la Fête de village, le Colin-
Maillard, les Enfants qui déterrent un rat, les Politiques
villageois, etc.
Nous avons surtout à l'Exhibition des sujets italiens et
espagnols, peints dans la dernière époque, où il se
préoccupe des styles étrangers : Guérillas, Pifferari,
Moines, etc. La révolution qui s'était opéré en lui, il l'a
expliquée dans de nombreuses correspondances, notam-
ment dans ses lettres à son ami William Collins. Affolé
de couleur, après avoir vu les Vénitiens et les Espagnols,
dont il parle à merveille, il ne songea plus désormais
qu'à titianiscr, à jeter des flots lumineux sur ses toiles.
Ce n'était pas son affaire : quand il veut peindre large-
ment, il est mou et vide ; quand il veut être extrabrillant,
il est faux et désharmonieux.
Ah ! qu'il était bien plus juste dans ses petites compo^
-ocr page 351-DE LONDRES EN 1862. 339
sitions primitives, si fines et si simples, avec des figu-
rines grandes comme celles d'Ostade, avec des frottis
neutres dans les fonds ! Il avait alors de l'esprit, de l'ob-
servation, beaucoup de naturel. Qu'a-t-il été faire dans
cette galère, qui le conduisit jusqu'en Terre-Sainte, et
sur laquelle il est mort? Son corps fut jeté par-dessus
bord dans la Méditerranée, près de Gibraltar. Quel tom-
beau ! Il serait bien mieux au fond de quelque lac de son
Ecosse, puisqu'il devait être enterré dans l'eau I Mais on
no sait guère comment on vit, et l'on ne sait jamais où
l'on mourra.
Malgré tout, Wilkie est un. véritable artiste, et très-
sympathique : il n'a jamais aimé que son art, et il l'a
aimé avec passion.
Un autre artiste de qualité, je dirais volontiers un
charmant gentleman en peinture, c'est Newton. Si Ho-
garth est le Jan Steen anglais, moins la perfection pro-
fessionnelle, si Wilkie a quelque chose d'Ostade, New-
ton rappelle Terburg et Metsu. C'est lui qui comprend
Sterne et qui joint l'humeur railleuse à Une élégance du
meilleur goût! Que cette grisette est bien faite pour es-
sayer les gants au sentimental Yorick! Que la petite
Primerose a bien de quoi se brouiller avec la femme du
vicaire deYYakefield ! Personne ne comprend mieux que
Newton la grâce féminine. Il est mort fou, d'amour
peut-être, comme tant d'autres artistes, amoureux du
moins de la beauté.
El il a le don du peintre, en ce sens que la peinture
est l'expression toute naturelle de ce qu'il imagine :
faculté rare dans l'école anglaise, où souvent le lit-
térateur, le critique, le philosophe, le moraliste, lo chef-
340 EXl'^fTION INTERNATIONALE
cheur de n'importe quoi s'affirment plus que le prati-
cien. Hogarth eût pu écrire des satires; Wilkie est une
espèce de novelist ; Reynolds lui-même, s'il n'était pas
un grand coloriste, eût fait un admirable professeur
d'esthétique et de technique; mais Newton ne pouvait
être que peintre.
Ils ne sont guère qu'une demi-douzaine comme cela,
dans toute l'école anglaise : Gainsborough, qui était à la
fois musicien; Morland, qui malheureusement était dis-
trait par le piot\ Constable, Bonington, Turner, peut-
être Romney, Crome, Etty. Presque tous les autres tirent
leur valeur de qualités plus ou moins indispensables à
un artiste complet, mais qui auraient pu se traduire au
moyen d'une autre forme d'art que la peinture.
Les peintres par vocation unique et irrésistible ne sont
d'ailleurs pas communs dans toutes les écoles : Titien,
Corrége, Véronèse, Velazquez, Murillo, Rubens, Jor-
daens, van Dyck, Frans Hais, Rembrandt, Brouwer,
Watteau, Chardin, voilà des peintres!
Newton, mort bien jeune, à quarante ans, en 1835,
est le contemporain de la génération qui marque encore
dans la peinture de genre : M. William Mulready, qui
est même son aîné de huit ans; M. Webster, M. Maclise
et autres. Leslie, mort tout récemment, en 1859, avait
été son condisciple et son ami. Les Anglais paraissent
l'apprécier autant que Newton, peut-être davantage. Il
s'en faut bien pourtant qu'il l'égale. Ses sujets, il les
prend aussi dans Sterne et les romanciers, dans les
poètes et les chroniqueurs, même dans Shakespeare. On
voit de lui une douzaine de tableaux, très-faibles, mais
très-admirés, à l'Exhibition.
DE LONDRES EN 1862. 341
En arrivant à la pléiade vivante, qui continue Wilkie,
sans l'égaler non plus, nous sommes moins à l'aise
qu'avec les morts. Il en coûte de froisser les sentiments
d'un peuple, fier, à juste titre, de son école, encore si
peu connue sur le continent. Pour les peintres d'autre-
fois, depuis Hogarth et Reynolds jusqu'à Constable et à
Turner, la critique ne saurait trop s'empresser de té-
moigner sa vive sympathie, et de chanter leurs louanges,
de concert avec l'Angleterre. Mais, sur beaucoup de
contemporains, l'Angleterre s'abuse, à notre avis. Heu-
reusement qu'on a jugé déjà les principaux de ces pein-
tres à l'Exposition universelle de Paris, en 1855. Nous
pouvons ainsi nous dispenser d'étudier leurs œuvres à
l'Exhibition de Londres, d'autant que plusieurs de ces
œuvres ont passé au concours de Paris, par exemple le
Canon, les Baigneuses, la Controverse whistonienne et
autres, de M. Mulready; le Marchand de cerises, de
M. Webster, etc., etc.
Après ces artistes, déjà consacrés depuis longtemps en
Angleterre par une approbation presque unanime, et
popularisés par des gravures préférables aux tableaux,
vient un groupe tout nouveau qui commence sa célébrité
en suivant un autre style et d'autres pratiques, et qu'on
peut discuter galamment, puisqu'il est une innovation,
et presque une révolution dans l'école.
Nous réservons donc ces grands novateurs, préra-
phaélites , réalistes , naturalistes et autres, toute la
pléiade qui se détache de l'école anglaise traditionnelle,
et nous leur ferons nos compliments, à notre manière,
après avoir glorifié, comme il convient, les anciens
maîtres dans le portrait, dans le paysage et la marine.
342 EXl'^fTION INTERNATIONALE
IV
La portrait avait été l'occupation presque exclusive des
peintres étrangers, attirés en Angleterre durant les sei-
zième et dix-septième siècles. Holbein, Antohi Mor,
Federico Zucchero, van Ceulen, Daniel Mytens, van Dyck,
Lely, Largillière, Ivneller, pour ne citer que les plus Cé-
lèbres, étaient venus successivement se Consacrer à la
représentation des personnages de la cour et de l'aristo-
cratie anglaise. Autour d'eux, C'est à peine s'il s'était for-
mé quelques portraitistes indigènes, comme les miniatu-
ristes Hilliard et Oliver, à la suite de Holbein, comme,
à la suite de van Dyck, Dobson, peintre de Charles Ier, et
Walker. peintre de Cromwell.
Reynolds, qui était né l'année môme où mourut Sir
Godfrey Kneller, en 1723, arrivait à Londres en 1741,
juste un siècle après la mort de van Dyck. Il n'y avait
plus alors eti Angleterre d'illustres étrangers pour
peindre la nobility, et les portraitistes anglais n'étaient
pas brillants. Reynolds va relevër la peinture du por-
trait h la hauteur de van Dyck.
C'est une grande surprise, pour les artistes et les ama-
teurs qui ne connaissent, pas l'école anglaise, de voir à
l'Exhibition internationale la magnifique série des por-
traits de Reynolds. Il a de van Dytk l'élégahce, l'am-
pleur, la facilité ; il a l'intensité de couleur des Vénitens,
leurs tons chauds et dorés ; il a de Corrége la pâte abon-
dante et fondue, les lumières argentines^ des effets pôles
DE LONDRES EN 1862. 343
et fantasques , au milieu d'une forte harmonie-, il a même
parfois quelque chose de Velazquez et de Rembrandt.
Singulier amalgame des plus puissants coloristes de toute
les écoles, il n'en est pas moins parfaitement original,
et il ne ressemble à aucun autre maître. Il a beau songer
à Titien en composant sa Vénus couchée, à Rubens en
exéculant ses Trois Grâces, à Rembrandt lorsqu'il peint
son Ecolier, h van Dyck dans plusieurs de ses portraits ■
il est Anglais toujours, et jusqu'au bout du pinceau ; il
est Anglais de caractère, de tournure, de goût, de style.
Il faut dire que' les personnages qui lui servent de
modèle sont les plus tranchés de l'Europe. L'Allemand,
le Hollandais, le Flamand, ont des traits communs, for-
me et couleur ; l'Italien et l'Espagnol aussi. L'Anglais,
comme type, est seul sui.gcneris, unique en son genre.
Quoi qu'il fasse, ou môme rien faisant, il est particulier.
Il se tient debout, il marche, il s'assied, il se couche,
à sa manière. Un jour que nous nous promenions au
bord d'un lac suisse : — Tiens 1 des Anglais qui se bai-
gnent, dit mon compagnon, apercevant au luih quel-
ques hommes nus, à moitié dans l'eau. — Pourquoi des
Anglais ? —■ C'en était !
Les premières œuvres de Reynolds sont assez insigni-
fiantes. C'est par la réflexion, par l'analyse, par des ex-
périences opiniâtres, par un exercice laborieux, qu'il
conquit son excellence. Il se rendait compte de tout, de la
préparation des toiles, de la combinaison des couleurs,
de l'influence des rayons solaires ; il calculait les pro-
portions d'ombres et de lumière dans les œuvres des dif-
férents maîtres vénitiens, flarhands et hollandais ; il dé-
composait leurs touches par couches superposées, par
EXPOSITION INTERNATIONALE
frottis ou par glacis, tl avait pénétré vraiment la tech-
nique des plus habiles praticiens, et lui-même était
devenu un praticien consommé. Aussi parlait-il à mer-
veille de son art, et ses Discours sont pleins de saines
appréciations et de la critique la plus perspicace.
La « grande peinture » que l'école anglaise rêvait à
la fin du dix-huitième siècle, Reynolds seul eût pu
la réaliser, si elle n'était pas incompatible, nous le
croyons, avec les aptitudes foncières de la nation an-
glaise. L'individualisme excessif empêche de généraliser,
et Je grand art, c'est précisément la généralisation.
La Vénus grecque, ou les Trois Grâces de Raphaël,
c'est la beauté en général. Les Vénus de Reynolds sont
de belles Anglaises, déshabillées dans une pénombre
mystérieuse, et ses Grâces sont trois jeunes ladies ,
costumées à la fashion du temps. Mais, par une sorte
d'antithèse apparente, et qui est plutôt une analogie,
cet artiste, qui d'une déesse ne sait faire qu'un portrait
de femme, le plus souvent cherche à métamorphoser
les femmes de ses portraits en déesses, en muses, en
nymphes, eu bacchantes, en quelque mythe sédui-
sant.
Reynolds n'est donc qu'un portraitiste, malgré cette
tendance à allégoriser, et bien qu'il ait peint parfois avec
une couleur magique des sujets empruntés à la fable et à
la poésie. Mais, comme portraitiste, il se classe très-haut,
entre les sublimes traducteurs de l'homme intérieur, et
qui sont en même temps les plus grands peintres de la
réalité visible, — tels que le Vinci, Raphaël, le Titien, le
Tintoret, Holbein, Rembrandt, Velazquez, Rubens, van
Dyck, quelques autres encore sans] douté, — et les
DE LONDRES EN 1862. 359
habiles metteurs en scène des apparences externes, tels
que Lely, Rigaud, etc.
Dans ses portraits d'hommes, Reynolds est assez ordi-
nairo; dans ses portraits d'enfants, de petites filles, sur-
tout, il est délicieux, et presque incomparable : dans ses
portraits de femmes, il est l'expression la plus complète,
noblesse, grâce et distinction, de la lady anglaise.
Avant lui, van Dyck avait exprimé, dans la perfection,
les grandes dames de la cour de Charles Ier. La dominante
des caractères était alors je ne sais quelle fierté chevale-
resque et mélancolique à la fois, comme dans les temps
d'orage. C'est là ce que van Dyck a si merveilleusement"
traduit dans sa galerie des personnages qui entouraient
le roi destiné à la hache, et qui tous, hommes et femmes,
furent abattus et sacrifiés par la révolution.
Après van Dyck, sous la restauration de Charles II, il
se trouva un autre peintre, un sectateur de van Dyck,
Sir Peter Lely, pour conserveries images des «Beautés
de Windsor. » Ah 1 que les caractères sont changés !
Ce grand monde a l'air d'un demi monde : afféterie,
coquetterie, galanterie, molles voluptés. Les femmes
de Lely sont des lorettes à côté des princesses de van
Dyck.
Dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, à l'é-
poque de Reynolds, la noblesse anglaise n'a plus rien
de fatal, comme à l'approche de la révolution de 1648,
plus rien d'affolé et de dissolu, comme sous la restaura-
tion. La vie de château, le calme et la dignité dans la
famille, ont remplacé la vie politique et la-vie de cour.
Lesladies, en robe de mousseline blanche, se promènent
avec leurs enfants roses, dans leurs parcs ornés de ton-
346 EXl'^fTION INTERNATIONALE
laines et ombragés parles plus beaux arbres du monde.
Une simplicité familière et souverainement élégante,
où pcrco la hauteur aristocratique, la beauté sereine et,
nonchalante d'une grande race inoccupée, une majesîé,
tout aimable, voilà ce que Reynolds a représenté dans ses
portraits de ladies descendant quelque escalier de mar-
bre, tapissé de fleurs, ou jouant avec leurs babies, en
plein ciel, sur le gazon. Aussi fidèle interprète de la high
life de son temps, que Titien lorsqu'il peignait les ter-
ribles patriciennes de Venise mêlées aux drames de
la passion ou aux intrigues politiques.
• L'Exhibition montre une douzaine de ces portraits
aristocratiques : la belle duchesse de Marlborough -, la
« sans pareille » Georgiana Spencer, duchesse de De-
vonshire ; la princesse Sophie Mathilde de Glocesler ; la
comtesse de Pembroke ; la vicomtesse Melbourne; la
marquise Camden ; lady Elisabeth Forster ; lady Gal-
way, etc.
Mais Reynolds a peint aussi les femmes célèbres par
d'autres qualités que la naissance : des actrices, comme
la superbe Mr9 Siddons, M" Robinson, Mrs Hartley,
et même la fameuse miss Nelly O'Brien, à laquelle les
Anglais ne veulent pas pardonner sa domination sur un
lord ministre ; — Mrs Siddons, plusieurs fois, et doux
fois en Muse tragique ; nous avons la répétition de cette
Muse, appartenant à Dulwich College ; le premier ori-
ginal est à Grosvenor House, chez le marquis de West-
minster ; — Nelly O'Brien, deux fois ; lord Hertford
possède le chef-d'œuvre où la jeune Nelly est représen-
tée de face, la tête voilée d'une demi-teinte, sous les
ailes de son chapeau de paille ; nous avons l'autre Nelly,
DE LONDUES EN 18U2. 347
tôle nue, assise aussi dans un bocage; un chef-d'œuvre
également ; il fait penser au Corrége.
Sur les trente-quatre tableaux de Reynolds, vingt-sept
sont des portraits, appartenant à laïeine, à l'hôpital de
Greemvich, aux collections du comte Spencer, du duc de
Devonshire, du marquisde Salisbury,dc lord Churchill,
de lord Monson, du comte de Morley, du comte de
Dudley, du comte de Pembroke, de la vicomtesse Pal-
merston, du comte Granville, de Sir Francis Baring, etc.;
les Grâces, les Têtes d'anges, Y Enfant Samuel, l'Age d'in-
nocence, appartiennent à la National Gallery.
Hélas ! toutes les œuvres de Reynolds sont immobi-
lisées clans les collections publiques et privées de l'An-
gleterre, et il n'y a guère de chance que les musées et
les galeries du continent puissent jamais en acquérir.
C'est malheureux, popr la gloire de cette école, que ses
principaux maîtres soient ainsi emprisonnés à perpétui-
té dans leur île.
Car il en est de même à peu près pour Gainsbo-
rough, le rival, je ne crains pas de dire l'égal de Rey-
nolds.
Ils se ressemblent beaucoup tous deux, sans le vouloir,
assurément ; ils ont cette analogie qu'on remarque sou-
vent chez plusieurs artistes d'une même époque : n'est-
il pas difficile parfois de distinguer un portrait du Titien
d'un portrait du Tintorel, un portrait de Rubens d'un
portrait de van Dyck, un portrait de Velazquez d'un
portrait de Murillo ? Le Richardot, du Louvre, aujour-
d'hui catalogué van Dyck, n'était-il pas attribué à Rubens
par les précédentes notices ? Il y a au Musée de Bruxelles
un portrait de Tintoret, catalogué comme Titien. Si la
348 EXl'^fTION INTERNATIONALE
tradition récente n'était pas conservée dans les familles
anglaises, on balancerait pareillement entre Reynolds et
Gainsborough, pour l'attribution do certains portraits,
peints dans le même style, avec le même éclat de couleur
et le même charme.
Gainsborough, cependant, a quelque chose de plus
tendre que Reynolds; il a plus d'inspiration et de naï-
veté, et souvent une espèce de sauvagerie extrêmement
originale ; par exemple, dans le superbe portrait de
Mrs Siddons, qui fut exposé à Manchester, et que Sir
Charles Eastlake vient d'acheter 1,000 guinées pour la
National Gallery.
La science, l'étude des maîtres, la réflexion, avaient
formé Reynolds. Gainsborough y alla de franc cœur,
sans se tourmenter de ce qu'avaient pu faire les autres.
S'il connaissait bien Rubens et Rembrandt, ses deux
maîtres d'affection, il avait surtout une maîtresse, la
nature, et il la sentait vivement. Elle l'émouvait par
tous ses spectacles variés, et c'est pourquoi il a peint,
outre ses portraits, des paysages et des scènes agrestes,
Reynolds a aussi une tête carrée, comme Hogarth, et
le front large. Gainsborough a le profil busqué comme
Alfred de Musset, fin comme Lavater, les arcades sour-
cilières en avant, les narines mobiles. C'est un poète,
c'est un physionomiste, c'est un artiste.
Il est passionné pour la musique, ainsi que pour la
peinture. Il adore la campagne et les bords de la Stour,
son pays. A la ville, il se plaisait à suivre dans les rues
les personnes marquées de quelque singularité. La so-
ciété des femmes l'attirait surtout. Il avait cette « sensi-
bilité» que Diderot estimait tant, et qui est peut-être le
DE LONDRES EN 1862. 349
premier don des véritables artistes. On admire Reynolds,
on aime Gainsborough.
Ses plus beaux portraits à l'Exhibition sont ceux de la
duchesse de Devonshire, de lady Ligonier, des deux
sœurs Mrs Sheridan et Mrs Tickell (galerie de Dul-
wich College), et surtout le fameux Blue Boy, ce
jeune garçon si charmant dans son costume de soie bleu
tendre. On sait que.cette peinture fut un argument à
l'adresse de Reynolds, qui protestait contre l'emploi de
la couleur bleue, et s'était voué presque exclusivement
au rouge, à un certain moment de sa carrière.
La bonne raison qu'un chef-d'œuvre ! et que répondre
à la palette de Gainsborough 1 Son Blue Boy aurait grand
air, entre un van Dyck et un Rubens. Ah ! si la National
Gallery pouvait l'avoir pour le mettre à côté de Mrs Sid-
dons ! Mais il appartient à la magnifique collection du
marquis de Westminster.
Gainsborough n'est pas moins étonnant dans ses pay-
sages et ses paysanneries. La Fille à la cruche, jeune
paysanne de grandeur naturelle, qui s'en va puiser de
l'eau à la fontaine ; la Porte du cottage, avec un groupe
de femmes et d'enfants, à l'entrée d'une ferme; la Petite
Fille qui donne ô manger à des cochons ; les Enfants pau-
vres, etc., sont des œuvres tout à fait exceptionnelles, et
dont on ne trouverait les analogues dans aucune autre
école. Ce genre-là appartient en propre à Gainsborough.
Lui qui sentait et qui exprimait si délicatement l'élé-
gance la plus raffinée, il avait senti également ce qu'il
y a de poésie attractive dans l'existence rustique, et
qu'une simple fille des champs peut posséder autant de
noblesse et de beauté qu'une marquise. Mmc Sand doit
20
-ocr page 362-350 EXl'^fTION INTERNATIONALE
avoir une vive sympathie pour Gainsborough, si elle le
connaît bien. Car la Fille à la cruche fait songer aux
créations de l'auteur d'André, de la Mare au Diable, de
la Petite Fade t. te, de Jeanne, etc.
Quelquefois Gainsborough a fait des paysages pour
la nature seule, et sans presque y mêler de personnages,
tout au plus un petit berger avec son troupeau, pne char-
rette qui passe un gué, un cavalier qui fait boire son che-
val. Il y en avait de splendides à l'Exhibition de Manches^
ter ; nous n'en avons point de cette manière à l'Exhibition
de Londres.
Gainsborough est donc le véritable initiateur de l'école
anglaise dans le paysage, en même temps qu'il en est,
avec Reynolds, le plus éminent portraitiste.
Wilson, avant lui, avait, il est vrai, composé très-ha-
bilement des paysages classiques dans le style de Claude
et de Poussin. Mais l'imitation des maîtres, si admirables
qu'ils soient, ne compte pas pour constituer une école
nouvelle ; elle ne compte même pas dans l'histoire de
l'art en général, et le pauvre Wilson, qui vécut et mou-
rut dans la misère, n'a pas, malgré son talent, l'impor-
tance que lui attribuent les critiques anglais. Ce n'est
pas de lui, mais de Gainsborough que procèdent les
excellents paysagistes de l'école anglaise, tels que Mor-
land, Constable, ou même John Crome,oumêmeBoning-
ton. Nous les retrouverons tous au chapitre du paysage.
L'Exhibition de Londres n'a point eu la bonne idée,
comme l'Exhibition de Manchester, do rapprocher de
Reynolds et de Gainsborough leurs maîtres, Hudson et
Hayman. Ce n'est pas grand dommage, car ces portrai-
tistes, d'ailleurs célèbres en leur temps, n'eurent au-
DE LONDRES EN 1862. 351
cune influence décisive sur l'éducation de leurs éléves,
destinés à les dépasser de si loin, et à inaugurer un art
vraiment national.
Mais, à côté des Reynolds et des Gainsborough, nous
avons divers échantillons des portraitistes leurs contem-
porains, ou leurs continuateurs : Romney, qui les égala
presque, et qui certainement a fait des chefs-d'œuvre
avec le type si séduisant de son amie lady Hamilton ;
Barry, qui aspirait à la peinture épique, mais qui, par
hasard, a fait un solide portrait de sa mère ; Opié, autre
peintre d'histoire, dont on voit le propre portrait, ap-
partenant à l'Académie royale ; Hoppner, qui avait
beaucoup de charme et de distinction ; Copley, Cham-
berlaine, Jackson, Raeburn, l'auteur d'un portrait de
son jeune tils monté sur un poney, etc., etc.
Et Lawrence 1 II eut une illustration au moins égale à
celle de Reynolds. Mais quelle distance cependant de
l'un à l'autre 1 Lawrence, comme François Gérard, avait
la spécialité de peindre les portraits de princes, de
ministres, de diplomates, de généraux, — des grands
hommes de l'Almanach de Gotha Mais, de même qUe
Reynolds et Gainsborough, il ne réussit jamais les por-
traits d'hommes aussi agréablement que les portraits de
femmes. Une de ses meilleures peintures, à notre avis,
est le portrait en pied do celte généreuse Mrs Siddons,
la terrible tragédienne, qui, le soir, aux flambeaux du
théâtre, émerveillait les spectateurs par son génie dra-
matique, et, le jour, à la pleine lumière des ateliers, les
artistes, par sa beauté grandiose. Ce portrait de Law-
rence, appartenant à la National Gallery, a beaucoup
souffert malheureusement ; excès du bitume dans les
352 EXl'^fTION INTERNATIONALE
parties sombres : c'est pourquoi, sans doute, l'Exhibition
ne l'a pas emprunté à la Galerie nationale.
Mais nous avons, du moins, une tête qui paraît avoir
été peinte d'après nature, et où la belle actrice rayonne :
une étude peut-être pour le grand portrait. J'aimerais
mieux cette petite toile que le célèbre portrait du pape
Pie VII, supérieurement gravé plusieurs fois.
Après le pape et l'actrice viennent encore dix autres
pbrtraits de Lawrence. Ils n'ont pas été choisis à son
avantage, et ils ne frappent guère les visiteurs qui n'ont
pas la précaution de consulter le catalogue.
Lawrence se flattait de continuer, et il put croire qu'il
éclipsait Reynolds, La plupart des portraitistes d'alors
imitèrent Lawrence. Celui qui s'en rapproche le plus
est son disciple Ilarlow, qui introduisit aussi le portrait
de Mrs Siddons dans son tableau connu sous le titre : la
Famille Kern b le, et représentant la reine Catherine
devant Henri VIII et ses familiers.
Depuis Sir Thomas Lawrence et ses contemporains,
Sir William Beechey et Sir William Martin Shee, le por-
trait a encore baissé un peu en Angleterre. Lawrence
était mort en 1830 ; Beechey, plus âgé que lui, ne mou-
rut qu'en 1839 ; et Shee, né un an après lui, et qui lui
avait succédé comme président de l'Académie, n'est
mort qu'en 1850.
A présent, les portraitistes les plus^ notables en An-
gleterre sont Sir John Watson Gordon, M. Francis Grant,
M. Henry William Pickersgill, tous trois membres de
l'Académie royale. Faut-il ajouter ceux qui ont eu la
faveur de peindre de hauts personnages, comme M, J.
Partridge, l'auteur des portraits de la reine Victoria et
{{
-ocr page 365-DE LONDRES EN 1862. 353
du prince Albert, en 1840 ; ou môme M. Winterhalter,
qui a le privilège d'être cosmopolite, de travailler dans
toutes les cours de l'Europe, d'accrocher ses portraits dans
tous les palais de souverains et dans les exhibitions de
tous les pays? Dans la catégorie de l'école française, il
a son portrait de l'impératrice Eugénie ; dans la catégo-
rie anglaise, il a les portraits du prince et de la prin-
cesse de Prusse et de leurs enfants.
Que nous sommes loin de Gainsborough et de Rey-
nolds, — de van Dyck et de Holbein !
y
L'Exhibition internationale à Londres sera close le
1er novembre. Il ne paraît pas que les artistes du con-
tinent s'y soient vivement intéressés, peut-être parce que
leurs écoles n'y figuraient pas avec le même éclat que
l'école anglaise. Ce n'était pas, en effet, l'occasion d'étu-
dier et de juger l'école française, ni l'école allemande,
entre autres. Aussi, nous sommes-nous contenté d'une
vue rapide sur l'ensemble de l'Exposition. Mais il con-
vient du moins de terminer notre esquisse do l'école
anglaise, qui s'est montrée très-complète dans sa série
historique depuis son origine jusqu'à nous.
Dans les sujets familiers et dans le portrait, l'école
anglaise a son originalité parfaitement indigène, bien
que Hogarth ait pour ancêtres éloignés les Hollandais
du dix-septième siècle, bien que Reynolds procède un
peu de van Dyck et des Vénitiens, Les paysagistes anglais
20.
-ocr page 366-354 EXl'^fTION INTERNATIONALE
ne sont pas moins originaux, ei ils se distinguent même
par le mélange singulier de certains traits qu'on ne ren-
contre point combinés ainsi dans les autres écoles.
Gainsborough. par exemple, est aussi sincèrement
amoureux de la nature que Hobbema, et en même temps
il a cettofacilité légère, un peu superficielle et décorative,
qui donne un air féerique aux paysages de Watteau et
de Boucher. Turner est aussi idéaliste et aussi grandiose
que Claude, mais parfois il adhère à la nature d'aussi
près que Wijnants ou Aalbert Cuijp.
Wilson avait peint le paysage dans le sentiment et
dans le style italiens. Gainsborough, le premier, se mita
interpréter la nature avec un sentiment tout anglais, et
dans un style qu'aucun maître ne lui avait suggéré. Les
Anglais ont l'idée très-fière et très-progressive que le
monde extérieur leur appartient. Us en comprennent
les lois essentielles, ils les admirent, il les sauvegardent
avec respect; mais ils disposent avec une extrême indé-
pendance de ce qui n'est que contingent et muable dans
la vie universelle. De même qu'ils modifient les animaux
et les végétaux pour des fins utiles, et les approprient
à des usages imprévus, sans en pouvoir cependant
changer la race ni le type, de même les artistes anglais,
tout en exprimant le caractère général d'un paysage,
transfigurent le détail selon l'idée qu'ils se proposent.
Qu'importent les accidents de la terre, la forme et le
rendu des arbres? La terre appartient à l'homme. L'hor-
ticulteur ne peut il pas créer les arbres à sa guise? le
peintre aussi. Mais de la lumière l'homme n'est pas le
maître, ni des effets de l'atmosphère, ni des profon-
deurs du ciel. Là est le véritable caractère d'uîï site
DE LONDRES EN 1862. 355
quelconque. Si l'artiste sent cela et sait le traduire, on
n'a rien à lui demander de plus.
Gainsborough, Constable etTurner, chacun à sa ma-
nière et au moyen de procédés très-différents, ont pra-
tiqué cette théorie, dont les paysagistes actuels ont pris
l'inverse. Dans les paysages de Gainsborough.il ne
faut pas trop regardera l'exécution des parties, qui sem-
ble négligée comme une ébauche, simulant à peu près
les formes réelles ; mais on n'y songe point, quand on
contemple l'effet général, qui est juste, complet et très-
saisissant. Aux frottis légers de Gainsborough, Constable
substitue des empâtements successifs, dans lesquels se
perd le dessin précis des objets: mais l'ensemble y est
et vous cause l'impression que l'artiste cherchait à
communiquer. « Donnez-moi mon parapluie et mon
manteau, » disait un jour Fuseli devant un paysage de
Constable, où l'on sentait la pluie dans l'air et la rosée
sur les herbes. Avec Turner, c'est un parasoleil qu'il
faudrait pour affronter la lumière et la chaleur épandues
partout, et dévorant les réalités matérielles de la nature.
On voit que les maîtres du paysage, en Angleterre,
ne sont ni de l'école du Poussin, ambitieux de la noble
structure de chaque objet, depuis la ligne des montagnes
à l'horizon jusqu'au fragment de bas-relief antique qui
pose au premier plan; ni de l'école de Ruisdael, mode-
lant les ramures d'un chêne à la lisière d'un petit bois ou
caressant une cépée de joncs au bord d'un petit étang. Si
Gainsborough s'inspire de quelqu'un, c'est peut-être de
Rubens, dont il aime l'ampleur, ou parfois de Rembrandt,
dont ii aimeTétrangeté. Pour Constable, il tient aussi un
peu de Rubens, mais de la nature encore davantage.
356 EXl'^fTION INTERNATIONALE
Turner, lui, est incomparable: il n'a point d'analogue
dans les autres pays, bien qu'il ait commencé par imiter
tous les grands paysagistes, Aalbert Cuijp et Jacob Ruis-
dael, Claude et Salvator ; et ce fut en s'assimilant leurs
styles et leurs procédés divers, qu'il parvint à une ma-
nière toute personnelle, résultant à la fois de ses études
variées et de sa forte inspiration.
Nous avons signalé plusieurs des paysanneries de
Gainsborough à l'Exhibition, entre autres la Fille à la
cruche, et la Porte du cottage, compositions mixtes, où
les personnages ajoutent de l'intérêt au paysage.
Morland, qui continue assez directement Gainsborough
comme paysagiste, donne aussi beaucoup d'importance
aux figures qui animent ses vues de forêt ou de pâturage,
de chaumière ou d'hôtellerie villageoise. Il est surtout
peintre d'animaux, et il excelle dans le cheval, l'âne,
le cochon et la brebis.
Courant d'habitude les public-houses des environs de
Londres, les cours d'auberge, les grandes routes'et les
turfs où s'exercent les chevaux, vivant avec des jockeys
et des campagnards, il possédait la connaissance des
formes, des allures et des mœurs animales. Il a fait des
chefs-d'œuvre avec un cheval blanc, arrêté à la porte
d'un cabaret, avec un âne sommeillant contre une haie,
avec des moutons couchés dans un pré. A l'Exhibition,
un Intérieur de forêt, où se reposent des bohémiens, un
Bélier et deux brebis, aussi finement peints que les ani-
maux d'Adriaan van de Velde, ont montré toute la puis-
sance de Morland, que les Anglais comptent avec raison
parmi leurs artistes d'un franc génie. Né en 1763, George
Morland mourut en 1804.
DE LONDRES EN 1862. 357
Un autre maître, dont le talent était peu connu, même
en Angleterre, avant l'Exhibition internationale, John
Crome, Crome le vieux (old Crome), est assurément un
des meilleures paysagistes de l'école. Plus naïf et plus
solide que les peintres ses compatriotes, il a quelque
chose des Hollandais du dix-septième siècle, sans y son-
ger probablement. Car il ne paraît s'être formé que
d'après la nature. Confiné dans le Norfolk, où il était né
en 1769, il y prit tous ses motifs de tableaux, soit dans
les forêts et les landes, soit sur les vastes plages de la
mer du Nord.
Il a de l'austérité et une certaine mélancolie ; il affec-
tionne les sites solitaires, et il sait donner un caractère
pittoresque au moindre coin de la nature, à uno route
défoncée le long d'un talus broussailleux, à une plaine
de bruyères, à un bouquet d'arbres frappé d'un rayon
de soleil. Son exécution est serrée, pleine ; sa pâte ferme
et profonde; sa gamme de couleur très-simple et très-
harmonieuse dans sa sobriété. Aussi rappelle-t-il, par la
justesse du ton lumineux, Aalbert Cuijp et Hobbema;
par le sentiment, Jacob Ruisdael; et quelquefois Huys-
mans, de Malines, par la qualité de ses terrains.
Les peintres anglais, même les plus habiles, ont un
talent très-inégal : Constable tombe parfois dans le
gâchis, et Turner dans le ridicule. John Crome n'a point
de ces égarements. Ses sept tableaux rassemblés à
l'Exhibition sont tous également conduits avec une sûreté
infaillible, et parfaits comme expression du site que l'ar-
tiste a voulu rendre. Nous avons vu ailleurs quelques
autres peintures de Crome, par exemple au South Kens-
ington Muséum et dans une collection particulière, et
372 EXl'^fTION INTERNATIONALE
tout ce que nous connaissons de lui pourrait tenir une
place honorable dans n'importe quelle galerie de taj
bleaux anciens. John Crome est mort en 1821.
Né sept ans après Crome, Constable prit aussi dans la
campagne le goût du paysage. Ce fils de meunier s'était
senti peintre en regardant couler l'eau de son moulin
dans les prés riverains de la Stour. On sait quelle im-
pression firent sur les artistes français ses tableaux en-
voyés aux Salons de 1824 et do 1827. On peut même
dire que Constable est un des initiateurs de la nouvelle
et brillante école qui compte Paul Huet, Cabat, Théo-
dore Rousseau, Jules Dupré,"Diaz, Troyon et autres. '
Il y a dans Constable un élément qu'on ne trouve
guère dans la pléiade des paysagistes hollandais de la
belle époque, une infinie variété de tons, qui cependant
s'harmonise dans l'unité de la couleur. Les Hollandais
sont un peu monochromes et leur gamme est assez bor-
née. Ruisdael ne sort presque jamais d'un vert brunâtre;
Hobbema tourne à l'olive, Aalbert Cuijp tourne à l'o-
ranger. Il est rare qu'ils so permettent des éclats francs
hors de leur dominante. Dans Constable, et aussi dans
la nouvelle école française, toutes les notes de la couleur
se risquent, les unes à côté des autres, sans se heurter,
et elles ajoutent à la splendeur de l'ensemble.
Nous avons revu à l'Exhibition une douzaine de ses
paysages les plus admirables : la Charrette de foin, la
Cathédrale de Salisbury, \'Ecluse, la Vue de Hurnpstead,
et le singulier tableau, Inauguration du pont de Waterloo
sur la Tamise, à Londres, peinture brodée comme une
tapisserie à gros points, avec des blocs de pâte en relief.
Constable, parfois, s'est laissé entraîner à cet excès,
-ocr page 371-de LONDRES EN 1862. 350
el ses adversaires disaient qu'il peignait avec son coutoau
à palette, ainsi qu'un maçon avec sa truelle. L'usage
des empâtements est bon dans les terrains et dans cer-
taines lumières vives; il est dangereux dans les lointains
et dans les ciels. Constable n'en est pas exempt dans
ses meilleures œuvres, qui- manquent souvent de légè-
reté.
Bonington, en ses commencements, eut aussi la pas-
sion de modeler les nuages avec des pâtes abondantes.
Plus tard il devint un des maîtres les plus subtils et
les plus fins de toutes les écoles modernes. Il n'a que
six tableaux à l'Exhibition : un délicieux Turc faisant la
sieste, François /Cr et sa sœur, une Côte de Franco, une
Vue de Normandie et deux Vues de Venise.
Constable avait pour contemporain et pour rival dans
l'estime des Anglais un paysagiste qui contraste abso-
lument avec lui, Nasmyth, né en 1786, mort en 1831.
Constable adore la nature ; Nasmyth cherche je ne sais
qu'elle imitation des anciens maîtres, en ce qu'ils ont
de délicat, de patient etde fini ; Wijnants"paraît être un
de ses modèles d'affection.
Ses paysages, de petite dimension, sont travaillés d'un
coin à l'autre de la toile, avec une minutie scrupuleuse,
sans inspiration, sans poésie. L'art n'est pas cela : il y
faut plus d'émotion personnelle, et qu'on sente l'homme
derrière l'ouvrier. Les tableaux de Nasmyth sont encore
chers, mais son nom ne mérite guère d'être conservé
dans la pléiade des vrais peintres anglais.
Callcott a peint la marine avec une énergie magis-
trale, et dans ses deux grands tableaux de l'Exhibition,
dont l'un, appartenant au marquis de Lansdowne, repré-
360 EXl'^fTION INTERNATIONALE
sente la Tamise, couverte de navires, il égale à peu près
Turner.
Collins, comme Callcott, fut généreusement patronné
par la plus haute aristocratie, et ses nombreux tableaux
sont empruntés aux collections de la reine, du duc de
Devonshire, du marquis de Lansdowne, de Sir Robert
Peel, du comte d'Essex, etc.
Habituellement, ses paysages et ses marines sont pré-
texte à des scènes rustiques et à des aventures de pê-
cheurs. Ses admirateurs recommandent surtout à l'Exhi-
bition les Joueurs de boule sous un hangar, les Pêcheurs
de crevettes, et un enfantillage intitulé : Heureux comme
un roi; il s'agit d'un petit paysan qui se balance sur une
barrière au coin d'un taillis.
Pour parler dignement de Turner, il faudrait esquis-
ser au moins sa longue vie, entièrement dévouée à son
art. Il a vécu plus de quatre-vingts ans, il a peint plus
de mille tableaux et des milliers d'aquarelles. Il s'est
inspiré de la Bible et de la mythologie, des historiens
et des poètes," des traditions antiques et des faits mo-
dernes, cherchant partout des sujets fantastiques, gran-
dioses, héroïques, splendides, où le ciel, la mer et la
terre pussent être en quelque sorte créés à neuf par son
génie. La nature telle qu'elle est lui semblait morne, et
le soleil ordinaire un peu pâle. Sa peinture est une
féerie où les éléments sont exaltés à leur suprême puis-
sance.
Oh ! les mers terribles et les ciels épouvantables qu'il
a faits 1 Ses Naufrages n'ont rien de la Méduse de Géri-
cault, où la mer et le ciel ne comptent pas, où l'homme
est tout et la nature extérieure presque escamotée. Chez
DE LONDRES EN 1862. 361
Turner, une sorte de panthéisme furieux noio les grands
navires dans une .immensité où les nuages et les flots
sont confondus. Ses Déluges n'ont rien non plus de celui
de Poussin, où l'on aperçoit l'homme qui lutte sur le
gouffre et un serpent qui siffle sur un rocher; c'est sinis-
tre : mais peut-être que cet homme se sauvera s'il peut
nager encore, et qu'il trouvera un peu plus loin une terre
que l'inondation n'a point couverte. Chez Turner,
l'étendueest infinie, et le globe a disparu dans une atmo-
sphère mixte, l'eau ayant escaladé le ciel.
Ces rapprochements montrent sans doute que le génie
français est plus préoccupé de l'homme : Poussin est un.
tragique à la façon de Corneille. Le génie de Turner est
plus élancé dans l'idéal insaisissable. Turner est le seul
peintre anglais qui rappelle Shakespeare.
Lorsqu'il prend un sujet gracieux, des nymphes qui
dansent, oh ! quelle fête 1 elles dansent dans la lumière,
comme des sylphes impondérables. Celte fois, c'est le
ciel qui est descendu d'en haut et qui a pénétré la terre
radieuse comme un soleil. Sa passion de lumière, Turner
la pousse jusqu'à la folie, et dans ses derniers temps ses
tableaux ne sont plus qu'une espèce de prisme scintillant
de toutes les couleurs décomposées.
Douze peintures — douze chefs-d'œuvre — et cin-
quante aquarelles de Turner suffisent à faire connaître
aux étrangers ce grand artiste. Mais sans doute tous les
visiteurs de l'Exhibition de Londres n'auront pas négligé
de visiter aussi les collections publiques et particulières.
Turner s'y rencontre partout : il a plus de cent tableaux
à la National Gallery seulement, et quantité d'aquarelles
et de tableaux au Musée de Kensington.
21
-ocr page 374-376 EXl'^fTION INTERNATIONALE
Faut-il compter, parmi les paysagistes, John Martin,
dont les œuvres fantastiques, peu admirées maintenant,
eurent un si prodigieux succès -, — Datiby, qui chercha
les mêmes effets et qui eut aussi de la réputation ; —
William Etty, quia fait de lumineux paysages pour fond
à ses baigneuses et à ses nymphes; — John Muller, mort
si jeune et si regrettable ? Us ont à l'Exhibition leurs
œuvres les plus célèbres. Celles d'Etty marquent surtout
par l'éclat du coloris et le charme de la composition.
Nous voici arrivés aux artistes vivants, à M. Stanfield,
le mariniste; à M. Roberts, l'architecturiste, tous deux
nés à la lin du dernier siècle, tous deux membres de
l'Académie royale, tous deux assez connus sur le con-
tinent, par leurs aquarelles, sinon par leurs tableaux.
L'Académie compte encore en paysagistes M. Thomas
Creswick, et trois des préraphaélites les plus distingués :
M. Iïook, M. Dyce et M. Millais, qui est seulement
associé.
Mais ceux-ci donnent l'importance principale à leurs
personnages, touten exprimant avec un amour singulier
la nature ambiante. A leur système se rattachent presque
tous les paysagistes anglais de l'école contemporaine.
On y exécute l'herbette avec un réalisme insensé, et de
véritables talents se perdent à ces minuties. Le préra-
phaélisme a tourné au stéréoscope.
Ces herboristes, fleuristes, botanistes, cherchent main-
tenant ce que peut donner la photographie la plus sub-
tile, en mettant un verre de couleur devant la nature,
comme si l'art avait pour instrument, pour intermé-
diaire, un objectif matériel, et non la vue de l'homme
lui-même. Voir, sentir, exprimer, trois termes insépa-
de LONDRES EN 1862. 363
rables dans la génération d'une œuvre artistique. Nous
aurons sans doute occasion de retrouver, à quelque
exposition de Londres ou du continent, ces réalistes
si différents des réalistes français.
Mais toute une bande de peintres a échappé à notre
division de l'école anglaise en trois catégories : portrai-
tistes, peintres de genre et paysagistes. Cependant l'Exhi-
bition ne manque pas de tableaux allégoriques, religieux
et historiques ; les grandes toiles de Benjamin West, de
Fusely, de Northcote, d'Opie, de Hilton, et de bien
d'autres, qui passèrent pour des génies, s'étalent entre
les Reynolds et les Turner. Heureusement, on n'y fait
plus guère attention. Tous ces faux peintres peuvent
être rayés de l'école anglaise sans que sa gloire ait à en
souffrir.
SALON DE 1803
-ocr page 378- -ocr page 379-I. —Insignifiance de l'école contemporaine. — Les absents elles
réprouvés. — Batailles el portraits. —M. Winterhaller et M. Flan-
drin. — La postérité impitoyable. — M. Gabanel el M. Baurlry. —
La Vénus de Milo et les Vénus du Titien. — La Femme coquille.
— La pléjade romaine. — Les Barbares. — M. Amaury Duval. —
M. Hébert. — M. Jalabert. — M Gérôme. — Molière trés-embar-
rassé. — M. G. R. Boulanger et César. — M. C.-L. Millier. -•
M. Couture. — M. I'uvis de Chavannes. — Les tableaux religieux.
— La Dîme de M Monginot. — Gustave Doré. — Le IMuge. —
Courbet, peintre 'de mœurs. — Millel et la vie rustique. —
MM. Chaplin el Dubufe, Pérignon et Lehmann. — La Liseuse, de
M. Fantin-Lalour. — M. Herzen, par Mmo O'Connell, etc.
IL— M. Fromentin — MM. Adolphe et Armand Leleux. — M. Brion.
— M. Jules-Adolphe Breton. — M. Firmin Girard. — M. Charles-
François Marchai. — M. Ranvier. — M. Timbal. — M. Tissot. —
M. Appert. — M. Bouguereau. — M. Ribot. — M. Bonvin. —
M. Boulard. — M. de la Rocheuoire. — M. Alphonse Legros. —
La révolution naturaliste. — Les diamants de la peinture. — L'al-
chimie artiste. — M Biard. — M. P.-C. Comle. — Les étrangers.
— M. Knaus. — M. Heilbuth. — M. Israels. — M. Alfred Slevens.
— M. Willems. — M. de Jonghe. — MM. van Ilove, Léonard,
Coomans, Baugniet, de Block, etc.
III — Les Paysagistes. — Théodore Rousseau. — Les gloires lo-
cales et les gloires cosmopolites. — Corot. —■ Le réalisme de
M. Gérôme.*— La pléiade romantique. — Fiers et Paul Huet. —
MM. Aligny, Paul Flandrin et Alexandre Desgoffe. — M- Français
et les Génrgiques. — Plus de sylvains ni de sirènes. — M. Belly
et l'Orient.— MM. Lavieille, Daubigny, Harpignies, Iianoteau, l'ra-
delles,Teinturier, Busson,Bachelin, Magy,Ponson, Guet,Coignard,
SOMMAIRE.
de Tournemine, Jeanron, Michel, Thierry, Vie, liavoux, Agulles,
Salmon, Washington, Reynaud, Brest, Jacque, Auguste Bonheur.—
MM. Xavier de Cook et Alfred Verwée. — M. von Thoren et
M. Schreyer, — M. Swertchkow. — M. Percy et M. Whistler. —
MM. Israels, Springer, Kuytenbrouwer, Papeleu, Achenbach, etc.
— Les prodiges de M. Biaise Desgoffe. — Art ou industrie?
IV. — Le Salon des Réprouvés. — Le hasard. — Une minute par
tableau. — Balzac et le jury. — M. Nanteuil et M. Picot.— Carac-
tère commun des tableaux refusés. — Le fini et l'infini. — L'en-
semble et le détail. — Le choix des sujets. — La querelle des an-
ciens et des modernes. — Le Temps et son horloge. — Retour à
la nature et à l'humanité. — Courbet et son tableau rabelaisien. —
La morale publique. — La Dame blanche, de M. Whistler. — Les
peintres anglais. — L'originalité dans les arts. — Antinomie dans
les jugements sur la peinture.— Le sujet et l'exécution.— M. Ma-
net. — M. Colin. — M. Julian. — M. Louis Dubois. — MM. Fan-
tin-Latouret Tabar.— Les paysagistes:MM. Ilarpignies, Jongkind,
Célestin Leroux, Wacquez, Yollon, Delalleau, Lansyer, etc. —
M. George Prieur. — M, Chintreuil. — Les eaux-fortistes.
V. — La Sculpture. — La critique élégiaque. — La Décadence ro-
maine. — Oii est la vie ? — Préault et son Désespoir. — L'art
pour l'art. — La femme de Petit-Loup. — Le Saint Jean-Baptiste
de M. Dubois. — La Bacchante de M. Carrier-Belleuse. — Con-
ditions essentielles de la statuaire. — La Vénus aux cheveux d'or
de M. Arnaud. — V Amphitrite et les bustes de M. Cordier. —
Clesinger. — MM. Gaston Guilton, Jaley, Pollet, Perraud, Car-
peaux, Chatrousse, Salmson, Vela, Duret, Maindron. — La Fon-
taine, de M. Bartholdi. — Mme Bertaux, M. Fremiet, M. Mene. —
Courbet et son Pécheur. — Les bustes. — MM. Iselin, Oliva,
Courtet, Etex, Meusnier.—MM. Cavelier, Barrias, Cabet, Gourde!,
Lescorné, Lequesne, Millet. — Marcello. — M. François Lepere.
— Les /{éprouvés de la sculpture. — La Parade de la famille
Cabasson. — Les monuments publics. — MM. Du* Seigneur, De
Bay, Denechau. — Nomenclature. — Treize cents artistes oubliés I
368
i
Il faut d'abord laisser à la porte du Salon toute aspi-
ration trop ambitieuse vers l'art véritable," en tant qu'il
exprime les profondeurs de la vie humaine, les idées,
les sentiments et les passions, ou même les splendeurs
de la nature, beauté, lumière, forme et couleur. Ahl
quand on entre dans une galerie de vieux maîtres, quelle
émotion pour l'esprit et quelle jouissance pour les yeux 1
Mais ne songeons point à Léonard de Vinci, à Durer, à
Rembrandt, ni à Corrége, à Titien, à Velazquez et à Ru-
bens! L'école française, telle qu'elle apparaît au Salon
de 1863, ne signifie rien. Elle n'est plus religieuse, ni
philosophique ; point historique, ni poétique ; elle man-
que à la fois de vieille tradition et de jeune imagina-
tion ; elle n'a pas plus de franche idéalité que de natu-
ralisme sincère. Elle ne représente ni l'humanité de tous
les temps, ni la société contemporaine, ni les types ni
les accidents de l'existence universelle. En perdant la
sensibilité intime, elle a perdu jusqu'à la faculté de bien
voir : car l'œil est « la fenêtre de l'âme. »
Ce que font les artistes en vogue, et pourquoi ils le
-ocr page 382-370 salon de 4863.
font, eux-mêmes n'en savent rien, si ce n'est peut-être
que tel sujet plaira dans un certain monde et se vendra
cher. Il semble qu'ils peignent pour un acquéreur pré-
sumé, et point du tout par une aspiration personnelle
et par une raison d'art. Hier une espèce de résurrection-
nisme était en faveur, et l'on fabriquait du bric-à-brac
athénien. Aujourd'hui la mode tourne à des apparences
de femmes nues au bord de la mer. Vénus ressuscite
après Aspasie et Phryné. Le grand succès du Salon ac-
tuel sera pour ces déesses, qui malheureusement ne
symbolisent point la beauté, comme dans l'art antique
ou dans l'art italien.
Une mythologie apocryphe, de petites scènes manié-
rées et mesquinement peintes, des portraits vulgaires,
voilà ce que les curieux de notre âge admirent à l'Expo-
sition.
A côté de ces oeuvres malsaines, il y a pourtant quan-
tité de tableaux que recommandent des qualités diver-
ses. Il y a toute une série de paysages distingués, beau-
coup de spirituelles compositions du genre familier, et
même quelques grandes peintures hardies et originales.
Il y a un nombre étonnant de praticiens habiles, et as-
surément ce n'est pas l'adresse de l'exécution qui fait
défaut, mais l'invention et le génie. Dans la nouvelle
génération d'artistes, je ne crois pas qu'il y en ait un
seul à qui puisse s'appliquer ce mot de génie, si ce n'est
peut-être en un certain sens et dans une certaine me-
sure, à Gustave Doré, qui surprend encore au Salon la
critique timide avec son Épisode du Déluge et sa Fran-
çoise de Rimini.
De la génération précédente,"plusieurs eurent ce pri-
-ocr page 383-salon de 1863. 371
vifége du génie de l'art : Eugène Delacroix en peinture ,
Barye en sculpture, et ces deux grands artistes se clas-
seront parmi les maîtres de tous les temps et de toutes
les écoles. Mais ni l'un ni l'autre ne se montrent au Sa-
lon. Barye prépare des groupes pour les monuments
publics et pour le château de MM. Pereire. Delacroix
s'enferme un peu dans son atelier, d'où ses chefs-
d'œuvre sont enlevés avant d'être vernis. M. Ingres
s'abstient depuis longtemps des exhibitions publiques.
Couture y a renoncé, Jules Dupré et Diaz ne s'en tour-,
mentent guère, Meissonier probablement n'a pas encore
terminé sa fameuse Bataille de Solferino, depuis si long-
temps attendue. Mlle Rosa Bonheur, comme Jeanne
d'Arc, a été livrée aux Anglais. Troyon n'a rien exposé
non plus. En l'absence de ces célébrités, acceptons tout
de même, avec bonne humeur, les deux mille tableaux
du Salon des Élus, sans préjudice des tableaux que nous
réserve le Salon des Réprouvés.
Dans la vaste salle centrale par laquelle on entre à
l'Exhibition, sont rangés, comme d'habitude, les produits
officiels et les portraits de hauts personnages : une grande
Bataille, de M. Yvon ; deux épisodes militaires, de
M. Protais, achetés, dit-on, 20,000 francs par l'empe-
reur ; un Détachement de chefs arabes, traversant un
ruisseau, par M. Ginain, élève de Charlet ; de petites
Batailles, par MM. Bellangé, Charpentier et autres :
deux grandes peintures décoratives, le Travail et le Re-
pos, par M. Puvis de Chavannes, pendants de la Guerre
et de la Paix, du Salon de 1861 ; des Fleurs de M. Mai-
siat, de Lyon; des Fruits de M. Robie, de Bruxelles; un
portrait du pape, par M. Mottez, en yis-à-vis d'un por-
372 salon de 1863.
Irait de Victor-Emmanuel, par M. Fagnani, de Naples ;
un portrait du roi Léopold do Belgique, par M. de
Winne, de Gand ; celui de la reine de Hollande, par
M. Winterhalter ; le portrait de M. Baroche, par
M. Lehmann ; celui de M. Dupin aîné, par M. Lari-
vière ; des portraits de maréchaux, d'amiraux et d'évê-
ques ; enfin, les portraits de l'impératrice Eugénie, par
M. Winterhalter, et de l'empereur Napoléon III, par
Hippolyte Flandrin. Il va sans dire que ces deux por-
traits sont très-remarqués. L'impératrice est assise, tour-
née vers la gauche. La robe et les ajustements tiennent
toute la toile, et l'on aperçoit à peine au-dessus des
étoffes une tête fine et pâle. L'empereur est debout, de
face, la main droite appuyée sur une table à tapis vert.
Costume militaire, pantalon rouge, qui se confond avec
les rouges du fauteuil au second plan. Formes courtes,
le teint gris et plombé, point de regard; mais les admi-
rateurs de M. Flandrin trouvent que c'est un de ses bons
portraits.
M. Flandrin a ceci de particulier, qu'il ne rappelle au-
cun des maîtres portraitistes, ni Holbein ni Raphaël, ni
Léonard ni Titien, ni Rubens ni van Dyck, ni Velazquez
ni Rembrandt, ni Largillière ni Rigaud, ni Reynolds ni
Gainsborough , ni Prudhon ni Gros, ni personne qui
compte en peinture. Voilà un original, sans doute, et
qui échappe à toute classification. Je lui souhaite qu'une
postérité prochaine puisse lire son nom, écrit en bleu de
Prusse au-dessous du pantalon rouge.
La postérité est impitoyable, hélas! mais, en con-
science, le présent a toujours besoin que l'avenir lui serve
de Cour do cassation. Le présent se trompe presque tou-
salon de 1863. 373
jours sur lui-même, et il s'exagère son importance. Il
n'y a pas beaucoup d'artistes qui, cinquante ans après
leur mort, soient encore en vie. Nous ne savons plus
même les noms de quantité de peintres très-illustres
sous le premier empire, et que la critique et le public ne
se gênaient point pour comparer aux maîtres consacrés.
Qui a raison dans les jugements hasardés par les con-
temporains d'un artiste? On no le sait qu'un siècle
après. Diderot, si perspicace, a fait bien des hérésies, à
cause de son incessante préoccupation philosophique,
la critique n'est point si facile que l'a supposé Boileau.
Allons-y toutefois de plein cœur. La postérité s'arran-
gera ensuite comme elle pourra.
Donc il faut courir tout de suite aux Vénus do M. Ca-
«
banel et de M. Baudry, l'une vue par devant, l'autre vue
par derrière, achetées toutes deux comme pendants pour
les Tuileries. Elles sont couchées .sous la caresse de l'onde
bleutée. M.Amaury Duval a dressé debout une troisième
Vénus, qui se dessine sur le ciel. Une femme nue, trois
femmes nues, cela reporte aux Trois Grâces de Raphaël,
aux Trois Déesses du Jugement de Paris, de Rubens, aux
Vénus, aux Danaé, aux Antiope, de Corrége et de Titien.
Soyons un peu païens en peinture. Le pape que nous
sauvons au temporel saura bien nous sauver au spiri-
tuel. Le paganisme de ces peintres n'a d'ailleurs aucune
indécence, et ces figures sans voiles n'ont rien de la
femme naturelle, ni de la femme que rêverait la volupté.
Ni os, ni chair, ni sang, ni peau. Des fourreaux de soio
gonflés do vent. On trouve avec raison que la Vénus de
Milo est chaste : encore provoque-t-elle à l'amour par
le sentiment de la beauté. On peut trouver impudiques
374 salon de 1863.
les Vénus du Titien avec leur modelé plein et ferme, qui
attire le toucher, avec leur peau ambrée et chaude; l'hon-
nête Musée de Madrid ne s'est-il pas refusé longtemps à
les exposer au grand jour! Mais nos Vénus parisiennes
n'ont pas même cet attrait de la réalité. Fantômes inof-
fensifs comme les nymphes en papier peint collées aux
lambris des cafés. On en pourra faire des lithographies
coloriées en rose, pour les petits boudoirs de Breda
street.
Au-dessus de la Vénus de M. Cabanel voltigent des
Amours, papillons autour d'une fleur. Près de la Vénus
de M. Baudry s'entr'ouvrent des coquillages nacrés, qui
rivalisent avec cette perle sortant de la mer. Car le ta-
bleau est intitulé • La Perle et. la Vague, joli titre, em-
prunté, dit le Livret, à une fable persane, et dont la pré-
tention s'accorde bien avec la manière du peintre. Cette
femme, cette perle, puisque la métaphore du titre trans-
pose la femme dans la classe des coquilles, — cette
Vénus marine de M. Baudry n'a guère la fraîcheur de
forme d'un être — d'un objet — qui émerge du profond
Océan. Ses rotondités s'affaissent mollement, au lieu de
creuser le sable, de repousser le flot et de menacer le
ciel. Perle fausse. Une vraie perle ne s'aplatit pas sur le
* •
rivage, elle y pèse et y modèle son ovale élégant et in-
compressible. Mais « la perle des femmes, » comme di-
sent les dictionnaires classiques, est rare dans les ateliers
et partout.
M. Cabanel et M. Baudry ont eu les grands prix de
Rome (1849, 1850), ce qui explique leurs talents en de-
hors des tendances véritablement modernes et originales.
Quand on a été enfermé quinze ans à l'École des beaux-
-ocr page 387-.ialon de 1863. 375
arts de Paris et à la villa Medici de Rome, quel carac-
tère, même le plus vivace, saurait conserver l'indépen-
dance, sous la pression continue des vieux professeurs,
des vieux exemples, des vieilles routines, des vieilles
théories. Il est tout simple que les artistes auxquels no-
tre époque doit son illustration n'aient jamais passé par
là : niGéricault, ni Ary Scheffer, ni Decamps, ni Dela-
croix, ni Rousseau, ni peut-être aucun de ceux qui re-
présenteront le dix-neuvième siècle. Notez que M. Flan-
drin aussi est un grand prix de Rome (1832) ; M. Hé-
bert aussi (1839); M. Gustave-Rodolphe Boulanger aussi
(1849) ; M. Bouguereau aussi (1850), et quelques autres.
Cette pléiade romaine — étrangère — constitue une
petite guilde très-serrée et très-solidaire, appuyée natu-
rellement par l'administration, par le monde officiel et
par le monde qui s'y rattache. Moyennant ce concours
réciproque et cet effort concentrique, il ne lui a pas été
difficile d'escalader le succès, qui est le Parnasse et le
Sinaï de notre temps. Ceux-ci n'ont jamais eu à subir,
comme Delacroix, Decamps, Rousseau, Dupré, Diaz,
Corot, Barye, Préault et tant d'autres, systématique-
ment écartés des expositions publiques, les affronts du
jury et des pouvoirs officiels, ni les mépris de la foule
moutonnière, obéissant toujours en France à l'impulsion
d'en haut. Patronnés par le gouvernement, ils ont été
acceptés d'emblée par la masse du public.
On peut cependant s'apercevoir déjà, malgré l'indiffé-
rence actuelle pour les arts, qu'il y a en peinture deux
courants hostiles, qui perpétueront, en d'autres termes,
la lutte ardente des Classiques et des Romantiques, ou,
si l'on veut, des conservateurs et des novateurs, de la
376 salon de 1863.
tradition et do l'originalité. N'avons-nous pas, d'un côté,
ces Romains de la décadence, pasticheurs raffinés des
idées et des styles morts, et, de l'autre côté, ces Bar-
bares naïfs, à la recherche de la réalité et do la vie?
MM. Hersent, Heim et les autres classiques, dont nous
avons môme oublié les noms, ont été éclipsés par Eu-
gène Delacroix et Decamps ; MM. Bidault et Bertin, par
Théodore Rousseau et Jules Dupré.Il ne serait pas im-
possible que les néo-Romains et néo-Grecs disparussent
bientôt devant les sauvages et les rustiques.
MM. Cabanel et Baudry ont accompagné leurs Vénus
do deux portraits chacun. Le portrait de la comtesse de
Clermont-Tonnerre, par M. Cabanel, est assez distingué,
et sa Jeune Florentine a du charme. Le portrait de fem-
me, par M. Baudry, est fin de physionomie et simple
d'effet, mais son portrait d'homme est peint dans une
manière éraillée qui blesse le regard.
Outre sa Vénus tressant ses cheveux d'or, le bras
en l'air, dans une attitude familière aux sculpteurs,
M. Amaury Duval a aussi exposé un portrait de femme,
pensive et pâle, avec une certaine expression poétique.
M. Hébert affectionne les sujets itali(ins, et sa Jeune
Romaine puisant de l'eau est un des tableaux les plus
agréables du Salon ; elle appartient à l'impératrice, et
une autre petite Italienne, de M. Hébert, Pasqua Maria,
des Abruzzes, appartient à la baronne de Rothschild. On
voit que tous ces peintres à la mode placent leurs œuvres
•en haut lieu.
La petite Maria des Abruzzes est un gentil modèle
qui pose dans les ateliers de Paris, et que quantité do
peintres ont reproduit : la plus charmante de ces études
salon de 1863. * 377
d'après nature est celle de M. Jalabert, qui a exposé un
autre portrait de femme et un Christ marchant sur la
mer.
M. Gérôme a peut-être plus de succès encore que
MM. Cabanel et Baudry : on n'approche que difficilement
de ses trois tableaux : Louis XIV et Molière, les Pri-
sonniers et un Boucher turc à Jérusalem. Il faut faire
queue, comme au théâtre, pour voir de près la petite
peinture représentant le pauvre Molière assis à la table
du roi.
Le grand homme — je parle de Molière — a été ca-
ricaturé par M. Gérôme, comme les aéropagistes de la
Phryné. Il est pelotonné sur lui-même dans l'attitude la
plus humble, ne sachant que faire de ses jambes et de
ses bras. Il a un sourire faux et vil, la physionomie et
la mimique du dernier des valets. J'imagine que Mo-
lière, malgré sa modestie, eut toujours une tenue très-
digne, et surtout ce jour-là, quand les courtisans scanda-
lisés regardèrent l'homme de génie face à face avec le
prince qui n'empruntait sa grandeur qu'aux grands
génies de son temps. Le « grand roi » n'a d'ailleurs l'air
lui-même que d'une marionnette, dans cette peinture
mince et âcre. Et les « grands seigneurs » de la cour,
quelles drôles de tournure ils ont 1
L'habile M. Bingham photographiera sans doute cette
petite mascarade, comme il a photographié la Phryné,
YAlcibiade et les autres bouffonneries historiques de
M. Gérôme. Il y manquera seulement la couleur du ta-
bleau, où combattent les tons les plus acides, le vert
pomme, des bleus cruels, un rouge vénéneux. Et tout
• cela papillote au-dessus d'un parquet ciré, verni, re-
378 salon i)e 1863.
luisant de reflets, au point que les personnages semblent
avoir les pieds dans l'eau.
On ne nomme pas encore l'héroïque acquéreur de-
cette Comédie où Molière joue si tristement son rôle.
Elle ira sans doute dans quelque riche collection. La
caricature de Rembrandt, exposée au dernier Salon par
le même peintre, n'est-elle pas aujourd'hui dans une ga-
lerie qui possède un vrai Rembrandt, de très-belle
qualité, et beaucoup de chefs-d'œuvre de maîtres hol-
landais ?
Le Prisonnier appartient au Musée de Nantes. Scène
d'Orient, avec une barque en travers de laquelle est cou-
ché un prisonnier qu'enserrent des instruments de tor-
ture. Où le conduisent les rameurs? à quelque nouveau
supplice? Ces petites figures sont adroitement arrangées
dans la composition, qui est simple d'effet, dans un
demi-ton assez juste. Car M. Gérôme, à part ses traves-
tissements de l'histoire et ses visées trop prétentieuses,
est un artiste fin et habile, sans être doué des vrais qua-
lités du peintre. Son pinceau est délicat comme celui
d'un miniaturiste. On peut apprécier cette délicatesse
raffinée surtout dans le petit Boucher turc, debout con-
tre un mur, au milieu de têtes do mouton" éparses sur
le sol : ces têtes de mouton et la tête du jeune Turc, mi-
nutieusement pointillées avec une brosse impondérable,
font presque l'effet d'une photographie, qui offrirait les
mêmes imperfections de dessin, par exemple dans la
jambe gauche toute difforme : les difformités ne sont pas
rares en photographie : le soleil dessine incorrecte-
ment sur un même plan, parce qu'il accuse les formes
selon les plans successifs où elles sont.
salon de '1863. 379
Au dernier Salon (1861), M. Gustave-Rodolphe Born
langer, avec son Atrium de la maison romaine des
Champs-Elysées, attirait presque autant l'attention que
M. Gérôme avec sa Phryné et son Chien d'Alcibiade.
Cette année, M. G.-R. Boulanger n'a pas la même
chance avec son Jules César, appartenant à M. Edouard
Pelessert. Le conquérant des Gaules marche en tête des
légionnaires, qui n'ont pas très-bonne mine. Daumier,
dans ses traductions de l'histoire ancienne, était plus
amusant.
L'auteur du Dernier banquet des Girondins , au Musée
du Luxembourg, M. Charles-Louis Muller, a traité un
sujet qu'un peintre belge, M. Louis Dubois, avait essayé
déjà : la Maison de jeu. Sans doute c'est un excellent
prétexte à un tableau de genre oîi de mœurs. Mais, avec
des figures de grandeur naturelle, peut-être y faut-il une
certaine intervention de l'allégorie, comme avait fait
Couture dans le tableau qui révéla son talent et où, pour
exprimer VAmour de l'or, il avait ajouté à la réalité je
ne sais quel mélange de caractère fantastique.
Les vives passions ne sauraient se traduire littérale-
ment, surtout dans les arts plastiques. Ce qui est tra-
gique exige la poésie. Ceux qui ont créé les types pas-
sionnels les plus profonds sont des poètes : Shakespeare
et Gœthe, par exemple.
Nous cherchons vainement les grands tableaux devant
lesquels il faut s'arrêter : ceux de M. Puvis de Chavannes
no tiennent pas ce que semblait promettre un style élé-
gant et sobre : cette année, son style est forcé, et son
exécution insuffisante. Les grandes Batailles ne comptent
vraiment point, si ce n'est comme document stratégique
380 salon de 1863.
et militaire, à la façon d'un plan, tel que ceux de van der
Meulen dans ses illustrations officielles des campagnes
de Louis XIV. De grands tableaux d'église, il y en a
plusieurs probablement, mais aucun qui se recommande
par une originalité quelconque. Est-ce un tableau reli-
gieux que la Dîme de Monginot, où de bons moines en-
tassent dans leur cuisine la contribution des manants
d'alentour : gibier, volailles, poissons, légumes et fruits?
Ohl le bel ornement pour l'abbaye de Thélèmes, es pays
rabelaisien 1 des chevreuils, des coqs de bruyère, des
pannerées de raisins, à côté de brocs et d'amphores!
Excellente peinture, môme pour le chateau d'un finan-
cier !
Arrivons au Déluge — de Gustave doré. Il n'y a pas
de critique qui n'ait écrit quelques superbes pages sur
le Déluge du Poussin, au musée do Paris. La belle oc-
casion pour faire des phrases : « Les cataractes du ciel
«sont rompues, le disque du soleil n'a plus d'éclat...
« L'air, l'eau, la terre n'offrent qu'une teinte uniforme
« et lugubre... L'inondation monte sans cesse... » etc.
(prélude de la description du tableau dans le catalogue
du Louvre, p. 190). Peut-être bien qu'un si admirable
sujet de déclamation vaudra du moins à l'œuvre do Gus-
tave Doré une publicité sympathique. Il est difficile,
d'ailleurs, de n'être pas attiré par cette scène très-dra-
matiquement conçue et peinte avec une énergie toute
magistrale.
Sur la pointe d'un rocher (gare au style noble ! ), du
dernier rocher que l'eau n'ait point encore couvert, sont
groupés les derniers exemplaires des races auxquelles
l'eau escamote si brusquement la terre : un monceau*
salon de '1863. 381
d'enfants, que la mère semble vouloir encore protéger
de son bras ; une tigresse, qui semble vouloir s'élancer
d'un bond jusqu'au ciel, avec son petit qu'elle exhaussé
dans sa gueule ; un autre de ses petits est couché, comme
un chat familier, entre les enfants, dont les membres
frôlent les replis d'un serpent inoffensif. Un aigle, mi-
noyé, les ailes étendues, heurte de son bec le roc
déjà perdu dans « la teinte lugubre » d'un ciel sans lu-
mière... etc. Voir la description que publieront les cri-
tiques dans les journaux de Paris.
Gustave Doré a témoigné de sa verve inventive par
d'innombrables illustrations, et combien il a le don des
_ r
images saisissantes, Peut-être que cet Episode du Déluge
est détaché de sa Bible illustrée, dont il prépare la pu-
blication. Assurément, il n'y a rien de plus terrible dans
son Enfer du Dante, ni rien de plus fantastique dans
ses Contes de Perrault. Mais, par ses dessins gravés, on
n'a pas la mesure du peintre. Il pourrait avoir sa prodi-
gieuse imagination, sans avoir la faculté de l'épancher
dans de grandes peintures, librement agencées, origi-
nales de couleur, pleines do vie et d'effet. Sa tigresse
du Déluge est d'un jet audacieux, comme les animaux
de Barye ou d'Eugène Delacroix. La femme dont la
jambe est déjà presque submergée se mouvemente bien.
Une harmonie de tons sourds enveloppe toute la com-
position, où l'air et l'eau ne font qu'un, — comme dans
le chef-d'œuvre de Nicolas Poussin.
Au-dessous du Déluge de Doré est sa Francesca de
Bimini, et un peu à gauche sa Danse de Gitanos à Gre-
nade ; car il a parcouru l'Espagne pousses futures illus-
trations du Don Quichotte. La Francesca est bien con-
382 salon i)e 1863.
nue à Paris déjà, pour avoir été exposée à l'exhibition
du boulevard des Italiens. I.a femme pâle et nue, avec sa
blessure au sein, se balance comme un fantôme sur un
fond vague; son torse splendide est modelé par des demi-
teintes bleutées. C'est peut-ê!re aussi poétique que la
Francesca de Scheffer, et peut-être que c'est mieux
peint. On voit mal les Gitanos, qui semblent une ébauche
chaudement colorée.
Maître Courbet n'est pas fort, cette année, dans un
petit tableau de chasse. Il faut dire qu'on lui a refusé,
sous prétexte d'attaque à la morale, — un certain tableau
de mœurs, qu'il trouvera bien moyen de montrer au pu-
blic. La censure s'étend aujourd'hui jusqu'aux œuvres
d'art. Je ne pense pas que Courbet en devienne plus dé-
vot. Mais, s'il est mauvais catholique, il est bon peintre
tout de même. Ses Demoiselles de la Seine, qui ont tant
égayé les bourgeois, valent bien sans doute les demoi-
selles de la mer, déshabillées par MM. Cabanel et Bau-
dry ; et ce n'est pas M. Flandrin ni M Gérôme, qui fe-
raient ses Casseurs de pierres, ou son Hallali.
La censure a épargné Millet, auquel cependant elle
eût pu reconnaître un certain caractère subversif, dans
la manière dont il représente les travailleurs agrestes,
qui n'ont pas encore l'air d'être trop heureux au monde.
. Comme il est fatigué, son Paysan qui se repose sur sa
houeI Et le Berger ramenant son troupeau, ou la Femme
cardant de la laine, à quoi pensent-ils ? Je veux bien
qu'ils fassent en conscience chacun ce qu'il fait. C'est
l'idée de Millet, que ses personnages « accomplissent
-« avec simplicité1 et bonhomie, et sans les considérer
« eomme une corvée, les travaux de la campagne, qui
salon de 1863. 383
«sont leur travail de tous les jours et l'habitude do leur
« vie, » ainsi qu'il me l'a écrit, une fois, dans une très-
belle lettre, très-noble et très-rustique.
Là est son originalité et son talent.. Artiste sincère et
profond, dans une forme rude et naïve. C'est celui-là
qui a une conviction, qui cherche quelque choso et qui
r
le trouve.Etant donné de faire un paysan, il louait, et
parfait. Il arrive presque à résumer les individualités
dans un type. On n'est pas plus berger que ce grand mai-
gre, enveloppé de son manteau, qui s'en revient placide-
ment, suivi de ses moutons et de son chien. Le jour
tombe, et l'on n'entend dans le silence que le piétinement
monotone du troupeau sur la poussière du chemin. Vé-
ritable égloguo, qu'un poète populaire transposerait fa-
cilement en vers. LaCardeuse de laine aussi est un petit
poème, comme un Allemand pourrait l'écrire, en évo-
quant lo génie des heures solitaires et du devoir modeste, '
accepté dans l'ombre. Pour le Bêcheur, il y faudrait un
cri, — une plainte du moins, — dans quelque écho
des airs, sinon dans l'homme attaché à son instrument
de travail et devenu lui-même un simple mécanisme
de production. Dans ces trois paysanneries de Millet,
comme dans la Tondeuse de moutons, exposée en 1861,
il y a toujours je ne sais quoi de neuf qui éveille la
pensée.
Finissons cette première promenade hasardeuse au
Salon par un coup d'œil sur les portraits. Que de bonnes
têtes, sans compter les portraits officiels! Beaucoup do
femmes angéliques et de sylphides, telles que les repré-
sentent M. Chaplin, M. Dubufe et autres peintres de
haute compagnie.
384 salon de 1863.
Un des meilleurs portraits de femme est celui de
Mm0 V. D. (n° 1457), par M. Alexis Pérignon, qui eut un
moment de célébrité méritée, il y a bien longtemps, au
Salon de 1844, à cause d'un portrait de jeune fille, très-
simple et très-réel. M. Henri Lehmann a aussi un beau
portrait de femme, à robe do soie jaune, et un fin profil
sur fond d'or. Mais le plus charmant, le plus intime, le
plus naturellement distingué de tous les portraits de
femme est celui d'une Liseuse (n° 669), par M. Fantin-
Latour. Jeune fille blonde, en modeste caraco brun et
jupon gris, assise, vue jusqu'aux genoux, sur un fond
uni, neutre. Aucun accessoire qui puisse distraire la
Liseuse ni ceux qui la regardent. Elle tient des deux
mains son livre vu en raccourci, et dont la tranche est
frappée de lumière, Sa petite main droite, également en
lumière sur les pages du livre, est délicieuse. Quelle at-
tention! Comme elle lit bien et comme elle pense à ce
qu'elle lit! Et qu'elle est de race fine, malgré sa toilette
discrète! Et comme la couleur est juste, harmonieuse,
tranquille ! L'heureuse femme, avec sou jupon de laine
grise et son petit col blanc !
Plusieurs autres portraits ont encore de l'intérêt, en
considération des personnes qu'ils représentent, par
exemple celui de M. Alexandre Herzen, le célèbre pu-
bliciste russe, par Mme O'Connell. Herzen, qui a la pro-
fondeur d'un Allemand et l'esprit d'un Français, a une
très-belle tête, le front d'un penseur, l'œil d'un artiste ;
— par exemple les portraits deM.Ilalévy, de MM. Nan-
teuil, Petitot, Horace Yernet, Robert Fleury, Flandrin,
membres de l'Institut, de M. Monrose père, de la Co-
médie-Française, etc., etc. Hélas! il n'y a plus de
salon de '1863. 385
Holbein, ni même de van Dyck, pour conserver à la
postérité les images des hommes de notre temps.
L'intérêt de l'Exposition est surtout dans la peinture
familière et dans quantité de tableaux qu'on ne saurait
rattacher à des catégories convenues.
M. Eugène Fromentin, par exemple, est-ce un pein-
tre de genre, un paysagiste, un peintre d'histoire ou de
poésie, quoi ? Il est assurément un des artistes les plus
distingués de l'école française actuelle. J'aimerais mieux
avoir fait ses trois scènes arabes que les trois fameuses
Vénus. Un de ses tableaux, appartenant à M. Edouard
Delessert, représente un Bivac arabe au lever du jour.
Les chevaux hennissent sous la vapeur argentine du ma-
tin. L'effet est aussi juste que l'impression est poétique.
M. Fromentin n'appuie pas trop sur l'exécution de sa
peinture : il y conserve la légèreté de l'exécution, la fraî-
cheur du coloris, un dessin preste et spirituel. Il a aussi
le mouvement, comme il a le ton. Le Fauconnier arabe
n'est pas moins alerte qne ses Courriers kabyles exposés
en 1861. Le troisième, une Chasse au faucon en Algérie,
est le plus riche de composition, et l'auteur, un peu
monochrome d'habitude, y a déployé plus de variété
dans la couleur.
M. Adolphe Leleux, est-ce un paysagiste ou un peintre
de genre ? C'est un peintre de mœurs bretonnes, avant
tout. Sa Noce en Bretagne est un des bons tableaux du
22
-ocr page 398-386 salon de 1863.
Salon. Il y a de la vie, de la gaieté, du caractère, dans
les personnages, de l'air et de la lumière autour d'eux.
M. Adolphe Leleux a aussi exposé une autre paysan-
nerie bretonne, le Marché conclu, et des Pêcheurs.
Son frère, M.Armand Leleùx, est resté peintre de genre,
môme en habitant Rome et en peignant des sujets ro-
mains, comme son Intérieur de la pharmacie du couvent
des Capucins, à Rome, ou ses Chanteurs ambulants, sur
la place Barberini. h'Intérieur de la pharmacie, avec deux
moines qui préparent des drogues pour un paysan, est
peint d'une brosse très-délicate.
Est-ce un peintre de genre que M Gustave Brion, avec
son Jésus marchant sur la mer? Cette mer, d'un verdâlre
intense, est plus belle, plus vraie, plus grandiose que ne
la font les marinistes do profession. Deux tons seule-
ment dans tout le tableau : ce vert-bouteille, surmonté
d'un ciel à bandes grises. Au milieu de l'immensité, la
petite figure du Christ en draperie blanche, rasant le flot
comme une mouette et soutenant le bon saint Pierre qui
enfonce. C'est simple, grand et magistral. Voilà un ta-
bleau biblique.
L'autre tableau de M.. Brion est intitulé les Pèlerins
de Sainte-Odile : sainte rustique, sans doute, et dont on
va implorer les miracles en pleine forôt. Ils sont là une
bande de paysans alsaciens, sous l'ombre de grands
chênes, des aveugles, et des souffreteux. Une mère
tenant son enfant, et qui rappelle la jeune mère vé-
nitienne dans le Départ des pêcheurs, de Léopold Robert,
est adossée au tronc du chêne contre lequel est clouée
la châsse grossière de la sainte. Un brave homme en
houppelande et en chapeau à larges bords, peut-être le
salon de 4863.
pasteur du village, fait une pieuse lecture. En arrière
sont assis un jeune fille en caraco rouge et d'autres per-r
sonnages attentifs. Malgré le mystère de ces dessous
forestiers, la lumière frappe vivement ces groupes très-
expressifs, sans être maniérés. M Brion pourrait bien
obtenir une première médaille. Il la mérite certainement.
M. Jules-Adolphe Breton encore, est-ce un peintre de
genre ? Il a exposé la Consécration de l'église d'Oignics
(Pas-de-Calais) en 1861. Grand tableau, en hauteur, avec
beaucoup de figures, d'une certaine dimension, l'évêque
et ses acolytes, la fondatrice agenouillée et des fidèles.
Cet intérieur architectural est savamment constitué quant
à la perspective et aux pénombres des fonds; mais les
personnages y font peut-être un effet trop positif, avec de
trop vives couleurs. Les prêtres et les bourgeois ne con-
viennent pas si bien à M. Breton que les paysans. Il a
plus de sentiment et d'originalité dans sa simple étude
de Faneuse que dans cotte banale cérémonie du vieux
culte.
Peintre d'histoire au dernier Salon, où il avait ex-
posé Charles Borromée soignant les pestiférés de Milan,
M. Firmin Girard, élève de M. Gleyre (peintre de poésie),
tourne cette année à la mascarade, et la conversion lui a
pleinement réussi. Son seul tableau, intitulé Après le
bal, nous semble, en ce qu'il est, une peinture presque
parfaite. Deux masques, deux artistes, en rentrant du
bal, dans leur modeste logis, se sont mis à faire de la
musique, sans prendre le temps de so décostumer. Arle-
quin assis joue du violoncelle ; Scapin debout joue du
violon. Les figures, de proportion mi-naturelle, sont fine-
ment et correctement dessinées, très-élégantes et tout
387
388 salon de 1863.
occupées de ce qu'elles font. La lumière est sobre et as-
sure un effet irréprochable.
M. Charles-François Marchai n'a qu'un tableau non
plus : le Choral de Luther, charmante procession de jeunes
filles, qui s'en vont chantant, aux premiers rayons du
matin. Mélange de pureté idéale et d'un naturalisme très-
attrayant.
M. Ranvier va directement à l'idéal. On a remarqué,
au dernier Salon, ses Vertus effarouchées par l'immo-
ralité et fuyant les Babylones modernes. Cette fois, il a
entrepris de peindre la Fatalité, exprimée par ces vers :
L'ange impassible et noir, dont la face est voilée,
Des profondeurs de l'ombre est accouru sans bruit ;
Il élreint froidement la Vierge désolée,
Et, de son bras d'airain, l'enchaîne dans la nuit.
L'image est très-belle, et même pittoresque. On en
pourrait faire un pendant à la Franeesca d'Ary Seheffer
ou de Doré. Il y faudrait je ne sais quoi d'irrésistible, de
fantastique et de terrible. Le groupe de M. Ranvier man-
que d'élan et de grandiose, autant dans la tournure que
dans l'effet de la couleur. Le fond de ciel est terne,
opaque et plat, au lieu d'envelopper mystérieusement la
lutte de la vierge contre le fatal Génie.
Les deux autres tableaux de M. Ranvier indiquent
mieux la délicatesse de style qu'il recherche : une Sainte
Famille, prise comme symbole de la sanctification du
travail manuel, et des Baigneuses. La Sainte Famille
pourrait être intitulée comme celle de Rembrandt au
Louvre: le Ménage du menuisier. Le vieux Joseph, vu
de dos, menuise à son établi, dans un coin, à droite ; la
SALON DE 4863.
Vierge, assise de face, travaille, à l'autre côté; entre eux,
au milieu, Jésus, déjà grand, balaye le plancher. Une
composition analogue se trouve dans l'œuvre gravé d'O-
verbeck. Par la finesse de son dessin et une certaine grâce
mystique dans l'expression, M. Ranvier paraît imiter un
peu le célèbre maître allemand, qui s'était retourné vers
les Italiens antérieurs à la Renaissance du seizième siècle.
Ces modèles primitifs étaient exquis, mais il est toujours
dangereux de ressusciter les morts. La moderne école
allemande s'est perdue dans ces pastiches, bien qu'elle
ait produit plusieurs maîtres éminents. Les préraphaé-
lites anglais n'y ont pas été plus heureux, sous la môme
réserve d'une habilité très-méritante et de quelques éclats
de génie.
Les Baigneuses, trois figurines de femmes nues, en un
paysage poétique et harmonieux. Quelque chose du sen-
timent de Corot. Mais ici encore le dessin est mince et
le ton faible.
M. Timbal songe aussi aux Italiens du quinzième
siècle, et il paraît les connaître non-seulement par leur
style, mais par leur inspiration môme. Sa jeune Véni-
tienne aie profil très-pur, et le pendant, jeune Florentine,
vue de face, est ravissante d'expression. Les riches cos-
tumes anciens, de Venise et de Florence, ajoutent à la
noblesse de ces deux bustes, très-précieusement termi-
nés et un pou prétentieux, comme tous les pastiches.
C'est M. Tissot qui ne se gêne pas dans son archaïsme,
renouvelé de Leys, Au Salon précédent, ses imitations
de Leys se compliquaient d'une dose de préraphaélisme
anglais. Maintenant il s'abandonne intégralement au
maître d'Anvers. Choix de types, pareils de costumes,
389
390 salon de 4863.
pareils de motifs, pareils d'architecture ou de paysage.
Il a du talent tout de même, et beaucoup, dans son
Retour de l'enfant prodigue, avec foule de personnages
bizarres, et surtout dans le Départ du fiancé. Celte re-
cherche d'un style très-accusé, comme l'ont pratiqué
les anciens maîtres allemands et comme le comman-
daient les mœurs de leur époque, cette passion de la
vérité locale , pourraient, être une excellente prépa-
ration à d'autres essais. Si M. Tissot s'essayait seule-
ment aujourd'hui à peindre d'après naturo des person-
nages tels quels, je suis sûr qu'il y apporterait autant de
perspicacité que de conscience, qu'il saisirait à la fois le
caractère profond et le détail superficiel, et qu'il produi-
rait des œuvres singulières et fortes.
Un autre Breton, M. Toujmouche, est l'auteur d'un
petit tableau délicieux : A u coin du feu. Une jeune fille, en
pelite cornettede négligé, caraco rouge et jupon noir, est
assise devant la cheminée ; sur sa main fine se penche
et s'appuie sa tête mélancolique. Elle rêve, elle s'ennuie?
Seule, au coin du feu ! et si jolie ! à quoi rêve-t-elle?
Pour fond à cette gracieuse figure, un paravent de ton
neutre, entre le vert d'eau et le gris perle. Type distingué,
couleur sobre, les contours serrés, l'ensemble comme il
faut. Est-ce que la poésie n'est pas là, dans ce sujet si
simple, une femme assise au coin de son feu, tout aussi
bien que dans les sujets ambitieux et confus, où l'allégo-
rie semble une enveloppe indispensable aux idées et as-
sentiments ?
Pourquoi M. Appert, élève de M. Ingres, appelle-t-il
Venise, une femme nue, couchée sur une lagune ? Venise
serait, aussi bien représentée par un vieux Doge, ou par
salon de '1863. 391
le Titien, — ou par une gondole armoiriée. Laissons ce
symbolisme stéréotypé. La Femme nue de M. Apporta
des qualités qui la recommandent, sans aucune étiquette
vénitienne.
Ah! que les amis de M. Bouguereau seront empêchés,
cette année, de prôner sa peinture, bien qu'il soit grand
prix de Rome et chevalier de la Légion d'honneur ! Vieille
allégorie, que son criminel tout nu, poursuivi par trois
vieilles furies nues, traînant après elles la victime nue.
Le crime a des gants, aujourd'hui, et les remords no sem-
blent pas le poursuivre. Il faut voir aussi la femme avec
deux enfants, exposée par M. Bouguereau, et intitulée
Sainte Famille! C'est rond, court, lourd, mou, vulgaire.
Le «grand art» est en décadence, décidément. Vivent
les cuisiniers de M. Ribot ! 11 est petit-fils de Chardin et
descendant des Hollandais. Ses gâte-sauces portent mieux
leurs vestes de calicot blanc et leurs toques innocentes
que les seigneurs de M. Gérôme leurs pourpoints violets
et leurs chapeaux à plumes rouges. M. llibot se lient
dans le gris d'argent, ombré jusqu'au bronze, et il n'en
sort pas. Je veux bien que cette simplicité sans écart
facilite l'harmonie de la couleur. Mais tous les moyens
sont bons pour arriver à la bonne peinture. J'encourage
M. Ribot à risquer les verts et les rougos, qui iront à
merveille dans sa gamme argentine. Il est, on peut dire,
musicien en couleur ; il a une touche extrêmement adroite
et appropriée ; il a le sentiment des caractères et de la
mimiquo, ce que les Allemands appellent le sentiment
de « l'individualité, » pour exprimer quelqu'un et non
pas quelque autre. Ses petits cuisiniers qui plument des
poulets sont bien peu de chose en comparaison d'un
392 salon de 1863.
portrait d'empereur ou de pape, d'une bataille ou d'un
martyre, mais les Plumeurs de M. Ribot seront accro-
chés dans les collections d'amateurs, longtemps après
qu'on aura oublié les peintres officiels des cours ou des
sacristies. Une Nature morte de Chardin vaut dix fois plus
aujourd'hui qu'une Bataille de Lebrun ou qu'une Madone
de Mignard.
M. Ribot a exposé la Prière, file d'enfants agenouillés,
la Toilette du matin, et d'exellentes eaux-fortes, publiées
par la Société des aquafortistes.
M. Bonvin est à peu près du môme tempérament, et
dans les mêmes tendances. 11 tient aussi à Chardin, dont
il copie même trop volontiers les compositions. Il est
plus solide, mais pas si adroit que M. Ribot. Ses person-
nages sont charpentés ponfondément, ce qui est une
qualité, mais ses fonds sont lourds, trop matériels, sans
transparence et sans éloignement, ce qui est un défaut.
Il peint des lambris dans l'ombre à distance, avec une
pâte aussi compacte que les accessoires du premier plan.
Sauf ce vice de pesanteur à tous les plans d'un tableau,
M. Ronvin serait un des vrais peintres de la petite école
nouvelle ; car sa sympathie naïve unit à sa sensation son
idée. Son meilleur tableau, et qui peut aller dans une
collection de maîtres anciens, est la Fontaine, imitée du
tableau de Chardin, appartenant à M. Marcille. Le Dé-
jeuner de l'apprenti, appartenant, ainsi que la Fontaine,
à M. Bressant, de la Comédie-Française, est lourd et trop
rouge. Les Religieuses revenant des offices ont été ache-
tées par leministère d'Etat. Bonne peinture, un peu froide,
comme il convient peut-être au sujet. Elle peut entrer
au Luxembourg, sans danger de comparaison pour maître
salon de '1863. 393
Bonvin, qui n'affronterait pas Delacroix, mais qui n'a
rien à redouter de M. Benouville, ni de MM. Flandrin.
Un jeune peintre, très-sincère et très-coloriste, c'est
M. Boulard. Si personne ne parle de lui, je serai bien
aise d'en parler le premier. Il a un tableau grand comme
ceux de M. Meissonier, mais qui peut-être vaut mieux,
quoiqu'il ne vaille pas cent écus, Y Étude, petit garçon
qui écrit son devoir sur une table chargée de livres ; et
un tableau grand comme le Louis XIV de M. Gérôme,
mais qui sans doute vaut moins, quoiqu'il vaille bien
davantage : les Nouvelles de la guerre, un dragon, attablé
avec un ouvrier et lui racontant ses campagnes, en pré-
sence d'une ex-fiancée. J'aimerais autant un autre sujet
que ce soldat, mais la peinture est vive et de bon crû. .
Les francs taupins sont rares en France, je veux dire
ceux qui ouvrent vaillamment des mines nouvelles. L'ajt
français est toujours dominé par des traditions de haute
volée, même auprès des talents libres et de ceux qui se
proposent d'être révolutionnaires. Millet, Breton et les
faiseurs de paysanneries sont tout simplement dans la
tradition des Lenain, sans parler de l'école hollandaise.
D'autres vont jusqu'aux primitifs de l'Italie ou du Nord.
Ceux-ci se rattachent à Chardin, comme MM. Bonvin ou
Ribot ; ceux-là, comme les peintres à la mode, MM. Bau-
dry, Cabanel, Chaplin et autres maniéristes de boudoir,
cherchent à continuer les agaceries de Boucher, l'ami
de Mme de Pompadour. Que voulez-vous ? on ne sait trop
que faire.
Voulez-vous du Racine? M. de la Rochenoire peint
un tableau de la Mort d'Hippolyte. C'est d'un grand effet,
et poétique : des chevaux qui se cabrent sous la tempête.
394 salon de 1863.
Mais no pouvait-on so passer de Racine et d'Hippolyte?
Voici un homme de talent, et qui compte parmi les réa-
listes, M. Alphonse Legros ; il est peintre ; il voit bien et il
comprend bien; son désir est de ramener les arts à la
saine expression de la nature et du bon sens. Que fail-
li ? un énorme tableau, avec fîguresde grandeurnaturelle,
représentant des prêtres et des sacristains à l'office: le
Lutrin! Ce serait exécuté par Rembrandt, que j'aimerais
encore mieux un petit plat de poisson par Kalf, ou la
moindre petite bergère de Watteau. Quatre à cinq mètres
de toile perdue à quelque chose qui ne signifie rien ! Un
autre tableau de M. Legros, intitulé Discussion scientifi-
que, représente des docteurs noirs qui scrutent une tête de
mort. Je sais que Rembrandt à peint la .Leçon d'anato-
mie avec un cadavre, et que c'est un chef-d'œuvre. Mais,
pourtant, ce n'est pas avec ces curés et ces morts que
vous attirerez une attention sympathique et que vous ai-
derez à la révolution naturaliste dans les arts.
Il faudrait faire des Vénus plus belles que les Vénus
de M. Baudry, — des Molière plus fiers que celui de
M. Gérôme, *— des portraits plus profonds et plus vivants
que ceux de MM, Flandrin et Winterhalter, — des luttes
plus intéressantes que les Batailles de M. Yvon, — des
scènes de mœurs plus actuelles que les petites scènes
poudrées de M. Meissonier, — des animaux plus ro-
bustes qne ceux de Mu* Rosa Bonheur, etc., pour trans-
porter en quelque sorte lo public dans une autre sphère
d'art. Ce que font MM. Flandrin, Baudry, Cabanel, Gé-
rôme, etc., il faudrait le faire avec une autre vue, in-
spirée autrement.
Vénus, la femme dans sa perfection, mais c'est lo
-ocr page 407-salon de '1863. 409
thème éternel des arts plastiques. L'histoire dans sa splen-
deur ou dans son intimité, mais elle appartient aux arts
et c'est eux qui doivent en conserver le souvenir et le
caractère. Le portrait, la forme extérieure et le rayon-
nement des génies qui illustrentle monde, ou simplement
des capacités qui le servent, mais c'est l'affaire directe
de la peinture, à moins qu'elle n'abdique en faveur de
la photographie. Les motmrs, mais quel art peut mieux
que la peinture en donner une image complète, tour-
nure, forme el couleur, dans les détails intraduisibles par
l'art littéraire? Le paysage, les animaux, la nature exté-
rieure à l'homme, mais les plus savants naturalistes et
les plus grands écrivains, Buffon, Gœthe, de Humboldt,
George Sand, n'équivalent point, dans leurs pointures
écrites, à Claude, à Cuijp, à Paulus Potier, à Ruisdael,
à Hobbema.
Vraiment, les novateurs en art ont do belles chances
de révolution. Ce qu'on appelle l'art aujourd'hui n'a plus
même « un pied qui r'mue. » Et pas de diamants 1 des
perles fausses, comme celle de M. Baudry.Sans diamants,
on ne va pas loin, — quand môme les deux pieds remue-
raient. Les diamants de la peinture, — M. Madrazo, de
Madrid, publie sous ce titre, imité de: Trésors d'art, un
superbe livre, où brille Velazquez, — les diamants de la
peinture n'éblouissent personne, au présent Salon. Cepen-
dant rien n'est plus facile à faire que ces diamants-là,
pour qui aie secret de l'alchimie artiste. Analysez Rem-
brandt : vous n'y trouverez que deux éléments très-
simples, un amour passionné de la nature et un sentiment
humain qui y correspond. L'art n'est qu'une combinai-
son, une fusion, du macrocosme dans le microcosme.
39(3 v SALON DE 1863.
Hélas I ces mots sont restés grecs 1 On fera des mots fran-
çais et populaires, quand l'idée et le mot vivront en
France.
Chose singulière, et qui prouve à quel abaissement
sont descendus les arts : il arrive que M. Biard a plus de
signification aujourd'hui que ses rivaux dans la peinture
de mœurs. S'il n'est guère peintre, il a du moins une
faculté d'observation caustique et d'expression caricatu-
rale qui arrête les curieux devant ses deux tableaux : la
Bourse à Paris, avec son agitation burlesque, et un Plai-
doyer en province ; le lion de cette scène de tribunal est
un avocat bouffi, étendant ses pattes, par un suprême
mouvement d'éloquence, dans l'attitude d'un christ en
croix. Que braille-t-il ? Ces défenseurs patentés de tous
les crimes et de toutes les infamies ont des phrases sté-
réotypées pour excuser le meurtre, le viol, le faux, à
moires qu'ils ne soient payés pour soutenir la cause in-
verse. Le président s'est endormi. Il se réveillera tout
à l'heure, pour aller déjeuner avec l'orateur, après l'ac-
quittement — ou la condamnation.
M. P.-C. Comte aussi a beaucoup de succès avec une
scène grotesque, empruntée à Rabelais : Seigni Joan, le
fol, rendant la justice à sa façon, devant la rôtisserie
du Petit-Châtelet, à propos d'un « faquin » qui man-
geait son pain à la fumée des cuisines. Le fou prend
une pièce de monnaie, l'agite avec sa marotte sous le
nez du rôtisseur qui réclamait salaire et il le paye de
la fumée du rôti avec le son de la pièce. Les acteurs de
cetto farce, surtout le rôtisseur mystifié, sont assez co-
casses dans le tableau de M. Comte. La Récréation de
Louis XI, faisant battre de gros rats avec de petits chiens,
salon de '1863. 411
montre encore quo le talent de M. Comte convient mieux
à ces suj ets anecdoliques qu'aux scènes d'b istoire sérieuse.
Les étrangers l'emportent peut-êtro sur les Français
dans la peinture familière des mœurs. MM. Knaus,
de Wiesbaden ; Heilbuth, de Hambourg ; Israëls, d'Am-
sterdam ; Alfred Stevens, de Bruxelles ; Willems, de Liège,
et plusieurs autres, presque naturalisés parisiens, il est
vrai, ont leur réputation faite en Europe, au-dessus de
la plupart des artistes français dont nous venons de men-
tionner les œuvres. MM. Knaus et Heilbulh tiennent en-
core le premier rang, au Salon de 18G3, dans la pein-
ture de comédie.
M. Knaus a deux tableaux : le Départ pour la danse et
lo Saltimbanque. Ce saltimbanque fait ses escamotages
dans une espèce de grange de village, où se presse une
foule naïve. Il en est au tour des serins : il décoiffe un
paysan tout ébahi, et ne voilà-t-il pas que de dessous
le chapeau s'envole une nichée de serins; pensez que
tout le monde est bien étonné et que les fillettes rient et
montrent leurs dents blanches. La mimique des specta-
teurs, du saltimbanque qui triomphe, de son petit bohème
accroupi en attendant qu'il se livre à ses exerôices péril-
leux, est très-expressive et très-plaisante. Dansle Départ
pour la danse, la jeunesse sort do la porte du bourg, les
filles aux bras des garçons, les musiciens en tête, pré-
cédés toutefois des gamins qui font la roue sur le gazon,
et acclamés par un troupeau d'oies qui poussent des cris
comme s'il s'agissait de sauver le Capitole. Beaucoup
d'entrain et beaucoup de finesse.
M. Heilbulh élève sa comédie dans une autre sphère.
Nous sommes sur le monte Pincio, à Rome. Là, se ron-
23
-ocr page 410-308 salon de 1863.
contrent à la promenade deux cardinaux, suivis de leurs
valets. Ils se saluent, les valets, à distance, têtes décou-
vertes. Par l'attitude et la physionomie des cardinaux,
par le type à la fois vil ethautain de leurs serviteurs, on
est initié à toute la vie des hauts dignitaires de l'Eglise
romaine. Nous retrouvons pn de nos cardinaux dans un
second tableau représentant l'intérieur ducarrosse rouge,
où rÉtninence écoute un écclésiastique assis près de lui ;
sur le coussin en face, un modeste petit abbé est assez
embarrassé de sa contenance. Oh ! le beau cardinal, bien
portant, énergique et rusé, qui doit être de la diplomatie
papale l Dans le troisième tableau, une bande de sémi-
naristes se promène sur le même monte Pincio. On ne
saurait, mieux que M. Heilbuth, comprendre et traduire
la désinvolture, la physionomie et le caractère de la caste
cléricale, depuis le prêtre en herbe jusqu'au magnat
fleuri et tout-puissant.
M. Israels nous ramène aux mœurs simples, avec ses
bergers et ses pêcheurs de laHollande; M. Alfred Stevens,
MM. Willems et de Jonghe, aux mœurs de la bourgeoisie.
M. Alfred Stevens a trois tableaux : une Mère, contem-
plant son petit garçon qui joue sur un cheval de bois ;
la femme dans la pénombre du salon est d'une couleur
exquise; — une jeune lille blonde, qui accroche une
branche de buis au-dessus d'un cadre ; Dévotion \ —
et une jeune femme qui met ses gants et regarde par la
fenêtre ; Prête à sortir. Ces deux figurines ont une rare
élégance. Deux bijoux, comme distinction, et peints en
maître. Les Hollandais du bon temps ne faisaient guère
mieux.
M. Willems est plus sec, plus cerné dans son dessin,
-ocr page 411-salon de 1863. 39»
plus maniéré dans ses attitudes, plus prétentieux dans
ses compositions. Sa Veuve, en deuil, fait des mines de-
vant le portrait du défunt, Charmant tableau néanmoins
et préférable à la Présentation du futur, où les petils
personnages sont trop contournés, et l'exécution très-
mince.
A M. de Jonghe aussi on peut reprocher la sécheresse
et trop de minutie. Ses trois tableaux, la Marraine, les
Jumelles, les Orphelins, valent d'ailleurs à peu près ceux
de M. Willems.
Le Salon offre beaucoup de tableaux belges dignes
d'attention : des Orphelines allant à l'église en bateau
aux environs de Dordrecht, figures de grandeur natu-
relle, par M. Victor van Hove, qui est aussi bon peintre
que bon sculpteur ; — des Orphelines en promenade,
conduites par deux religieuses, et tout illuminées par le
soleil couchant; l'auteur est un jeune artiste, je pense,
M. Léonard ; — le Vallon, avec des baigneuses, par
]\i. Coomans ; — la Fille aînée, petite scène morale,
par M. Baugniet ; — trois Scènes de famille, par M. do
Block ; d'autres encore. Parmi les peintres de paysage
et d'animaux, nous trouverons aussi des Belges, des
Hollandais, des Allemands et même des Busses. Tous
les peuples s'empressent aujourd'hui de prendre part aux
grands concours des expositions périodiques.
Je crois bien que Théodore Rousseau est le plus grand
paysagiste de notre époque, non-seulement en France,
mais en Europe, et que la postérité le classera au même
400 salon de 1863.
rang que les paysagistes hollandais du dix-septième
siècle. Il n'y a pas beaucoup de peintres contemporains
auxquels on puisse prédire, avec apparence de certitude,
qu'ils compteront parmi les maîtres de tous les temps et
de tous les pays. Eugène Delacroix en sera pareillement.
Mettons encore Decamps et, voulez-vous? Diaz et Jules
Dupré, qui, par certaines de leurs œuvres à choisir, ont
atteint la vraie maîtrise. Quelques autres tels que Paul
Delaroche, Ary Scheffer et M. Ingres, conserveront leur
illustration dans l'école française, mais il est probléma-
tique qu'ils soient adoptés comme des originalités supé-
rieures dans l'histoire de l'art européen. Lebrun,
Mignard et autres célébrités nationales, qui remplissent
le Louvre et nos musées de province, n'ont jamais été
recueillis et accueillis dans les galeries étrangères.
11 y a ainsi des gloires locales et des gloires qui rayon-
nent au delà des frontières et se naturalisent partout.
Léonard et Raphaël, van Eyck et Memlinc, Durer et
Holbein, Corrége et Titien, Rubens et van Dyck, Claude
et Poussin, Velazquez et Murillo, Rembrandt et Ruis-
dael, môme les «petits maîtres», quand ils sont parfaits
en un genre quelconque, appartiennent à l'humanité.
Un des deux tableaux de Rousseau à l'Exposition,
Clairière en forêt, pourrait être placé entre un Ruisdael
et un Hobbema. La solidité des terrains couverts de
bruyères, la structure et le modelé des chênes, la lumière
qui frappe au centre sur une route où passe une char-
rette, la tonalité profonde du ciel, la touche adroite et
perlée sur une pâte ferme comme de l'émail, l'harmonie
de l'ensemble et son caractère vraiment agreste, défient
la critique. Je n'imagine pas par où l'on attaquerait cette
SALON DE 4868.
peinture, d'une exécution à la fois si sobre et si riche,
d'un sentiment si intime et si poétique.
Sur le second tableau, il y aurait à dire — qu'il est
d'une autre facture, dans cette manière brodée au point,
dont quelques œuvres récentes de Rousseau montrent
des exemples. Est-ce que cet amant favorisé de la nature,
et plus initié que nous à tous ses caprices, aurait saisi
un de ses aspects qui commande et justifie cette exécution
un peu mécanique et positive à l'excès? Ces feuilles dé-
coupées une à une et appliquées isolément sur le ciel
avec une valeur égale, nous ne les avons jamais vues en
plein air, où la lumière groupe et masse les objets avec
une variété infinie qui compose un tout. On n'a jamais
pu compter les feuilles d'un arbre que dans les paysages
de M. Aligny et peut-être dans ceux de M. Paul Flandrin.
Mais qu'importe cette tentative passagère, avec un
talent comme celui de Rousseau ! Il était maître dès sa
première jeunesse. Il faisait des chefs-d'œuvre ii y a
-trente ans! Il en fait toujours. Pendant que ses deux
tableaux sont au Salon, pendant que l'on voit de lui une
demi-douzaine de merveilles à l'exposition du Club do
la rue de Choiseul, ne vient-il pas de livrer aux hasards
de l'hôtel Drouot dix-sept paysages que les amateurs
raffinés se disputent à cette heure. Heureux celui qui
conquerra le Hameau sous bois, la Route dans la forêt ou
la Matinée d'orage !
Corot est un maître aussi, mais plus discutable, et dont
la peinture vaporeuse, qui charme les artistes et les
poètes, ne prend pas une forme assez matérielle, assez
palpable, pour frapper les regards vulgaires. Qui appré-
cie le fini de Willem Mieris, de Donner et de M, Gérôme,
404
402 salon de 4863.
ne saurait comprendre la peinture où le détail est perdu
dans une impression d'ensemble.
Lè commun des curieux voudrait voir sur un tableau
tout ce qu'on peut voir avec uii miscrocope. Aussi
M. Gérôme, qui connaît son public et son temps, a-t-il
microscopisé tous les brimborions de son tableau
Louis XIV et Molière. Les personnages ont douze à
quinze centimètres de haut, c'est-à-dire qu'ils sont
aperçus à un kilomètre de distance, et cependant on
distingue très-bien les petites boucles de leurs perruques
et les plus menues fantaisies de leur ajustement. 0 là
gentille petite nappe, avec le moindre détail des dessins
damassés et des fils de guipure I C'est là du réalisme
innocent !
Des trois tableaux du Corot, VÉtude à Ville-d'Atray
est le plus séduisant. Un poète habite par là quelque
cottage au printemps. Un matin, il se lève de bonne
heure et va s'asseoir sur un des coteaux boisés. Dovàiitlui,
entre les festons légers des arbres, il découvre un étang,
couvert de brume, puis des collines et des fonds argentins.
Au premier plan, une paysanne fagotte des brancliettes
tombées à terre; Ce que ce poète a vu, Corot l'a peint.
En une matinée, heureusement, el d'après nature. Celte
étude, ce chef-d'œuvre, ne fera peut-êtfe pas beaucoup
d'effet au Salon.
Je me rappelle des années, déjà lointaines, où, tout
en sympathisant avec la poésie de Corot, je l'agaçais
parfois sur son impuissance relative dans les formes
de la nature. 0 les grands àftistes qtie ceux dont nous
nous emportions jusqu'à critiqueriez œuVrès il y a quinze
ans, corn pâtés aux peitftrëô à la Mode de ce temps-cil
salon de 1863. 39»
Dites? quel paysagiste est venu au monde depuis la
pléiade qui, alors encore, excitait tant de controverses et
qui a conquis aujourd'hui une réputation européenne,
depuis Rousseau, Dupré, Diaz, Huet, Cabat, Marilhat,
Troyon, etc.?
L'Étude à Mèrij, près la Ferté-sous-Jouarre, est plus
faible que l'Étude à Ville-d'Avray. Mais le Soleil levant,
avec dos baignétises, pudiquement enveloppées de la
vapeur matinale^ c'est encore un charmant tableàu.
Prenons cës paysagistes des temps antédiluviens :
Fiers, il est toujours là, montrant sa Normandie, ou
des bocages plantureux ; — Paul Huet, toujours vaillant
et dramatique, avec ses falaises et Ses ravins, quand il
iie s'exalte pas avec les iubhdations et les tempêtes. Nous
avons dit que Jules Dupré, Diaz, Cabat, trôybii man-
quaieht Mais leurs anciens rivaux n'ont pas quitte la
salle de lutte ; seulement on ne les y aperçoit plus : il
y a M. Aligny, M. Paul Flandrin, M. Alexandre Desgoffe,
tous trois décorés Comme les autres : la Légion d'honneur
n'est pas Une île escarpée et sans bords.
Français, qui est entre lés deux groupes, a tourhé vers
Orphée, avec une épigraphe des Géorgiqiies dé Virgile :
Te, ilutcis conjux.....
Te, venientedie, te, decedente, canebat.
Je ne sais pas le latin/ mais je suppose que deeedeiite
die veut dire la nuit, car il y a dès étoiles dans le paysà^C
géorgique de Français; 11 y a aussi un tombeau latin ou
grec, jô ne m'y connais pas^ et un arbre de ces pays-là
qui existaient bien avant la Révolution française ét môhle
avant Notfe Seigneur Jésus-Christ.
404 salon de 1863.
Sérieusement, en paysage surtout, il nous semble
qu'un naturalisme mêlé d'humanité pourrait désormais
remplacer les antiquailles et les mythologiades. Le ciel
et la terre ont changé, depuis la disparition de Jupiter
en haut et des nymphes en bas. Je ne vois plus de
naïades dans les ruisseaux, ni d'hamadryades dans les
bois. Les seuls sylvains do la forêt de Fontainebleau pa-
raissent être de pauvres bûcherons ou des gardes-chasses
en livrée. Point de sirène sur fa Seine, sauf les canotières
en blouse de flanelle bleu-ciel. 0 que les temps sont
prosaïques ! Comment faire, au bas Meudon, le Débar-
quement de Cléopâtre, ou simplement Diogcne jetant son
écuelle dans une mare !
Bah ! si l'on faisait ce qu'on voit, amoureusement et
honnêtement? quelques artistes s'y essayent. Un des
tableaux que je préfère au Salon est celui do M. Belly,
où quatre femmes fellahs puisent de l'eau, au bord du
Nil. Il aurait pu en faire une composition biblique, en
arrangeant la chose avec des personnages connus depuis
Moïse. Sa peinture n'y gagnerait rien, que la chance
d'être achetée par l'État. Il aurait pu faire des Vénus ou
des Perles, à quoi peut-être il eût gagné des sympathies
fashionables. Il a fait simplement quatre jeunes
Egyptiennes, l'une courbée et vue de face, remplissant
son amphore dans le fleuve, l'autre vue de dos et pen-
chée sur le sable; à droite, un groupe très-élégant, uno
jeune fille, bras en l'air, posant le vase sur la tête de
sa compagne. L'eau jaune, le sable pâle, le ciel d'un
ton mêlé de soufre et do safran. La jeune fille*vue de
dos est modelée avec une rare perfection, sous sa tunique
bleuâtre. Nous avions déjà remarqué de M. Belly plu-
_
-ocr page 417-salon de 1863. 39»
sieurs belles peintures inspirées par l'Orient, où il a
voyagé, après avoir travaillé dans l'atelier de Troyon.
Sans aller si loin, M. Lavieille, élève de Corot, a trouvé
du côté de Pierrecourt, un Effet d'hiver, très-mélan-
colique, qu'il a rendu dans une gamme sourde, extrême-
mement juste.
M. Charles-François Daubigny est toujours un peu le
même : ses grandes toiles sont vides, ses images plates
et faibles, Il y a cependant de la finesse dans le Matin et
quelque verve dans la Vendange, dont le ton général est
brun. Son fils, qui l'imite, a exposé deux tableaux.
M. Harpigniesa beaucoup d'originalité, et son paysage
avec des bandes de corbeaux, tachetant de points noirs
un ciel pâle, est très-singulier. M.Hannoteaua le senti-
ment poétique et une bonne exécution. Il est étonnant
que le jury ait admis une excellente et bizarre ébauche
de M. Pradelles, Effet d'hiver. M. Teinturier, élève de
Decamps, a exposé un Soleil couchant, très-simple et
très-fort; M. Busson, un Orage dans les landes, avec un
grand arbre desséché au premier plan et un ciel d'un
effet très-dramatique; M. Bachelin, élève de Couture, les
Faucheurs des Alpes dégringolant les pics escarpés, leurs
bottes d'herbages sur la tête ; M. Magy, élève de Loubon,
les Kabyles moissonneurs, paysage plein de lumière ; un
autre élève de Loubon, M. Raphaël Ponson, le Bord delà
mer à Cassis, peinture d'un grand effet, un peu dans le style
de Paul Huet -, M. Gues, élève d'Horace Yernet, le Soir,
sur un site sans aucune recherche ; on n'eût pas attendu
cette simplicité naïve d'un disciple du spirituel et super-
ficiel Yernet ; M. Coignard, une Prairie normande-, M. do
Tournemine, Souvenirs de la basse Egypte, avec des fia-
23,
-ocr page 418-salon de 1863. 406
mants roses qu'il aimé tant, et des volées d'oiseautf
aquatiques; M. Jeanron, trois vùës prises dans les en-
virons d'Hyères ; M. Michel, de Metz, une Source dans
la forêt de' Waldeck, avec des Chevreuils ; effet d'au-
tomne ; M. Joseph Thierry, deux de ces féeries déco-
ratives qu'il peint si lestement comme uhë toile de
théâtre; M. Viê,* Un Radin dû bas Languedoc, avec Une
gitana conduisant des ânes ; beaucoup d'énergie ët de
caractère ; on reconnaît l'influence de Cùùrbet ; un autre
sectateur de Courbet, M. Ëavoux, des Rochers dë la
Franche - Comté, bien modèles et très - lumineux ;
M. Aguttes, élève de Corot, une f uè prise à Chantilly ;
M. SaImon, Un .terrain marécageux, avec des dindons
et une petite paysanne qui passe un rUissëau; M. Wash-
ington, né à Marseille, une grande toile, dës Cavaliers
arabes dans la province de Cotistantine; beaucoup de
mouvement et dë couleur; M. Reynaud, des Pêcheurs
de Nuples et des Femmes de Cafiri ; même lumière éton-
nante que dans ses tableaux très-reinarqtiés au dernier
Salon; M. Brest, deâ vues de l'Asie Mineure, où l'archi-
tecture est savamment traitée ; belles peintures, chau-
des et harmonieuses, qui rappellent un pëu les tableaux
de Marilhat, lorsqu'il revint de l'Orient. M. Brest, et
M. Reynaud sont encore, ainsi que MM. Magy et Ponson,
des élèves de l'école marseillaise formée par Lôubon.
A cette brève nomenclature des paysagistes que recom-
mande quelque qualité personnelle, il faudrait ajouter
bien d'autres noms. Et les peintres pour qui le paysage
est un prétexte à faire des animaux, Jacque, avec ses
moutons, M. Auguste Ronheur, avec sès bœufs, quo
devancent et encouragent ceux do MUc Rosa, distancés,
sâïOn bîé 1863. 40i
de bien loin, par les troupeaux d'Aalbert Cu'ijp, d'Àdriaan
van de Yelde et de Paulus Pottef*.
Les moutons de Millet dans sa Bergerie rentrant au
bercail; ceux de Jacque dans leUrs patcs à Barbison,
défient toute rivalité; mais, pour les grands animaux,
quelques peintres étrangers surpassent peut-être les
peintres français, Troyon excepté, ainsi que Dupré,
Diaz et Rousseau, quand ils se mêlent d'en faire dans
leurs pâturages OU leurs forêts.
Par exemple^ deux jeunes pèintres belges, M. Xëiviër
de Cock et M. Alfred Verwéë, ont exposé dés Animaux
dans la prairie: Le grand tableau de M. de Cock Contiènt,
à tous les plans, un troupeau dispersé, qui s'arfangft biërï
avec le paysage ; l'ensemble est un peu lourd dëCouleUr,
mais, dans les prés humides du Nord, le ciel ët les ver-
dures prennent souvent ces valeurs sourdes et mo-
nochrome^. Dans le tableau de M. Alfred Verwée, c'est
un groupe de cinq vaches qui se détafchë sur le pâturage.
M. von Thoren. Allemand d'origine, s'est presque
naturalisé Belge; je supposë, puisqu'il deméUrë depuis
longtemps à Bruxelles Ses deux Chevaux die labour,
venant de face sur une campagne plate du Brabarit, l'un
blanc, l'autre rouge, sont modelés admirablement. lia
aussi exposé tin paysage hongrois et une Scène d'Hiver
en Slavonie.
Un autre Allemand, M. Schreyer, de Ffancfort-sur-
Mein, fait les chevaux en sportsman expérimenté. Sôù
Épisode de bataille, où le prince Emeric de Taxis, com-
battant à cheval, est blessé dans la guerre de Hongrie',
vaut mieux que les Batailles, toujours banales, des pein-
tres officiels français. Ses Chevaux de poste eu Vàlâehie
salon de 1863. 408
donnent bien l'idée originale de ce pays et de ses mœurs.
Un Russe aussi, M. Nicolas Swertchkow, né à Saint-
Pétersbourg, mérite de prendre rang parmi les artistes
européens. Sa Station de chevaux de poste dans l'intérieur
de la Russie a beaucoup de caractère, et un autre tableau,
le Retour de la chasse à l'ours, offre un effet très-étrange,
très-poétique et très-heureusement rendu. Sur un cha-
riot improvisé et traîné par deux chevaux, des paysans
emportent l'ours qu'ils viennent de tuer. Grand tirage
sur la neige accumulée dans ces steppes entrecoupés de
bois de sapins. Au fond, un effet de soleil illumine sin-
gulièrement la neige et un horizon fantastique. La
curiosité de ces tableaux est sans doute un peu dans la
nature barbare qu'ils nous révèlent. Mais assurément
M. Swertchkow est peintre en même temps que poëte.
Un Anglais, M. de Percy, nous montre une excellente
Vue de la Tamise, peinture riche de couleur, libre et large
d'exécution, un peu dans le sentiment de Constable. Les
Anglais ne concourent pas beaucoup à nos expositions sur
le continent. Nous trouverons cependant, à l'exposition
des Réprouvés, une espèce de chef-d'œuvre d'un autre
Anglais, M. Whistler, bien connu déjà par ses eaux-fortes
exquises.
Parmi les Hollandais, nous avons cité M. Israels, dont
le tableau intitulé la Séparation doit compter en pre-
mière ligne. M. Springer aussi fait sa réputation en
France comme, peintre d'intérieurs de ville, spécialité
illustrée par ses anciens compatriotes tels que van der
Heyden, les Berckheyden et autres, et qui exige la
science do l'architecture combinée avec le sentiment du
paysage.
salon de 1863. 39»
Martinus Kuytonbrouwer a plusieurs grandes toiles,
notamment un Combat de cerfs. On sait qu'il a peint
divers tableaux de chasse à Compiègne et à Fontaine-
bleau. M. de Papeleu a trois paysages dont l'un a l'a-
vantage d'être exposé dans le grand salon.
Dans l'école allemande, MM. Achenbach ne sauraient
être oubliés. M. André Achenbach n'a qu'un tableau,
vue prise en Hollande; mais son frère, M. Oswald,
a trois paysages napolitains.
Je n'ai encore rien dit des œuvres les plus extraor-
dinaires peut-être qu'il y ait dans toute l'Exhibition. Il
ne s'agit point de paysage ni de portrait, ni de scènes
poétiques, historiques ou religieuses, ni de mœurs ou
de caractères, ni de vie quelconque. Nature morte,
comme on dit en France, mais qui ne ressemble en rien
aux tableaux de nature morte peints par les maîtres
Aalbert Cuijp, de Heem, Chardin, etc.
Lorsque Chardin et Cuijp peignent des verres ou
autres objets inanimés, ils y mettent un peu de leur
sentiment d'homme et beaucoup de leur génie de peintre.
Chez M. Biaise Desgoffe, élève de M. Flandrin, et sans
doute frère de M. Alexandre Desgoffe, le paysagiste,
toute impression humaine disparaît; les objets ne sont
pas peints tels que chacun les voit selon son tempérament,
mais tels qu'ils sont en réalité, abstraction faite de l'esprit
humain et del'œilhumain; ce qui semblerait impossible.
Je ne sais comment expliquer ce résultat merveilleux.
Est-ce œuvre d'art? ma foi, non. Dans l'art, il y a tou-
jours quelque chose de l'homme, ne fût-ce que sa
manière de voir matériellement les objets, laquelle est
différente chez tous les individus, et infiniment variée.
salon de 1863. 410
Est-ce un travail industriel? Un moùfeiïf Met du
plâtre sur une statue de marbre, maçontiê son moUlë,
le laisse sécher, puis l'ouvre et en retire le fac-Simile de
la statue. Un photographe met dans sa chambré hoire
une plaque préparée et retire l'image qjili s'est impfimée
sur le verre; Qu'est-ce que cela? Il semblé que lèS Ré-
sultats do M. Desgoffe soient obtenus par quelque àctiôn
physique où lui-môme ne soit qù'Un agent inefte, un
intermédiaire mécanique ; qu'il prenne du bO'ùt de sa
brosse l'objet réel et qu'il le pose là sur sa toile, satis y
avoir rien fait que de le transposer.
Donc, il a transposé^ sur deux tableaux, des objets
tirés des collections du Louvre : sur Un des tableàtix, un
vase de cristal de rùche, du seizième siècle, une escar-
celle de Henri II, des émaux de Limogés-, sur l'autre
tableau, un buste en ivoire du seizième siècle, ùhe
agate onyx, des bijoux et un pan d'étoffe de soie. Les
conservateurs du Musée feront bien de voir si ôes
objets sont toujours dans leurs armoires dit Louvre ;
car les voici au Salon.
Jamais la peinture n'a rien produit d'aussi réel, jamais
dans aucune école et dans aucun genre, môme les raisins
du peintre grec, qui trompèrent les Oiseaux, mais qui
sans doute ne faisaient point illusion aux hommes.
Le tableau du vase de cristal èst assez grand -, le ta-
bleau du buste en ivoire est plus petit, et encore plps
prodigieux que l'autre; il appartient à M. Boitlelle.
M. do Morny a aussi des peintures à M. Desgoffe, dont
les œuvres ne peuvent manquer d'être très-recherchées.
On ne saurait avoir rien do plus curieux. Mais cependant
il ne faut pas classer ça dans les gfiilëriéS de peinture,
à côté do WatfeàU ou de Rembrandt. C'est bon à mettre
sur une étagefe entre deS cùriosités et des chinoiseries.
IV
Lo salon des Rêprouvëè, comme On les appelle, noùs
en a appris, sur l'état de l'art contemporain et sûr ses
* .
tendances, beaucoup plus que lê ëâlon des Elilà.
Deux raisons paraissent déterminer lés proscriptions
exercées par le jury, cette séparatioii des bofts d'àVecles
mauvais.
La première raison n'est autre que le hasard.
Le catalogue officiel du paradis contient environ trois
mille numéros; les damnés Sont ait nombre dë quinsië
' cents à deux mille; total environ cinq rriillê ëuvrrfges
présentés, et qui ont dû être ëxafriinéS du 1er avril, jour
fixé pour l'envoi, au 20 ou 25 du même mois ; car il a
fallu plusieurs jours pour Classer ët aceroChér les ta-
bleaux reçus et disposer toutes ChôSôs avartt l'ouverture
du Salon, 1er mai.
Supposons que le jury ait pu se réunir exactement Ces
vingt jours, et quatre heures chaque jour : soit quatre-
vingts heures pour passer en revue cinq mille œuvres
d'art ; moins d'une minuté par chaque ôbjët. Jugez de
la validité des arrêts prononcés en dë telles conditions.
Une mouche qui vole, une prise de tabac, une distrac-
tion Quelconque, ont dû troubler parfois les académi-
ciens, qui no sont pas habitués à travailler ainsi trois
semaines de suite.
salon de 1863. 412
J'imagine que Balzac eût très-bien raconté une séance
du jury en fonctions : les architectes Lebas, Lesueur,
Hittorff, Gilbert, Gisors, Duban, Le Fuel, Baltard, cau-
sant entre eux des bâtisses commencées sur le boulevard
du prince Eugène ; les sculpteurs Nanteuil, Dumont,
Duret, Lemaire, Seurre, Jaley, Jouffroy, Guillaume, de-
visant à propos de l'art grec ; les illustres peintres Heim,
Alaux, Cogniet, Brascassat, Picot, Signol et autres, pro-
testant contre les ignobles réalistes tels que Rembrandt
et Velazquez, qui menacent d'éclipser aujourd'hui les
Bolonais et les Romains.
— En prenez-vous ?
C'est M. Nanteuil qui offre une prise à son collègue
t Picot endormi. Les valets, en ce moment, passent de-
vant les yeux plus ou moins clos des académiciens une
figure de femme blanche, dressée comme un fantôme sur
un fond blanc.
M. Picot, réveillé en sursaut, et apercevant la Dame
blanche :
— Horreur ! (Bas à M. Nanteuil, qui a refermé sa ta-
batière) : Merci ! je sors d'en prendre...
La Dame blanche de M. Whistler est sifflée1 et ren-
voyée dans les limbes des réprouvés. Après cette crise,
la fatigue des académiciens explique l'admission de
quelques douzaines de tableaux, que leur fanatisme tout
frais eût repoussés avec indignation.
Le lendemain, en souvenir du spectre de la Dame
blanche, les cent premiers' tableaux sont refusés, môme
de nobles peintures classiques, dignes de l'École des
*
1 Whistler en anglais veut dire siffleur.
-ocr page 425-salon de '1863. 413
beaux-arts, et aussi beaucoup de peintures conscien-
cieuses qui n'étaient point indignes du Salon officiel.
. Voilà pour le hasard.
La seconde raison est plus significative et encore plus
critiquable.
Lorsqu'on a jeté un coup d'oeil, dans les salles où sont
admis les tableaux refusés, — séparant d'abord de l'en-
semble ceux à qui le hasard probablement a valu la ré-
probation, puis un certain nombre d'enluminures ridi-
cules, comme les espèces de chevaux par un élève de
M. Yvon, le peintre des Batailles impériales, — on s'a-
perçoit par réflexion que la masse des peintures réprou-
vées a une certaine analogie dans la conception initiale
et dans la facture, une excentricité dont les caractères se
ressemblent. Un étranger naïf qui visiterait le salon des
Réprouvés, croyant être à l'Exposition officielle, suppo-
serait sans doute que l'école française tend, avec une
apparente unité, à la reproduction des hommes et de la
nature, tels qu'on les voit, sans idéal préconçu, sans
style arrêté, sans tradition, et aussi sans inspiration per-
sonnelle. Il semble que ces artistes reprennent l'art à
son origine, sans se préoccuper de ce qu'ont pu faire
avant eux les civilisés. Une exhibition de peintures amé-
ricaines, à la Nouvelle-Orléans, offrirait peut-être un pa-
reil spectacle. Nous nous rappelons les tableaux de
M. Catlin, l'introducteur desYowaysen Europe. A Saint-
Pétersbourg, les expositions de peinture russe peuvent
encore provoquer les mêmes impressions. Les peuples
qui commencent ont, dans leur barbarie, je ne sais quoi
de sincère, de senti, en même temps que de burlesque et
d'imparfait. Nouveauté et singularité.
414 SAlON DE 1863.
L'art français, tel qu'on le Vdit dans seë œuvres pro-
scrites, sëmble commencer ou recommencer. Il ëst baro-
que et sauvage, quelquefois très-juste et tnêmë profond.
Les sujets ne sont plus les mômes que dans les salles of-
ficielles : peu de mythologie ou d'histoire ; la vie pré-
sente , et surtout dans les types populaires • peu de
recherche et point de goût : ce qui se manifeste tel quel,
beau ou laid, distingué ou Vulgaire. Et une pratique
toute différente des pratiques consacrées par la longue
domination de l'art italien. Au 1 îetl de chercher les coh-
tours, ce que l'Académie appelle le dessin, au lieu de
s'acharner au détail, ce que les amateurs classiques ap-
pellent le fini, on aspire à rendre l'effet dans son unité
frappante, sans souci de la correction des lignes ni de la
minutie des accessoires.
Il faut remarquer que plusieurs des maîtres contem-
porains, dont le génie ou le talent ont violenté, après
une lutte opiniâtre, l'estime publique, par exemple
Eugène Delacroix et Decamps, Diaz et Corot, ont été
longtemps contestés sous le rapport de l'exécution finie.
Il est tout simple que les amateurs de Denner et de
W. Mieris traitent d'ébauches les peinturés largementex-
primées; Rembrandt et Velazquez n'ont pas été exempts
du môme reproche de la part des ttiêmes curieux. Mais
cette curiosité de l'infiniment ^ètit est peut-ôtre contra-
dictoire avec l'essence même de la peinture, qui est un
artifice très-éloigné dë la réalité. Vraifaient, èst-Cë que,
sur celte surface plarië d'une toile, peuvent et doivent
s'accuser les mille petits reliefs de corps placés à toutes
lës distances? Mettons que la peinture puisse faire voir
les menus détails d'une figure de grattideur naturelle, iso-
salon de 1863. 39»
lée sur un fond neutre; mais quandla figure est éloignée,
mais quand des groupes se compliquent, mais dans les
accessoires et les lointains, mais dans le paysage, mais
sous la lumière avec ses dégradations jusqu'à l'ombre, le
fini disparaît, et l'artiste n'a plus qu'à rendre l'aspect
général, l'image complexe dans ses accents signifi-
catifs.
Si les peintres de la nouvelle génération prennent ce
train-là, et si c'est là ce qui les fait refuser, qu'ils ne
s'en tourmentent guère. Apparemment que les ébauches
de Corot valent mieux que les miniatures si finies de
M. Gérôme.
Quant à l'autre point, au choix des sujets, à l'abandon
des vieilles mythologies et des vieilles Arcadies, et à
l'adoption de symboles nouveaux et de personnages
contemporains dans un milieu réel, la tendance ne sem-
ble point condamnable, si ce n'est par l'Institut. Il est
même bon de descendre, ou, si l'on veut, de remonter
jusqu'aux classes qui n'eurent guère jamais le privilège
d'être étudiées et misés en lumière par la peinture, si
ce n'est dans l'école hollandaise. Au lieu de peindre
Apollon gardant ses vaches, il est plus naturel de pein-
dre une paysanne qui tond ses moutons. Le portrait d'un
travailleur en blouse vaut bien le portrait d'un prince
en costume doré Les niœtirs de ceux qui agissent et qui
produisent, qui pensent, qui aiment, qui luttent et qui
souffrent dans leur médiocrité, sont aussi intéressantes
que les mœurs dé personnages inutiles ou pervers, dont
l'éclat ne résulte que d'une position empruntée.
En serions-nous to'Ùjours à la querelle des anciens
et des modernes, comme au temps de Boileau et
salon de 1863. 416
de Perrault, et même comme au temps du roman-
tisme ?
De chasser les Tritons de l'empire des eaux,
D'oster à Pan sa fluste, aux Parques leurs ciseaux,
D'empescher que Caron, dans la fatale barque,
Ainsi que le berger, ne passe le monarque,
C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement,
Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.
Bien-tost ils deffendront de peindre la Prudence,
De donner à Thémis ni bandeau, ni balance,
De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain,
Ou le Temps qui s'enfuit, une horloge à la main...
Oui, peut-être bien que nous en sommes là, malgré
Boileau et son art antipoétique. M. Picot lui-même n'o-
serait plus exposer aujourd'hui « le Temps qui s'enfuit
avec son horloge. »
Une sorte de retour à la nature et à l'humanité, si
c'est là ce que semble signifier l'inquiétude de l'art,
comme l'essayent beaucoup de jeunes peintres, il ne
faut pas s'en formaliser. Le malheur est qu'ils n'ont
guère d'esprit et qu'ils méprisent le charme. Ces précur-
seurs de la transfiguration possible d'un vieil art épuisé
ne sont jusqu'ici, pour la plupart, qu'impuissants ou
même grotesques. Aussi provoquent-ils le fou rire des
messieurs bien élevés dans les sains principes. Mais
viennent quelques artistes de génie, ayant l'amour de la
beauté et de la distinction dans les mêmes sujets et avec
les mêmes procédés, et la révolution serait prompte. Le
.public s'étonnerait même d'avoir admiré de confiance
les fadaises qui triomphent aujourd'hui dans le Salon
officiel, dans les boudoirs et jusque dans de riches ga-
leries,
SALON DE 1863. 417
I
Avant de nous plonger dans les cercles de l'Enfer,
sans avoir, comme Dante, un guide poétique, risquons-
nous d'abord chez maître Courbet, dont une nouvelle
œuvre a fait scandale aux « Champs-Elysées. »
Le premier des réprouvés, lo plus damné, est Courbet
naturellement. Comme il a une originalité véritable,
aussi bien dans ses idées que dans sa manière de pein-
dre, comme il est très-vivant et très-indépendant, c'est
lui que les morts et les serviles ont surtout en exécra-
tion. Les plus enragés romantiques n'étaient que des
lions de Crockett à côté de cet ours de Hermann. La fan-
taisie des sujets moyen âge et des souliers à la poulaino,
des drames hugoliques et des épées de Tolède, pouvait
être considérée comme inoffensive ; et, en effet, cet art-
là n'émouvait rien de profond dans la société contempo-
raine. Aussi les critiques intelligents reprochaient-ils
jadis à la peinture romantique son insignifiance morale.
Mais que la peinture se hasarde jusqu'au vif des mœurs
actuelles, voilà ce qui semble dangereux aux conserva-
teurs. Représenter des casseurs de pierre, des bêcheurs
et autres condamnés aux rudes travaux, n'est-ce pas
déjà une attaque indirecte aux classes qui jouissent de
tout sans rien faire ? Et si, après avoir montré la vertu
des travailleurs, on osait montrer ensuite les vices, ou
seulement les ridicules des castes privilégiées ! Les pam-
phlets en images font encore une propagande bien plus
étendue que les pamphlets écrits !
Il manque vraiment une censure pour gouverner les
beaux-arts, puisqu'il y a des censeurs qui réglementent
la littérature, le journalisme et l'imprimerie.
[Donc, Courbet ayant peint, cette fois, un tableau où
-ocr page 430-SALQN DE 1863.
figurent des personnages d'une classe hautement patron-
née, il a été repoussé par le jury du Salon, bien que sa
ipédaille l'exemptât de ce jugement officiel. Défense a
été faite pareillement d'introduire son tableau dans l'ex-
position des réprouvés. Sous quel prétexte? — Par res-
pect pour les mœurs !
Que les susceptibilités morales sont différentes Ghez
les différents peuples, et selon leurs gouvernements I En
Angleterre, je crois bien que les femmes nues, qui mon-
trent leur devant ou leur derrière, n'auraient pas eu le
privilège do l'Exhibition officielle, — « par respect pour
les mœurs. » En France, ces Vénus attirent la foule et
elles ont trouvé tout de suite acquéreur. En Angleterre,
et dans tous les pays de libre examen, la représentation,
plus ou moins bouffonne, des princes, des prêtres et
autres sommités conventionnelles, ne serait jamais con-
sidérée comme une atteinte aux mœurs. La morale,
qu'a-t-elle à voir là-dedans?
En France même, sans évoquer Rabelais et Molière,
Voltaire et Diderot, est-ce que Pigal, Charlet, Raffèt,
Daumier, et tous les caricaturistes , ont épargné les
images grotesques à la caste militaire? On joue publi-
quement au théâtre les railleries de Henri Monnier con-
tre les bourgeois. M. Prudhomme et Jean-Jean Chauvin
ne sont pas proscrits, par respect pour les mœurs. Au
Salon, justement, il y a deux tableaux de M. Biard qui
se moquent d'une classe sociale, les boursiers, et même
d'une classe officielle, les magistrats et les avocats. On
ne prétend pas que ces caricatures portent atteinte à la
morale publique.
Est-ce qu'il y aurait des catégories plus sacrées que
418
salon de 1863. 39»
colles des magistrats et des soldats ? Au-dessus do la toge
et de l'épée, d'autres symboles de l'autorité seraient-ils
bien plus inviolables ?
Mais quelle est donc l'audace de Courbet?
Il a représenté de bons curés de campagne qui s'en
reviennent de dîner chez leur compère du village voisin.
Après? — Après boire, ils sont gais, c'est naturel. Je
veux bien qu'il y ait quelque chose du Triomphe de
Silène et d'une Bacchanale antique dans la manière
dont Courbet a arrangé ce sujet très-rordinaire. Le plus
gros des curés, qui pourrait être curé de Meudon, est
soutenu, par deux de ses camarades, sur un âne que
conduit un jeune abbé. On ne saurait trouver aucune
irrévérence dans le choix de la monture. Je veux bien
que ce groupe rabelaisien réveille le souvenir du roi
d'Yvetot. — Ah! le bon petit roi que c'était! et qu'il est
regrettable que la graine en soit perdue ! On on eût semé
en Grèce pour les éventualités futures, et, avec une telle
pépinière gouvernementale, le pays d'Homère et de
Platon aurait vu renaître sa gloire passée.
Derrière le groupe équestre, deux compagnons, bras
dessus bras dessous, l'un solide et l'ai}tre dont l'équi-
libre semble un peu troublé. Le septième et dernier —
aux derniers les bons, numéro deus impare gaudet, —•
danse le Pied qui r'ruue, comme le roi David devant
l'arche. Viennent ensuite, au second plan, les servantes
et nièces, qui apportent ou remportent des provisions.
Peut-être ne se couchera-t-on pas sans souper.
A gauche, sur le bord du chemin où passe le cortège,
un paysan et une paysanne qui bêchaient la terre, ont
suspendu leur travail et ils regardent : l'homme debout
SALON DE 1863.
se tient les côtes ; la femme, moins voltairienne, s'est,
agenouillée comme à la Fête-Dieu. Pour fond, un paysage
aride et des rocs blanchâtres.
Quel mal voyez-vous dans tout cela? Les soldats de
Charlet ne posent pas toujours si droit qu'à la parade.
Est-ce que Téniers attaque les villageois, lorsqu'il les
fait boire et danser à la kermesse? Pourquoi « la vigne
du Seigneur» serait-elle interdite aux gens d'église?
Les curés dé campagne n'ont-ils pas toujours la meil-
leure cave de l'endroit? Courbet n'y trouve point à re-
dire. Laissez passer sa procession. On aura d'ailleurs le
plaisir de la voir en Belgique, en Hollande, en Alle-
magne, en Angleterre, dans les pays libres, où il ne
manquera pas de la faire voyager. — Bon voyage à ces
échappés de l'abbaye de Thélèmesl
La Dame blanche a fait scandale aussi, lors de l'ou-
verture des salles affectées aux tableaux refusés. On en
a ri pendant la première heure. Mais voilà qu'une petite
bande d'artistes et de critiques, lancés à la recherche de
quelque merveille dans ce Pandemonium, avisent de
loin la femme pâle, se précipitent au-devant d'elle et
lui font d'enthousiastes compliments. Arsène Houssaye,
qui était là, s'en va vite pour écrire à M. Whistler qii'il
lui achète cette rareté. On avait de grandes barbes, on
faisait de grands gestes, on parlait très-haut, si bien que
les bourgeois d'alentour ont été convaincus que ce fan-
tôme devait recéler des qualités bien plus étonnantes
que la fausse perle de M. Baudry. Je crois que, doré-
navant, la Dame blanche de M. Whistler a sa réputation
faite, comme la Dame blanche de Boïeldieu.
M. Whistler est un jeune Anglais qui a gravé des eaux-
m
salon de 1863.
fortes exquises, Vues de la Tamise et sujets de fantaisie.
Il a vécu et travaillé à Paris un certain temps. Il est
toujours Anglais néanmoins dans cette peinture, où l'on
admire ces blancs mats et opaques de Reynolds, qui les
avait pris aux Vénitiens. Il y a aussi je ne sais quoi de
Goya et presque de Velazquez dans l'aspect fantastique
de cette femme droite et effilée, les deux bras pendants
contre des hanches étroites, et qui vous regarde d'un
œil fixe et morne. Elle a les cheveux roux, touffus, et
tombant en boucles drues. Sa guimpe blanche monte
jusqu'au menton ; sa jupe blanche traîne sur un tapis
recouvert d'une peau de loup ; on dit que M. Whistler
eût préféré une fourrure d'ours blanc pour piédestal à
sa statue, afin de mettre blanc partout.
Les Anglais no font point les choses à demi. Quel ar-
tiste fut jamais plus audacieux que Turner? Le self-go-
vernmentest entier dans l'art anglais comme dans toutes
les institutions et toutes les mœurs de ce peuple fier, où
l'individualité s'affirme. C'est là ce qui manque aux ar-
tistes français, obéissant presque toujours à quelque au-
torité extérieure, à des traditions et à des préjugés.
Cependant quels sont les grands hommes, eu tout
temps et en tout pays? Les originaux, Rabelais, Shake-
speare, Cervantes, Gœthe; le Vinci, Durer, Velazquez,
Rembrandt. L'originalité, la personnalité, est môme le
seul signe à quoi se reconnaisse le génie. Ce qui est
commun à tout le monde n'existe pas et ne persiste pas
dans les arts.
A ce point de vue, l'on expliquerait peut-être l'anti-
nomie, surprenante et pourtant logique, qu'on remarque
dans les jugements portés sur les tableaux, soit par les
422 salon de 1863. 422
critiques qui essayent d'en rendre compte, soit par le
public de tout rang qui visite les expositions.
Allez au Louvre, allez au Salon, allez dans des musées
et galeries quelconques, partout c'est la vulgarité qui
attire la foule. Partout, en France comme ailleurs, au-
trefois comme à présent, c'est la mauvaise peinture qui
a le succès le plus général. On pourrait supposer d'abord
que le sujet décide cet entraînement, que la curiosité va
plutôt vers les sujets dramatiques, et la frivolité vers les
sujets gracieux. Mais non, ce n'est point cela. Faites
peindre le même sujet, émouvant ou agréable, par un
grand artiste et par un artiste vulgaire, le succès ne sera
pas pour le vrai grand peintre. La foule préfère un Phi-
losophe de Slingelandt ou de van Staveren à un Philo-
sophe de Rembrandt Bien plus, elle préfère l'horrible
Vieille de Denner, au Louvre, à l'adorable Joconde de
Léonard. Ce chef-d'œuvre de poésie et d'élégance, Vile
de Cxjthère, par Watteau, il a moins d'admirateurs sin-
cères que la Cuisine do Martin Drolling!
On ne saurait contester ces faits-là : ce n'est ni le sujet
et son charme, ni l'idée et sa signification, qui mettent
en opposition avec nous autres artistes le commun du
public, des amateurs et des critiques, auxquels il est
d'ailleurs permis de nous considérer comme des fanati-
ques et des fous ; c'est la peinture elle-même, l'art lui-
même, j'entends la conception originale du sujet quel-
conque, noble ou familier, idéal ou prosaïque, le style
original dans lequel il se façonne, l'exécution matérielle
qui le présente à l'esprit et au regard.
Il y a, si l'on peut ainsi dire, deux goûts àfpropos des
œuvres d'art,
salon de 1863, 423
L'un cherche les objets eux-mêmes dans la représen-
tation factice qu'essayent le peintre et le sculpteur ; plus
les objets et chaque objet ressemblent à la réalité telle
que tout le monde croit la voir, plus l'œuvre est
parfaite; Vous voyez les rides de la Vieille femme do
Dennor* vous comptez les feuilles des plantes en pot
sur les fenêtres de Willem Mieris, les points de broderie
sur le rabat de Louis XIV, chaque brin de soie dans
la draperie du tableau de M. Desgoffe ; — quels chefs-
d'œuvre!
Devant ce tableau de M. Desgoffe, le Buste U'ivoirëi
j'ai entendu quelqu'un dire : « C'est à prendre avec la
main !.., Mais cependant j'aimerais encore mieux avoir
les bibelots du Louvre* » Toute cette espèce de peinture
ne fait pas penser au peintre ni à l'art, c'est-à-dire à co
que l'esprit de l'auteur et le vôtre, ensuite de cette pro-
vocation, peuvent ajouter aux objets matériels. Le spec-
tateur est tout bonnement dans le même état que s'il
regardait des chaudrons au lieu du tableau de Drolling,
des guipures au lieu du tableau de M. Gérôme, une
vieille ridée au lieu du portrait par Denner.
L'autre goût en fait d'art s'abstrait, au contraire, jus-
qu'à uu certain point, de ce qu'a pu être le modèle de
l'œuvre. Car, dans les œuvres qui l'intéressent, les au-
teurs se sont en quelque sorte substitués à la nature.
Quelque vulgaire qu'elle pût être, ils en ont eu une
perception particulière et rare. C'est Chardin qu'on ad-
mire dans le verre qu'il a peint. C'est le génie de Rem-
brandt qu'on admire dans le caractère profond et Singu-
lier qu'il a imprimé sur cette tête quelconque qui posait
devant lui; Tiens! ils ont vu comme ça! Et que C'est
424 salon de 1863. »
simple, ou que c'est fantasque dans l'expression et dans
l'exécution 1
C'est l'esprit qui est tendu, et non pas la main qu'on
tend, vers cette peinture.
La Dame blanche de M. Whistler déplaira aux ama-
teurs de la peinture objective, et ils diront : « Ah ! que
c'est drôle ! on n'a jamais vu cette femme-là 1 elle a l'air
d'un fantôme! » — Eh bien, oui, justement! l'image est
rare, conçue et peinte comme une vision qui apparaîtrait
en rêve, non pas à tout le monde, mais à un poète. A
quoi serait bon l'art, s'il ne faisait pas voir ce qu'on n'a
jamais vu ? — AU right !
L'artiste qui, après M. Whistler, soulève le plus de
discussions est M. Manet. Vrai peintre aussi, et dont
plusieurs eaux-fortes, notamment la reproduction des
petits cavaliers du Velazquez du Louvre, exposée parmi
les réprouvés, sont vives, spirituelles et colorées. Les
trois tableaux do M. Manet ont un peu l'air d'une pro-
vocation au public, qui s'offusque de la couleur trop
éclatante. Au milieu, une scène de Bain; à gauche, un
Majo espagnol ; à droite, une demoiselle de Paris en
costume d'Espada, agitant son manteau pourpre dans le
cirque d'un combat de taureaux. M. Manet adore l'Es-
pagne, et son maître d'affection paraît être Goya, dont
il imite les tons vifs et heurtés, la touche libre et fou-
gueuse. Il y a des étoffes étonnantes dans ces deux figures
espagnoles : le costume noir du Majo et le lourd burnous
écarlate qu'il porte sur son bras, les bas de soie rose de
la jeune Parisienne déguisée en Espada; mais, sous ces
brillants costumes, manque un peu la personne elle-
même ; les têtes devraient être peintes autrement que
salon de 1863. 425
les draperies , avec plus d'accent et de profondeur.
Le Bain est d'un goût très-risqué : une femmo nue,
tranquillement assise sur l'herbe, en compagnie de deux
hommes habillés; plus loin, une baigneuse dans un petit
lac, et un fond de collines. La scène est arrangée sous
de grands arbres qui font berceau. La femme nue n'est
pas de belle forme, malheureusement, et on n'imagine-
rait rien de plus laid que le monsieur étendu près d'elle
et qui n'a pas même eu l'idée d'ôler, en plein air, son
horrible chapeau en bourrelet. C'est ce contraste d'un
animal si antipathique au caractère d'une scène cham-
pêtre, avec cette baigneuse sans voiles, qui est choquant.
Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste
intelligent et distingué une composition si absurde, que
l'élégance et le charme des personnages eussent peut-
être justifiée. Mais il y a des qualités de couleur et de
lumière dans le paysage, et même des morceaux très-
réels de modelé dans le torse de la femme.
Un autre peintre, coloriste également exagéré, M. Co-
lin, a exposé un Jeù de paysans, le long d'une haute
muraille frappée de soleil, quelque part dans le pays bas-
que, à en juger par les costumes. Une lumière éblouis-
sante inonde cette espèce de cirque et papillote sur une
foule aux ajustements bigarrés. Les personnages sont
bien dessinés, très-justes d'attitudes et de mouvements ;
les fonds, en bonne perspective aérienne. Ce tableau eût
été distingué dans le salon des élus.
Le Lever de M. Julian n'est pas sans analogio avec le
Bain de M. Manet. C'est encore une femmo nue, mi
couchée et qui va se lever, et près d'elle un homme
costumé, qui paraît lui montrer les rayons du jour per-
436 salon de 1863. »
çant la fenêtre- Absence de goût dans l'arrangement, et
surtout dans les types des personnages; mais, ici encore,
des morceaux largement peints, d'après naturè, avec
une brosse énergique.
M. Louis Dubois encore a une pratique qui rappelle
celle des maîtres flamands, et sa Maternité, grosse mère
qui allaite un enfant, est solide comme un Jordaens.
M. Dubois est d'ailleurs connu en Belgique, où il a ex-
posé avec succès plusieurs peintures, notamment une
Assemblée de hérons dans un marais.
Do portraits, on en pourrait signaler plusieurs, d'un
vrai mérite ; par exemple, un portrait de jeune homme,
par M. Fantin-Latour, l'auteur du charmant portrait de
jeune femme, que nous avons vanté dans le Salon offi-
ciel ; par exemple un portrait d'homme, debout, figure
entière, de grandeur naturelle, par M. Tabar, qui a deux
tableaux importants au Salon officiel : une Fête d'Hélio-
gabale et Josuè arrêtant le soleil, commandé par le mi-
nistère d'État, On ne s'explique pas que le jury repousse
les œuvres d'artistes employés par* le gouvernement et
depuis longtemps classés dans l'école contemporaine.
Mais c'est surtout à propos des paysagistes qu'il faut
stigmatiser les injustices du jury. On compterait facile-
ment dans les salles des réprouvés une centaine de
paysages parfaitement dignes du Salon officiel, et une
douzaine qui, sans aucun doute, eussent été remarqués.
A M. Harpignies, l'auteur du paysage aux Corbeaux,
qu'on admire parmi les élus, on a refusé deux autres
paysages : les Canards sauvages et le Ravin. La peinture
de M. Harpignies ne paraît pas assez terminée aux aca-
démiciens. Celle de M. Jongkind aussi, probablement,
SALON DE 4863.
puisqu'on lui a refusé trois tableaux, dont un excellent,
Canal hollandais, au soleil couchant ; exécution vive et
accentuée comme une spirituelle eau-forte. La peinture
de M. Célestin Leroux aussi, puisqu'on a repoussé éga-
lement tout son envoi : trois paysages très-poétiques,
étudiés d'après nature en Vendée. La peinture de M.Wac-
quez encore, un artiste éprouvé depuis vingt ans, et dont
les trois paysages, pris dans la forêt de Fontainebleau,
ont beaucoup d'effet. Et M. Vollon, et M. Delalleau, et
M. Lansyer, et tant d'autres, dont les paysages ont de la
naïveté ou de la force.
Un des refus les plus inexplicables est celui d'un
paysage de M. George Prieur, Effet de matin, d'une
poésie très-attrayante et d'une exécution très-habile, qui
se rapproche un peu de celle de Dupré, dont M. Prieur
est l'ami. Cette peinture, d'un ton argentin, vaporeuse
dans le ciel et dans les fonds, solide aux premiers plans,
a quelque chose aussi du sentiment de Corot. Entre
Dupré et Corot, la place est bonne. Dans le Salon offi-
ciel, le paysage de Prieur compterait aux premiers rangs.
Mais c'est le pauvre Chintreuil qui a droit de se plain-
dre; car, vis-à-vis de lui, systématiquement refusé tant
de fois, ces refus obstinés ont l'air d'une persécution. Je
me rappelle Béranger nous recommandant à tous, il y a
déjà plus de quinze ans, un jeune homme frêle, discret
amoureux de la nature, et qui vivait modestement aux
environs de Paris. Béranger avait dans sa chambre un
paysage de Chintreuil. Béranger mort, Chintreuil s'est
trouvé bien abandonné du Dieu dos bonnes gens, et,
quoiqu'il eût conquis alors une certaine notoriété, les
portes du Salon restaient toujours fermées à sa peia-
427
428 salon de 1863. »
ture sentimentale et tendre. Il est poëte vraiment; j'en-
tends qu'il a de vives impressions devant la nature, et
qu'il ne la voit pas comme tout le monde la voit. Il
la poursuit surtout daus ses aspects un peu exception-
r
nels. Cette fois, il a peint Y Eté, avec la fenaison d'un
champ de sainfoin rose; Y Automne, avec les feuilles
jaunies qui tombent dans les bois, et le Lever du soleil
sur les champs. Un peu faible et embarrassé dans l'exé-
cution, Chintreuil a cependant de la finesse, de l'élé-
gance, pour exprimer son sentiment.
Il faudrait encore citer, parmi ces réprouvés, plu-
sieurs vaillants eau-fortistes, comme M. Bracquemond,
et divers ouvrages de statuaire et de ciselure. Espérons
que la publicité vengera les réprouvés d'un aveugle-
ment hostile.
Il est remarquable que tous les articles sur le Salon,
dans tous les journaux, sont extrêmement tristes. Il y a
quelque chose d'élégiaque dans le ton des critiques,
même lorsqu'ils célèbrent la naissance de Vénus. On
sent que tout ce monde s'ennuie, critiques, peintres et
public. L'admiration — pour ceux qui font semblant
d'admirer — est accompagnée d'un bâillement. Le succès
a je ne sais quel crêpe à son chapeau bourgeois. Les
triomphateurs ont des figures d'enterrement. Je n'ai pas
l'honneur de connaître M. Flandrin et les autres lauréats
du Salon, mais je tiens pour sûr qu'ils ne doivent point
ressembler au grand et superbe Léonard, au magnifique
salon de 1863, 429
Rubens, au grossier Hembrandt, ni à Raphaël, ni à Vé-
ronèse, ni à Durer, ni à Velazquez.
On ne s'amuse pas, quand on tombe. Toute décadence
est sombre. C'est là ce que Couture a si bien exprimé
dans sa Décadence romaine, du Luxembourg. Les plus
belles courtisanes, la jeunesse dorée de Rome, princes
et sénateurs, couchés sur des tapis précieux, parmi les
amphores ciselées et les guirlandes de fleurs, ils se
meurent d'ennui!
Où est la vie? où était-elle alors? où est-elle aujour-
d'hui?
La vie est dans les convictions de l'homme et dans la
nature immortelle. Quand l'homme ne sait plus ce qu'il
veut, ni ce qu'il fait, quand il a rompu sa sympathie
essentielle avec la pensée et avec la nature, le spleen le
saisit. L'art français — comme la société française — a
le spleen,
Àh ! que les salles de peinture sont ennuyeuses ! Mais
la sculpture est plus triste encore.
Dans un vaste jardin, entrecoupé de plates-bandes
fleuries et couvert d'un dôme vitré, haut de cinquante
mètres, sont disséminées les productions de l'art sta-
tuaire. On ne saurait rêver un emplacement plus con-
venable pour l'exposition de la sculpture, puisqu'on
tourne autour des statues inondées de lumière. Belle
châsse pour des chefs-d'œuvre, mais rien dedans.
Il y a pourtant quantité de statues, en marbre, en
bronze, en plâtre, môme des fontaines et autres con-
structions monumentales, beaucoup de bustes, en mar-
bre, en pierre, en terre cuite. Presque rien qui éveille
le sentiment de la beauté ou un sentiment quelconque.
430 salon de 1863. »
L'insignifiance presque partout. Des pastiches effacés,
soit de l'antique, soit de la Renaissance, soit du dix-;
septième ot du dix-huitième siècle.
De tous ces sculpteurs qui ont exposé au Salon, il n'y
en a guère qu'un seul qui ait une franche originalité,
c'est Préault, le lutteur des temps romantiques, déjà si '
loin do nous, j'allais dire des temps homériques. Ah, le
singulier contraste que fait, parmi ces productions ba-
nales et modérées, son Hêcube, qui date de vingt-ciiiq
ans 1 Le public actuel ne soupçonne plus ce que l'artiste
a pu chercher dans cette indescriptible figure de femme,
abîmée contre terre, et qui semble entrer dans les pro-
fondeurs du tombeau. Eh bien, c'ost le Désespoir,,c'est
une image funéraire, c'est la vie qui pleure la mort. On
trouve que ce n'est pas assez fait, qu'on ne devine pàs
les membres sous le monceau de draperies. Mais il n'est
pas question de cela ; ce n'est pas une ciselure pour
mettre sur une cheminée; c'est une pierre pour sceller
une fosse; et si, le soir, sous des cyprès, on apercevait
cette forme vague qui se tord, ce serait terrible.
En ce temps-là, — autrefois! — à l'époque où les ar-
tistes étaient censés faire de l'art pour l'art, ils y inté-
ressaient cependant tout leur cœur et toute leur pas-
sion. Ils s'efforçaient de représente^, non pas des idées
pures, ce qui appartient à la philosophie, non pas seule-
ment des réalités physiques, ce qui est du domaine
industriel, mais des impressions, ce qui est le propre
mémo de l'art. Il n'est pas très-difficile de donner à la
pierre la forme d'un corps, mais il est très-difficile d'y
faire pénétrer la vie humaine et de faire que cette pierre
ainsi animée se nomme' le Désespoir, comme tuï per-
salon de 1863. 431
sonnage créé avec des mots par Molière ou par Shake-
speare se nomme l'Hypocrisie ou la Jalousio,
Préault a aussi exposé un bas-relief en plâtre, le
Meurtre dlbycus, où'la figure du jeune homme qui
tombe est d'un beau jet et d'un beau sentiment ; et un
autre bas-relief, la Parque, destiné primitivement au
tombeau de la femme de Petit-Loup, cette pauvre Yo-
ways qui mourut à Paris, la première du petit groupe
de ces superbes sauvages amenés en Europe par M. Cat-
lin et dont aucun ne revit jamais les steppes amé-
ricains.
La meilleure statue de toute l'Exposition est, à notre
avis, le petit Saint Jean-Baptiste de M Paul Dubois. Le
jeune précurseur, debout, dans une attitude très-simple
et très-digne, tient son bras droit élevé, par un geste do
prédication. Sa tête pensive et inspirée est d'un très-
beau type, qui n'a rien du poncif des ateliers. Il gagne
beaucoup à la comparaison avec un autre.Saint. Jean
exposé par M. Crauk, grand prix de Rome en 1851.
M. Dubois risque aussi peut-être d'avoir le. prix de Rome,
car je crois que sa statue est un envoi de la villa Médici.
Mais-toujours ne s'est-il pas encore coulé dans le moule
académique. On sent bien qu'il a étudié Raphaël, comme
sentiment et comme beauté, mais son œuvre no trahit
aucune imitation traditionnelle. S'assimiler le génie des
maîtres, sans copier leur style, voilà qui est bon, et
aussi de s'inspirer de la nature en l'idéalisant; c'est ce
qu'a fait M. Paul Dubois. Il y a dans son œuvre un mé-
lange de conception personnelle et à la fois de naturel
très-sincère.
Une statue charmante, c'est la Bacchante de M. Car-
-ocr page 444-salon de 1863. 432
rier-Belleuse, l'auteur de tant de bustes en terre cuite,
si vivants et si expressifs. Il a une pratique étonnante
d'entrain, modelant une tête en quelques heures, avec
une solidité magistrale, et lui imprimant du bout du
doigt les accents les plus heureux. Son buste de M. Viel,
l'architecte du Palais de l'Industrie, travail resté à l'état
d'ébauche, par suite de la mort du modèle, rappelle le
beau buste de Gluck, inachevé aussi, du Musée de
sculpture moderne, au Louvre. Je pense que M. Carrier
n'avait pas encore produit de statue de grandeur natu-
relle. L'épreuve était chanceuse, même pour un artiste
si habile. Une grande statue en marbre, il y faut bien
d'autres combinaisons et bien d'autres qualités que dans
an simple buste ou que dans une petite figurine. La
Bacchante de M. Carrier est très-bien tournée dans son
mouvement hardi, qui rejette en arrière le torse, la tête
et les bras levés pour couronner de pampres un satyre
en hermès. Cette inflexion de tout le haut du corps ra-
mène le ventre en avant et décide dans la hanche et les
attaches des cuisses une contorsion, saisie sur nature,
trop exagérée peut-être, et surtout trop accidentelle
pour l'art sévère que le marbre doit perpétuer. M. Car-
rier a cette qualité rare, que Clesinger possède mieux
qu'aucun statuaire contemporain, de faire palpiter le
marbre : sa Bacchante est en chair, comme était la fa-
meuse Cléopâtre de Clesinger ; ce marbre est rebondis-
sant, et sous la peau circule avec le sang la volupté.
Mais cette qualité naturaliste a son défaut ; tous les ac-
cidents de la réalité ne s'arrangent pas avec un art
perdurable, dont l'essence même est de généraliser et
d'élever la forme jusqu'au type qui résume des varia-
salon de 1803. 433
tions éphémères. Un mouvement tout à fait passager no
vaut pas qu'on l'immortalise presque, ou du moins
qu'on lui assure une durée marmoréenne. La statuaire
commando assurément beaucoup d'escamotages de la
nature et peut-être même certaines conventions extra-
naturelles dans les proportions. Pourquoi cotte Bac-
chante, quoique très-exactement mesurée sans doute,
parait-elle courte et un peu lourde? Plus élancée et plus
svclte, elle aurait plus d'élégance. Telle qu'elle est, c'est
la plus vraie femme de l'Exposition, et bien sûr qu'ello
fera tort aux deux Vénus peintes qu'ello doit aller re-
joindre aux Tuileries. Où elle ferait le mieux elle-
même, c'est dans un parc, sous quelque bocago épais et
mystérieux. 7
Une autre statue de femme nue a encore du succès :
la Vénus aux cheveux d'or, par M. Arnaud, qui a poly-
chromisé son marbre, en lui donnant les teintes de la
peau et en dorant les cheveux, comme ce fut souvent
l'usage chez les sculpteurs grecs, La statue debout
est posée sur un piédestal qu'entoure un bas-relief en
bronze : l'Amour enlaçant le genre humain. Tous les sa-
crements mythologiques y sont, comme on voit. Une
certaine morbidesse gracieuse, qui résulte un peu du
ton des chairs, fait remarquer ce marbre, d'ailleurs
assez mollement travaillé.
M. Cordier, dont les bustes en diverses matières com-
binées, marbres, métaux, pierres précieuses, ont décidé
la réputation, n'a pas aussi bien réussi que M. Carrier-
Belleuse, en risquant une figure entière, de grandeur
naturelle. Son Amphitrite, on marbre, pour le couron-
nement d'une fontaine, ne tient pas ensemble : le mou-
salon de 1864. 448
vemcnl ost indécis et maladroit. Ni debout, ni assise,
les jambes infléchies, la statue, mal dessinée et mal
modelée, ne porte nulle part. Mais comme lo public
admire l'espèce d'art industriel avec lequel M. Cordier
accommode ses bustes de femme, celui de l'impératrice
et celui d'une Juive d'Alger ! Il y a des draperies en por-
phyre, des chamarrures en or véritable sur acier, et des
boucles d'oreille en pierres fines ! C'est très-joli, et ces
agréments luxueux ont seulement le malheur do laisser
un peu oublier lo visage et la physionomie.
Mais Clesinger, pourquoi n'a-t-il pas quelque Vénus?
C'est le maître des femmes que pique le serpent de la
volupté. Ce vaillant praticien, pourquoi n'a-t-il envoyé
que deux statuettes, improvisées sans doute pour uti-
liser deUx petits morceaux de marbre : un Faune et une
Bacchante? Lui qui a tant d'élégance et de charme, quel-
quefois do la grandeur et du style, il n'est que banal et
même assez lourd, dans ces deux pendants décoratifs.
Ce n'est pas à dire qu'on n'y retrouve point, en certains
endroits, ses qualités d'exécution.
En figures nues, il y a encore uno Martyre, d'un jet
assez élégant, par M. Guilton. Suspendue à un gibet,
elle rappelle un peu la Francesca, de Doré, qui se ba-
lance dans les airs. Il y a de M. Jaley, une jeune fille,
intitulée la Révélation, révélation de l'amour par un
petit génie; c'est rond et faible, pour un membre de
l'Institut. Il y a une Eloa, en bronze, par M. Pollet; un
Faune, par M. Perraud, grand prix de Rome en 1847,
marbre dont les praticiens vantent beaucoup l'exécution;
de M. Carpeaux, autre grand prix do Rome en 1854, un
petit Pécheur napolitain, dont la tête est fine et exprès-
salon de 1803. 449
sive; M. Carpeaux est l'auteur d'un groupe, très-com-
pliqué, en bronze, Ugolin et ses enfants; le Laocoon, sans
doute, empêchait M. Carpeaux de dormir. Ugolin n'est
pas beaucoup un sujet do sculpture : la statuaire aime
les grandes lignes et non pas un hachis do lignes courtes
et entre-croisées, comme dans ce groupe de plusieurs
figures accroupies en un monceau, M. Carpeaux a fait
aussi un buste en marbre de la princesse Mathilde, dans
une espèce de style majestueux à la Louis XIV.
En statues drapées, nous avons la Renaissance, do
M. Chatrousse, destinée, je crois, à la cour du Louvre;
la Dêvideuse, par M. Salmson, jeune Grecque assise,
souvenir de l'art antique ; le groupe en marbré, offert
par les dames de Milan à l'impératrice, représentant la
France et l'Italie, deux femmes debout, qui se font des
compliments; l'auteur, M. Vêla, est élève de l'Académie
de Milan; il travaille très-adroitement le marbre, comme
tous les sculpteurs italiens ; ses draperies sont excel-
lentes, un bras nu est charmant-, mais les types de têtes
sont communs et l'ensemble n'a aucun caractère.
M. Duret, de l'Institut, a fait, pour la ville do Sois-
sons, une statue en bronze d'un ancien bâtonnier de
l'ordre des avocats, M. Paillet; c'est habile, mais insi-
gnifiant ; — M. Maindron, une excellente petite statue,
en bronze, d'Aloys Senefelder, de Prague, inventeur de
la lithographie, et, sur un même médaillon do bronze,
les portraits de deux sœurs, finement ciselés.
Le gros morceau de l'Exposition est la fontaine mo-
numentale, surmontée de la statue de l'amiral Bruat et
destinée à la ville de Colmar, par M. Bartholdi, l'auteur
du monument à la mémoire de Martin Schœn, exposé
436 salon de 1863. »
on 1861, ot qui doit être placé aujourd'hui dans la cour
du Musée do la même ville. La partie architectonique
de sa fontaine est d'un très-mauvais goût, avec des an-
gles ot des ressauts qui offusquent le regard ; peut-être
n'est-ce pas la faute du statuaire, qui sans doute eût
préféré une carcasse de monument plus simple, pour
faire valoir davantage la figure qui le couronne et les
figures symboliques couchées à la base.
Une autre fontaine, pour la ville'd'Amiens, Nympho
debout, portant sur sa tête une vasque, a été exécutée
en bronze par Mme Léon Bertaux, d'après une composi-
tion de M. Herbet.
Un Cavalier gaulois,, par M. Frémiet, et surtout le
Vainqueur du Derby, le jockey Robinson, je crois, monté
sur son noble coursier (le mot classique est bon, cotte
fois, appliqué au vainqueur des courses), petit groupe
en cire, par M. Mène, attirent l'attention des sportsmen.
On peut prédire que ce Vainqueur du Derby aura grand
succès en Angleterre, comme le Hallali du renard, par le
même artiste, qui en a exposé, cette année, le groupe en
bronze argenté.
Les curieux de toute sorte s'arrêtent aussi devant une
sculpture de Courbet, petit Pêcheur, nu et debout, pi-
quant dans le sable avec un trident je ne sais quels pe-
tits poissons analogues à ceux qui s'enfoncent dans les
plages du bord de la mer. Ça ne ressemble pas à un prix
de Rome : Courbet n'a pas fait ça pour entrer à l'Aca-
démie, mais pour en donner à sa fameuse ville d'Ornans
un bronze qui motivera une fontaine.
Les bustes maintenant, et d'abord les portraits offi-
ciels : l'empereur, M. de Morny et M, de Persigny, par
salon de 1863. a 37
M. Iselin ; M. Fould, ministre des finances, par M. Oliva,
qui a fait aussi un buste du comte de Yillèle; Mme do
Solms, comtesse Ratazzi, par M. Courtet ; le seigneur
cardinal Antonelli,le seigneur de Mérode et le seigneur
de Dreux-Brézé, évêque de Moulins, par M. EHex ; lo
prince de Monaco, par M. Meusnier; les sénateurs,
amiral Romain-Desfossés, vice-amiral Charner, maré-
chal Baraguay-d'Hilliers, Hubert Delisle, etc., etc. En
personnages plus ou moins illustres par eux-mêmes :
M. Alexis de Tocqueville et M. Freslon, anciens minis-
tres; M. Isaac Pereire, par M. Cavalier; M. Jules Favre,
par M. Barrias; M. Rude, par son élève, M. Cabet;
M. Scribe et M. Alexandre Dumas; M. Hippolyte Lu-
cas, par M. Gourdel; M. Vacherot,, par M. Lescorné ;
MUo Patti, par M. Lequesne, et Mmc Pauline Yiardot, par
M. Millet, l'auteur du tombeau de Murger, au cimetière
Montmartre, etc., etc.
Un buste très-remarquable, exposé sur le palier du
grand escalier, est celui de Bianca Capello, exécuté dans
le sentiment de la statuaire italienne du seizième siècle,
par Marcello, pseudonyme qui cache la main d'une
femme. Un autre buste, en cire, la duchesse de San C...,
par la même artiste, est exquis de modelé et de physio-
nomie.
Parmi les bustes en terre cuite, il y a un petit chef-
d'œuvre, le portrait d une jeune fille, avec une draperie
qui s'arrête au sommet du sein. Lo dessin est correct, lo
modelé ferme et précis, l'expression fine, le style char-
mant. L'auteur, M. François Lepère, que nous no con-
naissons pas et qui est élève do Rude, ne plaît pas au
jury, qui lui a refusé une gracieuse statuette de femme,
rss salon de 1863.
en terre cuite; la tete, le buste et les accessoires rap-
pellent la délicate exécution de Nini, ce médaillonniste
précieux, dont les œuvres sont recherchées aujourd'hui
avec passion. On peut voir la statuette de M. Lepère à
l'exposition des sculpteurs réprouvés, dont nous dirons
quelques mots en finissant.
Il faut convenir que ces damnés do la statuaire no
sont pas aussi intéressants que ceux de la peinture. Il
n'y a pas là de pièces aussi drôles que les chevaux
peints par M. Brivet, élève de M. Yvon : conservons lo
souvenir de ce M. Brivet, pour voir ce qu'il deviendra.
Et il n'y a pas non plus, parmi les Réprouvés de la
sculpture, de talents qui provoquent à protester vive-
ment contre l'injustice par laquelle ils sont écartés du
Salon officiel. Chez les peintres, on en citerait des dou-
zaines, après M. Whistler, l'auteur de la Dame blanche,
M. Colin, l'auteur du Jeu basque, M. Prieur, l'auteur du
paysage Effet du matin, M. Gautier, l'auteur d'une
Femme adultère, que nous avons oublié de mentionner,
MM. Chintreuil,CélesJtin Nanteuil, Aufray, Delamain, etc.
Chez les sculpteurs condamnés, il y a peu de réhabili-
tations à tenter. Nous n'avons guère remarqué, outre la
statuette de M. Lepère, qu'un buste en terre-cuite
(n° 2317, sans nom d'auteur), où se mêle au sentiment
de la nature un certain sentiment de beauté. Mais
nous nous sommes beaucoup amusé, comme tous les
visiteurs, devant la Parade de la famille Cabasson. C'est
une pochade en terre cuite, reprise à la cire, et signée
Eugène Decan. Sur l'estrade d'une baraque de foire,
quantité de figurines appellent le public à un spectacle
dont les exercices doivent être prodigieux : «Prix, 3 sols,
salon de 1863. 439
et 1 sol pour messieurs les militaires. » Le directeur
fait son speech, l'hercule pose, à côté de ses misé-
rables petites saltimbanques rondement crinolinisées, et
les musiciens jouent de leurs divers instruments. Les
tournures et les physionomies sont très-spirituelles et do
bonne caricature. Il y a de quoi inspirer une lithogra-
phie au caricaturiste du Journal pour rire. Quel scandale
a dû faire auprès du jury cette inqualifiable production
d'un descendant de Phidias!
Plusieurs statuaires, qui n'ont pas d'ouvrages au
Salon, se trouvent cependant portés au catalogue, à
propos de sculptiîres exécutées dans les monuments
publics, par exemple les auteurs de statues pour Notre-
Dame, pour la cour du Louvre, pour les théâtres, les
églises ou les tribunaux : entre autres M. Du Seigneur,
auteur d'un groupe colossal de sept figures, le Crucifie-
ment, à l'église Sâint-Koch ; M. Auguste De Bay, auteur
du monument élevé à l'archevêque Affre; M. Denechau,
qui a fait pour la nouvelle gare du Nord les médaillons
de Watt et de Papin, etc.
Nous ne sommes guère avancé dans notre compte
rendu; eh bien, c'est fini pourtant. En voilà assez, puis-
que, en conscience, il n'y a pas do quoi intéresser beau-
coup les lecteurs d'un journal, qui y cherchent, avec
raison, des nouvelles plus importantes, en un temps où
la vie sociale est éniouvée par tant de faits imprévus.
Combien d'artistes compte-t-on sur le livret du Salon of-
ficiel? Près do quinze cents, puisqu'il contient trois mille
numéros, que nombre d'artistes n'ont exposé qu'une
omvro ou deux, ot que personne n'a pu on exposer plus
de trois. Sur ces quinze cents artistes, combien en avons-
salon de 1863. 440
nous nommé? Une centainepeut-être. Restent quatorze
cents oubliés, qui ont à se plaindre du critique, comme
les Réprouvés ont à se plaindre du jury. Voulez-vous
encore une nomenclature choisie : MM. Achard, Antigna,
de Balleroy, Baron, Bellangé, Bellet, de Bles, Bohm,
Bonnegrace, Brendel, Brissot, Brogniart, Carrier, Cer-
mak, Chaigneau, Chaplin, Chifflard, Mme Collard ,
MM. Court, de Curzon, Dauzats, Debon,Debras, Dedreux-
Dorcy, Desbrosses, Dubufe, Faure, Fauvelet, Fiche!,
Frère, Giraud, Glaize, Gudin, Hamman, M1,e Hautier,
MM. Hédouin, Landelle, Lepoittevin, Levy, Luminais,
Merle, Nanteuil, Palizzi, Patrois," Picou, Riesenor,
Philippe Rousseau, Schnetz, Schopin, Schulzenberger,
lissier, Valerio, Verlat, Ziem, etc.! Tous ces noms sont
connus et ils n'ont pas besoin de cette espèce do men-
tion honorable. Mais cette petite liste, qui laisse encore
en dehors plus de treize cents noms d'exposants, montre
qu'un examen détaillé des œuvres méritantes est infai-
sable dans un journal, quand même on y consacrerait
trente articles, comme fit, l'année dernière, Gautier
dans le Moniteur. Aussi n'avons-nous eu d'autre préten-
tion ici que de donner le vif aperçu d'une exposition
d'ailleurs peu attrayante.
FIN DU TOME PREMIER.
-ocr page 453-( Voir en léle de chaque Salon les sommaires détaillés.)
l'oses.
Préface, par T. Tuons ......................................................v
Salon de 1 SGI (publié dans l'Indépendance)............................1
Salon de 1861 (publié dans le Temps)..........................................91
Exposition internationale de Londres en 1802 (publiée dans
l'Indépendance.............................................................................183
Exposition internationale de Londres en 1862 (publiée dans le
Temps..................................................................................31 ô
Salon de 1863...........................................567
fin lïk la table.
-ocr page 454-l *f"i -
Éfcl
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