LIVRES DE W. BURGER
A T.A LIBRAIRIE RENOUARD, G, RUE Dl£ TÛtîRNOX.
IWiiicm «le In Hollande. — I, Amsterdam et la Haye, Paris, 1858. 1 rot.
in-18 jésus. Trix 3 fr. 50 c.
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Paris, 1800. 1 vol. in-18 jésus. rrix : 3 fr. 50 c.
Trésor* d'art en Angleterre. — 3° édition. Paris, 1805. 1 forl vol. in-18
jésus. Prix : 3 fr. 50 c.
ftalerio d'Arenbcrg n Bruxelles. — Bruxelles, 1859. 1 Toi. in-18 jésjs.
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Van der Bleor de l>eift. — Taris, 1800, 1 vol grand in-8, avec eaux-fortes et
gravures sur bois. Tiré à 50 exempl. seulement. Prix : 20 francs,
Frans Unis. — Paris, 1808. Grand in-18, avec eaux-fortes de Jacquemart,
Flameno, etc., et des gravures sur bois Tiré à 50 exemplaires seulement.
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Histoire de» peintres de toutes les école», lîcole anglaise. — Palis,
180G. I vol. in-Ao jésus. Orné de 150 gravures dans le texte. Prix : 33 francs.
Renibrundt, par le docteur Schbltema, annoté par W. Buuotn. Nouvelle édition,
Paris, 1800. 1 vol. in-8. Prix: 3 francs.
Velazquex et ses «-livres, par W. Stiiuiks, avec notes et catalogue par
AV. BUugeii, Prix : 0 francs.
*
Taris, — Typographie IIknnuygh, rue du Boulevard, i.
-ocr page 3-DE
1861 à 1868
AVEC "LJ TST 33 PRÉFACE
PAR
PORTRAIT DE W. BURGER, GRAVE PAR FJLAMENG
TOME SECOND
LIBRAIRIE DE Ve JULES RENOUARD
ÉTHIOU-PÈROU, DIRECTEUR-tÉRANT
Éditeur de l'Histoire des Peintres de toutes les Écoles
6, RUE DE TOURNON, 6
M DGCC t,XX
-ocr page 4-SALON DE 1864
1
T. II.
-ocr page 5- -ocr page 6-0
3
I. — La réorganisation de l'École des beaux-arts et la réorganisation
des Salons périodiques. — La surintendance et l'Académie. — Le
gouvernement des arls passe à l'État. — Puissance des comités et
du jury. — La révolution a du succès. — Le classement et les ré-
compenses. — L'anarchie de l'art. — Chance de renaissance. —
La critique a besoin de liberté, — La critique descriptive. — Le
Sphinx de M. Gustave Moreau. — Avez-vous vu des sphinx? —
L'(Edipe de M. Ingres. — La peinture a ses moyens propres. —
Les Syndics de Rembrandt. — L'idéal et le style. — Divers styles
et diverses époques. — Tableaux de style. — Les médaillés. —
MM. Levy, l'uvis de Chavannes, Eugpne Faure, Vibert, Poncet,
Riesener, Glaize fils, Leloir tils, Gl;uze père, etc.
II. — Le nouveau-né^ de M. Millet. — Austérité de ses paysanne-
ries. — Caractère des travailleurs rustiques. — Les Paysans, de
Balzac. — Joies de la campagne. — La Bergère et son troupeau.
— Les pastorales des maîtres hollandais. — Un peu de Rabelais et
de Panurge. —M. Jacque, M. Eugène Leroux.— Les lionnes com-
mères, de M. Charles Marchai. — Les Cuisiniers et les Réta-
meurs, de.M. Ribot. — Peintures décoratives de M. Monginot. —
M. Schreyer, de Berlin, et M. Alfred Verwée, de Bruxelles.— Les
Egyptiens, de M. Aima Tadema. — MM. Pasini, I'atrois, Duveau,
Dauban, Dargelas, Maisiat, MUe Eugénie Morin. — Les paysages
médaillés. — MM. Weber, de Berlin, Berchère, Brest, Lavieille,
Nnzon, Hanoleau. — La Uda de M. Jourdan. — Cent femmes nues
au Salon, — Vénus et Phryné.
III. — M. Meissonier, — La Retraite de Russie. — Gros et Charlet.
— La Bataille de Solférino. — De la proportion dans les arls. —
Teniers et Raphaël. — L'ombre et le plein air, — Terburg et
4 sommaire.
Ruisdael. — Dispositions physiologiques. — La Barricade de
M. Meissouier. — Prix des Meissonier à la vente Demidoff. —
M. Gérôme et son Aimée. — Porlrait de M. Amédée Thierry. —
M. G.-R. Boulanger. — Cella Frigidaria. — La chaste Suzanne.
— Six baigneuses à contempler. — La Baigneuse et le Sommeil, de
M. Bouguereau. — La petite Baigneuse, de M. Antigna. — Élude
d'enfant et portrait, par M. Amaury Duval. — Le Malin, de M. Du-
gasseau. — M. Amand Gautier. — L'Atalanle de M. Bin. — Eve
et Vénus. — Daphnis et Chloé, par M. Lobbedez, — Femme nue,
par M. Dauvergne. — La Nymphe des bois, par M. Victor Muller.
— L'amour et la nature.— La Grève et la Leçon d'anatomie, par
M. Feyen-Perrin. — MM. Tony Faivre, Geffroy, Masse, Veller,
llamon, Picou, Mazerolles, Ferat, Gendron, Ranvier, Courbet, etc.
IV. — Les Paysagistes. — Claude et Poussin. — Ruisdael et Ilob-
Jjema, — Raphaël el Rembrandt. — L'idéal et la nature. — La
nouvelle école de paysagistes. — Rousseau. — Les effets dans la
nature. — Le printemps. — M. Millais, de Londres. — Une chan-
son de Rousseau. — A travers un village. — Chaumières sous les
arbres. — Corot. — Le paysage dans les étoiles.— Le peintre Cle-
singer. — Aux bords du Tibre. — Cabat. — Les victimes de l'Ita-
lie. — Danger de passer les Alpes. — La nature naturelle. — Un
satyre dans la forêt de Fontainebleau.— Souvenir du lac de Nemi.
— Les demoiselles de Français. — M. Honoré Olivier. — M. Saal
et les Baigneuses au clair de lune. — M. Flahaut et son Bois
d'oliviers. — M. Chintreuil. — MM. Daubigny pere et fils. —
MM. Blin, Bavoux, Brigot, Washington, Dusaussay, Victor Dupré,
Aguttes, Dalipliard, de la Rochenoire, Michel de Metz, Carrier,
llervier, Letrone, Jeanron, Paul lluet, Harpignies, Melin, Ronot,
Teinturier, Bellet du Poisat, Gudin, Ziem, Hanoteau, etc.
V. — MM. Fromentin, Magy, Reynaud, Belly. — Métempsycose du
monde moderne. — L'espace est ouvert. — Signes d'un rajeunis-
sement de l'art. — M. Adolphe Breton el l'idéal. — Une Gardeuse
de dindons. — Bacchus et les vendangeurs.— Voir, c'est savoir.—
Les grands prix de Rome à Pékin.— La galerie du comte Duchâtel.
— Les paysanneries d'Adolphe Breton. — Prépondérance du sen-
timent humain dans la reproduction de la nature.— Gustave Blan-
che et Théophile Gautier. — Nature, tradition, inspiration. —
5 sommaire.
M. Emile Breton et ses paysages.—M. Guérard.—Adolphe Leleux.
— La Basse-Bretagne et la Vendée. — Envoi d'une paire de sou-
liers par le télégraphe. — Les lutteurs en Bretagne et les courses
à Paris. — M. Armand Leleux. — M. Brion. — Poussin et Giro-
det. — M. Luminais, M. Gabé, M. Langée. — Une victime polo-
naise. — M. Manet prendra-t il le taureau par les cornes? — Ve-
lazquez, Goya, le Greco. — Quelle est la couleur des ailes des
anges? — Les pharisiennes de Paris, — M. Tissot, de Nantes, et
ses « Femmes vertes. » — Sous les marronniers des Tuileries. —
MM. Toulmouche, Fauvelet, Fiche!, Caraud, Comte, Baron, Fauré,
Lambert, Jean Desbrosses, Gustave Jundt et Vollon.
VI. ~ Les Portraits. — M. Winterhalter.—- M. Chaplin. — Les cha-
pelles de Cupidon. — La jeune fille aux tourterelles. — Les pé-
nitents gris. — M. Voillemot. — Mmc Henriette Browne. —
Mme O'Connell. — Portrait de Rachel. — M. Hébert. — Le spectre
bleu. — Le Blue Boy de Gainsborough. — M. Edouard Dubufe,
— La liquidation des Vénus. — M. Bonnegrâce. — Le plus beau
cadre du Salon. — M. Adolphe Brune. — M. Philippe. — M, Biard
et son sexagénaire. — M. Fantin Latour. — Hommage à M. Eu-
gène Delacroix. — M. Viry. — M. Henry Lehmann. — M. Léon
Olivié. — M. Hugues Merle. — M. Bonnat. — M. Gaillard et
Dernier. — M. Cordier, M. Chevrier, Mlle Cerf. — MM. Roux,
Brongniart, May. — Portraits de chevaux et de chiens. — M. Ja-
din. — La meute de M. de Caraillon-Latour.— Still life.— M. Phi-
lippe Rousseau.— MM. Froloff et Lachèvre.— M. Gonaz. — Fruits
et fleurs de^ régions tropicales. — M. Blaize Desgoffe. — Fruits et
bijoux. — Raisins en verroterie. — Gare le règne animal ! — In-
dépendance et impartialité. — Les dessins. — MM. Borione, Cals,
Paul Dubois, Gigoux, Gratia, Hédouin, Lefebvre, Paul Martin,
Tourny. — M. Pollet et les Danatfes.— Mm" la princesse Ma-
thilde et Mme la baronne Nathaniel de Rothschild. — M,le Eugénie
Morin. — Gravure et eau-forte.""— Émaux et faïences. — Photo-
graphie.
VII. — Les Étrangers. — Hoslis, hostilité, hospitalité. — Influence
réciproque des diverses écoles. — Dùsseldorf. — MM. Achenbach.
— MM. Larch, d'Unker, Salentin.— M. Itlembach.— Marie, pleine
de grâces. — Les fonds d'or. — M. Slephen Martin. — MM. von
6 sommaire.
Thoren et Brendel. — M. Ànker. — Baptême et enterrement. —
M. Castan. — Les Italiens. — M. Achille Zo et M. Ferrendiz. —
Le Tribunal de Valence. — Les juges .. en peinture. — Les Hol-
landais. — Israels. ~ M. Jamin. — MM. David Bles et Herman
Ten Kate. — Deux van Schendel à acheter. — M. Springer et les
quais d'Amsterdam.— Mk. llanedoes, Jongkind, de Haas. — Les
peintres belges, — Leys et Gallait.— M. Willems el M. Meissonier.
— Terburg et van der Meer, de Delft. — Les costumes et la phy-
sionomie. — M. de Jonghe. — M. Henri Bource. Charles Bau-
delaire et les coïncidences mystérieuses. — M. Manet n'a jamais
vu de Goya. — Aii bord de la mer. — Le Dimanche d'une jeune
fille protestante. — M. van Ilove. —- M. de Winne. — MM. Cock.
— M. Henri de Braekeleer. — Le siècle s'encanaille. — Une Bou-
tique de tailleur. — M. Louis Dubois. — M. Verlat. — Entre loup
et renard — MM. de Schampheleer, Bohm, de Papeleu, Robie,
llamman. — Au revoir.
VIII. — La Sculpture. — Barye. — Clesinger. — François Ier et
Napoléon Ier. — Jules César.— Les grands hommes ont-ils le cou
court? — Un génie d'occasion. — Combat de taureaux.— Carrier-
Belleuse. — Ondine et bacchante. — La ligne courbe. — La femme
est un composé de globes. — Le petit renard. — Pas trop de fi-
celles. — M. Gain et sa Lionne du Sahara. — M. Paul Dubois et
son petit prédicateur. — La médaille d'honneur décernée à un
mort. — M. Brian et son Mercure. — Foyatier, l'auteur du Spar-
tacus. — L'athlète Alsidamas. — David d'Angers. — M. Perraud.
— M. Fremiet. — Le petit Faune jouant avec des oursons.— Les
crinolines efl plein air.—Les médailles : Mmc Bertaux, MM. Borrel
pbfe, Cambos, Chatrousse, Falguiére, Feug'eres des Foris, Fran-
Cesehi, Iguel, h'otheau, Sopers, Sussmann, Trupheme, Santa Co-
Itintla. — M. Moulin. — M. Crauck et sa Victoire, — M Félon et
sii Nymphe tourmentant un dauphin.-— M. Bartholdi et le Martyr
tnodbrne. — Prornéthée et le sphinx. — Eugène Delacroix. — Le
romantisme.— Préault.— M. Mène et M. Barye fils. — Les bustes.
— Prêtres, militaires, musiciens, etc. — MM. Cordier, Ftex, Gar-
peaux, Gilbert, Barre. — Claude "Vignon. — Types curieux. —
Résumé du Salon de 1864.
i
La réorganisation de l'École des beaux-arts a été le
commencement d'une petite révolution qui se poursuit
dans toutes les mesures réglementaires de l'art français.
Le besoin se faisait sentir d'une centralisation effective
qui mît l'art et les artistes directement sous la tutelle do
l'État. La centralisation est le principe régnant en France,
et la logique gouvernementale commandait sans doute
de l'instituer dans l'art comme partout. En général, le
peuple français, quoi qu'en disent les journaux, semble
s'effrayer de la liberté, comme d'un abandon. Il n'a
guère l'idée de faire Ses affaires par l'initiative indivi-
duelle ou par la solidarité de groupements volontaires. Il
attend de l'État toutes les chances de la vie. Même pour
l'exercice des facultés intellectuelles et morales, même
poiir lo travail et la fortune, il réclame le concours de
l'État. L'autre jour, un peintre s'est suicidé, parce que
l'Administration des beaux-arts ne lui avait pas acheté
un tableau !
Le petit coup d'État qui a enlevé à l'Académie la di-
rection do l'École des beaux-arts et de l'École de Home
salon de 1863. 8
a donc été accepté d'emblée, — sauf par quelques aca-
démiciens. En s'emparant de l'éducation artistique, si
exclusive sous le règne de l'Académie, l'Etat, du moins,
à élargi le programme des études et facilité la carrière
des jeunes artistes.
Le patronage des expositions périodiques appartenait
aussi à l'Académie, comme la maîtrise do l'enseigne-
ment. L'année dernière encore, le jury d'admission et
des récompenses était composé des quatre premières sec-
tions de l'Académie des beaux-arts. La môme influence
qui dominait les Écoles à Paris et à Rome décidait donc
également la publicité des œuvres et la récompense des
artistes. L'Académie façonnait des élèves et continuait
à étendre sur eux les privilèges de sa protection, au dé-
triment des artistes qui avaient l'originalité de se former
en dehors de la règle traditionnelle.
Par une ordonnance du 14 août 1863, signée de M. lo
surintendant des beaux-arts et de M. le ministre delà
Maison de l'empereur, l'Etat, déjà maître de l'enseigne-
ment, s'est attribué la direction des expositions périodi-
ques, et l'Académie n'est plus de rien dans le nouveau
règlement. Un jury, électif en partie, et complété parle
choix de l'administration, est chargé de l'admission et
des récompenses, sous la présidence de M. le surinten-
dant. L'Académie est définitivement dépossédée de sa
longue omnipotence, et la tutelle des arts passe à l'Etat.
Cette petite révolution gouvernementale a été très-ha-
bilement conçue et très-fermement conduite.
Il s'était formé déjà, autour de M. le surintendant et
de son intimité, un groupe de journalistes, de criti-
ques, d'artistes, d'amateurs, de fonctionnaires, qui ont
salon de 1863, 9
fourni les agents de la nouvelle organisation. L'expé-
rience ayant démontré que, sur l'échiquier politique, il
était bon do faire occuper plusieurs cases par le mémo
personnage, — que le général ou le magistrat fût à la
fois sénateur ou député, président ou membre d'un
conseil général, maire d'une commune, etc., — pareille-
ment on a utilisé, dans le gouvernement des arts, quel-
ques hommes de choix, pour fonctionner dans les com-
missions de l'Ecole des beaux-arts et autres comités
directeurs, dans le jury des expositions et des récom-
penses, partout où il faut une action homogène et con-
tinue. Admirable simplification des rouages du gouver-
nement d'un pays! Voulez-vous le procureur général?
M. D. met sa loge ; le sénateur? il met son habit brodé ;
1e maire? il met ses gros souliers. Do mémo, dans les
arts, voulez-vous le professeur ? il prend son crayon ; le
journaliste? il prend sa plume; le juré? il prend son
lorgnon ; le juge des récompenses? il prend sa boule.
Pour montrer que le nouveau règlement des exposi-
tions périodiques donne à l'État le pouvoir absolu sur
les arts, malgré la concession d'un suffrage partiel, il
suffit de reproduire la liste officielle du jury qui a siégé
dans la section de peinture: M. le comte de Nieuwer-
kerke, surintendant des beaux-arts et président des sec-
tions réunies ; M. lo duc de Morny, président du Corps
législatif; M. Robert Fleury, directeur de l'École des
beaux-arts ; M. Théophile Gautier, membre du comité
de l'École des beaux-arts et critique du Moniteur ; M. Ca-
banel et M. Pils, professeurs à l'École dos beaux-arts;
M. Frédéric Reiset, conservateur des musées impé-
riaux ; tous fonctionnaires nommés par l'État ; plus,
T. II. l,
10 salon de 1863. »
quatre peintres ; — sept agents de l'État sur onze mem-
bres. Dans les sections de sculpture, d'architecture, de
gravure, sont adjoints aux artistes les conservateurs des
musées impériaux, quelques journalistes, des profes-
seurs à l'École des beaux-arts, des chefs de bureau et
des conseillers référendaires.
Cet état-major de l'art, prudemment organisé par la
surintendance, est déjà maître de la situation. Il tient
l'enseignement par ses professeurs, l'administration par
ses employés, la presse par ses critiques, tous pratiquant
une solidarité vraiment ferragusienne (voir Les Treize, de
Balzac). Il propagande les mêmes hommes et les mômes
théories, sortant du même foyer. Et ce qu'il y a de mer-
veilleux, c'est que ce groupe central, spécialement voué
à la conduite des arts, est relié, par des influences qui
semblent assez éloignées et presque hostiles, à d'autres
groupes agissant sur les lettres, sur la politique, sur
toutes les branches de l'économie sociale. Avec une telle
organisation et de telles adhérences, on doit compter
que la surintendance des arts ne sera pas un vain mot,
et peut-être parviendra-t-elle à susciter une école qui
représente l'art du règne, comme l'école pseudo-ro-
maine représente la première période impériale. Il lie
lui faudrait que le temps.
Pour commencer, et dès le début, cette révolution a
du succès. Le jury, avivé par des éléments nouveaux,
s'est montré intelligent et même généreux. Les « non
admis» ont leur salle, où brille encore, avec ses che-
vaux, M. Vincent Brivet, élève de M. Yvon. Mais il n'y a
point à regretter d'exclusions injustes, si ce n'est peut-
être pour les paysages de M, Farjon, élève de Troyon.
#
-ocr page 14-salon i)e 1864. 11
Le classement adopté, par ordre alphabétique, ne per-
met guère que des faveurs relatives, un peu plus ou un
peu moins près de la rampeAet il a l'avantage de distri-
buer, dans toutes les salles de l'exhibition, des œuvres
intéressantes. Cependant, lorsque le public aura témoi-
gné ses impressions, il serait bon d'extraire du classe-
ment alphabétique les tableaux les plus remarqués et de
les rapprocher dans une môme salle, comme le jury
d'admission fait d'abord, proprio motu, pour un certain
choix de tableaux accrochés dans le salon central. Ce
jugement public a d'ailleurs été prévenu par le jury des
récompenses, très-empressé de désigner les « artistes
dignes do recevoir la médaille. » La liste en est déjà pu-
bliée, et déjà les tableaux élus portent sur un cartel la
mention de leur récompense. Là encore, ayant à distri-
buer une soixantaine de médailles entre plus de deux
mille exposants, le jury de la surintendance a été plus
compréhensif et plus équitable que l'ancien jury de l'A-
cadémio. Sur les quarante peintres médaillés, il y a na-
turellement quelques favoris, patronés de haut, mais, en
général, les choix sont justes, d'autant qu'ils s'appli-
quent à des œuvres extrêmement divergentes par l'ima-
gination et par le style : aux paysanneries de M, Millet
et à la Foire aux servantes de M. Marchai, comme aux
espèces de fresques de M. Puvis de Chavannes et au
Sphinx de M. Gustave Moreau.
Ou ne saurait blâmer cet électisme du jury, en un
temps où l'art français n'a plus de caractère spécifique
et où il se hasarde à l'aventure.
Ce n'est pas un mal, peut-être, que cette anarchie de
l'art contemporain.
salon de 1863. 12
Le monde tout entier se renouvelle, dans ses idées et
dans ses formes, dans ses institutions et dans ses mœurs.
Les vieilles utopies religieuses, politiques, économiques,
g,
s'étant évanouies, l'esprit humain et l'activité humaine
tendent à des conceptions et à des pratiques plus solides.
Sous la société actuelle, inquiète et vacillante, il y a
sans doute une vitalité énergique qui s'affirme déjà, dans
la science et l'industrie, par des découvertes et par des
faits imprévus.
De même en art, les vieux systèmes et les vieilles
écoles ont disparu. Une sorte de panthéisme effrayant
s'est ouvert devant les artistes : ils s'en vont chercher
leur inspiration aux extrémités de l'idéal ou du réel,
s'égarant jusqu'au fantastique absurde ou jusqu'à des
niaiseries grotesques, offusquant parfois tout ensemble
la tradition, le sentiment et la nature, reniant les condi-
tions essentielles et les ressources propres à chaque
spécialité de l'art. Les statuaires font de la sculpture
pittoresque; les peintres font do la peinture sculpturale
ou de la peinture littéraire. Il serait bien à propos qu'un
nouveau Lessing vînt aujourd'hui expliquer les limites
qui séparent les divers arts, et surtout qu'une nouvelle
esthétique, simple et lumineuse, expliquât lo but et les
moyens de l'art lui-même.
Eh bien, malgré ces égarements et ces expériences,
malgré ces folies et ces faiblesses, malgré la pression
gouvernementale, malgré le mauvais goût des riches
acquéreurs de tableaux et d'objets d'art, je ne sais quoi
donne de l'espoir pour une renaissance prochaine. Le
Salon de 1864 n'offre pas d'œuvres hors ligne, — ex-
cepté, si l'on veut, les Meissonier et les Rousseau, —-
salon de 1863, 13
rien qui passionne les artistes, comme jadis les tableaux
d'Eugène Delacroix, ou qui charme le monde élégant,
comme les Vénus de MM. Cabanel et Baudry au dernier
Salon, ou qui excite la curiosité, comme les excentri-
cités de Courbet; Doré non plus n'y est pas, mais il est
partout ; il y manque Couture, un vrai peintre, qui a
renoncé aux expositions ; il y manque deux grands
paysagistes, Diaz et Jules Dupré ; et bien d'autres, sans
parler de M. Ingres; et cependant le Salon do 1864 est
intéressant et très-instructif, parce qu'on y constate, en
des genres divers, certains résultats louables et surtout
des téntatives plus ou moins heureuses, qui peut-être
aboutiraient bientôt, si la critique était libre, si les pro-
pensions qu'on devine chez beaucoup d'artistes pou-
vaient se discuter, s'interpréter, s'éclaircir et se propager
par une presse indépendante. Car la critique est le
moyen de communication entre les artistes isolés dans
leurs ateliers, une espèce do miroir, plus ou moins
fidèle, où chaque producteur peut examiner à nouveau
ses propres œuvres et celles de ses concurrents, telles
qu'olles se réfléchissent dans la conscience des specta-
teurs de l'art.
Comme les écrivains ne sont pas libres en France, la
critique ne pouvant guère toucher aux causes philoso-
phiques et sociales gui, en tout temps et en tout pays,
impulsent ou arrêtent le mouvement de l'art, il n'y a
presque plus en France qu'une critique superficielle et
descriptive; c'est elle qui détourne l'art de la contem-
plation des choses humaines, qui l'entraîne à la recher-
che d'un idéal dégagé de la vie réelle, et par consé-
quent insignifiant. Les sphinx et les hippogryphes, les
salon de 1863. 14
nymphes et les mythologiades, et toute cette archéo-
logie fantaisiste laissent tranquille le monde présent.
Sans doute l'art n'est point directement un professeur
de philosophie et un réformateur social. Los tableaux
prédicateurs sont ridicules. L'art a pour objet la beauté
et non l'idée. Mais, par la beauté, il doit faire aimer ce
qui e&t vrai, ce qui est juste, ce qui est fécond pour le
développement de l'homme. Un portrait, un paysage,
une scène familière, un sujet quelconque, peuvent avoir
ce résultat, aussi bien qu'une image héroïque ou allé-
gorique. Tout ce qui exprime, dans une forme bien sen-
tie, un caractère profond de l'homme ou de la nature
renferme de l'idéal, puisqu'il provoque la réflexion sur
des points essentiels de la vie.
En ce sens-là, on peut dire que le sujet n'importe
guère, pourvu qu'il recèle quelque élément significatif
et sympathique. Mais les sujets simples ne prêtent pas
à la critique descriptive, et c'est elle qui favorise et en-
tretient une sorte de peinture littéraire, traduisible en
phrases abondantes, magnifiques ou capricieuses. Tout
tableau sur lequel un littérateur de talent peut écrire
plusieurs belles pages est assuré de sa réputation. Si,
d'aventure, quelque « critique, autorisé » (par l'Etat)
avait l'obligeance d'écrire trois colonnes sur le Veau de
Millet, Millet, qui est bon peintre, deviendrait peut-être
un peintre à la mode.
Mais le jeune Veau do M. Millet court grand risque
d'être sacrifié au vieux Sphinx de M. Gustave Moreau.
Comment s'occuper d'une chose vulgaire et qu'on peut
voir tous les jours dans nos campagnes, quand nous
avons là un monstre idéal, venant d'un pays très-éloigné
salon de 186-4. 15
et d'une civilisation absolument éteinte? Avez-vous vu
des sphinx? Quelqu'un a dit : « L'art consiste à faire ce
qu'on voit et ce qu'on sent, mais ce n'est pas facile. »
Eh bien, non. c'est le contraire : l'idéal de l'art, c'est
de faire ce qu'on n'a jamais vu et ce qu'on ne saurait
sentir, et ce n'est point trop difficile.
Ah 1 les amants do l'idéal ont leur desideratum cette
fois ! Pensez quel idéal le peintre peut mettre dans un
sphinx, et quelle superbe littérature la critique peut
aligner sur ce sphinx qui n'a jamais existé! Ce sphinx no
manquera pas d'être le lion du Salon do 1804 et de la
critique "idéaliste et officielle. Comptez qu'il en sera
parlé pour plus de mille écus, et que M. Moreau entrera
désormais dans la phalange privilégiée. M. Moreau est
un homme arrivé. S il vient de loin, je ne sais : il mo
semble qu'il doit venir d'Italie, d'où viennent habi-
tuellement les artistes fameux dans l'école française.
On ne trouve plus de sphinx qu'à Ilome, dans la
vieille terre où sont ensevelis les restes du paganisme
oriental.
Je n'ai jamais vu de sphinx en vie, mais celui-ci, qui
est en carton, m'a attiré. Je me suis arrêté longtemps de-
vant lui, comme un curieux moderne, qui va encore
l'interroger. C'était le jour de l'ouverture du Salon, alors
que les visiteurs, n'étant pas encore avertis par la cri-
tique, ne soupçonnaient point tout ce qu'il y a d'idéal
dans cette composition fabuleuse, dont le succès doit
être décidé aujourd'hui. J'étais presque seul devant co
sphinx, pour le deviner, et, par instinct, ou par ressou-
venir du célébré tableau de M. Ingres, appuyant mon
coude sur mon gcuou et inclinant ma tête contre la
salon de 1864. 474
paume de ma main, je me mis à méditer sur cette lé-
gende fatale et peu édifiante :
« Toul le monde connaît» OEdipe, — quatorze siècles
seulement avant l'ère chrétienne, ■—le père Laïus qu'il
tue, la mère Jocaste qu'il épouse, les fils Etéocle et Po-
lynice qui s'entre-tuent, la fille Antigone qui lo promène
aveugle et proscrit. Le malheur fut qu'il y avait alors
sur une montagne aux environs de Thèbes un sphinx,
— la race en est perdue depuis plus de trois mille ans,
•— lequel proposait une énigme de première importance
pour l'humanité, à savoir quel est l'animal qui a qualre
pieds le matin, deux à midi, et trois le soir. Ah! si
OEdipe n'avait pas deviné cette charade, peut-être que
la destinée de l'humanité n'en eût point été pervertie,
et que lui-même n'eût point commis l'inceste, cause de
ses misères. — N'est-ce pas que cette tradition est bien
intéressante pour la civilisation moderne?
Nous sommes sur le roc où habite le sphinx, à la cime
d'une chaîne de montagnes en granit, dont les pics se
dressent, aigus comme dos faux la pointe en l'air. A
peine entrevoit-on quelquè percée sur un ciel tempé-
tueux. Qu'allait faire OEdipe en cette retraite formida-
ble? (Fallait pas qu'y aille!) Il y est, debout, accoté
contre le roc et tenant do la main droite sa lance ren-
versée. Le sphinx, tête et sein de jeune femme, corps
et pattes de lion, ailes d'aigle, s'est agriffé contre lui,
les griffes de devant contre le cœur du téméraire, l'ar-
rière-train pelotonné à la hauteur où pourrait être une
feuille do vigne, suppléée par un bout de draperie. Le
pauvre OEdipe est ainsi attaqué dans toutes ses .parties
sensibles. Ils sont tête à tête, profil à profil, nez à nez,
salon de 4864. 17
œil à œil. Elle le magnétise de son regard féminin, l'ir-
résistible ! Lui, inquiet, sceptique, renvoie dans l'œil
fauve un rayon pénétrant. Devine! car ici, en bas, sous
tes pieds, dans une étroite et sombre cavité du roc, sont
déjà tombées des victimes. On voit encore une main qui
s'accroche à l'angle coupant du précipice, un pied qui
se crispe hors du gouffre.
Tout cela est terrible, quand on y pense, et je recon-
nais volontiers qu'il y a beaucoup de nouveauté et d'o-
riginalité dans l'interprétation et la mise en scène de la
vieille légende. Quelle occasion pour rappeler le tableau
de M. Ingres et pour le comparer à celui de M. Morcau !
Dans le tableau de M. Ingres, l'homme se pose devant
le sphinx qui expose et propose sa devinaille. Ici, c'est le
sphinx qui s'impose à l'homme, qui s'y attache et ne le
lâchera point, s'il n'est vaincu par la clairvoyance. Le
sens du symbole est bien plus fatal, et par conséquent
plus conforme au génie antique et païen, dans cette
imagination de M. Moreau. La manière dont M. Ingres
a compris et traduit son OEdipe est plus chrétienne en
quelque sorte, l'homme conservant son libre arbitre
pour affronter le mystère. Dans le monde antique, la
fatalité saisit l'homme et le domine. Depuis le christia-
nisme, l'homme a conquis la spontanéité, et c'est lui
qui provoque la naturo et qui la domptera.. N'est-ce pas
qu'on pourrait en dire long sur le Sphinx de M. Morcau
et sur Y Œdipe do M. Ingres, sur l'orient et sur la my-
thologie, sur Sophocle et sur les sculpteurs grecs, sur
l'histoire ot sur la fable, sur la morale et sur l'es-
thétique, sur la civilisation d'autrefois et sur celle
d'aujourd'hui? Ah! lo précieux tableau que ce Sphinx,
salon de 1863. 18
pour rébattement des idéalistes et des littérateur®!
Mais, à propos, et la peinture? Vraiment, il n'est pas
question de ça. Comment est-ce peint? Ce n'est guère
peint. Il y a des contours noirs, comme les lignes d'un
dessin au crayon, pour silhouetter les formes; il y a du
gris jaune dans l'intérieur du galbe des figures, et du
gris brun sur le plat dos rochers. Ce serait aussi bon,
dessiné au trait. Cela ferait bien peut-être en sculpture,
un groupe de bronze ou un caméo taillé sur onyx. Mais
le mieux de tout, pour ressusciter ces allégories téné-
breuses, c'est encore l'art littéraire.
Drôle de tableau, qui fait causer de la Grèce et de ses
légendes, et qui ne fait pas même penser à la peinture !
La peinture a pourtant des moyens propres, très-dif-
férents do l'art du dessinateur, du statuaire, du ciseleur
ou de l'écrivain. Vous êtes devant les Syndics de Rem-
brandt, au musée d'Amsterdam. Il n'y a point là matière
à périphraser. Pas de symbole, pas de drame, pas le
moindre élément littéraire : cinq hommes assis près
d'une table à gros tapis de laine, et qui ne font rien que
s'entretenir de leurs affaires. Adieu l'idéal, comme l'en-
tendent nos amis de Paris, qui sans doute tiennent aussi
ce tableau pour un chef-d'œuvre. C'est de la peinture.
La peinture seule en fait le mérite, et seule elle exhausse
ce tableau au sommet dos réalisations artistes. Qu'y a-t-il
donc? Il y a que, par l'artifice de la couleur, de la lu-
mière et du clair-obscur, le peintre a mis l'espace sur
une toile plane et qu'il y a fait vivre en relief et en réalité
des hommes qui pensent et qui communiquent avec
nous, comme s'ils avaient la flamme immortelle.
C'est, pour ainsi dire, l'injection de la vie dans les
-ocr page 22-SALON DE 18(54.
êtres représentés, quels qu'ils soient et quoi qu'ils fas-
sent, qui élève un tableau à la hauteur de chef-d'œuvre.
Pareillement en sculpture e't dans les autres arts. Mais
je défie les idéalistes les plus « autorisés » d'en écrire
aussi long sur les 'Syndics de Rembrandt que sur le
Sphinx de M. Moreau.
Cela dit, j'avouo que j'aimerais mieux avoir fait ce
Sphinx, qu'une bataille gigantesque, et je joins ma
boule à celles du comité des récompenses pour accorder
à M. Moreau la médaille.
Après l'idéal, nos amis les critiques de Paris ont en-
core un autre mot d'affection : le style. Ce qu'ils appel-
lent te style, c'est un certain style, celui qui, seul peut-
être, arriva à la perfection, le style grec, consacré par
une admiration de vingt siècles. Ah! qu'ils ont bien
raison d'adorer l'art grec !
Dans toute ma vie, ce qui m'a fait le plus d'impres-
sion et Je plus de plaisir, ce sont les marbres du Parthé-
non, au British Muséum. La Madone de Saint-Sixte, do
Raphaël, la Ronde de nuit, de Rembrandt, n'étonnent
pas autant que la statuaire de Phidias. Ah! quel style et
quelle beauté!
Mais de ce que cet art grec est superbe et même su-
périeur à tout, il ne s'ensuit pas qu'il faille le prendre
pour type et en pasticher le style. Les artistes du moyen-
âge, ceux de la Renaissance, ceux du dix-septième
siècle, eurent un style à eux, et l'art contemporain doit
aussi avoir un style propre. Chercher le sens et la forme
de l'art moderne dans les écoles et les civilisations mor-
tes, apprécier la vie en s'enfermant dans des tolit -
beaux], cela peut convenir à un archéologue ; mais
19
salon de 1863. 20
la critique, en admirant le passé, doit se tourner vers
l'avenir.
Puisque nous n'avons plus les mêmes idées, ni les
mômes mœurs, ni les mêmes aspirations que la Grèce
antique et que l'Italie de la Renaissance, Phidias ou
Raphaël ne sont pas un critérium pour juger les artistes
contemporains. La beauté, l'idéal et le style, si l'on
veut, ne sont point du tout les mêmes pour l'homme du
dix-nouvième siècle que pour le païen ou le catholique.
La critique française, en général, ne semble être ni de
son temps ni de son pays, lorsqu'elle prône l'idéal et le
style qui appartenaient jadis à la Grèce où à l'Italie. Et
là-dessus pourtant, les critiques qui tiennent tout le
journalisme français, depuis le Moniteur, la Revue des
Deux Mondes, la Gazette des 'Beaux-Arts, la Presse, le
Journal des Débats, jusqu'au Temps, au Constitutionnel,
à l'Opinion nationale, etc., s'accordent. Tous sont empri-
sonnés dans la même théorie, et jamais on n'avait vu
plus complète unanimité. Peut-être n'est-ce pas très-
bon signe, et peut-être le progrès gagnerait-il à des di-
vergences et à des discussions entre les interprètes de
l'art. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que l'influence d'une
critique si compacte ne domine pas universellement la
pratique des ateliers. Sans doute, on espère y arriver
avec la nouvelle centralisation. Cependant il faut que
l'instinct des artistes soit bien vigoureux pour résister à
ces autocraties confédérées, qui dispensent la publicité
et le succès.
Vraiment, un certain style, même le plus beau du
monde, n'est pas le stylo : il y a autant de styles que
d'époques, que d'écoles, et même que de grands artistes,
salon de 1864. 21
absolument comme on littérature. Lo style littéraire,
est-ce celui de Bossuet ou celui de Molière, celui de
Voltaire ou celui de Rousseau? En peinture, le style de
Corrége n'est point du tout celui de Raphaël ; le style
des Vénitiens n'est pas celui des Bolonais. Chez Poussin
et autour de lui, le style consiste à s'inspirer des bas-
reliefs antiques, à s'assimiler ces souvenirs et ces for-
mes, et à les utiliser jusque dans le paysage; chez van
Dyck, le style c'est de poser un portrait élégant contre
un portique, avec une blanche main ballante le long
d'un fût de colonne; chez Watteau, le style c'est de tor-
tiller de sveltes et maigres femmelettes, dont les doigts
fins et osseux semblent cliqueter comme de l'acier; et
tout cela est le mieux possible, à Rome, à Londres ou à
Paris, — on son temps. Je souhaiterais à la France
contemporaine d'avoir des peintres qui la représentent
aussi gentiment que Watteau représenta la Régence.
Nos amis les critiques préféreraient la résurrection de
Nicolas Poussin, de Raphaël, d'Àpelles ou de Zeuxis.
Qu'est-ce donc que le style, en général? C'est la ma-
nière originale, juste et profondément appropriée, d'ex-
primer les caractères et les formes, — le dedans et le
dehors, selon l'essence des êtres ou des objets qu'il
s'agit île représenter. La définition du style et celle de
l'idéal nous semblent presque identiques. Apparemment
que Rembrandt a du style dans ses singuliers portraits
où il anime le personnage qui a posé devant lui ; mais
son style n'est pas celui de Raphaël. Peut-être bien que
Molière dans ses comédies, La Fontaine dans ses contes,
Voltaire dans Candide, Diderot dans le Neveu de Ra-
meau, ont autant de style que Bossuet dans ses Oraisons
22 salon de 1863. »
funèbres. A mon sens, Brouwer a plus de style que. les
Carrache, et Daumier plus de style que Flandrin.
llolà! Il ne faut pas se risquer, du premier coup,
aux extrémités de ces questions délicates. Suffit que
nous proposions seulement de reconnaître qu'un style,
même lo plus parfait, comme le style grec, n'est pas le
style ; de même qu'un idéal, païen, chrétien, ou autre,
n'est pas toute la poésie.
Le système — nous n'osons pas dire l'esthétique —
des critiques français nous paraît donc borné et très-
incomplet. L'idéal d'autrefois et le style qui s'y adapta
sont vraiment étrangers à notre époque, où. toutes les
civilisations tendent à se concréter ensemble, où les
appréciations de toutes choses se généralisent, où la so-
lidarité est sentie et consentie dans le temps et dans
l'espace, où l'on aspire à une histoire universelle, amal-
gamant, sans les confondre, toutes les particularités, et
même à une association effective, balançant toutes les
idées et tous les intérêts.
Il est tout simple que plusieurs des médailles aient
été attribuées aux peintres à qui le jury reconnaît du
style. M. Moreau a passé le premier, à l'unanimité,
dit-on. Viennent ensuite trois grands prix do Rome, qui
ne peuvent manquer d'avoir du style : M. Biennoury,
auteur d'un Christ au jardin des Oliviers, commandé par
le ministère de la Maison de l'empereur ; M. Giacomotti,
auteur d'une Agrippine, également commandée par la
Maison de l'empereur; M. Emile Levy, auteur d'une
Idylle grecque, pleine de charme; ajoutez M. Hector
Leroux, pensionnaire à l'Ecole de Rome, auteur de Fu-
nérailles au columbarium de la maison de César. Puis ar-
salon de 18134. 23
rivont les peintres qui ont le bon goût d'emprunter des
figures nues à la mythologie ou à la Bible : M. Jourdan,
auteur d'une Léda, M. Vibort, auteur d'un Narcisse
changé en fleur, M. Poncet, élève d'IIippolyte Flandrin et
auteur d'un Orphée sur le mont Rhodope, M. Riesener,
auteur d'une Erigone et d'une Nymphe, M. Puvis de
Chavannes, auteur d'une allégorie où trois femmes nues
représentent VAutomne, M. Eugène Fauro, auteur d'une
Ève dans le paradis terrestre, M. Leloir fils, auteur
d'un Daniel dans la fosse aux lions, M. Glaize fils, élève
de M. Gérôme et auteur d'un Samson quittant la couche
de Dalila, M. Tony Faivre, auteur d'un plafond où de
petits génies ailés voltigent en-Pair. De pareils sujets
commandent naturellement le style. On doit croire en-
core que M. Vannutelli, de Rome, dont l'adresse est à
Paris chez le prince de Scylla et dont le tableau, une
Intrigue sous le portique du palais ducal à Venise, appar-
tient à Mmc la princesse Mathilde, que M. Léon Perrault,
dont le tableau appartient aussi à la même princesse, ne
sont point étrangers au style et à l'idéal, non plus quo
M. le vicomte Lepic, qui demeure au palais du Louvre.
Avec M. Protais, qui peint des soldats, cela fait à peu
près moitié des médaillés. Là-dessus, nous reprendrons
tout de suite ceux de ces artistes qui, môme sans mé-
daille, eussent attiré l'attention.
M. Levy avait exposé, l'année dernière, une Vénus
ceignant sa ceinture, dont les formes roides ne plurent
pas autant que les formes félines des Vénus de MM. Ca-
banel et Baudry. On y sentait néanmoins quelque chose
de pas vulgaire, une certaine élégance, malgré l'af-
fectation, une volonté particulière dans le type. Cette
salon de 1863. 24
année, outre son Idylle, M. Levy a exposé une tcto de
jeune fille, vue de profil, très-serrée de dessin et minu-
tieusement modelée. L'Idylle représente une vasque
perchée sur un piédestal, dans laquelle boit un jeune
berger, la tête penchée, de face ; près de lui, sa petite
compagne, une fillette, vue de profil, essaie de s'ex-
hausser au niveau de la vasque dont ses petites mains
ont saisi les bords; mais ses lèvres n'arrivent pas jus-
qu'à l'onde limpide (style poétique). Ce mouvement est
très-naïf, très-juste et très-distingué. Ce qui fait que c'est
de la peinture idéale, c'est que les deux figurines et leur
entourage ne sont précisément d'aucune époque et d'au-
cun pays. Un réaliste eût mis là deux enfants de nos
campagnes et ça s'appellerait une paysannerie. Ce qui
complète l'idylle, c'est qu'au bord de la vasque roucou-
lent deux tourterelles, symbole de la destinée amou-
reuse qui attend ces petits Daphnis et Chloé.
L'Automne, de M. Puvis do Chavannes, est une heu-
reuse composition : au milieu, une femme, de face, les
bras tendus vers un berceau de pampres, cueille des
raisins qu'une autre femme, vue de dos, reçoit dans une
corbeille -r à gauche,, une femme assise et drapée de
bleu, l'Automne sans doute, regarde les deux belles
nymphes dont les tournures sont calculées pour faire
valoir les formes féminines sous leurs divers aspects.
C'est un peu l'idée des trois déesses de Rubens, l'une
se montrant de face, l'autre par derrière, la troisième de
profil, afin de disputer la pomme do beauté. La mémo
intention se trouve aussi dans les Trois Grâces de Ra-
phaël, dans quelques bas-reliefs antiques, dans des mé-
dailles et des pierres gravées. Le dessin de M. Puvis de
salon de 1864. 25
Chavannes a de l'élégance, même une certaine gran-
deur. Son coloris pâle tient toujours de la fresque et
laisse l'effet trop vague. Un peu plus de ton en certaines
parties du modelé, et ses tableaux prendraient de l'im-
portance dans l'école contemporaine.
L'Eve de M. Faure est dans la même attitude que la
nymphe d'automne qui cueille des raisins. Debout ot
de face, elle lève aussi ses bras, pour attraper et sentir
des branches de pommier en fleurs. C'est comme le
prélude de sa chute. La sensuelle commence par l'eni-
vrement des parfums. Que faire dans le paradis terres-
tre, à moins de jouir de cette fête printanière? Il n'y a
pas de mal à aimer les fleurs, ni à cueillir des pommes,
et la légende de la Genèse est vraiment cruelle. Heureu-
sement que nous avons changé tout cela, au rebours, et
que la croyance à la chute a été remplacée par la
croyance au progrès. Ce fut sans doute quelque Nor-
mand bien avisé qui eut l'hérésie de protester le pre-
mier contre lo crime symbolisé par la pomme édénique.
La peinture de M. Faure est un peu faible, et son Eve
est creuse; on verrait le jour à travers : inconsistance
qui préserve du réalisme, mais qui ne convient pas à la
plantureuse mère de tant d'enfants. M. Faure a aussi
exposé un portrait de femme, qu'on peut classer entre
les portraits de M. Dubufe et ceux de M. Chaplin.
Le Narcisse de M. Vibert est encore bien plus vide que
l'Eve de M. Faure : une ombre. Il existe si peu comme
homme, qu'on s'étonne moins de sa métamorphose. Il
pourrait s'évanouir en brouillard; mettons qu'il se
change en fleur. Il est couché de son long, mollement
incliné vers la fontaine où se réfléchit sa pâle image. La
T. Il, 2
-ocr page 29-26 salon de 1863. »
composition est entendue comme celle du tableau de
Poussin, n° 442, au Louvre. On est toujours sûr de trou-
ver nos peintres idéalistes dans les parages do Poussin
ou de Raphaël, quand ils ne sont pas au diable dans
les ténèbres mythologiques ou dans les temps anté-
diluviens.
M. Poncet ne ressemble à rien, avec son Orphée sur
le mont Rhodope, debout, de grandeur naturelle, appuyé
sur sa lyre, entouré de lions qui lui lèchent les pieds.
Tout élève de l'Académie en pourrait faire autant. Ah!
que c'est triste à voir, cette figure inepte et ces lions en
papier! Mais le sujet est emprunté à Virgile, et l'auteur
est élève et sectateur d'Hippolyte Flandrin. Ce sont là
des recommandations auprès du jury.
Quoi a pu recommander M. Riesener, si différent des
peintres anémiques et mélancoliques? Ses sujets, pro-
bablement. Heureux ceux qui font des femmes nues,
aujourd'hui! L'empire des arts est à eux. Pourvu cepen-
dant que ces poseuses déshabillées prennent des noms
mythologiques. A cette condition, on peut même s'écar-
ter du Poussin et s'égarer jusqu'à Rubens et à Jordaens.
Riesener n'est pas de l'école de Flandrin, mais de celle
d'Eugène Delacroix. Il a toujours aimé les bacchantes,
les naïades et les dryades, qui prêtent encore mieux à
ki couleur qu'à l'idéal. Il n'a pas été vers les fantaisies
du public : c'est le goût actuel qui est venu vers sa
Nymphe et son Erigone. La nymphe, couchée sur le
ventre, appartient au ministère de la Maison de l'empe-
r
reur. L'Erigone est renversée sur le dos, tête en bas,
jambes en l'air, et jouant avec une panthère. C'est tou-
jours l'histoire des deux Vénus de l'an passé, l'une par-
salon de 1863. a 37
ci, l'autre par-là, et qui, à elles deux, sont comme la
médaille de l'art de notre temps, avec sa face et son re-
vers. Dans YÉrigone de M. Riesener, les raccourcis sont
étonnants et les tons de chair délicieux. C'est do la pein-
ture assez jordanesque, où la figure vivante est bien en-
veloppée dans les pampres et les feuillages d'un paysage
chaleureux,
Je n'ai pas remarqué jusqu'ici la Lêda, de M. Jour-
dan : est-ce celle dont le cygne amoureux n'en est encore
qu'à frôler de son bec les pieds de la reine de Sparte ? Je
n'ai pas su découvrir non plus VAgrippine de M. Giaco-
molti, ni le Jardin des Oliviers de M. Biennoury, ni le
Columbarium de l'élève de Rome, ni d'autres encore
qui ont obtenu la médaille. Il faut croire que ces pein-
tures ne marquent pas beaucoup au Salon, où l'œil
exercé, quelles que soient les sympathies, aperçoit toute
œuvre distinguée par son mérite ou par sa bizarrerie,
par n'importe quoi.
M. Léon Glaize fils est élève de son père et de M. Gé-
rôme, et de ses deux maîtres il fait un mélange assez
baroque. On regarde cette femme moite, à la chevelure
roussâtre, à la peau mi-ambre, mi-nacre, couchée sur
un cubiculum d'où s'élance un furieux, qui rompt des
cordes, à la façon d'un hercule de kermesse. Bon sujet
pour attirer le public des dimanches, et sans doute aussi
beau prétexte à peinture, si ce drame allégorique do
Samson et Dalila était compris simplement, dans sa ru-
desse biblique.
Le Daniel de M. Louis Leloir fils est moins maniéré.
Le prophète descend radieux et tranquille vers les lions
qui semblent magnétisés et qui, à son approche, se cour-
salon de 1863. 28
bent docilement. L'effet de lumière est juste et la cou-
leur générale harmonieuse.
Le père de M. Louis Leloir a fait une Sapho au cap
Leucade; le père de M. Léon Glaize, une allégorie inti-
tulée les Ecueils. Montées sur une barque antique, des
jeunes filles nues rament entre les écueils des vices ca-
pitaux, disséminés sur les rives en figures symboliques :
ici, la Paresse, couchée sur le sable ; là, grimpé sur la
cime d'un rocher, l'Orgueil 5 puis, la Volupté, l'Envie,
la Colère, ot le reste. La jeunesse imprudente échap-
pera-t-elle à ces séductions ou à ces monstres? Une des
jeunes filles, entortillée dans des guirlandes de fleurs,
penche déjà et va tomber du côté de la Volupté ; d'au-
tres regardent curieusement, ou luttent avec énergie
pour sauver la barque et la pousser loin des écueils.
Bah! ces écueils se rencontreront partout dans la vie,
et l'on n'y échappe que par la mort. La composition de
M. Glaize père, un peu embrouillée, ne se devine pas
tout de suite, mais il y a quelques figures heureusement
tournées et qui ont un charme assez étrange.
M. Glaize père ayant eu déjà toutes les médailles et
même la croix, M. Leloir père ayant obtenu aussi les
médailles précédemment, ce sont leurs fils que les ré-
compenses ont été chercher. Les visiteurs ne sont pas
encore bien au courant de cette nouvelle organisation
rémunérative, qui laisse en dehors les artistes déjà
connus du public. On s'étonne de ne pas voir les men-
tions de récompenses sur les tableaux les plus admirés
du Salon. Comment M. Meissonier n'a-t-il rien, quand
des artistes d'ordre inférieur sont signalés hors ligne
par le cartel de leur médaille? Il se pourrait que la sur-
salon de 1864. 29
intendance renonçât à afficher ces signes de récompense
toute récente, ou qu'elle prît le parti de décorer .avec
plaques, médailles, rubans et cordons, les œuvres des
artistes qui ont obtenu ces faveurs à des dates quelcon-
ques, de même qu'on émaillo les tuniques des soldats
avec des décorations multicolores, rappelant leurs ex-
ploits dans les divers conflits de la guerre. Ce serait
comme un rappel des états de service de chaque engagé
dans les concurrences pacifiques de l'art. Le gouverne-
ment pourrait bien avoir cette idée-là, pour imprimer
encore davantage sa marque sur les artistes, comme il
l'imprime sur tout ce qu'il fait mouvoir dans son large
orbite. Le public reconnaîtrait ainsi, à première vue,
les princes de l'art, les généraux, les capitaines, les ser-
gents et toute la hiérarchie officielle.
En ce premier article, voulant constater l'entraîne-
ment littéraire de la critique parisienne à propos de
peinture, peut-être nous sommes-nous laissé entraîner
nous-même à une sorte de polémique. Il no serait pas
mauvais, d'ailleurs, que la critique se vivifiât un peu
par la contradiction. Cependant nous tâcherons do ne
plus sortir du Salon, et tout simplement de rendre
compte des œuvres notables qui y sont exposées. Dans
le prochain article, nous parlerons des autres artistes
qui ont été médaillés, sans se tourmenter directement
de l'idéal ni du style, tels que les comprend et les re-
commande la critique autorisée.
salon de 1863. 30
II
Vous ne savez pas : il y a un nouveau-né. La mère
est blonde, et même un peu fauve ; Lucine, déesse fan-
tasque, l'a surprise en plein champ , ou peut-être au
coin d'un pré, à l'ombre d'un buisson tout enfleuri, ou
près d'une touffe de dictame. Est-ce que quelqu'un ne
pourrait pas faire, sur le Veau do Millet, une églogue
plus ou moins antique, aussi bien qu'on fait des odes
sur la naissance des princes? Est-ce que la poésie n'est
pas dans les existences agrestes comme dans la vie
héroïque ? Mm0 Sand l'a prouvé sans doute, avec ses
pastorales du Berry. Il est vrai que Millet ne cherche
point le charme, en interprétant les scènes rustiques. Il
conserve toujours une gravité presque solennelle, même
au milieu des fêtes delà nature. Au printemps, par une
belle matinée, à l'automne , sous un beau soleil cou-
chant, ses bergers, ses laboureurs, ses paysans 'occupés
à une œuvre quelconque ont un peu l'air d'être aux
travaux forcés, quand ils ne ressemblent pas à des trap-
pistes qui creusent leur fosse ou qui sont absorbés dans
un nihilisme rêveur.
Ce petit veau tombé des flancs de la mère, c'est une
bonne fortune pour la ferme. 11 vaudra dix écus à la
prochaine foire de Barbison, et cependant les deux fer-
miers qui le rapportent à l'étable sur un brancard im-
provisé ne seraient pas plus recueillis s'ils portaient un
enfant au baptême, pas plus sourdement tristes s'ils
salon de 1864. 31
portaient une bière à l'enterrement. La vache suit le
nouveau-né et le caresse de sa langue maternelle. Une
jeune paysanne accompagne le convoi silencieux et mé-
thodique. Pourquoi ne court-elle pas, rieuse, à la ren-
contre des petits enfants sortis de la chaumière ? Pour-
quoi, à tous les âges, et dans tous les actes d'une carrière
laborieuse, mais saine et fortifiante , pourquoi toujours
cette austérité concentrée, qui louche presque à l'a-
brutissement?
Millet a été frappé d'un certain côté du caractère
paysanesque. Assurément les travailleurs attachés à
la terre accomplissent une sorte de fonction religieuse
et ils en ont l'instinct. Ils sentent aussi qu'ils sont
enfermés dans une caste qui n'a pas l'élasticité des
autres classes sociales. On dit que des rois ont épousé
des bergères, mais on n'a jamais vu des princesses
épouser un paysan. L'ambition des paysans est bornée
par l'étroitesse do leurs relations, comme leur intelli-
gence est restreinte dans le cercle d'une éducation in-
complète. Il n'y a pas beaucoup de quoi rire, quand on
110 connaît que sa chaumière et celles des voisins, le
clocher du village et le terrain d'une commune. L'es-
pèce d'abattement placide et de résignation pesante que
M. Millet donne à ses personnages agrestes est donc un
des caractères du paysan. Mais le paysan pourrait être
étudié et représenté sous d'autres aspects non moins
justes, non moins instructifs, plus humains peut être,
et sans doute plus attrayants.
Balzac, dans un de ses chefs-d'œuvre, avait pris'aussi
un côté particulier du caractère des paysans. Il a peint
la lutte des campagnards contre les villotiers, cette
salon de 1863. 32
conspiration active de ceux qui se considèrent comme
exploités dans des conditions inférieures et qui se re-
vengent par des finesses allant jusqu'à la perfidie et à
la dépravation.
S'ils sont privés dos ressources de la civilisation, les
paysans jouissent des bienfaits de la nature. Vivre et
travailler en plein air, marcher sur l'herbe et sur le
feuillage, aspirer les senteurs de la végétation, boire à
la fontaine, regarder la couleur du temps, commander
aux plantes, communiquer avec les poules et les ca-
nards, élever des chèvres et des moutons, dresser des
chevaux, mais on ferait tout cela par plaisir. Les pay-
sans ne sont point malheureux, — sua si bona nùrint.
Même sans avoir pleine conscience de leur bonheur, ils
éprouvent physiquement toutes les salutaires influences
de la campagne, et il n'y a pas de raison pour qu'ils
soient toujours mornos comme les fait Millet, ou fourbes
comme les a faits Balzac.
Le vieux paysan qui, avec un esprit droit, a beaucoup
observé les choses do l'ordre naturel, est souvent plein
de sagesse, et sa rectitude naïve apprécie très-bien
même ce qui semblerait étranger à son existence confi-
née dans la culture d'une parcelle de terre. La jeunesse
des campagnes, qui se porte bien, qui a des organes so-
lides et le sang chaud, pourquoi ne serait-elle pas na-
turellement joviale et vivante? Il y aurait à montrer
cet entrain et cet épanouissement des jeunes, cet intel-
lect franc et cette vertu patriarcale des vieux, au cours
du travail et dans l'intérieur de la famille, dans les réu-
nions éventuelles et dans les fêtes.
Ce n'est pas l'idée do Millet, et, pour ma part, je le
-ocr page 36-salon de 1864. 33
trouve bon tel qu'il est, précisément parce qu'il fait ce
qu'il veut faire. Ses deux porteurs de brancard— deux
frères sans doute, car ils se ressemblent — sont fer-
mement dessinés et modelés en plein ; sous les hardes
frustes, il y a des muscles solides : qualité rare, au-
jourd'hui que la plupart des peintres exécutent leurs
personnages en baudruche, en verre, en cire ou en
carton.
Lo paysage a aussi sa tristesse : les abords de la ferme
n'ont rien de cherché dans la mythologie ou dans les
nobles compositions de Poussin. Des murs en pierres
brutes, recueillies sur le sol aride de la forêt voisine et
superposées sans avoir été équarries par le ciseau, en-
closent la maisonnette. Le petit chemin d'où vient la
procession naïve, et qui doit aboutir aux champs, ne
ressemble point à une allée de parc. Les buissons y
croissent à leur fantaisie, et leur toilette n'est confiée
qu'à la rosée et au vent.
Jo croirais bien que le second tableau de Millet a plus
contribué que celui-ci à lui gagner la médaille. La vie
rustique y est moins spécialisée, pour ainsi dire, que
dans cet épisode du veau né en plein champ. Une Ber-
gère et son troupeau, c'est un sujet classique , sauf la
manière de le traiter. Le dieu des Muses, Apollon'lui-
même, pastoralisait, en son temps. Les Bolonais ont peint
quantité de pastorales mythologiques. Dans un autre
. sentiment, bergeries et pâturages, copiés sur nature, ont
illustré la grande école hollandaise. Au dix-huitième
siècle, en France, que de charmantes bergères, avec
rubans roses dans les cheveux et à la houlette, que de
moutons chéris, caressés par des mains blanches et po-
salon de 1863. 34
telées. Les agneaux étaient bien plus heureux en ce
temps-là qu'à présent.
Il va sans dire que Millet ne procède d'aucune de ces
traditions. Sa bergère n5a jamais dansé au petit Trianon
avec Mme de Pompadour. Elle ne soupçonne pas plus
l'Olympe que la Cour. Elle n'attend point que quelque
dieu descende du ciel vers elle ; elle ne regarde point de
côté, si quelque satyre ou quelque marquis se glisse
entre les buissons. Elle tricote. La tôle penchée sur ses
deux mains, elle emmaillo avec des broches grossières
les fils d'une laine qui n'a point passé au cardage. Les
bons bas bruns qu'elle aura cet hiver pour stationner,
tout le jour, les pieds sur la terre détrempée ! Elle est
debout, on* avant de son troupeau, sa cornette rouge,
marquant sur le ciel du soir, comme le plus magnifique
panache d'un héros. Toute seule elle occupe ce paysago
sombre et monotone, dont les lignes plates s'étendent
sans aucune ondulation jusqu'au lointain où terre et
ciel se confondent. Son troupeau ramassé en tas est en-
veloppé dans la teinte neutre et harmonieuse de l'en-
semble. Car il n'y a point de fracas sur les premiers
plans du paysage, pas le moindre repoussoir violent,
de même qu'il n'y a point de subterfuges dans les fonds
à p^rle de vue. La campagne nue, pas bien féconde et
très-mélancolique, surtout à cette heure du soir, s'étale
dans toute sa sincérité. On n'imagine pas do distraction
dans ce site sans eau, sans feuillages et sans collines : la •
plaine qui a produit le blé, qui sera bientôt labourée et
qui reverdira au printemps. C'est tout cola qui donne
au tableau un caractère sérieux, profond et très-atta-
chant, outre que la couleur en est juste, tout à fait ex-
SALON DE 18G4.
pressive de la nature, dans une tonalité très-forte, mal-
gré sa sobriété.
On voit que Millet ne songe pas plus aux maîtres
hollandais qu'aux Italiens ou aux Français. Il est de
son temps et do son pays, à ce point qu'on peut même
dire qu'il est de Barbison. Dans les prés, au bord des
ruisseaux, sous les bocages ou sur la pente des mon-
tagnes, on no garde pas ses brebis avec le même ca-
ractère que dans une plaine rasée. Les bergères d'A-
driaan van de Velde s'amusent à baigner leurs pieds
dans l'eau d'un canal, ou bien elles causent avec quelque
jeune voisin qui conduit aussi ses chevaux au pâturage.
Aalbert Cuijp égaie ses pastorales avec des mariniers
ou des chasseurs. Berchem montre le genou de ses ber-
gères au passage d'un gué. Paul Potter fait mirer ses
vaches dans une mare tranquille. Les pâtres de Iïob-
bema pèchent quelquefois à la ligne. Au contraire , les
paysans de Millet semblent fatalement séparés du genre
humain et de la nature, détachés de toute communion
avec leurs semblables et même de toute sympathie pour
le monde extérieur. C'est là son parti pris, où il trouve
sans doute une certaine puissance originale, mais qui
l'entraîne à un ascétisme exagéré, peu compatible avec
les tendances modernes.
Il est étonnant et regrettable qu'on no soit pas un
peu rabelaisien en ce temps-ci, qui a beaucoup d'analo-
gie avec l'époque de Rabelais : une pressiou violente ou
raffinée , du côté des vieilles autorités chancelantes ;
le fer et lo feu, presque comme au temps de la Réforme
et de l'inquisition; on martyrise des populations, on
fouette des femmes, on dévaste des pays, on proscrit
35
salon de 1863. 36
des libres penseurs, on séquestre dos enfants, on brûle
des livres; d'un autre côté, c'est un élan prodigieux et
incompressible vers des idées nouvelles et des espé-
rances indéfinies. Désaccord complet entre les faits of-
ficiels et l'esprit latent chez les peuples et les individus.
Ainsi, au seizième siècle, on brûlait l'imprimeur Dolet,
alors que Pmprimerie commençait à métamorphoser le
monde. Et cependant l'esprit était d'autant plus libre
que la tyrannie était plus cruelle. 11 n'y eut jamais plus
d'indépendance, plus d'audace, et même plus de folle
gaieté, dans les esprits et dans les mœurs, qu'à ce mo-
ment assombri par les guerres, par les persécutions re-
ligieuses et politiques, par toute sorte de fatalités. Au
cours de ces transitions rénovatrices , l'esprit devient
caustique, il s'aiguise^ à ses risques et périls, il brave
tout, et la raillerie tourne à la gaieté. Rabelais, un des
grands maîtres de tous les temps, est surtout le maître
et devrait être l'exemple des époques où régnent l'in-
quiétude et l'ennui.
Égayons-nous un peU, si c'est possible. Qu'il y ait
des médailles pour les artistes de bonne humeur, comme
pour les abstracteurs d'idéal et de style noble. Qu'à côté
du Sphinx, de la Mater" dolorosa, des tueries guerrières,
il y ait place aussi pour les jeunes imaginations d'une
société affranchie des symboles superstitieux et des affres
du mal, ragaillardie par la jeune sève qui monte. Nous
avons plus besoin de Panurge que d'Agamemnon. Quel-
que sarcasme de Voltaire nous vaudrait mieux aujour-
d'hui que l'épopée du Dante ou que le Génie du chris-
tianisme de Chateaubriand.
M. Charles Jacque est aussi de la colonie de Barbi-
-ocr page 40-salon de 1864. 37
son, où il prend ses bergeries et ses poulaillers. Il n'a
qu'une seule peinture, cette année, le Labourage.
C'est aussi avec un Nouveau-né que M. Eugène Leroux
a gagné sa médaille. L'accouchée est une fermière bre-
tonne qui trône dans son lit. Le baby est dans son ber-
ceau, et le père tout auprès. Tableau assez naïf de sen-
timent, mais rond et commun d'exécution.
M. Charles-François Marchai n'est pas morose comme
M. Millet: sa Foire aux servantes, à Bouxwiller, en
Alsace, est très-réjouissante, pleine d'esprit, de naturel
et de fine observation. Passez dans cet heureux village
de Bouxwiller , quand vous irez voyager sur les bords
du Rhin. Le sexe y paraît do belle venue et assez con-
tent d'être au monde. Ces grandes filles qui arrivent de
la campagne offrent leurs superbes bras modelés on
plein air par le travail rustique. Elles sont debout à la
file, adossées contre les maisons. Elles ont mis leurs
atours des dimanches, chaperons brodés, corsages serrés
à la taille et dont le devant se détache du haut et s'a-
baisse comme une tablette destinée à exposer des fruits.
Court jupon, qui laisse voir des jambes solides, colonnes
bien appropriées pour soutenir de tels monuments. Vous
pouvez choisir : leurs physionomies et leurs attitudes
dénotent leurs diverses qualités. C'est franc , honnête,
vaillant à l'ouvrage. Prenez cette grosse carrée, qui, au
besoin, maniera la charruo et montera les chevaux
h cru pour les conduire à l'herbage ; ou cette belle
sérieuse, qui sera correcte ménagère; mais méfiez-
vous de la rousse aux traits délicats; elle est trop fine et
trop légère : une demoiselle qui porterait la robe de
soie dans un salon aristocratique. Justement, un bon-
T. 11. 3
-ocr page 41-salon de 1863. 38
homme très-confortable vient leur parler, et de sa main
gauche fait un geste numérique, .trois doigts en l'air.
Voudrait-il enlever trois servantes à lui seul? ou bien
offre-t-il trois pistoles de gages? D'autres villageois cau-
sent au milieu do la place ; et, en avant, un enfant
conduit une oie effarée. A gauche,près d'une fontaine où
boit un petit garçon, un groupe de trois filles très-éveil-
léeset qu'un jeune homme agace. Au fond s'échelonnent
les bâtiments do la petite ville. Toutes les figures sont
bien tournées et adroitement dessinées. La couleur est
prise dans un ton clair, très-agréable, mais un peu égal
partout. Il y manque un ménagement d'ombres et une
dégradation de lumière, qui assureraient le relief des
groupes et les plans successifs du terrain jusqu'au fond.
M. Ribot est encore de ceux qui ont bien mérité la
médaille. Ses marmitons l'ont fait connaître comme un
peintre de caractère, aussi bien que s'il eût peint des
guerriers ou des marquis. Un cuisinier n'est peut-être
pas moins utile qu'un évêque. Nous n'avons point, cette
fois, de ses gentils petits cuisiniers qui plument si pres-
tement la volaille, mais deux Rétameurs , qui leur pré-
parent des casseroles. Oh ! la bonne cuisine qu'on
fera là-dodaifs ! ces rétameurs sont d'honnêtes gens et,
à voir leur physionomie, on est sûr qu'ils travaillent
avec conscience. Le vieux souffle la braise dans le four-
neau, le jeune soude une petite bassine, qui sera bien
raccommodée ; on ^'aurait pas l'air plus attentif, la
main plus adroite , quand il s'agirait de restaurer un
bijou précieux.
Dessinateur très-lin et très-serré, M. Ribot pince ses
contours comme un ciseleur et, dans le modelé inté-
salon rte 1864. 39
rieur, il sait accuser le mouvement ot la vio. Les bras
et les mains de ses ouvriers sont excellents. Les têtes
ont une expression prise sur le fait. Il a up vrai senti-
ment du clair-obscur, mais, peut-être par l'habitude
d'observer les êtres et les objets dans l'ombre ou les
demi-teintes, il est souvent noir et charbonné. Il sepiblo
n'avoir que trois tons sur sa palette, le brun foncé, le
gris argentin et lo rouge. On dirait qu'il peint dans une
cave. S'il se mettait à peindre dehors, en plein air et
en pleine lumière, il y trouverait des effets qui le for-
ceraient à modifier sa copieur toute conventionnelle,
et, certainement, par ses facultés de peintre, il arrive-
rait, en son genre, aux premiers rangs de l'école con-
temporaine. Son deuxième tableau, le Chant du cantique,
malgré la science du clair-obscur, malgré l'adresse de
la touche et la justesse do certains accents de couleur
sur celte bande de petites filles qui ont toutes un air do
parenté et un costume pareil, montre bien les défauts
de cette coloration arbitraire et bornée.
Un bon coloriste , c'est M. Monginot ; il est même, à
l'inverse de M. Ribot, trop varié et trop brillant; il use
et abuse d'une gamme si étendue, qu'on y perd la do-
minante. Ce,n'est pas lui qui tournera jamais à la mono-
chromie, comme autrefois beaucoup d'habiles maîtres
hollandais. Il tape par-ci par-là des jaunes éblouissants
au milieu de rouges ot de bleus vifs, et tout s'arrange
néanmoins dans une lumière assez harmonieuse, Nous
n'avons guèro aujourd'hui de meilleur décorateur pour
de grandes salles à manger, pour des salies de chas-
seurs ou des vestibules de château. Son tableau inti-
tulé Après la chasse est plus gai et mieux peint que les
40 salon de 1863. 40
Desportes et les Oudry, si recherchés maintenant. On y
voit sur un escalier de palais deux pages dormant à
manger aux faucons qu'ils décapuchonnent. Sur les
marches et par terre, le gibier conquis , un chevreuil,
n cygne, des canards.
Nous croyons avoir été des premiers à mettre en évi-
dence le talent de deux peintres étrangers, consacrés
désormais par la distinction que le jury vient de leur
accorder : M. Adolphe Schreyer, de Francfort-sur-Mein,
et M. Alfred Verwée, de Bruxelles.
M. Schreyer avait au dernier Salon des Chevaux de
poste en Yalachio, une Bande d'Arabes et le Prince
Emeric de Taxis, blessé à Terneswar , dans la guerre do
Hongrie. Il a, cette année, un Arabe en chasse, monté sur
un cheval blanc et traversant un gué, dans un paysage
très-pittoresque, et des Chevaux de cosaques irréguliers,
arrêtés à la porte d'un hangar, par un temps de neige.
La noige est partout et donne un caractère sinistre à
ces plaines désertes. Les trois chevaux, harassés par lo
froid et la tempête, forment un groupo fraternel et pres-
que touchant. Il est naturel de se rapprocher et de se
soutenir mutuellement au milieu des rudes épreuves de
la vie. M. Schreyer est très-peintre ; il a un dessin mou-
vementé , très-leste ot très-juste à la fois, une touche
vive qui ne s'appesantit point par des étalages de pâte
et qui procède un peu comme la pointe de l'eau-for-
tiste, un coloris clair et fin , où dominent les gris lumi-
neux. Il a quelque chose de M. Fromentin, avec plus
d'emportement, et presque quelque chose d'Eugène
Delacroix, avec moins d'ampleur dans la qualité do ses
fonds et de ses ciels.
salon de 1864. 41
M. Alfred Verwée semble s'être éduqué tout seul,
par l'étude directe de la nature. On ne dirait pas qu'il
est du pays d'Ommegang et de M. Verboeckhoven. La
manière dont il voit les animaux le rapprocherait plu-
tôt des Hollandais, au bon temps d'Aalbert Cuijp. Ses
Bœufs clans la prairie, au Salon de 1863, annonçaient
une certaine grandeur dans les formes, et do l'ampleur
dans l'exécution. Son tableau de cette année, un Atte-
lage flamand, est une œuvre accomplie en ce qu'elle
est. Rien à y reprendre. Effet de neige, comme dans les
Chevaux cosaques, de M. Schreyor, mais moins terrible.
Les champs ensemencés sont couverts de neige, tant
mieux ! ça fera pousser le blé, et la moisson sera abon-
dante. Il n'y a pas de quoi arrêter le travail, et les bœufs
vont partir, attelés à une charrette encore remisée sous
la grange. Les superbes animaux ! La correction du
dessin linéaire qui les enlève en relief sur ce fond do
neige, la certitude avec laquelle tous les plans de leur
structure sont accusés, leur donnent un style qui rap-
pelle les grands bœufs de la campagne romaine. Le
style et l'Italie, nous y voilà, même à propos de la Bel-
gique. Peut-être, en effet, l'Italie , corrîme autrefois la
Grèce, et en général les pays du Sud, ont-ils le privi-
lège d'une certaine beauté artiste qu'on s'habitue à ad-
mirer comme type. Il est sûr que beaucoup de races
sont plus belles au Midi qu'au Nord.
On dit que pour cette composition M. Verwée s'est
servi d'une photographie qu'il a presque copiée, moins
une figure do paysan qui se trouve dans l'image fixée
par la lumière. Il n'y a pas grand mal à cela, pourvu
que la photographie 110 soit qu'un renseignement exact
\
-ocr page 45-42 salon dè 1864.
et ne dispense pas de l'étude sentimentale de la nature.
Un autre Belge, d'origine méridionale ou peut-être
frisonne, M. Aima Tadema, élève de Leys, à Anvers, a été
médaillé pour Un tableau archéologique, extrêmement
curieux : les Egyptiens cle la dix-huitième dynastie. La
photographie, n'étant pas encore inventée à cette époque,
ne nous a pas transmis d'imagos cju peuple égyptien.
Mais l'originalité de ce grand et singulier peuple, les
souvenirs de son histoire et de ses moeurs, ont été
peints sur le plâtre et sur le papyrus, gravés sur la
pierre et les métaux, par ses nombreux artistes. Les do-
cuments plastiques ne manquent pas concernant la
vieille Egypte, et M. ïadema n'a eu qu'à choisir sur
les peintures murales ou sur les sculptures coloriées,
pour restituer une scène qui doit intéresser les amateurs
d'archaïsme.
Dans l'intérieur d'un monument à colonnes massives
et courtes, teintées de rouge, les dynastes, je suppose,
se récréent avec des danseuses et des courtisanes, au
son de la harpe et d'instruments ■ baroques. Quelques-
unes des femm^ sont couchées -, d'autres se contorsion-
nent dans une gymnastique prodigieuse ; belle occasion
pour le peintre de faire des prodiges de dessin et de simu-
ler ces tours de force par des tours d'adresse. Belle occa-
sion aussi pour les critiques qui adorent l'Orient et les
descriptions étranges et magnifiques. Quelles têtes dé-
terrées dés pyramides, âvec leurs chevelures en tor-
sades! Et les costumes — dé ceux qui en ont ; car il y
a aussi des aimées couvertes seulement de bijoux mul-
ticolores, qui éclatent sur la peau nue comme dos ver-
roteries en plein soleil. Ah les terribles tons crus et
salon de 1864. 43
heurtés ! Tout cela semble en métal ou en bois poli,
ciré et colorié, les figures elles-mêmes, comme les bi-
belots luxueux et le reste des accessoires. Ces Egyptiens
n'ont pas été peints d'après nature, et ils ne sont pas
en vie, mais c'est égal, l'image a beaucoup de carac-
tère. M. Aima Tadema est certainement un artiste dis-
tingué, et ce nouveau venu doit inquiéter M. Gérôme,
M. Rodolphe Boulanger et les autres résurrectionnistes
des bizarreries de l'antiquité.
De l'Egypte nous pourrions passer à la Perse, un
autre, médaillé, un Italien, M. Pasini, ayant exposé
deux sujets persans; ou à la Russie, avec M. Patrois,
auteur d'une scène intime, intitulée Oblalchko, ce qui
peut-être veut dire offrande, car lo tableau représente
un jeune homme offrant un oeillet à une jeuno fillo ;
les physionomies ont de l'expression et les attitudes une
certaine grâce. M. Patrois s'est assimilé dans ses pein-
tures le type russe, au point qu'il l'a même employé
pour sa Jeanne d'Arc après la journée de Compiègne,
composition assez importante et à laquelle sans doute il
doit sa médaille.
Après avoir mentionné une Messe en mer, par M. Du-
veau ; des Trappistes , de M. Dauban, conservateur du
musée d'Angers • deux tableaux de genre, par M. Dar-
gelas ; des Fruits, par M. Maisiat, de l'école de Lyon ;
deux miniatures, par Mlle Eugénie Morin, il 11e reste
plus en œuvres médaillées que des paysages, par
MM. Otto Weber, de Berlin, élève de Couture; Brest,
de Marseille, élève de Loubon ; Lavieillo, élève de Corot;
llanoteau, élève de Gigoux ; Nazon, élève de M. Gleyre,
etBorclière, élève de M. Remond,
u salon de 1864.
Les deux tableaux do Weber ont du succès au Salon.
I/un, Intérieur de bois, avec un troupeau sous l'ombre,
approche des vaillants paysages de Troyon, de Jules
Dupré et de Diaz ; l'autre représente une Noce à Pon-
taven, en Bretagne ; sur un large quai, devant une
maison entourée d'arbres, s'ébattent les gens de la
noce; nombreuses figures, habilement dispersées et
amusantes à regarder dans l'ombre transparento qui
couvre toute la partie droito du tableau; à gauche, au
second plan, on aperçoit la campagne inondée do so-
leil. M. Weber a aussi exposé deux aquarelles et deux
eaux-fortes.
Nous avions déjà remarqué, l'année dernière, des
vues prises en Asie Mineure et qui rappelaient un peu
Marilhat. L'auteur, M. Brest, doit, sa médaille à deux
vues de la même contrée : les Bords du Bosphore à Beï-
cos et un Caravansérail à Trébizonde. Il semble, même
sans qu'on ait voyagé par là, quo M. Brest traduit fidè-
lement la couleur de l'air, si l'on peut ainsi dire, les lu-
mières et les ombres, qui ont des valeurs relatives tout
autres que dans nos climats tempérés. Le Caravansérail
a beaucoup d'effet, et les rives du Bosphore sont ani-
mées par une abondance do personnages qui circulent
à l'ombre sur le quai, en avant d'édifices dont l'archi-
tecture capricieuse est mélangée de plusieurs styles.
Avec M. Berchère, nous sommes encore dans l'Orient,
dans la patrie des sphinx, et nous en avons deux en
granit, qui dominent, par leurs proportions colossales,
un désert de la Nubie inférieure. C'est le crépuscule, et
le soleil a disparu dans de chaudes vapeurs rougeâtres.
Lo pendant représente lo Désert après le simoun. Le fléau
salon de 1864. 45
a laissé des cadavres d'hommes et d'animaux sur le
sable profondément remué, et des bandes de vautours
viennent s'abattre sur cette proie. Ici encore, on devine
que l'effet doit être juste, et assurément ces deux motifs
sont très pittoresques.
M. La vieille ne doit rien à la curiosité que peut inspi-
rer le choix du site lui-même. Il a peint tout simple-
ment une Matinée d'avril dans un bois de la Ferlé-
Milon et une Soirée de janvier dans un chemin de
Pierrecourt. Matin et soir, le printemps et l'hiver, c'est
d'ailleurs aussi intéressant que les déserts de l'Arabie
ou les rives du Bosphore , et ce n'est pas plus facile à
faire. L'effet d'hiver, avec la neige qui a tombé et la nuit
qui tombe, est surtout une excellente peinture, sobre,
harmonieuse, et d'un sentiment profond.
M. Nazon est plus hardi, et presque excentrique, avec
son effet de soleil levant au bord du Tarn, avec ses arbres
jaunis par l'automne. Ce n'est pas nous qui le blâmerons
d'avoir risqué une espèce de jaunaille pour exprimer
l'automne, quand les paysagistes semblent avoir peur
des teintes exagérées que les saisons donnent aux feuil-
lages, et surtout des verts du printemps. Oui, la couleur
automnale est l'or clair, et la couleur printanière est le
vert cru. Seulement, la nature fond ces notes aiguës
dans l'harmonie delà lumière. La touche de M. Nazon
est trop également tapotée partout, et ses ciels sont coton-
neux. Ses deux paysages nous ont un peu rappelé ceux
des préraphaélites anglais, qui voient trop les terrains et
les arbres avec des lunettes de couleur.
Nous n'avons pas encore découvert la Hutte abandon-
née et l'autre peinture de M. Iianoteau, qui doit être
46 salon de 1864.
un bon praticien, puisqu'il a été formé par M. Gigoux.
Mais nous avons tfouvé la Léda de M. Jourdan, briève-
ment citée dans notre premier article. Cette figure, plus
fermement peinte que la plupart des autres femmes
nues de l'exposition, annonce de la science et de la
conscience. 11 y a peut-être cent femmes nues au Salon.
C'est la mode , une sorte d'anachronisme , il est vrai,
puisque les femmes de nos temps et do nos pays ne se
promettent plus sans quelque draperie dans la campagne,
en plein soleil. Certes, le nu prête à la peinture et à la
statuaire, et les chefs-d'œuvre de l'art sont des femmes
nues, comme la Vénus do Milo et l'Antiope du Corrége.
Mais ces sujets, étranges pour nos mœurs, commandent
la perfection : forme ou mouvement, couleur ou effet.
Le malheur est que les artistes actuels no font que des
femmes déshabillées. Pour qu'une femme laisse tomber
Ses voiles devant le public, comme la Phryné devant
ses juges, encore faudrait-il qu'il y eût dessous quel-
que rare beauté.
III
M. Meissonier est sans doute à présent le plus célèbre
des peintres français contemporains, et, dans l'avenir,
ses petits tableaux conserveront de la valeur comme
ceux de tous les maîtres précieux, tels que Gérard Dov,
Slingelaud et autres. Mais qui eût pensé que le talent
de M. Meissonier serait jamais provoqué à celte peinture
épique : la Retraite de Russie, la Bataille de Solférino?
Où on sommes nous de la peinture historique et dra-
-ocr page 50-salon de 1864. 47
matique, pour que les maîtres de la société française,
voulant illustrer les souvenirs de leur dynastie et en
perpétuer les images devant l'avenir, choisissent, comme
interprète, le plus délicat des miniaturistes, très-habile
quand il s'agit de représenter dans une petite chambre
un petit bonhomme qui feuillette un livre ou qui joue
de la flûte?
Le peintre des Pestiférés de Jaffa, peut êtro eût-il
réussi à faire un tableau de la retraite de Russie, de cet
épisode final d'un grand désastre. Les voici, revenant le
soir, sur un terrain où la neige et la boue sont détrem-
pées, ceux qui avaient mené les autres par là, où il en
est tant mort 1 Ils ont encore do la chance de n'y point
rester eux-mêmes ! Quelle procession funèbre ! Le chef
est en avant, tout seul, la tête basse, les coins de sa
bouche mince baissés sur un menton osseux. Son teint
et sa redingote sont de la couleur du ciel plombé. Sui-
vent les compagnons.du héros, deux à deux, en assez
mauvais point, pataugeant avec une résignation pas-
sive. Il y en a un vieux qui dort sur son cheval, la tête
branlante à chaque pas. Un autre regarde machinale-
ment un shako et je ne sais quels restes informes, à
moitié ensevelis dans la neige ; car il a déjà passé des
bandes de fuyards sur ce désert blanchâtre, qui est lo
chemin de la France, où bien peu rentreront.
M. Meissonier, qui est un homme très-intelligent, a
eu l'instinct de la composition du sujet qu'on lui de-
mandait. Mais, sur une commande officielle, et néces-
sairement apologétique, comment exprimer le vrai sens
du drame ?
Quel tableau à faire 1 La proportion n'y est de rien,
-ocr page 51-48 salon de 1864.
sans doute, et je suppose qu'un artiste comme Rem-
brandt en eût fait une image terrible, même en figu-
rines pas plus grandes que ses petits philosophes du
Louvre. . »
Charlet a peint une fois la Retraite de Russie, qui fut
exposée dans les derniers temps du règne de Louis-Phi-
lippe. Comme il travaillait pour le public simplement,
il avait pris le côté patriotique de son sujet, et son ta-
bleau faisait dire : «Les braves 1 c'est bien glorieux;
mais c'est triste tout de même qu'on les fasse périr
comme ça 1 »
Le tableau de M. Meissonier fait penser aune com-
plainte, bien que l'auteur ait dû penser à une épopée.
Il se pourrait que cette composition, transformée par la
lilhochromie et autorisée par le comité du colportage,
eût un immense succès populaire.
Comme peinture, le résultat n'est pas heureux, et,
pour comble de fatalité, cette image terne et indécise
est placée entre un Corot tout argentin et un Rousseau
d'une coloration extraordinaire. Il ne manquerait là, en
contraste, que les deux superbes effets de neige dont
nous avons déjà parlé, les Chevaux de cosaques, par
M. Schreyer, ot Y Attelage flamand, par M. Alfred
Verwée.
Toutes les difficultés do la peinture étaient réunies
dans un pareil sujet, et il n'est pas surprenant que
M. Meissonier ne les ait point vaincues. Les têtes, sur-
tout celle du personnage principal, tournent un peu au
style que représente Daumier. Les chevaux ne se tien-
nent pas sur leurs jambes, et le cheval blanc de l'empe-
reur semble peint avec du lait doux. Ce groupe do ca-
salon de 1864. 49
valiers, qui sont censés à la file, s'emmêle en un seul
monceau. Aucune dégradation de lumière, qui mette
chaque figure à son plan. Les derniers ne sont pas plus
éloignés que les premiers : pourquoi sont-ils plus petits?
A droite de la file impériale, on aperçoit une masse de
figurines microscopiques, sans doute un régiment qui
cherche aussi à regagner la patrie ; mais la distance qui
les sépare du groupe principal n'est point justifiée par la
perspective des terrains. Le paysage, terre et ciel, ne
constitue pas un milieu suffisant pour que la vie hu-
maine s'y remue. Le terrain simule un tricot de laine
blanche, et l'ensemble évoque l'idée d'une petite bande
d'insectes engagés dans une toile d'araignée.
L'autre tableau do M. Meissonier rappelle les fines
aquarelles de M. Eugène Lami, ou même les petites
gouaches de Swebacb, et ces fixés merveilleux qui or-
nent le dessus des riches tabatières. M. Meissonier a une
délicatesse de pinceau qu'aucun artiste n'a surpassée,
dans aucune école et en aucun temps. Mais cette qualité
excessive entraîne sans doute une incompétence radicale
à traiter certains sujets où la grandeur et la virilité sont
indispensables. Un soldat mort sur un champ de bataille
no saurait être peint avec la même brosse qu'une robe
de salin. Une statue équestre doit avoir d'autres accents
qu'une petite bergerette sur le socle d'une pendule.
Les artistes qui ont su donner aux figures et aux ob-
jets leur proportion véritable, indépendamment de la
dimension de l'œuvre, sont extrêmement rares. Quel-
quefois un tout petit bronze antique est plus grand quo
nature. Michel-Ange a dessiné sur un bout de papier des
figures qui ont 2 mètres do haut. Les coloristes eux-
50 sàlon de 1864.
mêmes, par un autre artifice, Titien et Veronèse, Ve-
lazquez et Rembrandt, Rubens et van Dyck, ont fait
teriir sur un polit espace des images colossales. Mais, en
géhéral, les peintres de petite proportion ne peuvent
élever un sujet à sa grandeur véritable. Les Hollandais,
si habiles d'ailleurs, l'ont bien prouvé, surtout quand ils
se sont imaginé, comme Berchem, Karel du Jardin,
Metsu et autres, d'entreprendre des figures de grandeur
naturelle. La peinture en petit a ses lois convention-
nelles qui contrarient les lois, non-seulement de la
grande peinture, mais de toute peinture qui aborde des
sujets d'une signification assez haute. Les kermesses do
Teniers, peintes de grandeur naturelle, seraient intolé-
rables, et l'on no concevrait point en miniature les
grandes fresques de Raphaël.
Il y a aussi une énorme différence de moyens entre
les tableaux d'intérieur et les tableaux de plein air. Qui
peint bien les pénombres d'un boudoir, ou d'un cabaret,
n'est pas sûr de peindre l'irradiation do la lumière épan-
due à l'extérieur. Terburg et Metsu n'ont guère hasardé,
que je sache, des scènes qui se passent hors des mystères
de la maison. Pieter de ïlooeh y a réussi parfois, et
même dans la perfection ; Adriaan van Ostado et Jan
Steen aussi, et quelques autres, mais encore est-ce rare.
A l'inverse, on ne voit pas que les maîtres de la nature
extérieure, tels que Ruisdael et Ilobbema, se soient ris-
qués à faire des intérieurs. Aalbert Cuijp, il est vrai,
dans sa première manière, a. peint le demi-jour des écu-
ries où brillent ses chevaux pommelés. Exceptions qui
n'empêchent pas que la faculté devoir et d'exprimer les
différents aspects de la nature ne se spécialise, jusqu'à
un certain point, chez les artistes, suivant leur organi-
sation individuelle. Il y a plus de physiologie qu'on ne
croit dans la diversité du talent des peintres," surtout
lorsque leur talent résulte d'une adhérence à la nature,
d'une sensation visuelle, plus encore que d'une imagi-
nation abstraite. Ceux qui partent de l'idéal peuvent in-
venter tout ce qui leur piaît, sauf à s'écarter de la créa-
tion réelle, et leurs admirateurs no les en blâment
point. Mais, quand l'origine du talent est datis une im-
pression naturelle, l'œuvre est forcément très-influericéo
par les dispositions physiologiques de l'artiste.
La faculté visuelle do M. Meissonier est extrêmement
particulière : il voit les détails avec une perspicacité
étonnante, et là-dessus il est incomparable. Mais il ne
parait pas qu'il ait le don de saisir l'ensemble. Comme
dessinateur, il est souvent disproportionné dans la struc-
ture d'une seule figurine, et. de même que l'objectif du
photographe, il exagère les parties avancées. Comme
coloriste, il a lo ton local très-juste, mais non pas l'har-
monie générale. Il semble qu'il lui soit impossible de
voir, en même temps que son petit personnage, les ob-
jets ambiants, —qu'il s'y reprenne pour les regarder à
leur tour, et qu'il les ajuste ensuite avec une valeur
conventionnelle. Aussi, d'habitude, ses fonds ayant trop
d'importance anticipent sur les premiers plans. Et s'il
s'agit d'une scène en plein air, comment exprimer l'es-
pace, la terre et le paysage, le ciel et l'infini?
Pour représenter Y Empereur à Sol ferma, M. Meisso-
nier a été forcé de se faire paysagiste. La bataille est à
distance, le commandant et son état-major sont postés
en spectateurs sur une colline, d'où ils aperçoivent la
52 salon de 1864.
fumée des canonnades par delà les sinuosités du terrain.
Le paysage est donc principal en une telle donnée.
M. Eugène Lami, précisément, a recouru plusieurs fois
à Jules Dupré pour le champ des batailles qu'il avait à
peindre, comme van der Meulen employait aussi Huys-
mans de Malines et autres paysagistes. Ce n'est pas à
dire que ces collaborations réussissent beaucoup ; tou-
jours sont-elles favorables au peintre de figures qui craint
de se troubler en plein vent. M. Meissonier a risqué sa
bataille tout seul : c'est brave. Il y était, à Solférino,
dans ce groupe de l'état-major, et même avec un képi,
car on dit que la dernière figurine à gauche est son por-
trait. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a très-bien vu ses
cospectateurs, dont tous les portraits sont très-ressem-
blants. Si l'on coupait ces petites têtes, d'une finesse
exquise, pour les enchâsser dans l'or ou le diamant,
quels bijoux! Petitot n'est pas si précieux ! Il y a aussi,
par terre, deux petits Autrichiens morts qui ont beau-
coup do charme; et adroite, sur une route, des cha-
riots escortés par de gentils artilleurs. La guerre n'est
pas si terrible que le supposent les philanthropes,
dont la lunette grossissante et malveillante enlaidit les
faits.
Il faisait très-clair sans doute le jour do cette bataille
de Solférino, car lo paysage est plein de minuties jus-
qu'à l'horizon où se dressent de petits peupliers qu'on
prendrait pour les antennes d'un hanneton. Los terrains
vitreux ont peine à supporter ces petits cavaliers qui ne
pèsent guère et qui ne respirent point sous un ciel co-
tonneux. Après cotte expérience de la grande peinture,
pout-être M. Meissonier fera-t-il bien do rentrer dans ses
salon de 1864. 53
intérieurs du dix-huitièmo siècle , où il est accepté
comme un maître.
Et cependant de toutes les peintures de M. Meissonier
le chef-d'œuvre, à mon avis, — un vrai chef-d'œuvre, —
ce n'est pas un intérieur, mais un effet de soir, il est
vrai, et non pas do pleine lumière, la Barricade, où l'on
110 verrait plus distinctement au bout de son fusil. Elle
est à Bruxelles, dans la collection de tableaux modernes
la plus distinguée qu'il y ait peut-être en Europe. Je ne
sais ce que cette Barricade vaudrait aujourd'hui, mais
écoutez ceci sur le prix des tableaux de Meissonier, à
qui toutes les critiques doivent être bien indifférentes :
la Bataille de Solférino et la Retraite de Russie ont été
payées 50,000 francs chaque; et, cette semaine, à la
vente publique de la collection de M. Demidolî neveu,
à l'hôtel Drouot, qui est la Bourse des tableaux, sept
Meissonier ont fait près de 150,000 francs ; le plus grand
avait 21 centimètres de haut, le plus petit 12 centimè-
tres. La Lecture chez Diderot a été payée 38,000 francs
(plus 5 pour 100) ; un Corps de garde, 30,000 francs ; un
autre Corps de garde, 28,700 francs ; un Capitaine,
19,509 francs ; un Gentilhomme faisant de la musique,
12,000 francs; un autre petit Gentilhomme ne faisant
rien du tout, 6,150 francs, et un petit Cavalier dormant,
5,000 francs. Sur ces sept tableaux, quatre sont achetés
pour l'exportation en Angleterre, où leurs prix seront
encore presque doublés. A la même vente, un Horace
Vernet a atteint 30,000 francs, et un mauvais petit De-
laroche 20,000 francs. Ce qu'on aurait de belles pein-
tures anciennes pour ces 150,000 francs des Meissonier,
pour ces 50,000 francs du Vernet et du Paul Delaroche!
54 . salon de 1864.
un Rembrandt, un Velazquez, un van Dyck, et quelques
Terburg par-dessus le marché. Rira peu qui rira le der-
nier, de ces acquisitions phénoménales. Si l'on mettait
aujourd?hui en vente publique les trois tableaux de
Girodet, payés, en 1818, 50,000 francs pour le musée
du Louvre, ou la Didon de Guérin, payée 24,000 francs,
combien produiraient-ils? Ilobbema est mort indigent sur
le Rozengracht, presque en face de la maison où Rem-
brandt aussi mourut pauvre et oublié. Mais combien se
vendent aujourd'hui les Rembrandt et les Ilobbema?
M. Gérôme ne doit pas être content du jury qui n'a
pas fait les honneurs du grand salon à son Aimée, que
lo public irrévérencieux appelle la Danse du ventre. Il
est vrai qu'il a dans le grand salon son deuxième ta-
bleau, lo portrait de M. Amédée Thierry, de grandeur
naturelle, à mi-corps, sorte de doublure posthume des
portraits de M. Hippolyto Flandrin. Même exécution
mince, sèche el prétentieuse. Le personnage, en costume
à broderies d'or, l'épée au côté, appuie sa main droite
sur un bureau couvert do papiers; il a les cheveux gris
et la face bien rasée. Sur le fond verdâtre est plaqué un
buste en bronze, peut-être celui de M. Augustin Thierry.
Je ne crois pas que personne admire beaucoup cette
peinture ingrate. VAimée, étant perdue dans les salles
« alphabétiques, » n'attire pas non plus la foule comme
le Molière ou la Phryné, aux expositions précédentes.
Ce qui frappe d'abord le regard dans ce tableau extrê-
mement travaillé, c'est une apparetiCe de ventre en
porcelaine ou en ivoire, qui fait ballon entre Une jupe
rose, soutenue par une ceinture jaune, et uh corsage
jaune, bouillonné do mousseline. Au-dessus du corsage
salon de 1864. 55
on devine qu'il doit y avoir un torse renversé et même
uue tête jetée à gauche en raccourci, avec deux appen-
dices qui sont les bras en l'air agitant des castagnettes.
A droite, trois musiciens, un debout et deux accroupis.
En face du ventre do l'Aimée, quatre personnages en-
turbanés et assis, applaudissant à la beauté et aux con-
torsions do la danseuse, Leurs physionomies sont aussi
étranges quo leurs costumes, et M. Gérôme y a mis
toute la délicatesse de son pinceau, comparable à celui
de M. Meissonier, mais moins onctueux. Il a d'ailleurs
aussi la vogue croissante, et, à la vente Domidoff, son
petit Boucher turc, exposé l'année dernière, a été vendu
6,000 francs. Comment sortir de cette manière sUper-
coquenlieuse et malsaine, puisque les riches collection-
neurs l'encouragent par des prix exorbitants? Je suppose
que l'Aimée et son ventre feront les délices de quelque
vieillard millionnaire.
M. Gustave-Rodolphe Boulanger flatte les mômes
goûts et obtient les mêmes succès. On se rappelle son
Atrium de la maison romaine, avenue Montaigne, et
ses peintures des précédents Salons. Il a, cette année,
outre un faible tableau de Cavaliers sahariens, une Cella
frigiclafia. Ces souvenirs des mœurs de la décadence
romaine conviennent bien à un premier grand prix de
Rome, et ils ne sont point déplacés à notre époque, qui
se glorifierait volontiers de ses analogies avec l'époque
des Césars romains. La Cella frigidaria, c'est Un inté-
rieur de bain de femmes, charmant motif pour désha-
biller des femmes et montrer leurs mouvements volup-
tueux. Toutes seules avec leurs esclaves, elles n'ont à
singer aucune pruderie. Elles ne se doutent pas qu'elles
56 salon de 1864.
posent pour tout Paris ot pour tout l'univers, et surtout
pour l'amateur qui les accrochera dans une salle intime.
Là est le tour malicieux de la peinture aphrodisiaque.
La chaste Suzanne qui va se baigner derrière un bocago
touffu, sans soupçonner que des regards curieux percent
le rideau de feuillages, est bien plus provoquante qu'uno
courtisane autorisée. Les demoiselles de M. Boulanger
n'ont rien de la Suzanne biblique, si ce n'est la beauté.
Du moins c'est leur beauté que le peintre cherche à faire
valoir, en les tournant et retournant dans des attitudes
habilement méditées. Six baigneuses : deux qui vont
laisser tomber leurs voiles, debout sur la-dalle: une
déjà les pieds dans l'eau et que masse une négresse; une
autre, assise sur le bord, de face, et dont sa négresse
savonne les pieds; une autre, en avant, couchée de son
long, le corps à la surface de l'eau; la sixième, debout
au milieu de l'estrade, vue de dos et les bras en l'air,
se verse sur la tête l'eau d'une amphore. C'est encore
une variante des déesses de Rubens disputant le prix de
beauté. Vous feriez la plus belle femme du monde, en-
core ne la voit-on que d'un seul côté, faute de pouvoir
tourner autour d'elle dans une peinture. L'ingéniosité
de l'artiste, c'est de vous présenter en plusieurs exem-
plaires la femme complète, sa face, son revers, son pro-
fil, ses lignes, contours et rotondités, en plein, en rac-
courci, dans ses mouvements divers, sous des aspects
variés. En ce genre, le tableau de M. Boulanger est une
merveille de combinaison, et il a dû se vendre cher; car
il est déjà vendu. Il a pourtant un défaut grave : ces
femmes qui se touchent presque, en un espace assez
resserré,,sont toutes de proportions extrêmement diffé-
salon de 1864. 57
rentes ; la femme couchée en avant est moitié plus lon-
gue que la femme debout qui se verse de l'eau sur la
tête, bien qu'elles soient seulement à quelques mètres
de distance l'une de l'autre. Perspective impossible dans
la relation des figures et dans les plans des dalles qui
entourent lo bassin. Mais la finesse de l'exécution est
aussi étonnante que dans la peinture de M. Gérôme.
Un autre grand prix de Rome, également très-favorisé
par la critique, M. Bouguereau, a aussi exposé une
Baigneuse, une seule, de grandeur naturelle, mi-dos,
mi-profil, penchée en avant, le genou droit posé sur une
butte de terrain ; elle sort do l'eau, ou elle va y entrer.
Le dessin de celte grande figure est assez savant, mais
dans un style vulgaire, et le fond de paysage est très-
faible.
Le second tableau de M. Bouguereau, intitulé le Som-
meil, représente une femme romaine assise contre une
muraille blanche, tenant sur ses genoux un enfant qui
dort et mettant un doigt sur ses lèvres pour commander
lo silence à un petit garçon arrivant avec des cerises
dans sa chemise retroussée. Figures de grandeur natu-
relle. Cette espèce de madone rappelle toutes les pein-
tures que les jeunes élèves, débutant à Rome, pillent
sur les maîtres italiens et expédient aux exhibitions de
l'Ecole des beaux-arts.
Autres baigneuses, mais d'un autre âge : l'une par
M. Amaury Duval, l'autre par M. Antigua.
La jeune baigneuse de M. Antigua, fillette de douze à
treize ans, commence par se mirer toute nue dans la
fontaine, — Miroir des bois, dit le titre ; debout et do
lace, ello se penche avec un gentil mouvement, à la fois
58 salon de 1864.
curieux et pudique. Le dessin a une élégance naïve et la
juvénilité des formes est rendue par un modelé délicat.
Le paysage aussi ne manque pas d'harmonie.
Le tableau de M. Amaury Duval est intitulé discrète-
ment : Etude d'enfant. Cette blondine de douze ans tient
encore dans ses bras sa poupée en carton, bien que ses
formes commencent à s'arrondir. Toute nue et prête à
descendre dans l'eau, elle est assise, de profil et pres-
que de dos, sur le divan d'une salle antique dont les
lambris et les draperies sont tout blancs ; c'était là une
difficulté, de modeler sur ces clairs la chair claire et lu-
mineuse. Il est vrai que M. Amaury Duval, suivant le
procédé de son maître, a plutôt découpé sa figure par
des coutours qu'il ne l'a modelée en relief. Le galbe est
très-fin, mais l'intérieur est vide, et ce n'est pas du sang
qui circule sous cette peau mate et blême. La tête en-
fantine est d'un profil charmant. Cet art-là, malgré son
indifférence popr la couleur et pour la vie, nous paraît
extrêmement distingué à côté de l'art banal qu'on vante
en M. Bouguereau, ou de l'art malingre que le jury a
récompensé dans le Narcisse de M. Yibert, et surtout
dans VOrphée de M. Poncet.
M. Amaury Duval est aussi l'auteur d'un portrait de
femme en robe noire et tenant un éventail. Le profil,
qui se découpe encore trop sèchement sur un fond gris
uni, est très-pur. Cela fait toujours l'effet d'Un camée
plus que d'une peinture, non-seulement par la roideur
aiguë de la ligne, mais par le ton lui-même de la chair
serrée dans le contour, et qui semble en pierre dure ou
en porcelaine. On a du moins une certaine impression
de beauté correcte et immobile, obtenuo par des moyens
étrangers à l'essence môme de la peinture, et volontai-
rement incomplets. Il y a ainsi plusieurs artistes dont
on peut dire qu'ils sont bons, mais que leur système est
mauvais.
On ne devinerait jamais que M. Dugasseau, comme
M. Amaury Duval, est élève de ftf. Ingres. Il a peint
une femme à sa toilette, — le Matin, devant une glace
posée sur une commode avec des vases de fleurs. Le
torse nu, les bras en l'air et laissant voir son sein, elle
peigne son abondante chevelure. Un jupon serré à la
taille couvre ses hanches. Sauf les fonds qui sont tristes,
c'est peint largement et grassement modelé. M. Dugas-
seau touche presque aux réalistes comme M. Amand
Gautier, qui a exposé un excellent morceau de femme
nue, outre un portrait d'homme, debout, très-simple et
très-ferme.
Puisqu'on aime surtout les femmes — mythologiques,
on devrait parler davantage de YAtalunte, par M. Bin.
Cette figure, d'un mouvement original et audacieux,
d'un dessin extrêmement serré, a beaucoup d'élégance ;
ses formes élancées, svoltes, fines aux attaches et aux
extrémités, expriment bien le type de la légèreté ro-
buste, si l'on peut joindre ces deux mots. Sans qu'elle
ait des ailes aux pieds, on voit qu'elle peut fendre l'air
d'un élan rapide, et l'on s'étonne qu'elle ait été vaincue
dans ce cirque par un Hippomène assez engourdi ; mais
ce fut une perfidie de Vénus, qui, pour faire triompher
Hippomène, lui inspira de jeter une des pommes d'or
qu'il tenait en main ; Vénus n'était pas sans connaître
l'histoire d'Eve c;t la. fascination des pommes, surtout
quand elles sont d'or. Pourquoi Atalante s'arrête-t-elle
60 salon de 1864.
à ramasser lo fruit perdu? Lo tableau de M. Bin est
mauvais dans son ensemble, c'est vrai, mais son Ata-
lante est peut-être la meilleure académie de femme
qu'il y ait au Salon. On en ferait presque une belle
statue.
Un élève de Souchon, qui fut aussi le maître de Jean-
ron et de quelques bons peintres, M. Lobbedez, a exposé
Daphnis et Chloé, figures de grandeur naturelle à peu
près. La petite dort, couchée sur l'herbe au pied d'un
arbre, la tète dans la pénombre, le sein frappé d'un
rayon lumineux. Daphnis agenouillé la contemple. C'est
assez poétique et assez bien peint.
Un élève de Couture, M. Dauvergne, a fait sa Femme
nue, vue do dos, assise en un paysage. On pourrait en
noter bien d'autres, et nous en retrouverons encore dans
beaucoup de tableaux où elles jouent un rôle plus ou
moins accessoire.
Mais, de toutes ces femmes exhibées pour leur beauté
symbolique ou leur attrait personnel, Vénus, Eve, Léda,
nymphes et bacchantes, baigneuses antiques et moder-
nes, aimées et lorettes, la plus magicienne, la plus
mystérieuse, la plus attirante pour un poète, c'est une
Nymphe des bois, par M. Victor ^ Millier, de Francfort-
sur-le-Mein. Il no paraît pas que la curiosité publique
l'ait troublée jusqu'ici dans sa retraite ombreuse, ni que
lacritiquo en ait déjà parlé. La critique a ses préoccu-
pations, et le public a besoin qu'on le conduise aux
bons endroits. Je parie do mettre au Salon, dans un coin
choisi devers le ciel qui n'ost pas toujours clair, et sous
lo nom do quelque élèvo de Courbet, — un Rembrandt,
naturellement sauvage, pas gai, point mythologique,
salon de 4864.
dépourvu do l'idéal et du stylo à la mode, grossier,
ignoble, comme disent tous les anciens biographes fran-
çais, instinctivement continués par les écrivains et ama-
teurs fashionables, — et que mon Rembrandt, — plût à
Dieu que j'en eusse un petit ! — ne sera point découvert
ot signalé durant les deux mois d'exposition.
La Nymphe de M. Muller est accrochée tout en haut,
à l'angle extrême de la dernière salle de droite. On a
même oublié, je crois, d'y attacher le numéro du cata-
logue, et c'est par hasard qu'un Allemand m'a dit le
nom du peintre. Où s'est formé ce M. Muller, je ne sais ;
il n'a rien de l'école germanique, si ce n'est qu'on sent
un compatriote de Beethoven et de Weber; rien des Ita-
liens, si ce n'est que cette nymphe fait penser à l'Antiope
du Corrége, bien qu'elle soit dans la demi-teinte et sous
les reflets du bois, tandis que l'Antiope est en pleine lu-
mière ; rien de l'école française, si ce n'est qu'à la poésie
coloriste d'Eugène Delacroix se môle une impression
réaliste, libre de toutes traditions.
Sur la toile, très-grande, est largement brossé, du haut
en bas. un intérieur de forêt, sans aucune percée sur le
ciel. La lumière ne s'y tamise pas même entre les bran-
chages. Ce n'est ni le malin, ni le soir, ni le plein jour ;
c'est l'ombre, mais en plein air, produite par l'architec-
ture do feuillages superposés et non par un édifice opa-
que. Là, nî vent, ni chaleur, mais une température vo-
luptueuse et moite, qui détend les nerfs. La nymphe est
étalée sur un lit de mousse, les bras perdus dans sa che-
velure dénouée, la gorge en l'air, les jambes abandon-
nées parmi les herbes. Dort-elle? Elle vient peut-être do
courir les bois avec Diane chasseresse. Heureux le dieu
64
62 salon de 4864.
qui la surprendrait dans ce nid d'amour 1 Pourvu que
Jupiter soit occupé ailleurs, métamorphosé en cygne ou
en taureau !
Sérieusement, le charme de cette femme couchée en
un bois ne tient à aucun souvenir mythologique, mais
au sentiment poétique de l'image évoquée comme en un
rêve où se confondent l'amour et la nature.
Non loin de cette nymphe à la peau veloutée sous des
tons de perle, est une espèce de naïade, étendue tout de
son long, sur une grève humide, comme une couleuvre
au frais, le ventre plongé dans le sable. La tête, retour-
née de face et appuyée sur la main, est dans la demi-
teinte. Les yeux regardent le vide. La plage est nue,
comme la belle rêveuse; pas un jonc, pas un brin
d'herbe; une bande de terrain plat, presque sans végé-
tation, sépare du ciel Ce désert sablonneux. On dirait les
bords de la Loire, quand le grand fleuve à sec découvre
ses immenses grèves jaunâtres. La jeune femme est d'un
type très-distingué et très-élégant. Le ciel seul nuit à
l'effet de ce tableau poétique, ciel pommelé de flocons
blancs sur un fond de perle azuré. Ce semis de petits
nuages appliqués par plaques tapotées d'une touche
égale ressemble à une tapisserie ou à une marqueterie
en nacre.
On ne devinerait point que le même peintre, M. Feyen-
Perrin, est l'auteur d'uno Leçon d'anatomie, où le doc-
teur Yelpeau s'apprête à disséquer un cadavre au mi-
lieu des savants et des carabins. Toutes les têtes sont
des portraits assez largement peints. Par malheur, il n'y
a dans ce tableau aucun parti pris d'ombres et de clair-
obscur, aucun de ces artifices que Rembrandt sut mettre
salon de 1864. 63
dans sa célèbre Leçon d'anàtomie dil musée do La Haye,
et qui, par l'élévation du caractère, transforment un
sujet instinctivement répulsif et inspirent seulement des
idées de science, de progrès et d'humanité.
Ah! le sujet. Le public et la critique s'en vont tout
droit aux gentils sujets. De petits amours voltigeant, qui
jouent en l'air à colin-maillard : c'est à la gentillesse de
ce sujet que M. Tony Faivre doit sa médaille et son
succès, On en voit tout autant, et de même fabrique à
peu près, sur les lambris des riches cafés. Encore, si
c'était peint par Fragonard, par Boucher, par Watteau!
Il y a aussi un autre genre de sujets qui attire et re-
tient la foule : ce sont les tableaux à portraits. Par
exemple, les Sociétaires de la Comédie française en 1863
et 1864, rassemblés, dans les divers costumes de leurs
rôles, pour la solennité de l'anniversaire de Molière,
par M. Geffroy, qtii est lui-même un excellent acteur;
par exemple, une Matinée chez Barras, où l'on voit le
général Bonaparte, Mme de Staël, Mmo Récarnier, etc.,
par M. Massé, élève de Paul Delaroche ; ou Louis XIV
et Molière, à table en présence des cotirtisans, par
M. Wetler, élève de Steuben ; ou /'Empereur Napo-
léon 1cr dans l'atelier de Louis David; ou d'autres fari-
boles anecdotiques, qu'on s'explique les uns aux autres
et qui provoquent les plus drôles de réflexions.
Ahl que j'en ai entendu de bonnes I dimanche et
lundi ; les jugements de la semaine ne sont pas ceux
des dimanches. Il n'y a que le Sphinx de M. Moreau,
qui décidément ne prenne pas, malgré les louanges
unauimes de la haute et noble critique. Yoici ce que
j'ai entendu, l'autre jour, qui n'était pas un dimanche.
64 salon de 1864.
Arrive dans la salle du Sphinx une compagnie de plu-
sieurs femmes très-distinguées. L'une dit :
— Ah ! voici le tableau dont on parle tant I
Elles s'approchent, et une des jeunes demoiselles dit :
— Qu'est-ce que c'est qu'ça? un chat?
— Mais non ! un sphinx.
— Je n'en ai jamais vu... (Historique.)
C'est aussi à la grâce de ses sujets que M. Hamon
doit sa notoriété dans un certain monde élégant. Il a
exposé, cette année, une de ses plus heureuses imagi-
nations : l'Aurore, une jeune fille dressée sur des feuil-
lages que ses petits pieds ne courbent point, et qui boit
la rosée dans la corolle d'une clématite. Légère, impon-
dérable, comme une vapeur du matin, diaphane elle-
même, comme la corolle de la fleur, elle est traversée
par les rayons rosés qui pointent à l'horizon. L'allégo-
rie est bonne, cette fois, juste, franche, intelligible; et
cette exécution sommaire, insuffisante, qu'on reproche
avec raison aux autres tableaux de l'auteur, ne messied
pas à une telle image, qui prête même moins à la pein-
ture qu'à l'aquarelle ou à ces dessins teintés de je ne
sais quelles essences parfumées, comme en sait faire
M. Vidal.
Le second tableau de M. Hamon est intitulé : Y Imita-
teur , un jour de fiançailles. Il représente un intérieur
de fantaisie, où une vieille servante, assise au second
plan, plume des volailles , près de canards pendus au
lambris. Ayant vu cela, un petit enfant— « cet âge est
sans pitié 1 » c'est le sous-titre du tableau au catalogue,
— a pris dans une cage deux serins ; il en a pendu un
par le cou aux barreaux de la cage et il était en train
salon de 1864. 65
de plumer l'autre , quand la mère, intervenant, saisit
sous son bras l'enfant terrible et lui montre avec; indi-
gnation le pauvre petit oiseau déplumé. A droite, une
jeune fille debout et de profil, la fiancée, sans doute, —
dans une attitude très-gracieuse, fait aussi sa répri-
mande élégiaque. Cette mièvrerie, tristement peinte,
amuse néanmoins le public. On la verra sans doute en
lithographie.
L'ami de M. Hamon, M. Picou, est plus égaré que
jamais, avec sa Chatte métamorphosée en femme et ses
Amours charmant les songes.
C'est un songe qu'aura fait M. Jules Ferat et qui
l'aura réveillé en pleine nuit, par un éblouissement fié-
vreux. Son tableau, Y Eté, représente le rayonnement du
soleil sur le coin d'un champ de blé. Au-dessus des épis
dorés par la lumière folâtrent quantité de petits génies
— de petits Amours, vifs comme des papillons autour
d'un buisson de fleurs, ou comme des oisillons effarou-
chés par un épervier. Il se passe sans doute quelque
mystère amoureux entre les tiges blondes qui sem-
blent émouvées. Au bord des blés, gît un chapeau de
paille, orné de bleuets, de lizerons et de coquelicots : un
chapeau de femme, bergère ou moissonneuse. Qu'ost-
elle devenue? Pourvu qu'elle n'ait pas été raccolée
par un moine, comme dans l'eau-forte do Rembrandt
(Bartsch, n° 187) !
M. Grenden a rêvé do mythologie et il a peint les
Nymphes au tombeau d'Adonis, avec ces deux vers en
épigraphe, dans le catalogue :
« Quand l'astre de la nuit éclaire ce feuillage,
Un doux sommeil succède à leurs gémissements, »
T- .
66 salon de 1864.
a L'astre de la nuit » répand une lumière assez fan-
tastique sur une sorte de bocage où los nymphes éplo-
rées ont fini par trouver « un doux sommeil. » En lan-
gage vulgaire, nous appelons cela un effet de lune. Les
nymphes, dans leur douleur , n'oublient pas d'avoir
des poses aimables et un peu cherchées. Si l'ami de
Phébé, Endymiori, venait les surprendre, peut-être se
laisseraient-elles consoler de la mort d'Adonis.
M. Ranvier aussi cherche midi à quatorze heures. En
vous promenaut le matin dans la campagne, avez-vous
rencontré do jeunes et belles oiselières couchées toutes
nues sur le gazon et guettant de petits oiseaux appâtés
sous leurs filets? A midi, je le veux bien, dans des pays
chimériques et dans les temps fabuleux. Bonne rencontre,
d'ailleurs, car cette fillette aux longues jambes laisse
voir, sous ses bras tendus pour tirer le filet, un sein et
une taille — mythologiques. Le dessin en est très-déli-
cat, mais la couleur insuffisante ne dorme pas une exis-
tence réelle à cette apparence de femme, ni surtout au
paysage. Je suppose que M. Ranvier, comme M. Ha-
mon, comme M. Flandrin, comme M. Amaury Ruval,
et les autres chercheurs de la ligne, doit faire des des-
sins bien préférables à ses peintures.
Le livret dit que M. Mazerolles est élève de M. Gleyro.
Toujours est—il évident que M. Mazerolles se rapproche
de M. Hamon. Peut-être ont-ils inventé en même temps
la même manière, ce qui n'était pas très-difficile : il
ne s'agit que de regarder les fresques de Pompéi ou les
bas-reliefs antiques, d'y saisir des motifs gracieux et
de les transposer dans des sujets quelconques. M. Ha-
mon réussit parfois à ces pastiches; M. Mazerolles y est
sâlon de 1864. 67
encouragé. Aussi bien nous sommes un peu du lias-
Empire; ne nous refusons pas à ces souvenirs do nos
ancêtres,
La Cuisine, oh ! ce gros mot offusque le style grec.
C'est pourtant le titre d'une frise décorative pour salle
à manger, exposée par M. Mazerolles. Rassurez-vous :
la cuisinière est une belle matrone grecque qui tient
une spatule d'argent; la bouchère est une nymphe qui
porte un chevreuil, comme une prêtresse antique allant
au sacrifice ; la pannetière a l'air d'une Cérès, avec
sa corbeille sur la tête ; le maître d'hôtel, chargé de
goûter les sauces, est le dieû de l'harmonie, Apollon,
maître des Muses; et pour marmitons, nous avons des
Amours. Tout cela plaqué à la file, dans le système des
bas-reliefs. Nous sommes bien ioin de Ribot et de Bon-
vin. Mais c'est encore à Courbet que.jo m'en rapporte-
rais le mieux pour faire ces « cuisines. »
A propos, et Courbet ? Est-ce qu'il no sera pas ques-
tion de lui? Un artiste si précieux, pour faire contraste
à M. Ingres, depuis la mort d'Eugène Delacroix ! Car
enfin tous ces peintres dont on s'efforce de parler 110
sont que du remplissage dans l'abîme qui sépare le
noble idéal, représenté par M. Ingres, du naturalisme
audacieux, représenté par Courbet. Patience ! Courbet,
à son tour, viendra, bien que son tableau ait été re-
poussé du Salon, comme ses Curés rabelaisiens de l'an-
née dernière, et pour le même motif, par respect
pour les mœurs. Cependant il n'y a point de curés en
cette nouvelle affaire, mais simplement des femmes,
des femmes de notre époque, qui font — ce qu'elles
veulent.
68 salon de 1864.
Courbet, qui a beaucoup d'esprit, n'a pas l'esprit
d'appeler ses femmes : Eve ou Vénus. Les femmes de
la mythologie et de la Bible ont le droit de faire ce qui
leur plaît. Il est convenu qu'Eve, les filles de Loth,
Judith, Bethsabée et les mille courtisanes du sage Sa-
lomon, que Vénus, Europe, Danaé, Léda et les mille
maîtresses de Jupiter, sont de bonne compagnie, et que
leurs ébats ne choquent pas la pudeur. Mais pour un
rien les demoiselles de la Seine sont accusées d'indé-
cence. Il est vrai-que Diderot a dit là-dessus, dans une
forme charmante, un mot très-juste, mais que la sin-
cère moralité de notre temps m'empêche de répéter.
Assurément, un père de famille, qui a jeune femme
et petits enfants, et qui se pique d'être prud'homme,
peut accrocher chez lui toutes les déesses et bacchantes
du Salon, toutes ces mythologiades incongrues. Il no
court d'autre risque que d'inspirer à sa famille, à son
entourage et à ses visiteurs un détestable goût en ma-
tière d'art. Mais la pudeur et la décence n'y sont point
intéressées. — Je sais bien pourquoi : c'est que toutes
ces tristes images ne représentent point la femme ; ça
n'a ni chair ni os, ni sang ni peau ; ça ne remue point
et ne saurait remuer.
La Source de M. Ingres pourrait orner un pensionnat
do demoiselles, même anglaises. Mais les Vénus char-
nues du Titien ! mais cette exquise Vénus de Velazquez
qui fut exposée à Manchester en 1857, et qui faisait venir
l'eau à la bouche, comme la vue d'un beau fruit! mais
une femme quelconque, peinte par un artiste qui aime
la nature et qui possède la magie de la couleur! mais la
moindre échappée du sein, un petit bout de la jambe
salon de 1864. 69
nue, dans la peinture d'un naturaliste, c'est effrayant.
Rien qu'une robe trop courte, ou que soulèverait l'épine
d'un rosier, inconvenance périlleuse! N'effarouchons pas
la vertu susceptible qui règne aujourd'hui.
IV
Finalement, il n'y a jamais eu que deux genres d'é-*
cole dans la peinture du paysage : celle de Poussin et
de Claude,— celle de Ruisdael et de Hobbema; de
même qu'il n'y a que deux types dans l'art moderne :
Raphaël et Rembrandt, l'artiste à priori et l'artiste à
posteriori, dirait un philosophe esthéticien; l'artiste
qui part d'un idéal conçu en lui-même, et l'artiste qui
part de la nature. Corrége et Titien, Rubens et Velaz-
quez, ne sont pas du côté de Raphaël, ayant pour lui
l'école romaine et l'école bolonaise, et quantité de pein-
tres qui, depuis plus de trois siècles, ont ambitionné de
suivre sa tradition, sans avoir son génie.
Autrefois on faisait des systèmes et on en déduisait
une science et une pratique. Le caractère du dix-neu-
vième siècle est, au contraire, de découvrir d'abord la
science et d'expérimenter la pratique, après quoi cha-
cun peut systématiser là-dessus à sa guise. Sans nous
vanter, notre méthode est meilleure que celle des épo-
ques encore dominées par des préjugés et des supersti-
tions.
Comment s'étonner du naturalisme dans l'art, puis-
-ocr page 73-70 salon de 1864.
qu'il est précisément l'analogue du procédé nouveau,
suivi dans toutes les directions de l'esprit humain, dans
la philosophie, dans la politique, dans la science, dans
l'économie sociale? Est-ce que les sciences ne s'attachent
pas primitivement à l'étude des faits, pour arriver à la
connaissance des lois, à des généralisations théoriques,
mais positives.
Eh bien, les naturalistes dans l'art ne font pas autre
chose : ils observent la nature, vont du particulier au
général, et, quand ils ont du talent, ou du génie, — ils
agrandissent la spécialité d'un aspect par les caractères
de l'ensemble.
Je ne dis pas que Claude ni Poussin fussent étrangers
à la nature, mais que leur conception, idéale d'abord,
s'imprégnait ensuite, dans leurs œuvres, d'une certaine
dose do réalité. Claude est le maître de la lumière du
ciel; et le premier élément du paysage, c'est la lumière.
Aussi personno n'a surpassé Claude pour les ciels et
pour les lointains! Mais il faisait ses ciels pour éclairer
une imago préconçue, avec des palais et des scènes
féeriques. Pareillement, le Poussin commençait par
inventer dans sa tête une composition ; il en combinait
abstraitement les grandes lignes et les annexes ; puis
il reliait le tout par un sentiment de la nature même,
dans ses aspects grandioses. Ce système ne saurait
être absolument condamné , puisqu'il a produit des
chefs-d'œuvro, mais il est dangereux pour les artistes
médiocres.
A quel degré d'insignifiance était tombé le paysage
qu'on appelait classique, lorsque la nouvelle école, au-
jourd'hui glorifiéo, imagina tout simplement de se re-
salon de 18g4. 71
tourner vers la nature et de peindre les campagnes qu'elle
voyait au lieu d'inventer des sites factices et fabuleux 1
Où en sont maintenant MM. Aligny, Edouard Bertin,
Alexandre Desgoffe et Paul Flandrin, qui essayèrent un
moment de perpétuer l'antique Grèce et la mythographie
dans le paysage ! Ils ne comptent plus dans l'école con-
temporaine et leurs noms sont déjà presque oubliés. Leur
système, fort amendé, il est vrai, n'est pas abandonné
complètement, et l'on en rencontre encore au Salon quel-
ques fidèles, encouragés par les preneurs de l'idéal et
de la peinture littéraire. Il est plus agréable de décrire
un bois sacré avec des nymphes et quelque temple,
qu'une cour de ferme avec une charrette et uno mare
vulgaire.
La nouvelle école de paysage, dont l'origine se ratta-
che un peu à l'école anglaise de Constable et Gainsbo-
rough, et qui eut d'abord pour initiateursPaulHuet, Jules
Dupré, Théodore Rousseau, Fiers et Cabat, Decamps,
même Bonington el Eugène Delacroix, n'est-elle pas au-
jourd'hui l'honneur de la France et de l'art contempo-
rain ! Les paysages d'Eugène Delacroix, de Decamps, de
Marilhat, de Rousseau, de Dupré, de Diaz, de Troyon,
de Corot et de quelques autres, ne sont-ils pas déjà clas-
sés dans les galeries, parmi les chefs-d'œuvre des an-
ciennes écoles? De tous les peintres contemporains, les
paysagistes sont peut-être les seuls dont on puisse assu-
rer qu'ils égalent, en leur genre, les maîtres d'autrefois.
Comme amateur de tableaux, autant que comme cri-
tique, j'avouerai que pour moi le premier paysagiste
de notre temps, c'est Rousseau. Près de lui viennent
Diaz et Jules Dupré, dont on regrette l'absence au Salon.
72 salon de 1864.
Lo génie do Rousseau, c'est l'effet. Les effets dans la
nature, c'est comme les émotions dans l'homme : cela
va depuis une impression douce et passagère jusqu'aux
secousses violentes et aux passions furieuses, depuis un
petit mouvement atmosphérique jusqu'à la tempête, de-
puis une pâle éclaircie dans un ciel orageux jusqu'aux
éclats splendides des soleils couchants. Rousseau a su
peindre tous les caprices et les accidents, tous les
drames et toutes les excentricités de la nature : la
pluie, le vent, la bourrasque, la rosée, le givre, la
neige; le matin, le soir, le plein midi; le soleil qui
va se lever et le soleil qui descend derrière l'horizon ;
l'hiver et l'été, l'automne surtout, et même le prin-
temps.
Il est notable que les anciens maîtres n'ont jamais
peint le printemps : cherchez dans l'œuvre de Poussin
et de Claude, dans l'œuvre de Ruisdaeletde Hobbema,
et de tous les excellents paysagistes hollandais. Brvegel
de Velours peut-être dans ses paradis terrestres. Quel-
ques Anglais modernes y ont réussi, et M. Millais a fait
des printemps délicieux, avec des pommiers en fleurs
et des verts francs. Dans sa première manière, Rousseau
affectionnait surtout les tristesses de l'automne, les sites
sauvages, avec des roches moussues et des chênes dé-
pouillés, plutôt que les gais aspects du renouveau et que
les fôtes de mai. En ce temps-là cependant il a fait, à
propos du printemps, une chanson. Nous vivions alors
dans des mansardes et nous n'avions pas le moyen
d'aller même à Fontainebleau où, depuis, nous avons
fondé la colonie de Barbison. Passer le mois de mai sous
les toits et non sous les branches qui s'enfeuillent ! Le
salon de 1864. 73
printemps roucoulait dans la tête de Rousseau, qui im-
provisa :
Dans les nids y a des p'tits,
Y a des p'tits dans les nids !
C'est tout. On recommence à volonté.
Il ne s'agit pas de chanter, quand on est peintre. Rous-
seau, qui essayait tout, essaya donc des effets printa-
niers, avec des haies fleuries, où les oiseaux pouvaient
cacher leurs nids, avec do tendres pousses à la pointe
des arbres, avec des herbes que le soleil n'a point en-
core roussies. Ce n'est pas si facile à peindre que des
rochers fauves ou bronzins, ni quo de vieilles carcasses
d'arbres. Il y faut une délicatesse de ton et une légèreté
de touche peu familières à la nouvelle école, vaillante
surtout par ses empâtements, par l'énergie du coloris,
par la profondeur des ombres contrastant avec les lu-
mières. Il y faut un parti pris de clair et des demi-teintes
insensibles, puisque le soleil ne marque pas encore en
vigueur les silhouettes des objets. Il y faut surtout l'au-
dace de la sincérité, pour oser exprimer ce qu'on voit,
tel qu'on le voit.
Un des deux paysages exposés par Rousseau est juste-
ment une vue do village au printemps. Site banal, sans
beauté comme sans originalité : une route droite, plate
et grise, entre des chaumières éparses des deux côtés,
toutes pareilles de forme et de couleur, sauf la première
maison à gauche, qui est couverte en tuiles rosâtres. Au
bout de la route, un petit bois où elle s'enfonce. Le long
do cette traversée du village, pas de haies, ni d'arbustes,
si ce n'est deux pauvres petits arbres, point prétentieux.
74 sa^on de 1864.
Mais autoqr des chaumières il y a des buissons et de la
verdure. Un cavalier vient sur la route ; plus loin,
figurine en bleu, et tout près du bois une autre petite
figurine en rouge, servent à étager les distances. Le ciel
presque uni et azuré en haut se dégrade vers l'horizon
en teintes de perle. Une lumière tranqujlle et partout
égale s'étend sur les toitures de chaume couvertes de
° H l'JI „' !■ • • : I • • ■
lichens veloutés et sur les jeqnes gazons. Pas de vept,
pas de bruit; silence et repos. On pourrait entendre
gazouiller les oisillons dans leurs nids. Peut-être n'aii-
rait-on pas trop l'idée d'habiter ce village, d'où l'on ne
découvre aucune vue pittoresque sur des lointains mouve-
mentés; mais il serait bon d'y passer en sortant de Paris,
pour oublier la grande ville et se préparer au recueille-
ment d'une vie agresle dans des campagnes plus émou-
vécs et plus émouvantes.
Les admirateurs du talent de Rousseau, habitués à
sa chaude peinture, à la vive magie de sa palette, n'ont
pas l'air d'approuver beaucoup cette manière simple et
naïve. Moi aussi, je ne suis pas fou de certaines brode-
ries minutieuses qu'il a parfois employées dans ces der-
niers temps, lui dont la touche est ample et délibérée,
comme celle de Ilobbema, dans ses esquisses ou dans ses
études d'après nature. Mais ici le procédé disparaît. Le
grand artiste s'est spontanément effacé dans son œuvre :
ce qui est peut-êtro le comble de l'art. En apercevant
do loin les autres tableaux de Rousseau, on le nomme
tout de suite ; car on reconnaît à distance les maîtres
très-caractérisés. Il n'en est pas ainsi à l'égard de notre-
petit village. Le jour do l'ouverture, parcourant leSalon
sans cataloguo,— comme il faut toujours faire d'abord,
SALON DE 1864. 75
suivant moi, dans }es expositions et les musées,— j'ai
été attiré par cette blonde et chaste peinture. A]i second
coup d'œil, je devinais Rousseau, dans ses gris si fins
sur les cabanes, dans ses verts sj intenses, qqoiqpe frès-
clairs, dans le niodelé yolontajre et précis des buissops,
qui rappellent ceux cje VAgneau mystique, de Jan van
Eyck, a Saint-Bavon de Gand. Quel effort mérjtgflj. pç
constate pas une pareille oeuvre, amoureusement é|udiée
par un artiste qui pourrait peindre tous les mafjns une
spirituelle ébauche, suivant le procédé de maître Te-
niers, à son château dias Trois-Tours, cfiaq^e mafjn
avant déjeuner.
L'autre Rousseau est universel!eniept admiré. Tou-
jours des chaumières, mais abritées, cette fois, par de
grands arbres qui remplissent presque tout Jp panneau
et enveloppent de larges ombres presque toute la corp-
position. La ferme est au milieu, un peu frappée de lu-
mière ; mais la seule partie claire est en avant, où une
paysanne porte des seaux. A droite, la grange, au toit
de chaume. A gauche, une percée mystérieuse, au bout
do laquelle on aperçoit une autre chaumière. Des ter-
rains verts, dans une demi-teinte sourde, forment le
premier plan. Un amant de la nature vivrait bien là,
sous ces chênes. Est-ce là que conduit la route traver-
sant notre autre petit village? N'allons pas plus loin.
Nous avons trouvé le bon endroit, — et le plus beau mor-
ceau de peinture qu'il y ait à l'exposition.
Le pondant do ce chef-d'œuvre, — de l'autre côté du
Napoléon perdu dans la neige, 1812 ou 1814, par
M. Meissonier, — est un délicieux paysage de Corot
Souvenir de M or te-Fontaine, avec les vapeurs du matin
76 salon de 1864.
caressant un lac. De grands arbres dessinent des gui-
pures sur l'atmosphère argentine. Au bord de l'eau trois
fillettes s'amusent avec les branches d'un frêne élégant.
Corot est incomparable pour susciter, avec presque
rien, des images poétiques. A peine si c'est peint, mais
l'impression y est, et de l'artiste elle se communique au
spectateur.
Le second Corot n'a pas moins de charme -, espèce
d'ébauche, intitulée le Coup de vent. Une féerie, tou-
jours, presque sans réalité. Je ne sais quel pays noyé
dans l'éther et qui doit être quelque part dans les étoiles,
peut-être dans la voie lactée. Corot est bien plus près
du caractère idyllique, sans le chercher, que plusieurs
autres peintres, qui s'en préoccupent directement. Ses
paysages ont l'air d'être faits pour les nymphes et les
Muses. Les rustres de Millet n'y respireraient point.
Et de qui croyez-vous que soient encore les meilleurs
paysages du Salon, avec ceux de Rousseau et de Corot?
Ils sont d'un sculpteur qui a même souvent signé ses
tableaux : « Le sculpteur Clesinger. » Deux petites vues
de la campagne romaine, appartenant à Mme Isaac Pe-
reire, deux petits chefs-d'œuvre sans prétention, qui
peuvent affronter aussi le voisinage des anciens maîtres :
le Matin aux bords du Tibre, avec des bœufs couchés
sur le sable ; une autre Vue du Tibre, avec sa grève
couleur safran, son onde endormie, dos terrains plats
et des fonds bleutés. Ce Clesinger est vraiment omni-
facteur : il a fait aussi des eaux-fortes, des aquarelles
et des pastels, de la ciselure et de l'orfèvrerie ; il pour-
rait faire supérieurement tout ce qui appartient aux arts
plastiques. Nous le retrouverons à la sculpture, avec
SALON DE 1864.
ses statues équestres de François Ier et do Napoléon Ier,
et une statue de Jules César.
Cabat, depuis longtemps, a renié ses premières amours
pour la campagne des campagnards. L'Italie l'a vaincu,
comme elle en a vaincu tant d'autres.
Entre les deux grandes écoles du quinzième siècle et
du dix-septième dans le Nord, lesquelles durent leur
puissance à leur autochthonie, l'Italie n'a-t-elle pas an-
nulé tous les Hollandais et les Flamands qui, durant une
grande partie du seizième siècle, s'empressaient de pas-
ser les Alpes et d'imiter le style italien? N'a-t-elle pas
éteint sous ses reflets presque toute la peinture française,
depuis le seizième siècle jusqu'au dix-neuvième, sauf
un moment où des peintres qui n'allèrent jamais en
Italie se trouvent être les meilleurs de l'école? Largil-
lière et Rigaud sont d'assez brillants portraitistes, Wat-
teau et Chardin ne peignent point trop mal : ils n'ont ja-
mais passé les Alpes. Non plus, le tendre Lesueur, ni le
fiévreux Jouvcnet, bien qu'ils fussent un peu influencés
tous deux, chacun selon son tempérament, par le style
italien. Apparemment que Lesueur et Jouvenet, Largil-
lière et Rigaud, Watteau et Chardin valent Simon
Youet et Lebrun, Blanchard, « le Titien français, »
Pierre Mignard, « le Raphaël français, » et son frère
Mignard, « le Romain. »
Delacroix, je pense, n'avait jamais été en Italie. Rous-
seau. Dupré, Diaz, ne semblent pas avoir jamais eu
l'envie d'y aller. On ne fréquente pas impunément
les tombeaux. Est-ce que Rome a quelque chose d'uno
cité vivante? La mort y est, sous toutes ses formes,
non-seulement dans les ruines de deux périodes éva-
77
78 salon de 1863. 40
nouios, lo paganisme et le catholicisme, mais dans
les populations livrées aux pi-êtres et aux soldats étran-
gers.
Il pouvait être bùii autrefois d'aller a Corinthe, mais
il n'est pas bon aujourd'hui d'aller a Rome. A moins
qu'on ne visite aussi l'Allemagne, ia Hollande, la Bel-
gique; l'Angleterre. Un certain cosmopolitisme, qui ne
disconvient point aux hommes de notre époque, ne sau-
rait effacer le carâCtèrë national. L'adoption d'une pa-
trie étrangère, surtout quand elle ne représente qtio le
passé, gâte les fâCUltés hâtives qu'on pouvait avoir et
n'en provoque point de nouvelles.
MM. Cabat et Français n'ont rien gagné à lotir séjour
en Italie. Leurs meilleures œuvres sont toujours celles
de leur première manière, alors qu'ils reproduisaient la
« nature naturelle, » sans préoccupation des styles jadis
consacrés. Tout au plûS ont-ils gagné l'appiii de la cri-
tique officielle et des commandes en haut lieu. Le sys-
tème qu'ils ont adopté tous deux, non pas Cependant
avec la même puissance d'exéclitioh, est tellement dé-
terminé d'avancé, tëllemëiit banal, que toits deux ont
fait un Bois antieftié avec dés figurés mythologiques, et
une Vue italiënrie avec des Figures déguisées sous les
costumes d'un aiitrë tëlhjjs. Qu'on cherché le style et la
beauté danslo paysage, c'est très-louable, aussi iiien que
d'y Cherêhei" le sëiitihiëiit ou lâ simplicité. Mais suppo-
sons (Jti'tih paysagiste peigne Hdmirablerheht la Superbe
futaie dii Bas-Bréâti dé frBntâinebleaii, bst ce qu'une
figure desettyrë COhlribiiël-âlt plus qii'uiie ligure de bû-
cheron à lâ grâhdeui' de l'image ? Est-ce que (les veneurs
en toqub rdiige ët liburpoilït iiioyëh-âgë y fèi-àièllt miëiix
salon de 1864. 79
que de simples chasseurs en blouse ou des sportsmen à
la mode d'aujourd'hui ?
Le principal tableau de M. Cabat, commandé par la
Maison de l'empereur, est intitulé Souvenir du lac de
Nemi, en Italie. Est-ce que l'auteur se souvient du
temps où l'on chassait le cerf en souliers à la poulaine?
Il a vu le lac de Nemi, sans doute, et il y a vu peut-
être le halali d'un cerf, mais les chasseurs ne devaient
pas porter les antiquailles qu'il leur prête dans sa com-
position. De grands arbres ombrent le lac et les terrains
du premier plan. A gaucho, on entrevoit sous bois des
percées par où la chasse arrive. Tout est solidement
peint, les troncs d'arbres, leurs ramures, les accidentsdu
terrain. OEuvre consciencieuse et forte, qui a son origine
dans une volonté réfléchie, mais qui manque do naturel
et de limpidité. L'exécution n'est pas légère et la cou-
leur est noire. Cela ressemble déjà à un Guaspre poussé
au noir sur ses préparations brunes.
Le second tableau de M. Cabat, Une Source dans les
bois, avec une figurine de nymphe nue, cherche égale-
mont le style du Poussin.
Dans le Bois mythologique de M. Français, Un satyre
onlbrasso une nymphe. Dans sa Villa italienne, des
seigneurs, des pages, des damoiseaux et damoiselles
sont en fête sur une terrasse ombragée d'arbres fai-
sant berceau et bordée d'une balustrade d'où le regard
se projette vers un lointain bleuté. Les uns font l'amour,
les autres font dé la musique , prélude do l'amour.
Peut-être ne sommes-nous pas loin de Florence, à l'é-
poque où Boccace et ses belles amies, pour combattre
la peste, passaient les galantes journées décrites dans
80 salon de 1864.
le Dêccimeron. La nature ainsi arrangée dans un parc,
étoffée et pomponnée de robes chatoyantes et de rubans
multicolores, a toujours du charme pour le public,
qui pense aux buttes Montmartre et à Clamart.
M. Olivier, élève de M. Gleyre, ambitionne aussi de
ressusciter le paysage mythologique, et, sous le titre
Appel à la danse, il a peint un bois sacré, où des appa-
rences de déesses, des ombres, tremblent dans la va-
peur d'une atmosphère impossible.
Les Baigneuses au clair de lune. par M. George Saal,
montrent qu'on peut obtenir des effets poétiques en s'in-
spirant tout simplement de la réalité. C'est le soir, pres-
que la nuit, au bord de la Seine, dans les environs de
Bougi val, La lune qui argente le fleuve ménage de chastes
ombres sur la rive plantée de saules. De jeunes femmes
sont venues là jtour se baigner. Trois d'entre elles sont
déjà dans l'eau —jusqu'à la cheville, et la lune est heu-
reuse de les caresser d'une lumière discrète. Tableau
très-harmonieux et très-distingué.
M. Flahaut montre aussi qu'un aspect de la nature,
bien choisi et bien senti, n'a pas besoin du placage de
personnages fabuleux pour offrir un caractère digne de
la belle et noble Grèce d'autrefois. Le soleil se couche
sur la mer qu'on entrevoit derrière le fin branchage d'un
Bois d'oliviers à Beaulieu, près de Nice. La mélancolie
du soir envahit ces dessous de bocage, déjà ombreux.
On y rêverait volontiers à — tout ce qu'on voudrait, et
puisque l'impression du site est complète, mieux vaut
qu'elle ne soit pas troublée par l'intrusion de quelque
figure stéréotypée et insignifiante.
Il n'a tenu qu'à M. Chintreuil de mettre une ronde
-ocr page 84-salon de 1864. 81
de nymphes dans son Pré, où les premiers rayons du
soleil percent le brouillard d'une matinée printanière.
Que c'est frais et léger ! Des sylphes y danseraient, à
défaut de nymphes, et de simples mortels auraient
envie d'y murmurer quelque stance d'une chanson-
nette. Qu'aperçoit-on à travers le voile de vapeurs? le
petit clocher d'un hameau. Bientôt viendra la bergère
avec ses moutons. Le talent débile de M. Chintreuil se
prête à ces effets indécis, qu'une exécution très-accen-
tuée détruirait peut-être. Où il faut de la force, de la
certitude et non une indication approximative, la pein-
ture de M. Chintreuil reste en dessous de l'image qu'il
a pourtant bien sentie et dont il ne donne que le fan-
tôme. Par exemple, dans ses Ruines au soleil couchant,
l'effet est juste, mais la brosse d'un ferme praticien eût
été nécessaire pour rendre la solidité de cotte longue
croupe de terrain, malencontreusement étendue sur tout
le premier plan du paysage.
M. Chintreuil procède de Corot, dont4 les sectateurs
ne sont pas rares au Salon. Corot a influencé bien
des paysagistes qui ne s'en vantent pas, et dont la
manière révèle uno habile combinaison d'influences
diverses.
Tel est M. François Daubigny, qui semble un composé
d'ingrédients assez hétérogènes. Sa touche légère, très-
libre en apparence, glisse sur les formes et en indique
l'à-peu-près. Mais cette exécution, pour ainsi dire insub-
stantielle, que Corot fait accepter dans ses espèces de
rêves d'une nature poétique, ne sied plus autant à des
sujets copiés sur la réalité. Pour peindre une cour de
ferme, il faut la solidité de Jules Dupré; pour un inté-
T, ii. 5.
82 salon ï)ë 1864.
rieur de forêt, l'intimité de Rousseau, où la âjilëildeiir
de Diaz ; pour les grands troùpeHtix qùi voiit à l'abi'èu-
voir, il faut l'ampleur et là consistance de Troybn. Pàr
le choix dô ses sùjéts, M. Daubigiiy tient de tous bos
maîtres, tandis que sa pràticfùë tient de Corot.
Le résultat de Cet âriialgath'e ne hianqùe pas d'agré-
ment, et M. Daubigny se classe tout de suite après les
paysagistes de prérhier ràng. Sâ vue d'un bourg à la
crête d'Urié colline, au bord de la mer —Villérville-sur-
Mer,— est prise dans un ton sobre, très-harmonieux. La
terre, l'eau, le ciel sont ensemble, comme on dirait des
traits d'Un portrait bien conforme à la nature. Il" y a
même un sentiment mélancolique qui ajoute au carac-
tère de cette petite presqu'île pointant stir la nier. Les
Bords de là Cure (Morvën), àvec des vaches daiis l'eau,
on avant d'une colline boisée, ont aussi la rare qualité
de l'harmohie dans leur gamme mineure, et ces deux
tableaux, surtout Villerville, méritent l'estime que les
amateurs accordeiitau talent de M. Daubigny.
M. Daubigny fils imite sori père, dont il exagère les
imperfections, comme il arrive toujours aux imitateurs.
Il est jeune sans douto, et peut-être se formera-t-il plus
tard une personnalité plus distincte. Dès à présent, son
Pré à Villerville et les Bords de l'Oise comptent parmi
les paysages qu'il faut noter àù Salon.
Je suppose que MM., Blin, Bavoux, Brigot sont aussi
de jeunes peintres, car leùi's tableaux trahissent de l'in-
expérience à côté de fortes qualités; M. Brigot surtout.
Il a une puissance de ton extraordinaire dans le Gué de
Chouy (Ile-de-France), grande toile où un troupeau de
vaches traverse l'eau. Le paysage et les animaux soilt
SALON 1)E 1864.
largement peints à l'effet, mais los figures qui accompa-
gnent le troupeau sont très-maladroites et presque ridi-
cules.
Le catalogue ne dit pas qui est le maître de M. Brigot.
M. Bliri et M. Bavohx sortent de l'atelier de M. Picot
l'académicien ! M. Moreau, l'auteur du Sphinx, M. Eu-
gène Leroux; l'auteur du Nouveau-né dans une ferme
de Bretagne, tableau médaillé, M. Guérard et M. Viry,
dont nous parlerons plus loin, et qui étaient égaleiiient
dignes de la médaille,sont encore des élèves de M. Picot.
C'est chez les nehtres que se couvent les nouveautés.
N'est-ce pas de chez Guérin, le plus triste peintre de
l'école académique, que sortirent Géricault, Delacroix,
Scheffer et la plupart des autres révolutionnaires de la
peinture?
Los deux tabloaux do M. Bavoux représentent les
Bords du Doubs, avec des rocs coupés à pic et vivement
frappés de lumière. M. Bavoux doit avoir été perverti
par son compatriote Courbet.
M. Blin tourne encore davantage au naturalisme, dans
un grand Intérieur de châtaigneraie où tout est sacri-
fié au sentiment rustique. Le cadre coupe en haut les
ramures des vieux châtaigniers et n'en laisse Voir que
les solides colonnes dépouillées de leur écorce. Point de
ciel en l'air, ni même aucune percée de ciel enlro les
branches basses. Les ramasseurs de châtaignes font leur
œuvre dans une pénombre que le soleil n'égaie point.
Une femme courbée recueille le fruit par terre. Un pay-
san apporte un sac sur son dos. Un jeune garçon main-
tient l'âne qui emportera la récolte. Scène purement
campagnarde, aussi intéressante peut-être qu'une évo-
83
84 salon de 1864.
cation fabuleuse. I/homme des champs donnerait une
déesse pour une châtaigne.
Encore un élève de M. Picot ! un Marseillais, d'origino
anglaise ou américaine, M. George Washington, dont le
tableau très-coloré, le Derby de Chantilly en "1863, est
exposé dans le salon central, au-dessus des deux petits
paysages de Clesinger. Le turf est d'un vert franc et in-
tense, très-audacieux, que l'illustre académicien, maître
de M. Washington, ne doit pas regarder sans grincer des
dents.
M. Jules Dusaussay est élève de M. Cabat, et il a
cherché le style de son maître dans un paysage assez
vigoureux, mais noir : le Chêne et le Roseau. M. Victor
Dupré imite assez gaillardement son frère et maître,
Jules Dupré. M. Àguttes s'inspire de Corot dans une
Vue de lac. M. Daliphard, qui a étudié les vieux maî-
tres en Belgique et en Hollande, songe peut-être à van
der Neer, dans ses effets de soir, où l'on sent qu'il a
aussi étudié la nature avec amour. M, de laRochenoiro,
élève de Troyon, est très-dramatique dans un tableau
représentant la Diligence de Caen surprise par la marée
montante entre les falaises et la mer. Mme Adèle Des-
pierres fait penser à van der Poel, dans ses Démolitions
de Chaillot, par un effet de nuit, M. François-Émile
Michel, de Metz, consulte seulement la nature dans son
effet d'hiver, sur les bords de la Moselle, avec de vieux
arbres dépouillés et une mare où se plaisent les hérons.
M. Carrier, l'habile miniaturiste, dans ses libres études
prises'à Compiègne et en Bretagne, poursuit la lumière,
comme son ami Diaz. M. Hervier est ferme et spirituel,
dans un paysage de Picardie. M. Ludovic Letrone, que
salon de 1864. 85
nous rencontrons pour la première fois, approche de
Bonington pour la finesse, et de van Goien pour la sim-
plicité, dans une vue de Grève sur laquelle est échouée
une barque. M. Jeanron, maintenant directeur du musée
de Marseille, a peint le phare de cette ville avec la
science qui recommande toutes ses œuvres. M. Paul
Huet a exposé deux paysages de l'Isère, un peu trop dé-
coratifs, et qui n'égalent pas ses peintures vraiment ma-
gistrales, comme Y Inondation, du musée du Luxem-
bourg. M. Harpignies ne montre pas non plus toute son
originalité dans le paysage intitulé la Promenade; ses
Corbeaux, de l'année dernière, valaient mieux ; mais par
ses deux aquarelles, exposées dans la catégorie des des-
sins, on peut voir qu'il est presque aussi distingué de
couleur et de dessin que Bonington. M. Melin a de la
force dans une Chasse au cerf, M. Ronot, une certaine
élégance dans le Retour des champs, M. Palizzi, beau-
coup d'effet dans un Orage sur les landes des Abruzzes.
M. Teinturier se souvient de son maître, Decamps.
M. Bellet du Poissât ne se souvient plus de son maître,
M. Hippolyte Flandrin. M. Gudin se souvient trop de
lui-même, et il a tout à fait oublié la nature dans son
effet de verroterie, intitulé Tempête sous les tropiques.
M. Ziem nous semble trop également jaune d'œuf dans
tous ses tableaux de Venise ou de l'Orient. Je n'ai ja-
mais été à Stamboul, mais je n'imagine pas que la lu-
mière y soit de ce ton-là. Decamps ot Marilhat l'ont vue
autrement. Us ont vu aussi des ombres, puisque la lu-
mière est si vive, et que sans doute l'ombre s'y propor-
tionne. M. Ziem est pourtant fort habile, et, pour se
sauver de ces inondations de jaune partout, il lui suffi-
86 sÂLtoî dis 1864.
ralt peut-être de Se rett-emper, durant quelqtieS années,
dans les verts du paysage de nos pays. Un simple voyage
en Hollande lui ôteréiit son éblouissement devenu chro-
nique. La « Vettiso dU Nord, » Amsterdam, donnerait, do
la variété à sa palette, et il se reposerait de Caualetto et
do Claude avec Hobbema et Ruisdael.
J'avais bien vu los paysages de M. Handtoau, qdi
marquent assez par l'ampleur de l'exécution et l'abon-
dance de la couleur, mais je n;avais pas remarqué la
signature. Ils méritent la médaille, eh effet. Là lia lté
abandonnée sous de grands arbres n'a plus pour habi-
tants que — des souris, guettées par Uii gros chat à l'af-
fût. Los terrains, les feuillages, la hutte surtout, sont
pbints d'une pâte grasse dont M. Gigoilx donne l'habi-
tude à ses élèves. Dans le Paradis des O'ies, ce procédé,
un peu exagéré, alourdit les détails et nuit à l'aérage
de l'enseniblé.
Il y a> je pense, plusieurs centaines de paysagistes au
Salon, et nous devrions en citer bien d'autres^qûi ont du
mérite ou qui ont de l'avenir. On peut être'assuré que
l'école do paysage tiendra longtemps eiicore une place
distinguée dans la peinture française. Et puis, aux pay-
sagistes se rattachent quantité de peintres qui animent la
natUro extérieure par des personnages et des sujets non
moins importants que lo paysage même. Datis cette ca-
tégorie mitoyenne entre les divers genres, ne rencon-
tre-t-on pas M. Fromentin, MM. Leleux, MM. Breton,
M. Belly, M. Brion, M. Luminais, M. Baron, et bien
d'autres, que nous examinerons en un prochain article,
avec les peintres d'intérieur familier, les peintres de
nature inorte et les portraitistes. Il tie testera plus que
SAtort DE 1864. 8?
les « étrangers, » réservés à dëssein pour Une étiidè spé-
ciale.
Un des meilleurs tableaux do toute l'exposition est
celui de M. Fromentin : Coup de vent dons tes plain'ès
d'Alfa (Sahara), Au milieu de la plaine, sous Uii CM
noir, un groupe d'Arabes u cheval est battu p&r la tem-
pête. Les chevaux se rôidiSsëttt coiltre la bourrasque qui
fait voltiger les burnous des civaliofs. Il y a surtout un
cheval pommelé, de profil à droite, dont la Mimique est
très-expressive; l'œil hagard, la crinière soulevée, il
s'arqueboute de ses jambes do devant, droites et fermes
comme des barres d'acier. M. Fromentin dessine très-
finement el avec une rare élégance. L'esprit et lo charme
qu'il a mis dans quelques écrits, il lès met aussi dans sa ^
peinture, et son talerit plaît à la fois aux gens du hiondo
et aux artistes..
Un élève de Loubon, M. Magy, tout en rappelant sori
maître, so rapproche un peu de M. Frohiëntitt. Il est
vrai qu'il traite des sujets analogues ; lin C'hevrier arabe,
descendant avec ses chèvres des hauteurs de Beh-Ack-
noun, en Algérie ; un Convoi de Moissonneurs dans un
défilé de l'Atlas. Lès figures sont vivement tournées, le
paysage est légèrement brossé, très-lumineux et d'une
couleur harmonieuse.
Un autre élève de Louboil, M. François lleynaud, A
exposé une Zingarella, remarquable aussi par l'élatt de
la tournure et par une lumière presque éblouissante ;
88 salon de 1864.
mais nous sommes aux environs de Naples. La jeune
bohémienne, tenant par la main un enfant, et de l'autre
main en l'air agitant son tambour de basque, descend
gaiement d'une colline radieuse. Comme le philosophe
antique, elle porte avec elle toute sa fortune, un paquet
de liardes sur sa tête, et sur son dos, dans une corbeille,
— dans un nid,— son' autre petit enfant. C'est réjouis-
sant à voir et cela ferait une charmante décoration dans
une salle à la campagne.
M. Belly est à peu près, dans l'école actuelle, le pen-
dant de M. Fromentin; deux talents distingués, qui ne
relèvent de personne, et dont la science prend volontiers
les apparences d'une spontanéité libre et facile. Le ta-
bleau exposé l'année dernière par M. Belly,Femmes fel-
lahs au bord du Nil, était un chef-d'œuvre de grâce,
avec des qualités vraiment magistrales. Il évoquait les
images de la Bible, dans une forme digne des élégants
dessinateurs de la Renaissance.
C'est encore à l'Egypte que M. Belly a emprunté les
sujets de ses deux talbeaux de la présente exposition.
L'un, intitulé Fantasiah, montre une aimée qui danse
au milieu d'hommes et de femmes accroupis ; scène de
mœurs, prise sur nature, uniquement pour exprimer
des mœurs étrangères et curieuses, et sans aucune in-
tention de chatouiller de mauvais instincts érotiques,
comme les danseuses, baigneuses et autres rigoleuses
(pardon pour ce mot de la demi-langue) d'une certaine
école très-favorisée par le demi-monde. L'autre tableau,
Fellahs hâlant une dakbiek, représente des bateliers égyp-
tiens, presque nus, attelés aux cordes de leurs embarca-
tions et marchant en cadence, sur les bords du Nil, lo
salon de 1864. 89
corps penché sur le sable et contracté par l'effort de la
traction. Le mouvement de ces athlètes nautiques est
très-juste et très-savant comme étude anatomique. Voilà
des nudités justifiées par Faction et qui n'ont pas pour
prétexte de vieilles légendes mythologiques.
Les artistes et surtout les critiques qui s'obstinent à
chercher dans l'antiquité des motifs propres à la pein-
ture ne songent pas assez à la métempsycose presque
complète du monde moderne et aux éléments tout
neufs que nous offre la civilisation nouvelle. Il y a
trente ans, nous étions encore parqués dans un petit
coin de patrie, faute de moyens do circulation hors de
nos pays respectifs ; l'espace ne nous étant pas ouvert,
nous nous rejetions dans le temps, dans nos traditions
nationales, spécialement dans le passé grec et romain,
pour les peuples d'origine latine, comme est la France.
Ce fut là sans doute une cause principale de l'abandon
de la nature et de la fausseté endémique qui caractérise
l'école du commencement de notre siècle.
Aujourd'hui l'univers est à notre portée, et les artis-
tes le parcourent déjà, trouvant sur des terres bien
étranges pour nous et parmi des populations qui repré-
sentent non seulement tous les types, mais presque tous
les âges de l'humanité, une inspiration imprévue, le
souvenir vivant des races de la Bible et de l'ancien
Orient, des traditions antiques et de la mythologie grec-
que. Au lieu d'inventer à froid dans un atelier de Paris
la scène de Rachel à la fontaine, ou de la Samaritaine
causant avec Jésus, allez peindre là-loin, dans le désert,
quelque fontaine au milieu d'une oasis, avec les filles
arabes qui y viennent puiser de l'eau. Au lieu de sté-
90 salon de 1864.
réôtypcr, d'après des fresques ou de vieux bas-reliefs,
des naïades couchées au bord d'un fleuve, allez repro-
duire, d'après nature, quelque baigneuse sauvage, éten-
due sur le sable. Toute l'histoire, qu'on étudiait jadis
dans les bouquins, elle est encore debout et vivante, Sur
là face du globe, dans Un paysage et une atmosphère
qui li'oril point changé, dans des hiohtirhents âgés de
quarante siècles, dans des populations qui perpétuent
par leurs caractères et par leurs mœurs les populations
antiques. Voilà des éléments qui no peuvënt manquer
de métamorphoser bientôt et de régénérer l'art ëu-s
ropéeu.
On s'étonne avec raison de ce quo l'architecture ac-
tuelle, ayant à construire des édifices pour des destina-
tions absolument nouvelles, par exemple des gares de
chemins de fer, n'ait pas encore trouvé un stylo et des
combiuàisons architectoniques d'un orefre approprié à
ces exigences et vraiment neuf. Il seràit ehcoro plus
étonnant que la peinture se traînât sur les vieille^ ru-
briques, qùand elle n'a qu'à ouvrir les yeUx pour voir
ot admirer le « nouveau monde. » Là découverte de
l'Amérique au seizième siècle était peu de chose cbin-
parâtivement à là découverte du globe ëiitier, dont la
pbssbssiOn fiOus est assurée désormais par la puissance
et la rapidité do iibs moyens locoriiotifs.
Lès signes de Cette trâhsfohnâtion prochaine de l'art
aboiident au Salon, où l'on rëncontre des vUes de tous
lés pays, des types de toutes lés faces, dès scènëS ëm-
prUhtées à toutes les sociétés dU Nord et du Midi, dë
. l'Orient et de l'Occident, le tout pris sur lë vif fiai" des
artistes vàgàbonds. Pourquoi peindre des Ai-càdîéS tfiy-
*
-ocr page 94-salcin de 1864.
thiques et mystiques, quand chaciiii peut allër peiiidre
la vraie nature du Pélopohèse? Pourquoi rêvër toujours
les vieilles allégories de Civilisation^ perdties, quand Hri
peut en saisir l'esprit sur les lleilx mêmes et le restituer
sur des témoignages qiii en conservent l'empreinte? Si
M. Renaii a donné Une vie nouvelle àiix traditions de
l'Evangile, c'est qu'il a été vivre lui-même en Palestine.
Et, si la philosophie et la littérature trouvent et ti-oûve-
ront une nouvelle sève, de nouvelles idées et de nou-
velles formes dans cette faculté que là science et l'in-
dustrie humaines nous ont conquise, d'aller tout voir et
tout juger nous-mêmes, partout, à combien plus forte
raison les arts plastiques, directement inspirés par là per-
ception visuelle, doivent-ils subir les conséquences d'une
révolution dont le caractère est l'uiiiversalité. C'est là
ce qui confirme l'espérance du rajeunissement de l'art
français et de l'art européen. Devant la réalité s'éva-
nouiront bientôt, forcément, les abstractions conven-
tionnelles , et un idéal tout naturel se dégagera des
saines imprèssions ressenties par lës artistes.
Je crois que la noble critique daigne rëconhaîtrë
quelque idéal dans la peintre de M. Adolphe Breton,
bien qu'il ne faSse que des paysàtinëries. Dë l'idéal cUtis
une Gardeicse de dindons f est-ce possible I Dàhs urië
scène de Vendanges, soit ; câr enfin, Bacbhiis et ses bac-
chantes ne sont tjue des vendangeurs, et les Bacchanales
de Titien et de Potissin orlt été bonsabtéeë bbliibae Cëtivibes
du grand art. Et pourquoi M. Breton s'élèvë-t-il ail gi-atid
art dans de simples comjpbsitiohs rlistiquës? C'est pëut-
êtro qu'il s'inspire en pleine campagne, ijU'il habite le
village de Coulrières (Pas-de-Calais), qu'il ffë^ubhtë ses
92 salon de 1864.
modèles, quilles aime, et qu'il sait démêler leurs qua-
lités humaines au milieu de leur existence vulgaire. On
n'invente pas une belle et bonne gardeuse de dindons
dans les ateliers de l'Académie. Voir, c'est presque sa-
voir : on dit cela même des opérations purement intel-
lectuelles. Decamps a vu la Turquie, et il a su faire des
Turcs. Rousseau a vu la forêt de Fontainebleau, et il a
su faire des arbres. Je suppose que les peintres à la
mode n'ont jamais aperçu Vénus et les nymphes. Si le
Sphinx de M. Moreau a été pris pour un chat par une
demoiselle très-bien élevée, c'est que M. Moreau, pas
plus qu'elle, n'avait jamais vu de sphinx. Allons! que
l'art se retrempe aux sources vives de la nature ! Si l'on
envoyait les « grands prix de Rome» à Courrières, à
Barbison, à Bouxwiller, aux bords du Nil ou dans les
déserts du Sahara, aux bords du Mississipi ou dans les
forêts vierges de l'Amérique, à Java ou même à Pékin,
il y aurait chance d'être délivré de leur fourniture pé-
riodique de ponsif.
Les Vendanges de Breton appartiennent à M. le comte
Duchâtel et elles auront dans sa galerie l'honneur de
très-illustres voisinages. On ne peut qu'applaudir au
goût raffiné d'une collection qui, à côté de superbes Ita-
liens, place Memline et Ruisdael ; à côté de M. Ingres,
unepaysanneriedeBreton.il est vrai que ces vendan-
geuses sont de bonne compagnie et naturellement dis-
tinguées, malgré leur jovialité. M. Breton prend ses
campagnards dans un autre sens que ceux de Millet.
Sans métamorphoser une vendangeuse en Erigone, ou
une moissonneuse en Cérès, — ce qui fut le défaut de
Léopold Robert, exalté par son amour delà beauté ita-
salon de 1864. 93
lienne,— M. Breton choisit son monde, le manège un
petit, le conforme — sans le déformer — à certaines
convenances du goût, le lave du péché originel, lui
communique son sentiment de fraternité et de progrès;
si bien que ses paysans ne paraissent plus trop en de-
hors de la société courante. Est-ce là ce qu'on appelle
l'idéal? Ah, tant mieux! Alors les sujets de la vie réelle
et présente, au moyen de quelque infusion magique,
s'y prêtent tout comme la mystagogie. Alors, pour éle-
ver l'art à l'idéal et au style, pas n'est besoin d'aller
feuilleter les dictionnaires de la Fable ou les savantes
compilations des esthéticiens autorisés. Alors nous pour-
rons représenter la beauté par des femmes nues, sans
qu'elles caressent un cygne ou Alcibiade.
Je dis tout cela simplement pour montrer que la cri-
tique française s'escrime mal avec son idée d'idéal. Car
lorsque lo naturalisme, qui déborde partout, aura défi-
nitivement vaincu les tristes chercheurs de vieux style,
je n'aurai pas mon pareil pour prêcher la prépondérance
du sentiment humain dans la reproduction plastique de
la nature.
jm
Gustave Planche, avec qui nous étions camarades,
quoique séparés sur beaucoup d'idées et sur leur appli-
cation en fait d'art, avait une théorie très-juste qu'il
dialectiquait dans tous ses articles de la Revue des Deux
Mondes ; il distinguait dans la création d'une œuvre d'art
trois éléments essentiels : la nature, la tradition histo-
rique et l'inspiration de l'artiste. Sa propre tendance
était de sacrifier beaucoup la nature, et un peu le génie,
à la tradition, et par là il se rattachait à l'école classi-
que, qu'il combattait d'ailleurs très-âprement. Un autre
94 salfin pb 1864.
pélèbre pritique dp pp temps-là et d'aujpprd'hui, Théo-
phile Gautier, topait pjirement et instinctivement pour
l'imitation de la nature, l'artiste ne devant être qu'un
daguerréotype ne faisait pas encore de photogra-
phie) très-plair pt frès-JaFjllapt, 11 noî^ semblait alors,
et il nous semble encore, que les fjpux premiers termes
de lai triade de Gustave Pjapche, indispensables assuré-
ment pour l{j création d'un chef-d'œuvre, sont néan-
moins subordonnés 1yirffialité inférieure de l'artiste,
qui doit s'assimiler la nature et la tradition, c'est-à-dire
ja panière dopt la nature a été reproduite et interprétée
parles maîtres antérieurs à lui.
La question, comme on voit, est encore aujourd'hui la
même qu'il y a vingt ans, bien que la critique actuello
ne discute plus ces thèses-là et qu'elle soit disciplinée
dans une insignifiante unanimité, au point de ne plus
rien discuter du tout.
iPîî î.iftT an r
Le frère d'Adolphe Breton, M. Emile-Adelard Breton,
demeurant aussi à Courrières, a exposé des paysages d'un
grand effot: un Ouragan,qui rappelle un pou certains pay-
sages dramatiques de Paul Huet, et un Soleil couchant,
derrière une haute futaie, séparée en deux par une route,
et dont les silhouettes se découpent sur le ciel rougi. Il
faut adopter M. Emile Breton dans la pléiade des bons
paysagistes contemporains.
Le genre paysanesque d'Adolphe Breton entraîne un
certain nombre de sectateurs, entre autres M. Amédéo
Guérard, élève de M. Picot! Un Belge, élève de l'Aca-
démie d'Anvers, M. Henri Bource, dont nous décrirons
plus tard un excellent tableau, paraît également in-
fluencé par M. Adolphe Breton, peut-être avec un mé-
SALON PE 1804.
lange dq sentimenj; de M. ïsraels, d'Amsterdam, qui
malheureusement n'a rien envoyé cette année à l'exhi-
bition parisienne.
M. Guérard a exposé des Pêcheuses de Saint - Cast
(Côtes-du-Nord), bien dessinées, bien modelées, $ur }e
fond sobre d'une plage maritime. Dans son tableau in-
titulé ; Après la sieste, le personnage prinçjpal, line
belle moissonneuse, debout, a cette chaste élég^pçp qui
caractérise les figures de son maître, j'entends (le
M. Breton.
Adolphe Leleux, comme Adolphe Breton , et bjen
avant lui, avait aussi adopté une rac^ particulière de
paysans, les Bretons bretonnants de la Basse-Bretagne.
Ils ont leur type ceux-là, autant et plus que les Savoi-
siens peuvent avoir le type savoyard, et comme s'ils
n'étaient annexés à la France que d'hier. Brave peu-
••'. • îOlf ' * il IR I '; 1 ': If-I •• ' • •
plade, à laquelle Adolphe Leleux et-les chepnns de fef
nous ont initiés quelque peu, mais qui ne se soucie
guère encore de la capitale Babylone. Les fils télégra-
phiques ne doivent pas être usés sur les lignes dq
Basse-%etagno et Vendée. C'est en Vendée qu'un
garçon do ferme, ayant entendu dire qu'on envoyait ce
qu'on voulait par ce'fil d'archal, y suspendit un matin
ses souliers pour qu'ils arrivassent tout droit au cordon-
nier du village.
Los Lutteurs en Basse-Bretagne, sur une pelouse en-
tourée d'arbres, nous semblent aussi intéressants qu'A-
talante et Hippomène disputant le prix de la course dans
le cirque antique. Sans aller en Basse-Bretagne y re-
chercher les vieilles mœurs toujours vivantes, que de
sujets nouveaux Paris pourrait fournir aux artistes !
95
96 salon de 1864.
Est-ce que les courses de chevaux ne passionnent pas le
monde fashionable et n'attirent pas aussi la foule du
peuple? Les artistes français ne sont pas si vifs que les
anglais à deviner le goût do leurs compatriotes et à l'es-
compter en brillants succès. Savez-vous ce qu'a produit
à M. Frith, de Londres, son tableau: le Jour du Derby, à
- Epsom, dont on voit à l'exposition la gravure par M. Au-
guste Blanchard? Plusieurs centaines de mille francs!
En France, les peintres n'ont pas encore eu l'idée d'ex-
ploiter ces scènes pittoresques, excepté M. Washington,
presque Anglais par son norrl et par son talent. Un ta-
bleau du triomphe de Vermouth ne ferait-il pas la joie
des sportsmen du Jockey-Club et des jolies femmes qui
ont acclamé le vainqueur imprévu?
Dans ses Lutteurs bretons et dans sa Halte de chas-
seurs,, M. Adolphe Leleux est toujours le peintre ner-
veux , spirituel , dessinateur adroit, physionomiste
très-fin, abondant colorisle, de longtemps connu et
estimé pour une quantité de tableaux analogues,
empruntés d'ordinaire à la Bretagne, quelquefois au
midi de la France, au pays basque et à la frontière es-
pagnole.
Son frère, M. Armand Leleux, après l'avoir d'abord
suivi dans la peinture do scènes villageoises en plein air,
se renferme maintenant dans des intérieurs où il étudio
dos mœurs plus complexes. Il avait exposé, l'année
dernière, un Intérieur de la pharmacie du couvent des
capucins, à Rome, et un Service funèbre dans la même
chapelle. 11 nous montre, cette année, la Cuisine des
franciscains de Sassuolo et une Partie d'échecs, jouée par
deux abbés italiens, fins joueurs, qui doivent jouer aussi
SALON DE 4864.
quelque rôle à la cour papale et dans sa diplomatie se-
crète. La femme de M. Armand Leleux et son élève, née
à Genève, a exposé la Visite du médecin et une Répétition
de musique.
Les deux tableaux de M. Brion, la Fin du déluge et la
Quête au loup, n'ont pas autant de succès que ses deux
excellents tableaux du Salon de 1863, les Pèlerins de
Sainte-Odile et Jésus en barque avec saint Pierre. Les su-
jets trop ambitieux ne conviennent peut-être que par
exception à son talent. Il avait eu la chance de ne pas
sombrer avec sa barque dû Christ. Le Déluge est encore
plus dangereux. M. Brion aurait dû méditer cette pen-
sée du sage Louis XY : « Après nous, le déluge. » Pous-
sin, par son génie, s'en est sauvé au dix-septième siècle.
Girodet ne fut pas si heureux, et sa gloire est tombée
dans l'eau. Passons le Déluge.
La Quête au loup, représentant deux espèces d'aven-
turiers espagnols qui ont dressé sur quatre pieux une
peau de loup pour provoquer l'aumône publique, est
une peinture ferme et caractérisée, surtout dans l'homme
debout, adossé à une colonne, en avant d'une voûte om-
breuse. L'autre homme, assis, joue du fifre et râcle en
même temps un instrument à cordes. La Gazette des
Beaux-Arts a publié une bonne gravure de ce tableau.
M. Luminais a donné lui-même, dans VAutographe,
un vif croquis de la Récolte du varech, où deux femmes
traînent à grand'peine sur la plage un monceau de ces
herbes marines. Son autre tableau est intitulé : les Deux
gardiens ; deux chicns bien éveillés, près d'une bergère
endormie et d'un troupeau de moutons.
On ne remarque guère un tableau largement peint
T. II. 6
97
98 salon de 1864.
par M. Gabé, les Parasites; des chipps de puasse qui dis-
putent le pain à un petit paysan assis au çoip 4'ùn bois.
Mais la foule s'arrête devant un tableau de M. jaugée.
Episode des guerres de Pologne en 1863. Il y a do quoi
émouvoir la sensibilité publique. Sur qn champ dé-
vasté est pelotonné le cadavre pu et nieurjri d'une belle
et noble jeune femrne qui a été traînée à }a quepe des
chevaux et laissée là après son priartyre. I}e vieilles
fenimes, fuyant elles-mêmes le fer et le feu, s'arrêtent
pour s'assurer si la victime n'a point encore un souffle
de vie. Elle est morte. Son Sang, déjà figé, colle les
boucles de sa çheyeluj'e, est tout son corps a bleui sous
les déchirures et les contusions.Terrible plaidoyer contre
les répressions violentes, et que la critique du Siècle ne
manquera pas de traduire en prose.
Voici une autre victime de la férocité des mœurs, vic-
time volontaire, é|endue roide dans le cirque d'un
combat de taureaux, qui continue à }'exj.rémi{é de la
vaste arène. Ce toréador, éventré pour le plaisir de
quelques milliers de spectateurs affolés, est une figure
de grandeur naturelle, audacieusement copiée d'après
un chef-d'œuyre de la galerie fourtalès (n° 163 du ca-
talogue), peint par Velazquez tout simplement. M. Ma-
net ne se gêne pas plus pour « prendre son bien où il le
trouve, » que pour jeter sur la toile son coloris splen-
dide et bizarre, qui irrite les « bourgeois» jusqu'à l'in-
jure. Sa peinture est une espèce de défi, et il semble s
vouloir agacer le public comme les picadores de son
cirque espagnol, piquant des flèches de rubans multico-
lores dans la nuque d'un adversaire sauvage. — Il n'a
pas encore saisi le taureau par les cornes.
M. Manet a les qualités d'un magicien, des effets lu-
mineux, des tons flamboyants, qui pastichent Velazquez
et Goya, ses maîtres de prédilection. C'est à eux deux
qu'il a songé en composant et en exécutant son Cirque.
Dans son second tableau, les Anges au tombeau du
Christ, c'est un autre maître espagnol, lé Grecb, qu'il à
pastiché avec une égale furie, sans doute eh manière de
sarcasme contre les amoureux transis de la peinture
discrète et proprette. Ce Christ mort, assis comme une
personne naturelle, et vu de face, les deux brassràhgés
contre le torse, est effrayant à regarder. Peut-être ést-il
en train de ressusciter, sous les ailes des deux àiiges qui
l'assistent. Oh! les drôles d'ailes d'uh autre monde, co-
loriées d'un azur plus intense que le fiii fond du ciel! On
ne voit point pareil plumage aux oiseaux dé là terre.
Mais peut-être les anges, ces oiseaux du ciël, pottent-ils
do telles Couleurs, et le public n'a pas le droit d'en rire,
puisqu'il n'a jamais vu d'anges, pàs plus qu'il h'avti de
sphinx. Un archéologue pourrait d'ailleurs rappeler
qu'au quatorzième siècle, et même plus tard, presque
tous les peintres de l'Europe, et suhôut l'école bolo-
naise, teignaient en bleu, en vert, ou mêiiie en rouge,
les ailes des anges, auxquels ils affectaient de donner là
forme des oiseaux, en prolongeânt comme un jet de
plumage et en apointissant la queue des longiiës robés
flottantes, ce qui était alors la mode potir l'es habitants
du ciel. — Des anges et des Couleurs il ne faut pas
disputer.
Je conviens pourtant que ce formidable Christ et ces
anges aux ailes bleu dé Prusse ont l'air de se moquer
du mondoj qui dit"; « Oh n'a pàs idée de ça! une aber-
100 salon de 1864.
ration ! » C'est encore une femme très-distinguée qui
apostrophait ainsi le pauvre Christ de M. Manet, exposé
à la risée des pharisiennes de Paris. Ça n'empêche pas
que les blancs du linceul ot les tons de chair ne soient
extrêmement justes dans la peinture de M. Manet, que
le modelé du bras droit surtout et le raccourci des jam-
bes du Christ ne rappellent des maîtres assez estimés,
Rubens dans son Christ mort et dans son Christ à la
paille, du Musée d'Anvers (nos 282 et 268), et même
certains Christ d'Annibal Carrache, dans ses moments
d'exécution libre et grandiose. Le rapprochement est
singulier. Cependant c'est au Greco, l'élève de Titien et
le maître de Luis Tristan, devenu à son tour le maître
de Velazquez, que ressemble le Christ de M. Manet.
Assez maintenant sur ces excentricités qui cachent
un vrai peintre, dont, quelque jour, les œuvres seront
peut-être applaudies. Rappelons-nous les débuts d'Eu-
gène Delacroix, son triomphe à l'exposition universelle
de 1855 et sa vente — après décèsI
Il y a au Salon un autre tableau qui n'a pas la
chance non plus de plaire au public routinier et qui,
d'ailleurs, n'a rien de comparable aux — débauches de
M. Manet. Sa couleur étrange, mais parfaitement vraie,
choque les yeux habitués aux couleurs conventionnelles
des peintres favoris. Les Deux Sœurs, par M. James
Tissot, de Nantes, — « les femmes vertes, » comme on
les appelle ironiquement, — sont pourtant une œuvre
de la plus rare distinction. Ces femmes vertes,— une
jeune dame en robe blanche, et sa jeune sœur, égale-
ment en blanc, se promènent dans un parc, sous de
grands arbres, au bord d'une pièce d'eau, dont les re-
salon de 1864. 101
flets, vert d'eau naturellement, ainsi que la pénombre
des feuillages, naturellement verdâtre, glacent les blancs
des costumes par une teinte un peu analogue à la nuance
exquise de l'aigue-marine ou de ces herbes qui croissent
en longs rubans effilés et menus dans les dunes saturées
d'air salin. Les visages, comme les robes, sont légère-
ment verdis par la même influence, et ce n'est pas laid
sans doute d'avoir le teint d'une pierre précieuse. Quand
les « bourgeois » se regardent dans l'eau, comme Nar-
cisse, peut-être se trouvent-ils superbes, mais ils trou-
vent ces femmes affreuses parce qu'ils n'ont jamais ob-
servé les phénomènes et les combinaisons de la couleur.
Il suffit pourtant de passer, en sortant du Salon, par le
jardin des Tuileries, et de regarder, sous la voûte des
hauts maronniers touffus, le ton particulier des ombres,
qui se reflètent en vert pâle sur les promeneurs et gla-
cent de vert toutes les couleurs de leurs vêtements, sur-
tout les couleurs claires, plus sensibles à l'ombre que
les foncées. On est tellement habitué à une fausse na-
ture, qu'on se débat avant d'accepter la nature vraie.
Aussi, quelle sincérité d'impression et quelle bravoure
il faut à un artiste pour oser faire ce qu'il voit.
Ici, l'on ne saurait appliquer àM.Tissot le reproche,
assez juste souvent, qu'on adresse aux réalistes, de pein-
dre des sujets grossiers ou. de vilains types, car la jeune
femme est un modèle d'élégance, de noblesse et de sim-
plicité. Sa tête nue est sérieuse et pensive; ses mains
délicates sont finement dessinées et son ajustement est
d'un goût irréprochable. On ne pourrait désirer qu'une
couleur plus tendre au chapeau noir pendu par un ru-
ban à son bras gauche. Elle est debout et presque de
salon de 1864.
profil, dans une pose modeste et digne, sans aucune af-
fectation maniérée. Ah ! que nous sommes loin des por-
traits à la mode, avec leurs airs prétentieux et leurs
brillants atours !
La jeune sœur, presque une enfant, douze ans, a plus
de vivacité; son visage, de face, est délicatement mo-
delé dans la demi-teinte, et la figure "entière prend son
relief sur le fond de verdure fraîche qui so môle aux
verts argentins de la pièce d'eau. Nous nous souvenons
d'avoir conseillé à M. Tissot de peindre franchement
d'après nature, lorsqu'il S'attachait à des sujets compo-
sés avec le bric-à-brac du moyen âge, — lui prédisant
que ces premières études patientes et minutieuses lui
faciliteraient d'ailleurs les pratiques dé l'exécution. Il y
est maintenant et il doit s'y encourager, à causé môme
des critiques aveugles et incompétentes d'un certain pu-
blic, lesquelles prouvent quo M, Tissot a du neuf, de
l'imprévu, — de l'originalité.
On accepte plus généralement son second tableau,
parce qu'il est moins personnel et que la nature y est
vue comme tout le monde la voit à pou près. C'est aussi
une espèce de portrait do femme, mais dans l'intérieur
d'un petit salon, assise négligemment sur le bord de sa
table à ouvrage, près d'uno chaise encombrée de livres
et de cahiers. Elle a peut-être des bas bleus cachés sous
les longues draperies de son jupon noir.Toujours a-t-elle
un éclatant caraco rouge, trop rouge. Il s'en faut bien
que la gamme de ce tableau soit aussi harmonieuse quo
celle des Deux Sœurs. La vraie qualité du coloriste n'est
pas tant dans la valeur du ton local que dans la relation
des valeurs elles-mêmes.
salon de 1864. 103
M. Toulmoiïchè est, cOftiriie M. Tissot, uti Breton, non
pas toutefois de la Basse-Bretagrié fieffée à Leleux; mais
un Breton mitigé, qui s'est arrondi les angles dans l'ate-
lier de M. G-leyre, son maître. Il n'y a pas beaucoup de
peintrbs de genre plus délicats (Juë lui. Sa jeune fille
qui dort dans un fauteuil a pour titré : un Lendemain
de bât. La Confidence représente une jeune mère, en ca-
raco bleu bordé d'hermine et jupon de soie grise, assise
de face et dévidant de la laine. Ùtie jeune fille lui dit un
secret à l'oreille. Charmant tableau pour un petit salon
do famille.
MM. Fauvelet et Ficliel cherchent toûjours dans leurs
petits tableaux de genre à rattraper M. Meissonier, qui a
trop d'avance sur eux. M. Chavet, un autre de leurs
émules, n'a rien exposé. M. Caraùd, élève d'Abel de
Pujol, est l'auteur de deux pendants, imités de Lan-
cret : quel scandale! VEntrée au bain et la Sortie du
bain. Les acquéreurs ne manquent pas pour ces sujets
de boudoir. Dans XEntrée au bain, là baigneuse, trop
courte de proportion, est vue par devant; une de ses
soubrettes lui retrousse les cheveux et l'autre jette des
parfums dans la baignoire. Au sortir du bain, la jeune
femme se montre par derrière, le bras droit passé àu-
tour du cou d'une soubrette qui va lui rhettre un pei-
gnoir blanc, pendant que l'autre soubrette accroupie lui
glisse sous le pied une petite mule en satin bleu. Il
faut une certaine audace pour affronter ainsi le souve-
nir des tableaux de Watteau et même de Lancret et do
Pater.
On vante beaucoup un petit sujet historique adroite-
ment peint par M. P.-C. Comte : Éléonore d'Esté, fai-
104 salon de 1864.
sant jurer à son jeune fils, Henri de Guise, surnommé
plus tard le Balafré, de venger l'assassinat de son mari
François de Lorraine.
M. Baron, ancien élève de M. Gigoux, a exposé le Tir
à Varc en Toscane et une Marchande de pantins; M. Fauré,
élève d'Eugène Delacroix, le Retour du jeune Tobie, très-
chaleureusement peint; un autre élève d'Eugène Dela-
croix, M. Lambert, des Cannetons qui poursuivent une
sauterelle ; M. Jean Desbrosses, élève d'Ary Scheffer, la
Convalescence, où l'on voit un jeune malade, assis en
plein air, et une jeune fille qui lui fait la lecture pour
le distraire ; M. Gustave Jundt, de Strasbourg, un Di-
manche au musée du grand-duc, et M. Antoine Yollon,
un Intérieur de cuisine.
Le tableau de M. Jundt est un des plus gais et des plus
amusants de l'exposition. Nous sommes dans la salle
des antiques, au musée de Carlsruhe. Une bande de
paysans très-cossus est venue passer son dimanche au
milieu des merveilles de l'art. Pensez qu'il y a là des
reproductions de la Vénus de Milo, de l'Hercule Farnèse
et de tous les chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque et
romaine. Les vieux de la bande, en costume tradition-
nel du grand-duché de Bade, se font expliquer dans un
coin, par un des gardiens du musée, quelque mytholo-
giade à laquelle ils paraissent s'intéresser vivement. La
jeunesse, qui comprend tout, s'est détachée en avant et
court toute seule à l'aventure : deux jeunes filles et un
jeune Badois, c'est le groupe principal.
Cependant les voilà en présence delà Vénus de Milo!
Le jeune Badois, très-avisé, s'approche du piédestal et
lève une drôle de tête vers cette femme, qui ne lui tend
salon de 1864. 105
pas les bras. Pourquoi n'a-t-elle plus de bras ? et quand
elle en avait, comment étaient-ils tournés et que fai-
saient-ils? Ce n'est pas lui qui devinera l'énigme des
bras de cette Vénus, qui d'ailleurs s'en passe bien. Mais
peut-être qu'il contemple plutôt le torse, les flancs et lo
reste de cette femme comme il n'en jamais vu ; car on
ne trouverait pas sa pareille dans tout le grand-duché
de Bade, si grand qu'il soit. Quel mystère de beauté
pour un Badois ! Est-ce que son amoureuse serait faite
comme ça? c'est effrayant à penser ! Absorbé dans son
admiration muette, il oublie ses deux compagnes, qui
rient et chuchottent entre leurs doigts. Attendons-les
devant un Apollon ou un Bacchus ; car, pour Hercule,
il est trop gros, et l'on voit d'aussi forts hommes dans le
duché de Bade, mais habillés, il est vrai, en brasseurs
ou en vignerons. Quelle fatalité que la rencontre de cette
Vénus, qu'on aurait bien dû laisser enfouie à Milo dans
la poussière des siècles! La destinée de ce jeune Badois
en sera troublée peut-être : n'oubliez pas l'histoire de
cet artiste qui devint fou de l'incomparable statue et
qui finit par en mourir.
C'est par sa conception spirituelle, par la justesse do la
mimique et la signification des physionomies, quo le ta-
bleau do M. Jundt attire tous les passants, artistes, gens
dâ monde ou simples badauds. C'est par de solides qua-
lités de peintre que se recommande la Cuisine , de
M. Vollon.
Devant une fontaine en grès, d'où l'eau coule dans un
seau, la cuisinière, debout, est vue de profil : une rude
fille brune, bravement campée et fermement modelée.
Sur la fontaine, une cruche verte, un poulet plumé ; sur
106 salon de 1864.
une table, des fruits, un plat, Un vase et autres bibelots,
qui sont tous peints d'une pâte abondante et d'un ton
profond, dans la manière de Chardin ; car c'est un peu
Chardin qui est le maître et l'initiateur de cette pléiade
de jeunes peintres vigoureux, M. Bonvin, M. Ribot,
M. Vollon qui leur ressemble à tous deux, — à tous
trois : cette composition même est imitée du célèbre et
superbe tableau, la Fontaine, de Chardin, appartenant,
je crois, à M. Marcille. M. Vollon, comme M. Ribot, au-
rait besoin de peindre on plein air, pour éclaircir sa pa-
lette ; car il a aussi, comme MM. Ribot et Bonvin, le
défaut d'un coloris trop noir ; ce qui est étonnant pour
des sectateurs de Chardin, le coloriste parfait.
Il est rassurant de rencontrer, du hioins dans la jeune
école, des artistes aimant la peinture pour elle-même,
quand la plupart des artistes renommés n'attachent à la
pratique qu'une importance secondaire et cherchent le
succès dans le seul intérêt du sujet.
On ne saurait se promener une journée dans Paris,
ni sans doute partout ailleurs, sans rencontrer quelque
personnage dont on se dise : Quel sUperbe — ou qiiel
charmant portrait à faire 1 Car enfin il y a au mohde de
très-belles femmes «faites à peindre » et de beaux en-
fants, à la ville et à la campagne. Il y a aussi de « beaux
hommes, » mais ce ne sont pas ceux-là qu'on aurait en-
vie d'arrêter au passage et d'entraîner dans son ate-
salon de 1864. 107
lier. A la femme, beauté suffit peut-être. A l'homme, il
faut quoique chose d'autre : j'entends que la beauté de
l'homme est surtout caractériséo par des signes d'intel-
ligence, de dévouement, de courage, d'une énergie ac-
tive, propre à l'œuvre qu'il doit réaliser dans la vie. Et
ces hommes-là ne sont pas introuvables non plus. Il y
a do vaillants gommes partout, comme il y a de belles
fomnies partout.
Pourquoi donc les portraitistes contemporains ne
tombent-ils pas quelquefois, même par hasard, sur des
types dont ils sachent exprimer la beauté ou le carac-
tère ? Ilélas ! ce n'est pas tant lo modèle qui manque
que l'ipspiration et le talent du peintre. Est-ce que les
grands maîtres d'autrefois n'ont pas fait des chefs-d'œu-
vre avec la tête du dernier venu ? Il ne s'agit que d'y
mettre sincèrement et fermement ce fonds d'humanité
- r ? . i- i . XM. 1 " . < f 1 * * Ï'V JT £ i ■ ■' ■ ' -
qui anime |es traits des personnalités même les plus
vulgaires. Peut-être n'est-ce pas là co qui préoccupe les
artistes de nos jours, voyant que la valeur personnelle
est de peu, comparativement aux atours et alentours
des modèles qu'ils ont à peindre. Mais encore, si les
dentelles ou les armoiries décident seules l'intérêt d'un
portrait, le portraitiste devrait songer à van Dyck ou à
Largillière et apprendre à peindre comme eux les étoffes
et accessoires pour en envelopper leurs personnages ot
les étouffer dans les magnificences de la couleur.
De têtes expressives et qui représentent vraiment
l'homme ou la femme qui ont posé, je ne crois pas qu'il y
en ait une seule à l'exposition. Nous avons là cependant
tous les portraitistes à la mode: MM.Winterhalter, Hé-
bert, Chaplin, Dubufe ot autres.
408 salon de '1864.
On devrait parler d'abord de M. Winterhalter, puis-
qu'il a peint l'impératrice et le prince impérial. Mais
c'est embarrassant. Les critiques « autorisés » s'en ti-
rent en vantant la beauté extraordinaire des modèles,
que je n'ai jamais vus, mais que je tiens pour être la
plus belle impératrice et le plus beau prince de l'uni-
vers. Cependant, comme je n'ai pas « l'autorisation » et
que je ne suis pas payé pour célébrer le charme excep-
tionnel et surhumain des princes et princesses, je m'abs-
tiendrai. M. Winterhalter, d'ailleurs, ne semble pas in-
férieur à ses confrères. Si quelqu'un pouvait mieux, la
Cour choisirait ce quelqu'un. La Cour n'a rien à se re-
fuser. Ce n'est pas l'argent qui lui manque, puisque les
Français payent volontiers plus de deux milliards d'im-
pôt. Mais tout l'argent n'y ferait rien. En attendant des
portraitistes comme le Vinci, le Titien, Holbein, Rubens,
van Dyck, Velazquez, Rembrandt, ou même comme
Rigaud et Reynolds, il faut se contenter de M. Winter-
halter, dont la signature se retrouvera sur les portraits
de toutes les majestés et altesses contemporaines, en
France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en
Allemagne, partout.
M. Chaplin est aussi un des peintres de la Cour, et il
vient d'exécuter dans la salle de bain de l'impératrice,
r
au palais de l'Elysée, huit panneaux et quatre dessus de
porte. Il a deux tableaux à l'exposition, deux portraits
ie fantaisie, une jeune fille qui caresse des tourterelles
et une jeune fille qui gonfle des bulles de savon. La
Fille aux tourterelles vient d'être achetée par l'empe-
reur ; l'autre suivra sans doute et, quand même elle
n'irait pas aux Tuileries, ne vous tourmentez pas de son
salon de 1864. 109
placement, les amoureux ne lui manqueront point. Elle
a toutes les grâces, un peu maniérées, que les peintres
du dix-huitième siècle donnaient à leurs bergères et à
leurs nymphes. M. Chaplin voudrait ressusciter Bou-
cher, quoiqu'il soit né aux Andelys, patrie du-sévère
Poussin, Sa peinture très-légère, très-fraîche, très-claire,
très-facile, plaît à l'aristocratie élégante. Elle convient
aux salons dorés, aux boudoirs tendus de soie, aux ri-
ches demeures. Peut-être Diderot l'eût-il envoyée aux
« petites-maisons; » mais les petites-maisons de ce
temps-là, c'étaientles chapelles qu'avaient décorées Wat-
teau, Lancret, Pater, Lemoyne, lesCoypel, les van Loo,
Nattier, et où travaillaient alors Boucher, Fragonard,
les Lagrenée et tant d'autres peintres si recherchés au-
jourd'hui, — chapelles de Cupidon et de Bacchus.
Ce n'est pas à dire que M. Chaplin vaille ces char-
mants peintres, pas même les Coypel et les Lagrenée ;
il est encore plus loin de Boucher et de Fragonard que
ceux-ci ne sont loin de Watteau, le meilleur peintre de
toutes les anciennes écoles françaises, selon moi. Ses
jolies apparences de femmes n'ont pas la structure très-
solide, et depuis la chair jusqu'à la soie et à la mous-
seline, tout semble peint ejusdem farinœ, avec une pré-
paration de céruse ou de cold cream délayée dans du
jus de fraise. Sa gamme n'a que deux notes, le rose et le
blanc, mais il en joue bien. Il a un sentiment délicat de
celte certaine élégance à fleur de peau et à fleur de toi-
lette, qu'on admire parfois dans des femmelettes glis-
sant au milieu d'un bal, sous une vive lumière factice.
Contrairement aux peintres charbonnés, à qui nous con-
seillons d'aller travailler à l'air, par une matinée de
110 salon de 1864.
printemps, M. Chaplin gagnerait peut-être à aller pein-
dre quelque rude paysanne d'Auvergne, en jupon de
bure grossière, sous les ombrages bronzés d'une châ-
taigneraie. Sa couleur y prendrait de la consistance et
du clair-obscur, et ses personnages du relief, par con-
séquent. Tel qu'il ost, cependant, on peut encore pré-
férer son afféterie gracieuse à la nullité pédantesque,
morne et ennuyeuse, des « pénitents gris, » comme
nous appelions autrefois un groupe de peintres qui tend
à disparaître, bien que le jury ait encore médaillé VOr-
phée, une des plus tristes productions de cette triste
école. — Et ne voilà-t-il pas qu'on annonce aujourd'hui
que cet Orphée vient d'être acheté par la surintendance
des beaux-arts, ainsi qu'un Jubal enseignant la musique
à ses enfants, par M. Briguiboul 1 Nous n'avons point
parlé de ce Jubal, le comble du ridicule! mais qui paiera
le Jubal et l'Orphée ? C'est nous tous, — moi-même I
Ah! si je pouvais refuser l'impôt! Jamais je ne me
pardonnerai d'avoir donné deux sous pour ce Jubal
et cet Orphée!
M. Yoillemot a quelque analogie avec M. Chaplin,
dans son portrait de femme et dans une figure allégo-
rique de la Jeunesse et du Printemps. Sa peinture sem-
ble volatile comme le duvet d'un léger pastel qui
s'évanouirait en soufflant dessus. Elle ferait à merveille
entre des tentures de gaze et de satin, à cause de sa dis-
tinction et de son charme.
On devine bien encore que M,ne Henriette Browne est
élève de M. Chaplin. Sa Sœur de charité lui ayant fait
subitement une réputation, ses œuvres subséquentes ont
toujours excité un vif intérêt, et nous nous rappelons,
salon de 1864.
comme des rêves, ses Intérieurs de harem exposés en
1861. Cette année, son portrait de femme, débilement,
peint, ne sera guère remarqué, mais son Enfant turque
est délicieuse de naïveté : c'est tout simplement le por-
trait de la petite Italienne Maria Pasqua, qui pose dans
les ateliers, et qui a changé son costume national pour
un déguisement turc.
Mme Frédérique O'Connell contraste avec Mme Hen-
riette Browne. Son talent viril pourrait servir de leçon
aux peintres efféminés. Peut-être procède-t-elle un peu
trop des anciens maîtres, surtout des Flamands et de
van Dyck, son affectionné. Le modèle est bon, mais la
nature vaut encore mieux. Nous avons revu tout récem-
ment, à une vente publique, le beau portrait qu'elle fit
autrefois de Rachel et qu'on prendrait pour un portrait
peint par Lely, lorsqu'il continuait van Dyck à la cour
d'Angleterre: la tête seule est peinte d'après nature ; les
bras et les mains sont d'une rare distinction; la robe de
satin et les ajustements, lo fond et tout, pastiche d'après
van Dyck et Lely : c'est admirable, mais ce n'est pas
original. Il semble que Mme O'Connell devrait pourtant
faire de superbe peinture, en ne consultant que la na-
ture et sa propre impression.
Son portrait de M. Alexandre Dumas fils, exposé celto
année, n'a rien de remarquable, ni comme exécution,
ni comme physionomie.
Un des portraits les plus saisissants et les plus étranges
du Salon est celui deMme L,.., par M. Hébert On pour-
rait l'appeler le spectre bleu, puisqu'on dit : les «femmes
vertes » de M. Tissot. Elle a quelque chose de vampi-
resque et son regard vous magnétise : on ne peut quitter
112 salon de 1864.
des yeux ses yeux. Elle ne fait point l'effet d'une per-
sonne naturelle, mais d'une apparition fantastique, à la
fois très-belle et très-inquiétante. La tête noyée dans
une atmosphère d'azur vaporeux n'a plus les tons de la
vie. Les cheveux sont bleutés comme les lèvres, comme
la peau. On n'y voit que du bleu. C'eût été là une ré-
ponse victorieuse à Reynolds prêchant l'emploi presque
exclusif des tons rouges, et qui eût dispensé Gainsbo-
rough de lui répondre par son Blue Boy (le jeune garçon
bleu), un chef-d'œuvre. Mais encore ce Blue Boy de
Gainsborough a-t-il les carnations roses et les cheveux
châtains.
L'autre portrait de femme, par M. Hébert, n'a pas le
même attrait singulier que la dame bleue : le dessin du
torse est très-fautif ; le bras, replié contre la taille et
demi-caché sous une écharpe, n'a aucune forme déci-
dée; 011 ne devine pas à quel bras s'attache la main;
est-ce le bras droit ou le bras gauche ?
Comme couleur et comme expression, les portraits
de M. Hébert sont une excentricité dans l'école actuelle.
A ceux de M. Edouard Dubufe, on ne reprochera ja-
mais ces écarts qui trahissent du moins une certaine
originalité. 11 est franchement banal, malgré ses re-
cherches de pompe aristocratique. On dirait que ses
portraits de comtesses sont peints d'après des bustes en
cire ou en porcelaine, drapés et enrubannés par une mo-
diste du passage du Saumon. Il paraît cependant qu'ils
plaisent au grand monde, et il est sûr qu'ils ne déplai-
sent pas au demi-monde et au petit monde.
Outre un portrait de femme, M. Dubufe a exposé sa
Ténus, sous ce titre : le Sommeil, Cette dormeuse, éta-
salon de 1864. 113
lée toute nue, rêve le succès des Perles de MM. Baudry
et Cabanel, achetées au dernier Salon par l'empereur.
Les trois feraient la paire, comme on dit plaisamment.
Mais il y a tant de rêveuses et de dormeuses, tant de
Vénus et de nymphes, tant de femmes nues, couchées
ou accroupies, les bras ou les jambes en l'air, à choisir
au Salon, que celte industrie n'écoulera pas tous ses
produits. Il n'y a plus équilibre entre la production et la
consommation. Peut-être que la grève s'ensuivra. Vé-
nus et Léda risquent de baisser, cette année. La liqui-
dation en sera lourde. Mais le sphinx fait prime et, mal-
gré la panique, les Meissonier sont bien tenus. On croit
à la hausse des Millet et des Marchai, qui n'avaient pas
encore atteint le pair. Les Rousseau sont toujours fermes
et les Courbet sont demandés.
M. Alexis Perignon, élève de Gros et de M. Perignon
père, a fait, une fois, un portrait excellent, qui lui valut
la médaille de première classe. C'était en 1844, il y a
juste vingt ans. Depuis, M. Alexis Perignon a été dé-
coré,— en 1856 ; ce qui ne l'empêche pas d'avoir en-
core du mérite. Son portrait de Mmc de P... est composé
simplement et dessiné avec justesse. Rien de supérieur,
mais do la convenance et du goût.
Un autre élève de Gros, M. Bonnegrâce, a exposé le
portraitdeM. Havin.— « C'est le plus beau cadre du Sa-
lon, » Le mot est d'un rédacteur du Siècle, que nous avons
rencontré devant ce cadre, d'une magnificence vraiment
rare. La peinture elle-même ne s'effraie pas trop de cette
prison dorée et s'y tient bien. M. Bonnegrâce avait fait,
il y a quelques années, un portrait de Théophilo Gautier
qu'on a pu voir à l'exposition du boulevard Italien.
114 salon de 1864.
Encore un élève de Gros, M. Adolphe Brune, dont le
talent pour la grande peinture fut remarqué sous le règne
de Louis-Philippe. Il est l'auteur d'un portrait de femme
et d'une Adoration des Mages, largement exécutée, pour
le ministère des beaux arts.
Le même ministère a commandé à M. Désiré Phi-
lippe un portrait de Claude Lefèvre, destiné au musée
de Melun. L'excellent peintre, Claude Lefèvre, était no
à Fontainebleau en 1633; le musée du Louvre possède
de lui deux beaux portraits. M. Philippe a représenté
son personnage debout, dans une pose simple, feuille-
tant un carton de dessins. Il ne semble pas que la cri-
tique ait remarqué ce portrait, très-estimable cependant
pour sa dignité sévère, la parfaite convenance du cos-
tume et la sûreté de l'exécution.
Qui croirait que M. Biard a fait aussi un portrait de
grandeur naturelle, on pied, une Anglaise, assise dans
un paysage avec fond de mer? Ce n'est pas trop carica-
ture. Mais le caricaturiste se retrouve, sous prétexte
T A
d'histoire, dans un Episode de la fête de l'Etre suprême,
emprunté aux Souvenirs d'un sexagénaire, A.V. Arnault.
L'association de Ce caricaturiste et de co sexagénaire
n'est-elle pas heureuse pour interpréter l'histoire de la
Dévolution ?
M. Fantin Latour comptait sans doute sur la curiosité
publique en réunissant, dans une grande composition,
autour d'un portrait d'Eugène Delacroix, les portraits
de plusieurs admirateurs do l'illustre peintre quo la
France a perdu. Il y a foulo, en effet, devant cette pein-
ture baroque et hardie. On se demande qui sont ces
hommes tristest Eh bien, c'est Champfleury, regardant
SALON DE 4864.
vaguement en face s'il ne voit rien venir ; c'est Baude-
laire, encore plus mélancolique : il vous aura dit ses
raisons — et il paraît qu'il les a très-bien dites — dans
ses conférences à Bruxelles. Au-dessus de Champfleury
et de Baudelaire, assfs vers la droite, sont Manet, le
peintre des anges aux ailes bleues, et Braquemond, le
vaillant aquafortiste. A gauche, le sculpteur Legros, qui
a fait en haut-relief un médaillon de son ami Courbet,
et le jeune Duranty, auteur de plusieurs romans et di-
recteur d'un théâtre au jardin des Tuileries. Au milieu,
debout, c'est l'Anglais Whistler, l'auteur de la Darne
blanche, refusée au dernier Salon, et qui reçut tant d'in-
jures et tant d'éloges ; enfin, près de lui, le peintre, en
espèce de vareuse, c'est M. Fantin lui-même. Dans le
fond est accroché le portrait d'Eugène Delacroix, au
teint vert.
Quelques-unes des têtes sont bien peintes, mais, faute
d'un parti pris de lumière et d'ombre, l'ensemble manque
d'effet. Rien d'ailleurs n'est plus difficile à réussir que
ces assemblages de portraits sous des prétextes quelcon-
ques. Seuls peut-être, les maîtres hollandais du dix-sep-
tième siècle ont su en faire de vrais tableaux intéres-
sants — par la perfection de leur pratique, et même
quelquefois des chefs-d'œuvre : Rembrandt dans sa
Ronde de nuit, van der Helst dans son Banquet à l'oc-
casion de la paix de Munster, Ravestein dans ses délibé-
rations de magistrats civiques, Frans Hais dans ses réu-
nions d'arquebusiers ou de régents des gildes.
Nous aurions dû rapprocher des Deux Sœurs de
M, Tissot le tableau de M. Viry, dont la couleur domi-
nante est également le vert argentin, ot qui offre aussi
115
116 salon de 1864.
deux portraits ou plutôt lo portrait d'un couple : jeune
page et jeune tille qui se promènent Dans les bois. Ce
n'était pas la peine de les travestir à la mode du moyen
âge. Les figures sont entières et de grandeur naturelle,
à peu près. La jeune fille, accrochée au bras du page,
se baisse discrètement pour cueillir une fleur. M. Viry,
doit avoir vu quelque peinture des préraphaélites an-
glais. Le tableau appartient à la princesse Mathilde.
Le portrait de M. Amédée Thierry, par M. Gérôme,
un portrait d'homme, par M. Amand Gautier, 1e portrait
do femme, par M. Amaury Duval, et quelques autres,
nous ont déjà passé sous la plume. Un condisciple de
M. Amaury Duval dans l'atelier de M. Ingres, M. Henri
Lehmann, académicien maintenant, a aussi exposé un
portrait : l'abbé Gabriel, curé de Saint-Merry. Ces prêtres
gras, avec leurs mains molles et potelées, ne prêtent
pas beaucoup à la peinture.
M. Lehmann est plus à l'aise dans son tableau inti-
tulé lo Repos, On y sent un 'maître qui sait dessiner et
modeler une figure. Cette belle Italienne assise dans la
campagne rappelle un peu le style de Léopold Robert.
Le bras nu soutient une tête grave et pensive, d'un beau
type. Les traits en sont fermement et correctement des-
sinés. La figure entière est bien modelée, dans tous les
accents de.la forme, sous les draperies d'un costume riche
en couleur.
Pourquoi M. Lehmann a-t-il ajouté, près de sa Ro-
maine si caractérisée, une tête hybride,-posée de face
sur une amphore, et dont le corps est dissimulé en ar-
rière par unraccourci incompréhensible? Est-ce une des
compagnes de la jeune femme, ou quelque pâtre amou-
salon de 1864. 117
reux d'elle? Elle a bien raison de regarder d'un autre
côté. Sans cet appendice malencontreux, le tableau de
M. Lehmann serait une des œuvres les plus fortes et les
plus savantes du Salon. La science est rare chez les pein-
tres actuels, qui se contentent de plaire à un goût super-
ficiel, Tous nos faiseurs de Vénus ne savent pas seule-
ment mettre une figure ensemble, et ils seraient bien
embarrassés pour agencer de grandes compositions
comme celles que M. Lehmann a peintes à l'hôtel de
ville, et dont nous avons vu les excellents cartons dans
son atelier.
C'est encore un portrait sans doute que la femme ro-
maine, tenant un petit garçon qui allonge ses bras vers
un bénitier. Elle est de grandeur naturelle, et vue jus-
qu'aux genoux. La tête a du sentiment et les mains sont
bien dessinées. L'auteur, M. Léon Obvié, ressemble
moins à son maître, M. Léon Cogniet, qu'à M. Leh-
mann.
M. Hugues Merle sort aussi de l'atelier de M. Cogniet. Un
do ses tableaux, prétentieusement intitulé les Premières
épines de la science, appartient à M. do Morny. Il repré-
sente un petit garçon en chemise, assis sur les genoux
d'une fillette qui cherche à le faire lire. La tête du baby,
presque copiée sur le bambino de Raphaël dans la Ma-
done de Saint-Sixte, a naturellement beaucoup de ca-
ractère. L'autre tableau de M. Merle, Primavera, une
donzelle et un page, assis en un bois, conviennent très-
bien pour une vignette de romance.
Troisième élève de M. Cogniet,et aussi de M. Federico
de Madrazo, le conservateur du musée de Madrid, —
M. Bonnat, de Bayonne. Son exécution large et libre, sa
118 salon de 1864.
couleur foncée, tiennent plus de l'Espagne que de l'Italie,
dans le portait d'un petit bohème italien, qu'il a planté
debout en un ravin sombre pour demander l'aumône :
Mezzo bajocea, excellenza !
Quatrième élève de M. Cogn'iet, — M, Gaillard, pre-
mier grand prix de Rome pour la gravure en 18 50. Ahl
pourquoi so mêle-t-il aussi de peinture? C'est lui qui a
pointillé un exécrable pastiche de Donner, le portrait
d'un vieux Normand, à ce qu'il dit, une tôle sillonnée en
tous sens de rides hideuses^ hideusement reproduites
avec la plus misérable patience. De telles niaiseries,
étrangères à l'art, devraient être écartées des expositions
publiques.
Quelques jeunes artistes, inconnus jusqu'ici, je pense,
montrent cependant une certaine aptitude au portrait,
paf exemple M, Louis Cordier, auteur d'une jeune Li-
seuse, assise, de profil à gauche, un livre ouvert sur ses
genoux ; elle a les bras nus, une camisole blancho, un
jupon de laine grise ; la physionomie est très-occupée,
très-juste d'expression, très-sentie ; la pointure en est
sobre et forte ; — par exemple M. Jules Chevrier, élève
do Coulure ; il a fait aussi une Liseuse assez élégante,
se promenant dans la campagne ; — par exemple
Mlle Emilie Cerf, élève de Corot; son portrait de femme
en buste .n'est pas un type agréable, mais il annonce une
élude intelligente de la nature, du modelé et du clair-
obscur.
Nous cherchons vainement des portraits de person-
nages un peu célèbres; on 110 trouve que cinq ou six
noms connus : M. Vitet, peint par M. Roux; M. de Sacy,
par M. Brongniart; M. Dayton, ministre des Etats-Unis
salon de 1864. 119
à Paris, par M. May. Je n'ai vu ces portraits que dans
le catalogue, mais j'ai vu dans la grande salle de l'ouest
le portrait de Gigoux par un de ses élèves, M. Lapret.
Tout le reste n'est qu'archevêques, évêques, abbés et
arcliiprêtres, maréchaux, généraux et officiers quelcon-
ques; il faut qu'il y ait en France bien des prêtres et
bien des soldats ! Nous avons aussi quantité de barons
et de comtesses***. Les philosophes et les politiques, les
poètes et les écrivains, s'il en reste, sont introuvables en
peinture. Il doit en rester quelques-uns, puisqu'on voit
leurs cartes dans les boutiques de photographie.
Nous avons encore des portraits d'animaux célèbres,
quelques chevaux vainqueurs dans les courses, et de
très-beaux chiens, par M. Jadin. Son grand tableau re-
présentant la meute de M. de Caraillon-Latour, qui fut
très-admirée à l'exposition canine , l'année dernière,
douze superbes chiens de la race de Virelade, avec leurs
noms inscrits en lettres d'or, est un chef-d'œuvre en son
genre. M. Jadin est le Desportes de notre temps, et l'on
peut même dire qu'il est plus fort que Desportes.
De la nature animale passons à la « nature morte » à
la vïecoye (still life), comme on disait bien mieux au
seizième siècle et au dix-septième. M. Philippe Rousseau
est un des maîtres de cette spécialité. Son Lièvre mort,
étendu sur un bout do table, près d'un pot vert, est de
la bonne peinture, qui fait souvenir de Chardin. Dans
l'autre tableau, un Marché d'autrefois, sont rassemblés
des fruits, des légumes, des volailles, des fleurs, toute
sorte d'objets immobiles, distribués en étalage sur les
planches des barraques, sur des évenlaires, sur le sol
du marché. Il y a aussi de la « naturo vivante, » une
120 salon de 1864.
gentille marchande en costume du dix-huitième siècle,
la bouquetière peut-être, et quelques autres figurines.
Tout cela est un peu pêle-mêle, faute d'une science suf-
fisante de la perspective et du clair-obscur.
Un Russe, M. Alexandre Froloff, élève de Jules Dupré,
a peint aussi du gibier mort ; sa touche est adroite et sa
couleur harmonieuse. Un autre élève de Jules Dupré,
M. Henry Lachèvre, a composé une espèce de trophée
avec de riches étoffes, burnous d'Orient et diverses dé-
froques, d'une couleur splondide, accrochés à un mur et
pendants sur une table couverte d'un tapis en peau de
panthère, près d'un narguillé, d'un verre et de coupes
ciselées. Vaillant morceau de peinture que Decamps eût
pu signer.
Plusieurs critiques, entre autres Charles Blanc, dans
la Gazette des Beaux-Arts, ont vanté avec la plus vive
sympathie une collection d'études faites au Brésil par
M. Francisque Gonaz, fruits et fleurs des régions tropi-
cales, et même des serpents, des tortues, des oiseaux,
des insectes. M. Gonaz a ceci d'intéressant, qu'il s'est
formé tout seul, naïvement, à la bonne manière d'un
sauvage qui s'ingénie à reproduire ce qu'il voit. Il était
par là, bien loin de Lyon où il est né ; je ne sais quels
hasards l'ont entraîné à*jprcourir le pays dans ses par-
ties infréquentées ; il avait des couleurs ot des pinceaux,
ou peut-être il en faisait; peut-être vivait-il avec les
fruits qu'il détachait des branches, et après son repas
frugal, secouant encore l'arbre, il se faisait par terre un
tableau qu'il s'amusait à peindre. S'il marchait sur
une vipère rouge et l'écrasait de son talon, il s'asseyait
vite sur le talus du sentier et peignait sa vipère frémis-
salon de 1864. 121
santé. Belle vie d'un aventurier de l'art et de la nature.
Si bien que le jeune Français égaré, dix années, sur les
plages du Brésil ou dans l'intérieur du pays, fut pris
d'une fièvre de mauvaise couleur, jaune, rouge ou
verte, que sa ville de Lyon lui parut préférable à toute
l'Amérique méridionale, et qu'il est revenu en France,
— à Paris, — avec sa cargaison de toiles, qui sera pro-
bablement acquise pour le muséum d'histoire naturelle,
au Jardin des plantes. Les naturalistes y trouveraient
des fruits, des fleurs, des arbustes, des reptiles, indécrits
ou d'une extrême rareté. On voit au Salon une peinture
détachée de cette série : Fleurs et fruits des régions tro-
picales.
L'année dernière, M. Biaise Desgoffe eut un succès
prodigieux, avec son Vase de cristal de rocho et son
Buste en ivoire, acheté, Salon tenant, pour la collection
de M. Boittelle. Cette année, M. Desgoffe a exposé des
Fruits et bijoux, appartenant à M. Marcotte de Quivières.
Prix : 4,000 francs. On raconte que l'impératrice, dési-
rant ce tableau, en a fait demander la cession au pro-%
priétaire , qui a refusé. Que M. le préfet de police
cède aux Tuileries son Buste en ivoire, à la bonne heure !
Il n'y a d'ailleurs aucune comparaison à faire, comme
mérite, entre les deux peintures de M. Boittelle et de
M. Marcotte. Dans ses reproductions du règne minéral,
cristaux, agates, ivoires, or ou argent ciselés, M. Des-
goffe est peut-être unique. Il surpasse de Heem et les
plus fins Hollandais pour la réalité, mais non pas assu-
rément pour l'aspect artistique. Son idée est de monter
du minéral au végétal, du végétal à l'animal, de l'ani-
mal à l'homme, absolument comme le créateur bibli-
salon 1)ë 1864.
que, qui n'a pas trop mal réussi par cette ascension
graduée. Et, pour commencer, M. Desgoffe, dans le ta-
bleau appartenant à M. de Quivières, a mêlé des fruits
à ses bijoux. Sur une console, près d'une coupe en mé-
tal renversée et d'un verre à pied, plein do vin rouge,
trois prunes, des pêches, des cerises, des groseilles, des
raisins rouges et blancs. La coupe est bien en métal, le
vidercome est bien en verre, mais les raisins aussi sont
en verre et les pêches aussi en métal.
La nature, cependant, a ses pâtes diverses pour pro-
créer les objets et les êtres divers. Si les industriels n'ont
que la verroterie pour imiter les raisins, l'art a ses arti-
fices, qui trompent l'œil, en simulant les apparences de
toutes choses, selon leur essence variée.
M. Desgoffe paraît aspirer à monter. Qu'il aspire à re-
descendre, comme Sylla, ou plutôt à reprendre son ni-
veau. Le petit Buste en ivoire l'avait placé en évidence.
Des pêches en tôle coloriée et des raisins en verroterie
de Saumur compromettraient sa position exceptionnelle.
— Pourvu qu'il ne se risque pas, l'année prochaine,
dans le règne animal !
En finissant ce rapide examen de la peinture, nous
voulons déclarer que, excepté quelques artistes du
« vieux temps » et qui peut-être ne sont pas des plus
mauvais aujourd'hui, nous ne connaissons pas les pein-
tres dont nous avons loué ou blâmé les œuvres, que
nous ùo connaissons ni leurs père et mère, ni leurs frères
ou cousins, s'ils en ont, et nous n'avons aucune envie
de les connaître. Cet isolement volontaire ne serait-il
point une garantie d'indépendance et de clairvoyance, de
sincérité ot d'impartialité? As ijou please.
122
salon de 1864. 123
Il faut encore cependant jeter un coup d'œil sur les
dessins et sur quelques arts accessoires. Nous suivrons
simplement l'ordre du catalogue, en ajoutant quelques
observations aux œuvres remarquées.
M. Borione a du cliarine dans ses portraits au crayon,
et même aussi dans une petite peinture, le Coucher,
femme toute rose, qui laisse tomber sa chemise et montre
son dos avant d'entrer au lit. M. Cals a le sentiment du
clair-obscur dans un dessin représentant une Partie de
dominos. M. Paul Dubois a de la science dans sa repro-
duction d'une fresque de Raphaëel au Vatican, l'Adam
et Eve, et d'un tableau d'André del Sarto, la Madeleine,
du palais Borghôse. M. Gigoux montre son excellent
procédé de dessin dans un portrait de jeune femme;
mais, pour le juger comme il le mérite, il faut aller voir
ses savantes peintures murales de Saint-Gervais. M. Gra-
tia est un pastelliste très-clistingué, et sa Jeune fille li-
sant pourrait être placée entre un pastel de Chardin et
un pastel de Prudhon. M. Hédouin a toujours de l'esprit
et de la finesse dans sa Feuille d'éventail ; s'il n'a pas
exposé de peinture, c'est qu'il a été occupé à ses quatre
médaillons du foyer du Théâtre-Français. M. Lefebvro a
de l'effet dans un Souvenir du vieux Rouen, peint à l'a-
quarelle. M. Paul Martin est presque aussi fin que
Bonington dans une aquarelle d'un paysage provençal.
M. Tourny est très-vigoureux dans un portrait de femme
à l'aquarelle.
L'œuvre la plus admirée dans la salle des dessins est
une aquarelle de M. Pollet, élève de Paul Delaroche et
premier grand prix de Rome pour la gravure en 1838.
En ces derniers temps il s'est attaché, je crois, à graver
124 salon de 1864.
M. Ingres, et il passe pour un très-habile dessinateur.
Son aquarelle représente les Danaïdes remplissant ou
vidant leurs vases. Prétexte encore à femmes nues, dans
toutes les attitudes, comme le Bain antique de M. Bou-
langer; mais M. Pollet est plus fort que M. Boulan-
ger, et parmi ses femmes il y en a quelques-unes d'une
belle tournure. Il est singulier pourtant que toutes aient
les attaches des pieds et des mains assez grossières et les
genoux un peu ankylosés. Les tons de chair sont fins et
variés, depuis la blonde claire, debout au milieu, jus-
qu'à des brunes à la peau ambrée. M. Pollet gravera
sans doute cette composition, qui aura des amateurs.
Ajoutez que Mrae la princesse Mathilde a exposé deux
grandes aquarelles : le portait de Mmo Lenoir, d'après un
tableau de la collection Lacaze, et une tête d'étude d'a-
près nature; et Mme la baronne Nathaniel de Rothschild,
deux aquarelles aussi : Y Entrée du -port, de Naples et les
Ruines du palais de là reine Jeanne, à Naples.
La médaille a été bien justement accordée à Mmc Eu-
génie Morin pour ses miniatures, qui sont délicieuses,
légères de touche, très-fines de physionomie et de
couleur.
Dans la gravure et l'eau-forte on remarque MM. Brac-
quornond, Chaplin, Flameng, Ferdinand Jacquemard,
Lalanne, Méryon, Ribot, de la Rochenoire, de Wismos,
Weber, et surtout un Anglais, M. Seymour Haden, l'au-
teur de deux petits chefs-d'œuvre, la Route traversant
une forêt et la Rivière au milieu d'un parc.
Dans les émaux il y a, tout à fait hors ligne, ceux de
M. Lepec, surtout la Fantaisie, figure de femme jouant
avec un dragon. Dans les faïences, celles de M. Michel
salon de 1864. 125
Bouquet, qui égalent à peu près celles que peignirent à
Dolft plusieurs maîtres hollandais, et dont on voit des
échantillons dans la collection de M. Demmin, l'auteur
du Manuel de l'amateur de faïences.
A l'exposition spéciale de photographies, ce sont tou-
jours un peu les mêmes photographes qui priment, et
notamment M. Fierlants, de Bruxelles, l'auteur de tant
d'admirables reproductions des monuments de la Bel-
gique, des tableaux du musée d'Anvers ot de plusieurs
autres galeries célèbres.
Vil
Il y a quelque trente ans, le tableau d'un étranger
paraissant au Salon de Paris, c'était encore une rareté.
On l'examinait curieusement, pour voir ce que faisaient
en peinture « nos amis les ennemis. » Depuis ce temps-là,
grâce à la facilité des communications entre les peuples»
chaque exposition nationale, en France et dans les autres
pays, est devenue presque européenne. Le mot latin
hostis (étranger), qui voulait dire à la fois ennemi et
hôte, s'est dédoublé, et sa signification hostile est pres-
que effacée. L'étranger ne sera bientôt plus qu'un hôte
amical. Au lieu d'Aostilité universelle, hospitalité réci-
proque. C'est là sans doute le caractère social du monde
moderne dès à présent, mais surtout dans un avenir
prochain.
L'influence de ce phénomène très-nouveau est déjà
sensible dans les arts. Par suite de ces confrontations pé-
riodiques, les diverses écoles se pénètrent et se modi-
126 salon de 1864.
fient mutuellement. L'excellente école de paysagistes
français a de l'action sur les paysagistes étrangers, et, à
leur tour, les peintres de genre, Belges, Hollandais, Al-
lemands, ont donné une tournure plus franche et plus
sincère à nos peintres de sujets familiers. Plusieurs des
médaillés, et qui le méritent bien, comme MM. Schreyer,
Alfred Verwée, Otto Weber et autres, ne sont-ils pas de
Berlin, deLeipzig, de Bruxelles?N'est-ce pas de Bruxelles
que sont venus à Paris, et pour s'y classer au premier
rang, MM. Stevens et Willems? N'avons-nous pas au pré-
sent Salon des artistes de tous les pays, —- de Bruxelles,
d'Anvers et do Liège, — d'Amsterdam, de La Haye et
de Rotterdam, — de Dusseldorf, de Cologne, de Leip-
zig, de Berlin, do Munich, de Vienne, de Francfort, —
de Baie et de Genève ; aussi des Anglais, quoique la
peinture anglaise ne vienne guère sur le continent ; sans
compter des Espagnols et quantité d'Italiens; même des
Russes et des Orientaux? Il faut dire que plusieurs d'entre
eux se sont formés — ou transformés à Paris ; mais
encore y ont-ils conservé plus ou moins leurs caractères
indigènes. Et d'ailleurs, nous avons des bandes entières
qui, sans quitter letfr terroir, sont fidèles aux exhibitions
françaises, par exemple la pléiade de Dusseldorf.
L'école do Dusseldorf a son cachet dans le paysage et
dans la peinture de genre. Le maître paysagiste, c'est
toujours M. André Achenbach, dont la manière ne nous
semble pas aussi louable que le sentiment et la pratique
des paysagistes français, ce qui n'empêche pas ses œuvres
d'être recherchées pour les riches galeries. Il a envoyé,
cette année, le Quai d'Os tende à marée haute. Son frère,
M. Oswald Achenbach, a exposé doux vues italiennes, le
SALON DE 4864.
Monument de Cœeilia Metella à Rome et une Messe dans
la campagne romaine.
Les peintres de mœurs sont en nombre : M. Lasch a
de l'esprit, de la gaieté, de la couleur, dans le Retour d'une
kermesse en Souabe ; M. Dunker, un Suédois établi à Dus-
seldorf, imite M. Knaus dans une scène de saltimban-
ques qui se préparent à donner une représentation;
M. Salentin est naïf et lumineux dans le Vieux voisin,
un brave homme causant à la fenêtre de deux jeunes
ouvrières qui travaillent et qui rient.
Outre lo « genre » et le paysage, on cultive aussi à
Diisseldorf, comme dans la plupart des autres centres
artistiques de l'Allemagne, une espèce do peinture reli-
gieuse imitée des précieux maîtres du quinzième siècle.
Pour cet habile résurrectionnisme,les Allemands sont in-
comparables, depuis Overbeck, Steinle et bien d'autres.
Nous avons au Salon un bijou de M. Franz Ittombach,
élève de Schadow : la Vierge avec l'enfant Jésus. Marie,
« pleine de grâces, » est debout, tenant entro ses bras le
bambino. La tête est d'une sensibilité délicieuse ; les
mains sont finement dessinées, et la draperie de la robe
bleue tombe en beaux plis simples. Sur le terrain, quel-
ques fleurettes délicatement touchées comme celles de
van Eyck ou de Memlinc. Pour ciel, un fond d'or. Je
ne crois pas qu'il y ait au Salon d'autre peinture à fond
d'or que les deux tableaux religieux de M"10 Herminie
Collard, destinés à la chapelle do Sainte-Catherine de
Mouy (Oise). La madone de M. Ittembach est peut-être
l'œuvre la plus parfaite de toute l'exposition. Sans doute
c'est une sorte d'archéologie, mais, étant donné de res-
tituer le sentiment et les formes d'un art disparu, il est
427
128 salon de 1864.
impossible d'y apporter plus de correction, d'élégance
et de charme.
Dans le même style, M. Stephen Martin, do Cologne,
également élève de Schadow et de Cornélius, a fait
aussi deux dessins très-distingués : Sainte Gertrude dis-
tribuant des aumônes aux pauvres, et une Convalescente
accomplissant un vœu à la Vierge. M. Curmer devrait
utiliser le talent de M. Stephen Martin pour les illustra-
tions de ses magnifiques livres religieux.
En peintres d'animaux, deux Allemands sont juste-
ment remarqués : M. von Thoren, de Vienne, et résidant
à Bruxelles, et M. Albert Brendel, de Berlin, qui a tra-
vaillé, je crois, à Barbison, avec Jacque, et qui le rap-
pelle dans ses troupeaux de moutons ; sa Rentrée à la
ferme est d'un caractère très-rustique et d'une couleur
lumineuse. Le grand tableau de von Thoren représente
des bœufs blancs couchés dans les prairies du sud de la
Hongrie. C'est le soir, et les fonds du paysage se per-
dent danslos derniers rayonnements du soleil à l'horizon.
Effet superbe, très-poétique et vaillamment exprimé.
M. Anker est Suisse ; ses débuts tout récents ont eu
du succès. Il a de l'ingénuité, avec une certaine grâce
sentimentale. Il avait exposé, l'année dernière, une pe-
tite morte étendue sur son lit virginal, — et funèbre,
entourée de jeunes amies qui priaient pour en faire une
ange ; et, en contraste, un gros enfant, assis dans sa
chaise comme un petit Gargantua, et trempant ses doigts
dans sa soupe. Manger ou mourir : c'est le dilemme de
l'enfance. Cette année nous baptisons un enfant et nous
en enterrons un autre, si ce n'est pas le frais baptisé lui-
même. Baptisons d'abord : fie matin, par la neige et la
salon de 1864. 129
brume, le cortège sort du chalet; une jeune fille en
avant porte le nouveau-né ; le père et la mère suivent,
ou peut-être le parrain et la marraine, bras-dessus bras-
dessous, un gentil couple ; puis des enfants et quelques
personnes de la famille. Tout cela tremblotte un peu sur
la toile, faute d'une exécution suffisamment énergique.
On oserait presque trouver au talent de M. Anker quel-
que analogie avec le talent de Corot dans le paysage,
toute proportion réservée. L'auteur de ce départ pour le
Baptême est tendre dans son cœur, point violent de la
main, et il préfère aux grosses couleurs la nuance argen-
tine et discrète. La^ scène d'Enterrement est plus débile
encore que le Baptême : intérieur de cimetière, la fosse,
béante, le petit cercueil auprès, des enfants autour. Cou-
leur neutre, exécution terne, qui, d'ailleurs, ne discon-
vient pas à la tristesse du sujet.
Un autre Suisse, M. Gustave Castan, élève de Calame,
a exposé deux paysages assez notables : une Soirée d'oc-
tobre et les Grands bois du Bourbonnais.
Des Italiens nous n'avons rien à dire : ils ont leurs
soutiens patentés dans la critique, dans le jury, dans une
coterie officielle qui part des palais.
En Espagnols nous avons M. Achille Zo, un a Espa-
gnol de Bayonne, » que sa position ultième dans l'al-
phabet avait surtout signalé à la curiosité des amateurs,
Par fatalité alphabétique, M. Zo n'est pas même pénul-
tième aujourd'hui 1 Viennent après lui dans le catalogue
un Suisse, M. Zuber, et un Allemand, d'origine polo-
naise, M. Zychlinski, né à Dresde; M. Zo n'a plus exclu-
sivement le bénéfice du précepte : « Les derniers seront
les premiers ; » mais il a été à bonne école, chez Cou-
130 salon de 1864.
tare, où il a retrouvé la couleur abondante ol l'exécu-
tion libre qu'il admirait déjà chez les peintres d'outre-
Pyrénées.
Nous avons aussi un Espagnol pur sang, un Espagnol
de Valence, M. Bernardo Ferrandiz, qui annonce du ca-
ractère et de l'originalité dans le Tribunal des eaux de
Valence en 1800. Il faut savoir que les canaux distri-
buant les eaux du Turia aux environs de Valence sont ré-
gis par des syndics et des éclusiers et que, de temps im-
mémorial, les syndics se réunissent, une fois par
semaine, à la porte de la cathédrale pour juger les délits
dénoncés par les éclusiers. Nos syndics sont assis sur des
bancs de pierre adossés à la base de l'église. Los bonnes
têtes et los bonnes poses ! Sitôt que des hommes se met-
tent à juger quelque chose, ils sont à peindre. J'aime les
juges — en peinture, et je ne crois pas qu'aucune caste
soit plus pittoresque que celle de la judicature. Une fois
à son tribunal, dans l'édifice sévère d'un palais de jus-
tice, sur les bancs veloutés d'une Cour civile ou martiale,
sur les bancs de bois d'une municipalité de village,
comme sur ces bancs de pierre de la place de Valence,
tout judicateur prend à la fois du solennel et du bur-
lesque. Pénétré de l'importance de sa mission, il dresse
la tête, pince les lèvres, se carre un moment, puis s'épate
petit à petit, clôt l'œil et s'éteint. C'est alors surtout qu'il
faut l'étudier dans ses manifestations instinctives. Il y en
a — je ne parle pas des juges de Berlin ni de Paris —
qui se grattent, qui se mettent les doigts où Daumier dé-
fend aux enfants de les mettre, qui regardent les filles
— de Valence — ou les bourses des délinquants contre
la loi des eaux. Les vins de Xérès viennent par mer à
salon de 1864. 131
Valence, et c'est un fortifiant salutaire quand on sur-
veille les canaux du Turia. Oh ! les bons juges, et qui
n'ont pas l'air fanatique de la peine de mort, dans co
pays de l'inquisition 1 Pour un verre de xérès (prononcez
sherry en anglais), ils acquitteraient même un Lesurques,
ne fût-ce que pour éviter aux générations futures la ter-
rible peine de le réhabiliter.
Mais j'aime encore mieux les Hollandais que les ma-
gistrats quelconques. L'école hollandaise se tient tou-
jours assez bien, au moins comme contraste, dans la
Franco latinisée. Les tableaux d'Israels, d'Amsterdam,
comptaient au dernier Salon parmi les meilleurs. Israels
nous manque cette année et, 'pour le suppléer, nous
avons un autre Amsterdamois, qui débute, je pense, aux
exhibitions de Paris, M. Jamin. Son nom est peu batave,
mais son talent l'est. Nous connaissions, pour les avoir
vus à une exposition à La Haye, ses deux tableaux : Der-
nier regard sur les funérailles et Prières pour le défunt.
Bonne connaissance à faire pour les amateurs français.
Ary Scheffer — qui d'ailleurs était Hollandais — n'a
jamais eu plus de sentiment que M. Jamin, tel qu'il se
révèle dans son tableau où une jeune femme, habillée de
noir, vient écarter avec une terreur douloureuse le store
d'une fenêtre et jette un dernier regard sur ce qui passe
dans la rue, le convoi funèbre d'un bien-aimé. Elle est
debout, roido comme un spectre, obscure dans l'obscu-
rité de la chambre close, et le rayon qui glisse dans l'in-
terstice de la fenêtre et du store légèrement plissé montre
seulement son visage consterné et ses yeux rougis par
les larmes. Toute l'attention se concentre d'abord sur
cette femme éploréo qui ne fait pas de bruit, mais qui
132 salon de 1864.
est bien malheureuse. Puis on s'habitue au demi-jour de
cet intérieur sombre et modeste, on aperçoit les objets
qui le meublent, le divan où l'inconsolable va revenir
tout à l'heure se blottir. Carie clair-obscur est transpa-
rent et la perspective très-juste. Le peintre est à la
hauteur du poète qui a conçu cette image navrante.
M. David Blés, de La Haye, et M. Ilerman Ten Kate,
d'Amsterdam, sont toujours les mêmes , un peu trop.
Mais encore sont-ils plus variés que M. Petrus van
Schendel. Paris commence à en avoir assez de ces effets
de lumière fausse sur de petits êtres et de petits objets en
porcelaine. M. van Schendel a pourtant exposé, cette
fois, une œuvre capitale : Foire sur La grande place de
Brédci, patrie du peintre, devenu presque belge, puis-
qu'il a étudié à l'Académie d'Anvers et qu'il demeure à
Bruxelles. Son autre tableau représente une Marchande
de légumes, à Amsterdam, le soir, naturellement. Il est
précédé d'un astérisque au catalogue, ainsi que la Foire.
Signe que ces doux merveilles n'ont pas encore trouvé
d'acquéreur. Ce n'est pas nous qui en ferons l'emplette.
Excellent peintre de vues de ville, bien qu'un pou
sec, M. Springer devrait donner aux artistes parisiens
l'envie d'aller voir les canaux et les quais d'Amsterdam,
quand même cette grande et curieuse ville, si pitto-
resque, n'aurait pas son musée du Trippenhuis, son mu-
sée van der IIoop, ses riches collections privées et
tant de fondations civiques où Ton admire encore les
œuvres de la féconde écolo du dix-septième siècle. Ce
n'est rien devoir les deux Quais d'Amsterdam exposés par
M. Springer. Il faut aller s'y promener le soir, — sans
les lumignons de M. van Schendel.
salon de 1864. 133
M. llanedoes nous montre une Bruyère de la Gueldre
et même un Souvenir du Long-Rocher, dans la foret de
Fontainebleau. Son excursion hors do la plate et verte
Hollande et la fréquentation des paysagistes parisiens
n'ont point fait tort à son talent. Le Long-Rocher est mo-
delé d'une pâte ferme, dans un ton très-harmonieux.
Il n'y a guère de plus franc peintre que M. Jong-
kind. Sa brosse va toute seule et cisèle les formes d'un
paysage, comme la pointe la plus hardie d'un aquafor-
tiste. Aussi M. Jongkind fait-il souvent de vives eaux-
fortes, presque dignes des anciens maîtres. Comme
peintre, il rappelle presque Salomon van Ruisdael, van
Goien ou Pieter Molyn, —sans y songer. C'est son tem-
pérament, très - impressionnable, un peu brusque,
étrange. Son Souvenir de la vieille tour démolie en 1860, à
l'entrée du port de Rotterdam, est brillamment peint,
de premier coup. On diraitune ébauche do quelque ma-
riniste du bon temps. Son autre tableau, VEntrée duport
de Honfleur, il l'a gravé pour l'intéressante publication
delà Société des aquafortistes éditée par MM. Cadart et
Luquet.
M. de Haas se répète un peu dans ses Pâturages hol-
landais. Son exécution, d'ailleurs toujours large et abon-
dante, s'y amollit. Mais il est très-saisissant dans un
tableau intitulé : Après l'inondation en Hollande, et appar-
tenant à M. van Ylooten, de Bruxelles. Au premier plan,
sur des terrains labourés par les eaux furieuses, gisent
des cadavres de chevaux, des troncs d'arbres et des dé-
bris épars. Plus loin, tout un pays submergé. Le ciel
tempétueux et lourd pèse sur ce déluge et l'émeut
encore. C'est très-dramatique dans sa simplicité et très-
134 salon de 1864.
ample d'exécution. Ce tableau méritait la médaille à
plus juste titre que certains autres, favorisés par de
hautes influences.
Sans flatterie, les Belges marquent très-honorable-
ment à l'exposition. On se rappelle qu'à l'exposition in-
ternationale de Londres en 18G2, les peintres belges
eurent aussi le plus grand succès, peut-être même au-
dessus de l'école française, d'ailleurs assez mal représen-
tée dans une telle solennité. Il est vrai que Leys et Gal-
lait avaient là neuf tableaux, et de leurs plus célèbres.
Nous n'avons à Paris ni Leys ni Gallait, malheureuse-
ment, Gallait ne devrait pourtant pas oublier que c'est à
Paris que sa réputation commença, et qu'il y trouverait
toujours de vives sympathies, L'auteur de cet article se
souvient qu'il fut le premier à parler d'un jeune peintre
belge, élève d'Ary Scheffer, et qui annonçait un grand
peintre. Leys aussi ne devrait pasnous abandonner, et les
amis de la bonne peinture lui sauraient gré d'envoyer
de temps en temps sa carte de visite au pays qui lui a
justement attribué la grande médaille dans une exhibi-
tion européenne. 11 travaille assidûment, on le sait, à
une œuvre qui sera peut-être sa principale et dont les
Anglais se sont assuré déjà un duplicatum en proportion
réduite. Je demande à Leys de réserver pour une expo-
sition parisienne un des tableaux de cette série. C'est
encore à Paris que se décident le mieux et que so sou-
tiennent avec le plus d'autorité les positions acquises
dans les arts et dans les lettres.
M. Willems est un rival de Meissonier. La différence
entre eux est que M. Willems fait ses figurines dans une
autre proportion, qu'il ne leur donne pas toujours autant
salon de i 8t) 4. 135
de physionomie que M. Meissonier, qu'il préfère aux
bravi, aux joueurs de trictrac ou de basse, les femme-
lettes en robe de satin. Mais il n'a pas moins de délica-
tesse dans l'imitation des costumes, des étoffes, drape-
ries et accessoires. D'habitude, il cherche les fonds clairs,
ce qui ajoute au charme de ses compositions. Il serait
fou do van der Meer de Delft, s'il le connaissait. J'ai
chez moi une gentille pianiste de van der Meer, en robe
de satin, qui s'enlève sur un lambris pâle, et dont les
artistes disent toujours : « Ça ferait le désespoir de
Willems 1 »
Le satin et les soieries, bon ! Terburg, Metsu, Jan Steen,
Frans Mieris et d'autres y ont excellé. Mais ils excellaient
aussi à exprimer les caractères et les mœurs avec une
finesse exquise. Les Netscher, même le chevalier van
der Werff, parfois même Willem Mieris, ont peint d'é-
tonnantes robes de soie. Si la robe faisait la femme, ils
seraient presque les égaux de Terburg et de Metsu, de
Jan Steen, de van der Meer de Delft, et de Pieter de
Hooch.
C'est l'expression qui manque aux personnages de
M. Willems. Dans son tableau intitulé la Sortie, appar-
tenant à M. Brugman, de Bruxelles, un cavalier en cos-
tume Louis XIII, chapeau à plumes et court manteau,
donne la main à une jeune femme en robe de satin blanc
et soulève la draperie d'une portière. Ils s'en vont à la
cour peut-être, ou à la promenade. Leur toilette raffinée
y sera certainement applaudie. Ce sont gens de qualité,
par l'enveloppe. Mais la qualité de la tête n'y est point.
Les visages et les physionomies no signifient rien absolu-
ment. Aussi pourquoi choisir une action neutre , ouvrir
436 salon de 4864.
une porte ? Si encore c'était entre deux portes ! il s'y pas-
sait quelquefois, au dix-septième siècle, des épisodes
mystérieux et galants qui décidaient des faveurs de la
Cour et même des destinées du royaume. Que faisaient-ils
tout à l'heure dans l'intimité, et que vont-ils faire dehors?
Que sont-ils l'un pour l'autre? Est-ce un couple d'amou-
reux? Qu'est-ce qui remue sous leurs atours? On ne
devine rien de leurs passions ou de leurs goûts, de leur
âme ni de leur esprit, de tout ce qui est la vie.
L'Accouchée, une scène qui prêtait davantage au sen-
timent, n'est guère plus expressive. Ce qu'on y admire
surtout, c'est la robe de satin rose d'une jeune
femme qui vient offrir ses félicitations à la jeune mère
convalescente. Jo ne crois pas qu'aucun maître ait ja-
mais fait mieux que M. Willems un morceau de soie,
considéré isolément. Les plus fines fleurs n'ont pas le ton
plus fin et des reflets plus délicats. Mérite rare, mais qui
ne dispense pas d'animer les élégantes maquettes enjo-
livées par ces fariboles.
M. Gustave de Jonghe! a quelque ressemblance avec
M. Willems. Son tableau intitulé Dévotion, intérieur de
chapelle où prient une jeune femme et sa petite fille,
pendant qu'une autre jeune femme en deuil allume un
cierge, appartient à Mme la princesse Mathilde. L'autre
tableau, la Leçon de tapisserie, représente une mère et
sa fillette occupées à broder sur un canevas, dans un
intérieur élégant.
M. Charles Baugniet et quelques autres ont aussi ex-
posé diverses scènes de famille consciencieusement étu-
diées.
Nous avons déjà, cité M. Henri Bource à propos des
-ocr page 140-salon de 1864. 137
peintures d'Adolphe Breton, qui paraît l'influencer de
loin. Peut-être a-t-il tout simplement comme M. Breton
ce naturel sentiment d'élégance qui transfigure les per-
sonnages ordinaires et les élève jusqu'à la beauté.
La critique doit se défier de ces rapprochements d'où
elle infère presque toujours une imitation : la similitude
apparente de deux artistes peut n'être que le résultat do
« mystérieuses coïncidences. » C'est ce que vient de
m'écrire Charles Baudelaire, assurant quo son ami,
M. Edouard Manet, ne pastiche point Goya ni le Greco,
puisqu'il n'a jamais va do Goya ni de Greco, et que « ces
étonnants parallélismes peuvent se présenter dans la
nature. » Et Baudelaire ajoute : « On m'accuse aussi
d'imiter Edgar Poe. Savez-vous pourquoi j'ai si patiem-
ment traduit Poe? parce qu'il me ressemblait. La pre-
mière fois que j'ai ouvert un livre de lui, j'ai vu, avec
épouvante et ravissement, non-seulement des sujets rê-
vés par moi, mais des phrases pensées par moi et écrites
par lui vingt ans auparavant. » Baudelaire a raison : les
phénomènes de l'esprit sont communs à tous, et ils peu-
vent se produire sous des formes pareilles chez plu-
sieurs individus qui no so connaissent point mutuelle-
ment, mais qui ont entre eux dos affinités mystiques, ou,
pour mieux dire, inexpliquées jusqu'ici, mais non pas
inexplicables.
Je tiens donc qu'Edouard Manet n'a jamais vu de
Goya et qu'il est tout naturellement coloriste à la façon
de ce peintre exquis et fantasque. Mais, pour l'homme
étendu mort dans le cirque des taureaux, il est impos-
sible que Manet n'ait pas eu quelque « seconde vue, »
par des intermédiaires quelconques, s'il n'a pas visité la
T. 11. • 8.
-ocr page 141-138 salon de 1864.
galerie Pourtalès où est le chef-d'œuvre de Velazquez.
Est-ce qu'il n'y en aurait pas une photographie dans la
collection publiée par MM. Goupil? Il nous semble môme
qu'il y en avait une eau-forte à l'une des expositions
précédentes. Nous consignons toujours en passant quo
la peinture de Manet n'est pas un pastiche de Goya, et
nous avons plaisir à répéter que ce jeune peintre est un
vrai peintre, plus peinlre à lui tout seul que la bande
entière des grands prix do Home.
Par une Soirée d'été au bord de la mer, sur la côte de
Hollande, M. Henri Bource a vu passer une grande et
belle jeune fille, tenant par la main une fillette et ac-
compagnant une femme, son baby dans les bras. Ce
groupe élégant et sérieux se découpe sur un ciel d'uno
tonalité profonde et juste, qui s'harmonise avec les loin-
tains delà mer. Voilà que ces femmes qui s'en vont à quel-
que cabane do pêcheurs ou de marins, sont aussi belles
et aussi nobles que des duchesses de haute volée. Est-ce
un artifice du style? Peut-être tout simplement que la
nature dans les conditions les plus diverses a sa beauté
pour qui sait la sentir.
L a Dimanche d'une jeune fille protestante en Hollande,
par M. Victor van Hove, est encore une peinture très-
poétique. Que faire le dimanche pour obéir à la rigidité
des mœurs? Hélas! lire la Bible, au lieu d'aller s'épa-
nouir dans les prairies et dans les bocages. La jeune Hol-
landaise, armée de ses tortillons aux tempes, est assise
contre un mur. Son livre de prières est ouvert sur ses
genoux, mais elle regarde devant elle le paysage et un
papillon qui voltige sur un buisson de fleurs. La figure,
do grandeur naturelle, est vue de profil. La physionomie
salon de î8()4. 139
rêveuse est pleine de charme. Van Hove, qui a commencé
par être un sculpteur énergique, est aujourd'hui un
peintre très-distingué. Il a exposé aussi un portrait de
femme, bien dessiné, bien modelé, bien compris dans son
caractère.
Un portraitiste belge, qui nous semblé mieux inspiré
que les portraitistes à la mode française, M. Lievin de
Win ne, auteur d'un excellent portrait du roi Léopold,
exposé l'année dernière dans le salon central, a envoyé
cette année deux portraits, celui de Mme la baronne de
Hirsch et celui de M. Verhaogen, ancieti président de la
Chambre et fondateur de l'Université libre de Bruxelles.
Il faudrait mettre à côté de son portrait de femme, sim-
ple et digne, les enluminures de nos peintres fashio-
nables.
M. Xavier de Cock est encore en progrès. Lui aussi,
comme MM. de Haas et Henri Bource, eût mérité la mé-
daille pour son grand tableau : Vaches revenant des
prairies. Dans une longue allée bordée d'arbres s'a-
vance de face le troupeau, précédé d'un petit pâtre et
accompagné do quelques paysans. Ces vaches, tachetées
de toutes couleurs, sont largement peintes, un peu dans
le sentiment de Troyon, le vaillant peintre de bétail,-
dont la main s'est immobilisée si prématurément. Au
contraire, les arbres de l'allée sont exécutés d'une brosse
timide et dans un ton effacé. La nature est sacrifiée aux
animaux, qui paraissent remplir toute la toile. M. de Cock
a vu un troupeau splendide, et il l'a fait sans se tour-
menter du reste.
Son frère, M. César de Cock, apporte la même sincé-
rité naïve dans ses deux vues prises aux Environs de
140 salon de 1864.
Gand. C'est franc comme la jeunesse, Hardi dans sa sim-
plicité, indépendant de tout système et de toute école.
Il n'y a donc plus de satyres dans les campagnes fla-
mandes, plus de Léda caressant les cygnes, plus de sei-
gneurs on pourpoint bigarré qui cavalcadent avec leurs
maîtresses et leurs pages ! La Belgique manquerait-elle
d'idéal et de noblesse ? Le grand art s'y perd décidé-
ment.
Quel sujet vulgaire que VIntérieur de la boutique d'un
tailleur, par M. Henri de Braekeleer! Le siècle s'enca-
naille, comme dit une précieuse de Molière dans l'École
des femmes. Nous possédons encore des princes, des
éveques, des militaires, tous ornés de costumes excep-
tionnels, et cependant la peinture s'abaisse jusqu'à re-
présenter la vie des travailleurs! Ce n'était pas assez des
cultivateurs de la terre et des aventuriers de la mer,
nous tombons dans l'atelier des ouvriers de l'industrie!
Je ne crois pas que la critique française qui se res-
pecte ait parlé de cette Boutique de tailleur, placée en
mauvaise lumière, ■ près des combles. Mais la peinture
elle-même en est si lumineuse, qu'on voit très-clair
dans cet intérieur, où, près d'une fenêtre, sur un établi,
travaillent deux ouvriers. Brekelenkam a fait une
fois un tableau presque semblable, qu'on admire au
musée van der Hoop à Amsterdam. Mais, quoique
M. Henri de Braekeleer évoque lo souvenir de Brekelen-
kam et même de Pieter de Hooch, on sent qu'il n'a pas
la moindre intention d'imiter quoiqu'un et qu'il adhère
tout ingénument à la nature, observée avec la perspica-
cité et la ténacité d'un enfant. Je suppose quo M. de Brae-
keleer est très-jeune, et j'espère qu'il ne sera pas en
salon de 1864. 141
peinture le fils de son père, l'illustre M. Ferdinand do
Braekeleer. La civilisation nouvelle changera mémo les
proverbes : — Le père étant tel, le fils doit être autre.
Il y a quelques années, M. Louis Dubois avait exposé
à Bruxelles et à Paris un grand tableau qui révélait un
peintre : on y voyait, sur le bord d'un marais, un conci-
liabule do hérons, dans les poses variées que des diplo-
mates embarrassés peuvent prendre à une conférence ;
les uns — je parle des hérons — la patto en l'air, les
autres le cou ramassé dans les épaules et l'œil demi-clôs,
ceux-ci penchant la tête vers un voisin comme pour lui
communiquer tout bas un secret, ceux-là un peu effarés,
comme si la Hotte anglaise allait paraître à l'horizon du
marécage. Je ne sais ce qu'est devenu ce tableau, mais
il ferait honneur à un musée belge, et il se tiendrait
assez bien même près d'un Snyders. Le tableau exposé
par M. Dubois cette année est intitulé : Solitude. Le
solitaire de cette solitude est un chevreuil tué sur un co-
teau. Le paysage a de la grandeur, et tout « est bien dans
la masse, » suivant un terme d'atelier.
M. Verlat, d'Anvers, est connu pour la peinture des
animaux. Il y met de l'esprit, même un peu trop de re-
cherche. Par un Froid de chien, — c'est le titre d'un do
ses tableaux, —au bord d'une mare couverte de neige et
de glaçons, grelotte un pauvre chien de chasse, parmi
des poules et des oiseaux de basse-cour. Mais que les
canards sont heureux dans l'eau fraîche ! surtout celui
dont on 11e voit que la queue dressée horizontalement
en l'air comme un pennon, tandis que son bec barbotte
au fond de la vase. L'autre composition de M. Yerlat, un
Taureau se défendant contre des loups, est d'une propor-
142 salon de 1864.
tion malheureuse, presque demi-nature, si bien que les
loups ont l'air de renards, et qu'on prendrait le taureau
pour un veau enragé. Le paysage, avec des arbres et un
ciel sombre, est adroitement peint.
En paysagistes, nous avons M. de Schampheleer ;
M. Bohm, d'Ypres, presque naturalisé Parisien, puis-
qu'il est secrétaire de la Société des artistes présidée par
lo baron Taylor; M. de Papeleu, un Gantois, qui con-
naît bien l'Ile-Adam et Barbison, où il a rencontré Jules
Dupré et Théodore Rousseau.
Nous avons aussi un peintre de fruits et de fleurs,
M. Robie, dont les Raisins, très-colorés, valent assuré-
ment les fruits.de feu Saint-Jean, de Lyon, un peu sur-
vanté. Nous avons enfin deux tableaux historiques par
M. Hamman, d'Ostende : les Dames de Sienne travaillant
aux retranchements de la ville assiégée par Charles-
Quint et Cosme de Médicis, en 1553, et la Galère du Ti-
tien, à la fête do l'Ascension, à Venise. Ces dames de
Sienne et le Titien ont irrésistiblement entraîné le peintre
belge, qui n'était pas né en 1553, à contrefaire les
maîtres vénitiens du seizième siècle. Quand l'artiste n'a
plus sous les yeux la nature même, il lui faut un génie
bien puissant pour ressusciter avec une certaine origi-
nalité tes personnages, les allures , les mœurs d'un
temps qui nous est devenu étranger.
J'ai sans doute oublié bien des œuvres méritantes,
mais nous les retrouverons toujours quelque part : à
Anvers ou à Bruxelles, à Amsterdam ou à La Haye, à
Londres ou à Paris.
salon de 1864. 601
Nous avons en France un très-grand sculpteur, égal
aux maîtres des écoles les plus illustres : Baryo; mais
il n'a rien exposé.
Nous avons un autre artiste, abondant , fougueux,
prompt de l'esprit et de la main, quelquefois grandiose ;
oui, il a souvent du style; du charme, toujours ; il a la
vie : c'est CJesinger. On l'a comparé avec une certaine
justesse à Coysevox et aux Coustou; ses bustes ont, en
effet, la tournure de l'art du dix-septième siècle et du
dix-huitième, Ses portraits sculptés ont quelque chose
des portraits peints par liigaud et Largillière. Ses sta-
tues de femmes ont l'élégance voluptueuse de l'art Pom-
padour. Mais il a aussi le sentiment de l'antique : sa
restitution du groupe des deux femmes du fronton par-
thénonien n'était pas moins étonnante que sa célèbre
Femme piquée pur un serpent.
Clesinger a exposé un Combat de taureaux romains,
groupe en marbre, et une statue do César, en plâtre
bronzé ; mais, de plus, on a mis en vedettes devant le
palais de l'exhibition ses deux projets de statues éques-
tres : le roi François Ier et l'empereur Napoléon Ior.
Je crois que c'est Ce modèle de François Ier qui fut
tant discuté, il y a quelques années, lorsqu'il parut au
milieu de la cour du Louvre, où la statue définitive de-
vait être érigée. On en dit alors beaucoup de mal et un
peu de bien. Il est sûr quo cette œuvre colossale a un
salon de 4864.
grand aspect. C'est ainsi qu'on doit voir François Ier,
quand on comprend le personnage et son époque : un
géant,—il avait près de six pieds,— droit sur ses étriers,
insolent et brave, superbe et caricatural. Il fut le « père
des lettres » et d'une énorme quantité de bâtards. Her-
cule vert galant, il adorait Mars et Vénus. Un franc
païen, que ce roi très-chrétien ! Un franc ribaud, que ce
roi chevalier ! Peu de front, mais le nez proéminent et
la nuque d'un taureau. Les jambes longues et le bras
dur. Son armure est terrible à voir, au musée des sou-
verains.
C'est ce colosse bardé de fer que Clesinger a dressé
sur un fier cheval. Garez-vous ! co cavalier va droit de-
vant lui, comme le Cavalier de la mort, d'Albrecht Durer;
il ne s'arrêtera — qu'à Pavie. Il rappelle aussi les fi-
gures équestres des maîtres du seizième siècle, et notam-
ment l'estampe du Henri II, attribuée à Geoffroy Tory,
et reproduite en fac-similé dans la Gazette des Beaux-
Arts (livraison de mai 1864). OEuvre virile que ce Fran-
çois Ier ; mais il ne faudrait pas l'enfermer dans la petite
cage de la cour du Louvre ; il exige l'espace, une vasto
esplanade, la terrasse do Saint-Germain, ou mieux en-
core, quelque monticule dans le parc de Fontainebleau,
quelque cime de rocher dans la forêt.
L'empereur Napoléon Ier n'a pas très-grand air à côté
du roi François. Il manque surtout d'individualité, et
volontiers on le prend pour un César quelconque, de la
décadenco romaine, sous son déguisement antique. On
doit croire que ces mascarades flattent le goût du jour,
puisque nous venons do payer très cher un pseudo-César
substitué à l'ancienne statue do la colonne Vendôme.
salon de 1864. 603
Mais Clésinger a fait aussi un vrai César, le Jules
César, vainqueur de nos ancêtres, les Gaulois. La statue
est debout, cuirassée, dans l'attitude du'commandement,
le bras droit en l'air. La pose des jambes est belle, mais
elles paraissent courtes et faibles sous le poids d'une
trop lourde cuirasse, chargée d'ornements en relief et
même en ronde bosse. Jules César, par exception chez
la race des grands hommes, était un homme grand et
élancé. La longueur de son cou étonnait surtout Balzac,
qui prétendait que tous les grands hommes ont le cou
court. Lo Jules César de Clésinger ne correspond donc
pas très-exactement aux portraits que les Latins nous
ont légués de leur dictateur, ni surtout à l'image qu'en
rêv.ent les physiologistes et les philosophes.
Les Césars sont naturellement à la modo, et l'on voit
encore à l'exposition un autre César, par M. Denécheau,
un César législateur sans doute, puisqu'il est assis, jam-
bes croisées. On ne conçoit guère César les jambes ou
les bras croisés, ce type remuant et révolutionnaire,
— à sa façon, — ce conquérant qui a sillonné l'Europe
alors connue, et brisé les moules de l'ancien monde,
croyant instituer l'unité d'un monde romain, qui s'est
trouvé devenir le monde catholique. César apparaît
plutôt marchant à la tête des légions, ou debout à la
tribune du Forum, ou couché sur le cubiculum dos
festins, parmi les Ganymèdcs et les courtisanes.
Avant sa statue de César, Clésinger avait fait aussi
un grand buste de César, en marbre, qu'on a pu voir
exposé chez M. Barbedienne, boulevard Montmartre. Un
chef-d'œuvre. Le héros fatidique y est superbement ex-
primé. Los traits ont une vitalité étrange ; la narine
T. Il- 9
-ocr page 149-146 salon de 1864.
palpite comme dans l'énergie do l'action, tandis que
l'œil profond est plein do pensées, car Clesinger a un
génie d'occasion, outre qu'il est un praticien extraor-
dinaire.
C'est le praticien qui paraît surtout dans son Combat
de taureaux. La proportion n'en est pas heureuse : quelque
chose comme lo quart do la grandeur naturelle. C'est
trop peu pour une destination monumentale, c'est trop
pour une place incertaine dans une collection d'objets
d'art. Mais quelle furie 1 Comme les jarrets sont tendus
et comme la peau se glisse sur les muscles contractés!
Un des combattants s'affaisse, percé jusqu'au fond du
poitrail par la corne aigùe do son adversaire. Ce groupe
ne ferait pas mal au péristyle du cirque des combats
de taureaux, à Madrid. Les Madrilènes aimeraient ça,
eux qui applaudissent avec frénésie quand le taureau,
vivement agacé, plonge sa corne dans le ventre d'un
pauvre cheval encapuchonné.
AprèsBaryo, après Clésingor, Carrier-Belleuse a con-
quis récemment une notoriété très-distinguée dans la
sculpture française. Ses bustes en terre cuite, si vivants,
ont d'abord étonné les artistes et le public. On l'attendait
à la vraie statuaire, aux figures nues, de grandeur natu-
relle, et au marbre, qui ne souffre pas l'à-peu-près.
Sans se gêner, l'année dernière, au sphinx éternel
poursuivant les artistes, Carrier-Belleuse a répondu vic-
lorieusement par une des plus charmantes statues do
l'école moderne, la Bacchante couronnant do pampres la
tête d'un Hermès. Il n'y a pas do talent plus souple et
plus facile. La terre prend tout de suite une forme vi-
vante sous ses doigts. Lo limon devient de la chair,
salon de 1864. 147
comme dans la Genèse. Les poitrines palpitent, la peau
se colore, les physionomies s'animent. Son Ondine, du
présent Salon, n'est pas une « fille de marbre », ainsi
qu'on a cruellement surnommé certaines nymphes du
Château des Fleurs. N'y touchez pas! elle vous échauf-
ferait la main, quoiqu'elle sorte de l'onde et qu'elle
joue parmi les roseaux d'un frais rivage.
Comme Clésinger, Carrier-Belleuse a aussi des « fi-
celles » pour attacher au marbre des tons fallacieux qui
l'avivent et le colorent prestigieusement. Comme Clo-
dion, dont les figurines de femme sont si appréciées
aujourd'hui, il affectionne la ligne courbe et ondoyante,
qui est par excellence la ligne féminine. La femme n'est-
elle pas un composé de globes, et le type de sa forme
n'est-il pas la rondeur? Il n'en est pas de même pour la
forme masculine, qui s'accuse énergiquement par des
angles et des méplals.
Lo chef-d'œuvre du Salon, en fait de bustes, c'est le
portrait d'une jeune fille, en marbre, par ce fécond Car-
rier-Belleuse, qui en fait bien d'autres. Quelle expres-
sion futée! les traits extrêmement fins, à la fois très-
fermes et très-mobiles. Un petit renard, qui a l'air
presque endormi, mais qui bondirait tout à l'heure. Je
souhaite aux académiciens do modeler avec une pareille
correction, et aux réalistes d'attraper plu§ adroitement
la nature. A l'auteur lui même je conseillerai de ne plus
employer certains moyens que la statuaire réprouve et
qu'elle renvoie légitimement à sa sœur la peinture :
pour donner de la profondeur au regard de son gentil
modèle, M. Carrier-Belleuse lui a creusé les yeux de
marbre avec une vrille. La pupillo ainsi facticement
SALON LE 4864.
ombrée par un trou, ça donne de la couleur par con-
traste. Mais puisque le globo de l'œil est convexe, la
sculpture doit le faire tel et procéder sans escamotage.
Si, à certaines époques et dans certaines écoles, elle a
risqué ces supercheries, l'exemple n'est pas bon à suivre.
La tête humaine est assez belle pour que l'art se con-
tente de la reproduire tout simplement comme elle est,
dans sa vérité plastique, avec un peu de poésie, de sen-
timent, de ce que nos amis les esthéticiens appellent
Y idéal.
Les œuvres de Clésinger et de Carrier-Belleuse offrent
déjà beaucoup d'intérêt, mais voici peut-être la sculpture
qui faisait le plus d'effet au Salon : une Lionne du Sa-
hara, en plâtre teinté couleur de pierre, par M. Gain,
élève do Bude. Assise sur le train de derrière, les jambes
de devant posées droit sur lo sol, comme deux colonnes
entre lesquelles jouent ses lionceaux, la lionne dresse le
cou et la tête, dans l'attitude des grands sphinx de
Thèbes ou de Carnac. Tournure d'une majesté superbe,
parce qu'elle est simple. La structure de l'animal est ac-
cusée par de lafges plans, dans la manière de Barye et
des antiques. Exécuté en granit, ou coulé en bronze, ce
serait très-beau à mettre dans un parc ou sur le perron
d'un château. M. Cain méritait bien la médaille que le
jury lui a votée à l'unanimité, je suppose.
Le plâtre du petit Saint Jean, de M. Paul Dubois, mé-
daillé l'année dernière, reparaît en bronze celle année.
Œuvre parfaite, d'uu caractère et d'une distinction
rares, et qui gagne encore à sa transmutation en métal.
Il est regrettable seulement qu'on ait laissé à ce bronze
un ton sourd, presque couleur de suie; une patine ver-
148
salon de 1864. 149
dâtre en accentuerait mieux les finesses. Je ne connais
pas la destination de ce petit prédicateur dans le désert,
mais il prêcherait bien au musée du Luxembourg, où la
bonne doctrine n'est guère affirmée par les statues ba-
nales que l'Académie avait le privilège d'imposer au
budget des arts. Les dessins que nous avons vantés dans
un précédent article, Adam et Eve, d'après la fresque de
Raphaël au Vatican, et la Madeleinç, d'après le tableau
d'André del Sarte au palais Borghèse, sont de ce même
M. Paul Dubois, qui a beaucoup étudié en Italie ; celui-
là, du moins, ne s'y est pas abîmé.
Le jury avait le droit de décerner deux médailles
d'honneur, une à la peinture et une à la sculpturo. Il
paraît qu'il n'a trouvé aucun peintre digne do cette fa-
veur exceptionnelle. Mais il a donné une de ses médailles
de 4,000 francs — à un mort, sans doute pour encou-
rager les artistes vivants — à mourir. L'idée est ba-
roque; il se pourrait que ce fût une simple combinai-
son financière pour dispenser la surintendance et le
ministère de la maison impériale de secourir la famille
do l'artiste défunt, s'il avait une'famille.
Le mort est un ancien grand prix do Rome en 1832,
médaillé do première classe de 1840, M. Jean- Louis
Brian, d'Avignon. Son œuvre est un Mercure, statue ina-
chevée, dont on a moulé un plâtre sur la terro qui dur-
cissait, se fendillait et menaçait ruine. Ce respect d'une
-création interrompue par la mort est très-louable, et la
statue elle-même, indiquée d'une main habile, large-
ment préparée dans les masses principales, a cet attrait
qu'ont en général les ébauches d'un maître. M. Brian
s'était formé dans l'atelier de David d'Angers, et il y avait
450 salon de 1864.
acquis une pratique savante. On admire, avec une cer-
taine émotion, ce dernier jet d'un talent qui n'était pas
sans valeur.
Un autre défunt, plus célèbre que M. Brian, Foya-
tier, l'auteur du Spartacus des Tuileries, revit également
à l'exposition, dans une de ses œuvres : Y Athlète A Ici-
damas sauvant une femme et un enfant pendant la ruine
d'Herculanum, groupe de grandeur naturelle, en bronze.
Ça ressemble uti peu, comme stylo, à une scène du Dé-
luge, do Girodet. L'athlète n'est qu'une étude acadé-
mique, d'ailleurs savamment constituée; mais la femme
qu'il tient par la taille et suspendue en l'air le torse ren-
versé est superbe, et la mince draperie qui se colle à
ses reins laisse transparaître des formes modelées jus-
qu'à la profondeur des os. Foyatier n'avait pas beau-
coup de génie, quoique son Spartacus ait été un des
grands succès de la statuaire contemporaine, presque
égal au succès de certaines œuvres de David d'Angers,
dont la famosité fut presque universelle ; mais il était
initié à do fortes méthodes, et si, en peinture, la fan-
taisie, l'esprit, l'éclat peuvent suffire parfois à improvi-
ser des images attrayantes, rien ne peut suppléer, en
sculpture, à une science acquise avec certitude. La sta-
tuaire est, par essence, un art positif, concret, compacte,
qui ne s'accommode point des procédés subreptices et
approximatifs.
Le sculpteur qui obtint, l'année dernière, une mé-
daille d'honneur pour une statue très-vulgaire, Satyre
portant le petit Bacchus, M. Perraud, premier grand prix
de Rome en 1847, n'a exposé qu'un buste en marbre,
portrait de M. Ambroise-Firmin Didot. Il n'y a guère de
salon de 1864. 151
plus mauvais buste dans tout le Salon. C'est petit, mes-
quin, contraire à toute qualité sculpturale et à tout sen-
timent de la nature. La critique, qui vantait au dernier
Salon Y Enfance de Bacchus et qui contribua par ses di-
thyrambes à lui faire décerner une médaille exception-
nelle, qu'a-t-elle dit, cette année, de l'auteur du busto
de M. Didot?
Un groupe très-remarqué, et très-spirituel, est celui
d'un petit faune jouant avec des oursons, par M. Fré-
miet, élève do Rude. Ce faunet, étendu à plat ventre,
agace avec des brindilles ses compagnons, gros comme
des chats, et dont les griffes ne sont pas encore redou-
tables. Tout était amusant, j'en conviens, dans la bonne
et vieille nature de la mythologie. Cet enfantillage entre
un gai petit garçon tout sauvage et ces gentils petits
ours donne envie d'aller, au fond des bois, dénicher des
lapins dans leurs terriers et des oiseaux dans les nids de
Rousseau, ou simplement, au bord de quelque torrent,
pêcher dos goujons. Tout Paris y est déjà, non pas peut-
être à jouer avec des oursons ou à pêcher à la ligne,
mais, du moins, à promener sous la feuillée ses crino-
lines rouges et ses vestes blanches. Et bientôt les ar-
tistes, en guêtres de cuir et chapeau de paille, vont suivre
tout Paris, puisque le Salon, dont on espérait la prolon-
gation jusqu'à la fin du mois, est décidément fermé.
C'était pourtant une petite fête qui, de temps en temps,
distrayait le public de la question danoise et des autres
embarras politiques et financiers. Allons donc nous dis-
traire dans les forêts, au bord de la mer, ou par quelque
voyage lointain. — Bon voyage, mes chers artistes 1 et rap-
portez-nous des chefs-d'œuvre. Il en manque. Il en faut.
salon de 1864. 610
M. Frémiet a aussi exposé le bronze de son Chef gau-
lois, petite statue équestre, d'après le plâtre du dernier
Salon, commandée par le ministère des beaux-arts.
Nous prendrons maintenant à la file tous les médaillés
de la sculpture, excepté M. Cain, qui se trouve hors
ligne.
M"'0 Léon Bertaux, déjà connue par quelques sculptu-
res religieuses et par le couronnement d'une fontaine
monumenlale pour la ville d'Amiens, qui eut un cer-
tain succès l'année dernière, a fait un Jeune Gaulois pri-
sonnier des Romains, statue en plâtre. Ce n'est pas très-
fort, mais il y a quelque caractère et du mouvement.
Approuvons le jury qui récompense, en une femme ar-
tiste, un talent consciencieux et un courage viril.
M. Borrcl pèro a été gratifié de la médaille de 400 francs
pour avoir ciselé celle de Napoléon II. Qu'en fera-
t-on ?
M. Cambos, élève de Jouffroy; très-juste récompense
pour une gracieuse statue de jeune fillo, sous ce titre
prétentieux : la Cigale. Elle aura chanté, — tout l'été,
— cette petite, sans songer à la bise qui est venue et qui
la surprend, — presque nue, soufflant dans ses doigts.
Sa chemise — impossible de dire « sa draperie » — est
bien jetée autour du corps et collée par la bise à ses
flancs juvéniles. Le mouvement ramassé de la figure
grelottante est très-juste et charmant, surtout à la voir
de profil.
M. Chatrousse, élève de M. Rude, avait au dernier
Salon une élégante figure de femme, symbolisant la Re-
naissance française, et destinée, je crois, à un monu-
ment public. Sa Madeleine pénitente, affaissée sur une
salon de 1864. 153
roche du désert, tient la croix entre ses bras croisés sur
la poitrine. La tête a une expression douloureuse et mys-
tique bien sentie.
Il y a de l'élan dans la statue en bronze de M. Fal-
guière, élève de Jouffroy : un Vainqueur au combat de
coqs. Il y a de la science et une belle pratique dans
YAbelde M. de Feugères des Forts, élève de Duseigneur.
Il y a une certaine énergie dans le Chasseur de M. Iguel,
élève de Rude. Nous regrettons de ne rencontrer que de
la banalité dans la statue d'un autre élève do Rude,
M. Franceschi, la Foi, modèle pour le monument d'une
famille polonaise, et dans lo groupe VInnocence et l'A-
mour, de M. Protheau, élève de M. Bonnassieux. Il est
plus difficile encore d'approuver les œuvres do M. So-
pers, de Liège, élève des académies do Liège, d'Anvers
et de Berlin : un Faune à la coquille; — de M. Sussmann
Hellborn, de Berlin : un Jeune Faune ivre ; — de M. Tru-
phème, élève de M. Bonnassieux : une Jeune Fille à la
source. Nous n'avons pas vu les ouvrages en cire qui
ont valu la médaille à M. Santa-Coloma, de Bordeaux.
Reste M. Iiippolyte Moulin.
Ce n'est pas parce que M. Moulin est né à Paris et
qu'il est élève de Barye, quo nous distinguerons au-
dessus des autres sa statue en bronze intitulée : une
Trouvaille à Pompéi. On remarque d'ailleurs que nous
aimons et protégeons assez les étrangers. Oui, nous avons
plaisir à introduire par la publicité ces hôtes de hasard,
qui nous apportent souvent des éléments neufs et l'indi-
cation de tendances autres que celles des artistes fran-
çais, presque exclusivement tournés vers la tradition la-
tine. Il est bon d'être cosmopolite, tout en conservant
T. II. 0.
154 salon de '1864.
une sévé nationale. En sculpture, malheureusement, les
écoles étrangères ne sont pas si fortes que les écoles de
peinture. Il y a d'excellents peintres en Belgique, en
Hollande, en Allemagne, en Angleterre, et qui rivalisent
avec les peintres français : on l'a bien vu à l'exposition
.universelle do Paris en 1855, à l'exhibition internatio-
nale de Londres en 1862, et tous les jours on le voit
dans les diverses expositions des capitales et même des
villes de province. Il n'en est pas ainsi des sculpteurs
étrangers. L'Europe n'a point d'artiste comme Barye,
comme Clésinger, sans parler des illustres morts, tels
que David d'Angers et autres.
Le bronze de M. Moulin représente un jeune garçon
, nu et debout, qui a trouvé je ne sais quel bibelot dans
les ruines de Pompéi, peut-être la médaille qu'on devait
décerner à son auteur. La figure, élégamment dessinée,
ferme et pleine, au lieu d'être molle et vide, comme tant
de statues vulgaires, a du mouvement, de la vivacité, do
la gaieté. Elle ferait bien pendant au jeune Vainqueur
de M. Falguière, avec lequel elle suscite une compa-
raison toute naturelle.
Ces qualités communes aux statues de MM. Moulin et
Falguière, on les constate aussi, même avec une science
plus accomplie, dans un bronze de M. Crauck, élève de
Pradier : la Victoire couronnant le drapeau français.
M. Crauck a obtenu le premier grand prix de Borne en
1851, ce qui ne semblait pas lui avoir porté bonheur
jusqu'ici. Il ne brille pas par l'invention; mais dans un
sujet romain, banal et stéréotypé, comme l'est la Vic-
toire, on s'en tire par une exécution correcte et ha-
bile.
SALON DE 4864.
Une Nymphe tourmentant un dauphin, c'est encore un
sujet décoratif, dont l'art de la renaissance italienne et
la statuaire française des trois derniers siècles ont laissé
des modèles de toute sorte. M. Félon, do Bordeaux, a
très-énergiquement cramponné sa nymphe sur le dos du
monstre marin, dont la gueule ouverte lancerait un beau
jet d'eau dans quelque fontaine.
M. Bartholdi, de Colmar, est plus ambitieux, et, comme
il convient à un élève d'Ary Scheffer, il cherche l'idéal,
autrement dit une idée littéraire et même philosophique.'
Prométhée n'est-ce pas un symbole éternel?'le symbole
de la lutte et du martyre. L'homme moderne, ainsi que
l'homme antique, n'aspire-t-il pas toujours à se redresser
sous le vautour fatal? Pour un rien, le Prométhée de
M. Bartholdi aurait pu avoir le succès du Sphinx d'e
M. Moreau.
Il ne lui a manqué que d'être remarqué par un prince
de la cour ou par un prince de la critique. Le vautour
de M. Bartholdi n'est pas moins neuf que le gentil petit
sphinx félin de M. Moreau. Ce vautour a deux têtes,
comme certains aigles héraldiques, sans doute pour sym-
boliser les deux puissances qui tourmentent l'homme.
L'une des têtes plonge son bec crochu dans les flancs du
Martyr moderne, tandis que l'autre tête inoccupée paraît
converser avec la victime qui se regimbe. Est-ce le bec
de la torture religieuse ou celui de la torture politique
qui fait relâche pour le moment? Chacun a son tour.
Pourquoi ne travaillent-ils pas tous deux ensemble ?
N'ont-ils pas été toujours solidaires et inséparables?
- Ces allégories, ou plutôt ces allusions, plaisent sans
doute aux esprits philosophiques qui demandent à l'art
155
156 salon de 1864.
de prêcher ou de soulever des idées. Il est désirable, en
effet, que l'art signifie quelque chose et qu'il corres-
ponde aux sentiments do l'humanité vivante. Mais alors
peut-être faudrait-il que les formes allégoriques se re-
nouvelassent comme la signification qu'elles prétendent
recéler. Pourquoi représenter le Martyr moderne sous la
forme du Prométhée antique? La véritable création ar-
tiste serait celle qui incarnerait dans une image nouvelle
la vie nouvelle.
L'imagination, c'est-à-dire la faculté de créer des
images, est très-rare. Eugène Delacroix en était doué. Un
sentiment, une idée, une impression, un fait, lui sau-
taient aux yeux sous une forme originale, qu'il cherchait
à réaliser. 11 y arrivait souvent, mais parfois l'image
qu'il avait vue demeurait ébauchée et incomplète, mal-
gré sa puissance prestigieuse comme peintre, je dirais
volontiers comme traducteur du poëte qui était en lui.
Un sculpteur qui a de l'imagination dans ce sens-là,
c'est Préault. Personne n'est plus inventif. Il a inventé
quantité de chefs-d'œuvre qu'il n'a jamais poussés jus-
qu'au bout, ou qu'il n'a même jamais commencés. Dans
le temps où l'on projetait un couronnement de l'arc do
l'Éloilo, il fit — en conversation, un aigle admirable dont
l'envergure abritait tout le monument. Une autre fois, il
commença, — en terre, un Charlemagne si gigantesque
que la tête du colosse perça le plafond de l'atelier et que
sa couronne impériale eût 'renversé les toits. Mais il a
fait aussi, — en réalité, pierre ou bronze, plusieurs beaux
ouvrages, par exemple, son Crucifié de Saint-Germain-
l'Auxerrois. Il n'avait au Salon que deux médaillons en
plâtre, exécutés à l'époque du romantisme, avec un sen-
salon de 1864. 157
timent très-vif et un doigt fiévreux. La génération ac-
tuelle, n'ayant plus ces emportements, ne paraît pas
trop comprendre et pas du tout approuver les tendances
et le style dont les artistes étaient alors affolés. Elle a
bien raison, mais elle a grand tort. Le romantisme n'a-
vait pas le sens commun, mais il avait le sens particulier,
la passion, la vie originale.
On se rappelle les petits groupes de M. Mène, qui
eurent du succès aux exhibitions précédentes, surtout
auprès des sportsmen et des Anglais, notamment le petit
groupe d'une chasse au renard. M. Mène a exposé, cette
année, un petit groupe en cire finement travaillé, et dont
le bronze se vendra bien en Angleterre : deux limiers au
poil rude et au museau effilé comme des chiens d'Ar-
dennes, tenus en laisse par un chasseur écossais. Nous
avons revu aussi son Vainqueur du Derby, en bronze.
Un autre cheval, en bronze, Walter-Scott, des écuries
impériales, portait la signature de M. Alfred Barye, fils
et élève du grand artiste.
Les bustes étaient fort nombreux. Les portraits de
prêtres et de militaires dominaient, comme dans les salles
de la peinture; puis, les compositeurs do musique; di-
verses illustrations de la science ou de la politique;
quelques femmes.
Le cardinal Morlot, l'archevêque Affre, l'évêque d'Al-
ger, le chanoine secrétaire de la grande aumônerie do
France, etc.; le maréchal Randon, par M. Cordier, dont
la Jeune Mulâtresse en bronze, émaux et onyx, n'a pas
fait autant d'effet que ses précédentes statues poly-
chromes, le général Reibel, le général Auger, etc.; Mo-
zart, Chérubini, Halévy, Auber, etc.; le baron Larrey,
j 58 salon de 1864.
Champollion, Augustin Thierry, M. Louis Veuillot, par
M. Etex, M. Rattazzi, le ministre quia fait blesserGari-
baldi, le docteur Nélaton, qui a' guéri la blessure,
M. Orillé de Tounens, le souverain découronné, etc.;
une très-belle Italienne, la Palombella, par M. Carpeaux,
une belle Parisienne, par M. Gilbert, une belle jeune
fille, par M. Barre, etc.
Cette série de bustes, instructive pour étudier les têtes
des personnages qui ont une action quelconque sur-le
monde contemporain, des types comme MM. Veuillot,
Morlot, Rattazzi et autres, n'a malheureusement aucun
intérêt au point de vue de l'art. Le seul buste hors ligne
reste celui do la jeune fille anonyme, sculpté par M. Car-
rier-Belleuse.
En sculpture, Clésinger et Carrier, la Lionne deM. Gain
et le Saint Jean de M. Paul Dubois ; en peinture, un suc-
cès factice, le Sphinx de M. Moreau; deux tableaux
étonnants deM. Meissonier; Rousseau, Corot et toute une
pléiade de paysagistes habiles; quantité d'œuvres plus
ou moins secondaires, mais accentuées par diverses qua-
lités; beaucoup de femmes nues, et point de beauté; de
l'adresse et parfois de l'esprit; peu d'intelligence et au-
cune moralité ; point de génie : tel est, à. peu près., le
résumé du Salon de 1864.
SALON DE 1865
-ocr page 163- -ocr page 164-J. — Peinture. — Le jury. — La médaille d'honneur et les simples
médailles, — M. Cabanel et ses critiques. — Le portrait de l'Em-
pereur et le portrait de Mme de Ganey. — Anarchie de la peinture
française, — Tendance des écoles du Nord. — Révolution et réno-
vation. — Les grands prix de Rome. — Groupes divers.— L'art
humain et l'art superstitieux. — Le salon carré. — Portrait de la
reine d'Espagne. — La marine de M. Gudi n. — M. Gérôme et les
ambassadeurs Siamois. — Procession de scarabées. — Les prodiges
de M. Desgoffe. — La Prière de M. Gérôme. — Prosternation et
prostitution. — La mule du pape. — Livres et images. — L'esthé-
tique de Proudhon. — L'art et la morale. — M. Matcjko. — Les
Artilleurs de M. Schreyer. — Les peintres de bataille. — Origi-
nalité du tableau de M. Schreyer. — Les tristes Vainqueurs de
M. Protais. — Enterrement de la guerre. — Délivrance d'Andro-
mède. — MM. Bin et Duveau. — L'Antiope de Corrége respire et
les philosophes de Rembrandt parlent. — Les fouilles de Pompeï.
— La peinture, c'est la vie. — M. Balze. — Peintures décoratives
par M. Puvis de Chavannes, etc., etc.
II. — La pléiade rustique. — Jules Breton. — Les Italiens, Poussin
et Watteau. — Les paysagistes romantiques. — Les paradis et les
. Arcadies. — Les travaux de la campagne. — Interprétation de la
réalité. — L'individu et le type. — Les esthéticiens de l'antiquité.
— Dégagement des êtres réels.—La Lecture.— MM. Guérard,
Bource, Mongodin. — Le Saint Sébastien de M. Ribot. — Vieilles
légendes. — Itembrandt et la Bible. — Géricault et Delacroix.
Pastiches d'idées et pastiches de formes. — Manet, peintre acadé-
mique. — Martyre et charité. — Un Saint Sébastien de Van Dyck.
SOMMAIRE.
Ombre et lumibre. — Ribera, Caravage et Valentin. — Les Tenn-
brosi. — Le clair-obscur. — Yelazquez et Rembrandt. — Uu mot
de Shakespeare, — Renvoi des Savoyards à la fontaine.— Peindre
en plein air. — Les Musiciens. — M. Yollon. — M. Bonvin. —
MM. de la Brély, Viry, Tissot. — Le printemps. — Pommiers en
fleurs. — M. Whistler et la Princesse du pays de la porcelaine. —
MM. Boucher, Doumenq, Julian, Amand Gautier. — Gustave Doré.
III. — L'auteur du Sphinx. — La rage de l'idéal. — Louis XIV
sur la porte Saint-Denis. — Jason et Médée. — La Diane de
M. Baudry. — La ligne serpentine. — M. Chaplin. — Le Château
de cartes et le Loto. — M. Vidal et sa magie. — M. Hébert. —
Perle noire. — M. Bouguereau, — M. Giacomotti. — L'Enlèvement
d'Amymone et VEnlèvement d'Europe. ~~ L'Hylas de M. Lenep-
veu, — M. Ranvier et VEnfance de Bacchus. — Daphnis et Cliloé,
par M. Amaury Duval.— La Communion des apOti'es et Vénus,
par M. Delaunay.—Decamps en Italie.— M. Timbal.— La peinture
difficile.— Eraste et la littérature facile. — M. Fromentin.—
M. G.-R. Boulanger. — M. Tasini. — Meissonier I et Meisso-
nier II. — M. Chavet. — M. Biaise Desgoffe. — M.Philippe
Rousseau. — MM. Monginot, Thurner, Edouard Muller, Tony
Faivre, Ilenner, Sellier, Feyen-Perrin, Chiftlard, Schlesinger,
Yan' Dargent, Ehrmann, Lambron, Andrieu, Fauré, Bellet du
Poisat, Antigna, Bonnat, Etex, Emile Lévy, Beyer, Aubert,
Manet, etc.
IV. — Les paysagistes. — MM. Eugène Isabev, Paul Iluet, Cabat,
Corot, Français, Charles Le Roux, François et Pierre Daubigny,
Emile Breton, Blin, Anastasi, Harpignies, Ilanoleau, Belly, Brest,
Berchere, de Tournemine, Rave, Berthon, Leleux, llédouin,
Jacque, Jeanron, CariMer, Grésy, Crapelet, Guillaume, Agilités,
Lansyer, Reynart, Michel (de Metz), Daliphard, Bureau, CheraiH
dier de Valdrôme, de la Rochenoire, Vie, van Marcke, Chabry,
Bavoux, Saint - François, Appian, Chintrouit, Léopold Des-
brosses, etc. — Les portraits, — MM. Roller, Merle, Pichon,
Fontaine, Bonnegràce, Brongniart, Fantin, Faure, Pérignon,
MM O'Connell. — MM. Robert Fleury, Gigoux. — La comtesse
Marie Relier. — M"10 Browne. — Et Courbet?
102
sommaire. 163
V. — Les étrangers. — Ubi veritas, ibi patria. — Quadruple al-
liance. — Ave llalia, bonsoir!, — La mort et la vie. — Le renou-
veau. — Influence de Paris sur les étrangers. — Bilan de l'école
française actuelle. — Anglais, Italiens, Espagnols. — MM. Vannu-
telli, Gisbert, Rico, Ferrandiz, Zo. — Les peintres russes. —
L'école belge. — Wierlz, Leys, Gallait, Madou, Alfred Stevens. —
M. Alma-Taderaa. — M. Alfred Verwée. — MUe Marie Collart. —
MM. Xavier et César de Gocli , de Schampheleer, Tscharner,
de Beughem, Boulenger, J. Goethals, Papeleu, Bohrn, van Mocr,
Smits, de Winne, de Jonghe, Baugniet, Bource, van llove, Louis
Dubois, Verlat, De la Charlerie, Robie. — Les Hollandais. — Roe-
lofs et ses Moulins. — Caractère du paysage hollandais. —
MM. de Ilaas, Kuytenbrouwer, Jongkind. — MM. Springer, Weis-
senbruch, Bisschop, MUo Slolk. — Les Allemands. — MM. André
et Oswald Ach-enbach, von Thoren, Ollo Weber, Schenck, Iîren-
del, llûbner, lleilbuth, Vautier, Anker, Decker (de Berlin), Schœl-
derer, Victor Muller, Friedrich Kaulbach. — Et Courbet?
VI. — La sculpture. — Vercingétorix. — Le monument fait par
Préault. — MM. Rocliet, Leveel, Oliva, Crauck, Leenboff. — Le
Chanteur florentin et M. Paul Dubois. — L'Aristophane de
M. F.-C. Moreau. — il/11® Mars, par M. Thomas. — MM. Salmson,
Mathurin Moreau, Alfred Jacquemart, Chapu, Capellaro. — La sta-
tuaire et la vie moderne. — L'autel du travail. — L'agriculture et
l'industrie. — Mars et Vénus. — Les bustes. — MM. Adam-Salo-
mon, Dantan jeune, chevalier Destreez, Lescorné, Elex, Carrier-
Relieuse, Barre, Fulconis, Cheniliion, Devers, Cordier, Claude
Vignon, Emile Hébert, Marcello, Du Seigneur, Chatrousse, Préault,
Alfred Barye, Mène, Cain, Isidore Bonheur. — Les dessins. —
Mme de Rothschild, MM. Paul Flandrin, Appian, Hanoteau, Paul
Dubois, Bida, Tollet, Doussault, de NVismes, Steinle, Michel Bou-
quet le faïencier, Popelin l'émailleur. — La gravure et l'eau-
forte. — Quelques omissions : MM. Toulmouclie, Compte-Calix,
• Jundt, Brion, Servin, etc., etc. — Le portrait de Proudhon, par
Courbet.
I
En France, tout se fait par l'autorité, qui se multiplie
dans des pluriels innombrables : les autorités. Il y a des
autorités constituées pour gouverner tout, ensemble
et détail, et qui se lient, se relient, par d'ingénieux
mécanismes, en remontant jusqu'à l'autorité au sin-
gulier.
Une des autorités de l'art, le jury constitué sous la pré-
sidence de M. le surintendant, a décerné des récom-
penses avant d'ouvrir les portes de l'exposition! C'est
vraiment admirable et très-hardi de juger ainsi, à pre-
mière vue, 3,500 œuvres d'art sans consulter les im-
pressions du public, de la critique, des amateurs et des
artistes eux-mêmes. Il est entendu que ça ne nous re-
garde pas. A qui appartient naturellement la «médaille
d'honneur? » A celui qui a peint le portrait du sou-
verain. Le jury a donc attribué la suprême récom-
pense à son vice-président, M. Cabanel. Qu'importe
que celte grande médaille de 4,000 francs, presque
effacée au premier contact avec le public, semble déjà
fruste?
166 salon de 1865.
Pour les simples médailles de 400 francs, il y avait
aussi des noms patronnés, ce que les libéraux appellent
méchamment en politique des candidat m'es officielles;
une princesse impériale, des peintres de boudoir et des
peintres de bataille, des prix de Rome; auxquels, pour
ne pas offusquer absolument l'opinion publique, il a
fallu ajouter quelques talents qui se recommandent tout
seuls. Dans la sculpture, par exemple, était-il possible
de no pas donner la grande médaille à l'auteur du Jeune
Chanteur florentin?
L'attribution d'une médaille à madame la princesse
impériale a provoqué, malgré le règlement, la création
d'une quarante et unième médaille. Cette quarante et
unième médaille du Salon de peinture fait penser, mais à
l'inverse, au quarante et unième fauteuil de l'Académie,
occupé par les fantômes de Molière et do tant d'écrivains
illustres jusqu'à Lamennais et Béranger.
Les mentions de médailles, affichées sous les tableaux
récompensés, sont un guide officiel pour le public et
pour la critique. Nous voilà renseignés sur les quarante-
deux tableaux qui priment au Salon. Chose étonnante,
néanmoins! la critique autorisée (le mot a été inventé
pour désigner les interprètes plus ou moins directs de
l'autorité) se permet de discuter les verdicts du jury 1
Cela donne un air d'indépendance, bien qu'on soit af-
filié à la haute compagnie chargée de la tutelle des arts,
et cela semble prouver la liberté de la presse en fait
d'art, liberté déjà surabondamment prouvée en poli-
tique par certains journaux qui sont censés faire de l'op-
position.
Oui, c'est étonnant que le portrait auquel est atta-
-ocr page 170-salon de 1805. 107
chée la médaille d'honneur soit critiqué par des écri-
vains qui témoignent volontiers de leur sympathie pour
le peintre et pour le modèle. Je no lis pas los articles
sur Je Salon, mais je les fais lire par un jeune élève do
l'Ecole des beaux-arts :
— Eh bien, qu'écrivent-ils de M. Cabanel, de M. Gé-
rôme et des autres favoris?
— Cabanel? Il est abîmé : « Le portrait de l'Empe-
reur manque à la fois de pensée, de grandeur et d'arti-
fice... »
— Rien que ça!
— Dans un autre article, on lit : « M. Cabanel est
admirablement choisi pour rapprocher, lier et conglu-
tiner les coteries. Son talent agréable et muqueux ne
peut effaroucher aucune école. Le jaune d'œuf, qui fait
les liaisons, si j'en crois la Cuisinière bourgeoise, abonde
dans les portraits et les tableaux do cet artiste. On y sa-
voure encore un jus do groseille rafraîchissant et quelque
peu détersif,.. La tête est d'une ressemblance incontes-
table, mais amollie, et pour ainsi dire énervée... L'ha-
bit noir est tout neuf... M. Cabanel a l'air de vouloir
rivaliser avec les gravures de mode... Quant aux acces-
soires du portrait, ils exécutent une cacophonie terrible
avec cet habit neuf et ce gilet beurré,.. La couronne, le
sceptre et le manteau impérial... On se demande à quoi
ressemblerait le malheureux habit noir, si l'Empereur
prenait lo sceptre en main et se coiffait de la cou-
ronne, etc. »
Ce dernier trait est cruel et montre bien le caractère
grotesque du portrait. Après cette critique, extraite du
Petit Journal, je suis content de n'avoir plus à parler
■168 salon de 1865.
moi-même du peintre, du personnage et de la médaille
d'honneur.
Une seule observation : cet art détestable, qui fournit
des tableaux à la cour, à l'Etat, aux musées, aux monu-
ments, aux palais et aux châteaux, coûte très-cher aux
Français : car les dignitaires, les fonctionnaires, et géné-
ralement les personnages de haute volée, de haut luxe,
de haute dépense, sont salariés par le budget. Qui paye
ces portraits officiels? qui paye les Amba&saclcurs siamois,
de M. Gérôme? qui a payé le Sphinx de M. Moreau,
l'année dernière? qui paye, celle année, les Cinq Sens,
de M. Henri Schlesinger? qui paye toutes les acquisi-
tions de la Maison de l'Empereur et du ministère des
beaux-arts, du domaine de la couronne, des princes, des
différents ministères, de la préfecture de la Seine,etc.,etc.?
et qui paye encore toute l'administration dite des beaux-
arts, depuis le ministre et le surintendant jusqu'aux der-
niers commis? La question financière se rattache ainsi à
la question posée dans une brochure de Louis Viardot :
Comment faut-il encourager les arts? A quoi l'on devrait
peut-être répondre : Laissez-les faire librement.
M. Cabanel a exposé un second portrait : Mme la vi-
comtesse de Ganey. Debout, tournée vers la gauche, et
vue jusqu'à mi-jambes. Les bras nus descendent le long
de la robe et les mains se rejoignent en avant. La chute
du cou et des épaules, l'allongement des bras-et des
mains, sont d'un dessin impossible et contre nature. La
robe, très-décolletée, en velours violet, heurte désharmo-
nieusement un fond de tenture jaunâtre. Mais la tête,
retournée de face, est très-fine de physionomie : la na-
rine est mobile, la bouche bien dessinée; les demi-
salon de 18G5. 109
teintes qui modèlent le visage sont délicates. Si l'on
encadrait seulement la tête dans un médaillon ovale, ce
serait très-distingué. On s'arrête devant ce portrait
comme devant le portrait de l'Empereur, mais peut-être
cependant, malgré sa médaille d'honneur, M. Cabanel
n'aura-t-il point à se féliciter du Salon de 1865.
L'exposition tout entière n'est guère plus entraînante
pour les critiques que ces deux portraits classés hors
ligne par le jury. A la première visite, nous avions été
pris de découragement. On venait justement d'admirer
les chefs-d'œuvre des galeries Pourtalès et van Brienen.
La peinture ancienne fait grand tort à la peinture mo-
derne. Nous n'avons plus do Rembrandt ni de Frans
Hais pour le portrait. Les paysagistes sont assez forts,
mais ils n'égalent pas Ruisdael. Quelques peintres de
genre ont du talent, mais ils sont loin do Terburg et de
Metsu, de Jean Steen et de Pieter de Ilooch. Après avoir
étudié toute l'exposition, nous y avons cependant trouvé
un certain nombre de tableaux intéressants à divers
titres.
L'école française actuelle n'a plus aucune cohésion.
On ne saurait y signaler des tendances communes, ni
même y distinguer des groupements sympathiques. Il
n'y a plus de partis en peinture. Après avoir bataillé
vainement, presque un demi-siècle, sur une division ar-
bitraire, le dessin et la couleur, on a bien essayé récem-
ment d'inventer une autre division absurde, l'idéalisme
et le réalisme. Mais l'idéal et le réel sont aussi insépa-
rables que la couleur et le dessin. Il est seulement vrai
de dire que les peintres en général semblent so rappro-
cher de la nature, que les sujets mystiques et les sym«
T. II, 10
170 salon de i 8G5.
boles des vieilles superstitions sont de plus en plus aban-
donnés, que l'art se tourne plus volontiers vers la
représentation des choses humaines, actuelles et mémo
familières.
Le contact avec les peuples du Nord est sans doute
une des causes de cette conversion assez imprévue dans
un pays comme la France, qui, presque toujours, se fit
gloire de suivre l'Italie et los traditions méridionales. Il
n'y a plus guère de peintures dites religieuses, ni de my-
thologiades, bien que ces curiosités archaïques soient
emphatiquement accueillies parla critique autorisée —
à encourager Vidéal des civilisations mortes. Peut-être
que, maintenant, la lumière ne vient plus du Midi. Oh !
la triste école que l'école italienne au dix-neuvième
siècle! Et que sont devenus en Espagne les descendants
de Velazquez?
Quel scandale, pourtant, si l'école française, reniant
les dieux et abjurant l'idéal romain, risquait d'être con-
fondue désormais avec les écoles de la Hollande et de
la Belgique, de l'Allemagne et de l'Angleterre !
Est-ce que, après une métamorphose de forme qu'on
a appelée le romantisme, il se préparerait en France —
et en Europe — une métamorphose dans l'idée même
qui inspire los arts?
Peut-être.
Mais la France, si elle a l'instinct révolutionnaire, n'a
pas beaucoup l'instinct rénovateur, et ses institutions la
préservent d'ailleurs contre l'avenir. A Borne, où elle
sauvegarde la papauté, spirituelle et temporelle, elle
entretient aussi un clergé artistique, véritable sacerdoce
de l'orthodoxie. Les grands prix, missi dominici, revenus
SALON 1)E 4865.
de Home, perpétuent dans les-expositions la double tra-
dition sacrée de la Fable et de la Bible, qui, à elles deux,
sont censées résumer la science et la poésie humaines.
Quels sont les principaux sujets exposés en 1865 par
les grands prix de Rome ? Diane, par M. Baudry; Par-
thénope, par M. Biennoury; Sapho, par M. Chifflard; la
Communion des apôtres et Vénus, par M. Delaunay (coup
double, qui a failli lui gagner la médaille d'honneur) ;
l'Enlèvement d"1 Amymone, par M. Giacomotti (médaillé);
la Chaste Suzanne, par M. Henner (médaillé); Ilylas,
par M. Lenepveu ; Diane, par M. Levy (médaillé) ; le
Christ expirant, par M. Schopin ; la Mort de Léandre,
par M. Sellier (médaillé), etc. Voilà sans doute une digue
préservatrice contre l'inondation des sujets tout simples
empruntés à la vie moderne.
Cette petite coterie pseudo-romaine est encore la plus
puissante auprès de l'administration et dans les jour-
naux. Elle n'est d'ailleurs « conglutinée, » comme dirait
le critique do M. Cabanel, que par sa propension vers
les sujets mystagogiques, de même que le petit groupe
do réalistes prétendus, contrastant avec ces prétendus
idéalistes d'un vieux monde, n'est relié que par son af-
fectation d'un naturalisme peu choisi. Ce sont là les
deux extrêmes de l'école actuelle, entre lesquels on
pourrait encore signaler un petit groupe de peintres sin-
cères et campagnards, M. Breton, par exemple; un petit
groupe do vrais peintres, enveloppant leur originalité
dans le souvenir do quelque grand maître, par exemple,
M. Ribot ; un petit groupe do peintres pittoresques et
spirituels, comme M. Fromentin; un petit groupe de
gracieux contrefacteurs de l'école Pompadour, comme
171
m salon de 1865.
M. Chaplin ; un petit groupe de peintres de moeurs bour-
geoises, comme M. Toulmouche; un petit groupe ana-
logue aux préraphaélites anglais, comme M. Tissot; un
petit groupe continuant M. Ingres; un autre, Paul Dela-
laroche ; un autre, Eugène Delacroix; un autre, Meis-
sonier, etc. Mais, vraiment, au milieu de cette anarchie
d'où se dégagera peut-être une inspiration salutaire,
dans le sens de ce quo nous aimons à appeler « l'art
humain », en opposition à l'art superstitieux et mys-
tique, toute analyse et toute synthèse de l'art français
sont également impossibles.
Allons donc au travers de cette déroute universelle,
avec la naïveté d'un enfant bien éveillé ou d'un curieux
égaré dans des ruines, mais qui aurait le pressentiment
d'un monde nouveau. Car la vie est immortelle. Omnia
mutantur, nil interit.
Le salon carré est toujours l'arche officielle où sont
sauvées du déluge de l'exposition toutes les espèces,
pour que la r.ace ne s'en perde point. En face du portrait
do l'Empereur des Français est le portrait de la reine
d'Espagne, figure entière, de grandeur naturelle, assise
sur le trône, par M. Marzocchi deBelucci, né à Florence.
L'Espagne ne peut manquer d'être bien gouvernée par
une Majesté si apparemment majestueuse.
Le lambris entre les deux portes d'entrée est occupé
par uno immense toile do M. Gudin : VArrivée de l'Em-
pereur à Gênes. On s'accorde à trouver cette peinture
trop décorative. Tous les tons do la palette y petillent
comme les .fusées multicolores d'un feu d'artifice. Payé
par les citoyens français, au paragraphe du budget in-
titulé : Maison de l'Empereur. Combien? 50,000 francs.
SALON DE 4865.
En face de cette marine impériale, au milieu du lam-
bris le plus vaste, est le tableau de M. Gérôme : Récep-
tion des ambassadeurs siamois au palais de Fontainebleau.
Môme paragraphe du budget. Quel prix? 50,000 francs?
Espérons que ce tableau passera à la postérité. C'est cu-
rieux comme les plus curieuses pages des Mémoires du
duc de Saint-Simon. Le monarque représentant la France
de 1864, assisté de sa famille, de ses courtisans et digni-
taires, abaisse un regard terne sur une file d'étrangers
couchés à plat ventre, qui serpentent vers le trône,
comme les tronçons d'un reptile caparaçonné — capa-
raçonné — d'étoffes luisantes. Glorieuse cérémonie pour
l'humanité, proclamée solidaire par des utopistes et des
philosophes. La cour de Fontainebleau regarde cela sé-
rieusement, comme si elle était la cour de Siam et
comme si nos mœurs politiques ne s'éloignaient pas trop
des mœurs de l'extrême Orient.
La composition d'une telle scène n'était pas facile. Il
semble qu'il eût fallu élever au centre de la toile le trône
et tout le cortège impérial, en pleine lumière, à la façon
des artistes du moyen âge peignant la Trinité radieuse,
entourée d'anges et de saints; puis, dans l'ombre du plan
inférieur, la procession des malheureux qui se traînent
aux pieds d'une puissance suprême. M. Gérôme a pris
son sujet de biais, redoutant peut-être les difficultés du
clair-obscur, s'il eût étagé en perspective son enfilade
de prosternés. Il les a donc aplatis de profil, à la queue
leu-leu, rampant de gauche à droite, sur un même plan,
vers le trône dressé à l'angle de la toile. Toutes les
dames eu blanc, debout derrière l'Impératrice, font ainsi,
au coin du tableau, une trouée lumineuse qui contrarie
173
T. II. <o.
/
-ocr page 177-174 salon de i 8G5.
l'effet général. Dans une composition bien agencée, c'est
le milieu qui doit attirer le regard par le rayonnement
de la lumière et la combinaison des lignes. M. Gérômo
connaît ces règles classiques et naturelles ; mais il a ses
raisons pour ne pas les suivre.
Son talent, qui d'abord cherchait la distinction du
style, a vite échoué sur un petit écueil de coquillage et
de pierreries fausses. M. Gérôme semblo avoir l'œil d'un
joaillier plutôt que l'œil d'un peintre. Avec quelle minutie
amoureuse il a ciselé les montures de ses scarabées sia-
mois, leurs pattes, antennes et autres appendices! Leurs
robes de soie, de filigranes d'or et d'argent, brillent et
miroitent sur leur dos horizontal. Il yen a de vert éme-
raude, de bleu azur, de jaune oranger, de toutes cou-
leurs avec tous reflets. On dirait une rangée d'insectes
piqués sur une carte d'entomologiste. C'est prodigieux!
Les prodiges de M. Biaise Desgoffe, dans la reproduction
de la nature minérale, sont égalés dans ces images mi-
rifiques d'une humanité horizontale, contre laquelle je
serais heureux, si je savais le latin, de citer les beaux
vers antiques sur la structure verticale qui permet à
l'homme de contempler le ciel.
Dans cette partie entomologiste (je garde le mot) de
sa peinture, M. Gérôme, qui défie M. Biaise Desgoffe,
surpasse certainement Denner et Willem Mieris, les il-
lustres modèles de la plus exécrable enluminure dont
l'histoire de l'art ait conservé le souvenir.
Pour ce qui est des personnages de la cour française,
ils ressemblent aux figures de la galerie do MraC Tussaud
à Londres, telles qu'on les verrait, de l'entrée de la salle,
avec une lunette concave, rapetissant les mannequins à
salon de 1865. 175
visage de cire. Ces formes vides n'ont aucune existence,
ni par le modelé, ni parle dessin. On s'étonne que ceux
qui ont l'air de se tenir debout ne s'affaissent pas, comme
les grenouilles de Siam, aux pieds des Majestés mal as-
sises et qui, sans l'embrassement de leurs fauteuils, ren-
draient aux nobles ambassadeurs la révérence orientale.
Les bras de l'Impératrice et ses mains sont bien plus
impossibles encore quo les bras du portrait de la char-
mante femme peinte par M. Cabanel.
Le second tableau exposé par M. Gérôme et intitulé
la Prière représente des musulmans qui font leur dévo-
tion matinale. U y a là aussi des personnages atterrés par
la superstition, dans toutes les attitudes honteuses, les
uns acculés, les autres pliés en arc, jusqu'à frapper le
sol de leur front.
Toujours la prosternation, ou la prostitution, — c'est
le même mot, ainsi que l'indique l'étymologie. Prostitu-
tion politique, religieuse et morale. Au Salon de 1861,
c'était la prostitution de la beauté : Phryné laissant tom-
ber ses voiles devant un aréopage de vieux satyres ; et la
prostitution de la philosophie: Socrate présidant aux vo-
luptés d'Alcibiade et d'Aspasie étendus sur un cubicu-
lum. Au Salon de 1863, c'était la prostitution do la
femme en général; une Aimée, agitant son ventre nu au
milieu do soldats ivres : la Danse du ventre, ainsi que le
public a nommé cette œuvre obscène.
Pourquoi affectionner tout particulièrement ces images
d'abjection et de servitude? Pourquoi dégrader l'homme
et la femme dans leur caractère individuel et social?
Pourquoi blesser sans cesse et de tous côtés la raison, la
conscience, la morale, l'histoire, la poésie, la nature,
176 salon de i 8G5.
Ions les sentiments esthétiques du vrai, du juste et du
beau?
Il y aurait maintenant un fameux sujet à choisir par
M. Gérôme : l'ambassadeur de quelque nation catho-
lique, — comme est, par exemple, la France, — baisant
la mule du pape.
Ce n'est pas nous qui exigeons de l'art une prédication
directe. Mais peut-être cependant que les hommes et
les sociétés se forment sous la vive influence des arts et
des lettres.
Les images et les livres ont été, de tout temps et en
tout pays, les éléments essentiels de l'éducation. Pour
la littérature, c'est indiscutable, puisqu'elle est l'instru-
ment traductif et transmissif de l'esprit humain lui-
même. Mais, pareillement, les arts plastiques écrivent
aussi tout ce que l'humanité conçoit, réalise ou désire.
Le passé est dans les monuments de pierre comme dans
les livres de papier. Pensée écrite, image peinte, sont
les deux volets qui s'ouvrent sur le tableau de l'histoire.
Le présent dépose son empreinte en deux couches juxta-
posées : des mots et des formes. Et l'avenir, est-ce qu'il
n'a pas pour devancière l'imagination poétique des lit-
térateurs et des artistes?
Dans une brochure qui va paraître et dont nous par-
lerons à propos de Courbet, Proudhon donne cette for-
mule esthétique : «L'art est une représentation idéaliste
de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionne-
ment physique et moral de notre espèce. »
Est-ce cela? Presque. Pas tout à fait. La définition,
trop impérative, abîme l'artiste dans le moraliste. C'est
le moraliste qui doit avoir en vue le perfectionnement.
salon de 1865. 177
L'artiste a en vue la beauté, et il se propose de la faire
voir aux autres, ce qui est son moyen de produire, par
similitude, le vrai et le juste. La morale, la science,
l'art n'ont point le même objet, mais ils doivent arriver
au même résultat, le perfectionnement physique et mo-
ral de notre espèce, c'est vrai, et même au perfectionne-
ment de la vie universelle, dont l'humanité est un or-
gane.passager.
Il est malheureux que Proudhon ne soit plus là pour
juger si le tableau de M. Gérôme peut servir au perfec-
tionnement physique et moral de l'espèce humaine, et
si le os homini sublime dédit ne fut point une erreur du
bon Dieu.
Aux deux côtés du portrait de l'Empereur, par M. Ca-
banel, sont les grands tableaux médaillés de MM. Matejko
et Schreyer.
M. Matejko a représenté le prêtre Skarga prêchant de-
vant la Diète de Cracovie, assemblée vers 1592, dans la
cathédrale de Cracovie, en présence de Sigismond III,
roi de Pologne, et d'autres nobles personnages. Les
figures très-nombreuses, presque de grandeur naturelle,
au premier plan, s'échelonnent, faute de perspective,
suivant des proportions mal calculées. La couleur géné-
rale est dominée par un ton violâtre assez déplaisant.
Mais il y a des têtes et des morceaux étudiés avec con-
science. Bien qu'il s'intitule « élève de l'Ecole des beaux-
arts de Cracovie », M. Matejko semble avoir combiné
la manière de Paul Delaroche et celle de M. Gallait.
C'est un succès que d'obtenir une médaille à ce concours
du Salon parisien !
M. Schreyer est aussi un étranger, un Allemand de
-ocr page 181-478 salon de i 8G5.
Francfort, mais déjà presque naturalisé Français par
la médaille qu'il obtint à l'exposition de l'année der-
nière, et je crois qu'il demeure maintenant à Paris.
L'Empire manque de peintres de bataille et il n'a pas eu
de chance avec les tristes machines de M. Yvon. Meisso-
nier, oui, voilà un peintre de bataille! Mais des héros
gros comme des fourmis, ce n'est guère homérique.
Pourquoi le peintre de Solférino ne hasarde-t-il pas un
pendant à la Bataille d'Eylau par Gros? Combien coûte-
rait donc un Meissonier de huit à dix mètres, au prix
qu'en vaut le centimètre carré?
Le tableau de M. Schreyer n'est qu'un épisode de la
bataille de Traklir en Crimée, dans la guerre de 1855 :
Charge de l'artillerie de la garde impériale, et même
qu'un épisode de cette charge périlleuse. Va lancer la
foudre dans les rangs do l'armée russe! tu périras par
la foudre 1 La mitraille russe arrête l'élan d'un attelage
d'artillerie au galop ; un des chevaux et son cavalier
tombent; les autres chevaux se cabrent, frémissent et
bondissent; les autres cavaliers s'agitent avec frénésie.
C'est très-beau, j'entends comme peinture; c'est d'un
mouvement et d'une énergie excessifs, mais justes et très-
impressionnants.
Il faut ajouter que cette grande et savante peinture
n'est pas une commande, mais une invention indépen-
dante.
Le peintre officiel de batailles a des préoccupations
stratégiques, des ménagements et des prévenances pour
les ordonnateurs de ces tueries qui, d'ordinaire, ressem-
blent à des abattoirs avec un tas de veaux sacrifiés et un
boucher flamboyant dans sa gloire. Tous les tableaux de
salon de 1865. 179
bataille peints depuis le commencement du siècle ont
l'air de sacrifices humains, où les victimes périssent fata-
lement et presque sans se défendre. Ils donnent bien
l'idée de la discipline et de l'autorité, puisqu'on est em-
porté do force dans ces bagarres, par conscription mé-
thodique et périodique. On ne s'y bat pas pour son
compte et nominativement. On meurt en bloc, et sous
le numéro do sa brigade. Les journaux disent : tel corps
a perdu tant d'hommes, mais les vides ont été comblés.
Encore le premier plan des batailles officielles est-il,
d'habitude, réservé aux cadavres de chevaux, parce que
les chevaux sont plus précieux et plus rares que les
hommes. «Quel désastre que notre perle d'un millier de
chevaux I » s'écriait Napoléon le Grand, après une ba-
taille où il avait fait tuer une dizaine de mille hommes.
Cette simple phrase, extraite des correspondances pu-
bliées par un comité impérial, explique les batailles
modernes. La guerre pourrait être représentée par un
échiquier, avec une main qui joue les pions. La vaillance
et la rage individuelle n'y sont de rien. On tire en rang
et à commandement, par impulsion mécanique.
Mais cependant, lorsqu'on est là, sans savoir pour-
quoi, et qu'une pluie de feu et de fer vous entre dans la
peau et vous irrite les nerfs, il y a l'homme sous le mi-
litaire automatisé. M. Schreyer a exprimé cette réaction
instinctive, celte violence de la personnalité humaine
pour se tirer d'une passe néfaste. Quand on voit abattre
les régiments de M. Yvon, comme des champs de blé par
le moissonneur, ça fait exécrer les dictateurs de ces
meurtres. Quand on voit les quelques galants artilleurs
de M. Schreyer cernés par la mitraille, ça donnerait
180 salon de i 8G5.
envie d'entrer dans le feu et de s'en débrouiller avec eux,
pour la plus grande gloire — de la liberté humaine.
Là est le côté dramatique et original de la composi-
tion de M. Schreyer. Elle fait songer aux récits terribles
et naïfs des romans d'Erkmann-Châtrian. Comme
peintre, M. Schreyer a la fougue de ses artilleurs. Les
hommes et les animaux remuent; la poussière et la fu-
mée, la lumière et les nuages dans le ciel, tout combat.
Les chevaux, lestement dessinés dans des élans excep-
tionnels, rappellent ceux de Géricault. La touche est
large et brusque, la couleur un peu chargée, mais sans
perdre l'harmonie daus sa forte tonalité. Mettons à part
cette peinture de M. Schreyer comme une des meilleures
du Salon.
Un autre tableau soldatesque, également honoré de la
médaille et d'une place au Salon carré, les Vainqueurs,
par M. Protais, tourne au pamphlet contre la guerre.
Vainqueurs de. qui, pour quoi, et pour qui? pour le roi
de Prusse ou pour l'archiduc Maximilien? Qu'ils sont pi-
teux ces pauvres vainqueurs, tout couverts de sang et
de boue, les membres disloqués, l'air à la fois mélanco-
lique et farouche! Il fait nuit, et, après une fameuse
journée, ils reviennent du champ do bataille où ils ont
laissé les cadavres de leurs compagnons et amis. C'est
donc bien triste la victoire! Aussi triste quola Retraite de
Russie, peinte, l'année dernière, par Meissonier. A force
de victoires et do défaites, de conquêtes ou de désastres,
de meurtres, d'incendies et de rapines, nous sommes
suffisamment couverts de gloire. La gloire n'est plus
qu'une banalité commune à tous, puisqu'il y a la gloire
d'Austerlitz, la gloire de Yittoria, la gloire de Moscou,
salon de 1865. 181
la gloire de Waterloo, Ne plantons plus de lauriers pour
en cueillir des branches : le laurier ne donne pas dé-
truits. Plantons la vigne et le blé, pour faire la Cèno
avec le pain et le vin ; plantons le chêne robuste, plutôt
encore que l'olivier flexible. Plantons-nous surtout, au
fond du cœur, l'amour de la justice et de la liberté 1
Bon! voilà que M. Protais a aussi exposé un Enterre-
ment en Crimée ; deux pauvres bêcheurs de la terre, dé-
guisés en soldats, et qui viennent de creuser un trou,
pour y cacher un ou plusieurs de leurs camarades. Ah
çà, mais! c'est l'enterrement do la guerre! Les Vain-
queurs mélancoliques appartiennent à M. le comte W. de
La Valette : serait-ce le ministre do l'intérieur, qui de-
mande la paix? On no dit pas, dans le livret, que l'En-
terrement ait été acheté par le ministre de la guerre.
Quelle image séditieuse! Ça n'encourage pas les conscrits
à brailler des chansons dans les rues, avec leurs numé-
ros de victimes attachés à la casquette, enrubannés et
enguirlandés.
Du dieu Mars passant à la mythologie, nous ne nous
égarons point; deux des grands tableaux du salon carré
représentent la Délivrance d'Andromède-, on les a mis en
pendant sur le lambris où trône la reine d'Espagne.
L'une do ces Andromède est par M. Bin, qui avait exposé
une Atalante au dernier Salon; l'autre est par M. Du-
veau, élève de M. Léon Cogniet, et médaillé en 1864
pour une Messe en mer. M. Bin est également élèvo de
M. Léon Cogniet, et il vient également do recevoir la
médaille, cette année.
Andromède, une femme nue, enchaînée à un rocher,
c'est toujours curieux^ et, instinctivement, les visiteurs
T. II. Il
-ocr page 185-182 salon de i 8G5.
du Salon comparent ces deux tableaux dramatisant le
môme sujet, presque dans les mêmes proportions, mais
avec des qualités et des défauts très-différents.
La composition de M. Duveau est conforme aux règles :
un groupe central se découpe en pyramide sur un fond
de mer. Seulement les lignes y sont confuses, et l'An-
dromède est d'un dessin trop court, sans élégance.-
OEuvre estimable et même savante, mais médiocre.
L'originalité, la flamme n'y sont point.
M. Bin a une personnalité plus accusée, que nous
avions déjà fait remarquer au dernier Salon, dans lo
dessin correct et volontaire de l'Atalante. Son idée, une
idée de'sculpteur, est de structurer des figures fermes
comme acier, avec une fixité indélébile. Il presse la
forme dans un contour strict, qui emprisonne un mo-
delé sec. Et, chose singulière 1 c'est le mouvement même
qu'il tente de figer, au moment où il le saisit dans son
paroxysme extrême. Ainsi pour Atalante et Hippomèno,
arrêtés court dans leur élan au milieu du cirque; ainsi
pour Andromède, effarée devant le monstre marin, et
pour Persée, qui tombe du ciel la tête en bas. Vous sa-
vez, dans les fouilles dePompéi, on retrouve des figures
pétrifiées, momifiées, cendrifiées ou torréfiées, subite-
ment, avec l'attitude violente de la terreur et de la fuite.
M. Bin ambitionne de réaliser dos prodiges analogues.
Mais peut-être que les conditions de la peinture no s'y
prêtent pas. La sculpture et la gravure peuvent, jusqu'à
un certain point, immobiliser des images. La peinture
est plus souple, plus malléable, plus flottante, plus vi-
vante. L'Antiope du Corrége respire en dormant, et elle
pourrait se réveiller. Une Vénus du Titien, étendue vo-
salon de 1865. 183
luptueuse sur son lit, pourrait se dresser et serrer son
amant dans ses bras moites. Un gentilhomme de Frans
liais tirerait facilement l'épée qu'il porte au côté, et un
philosophe de Rembrandt est tout près de vous adresser
quelque discours étrange. La peinture c'est la vie, ou,
du moins, la métaphore artificielle de la vie.
L'Andromède do M. Bin, finement ciselée en manière
de bas-relief contre son rocher, tient la gauche du ta-
bleau. Le Persée, vu en raccourci, exécute un terrible
lourde force. Quelle gymnastique léotardesquo ! Lais-
sons ces fables et ces trapèzes. Marchons tranquillement
par terre, et sur les pieds. C'est plus simple et moins
trompeur. Que nous font ces miracles vertigineux de
l'imagination païenne? N'aimez-vous pas autant une
paysanne qui chemine sur son âne, le long d'un pré,
qu'une femme nue enlevée par un taureau soufflant en
pleine mer?
M. Bin a exposé aussi un Jésus reconnu par la Made-
leine dans le jardin du sépulcre. Andromède et Jésus, ce
n'est pas maladroit; M. Delaunay a manqué d'obtenir
la médaille d'honneur, pour avoir fait Vénus et les
Apôtres. On se concilie do la sorte les bons mythologues
et les bons chrétiens. Peut-être que Manet visait à la
médaille, en doublant d'une fille nue et couchée son
Christ insulté par les soldats.
L'Ecriture sainte ne convient pas autant à M. Bin que
la mythologie. Les scènes sentimentales du christia-
nisme n'évoquent point l'image sculpturale comme les
nudités païennes. Que M. Bin reste grec, ou qu'il se mé-
tamorphose tout à fait en moderne, puisqu'il vit à Mont-
martre, et non pas dans « l'antique Attique ».
184 salon de i 8G5.
Sur lo palier du grand escalier, dans lo vaste vestibule
précédant lo salon carré, sont exposées deux œuvres
d'importance : une reproduction en faïence, par
MM. Balze, de la fresque de Raphaël à laFarnésine,
le Triomphe de Galatée, et la grande peinture décora-
tive de M. Puvis de Chavannes pour le musée d'Amiens :
Ave, Pieardia nutrix; c'est le titre de cette composition
allégorique. Saluons donc la Picardie bonne nourrice,
grâce au travail de ses enfants. Saluons aussi la belle
Galatée et ses néréides, qui nourrissent depuis si long-
temps les amants de l'idéal. Ces reproductions do chefs-
d'œuvre en matière dure seront d'un emploi très-utile
aux architectes et aux décorateurs.
La peinture do M. Puvis de Chavannes est toujours
très-distinguée par l'élégance du dessin et la finesse d'un
coloris pâle, approprié à la fresque. Ce que symboli-
sent ses figures empruntées à l'antique et à la Renais-
sance, on le devine à peu près : du côté gauche, on voit
des hommes et des femmes qui ont l'air do faire cuver le
vin et do moudre lo blé; du côté droit, des femmes qui
se baignent ou qui pèchent et des hommes qui navi-
guent. Mettons que ça signifie les ressources que la terre
et l'eau procurent aux populations. Les baigneuses et les
vendangeuses ont surtout beaucoup de charme.
Mais nous sommes loin d'avoir signalé tout ce qu'il
faut étudier dans le salon carré : ot les paysages de Co-
rot, de Paul Huet, de Français; et les portraits de
MM. Robert Fleury, Gigoux et autres; et les tableaux de
plusieurs artistes étrangers ; et des scènes do mœurs; et
des fleurs, etc., etc. Nous réservons tout cela pour des
catégories spéciales dans la suite de ce compte rendu.
salon de 1865. 185
II
Aujourd'hui, nous voulons nous donner du plaisir.
Nous prendrons, sans ordre de salle, ni do médaille, ni
d'alphabet, plusieurs peintres chez lesquels on peut si-
gnaler des qualités quelconques, intéressantes pour l'art,
fond ou forme.
Jules Breton est peut-être en son genre l'artiste le
plus complet de l'exposition. Il demeure dans un village,
à Courrières, son pays. Il ne semble pas avoir d'autre
ambition quo de faire de la peinture selon son cœur.
Sans protection, sans camaraderie, sans intrigue, sans
connivence des salons ni des journaux, ça lui a réussi.
En 1855, médaille de troisième classe; en 1857, de
deuxième classe; en 1859, de première classe; en 1861,
la croix de la Légion d'honneur; aujourd'hui ses ta-
bleaux se vendent cher, non-seulement en France, mais
en Angleterre, en Belgique, en Allemagno. Il est avec
Millet un des maîtres de celte pléiade rustique, qui
comprend et exprime la vie des paysans. Millet y apporte
une certaine prévention philosophique qui soulève des
discussions. Jules Breton y va de prime saut, et il est
aussi naturel que ses moissonneurs ou ses faneuses.
Le labourage, les semailles, la moisson, la fenaison,
les vendanges, toutes les fêtes, tous les travaux de la
campagne, quels beaux sujets pour la peinture! Et n'est-
il pas singulier que ce soit là une découverte presque
nouvelle, si ce n'est dans l'école hollandaise? La grande
186 salon de i 8G5.
école italienne ne soupçonnait pas la campagne et les
campagnards. Elle composait des paysages de fantaisie,
pour y ajuster des personnages mythologiques ou bibli-
ques. Poussin en fit autant; Walteau, tout de même, en
substituant aux déesses de l'Olympe les déesses du théâ-
tre et du boudoir; Boucher tout de même, avec des ber-
gères de Pompadour.
La révolution dans le paysage, opérée par le groupe
romantique, Decamps, Rousseau, Dupré, Diaz et autres,
a bien restitué la vraie nature, mais la nature pour elle-
même ; un franc théâtre, mais presque sans acteurs.
S'ils y introduisirent parfois des chasseurs ou des pê-
cheurs, des bûcherons ou des pâtres, — néanmoins, dans
cette brillante écolo de paysagistes, la figure humaine
n'est qu'un accessoire, une des notes qui contribuent au
splendide coiicert de la nature. C'était déjà beaucoup
quo d'avoir retrouvé ce paradis perdu. Mais il y man-
quait Adam et Eve, l'Adam et l'Eve après la conquête de
la pomme ou de la liberté, l'homme et la femme brouillés
avec le souverain en'manteau bleu, et désormais char-
gés de leur propre affaire, par travail et génie. Quant au
paradis primitif, où le blé poussait tout seul, c'est fini.
L'homme doit se nourrir à la sueur de son front, et la
femme enfantera dans la douleur.
Les paradis à feuillage d'azur, avec des tigres ca-
ressants les petits enfants, peints par des Flamands naïfs,
comme Breugel de Velours, les Arcadies avec des nym-
phes et des naïades, peintes par les néo-païens de la Re-
naissance, ne signifient plus rien. Le même progrès qui
transmute les vieux dogmes en philosophie rationnelle,
les vieilles hypothèses en science, métamorphose les
salon de 1865. 187
vieilles imaginations de l'art en images positives, con-
formes aux réalités de la nature et de la vie humaine.
Soit dit en passant, M. Puvis de Chavannes, dont on
vante avec une certaine raison les peintures décoratives
pour le musée d'Amiens, serait pourtant mieux do son
époque ot dans les tendances de l'art moderne, s'il eût
représenté des travailleurs picards tels qu'ils sont, au
lieu de les allégoriser en figures déshabillées. Je n'ai
jamais vu, même en Picardie, les jeunes filles toutes
nues courir avec des paniers de fruits sur la tête. Que
M. de Chavannes en fasse vonir la mode, à la bonne
heure 1 Les curieux de Paris et les sportsmen de Londres
ne manqueraient certainement pas d'aller voir ces spec-
tacles dignes de l'antiquité. Ave, Picardia!
Moins idéaliste quo M. de Chavannes, M. Jules Breton
peint tout simplement les paysannes avec des corsages
de toile et des jupons de bure. La prospérité du village_
de Courrières et de la province ne paraît pas en souffrir.
Sous leur vêtement, campagnard, elles sont belles,
saines et robustes, les Faneuses de M. Breton finissant
leur journée de travail. La Fin de la journée, c'est le titre
de son principal tabeau au présent Salon. Il a fait chaud,
et la lumière du soir dore encore les prés, les meules,
et les plans successifs du paysage jusqu'à l'horizon.
Au milieu, deux filles debout, dont l'une en avant, de
profil, les bras croisés, la main gauche appuyée sur son
rateau de faneuse : elle est aussi noble dans sa simpli-
cité qu'une Romaine des bas-reliefs antiques. A droite,
une femme agenouillée, vue de dos, un mouchoir rouge
sur sa tête, est supérieurement modelée; une autre pay-
sanne se penche vers elle. A gauche, une jeune mère,
188 salon de i 8G5.
assise sut* un tas de foin, allaite son baby; près d'elle se
reposent deux jeunes filles. Les premiers plans sont dans
la pénombre, tous les fonds en douce lumière.
Celte scène agreste aurait-elle moins d'intérêt que les
amours monstrueuses d'une femme avec un taureau ou
avec un cygne ?
La peinture de Breton, chaste dans l'idée, sobre dans
le style et dans la pratique, traduit la sérénité d'une vie
laborieuse, étrangère aux passions factices. Ses person-
nages ont une distinction naturelle sans afféterie. Est-ce
que la beauté de la forme, de la tournure et de l'expres-
sion peuvent se rencontrer chez les sauvages de la cam-
pagne ? Apparemment qu'une jeune paysanne, portant
sur la tête une gerbe, évoque, mieux l'image symboli-
que do Cérès qu'une bohémienne de Paris, déshabillée
dans un atelier. C'est par la réalité bien interprétée
qu'un art moderne retrouvera toutes les allégories, —
originairement inspirées par la nature.
Ce gentil Breton, qui plaît à tout lo monde, et qui â
plus de succès au Salon que MM. abC, clef G, prête à ex-
pliquer dans quel sens l'art peut se développer aujour-
d'hui.
M. Breton part de la nature, de celte vérité toute nue,
rousse ou noire, à laquelle toastent les réalistes du ta-
bleau de M. Fantin. Il vit au milieu de modèles qui po-
sent simplement pour l'œuvre qu'ils, accomplissent et
sans songer qu'un peintre ou un poète peut les regar-
der. Lui, cependant les regarde et, un jour de bonheur,
il remarque quelques belles créatures, dans do belles
attitudes; il en fait un tableau : une sorte d'églogue pic-
turale.
SALON DE 4865.
Peut-être ses figures élégantes et significatives man-
quent-elles un peu de ce que les Allemands appellent
Vindividualité. D'une faneuse il extrait la faneuse, et il
l'élcve jusqu'à un type à la fois humain et poétique. Par
là, il se rattache à l'art vénérable des anciens temps,
où, l'humanité étant indistincte, l'idéal était de faire
l'homme et non pas un homme. Je veux bien que ce soit
une tradition indestructible, dans une certaine mesure,
et qu'elle ne soit pas étrangère aux plus grands génies,
même parmi les modernes ; que Molière ait fait l'avare
et l'hypocrite, Harpagon et Tartufe; que Shakespeare
ait fait l'Ambition et la Jalousie, Macbeth et Othello;
que le « grand art » consiste dans une sorte de conden-
sation des idées, des caractères et des images; que les
grands artistes soient des abstracteurs do quintessence :
c'est encore aujourd'hui la formule des esthéticiens pas-
r
sionnés pour l'Egypte, la Grèce, toute l'antiquité, pour
ces époques où le dogme, la philosophie, la politique,
l'économie sociale, ne distinguant point la virtualité in-
dividuelle, spéculent sur l'universalité de l'espèce. Alors
régnait unananthropismc confus, s'il est permis de fabri-
quer ce mot en pendant à panthéisme. Historiquement,
il est facile de constater que cet idéal de l'humanité en
bloc, sans considération de l'individu, correspond aux
systèmes despotiques. Les scolastiques du moyen âge,
sous les rubriques de nominaux et d'universaux, eurent
précisément pour objet cette question capitale, qui n'est
pas encore résolue ; le mauvais langage en a conservé
de faux substantifs, par exemple la masse ou les masses,
voulant dire un nombre d'individus. Mais on peut pré-
voir que l'avenir tournera du côté des nominaux, en
T, U. 11.
189
190 salon de i 8G5.
dégageant des catégories agglomératives et arbitraires
les Êtres réels.
Voilà qu'un tableau de paysannes, fanant dans un
pré, réveille les ombres d'Àbeilard et de saint Bernard,
ressuscitent les thèses des philosophes et des théolo-
giens !
Il se trouve de plus que l'idéalisme et le réalisme y
sont conciliés, à Ce point quo Jules Breton est également
applaudi par les conservateurs et les novateurs, et que
ses œuvres, sympathiques aux chercheurs d'avenir, se
classent dans de nobles galeries, par exemple chez M, le
comte Duchâtel, à côté de peintures italiennes et même
de la Source de M. Ingres. C'est qu'il a du goût et de la
modération. Peut-être que certains excentriques le trai-
tent de Girondin. Oui, sans doute, il manque de pas-
sion, d'emportement, d'étrangeté. Il peint un peu comme
à l'aquarelle, par teintes plates, sans cette ressource
qu'offre la peinture à l'huile de superposer les touches,
de fouiller en pleine pâte, et d'obtenir ainsi des modelés
profonds, une tonalité robuste et des effets imprévus.
Le second tableau exposé par M. Breton représente
une jeune fille assise de profil, dans une chambre de
ferme, près de la cheminée et faisant la lecture à un
bonhomme endimanché. C'est le jour du repos. Après
avoir travaillé toute la semaine au grand air, il est bon
de s'occuper un peu l'esprit. Le vieux paysan écoute
avec attention, mais sa pose et son costume n'ont pas
la franchise de caractère habituelle à M. Breton. Au con-
traire, la jeune fille est exquise de naïveté. Sa tête
coiffée d'un mouchoir est fine et pensive, sa petite oreille
délicieusement attachée sous le bandeau de ses cheveux.
salon de 1865. 191
La belle et vaillante faneuse qu'elle sera demain dans
les prés !
L'album de cinquante tableaux et sculptures gravés
par M. Boetzel donne une reproduction de celte Lecture.
La Fin de la journée a été gravée à l'eau-forte par Fla-
meng dans la Gazette des beaux-arts.
Quelques artistes suivent le style de M. Breton, par
exemple M. Guérard dans un tableau intitulé : Sur la
falaise ; peut-être aussi M. Bource, que nous retrouve-
rons au paragraphe des peintres étrangers à la France.
Je ne crois pas qu'on ait parlé d'un petit tableau qui se
rattache à la même inspiration, les Batteurs de blé, par
M. Mongodin. C'est un peu enfantin, mais très-lumi-
neux. Les figurines ne sont pas plus grandes que dans la
Halte de Meissonier, vendue 36,000 francs à la vente
de Morny.
A son tour, Bibot est un peintre très-précieux pour la
discussion de l'art moderne. Peintre, il l'est plus que
tous les grands prix de Rome ensemble. M. Lacaze, qui
s'y connaît et qui est aussi éclectique que fanatique en
peinture, puisqu'il a réuni dans sa galerie des chefs-
d'œuvre de maîtres très-différents, dit que le tableau le
mieux peint du Salon est le Saint Sébastien de Ribot.
C'est avec ce Saint Sébastien, acheté 6,000 francs par
l'Etat, que l'ex-peintre des petits cuisiniers va faire son
entrée au Luxembourg, après la clôture de l'exhibition.
Que lui prend-il à Bibot de s'enfiler dans les sujets sa-
crés? Voudrait-il restaurer les fresques de Flandrin à
Saint-Germain des Prés? 11 vient de faire encore, depuis
son Saint Sébastien et en pendant, un autre martyre
qu'un corbeau défend contre des loups. Assurément,
192 salon de i 8G5.
c'est dramatique un corbeau les ailes étendues, perché
sur un cadavre abandonné dans un ravin sauvage, —
ou un blessé que secourent de pieuses femmes. Mais
pourquoi saint Sébastien ou le saint au corbeau? Pour-
quoi nous reporter par une étiquette à de vieilles légen-
des, quand la vie moderne peut offrir des images ana-
logues ?
Le naturaliste Rembrandt eut aussi la fantaisie de pein-
dre des personnages de l'Ecriture sainte, le plus souvent
déguisés en Turcs; et peut-être bien qu'il y mettait quel-
que ironie, voulant montrer que l'humanité est partout,
en tout temps et tout pays : le Don Samaritain ou
VHomme charitable, la Sainte Famille ou le Ménage du
menuisier; — ces titres, il est vrai, ne font rien à la pein-
ture — et les tableaux de Rembrandt sont des chefs-
d'œuvre.
Ceux de Ribot sont très-bien peints, et ils suffiront à
décider de sa réputation. Peut-être cependant qu'ils se-
raient plus sympathiques s'ils intéressaient directement
les idées et les faits au milieu desquels so débattent les
générations nouvelles. Il est naturel que le véritable
artiste pense et sente avec son temps. Un naufrage quel-
conque ou un massacre quelconque n'eussent pas aussi .
bien inspiré Géricault et Delacroix que le Naufrage de
la Méduse ou lo Massacre de Scio.
Pour exprimer l'idée ou l'image de la persécution et
do la piété qu'elle suscite, si vous continuez à adopter
un symbole catholique stéréotypé, il n'y a pas de raison
pour ne pas continuer aussi à exprimer la force et la
beauté modernes par des symboles païens, par Hercule
et Vénus. Or la mission de l'art — et son instinct —
salon de 1865. 193
sont justement de créer des formes plastiques, adéquates
aux idées et aux mœurs de chaque époque, sans déserter
le caractère permanent, typique, de la vie universelle.
Il arrive aussi que pastichant une vieille idée vous
êtes entraînés à imiter de vieilles formes et do vieilles
pratiques. Si vous peignez Vénus, Diane, Galatée, des
nymphes ou des naïades, comment ne pas songera la
statuaire grecque et à la renaissance.italienne qui eu
ressuscitait le stylo? Si vous peignez des martyrs chré-
tiens, qui donc a plus cruellement dramatisé la torture
et la douleur que les Espagnols mystiques et surtout
que Ribera ? Voilà Ribot tombant avec son Saint Sébas-
tien dans les noirceurs de Ribera !
C'est fatal,irrésistible : il-ne paraît pas que Manetveuillo
être pris pour un routinier de l'art pensif; néanmoins,
ayant eu la malheureuse idée de peindre un Christ dans
le prétoire, bon 1 voilà que cet original copie presque la
célèbre composition de van Dyck ! L'autre année, fai-
sant un sujet espagnol qu'il n'avait jamais vu, bon I
voilà qu'il copiait lo Velazquez de la galerie Pourtalès 1
En conscience, il plane je ne sais quel maléfice sur
l'art de ce temps-ci, aussi bien que sur les peintres in-
dépendants, amoureux de leur profession, quo sur les
peintres qui cherchent seulement lo succès et la for-
tune.
M. Ribot a toutes les qualités et toutes la science d'un
praticien consommé, quoiqu'il soit jeune et qu'il ait
peint jusqu'ici dans des conditions malaisées. Avec un
rien il pourrait être tout de suite un maître de l'école
actuelle. C'est pourquoi, après ces observations géné-
rales, nous insisterons encore sur deux points où son
194 salon de i 8G5.
Saint Sébastien contrarie la critique la plus bienveil-
lante.
Premièrement, l'image est laide et répulsive, au
lieu d'être sympathique. Je ne connais point la légende
de saint Sébastien, mais je suppose qu'il s'agit d'une
jeune victime des luttes de la conscience et de la vérité
contre de vieilles erreurs encore puissantes, et quo la
Charité, sous forme de femmes dévouées, vient mysté-
rieusement soigner le martyr blessé par les flèches de
la superstition. Magnifique sujet, et qu'on imagine
aussitôt avec une beauté de forme et un sentiment ex-
pressif qui fassent aimer lo dévouement et déserter
l'injustice.
J'ai chez moi une petite grisaille où van Dyck a traité
ce sujet : c'est l'esquisse du tableau appartenant à sir
John Drummond à Londres et gravé par van Schuppen.
Le jeune martyr attaché à des branches d'arbre s'affaisse
sur un talus ; un ange délie les cordes qui retiennent les
jambes et un autre ange debout, ailes volantes, se pen-
che délicatement pour extraire les flèches. Ces beaux
anges ailés signifient sans doute la promptitude et la
pureté du dévouement.
Ribot a bien fait de ne point aller chercher au ciel
des êtres fantastiques, impuissants à guérir les maux de
la terre. Mais quels sont les deux noirs fantômes encapu-
chonnés qui s'accroupissent pesamment sur le martyr à
l'agonie ? On les prend d'abord pour deux moines sor-
dides, à la face grossière et aux mains sales. Ce qui dé-
livre, ce qui ravive devrait avoir plus d'attrait. Si ce
sont là des femmes, on s'étonne que ces lourdes com-
mères aient quitté quelque table graisseuse pour se ha-
salon de 1865. 195
sarder la nuit dans une œuvre do charité. Le dévoue-
ment est partout sans doute, et peut-être sort-il plus do
la mansarde que du boudoir, soit dit sans offusquer la
belle courtisane Magdalena. Mettons des femmes du peu-
ple, obscures, qui viennent panser le héros d'une convic-
tion ; très-bien ! ça s'est vu. Mais la race populaire a sa
beauté, même plus caractérisée que la beauté indolente,
des classes supérieures. Assurément, le drame du mar-
tyr secouru par la Charité ne perdrait rien à être repré-
senté par des types d'une belle tournure et d'une belle
expression.
Seconde critique sur les procédés mêmes de la prati-
que exécutive. Ilibot peint avec une solidité, uno pléni-
tude, une correction rares, les morceaux frappés de
lumière, en contraste à des parties abîmées dans les té-
nèbres. Cette antithèse du blanc et du noir caractérise le
système d'une école illustrée par le Caravaggio, Spada,
Manfredi, Guerchin, Salvator, Yalentin, Ribera et au-
tres : vaillants artistes qui obtinrent des effets prodigieux
cl terribles en illuminant les reliefs décisifs de la forme
et en sacrifiant dans une ombre impénétrable les détails
accessoires. On crut un moment que ces ténébreux —
tenebrosi— étaient la dernière et suprême expression de
la renaissance.
Il leur manquait pourtant un des éléments essentiels
de la peinture et correspondant à une réalité naturelle,
le trait d'union entre le clair et l'obscur, ce qu'on
appelle justement le clair-obscur, c'est-à-dire la dégra-
dation infinie de la couleur, depuis la lumière la plus
vive jusqu'à l'pmbre la plus intense. La nature n'offre
• point do transition brusque du blanc au noir. Lo blanc
654 salon de i 8G5.
et le noir absolus n'existent même point : ils ne sont
que des termes imaginés aux deux extrémités du phéno-
mène de la couleur. Il n'y a pas de noir, il n'y a pas de
nuit complète dans la nature. Toute ombre est transpa-
rente et conserve même une coloration plus ou moins
perceptible du ton que los objets auraient sous la lu-
mière. Le Corrége et Titien avaient deviné et pratiqué
cette dégradation de la couleur, Velazquez et Rembrandt
l'ont perfectionnée ; Velazquez surtout dans les effets de
plein air, Rembrandt surtout dans les effets d'intérieur.
Voilà deux maîtres qui seraient moins dangereux à sui-
vre que Ribera. Le mieux encore est d'étudier tous les
grands artistes et de n'en imiter aucun. « Ecoute d'abord
tout le monde, dit quelque part Shakespeare, et puis
n'en fais qu'à ta tête. »
Ce n'est pas que M. Ribot imite directement Ribera.
Sa composition et ses types sont bien à lui. 11 est facile
devoir qu'il peint d'après nature, avec une perspicacité,
une volonté, une habileté très-particulières. Seulement,
il se contente du système des tcnebrosi\ lorsque ses
plans lumineux sont fermement et magistralement ac-
centués, il jette un voile opaque sur le reste. Son Saint
Sébastien est l'exagération de cette manière périlleuse.
Le torse, une partie de la face, l'épaule et la cuisse
droite du martyr sont si nettement éclairés, qu'on dis-
tingue la trame et le grain de la peau. Alors, comment
le reste, personnages, draperies, fond et tout, peut-il se
perdre dans le noir ? Sur quelques points indécis entre
la lumière et l'ombro, par exemple dans les mains et
dans les pieds, modelés prestigieusement, la demi-feinte
forcée est obtenue par une espèce de glacis couleur de
salon de 1805. 107
suie, qui salit le ton naturel. Ah ! ce n'est pas là de la
peinture proprette, rosée et parfumée ! « Ces Savoyards
devraient aller à quelque fontaine se laver les pieds et
les mains, » finit par dire, l'autre jour, un bourgeois
que l'effet pathétique du tableau avait d'abord attiré.
Si M. Ribot voulait — pouvait — peindre en plein ail-
la coloration relative telle qu'il la verrait, ces teintes
sombres disparaîtraient de sa palette, puisqu'elles no
paraissent point sur la réalité, et son talent affranchi
rayonnerait en première ligne dans l'école contempo-
raine.
Moins remarqué quo le Saint Sébastien, la scène de
musiciens intitulée : Une Répétition fait songer au Va-
lentin. Toujours les tenebrosi ! Comme dans Valenlin,
ces virtuoses de la bohème portent des toques ernplu-
mées et des casaques bizarres. L'un d'eux a les jambes
nues, en avant, sous la lumière. Ici encore, M. Ribot
montre sa science et sa sincérité : les articulations des
genoux, les reflets de la peau le long des jambes, le
dessin des pieds, défieraient ù un concours général les
dessinateurs et les coloristes les plus accomplis. Mais ici
encore, pourquoi des personnages de caprice, au lieu de
figures saisies dans le vif du monde actuel?
Quand on veut exprimer une idée significative, digne
de l'histoire, il est concevable qu'on choisisse son temps
dans la succession des siècles et qu'on incarno en des
images consacrées un sujet immortel, comme le patrio-
tisme ou la vertu ; qu'on ressuscite Socrato ouLéonidas,
Caton ou Lucrèce, le Christ ou Jeanne d'Arc, tout ce
qu'on voudra. Mais je n'ai jamais compris pourquoi
Meissonier déguisait sous les costumes du dix-huitième
198 salon de i 8G5.
siècle ou du dix-septième de petits bonshommes qui li-
sent, qui boivent, qui jouent aux cartes ou qui font do
la musique. On lit aussi bien maintenant qu'avant la
Révolution, et les modèles contemporains ne manquent
pas pour des buveurs, des musiciens ou des joueurs.
Une dernière observation : M. Ribot a adopté pour
ses figures une proportion qui nous semble fausse et
malheureuse, entre ia grandeur naturelle et la demi-
nature. Le Saint Sébastien gagnerait à être de grandeur
naturelle et les Musiciens a être de petite proportion.
Eh bien, après tant de critiques sur le choix du sujet,
sur la composition, sur le style et même sur la pratique,
nous revenons volontiers à l'avis de M. Lacaze : les ta-
bleaux de M. Ribot sont les mieux peints du Salon.
Un tableau qui mérite aussi l'approbation des hommes
initiés à la peinture par la connaissance des anciens
maîtres, est Y Intérieur de cuisine, par M. Yollon. Ce n'est
pas notre faute si nous paraissons déserter « le grand
art » : c'est que la vraie peinture n'y est plus, pour le
moment, sans doute. S'il y avait au Salon la Madone de
Saint-Sixte, de Raphaël, on en parlerait avant de noter
des Ustensiles de cuisine, par Chardin. Mais avant une
Vierge de Sasso Ferrato, il faut mettre un pot d'Adrien
Brouwer.
Beaucoup de grands peintres, outre Chardin et Brou-
wer, ont aimé ces intérieurs de ménage où tant d'objets
divers prêtent à la cuisine en peinture : Velazquez et
Murillo , Snyders et Teniers, les Ostade, Sorgh, Jan
Steen, Metsu etmême Rembrandt ont fait un Etal de
boucher (musée du Louvre), il est bien permis h M. Vollon
do faire une cuisinière qui récure un bassin en cuivre :
salon de 1865. 199
elle est agenouillée, de face, son corsage rouge, dégrafé,
laissant entrevoir un sein ferme ; en avant, sur le plan-
cher, des poissons et des légumes; à droite, sur un ton-
neau, un lapin mort et une buire en faïence verte ; contre
le mur gris est accroché un poumon de bœuf; au fond,
un balai et des ustensiles domestiques. C'est le cas
d'appliquer ce vilain mot, très-usité dans la critique ro-
mantique : quel ragoût de couleur, avec ces poissons
argentins, ces légumes verdâtres, ce lapin gris, cette
buire émeraude et ce caraco pourpre, avec ces gris, ces
verts et ces rouges qui se cherchent, se rencontrent et
s'harmonisent du haut en bas de cette forte peinture.
La figure de femme est d'un modèle plein et rebondis-
sant. Elle rappelle un Jordaens et les Flamands, plus
encore que Chardin. Peut-être seulement conviendrait-
il mieux de représenter de tels sujets en petite propor-
tion.
*
M. Bonvin a été un des premiers initiateurs du groupe
qui cherche à peindre les mœurs populaires, parallèle-
ment au groupe des peintres rustiques. 11 a exposé, cetto
année, un tableau décoratif largement exécuté : les
Attributs de la peinture et de la musique, et un intérieur
d'église, le Banc des pauvres, sur lequel sont assises
contre le mur deux bonnes femmes lisant leurs prières :
à gauche, par l'ouverture d'une arcade, on aperçoit
dans une travée de l'église quelques figurines agenouil-
lées. C'est simple et ferme, très-recueilli de sentiment,
mais un peu sec de couleur.
Un autre petit groupe, où M. Tissot marque en pre-
mière ligne, semble se rattacher aux préraphaélites an-
glais. Ainsi M. de la Brély dans un Faune tenant un per-
salon de 1865.
roquet et carressant une levrette, joue avec des gris ten-
dres, de même que M. Viry dans ses deux tableaux
moyen âge intitulés : Une Famille et des Chasseurs.
Nous avons vanté, l'année dernière, les Femmes
vertes, de M. Tissot, peinture originale, qui d'abord
avait surpris la critique et qui eut ensuite un certain
succès à cause de sa distinction. Cette année, M. Tissot
provoque encore l'étonnement du public timide, avec
une scène de Printemps où les pommiers fleuris 'tachet-
tent de leurs bouquets toute la toile. En Angleterre,
M. Millais a osé plusieurs fois ces féeries printanières,
auxquelles l'école classique ne nous a point habitués.
Les tableaux du printemps sont très-rares, même chez
nos excellents paysagistes actuels. Et pourtant, quel
charme dans ce moment si fugitif de la floraison des
arbres fruitiers, comme une tombée de neige sur un
tendre feuillage ! Ce n'est pas facile à faire ces légers
flocons blancs sur des*touffes vert clair. M. Tissot a
peint, sans aucun artifice, ce qu'il a vu dans son verger,
et il nous semble que son tableau rend très-bien la na-
ture.
Sous cet entrelacement de branchages enfleuris, au
bord d'une petite pièce d'eau, deux jeunes femmes s'a-
musent à pêcher. Oh ! qu'il fait bon là ! Une d'elles, en
robe blanche, est assise sur le gazon ; l'autre, étendue
comme un lézard, est censée surveiller les lignes aban-
données au gré de l'eau, et elle relève sa tête gracieuse;
à droite une petite fille se suspend comme un oiseau aux
branches d'un pommier et se perd parmi les fleurs.
L'autre tableau de M. Tissot : Tentative d'enlèvement,
est un ressouvenir de sa première manière moyen âge,
salon de 1865. 201
qu'il paraissait avoir abandonnée pour chercher sincè-
rement des effets naturels. Sur une terrasse qui domino
une ville, deux gentilshommes se disputent à l'épée une
donzelle qui s'effare et appelle du secours.
Mais voici qui est bien plus étrange et bien plus ar-
chaïque que la peinture do M. Tissot : c'est la Princesse
du pays de la porcelaine, par M. Whistler, l'auteur de la
Femme blanche du Salon de 1863 ; princesse du pays des
chimères, autant que du pays chinois, une apparition
vague, impalpable, qui s'épanouirait sous le battement
d'ailes d'un papillon; finalement, une chinoiserie de
grandeur naturelle, aussi fantastique et aussi fine que
les petites figures des porcelaines du bon temps : ce
n'était pas hier. La princesse des Mille et un Jours, lu-
mineuse comme ces formes que l'imagination croit voir
dans les nuages, est debout, la chevelure ébouriffée, et
laissant traîner sur un lapis à dessins bleu de ciel ses
draperies. Je souhaite que la mode vienne de son cos-
tume : elle viendra peut-être cet hiver à quelque bal de
la cour, où la princesse du pays do la porcelaine aurait
du succès : robe gris-perle à ramages, manteau de cou-
leur safran avec bouquets do fleurs tropicales, ceinture
coquelicot, un éventail en plumos de paradis dans la
main droite. Pour fond, un paravent pâle, et au-dessus
un lambris blanchâtre. Comme fantaisie de coloriste,
cette princesse est affolante. On sait que M. Whisller a
fait des eaux-fortes exquises, très-recherchées en An-
gleterre et très-admirées par les artistes français.
Plus on a étudié la peinture chez les maîtres anciens
et chez les modernes, et plus on constate que les arts
exigent l'initiation. Les profanes, le vulgaire, ceux que
202 salon de i 8G5.
le romantisme appelait les bourgeois, passent devant
Rembrandt et rient devant les ébauches de Goya. Tout
effet, très-naturel pourtant, mais auquel la mauvaise
peinture ne les aura pas habitués, excite leur sarcasme.
Comme ils n'ont jamais observé la variété infinie de la
nature par leur propre observation, mais par les fausses
images que de faux artistes leur en montrent, tout ce
qui n'est pas absolument commun leur semble insensé.
Avez-vous regardé quelquefois uno figure sur un effet de
neige, quand le sol, les fonds, tout l'entourage, sont
couverts d'une couleur monotone, d'un blanc bleuté?
M. Boucher-Doumenq a essayé de traduire cette impres-
sion dans un tableau intitulé : Chanteuse. Une jeune
fille, une bohémienne, une chanteuse des rues, en ju-
pon brun, châle jaune, s'en vient de face, tête nue, son
violon sous le bras ; ses souliers enfoncent dans la neige
et ont laissé en arrière leur trace. La neige est partout,
sur les arbres de cette espèce de parc avec statues, peut-
être le jardin des Tuileries, sur les buissons, dans l'air,
partout. Alors la figure marque sur ce fond avec uno
réalité extraordinaire. Ce doit être ainsi. La peinture de
M. Boucher est donc très-juste, très-bien modelée et
très-bien dessinée.
M. Boucher-Doumenq prouve encore qu'il est peintre
dans son grand tableau intitulé : Paresseuse. Elle est au
lit, et dormant le bras gauche replié dans les flots d'une
chevelure noire, le bras allongé en avant sur le drap
où sont ouverts des cahiers en désordre. Une demi-
teinte très-douce voile ce lit tout blanc. Cette Paresseuses
et la Chanteuse sont do grandeur naturelle.
Deux études de femmes, dont l'une est intitulée :
-ocr page 206-salon de 1865. 203
la Désolée, par M. Julian, qui se fit remarquer en 1863
dans la salle des Réprouvés, sont grassement peintes,
et cette Désolée consolera M. Julian de ses anciens
malheurs.
Un excellent peintre, c'est M. Armand Gautier, dont
la salle des Réprouvés montrait aussi une grande com-
position très-dramatique : la Femme adultère. M. A. Gau-
tier a exposé, cette année, la Prisonnière, une femme
dans un intérieur sombre. Beaucoup de sentiment et un
clair-obscur très-habile. Un des meilleurs portraits du
Salon. M. Paul D., figure entière, de grandeur naturelle,
en costume turc, est de M. Amand Gautier.
Gustave Doré no se repose donc jamais? Il dessine et
il point en se jouant. Je souhaiterais aux prix de Rome
et aux peintres officiels d'exécuter une grande figure
comme la Gitana espagnole de M. Doré. La belle fille,
■ bizarrement costumée et tenant un enfant dans ses bras,
est assise contre une muraille frappée de soleil. Très-
beau de style et d'accent, très-riche de couleur, très-
adroit de dessin. Un autre petit tableau exposé par
M. Doré, l'Ange et Tobie, a do vives qualités de lumière
el d'effet, mais la grande Gitana vaut mieux.
Au prochain article, MM. Fromentin, Baudry, Cha-
plin, Amaury Duval, Hébert, Meissonier et autres ar-
tistes qui n'ont pas besoin do la critique pour être re-
marqués.
Ill
Ah! nous n'avons pas encore parlé del'auteur du Sphinx
qui fut l'énigme du Salon de 1864. Tenant l'énigme
204 salon de i 8G5.
pour devinée, j'avais oublié ce Sphinx et M. Moreau et
les deux rébus qu'il expose en 1865. Le mot rébus con-
vient à ces amphigouris prétentieux et burlesques que
la haute critique recommande sous prétexte d'idéal. Les
admirateurs du Sphinx ne sont cependant pas très à l'aise
devant les deux nouvelles œuvres de M. Moreau : Jason
et Médée, Chassériau et la Mort.
Connaissez-vous Chassériau ? Moi, je l'ai connu. C'é-
tait un jeune homme de pauvre tempérament. D'abord
élève et sectateur de M. Ingres, puis imitateur d'Eugène
Delacroix : ce n'est pas bon signe de santé; aussi est-il
mort jeune. Il a fait un habile pastiche d'Eugène Dela-
croix, des Arabes à cheval, et un beau tableau de Femmes
juives assises dans une rue de Constantin©. Comme De-
lacroix, il a aussi tenté une illustration de Shakespeare.
Il avait cinq tableaux à l'exposition universelle de 1865.
M. Moreau a représenté Chassériau tout nu, debout,
tenant une branche de laurier et flanqué d'une autre
figure nue qui est la Mort. Cela est expliqué par des
inscriptions ot une quantité de brimborions symboliques.
N'ayant jamais vu Chassériau déshabillé, je ne soup-
çonnais pas qu'il fut si mal bâti avec des jambes torses.
Son pantalon cachait tout.
Mais faut-il avoir la rage de l'idéal et l'horreur do la
réalité, pour allégoriser en vainqueur olympique un pe-
tit peintre que nous avons tous rencontré en paletot et
en chapeau rond ! Louis XIV, tout nu, avec sa perru-
que, sculpté sur la porto Saint-Denis, allons c'était déjà
fort 1 Napoléon en César, soitl c'est un antique. Mais
Théodore Chassériau tout nu, comme s'il allait piquer
une tête dans les bains à quatre sous, c'est vraiment le
SALON DE 1865. 205
— » '
zénith du « grand art». Peut-cire que Courbet a eu tort
do ne pas peindre Proudhon entièrement déshabillé sur
les marches de sa maison rue d'Enfer, avec une palme à
la main et une couronne de chêne ou de laurier.
Vis-à-vis de Chassériau et la Mort se dressent Jason et
Médée, deux figures nues, également debout et plaquées
l'une contre l'autre. On connaît que c'est Jason à uno
infinité d'accessoires spécifiés dans le Dictionnaire de la
fable. Mais les ignorants, s'ils ne font pas attention aux
numéros du catalogue, risquent de prendre Chassériau
pour le conquérant de la toison d'or.
J'ai été témoin, l'autre jour, do cette méprise amu-
sante : une compagnie de gens du monde arrive dans la
salle M, devant Chassériau j les dames, le voyant en co
simple appareil, voulaient passer:
— Mais, dit quelqu'un, c'est de M. Moreau, l'auteur
du Sphinx ; c'est un sujet héroïque ot mythologique;
c'est le fils d'Eson et d'Alcimède : vous voyez bien la
palme qu'il a conquise par sa victoire avec les Argo-
nautes 1... Héros Œsonius potitur spolioque super bus, etc.
Lisez donc le catalogue I
Un autre se tourne vers le pendant...
— Et ça ? c'est du même ?
— Oui, c'est Chassériau et la Mort...
— Quoi?
— Eh bien, un jeune peintre qui a triomphé de la
critique et de l'envie : vous voyez bien qu'il foule aux
pieds un monstre couvert d'écaillés. Si vous no voulez pas
comprendre les mythes, ce n'est pas la peine de regar-
der la grande peinture.
— Mais la seconde figure nue, qui tient je ne sais quoi ?
T. II. 12
-ocr page 209-9
— C'est sa femme, sa compagne dans les luttes de la
vie...
Durant ces propos, une petite fille, qui continuait à re •
garder les jambes torses du faux Jason, fit remarquer
au bas de la toile l'inscription : A la mémoire de Théo-
dore Chassériau.
Ils s'aperçurent alors qu'ils avaient pris le numéro
1539 pour le 1540.
Bah! qu'importe ! L'art n'est-il pas affranchi de toutes
les conditions du temps et de l'espace, do tout ce qui
remue si vivement nos consciences et nos esprits dans le
défilé de rénovation où nous sommes ?
M. Baudry est, dit-on, comme M. Moreau, un homme
intelligent et distingué. Jo le crois très-sincèrement, et jo
suis assuré que l'impuissance des artistes tient surtout
aux mœurs ambiantes. Qui encourage l'art mythologi-
que et l'art mystique, les Œdipe et les Vénus, ou les
madones et les saints en extase ? ceux qui ont intérêt à
ce que l'art ne signifie rien et ne touche pas aux aspi-
rations modernes. Qui encourage les nymphes et les ga-
lantes scènes Pompadour ? le Jockey-Club et le boule-
vard Italien. A qui vend-on ces tableaux? aux courtisans
et aux enrichis de la Bourse, aux dissipateurs d'une
aristocratie exceptionnelle. M. Moreau se rappelle que
son OEdipe, M. Baudry que sa Perle ont été vendus
avant la fermeture des Salons. C'est pourquoi M. Mo-
reau a fait un Jason et M. Baudry une Diane.
La Diane de M. Baudry, de même que sa Perle du
Salon do 1863, indique un effort vers la beauté volup-
tueuse. Il plaît mieux dans cette Diane et dans sa Perle vé-
nérienne quo dans sa Charlotte Corday du Salon de 1861.
salon de 1865. 207
Il n'a pas assez de profondeur, et il dessine trop faible-
ment pour tenter des compositions historiques ou des
sujets de caractère. Mais, pour des à-pou-près de
femmes gracieusement tournées, il a un certain charme
dans le mouvement et dans la couleur.
Il a posé sa Diane dans cette attitude affectionnée des
statuaires, où, lo bras étant dressé par-dessus la tête,
une longue ligne serpentine descend du poignet et du
coude jusqu'à la cheville, en ondulant sous l'aisSelle, le
long des flancs et du jarret. Depuis les sculpteurs grecs
jusqu'à Pradier, depuis la Vénus marine du Titien,
nouant sa chevelure dorée, jusqu'aux Odalisques d'Eu-
gène Delacroix, ce motif a toujours eu du succès. La na-
ture n'offre rien de plus beau que la femme debout,
déployée verticalement dans toute sa hauteur, ou que
la femme couchée dans sa pleine extension horizontale.
Posée sur la jambe droite, et la jambe gauche inflé-
chie en un raccourci malheureux, la tête déjetée eri l'air
et le bras par-dessus la tête, comme pour parer une
llèche que vient de lui lancer un Amour voltigeant, la
chaste Diane montre de face son sein juvénile, tinc-
ment modelé dans des tons de nacre. Mais quelle incor-
rection de dessin aux endroits qui exigent surtout la
science! Les pieds et les mains iie tiennent pas à l'en-
semble. Il n'y a point d'os sous la chair. La forme est
vide. Une élégance recherchée , une touche leste et
adroite, un coloris clair ne compensent pas suffisam-
ment ces défauts d'exécution.
Peut-être que M. Baudry serait un excellent peintre,
s'il n'avait pas l'ambition de ce que ses amis appellent
le style et l'idéal, et s'il traduisait naïvement la na-
208 salon de i 8G5.
ture sur des petites toiles ; car le petit portrait do M. Am-
broise B..., en buste, sur un fond verdâtre, dans les
tons de Holbein et de Clouot, est exquis ; il ressemble,
en effet, pour la délicatesse du pinceau, la tendresse de
la couleur, la grâce de la physionomie, aux petites mer-
veilles des Clouet, sans en avoir cependant la solidité si
singulière dans une peinture qui conserve la légèreté et
la limpidité do l'aquarelle.
M. Chaplin est aussi un des peintres les plus délicats,
les plus frais de l'école actuelle. Il voit tout en rose,
comme les heureux artistes du règne Pompadour. Aussi
emprunte-t-il lo plus souvent ses sujets et ses costumes
au dix-huitième siècle. Charmante époque, il est vrai,
et dont les œuvres artistiques sont estimées aujourd'hui
avec une faveur excessive. Les deux tableaux de M.Cha-
plin plaisent donc beaucoup au public parfumé, et je
suppose qu'ils seront accrochés dans quelque demeure
de fine élégance.
Le Château de cartes et lo Loto sont composés dans la
manière de Chardin, mais non exécutés avec l'ampleur
de sa pratique.
Uno jeune fille, do profil, tenant do ses deux mains
sur ses genoux son tricot de laine rouge, regarde une
enfant très-occupée à élever son château de cartes; la
jeune fille a un peignoir de soie bleue, la petite un cor-
sage rose.
Trois petites filles jouent au loto : l'une, assise et vue
de dos, avec un peignoir bleu-ciel, dans la demi-teinte ;
la seconde presque dissimulée derrière elle ; la troi-
sième, debout, en vive lumière sur un lambris clair,
avec un petit bonnet chiffonné, un corsage rose et un
salon de 1865. 209
jupon blanc; dans une de ses petites mains, adroite-
ment dessinée, elle tient un numéro qu'elle va poser
sur son carton. C'est très naïf et très-gentil. M. Chaplin
a répété cette composition dans une aquarelle plus
charmante encore que sa peinture. Car, il faut bien le
dire, le talent de M. Chaplin est un peu le talent d'un
aquarelliste qui trouve des tons légers et vaporeux, sans
la consistance nécessaire pour obtenir le relief. Il a
quelque analogie avec M. Vidal, si subtil dans ses
aquarelles et ses pastels. Et voilà quo M. Vidal a peint
aussi celte année, pour la première fois peut être, un
portrait à l'huile et do grandeur naturelle! Une jeune
femme dont la physionomie fait penser aux sylphides ;
on dirait qu'elle est évoquée sur une toile par un magi-
cien et qu'elle va disparaître après nous avoir souri
gracieusement.
M. Hébert, encore un peintro assez fantomatique. Il a
exposé Perle noire. — What is that? Was ist das? Et
pourquoi pas un titre en langue chinoise?
Perle noiro veut dire : portrait de femme, méridio-
nale sans doute, et dont la tête superbe est voilée par
une ombre sombre. Elle est très-belle, cette femme, el
très-bien peinte. Il m'a toujours semblé que M. Hébert
devait avoir des qualités vraiment artistes. On se fatigue
à deviner ce qui empêche l'art contemporain d'égaler
les illustres écoles des siècles antérieurs.
Autre grand prix de Rome, M. Bouguereau. N'est-ce
point aussi la fausse esthétique qui l'égaré? Il a voulu
faire une Famille indigente, en la transportant dans le
style noble. Au lieu d'une femme pauvre et de ses pau-
vres enfants qui exciteraient une pitié sympathique, il a
T. II. 12.
-ocr page 213-210 salon de i 8G5.
pastiché uMater dolorosa du] Guide ou des Bolonais,
assise au pied d'une colonne corinthienne. Cette banale
composition, avec quatre figures de grandeur naturelle,
consciencieusement étudiées, ne se vendrait pas cher à
l'hôtel Drouot. Et pourtant M. Bouguereau sait très-
bien peindre. Son portrait de femme est une bonne pein-
ture bourgeoise, dans le sens où Ton dit : bonne table
bourgeoise, quand il y a ce qu'il faut, avec une abon-
dance sans luxe et sans excentricité. La femme est de-
bout, la tôte de face, les bras nus croisés contre la
taille. Robe noire décolletée, châle à dessins d'or,
abandonné autour des hanches. A gauche, une chemi-
née avec un vase, et en avant un épagneul ; toute cette
partie dissimulée dans l'ombre. Pour fond, un lambris
rouge. C'est toujours commun de conception et de cou-
leur; mais la tôte et les bras sont bien modelés et l'en-
semble ne manque pas d'une certaine force.
M. Giacomotli, également grand prix de Rome, et mé-
daillé l'année dernière pour une Agrippine appartenant
à la Maison de l'Empereur, a fait aussi un portrait de
femme assez remarqué au Salon : en buste, avec les
bras nus et les mains jointes. Rome oblige : M. Giaco-
motti devait donc, pour sa part, soutenir la « bonne
cause » avec quelque mythologiade. VEnlèvement d'A-
mymone, que pensez-vous de ce sujet-là? Très-bien I
une femme nue, debout, sur le dos de tritons à la
nage. Parfait ! quelque chose comme la Galatée de Ra-
phaël; à peu près aussi dans l'altitude de Y Angélique de
M.Ingres. Admirable! Et M. Giacomotti a dressé son
modèle de face, les bras on l'air pour obtenir la fameuse
ligne recommandée. Voilà notre femme verticale et
salon de 1865. 211
dont le pendant pourrait être Y Europe, horizontalement
étendue sur le divin taureau, par M. Schutzenberger ;
toutes deux cle grandeur naturelle et habilement peintes,
toutes deux reproduites dans Y Album du Salon, par
M. Boetzel, ainsi que YHylas (hélas!), de M. Lenepveu,
autre grand prix de Rome ; ainsi que la plupart des œu-
vres de vieux style, qu'il convient de vulgariser pour
aider à la propagande des saines doctrines.
Sans avoir jamais eu le prix de Rome, M. Ranvier,
qui vient d'obtenir uno médaille, se rattache à cette
école de mythologues apocryphes, baptisant d'un nom
fabuleux une ou plusieurs figures agencées d'après des
souvenirs classiques ou d'après des modèles d'atelier. Le
tableau de M. Ranvier intitulé : Y Enfance de Bacchus, est
une simple scène de bain, où, parmi d'autres baigneuses,
une jeune femme, à mi-corps dans l'eau, essaye de faire
.nager un enfant. Le petit Bacchus ne devait pas aimer
l'eau, et je suppose qu'il se roulait plus volontiers sous
les pampres que dans l'eau claire. Pourquoi évoquer ici
le souvenir des Hyades et des Bacchantes ? iMettons des
nymphes do Paris qui s'ébattent sur le rivage d'As-
nières. M. Ranvier a d'ailleurs un contour très-fin pour
préciser les formes de ses femmes nues. Son défaut est
même d'épingler la ligne comme avec une pointe trop
aiguë. Son dessin est mince et sa^couleur faible. Mais
une certaine élégance maniérée attire devantses tableaux.
Un artiste d'un goût très-distingué, M. Amaury .Duval,
a voulu traduire en peinture une des pastorales les plus
délicieuses de l'antiquité, D ap finis et Chloé, et son tableau
engage à relire cette autre traduction parfaite, léguée
par Paul-Louis Courier aux malheureux qui ne savent
212 salon de 1865.
pas le grec. M. Amaury Duval a choisi la scène du nid
d'oiseaux. Chloé est debout, tenant le nid dans sa main
et regardant les petits; Daphnis est assis, tenant la
cage. Il semble plutôt que ce devrait être le contraire, et
que le gentil pasteur devrait être plus émouvé. Il est vrai
qu'il n'a pas l'air très-gaillard et quo son corps n'a rien
de juvénile. Sa poitrine est flasque, ses muscles sont
mous et ses pieds gonflés. Les condisciples de M. Flan-
drin ne sont pas très-forts sur leurs pieds. Mais c'est sur-
tout la figure de Chloé qui est étonnante : cette jeune
fille, cette jeune fleur des saines campagnes, qui devrait
avoir la fraîcheur et le duvet de la première adoles-
cence, elle a des plis à ses flancs immaculés, et sa gorge
innocente a déjà perdu la rondeur. On ne s'explique pas
cette anomalie choquante de la part d'un artiste raffiné
comme M. Amaury Duval. Ah 1 ce n'est pas facile à
exprimer ces formes encore presque enfantines, mais
qui révèlent déjà les germes de beauté do la femme
accomplie. Prudhon peut-être eût réussi la Chloé, et
peut-être en a-t-il fait quelque dessin. C'est Corrége,
avec sa fraîcheur de coloris et de modelé, qui eût été
délicieux dans une Chloé !
M. Amaury Duval a exposé aussi deux excellents pe-
tits portraits de femme, dessinés au fusain.
Mais assez do paganisme pour le moment. Refrognons-
nous un peu devant la Communion des apôtres, par
M. Delaunay, ce grand prix de Rome, qui a fait aussi
une Vénus et qui a manqué d'obtenir la médaille d'hon-
neur. La Communion des apôtres a été payée par le
budget — de la Maison de l'Empereur. M. Delaunay est
élève de M. Flandrin, mais il est plus fort quo ne fut ja-
salon de 1865. 671
mais son maître. Si j'étais marguillier de quelque sa-
cristie, je voterais pour lui'confier les peintures de mon
église. Mais il n'a pas besoin de l'aide d'un sacristain,
puisqu'il est admis dans la clientèle officielle. Il ne man-
quera point de chapelles à décorer dans les nombreuses
églises que M. Haussmann construit aux quatre coins
de Paris. Il y aurait pourtant à dire contre lui qu'un
vrai catholique ne devrait pas contribuer au culte de
Vénus. Nous n'avons plus à décorer de temples païens,
à moins qu'on n'ait l'idée de rendre la Madeleine et la
Bourse au culte que leur architecture rappelle. Ce no
serait pas plus étonnant que la restitution du Panthéon
grec au culte chrétien.
J'ai vainement cherché au Salon la Vénus de M. De-
launay, compagne de ses Apôtres, et je regrette bien de
ne l'avoir pas vue. Peut-être m'eût-elle fait comprendre
cette singularité qui me tourmente : le même artiste pei-
gnant Vénus et le Christ. Comme Raphaël, c'est vrai,
et comme tous les adeptes de l'école romaine, depuis la
renaissance du seizième siècle jusqu'aux élèves actuels
do l'Ecole des beaux-arts. Rome n'est-elle pas une cité
double, la cité des Césars et la cité des papes? Allons,
on peut comprendre pourquoi l'influence du séjour à
llome provoque à reproduire perpétuellement les images
du paganisme et les images de la catholicité.
Ainsi qu'Eugène Delacroix, qui ne voulut jamais aller
en Italie, crainte d'y compromettre son originalité parmi
ces traditions entraînantes, Decamps, qui était voya-
geur, qui avait d'abord visité l'Orient et en avait rap-
porté ses turqueries superbes, eut longtemps l'effroi de
Rome. Une fois cependant, il se laissa couler de l'autre
214 salon de i 8G5.
côté des Alpes, et, à son retour à Paris, il fit un Christ,
un chef-d'œuvre qu'on peut voir dans une précieuse
collection de Bruxelles. Un peu plus de « la ville éter-
nelle, » et sans doute Decamps eût fait aussi sa Vénus,
comme le dernier venu de la villa Médiois.
Un autre émule de M. Delaunay et qui semble aspirer
aussi à l'héritage de M. Flandrin, c'est M. Timbal. lia
exposé la Présentation de la sainte Vierge au temple,
pour la chapelle du catéchisme de l'église de Saint-
Etienne du Mont, La petite fille qui pose la Vierge enfant
est très-naïve et très-fine. Elle a pour père Overbeek et
pour aïeux Pérugin et les vieux maîtres de TOmbrie,
Résurrectionnismo inévitable dans le style, quand on
ressuscite des mythes d'une vieille civilisation.
Voilà çe qu'on peut appeler de la peinture difficile et
triste !
Notre collaborateur Eraste, qui a tant d'esprit et de
bon sens, devrait rappeler dans ses Et Cœtera une po-
lémique soulevée, à l'époque du romantisme, par un de
ses amis, en faveur de la littérature facile. Jules Janin,
qui n'avait pas moins de verve qu'Eraste, soutenait
alors que la création ne coûte guère aux créateurs ; que
le Père éternel ne fit point d'embarras pour inventer le
paradis terrestre et son chef-d'œuvre, la belle Eva, et
les lions fauves, et les oiseaux aux mille couleurs, et
toutes les merveilles qui nous émerveillent encore au-
jourd'hui ; que Molière a improvisé la plupart de ses
pièces ; que Shakespeare ruminait Ophélia dans quelque
taverne de Covent-Garden ; que Frans liais, Brouwer et
Jan Steen peignaient inter pocula ; que van Dyck, Ve-
lazquez et Rembrandt ont fait des portraits en'un jour ;
salon de 1865. 215
que George Sand écrit un roman avec plus d'aisance
qu'elle no coudrait une collerette ; quo les vers jaillis-
saient des lèvres d'Alfred de Musset ; qu'Eugène Dela-
croix jetait spontanément sur la toile les magies de sa
couleur; finalement que l'art et la littérature sont faciles
aux vrais artistes, aux vrais littérateurs, aux vrais
poètes. Janin lui-même l'a bien prouvé par une longue
série d'oeuvres vivantes dans les revues et les journaux.
Et s'il a contredit victorieusement lo dernier hémistiche
du célèbre vers de Boileau, il a confirmé en même temps
que la critique est aisée —■ pour les vrais critiques. De-
mandez à Eraste qu'il vous explique cela mieux que
moi, avec son style facile et toujours jeune.
L'Académie des beaux-arts préfère sans doute la pein-
ture difficile, et longtemps elle a repoussé Delacroix,
quand elle accueillait d'emblée M. Flandrin. Heureuse-
ment que le public n'est pas du côté de l'Institut et de
l'art ennuyeux.
Un peintre facile, c'est M. Fromentin, et tout de suite
il a conquis la sympathie publique. En 1861, il exposait
les Courriers kabyles; en 1863, le Bivouac arabe, acheté
par M. Edouard Delessert ; en 1864, le Coup de vent dans
les plaines d'Alfa, acheté par un amateur de Manchester.
Cette année, c'est la Chasse au héron, en Algérie, un
des tableaux le plus universellement admirés, après les
Faneuses de M. Jules Breton.
Le talent de M. Fromentin est léger, adroit, spirituel,
lumineux. Touche vive, dessin expressif, couleur bril-
lante; et toujours le caractère des sujets qu'il représente
et qui, à la vérité, sont toujours presque les mêmes:
des cavaliers arabes dans les divers exercices du sport
salon de 1865. 674
ou dans les aventures de la vie nomade. On les voit, ou
on les devine, tels qu'ils sont là et que M. Fromentin
les a vus lui-môme sous le soleil d'Afrique. Quelquefois
il anime la scène par des effets de nature, le vent ou
l'orage ; cette fois, il peint, outre sa Chasse au héron, un
effet de nuit avec des voleurs qui viennent détacher des
chevaux dans le Sahara algérien : un rayon douteux de
la lune frappe un cheval blanc qui s'effare à leur appro-
che, qui secoue sa crinière et prend sur l'ombre une
grande forme fantastique. C'est très-beau de mouvement
et d'impression.
M. Gustave-Rodolphe Boulanger est à la suite de
M. Fromentin, quand il ne pastiche pas M. Gérôme,
comme dans la Cella frigidaria du dernier Salon, ou
dans Y Atrium de la maison romaine, au Salon de 1861.
Cette année, dans le Cavalier arabe, richement costumé,
regardant un berger debout, enveloppé d'un burnous
blanc, ii cherche Fromentin ; dans lo portrait de Hamdy
bey, il imite M. Gérôme, et l'on peut mémo dire qu'il
l'égale : le petit personnage en burnous bleu tient de la
main droite un sabre et il appuie sa main gauche contre
un mur. Tous les détails sont finement exécutés avec
cette minutie froide et correcte qui étonne dans le ta-
bleau des Ambassadeurs siamois.
Autre imitateur de Fromentin : M. Pasini, né à Bus-
seto, en Italie, et médaillé l'année dernière. Ses Cava-
liers syriens partant pour la chasse au faucon sont re-
produits dans l'Album Bœtzel.
Un maîtro à présent : non pas encore maître Courbet,
dont les écarts épouvantent ma vieille sympathie, mais
M. Meissonier, toujours égal dans ses œuvres, qui attei-
salon de 1865. 217
guent toujours une certaine perfection relative. Pensez
que la foule se presse devant ses deux petits tableaux.
Le meilleur est celui qui représente deux gentilshommes
étalés sur le carreau : Suite d'une querelle de jeu. La
couleur s'harmonise dans une gamme argentée, extrê-
mement fine. On critique seulement la perspective, qui
n'est pas juste, les deux petits personnages, d'une pro-
portion très-différente, paraissant presque sur le même
plan.
L'autre tableau est le portrait de M. Charles Meisso-
nier, fils et élève de maître Ernest Meissonier. La cou-
leur en est un peu rougeâtre, mais tous les accessoires
entourant le petit personnage sont peints avec une déli-
catesse vraiment paternelle.
Meissonier II a fait aussi le portrait de Meissonier Ier.
Le grand peintre de petits tableaux, penché sur une table
de son atelier, dessine quelque chose. Il a d'immenses
bottes à l'écuyère, une culotte de gros velours vert et
une jaquette en fianelle blanche. Le fils a trahi le secret
du père. On ne savait pas que Meissonier eût de si
grandes bottes, pareilles à celles de Napoléon le Grand.
Les rapins assurent que Meissonier doit son succès à ses
hauts talons, et ils sont décidés à ne peindre désormais
qu'en bottes à l'écuyère. La vérité est que Meissonier
aime les chevaux, qu'il en a de fort distingués, qu'il
peut bien avoir eu l'idée de faire quelque croquis en
descendant de cheval, que ce costume aura semblé pit-
toresque, — et voilà sans doute comment Meissonier a
de si belles bottes et un si beau pantalon do velours
vert.
M. Charles Meissonier ressemble un peu à son père
T. II. 13
-ocr page 221-218 salon de i 8G5.
et il faut croire qu'il a comme lui une l'acuité visuelle
très-perspicace. Trop. Supposons qu'on se recule bien
loin d'un personnage, à une distance telle, qu'il paraisse
grand comme la main; supposons qu'il y ait par terre,
à ses pieds, une enveloppe do lettre : n'est-il pas prodi-
gieux qu'on puisse lire l'adresse de celte lettre : A
M. E. Meissonier, membre de l'Institut, à Poissy !
L'avenir n'avait pas besoin de cette affiche pour ap-
prendre que Meissonier est de l'Académie des beaux-
arts. Passe pour les bottes de sept lieues el la culotte de
velours vert. La postérité s'intéresse à tout ce qui peint
les peintres célèbres.
Dans le genre do Meissonier, M. Victor Chavet est
toujours le plus habile, et ses deux tableaux sont char-
mants, surtout un Seigneur de la cour de la reine Elisa-
beth, assis sur un canapé et s'enlevant sur un fond de
lambris rouge.
M. Biaise Desgoffe est aussi un maître, — en son genre
indéfinissable, un peintre unique, parmi les anciens
comme parmi les modernes, une espèce d'orfèvre qui
travaille les métaux et les pierreries, sans la matière
elle-même, et qui les simule par l'artifice do la pein-
ture à les prendre dans sa main. Ce n'est pas ainsi quo
les grands artistes voient les objets, et, pour ma part, je
n'aime pas ces trompe-l'œil. Je préfère le procédé hol-
landais, où les objets de nature morte ne sont pas abs-
traits de l'atmosphère et du milieu de la nature vivante.
Dans un tableau des De Ileem, ce vase posé sur une
console, avec des bijoux, des draperies, des fruits et des
fleurs, fait penser à la jeune Hollandaise qui tout à
l'heure arrangeait ces ornements de la demeure fami-
salon de 1865. 219
liale. La vie humaine se reflète indirectement dans ces
choses d'une essence inférieure. Au contraire, la pein-
ture de M. Desgoffe a ceci de très-singulier, qu'ello est
absolument impersonnelle, détachée de l'homme qui l'a
produite et de l'homme qui la regarde. C'est extraordi-
naire, rare, et par conséquent précieux, quoique ça ne
signifie rien du tout. On en revient toujours à se dire
qu'il vaudrait mieux regarder l'objet lui-même que son
fac-similé. Il n'en est pas ainsi dans toute peinture qui
ajoute à l'objet représenté quelque interprétation ou
quelque impression personnelle.
Un des tableaux do M. Desgoffe, Statuette de marbre,
vase d'agate, étoffes persanes et indiennes, égale ce
qu'il a produit de plus parfait jusqu'ici; il appartient à
M. T. Baltazzi. L'autre, Verre gravé et fruits, apparte-
nant à M. C. Duval, est d'un ton rougeâtre peu distin-
gué. Nous avons déjà remarqué, au Salon de l'année
dernière, que lo règne végétal ne convient plus au ta-
lent de M. Desgoffe, incomparable pour l'imitation du
règne minéral.
Philippe Rousseau va tout au rebours de M. Des-
goffe. Il peint largement les objets inanimés, tels qu'ils
apparaissent dans une certaine combinaison et sous uno
certaine lumière. Il est de la tradition de Chardin pour
les vases et poteries, de Baptiste pour les fleurs, un peu
même de Snyders et des Flamands quand il fait des oi-
seaux ou des animaux. Il a exposé des Verres et des
fruits sur une table, et une espèce de fable intitulée :
Chacun pour soi, intérieur de cuisine, où une chienne
qui nourrit des petits suspendus à ses flancs, mange
avec avidité dans un grand plat.
220 salon de i 8G5.
M. Monginot a également beaucoup d'ampleur dans
l'exécution de ses tableaux décoratifs, richement com-
posés pour éclairer les lambris de quelque grande pièce
d'un château.
M. Thurner, dans un Coin de vigne en Bourgogne,
M. Edouard Muller, dans un coin de champ, avec des
coquelicots et des clochettes parmi les épis de blé, ta-
bleau intitulé : Avant la moisson, se montrent aussi des
peintres bien doués pour la décoration architectonique.
M. Tony Faivre, médaillé et trop vanté l'année dernière,
est assez faible dans son Panneau décoratif avec des
gerbes de fleurs.
Comment donc faire? Nous voulions parcourir ce Sa-
lon vivement, et nous n'avançons point ! Malgré notre
découragement au début, quantité d'artistes nous ont
arrêté par leur talent ou leur célébrité. Il aurait fallu
examiner un peu les tableaux médaillés, par exemple
la Chaste Suzanne, de M. Henner, grand-prix de Rome,
acheté par la maison do l'Empereur ; la Mort de Léan-
dre, par M. Charles Sellier, grand-prix de Rome; V Elé-
gie, de M. Feyen-Perrin, l'auteur de la Grève au Salon
de 1864; et puis la Sapho, de M. Chiffard, grand-prix de
Rome, laquelle reproduit presque Y Angélique, de M. In-
gres, mais tournée un peu de l'autre côté ; et puis, les
Cinq sens, do Schlesinger, espèces de lithographies do
feu Grevedon, transposées en peinture agréable ; et puis
les compositions baroques do M. Yan' Dargent, la Mort
du dernier barde ; de M. Ehrmann, des pêcheurs qui
prennent dans leurs filets parmi des poissons — une si-
rène ! de M. Lambron, une espèce de madone byzan-
tine ; et puis divers tableaux dans le style d'Eugène
salon de 1865. 221
Delacroix: VOthello, do M. Andrieu; le Philippe le Don,
de M. Fauré ; les Hébreux conduits en captivité, de
M. Bellet du Poisat; et puis la Jeune fille tenant un ra-
meau, de M. Anligna ; une malheureuse Antigone, de
M. Bonnat ; les singulières Esclaves antiques, do M. Etex,
le sculpteur; uno petite Diane, très-étrange et très-dis-
tinguée, de M. Emile Levy, grand-prix de Borne, auteur
d'une charmante Idylle au dernier Salon ; et l'excellente
peinture de M. Eugène Beyer, une Famille protestante
en 1686, premier tableau d'une série sur la révocation
do l'édit de Nantes, en dix épisodes, dont M. Beyer a
déjà publié los photographies composant un curieux
album ; et le tableau élégant et maniéré, Jeunesse, par
M. Aubert. grand-prix de Borne, qui risque de doubler
M. Hamon ; et Y Olympia, de M. Manet, qui a fait courir
tout Paris pour voir cette drôle de femme, son bouquet
splendide, sa négresse et son chat noir; les amis de
Manet défient l'auteur des scarabées siamois de peindre
un bouquet aussi lumineux et un chat aussi hoffman-
nesquo. Il y a encore toute uno pléiade de peintres do
genre, spirituels, élégants ou naïfs, depuis M. Toul-
mouche et M. Compte-Calix jusqu'à M. Brion et M. Jundt ;
ceux-là, nous les réservons, avec la brillante pléiade
des paysagistes, avec les peintres de portraits, et d'au-
tres artistes qui échappent à tout essai de classement.
N'aurons-nous pas ensuite les étrangers, si justement
admirés au Salon ?
222 salon de i 8G5.
Si la peinture mythologique et religieuse, la peinture
historique et poétique sont en décadence, il n'en est pas
ainsi de la peinture du paysage. On trouverait facile-
ment au Salon une centaine de paysages qui valent à
peu près ceux des maîtres secondaires des anciennes
écoles. Peut-être même que Delacroix, Decamps.Troyon,
déjà disparus, que Théodore Rousseau, Jules Dupré,
Diaz, qui malheureusement n'ont rien exposé, égalent
parfois, dans certaines œuvres choisies, les maîtres émi-
nents de l'Italie, des Flandres et de la Hollande.
MM. Eugène Isabey, Paul Huet, Cabat, Corot, appar-
tiennent aussi à cette génération des restituteurs du
paysage, et leurs tableaux viennent toujours en première
ligne au Salon.
La grande marine d'Isabey, Naufrage du trois-mâts
VEmilyen 1823, est cependant trop papillotée de touche
et do ton. Ce qui nuit à la peinture de M. Isabey, c'est sa
richesse et son exubérance. Il exécute avec lo même
soubresaut de la brosse et le même brillantisme de co-
loris tous les objets les plus différents, les flots do la
mer ou une draperie do soie, un édifice en marbre ou
les agrès d'un navire, un bout de rocher ou les person-
nages vivants. D'une do ses vagues marines il ferait un
jupon chatoyant à quelque dame do la cour des Valois.
Avec les épaves de son vaisseau naufragé il meublerait
magnifiquement le cabinet d'un de ses antiquaires.il
peint une tête de jeune fille comme il peindrait un bou-
salon de 1865. 223
quet de fleurs, et le moindre accident de terrain comme
un tas de pierreries.
Paul Huet aussi est un peintre très-abondant, mais
plus rassemblé et plus harmonieux dans sa couleur gé-
nérale. Son tableau du Salon carré lui ferait honneur au
Luxembourg en pendant à sa grande scène d'Inondation,
Cabat persiste dans le style sévère qu'il a substitué à
sa première manière agreste. Son tableau intitulé : So-
litude, est ferme et savant, mais noir, monotone et sans
accent sympathique.
C'est Corot qui a le succès du Salon comme paysa-
giste. Croirait-on que ce traître de Corot a fait son petit
tour en Italie? Oui vraiment, il a été voir la couleur du
temps de l'autre côté des Alpes : car il a exposé un Lac
de Nemi et une superbe eau-forte, Souvenir d'Italie. Ce
qu'il y a de curieux, c'est qu'il n'a rapporté des bords
du Tibre et du lac de Nemi que son brouillard habituel
des bords de la Seine. Il irait à Constantinople, qu'il
verrait le Bosphore, en plein midi, sous un voile vapo-
reux dans les tons argentins. Mon ami, ne vous tour-
mentez pas, allez simplement vous promener le matin
au bas Meudon, ou fumer une pipe devant la mare d'Au-
teuil; vous y trouverez la brume encore mieux qu'au
pays ultramontain.
Corot n'a presque jamais fait qu'un seul et môme
paysage, mais il est bon. De ses deux tableaux, placés
face à face dans le Salon carré, l'un près du portrait de
l'Empereur, l'autre près du portrait de la reine d'Es-
pagne, lequel des deux représente le lac de Nemi? Je ne
sais trop : dans l'un et dans l'autre il y a de l'eau, des
massifs de feuillage, et une délicieuse impression d'effet
224 salon de i 8G5.
matinal et de fraîcheur. C'est très-poétique et très-at-
trayant. On objecte que ce sont des espèces d'ébauches,
et les gens positifs voudraient y reconnaître plus dis-
tinctement l'essence des arbres, la forme des branches,
le plan des terrains, et lo reste. Mais il ne s'agit pas de
botanique ou d'arboriculture. Il s'agit d'évoquer chez le
spectateur de ces images subtiles le sentiment qu'il au-
rait à la campagne, par une douce matinée, au bord
d'un lac. Si la peinture de Corot vous donne envie de
vous lover de bonne heure, alors tout est bien.
Français en est, comme Cabat, à une seconde ma-
nière qui s'est tournée vers l'Italie pour produire des
œuvres de style. Est-ce que Ruisdael, est-ce que Rem-
brandt, dans ses paysages, n'ont pas de stylo?
Il y avait autrefois, avant la révolution do 48, un
groupe de paysagistes fabuleux, patronnés par l'Institut,
MM. Aligny, Edouard Berlin, Alexandre Desgoffe et
Paul Flandrin : c'était l'insignifiance mémo. Us se mon-
trent encore, de temps en temps, mais on no les regarde
plus. A-t-on parlé, dans quelque journal, do MM, Paul
Flandrin et Aligny, qui ont pourtant exposé celle année?
Heureusement que M. Cabat et M. Français, avant de se
convertir au paysage classique, avaient aimé et étudié
la nature pour elle-même, et qu'ils apportent, du moins
dans leur nouveau style, une pratique habile et un reste
de sincérité.
Nous n'approuvions guère les Bois sacrés et les Or-
phée do Français, exposés aux derniers Salons; car ce
n'est pas l'intromission de personnages mythologiques
qui peut donner du style à l'image des campagnes.
Qu'on melto dans un bois un dieu païen ou un bûcheron,
salon de 1865. 225
ça ne fait rien à la tournure des arbres, à la couleur des
herbes, ni à l'effet du ciel. Cette fois, sans quitter la
contrée de l'idéal, Français a choisi un sujet réel, les
Nouvelles fouilles de Pompéi, et il a peint un tableau
très-distingué. Pourquoi? Peut-être, tout simplement,
parce qu'au lieu d'un paysage composé, factice, c'est
une vue naturelle. Voir, c'est pouvoir.
M. Français a été voir cette Campanie doublement
'brûlée par la lave et par le soleil. Il a pris un coin do
ce Pompéi où les choses d'il y a deux mille ans repa-
raissent à la lumière. Ah! si dans les tranchées de Paris
on retrouvait des fresques antiques et de la monnaie,
quel encouragement pour les démolisseurs! Le Vésuvo a
du bon, et c'est à lui qu'on doit des exemplaires intacts
de la vie sous l'empire romain. Est-ce quo vraiment on
voit à Pompéi tout ce que M. Français nous montre dans
son tableau? des murailles couvertes de peinture, fraî-
chement dégagées de ces tumuli séculaires, et des ou-
vriers affairés tout autour, et de belles Napolitaines qui
emportent des trouvailles archéologiques, et cette at-
mosphère si doucement harmonieuse qui fait aimer les
ciels de Claude Lorrain?
Nous finirons tous par aller en Italie ; et, quant à moi,
voulant passer par Rome, j'attends seulement que Rome
soit rendue aux Italiens.
Lo tableau de M. Français est peint délicatement et
amoureusement, avec des pénombres fines et transpa-
rentes au premier plan, et une savante dégradation de
lumière jusqu'à l'horizon lointain.
Au temps où Français, après s'être instruit chez Gi-
goux, adhérait au groupe des adorateurs de la forêt de
226 salon de 1865.
Fontainebleau, on remarquait encore, autour de Rous-
seau ci de Diaz, d'autres paysagistes, d'une vaillante
exécution dans le môme sentiment pittoresque : par
exemple Charles Le Roux, qu'on s'étonne de no plus re-
voir aux expositions. C'est chez lui, à sa maison de cam-
pagne en Vendée, que Rousseau peignit la fameuse
Allée de châtaigniers, un chef-d'œuvre, appartenant au-
jourd'hui à M. Worms de Romilly. Charles Le Roux, qui
était un vrai peintre, eut le malheur do se trouver pro-
priétaire considérable dans sa province et d'être élu dé-
puté au Corps législatif. Un bon tableau dure plus long-
temps qu'une loi passagère. Nous ne manquons point
d'hommes pour nous faire la loi, mais nous manquons
de peintres. Même sans quitter sa « toge », Charles Lo
Roux devrait reprendre ses « pinceaux ». Il n'a pas,
d'ailleurs, abandonné complètement la peinture, et nous
avons vu chez lui des tableaux qui marqueraient au
Salon. Peut-être exposera-t il l'année prochaine.
Depuis cette époque, que nous rappelons en passant,
M. François Daubigny, alors égaré dans le paysage ba-
nal, s'est composé une manière assez individuelle avec
un habile mélange de Corot et de Rousseau. Il compte
aujourd'hui parmi les bons paysagistes do l'école mo-
derne. Son Effet de lune sur une triste plaine est très-
hardi et très-juste. C'est le ciel seul qui fait tout le ta-
bleau. De gros nuages moutonneux se pressent autour de
la lune, comme des vagues écumantes dans une mer à
l'envers. Argentés par un pâle rayon, ils se modèlent sur
le fond sourd de la nuit avec une réalité un peu trop
pesante. Des flocons presque impondérables ne devraient
pas avoir cette apparence de lourdeur, qui tient au pro-
salon de 1865. 227
cédé de l'exécution avec des pâtes exagérées. Par de
légers frottis en certaines parties, M. Daubigny eût ob-
tenu sans doute ce mémo effet de lumière vague, mais
encore plus mystérieux et plus poétique.
Son second tableau, le Parc de Saint-CIoud, n'est pas
heureux. Cette nature arrangée à la mode française des
dix-septième et dix-huitième siècles, avec des arbres ré-
gulièrement alignés, avec un appoint de décoration ar-
chitectonique, des bassins bien propres et des eaux
disciplinées, convient moins au talent de M. Daubigny
qu'une nature naturelle, où les arbres et les buissons
poussent comme ils veulent, où l'eau joue à son caprice
sur des bords gazonneux. Il y a des moments où cette
vue des cascades de Saint-CIoud est très-belle cependant
et très-majestueuse : le soir, lorsque de grandes ombres,
allongées do biais, massent ensemble les lignes d'arbres
et los pelouses, couvrent les morceaux décoratifs trop
maniérés et dévorent les détails inutiles. Mais avec une
lumière égale, venant d'en haut, comme dans le tableau
do M. Daubigny, l'effet est vulgaire. Je m'étonnais que
M. Daubigny n'eût pas choisi l'heure propice, lorsque
j'ai lu dans le catalogue que ce tableau est une com-
mande de la Maison de l'Empereur. Il fallait bien faire
1 qportrait de ce palais et de ce parc comme tout le monde
les voit.
M. Pierre Daubigny, fils do François, suit trop res-
pectueusement la manière paternelle. Il devrait voyager
tout seul une ou doux années, et s'abandonner à ses
propres impressions : il en reviendrait affranchi. Son
Effet d'automne, avec des arbres d'or, est largement
peint et d'une belle coloration.
228 SALON DE 1865.
M. Emile Breton s'est fait une individualité à côté de
son frère Jules. Ses paysages ont aussi la sérénité et la
sobriété. Le Soir d'été est très-simple d'aspect : une
mare, un chemin, quelques arbres sur un ciel tran-
quille.
Un des meilleurs paysages du Salon est un autre Soir
d'été, qui a valu très-justement la médaille à M. Blin.
La Sologne, en France, ressemble beaucoup à votre
Campino belge. C'est dans cette Sologne, encore presque
inculte, que M. Blin s'est attardé, après le coucher du
soleil, au bord d'un étang immobile. Premier plan de
terrains en bruyères, un rideau d'arbres sur le ciel. Que
c'est désert et mélancolique 1 Le ton de la peinture est
profond et harmonieux, un peu monochrome, comme le
commande cet effet crépusculaire. Je souhaite, à M. Blin
que son tableau soit acheté pour le Luxembourg.
Dans le Vieux Moulin, à Guildo en Bretagne, l'habi-
leté de l'exécution n'est pas moins notable, mais le site
est vulgaire et l'ensemble manque d'une impression ori-
ginale.
Autre paysagiste médaillé, M. Anastasi : deux vues de
Romo, le Forum, au soleil couchant, et les Bords du
Tibre. C'est sans doute en considération de Rome que
le jury officiel a récompensé M. Anastasi ; car ce Forum
et ce Tibre, avec une fausse lumière et des fonds de
papier peint, ne valent pas certaines œuvres du môme
artiste avant ses escalades du Campidoglio.
Je ne crois pas non plus que le séjour de Rome soit
bien sain pour M. Harpignies : sa Rome vue du mont
Palatin n'a plus les qualités de la Futaie aux corbeaux,
exposée en 1863,
salon de 1865. 229
M. Hanoteau, élève de Gigoux et médaillé l'année
•dernière, a exposé, celte année, un Coin de parc dans le
Nivernais, peinture ample et magistrale, mais un peu
surchargée.
Nous avons beaucoup vanté, au Salon de 1803, les
Femmes fellahs de M. Belly, qui avait déjà obtenu,
en 1861, la médaille de première classo. M. Belly est
très-complexe : il lient à la fois de Troyon, son maître,
de Decamps et de Marilhat, quand il peint l'Orient, et
même de Rousseau. Son Coucher de soleil, à marée
basse, côtes de Normandie, rappelle les puissantes éludes
de Rousseau traduisant cet effet pittoresque du soir,
où la terre reflète encore les derniers feux sombres,
si l'on peut ainsi dire, du soleil qui s'abîme derrière
l'horizon.
M. Brest continue avec succès ses représentations de
fêtes à Constantinople. Dans le Dairam, cérémonie du
baisemain, on voit, sous le péristyle du palais, le sultan
Mahmoud; à gauche, sur la place ombragée de grands
arbres, les gardes et les dignitaires ; à droite, la foule du
peuple. Une demi-teinte ambrée enveloppe toute cette
scène, dont l'ordonnance était difficile. Le second tableau
de M. Brest offre le Débarcadère d'Eyoub, dans la Corne
d'or, à Constantinople.
M. Bercbère s'en tient aussi à ses souvenirs d'Orient.
L'année dernière il nous montrait le Simoun en Arabie
et le Crépuscule en Nubie. Nous avons maintenant deux
vues d'Egypte : Sakhieh, sur les bords du Nil, avec do
grands bœufs tournant une mécanique pour puiser de
l'eau, et le Temple de Rhamsès, à Thèbes.
Autre orientaliste en peinture, M. Charles de Tourne-
-ocr page 233-230 SALON DE 1865.
mine, l'amoureux des flammants roses, aux longues
échasses et au cou flexible. Depuis qu'il a découvert en
Egypte et en Turquie ces grands ibis, d'une élégance si
fantasque dans leurs poses, sur des grèves étincelantcs,
il a renoncé aux canards qui barbotent parmi les joncs
d'une mare. Il peignait autrefois des fermes bretonnes
ou normandes \ il peint maintenant des vues du Nil et
des paysages d'Afrique ou d'Asie. Il a exposé, cette
année, unei?ue conduisant au bazar à Çhabran-el-Kebir
et Sur la route de Marnesia à Smyrne : deux tableaux
très lumineux et très-fins.
Un tableau inondé de soleil, c'est encore la vue de
Provence au moment de la Cueillette des figues, par
M. Rave. Tout, dans cette chaude peinture, est d'un
jauno étrange, original, et pourtant très-vrai, la terre et
lo ciel, les arbres et les personnages.
Le soleil est vraiment admirable d'illuminer avec des
colorations différentes les différentes contrées. Le voici
en Beauce, non plus le terrible soleil d'Egypte, éblouis-
sant comme le cuivre poli, ni le soleil de Provence aux
rayons orangés, mais un soleil blond et tendre, qui ca-
resse et ne brûle point. Quo faire on Beauce, par un bon
soleil du dimanche? On jouo aux quilles, près de son
village. Un jeuno garçon va lancer sa boule; trois autres
garçons assis attendent le coup ; le garde champêtre lui-
même, debout et vu do dos, s'intéresse à la partie. Au
milieu, en avant, une jeune villageoise, montée sur son
âne, cause avec un villageois. Ce Jeu de quilles, par
M. Berthon, est excellent do tout point. La peinture de
mœurs s'y arrange dans le paysage, sans s'élever à la
peinture de caractère comme dans les œuvres de Jules
salon de 1865. 231
Breton et de Millet, mais avec une naïveté spirituelle et
pittoresque.
Adolphe Leleux est depuis longtemps un des maîtres
en ce genre, et la basse Bretagne lui doit toute une série
de fines illustrations. Son grand tableau représente en-
core une kermesse, une assemblée de Bretons breton-
nants sur un champ do fêle, hommes, femmes et enfants ;
il appartient à M. Casimir Périer. M. Edmond Hédouin
a fait souvent des paysanneries dans la manière do son
ami Leleux; il a peint, cette année, un sujet des Pyré-
nées et une Allée des Tuileries.
M. Jacque a exposé sa Pastorale ; M. Jeanron, une
Vue du château d'If, près Marseille, où il dirige l'école
des beaux-arts ; M. Carrier, deux études de forêt, dans le
sentiment de son ami Diaz ; M. Grésy, Avant Vorage, effet
original, avec du ciel sanguinolent; M. Crapelet, un
Site provençal; M. Guillaume, un Souvenir des Pyré-
nées, très-fin ; M. Aguttes, deux vues de Chantilly, assez
fraîches ; M. Lansyer, deux vues do Bretagne, amplement
peintes ; M. Reynart, de Lille, la Guerre dans un marais
révolutionné par des bandes de canards; M. Michel, de
Metz, un Étang avec une fillette qui chasse des oies ;
M. Daliphard, une vuo des bords de la Seine et une vue
de laZuyderzée ; M. Bureau, un groupe de chaumières,
d'une belle couleur; M. Chevandier de Valdrôme, une
vue des environs d'Alger ; M. de la Rocbenoire, de grands
bœufs dans un pâturage de Normandie et un vigoureux
taureau noir: M. Vié, la Sortie du troupeau, la bergère
arrivant de face, à la tête do ses moutons et de ses
chèvres.
M. van Marcke, depuis la mort de Troyon son maître,
-ocr page 235-232 SALON DE 1865.
est un des plus forts pour la peinture des animaux, où.
la chevalière Rosa Bonheur (quels jolis nomsl ) tient la
corde, du moins sur le turf anglais. Troyon avait sur-
tout deux qualités rares, et que la citoyenne Rosa ne
possède pas au même degré : l'ampleur de l'exécution et
l'intensité de la lumière; en quoi il se rapproche d'Al-
bert Cuijp. C'est là ce que cherche aussi M. van Marcke.
Sa Cour normande, avec des bœufs vivement éclairés,
égale presque certains tableaux de Troyon, très-inégal,
comme on sait, dans ses œuvres.
Nous retrouverons d'excellents animaliers (puisque le
mot est fait, — pas bien fait) dans les écoles étrangères
à la France : MM. von Thoren de Vienne, Verwée, Do
Cock, et même la jeune peintresse belge, Mlle Collart,
qui, dit-on, s'est formée toute seule, avec quelques con
seils de M. Chabry de Bordeaux.
M. Chabry lui-même a exposé deux peintures, fortes
et sobres : une Vue des environs de Bordeaux et des
Moutons dans un fossé.
Qui croirait que, malgré la centralisation politique et
administrative, l'art semble maintenant avoir quelque
tendance à se décentraliser? Plusieurs villes ont presque
des écoles indigènes : Bordeaux, Marseille, Lyon, etc.
Nous venons do voir do bons paysagistes, comme M. Mi-
chel, demeurant à Metz; M. Reynart, demeurant à Lille,
d'autres demeurantà Strasbourg, à Nantes, etc., etc. Les
Francs-Comtois ont aussi leur originalité, dont Courbet
fut un peu l'initiateur et le type. M. Bavoux, par
exemple, est un original extrêmement énergique.
Nous avions noté l'année dernière ses Rochers sur le
Doubs. Dans le Saut du Doubs, exposé cette année, il
SALON DE I860.
montre une puissance encore plus extraordinaire. Ima-
ginez une élude peinte d'après nature, sur une toile de
trois mètres, avec des rochers à pic sur un torrent, avec
des coups de lumière qui font scintiller le grès comme
des pierres précieuses. Ce n'est pas un tableau; car en-
coro faut-il qu'un tableau offre quelque ensemble, une
certaine unité, et non pas un fragment détaché de ce qui
lui donne sa signification dans le paysage. M. Bavoux
n'a probablement voulu faire qu'un morceau de roc, le
pied dans l'eau, la tête dans le soleil. C'est fait, et
parfait.
Un autre original, M. Saint-François, a couvert uno
grande toile avec des troncs de pins sans tête, plantés
dru contre une pente do montagne. On n'aperçoit pas la
moindre percée de ciel, ni entre ces colonnes à l'écorce
violàtre, ni dans le haut, ni dans les angles, nulle part.
Cela donne un peu l'impression d'un monument d'ar-
cilecture primitive, de quelque crypte d'un temple in-
dien. La paysanne en jupon rouge, qui descend un sen-
tier abrupte, semble la seule prêtresse de ce sanctuaire
sauvage. C'est très-saisissant et très-baroque. Un second
Intérieur de forêt de pins doit être l'étude pour ce ta-
bleau principal.
M. Appian demeure à Lyon, et il prend ses paysages
dans lo département du Rhône et les départements voi-
sins. Un de ses tableaux représente un petit lac dans un
pays montagneux ; l'autre, un rocher, une mare et une
jeune fille qui lave au bord de l'eau. Il a une légèreté
d'exécution très-singulière et très-attrayante; en cer-
tains endroits, sa toilo est à peine couverte de frottis
sublils; quand il pose des pâtes fermes, on dirait qu'il
233
234 SALON DE 1865.
les égratigne ensuite avec une pointe d'aquafortiste. Sa
peinture a la vivacité et l'esprit do l'eau-forte. Et en
effet, M. Appian est habile à l'eau-forte et il est égale-
ment très-apprécié comme dessinateur au fusain.
M. Chintreuil cherche toujours les effets mélancoli-
ques, je ne sais quelle nature languissante, qui a sa
poésie un peu maladive. N'a-t-on pas surnommé Chin-
treuil le MUlevoye du paysage? 11 n'ose regarder la
campagne que sous des voiles pâles ou sombres, cet
amoureux transi. Il lui faut la lune, le brouillard, ou
quelque accident exceptionnel. Les titres de ses tableaux
correspondent bien à ce qu'il ambitionne d'exprimer :
la Bruine, où l'on devine un château et un parc der-
rière la pluie fine ; les Vapeurs du soir, avec des bandes
claires à l'horizon sous un ciel noir, et des reflets blêmes
sur uno rivière où deux chevaux viennent boire. Cet
effet de soir nous semble préférable à l'effet de bruine,
peint sans nécessité sur une toile énorme, que le brouil-
lard ne suffit pas à remplir.
M. Léopold Desbrosses a exposé un Soleil couchant,
peint dans le même style que son ami, M. Chintreuil.
Mon catalogue contient encore bien des notes sur
quantité do paysagistes, sur MM. Pelouze, Perret, Pe-
zous, à ne chercher que dans une seule lettre do l'al-
phabet, etc.
Mais, des portraits, il faut mentionner aussi ceux qui
ont attiré l'attention. Nous avons cité, en passant, la tête
du portrait de Mme la vicomtesso de Ganey, par M. Ca-
nel ; lo fin petit portrait do M. A. B., par M. Baudry ; lo
grand portrait de femme, par M. Bouguereau; le buste
de Mme deR., par M, Giacomotti ; le charmant portrait
salon de 1866. ' 235
do jeune femme, par M. Vidal ; le ferme portrait de jeune
garçon, par M. Amand Gautier; les portraits-tableaux
de Meissonier père et fils. Il convient de noter mainte-
nant les portraits auxquels le nom des personnages peut
donner un certain intérêt de curiosité : le portrait do
M. le duc do Morny, par M. Roller, qui a fait aussi lo
portrait de l'abbé Dcguerry; les portraits des enfants
de M. de Morny, par M. Merle; plusieurs portraits de
Meyerbeer; un portrait de général, par M. Pincbon,
élève do M. Ingres; le portrait de l'évêque de Soissons,
précieuse tête pour la phrénologie, par M. Fontaine; le
portrait d'un rédacteur du Siècle, M. Anatole delà Forge,
par M. Bonnegrâce, auteur d'un portrait de M. Ravin,
au Salon de 1864, et d'un portrait de Théophile Gau-
tier, exposé dans les galeries du boulevard italien; un
portrait de Mme de Sol ras, comtesse Rattazzi, par
Mme O'Connell ; un portrait de Mlle de Sacy, par M. Bron-
grjiart; les portraits de MM. Whist 1er, Manet, Bracque-
mont, et autres réalistes, dans le tableau intitulé le Toast,
par M. Fantin; le portrait de la vicomtesse de M., par
M. Fauré, l'auteur de Y Eve, qui vient d'être vendue
dans la galerie de M. de Morny; deux bons portraits de
femmes, la comtesse d'A. et la vicomtesse de P., par
M. Alexis Pérignon, etc., etc.
Restent les portraits a propos desquels on pourrait
étudier lo talent du peintre, par exemple celui de M. De-
vinck, président du tribunal do commerce, par M. Ro-
bert Fleury; celui de M. Lefebvre-Duruflé, sénateur, par
M. Gigoux; celui d'une femme en costume de fantaisie
tournant au dix-septième siècle, par Mme Browne ; celui
de Proudhon, par Courbet, etc.
236 SALON DE 1865.
Le portrait par M. Robert Fleury est assez solide, mais
un peu savoyard el vulgaire, comme loute la peinture
du savant académicien, directeur de l'Ecole des beaux-
arts.
Le portrait par Gigoux n'a guère d'attrait, mais je
crois bien tout de même que c'est le portrait le mieux
peint du Salon. L'homme est debout, de grandeur natu-
relle, en costume de sa dignité. La tête et le costume ne
sont pas séduisants, mais l'ensemble de la figure est bien
établi, les jambes sont bien dessinées et portent d'a-
plomb, l'entourage est simple, même un peu terne, mais
harmonieux et juste dans sa sobriété. Il est heureux
pour lo portrait gratifié de la médaille d'honneur qu'on
n'ait pas mis à côté de lui ce portrait, d'ailleurs peu
sympathique. Dans les œuvres de Gigoux, on sent tou-
jours un maître, alors même qu'elles manquent de goût,
de splendeur ou de charme, souvent à cause des sujets
que l'artiste accepte ou se laisse imposer.
Ouvrez les livrets du Salon, vous verrez combien de
peintres, dans des spécialités très-diverses, se sont exer-
cés à leur profession chez Gigoux. Depuis vingt-cinq ans,
il a toujours été entouré d'élèves qui ont bien profité de
ses enseignements, parce qu'il laisse à l'inspiration uno
liberté absolue. Nous ne citerons do l'exposition présente
qu'un portrait de femme, par M. Marquiset, et un pastel,
le Lendemain d'une victoire, par MUo Marie de Keller,
fille de la belle comtesse Keller.
C'est toute une histoire que l'éclosion de ce talent de
la jeune comtesse Keller. Quel âge a-t-elle? Peut-être
seize ans. Elle s'amusait à faire du pastel dans l'atelier
de Gigoux. On la dérange pour aller avec sa noble fa-
salon de 1865. 237
mille, à Nice, visiter la famille impériale, qui allait
perdre le czarewitch. Un soir, à Nice, dans un salon de
l'impératrice, comme la jeune comtesse était toute rê-
veuse à l'angle d'une fenêtro, on lui demande co qu'elle
a, et, en confidence bien basse, elle dit à l'oreille de sa
mère : « Je pense à mon tableau! »
Ce tableau qu'elle voulait faire, et qu'ello fit à son
retour, est le beau pastel, avec figure de grandeur natu-
relle, qu'on voit à l'exposition et qu'on prendrait poUr
l'œuvre d'un pastelliste, — d'un artiste consommé.
Mme Browne, on se le rappelle, vient d'avoir, à la
vente Morny, un succès très-extraordinaire : son petit ta-
bleau, le Catéchisme, vendu 10,000 francs, plus cher que
la merveille de Decamps : le Singe peintre. Mm0 Browne
a du talent sans doulo, une élégance assez franche et
une couleur agréable. Son portrait, au Salon, est attirant
par lo ton des chairs, par le goût de la coiffure, par l'a-
mabilité de la. physionomie. La femme, assise, est vue
de face, la têto tournée presque de profil, un éventail
dans la main droite. Lo dessin des traits est délicat et
distingué ; les bras et les mains sont un peu lourds. Bobe
noire, sur un fond bleuté. La coiffure en hauteur va
bien à celte tête noble et dominatrice par la grâce.
r
Mma Browne a aussi exposé un gentil Ecolier Israélite,
vu à mi-corps, avec une douce demi-teinte sur un visage
bistré.
Eh bien, Courbet? ce portrait de Proudhon, qui de-
vait faire tant de bruit. 11 en a fait. Comment? quoi?
Laissons cela pour un autre jour.
238 SALON DE 1865.
y
11 n'y a plus d'étrangers. Nous sommes tous compa-
triotes. Pour moi, je me sens du même peuple que le
peuple parisien, — que mes amis de Bruxelles et d'Am-
sterdam, de Genève et de Berlin, de Londres et de New-
York. N'y a-t -il pas plus d'affinité entre Français,
Allemands, Hollandais, Belges, Suisses, Anglais, Améri-
cains,ayant les mêmes tendances vers la liberté, la jus-
tice et la vérité, qu'entre deux hommes d'une même na-
tion, s'ils divergent.par leurs aspirations et leurs idées?
La patrie, c'est l'idée. Ubi veritas, ibi patria. Aimez-
vous ce qui est vrai, ce qui est beau? Suffit. Mous
sommes concitoyens de la grande cité do l'avenir.
Nous avons déjà constaté dans les arts cette propen-
sion vers l'universalité. Les différentes écoles nationales,
par suite d'une pénétration réciproque des génies diffé-
rents, cherchent l'expression de sentiments analogues,
souvent dans des styles analogues. Paris, Anvers, La
Haye, Dusseldorf, ont presque réalisé une quadruple
alliance, sur le paragraphe des sujets familiers. Dans la
peinture d'animaux, même rapprochement : MM. Al-
fred Yerwée et de Cock en Belgique, de Haas le Hol-
landais, von Thoren de Vienne, Otto Wober de Berlin,
sont à peu près de la même école que Troyon. En pay-
sage, les maîtres français entraînent tout, sauf quelques
retardataires à la suite do Calame et quelques piyno-
cheurs des bords du Rhin. Dans la peinture mystagogi-
salon ive 1865. 239
quo, religieuse, allégorique et idéale, oh ! alors, c'est
l'Italie qui est maîtresse. Ave, Italia! Aima mater ! —
Faisons une petite prière, comme il convient dans les
cimetières.
Suivant nous et quelques esprits aventureux, l'art du
Midi n'est plus qu'une tradition, très-glorieuse, mais
morte. U a vécu — vixit, et il ne paraît pas qu'il compte
désormais comme vivant, au milieu de la civilisation
toute moderne qui se prépare. Aux expositions univer-
selles de Paris, do Manchester, de Londres, est-ce qu'on
a remarqué la peinture des Italiens et des Espagnols ?
0 les grands et nobles peuples — dans l'histoire !
Quand la peinture française se tourne vers l'Italie, elle
se tourne vers le passé. L'archéologie sans doute est fort
intéressante, mais ce n'est pas l'affaire des artistes, qui
doivent être inventeurs et non compilateurs. L'instinct
de la nouveauté périt chez qui s'enferme au milieu de
ruines. Et la vie, n'est-ce pas le renouveau?
Ces œuvres de peintres étrangers, qui balancent pres-
que, aux Salons de Paris, l'école française, et qui lui
disputent les médailles et les récompenses, commencent
à émouvoir certains bons Français, absolument comme
le progrès de l'industrie artistique en Angleterre, provo-
qué surtout par le musée de South-Kensington el ses
succursales, inquiète les hauts fabricants.
L'autre jour, au palais des Champs-Elysées, quelqu'un
me disait :
— J'ai envie de publier, en toute bonne intention, un
article sur les conditions actuelles do l'art français, qui
risquent de le conduire à une infériorité relative.
— Bah ! et vous savez à quoi tient ce danger?
-ocr page 243-240 SALON DE 1865.
— Le danger est dans les mœurs...
— Ah, ah, ah! Il faudrait donc réformer les mœurs!
Mais, mon cher, vous tombez dans la politique...
Et j'avoue que jo me suis permis de rire à la barbe
de ce réformateur bénévole. Sans doute ce sont les
idées qui inspirent les arts d'un peuple et d'une époque,
mais les arts réagissent aussi sur la formation des mœurs,
et peut-être dépendrait-il des artistes de prendre un peu
les devants et de se soustraire eux-mêmes aux influences
délétères. La France d'ailleurs n'est pas encore distan-
cée, et quelque chance imprévue peut détourner le péril.
Il faut .ajouter que beaucoup d'artistes étrangers,
parmi les plus renommés, ont complété leur éducation
et développé leur goûta Paris même. MM. Knaus, An-
dré Achenbach, Schreyer, von Thoren, Schonck, Otto
Weber, Heilbuth, et autres médaillés ou décorés, ont
demeuré ou demeurent encore à Paris, ainsi que M. Win-
terhalter, Alfred Stevens, Willems, presque naturalisés
Fiançais. L'Allemagne a M. do Kaulbach, c'est vrai, et
une demi-douzaine de maîtres germaniques. Vous avez
Leys et une demi-douzaine do jeunes peintres bien fla-
mands ; jo ne parle pas de Gallait, qui s'est formé à
Paris, ni de ce grand et singulier Wiertz que vous venez
de perdre. L'Angleterre a sa pléiade brillante, qui se
conline dans son île, malheureusement pour nous autres
du continent. Mais, sans parler de cette génération illus-
tre qui vient de tomber en si peu d'années, Delacroix,
Decamps, Ary Schei'fer, Horace Vernet, Paul Delaroche,
Camille Roqueplan, Marilhat, Troyon, la France ce-
pendant compte encore à elle seule autant d'artistes
classés au premier rang que les autres pays de l'Eu-
salon de '1865. 260
rope tous ensemble. M, Ingres et Meissonier peuvent con-
Ire-balancer M. de Kaulbach. En paysagistes, l'école
de Fontainebleau surpasse assurément celle de Dussel-
dorf. Je laisse une foule de vrais bons peintres, depuis
Couture jusqu'à Millet, Courbet, Breton, Doré, et tous
les artistes à la mode, depuis MM. Cabanel et Gérôme
jusqu'à M. Chaplin. La liste des peintres français dont
les œuvres ont une valeur reconnue et cotée serait lon-
gue et sans doute très-rassurante pour les Patriotes qui
craignent la rivalité étrangère.
Donc, nous n'avons point d'Anglais au Salon, si ce
n'est M. Whistler, qui est Américain, et quelques jeunes
étudiants qui ont passé la Manche pour expérimenter les
écoles de Paris ou de Dusseldorf; point d'Italiens aper-
cevables, si ce n'est M. Yannutelli, médaillé l'année
dernière pour son tableau appartenant à Mme la prin-
cesse Mathilde; point d'Espagnols à citer, si ce n'est un
élève de l'Académie des beaux-arts de Madrid, M. Gis-
bert, à cause de la médaille que lo jury lui a décernée ;
M. Rico, l'auteur d'un paysage très-lumineux, avec une
rangée de laveuses, vues de dos, au bord d'un étang;
M. Gisbert et M. Rico habitent Paris; et M. Bernardo
Ferrandiz, un vrai Espagnol, habitant Valence, quoique
nous le soupçonnions d'avoir fréquenté Paris, puisque
le livret consigne qu'il est élève do Francisco Martinez —
et de Duret. Il y avait beaucoup de caractère el d'esprit
danssontableau du Salon de 1864,1e Tribunal des eaux de
Vcdence en 1800. Cette année M. Ferrandiz a encore ex-
posé deux sujets de mœurs valencianes! Quant à M. Zo,
que tout lo monde prend pour un Espagnol, il est sim-
plement Gascon, de Bayonne, et il demeure faubourg
242 salon de 4865.'
Saint-Denis. Ça ne l'empêcherait point d'être Yelazquez,
si la Providence l'eût permis. Il a d'ailleurs du talent et"
il lient de l'atelier de M. Coulure une touche large et
une lumière épanouie.
De Russes, il n'en manque pas; c'est un peuple neuf
et qui ambitionne la civilisation; aussi viennent-ils,
quand ils peuvent, habiter Paris ; il y fait plus chaud
qu'à Saint-Pétersbourg ou à Moscou : par exemple
M. Swerthkow, qui peint, rue Fonlaine-Saint-Georges,
des Voyageurs russes, décoré en 1863 pour des tableaux
que nous avons signalés; M. Frolof, élève de Jules Du-
pré, et dont nous avons eu occasion de parler au dernier
Salon ; M, Aivasovski, décoré en 1857, je ne sais pour-
quoi^!. Boricza Tomachevski, élève de M. Bruni, un
professeur italien très-influent à Saint-Pétersbourg et
attaché au musée de l'Ermitage ; M. Jacoby, élève de
l'Académie de Saint-Pétersbourg, et qui peint les mœurs
russes. On pourrait noter beaucoup de paysagistes : le
portrait et le paysage excitent les débuts des artistes en
herbe. N'est-ce pas par un portrait de femme, tracé sur
un mur, qu'est censée commencer la tradition de l'art?
Je ne sais si César, qui, dans ses Commentaires, vante
le courage des Belges, les trouva déjà forts en peinture ;
toujours est-il qu'on peignait assez bien dans les Flan-
dres au quinzième siècle, du temps des van Eyck, et
que la mode ne s'en est jamais absolument perdue, sauf
éclipses, comme il arrive à toutes les choses lumineuses.
Deux grands siècles, le quinzième et le dix-septième,
quelques grands artistes intermédiaires entre ces deux
phases privilégiées, c'est déjà trois bons points sur la
carte de l'histoire do l'art j et, ma foi, peut-être qu'au-
salon de '1865. 260
jourd'hui les peintres belges, avec les français, tien-
nent en Europe le premier rang.
Cet original de Wiertz, ce puissant artiste, que j'ai
connu de près à Bruxelles, me revient dans le cœur et
dans les yeux avec ses allégories gigantesques, étran-
gères au paganisme et au catholicisme, élucubrations
hardies, et peut-être trop fantasques, d'un esprit impré- ■
gné des pensées neuves. C'est celui-là qui se riait do
Vidéo,l malingre des esthéticiens patentés en France 1 Le
vaillant homme que c'était, et la belle tête quïi avait!
Lui aussi peut aller de pair avec Kaulbach et Corné-
lius.
Leys restera comme un historien fidèle des vieilles
mœurs civiques, et à la chronique d'autrefois il ajoute
même une interprétation clairvoyante, qui est comme le
jugement porté sur les aïeux par les modernes.
Gallait est un peintre consommé, et qui peut faire de
vastes compositions, agencées avec la science et la splen-
deur des maîtres de la peinture historique ; art bien rare
en Europe à présent, et dont Y Abdication de Cliarles-
Quint, à Bruxelles, est un noble exemplaire.
M. Madou a autant do finesse caustique, de wit,
comme disent les Anglais, que les peintres de genre en
Angleterre, supérieurs, sous ce rapport, aux Français
spirituels et aux Allemands observateurs. Et quant à la
peinture familière, choisie dans un milieu élégant, je
ne crois pas qu'Alfred Stevens ait do rival à craindre
parmi les artistes contemporains; car, à des qualités
exquises de praticien, il joint le charme et la dis-
tinction.
Voilà des maîtres bien différents, et qui suffiraient à
-ocr page 247-244 SALON DE 1865.
illustrer une école. Mais nous n'avons à examiner ici
que les exposants au Salon do 1865, et c'est assez.
M. Alma-Tadema est peut-être celui qui a eu le plus
de succès avec sa Frédêgonde et ses Femmes gallo-ro-
maines, tableaux archéologiques, il est vrai, et qui né-
cessitent « la transcription de plusieurs pages d'histoire
pour en expliquer le sujet. » Cette histoire de Frédé-
gonde et de Pretextatus, on peut la lire dans l'article du
journal le Temps, par M. C. de Sault dont la sympathie
est toujours acquise aux œuvres de science et de style.
Frédégonde, vue de profil, est assise près du lit de l'évê-
que mourant. Le critique du Temps a très-bien décrit
celte figure fatale, profondément caractérisée dans la
peinture de M. Tadoma : « Ce profil majestueux el fin,
ce nez, ces lèvres aiguës qui frémissent d'un sourire fé-
roce, cet œil baissé, ces délicates mains félines qui se
jouent avec les longues tresses blondes échappées du
voile do la reine, cette attitude immobile, colle physio-
nomie impassible, el jusqu'aux plis du vêtement, tout
révèle Frédégonde et ne peut appartenir qu'à elle ;
c'est sa beauté éclatante et dure, fascinatrice et mé-
chante, etc. »
La Frédégonde est un vrai tableau historique, et même
un peu littéraire, une composition qui obtiendrait le
prix à l'Académie des inscriptions. Les Femmes gallo-
romaines font seulement pendant à quelque fragment de
bas-relief découvert dans les ruines d'un castel des
premiers siècles : une brune et une blonde, accoudées
sur un balcon, la blonde avançant son bras nu el indi-
quant de sa main allongée quelque chose en bas. Fond
ie feuillage sombre. Aussi les bustes el les têtes se mo-
salon de '1865. 260
dèlent-ils en ferme saillie, et lo bras de la blonde est
étonnant de réalité.
En passant de l'Egypte à la Gaule, M. Alma-Tadema
a dû atténuer déjà son archaïsme d'exécution, justifié
certainement par de tels sujets, mais qui peut-être fati-
guerait bientôt la curiosité, attirée d'abord par cette
manière érudite et patiente. Excellentes études prélimi-
naires pour un artiste sérieux, et qui aiguisent l'intelli-
gence en même temps qu'elles rompent à la pratique.
Mais il ne faut point s'y confiner.
Nous nous souvenons d'avoir suivi avec intérêt
M. Tissot dans la série de tableaux qu'il peignit d'abord
en s'inspirant du stylo do Leys, et de lui avoir conseillé
de se retourner directement vers la nature, sans l'inter-
médiaire d'un attirail des époques passées. M. Tissot,
l'an dernier, fit ses Femmes vertes, un tableau moderne,
très-original. Il me semble que si M. Tadema se ris-
quait maintenant dans un sujet dégagé d'érudition, bien
franc de caractère, et le forçant à peindre tout d'après
la nature vivante, il produirait certainement quelque
œuvre très-forte et très-impressionnante.
Nous prêchons peut-être avec trop d'insistance cette
espèce de naturalisme à des artistes qui ont su révéler
du talent par des manières plus ou moins maniérées.
Mais l'histoire prouve qu'aux époques troublées comme
la nôtre, c'est par l'étude directe de la nature que l'art
s'est toujours régénéré : en Italie, avec Giolto, Massac-
cio, Léonard, Titien ; dans le Nord, avec les van Eyck,
Durer, Rubens, Rembrandt, qui furent tous des natu-
ralistes passionnés. N'est-ce pas aussi l'étude et l'amour
de la nature qui, de nos jours, ont restitué le paysage ?
246 SALON DE 1865.
Pour faire les solennels et tristes paysages du Guas-
pre, il fallait de l'érudition, il fallait consulter Pline et
les vieux auteurs, avoir sous la main des tronçons anti-
ques, dos modèles de temples, de tombeaux ou de fon-
taines, extorqués à des ruines séculaires, et combiner
tout ce bric-à-brac dans une nature conventionnelle, dé-
naturée. Tout à coup des rapins qui s'appelaient Rous-
seau, Diaz et autres, ennuyés de pasticher des Arcadies,
dans l'atelier de M. Bidault et des professeurs académi-
ques, s'en vont peindre en pleine forêt et en pleine cam-
pagne. Le paysage est retrouvé tout simplement dans les
bois !
La fureur archéologique et mythologique avait en-
vahi jusqu'à la peinture d'animaux. Pour peindre une
vache, il fallait savoir à fond la fable d'Io, de Jupiter,
de Mercure et d'Argus, et même du taon qui piqua la
belle génisse, maîtresse du maître des dieux et patronne
de la mer Ionienne. Rubens et Jordaens, comme les au-
tres, ont fait des vaches lo, d'ailleurs plus flamandes
que grecques. Les Flamands d'aujourd'hui ont oublié
ces belles allégories, si morales et si chères à l'idéal
poétique. N'est-il pas regrettable qu'Alfred Yerwée ot
Xavier do Cock nous montrent grossièrement des vaches
dans un pré avec quelque petit pâtre, ignorant de Jupi-
ter ? Où allons-nous ?
M. Alfred Yerwée a exposé le Verger et la Ferme rose.
Pour lui, lo paysage n'est que l'accessoire des animaux,
le fond sur lequel il charpente ses héros tranquilles.
Dans le Verger, quelques belles vaches marquent en
blanc, en rouge ou en noir, sur l'émeraude du pâturage
planté d'arbres fruitiers dont les branchages sont coupés
salon de '1865. 260
en haut par la bordure. Dans la Ferme rose, c'est un
mur teinté de laque, qui enclôt la prairie derrière les
broussailles au dernier plan. L'effet général de ces deux
peintures est très-juste, très-harmonieux, reposant
comme l'aspect de la nature même. Les animaux sont
dessinés et structurés avec cette solidité précise qu'on
admirait dans Y Attelage flamand, médaillé au Salon
de 1864.
Les «fermes roses;) sont assez communes en Belgi-
que, où, pour éviter l'éblouissement que causent les
murailles blanches, on donne souvent au mortier une
nuance tournant à la brique. Ces échappées roses entre
les feuillages verts vont à merveille dans le paysage,
mais elles surprennent d'abord et semblent un peu arbi-
traires. J'ai été moi-même assez étonné, l'autre fois, à
Bruxelles, devant une large étude de cours rustique,
dont le fond occupant toute la toile était un pan de mur
rosaire, sur lequel se silhouettaient les instruments et
ustensiles de la forme, des coqs et des canards, et les
confortables animaux avec lesquels on fait des jambons
d'Ardcnnes. C'était la première peinture que je voyais
d'une jeune demoiselle do seize ans, Mlle Marie Collart,
artiste par la grâce de Dieu, comme elle aurait pu naîtro
princesse ou souveraine d'un royaume quelconque. Le
lendemain, dans la collection la plus distinguée de
Bruxelles, voilà que je rencontre une vache noire,
échappée d'un des troupeaux de Troyon. — Oh ! qui a
fait cela? — M1,c Marie Collart. Seize ans.
Il faut donc que la peinture ne soit pas très-difficile,
quand on est vraiment peintre.
Cette vache noire, appartenant à M. J. van Praet,
-ocr page 251-salon de 1865. 248
ministre de la maison du roi des Belges, a été envoyée
au Salon avec un autre tableau. Personne, sans le cata-
logue, n'eût deviné qu'elle était peinte par une femme,
— par une main d'enfant.
Le second tableau est encore plus vigoureux d'exécu-
tion ; il a été fait, je pense, d'après l'étude à fond rosâ-
tre que j'ai vue à Bruxelles, mais en y ajoutant une
figure de paysanne qui, avec un long râteau, traîne du
fumier dans la cour ; aussi est-il intitulé : une Fille de
ferme. Les animaux et les oiseaux sont les mêmes, et
dans le mur s'ouvre une porte d'étable. La rude fille
que celte paysanne aux bras musculeux, et comme elle
travaille sans crainte de salir ses sabots ! Les mélanco-
liques faneuses de Breton n'en feraient pas autant. Est-
ce que MUe Collart serait élève du terrible Courbet; elle
a presque la même énergie que Courbet et le même
sans-souci du charme et de l'élégance ; c'est singulier
pour une jeune bourgeoise. Mais non, elle n'a jamais eu
de maître, et seulement elle a regardé peindre M. Cha-
bry, le paysagiste. Sans doute aussi qu'elle aura vu
dans les expositions de Bruxelles des tableaux de Troyon,
do Courbet et de Millet.
On n'ose pas donner de conseils à un jeune talent si
spontané et si ferme. On pourrait cependant lui dire
qu'à côté du caractère, il y a dans la nature—la beauté.
M. Xavier de Cock fait pendant à M. Alfred Verwée ;
il a même plus de fraîcheur dans le ton, plus de sou-
plesse dans la brosse, mais ses animaux ne sont pas
si exactement modelés. Il n'a exposé qu'un seul tableau
excellent : une prairie avec vacho noire debout et une
vache fauve couchée. En avant, trois petites pastourelles
salon de '1865. 260
assises sur l'herbe. Beau ciel gris sur ce vert pâturage
qui s'étend jusqu'à l'horizon. Très-bien joué avec ces
deux notes dominantes : du gris et du vert.
Les paysages de M. César de Cock sont très-lumineux;
le rayon pique bien entre les guipures des arbres. C'est
gai et très-nature. Mais le ciel est trop savoureux et pas
assez simple.
M. do Schampheleer possède aussi la qualité de la
lumière. Dans sa Matinée d'aulomme circule une douce
poésie : qu'y a-t-il ? Rien d'extraordinaire : un pré, un
ruisseau, des vaches, quelques chênes; derrière le voile
de la brume on devine le clocher du village. L'autre ta-
bleau, plus grand, est juste d'effet, mais un peu vide.
M. Tscharner sent vivement la nature et il enexprimo
le caractère avec une certaine émotion communicative.
Il a bien reproduit la*Campine dans un paysage sobre et
mélancolique : des terrains plats et monotones, des
nuages lourds et plombés. La figure du berger, se dres-
sant sur le ciel, prend une importance sculpturale, mal-
gré sa petite proportion ; lo galbe en est un peu vul-
gaire malheureusement.
M. de Beughom a exposé un bon paysage : le Vieil
Escaut ; M. Boulanger, uno bonne étude à'Automne,
M. Jules Goethals, une vue prise à Rhodes; M. Pape-
leu, deux vues d'Italie ; M. Bohm, une vue de Flandre ;
M. van Moer, un bel Intérieur d'église, en Portugal.
Le grand tableau de M. Eugène Smits, Roma, a eu
la chance d'être placé dans le Salon carré, au-dessus du
faible portrait de M. Cabanel ; on l'eût remarqué par-
tout ailleurs ; mais le voisinage d'une peinture vitreuse
lui a donné un aspect magistral. M. Smits a de la force
250 SALON DE 1865.
et de l'élégance; plusieurs de ses figures sont bien tour-
nées, par exemple la jeune Romaine qui porte un pa-
nier d'oranges, et la fillette à cheveux noirs et vue de dos,
qui monte un escalier. Peut-être ce sujet n'exigeait-il pas
une si vaste toile, mais M. Smits a d'autant mieux
prouvé qu'il pouvait se lancer dans la grande peinture.
Un des meilleurs portraits du Salon est assurément le
portrait de femme, par M. de Winne ; elle est assise et
vue de trois quarts, les deux mains tenant un éventail.
Chevelure noire, robe blanche, décolletée. Pour fond,
une tenture jaunâtre, qui contrarie lestons bistrés delà
peau : un fond vert eût été plus harmonieux. Le mérite
de cette peinture est la simplicité de l'ordonnance et
pour ainsi dire une chasteté qui n'exclut pas la séduction.
M. de Jonghe se rapproche assez de M. Willems. Son
tableau intitulé : Causerie intime est finement peint, et
la tête d'une des jeunes causeuses est spirituelle et jolie.
M. Baugniet tient aussi à ce groupe de peintres des
mœurs bourgeoises. Dans la scène d'intérieur, où une
jeune femme en robe noire est assise près d'une table à
tapis rouge, les étoffes et les accessoires sont exécutés
avec un soin délicat.
M. Bource participe à la fois de Breton et d'Israels. 11
a, comme eux, une sorte de respect naïf pour les classes
laborieuses, qu'il adopte de préférence, marins et pê-
cheurs. L'année dernière, c'étaient de grandes et belles
paysannes revenant du bord de la mer ; cette année,
c'est une famille de pêcheurs, l'homme, la femme et leur
jeune garçon, descendant du village pour monter en
barque sur une côte hollandaise.
M. van Hove a peint aussi des Filles de pêcheurs ;
-ocr page 254-salon de '1865. 260
M. Louis Dubois, une Liseuse ; M. Verlal, une Madone ;
M. delaCharlerie, une Marie-Antoinette. Le choix do ces
deux derniers sujets, une vierge et une reine, ne semble
pas avoir aussi bien réussi que des sujets moins ambitieux.
Avec M. Robie, il ne s'agit que des moineaux francs,
vulgairement dits pierrots, bien que les tableaux soient
intitulés : le Massacre des innocents et la Terre promise.
Ces pierrots, terribles et charmants, dévorent des hanne-
tons et des insectes sous la feuillée. De l'esprit, du na-
turel, de la couleur et de la lumière attirent devant ces
peintures, qui amuseraient dans une petite maison de la
campagne.
Moins nombreuse au Salon que l'école belge, l'école
hollandaise y montre cependant une douzaine de bons
peintres, dont quelques-uns demeurent en Belgique, ou
même à Paris. Ainsi, MM. Roelofs et de Ilaas habitent
Bruxelles, MM. Jongkind et Kuytenbrouwer habitent
Paris.
M. Roelofs conserve à ses paysages absolument le ca-
ractère de la Hollande, sans y ajouter aucun caprice
personnel. Il est sincère comme un véritable amoureux.
Il a toujours dans l'œil et dans le cœur l'imago de sa
chère patrie. Jamais il n'a vu sur la terre autre chose
que des canaux, des pâturages et des moulins à vent.
Vous allez do Dordrecht à Rotterdam en steamer, de
Rotterdam à Amsterdam en railway, vous regardez de
dessus le pont de votre baleau ou par la portière de votre
wagon, et toujours vous voyez de l'eau, de l'herbe et
des moulins. Cette partie de la Hollande est tout à fait
homfogène, monotone dans le sens coloriste du mot,
mais non pas ennuyeuse ; très-gaie, au contraire, dans
252 SALON DE 1865.
sa franche harmonie de trois tons qui se fondent en un
seul, indéfinissable : eau, ciel et verdure. Aussi les an-
ciens peintres hollandais, surtout les primitifs, tels que
Esaias van de Velde, Jan van Goien, Salomon van Ruis-
dael, Pieter Molijn, van Croos et bien d'autres sont-ils
presque monochromes dans une dominante blonde ou
olivâtre. Il n'y a pas do meilleur enseignement que la
vue du paysage hollandais pour faire comprendre l'unité
de la coloration. Les tapoteurs, papilloteurs et tapageurs
de la peinture devraient aller par là se reposer le regard
et apprendre à tranquilliser leurs effets.
Roelofs a donc fait un Moulin dans les Polders, assez
grand tableau, largement brossé, avec — un moulin,
une bande de terre et un ciel. Voilà tout, mais c'est
complet en ce que c'est.
M. de Haas a fait une prairie hollandaise etune/Za/te
d'ânes dans les Flandres. Ce dernier tableau compte
parmi ses meilleurs, qui sont déjà classés dans les col-
lections distinguées.
Martinus Kuytenbrouwer a exposé un paysage et un
portrait du célèbre Vermout, de grandeur naturelle.
Hélas 1 Vermout est déjà distancé par Gladiateur, dont
le portrait eût été couvert de bouquets et de couronnes.
Martinus le fera sans doute, et nous comptons sur lui
pour transmettre à la postérité les images glorieuses de
ces vainqueurs qui aideront à résoudre les questions in-
ternationales à la course. Martinus est un peintre sérieu-
sement sportsmanesque, et jo crois qu'il vient de pren-
dre un atelier dans les Champs-Elysées, pour arrêter au
passage les héros du turf et du bois. *
M, Jongkind est extrêmement fantasque et ce n'est
-ocr page 256-salon de 1865* 253
pas un malheur. Il sabre sa peinture avec un entrain
poétique et il obtient des effets imprévus et merveilleux.
Ses tableaux et ses eaux-fortes sont toujours vivement
appréciés par les artistes.
Un pur Hollandais, c'est M. Springer, d'Amsterdam.
Il est un peu sec dans sa Vue de la ville de Kampen. Son
défaut est qu'il exécute tout avec la môme précision et
avec les mômes procédés, peignant presque les- nuages
du ciel comme les pavésde la rue et les personnages
comme des fragments d'architecture. Il n'a pas la sou-
plesse, le moelleux, la variété de quelques-uns de ses com-
patriotes d'autrefois, surtout du Delftsehe van der Meer
dans ses intérieurs de ville, aussi tins et plus forts que
ceux de van der Heyden. C'est à M. Springer qu'on doit le
beau dessin de la maison de Hembrandt, gravé dans le livre
deM.Schellema,dont il se prépare une nouvelle édition.
M. Weissenbruch, de la Haye, avait commencé aussi
par des intérieurs de ville, fermement peints, et même
un peu durs. Cette année il expose un bon paysage : Au
bord d'une rivière.
M. Bisschop, de Leuwaarden en Frise, a soutenu
dignement la concurrence avec l'école de Dusseldorf
et les autres peintres de genre. Il y a beaucoup de
sérieux, et môme du caractère, dans son Départ pour un
baptême à Stinloopen ; les deux femmes frisonnes s'enlè-
vent sur un mur blanc, effet qui donne tant d'attrait et
d'originalité à certains tableaux des anciens Hollandais,
((nos maîtres» à tous dans la peinture familière. Sa vieille
Pêcheuse de Scheveningen, buste de grandeur naturelle,
largement peint dans la manière heurtée d'Israels, est
d'un ton noir et lourd. Pour sauver la vulgarité et la lai-
T. II, 15
>
-ocr page 257-254 SALON DE 1865.
deur de ce type, il eût fallu je ne sais quel heureux
caprice de coloris et de lumière.
Les compatriotes des De Heem, de Rachel Ruijsch et
de van Huijsum pourraient se dispenser de venir étudier
à Lyon la peinture des fleurs. Une fleuriste de la Haye,
M1Ie Alida Stolk, « élève de Saint-Jean, » a, d'après quel-
ques vers de Lamartine, arrangé une composition assez
prétentieuse, avec uno statue, divers accessoires et des
fleurs : Pensée près de la tombe d'un enfant. Les fleurs
sont légères, fraîches, et lumineuses.
Il y aurait encore à citer plusieurs paysagistes hollan-
dais, qui conservent une certaine individualité entre les
paysagistes do la France et ceux de l'Allemagne. Mais il
est temps de remonter le Rhin jusqu'à Dusseldorf, où
nous rencontrerons d'abord les deux frères Achenbach.
M. André Achenbach est classé au premier rang dans
les collections de peinture moderne, et ses tableaux so
vendent très-cher. Sa manière, cependant, est critiqua-
ble sur deux points essentiels.
Devant ses paysages, on sent tout de suite un compo-
siteur savant, ambitieux de style et de noblesse, rumi-
nant des théories sur les grandeurs et les drames de la
nature. Il fait penser à un homme qui monterait sur des
échasses pour attraper des aigle^.
Je me rappelle avoir voyagé en bateau à vapeur sur
le Rhin avec une bande de peintres de Dusseldorf. Il
faisait froid le matin sur le pont. Un d'eux, un jeuno
maître à longue chevelure blonde, dans le style de maître
Albrecht Durer, de Nûrenberg, s'était drapé d'une de ces
grosses couvertures de voyage, fabriquées en Allemagne,
où s'étalent des sujets comme sur les anciennes tapisse-
salon de 1865* 255
ries et sur les descentes de lits que foulent les pieds de
la bourgeoisie. Sa vaste couverture, traînant en queue
derrière lui, représentait un tigre, de grandeur naturelle,
qui avait l'air de s'être agriffé à ses épaules, comme lo
vautour aux flancs de Prométhôe. Lui, quand on passait
en vue de quelques « sept collines, » faisait des gestes
admirables, montrant, d'un bras roide et dominateur,
ces aspects d'un paysage idéal et les expliquant à ses
acolytes. Moi, je m'arrangeais pour le regarder de dos,
avec son tigre en blason sur champ do sable, et je
regrettais de perdre parfois certaines de ses phrases alle-
mandes que leur sublimité sans doute m'empêchait de
comprendre. Car je suis un homme simple et je ne sym-
pathise guère avec les espèces qui s'enflent pour imiter
la grandeur et la force. J'aimerais mieux faire en paysage
le moindre petit buisson surpris d'après nature que le
plus magnifique pastiche de Claude Lorrain.
La seconde critique à faire à M. André Achenbach,
après cette prétention à grandir et à dramatiser outre
mesure lo paysage, est l'uniformité de son exécution, trop .
châtiée partout, sans abandon et sans cette flamme qui
illumine ce qu'il faut voir dans un tableau.
Je n'ai pas l'honneur de connaître M. André Achenbach,
très-estirné par plusieurs de mes amis allemands, et,
après ces réserves, je constate cordialement quejeconnais
de lui des chefs-d'œuvre, quand il a peint d'inspiration,
d'après nature, et spécialement que sa Marine du Salon
est comparable à celles des anciens maîtres du Nord : à
droite, une jetée avec des estacades, un phare. Des
marins regardent la mer furieuse qui bat les pilotis. Un
peu à gauche, une barque de pêcheur, soulevée par la
250 salon dé 1865.
vague. Ciel tempétueux. Bel effet, terrible, juste et poé-
tique.
M. Oswald Aclienbach montre aussi deux tableaux
très-habiles : la Cascade de Tivoli, dans un ton roux,
harmonieux, et une Fête à Jenazano, intérieur de ville,
avec beaucoup de personnages ; vif effet de lumière, qui
papillote un peu.
Après M. Schreyer, l'autçur de la Charge d'artillerie,
récompensée par une médaille, après M. Schlesinger,
dont les Cinq Sens ont été achetés par l'Empereur, après
M. André Achenbach, le peintre allemand qui a le plus
marqué au Salon est M. von Thoren, également médaillé.
Voleurs de bœufs et Voleurs de chevaux, en Hongrie, ce
sont les titres de ces deux pendants, très-mouvementés,
très-harmonieux dans des gris sourds et transparents !
Depuis la mort do Troyon, M. von Thoren est peut-être
le meilleur peintre de l'Europe pour représenter les
animaux.
M. Otto Weber le suit d'assez près. Il a exposé un sujet
. écossais et un sujet breton. La dernière livraison de
l'Album des aquafortistes, publié par MM. Cadart et
Luquet, contient de M. Weber un chef-d'œuvre : trois
r
bœufs dans un paysage d'Ecosse.
Pour ma part, je n'apprécie guère les moutons de
M. Schenck, qui lui ont aussi valu la médaille. Les
moutons ne sont pas si bêtes qu'on croit, et il n'est pas
défendu d'avoir de l'esprit en les peignant.
J'aime mieux M. Brendel, qui s'est formé d'après les
troupeaux de maître Charles Jacque, berger à Barbizon,
près Fontainebleau.
Pour les tableaux de genre, il faudrait citer vingt
-ocr page 260-salon de 1865* 257
peintres de Dusseldorf, depuis M. Charles Hubner, un
des maîtres de l'école; et les petites comédies du clergé
romain par M. Heilbuth ; et quelques peintres suisses,
comme M. Vautier et M. Anker, qui se rattachent à
l'école rhénane. Nous signalerons seulement un tableau
que la critique semble avoir oublié : une Visite, par
M. Becker, de Berlin. Une jeune femme en peignoir
flottant de soie lilas à grandes raies frappe discrètement
à une porte de chambre. A gauche, un fauteuil5 à droite,
une console. Elle ne vient pas de loin, de quelque
chambre voisine; où va-t-elle et que veut-elle ? Elle est
charmante : on lui ouvrira. C'est délicat, harmonieux et
très-bien peint, un peu dans la manière d'Alfred Stevens.
Je ne crois pas que la critique ait parlé non plus de
M. Scholderer, de Francfort, qui peint en coloriste la
nature morte, ni de M. Victor Muller, autre Francfortois,
très-bien doué pour la grande peinture. Nous avons vanté,
au dernier Salon, sa Nymphe des bois, assez rapprochée
du sentiment et de la couleur d'Eugène Delacroix. Celto
année encore, une Vénus pleurant sur le corps d'Adonis
rappelle beaucoup, par le ton et par la fougue du mou-
vement, le superbe Dante d'Eugène Delacroix, au musée
du Luxembourg.
Nous finirons par le portrait qui a le plus charmé
dans toute l'exposition et qui assurément est conçu et
exécuté dans la manière la plus saine et la plus expres-
sive: portrait de Mmc Elisabeth Ney, par M. Friedrich de
Kaulbach, élève et neveu (je crois) de M. Wilhelm de
Kaulbach. Cette jeune femme, artiste sans doute, est
debout près d'un morceau do statuaire auquel elle sem-
ble travailler. Sa tête intelligente et chastement radieuse
258 salon de 4865.'
est coiffée de cheveux blonds tombant en boucles sur le
col. Elle est vêtue de noir, sans aucun luxe excentrique.
La pose est d'un naturel et d'une simplicité adorables.
Les mains sont fines et adroites. L'ensemble est calme et
reposant. Nous sommes aux antipodes de l'art maniéré
que recherchent les portraitistes français. M. F. de Ivaul-
bach a exposé un second portrait de femme, également
debout et de grandeur naturelle, Mmo la marquise de
Montalemberl ; bonne peinture aussi, mais qui n'a pas lo
sentiment profond et la distinction exquise du portrait de
Mme Elisabeth.
Et Courbet? ne pourrait-il pas venir avec les étrangers,
ce sauvage d'Ornans? Courbet? mais n'a-t-il pas fait,
une fois, une statue de petit Pêcheur franc-comtois, pour
une fontaine de son pays? Eh bien, puisque Courbet est
à la fois statuaire et peintre, nous le renvoyons encore
à notre article Sculpture, qui sera le dernier.
VI
La plupart de nos amis et confrères de la critique
font maintenant leurs comptes rendus des Salons en ma-
nière de catalogue descriptif et raisonné : les uns pren-
nent la série alphabétique des noms: les autres, la série
des salles. M. un tel, tel sujet; suit la description. Pro-
cédé très-commode, et qui entraîne à un nombre indéfini
d'articles. Le catalogue ayant 500 pages et près do
4,000 numéros, on peut aisément produire 1,000 pages
d'amplification littéraire. Nous avons en sculpture
salon de 1865* 259
330 numéros. Dix lignes pour une statue de marbre ou
pourunestatue debronze, ce n'est pas trop rsoitune demi-
douzaine de beaux feuilletons! Mais je crois qu'il vaut
mieux nous resserrer en dix colonnes, car il suffit, comme
nous l'avons fait pour la peinture, de signaler deux sortes
d'œuvres, celles qui ont un véritable mérite artistique, et
celles qui, à un titre quelconque, excitent la curiosité.
On est bien forcé de voir d'abord l'énorme statue do
Yercingétorix, en cuivre repoussé, commandée par la
maison do l'Empereur, pour le plateau d'Alesia. Elle se
dresse au centre du jardin où sont classées les œuvres
de la statuaire. Les rapins irrespectueux l'appellent « le
monument des chaudronniers ». La vérité est que la
grande et palriotiquo figure du défenseur de la Gaule
contre l'empire romain n'a pas été poétiquement sentie
par M. Millet. Ce long tuyau de cuivre ne signifie rien
du tout. Peut-être que l'art de notre époque compren-
drait mieux César que Yercingétorix.
L'autre jour, nous étions plusieurs artistes à causer
devant cette œuvre creuse, quand arrive Préault, l'au-
teur fantastique do tant de monuments gigantesques,
improvisés dans la conversation. Il en a fait aussi, et de
très-originaux, en pierre, en marbre et en bronze. Tout
à coup, comme dans la chanson du Misanthrope : « Si
lo roi m'avait donné — Paris, sa grand'ville, » voilà
Préault qui dit :
« Si l'Empereur m'avait donné à faire ce Yercingé-
torix, je lui aurais dit : Sire, je pars pour l'Auvergne.
Vous me concédez un pie de montagne. Je vais choisir
ce puy volcanique, dominant lo cœur delà France, pour
le transfigurer en acropole de la civilisation gauloise.
260 SALON DE 1865.
Jo ferai circuler, de la base jusqu'au sommet, une voie
en spirale assez large pour laisser passage à uno armée
ou à des flots de peuple. De distance en distance seront
espacées, comme des sentinelles du sanctuaire, des sta-
tues de guerriers gaulois : 10 mètres de haut. Sur lo
faîte de la montagne, un piédestal composé avec les ar-
mures, ustensiles et objets symboliques de la vie de nos
aïeux, flanqué do quatre statues allégoriques, le Druide,
leBrenn, le Barde et Velléda, autrement l'inspiration, la
poésie, la force, la philosophie : 10 mètres de haut. Et
sur le piédestal la statue équestre de Vercingétorix,
figure de 20 mètres sur un cheval en proportion; Ver-
cingétorix, les bras étendus, criant l'appel aux armes.
Tout en airain, bronze, fer, granit, en matière sombre
et qui se rouille, — image du passé!... »
Il allait toujours, et les statues de 10 mètres ne lui
coûtaient rien.
Toujours est-il qu'à présent Vercingétorix est fait —
par Préault, et peu importe lo fantôme sonore de
M. Millet.
Les autres statues destinées à des monuments sontun
Charlemagne, projet en plâtre, par M. Leveel; Richard
Lenoir, par M. Boéhet; François Arago, on bronze,
travail vulgaire, par M. Oliva ; le Maréchal Pélissier,
un gros petit bonhomme en plâtre, par M. Crauck, grand-
prix de Borne ; divers militaires et plusieurs saints, par
des lauréats de l'École des beaux-arts. La meilleure des
statues religieuses est peut-être un Christ mort, dont la
tôle a beaucoup do sentiment, par un Hollandais rési-
dant à Paris, M. Leenhoff.
Nous avons déjà mentionné le succès incontestable
-ocr page 264-salon de 1865* 261
du Chanteur florentin, par M. Paul Dubois, l'auteur du
Saint Jean au dernier Salon. Le jeune musicien, un
adolescent de la plus fine race, debout, en costume du
quinzième siècle, pince de la mandoline et roucoule de
la voix. Sa têto sérieuse, un peu inclinée, porte une pe-
tite calotte sur de longs cheveux. Le costume « juste au
corps », précise les formes délicates. À preuve de la dé-
licatesse du dessin et du modelé, toutes les reproduc-
tions qu'on en a faites par la gravure restent très-loin
de l'original. On peut tourner autour de la statue sans
lui trouver d'imperfection. M. Paul Dubois est un cise-
leur autant qu'un statuaire. C'est la seule critique qu'on
ait insinuée contre ce petit chef-d'œuvre, disant qu'il
était bon à faire des bijoux, une broche de châle, une
poignée de sabre, un serre-papier, un bronze de pen-
dule,— apparemment ce qu'on pourrait faire de quelque
merveilleuse ciselure de Benvenuto. En attendant, je ne
serais pas étonné que M. de Luynes, M. de Rothschild
ou un autro riche amateur le fît couler on pur argent.
Les deux statues dont on a parlé le plus après ce bi-
jou de M. Paul Dubois, sont Y Aristophane, de M. Fran-
çois-Clément Moreau, et Mllc Mars, par M. Thomas.
M. F.-C. Moreau, élève de Pradier et de Simart, ve-
nait d'être médaillé pour cet Aristophane, lorsque,
presque subitement et jeune encore, il est mort. Ces
morts précoces inspirent toujours de la sympathie pour
ces œuvres dernières, dans lesquelles on se plaît à voir un
talent qui eût encore grandi. VAristophane prouve quo
M. F.-C. Moreau avaitde la science et beaucoup de con-
science, même du goût et de la distinction. Il y a peu à
reprendre dans le praticien; mais ce qui manque, c'est le
T. II. 15.
-ocr page 265-262 salon 1)e 1865.
caractère et cette puissance attractive résultant de l'ori-
ginalité.
M. Thomas en manque bien plus que M. Moreau. La
statue de Mlle Mars est commune, lourde, sans grâce et
sans esprit, quand l'intelligente comédienne était préci-
sément un type de rare élégance et d'esprit charmant.
Je suppose que M. Thomas, grand-prix de Rome en 1848,
a dû voir jouer Mlle Mars, et il est étonnant qu'il n'ait
pas conservé un plus fin souvenir de Célimène et d'El-
mire, ces deux rôles où elle excellait.
MUe Mars est assise, le bras gauche accoudé-au fau-
teuil, la main droite tenant l'éventail. Ecoute-t-elle
Alceste ou Tartufe? Je ne sais, faute d'un accent quel-
conque dans la physionomie. Ceux qui ont connu
Mlle Mars se rappellent combien elle avait d'esprit dans
le jeu de la bouche et des regards. Elle avait aussi dans
le jeu des mains une souplesse délicieuse, et sa manière
d'agiter l'éventail eût fait comprendre toute seule les
vers de Molière. La tôte sculptée par M. Thomas n'a pas
plus d'animation que les têtes des grosses statues de
Villes qui écrasent l'asphalte de la place delà Concorde.
Les bras sont gonflés, les mains molles, les attaches sans
aucun ressort. Les Célimènes futures n'auront rien à ap-
prendre devant celte effigie commandée par la maison
de l'Empereur pour le foyer de la Comédie-Française,
où il y a de si beaux bustes par Caftieri, Houdon et autres
sculpteurs du dix-huitième siècle.
On a revu avec plaisir, cette année, le marbre de la
Dévideuse, par M. Salmson, déjà exposée en plâtre et en
bronze. On a remarqué encore une autre statue dans le
style antique, la Studiosa, jeune fille demi-nue et lisant,
salon de 1865. 263
par M. Mathurin Moreau; un Prisonnier livré aux bêtes,
ligure énergique et fièro, par M. Alfred Jacquemart;
une stalue de Semeur, par M. Chapu; un Laboureur, par
M. Capellaro.
Si ces titres font songer à Millet, à Breton, à Jacque,
la chose en statuaire n'a rien d'analogue à la peinture
rustique. Ces laboureurs et ces semeurs en plâtre sont
toujours des anciens qui procèdent de la mythologie. A
la statuaire convient le nu, c'est vrai ; et ce grand art du-
rable dont les œuvres sont presque immortelles, est es-»
sentiellement allégorique. On aimerait pourtant à voir
essayer, dans de certaines conditions, la traduction
sculpturale de notre vie moderne. Si les Grecs et les
Romains consacraient le marbre et le bronze aux divi-
nités et aux héros, aux symboles et aux types, ils
sculptaient aussi parfois des sujets se rapportant à leur
histoire réelle, par exemple, sur des frontons ou dos co-
lonnes, des scènes de combat. L'antiquité ne nous a t-elle
pas transmis, outre les figures nues, un grand nombre
de figures armées ou drapées?
Devant ce Laboureur et co Semeur, je revais donc en
moi-même — à la façon de Préault— un monument co-
lossal : un groupe do cultivateurs de la terre, en blouse»
cette espèce de saye de nos ancêtres, qui se drape aussi
heureusement que la tunique romaine \ ot, pour accom-
pagnement, la charrue et tous les engins et instruments
de l'agriculture ; et je plaçais cet autel du travail et de
la paix dans un pays comme la Beauce, au beau milieu
d'une plaine immense, reposoir pour de grandes fêtes
agrestes et des processions populaires.
Est-ce que l'industrie, comme l'agriculture, ne pour-
-ocr page 267-264 SALON DE 1865.
raitpas aussi inspirer à la statuaire des conceptions plus
modernes? Les beaux monuments à faire dans les gares
de chemins de fer, dans les ports, dans les docks, dans
les marchés, sur les places publiques, pour exprimer la
puissance du travail et les conquêtes de l'esprit en con-
traste avec la guerre et la superstition ! Cela viendra
peut-être, quand on ne nous prendra plus notre argent
pour bâtir des casernes et des églises, doubles forteresses
de l'autorité. En attendant, saluons encore les statues de
militaires et les statues de saints, auxquelles se dépense
le talent de nos sculpteurs, sans préjudice néanmoins
pour les Psyché, les Phryné, les Hébé, les Chloris, les
Vénus et les nymphes, toujours nombreuses au Salon.
Ave, Mars et Vénusl C'est le troisième salut que nous
faisons galamment depuis l'Ave, Picardia nutrix! Cot
Ave latin semble avoir bon air et je ne sais qûel frime de
style et d'idéal.
On dit que la photographie nuit aux portraitistes en
peinture. Assurément elle ne fait pointtort aux sculpteurs
de bustes. « Tout le monde est riche aujourd'hui, » et
le marbre blanc n'est plus un privilège réservé au génie
el à la noblesse de caste. IJn buste en marbre fait bien
sur la console d'un salon luxueux. Des bourgeois et des
marchands se payent ce plaisir-là. J'espère que nous au-
rons au prochain Salon le buste en argent de M1Ie à
qui ces trois étoiles ont dû faire gagner le gros lot de
l'emprunt des Mille et une Nuits. 500,000 francs, c'est
peu de chose, il est vrai, en ce temps-ci; mais ça peut
servir pour des marbres, des potiches, des dentelles et
quelques fleurs.
Les bustes do musiciens sont toujours les plus nom-
-ocr page 268-salon de 1865* 1865
breux,je 11e sais pourquoi : Halévy, par M. Adam Salo-
mon ; Meyerbeer, par M. Dantan jeune; Rossini, par
M. Chevalier; et un vieux compositeur, Rameau, par
M. Destreez, élève de M. de Triquety, et Gluck, marbre
d'un beau travail, par M. Lescosné, qui a presque re-
produit le superbe buste du musée de sculpture au
Louvre. Peu de gens do lettres : M. Scribe, par Mlle Du-
bois d'Avennes. Peu d'artistes : Delacroix, par M. Etex
et par M. Carrier-Belleuse, qui n'ont réussi, ni l'un ni
l'autre, à fixer les traits fantasques et la physionomie si
mobile du grand peintre. Quelques actrices : MUe Emma
Livry, par M, Barre; M116 Favart, de la Comédie-Fran-
çaise, par M. Crauck. Et puis lo Sultan, son voisin du
côté de Suez, M. de Lesseps, M. Drouyn de Lhuys et
M. Emile Ollivier, M. Raspail, par M. Fulconis ; M. Las-
sus, l'architecte, par M. Chenillion, élève de David
d'Angers; M. de Caumont, l'archéologue; M. Sauvageot,
le donateur d'une précieuse collection au Louvre ; et
puis quelques portraits historiques : Luca délia Robbia,
buste en terre cuite, par M. Devers, l'habile émailleur;
René de Voyer, marquis do Paulmy, fondateur de la
bibliothèque de l'Arsenal; Taunay, le peintre; et puis
deux élégants bustes de femme en marbre, par M. Cor-
dier ; un savant buste en terre cuite, par M. Maindron;
un autre buste en terre cuite, par M. Claude Yignon ;
r
un buste en plâtre, très-finement étudié, par M. Emile
Hébert; et enfin, un buste do fantaisie, en marbre, la
Gorgone, par A. Marcello.
Il n'y a pas d'indiscrétion à répéter que Marcello est
le pseudonyme d'une noble dame italienne, tout impré-
gnée des souvenirs de la statuaire florentine et particu-
266 SALON DE 1865.
lièrement de Michel-Ange, dont elle cherche à ressusci-
ter lo style grandiose. Cette tête de Gorgone, qui paraît
sculptée d'après un dessin de Michel-Ange, tranche sur
la sculpture banale des faux résurrectionnistes de l'art
italien et de l'art antique, formés à la triste école ro-
maine de la villa Medici.
Dans la sculpture en bas-relief on doit noter deux
compositions austères et simples, le Mariage de suint
Joseph et sa Mort, par M. Jean Du Seigneur, bien connu
dans cotte spécialité de l'art religieux; un groupe du
premier instituteur des sourds-muets, en 175G,Jacob-
Rodrigues Pereire, avec un jeune sourd-muet, à qui il
enseigne les moyens de communiquer la pensée; il va
sans dire que MM. Emile et Isaac Pereire, descendants
de Jacob-Rodrigues, ont acheté ce bas-relief à M. Clia-
trousse; — et un certain nombre de médaillons, entre
autres un bronze, portrait de femme, d'une originalité
magistrale, par Auguste Préault, — l'auteur (idéal) du
monument de Vercingétorix.
Nous avons aussi des sculpteurs d'animaux, même en
l'absence du grand artiste Barye, accaparé depuis un
certain temps par la statue équestre qui couronne le mo-
nument d'Ajaccio. Son fils, Alfred Barye, a exposé un
bronze de Vermout, ce cheval de course dont Martinus
Kuytenbrouwer a peint lo portrait. M. Mène a exposé
un petit groupe en cire, Monte-Cristo, cheval anglais
pur sang, manégé par une amazono; M. Auguste Caïn,
gendre de M. Mène, un grand Lion du Sahara et un
Vautour fauve; M. Isidore Bonheur, frère de MUc Rosa,
deux Taureaux, de grandeur naturelle, modelés en plâtre,
pour la collection d'animaux commandée par le Sultan.
salon de 1865* 267
Je crois que c'est tout ce qui mérite d'être mentionné,
et, au risque de me brouiller avec la gent sculpturale,
j'avouerai même que, sauf le petit Chanteur florentin,
presque tout le reste peut être oublié, sans grand dom-
mage pour l'avenir de l'art.
A présent, quelques notes rapides sur les dessins et
les gravures.
C'est dans la catégorie des dessins, aquarelles et pas-
tels, qu'on rencontre Mme la princesse Mathilde, la jeune
comtesse Marie de Keller, et aussi Mmc la baronne Na-
thaniel de Rothschild, qui a exposé deux vues de Venise,
à l'aquarelle.
Nous avons déjà cité les fins portraits dessinés au
fusain par M. Amaury Duval ; son condisciple chez
M. Ingres, M. Paul Flandrin, dont on no saurait vanter
les paysages peints, a aussi exposé deux petits portraits
dessinés avec goût et précision. Toute cette école de
M. Ingres, hésitante lorsqu'elle prend la palette, est dis-
tinguée le crayon à la main,Nous retrouvons encore dans
ces salles des dessins : M. Emile Levy et Mme O'Connell
avec des portraits ; M. Appian avec de beaux paysages
au fusain ; M. llanoteau avec de hardis paysages à la
plume ; M. Paul Dubois, le statuaire, avec un superbe
dessin d'une paysanne de la campagne romaine. Ajou-
tons M. Bida, pour deux dessins de sa Bible; M. Pollet,
pour une précieuse aquarelle d'après un vers d'André
Chénier; M. Doussault, pour deux vues lumineuses,
prises à Jérusalem et à Athènes; M. de Wismes, pour
deux grands dessins qu'il gravera sans doute à l'eau-
forte; M. Steinle, le savant dessinateur de Francfort;
M. Ziem, M. Valerio, et enfin M. Michel Bouquet,
268 SALON DE 1865.
pour ses faïences, et M. Popelin, pour ses émaux.
En gravure, c'est l'eau-forte qui brille, car pour la
gravure au burin, elle n'existe plus guère que commo
un souvenir. Tous les artistes de la société des aquafor-
tistes, éditée par Cadart et Luquet, sont là, depuis Paul
Huet, Corot, Daubigny, Chaplin, Ribot, jusqu'au roi de
Portugal, membre de la société."Puis ce sont des œuvres
excellentes pour diverses publications, par MM. Flameng,
Bracquemont, Jacquemart, de Goncourt, de Roche-
brune, et même quelques chefs-d'œuvre par Meryon et
par Jacque. Puis des portraits, comme celui de Sigis-
mond Sierakowski, le martyr polonais, par son ami Za-
leski. Puis des gravures sur bois, et même cependant
quelques gravures au burin pour la chalcographie du
Louvre ou pour des éditeurs do publications archéolo-
giques.
Ç'est en arrivant à la fin d'un Salon qu'on se reproche
d'avoir passé trop vite sur des œuvres considérables et
même d'avoir entièrement omis quantité d'œuvres spi-
rituelles ou intéressantes à quelque point de vue. J'ai
laissé, dans ma précipitation, une douzaine de tableaux
de genre, dont je m'étais proposé de faire l'éloge, par
exemple les fines petites comédies de M. Toulmouche,
les historiettes maniérées de M. Compte-Calix, les gaies
paysanneries de MM. Jundt et Brion, et tant d'autres
peintres qui méritaient d'être mentionnés : MM. Servin,
Roybet, Porion, Bail, Soyer, etc., etc.
Et Courbet? Ah! qu'il m'a causé d'ennuis au Salon!
Tous les jours on me disait :
— Vous avez vu le portrait de votre ami Proudhon
par voire ami Courbet?
salon de '1865. 260
— Proudhon est un grand philosophe, un peu para-
doxal, et Courbet est un grand artiste, un peu inégal.
— Mais ce portrait...
— Vous avez lu le livre de Proudhon sur la Justice
dans l'humanité? C'est un beau livre...
— Ce portrait du Salon...
— Avez-vousrevu la Curée de Courbet? Elle est main-
tenant chez Luquet, rue Richelieu, 79. C'est uno belle
peinture...
— Mais comment trouvez-vous le numéro 520 : Por-
trait de Pierre-Joseph Proudhon en 1853, dans sa mai-
son de la rue d'Enfer ?
Et bien, je trouve que c'est très-curieux et très-prê-
cieux, très-laid et très-mal peint. Je ne crois pas avoir
jamais vu une aussi mauvaise peinture de Courbet, qui
est un vrai peintre. Vous vous rappelez sa parabole des
Trois Dés, que j'ai racontée dans VIndépendance :
comme quoi, jetant trois dés au hasard sur une table,
devant tous les peintres do l'Institut, il les défiait de
peindre ces trois dés à leur plan respectif et avec leur
coloration divergente sous la perspective. Un seul dé,
peut-être y en a-t-il qui pourraient le faire, disait-il,
mais deux dés seulement, ça leur est défendu.
Mais voilà que lui-même a mal joué avec ses quatre
personnages qui ne s'arrangent point dans la perspective
aérienne. Le premier personnage, Proudhon, est plaqué
contre la muraille, du même ton farineux que sa blouse
philosophique, et sa tête ne se modèle point avec le
relief que commandait un pareil monument. Le se-
cond personnage, la femme, est amoncelée, pour ainsi
dire, dans un coin du tableau, et les deux petites filles
270 SALON DE 1865.
ne servent point de raccord dans ce groupe familial.
Ce qui étonne le plus, de la part de Courbet, c'est la
mollesse de l'exécution et la vulgarité de l'effet d'en-
semble.
On a discuté, à perte d'esprit et de bon sens, autour
de ce tableau singulier, surtout après avoir lu la bro-
chure posthume de l'illustre écrivain, prenant Courbet
comme un argument pour une thèse esthétique. Peut-
être cette esthétique de Proudhon n'est-clle pas moins
critiquable que son portrait par Courbet? Avec ses hautes
facultés de logicien et sa conscience profonde, Proudhon
manquait cependant du premier instinct de l'art, du sen-
timent de la beauté et do la poésie. Ce qui est l'amour
et la passion sous toutes leurs formes était absolument
étranger à ce puissant chercheur des conditions juri-
diques d'une société nouvelle en harmonie avec le droit
et la liberté. Mais je laisse à quelqu'un de vos rédacteurs
belges le compte rendu de l'ouvrage de Proudhon sur
les destinées de l'art. Il convient que ses jugements
soient révisés en dehors des influences de Paris.
Toujours est-il quo le portrait de P.-J. Proudhon,
par G. Courbet, restera comme un témoignage compa-
triotique d'un maître peintre à un maîtro philosophe.
SALON DE 1866
-ocr page 275- -ocr page 276-I. — Vingt ans de lutte. — Antipathie pour la nouveauté. — Le
sauvage des Vosges. — Les Francs-Comtois indomptables. —
Proudhon et Courbet. — Remise de chevreuils. — Pas de nymphes
dans les bois. — Revirement de l'opinion. — Procédés de Courbet.
— Deux questions d'art. — Aimez-vous les mythologiades ? — Un
poète tout nu. — Paysages de mer, par Courbet. — La Femme en
périssoire. — Histoire et allégorie. — La Femme au perroquet. —
Courtisane fatiguée. — Les mœurs de Paris. — Avec 01! sans cri-
noline?— La grande médaille.— Les jeteurs de pierres.— L'Homme
rouge, de M. Roybet. — La Femme à la robe verte. — Résultats
probables du Salon de 1866,
II. — Le vole pour la grande médaille. — Cinq cent dix appelés et
point d'élu. — Indifférence ou rivalité des artistes. — Conserva-
teurs et novateurs. — M. Bonnat et Saint Vincent de Paul. —
Massacre de Varsovie, par M. T. Robert-Fleury. — Le Massacre
de Scio, par Eugène Delacroix. — M. E. Dubufe et l'Enfant pro-
digue. — Un chardonneret qui chante à l'exhibition rétrospective.
— Blasphème contre l'art noble. — Les pieds de Cléopâtre et de
César. — Les têtes des beys immolés et les têtes de moulons. — Les
alchimistes de la peinture. — M. Gérôme et M. Moreau. — L'Idylle
de M. Levy. — La Dame en rose et le Retour du bal, par Alfred
Stevens. — Un critique belge. — Charles Marchai et le Printemps.
— Fadette et Chanipi. — Les Orphelines hollandaises, par Israels.
— La comédie en peinture. — L'Antichambre, de M. F. Heil-
buth, etc.
III. — Imaginer, c'est voir une image. — La Vierge à la chaise, la
Joconde, l'Antiope. — Les Fileuses et la Ronde de nuit, — La Danaé
SOMMAIRE.
du Titien. — La Madone de Saint-Sixte. — Les travaux de Péné-
lope. — Hercule tuant ses enfants. — La Ménagerie de M. Meyer-
heim. — MM. R. Boulanger, Hamon, Glaize, Puvis de Chavannes,
Jourdan. — Cenlauresses et satyresses. — L'idéalisme et la société
moderne. — a II n'y a rien de plus laid que la nature. » — Les
dieux ne s'en vont pas. Critique de la nature. — Jéhovah et Pro-
mélhée. — Le bon Dieu de Béranger. — La renaissance italienne.
— M. Vollon. — M. Duran. — MM. Schreyer et Bellangé. — La
Poésie, de M. Gigoux. — MM. Perret, Cordier, Desbrosses, Tixier,
Vielcazal. — Le poisson de Tobie. — M. Fromentin, — Procédé de
Velazquez pour simuler l'air. — M. James Tissot. — MM. Vautier,
Anker, Salentin, Bisschop, van Ilove, Baugniet, Webb, Jernberg,
Jundt, Herlin, Meissonier fils, Delamarre, Leroyj Salmon, Eugène
Leroux. — M. VanuteSli, de Rome. -— MM. Giraud, Anligna, Bes-
son, Merle, Toulmouche, Comle, Lambron. — Les portraits. —
M. Chaplin, Mlle Riesener, MM. Jalaberl, Pérignon, MmesBrowne,
O'Connell, MM. Giacomotti, Sellier, Ilenner, Landelle, Angeli,
Axenfeld, Wagrez, Magaud, Fantin, MUe Desroches, M. Lehmann.
— MM. Briguiboul, Bracquemond, Smits, Hébert, etc. — M. Manet.
IV. — Les Paysagistes. — Paul Iluet, Corot, Rousseau, Millet,
Français. — Gare à l'Italie! — L'ancienne école flamande. — De-
camps et Delacroix. — L'école de Rome et les Académies. —
MM. Belly, Brest, Tournemine, Mouchot, Dauzats. — L'Inde et
l'Italie, — Le vert dans le paysage. — M. Emile Breton. — Con-
stable et sir George Beaumont. — Les saisons et les heures. —
MM. Blin, Chintreuil, Hervier, Hanoteau, Daliphard, Bavoux,
Bellet du Poisat, Saint-François, Fatler, Bureau, Lansyer, Légat,
Thomas, Clouet d'Orval, Appian, Lavalard, Teinturier, Brissot,
Michel, Monet, Daubigny, Masure, Doré, Feyen-Perrin, Sain,
Rave. — Paysages avec animaux. — MM. Bonheur, de la Roche-
noire, Amand Gautier, Didier, von Thoren, Melin, Veyrassat,
Schenck, Verlat. — MM. Achenbach, de Beughem, Jongkind,
de Cock, Tscharner, de Schampheleer, Bohm, de Haas, Wouter-
maerlens, Saal, Boulenger, Papeleu, Pissarro, Froloff, Lachevre.
— M. Biaise Desgoffe. — Les dessins. — Les eaux-fortes. — La
Sculpture. — MM. Carpeaux, Carrier-Belleuse, I'réault. — Les
bustes. — Marcello, Claude Vignon, etc.
274
i
Une condition fatale pour arriver à prendre sa place
historique, surtout dans les arts et dans les lettres, c'est
d'avoir été longtemps nié, et même injurié, par les repré-
sentants des idées et des formes contre lesquelles proteste
l'initiative d'une originalité nouvelle.
Combien faut-il de temps à un artiste original — ot
il n'y a de vrais artistes que les originaux — pour que son
talent soit accepté? vingt ans de lutte, ce n'est pas de
trop. Il y faut de l'entêtement, une bonne santé, la
résistance aux tentations faciles, une bonne humeur au
milieu de la misère, une placidité caustique au milieu
des insultes, cette certitude et cette indépendance que
donne une vocation imperturbable. Ne pas mourir trop
jeune. Beaucoup de grands artistes n'ont qu'un succès
posthume. La Mccluse, de Géricault, mise aux enchères
après la mort du peintre, faillit être coupée en morceaux.
Delacroix, bien qu'il ait travaillé quarante ans, n'a vrai-
ment conquis le succès public que depuis sa mort. C'est
celui-là qui fut injurié pendant sa vie! Aussi est-ce le
plus grand peintre du dix-neuvième siècle.
734 salon de 1865.
Toute nouveauté provoque le sceptisme et même l'an-
tipathie du vulgaire. Elle offusque les positions anté-
cédentes; elle menace do déposséder les vieux conqué-
rants; elle défie les banalités respectées; elle trouble
l'ordre.
Chez les peuples qui aiment l'art, et dans les époques
vraiment artistes, il n'en est pas toujours ainsi, bien
heureusement. Raphaël pendant sa vie si courte, Titien
pendant sa longue vie, Rubens, van Dyck, Velazquez,
ont triomphé tout d'abord, et sans contestation. Rem-
brandt lui-même, qui pourtant fut assez net et original,
eut, dès son arrivée à Amsterdam, une position éminente.
En France on acclame plutôt Lebrun que Poussin, et
Delaroche que Delacroix.
Qui croirait que le grand succès au salon de 1866, un
succès unanime, est à Courbet! Allons, mon cher, ton
affaire est faite, parfaite, — finie. Tes beaux jours sont
passés. Te voilà accepté, médaillé, décoré, glorifié,
embaumé. Tu vas regretter la petite chambre d'étudiant,
rue Saint-Jacques, où ton vieil ami, le critique, qui avait
applaudi à la fougue des romantiques, allait, il y a vingt
ans, deviner ce que complotait ce jeune sauvage des-
cendu des Vosges.
C'était un grand beau garçon, fort en épaules, haut
en couleur, l'œil profond et tranquille, comme l'œil du
lion. Il no parlait guère alors et ne montrait pas tout
l'esprit qu'il a. Il montrait seulement ses premières
peintures, qui sont d'un maître aussi bien que ses
dernières œuvres : — C'est ça que je veux faire. Voilà !
Bonsoir !
Ces Francs-Comtois sont surprenants au milieu des
-ocr page 280-salon de 1865. 277
légers Français. Oh! les indomptables! Le père Fourrier,
que j'ai connu, était un homme de métal, et point
malléable. Gigoux, qui a peint un beau portrait de son
compatriote Fourrier, est encore de la vieille roche.
Proudhon, qui fut aussi mon ami et camarade, quel
entêté, malgré ses variations apparentesI Le talent de
Courbet et celui de Proudhon ne manquent pas d'analo-
gie : ils ont un singulier caractère de force et une auda-
cieuse sincérité, à ce point qu'ils ont l'air de chercher
exprès ce qui peut irriter la délicatesse du goût. Par
horreur des banalités, ils semblent se précipiter à plaisir
dans les étrangetés grossières. Mais tous deux, chose
rarissime, ont des finesses exquises. Il y a des pages de
Proudhon qui sont légères, fluides, spirituelles, avec
cette flamme argentine qu'on trouve seulement dans
Voltaire et Diderot. Il y a de Courbet des peintures avec
une qualité de ton qui rappelle Velazquez, Metsu, Wat-
teau, Reynolds, et les coloristes les plus raffinés. C'est
sans doute cette distinction de la couleur qui a décidé le
prodigieux succès des deux peintures de Courbet au
salon de 1866, Remise de chevreuils, au ruisseau de
Plaisirs-Fontaine (département du Doubs), et la Femme
au perroquet.
La Remise de chevreuils est exposée dans la grande
salle du centre/à droite, et tout le monde, en entrant,
est attiré par ce paysage frais, clair, lumineux, quoi-
qu'on ne voie pas le ciel, — retrait mystérieux et tran-
quille entre des roches nacrées qui glacent le ruis-
seau d'un ton de perle, avec des arbustes élégants dont
le branchage et les feuilles dessinent do légères ara-
besques sur le fond rocheux. Que des bergères seraient
x. il. 16
278 SALON DE 1865.
bien là pour mouiller leurs pieds dans l'eau transpa-
rente ! Corot n'eût pas manqué d'y faire une idylle, et
Français une mythologiade. Sous prétexte qu'il n'a
jamais vu de nymphes antiques dans les bois et que les
paysannes n'ont guère l'idée de se baigner dans les
ruisseaux, Courbet, qui profane la poésie et tout, au lieu
d'ajuster des femmes nues et des déesses sous la pénom-
bre des bouleaux, a remisé là une bande de chevreuils.
C'est moins rare dans les forêts du Jura que les naïades
ou les dryades. Mais bien sûr que les idéalistes en pein-
ture critiquent Courbet de ne s'être pas élevé jusqu'au
style en mettant là quelque Diane surprise par Actéon,
Enfin, tel qu'il est, ce paysage purement sylvanesque
plaît à la fois aux fanatiques de bonne peinture, aux
amoureux de la vraie campagne, aux femmes du monde,
aux gros bourgeois et à la foulo naïve.
Ce n'est pas moi qui expliquerai ce revirement imprévu
de la faveur publique. Courbet est le même, assurément.
11 a toujours eu ce sentiment profond et poétique de la.
nature, cette exécution expressive, cette palette opulente,
celte touche franche, qui semble enlever sur les objets
le ton et la forme pour les transposer sur la toile. Il faut
le voir peindre : il ne barbouille pas confusément comme
les brosseurs de profession, il ne rumine pas des lignes
en fermant les yeux : il regarde la nature, et tranquille-
ment il prend avec sa brosse, quelque fois avec le cou-
teau à palette, une pâte solide, concordante au ton qu'il
a perçu de la nature, avec ses yeux bruns, grand-
ouverts, et il pose sa couleur juste selon le modelé de la
forme. Procédé des vrais peintres, qui n'isolent pas les
êtres par des contours, à la manière des prétendus des-
salon de 1866. ' 279
sinateurs académiques, mais qui décident les galbes et
modèlent les reliefs intérieurs par les, relations précises
de la tonalité.
Bien voir — j'entends pénétrer jusqu'au fond de la
nature qu'on regarde — et faire sincèrement et adroite-
ment ce qu'on voit, c'est le génie de l'artiste.
Rembrandt avait à peindre un portrait. Son homme
entrait dans l'atelier. Bonjour 1 On causait, on se remuait.
Sans faire semblant de rien, Rembrandt promenait son
homme sous des jours différents, le tournait, l'agaçait : —
«Etles affaires publiques? le consistoire des réformés? la
synagogue des juifs? la garde civique? Avez-vous vu
partir la flotte? Vous revenez des Indes? Yondel a impro-
visé des vers? Quoi encore? C'est bon, asseyez-vous. »
Et Rembrandt faisait son homme, qu'il nous a trans-
mis avec le caractère d'un syndic, d'un rabbin, d'un
gentilhomme, d'un soldat, d'un marin, d'un artiste,
d'un poète, d'un simple citoyen de la république
hollandaise.
J'imagine que van Dyck s'y prenait autrement, qu'il
posait ses cavaliers et ses ladies dans un fauteuil, qu'il
manigançait leurs ajustements, redressait leurs colle-
rettes, soulevait leurs écharpes, froissait des plis, agitait
quelques boucles de cheveux, retournait une épaule,
faisait baller une main, et finalement leur donnait à tous
un air de son goût, au lieu de leur conserver leur carac-
tère individuel. C'est pourquoi van Dyck, qui est aussi
un grand portraitiste, n'est pas à la hauteur de Rembrandt
comme interprète de la nature humaine.
Ce que Courbet représente dans l'école contemporaine,
c'est un franc naturalisme, absolument anlipodiquo aux
r
-ocr page 283-salon de 1865. 280
manières prétentieuses et fausses des peintres récemment
adoptées par un monde frivole. Sa peinture pose deux
questions à ceux qui étudient les tendances de l'art et les
moyens de rénovation.
Il's'agit de savoir si l'art doit se traîner toujours sur
les traces du passé : idées, symboles, images de ce qui
n'est plus, pastiches rétrospectifs, étrangers désormais
à la conscience, aux mœurs, aux faits d'une société
nouvelle.
Que l'inspiration de l'artiste n'ait plus sa source dans
«a
l'antiquité païenne ni dans le moyen âge catholique, et
la forme serait émancipée en même temps que l'inven-
tion.
Car le sujet comporte la plastique. Un sujet absurde
et contre nature, tel qu'un centaure ou un ange, entraîne
une plastique de fantaisie, puisque l'artiste ne peut pas
consulter la réalité naturelle. Où trouver le modèle d'un
chérubin avec deux ailes aux tempes, ou d'un faune à
pieds de bouc.
En conscience — êtes vous comme moi? — je ne
m'intéresse ^uère à « la Jeune Fille recueillant la tête
et la lyre d'Orphée, portées par les eaux de l'Hèbre aux
rivages delà Thrace » ni à Diomède dévoré par ses chevaux,
deux superbes compositions mystiques par M. Moreau,
l'auteur du Sphinx. La nature n'est de rien pour ces élu-
cubrations chimériques. J'aime mieux une course de
chevaux par Géricault, ou les Demoiselles de la Seine, par
Courbet. Nous avons vu des steeple-chases et des hippo-
dromes, et nous connaissons les rivages de l'île Saint-
Ouen.
Un autre peintre imagine, sous le titre : le Poète et la
-ocr page 284-salon de 1865* 281
Muse, de dessiner un grand garçon tout nu qui se
promène sous des lauriers et qui relève une fille nue,
prosternée à ses pieds. Nous avons eu des poètes, même
assez excentriques, et Alfred de Musset, qui ne se gênait
guère, n'a jamais été ainsi courir les aventures. Un autre
s'épuise à restituer quelque vieille scène biblique avec
des costumes d'Orient. Il est plus simple de représenter,
comme Fromentin, une Tribu arabe en marche dans lo
désert. Un autre, quelque martyr d'une vieille religion,
avec une auréole. Notre siècle a eu ses martyrs comme
autrefois : je n'ai jamais remarqué ce cercle de cuivre
autour de leur front. Voilà Ribot, qui peint très-bien
un petit cuisinier ou un rétameur de casseroles; il ferait
de même, à merveille, tous les types de notre temps, une
conférence de littérateurs, un drame de famille, une
scène d'histoire, des portraits. N'a-t-il pas eu la folie de
représenter le synode des pharisiens, il y a deux mille
ans, avec un petit garçon en robe blanche et des bons-
hommes tous pareils de la tête aux pieds 1 Ce jeune et
vaillant peintre, qui excelle à faire ce qu'il voit, devrait
laisser aux vieillards les vieilles légendes et se retourner
vers la vie présente.
L'avenir n'est pas derrière nous, s'il faut en croire
M. de la Palisse et Arnal.
Courbet a déjà peint mille tableaux peut-être et je ne
crois pas qu'il ait jamais fait une hérésie contre son idée,
qui est d'exprimer la vie vivante, «la nature naturante» ,
ce qu'il peut saisir de visu. Aussi peint-il vite et juste.
L'automne dernier, il s'en va à Trouville pour nager un
peu dans la mer. Il avait son billet d'aller et retour. La
mer le fascine. Il oublie Paris et Ornans. Et chaque
T. H, 16.
282 SALON DE 1865.
matin les effets de la grande eau et du grand ciel chan-
geant toujours, il fait chaque matin sur la plage une
étude de ce qu'il voit, des «paysages de mer,» comme
il dit. Il en a rapporté quarante peintures, d'une impres-
sion extraordinaire et de la plus rare qualité , sans
compter des portraits de jeunes Anglaises aux cheveux
vénitiens, et la Femme en périssoire, une jeune baigneuse
du grand monde de Paris, célèbre à Trouville pour sa
beauté et sa hardiesse. C'est elle qui, en costume de
bain, s'en allait de Trouville au Havre sur une de ces
petites barques effilées comme un poisson; tantôt ramant
comme avec deux nageoires, tantôt se jetant à la vague
pour pousser son bateau. Cette belle jeune fille sur une
coquille d'amande, n'est-ce pas aussi intéressant à
peindre que Vénus sur sa conque marine?
Ce n'est pas à dire que la tradition soit proscrite ni
que la peinture ne puisse représenter l'histoire et l'allé-
gorie, à la condition toutefois d'allégoriser en modernes,
que nous sommes, et d'interpréter l'histoire avec un sen-
timent progressif, et en quelque sorte par une intromis-
sion de l'humanité persistante dans ses épisodes variables
et temporaires. Les hommes de Corneille ot de Shakes-
peare sont do tous les temps, et peu importe qu'ils s'ap-
pellent le Cid ou Hamlet. Quand Rembrandt fait le Bon
Samaritain du Louvre, il glorifie uno vertu éternelle, la
charité, l'homme qui secourt son semblable, en Judée
ou en Hollande, avant-hier ou aujourd'hui. Il n'est pas
défendu de symboliser le courage, pourvu qu'on no
répète pas Achille, — ni la beauté, pourvu qu'on ne
pastiche pas Vénus. Est-ce que les Casseurs de pierre, do
Courbet, ne sont pas une allégorie ? l'allégorie du travail
salon de 1865* 283
rude, improductif et abrutissant? Les allégories antiques
stéréotypées aujourd'hui par les faux artistes ont toutes
leur origine dans des réalités vivantes, très-significatives
alors, mais incompréhensibles maintenant.
Eh bien ! la Femme au perroquet?
Voici son histoire : Courbet, qui est un grand mora-
liste, à ce que dit Proudhon, eut l'idée de peindre, une
fois, la courtisane fatiguée de volupté et endormie,
lassata viris, nondum satiata ; je cite le latin que je ne
comprends pas, mais on assure que c'est d'un auteur
très-estimé. Une autre femme venait soulever le rideau
de la couche parfumée et regarder la belle lassata. Ce fut
lo tableau refusé en 1864, par respect pour les mœurs de
Paris.
De cette fille endormie, Courbet avait fait pour son
tabeau une superbe étude d'après nature, qu'il a
donnée à un de ses amis. En causant devant cette dor-
meuse, quelqu'un dit : — Ah ! si on l'éveillait 1 si on lui
allongeait les jambes et si on lui dressait le bras en
l'air, avec une fleur, un oiseau, ce que tu voudras ! le
charmant tableau que ce serait 1
Courbet voit tout de suite safemmo avec un perroquet
sur un doigt mignon ;il rentre chez lui, la réveille, et la
voilà qui rit sous les ailes de l'oiseau frémissant. A quel-
ques matins de là, Courbet lui-même est réveillé par
M. le surintendant des beaux-arts. Visite bien imprévue 1
La femme blanche aux cheveux roux et l'oiseau vert
s'ébattaient sur le chevalet. Il y a de quoi égayer le
triste musée du Luxembourg. Lo tableau fut acheté
séance tenante. Moins cher que la Vierge du maréchal
Soult,
284 SALON DE 1865.
Et qu'a-t-elle donc, cette irrésistible? Elle est couchée
sur le dos, la tête renversée et la chevelure ondoyante.
Une lumière discrète argente son corps allongé. Le torse
est souple et mouvant, Les extrémités sont fines et
rosées. Un type charmant et distingué. Des reflets sin-
guliers sur une peau mate. Un fond verdâtre brisé, très-
intense. L'ensemble, harmonieux comme une symphonie
en mineur de Beethoven.
Les puritains remarquent, au bord de la couche, une
draperie, un jupon, une crinoline peut-être! Mais oui,
c'est une femme déshabillée. Courbet ne ferait pas une
femme nue. La Femme au perroquet n'est pas une cou-
reuse mythologique qui, sans voile, arrête les satyres au
coin des bois de l'Arcadie. C'est une femme toute
moderne, ot, si vous voulez, une courtisane; on dit qu'il
y en a plusieurs à Paris. Elle se couche, rideaux fermés,
et elle joue avec son oiseau couleur d'herbe fraîche. Les
forts esthéticiens de la critique vantent le nu, avec raison,
disant que le soleil fait bien sur la peau et qu'Eve est
plus belle que toutes les patriciennes de Venise avec leurs
costumes de brocart et leurs joailleries. La femme de
Courbet n'a point d'ornements superflus, pas la moindre
bague aux doigts des pieds, pas un ruban dans les che-
veux. Simple nature, comme dans le paradis terrestre,
mais après avoir dépouillé l'attirail de la civilisation.
Il y a deux grandes médailles à décerner, par le vote
de tous les artistes exposants. Il paraît certain que
Courbet en aura une. Le monde va son train, malgré tout.
La malveillance jette des pierres sur les rails du chemin
de fer, mais la locomotive passe tout de même, — sauf
accident. On a jeté des pierres sur le passage de Courbet ,*
salon de 1865* 285
il est passé — sans accident. Et môme ce sont les Cas-
seurs de pierre qui lui ont ouvert la route.
Un autre succès, également unanime (déduction faite
des peintres catholiques et des peintres mythologiques,
qui ne comptent plus), a décidé subitement la réputation
d'un jeune artiste que nous avions essayé de mettre en
lumière au dernier salon, M. Ferdinand Roybet. Il
annonçait un peintre dans le tableau d'une Musicienne,
un peu noir, mais ferme et vivement senti, et nous
avions vu de lui des eaux-fortes très-originales dans la
collection des Aquafortistes, publiée par Cadart et Luquet.
Le peintre s'est pleinement manifesté dans le tableau du
présent salon : Un Fou sous Henri III. Que ce titre ne nous
effraye point! L'école d'Alexandre Dumas est étrangère
au tableau. Figurez-vous seulement un homme vêtu de
rouge (est-ce pour cela qu'il est fou?) tenant en laisse deux
gros dogues, superbes comme les chiens des infantes de
Velazquez, ou comme le molosse d'Espagne, qui accom-
pagne le nain de Charles-Quint, dans le tableau d'Antonis
Mor, au Musée du Louvre, n° 343. Ce piqueur tout
écarlate se modèle solidement sur un fond de forêt, d'un
vert sourd. C'est très-puissant et très-expressif. Vrai
morceau d'amateur de la franche peinture. Ça marque-
rait même au milieu des maîtres vénitiens, espagnols
et hollandais. Et sans pastiche. Cet homme rouge aura
bientôt sa place dans quelque collection distinguée.
Attendez 1 voilà qu'un autre tout jeune homme,
M. Claude Monet, plus heureux que son presque homo-
nyme Manet,dont nous parlerons bientôt, a eu la chance
de faire recevoir Camille, grand portrait de femme debout
et vue de dos traînant une magnifique robe de soie verte,
286 SALON DE 1865.
éclatante comme les étoffes de Paul Véronèse. Je veux
bien révéler au jury que cette opulente peinture a été
faite en quatre jours. On est jeune, on avait cueilli des
lilas, au lieu de rester enfermé dans l'atelier. L'heure du
salon arrivait. Camille était là, revenant de la cueille des
violettes, avec sa traîne couleur de gazon et son caraco
de velours. Désormais Camille est immortelle et se
nomme la Femme à la robe verte.
Ainsi, ce Salon qui no signifie rien du tout, qui n'a
guère d'attrait pour les yeux ni pour l'esprit, aura
cependant avancé les affaires delà jeune école. Il a mis
Courbet à la place qu'il devait avoir — qu'il avait — en
tête des peintres français. Il a commencé la renommée
de plusieurs jeunes peintres. Il a augmenté la sympathie
pour les œuvres des artistes qui adhèrent à la nature et
au bon sens, comme MM. Fromentin, Marchai, Israels
d'Amsterdam, Heilbuth, et bien d'autres, peintres fami-
liers ou paysagistes, à qui nous consacrerons presque
tout notre compte rendu. Et surtout le Salon de 1866
aura relégué dans l'indiférence bien des talents que la
critique officiello, représentative des moeurs du jour,
s'efforçait d'illustrer. Est-ce que lo silence va se faire
autour de MM. Gérôme, Moreau, Rodolphe, Boulanger,
Bouguereau, dont on a fait tant de bruit depuis quelques
années? Ils ont tous là cependant des œuvres impor-
tantes. Quand on vendra ces machines-là 60 francs à
l'hôtel Drouot, ce n'est pas moi qui les achèterai.
salon de 1865* 287
r
Les artistes français semblent avoir donné leur démis-
sion dans les fameuses séances du vote pour la grande
médaille. C'est pourquoi nous ne nous reprochons pas
trop d'être en retard avec leur exposition.
Us se plaignaient de la façon arbitraire et souvent in-
juste dont on distribuait les récompenses après l'épreuve
des Salons. On les a donc invités à se juger entre eux
et on leur a octroyé le suffrage universel.
Tousies artistes ayant titre reconnu dans le guide ar-
tistique ont été convoqués pour élire le plus digne d'uno
grande médaille. Sur 510 appelés, 310 n'ont pas trouvé à
propos de se déranger. Sur moins de 200 votants, 40 ont
déposé des bulletins blancs. Les autres bulletins se sont
éparpillés sur près de 50 noms. L'artiste qui a réuni le
plus de voix, M. Bonnat, en a eu 28. Parmi les artistes
qui représentent quelque chose comme tendance et
comme manière, M. Gérôme aëu 8 voix, M. Courbet 7,
M. Moreau 2. Dix-huit artistes plus ou moins obscurs ont
eu chacun 1 voix.
Dcfns la seconde séance, le nombre des votants diminue,
175, et le nombre des billets blancs augmente, 47. Dans
la dernière séance, lundi 11 juin, pour le ballottage entre
les trois noms qui avaient obtenu le plus de voix,
M. Bonnat vient encore premier avec 50 voix sur 174
votants; mais la majorité indispensable étant 88, il n'y
a pas lieu de décerner de grande médaille. AU righl!
746 salon de 1860.
Comment expliquer la conduite des artistes? Serait-ce
d'abord que les Français en général, et surtout les ar-
tistes et les gens de lettres, ont horreur du self-govern-
ment, du self-help. Us n'ont pas l'idée de s'aider eux-
mêmes, de faire leurs propres affaires. Ils aiment à être
menés.
Le 24 février 1848, la foule ayant envahi la Chambre
des députés, braillait : « Un gouvernement provisoire 1
— Soyez tranquilles, mes amis ! vous aurez un gouver-
nement! » répondit en riant le spirituel député Mauguin.
Ce mot ironique est consigné au Moniteur. On dit que
les Français sont ingouvernables. C'est bien le contraire,
assurément.
Mais peut-être que l'instinct absurde de la rivalité ex-
pliquerait encore mieux les abstentions , les billets
blancs, la dispersion des votes sur des artistes inconnus,
et ce phénomène de dix-huit artistes qui ont une seule
voix. Quelle voix? La leur? Un électeur de bon sens,
appelé à décerner la récompense suprême dans l'art
contemporain, ne peut pas avoir volé pour MM. «Keirs-
pinski, Nikutowski 1 » etc., etc., desquels le public et la
critique n'ont jamais eu la moindre révélation.
On comprendrait un vote où les cinq cents électeurs,
affirmant une opinion sincère, se fussent divisés sur les
deux courants de l'art contemporain, de même que ça
se pratique dans les élections politiques. Par exemple,
MM. Moreau, Gérôme, Rodolphe Boulanger, E. Levy,
représentent avec quelque éclat une espèce d'art enté
sur des légendes traditionnelles et'très-étranger à la vie
moderne ; Courbet, Roybet, Millet et quelques autres
ont une tendance opposée. Etes-vous conservateurs ou
salon de 4866. 289
novateurs? Êtes-vous pour le culte du passé ou la
recherche de l'avenir? Êtes-vous pour les images et
les styles consacrés, ou pour l'étude et l'inspiration
originale? Votez d'un côté pour Orphée, Diomède,
Cléopâtre, Pompéi, pour les souvenirs et les ruines,
pour les Grecs et les Latins. Ou bien, votez de l'autre
côté pour un art très-hasardeux, qui, volontairement,
se détourne des routes battues et effondrées, qui s'en-
gage, à ses risques et périls, dans la nature vierge, et
qui peut-être, comme les pionniers américains, est en
train de découvrir, de fertiliser et de fonder un nouveau
monde, une république d'art et de poésie, très-vivaco
et très-expansive. On aurait compris le partage des voix
entre Gérôme et Courbet, deux antipodes; avec des
écarts de votes pour la médiocrité qui n'offense personne,
pour le style mélodramatique qui charme le vulgaire,
pour des singularités ou des spécialités, pour quelque
chose de distinct et de significatif.
C'est le juste milieu qui a rallié le plus de suffrages,
ainsi qu'il arrive dans les assemblées sans ferveur. Il
est vrai que le tableau de M. Donnât : Saint Vincent de
Paul prenant la place d'un galérien, est des plus remar-
qués au salon. Les figures sont de grandeur naturelle.
Le forçat embrasse son libérateur, pendant qu'à leurs
pieds deux aides du geôlier font l'échange des fers,
lourde chaîne et boulet. Derrière le forçat, un porte-clefs
vient d'ouvrir la prison. Derrière Vincent de Paul, un
personnage de l'Ambigu préside à cette singulière sub-
stitution. Je ne connais pas cette histoire-là. Mais vrai-
ment, est-ce que la justice s'y est prêtée? Enchaîner un
brave homme à la place d'un criminel, c'est d'une équité
T. 11, 17
-ocr page 293-290 salon de 1860.
douteuse. J'espère que saint Vincent aura bientôt trouvé
quelque lime pour rompre ses fers et quelque fenêtre
ouverte pour s'en aller.
L'exécution de M. Bonnat est savante, forte, lourde
dans lo dessin et surtout dans la couleur. L'anatomie
des épaules et des bras nus est très-exagérée : l'action
que font ces hommes ne nécessite pas une contraction
de muscles aussi excessive. De même que la grande
peinture de M. Ribot semble avoir été faite pour enlever
sur fond noir des pieds et des mains pas propres, do
même M. Bonnat semble avoir fait son tableau pour y
placer des morceaux d'académie. Faut de la science, —
mais il ne faut pas qu'elle s'étale trop. Ces épaules nous
heurtent tout comme les peintres bolonais, avec les
mains écarquillées de leurs personnages, nous mettent
des doigts dans l'œil.
Aux salons précédents, M. Bonnat s'était déjà exercé
à la «grande peinture » : en 1861, Adam et Eve trouvant
Abel mort ; en 1863, un Martyre de saint André ; en 1864,
des Pèlerins dans l'église Saint-Pierre de Rome ; en 1865,
Antigone conduisant Œdipe aveugle. Aucun succès; tan-
dis que, dans des ligures isolées ou des compositions
moins ambitieuses, il avait montré ce qu'il est : un pra-
ticien habile. Et, cette année encore, son petit tableau
de Napolitains devant le palais Farnèse à Rome est bien
meilleur que lo Galérien sentimental. Les figurines de
femmes, couchées sur les bancs ot sur les dalles, sont
très-naturelles, bien mouvementées et d'uno couleur
énergique.
Pour qui cherche une approbation banale, le sujet est
de première importance. Comment no pas regarder Un
291
• ' ' . .V ' • ; » •
SALON T)E 1866.
saint prêtre qui se fait boucler la chaîne du galérien! Et
les Massacres de Varsovie en 1861 ! « Une foule de qua-
tre mille personnes, beaucoup de femmes et d'enfants,
prosternés à genoux,.. Les troupes cernaient de tous cô-
tés... L'infanterie fit feu... » [Moniteur du 12 avril 1861.)
M. Tony Robert-Fleury, fils do M. Joseph-Nicolas Ro-
bert-Fleury et disciple de Paul Delaroche, a bien deviné
qu'il y avait là un tableau à sensation. Les Scènes
l'inquisition firent jadis la fortune de son père, officier
de la Légion d'honneur, membre de l'Institut et direc-
teur de l'Ecole de Rome, après avoir été directeur de
l'Ecole des beaux-arts. Jane Grey, Charles /er, les En-
fants d'Edouard ont illustré Paul Delarochov Ces exem-
ples de succès entraînent. Et certainement les artistes
sont louables quand ils se proposent d'émouvoir le sen-
timent public contre les atrocités ou les malheurs do
l'histoire. Celui qui ferait aujourd'hui la vraie Jeanne
d'Arc mériterait la médaille. Je conviens qu'un tableau
de Jeanne d'Arc, bien compris et bion peint, aurait une
valeur esthétique, poétique, humaine, très-supérieure à
la peinture parfaite d'un poisson de van Keyeren ou d'un
pot de Chardin. Mais cependant j'aime mieux le simple
bouquet de Fleurs d'automne, une des bonnes peintures
du Salon, par Philippe Rousseau, que lo Massacre de
Varsovie, par M. Tony Robert-Fleury. A preuve que ses
confrères ne le craignent pas trop, c'est qu'ils lui ont
donné vingt voix I Treize voix de plus qu'à Courbet, lo
naturaliste ; dix-huit voix de plus qu'à M. Moreau, l'au-
teur du Sphinx, d'Orphée et de Diomède.
Il y a quarante-deux ans, au Salon de 1824, un ar-
tiste, classé aujourd'hui parmi les grands maîtres, Eu-
292 sÀlon de 1866.
gène Delacroix, exposait le Massacre de Scio, et),- d!ix ans
après, au salon de 1834, les Femmes d'Alger dans leur
appartement; deux chefs-d'œuvre désormais consacrés,
au même titre, qui est l'excellence de la peinture. Le
Massacre de Scio a l'avantage de conserver un souvenir
historique. Les Femmes d'Alger n'ont aucune significa-
tion : des odalisques couchées sur des coussins dans la
pgnombre d'un harem. Quel que soit le sujet, la qualité
delà peinture décide l'immortalité d'un tableau.
M. Tony Robert-Fleury peint à peu près comme les-
élèves de l'école dont son père est directeur. Voir les'
envois de Rome dans une annexe du Salon. C'est assez
propre, avec des morceaux convenablement ajustés.
Mais d'effet, point. Ni clair-obscur, ni plans, ni perspec-
*
tive aérienne. Un monceau de figures théâtrales en
avant, un peu de fumée et deux lignes de petits soldats'
qui semblent toucher aux victimes. Des prêtres agitent
la croix catholique devant la foule agenouillée. Il faut
croire que l'intention do M. Robert-Fleury était sympa-
thique à la Pologne. Mais on peut douter que sa mise'
en scène excite l'intérêt qui résulte d'un désastre patrio-
tique, lorsque les âmes des opprimés sont fières et libé-
rées des vieilles superstitions. On aimerait à voir, dui
moins, quelques hommes se redresser contre la fusillade
et protester au-dessus du troupeau consterné.
Un autre favori du suffrage universel, onze voix sur
cinq cent dix, et qui par conséquent a été ballotté dans
la seconde séance concernant la médaille, est M. Edouard
Dubufe, élève de son père, le célèbre portraitiste, et
puis aussi de Paul Delaroche. Si le nombre des voix eût été
proportionnel à la dimension des tableaux, M. Edouard
salon de 1866. 293
Dubufe aurait mérité une grandissime médaille. Car son
tableau, Y Enfant prodigue, tient tout un lambris du sa-
lon-central. Mettons 20 mètres de large sur 10 mètres de
Sbaut, soit 200 mètres de bonne toile couverte de cou-
leur. Il faut du courage et de l'argent pour entreprendre
(une telle production. Un mètre carré pourrait y suffire,
■c'est vrai, puisque Rubens a bien peint sur un espace
moindre la Fuite de Loth, avec escorte d'anges et de dé-
mons. Mais un tableautin n'attire guère l'attention, — à
moins qu'il n'ait des qualités rares. Cependant je dois
dire que j'avais visité plusieurs fois le Salon avant d'avoir
vu cet Enfant prodigue. Quelle prodigalité !
Hélas! à la campagne, on passe devant un arpent
de pré émaillé de pâquerettes, et l'on s'arrête subite-
ment pour cueillir une violette sous une broussaille.
Je tiens defeule chevalier Camberlyn, dont j'ai eul'hon-
Meur d'être l'ami, à Bruxelles, un petit panneau large de
22 centimètres, qu'il avait acheté autrefois chez un mar- "
chand de bric-à-brac de la Haye, un Chardonneret, tout
simplement, signé de Carel Fabritius, l'élève do Rem-
brandt. J'ai prêté ce petit chardonneret, avec quelques
autres tableaux, à Y Exhibition rétrospective, dont les salles
communiquent avec l'exposition des artistes contempo -
rains, au palais des Champs Elysées. Parmi ces tableaux
anciens, ces chefs-d'œuvre, empruntés aux galeries du
comte Duchâtel, de MM. Pereire, du marquis de La-
borde, du comte Branicki, du baron de Rothschild, du
duc de Persigny, du comte Greffiile, de la marquise de
Las Marismas, de MM. Double, Dutuit, Odier, Schickler,
Chaix d'Est-Ange, Boittelle, Delessert, Dalloz, Didier,
Fould, Reiset, et même de l'impératrice des Français et
294 salon de 1860.
de la grande-duchesse de Russie, mon petit chardonneret
n'est point effarouché et il a l'air d'être fier que tout
le monde le voie au milieu des Memling, des Hol-
hein, des Clouet, des Rembrandt, des Rubens, des
Velazquez, des Murillo, des Ostade, des Terburg, des
Wouwerman, des Greuze, des Boucher, des Delacroix et
des Decamps. 0 blasphème! j'ai entendu des peintres
revenant du Salon dire qu'ils aimeraient mieux avoir fait
« co pierrot-là » que d'avoir recueilli sur une lyre « la
tête d'Orphée, portée par les eaux de l'Hèbre aux rivages
de la Thrace ! »
11 n'y a plus à s'étonner de la décadence de l'art noble^
de l'art religieux .et mythologique, du grand art et du
grand style ! 0 —r Orphée ! 0 — Homère 1 0 — OEdipe !
0 — Aspasie! Les Grecs, hélas! Les Romains, holà!
Nous devrions cependant défendre les Romains, —■ nos
maîtres. Moi, je suis pour le tableau de César et Cléopâ*
* tre : « Cléopâtre se mit dans un petit bateau et arriva de
nuit devant le palais d'Alexandrie. Comme elle ne pou-
vait y entrer sans être reconnue, elle s'enveloppa dans
un tapis qu'Apollodore lia avec une courroie, et qu'il fit
entrer chez César par la porte même du palais. Cette
ruse de Cléopâtre fut, dit-on, le premier appât auquel
César fut pris.» (Livret du Salon, n? 800.) L'histoire
n'est pas neuve, mais ce petit bateau, ce tapis d'Orient,
le dévouement du bon Apollodore et cette ruse qui fut
un appât, c'est touchant et irrésistible. Aussi me suis-je
arrêté bien des fois devant la peinture de M. Gérôme, et
Von ne conçoit pas qu'elle ait été refusée dans le riche
hôtel pour lequel elle avait été commandée, en compa-
gnie de panneaux décoratifs, par M. Baudry, dont notre
salon de 1866. 295
ami Charles Blanc, l'héroïque défenseur du haut style, a
fait un noble élogo dans la Gazette des beaux-arts.
Cléopâtre est debout sur le tapis d'où elle vient d'é-
clore, et elle se retourne vers César occupé à écrire sur
une petite table dans l'ombre. Cette femme de la plus fine,
race, et qu'on so représente comme un bronze égyptien,
a malheureusement les genoux et les chevilles engorgés,
et des pieds qui ne tiendraient pas dans la pantoufle de
Cendrillon. Le petit César, rabougri dans son coin, n'est
pas moins remarquable par l'énormitéde ses pieds mons-,
trueux. C'est étonnant la fureur que ces idéalistes ont
pour les gros genoux et les gros pieds. Ah ! les pieds et
les mains de femme de Watteau !
Le défaut de M. Gérôme et de toute l'école à laquelle
il se rattache, c'est de ne pas savoir dessiner. Ils n'ont
pas non plus le sentiment de la couleur et ils n'enten-
dent rien au clair-obscur. Grands artistes du reste,
ayant l'ambition des images transcendantes. Quoi de
mieux en poésie, en philosophie, en histoire, qu'Homère,
Socrate, Alcibiade, Phryné, Cléopâtre, César 1
Le second tableau de M. Gérôme représente la « Porte
«. de la mosquée el Assaneym au Caire, où furent exposées
« les têtes des beys ràmo/ésparSalek-Kachef. » J'espère
qu'immolés est du haut stylo pour un catalogue d'expo-
sition ! Le dictionnaire de Bescherelle donne l'étymologie
de ce mot poétique : « Du latin immolare, formé de in,
sur, et de mola, gâteau qu'on mettait sur la tête des vic-
times avant de les égorger, » Est-ce que celte antique
coutume du gâteau existerait encore chez les Egyptiens?
— Tel art, telle littérature. Une certaine conception des
images entraîne une langue. Jamais un peintre nalura-
296 salon de -1866.
liste n'eût risqué, dans le titre d'un de ses tableaux, cette
expression qui se rapporte à un monde perdu.
Avec son amas de têtes d'hommes coupées, la petite
peinture de M, Gérôme doit être destinée à faire pendant
au Boucher" turc (salon de 1863) entouré de têtes de
mouton éparses sur le sol. Ce n'est pas très-gai, ces su-
jets là. Mais M. Gérôme y met toute la délicatesse d'une
exécution raffinée. 11 n'a pas d'égal, pas même Meis-
sonier, pour le rendu précieux et la minutie que
donnerait une épreuve photographique. Il y a des
parties merveilleuses dans ce petit tableau, ainsi que
dans la plupart des autres œuvres de M. Gérôme, spécia-
lement l'architecture de cette porte arabe.
N'est-il pas singulier que ces chercheurs de quintes-
sence, ces alchimistes de la peinture, trop critiquables
dans leurs élucubrations et très-imparfaits dans l'expres-
sion de la vie, excellent parfois à simuler ce qu'il y a de
plus matériel : une construction architectonique, la
pierre — non philosophale ! car c'est aussi un morceau
d'architecture qui est la meilleure partie du Diomède de
M. Gustave Moreau.
La morale du Diomède est sans doute très-humaine : il
ne faut pas faire manger le monde par ses chevaux,
même quand on a combattu Hector au siège de Troie et
blessé Vénus ; on finit par trouver quelque vainqueur her-
culéen et l'on est mangé par les bêtes. Le groupe des
chevaux dévorant leur maître est très-confus dans la
peinture de M. Moreau. Il paraît que ce drame est con-
duit à quatre chevaux; je n'ai pu, jusqu'ici, en deviner
que trois, à peu près douze jambes, entremêlées ; le
quatrième cheval est imperceptible, faute de modelé,
salon de 1866. 297
sans doute, et de clair-obscur, tout étant plaqué contre
je ne sais quoi, qui s'éclaircit en haut et prend l'aspect
d'un beau plan d'architecture grecque.
Dans la femme qui porte la tête d'Orphée, il y a aussi
des parties finement peintes, une main, les ornements
du costume, quelques accessoires dans lo paysage ou sur
Je terrain. Ça ressemble un peu à un émail, à une mo-
saïque. Le peintre des bijoux, des agates, des verreries,
des ivoires, M. Biaise Desgoffe, pourrait faire cela.
M. Emile Lévy a aussi beaucoup d'analogie avec
M. Gustave Moreau. Ils se sont même rencontrés, cette
année, dans le choix d'un sujet. Chez M. Lévy, les Bac-
chantes sont en train de déchirer Orphée, afin que sa
tête puisse être portée aux rivages de la Thrace et pieu-
sement recueillie par M. Moreau. Ces Bacchantes, affo-
lées autour du fidèle amant d'Eurydice (voilà le moment
de faire quelques belles phrases dans le goût de Têlè-
:maque!) ont du jeu, de la tournure, de l'élégance; sur-
tout la femme en draperie bleue, crinière blonde, éparse
sur les reins, et la femme de profil, secouant le bras
d'Orphée terrassé. Mais, ici encore, les figures et les
objets ne se détachent point, faute de clair-obscur.
Le galbe obtenu par le dessin des contours pourrait
encore suffire dans une figure seule; mais, dans une
composition compliquée, avec de nombreux personnages, •
la séparation des formes ne s'obtient, sur une surface
plane, que par les artifices de la couleur, qui interpose
l'air et met les figures et les objets à leur distance res-
pective.
M. Lévy n'est pas très-peintre, dans le vrai sens du
mot, mais son talent a de la distinction, et même parfois
X. Il, 17.
298 salon de -1866.
une certaine naïveté — maniérée; par exemple dans le
petit tableau intitulé : Idylle. Daphnis et Chloé, si l'on
veut : un jeune garçon qui porte dans ses bras une fil-
lette pour passer un ruisseau. Leurs têtes se touchent, et
le bras de Daphnis enserre les attraits juvéniles de Chloé.
Mais la petite n'y prend garde; elle baisse les yeux vers
l'eau et elle rebrousse ses pieds pour ne pas les mouiller.
Le modelé de son épaule infléchie est d'une délicatesse
exquise, et sa tête enfantine est charmante.
Cette Idylle doit faire pendant à Y Idylle exposée en
1864, où les mêmes enfants buvaient à une fontaine, et
je crois que les deux tableaux ont été achetés par Mmo la
princesse Mathilde.
Voulez-vous nous reposer des fables antiques et des-
cendre du haut style dans la peinture familière qui tou-
che à notre vie moderne et n'a d'autre prétention que
de faire admirer la nature? Nous y trouverons plusieurs
artistes très-aimables, très-sincères, alliant l'esprit à la
simplicité. Il nous manque toutefois un des premiers en
ce genre, M. Alfred Stevens : il avait fait venir de
Bruxelles la Dame en rose, appartenant au Musée, et le
Retour du bal, appartenant à M. J. van Praet. Par fata-
lité, la caisse n'arriva que le lendemain du jour où le
palais des Champs-Elysées avait fermé ses portes à la
réception des tableaux, et la caisse dut repartir pour
Bruxelles. C'est cruel 1 et bien regrettable pour le public
encore plus que pour l'artiste, et les directeurs de l'ex-
position eussent été bien avisés, on admettant les deux
chefs-d'œuvre d'Alfred Stevens, sans consulter l'alma-
lïach.
Je n'ai pas encore vu ces tableaux à Bruxelles, mais il
-ocr page 302-salon de 1866. 757
me semble juste d'en parler, d'après des correspondances
particulières et des articles de journaux.
Une jeune femme, rentrant du bal, en toilette jaune,
d'une rare élégance, est assise dans son cabinet de toi-
lette, près d'un meuble couvert de bijoux. Toute pensive,
elle ôte machinalement un de ses bracelets.
« Cette femme est belle, d'une beauté diabolique et
toute mondaine, ajoute notre correspondant. L'expé-
rience et les désillusions de la vie commencent à s'im-
primer sur ses traits. Que s'est-il passé dans cette nuit
de bal?... La femme du grand monde parisien, belle,
jeune, riche, élégante et passionnée, ne saurait avoir de
plus fidèle interprète que M. Alfred Stevens. Elle est re-
présentée d'une manière complète, chez elle, au milieu
des objets qu'elle a choisis, dans toute la distinction de
sa vie habituelle, de sa toilette, de son ameublement, —
et avec toutes les inquiétudes de la passion. Ici, M. Ste-
vens est dramatique comme pouvait l'être Mmu Dorval,
et peut-être avec plus de goût. »
La Dame en rose est encore une jeune femme, debout,
dans un intérieur élégant. «Les cheveux, d'un blond
châtain, sont épais, rebelles au peigne, avec ces frisures
légères qui distinguent les belles Vénitiennes de Paul
Véronèse ; le visage plein, avec des formes délicates et
spirituelles, respire cette grâce familière à laquelle la
Parisienne se reconnaît ; les mains longues, grasses et
effilées sont des merveilles; la toilette est un déshabillé
du goût le plus fantasque et le plus charmant. Une robe
rose, lâche et pourtant coquette, comme celle des femmes
de Watteau ; là-dessus des flots de gaze et de dentelles...
Le type est si rendu, qu'il arrive à être l'expression d'un
300 salon de -1866.
caractère. On perçoit, comme sous une eau transparente,
la situation, les habitudes, les goûts, la vie du person-
nage représenté; on discerne toutes les recherches d'un
siècle affolé de luxe, toute la liberté inhérente aux sphères
élevées, toute l'amabilité naturelle à un pays où la
femme est reine. Chaque trait remue un petit monde de
pensées. Il faut le dire en passant : un tableau contient
mille idées par le fait seul qu'il les suggère. On n'est
pas tenu absolument de les exprimer à l'aide d'allégo-
ries laborieuses, et d'en faire des rébus philosophiques...
L'idée, quand elle ne résulte pas directement du sujet
choisi, tel qu'un fait historique ou religieux, doit se dé-
gager directement du choix de la forme, de l'expression,
de l'effet, et non de l'assemblage plus ou moins ingé-
nieux des accessoires parlants et des emblèmes... »
Yoilà qui est très-bien dit, dans un journal belge. Il
paraît que la Belgique, qui a beaucoup de bons peintres,
outre M. Alfred Stevens, a aussi de bons critiques.
M. Charles Marchai n'est pas non plus pour les « ré-
bus philosophiques. » La Foire aux servantes, du Salon
de 1864, voilà qui était franc et sans le moindre mysti-
cisme. Son tableau de celte année n'a qu'une seule figure :
une jeune paysanne accotée contre une table et qui re-
garde, par une fenêtre ouverte, la couleur du temps.
Attendez... je ne puis cependant vous dissimuler que
c'est une allégorie 1 L'auteur lui-même, dans le livret,
intitule son tableau : le Printemps! Ah! c'est l'allégorie
du printemps, avec une fille en tablier? Je vois bien, par
la fenêtre, qu'il y a de jeunes pousses vertes et des fleurs
partout dans le jardin, que le ciel est tendre et l'air ca-
ressant; je vois bien que cette innocente est rêveuse et
salon de 1866. 301
qu'elle presseDt le renouveau. Mais moi, je n'aurais pas
fait le printemps comme ça : dans un frais bocage, au
souffle d'un zéphir ailé, j'aurais mis une nymphe sans
tablier ni feuille de vigne. Si Marchai se fût conformé
ainsi aux règles de la haute esthétique, le prince Styli-
koff n'eût pas manqué d'acheter le tableau pour la mar-
quise de Breda.
Marchai, qui est Parisien et qui connaît Mrae Sand, ne
soupçonne pas les voies de l'Acropolis; il a l'air de pré-
férer à la Grèce sacrée les villages de l'Alsace et les
sentes du Berry ; il doit être corrompu par de petites Fa-
dettes et des Champis.
Jozef Israels, d'Amsterdam : Intérieur de la maison
des orphelines, à Katwyk (Hollande) : trois jeunes filles
qui cousent dans une chambre doucement éclairée par
une fenêtre. Encore une allégorie! Oui, à elles trois, ces
petites orphelines représentent Simplicité, Chasteté,
Travail. Et pourtant elles ont des robes grises, des bé-
guins et des guimpes. Ah! que c'est étonnant, d'inspirer
ainsi l'idée des qualités humaines sans le charlatanisme
des emblèmes ! ce tableau d'Israels est assurément une
des œuvres les plus saines du Salon, et qui exprime les
mœurs avec cet accent naïf, particulier aux maîtres hol-
landais du dix-septième siècle, tels que Pieter deHooch,
Jan Steen, Ostade et Terburg.
Le second tableau d'Israels, deux enfants de pêcheur
qui jouent sur la plage avec un petit bateau, est plein de
lumière et largement peint.
Il est devenu difficile de faire de la tragédie en pein-
ture, comme au théâtre. Mais M. Ferdinand Heilbuth
montre encore, au Salon, que le peintre peut faire de la
302 salon de -1866.
comédie. La cour de Rome et la haute cléricature lui
ont souvent fourni d'excellents acteurs. Dans le tableau
intitulé Antichambre, nous sommes toujours aux abords
du Vatican. Ah! le fin personnage, tonsuré et ensoutané,
qui attend sur une banquette de bois le moment d'une
audience secrète! Il a de belles diplomaties dans la tête
et il est capable de sauver la barque de saint Pierre.
Son défaut est trop de physionomie, mais n'ayez pas
peur qu'elle trahisse sa pensée. Il sait que le visage de
l'homme ne doit être qu'un miroir trompeur. Un gros
valet en livrée, accoudé sur le dossier du banc, cherche
à le faire parler, et peut-être en apprendra-t-il — le
temps qu'il fait dehors. Les figures, outre la justesse de
l'expression, sont très-bien ^dessinées, et elles, auraient
encore plus de relief sur un fond plus léger et plus neu-
tre. Le fond d'un tableau est peut-être la partie la plus
difficile, et c'est par là que les artistes modernes sont
toujours à distance des anciens maîtres.
Une jeune femme qui revient du bal, une paysanne
qui regarde dans son jardin, des orphelines qui travail-
lent, un abbé qui rumine quelques tours d'adresse, —
il paraît que des sujets très-simples peuvent convenir aux
vrais peintres.
Il n'est pas vrai qu'il y ait deux espèces d'art, ni même
deux espèces d'artistes, ni même deux éléments dans
L'art'. L'imagination comporte la forme : imaginer n®
salon de 1866. 303
veut-il pas dire voir l'image des êtres et des choses? et
image ne veut-il pas dire imitation ou reproduction de
ce qui existe? L'étymologie s'accorde avec la métaphy-
sique, puisque imago vient à'irai tari. Bien plus le mot
idée signifie aussi image, en grec iota. Ah, 'ah, le natu-
ralisme est fier d'avoir pour lui le grec et le latin. Avec
ce latin et ce grec, je ne crains plus mes nobles amis,
les prêcheurs de la haute esthétique.
L'invention et son expression, le génie et son style,
sont inséparables, si ce n'est par une analyse abstrac-
tive, très-arbitraire. Dans la Vierge à la chaise, de Ra-
phaël, où est l'invention? Une mère qui tient son en-
fant. Toute l'invention est dans la beauté de cette femme
et dans son expression maternelle, parfaitement ima-
ginée, c'est-à-dire formulée en image. Pourquoi la Jo-
conde de Léonard de Vinci est-elle un chef-d'œuvre,
d'une beauté souveraine? Un simple portrait do femme.
C'est qu'elle exprime la vie dans ses profondeurs les
plus mystérieuses. Pourquoi YAnliope du Corrége est-
elle un chef-d'œuvre? Une femme nue, couchée en plein
air. C'est qu'elle exprime la volupté, je ne sais quelle
fleur de beauté parfumée.
Des femmes nues, des mères portant leur enfant,
des portraits de femmes, il y en a par centaines au
Salon. Et tout cela n'existe pas. Le sujet n'est donc pas
décisif dans la question d'art.
La plus belle peinture de Yelazquez est, à mon senti-
ment, les Fileuses, las Hilanderas, du musée de Madrid,
n° 335 du catalogue : Une vieille femme qui file, une
jeune fille qui dévide un peloton de laine, un chat, des
pots, et, pour fond, des tapis pendus en pleine lumière.
304 salon de -1866.
La plus belle peinture de Rembrandt est la Ronde de
nuil : des arquebusiers qui s'en vont au tir.
L'idéal, les cimes de l'idéal 1 Le vent qui vient de ces
hautes montagnes nous rendra fous. L'idéal, où est-il
dans les Fileuses et dans la Ronde de nuit?
Titien fait une femme nue, couchée tout de son long,
— une perfection de beauté. Est-ce l'idéal, parce qu'il
l'appelle Vénus ou Danaél Intitulez : la Femme aux
pièces d'or qui tombent du ciel, et la Danaé, dégradée
de sa mythologie, n'est plus qu'une œuvre de réalisme
grossier.
La Madone de Saint-Sixte, aujourd'hui emprisonnée
dans la galerie de Dresde, est, je pense, le plus beau
Raphaël du monde. À cause de la femme et de l'enfant,
qui élèvent à la suprême puissance la conception de la
nature humaine. Et malgré la composition absurde : un
saint et une sainte agenouillés sur des huages, et deux
petits hybrides qui ont des ailes. Mais peut-être que ces
anges, et que ces figures en l'air, « plus légères que
l'air, » constituent précisément l'idéal de cette compo-
sition célèbre ?
La jeune Grecque qui porte sur une lyre la tête d'Or-
phée, pourquoi serait-ce d'un art supérieur à une
paysanne normande, portant un panier de pommes?
Je ne sais plus le nom d'un exposant qui a fait une
Pénélope lissant sa toile fallacieuse. Est-ce plus idéal,
plus moral, plus intéressant que les Orphelines d'Israels,
occupées à un travail utile ?
Outre le Diomède dont nous avons parlé, il y a au
Salon quantité de héros antiques et do demi-dieux, sur-
tout des Hercule ; Hercule tuant ses enfants et leur mère,
* • i - ■ #
Hercule vainqueur de ceci ou de cela. Mais peut-être
que ces Hercule ont été vaincus par le montreur de
bêtes, qui s'enroule un serpent autour du torse, dans la
Ménagerie de M. Meyerheim, de Berlin. Ce boa n'est pas
l'hydre de Lerne, et ce n'est pas le lion de Némée qu'on
voit dans une cage. Mais pourtant cette Ménagerie a au-
tant de succès que les exemplaires de l'art noble, très-
nombreux au Salon et bien patronnés :
Une Marchande de couronnes à Pompéi, appartenant à
M. le comte de Lavalette, par M. Rodolphe Boulanger;
les Muses à Pompéi, par M. Ha mon ; Monna Belcolore,
entre la Mort et la Volupté, par M. Glaize ; la Fan-
taisie, camaïeu bleuâtre, avec un cheval ailé, par
M. Puvis de Chavannes; les Secrets de l'amour, femme
nue, à qui un petit enfant ailé parle à l'oreille, par
M. Jourdan ; beaucoup de centaures, de centauresses,
de satyres, de satyresses, et autres monstres de haut
style. Il faut que les modernes soient bien bornés, pour
ne pas inventer de nouvelles combinaisons plus ingé-
nieuses. Mais peut être que nos tendances scientifiques
et rationnelles sont offusquées par ce qui contrarie la
nature et le possible. Peut-être que notre société, si dif-
férente de la société antique, finira par inspirer à la
poésie des imaginations imprévues, toutes simples et
conformes à la vérité.
En attendant, l'idéalisme consiste à n'avoir aucune
spontanéité, aucune impression entraînante, aucun con-
tact avec la vie présente, avec la1 nature qui flamboie,
avec les êtres qui se remuent, agités par la passion. Un
véritable idéaliste rumine la guerre de Troie, quand on
se bat en Allemagne et ailleurs. S'il se promène dans la
306 salon de -1866.
fèrêt de Fontainebleau, au lieu de regarder les grands
chênes, il rêve à l'Arcadie, au Poussin, à quelque mo-
nument archaïque, qui relèverait le style du paysage.
« Il n'y a rien de plus laid quo la nature. » Formule
consacrée sur les sommets de l'idéalisme,
Le principe est d'escamoter lo réel, de dénaturer la na-
ture, sous prétexte de se rapprocher d'un type primor-
dial et génésiaque, d'où les jeux de la mère nature ont
la fantaisie de s'écarter dans la production des êtres in-
dividuels. La théorie est ambitieuse et vraiment surhu-
maine. Aussi n'est-on pas malavisé de dire : « le divin
« Homère et le divin Raphaël. »
Qui donc a osé imprimer : « Les dieux s'en vont. »
« Les rois s'en vont. » Ah ! les dieux et les rois ne s'en
vont pas comme ça. Nous avons encore les dieux de la
peinture, au nombre de sept. Et combien de princes?
Rubens, dans la langue des honnêtes gens, n'est-il pas
toujours nommé : « le prince de l'école flamande? » ce
qui n'est pas déjà trop superlificoquentieux, puisqu'il
compte aussi parmi les « sept grands dieux « dans la sa-
crée pléiade des mythologues.
De son côté, le naturalisme, tel qu'il s'affirme dans
l'écolo actuelle, est assez inepte, précisément sur le
point où il deyrait et pourrait assurer sa victoire. Il a
de la nature la superstition sauvage, au lieu d'en avoir
le culte libre, avec cette intervention réfléchie et même
critique, à quoi l'Esprit, qui est en nous, autorise envers
la Nature, qui est hors de nous. Tout est bien dans la
nature, au point de vue universel ; rien n'y saurait être
mieux, ni même autrement, pour la fin dont lo mystère
nous échappe, Le choléra, la guerre et les autres fléaux
salon de 1866. 307
ne doivent pas manquer de bonnes raisons. Sans les vi-
pères et les crapauds, le monde ne pourrait aller : nous
serions dévorés par les insectes.
Jéhovah s'est frotté les mains, le septième et le der-
nier jour cle la création. Après quoi, il remonta du para-
dis terrestre sur son trône de nuages pour se reposer.
Schlafcnsie ivohl! Ce n'est pas moi qui oserais critiquer
le bon Dieu, mais cependant je trouve qu'il s'est un peu
aventuré en donnant à l'homme une libre pensée, avec
la faculté du choix et de l'amour. Voilà que Promélhée
se mit tout de suite à s'étudier lui-même et à examiner
l'univers autour ne lui ; discutant toutes choses, blâmant
beaucoup, approuvant peu, et prétendant perfectionner
l'œuvre immortelle. Béranger a chanté la réponse du'
bon Dieu, très-étonné, en ouvrant sa fenêtre, de voir
comment les hommes se comportent.
Si nous avons un art pitoyable, c'est que nous avons
étouffé en nous, avec les sentiments de vérité et de jus-
tice, le sentiment de la beauté.
Pourquoi les peintres naturalistes sont encore impuis-
sants, et même souvent ridicules, c'est qu'ils n'ont pas
l'instinct du choix, de la distinction dans les qualités et
les formes que la nature offre indéfiniment. « Il n'y a
rien de plus beau que la nature. » Et toutes les beautés,
si diverses, que l'art de tous les temps et de fous les peu-
ples a exprimées, il les a prises — comprises — d'après
la nature.
C'est par l'amour et l'étude de la nature que l'art con-
temporain peut se régénérer. Où fut le principe de la
glorieuse renaissance italienne, après le poncif byzantin?
D'où procèdent Titien, Corrége, Velazquez, Rubens,
308 salon de -1866.
Rembrandt'? Le jour où quelque réaliste, s'inspirant de
la vie présente, y joindra le fanatisme de la beauté, la
révolution sera faite en peinture. Mais les peintres homé-
riques, archéologiques, mythologiques et résurrection -
nistes n'y peuvent rien. Ce n'est pas leur faute : c'est la
faute de leur éducation perverse, de la critique ampoulée
et des temps nébuleux.
Un grand tableau, très-bien peint, est le Retour du
marché, par M. Yollon : intérieur de cuisine, avec tout
son attirail, avec du gibier et des fruits, avec une grosse
servante debout, et de grandeur naturelle. Le sujet et le
personnage ne s'arrangent guère de celte dimension. Où
placer une telle peinture, malgré ses qualités solides?
Entre un Jordaens et un Bassan, dans quelque musée?
Le tableau en petit serait déjà casé dans un cabinet d'a-
mateur.
Un autre grand tableau, exposé dans le salon central,
Souvenir de la Campagne romaine, a très-justement ob-
tenu une médaille. Peut-être le sujet ne se prêtait-il pas
non plus aux figures de grandeur naturelle. Car c'est
un simple épisode de moeurs : une vendetta italienne :
les suites d'un coup de couteau. Sur un brancard on
rapporte au village le corps d'un jeune garçon as-
sassiné.
Son amante, une belle grande fille à chevelure
rousse, s'étale comme une Madeleine désolée. Cette
figure de femme est d'un jet très-puissant et modelée
avec énergie. L'auteur, M. Carolus Duran, de Lille, a
fait aussi un très-beau portrait de M. E. Reynart, l'ha-
bile directeur du Musée de Lille et le président du co-
mité de la grande exposition qui doit être ouverte dans
salon de 1866. 309
cette capitale du nord de la France, le 15 juillet pro-
chain.
Encore un tableau également exposé dans le salon
central, et qui eût gagné à une proportion moindre :
Charge de cuirassiers pendant la bataille de la Moskowa,
par M. Schreyer, de Francfort-sur-Mein. Pourvu que
M. Schreyer, qui est un vaillant peintre, ne soit pas au-
jourd'hui a batailler autour de Francfort.
On voit aussi, dans le grand salon, le dernier tableau
de feu Bellangé : la Garde meurt, 18 juin 1815 : une
bande de soldats encore debout sur un tas de cadavres.
Et par M. Protais : un Soldat blessé, étendu sur un frais
gazon, au milieu de fines fleurettes. C'est très-élégiaque.
Les femmes nues ne s'exposent, du moins, qu'aux
flèches émoussées de la critique. M. Gigoux a fait la
Poésie, jeune fille couchée au premier plan d'un paysage.
Cette figure, irréprochable de dessin et de modelé, est
un peu ramassée. Est-ce encore la faute du peintre, ou
la faute des temps, si la poésie, repliée sur elle-même,
semble dormir?
M. Perret, élève de Couture, a peint une jeune fille
nue, debout et vue de dos, regardant deux colombes
qui roucoulent sur le gazon. Allégorie du Désir, peut-
être. Assez de charme, et des tons de perle dans les
chairs. Mais l'élève de Couture ne va-t-il point tourner
au maniérisme de M. Baudry?
On croit deviner un autre élève de M. Couture dans
M. Cordier, que nous avons déjà cité aux salons précé-
dents. Il a exposé, cette année, une Femme au bain, de
grandeur naturelle, debout et vue de dos-, type large
et lourd, sans élégance et sans aucune distinction de
310 salon de -1866.
beauté. Les curieux, qui ne connaissent te nu que par
les marbres du Musée, ou par les figures en cire, n'ac-
ceptent pas cette solide étude d'une femme quelconque ;
ils ont raison, quant au goût, mais ils ont tort, quant à
la sincérité de la peinture.
Même observation pour un tableau de M. Jean Des-
brosses. Ah, mon Dieul un élève d'Ary Scheffer, qui in-
titule une peinture : la Belle Rougeaude! Il y a de quoi
soulever les Plaintes de la terre, de ce groupe mystique
et pâle, qui s'élance vers le ciel, dans le tableau de
Scheffer, appartenant à Mme Marjolin et exposé à l'exhi-
bition rétrospective. J'espère que cette laide Rougeaude
n'a été vue par personne. Mais ça n'empêche pas qu'il
y a dans celte ébauche informe des parties largement
peintes, dans la manière de Jordaens.
Un bon tableau que personne n'a vu non plus, parce
que le sujet ne signifie rien et que la peinture en est très-
forte, représente une jeune fille, en robe rouge sang,
assise dans une chambre tapissée de vert-pomme. C'est
très-audacieux et très-original de couleur. J'ai l'idée que
l'auteur, M. Louis Tixier, de Nevers, sera un peintre.
Les Rabatteurs, de M. Vielcazal, ont aussi une étran-
geté de ton et une ampleur de pâte qui ne plaisent guère
au public. C'est encore un tableau de peintre. Pour les
artistes qui ont cette faculté spontanée d'exécution, il
n'y a plus qu'à se débrouiller dans le choix et la com-
position d'un sujet very pleasing.
Au milieu de l'atonie générale de la foule et de la cri-
tique, on aimerait à paradoxer un peu, à chercher des
nouveautés, — à pêcher en eau trouble. Je voudrais pi-
quer de ma plume, au fond du lac dormant, quelque
salon de 1866. 311
belle pièce et la retirer au bord, en pleine lumière, pour
voir. Mais il est difficile de prendre ce fameux poisson
de Tobie, qui ouvre les yeux des aveugles.
En louant M. Fromentin, on est d'accord avec tout le
monde, et môme avec la^Turquie, puisque Khalil bey a
payé 20 000 francs la Tribu nomade en marche vers les
pâturages du Tell. Le talent de M. Fromentin est très-
sympathique, à cause do sa légèreté spirituelle et de sa
facilité. M. Fromentin n'a pas l'air de faire lo signe de
la croix, ni do froncer le sourcil et de mettre son bonnet
do travers, avant de « prendre ses pinceaux. >> Il doit
aimer beaucoup la nature et il en a une perception très-
vive et .très-lumineuse. Tout remue et scintille dans ses
tableaux, peints du bout d'une brosse alerte, un peu
aiguë, piquant où il faut des accents décisifs, comme on
fait avec le crayon blanc sur un dessin précisé au crayon
noir. Nous avons peut-être dit déjà que sa peinture a
quelque those do l'eau-forte, où l'on doit à peine re -
venir sur le premier jet do travail. Les toiles de M. Fro-
mentin ne sont point chargées de pâte : les fonds, les
lointains et même beaucoup de parties des premiers
plans sont obtenus par des frottis qui transparaissent le
plus souvent sous l'espèce de guipure modelant en relief
les personnages et les objets.
C'est par un procédé analogue que Rubens, van Dyck
et les Flamands du dix-septième siècle, dans leurs gri-
sailles, argentées ou dorées, donnent à leurs fonds ces
qualités aériennes. On dit que Velazquez a peint l'air.
L'air no saurait se peindre par des tons grossiers. Mais
il peut en quelque sorte s'escamoter. Il s'agit de « faire
le vide » autour des figures et des choses matérielles,
312 salon de -1866.
pour qu'elles paraissent dans l'air. Velazquez ne risque
jamais une couleur positive dans ses fonds, toujours neu-
tralisés par des colorations rompues et insaisissables,
quelquefois verdâtres ou rosâtres, ou par un glacis de
perle et d'argent.
Assurément ce n'est pas Rubens et Velazquez qu'il
faudrait évoquer en parlant de M. Fromentin, mais plu-
tôt ïéniers dans ses franches petites pochades d'après
déjeuner. Peintures claires et subtiles, où chaque détail
est amusant.
La tribu nomade de M. Fromentin est engagée dans
un défilé de montagnes ; des cavaliers, une foule
d'hommes, de femmes et d'enfants, qui se perdent au
loin dans des proportions minuscules. Chaque figurine
est agilement tournée et elle fait bien son action. L'as-
pect du tableau est gai et il communique, l'impression
des pays,où l'on adore le soleil.
Dans un autre genre, — un peu trop peut-être dans
le genre d'Alfred Stevens, — M. James Tissot a exposé
un des charmants tableaux du Salon : Confessionnal. On
ne conçoit guère pourquoi cette jeune femme élégante
a été causer de ses affaires avec un prêtre, tout bas,
dans le confessionnal sombre. Elle paraît émue des
aveux qu'elle aura lâchés. La tête est douce et
expressive, la tournure très-distinguée. Une pénombre
mystérieuse règne en ce coin d'église, au moyen d'une
couleur intense et bien ménagée.
L'autre peinture de M. Tissot représente encore les
stalles d'une église, où est assise une jeune femme ab-
sorbée dans ses contemplations. M. Tissot est Breton, et
les mœurs religieuses sont toujours dominantes en Bre-
salon de 1866, 313
tagne. On y fait ses dévotions le matin; on y danse le
soir dans les kermesses d'Acholphe Leleux. A chaque
heure sa peine ou son plaisir.
M, Tissot avait commencé par des sujets moyen âge,
dans le sentiment de Leys. Cette fois la dame au confes-
sionnal incline vers Alfred Stevens. Il n'est pourtant pas
difficile d'être soi-même, quand on peint naïvement la
nature, et M. Tissot l'avait prouvé dans ses fameuses
Femmes vertes, que nous avons beaucoup vantées au
salon de 1864. Peindre en plein air, comme on sent et
comme on voit, sans penser à personne, ni aux maîtres
ni au public, c'est sans doute le moyen d'assurer sa pro-
pre originalité.
Deux Suisses ont obtenu des médailles : M. Yautier,
de Morges, pour une scène de funérailles à Berne, et
M. Anker, d'Anet, pour une petite bûcheronne endormie
sous bois. Les étrangers ont d'ailleurs marqué au Salon
dans la peinture familière : M. Salentin, né en Prusse,
avec sa Fête de mai, qui se rapproche un peu de Knaus;
M. Bisschop, né à Leeuwarden, avec son Rembrandt al-
lant peindre la leçon d'anatomie; M. van Hove, né en
Belgique, avec la Mère malade \ M. Baugniet, de
Bruxelles, avec sa Toilette de la mariée, où il semble
chercher M. Willems ; M. Webb, né à Londres, avec sa
Lettre de recommandation; M. Jernberg, un Suédois,
avec un Après-midi de dimanche. Nous devons citer aussi
un Allemand — de Strasbourg, M. Jundt, qui aime à
peindre les effets d'ondée ; et un Flamand — de Lille,
M. Herlin, auteur d'une Visite de curés. Les Parisiens se
défendent contre l'invasion, avec M. Meissonier fils, qui
a obtenu une médaille, avec M. Delamarre, qui affec-
314 salon de -1866.
lionne les Chinois, avec M. Leroy, qui rappelle M. Vidal,
avec M. Salmon, l'auteur d'une Jeune Paysanne allaitant
son enfant, avec M. Eugène Leroux et ses joyeuses ser-
vantes, avec une pléiade de peintres adroits et spiri-
tuels.
Les Italiens, naturellement portés au style, ne se ha-
sardent guère dans la peinture do genre. L'Italie et l'Es-
pagne, hélas I ces deux glorieuses pépinières d'artistes
aux seizième et dix-septième siècles, ont d'ailleurs perdu
leur suprématie dans l'art. Cependant un des tableaux
les plus notables du salon, et que la critique sérieuse au-
rait dû recommander plus vivement, est d'un Romain,
M. Scipione Vannutelli, médaillé en 1864 pour une pein-
ture assez prétentieuse : Conversation sous le portique
du Palais-Ducal, à Venise. Il a choisi, cette année, un
sujet biblique : la Fiancée du cantique des cantiques :
« Les gardes qui font le tour de la Ville m'ont rencon-
trée; ils m'ont frappée et blessée; ils m'ont ô'té mon
manteau. » La figure de la fiancée est superbe et très-
dramatique. Lo dessin de cette femme, debout, sans
draperies, et les bras projetés en l'air par un geste de
désespoir, est un peu mieux réussi que le dessin de la
Cléopâtre dans le palais de César. Formes élancées, at-
taches élégantes; un type de vraie beauté, à la fois cor-
recte et originale. Vient à sa rencontre un groupe de
femmes avec un enfant. Paysage sobre, un peu sauvage,
sous son effet de nuit. Jo veux bien appeler —du style,
cette façon particulièred'em^merune tradition poétique,
avec les accents de la nature et le sentiment de la beauté.
Je passe nombre de tableaux qui ont attiré l'attention
à des titres divers : la Danseuse au Caire, figure très-
salon 1)e 1866. 315
bien tournée par M. Eugène Giraud ; une Sérénade en
Aragon, par M. Antigua; le Callot et les Saltimbanques,
de M. Besson; les compositions sentimentales de M. Merle,
dans la manière d'Ary Scheffer; la petite comédie du
Mariage de raison, par M. Toulmouche; le Charles-
Quint, de M. Comte; même la pasquinade en mosaïque,
par M. Lambron; et j'arrive aux portraits.
Qu'est donc devenu le portrait de la charmante
Mme Musard, par M. Chaplin? Elle avait la plus belle
robe de satin blanc traînante, une tête fraîche et mo-
queuse. Le tableau, d'abord pendu à perte de vue, a
disparu lors du remaniement du Salon.
Le portrait do la belle duchesse italienne, qui signe
ses marbres du pseudonyme Marcello, a été très-splen-
didement peint par MllB Rosalie Riesener, fille et élève
de Léon Riesener, cousin et ami d'Eugène Delacroix.
Mmc la duchesse Colonna, debout dans un paysage, porte
une robe de velours grenat clair, qui va bien sur le
feuillage d'automne. Ce portrait a une grande allure, et
je crois qu'il aura séduit toutes les visiteuses du Salon.
Les portraits de femmes par M. Jalabert, finement
peints, avec une recherche de sentimentalité ; les por-
traits de deux demoiselles, dont l'une, en robe bleuo, a
le visage doucement pénombré, par M. Pérignon ; un
portrait de femme, léger comme une aquarelle, par
Mme Henriette Browne; une étude de femme, avec des
mains très-distinguées, par Mme O'Connell; le portrait de
M"10*"*, par M. Giacommotti, gratifié d'une médaille; le
portrait de Mme de Boudeville, façon cl»air do luue, par
M. Sellier, grand-prix de Rome; un portrait de jeune
fille en draperie rouge, par un autre prix de Rome,
316 salon de -1866.
M. Henner; les portraits d'Orientales, par M. Landelle;
les portraits de la comtesse de Salm et de la princesse
Kinski, par un Hongrois, M. Angeli; un tout petit por-
trait, par un Russe, M. Axenfeld-, un portrait, par
MUe Moisson-Desroches, élève de Couture; le portrait
d'une jeune artiste, par M. Wagrez; un portrait de
o
femme, d'une physionomie très-aimable, par M. Ma-
gaud ; môme une étude de jeune fille qui lit, par
M. Henri Fantin la Tour; ayant tous un certain attrait,
ont tous eu leurs admirateurs.
Mais, s'il y avait eu pour le portrait une médaille
exceptionnelle, on peut croire qu'elle eût été attribuée à
M. Henri Lehmann, pour son portrait de M. Dumon,
• ancien ministre sous Louis-Philippe. Supposant, toute-
fois, que les confrères, et non pas seulement compères,
se fussent rendus au scrutin. Car cette peinture contente
tout le monde ; si ce n'est que la Gazette des beaux-arts
lui reproche d'être une « imitation de la nature et
comme estampée sur le vif »; et que, d'un autre côté,
les naturalistes et les peintres libres repoussent absolu-
ment cette sorte d'imitation « inexorable dans la mi-
nutie », et qui conduirait à la peinture de Denner et de
Willem Mieris, les deux artistes les plus éloignés de la
nature qui aient jamais existé, les vrais antipodes des
maîtres du réalisme, Titien, Rubens, Yelazquez et Rem-
brandt. M. Lehmann a aussi exposé une scène de la
Bible : Y Arrivée de Sarah, dont la Gazette a donné une
gravure.
On n'a pas parlé d'un portrait d'homme, par M. Bri-
guiboul, qui tient pourtant à l'orthodoxie, puisqu'il a
peint le Combat de Castor et Pollux contre Idas et Lyncêe.
SALON DE 18G6.
Son portrait d'homme, vu de face, a beaucoup de carac-
tère, de force et de simplicité.
M. Bracquemond, bien connu comme aquafortiste, a
fait aussi un portrait peint qui lui a valu une médaille :
une femme debout, vue de trois quarts, à mi-corps. La
têto et le torse sont supérieurement modelés. On ne
saurait reprocher à cette ferme peinture que des désac-
cords de ton entre le costume et les accessoires.
Un portrait de jeune Romaine en costume de fête de
Nettuno, par M. Smits, d'Anvers, allie le charme à la
science. Cette jeune fille, vue de profil, la tête un pou
penchée regarde la bague nouvelle qu'ello porte au
doigt. Excellente étude, grandement peinte.
M. Hébert est toujours un peintre assez singulier, en
quoi je l'approuve. Sa peinture est creuse et faible, mais
son impression est délicate, jamais commune. Tl est
peut-être plus poète qu'il n'est peintre. On dirait que
chacun de ses tableaux est une strophe qu'il se chante
dans la tête et qu'il essaye de peindre. Cela est vrai non
seulement de la Malaria et des Filles d'Alvilo, qui sont,
je crois, au Luxembourg, de la Jeune Fille au puits, qui
appartient à l'Impératrice, mais encore de ses portraits :
tantôt c'est une Perle noire, tantôt un spectre bleu. Je
ne sais quel fantastique, un peu maladif, mais qui n'est
pas sans charme. Personne n'aurait imaginé de faire,
tel qu'il est, le portrait de jeune garçon, debout et droit
planté, de profil. Blondin, à jaquette lilas et à bas
rouges. Le petit Werther, à l'âge de dix ans. L'ombre
d'un petit romanesque, assez maniéré, et qui heureuse-
ment ne se tuera point pour Charlotte.
Son sentiment singulier, M. Hébert le communique
T. II. 18.
317
.318 salon de 1866.
un pou à ses élèves, par exemple à M. Trouillebert, l'au-
teur d'un petit portrait de femme, une Veuve, debout,
lës bras nus, costume noir, et qui s'enlève sur un fond
uni ; par exemple à M, Marchaux, l'auteur d'une figure
de femme nue, grandeur naturelle, couchéosur le ventre,
tout le corps dans l'ombre, la tête éclairée de reflets
verdâtres. C'est un des tableaux qui a le plus excité de
railleries au Salon. Moi j'aime mieux ça qu'une chose
vulgaire.
J'aimo mieux les folles ébauches de Manet que les
Hercules académiques. Et donc, j'ai été revoir son ate-
lier, où j'ai trouvé un grand portrait d'homme en noir,
dans le sentiment des portraits de Velazquez, et que le
jury lui a refusé. Il y avait là aussi, outre un « paysage
de mer », comme dit Courbet, et des fleurs exquises,
une étude do jeune fille en robe rose, qui sera peut-
être refusée au prochain Salon. Ces tons rosés sur fond
gris défieraient les plus fins coloristes. Ebauche, c'est
vrai, comme est, au Louvre, Y lie de Cythère, par Wat-
teau. Watteau aurait pu pousser son ébauche à la per-
fection. Manet se débat encore contre cette difficulté
extrême de la peinture, qui est de finir certaines parties
d'un tableau pour donner à l'ensemble sa valeur effec-
tive. Mais 011 peut prédire qu'il aura son tour de succès
comme tous les persécutés du Salon.
Dans un dernier article, nous examinerons les pay-
sages et quelques œuvres de sculpture.
salon de 1866. 319
IV
«
Ah 1 que le temps va vite ! Tandis que nous regardions
attentivement du côté de l'Allemagne et de l'Italie, le
Salon a été fermé. — Ce n'est pas grand dommage, et je
crois que personne n'y pense plus ; il n'en restera guère
comme souvenir que les deux peintures do Courbet.
Parmi les paysages, il y avait cependant beaucoup de
tableaux distingués, sites de tous les pays, effets de
toutes saisons; uno variété d'exécution vraiment extraor-
dinaire.
Paul Iluet venait au premier rang après Courbet, Le
Bois de la Haye, soleil couchant par un soleil d'au-
tomne, est un beau pendant à son Inondation, du Musée
du Luxembourg. Paul Huet a le sentiment de la gran-
deur dans la nature. Sa touche ample et simple corres-
pond bien à la vivacité de ses impressions.
Corot est toujours le môme, tendre et nébuleux. L'un
de ses paysages, la Solitude, a été acheté 18 000 francs
par l'Impératrice.
Les deux paysages de Rousseau, un Coucher de soleil
sur la forêt de Fontainebleau et le Bornage de la forêt à
Barbison exagèrent un peu sa nouvelle manière, très-
travaillée. Lorsque les détails sont trop également accu-
sés partout, l'effet général y perd. Mais Rousseau se
sauve toujours par l'abondance et la justesse de lumière.
Millet n'a exposé qu'un seul tableau : un Bout de vil-
lage de Creville. Composition singulièrement choisie :
320 salon de -1866.
une maison rustique tient toute la gauche de la toile,
du haut en bas ; une rampe grossière sJétend sur la droite
jusqu'au bord du cadre ; au delà un bout de mer grise
sur un ciel gris. Le tout dans une harmonie sourde et
crayeuse. La touche uniforme est lourde pour le ciel et
l'eau, comme pour la bâtisse et les terrains. C'est simple
et même puissant, mais immobile et figé.
Français a fait, en pendants, les Environs de Paris et
les Environs de Rome; les bords de la Seine, le matin ;
les bords du Tibre, le soir. On trouve que l'Italie l'a for-
tifié ; mais, au lieu de réchauffer, peut-être l'a-t-elle
refroidi. Il est plus correct et plus élégant ; mais point
de naïveté ni de passion.
De la passion, ii en faut : c'est elle qui anima Géri-
cault, Delacroix, Decamps, Rousseau, Diaz, Dupré, et
Barye, et Daumier, tous les grands artistes de notre
temps. Il semble que Giorgion, Titien, Tintoret, Véro-
nèse, — même aussi le jeune et gentil Raphaël, — que
Rubens et van Dyck, que Frans, Hais et Rembrandt
furent des hommes très-passionnés. L'amour, l'enthou-
siasme, c'est la vie, c'est le génie.
Qu'est devenu ce groupe de paysagistes s'imaginant
qu'on peut simuler la nature au moyen d'une espèce de
science traditionnelle, et qui eut un moment de célébrité,
MM. Aligny, Paul Flandrin, etc. ? Où en sont les réputa-
tions éphémères de leurs maîtres, le Guaspre, Francisque
Millet et autres pasticheurs du Poussin et des Bolonais?
Gare à l'Italie!
Il y avait une fois un peuple qui avait produit une
école originale et initiatrice; les maîtres s'appelaient
van Eyck, van der Weyden, Memjing," Mais, à un certain
salon de 1866. 321
moment, voilà que tous les artistes de ce pays émigrent
et s'en vont imiter l'art d'un autre peuple qui était en
pleine floraison.
Qu'est-ce que van Orley « le Raphaël flamand » à
côté de Quentin Massys, qui était resté en Flandre pen-
dant cette émigration dégradante?
Après ça, Rubens et van Dyck vont bien voir un peu
la couleur de l'art en Italie, mais avec un tempérament
qui les sauvegarde. Et Jordaens, et Snyders, et toute la
grande école du dix-septième siècle reste dans son pays
— et de son pays.
Je me rappelle Decamps à son retour d'Italie. J'allai
le visiter près de la porte Maillot, où il demeurait alors.
Oh ! le malheureux homme que c'était! Il voulait faire
des Michel-Ange et des Titien, presque des Raphaël ; des
christ, des vierges, des saints, je ne sais quoi. Finale-
ment, il fît son christ, qui, de Michel-Ange et de Titien,
tourna tout seul à Rembrandt : c'est le Christ au pré-
toire, que nous avons souvent cité comme un chef-
d'œuvre pas italien du tout,
Delacroix, qui était bien plus nerveux que Decamps,
s'il avait été en Italie, il y serait mort fou. Dieu merci,
sans avoir été en Italie, il a prouvé qu'il connaissait son
Véronèso. Nous avons tous notre Italie dans le sang et
dans l'œil, par l'éducation latine, par les mœurs, par
les traditions et les images, par tout ce que nous infuse
la descendance, une communauté d'idées et de senti-
ments.
Voyez dans la crise actuelle : tous les Français sont
pour l'Italie ; presque tous les Français sont contre les
Prussiens et la race germanique.
3-22 salon de 1866.
Autre remarque : ce sont des pays absolument sans
art qui ont contribué à développer les meilleurs artistes
modernes : l'Algérie, Eugène Delacroix ; l'Egypte et la
Turquie, Decamps et Marilhat; la Suisse et l'Auvergne,
Rousseau. Et d'où vient donc Fromentin? d'Afrique.
D'où vient Courbet ? des Vosges.
Les vieux petits nids sont malsains : l'école de Rome
et' l'école des beaux-arts, les académies et les coteries.
On y pond toujours les mômes œufs.
Si j'avais un fils peintre, après qu'il aurait fait un tour
d'Europe pour voir dans les musées ce qu'ont produit
les peintres d'autrefois, je l'enverrais en Amérique ou en
Australie, bien loin, dans des pays neufs, pour qu'il
regardât lui-même la nature et l'humanité.
Les voyages lointains ont fait le talent et le succès de
MM. Belly, Tournemine, Brest, Berçhère, etc. Cette
année encore, M. Belly a exposé une excellente peinture,
la Mer Morte, grand caractère et grand effet ; M. de
Tournemine, une Vue de Turquie, très-fine et très-lumi-
neuse; M. Brest, une Vue sur le Bosphore, assez originale.
M. Mouchot, qui revient d'Egypte, en a rapporté un ta-
bleau peint en maître : le Bazar des tapis, au Caire;
c'est également au Caire que M. Dauzals a pris un Inté-
rieur de mosquée très-pittoresque.
Je veux bien qu'il ne soit pas nécessaire d'aller courir
aux quatre vents pour être bon paysagiste. Les peintres
de Barbizon, de Fontainebleau, de lTsle-Adam, de Com-
piègne, de Meudon et des banlieues de Paris l'ont prouvé.
A Paris même, que de beaux sites et de beaux effets à
peindre! les marronniers des Tuileries; une enfilade des
quais, avec les monuments des bords de la Seine, et le
salon de 1866. 781
soleil couchant au fond ; la tour Saint-Jacques et son
square-, un fragment des boulevards ou des Champs-
r
Elysées ; une allée du Luxembourg ou un massif du parc
Monceaux-, quelque vieux quartier en démolition ou
quelque vieille rue encore intacte.
Quand on a le sentiment naïf, une vive et originale
impression de la nature, on peut rester chez soi, at home,
et peindre n'importe quoi, par sa fenêtre ou dans sa
cour. Van der Meer a fait des chefs-d'œuvre avec une
Façade de maison hollandaise (galerie Six van Hillegom),
avec un Cottage rustique (galerie Sermondt), avec une
vue de quelque coin de ville, unv ruelle quelconque.
Connaissez-vous la plage de Scheveningen? elle n'est
pas plus pittoresque qu'une autre. Vingt peintres hollan-
dais en ont fait des chefs-d'œuvre : Adrien van de Velde,
Salomon van Ruisdael, Rombouls, etc.
Scheveningen ou Fontainebleau, c'est excellent; les
déserts de l'Afrique ou les forêts de l'Amérique, très-
bon -, Constantinople ou Pékin, Java ou l'Islande, allez-y !
mais Rome, c'est dangereux.
Comme on causait de l'Inde devant un grand voya-
geur qui en revenait, et de la mort étendue sur ces pays
dont l'histoire fut si merveilleuse :
— La mort y vit, répliqua le voyageur.
On pourrait retourner cette phrase étrange, et dire de
Rome :
La vie y meurt.
Je no crois pas que Courrières soit sur le chemin de
Rome. Qu'est-ce que Courrières ? c'est un village où de-
meurent les deux frères Breton, quelque part dans lo
nord de la France. Adolphe Breton y fait ses moisson-
salon de 1866. 782
neuses et ses faneuses; il n'a rien envoyé au Salon cette
âHhée'j'Émilo Breton y fait des paysages, et il a envoyé
un Étang, peinture assez audacieuse, parce qu'elle est
vràie. Cet étang et ses bords, l'eau, le gazon, les arbres,
tout est vert, d'un vert franc et sans concession. Est-ce
qUo lés herbes et les feuillages seraient verts? ça se
poUfr&it, surtout au bord de l'eau ; bien que d'honnêtes
paysagistes nient le vert dans la nature. C'est l'histoire
de Constable avec son noble ami sir George Beaumont,
qui voulait absolument que les arbres fussent bruns. Il
eôt sûr qu'il y a du brun et du blond, du jaune, du rouge
et du gris dans le paysage, suivant la saison, l'heure du
joilT et le tempérament de la contrée. Mais je me risque
à soutenir qu'il y a aussi du vert, et sir George Beaumont,
attiré par Constable à la fenêtre de l'atelier dominant
sur un parc, reconnut lui-môme que la nature ne pei-
gnait pas ses arbres avec du bitume. Beaucoup de paysa-
gistes auraient besoin de se mettre au vert.
J'entends qu'il faut peindre ce qu'on voit, ne pas cher-
cher midi à six heures du matin ou à six heures du soir,
adoptefc sincèrement le ton qu'il plaît au ciel de donner
à la terre. Car c'est le ciel qui fait surtout la couleur du
paysage. Le même arbre, vert sous une lumière diffuse,
jaunit sous un rayon, rougit au soleil couchant, blêmit
sous un brouillard du matin.
Cette couleur du temps ou de la saison est assez vive-
ment exprimée dans les paysages de M. Blin, une Plage
de Bretagne; de M. Chintreuil, le Printemps avec une
giboulée ; de M. Hervié, une Entrée de village ; de M. Ha-
noteau, Après la pêche ; de M. Daliphard, Coup de soleil
après l'orage ; de M, Bavoux, Plateau de Ghalouar ; de
salon de 1866. 325
M. Bellet du Poisat, les Moulins de Dordrecht ; de M. Saiu L-
François, Clair de lune dans les Vosges; de M. Faller, un
Coup de vent; de M. Bureau, Chemin d'une carrière; de
M. Lansyer, une Rivière en Bretagne; de M. Légat,
Au bord de l'eau; de M. Thomas, le Lac Chambon, en
Auvergne; de M. Clouet-d'Orval, Avant la pluie; de
de M. Appian, l'habile aquafortiste; de MM. Lavalard,
qui ne craignent pas de faire de la peinture, bien qu'ils
aient une belle collection d'anciens maîtres hollandais ;
de M. Teinturier, l'élève de Decamps; de M. Brissot-
Warville, de M. Michel, de Metz, et surtout d'une pléiade
nombreuse de jeunes peintres qui cherchent dans la na-
ture un effet expressif, comme l'indiquent la plupart des
titres ci-dessus. Ces effets de soleil, d'orage, de pluie OU'
de vent ne sont-ils au paysage que ce qu'est à l'humanité
le sentiment, la passion qui agite la vie et lui donne un
caractère ? .
Le jeune'auteur de la Femme à la robe verte, M. Claude
Monet, a fait aussi son paysage, une ébauche superbe,
Y Allée de Barbizon (forêt de Fontainebleau), effet de soir,
avec le soleil illuminant les grands arbres. Quand on est
vraiment peintre on fait tout ce qu'on veut.
MM. Daubigny père et fils ont été assez remarqués :
deux grandes vues des bords do l'Oise, par M. François
Daubigny, tournent trop à la décoration, avec des ciels
tapotés et des terrains noirs. M. Charles Daubigny abuse
également des ombres sourdes, mais il a de la force et
une certaine étrangeté dans sa Halte de Bohémiens.
Parmi les marines, ce sont celles de M. Masure, élève
de Corot, qui paraissent avoir eu le plus de succès : vues
de la Méditerranée, franchement lumineuses partout.
T. H. 19
-ocr page 329-784 salon de -1866.
Les paysages où la figure domine exigent des qualités
particulières. On a beaucoup admiré et suffisamment
critiqué les Grenadines de Gustave Doré, quelque chose
comme une soirée du Décameran, dans la campagne de
Grenade, une bande de jeunes Espagnoles coiffées do
mantilles font silhouette sur un ciel violacé, tandis que
des musiciens couchés par terre pincent de la mandoline
en chantant. C'est beau de tournure, mystérieux d'effet
et assez grandiose, mais lourd do couleur.
■ »
Dans un autro paysage, Souvenir de Savoie, M. Doré
ressemble, de loin, aux paysagistes do Dusseldorf;
n'est-ce pas singulier? Mais M. Doré a tant produit,
dans tous les genres, qu'on pourrait lui trouver, çà ou là,
des ressemblances avec toutes les écoles, tantôt avec
les Florentins, tantôt avec les Espagnols, ou môme avec
les Flamands. Ce qui ne l'empêche pas d'être un artiste
heureusement doué.
Une femme nue, couchée sur une immense plage dé-
serte, avait commencé la réputation de M. Feyen-Per-
rin, au salon de 1864. Il y a encore, celle année, une
certaine poésie originale dans ses Femmes de l'île de
Batz, attendant la chaloupe de passage. Un joli galbe de
fillette rappelle un peu les jeunes paysannes d'Adolphe
Breton, dont le style chaste et élégant semble avoir aussi
inspiré M. Sain, quoiqu'il ait peint des Italiennes occu-
pées aux Fouilles de Pompéi.
Après ces Espagnoles, ces Bretonnes et ces Pom-
péiennes, on regarde encoro avec plaisir les Femmes
d'Arles se baignant sous les tamarins, par M. Rave, ta-
bleau d'une couleur chaude et attrayante.
Los paysages avec animaux ont eu beaucoup d'im-
-ocr page 330-salon de 1866. 327
portance au salon. C'était d'abord lo Dotmoir, arrivée
du troupeau, par M. Auguste Bonheur, une des plus
grandes toiles qu'on ait consacré à ce genre de peinture.
Cinq mètres de large 1 Où placer un tel tableau? On eût
pu le faire aussi bien dans une proportion dix fois
moindre. A preuve que le petit tableau exposé par
M. Bonheur, une Descente de vaches dans le Cantal, est
meilleur que son grand.
Ce Donnoir est un dessous de futaie tout éblouissant
de la dernière lumière du soir, un de ces effets où le
rayonnement diffus a l'air d'une poussière de paillettes
ou d'une blonde fumée éparse entre les arbres. Au centre
lumineux se rassemble le troupeau. Au premier plan,
dans un pénombre qui fait repoussoir, sont déjà couchés
de grands bœufs un peu mous de forme. M. Bonheur
espère sans doute que cette toile énorme ira au Luxem-
bourg, en pendant du Labourage de sa sœur, Mlle Rosa.
M. de la Rochenoire, élève de Troyon, a plus de soli-
dité que M. Bonheur. Ses animaux sont fermement
charpentés, par exemple Cinq vaches au pâturage, avec
un fond de bois -, excellent tableau, exposé dans le salon
central.
M. Armand Gautier, dont les portraits ont été souvent
remarqués, a peint, cette année, un Pâturage dans le
Nord. Le paysage et les animaux ont les qualités habi-
tuelles do la peinture de M. Gautier, la simplicité et la
force.
M. Didier, un prix de Rome, nous a montré ces grands
bœufs blancs de la campagne romaine, qui ont de si
belles cornes et tant de « style ». Ces bœufs blancs re-
présentent l'idéal par contraste avec le vil troupeau des
328 salon de -1866.
bœufs noirs de la Hollande ou des bœufs roux de la Nor-
manfUnu/Hk Ï;OU Jmb r-a "f-y, -a: mame^ini
■ Les bœufs hongrois ont aussi beaucoup de caractère
dans les tableaux de M. von Thoren, médaillé l'année
.éêrnlèm'roS.. «et .irnotl wd.iJ/ï .if: ' si• afc
Pour les chiens, c'est M. Melin, qui continue Troyon ;
pour les chevaux, c'est M. Yeyrassat. Les moutons appar-
tiennent à M. Schenck, lorsque Jacque ne s'en mêle pas.
Le singe appartient à Philippe Rousseau, mais son ta-
bleau de Fleurs d'automne est bien supérieur à son Singe
photographe. M. Yerlat a peint aussi des singes et une
Chasse avec des lévriers dans les bruyères aux environs
d'Anvers.
Nous avons réservé pour un même paragraphe les
paysagistes étrangers, qui eussent mérité un article spé-
cial, et non pas une mention rapide.
M. André Achenbach n'a envoyé qu'une simple étude
des Environ d'Ostende, par un temps pluvieux. Mais c'est
une œuvre de maître et qui égale les franches études des
anciens maîtres hollandais. On sent que c'est peint
d'après nature, sous une vive impression, peut-être en
une seule séance. Les tableaux très-travaillés de M. Achen-
bach sont froids et conventionnels. Ici, où il adhère à la
nature, il est parfait. i « • ' ? • -
Les artistes ont admiré aussi une petite peinture de
M. de Beughem, Paysages des environs de Wiesbaden,
finement et fermement caractérisée dans la manière des
anciens Hollandais.
M. Jongkind encore rappelle assez van Goien ou Sa-
lomon van Ruisdael dans leurs ébauches libi'es et ani-
mées.^ ; ' v " ■
salon m 1866. 329
M . César de COclta exposé un Vieux moulin à Veules,
largement peint, mais avec un ciel trop savonneuse^
Mv: de Schampheleer, une vue très-harmonieuse des
Bords delà Dyle; M. Tscharner,une vue mélancolique
do la Campine ; M. Auguste Bohm, les Bords de la
Marne ; M. de Haas, le Soir dans les polders hollandais ;
M. Woutermaertens, V Approche de l'orage dans les dunes ;
M. Saal, une Aurore boréale en Laponie, qui lui a valu
une médaille ; M. Boulenger, de Tournai, les Marais de
la Hulpe-, M. Pissaro, l'Hiver aux bords de la Marne ;*
M. Papeleu, élève de Dupré, une Vue prise à Capri; un
autre élève de Dupré, M. Frotoff, de Moscou, une Allée
de la forêt de VIsle-Adam. .atsvnA^
C'est encore un élève de Jules Dupré, M. Henri ,La-
chèvre, qui a peint un grand tableau avec un paon, la
Vénus doMilo et divers accessoires. u • ,(? non ta Ibk>
Pour ces compositions avec des objets variés, tableaux
de nature morte, comme on dit, M. Biaise Desgoffe est;
toujours incomparable. Il avait deux ouvrages dans le
salon central, Fleurset Bijoux, Fleurs et fruits au pied d'un
verre de Venise. Les bijoux, le verre de Venise, les émaux
et les métaux sont extraordinaires, mais les fleurs et les
fruits ont le défaut d'être en matière minérale, Le miné-,
ral ne bouge pas dans sa forme arrêtée. Mais les fruits
et les fleurs, ça vit, ça pousse, ça grossit, ça s'épanouit,
ça mûrit, ça change de forme et de couleur. Ah ! les
belles fleurs qu'Eugène Delacroix et Diaz ont peintes!
Après les chrysanthèmes de Philippe Rousseauj ;il n'y a
guère au Salon, en belles fleurs, que les bouquets de
M. Benner et ceux de M. Puyroche. Pour les fruits, c'est
une élève de M. Boulard, MUe Marie Brosset, qui a fait
330 salon de -1866.
les meilleurs tableaux du Salon : des Raisins et des
Pommes. Il est malheureux qu'on n'ait pas vu à l'expo-
sition les décorations -fleuries que M. Prieur vient de
peindre au château de Montmorency, des bosquets de
rosiers, de plantes grimpantes, tapissant les grands esca-
liers et les péristyles.-
Pour les Dessins,encore une simple nomenclature au
lieu d'un article descriptif et raisonné.
D'abord les œuvres des grandes dames qui s'élèvent
jusqu'à être artistes : Mme la princesse Mathilde, deux
aquarelles : Juive d'Alger et Profil perdu; Mme la ba-
ronne Nathaniel de Rothschild, deux vues d'Italie;
Mme la comtesse de Nadaillac (Mn° Delessert), une excel-
lente aquarelle d'après Yelazquez du Musée de Milan ;
Mmo Auguste Odier, deux vues de Normandie.
D'habiles portraits par MM. Amaury Duval, Lehmann
et Paul Flandrin, très-fins et très-corrects dans le dessin à
la mine de plomb. Un superbe dessin aux trois crayons,
parM.Bonvin. Un dessin à la plume, par M. Rodolphe
Bresdin, l'auteur de tant d'eaux-fortes fantastiques. Deux
portraits au crayon, par M. Paul Dubois, le sculpteur.
Deux grands dessins pour le Milton, de M. Gustave Doré.
Deux dessins, par M. Moreau, l'auteur du Sphinx, l'un
très-beau, dans la manière des Italiens du quinzième
siècle; l'autre une Péri, très-ridicule et très-faible. Deux
aquarelles de M. Pollet, le graveur : VInnocence, femme
nue, mal dessinée et mal modelée, et une étude de
femme assise, digne du talent délicat de M. Pollet. Un
fin caprice de M. Vidal, et même une aquarelle de
M. Frédéric Villot, l'ancien conservateur des tableaux
du Louvre.
SALON DE 18(36.
Dans l'eau-forte, il y a des merveilles qui, heureuse-
ment, se popularisent par le tirage. Hors ligne, les deux
eaux-fortes extraites de l'album publié par M. Seymoui*-
Haden, de Londres, dont nous avons déjà parlé dans
VIndépendance. Deux bijoux exquis. Puis, d'autres chefs^
d'œuvre par MM. Ferdinand Jacquemart, Bracquemond,
Jacque, Flameng, Méryon; puis, un paysage de Corot,
les Tourterelles, par M. Chaplin, un grand paysage, par
le baron de Wismes, de Nantes, des vues architeetoni-
ques, par MM. de Rochebrune, de Fontenay; le Moulin,
d'après Ruisdael, par M. Zaleski; et M. Lalanne, l'auteur
du savant Traité de l'eau-forte, et M. LagUillermie, qui
vient d'obtenir le prix de Rome pour la gravure, et
M. Chifflart, anqien prix de Rome pour l'histoire, etc.,
etc. Plusieurs de ces eaux-fortes, que recommandent des
qualités diverses, ont été publiées, soit par la Société
des aquafortistes (Cadard et Luquet), soit par la Gazette
des beaux-arts, soit par des recueils illustrés.
Si la préoccupation était aux arts, vous voyez bien
qu'il faudrait plus d'une douzaine d'articles pour faire
un honnête compte rendu duSalon, puisque nous n'avons
pas encore parlé de la sculpture. Ce grand art, qui est
tombé, à l'exhibition française, dans les caves du palais,
où sont ordinairement les boxes des chevaux, quand on
y fait des concours hippiques. Une autre fois si l'admi-
nistration rend à la sculpture le plein air, où elle doit
être vue en lumière tout autour, nous examinerons la
statuaire avec l'attention consciencieuse qu'elle mérite.
Aujourd'hui nous ne citerons encore que les œuvres
principales, recommandées par le nom des auteurs ou
par quelque originalité.
331
332 salon de -1866.
Dans les/fameuses séances du vote pour la grande
médaille, M. Carpeaux a obtenu un certain nombre de
voix pour son modèle de la décoration du nouveau pa-
villon de Flore aux Tuileries. Ce qu'il y a de mieux
dans ce projet, c'est le médaillon inférieur, avec des
figures d'enfants qui se détachent eri ronde bosse.
La statue la plus discutée a été Y Angélique, ên marbre,
de Carrier-Belleuse. C'est vivant, un peu contorsionné,
un peu jordanesque pour le marbre sévère, comme disent
nos amis de l'Académie. Carrier-Belleuse semble un peu
continuer Clésinger, occupé, pour le moment, à En-
ghien, où il nionte je ne sais quel monument gigantesque
à la gloire de l'empire.
De Barye, rien ; il n'expose plus, ce grand artiste. De
son fils, Alfred Barye, un Çheval de course et un portrait
en médaillon.
Préault a envoyé, sous le titre Espérance, le beau
buste qui surmonte le tombeau de Mme Didier. Il vient
de terminer aussi un grand médaillon pour un autre
monument funéraire, le portrait de Mickiewickz, le poète
polonais.
".Une statue excellente est la Baigneuse, de M. Baujault,
élève de Jouffroy. C'est tellement nature, qu'on a parlé
do moulage sur le vivant.
M. Chatrousse a envoyé le marbre de sa Madeleine,
exécuté pour le ministère des beaux-arts ; M. Cordier,
une Femme arabe, statue en bronze, avec de l'onyx et
des émaux; M. Dénecheau, un Saint Benoît, pour l'église'
Saint-Etienne du Mont; M. Maindron , une Galatée;
M. Thivier, un Méléagre ; M. Bullier, un César (sortant
de laCloserie des Lilas).
salon de 1866. 333
Parmi les bustes, on a regardé ceux de Marie-Aiitoi-
nette, par Marcello; le portrait de M. Lefebvre-Duruflé,
par Claude Yignon ; le Richard Cobden, destiné aux'ga-
leries de Versailles, par M. Oliva; le bronze du poète
Lucien Davesies, par Du Seigneur, et la tête austère dé
M. Hippolyte Flandrin, pour l'église Saint-Germain des
Prés, par M. Oudiné.
Pour finir, l'auteur de ces articles trop escamotés
s'excuse modestement auprès des amis imperturbables
de l'art et il leur donne rendez-vous, si le destin ne s'y
oppose, à la solennelle exhibition cosmopolite qui doit
avoir lieu en 1867.
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1 i * il îfBÎ H I?* ■■ > - --y - ■ :■ : : ■ âitèâ "■' ><<;>$
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'•rnw«wtwoT .v<»'1 <3<H>»f' '«i«sj --jj nfl -hmf ;*,wî
..si*. ,|ts«ffin«'F .^fm^fîrf*) --siïi tts^S.
-ocr page 340-I. Coup d'œil général,
II. — Le gazon commence à pousser. — Mars et. Vénus. — La beauté
anglaise. — On apprend beaucoup en buvant. — Heureux armu-
riers ! — Les vieilleries de l'art. — II, Flandrin et Troyon. —
M. Gabanel. — La peinture impériale. — M. Gérôme et W. Mieris.
— Meissonier et la photographie. — L'art et la nature. — Théo-
; dore Rousseau et les paysagistes. — Le printemps et George Sand.
— Les trois manières de Rousseau. — L'ancien jury académique et
le jury impérial. — Jules Dupré et les origines du paysage mo-
derne. — Les médailles de 1853. — Corot, Paul Iluet. — Daubigny.
— Français, — Cabat. — Où est l'avenir ?
III. — Paris est affolé. — Parlout des expositions. — Caractère par-
ticulier des divers peuples. — La vie rustique. — Millet et Breton.
— Les paysans du passé et les paysans de l'avenir.— La Bergère
et les Sarcleuses. — C.-F. Marchai. — Eugène Fromentin. — Les
médailles de première classe. — Le jury et les étrangers. —
Miss Rosa Bonheur. — Landseer et les Animaliers anglais.— Les
Poneys de lord Lansdowne. — Mme Henriette Browne. — M. Hébert
et sa Perle noire.— M. Bonnat et Saint Vincent de Paul,— Israels,
Achenbach et Orchardson, au troisième rang. —M. Biaise Desgoffe
et sa cristallerie. — M. Ribot et ses Rétameurs, — Courbet et son
exposition particulière. — Couture, Diaz, Doré, Roybet. — M. Mo-
reau et M? Lévy. — Chances d'un art moderne. — Le romantisme
et 1830. -- La société nouvelle. — L'Herculanum historique. — Les
peintres du Nord. — MM. Gigoux, Philippe Rousseau, Hamon, Le-
leux, Toulmouche, Brillouin, Brion, Mouchot, Belly, Tournemine,
Brest, Ziem, Appian, Chintreuil, Harpignies, Hanoteau, etc.
SOMMAIRE.
IV. — L'école belge, — Harmonie de l'ensemble. — Les écoles du
Nord et les écoles du Midi. — Durer, Holbein, Rembrandt. — Ten-
dances modernes. — Nature et humanité. — L'ancienne école hol-
landaise. — Louis XIV et Apollon. — La peinture d'histoire. —
Lebrun et David. — Le réel et l'idéal. — Leys. — Caractère de ses
tableaux historiques. — Les Flandres au seizième siècle. — Soli-
dité, simplicité. — Quelles braves gens ! — Les fresques de l'hôtel-
. de-ville d'Anvers. — La Réformation et Luther.— Alfred Stevens.
La vie des femmes de qualité. — La Darne rose. — La dame citron
et la dame perle. — Ces femmes qui ne font rien ne sont point in-
signifiantes. — Que fait-on chez Terburg et chez Metsu?—
M. Willems. — Raffinements de ses tableaux. — J'y étais ! —
M. Clays et ses marines. — L'eau et le ciel. — La Pluie qui marche
et la Mer qui brûle. — Souvenir de Heyst, etc.
V. — Suite de l'Ecole belge. — M. De Groux. — L'Aumône et l'hos-
pitalilé. — Le monde qui Unit et le monde qui commence. — La
Renaissance. — Sortie de l'opéra. — Descente dans les mines. —
Velazquez et Rembrandt. — Mort de Charles-Quint. — MM. Meu-
nier, De Jonghe, Baugniet, Dillens, Bourcej, Ilamman, Thomas,
Verlat, Joseph Stevens, A.-J. Verwée, M110 Collard. — MM. van
Moer, Bossuet, Stroobant. — M. Eugène Smits.— M. Dewinne et
ftlme O'Connel. — Les paysagistes. — MM. de Knyff, Fourmois,
Quinaux, de Schampheleer, Tschaggeny, Lamorinière, etc.
VI. — Ecole hollandaise. — M. Israels et ses orphelines.— M. Biss-
choff. t- M. Aima Tadema.— La peinture archéographique.—
MM. Koekkoek, Waldorp, Louis Meyer. — MM. Sclielfhout, van
Schendel. — M. Springer. — Les paysagistes. — MM. Weissen-
bruck, Bilders, Roelofs, de Haas, W. Maris. — M. Kuytenbrouwer
et sa lettre aux artistes hollandais. — Pas de protection par l'Etat,
— MM. Verveer, Roehussen, Burgers, Gruyter, etc. — Travaux
historiques en Hollande,
VII. — Ecole anglaise. — Pas d'antique tradition, — Ilogarth,
Reynolds, Gainsborough, Crome, Constable, Turner. — Les Amé-
ricains. — Go ahead ! — M, Millais et sa Femme verte. — Les
expositions universelles de 1855 et de 1862, — Réalisme et poésie.
338
SOMMAIRE.
— M. James Hook. — Pêcheurs et mineurs. — Il n'est plus ques-
tion d'Ulysse ni de César. — Les sujets amusants. — M. Orchard-
son. — Christophe Sly. — Le chaudronnier grand seigneur. —
Le Défi., — M. Nicol et le Payement du loyer. — M. Prinsep et
son étude de Vénitienne. — David Roberts. — MM. Stanfield,
Poole, Elmore, Ward, Ansdell, Burgess. — MM. Faed, Hughes,
O'Neil, Wells, Egg, Frith. — George Leslie et Clarisse Harlowe.
— Le préraphaélisme. — Paysagistes : MM. Collinson, Cole, Mac
Callum.—Un Champ d'orge, par M. C. Lewis.—Sir Edwin Landseer.
— M. Calderon. — Les portraitistes. — Encore les Américains.
*
VIII. — Les Allemands. — Ecole du Nord, école du Sud.— L'Athènes
allemande. — Cornélius. — L'art hiéroglyphique. — La majesté
par le contour. — Les cartons. — M. de Kaulbach, — Glorification
de la Réforme. — MM, Genelli et de Schwindt. — MM. Follz, Ram-
berg, André Muller, Piloty. — La Mort de César. — Où est le
sentiment moderne?—MM, Liezenmayer, Makart, Max, Baum-
gartner. — MM. Horschelt et François Adam, — M. Victor Muller,
— M. Guillaume Fuessli. — L'enseignement de Courbet. — Fais ce
que tu voudras. — MM. Zimmermann et Grunewald. — MM. Lier,
Stademann, Ilofer. — MM. Frédéric Voltz et Schleich.
IX. — Les Allemands du Nord. — Le beau temps de Dusseldorf. —
Solidarité et communauté de cetle école. — Inconvénient des aca-
démies.— MM. Jordan, Fay, Lasch.— Taxe des tableaux alle-
mands. — M. Knaus. — M. Heilbuth. — M. Schmitson. — M. André
Achenbach. — M. Schlesinger. '— MM. Schenck et Brendel, —
MM. Ockel, Graeb, Menzel, Pietrowski, Scholtz, Julius Hubner,
Henneberg, Pohle Wilkmar, Meyerheim, Charles Becker, Douzette,
Iloguet. — Les portraits. — MM. Oscar Begas, Frédéric Kaulbach,
Gustave Richter. — Les Autrichiens. — M. von Thoren. — M. Male-
jiko. — Les frères Lallemand. — MM. Schœffer, Strotzberg,
Amerling, Dell'Aqua, — Les Suisses.
X. — Les Russes. — L'impératrice Catherine et Diderot. — La
peinture russe à l'exhibition universelle de Londres en 1862. —
Constantin Flavitsky. — M. Joseph Simmler. — M. Bruni. — Un
vrai Russe : M, Basile Peroff. — L'Enterrement de village et la
339
340 SOMMAIRE.
Troïka. — MM. Metschersky, Soukodolski, Bogoliouboff, A. Kotze-
bue, Willewald, Sokoloff, Nicolas Mossoloff. — Suede et Norwége.
— Les tableaux peints par le roi de Sufede. — Le roi de Portugal,
aquafortiste. — MM. Hockert, Fagerlin, Jernberg. — Danemark.
— M'*e Jétîchau.
XI. — Les Italiens. — Le passé. —La loi de séparation. — Un
coup de soleil, par M. Carcuno. — M. Ussi. — Prix de sagesse. —
MM. Faruffini et Morelli. — MM. Bianchi, Induno, Abbate, To-
fano, Toma. — Le chevalier Bayard, de M. Pagliano. —MM. Pasini
et Palizzi. — La petite chapelle de Rome. — La Gféce. — Les Turcs.
— Liou-Kiou. — L'art chinois. — Le musée Campana. — Les Es-
pagnols. — M. Rosales. — Le Portugal. — Titres et décorations.
— Une idée, qui n'est pas celle de la critique autorisée. — L'art
moderne doit être l'expression de ce que l'homme moderne voit et
conçoit. H
~Oéb au ifo. ^mas-i^fr Jfiaxoekramf'nïf wtrm Jgjrg'-faiv tmi
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-'viffli »J iihab:* aonnê'^: «iist; û^dpîiï't^-^h
fiïflp^UKt'ï !>n« .'oit y f«Mjia rïï> .f.t?.H.,r'£#OJ!\.îS'« ? ; B i f.fi'M
•"ÙV K8<: JFi'fî ni .,•» ("tn ggo njîlflS
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...i - • DK- 18 6 7 — . a - 1/
— -it> Xi's"! .M — ,OHi; j™S;i i? ISq .Ifîili,/* 31) qooa
•©T sHUi : ;ut»i •. fêfê - .rtfsicWf is iaiftiiisl MM
i«k*«! -KÉΗ oncflss*! .W an r-tk'i l'dHsvsrf* aj - sotdT ,obsS
■ <j'«bT ».\1 — v. fï ■ b «tir j j««q e.| — .issifs'i' i?
• b3 29.1 — unccfiSfiD &mm »J — 3iofih'i9 Jid'J — .«ofji-tioLÏ
.2i|0iJfiT0j*)i> J3 îvuiT — .teguiiof -»J — .asiiwo/I-U — .ciongeq
iîfi'J — H>vfnoU5« ».?[»( cb allsa lè&'n mp bî eaU —
tioï s- ■■■ > 1 ijf» noi«8î»iaJt(j'f 9t/à lioft aitisfiom
Cg n'était pas gai, ni confortable : l'apparence d'un
lieu dévasté, après un tremblement de terre ou un sac-
cage. Cette chose qui commence a l'air d'une chose
déterrée : les fouilles de Pompéi. A l'extérieur, de la
vase remuée, de la boue et de la poussière, des mor-
ceaux de construction, des échafauds, des échelles, des
pioches, des moellons, des planches, des wagons, des
caisses défoncées, des charrettes. A l'intérieur, des portes
fermées, des barrages devant les portes ouvertes, des
lambris avec des clous, des armoires videé, des vitrines
voilées. Telle une vaste maison, le jour du terme, avant
qu'elle soit emménagée.
Les invités à la cérémonie d'ouverture avait été cloî-
trés séparément dans des salles spéciales, sans faculté
de circulation dans les salles voisines. Le cortège impé-
rial a fait sa tournée en silence devant une compagnie
ennuyée dans ces prisons cellulaires. Je n'ai pas vu
l'exposition universelle à Paris en 1855, mais j'ai vu
les expositions universelles de Londres et l'exhibition de
exposition de 1867. ' 342
Manchester. Elles avaientun caractère de fête nationale
et cosmopolite, dans une atmosphère de liberté et de
progrès. La France d'aujourd'hui paraît sombre, en
comparaison de la « Merry England », que les Fran-
çais traduisent volontiers en « flegmatique Angleterre ».
Cela seulement fait plaisir, que ce champ de Mars,
où manœuvraient des troupes d'oisifs organisés pour le
meurtre, soit ainsi labouré par les travailleurs de l'in-
dustrie, au profit ultérieur de la prospérité sociale et
du développement de l'intelligence humaine.
Après le passage de l'Empereur et de sa suite, les
galeries des beaux-arts ont été ouvertes et les visiteurs
ont pu prendre un premier aperçu, très-sommaire, des
tableaux exposés par les artistes des diverses nations,
sauf les Belges, les Hollandais et les Bavarois, auxquels
on n'avait pas attribué une place suffisante, et qui ont
dû faire construire à leurs frais, dans le jardin, des
baraques isolées. Leurs expositions ne sont pas encore
prêtes, et elles ne seront ouvertes que vers la fin de la
semaine.
L'exposition des objets d'art classés sous le titre :
Histoire du travail chez les différents peuples, est
également close jusqu'à ce que l'arrangement soit
terminé.
Pour se guider dans le labyrinthe du grand bâtiment
de l'exposition, il faut avoir une idée du plan général.
Imaginez un édifice ovale, avec une série de tubes cir-
culaires et concentriques, autour d'un jardinet dont un
bassin fait le milieu. On dirait que cette forme singu-
lière a été inspirée par le mécanisme de ces boîtes ovoï-
des, contenant une série de boîtes de moins en moins
exposition de 1867. ' 343
grandes, qu'on ouvre successivement, jusqu'à ce qu'on
arrive à un petit noyau central.
Le premier tube autour du jardinet est consacré à
l'histoire du travail ; le second aux beaux-arts, pein-
ture, sculpture, gravure, dessins d'architecture ; les
suivants, aux catégories des divers produits industriels
jusqu'au grand tube qui enveloppe tout, qui est con-
sacré aux machines de dimension gigantesque.
Cette disposition en demi-cercle a l'inconvénient de
commander des salles tournantes, surtout aux deux pô-
les de l'ovale ; de sorte qu'en entrant dans ces salles on
n'en voit qu'une section, et que l'effet d'ensemble est
perdu. Aux deux flancs de l'ovale, on a pu cependant
ménager, dans le tube des beaux-arts, des salles taillées
à angle droit. Les tableaux français occupent deux de
ces salles, sur le côté oriental de l'édifice ; les Anglais
ont la mauvaise chance d'occuper le pôle nord.
L'exposition de l'école française est à peu près com-
plète; l'arrangement des autres écoles n'est pas si
avancé, et même, dans certaines salles, les murs sont
encore presque nus. Il n'est pas impossible, néanmoins,
d'indiquer la première impression, qui sera sans doute
fortifiée par l'étude comparative de ces œuvres très-
divergentes chez les différents peuples.
Réservant la Belgique, qui aura, je crois, un grand
succès avec des peintres tels que Leys, Alfred Stevens
et bien d'autres; la Hollande, qui a su conserver son
caractère aulochthone; la Bavière, où marquera surtout
Kaulbach, la France paraît tenir le premier rang ; à
côté d'elle, l'Angleterre est saisissante par son origina-
lité; les Allemands sont toujours un peu les mêmes ;
iWi EX^b'ÉTÏGN HÉ< AI 8672
les» Suédois tournent trop à l'école de Dtisseldorf ; les.
Russes commencent à prendre place dans l'art euro-
péen ; les Italiens et les Espagnols ont presque perdu
la .place glorieuse qu'ils tenaient autrefois. \ m t>&ya
«•/L'école française se montre dans toute sa splendeur,
actuelle. Les étrangers pourront la juger en toute assu-
rance, à cette expositionide 1867 ; car tous ses peintres
célèbres y ont fourni des œuvres choisies. Hélas 1 les
plus fameux ont disparu. A l'exposition universelle de
1855yKBecamps avait soixante tableaux et dessins,
Delacroix en avait trente-cinq, Horace Vernet vingt-
deux, Ingres quarante-quatre. Delacroix et Decampsne
sont pas remplacés. Mais pour les batailles, nous n1en
manquons' pas; Quant à « la tradition du grand art »
q®e<-représentait M. Ingresy il faut en1 faire son deuil.'
« Ce qui est mort avec M. Ingres, dit un de ses panégy-
ristes, M. de Ronchaud, c'est la dernière autorité qui;
maintenait un reste de règle... C'est le glorieux passé. »
Le passé étant mort, cherchons à nous consoler avec le
présentaiet surtout espérons en l'avenir. -.fco cioi
vil est vrai que le grand art n'a point de représentant
dans l'école française, peut-être parce que le grand art
se! dégageant du passé, cherche encore une' inspiration1
nouvelle et des formes qui traduisent la vie moderne.
J'ai idée que le grand art de l'avenir1 ne ressemblera
point à l'art païen, nià l'art* catholiquey et* -qu'il n'est
pas impossible aux artistes de créer de belles images
saris les dieux grecs, sans les saints et les anges. Jnol
M. Cabanel cependant, avec le Satyre enlevant une
nymphe, la Vénus autour de laquelle voltigent de petits
amours et un grand tableau où des figures ailées des-
exposition de 1867. ' 345
cendent du ciel, loucherait-il au grand art ? (fonts cri-
tiques de la presse parisienne nous le diront. Et M. Moi-
reau, avec son Sphinx et son Orphée ; et M. Gérôme
avec sa Phryné et son Alcibiade ? Tous les trois, M*, Ca-
banel,M. Gérôme et M. Moreau, seront Irès-remarqués
à l'Exposition. M. Gérôme y compte une douzaine de
tableaux. Après ces favoris de la critique française, on
ne peut manquer do voir les batailles sur les toiles de
dix mètres, comme celle de M. Pils. Mais peut-être que
la peinture de petit genre et le paysage attireront da-
vantage les artistes et les amateurs, libres des vieilles
traditions et des vieux préjugés.
Parmi les vrais peintres de la France actuelle, deux
surtout exciteront un vif enthousiasme et seront consa-
crés définitivement : Théodore Rousseau et Meissonier.
Meissonier a rassemblé une douzaine de petits chefs-
d'œuvre, entre autres la Halte à la porte d'une auberge,
de l'ancienne galerie Morny, et un portrait exquis de
femme blonde ; Rousseau, des paysages d'une qualité
extraordinaire, celui qu'on appelle le Chêne et dont il a
gravé une fine eau-forte, un Eté splendide, et un Prin-
temps adorable : de l'eau, quelques arbres frais, en
feuilles et un lointain lumineux. Ce petit tableau de
printemps est une merveille dans son œuvre si variée et
si sympathique. Je me risque à signer que cette peinture
égaie les plus beaux paysages de Hobbéma, de Ruisdael
ou de Claude, et qu'elle ne leur ressemble point du
tout. Elle ne ressemble qu'à la nature, vue par un
poëte. wvb JanmisJ .M
Millet, avec sa Bergère de la collection de van Praet,
et plusieurs autres fortes peintures; Jules Breton, avec
340 ' EXPOSITION DE 4807.
ses Rogations, ses Faneuses et ses belles ouvrières des
champs, se classent encore sur la première ligne.
MUe Rosa Bonheur, dont les tableaux no paraissent
guère aux expositions françaises, se présente, cette fois,
avec une douzaine de chaudes peintures. M.'ne Browne
remontre sa Sœur de Charité-, M. Hébert, ses jeunes
filles à la fontaine; M. Marchai, ses naïves Alsaciennes;
M. Leleux, ses rudes Bretonnes. Les paj'sagistes sont
très-brillants: JulesDupré, Corot, Paul Huet, Daubigny,
Belly, etc., etc.
Pour aujourd'hui, après un premier coup d'œil, nous
ne nous aventurerons pas davantage dans l'exposition
do l'école française, car nous voulons citer au moins
quelques peintres anglais qui attireront les fanatiques
de la peinture originale. Un des tableaux les plus étran-
ges représente une femme qui fait je no sais quoi, —
je ne sais où, — une femme verte et bleue, sous je ne
sais quelle fantastique lumière, une femme debout et
droite comme un spectre, laissant tomber ses draperies
près d'un rideau qui cache je ne sais quoi. Je sais seu-
lement que l'auteur, M. Millais, bien connu en Angle-
terre, est un grand artiste dans cette œuvre qui rappelle
Gœthe, Hoffmann, Shakespeare, les plus hardis inven-
teurs de visions poétiques. Cette Femme verte est des-
tinée à soulever des tempêtes sur la mer de la critique.
M. Hook, M. Hunt, M. Hugues, M. Frith, M. Nicol,
M. Linnell, aussi M. Landseer et M. Leslie, voilà les
Anglais qui feront du bruit à Paris. Citons encore un
portrait d'un grand caractère, et qui est le portrait d'un
grand homme : Abraham Lincoln.
exposition de 1867. ' 347
n
Ne vous pressez pas encore. Nous ne sommes pas en
retard. Les premiers Américains viennent seulement de
débarquer. Laissez arriver un second chargement du
Great-Eastern. Je vous ferai signe. Ce sera le moment,
sans attendre « la visite des souverains ». Quand le roi
de Prusse et l'empereur de Russie viendront voir l'Ex-
position, il fera chaud. A présent, du moins, nous avons
une sorte de printemps, et l'on commence à espérer que
ce premier soleil décidera le gazon à sortir de la pous-
sière ; car, pour do l'herbe et des feuilles, on n'en
voit guère dans ce champ, qui s'appelait Champ de Mars
à l'époque peu reculée où nous étions encore mystifiés
et mystiques par de vieux dieux antipathiques au monde
moderne.
J'entends dire cependant que Mars et Vénus n'ont pas
perdu leur empire sur la société française. Les nymphes
de Vénus vont toujours à quatre chevaux dans les
Champs-Elysées, avec bouquets et pompons. Une des
plus vives attractions de l'Exposition universelle est le
quartier anglais des refreshment roorns, où apparaissent
— pour disparaître le lendemain — les plus jolies filles
de ces trois royaumes. Paris a été émerveillé des beautés
anglaises: des yeux étonnants; la prunelle d'un bleu
tendre comme la petite fleur «ne m'oubliez pas»; et
autour de ce bleu d'iris, le blanc de l'œil est vert! vert
marin, de la nuance de l'algue marine ! Le teint couleur
exposition de 1867. ' 348
de grenade; l'abondante chevelure, couleur de soleil, ou
couleur de feu ; depuis le blond de Rubens jusqu'au
fauve du Giorgione! L'exposition de 1867 semble de-
voir garantir encore l'alliance intime de la France avec
l'Angleterre.
Tout en prenant des verres de pale aie, ou de la bière
de Vienne qui a, pareillement, grand succès, 011 se met
au courant des affaires internationales : on apprend
beaucoup — en buvant, — en voyageant autour du globe,
dans les tuyaux de l'Exposition universelle. Quelqu'un
qui aurait la capacité d'un tonneau saurait toutes les
nouvelles de l'univers.
De quoi surtout l'on entend parler, c'est de canons et
d'engins martiaux. Heureux les armuriers, — sua si bona
norint 111 parait que certains projectiles traversent des
murs d'acier, et que la science moderne vient d'inventer
un revolver qui peut tuer mille hommes à la minute.
Je 11e l'ai pas vu, mais on assure qu'un enfant peut le
manier. C'est admirable! Des beaux-arts, on ne dit rien,
et l'invention ne révolve pas do ce côté-là.
Tout est vieillerie dans les salles affectées à l'art. Mais
peut-être qu'il faut prendre ces expositions périodiques
et solennelles comme des inventaires que les peuples
font de leur passé. Je le veux bien. Réglons nos comptes.
Il va de soi que l'impartialité est strictement comman-
dée dans ce résumé d'une période, historique désormais.
On a exposé quelques œuvres de deux morts qui eu-
rent de la célébrité à des titres fort divergents : Hippo-
lyteFlandrin et Troyon. H. Flandrin est représenté par
son portrait de l'Empereur et par trois dessins de ses
peintures de Saint-Germain des Prés : c'est triste à voir,
■ / ; • ' • v.
-ocr page 352-exposition de 18g7. 349
bien que ce portrait de l'Empereur vaille mieux que le
portrait peint par M. Cabanel. Troyon n'a pas eu de
chance : il était facile de choisir dans son œuvre des
chefs-d'œuvre, au lieu de cinq tableaux très-secondaires.
Cependant Troyon monte et montera; Hippolyte Flan-
drin baisse et baissera.
Au premier aperçu, le jour de l'ouverture, nous avons
indiqué les quatre peintres français qui marquaient le
plus, dans cette Babel de l'exhibition : MM. Cabanel et
Gérôme, Meissonier et Théodore Rousseau. Je ne suis
pas du jury impérial, mais ces qualro vainqueurs en
sont. A chacun une médaille d'honneur.
Il est certain que depuis la mort de Decamps, de
Paul Delaroche, d'Horace Vernet, d'Ary Scheffer, d'Eu-
gène Delacroix, de M. Ingres, — MM. Cabanel et Gé-
rôme ont pris les meilleures places de la peinture offi-
t
cielle, à l'Institut, à l'Ecole des beaux-arts, à la cour et
à la ville; ils priment tous leurs concurrents, ils ont es-
caladé le sommet du Parnasse pictural, et après eux il
faut tirer l'échelle.
Il est certain aussi que Meissonier est hors ligne comme
peintre de « petit genre, » et que Rousseau est le premier
paysagiste de notre époque.
Les quatre médailles d'honneur ne pouvaient être
plus convenablement attribuées.
L'heureux homme que M. Cabanel I Quelle chance
prodigieuse ! douze années de triomphes sans interrup-
tion ! En 1855, une médaille de lre classe et un ruban
rouge; en 1863, l'Institut; en 1864, la décoration d'offi-
cier; en 1865, la grande médaille d'honneur; en 1867,
encore la médaille !
T. II. 20
-ocr page 353-350 exposition de 18(37.
Tout succès s'explique : M. Cabanel est le parangon
du grand art. Une société policée ne saurait vivre sans
la mythologie païenne et la mythologie catholique. Ce
qui constitue le grand art, c'est la perpétuation des
vieilles formes étrangères à la vie. Exemples : Nymphe
enlevée par un faune; le monstre à pieds de bouc est ce
qui exalte l'image jusqu'au style; Naissance de Vénus,
vous feriez une baigneuse au bord de l'eau, ce serait du
réalisme grossier ; le Paradis terrestre, avec un vieillard
assis sur un nuage et des hybrides qui ont des ailes. Ce
dernier tableau appartient au roi de Bavière; les deux
autres à l'empereur des Français. L'exposition de M. Ca-
banel est complétée par le portrait de l'Empereur et le
r
portrait de M. Rouher, ministre d'Etat. On voit que la
clientèle correspond au succès.
M Gérôme a des qualités très-particulières : il peint
les figures comme M. Biaise Desgoffe peint les objets
inanimés. Ses personnages sont toujours précieusement
exécutés en ivoire,, en métal, en quelque matière dure et
luisante. Ça n'a pas l'air de vivre, mais c'est curieux
comme un bijou d'orfèvre. Peinture comprimée, com-
pressée, constipée, consternée, resserrée, immobilisée.
Prenez à la main la petite Phryné, un biscuit de Sèvres,
ou l'Aimée, une figurine grotesque en porcelaine japo-
naise. La manière de M. Gérôme a beaucoup d'analogie
avec la manière de Willem Mieris. C'est un rapetisse-
ment et un refroidissement des figures et des objets.
Plus une image est petite, plus on en voit tous les détails
dans ces tableaux miscroscopisants.La nature offre l'effet
contraire. Si vous regardez de près un être ou un objet
quelconques, vous en pouvez distinguer toutes les mi-
exposition de '1867, 351
inities qui s'effacent successivement à mesure que l'ob-
jet s'éloigne du regard, de sorte que, à distance, quand
la proportion est réduite par la perspective, quand une
figure de grandeur naturelle semble n'avoir qu'un
dixième de sa taille réelle, on n'en voit plus que la forme
générale et certains accents caractéristiques. Le procédé
de Willem Mieris, de M. Gerôme et de tous les peintres
porcelainiers est donc antipathique au sentiment de la
nature et à l'art véritable. Ce qui n'empêche pas que ce
genre de coloriage poussé à une extrême délicatesse ne
séduise de riches amateurs. Willem Mieris est plus cher
que l'excellent Nicolas Maes. M. Gérôme est aussi cher
que Rembrandt.
Il a treize tableaux à l'Exposition universelle, et ses
plus célèbres : la Mort de César, les Gladiateurs, la
Phryné, Y Aimée, le Molière, le Rembrandt, etc. C'est
surtout ce Rembrandt qui contrarie les fanatiques du
grand artiste hollandais. Treize est un nombre néfaste.
■é
La douzaine suffisait, sans Rembrandt.
M. Gérôme, malgré ses mièvreries, est pourtant un
peintre qui restera. S'il est burlesque dans ses sujets
grecs et romains, Alcibiade ou César, et dans ses sujets
historiques, Rembrandt, ou Molière, il a une certaine per-
sonnalité dans ses représentations de l'Orient, moderne,
par exemple dans le Boucher turc, du Salon de 1863 :
prodige d'exécution fine, patiente, très-distinguée.
Meissonier est plus nature et plus vivant, dans ses pe-
tites scènes d'intérieur. Avec une lorgnette grossissante,
ses petits personnages prennent une apparence de réa-
lité : ils pourraient remuer et changer d'expression.
Meissonier approche de la photographie : c'est sa qua-
352 exposition de 18(37.
lité, et peut-être son défaut. Car l'artiste doit ajouter
quelque chose de lui-même à l'image qu'il reproduit.
Cette impression que l'homme ressent devant la na-
ture fait l'intérêt essentiel de l'art. Je ne sais pas pour-
quoi l'on se plaît à discuter la supériorité de l'art sur la
nature. Ce sont choses différentes. La nature est parfai-
tement belle en ce qu'elle est. Il y a beaucoup de femmes
aussi belles que les Vénus grecques ou que les madones
de Raphaël. J'aime mieux une photographie d'après un
beau modèle vivant que les odalisques de M. Ingres.
Finalement l'artiste n'est qu'un traducteur qui interprète
avec son sentiment et dans son style. Devant la nature
même ou devant une photographie, on a le plaisir de
faire directement cette interprétation, avec plus ou
moins de poésie. Quand le peintre, au lieu d'humaniser
la nature par une inftuenco de sa propre originalité, dé-
grade une image et la vulgarise, alors la nature brute
est au-dessus de l'art imparfait.
Toutes les théories de grand art et de petit genre, de
naturalisme ou d'idéal, ne signifient rien relativement à
la valeur d'une œuvre produite. Assurément Daumier
est bien plus grand artiste que l'auteur du Faune enle-
vant une Nymphe, et le moindre petit tableau de Meis-
sonier vaut mieux que l'énorme Enfant prodigue de
M. Dubufe.
L'exposition de Meissonier est extrêmement variée.
Quatorze tableaux d'après lesquels on peut juger de ce
qui convient le mieux au talent du peintre. Ce n'est pas
moi qui l'encouragerai aux sujets historiques, aux ba-
tailles de Solferino, aux souvenirs de chauvinisme.
L'œuvre militaire de Meissonier ne tient pas auprès des
exposition de '1867, 353
lithographies de Charlet et de Raffet. Mais il n'a pas
d'égal pour les petits intérieurs familiers, comme le
Corps de garde, au marquis de Hertford, ou V Attente, à
Mine Meissonier. Peut-être encore que son principal bijou
à l'Exposition universelle est la Halte à la porte d'une
auberge, achetée par lord Hertford à la vente de Morny.
Plus les figurines sont microscopiques, mieux réussit
Meissonier. Sitôt que ses personnages prennent une cer-
taine'proportion, comme le bonhomme en rouge, assis
de face et lisant, ou comme le portrait de M. Delahante,
généralement fort admiré, la touche devient lourde et la
couleur perd de sa finesse. Le portrait de Mme Thénard,
plus petit que celui de M. Delahante, ne craindrait pas
lo voisinage d'un Metsu. Inscrivons donc Meissonier
parmi les peintres dont l'avenir confirmera la réputa'-
tion.
Théodore Rousseau va tout droit aussi à la postérité,
en tête de la pléiade de nos paysagistes contemporains;
car ils sont plusieurs qui, avec Rousseau, passionneront
les amateurs futurs, de même que nous nous passion-
nons pour Ruisdael, pour Ilobbema, pour Albert Cuijp.
Diaz a peint des merveilles, et certains paysages à choi-
sir dans son œuvre sont insurpassables. Jules Dupré est
un vrai grand maître, savant, profond, expressif, Troyon
parfois égale Albert Cuijp. Et si vous prenez aussi Decamps
et Delacroix comme paysagisies, quel groupe superbe
et charmant pour rivaliser avec le groupe des Hollan-
dais du dix-septième siècle. Ajoutez quelques rêves poé-
tiques de Corot, quelques effets magiques de Courbet,
quelques larges décorations de Paul Huet; et Marilhal,
et Cabat, et Daubigny; et toute une génération nouvelle
T. II. 20.
-ocr page 357-3M EXPOSITION DE 1867.
qui aime naïvement la nature. En conscience, c'est la
peinture de paysage qui illustrera l'école française du
dix-neuvième siècle.
Les huit paysages exposés par Rousseau montrent des
aspects do la nature très-divers. Rousseau excelle à re-
présenter le caractère d'un site et les effets capricieux
qui animent la terre et le ciel à certaines phases des
saisons ou à certaines heures du jour : « Coup de soleil
par un temps orageux », « l'Automne en Sologne », « le
Soir après la pluie». Ces titres de ses tableaux ne sont
pas trompeurs. Dans les Gorges d'Apremont, forêt de
Fontainebleau, domine une mélancolie qui se traduit
par.des tons rompus, en une gamme presque mono-
chrome, sans éclats de lumière. Cette belle peinture
date d'environ dix ans. Dans le Chêne déroché, c'est la
force, robur : ce tronc d'arbre qui sort du granit semble
un composé de roc et de fer. Les pays sauvages comme
la forêt de Fontainebleau accusent très'-nettement cette
espèce de solidarité du règne minéral et du règne vé-
gétal.
Quel contraste de ces drames sentis au cœur de la
forêt de Fontainebleau avec les fraîches images du prin-
temps ou, d'une végétation arrosée par la pluie, avec le
paysage du Berry, tout ensoleillé sur dqs arbres d'un
vert tendre, avec ce délicieux effet de printemps, — inti-
tulé, je crois, Bords de la Bouzanne, petite rivière berri-
chonne, — qui rappelle les paysages de George Sand.
C'est ce petit Printemps que nous avons déjà signalé
et qui comptera parmi les œuvres les plus parfaites de
Rousseau ; il date aussi de quelques années.
t Comme la plupart des maîtres qui ont eu lo bonheur
exposition de '1867, 355
de travailler assez longtemps, Rousseau aura eu trois
manières principales : d'abord la jeunesse fougueuse,
étonnante d'originalité et de poésie; puis la pleine pos-
session de soi-même, la sérénité, la certitude d'une
exécution équivalente au sentiment intérieur ; puis je
ne sais quel tourment, des raisons mirobolantes qui
remplacent la spontanéité. Chez Rembrandt, chose
singulière, ce fut le contraire : d'abord il est modeste, il
tient encore à ses prédécesseurs ; puis il va de l'avant,
il s'affirme davantage ; il ose être quelqu'un de nouveau;
puis il s'abandonne, il s'exagère, il ne connaît plus de
limites. Turner aussi, le grand paysagiste anglais,
après des imitations timides, finit dans une exubérante
folie.
Pour moi, je préfère le Rembrandt de la Ronde de
nuit au Rembrandt de la Leçon d'anatomie. Je préfère
également le Rousseau de la première époque et de la
seconde au Rousseau de ces dernières années. Nous
trouverons plus tard, .au salon des Champs-Elysées,
une œuvre que Rousseau vient de terminer, Vue de
vignes en Savoie, avec la chaîne des Alpes à l'horizon,
et qui appartient je crois, au chevalier de Knyff. C'est
tricoté comme un morceau de tapisserie, à point égal.
Nous nous en expliquerons une autre fois avec notre
ami Rousseau, comme aussi de la présidence d'un jury
qui a dépassé les injustices des anciens jurys de l'Aca-
démie.
S'il vous plaît, quel est l'artiste qui fut le plus per-
sécuté par les institutions officielles, alors qu'une jeune
école, dite romantique, luttait contre les vieux potentats
de l'art dit classique? Quel est le peintre dont le nom
356 exposition de 18(37.
revenait sans cesse, quand on reprochait au jury aca-
démique la proscription des hommes de talent? La no-
toriété de Théodore Rousseau commença par les
protestations réitérées que la critique écrivit en sa faveur.
Il était devenu célèbre avant qu'on eût pu voir ses œu-
vres. Durant quinze années, la publicité des salons lui
avait été refusée! N'était-ce pas odieux? et que gagnè-
rent à cela les Bidauld de l'Institut?
Il est donc inexplicable-—et bien triste — que l'ancien
paria devienne à son tour le proscripteur de la jeunesse
qui cherche ce qu'elle veut. J'espère que Rousseau lui-
même n'a pas voté les proscriptions, mais encore la
loyauté et sa propre dignité lui commandaient d'abdi-
quer la présidence et de refuser son concours aux mes-
sieurs décorés et patentés qui, sans doute, ont leurs
raisons pour écarter de nouveaux producteurs et peut-
être un art nouveau.
: < ' :
Jules Dupré fait en quelque sorte sa rentrée à cette
exposition universelle de 1867. Car depuis longtemps il
avait renoncé aux salons périodiques et il n'avait, rien
envoyé à l'exposition universelle de 1855. Le revoici!
tant mieux ! avec une douzaine de paysages. Qui donc a
le plus vaillamment contribué à la conquête de l'origi-
nalité dans le paysage? C'est lui vraiment. Paul Huet
fj i ) ( r fi I : I
protestait déjà après avoir vuConstable. Car les Anglais
eurent les premiers l'instinct de cette révolution. Tout
jeune, Dupré fit un petit pèlerinage en Angleterre, et,
depuis lors, il n'a point varié. Quelle série de pein-
tures puissantes il a exécutées dans une vie de re-
Si) Q ' ' U ' < ' : : ' ' ' ■ • '
traite au milieu de la nature ! Pas d'autre ambition
que le progrès de son art. C'est celui-là qui a sauve-
exposition de '1867, 357
gardé son indépendance. Presque toujours campagnard
et forestier, il ne s'est jamais inquiété des intrigues
qu'on fait à la ville, autour des administrations et de
l'Etat. Ah! sa notice n'est pas brillante dans le livret !
Il a eu la médaille de 2e classe en 1833! Et depuis?
Rien, si ce n'est qu'il fut décoré par hasard en 1849.
On dit — quelle ironie ! — que le jury de 1867 vient de
lui voter une médaille de 28 ou do 3e classe! Pourquoi
vit-il en sauvage dans la forêt de lTsle-Adam ? S'il allait
en culotte courte dans le beau monde, au lieu d'aller en
guêtres dans les bois, peut-être eût-il été gratifié de
quelque faveur éclatante.
Mais qu'importe? Les honneurs passent ; les tableaux
restent. Les tableaux de Jules Dupré sont et demeure-
ront-classés au premier rang. Il en a douze à l'Exposition
souvenirs des Landes et des Pyrénées, de la Sologne, du
Berry, delà Picardie. Un des plus beaux est un intérieur
de la forêt de Compiègne, n° 228, appartenant à M. Bin-
der, peinture extrêmement énergique de dessin et de
couleur. On remarque aussi la Vanne, qui a déjà passé
dans dos collections célèbres, une Saulée, un Marais.
Le reproche qu'on peut faire à Dupré, c'est qu'il pousse
trop loin ses tableaux et qu'à force d'empâtements, il
alourdit ses terrains et surtout ses ciels. Avec moins de
travail et d'obstination, il gagnerait en légèreté et en
limpidité.
Corot, bien au contraire, semble s'arrêter fatalement
dans les limbes d'une exécution incomplète. Ses images
n'apparaissent que derrière un brouillard. S'il n'a pas
le don de la force, il a un certain charme qui résulte de
son impression prosque mystérieuse. Il n'a pas varié non
3bH exposition de 1867.
plus depuis ses commencements, et il a presque toujours
fait et refait le môme tableau, môme quand il a peint
.des sites très-différents. Où a-t-il pris son Lac de Ncmil
Dans le voisinage d'Auteuil ou de Meudon ? Chose sin-
gulière, ce peintre vaporeux réussit parfois très-bien les
figures assez grandes dans ses paysages presque imma-
tériels, et le tableau intitulé la Toilette, avec une femme
demi-nue sous des arbres vacillants, évoque je ne sais
quel monde poétique, Il paraît que Corot a aussi été jugé
digne d'une médaille de... 2° classe. Comme Dupré, il
avait déjà obtenu celle glorieuse récompense... en 1833!
Voilà deux intrigants qui ont fait du chemin en trente-
quatre ans! Les nouveaux vont plus vite aujourd'hui.
Un autre médaillé de 1833, Paul Huet. représente le
paysage conçu dans un étalage grandiose, librement et
magistralement exécuté. Aussi la plupart de ses tableaux
ornent-ils les musées publics. Son Inondation, du musée
du Luxembourg, est un chef-d'œuvrë en ce genre. Il a
huit paysages à l'Exposition, lesquels appartiennent aux
musées de Bordeaux, de Montpellier, d'Orléans, ou sont
destinés à d'autres musées de la province.
Les paysages de M. Ch.-Fr. Daubigny ont également
été prêtés par des musées ou des établissements publics :
musée du Luxembourg, musée de Bordeaux, musée de
Marseille, palais de Compiègne. M. Daubigny n'est
qu'un talent de la seconde heure, et qui procède à la
fois de plusieurs des maîtres déjà cités.
Français a eu plusieurs manières : il appartenait
d'abord au groupe plantureux do Fontainebleau; ayant
tourné au style et au grand art, il est triplement mé-
daillé de lre classe ; son Orphée est au Luxembourg et
exposition de '1867, 359
son Bois sacré au musée de Lille. Outre ces deux ta-
bleaux, on revoit encore à l'Exposition sa meilleure
œuvre dans le grand genre : les Fouilles de Pompéi, du
salon de 1865.
Cabat fut aussi de la première pléiade qui révolu-
tionna le paysage, et dès 1831, il était médaillé pour
de petits paysages agrestes qui sont des chefs-d'œuvre
et qu'on aimerait à retrouver aujourd'hui. Plus tard,
l'Italie et Poussin l'ont transformé, et les deux tableaux
qu'il montre à l'Exposition appartiennent à sa manière
poussinesque, idéale, arcadique, peu humaine et point
moderne.
Quels que soient leur style et leur tendance, tous ces
paysagistes ont un talent que la critique, avec ses idées
personnelles, pourrait discuter, mais qu'elle ne saurait
détruire. Question d'esthétique. Si l'art est progressif,
comme l'humanité dont il est sans doute une expression
caractéristique, où est le passé, où est l'avenir?
III
Il ne semble pas que l'ordre règne parfaitement dans
l'univers. Le ciel lui-même est troublé : il a des caprices
inexplicables. Il y a huit jours à peine, ciel sombre, terre
froide. On a vu de la glace, l'autre semaine. Le vent,
la pluie, la grêle, l'orage, se disputaient sur nos têtes.
Une sorte d'électricité néfaste circule de l'atmosphère
dans les nerfs de l'homme et lui communique une agi-
tation désordonnée. Paris est vraiment un peu affolé.
Nous avons trop à voir et trop à faire. Outre l'exposition
360 exposition de 18(37.
universelle et ses dépendances, il y a le salon annuel dans
le palais des Champs-Elysées; l'exposition de Trianon
(à Versailles), où sont rassemblés les souvenirs de Marie-
Antoinette et de son époque, empruntés surtout aux
collections de Pimpératrice Eugénie, de M. Double et de
lord Hertford ; l'exposition de la Malmaison, consacrée
aux souvenirs de l'impératrice Joséphine et de la reine
Hortense ; les expositions particulières de Clésinger, rue
Royale; de Théodore Rousseau, au cercle de la rue de
Choiseul; de Courbet, dans la grande baraquo qu'il a
fait construire au rond point do l'Aima, en face du
Champ de Mars; do Manet, sur le même boulevard de
l'Aima ; il y a l'exposition de la galerie Salamanca, dans
le magnifique hôtel rue de la Victoire ; et toujours, à
l'hôtel Drouot, la série d'expositions des ventes; sans
compter les musées du Louvre, du Luxembourg, de
rhôtel Cluny, etc., ouverts chaque jour au public.
L'universelle (comme tout le monde est pressé, on
supprime maintenant le substantif exposition) n'a donc
pas pour les arts une importance exclusive. Sans doute,
elle montre aux étrangers un ensemble des écoles con-
temporaines, et c'est cette comparaison qui ost intéres-
sante et instructive. Naturellement, chaque peuple
s'admire dans les produits de son pays. Et peut-être
qu'il n'a pas tort : car chaque peuple a encore une vir-
tualité particulière, qu'il sera bon de sauvegarder dans
la promiscuité que préparent ces concours universels
et tous les éléments d'une civilisation collective. Les
Anglais sont bien Anglais ; quelques Russes ont un ca-
ractère barbare et naïf; les Belges et les Hollandais ont
leur originalité; les Italiens et les Espagnols sont effacés
exposition de '1867, 361
et neutres. Les Français représentent une moyenne,
assez vulgaire, mais qui s'impose par un certain goût
et par de l'éclat.
Tout ce qu'ils appellent «de la grande peinture» est
banal et insignifiant. Rien à citer dans les tableaux mi-
litaires, religieux, allégoriques, ou même historiques.
C'est un malheur. L'école française ne marque vrai-
ment que par le paysage, où elle est première, et par les
sujets familiers, où l'Angleterre d'abord, et aussi la Bel-
gique, la Hollande, l'Allemagne, rivalisent avec elle.
L'Angleterre a même plus d'humour, l'Allemagne a plus
d'observation, la Belgique et la Hollande ont plus de
naturel.
Millet et Breton nous semblent les deux artistes qui
sortent tout de suite hors ligne. Très-différents l'un de
l'autre, quoiqu'ils s'attachent à des sujets analogues, à
l'expression de la vie rustique. Millet y apporte une mé-
lancolie austère, et ce qui frappe dans ses paysanneries,
c'est la rudesse d'un travail sans trêve et presque sans
récompense. Breton montre plutôt la fête du travail en
plein air, avec sa saine gaieté et même son élégance.
Les paysans de Millet sont encore des serfs dominés par
une sorte de fatalité traditionnelle ; ceux de Breton se
sentent émancipés et ils prennent plaisir à leur fonction
agreste. L'utilité et l'agrément sont en effet les deux
extrémités du poëme campagnard. Millet fait penser :
— Tiens, ces gens qui produisent tout n'ont pas déjà
l'air si heureux, et ce bêcheur a bien du mal. Breton :
—Ah 1 que les prés sentent bon quand on vient de couper
l'herbe, et ces faneuses sont mieux là que dans un ate-
lier industriel ou dans un salon bourgeois.
T. 11. 21
*
-ocr page 365-H62 EXPOSITION DE 1867.
Millet a exposé neuf tableaux, la Tondeuse de moutons,
qui parut au salon de 1861 à Paris et au salon suivant
à Bruxelles la Bergère avec son troupeau, du salon
de 1864, et qui appartient à M. vanPraet; les Glaneuses, à
M. Bischoffsheim, etc. Il est notable que la plupart des
peintures de Millet ont passé dans des collectionsbel ges,
chez le baron Goethals, le chevalier de Knyff, etc. Son
tableau le plus admiré, et peut-être le plus parfait, est
toujours la Bergère, qui tricote machinalement, debout
au milieu de son troupeau, par une belle soirée d'au-
tomne. Le public ordinaire commence à se familiariser
avec ces œuvres fortes et sincères dont l'admiration des
artistes commença les succès. Millet a été gratifié d'une
première médaille. C'est assez de chance pour un homme
qui vit à Barbizon..
Breton, qui vit à Courrières, a également obtenu la
première médaille, comme aux salons de 1859 et de 1861.
Parmi ses dix tableaux, deux appartiennent au Musée du
Luxembourg, un troisième au Musée de Lille, les autres
à deux amateurs distingués. Les Sarcleuses, au comte
Duchâtel, tiennent dans l'œuvre de Breton à peu près
le même rang que la Bergère dans l'œuvre de Millet. On
aimerait que ces deux belles peintures fussent rappro-
chées dans une galerie publique, pour représenter ces
deux maîtres de l'école vraiment moderne.
C.-F. Marchai traite la paysannerie dans le même sens
que Breton, en mêlant parfois un peu de causticité à ses
images spirituellement élégantes. On revoit avec plaisir
son Choral de Luther et sa Foire aux servantes, qui ont
l'honneur d'appartenir au Musée du Luxembourg.
Eugène Fromentin a sept tableaux excellents, déjà
-ocr page 366-exposition de '1867, 363
vantés aux précédentes expositions : le Siroco, le Berger
kabyle, le Bivac arabe, le Fauconnier arabe, la Chasse
au héron, les Voleurs de nuit et la Tribu nomade, acquise,
l'an dernier, par le prince Khalil bey. M. Fromentin a
bien mérité aussi sa médaille, car il peint avec une dé-
licatesse exquise ce pays et ces mœurs de l'Algérie qu'il
a si finement caractérisés comme écrivain.
Les autres médaillés de première classe sont M. Pils,
sans doute pour un grand tableau officiel d'une Fête
impériale à Alger; M. Tony Robert-Fleury, pour le Mas-
sacre de Varsovie, appartenant au comte Iïranicki ;
MM. Français et Daubigny, pour leurs paysages dont
nous avons déjà parlé, et M. Bida, pour ses dessins,
très-adroitement travaillés.
On voit que les Français ne se sont pas ménagé les
récompenses : 4 médailles d'honneur sur 8, et 8 mé-
dailles de première classe sur 15. La moitié pour la
France seule dans ce concours européen, où il convenait
que les hôtes eussent plus de générosité pour les artistes
étrangers. L'Angleterre surtout n'a pas obtenu justice :
M. Millais, M. Orchardson, M. Hook, M. Charles Lewis
et autres ont certainement bien plus d'originalité que
certains favoris du petit cénacle distributeur des prix.
Miss Rosa Bonheur a été traitée comme une étran-
gère, bien qu'elle demeure près de Thomery, sur les
bords de la Seine. Depuis son adoption par les Anglais,
qui ont fait sa fortune, on ne voyait plus guère de sa
peinture dans les expositions françaises, ni même dans
les ventes. A l'exposition universelle de 1855, à Paris,
elle n'avait qu'un seul petit tableau égaré. Cette fois,
elle montre dix de ses œuvres notables, appartenant à
364 exposition de 18(37.
l'aristocratie anglaise, sauf des Moutons que l'impéra-
trice de France a préservés de la transportati'on outre
mer. Miss Rosa ne pouvait manquer d'avoir au moins
une de ses peintures dans la galerie de la princesse qui
lui a piqué avec une épingle, sur le caraco d'artiste, la
croix de la Légion d'honneur. Cette chevalière Rosa, je
l'ai connue presque enfant, allant peindre, comme un
jeune rapin, dans les campagnes des environs de Paris.
Elle avait des cheveux courts et un corsage en blouse,
à peu près comme dans son portrait, qu'elle peignait
plus tard, le coude contre le fanon d'un taureau, dans
l'attitude d'un jeune pâtre; ce tableau, très-estimé, est
en Angleterre. Après le succès du Marché aux chevaux
et do quelques peintures dont s'affolèrent les Anglais,
miss Rosa se mit à étudier Landseer, Ward et autres
favoris du sport britannique, si bien qu'elle ressemble
aujourd'hui à une élève de Landseer. Elle en a les tons
rougeâtres, la touche molle, les effets maniérés et vi-
treux, soit dit sans attaquer Landseer, qui est un peintre
très-éminent. Mais elle a aussi cet amour sportesque qui
l'initie aux mœurs, aux tournures, aux habitudes des
animaux, poneys, bœufs, cerfs ou chevreuils. Je crains
que son exposition n'ait pas justifié auprès des amateurs
français la renommée anglicane de l'heureuse pein-
tresse. Une médaille de première classe eût été une ga-
lanterie au goût anglais. Mais la vérité est que les ani-
maux de MUc Rosa Bonheur sont violacés et cotonneux
à côté des animaux de Troyon. Elle a pourtant deux ou
trois tableaux très-bien réussis, notamment les Poneys
de l'île de Skye (Ecosse), appartenant à la riche galerie
du marquis de Lansdowne.
exposition de '1867, 823
Mme Henriette Browne n'a pas eu non plus les faveurs
du jury mâle. Ses Sœurs de charité, qui firent du bruit
au salon de 1859, semblent aujourd'hui un peu anémi-
ques. Elle a de la distinction et du goût, dans une débi-
lité assez touchante. Ary Scheffer eût aimé ce talent pâle
et poétique. Deux des tableaux de Mme Browne appar-
tiennent à l'impératrice des Français. L'Ecolier israélite,
du salon de 1865, a émigré en Angleterre.
M. Hébert n'a-t-il pas quelque chose de féminin dans
ses images élégantes et nébuleuses? Sa peinture, incom-
plètement affirmée par l'exécution, a presque toujours un
certain charme inexplicable. Rêveur, il évoque le rêve. Un
Oriental grisé dehaschich doit voir des femmes comme
la Perle noire, appartenant à M. E. André, ou la Rosa
nera, appartenant à l'impératrice des Français. Singu-
lier directeur d'une académie classique comme celle de
Rome, que M. Hébert ! Tant mieux s'il dénature un peu
là-bas les traditions de la vieille école.
M. Bonnat, qui faillit avoir la grande médaille au
salon de 1866, a réexposé son Saint Vincent de Paul
prenant la place d'un galérien et quelques petits tableaux
vaillamment peints. Pour quoi il n'a obtenu qu'une se-
conde médaille, ainsi que M. Hébert lui-même, que
MUe Rosa Bonheur et autres, qui s'attendaient à mieux.
Mais plusieurs ex-grands-prix de Rome, comme MM. Bou-
gereau et Lévy, n'ont eu qu'une médaille de troisième
classe ! Il est vrai que des hommes d'un talent premier
dans leur genre et dans leur pays, tels que M. Israels,
d'Amsterdam, M. Achenbach, de Diisseldorf, M. Or-
chardson, de Londres, ont été relégués au troisième
rang 1 C'est raide !
366 exposition de 18(37.
Il paraît que M. Biaise Desgoffe n'a pas même obtenu
une simple mention. C'est pourtant un artiste tout par-
ticulier et que personne n'égale, dans sa manière plus
ou moins contestable. Je ne crois pas qu'on ait jamais
peint, dans aucune école, des cristaux, des ciselures, des
pierres précieuses, des bijoux, avec autant de finesse,
d'éclat, d'adresse, que M. Biaise Desgoffe. Pour moi, je
n'aime pas cette peinture qui ressemble à de la porce-
laine ou à la reproduction par une glace extrêmement
claire. Mais elle fait l'admiration des amateurs de ce
qui est fini, bien propre, et presque prestigieux.
M. Ribot n'est pas nommé non plus par le jury. C'est
un peu sa faute. Il est un des peintres de la nouvelle
génération, savant et solide en sa pratique. Mais il n'a
pas encore su se débrouiller de l'imitation des ienebrosi.
Quand il voudra peindre en plein air, oublier Ribera et
traduire la lumière naturelle, il aura vite un grand
succès, bien mérité. Ses Rétameurs sont à l'Exposition
universelle. Sauf la noirceur du coloris, c'est un des
bons tableaux familiers que l'école moderne ait produits.
Courbet... Mais nous irons le trouver ailleurs, dans
son propre établissement, dans le palais-baraque qu'il
a élevé pour lui seul, en face de l'exposition du Champ
de Mars, — sur l'autre rive, afin d'être bien séparé dans
son originalité excentrique, — et qu'il a rempli, à lui
seul, avec une cinquantaine de toiles, dont plusieurs ont
dix mètres de large. On voit cependant à l'Exposition
universelle quatre Courbet, le Lièvre forcé, deux por-
traits, et un paysage superbe, site du Jura, avec un
torrentsous des rochers gris perle. Cette peinture appar-
tient à la maison de l'Empereur et des beaux-arts.
exposition de '1867, 367
Cherchons encore les maîtres peintres à l'Universelle :
Couture n'y est pas ; Diaz, non plus ; Gustave Doré, non
plus ; le jeune Roybet, non plus, mais il prime au salon
annuel des Champs-Elysées. Il nous reste , comme
gens de marque, M. Gustave Moreau, avec son Orphée
de 1866 et son Chassériau de 1865; M. Emile Lévy,
aussi avec un Orphée, et un Vercingétorix du salon de
1863. Eh bien, je le confesse, l'ensemble de l'exhibition
française, sauf quelques œuvres déjà signalées, est si
banale, que l'art prétentieux de ces résurrectionnistes
finit par intéresser, en comparaison des grandes ma-
chines de MM. Yvon et Pils, des nudités vitreuses de
M. Cabanel, des rideaux d'avant-scène de M. Dubufïe.
Finalement, rien de neuf. Mais, en fait de choses so-
ciales, les enfantements exigent une longue couvée.
Nous sommes de ceux qui ont vu naître, croître et s'é-
vanouir le romantisme ; vieux témoins, honnêtes et
braves, qui encourageaient cet art nouveau relative-
ment à l'école inepte du premier empire. Le romantisme
a produit sa pléiade caractéristique delà première moitié
do notre siècle, et qui brillera dans l'histoire de l'art
français. Depuis que les maîtres principaux comme De-
camps et Delacroix ont disparu, que les autres encore
vivants sont universellement acceptés et consacrés, on
regarde devant soi pour deviner les initiateurs d'un art
vraiment moderne, correspondant aux réalités impré-
vues qui sont en train de transformer le vieux monde.
N'est-ce pas qu'au fond la société de 1867 est extrême-
ment divergente de la société do 1830? Sous le règne
de Louis-Philippe, après les secousses de la Révolution
française, les désastres de l'Empire et la convalescence
368 exposition de 1867.
do la .Restauration, on se reposa, dix-huit ans, dans'
l'abstinence politique, avec la noble passion des lettres
et des arts. Belle époque, sous cet aspect de l'efflores-
cence intellectuelle et poétique. En même temps, et
presque sans qu'on y prît garde, à cause de l'éblouis-
sement que causaient les poètes, les romanciers, les
artistes de toute sorte, un courant scientifique creusait
le lit d'un fleuve irrésistible, maître de la civilisation
désormais.
Peu importent les défaillances partielles, la nullité ap-
parente de certains éléments propices, la vénalité des
lettres, l'insignifiance des arts, je dirais presque les té-
nèbres que la fatalité répand sur le génie français ; ce
qui console d'une décadence momentanée, c'est la çer-
titude qu'une loi historique entraîne le monde vers une
destinée supérieure. La philosophie, la politique, la
poésie vont à une renaissance que décident forcément la
science moderne et l'économie sociale. Avec les super-
stitions et les despotismes tombera tout seul l'art qui
cherche encore aujourd'hui son inspiration et ses formes
dans un passé condamné, j'entends effacé de la vie
subséquente, mais non pas de l'histoire, cet Hercula-
num enfoui, toujours si curieux à déblayer et à étudier
pour l'éducation et Fesbattement des héritiers de la
Mort.
Les éléments d'un art nouveau sont très-rares à l'Ex-
position universelle, dans l'école française. On en trouve
davantage chez les peintres du Nord, en Belgique, en
Hollande, en Angleterre. C'est pourquoi nous avons
-hâte de passer aux écoles étrangères. Mais cependant il
faudrait mentionner encore quantité d'artistes que leur
i
-ocr page 372-exposition de '1867, 369
talent recommande à la publicité, qui attirent et qui
méritent l'attention des visiteurs étudiant l'école fran-
çaise.
Gigoux est un maître qui a eu de l'influence sur les
peintres contemporains ; il a deux tableaux à l'Exposi-
tion. Philippe Rousseau est assurément un des plus ha-
biles pour les sujets où domine la nature inanimée; il a
quatre tableaux, dont un Intérieur de cuisine, apparte-
nant à la maison de l'Empereur, et son Marché d'autre-
fois, casé au Musée de Caen. M. Hamon a huit tableaux,
appartenant au Musée de Nantes, à l'Impératrice, à
M. Delahante, etc. Ai-je déjà nommé M. Adolphe Leleux,
qui a sept Bretonneries, originales et spirituelles? et.son
frère, M. Armand Leleux, auteur de scènes familières,
très-bien observées? et M. Toulmouche, dont le Fruit
défendu a passé, du salon de 1865, à la galerie de lord
Hertford ? et M, Brillouin dont la Visite d'amateurs ap-
partient au roi des Belges? et M. Brion, l'auteur des
Pèlerins de Sainte-Odile , appartenant au Musée du
Luxembourg? et M. Mouchot, dont lo Bazar des tapis,
au Caire, a été acquis par le Musée de Rennes?
En paysagistes, j'ai indiqué seulement les individua-
lités les plus tranchées. Notez qu'il y a en France une
centaine de paysagistes d'un vrai talent : MM. Belly,
Tournemine, Brest, qui font des vues d'Orient ; M. Ziem,
bien connu pour ses vues de Venise ; M. Appian, l'habile
aquafortiste; M. Chintreuil, qui a enfin obtenu une mé-
daille; M. Ilarpignies, M. Hanoteau, etc.
Nous ne pourrons d'ailleurs nous dispenser do jeter
un coup d'œil sur le salon annuel du palais des Champs-
Elysées, où nous trouverons les œuvres récentes des
T. II. 21.
-ocr page 373-370 EXPOSITION DE 1867.
peintres français et aussi d'un certain nombre d'artistes
étrangers.
Au prochain article, l'école belge.
IV
Je voulais — j'aurais dû peut-être, dans ce journal,
— autant par sympathie personnelle que par galanterie
parisienne, —examiner d'abord l'école belgo à l'Exposi-
tion universelle.
Mais le pavillon séparé, dans lequel sont exposés les
tableaux belges, n'a pas été ouvert en même temps que
les salles de l'école française. On a dû attendre aussi la
publication d'un petit catalogue spécial. Aujourd'hui
, que tout est en règle, les visiteurs confirment le succès
que nous avions annoncé à vos peitilres, après avoir
soulevé un coin de la portière du pavillon belge, au
moment où les peintures n'étaient pas encore accrochées
aux lambris.
Le premier témoignage qu'il convient de rendre à la
série de^s tableaux belges, c'est que l'ensemble est par-
faitement harmonieux. Sur 186 numéros portés au ca-
talogue, il y a une centaine d'œuvres excellentes, une
demi-centaine d'œuvres fort honorables ; le reste un peu
neutre, mais sansdiscord choquant.
On n'en dirait pas autant de la série des tableaux
français, 625. numéros dont 500 pourraient disparaître
sans dommage pour la gloire de l'art français contem-
porain.
exposition 1)e 1867. 371
A la célèbre exhibition de Manchester, — il y a dix
ans, — on imagina, pour la première fois, je pense, de
séparer l'histoire des anciennes écoles en deux catégo-
ries : écoles du Midi, — écoles du Nord : d'un côté, l'art
qui procède du génie antique, grec et latin, en y mê-
lant, plus ou moins, son génie national; de l'autre côté,
un art indépendant des traditions méridionales, dégagé
des mystagogies païenne et catholique. Assurément,
Durer, dans sa Mélancolie ou dans le Cavalier de la Mort,
Holbein, dans la Danse macabre, et, plus tard, Rem-
brandt, dans ses interprétations de la Bible, n'ont rien
do grec ni de romain. Francs originaux, qui découvrent
les images en eux-mêmes et dans la nature, sans s'in-
quiéter autrement des inventions antérieures.
Celte divergence des écoles du Midi et des écoles du
Nord, très-apparente lorsqu'on étudie l'histoire de l'art,
se continue avec un écart de plus en plus vif. En France
et en Italie, on peint encore des sujets mythologiques ou
des sujets do « sainteté ». En Belgique, en Hollande, en
Angleterre, dans l'Allemagne septentrionale, la vie cou-
rante impressionne les artistes et les dégage des vieilles
routines du passé. En France, cette tendance moderne,
représentée par Courbet surtout, est encore attaquée par
les jurys, par les académies, parles institutions offi-
cielles, et même aussi par les critiques les plus autorisés
dans la presse. La France semble encore demeurer la-
tine, quand le monde est entraîné à des destinées nou-
velles dont le caractère efficace doit être l'universalité.
Les peuples du Nord y vont de bon cœur, et naïve-
ment. Ils ont l'instinct du renouveau, et ils s'y aban-
donnent. Respecter les morts, mais étudier la vie,
372 exposition de 18(37.
nature et humanité, c'est la loi des arts et des lettres,
comme de la science, de l'économie sociale et de la phi-
losophie.
Il y eut autrefois une école, dont l'importance a grandi
en ces derniers temps, l'école hollandaise, qui nous a
transmis — en peinture— toute l'histoire de son peuple
et de son pays : faits patriotiques, mœurs domestiques,
mise en scène de toutes les classes avec leur caractère
et leur originalité, dans leurs travaux et leurs divertis-
sements, représentalion du milieu naturel où s'agite
cette vie humaine, les cités, les villages, les ports et les
plages, les forêts et les dunes, la terre et la mer. Con-
trairement à celte brave école hollandaise, l'école fran-
çaise, et en partie l'école italienne, on l'a souvent re-
marqué, semblent avoir été presque étrangères à leur
civilisation nationale. Où sont les souvenirs du peuple
français, dans son école du dixj-septièmo siècle?
Louis XIV, Alexandre, Jupiter, Apollon, les héros an-
tiques et les dieux païens, les rois et les princes rem-
plissent tout.
L'école belge contemporaine suit les traces de l'an-
cienne école hollandaise. Elle a des peintres civiques,
des peintres familiers, des paysagistes et des-marinistes.
Elle nous initie à son histoire, à ses mœurs, aux aspects
de son pays. Pour la vie publique, M. Ilonri Leys; pour
la vie intime des classes élégantes, MM. Alfred Stevens,
Willems et autres; pour les misères des classes labo-
rieuses, M. de Groux; pour la vie rustique, MM. Verwée,
de Cock, etc.; pour le portrait, MM. de Wienner, Eu-
gène Smith, etc. ; pour la marine, M. Clays ; pour les
fruits et les fleurs, MM. Robbe et Robie ; pour le pay-
exposition de '1867, 373
sage, MM. de Knyff, Fourrnois, Lamorinière, de Scham-
pheleer el toute une pléiade de talents sincères.
Leys est un vrai peintre d'histoire, dans le bon sens
du mot.
Les écoles dites classiques ayant des recettes pour tout
genre de composition, il est presque toujours arrivé en
France que les tableaux historiques, relatifs à n'importe
quelle nation et à n'importe quel temps, se ressemblent
tous. Les artistes n'y cherchent qu'un môme aspect
pittoresque ou un vulgaire effet dramatique. Les triom-
phes et les batailles, peints par Charles Lebrun, n'im-
pliquent aucune date et aucune nationalité, si ce n'est
par les costumes et les accessoires. La composition, jus-
tement vantée, de la Mort de Socrate, par Louis David,
donne bien l'impression de la mort d'un sage, mais ce
Socrate et ses disciples ne sont pas plus Grecs que le
Léonidas et ses héros des Thermopyles dans lo tableau
du même peintre. Cette sorte de généralisation d'un fait
particulier est précisément ce que la critique noble pré-
conise sous prétexte d'idéal et de grand art. Je conviens
que tout fait significatif ou héroïque peut être élevé
jusqu'à l'allégorie, et que l'image d'un homme vertueux
doit susciter l'idée de vertu. Abstraction métaphysique
propre à l'esprit, mais subsidiaire dans les arts plas-
tiques. Pour une image peinte, la nature est primor-
diale. En peinture, la réalité d'abord, telle que l'ar-
tiste la perçoit et la comprend. Si l'artiste est profond
en exprimant le réel, c'est le spectateur qui opère en-
suite le travail intellectuel d'idéalisation.
Il me semble que Leys, dans ses tableaux historiques,
ambitionne uniquement de traduire le caractère d'une
374 exposition de 18(37.
scène déterminée. La science moderne procède aussi
d'une façon également dégagée de toute hypothèse,
étudiant les êtres, les objets, les phénomènes, par ana-
lyse exacte et sincère. Une vérité relative étant décou-
verte et constatée, qu'elle se rapporte à d'autres et
conduise à d'autres découvertes, même à des générali-
sations et à des lois, très-bien. Qu'une scène d'inquisition
à Anvers au seizième siècle provoque l'indignation
contre les persécuteurs de la libre conscience, c'est à
merveille. Plus l'image sera fermement montrée dans
son caractère spécial et réel, plus elle agira sons doute
sur l'imagination du spectateur. La nature elle-même
est donc ainsi le plus puissant ressort do ce qu'on ap-
pelle Y idéal.
Leys s'est attaché surtout à l'histoire des Flandres au
seizième siècle, à l'époque troublée par les luttes poli-
tiques et religieuses. Cette époque-là, il la possède,
fond et forme, et l'on dirait qu'il a vécu avec les bourg-
mestres, les bourgeois, les artisans, qui défendaient
leurs franchises. Après avoir vu ses tableaux, on connaît
le temps et le peuple qu'ils représentent. Peut-être, s'il
s'attaquait à d'autres périodes et à d'autres nations,
n'aurait-il plus la même puissance pour leur-imprimer
une individualité historique aussi caractérisée. On peint
bien ce que l'on ressent vivement. Les Belges d'aujour-
d'hui sont, d'ailleurs, tout pareils aux Flamands d'au-
trefois. Leurs qualités constitutives étaient alors ce
qu'elles sont encore à présent. Solidité jusqu'à l'obsti-
nation : au travers de tant de vicissitudes, ce-petit
peuple, ballotté par une série de dominations étran-
gères, a sauvegardé ses libertés communales et l'indé-
exposition de '1867, 375
pendance personnelle ; en quoi il est, avec la Suisse,
plus avancé que les autres peuples du continent euro-
péen. Ajoutez à sa tranquillité et à sa force de résistance
une simplicité toute naturelle. Voilà les éléments qui
attiraient vers les tableaux de Leys. J'ai entendu des
visiteurs dire, devant les personnages de Leys :— Quelles
braves gens! Comme les hommes sont sérieux et sim-
ples! Comme les femmes sont bonnes et naïves! Lui-
même, Henri Leys, toutes les fois que j'ai eu le plaisir
d'aller le voir, il m'a toujours fait l'effet d'un bourgmestre
d'Anvers, — de la meilleure race et du meilleur temps.
Il avait eu, en 1855, la grande médaille. En 18G7, la
médaille d'honneur. Allright!
Onze tableaux exposés. Un douzième tableau, porté
* au catalogue, le Luther enfant chantant des Noels dans
les rues d'Eisenach, n'est pas arrivé — de Saint-Péters-
bourg. On conçoit que l'amateur russe à qui il appar-
tient n'ait pas livré son trésor aux aventures d'un si
long voyage. Nous avons vu celte peinture excellente,
que Fierlants a photographiée dans sa belle série de
l'œuvre de Leys.
Sur les onze tableaux de Leys, deux grandes compo-
sitions et deux portraits, reproduits en fresques dans la
salle de l'hôtel de ville d'Anvers, donnent aux visiteurs
de l'Exposition universelle une idée de la décoration que
Leys est en train de terminer pour sa ville natale. Ce
sera superbe et bien approprié à ce monument civique.
Les Flamands y liront leur histoire, plus facilement que
les Bavarois ne lisent les hiéroglyphes peints sur les
murailles des monuments de Munich, — l'Athènes ger-
manique, comme disait le roi Louis.
376 exposition de 18(37.
Une des grandes compositions, le bourgmestre Lan-
celot van Ursel haranguant la garde bourgeoise pour la
défense d'Anvers en 1542, est très-simplement agencée :
à gauche le bourgmestre, les échevins et leur suite ; à
droite, les hommes d'armes, avec les piques en l'air et les
glaives hors fourreau. Le fond de ville, quartier pitto-
resque d'Anvers, sur lequel s'enlèvent ces groupes,
est d'une coloration magnifique. Nous avons à la fois
les citoyens et la cité.
L'autre tableau, plus archéologique, si l'on veut, mon-
tre, en avant, les hérauts d'Anvers, portant des écus-
sons armoriés, et assis sur les degrés d'une halle où le
jeune archiduc Charles (plus tard Charles-Quint) prête ser-
ment entre les mains des magistrats d'Anvers, en 1515.
On ne devinait pas encore que ce gentil petit Chariot-
introduirait l'inquisition dans les Pays-Bas.
Le tableau représentant la publication de ces cruels
édits de Charles-Quint dans les rues d'Anvers est aussi
d'une dimension assez large. Il appartient au comte de
Liedelterkg-Beaufort, Les figures y ont un caractère som-
bre et concentré, tout à fait saisissant. On remarque
surtout au premier rang de la foule un homme de pro-
fil, vêtu d'un long manteau noir. Lui et les autres ne
s'agitent point: ni gestes, ni cris. Mais l'intelligence, la
dignité, la colère sont empreintes sur les têtes de ces
fiers opprimés. Charles-Quint, Philippe II, le duc d'Albo
et leurs satellites ne vaincront pas finalement ces mas-
ses opiniâtres.
Attendez ! voici nos placides Flamands qui conspirent
dans un Conciliabule réformiste. La famille en £st, et
derrière les sages et les braves, assis autour d'une table
exposition de '1867, 377
dans la maison de quelque bourgeois, une délicate jeune
fille, debout, en mante jaunâtre, écoute. C'est peut;être
un tableau de genre? oui, de genre très-sérieux. La vé-
ritable histoire !
Serait-ce aussi de l'histoire que le tableau représen-
tant VIntérieur de Luther, à Wittenberg? Il semble qu'il
s'émouvait là, dans la pénombre de cette chambre, les
germes d'une révolution qui a fait du bruit. Luther et ses
confidents n'en sont encore qu'à penser et à causer.
Familiarité charmante : pendant que ces hommes dé-
battent gravement un dogme et les destinées du monde,
une jeune fille modeste et silencieuse tricote dans l'em-
brasure de la fenêtre à vitres verdâtres. La lumière et
le clair-obscur sont étonnants. Comme exécution pictu-
rale et comme caractère parfaitement humain, cette
peinture est une de celles que j'admiro le plus dans
l'œuvre de Leys, peut-être parce qu'elle joint à la pro-
fondeur intelligente les qualités de nos chers Hollandais
Pieter de Hooch, van der Meer de Delft et autres.
Luther est encore représenté dans l'atelier ée son ami
Cranach, dessinant le portrait du réformateur dont il a
laissé plusieurs portraits peints. Là encore, une jeune
fille naïve et délicieuse, en robe vert-pomme, derrière
Cranach, son père peut-être?
La Sortie de l'église est, je le veux bien, un simple
tableau de mœurs. Leys se sera rappelé quelque souve-
nir de sa jeunesse, — il y a trois siècles, — un matin de
dimanche, qu'il aura vu passer les chastes dévotes et
les petits enfants, sortant du sanctuaire, un livre sous le
bras.
L'Installation de la Toison d'or, appartenant au roi
-ocr page 381-378 exposition de 18(37.
des Belges, était un-sujet d'apparat, plus difficile à trai-
ter qu'une scène civique ou un sujet de caractère. Point
d'action ; des personnages assis et qui regardent ; tous
en rouge ou en blanc. Leys a affronté, sans esca-
motage, ces colorations impérieuses, et le tableau,
moins significatif que les autres, est pourtant une
belle et noble peinture, digne de la collection où elle
est classée.
Le onzième tableau de Leys est un Liseur. Prétexte à
faire un homme, toujours de ce temps que Leys affec-
tionne. Ce liseur de la fin du seizième siècle lisait peut-
Marnix ou quelque pamphlet contre les Espagnols. Un
rude chevalier et une forte peinture.
L'exposition de Leys occupe le lambris principal
d'une des travées du pavillon belge. Au lambris de
l'autre travée sont réunis les tableaux d'Alfred Stevens :
dix-huit chapitres do la vie des « femmes de qualité ».
Si les membres du jury français s'étaient contentés de
s'attribuer deux médailles d'honneur, au lieu de quatre,
ils auraient pu donner une do ces médailles à M. Al-
fred Stevens et une autre à un artiste anglais, à M. Mil-
lais par exemple, ou à M. Orchardson.
Justice bien ordonnée commence par les autres.
La Dame rose, appartenant au Musée de Bruxelles,
brille au centre de l'élégante compagnie, comme la plus
fine fleur au milieu d'un frais bouquet. Debout, tête
nue, elle vient de prendre une figurine chinoise sur un
meuble en laque, couvert de chinoiseries. Sa robe de
soie rose est argentée par une profusion de mousseline
et de dentelles. Coloris tendre, exquis. Cette peinture et
quelques autres de M. À. Stevens dégagent une sorte de
exposition de '1867, 379
parfum. Les couleurs et les odeurs ont certainement
beaucoup d'analogie. La Dame rose sent un peu le ca-
mélia.
La jeune femme en robe citron-clair sent l'ambre.
Elle vient de face, tenant un bouquet. Un chat se frotte
contre le pan de la robe traînante. La plus douce demi-
teinte enveloppe cette apparition de jeune femme, bap-
tisée Y Innocence. Pourquoi ? Est-ce qu'elle ne sait seule-
ment pas qu'elle est jolie ?
Une autre jeune femme en robe jaune rentre du
monde. Assise près de sa toilette, elle ôte son bracelet,
à la lueur d'une lampe. « Une autre jeune femme » en
robe de soie grise avec des rubans bleus, se repose, Pen-
sive, dans son fauteuil. Ces trois charmantes peintures
appartiennent à M. van Praet, ainsi que le tableau inti-
titulé Tous les bonheurs, où une belle dame en robe de
velours grenat allaite son enfant.
Après la dame rose et la dame citron, une des plus
séduisantes est la dame perle, debout, de profil, près
d'une table sur laquelle est un vase avec des Fleurs d'au-
tomne. Elle a les cheveux blond cendré, et sur sa robe en
gris bémol une mantille noire. Tons mineurs, comme
on dirait en musique, tons brisés, comme on peut dire
en peinture. Le grand coloriste Velazquez joue dans ces
gammes harmonieuses. Fleurs d'automne appartient au
chevalier de Knyff.
La Consolation, deux femmes en noir et une femme en
blanc, assises sur un canapé, fait partie de la riche col-
lection de M. Ravené à Berlin. La Visite, deux amies
dans un boudoir, est au roi des Belges.
Miss Fauvette, en robe de mousseline blanche, ôte
-ocr page 383-380 exposition 1)e 1867.
sos gants pour jouer du piano. Une autre miss admire
l'Inde à Paris, un petit éléphant en matières précieuses.
Une autre accroche une branche de buis à un portrait.
Une autre lit une lettre qui lui apporte une Douloureuse
certitude. Une autre regarde par la fenêtre si le Temps
incertain ne l'empêchera point de sortir. Une autre.
Vous voyez bien que tout ce qu'elles font est assez in-
différent. Elles font la vie des « femmes,de qualité ».
Sentir des fleurs, s'amuser avec des bibelots, mettre ses
gants ou ôter ses bijoux, lire ou écrire un billet, sé-
lendre sur un divan, regarder la couleur du ciel, s'im-
patienter ou rêver, c'est l'existence des belles dames.
L'insignifiance des sujets dans ces tableaux d'Alfred
Stevens a donc sa signification, parfaitement expressive
des mœurs de la société aristocratique et même bour-
geoise. Le « fleuve de la vie » coule ainsi, sauf à des
passages où lo flot contrarié tombe en cascades, faisant
de la mousse et du bruit. A côté de l'expression noncha-
lante du grand monde, inoccupé et ennuyé, il y aurait,
j'en conviens, comme pendant aux tableaux do M. Al-
fred Stevens, à peindre les drames qui agitent parfois
cette vie monotone. La jeune femme qui veut sortir ne
va-t-elle pas chez son amant? Cette lettre mystérieuse
troublera peut-être toute une famille. Qui vous a donné
ce bouquet, charmante miss? A quoi pensez-vous, ma-
dame, en détachant votre bracelet ? Il n'y a pas une de
ces femmes que la passion ne trouble et qui ne trouble
par ses passions tout son entourage. Mais il ne s'agit pas
de cela; il s'agit de peinture simplement.
Vous connaissez Terburg, Metsu, Frans Mieris, Pieter
de Hooch, Vermeer et les autres peintres de la société
exposition de '1867, 381
hollandaise du dix-septième siècle. Que fait-on, dans
leurs tableaux? Une jeune femme pince de la guitare,
un gentilhomme lui offre un verre de vin. Une autre
femme met son collier ou prend un bijou dans une cas-
sette. D'autres font de la musique, mangent des fruits,
jouent aux cartes. Souvent ils et elles ne font rien du
tout, que de causer. Aussi appelle-t-on ça des conversa-
tions. Chez Brouwer et van Ostade, on ne fait que boire
et fumer. Chez Jan Steen, il y a plus de malice, un peu
comme chez Molière. Toujours est-il que le sujet n'im-
porte guère, pourvu que l'artiste ait bien rendu l'image
qu'il a choisie.
M. A. Stevens choisit les femmes élégantes, et per-
sonne ne peint mieux que lui les fraîches et riches étoffes,
les cachemires, les tapis et les menus objets des de-
meures luxueuses. Il dessine et modèle correctement
ses figures, les têtes, les hras et les mains, ce qui est
rare chez les peintres de petits personnages. Son exécu-
tion a l'ampleur qu'on exige dans les tableaux de grande
dimension. Je suppose qu'il a dû peindre beaucoup d'a-
près nature, et de grandeur naturelle.
M. Florent Willems vient à côté de lui, et dans un
genre analogue, si ce n'est qu'au lieu de peindre les con-
temporaines, il s'est voué aux dames d'autrefois. M. Wil-
lems a aussi les plusfines couleurs pour le costume et les
meubles. Il rivalise avec Terburg pour les robes de satin
blanc. Il a de l'élégance, de la distinction jusqu'au raf-
finement. Son pinceau est plus mince que celui de
M. Alfred Stevens, et même un peu épinglé. Parfois il
tourne presque jusqu'à l'afféterie minutieuse de Wil-
lem Mieris, Mais, quand sa touche est plus grasse,
exposition de 4867.
quand il ménage ses lumières, quand il se rapproche
un peu de Metsu, il est exellent.
Son exposition, très-brillante, a beaucoup de succès.
Treize tableaux, dont plusieurs avec un certain nombre
de personnages. Les meilleurs sont peut-être les moins
compliqués, par exemple la Confidence, appartenant à
M. Schuldt, do Hambourg, et J'y étais, appartenant à
M. Schickler.
Une jeune fille en robe rose montre un tableau de
bataille à un vieux gentilhomme en pourpoint gris. J'y
étais! crie le vieillard en se redressant; on ne le voit
que de dos, mais on devine sa fière émotion à l'image
de souvenirs glorieux. Ce tableau est très-juste de lu-
mière et délicieux de couleur.
La Confidence représente un jeune cavalier ouvrant
la portière d'un boudoir à une dame en satin blanc. La
figure de l'homme est bravement posée, et pensez que
la robe de satin est une merveille.
Leys, Alfred Stevens et Willems sont depuis longtemps
classés au premier rang de l'art moderne. Un peintre
belge qui, après l'Exposition universelle, aura sa répu-
tation établie en France, et, je l'espère, un peu dans le
monde artiste de l'Europe, c'est M. Clays. Il n'y a guère
de bons marinistes dans les autres écoles. Les Hollan-
dais eux-mêmes ont désappris l'art des van do Velde.
Les Allemands ne pourraient citer que M. Achenbach.
En France, quel peintre a la passion de la mer et le ta-
lent d'en exprimer les effets? Je ne connais que Courbet,
qui ait fait, comme il dit, des paysages de mer, d'une
réalité extraordinaire, et par conséquent très-poétique.
L'immensité, ce n'est pas facile à traduire.
EXPOSITION DE 1867. 383
*
Deux éléments, — le mot est juste, — l'eau et l'air
pour en composer un tableau : l'eau profonde, le ciel
infini ; à perle de vue, des vagues qui se meuvent sans
cesse sous le ciel sans cesse changeant. C'est dans la
peinture de marine qu'il faut surtout le sentiment*
prompt, avec un œil clair. Il faut êtro saisi par un effet
qui soit un des millo aspects de la mer. Dans les vives
études que Courbet a rapportées de Trouville, on eil
remarque une que nous avons baptisée la pluie qui
marche : sur la mer pâle s'avance horizontalement,
comme un rideau à rayures sombres, une cascade tom-
bant d'en haut et se plongeant dans l'eau d'en bas. Une
autre de ces études, la mer qui brûle, montre un terrible
incendie allumé sur l'eau ; on dirait que la mer s'est en-
flammée à sa superficie et qu'elle va s'évaporer par le
feu. Ce n'est qu'un soleil couchant.' Ces effets, à la fois
réels et fantastiques, sont familiers aux amoureux do
la mer.
M. Clays aime et connaît la mer. Le caractère intense
delà ((grande eau », lourde et violente, il l'exprime
par le ton général de la couleur. La mer ne ressemble
point du tout à l'eau de savon ni à l'eau de fontaine.
Elle a une nuance suigeneris, quels que soient ses caprices
momentanés, le calme ou l'emportement. Le ciel cepen-
dant la domine et lui impose ses reflets. Pour être bon
mariniste, il faut comprendre ce ménage du ciel avec la
mer, leurs luttes et leurs harmonies. Le mariage de
Neptune, fils de Saturne le vieux dieu du ciel, avec Am-
phitrite déesse de la mer, est une allégorie très-natu-
relle. La mythologie a du bon.
Tel ciel, telle mer. Les marins regardent en l'air pour
-ocr page 387-384 EXPOSITION DE 1867.
«y
deviner le temps. M. Clays exprime aussi très-fidèlement
ces concordances de l'atmosphère et de l'Océan. Le Sou-
vent?• de IJcyst est surtout admirable pour l'unité de
l'impression que l'artiste a ressentie et qu'il a fixée sur
sa toile : grosses vagues, ciel pesant et sombre, C'est
bien le flot qui se soulève contre le nuage qui s'abaisse.
En pendant à cet orage, le Calme plat (dull weather) est
encore une excellente peinture. Les bateaux font bien
dans Peau et dans l'air ; peut-être les voiles manquent-
elles de légèreté. Les vues du Moerdyk, du Ruppel, de
l'Escaut, témoignent également de la science et de l'ha-
bileté de M. Clays comme mariniste. Notons-le pour une
médaille aux prochaines expositions.
Y
Un talent très-sympathique est celui de M. Charles
de Groux. Il a du sentiment et de la simplicité dans ses
représentations de la vie populaire. Il aime ceux qui
souffrent. Ses tableaux sont comme des apologues évan-
géliques. Il ne prêche pas cependant ; il montre, et sou-
vent montrer, c'est démontrer. Voici une pauvresse ac-
croupie sur une marche, au coin d'une rue couverte de
neige. Ah ! qu'il fait froid dehors, et que la misère est
dure en hiver ! Il faut secourir les nécessiteux et les
abandonnés. La morale ressort de l'image môme expri-
mée parle peintre. L'Aumône, soit; c'est le titre du ta-
bleau de M. de Groux. Commençons par donner à ceux
qui ont besoin ; et puis l'idée-vient tout de suite que l'é-
exposition de '1867, 843
conomie sociale doit tendre à détruire les causes de
l'indigence. Cette figure de femme terrassée par le froid
et parla faim vaut bien le sermon de notre curé.
En pendant à la pauvresse est la Visite du médecin ;
deux peintures fermes et sobres, sans dramaturgie. La
vraie misère ne fait ni grands gestes, ni grand bruit.
L'Hospitalité représente un intérieur de chaumière,
où l'on vient de recueillir deux pauvres enfants, à peine
vêtus ; ils grelottent encore devant une bonne flambée
qui les réchauffera, tandis que la jeune fermière leur
coupe du pain. Je ne suis pas très-sentimental en pein-
ture, mais je préfère ces inventions-là au plus beau sa-
tyre lutinant une faunesse. Je n'ai jamais vu de satyres,
mais je les ai en horreur. Les faunesses , je demande à
voir, mais il me semble que les femmes naturelles ont
plus d'attrait. Et, comme de Groux, j'aime les pauvres,
les petits enfants, les campagnards et les travailleurs.
0 le bel art moderne qu'il y aurait à faire dans les
conditions originales, imprévues, orageuses, quelque-
fois grandioses, du monde actuel qui se transforme :
« Nous sommes entre deux mondes, comme disait un
philosophe de nos amis, entre un monde qui finit et un
monde qui commence: En arrière, les ténèbres, la-
superstition, le despotisme ; en avant, la lumière, la
science, la liberté. Partout le singulier mélange de vices
et do vertus qui contrastent et qui se heurtent. Ici, la
défaillance, des immoralités grotesques, des aspirations
désordonnées, des existences folles, des événements in-
croyables ; là, du recueillement, de la gravité, des re-
cherches laborieuses, des découvertes surprenantes, un
vaillant effort vers l'affranchissement et la rénovation.
T. il. 22
-ocr page 389-:m exposition de 18(37.
Ainsi, au quinzième siècle et au seizième, quand les
papes, les princes et les aristocrates menaient une vie
effrénée, Gutenberg et Christophe Colomb, puis Luther
et Rabelais, et bien d'autres, opéraient ce qu'on a ap-
pelé une renaissance, relativement au moyen âge expi-
rant. De même, à notre époque , on sent vaguement
que quelque chose se meurt et qu'une civilisation régé-
nérée pourrait vivre. »
De là, ces deux courants contradictoires des arts con-
temporains.
Êtes-vous du côté de Gutenberg et de Rabelais?
Un critique de la grande presse française , assez in-
différent, d'ailleurs, aux phénomènes sociaux , et très-
amoureux de l'art du passé, écrivait l'autre jour qu'on
pourrait égaler Véronèse en peignant une sortie de
théâtre ou une sortie de bal, avec toutes les élégances
des tournures et des costumes. C'est vjrai : un tel tableau
serait plus intéressant que la tête d'Orphée recueillie
sur un plat, ou que Diomède déchiré par ses chevaux.
Les mœurs du haut monde et du demi-monde, les
mœurs de toutes les classes, surtout de la partie éner-
gique, et, si l'on peut dire, vitale dans chaque nation,
des penseurs et des travailleurs, des producteurs du pro-
grès sous toutes ses formes, quels thèmes pour les pein-
tres ! L'intérieur d'une fabrique, une gare de chemin
de fer, la descente des mineurs dans leur puits, feraient
bien à côté d'une sortie de l'opéra. Velazquoz a peint
ses Fileuses de tapisserie [las Ililanderas), Rembrandt
sa Sortie des arquebusiers [de Nachtwacht). Ils sont les
ancêtres légitimes de l'art moderue, parce qu'ils furent
les miroirs de leur temps, les témoins sincères qui nous
exposition de '1867, 387
racontent encore l'Espagne et la Hollande du dix-sep-
tième siècle. J'aimerais à voir en peinture une bande
d'ouvriers étrangers visitant quelque travée do l'Expo-
sition universelle, ou bien MM. deGortschakoff, de Bis-
mark, do Moustier, conversant autour d'une table à
tapis oriental, comme les Syndics des drapiers d'Am-
sterdam, dans le tableau de Rembrandt. Peut-être que
ce serait là de la peinture historique au même titre que
les scènes viriles représentées par Leys. Toujours avons-
nous déjà de la peinture de mœurs, avec Breton, Cour-
bet en France , avec Alfred Stevens, de Groux en
Belgique, avec Israels en Hollande, avec Knaus en
Allemagne, et bien d'autres dans ces pays et en Angle-
terre.
M. de Groux a exposé, de plus, deux grands tableaux :
les Bourgeois de Calais devant Edouard 111 et la Mort de
Char le s-Quint, peinture d'une belle ordonnance, avec le
clair-obscur bien ménagé, la lumière frappant sur le lit
blanc de l'homme qui va mourir.
M. Meunier, dans son Convoi du trappiste, semble
avoir quelque analogie avec M. de Groux.
De même, plusieurs peintres de talent, par exemple
MM. de Jonghe et Baugniet, sont un peu dans la trace
do M. Willems.
M. Dillens se consacre aux scènes populaires de la
Zélande. Un de ses bons tableaux est celui où l'on voit
une jeune paysanne tombant sur la glace entre deux
patineurs qui la relèvent.
M. Bource tient à la fois d'Israels et de Breton. Il a
du naturel, du sentiment, une douce harmonie dans
son tableau intitulé le Naufrage.
388 exposition de 18(37.
Un des tableaux exposés par M. Hamman appartient
au Musée du Luxembourg. Les deux autres représen-
tent des scènes de l'histoire italienne.
M. Alexandre Thomas a exposé une grande Vierge au
Calvaire, un peu dans le sentiment d'Ary Scheffer, et
aussi avec un ressouvenir de Guide et des Bolonais. C'est,
je crois, dans la série belge, le seul tableau de peinture
religieuse, avec un Christ et une Madone, par M. Ver-
lat, l'auteur du Loup, appartenant au roi des Belges. Il
me semble que les artistes d'aujourd'hui peignent mieux
les loups que les saints.
Pour la peinture des animaux, M. Joseph Stevens est
toujours au premier rang. Bruxelles, le matin, avec un
âne et des chiens, commissionnaires pour l'approvision-
nement de la ville, ferait bien dans un musée belge. Le
petit Griffon d'écurie, attendant qu'on ouvre la porte,
doit réjouir les sportsmen.
Les animaux de M, Joseph Stevens se rattachent à la
civilisation, chiens savants, chiens de giron, malins
singes, amusements des villotiers. M. A.-J. Venvée peint
les animaux serviteurs de la campagne. On se rappelle
que son Attelage flamand lui valut une médaille au sa-
lon de 1864 : quatre bœufs attelés à une charrette
contre la porte d'une grange couverte de neige. Au-
jourd'hui encore, ce tableau marque comme une œu-
vre do maître, et il ne craindrait pas le voisinage des
Troyon. Il restera peut-être comme la meilleure pein-
ture de M. Verwée, du moins jusqu'à présent. Le Coin
de prairie n'approche pas de Y Attelage flamand. On voit
dans cette prairie un étalon rouge, debout, près de trois
vaches couchées ; le cheval est court, mal proportionné,
exposition 1)e 1867, 389
lourdement peint. L'Etalon blanc, exposé par M. Ver-
wée au salon des Champs-Elysées, avait bien plus de
tournure et de véritable caractère.
Ah ! nous avons Mllc Marie Collart, qui, toute jeune,
et presque toute seule, avec quelques conseils de
M. Chabry, a trouvé l'expression des campagnes plan-
tureuses, des prairies fraîches et tranquilles, où paissent
les grands animaux de la ferme. Son Verger, avec une
vache sous les arbres, appartient à M. F. Bisschoffsheim.
C'est, je crois, M. van Praet qui, le premier, patronna
la jeune rivale de Mlle Rosa Bonheur. Si j'étais la reine
des Belges, je voudrais avoir demain un tableau de
M110 Collart.
Nous avons déjà cité les Fleurs de M. Robbie, grand
tableau, inondé de lumière, un peu papillotante peut-
être, mais qui égale assurément, les tableaux de feu
Saint-Jean de Lyon. M. Kremer a peint aussi dos fleurs
très-fines dans son portrait de Daniel Seghers, le célèbre
jésuite d'Anvers.
Comme peintre d'intérieur de monuments, M. van
Moer maintient sa juste réputation. Un de ses tableaux est
casé au Musée de Bruxelles, un autre au Palais du Roi.
Les motifs en ont été pris à Belem , en Portugal. Deux
autres compositions ont été prises à Venise. Les ta-
bleaux de M. Bossuel représentent des vues d'Espagne,
Malaga, Calatayud, Cordoue. Ceux de M. Stroobant, un
intérieur du palais de Casimir le Grand, à Cracovie,
l'ancien palais des princes évêques, à Liège, et les An-
ciennes Maisons de la place de r Hôtel-de-ville, à Bruxelles.
Les peintres belges n'ont pas besoin do courir lo monde
pour trouver de beaux souvenirs d'architecture : la Bel-
X. II. 23.
390 exposition de 18(37.
gique est un des pays les plus riches en monuments ci-
viques et religieux.
C'est peut-être en Italie que s'est perfectionné un
jeune artiste, M. Eugène Smits, dont le grand tableau
intitulé Borna fut remarqué au salon de 1805. L'Italie
n'a jamais été très-saine pour les peintres du Nord. Le
plus souvent, ils y tombent dans le dangereux moule de
la vulgarité. M. Smits ne semble pas avoir été influence
par les vieilles théories qui commandent de l'autre côté
des Alpes. Je suppose qu'au lieu d'écouter les Italiens,
il a regardé les Italiennes. L'enseignement de la beauté
vivante est plus décisif que les nobles esthétiques.
M. Smils n'a rapporté d'Italie qu'un vif sentiment de la ■
beauté des formes, de l'élégance du dessin, de la jus-
tesse du coloris. Avec une simple étude de femme qui se
met une bague ou qui se mire dans une glace, il inté-
resse et il provoque un certain recueillement. Il est sin-
cère, il a une perception distinguée, et il sait faire ce
qu'il voit et ce qu'il sent. A mon idée, M. Smits pein-
drait très-bien le portrait. Les belles dames de Bruxelles
peuvent l'y encourager.
La Belgique possède, d'ailleurs , un bon portraitiste,
M. Dewinne, qui a exposé cinq portraits. Celui do
Mm0 R... est très-fin de physionomie. Beaucoup d'at-
trait et beaucoup de simplicité. Voilà ce qui est rare
chez les portraitistes français,
Un excellent portrait est celui d'une Jeune Femme
coiffée d'un serpent d'or, par Mme O'Connell, classée'
dans l'école belge, sans doute parce qu'elle a longtemps
habité Bruxelles, ou peut-être parce que son talent pro-
cède un peu de van Dyck et des anciens maîtres d'An-
exposition de '1867, 391
vers. Exécution très-ample, couleur originale, et très-
harmonieuse. Mme O'Connell dessine superbement les
mains.
Restent les paysagistes, qui sont nombreux et habiles
dans le pays flamand.
Le paysage qui a le plus grand air est un intérieur de
forêt intitulé.les Murailles, par M. deKnyfl*. La filée d'un
vieux mur le long d'un chemin ombragé d'arbres, c'est
tout le motif du tableau. Mais c'est peint à grande brosse,
avec une certitude magistrale, et ça donne l'impression
que la nature a dû produire sur l'artiste. Je me suis égaré
un soir dans la forêt de Compiègne, où j'errai toute la
nuit. Après des heures de marche, je me heurtai contre des
murailles pareilles à celles du tableau de M. de KnyfT,
derrière lesquelles il n'y a point d'habitation. Vieilles
enceintes de vieux bois confondues dans l'immensité
d'uno forêt, comme celles de Compiègne et de Fon-
tainebleau.
Les autres tableaux exposés par M. de Knyff ont tou-
jours une certaine grandeur, mais peut-être n'offrent-
ils pas les brillantes qualités de la Gravière abandonnée
et de quelques-uïis de ses paysages que nous avons
admirés à Paris et à Bruxelles.
M. Fourmois a trois tableaux importants, une Chau-
mière dans la Campine, un Moulin à eau et la Mare, où
l'on voit un chasseur tirant sur des canards. La compo-
sition rappelle un peu celle du fameux Hobbema de la
galerie Rothschild. La lumière et l'ombre y sont sa-
vamment distribuées. L'amour do la nature et la con-
science de l'artiste s'y révèlent partout.
M. Quinaux n'est pas sans analogie avec M. Four-
-ocr page 395-392 exposition de 18(37.
mois. Il rend le détail sans compromettre l'harmonie
de l'ensemble. M. de Schampheleer est lumineux ; il
cherche des effets, le caprice du ciel, de l'orage et de
la pluie. Sa bourrasque sur le petit lac d'Alconde, près
d'Amsterdam, ne manque pas de poésie. M. Ch. Tschag-
geny anime ses paysages avec des scènes bien compo-
sées, comme la Diligence arrêtée dans la neige. VAttelage
appartient au roi des Belges. M. Lamorinière a toujours
de l'élégance et une certaine originalité, mais son exé-
cution est un peu mince et froide. Il faudrait citer en-
core MM. Jacob-Jacobs, Kuhnen, Papeleu, Mariette,
Keelhoff et quelques autres, mais les Hollandais nous
appellent dans leur petit pavillon voisin du pavillon
belge.
VI
Les Hollandais continuent assez naïvement la tradi-
tion de leur école. S'ils n'ont plus de grande peinture
civique, comme au dix-septième siècle, ils ont toujours,
du moins, le sentiment de la vie familière et l'amour de
la nature. Les scènes de mœurs, le paysage, les ani-
maux, les marines, les vues de villes, voilà presque
exclusivement ce qu'ils s'efforcent de reproduire en toute
sincérité.
Leur exposition, peu nombreuse — 170 numéros
seulement — est très-méritante. Israels vient en pre-
mière ligne parmi ses compatriotes, et même aussi, à
mon avis, parmi ses concurrents des écoles étrangères.
Si j'avais à choisir un tableau dans le pavillon des
exposition de 1867. 393
i
Pays-Bas, je prendrais sa Maison des orphelines, à
Katwyk, qui fut déjà très-remarquée au salon de 1866.
Trois jeunes filles travaillant dans une chambre éclairée
par une fenêtre au fond. Des robes grises et des fichus
blancs. Le silence et la sérénité. Une lumière douce et
sobre, ménagée en clair obscur dans les angles de cette
chambre à peine meublée. L'artifice est qu'on voit la
scène sans se préoccuper du peintre. Les poses et les
physionomies sont si naturelles qu'on n'a pas envie de
les imaginer autrement. La couleur est juste, très-har-
monieuse dans ses demi-tons neutres. Point d'éclat,
mais la vérité même.
Les Enfants de la mer ont également paru dans une
exposition précédente. Le Vrai Soutien ornera la galerie
du comte de Flandres. Le Rabbin David, étude de por-
trait dans le style rembranesque, appartient à M. J.
de Clercq, d'Amsterdam. Le Dernier Souffle représente
une agonie, dans l'intérieur d'une ferme hollandaise.
Drame sentimental, d'ailleurs tranquillement exprimé,
avec celte tristesse morne et résignée qui caractérise les
gens de la campagne.
Israels, à qui le jury avait accordé la haute faveur
d'une troisième médaille, vient d'être nommé chevalier
de la Légion d'honneur. Je lui conseille d'attacher au
ruban sa médaille, et de pendre ce trophée dans son
atelier.
Quoique M. Bischoff ait étudié en France, il est resté
pur Hollandais. Peut-être même songe-t-il un peu trop
aux vieux maîtres de son pays, surtout à Pieter de Hooeh.
Il avait au salon des Champs-Elysées un tableau
dont nous avons vu le pendant chez Goupil, jeunes
■m exposition de 1867.
femmes, en costume frison, qui se détachent sur dos
murailles blanches. L'effet est excellent, et nous rappelle
Vander Meer, de Delft. Mais encore faut-il être plus
ami de la nature que de Vander Meer ou de Pieter de
Hooch — plus ami de la vérité que de Socrate.
Le tableau de l'Exposition universelle, la Prière inter-
rompue, est dégagé do toute imitation rétrospective.
Une jeune femme, agenouillée dans la pénombre d'un
temple, tourne la tête vers le spectateur — vers quel-
qu'un qui la distrait de sa prière, un amoureux, un
fiancé? La tête est belle et sérieuse, dessinée avec élé-
gance et correction. En arrière, on aperçoit une autre
femme, prosternée et méditant sous son voile. Ces figu-
res sont de grandeur naturelle, à mi-corps. Les fonds, en
frottis légers, servent à la dégradation du clair-obscur et
au relief de la figure principale. Par là seulement cette
peinture se rattache à l'adroite pratique des anciens
Hollandais, quoique l'inspiration et le style en soient
tout modernes.
Un talent singulier dans l'école hollandaise, c'est
celui de M. Aima Tadema. Les artistes du pays de
Rembrandt n'ont jamais été portés à ces compositions
archéographiques, et Rembrandt lui-même fut toujours
volontairement le plus rebelle à l'archaïsme des costu-
mes et des accessoires. Amoureux du caractère essentiel
que l'homme conserve à travers les civilisations diverses,
il ne cherchait qu'à exprimer l'humanité do tous les
temps et de tous les lieux. L'Artémise du musée de
Madrid est cataloguée par Smith sous le nom de Cléo-
pâtre. La Sainte Famille au Louvre est cataloguée
comme un simple Ménage de menuisier.
exposition de '1867, 395
Mais c'est Jan Steon surtout qu'il faut voir dans ses
traductions de la Bible et de l'histoire romaine 1 0 la
belle kermesse que ses Noces de Cana! Ça se passe dans
quelque taverne de Delft ou d'Amsterdam.
Sans doute, Rembrandt et Jan Steen avaient tort, et
M. Aima Tadeina a raison. La restitution fidèle des for-
mes extérieures n'empêche pas la profondeur de l'expres-
sion intime. Nous sommes aujourd'hui et nous devons
être des positivistes. Plus d'hypothèses dans la science,
plus do conventions et d'escamotages dans l'art. Ce qui
est, ce qui a été : la tradition exacte et formelle', la
nature, telle qu'elle se découvre aux esprits clairvoyants.
Donc, faisant des Egypiiens et des Latins, il est bon
qu'ils soient de leur pays et de leur temps. Mais il n'est
pas facile de faire revivre de vieux peuples enterrés
depuis des milliers d'années. Le bric-à-brac de ces civi-
lisations mortes, soit: on peut copier des débris plastiques
sur les lieux mêmes ou dans les cimetières des musées.
On peut, jusqu'à un certain point, imiter le type général
des races d'après les effigies transmises par divers mo-
numents d'art. Mais l'esprit vital, pour ainsi dire l'ac-
cent personnel, l'individualité originale, — mystères!
Le secours de la nature humaine manque forcément aux
archéographes en peinture.
Leys, chez qui M. Aima Tadema s'est formé, no
rencontre point des difficultés pareilles, en évoquant
l'histoire de son propre pays, à une époque peu reculée.
Les Flamands actuels sont bien les lils des Flamands du
seizième siècle. Ils se souviennent encore de Charles-
Quint, do Philippe II, du duc d'Albe comme ennemis.
Luther est une figuro amie qu'on s'imagine avoir con-
396 exposition de 18(37.
nue. L'art peut restituer ces hommes en esprit et en vérité
et le génie do Leys est d'avoir fait revivre l'histoire na-
tionale sous ses apparences extérieures, et à la fois dans
son caractère profond.
M. Aima Tadema reproduit, il est vrai, avec une
science très-perspicaco l'attirail de ces périodes obscu-
res. Mettons que les meubles et bibelots, les costumes,
les armes, les bijoux, soient d'une exactitude indiscu-
table; mais les figures, les attitudes, les gestes, les
physionomies, en un mot, l'expression, tout cela n'est
que conjectures hasardeuses. Aussi les personnages
de M. Tadema ont-ils l'air d'être en bois, en pierre
ou en métal, comme les ustensiles qui les entourent.
J'aime mieux aller voir au Louvre les peintures égyp-
tiennes sur les sarcophages, ou même les copies qui
décorent le fac-similé du fameux palais dans le jardin
de l'Exposition.
Nous avons déjà vu à Paris Comment on s'amusait, il y
a trois mille ans, en Egypte, et la bizarrerie de cette pein-
ture avait excité la curiosité. Aujourd'hui M. Tadema peut
être jugé sur treize tableaux assez variés, quoique les>
sujets appartiennent seulement à ses époques de prédi-
lection. Il dessine fermement et sa couleur est puis-
sante. Sa peinture a l'aspect d'un émail brûlé. L'œil est
assez réjoui par des tons violents qui se heurtent sans
discord. Mais il nous semble que le public et même les
artistes, et même les érudits, se fatigueront bientôt de
cette sorte de transfasion de l'archéologie dans l'art.
Ces images combinées à grand'peine, avec des pièces
ou des morceaux récoltés çà et là dans le passé, ne
sont pas si instructives qu'un traité, un mémoire, un
exposition de '1867, 397
livre compétent. On ne saurait conseiller à un artiste de
faire autre chose que ce qu'il aime. Mais peut-être
M. Tadema, qui est très-intelligent, se retournera-t-il
quelque jour vers la vie présente, et s'il apportait dans
les sujets modernes le même amour de l'exactitude, la
même ambition du caractère, il aurait certainement
beaucoup do succès.
Toutes les célébrités de l'école hollandaise ont con-
couru à cette exposition universelle, même les morts,
B.-C. Koekkoek, A. Waldorp, paysagistes, et Louis
Meyer, mariniste, peintres très-appréciés par un certain
groupe d'amateurs. Aussi M. A. Schelfhout et M, van
Sçhendel, dont les tableaux se vendent toujours à des
prix élevés. On peut craindre cependant que les effets
de lumière, peints par M. van Schendel, ne soient plus
recherchés avec la même admiration, car les sept ta-
bleaux qu'il a exposés n'ont pas encore trouvé d'acqué-
reurs.
M. David Bles a six tableaux, d'une naïveté un peu
vulgaire; M. Boshoom, deux vues d'église, assez lar-
gement peintes; M. Rochussen, un petit tableau histo-
rique, fin et spirituel ; M. S.-L. Verveer, trois paysages
et une Rue du quartier juif, à Amsterdam, appartenant
au baron van Brienen, fils du noble amateur dont la
belle collection a été vendue à Paris en 1865.
Mais que font donc MM. Ten Kate, dont le talent est
fort estimé en France et en Allemagne, aussi bien qu'en
Hollande ? Pourquoi n'ont-ils rien envoyé à l'exhibition?
M. Springer a exposé une de ses œuvres les plus im-
portantes et les plus accomplies : Vue du marché princi-
pal à Munster, avec la maison de ville etlagrand'garde.
T. II. 23
-ocr page 401-398 exposition de 18(37.
M. Springer est un des meilleurs peintres d'architecture
qui! y ait en Europe. Il n'a pas de rivaux on France, et
il méritait uuo distinction dans ce concours universel.
Quelques-unes de ses petites vues de villes hollandaises
resteront au même titre que les vues peintes par les
Berckhcyden. Comme eux il est un peu froid, mais très-
correct et très-consciencieux.
Plusieurs paysagistes se rapprochent aussi des anciens
maîtres, sans aucune intention de les pasticher. M. J.
Weissenbruch fait penser à van Kessel. M. Bilders est
très-pittoresque dans sa grande vue d'un intérieur de
bois. M. Roelofs est très-juste et très-sincère dans ses
vues de canaux et de pâturages. Il ne craint pas le vert
des prairies, et ses ciels ont des gris argentins en par-
faite harmonie avec la climature de la Hollande. Ses
animaux ont la valeur qui convient dans l'effet d'en-
semble. — M. de Haas sacrifie un peu ses paysages,
sommairement indiqués, pour faire valoir ses troupeaux
modelés avec une abondance de pâte qui allourdit les
formes. Un excellent tableau de Bétail, effet do matin,
c'est celui de M. W. Maris : fine lumière, de la profon-
deur, un vif sentiment de la nature néerlandaise.
M. Martinus Kuytenbroinver a pris la spécialité des
chasses. Ses deux grands Combats de cerfs ont été peints
pour le château de Compiègne. Il a fait également, je
crois, d'autres tableaux analogues pour le roi des
Pays-Bas. Dans une lettre qu'il vient d'adresser aux
artistes hollandais et où il critique les organisateurs de
leur exposition au Champ de Mars, il insiste pour que
le gouvernement de son pays accorde aux arts une pro-
tection plus efficace. A notre avis, le talent des artistes
exposition de '1867, 399
et la gloire des écoles ne dépendent point d'une inter-
vention gouvernementale. En art, comme en industrie,
comme en toutes choses, la liberté vaut mieux que la
tutelle la plus intelligente et la plus désintéressée.
L'auteur d'un ouvrage très-éminent, intitulé : Supé-
riorité des arts modernes sur les arts anciens, M. Eugène
Véron, a publié, l'autre jour, dans la Chronique interna-
tionale, un article décisif contre la protection des arts
par l'Etat. Nous renvoyons aussi M. Kuytenbrouwer à
la brochure de Louis Viardot : Comment faut-il protéger
les arts ?
Nous devrions citer encore bien d'autres exposants
de l'école hollandaise, M. Burgers, qui met du senti-
ment et de l'observation dans les scènes de mœurs;
Mn° Stolk, qui d'un bouquet de fleurs sait faire un
tableau; M. W. Gruyter, M. Stortenbeker, qui peignent
habilement la marine et le paysage ; MM. J. Bakhuyzen,
Bakkerkorff, etc. Suffit que presque toute celte école
est dans le bon chemin.
Et pendant que les artistes consultent la nature, les
érudits hollandais fouillent les archives, et la lumière
commence à paraître sur les différents groupes épars au
dix-septième siècle, dans les villes et jusque dans les
villages. MM. Rammelman-Elsevier, Schellema,Kramm,
Vosmaer, van Westrheem, Enschedé, van der Villigen
ont fait et font souvent des découvertes intéressantes,
publiées par le jNederslansche Spectator, la Kunsthronijk
et autres recueils, quelquefois en brochures, ou môme
en volumes. A M. van der Villigen, nous devons des
documents précieux sur les peintres de Haarlem; à
M. van Westrheem, sur les peintres delà Haye. M. van
400 exposition de 18(37.
Westrheem vient aussi de publier une étude sur PautuS
Potier et il prépare une nouvelle édition, corrigée et
augmentée de son travail sur Jan Steen. M. Vosmaer
annonce la seconde partie de son Rembrandt. Encore' un
peu d'obstination, — avec un peu de chance, — et nous
verrous clair dans l'époque la plus féconde et la plus
originale de l'art hollandais.
VII
L'école anglaise a, sur les autres écoles, cet avantage',,
qu'elle est jeune, que sa tradition nationale date à peine'
d-'un siècle et demi, qu'elle n'est pas empêtrée comme1
les arts du continent, dans les vieilles théories gréco-
latines, qu'elle est dégagée à la fois de la mythologie'
païenne et du mysticisme catholique.
Les premiers de ses peintres ont été des humoristes,,
assez indifférents aux procédés exécutifs, comme Ho-
garth, pleinement satisfait quand il avait jeté son idée!
satirique dans une forme quelconque ; des expérimen-
tateurs, comme Reynolds, qui avait analysé sur d'an-
ciennes peintures vénitiennes la composition chimiques
des couleurs ; de naïfs aventuriers, comme Gainsbo-
rough, qui « peignait ce qu'il voyait », sans s'inquiét&r
du reste, si ce n'est un peu de ses deux maîtres affec-
tionnés, Rembrandt et van Dyck ; des originaux sin-
cères, comme John Crome et Constable ; des fous- de
lumière, comme Turner.
Quelles heureuses conditions pour se distinguer d'ans
-ocr page 404-exposition de '1867, 401
un sens moderne, tandis que, chez les autres peuples,
une routine consacrée par de glorieux souvenirs pèse
sur les plus hardis novateurs 1 En France, on s'étonna
longtemps qu'Eugène Delacroix ne ressemblât ni à David,
ni à Poussin, ni à Raphaël ; et l'on ne comprend point
encore comment Courbet a osé représenter de grandeur
.naturelle des Casseurs de pierre et des Paysans franc-
comtois.
Je ne le cache pas: j'attends les Américains pour
nous aider à l'évolution, d'ailleurs irrésistible, que les
éléments d'une société métamorphosée entraînent dans
les arts, comme dans toutes les idées et tous les faits.
Ah, ah, ah ! Les Américains n'ont point d'art ! Sans
doute, et tant mieux ! Ils ne seront pas gênés pour faire du
neuf, et il se pourrait que les boys du pays de la liberté
se missent, un de ces jours, à créer des peintures surpre-
nantes. Quels sont donc les générateurs de toute œuvre
d'art ? Le génie de l'homme et l'étude de la nature.
Est-ce que les Yankees ne sont pas un peuple très-im-
pressionnable, très-inventif, très-adroit et très-original?
Est-ce que leur pays et leur civilisation ne sont pas cu-
rieux? Voici déjà que les Russes ont un commencement
d'école nationale, avec un sentiment et des sujets par-
faitement autochthone's, dans les tableaux de M. Peroff,
par exemple. Comptez que les Américains, une fois en
train de beaux-arts, iront vite, et en regardant devant
eux. Goahead! Forward !
Les Anglais ne regardent pas non plus en arrière,
mais autour d'eux, la vie présente. L'un fait un champ
de course, ou une gare de chemin de fer ; l'autre, un
départ pour la chasse ; un autre, des marins, ou des ri-
m exposition de 18(37.
flemen, ou des ouvriers, ou quelque scène de mœurs.
Ce qui n'empêche pas la fantaisie et la poésie, un sou-
venir de Shakespeare, comme le Çhristopher Sly, de
M. Orchardson, une vision fantastique, comme la Femme
verte, de M. Millais.
Je ne sais, pas plus que le premier jour, pourquoi ce
tableau de M. Millais est intitulé la Veille de Sainte-Agnès.
Il y a sans doute en Angleterre quelque légende d'une
nuit mystérieuse, où il se passe n'importe quoi. Que
va-t-il arriver à cette femme qui a dénoué sa chevelure
et qui laisse couler ses draperies ? Je me défie du grand
rideau derrière lequel elle vase hasarder. La lune seule
la regarde de ses rayons verdâtres. Cette lumière pâle,
d'un bleu nacré, avec un glacis de vert, vient de droite,
par une fenêtre qu'on ne voit pas, glisse sur une table
et une cassette d'argent, et s'étale, en carreaux ana-
logues à ceux de la fenêtre, sur lo tapis. Toute la femme
est baignée dans ce flux de lueurs nocturnes. Debout et
de profil, elle dégrafe le dernier crochet de son corsage,
qui va tomber sur le tas de ses jupes brochées. La tête
est charmante; un petit nez à la Roxelane, irrésistible
chez les Anglaises, quand elles tournent à ces traits ca-
pricieux ; l'œil vague et phosphorescent. Sainte Agnès,
de quoi êtes-vous la patronne, ce soir?
Je nie rappelle qu'à l'exhibition universelle do 1862,
à Londres, M. Millais venait aussi en première ligne
dans notre compte rendu. Là aussi, il avait une peinture
étonnante : la Floraison des pommiers et le Retour de la
Colombe, qui avait surpris la critique française à l'ex-
position universelle de 1855, à Paris.
A cette époque, —il y a douze ans, — M. Millais était
-ocr page 406-exposition de '1867, 403
déjà associé à l'Académie royale, dont il est membre
titulaire aujourd'hui. Contesté d'abord, ainsi que tous
les novateurs, il est accepté maintenant par ses compa-
triotes comme un grand artiste, et ses tableaux se ven-
dent très-cher. Grand artiste, en effet, par un singulier
mélange de réalisme et de poésie. Très-inégal, comme
la plupart des talents originaux. Son Satan semant l'i-
vraie nous semble burlesque et ridicule. Son troisièmo
tableau : les Romains quittant la Grande-Bretagne, est
mal peint : paysage, rochers, mer et ciel ; mais la femme
embrassant un Romain qui va partir a beaucoup de ca-
ractère.
Il faut ajouter que \aVeille de Sainte-Agnès, fort admi-
rée par certains artistes, a été accablée de sarcasmes, et
que le goût franco-latino-grec s'en tient toujours, en fait
de nouveautés, aux faunesseset à la séquelle olympique.
M. James Hook ne doit pas non plus avoir été sym-
pathiquement apprécié par la critique et le public fran-
çais. 11 aime les scènes de la mer : pourquoi ne peint il
pas le navire d'Ulysse arrêté par les sirènes , ou le ba-
teau qui porte César et sa fortune? ou encore Vénus
sortant de l'onde, ou Amphitrite sur son char traîné
par des dauphins? Mais ces Anglais, comme les Hol-
landais du temps de Rembrandt, n'ont aucun idéal.
M. Hook nous montre de simples Pêcheurs qui vident
leurs filets sur le pont d'une barque, ou deux Gamins
de la mer, qui s'amusent sur un radeau. Ce n'est pas
malin : il n'y a qu'à aller sur une petite plage quel-
conque pour en voir autant. Mais où iriez-vous pour
voir des sirènes et des tritons ?
Un troisième tableau de M. Hook représente des ou-
-ocr page 407-404 exposition 1)e 1867.
vriers qui vont descendre dans une mine creusée sous
un rocher au bord de la mer. Le wagon de fer qui les
porte est lancé sur son rail et va disparaître dans le
gouffre sous-marin, quand une jeune femme avec ses
petits enfants leur dit adieu au passage. Cet épisode de
la vie laborieuse et périlleuse n'est-il pas aussi intéres-
sant qu'un choc de guerriers ou qu'une scène mytho-
logique ? Voilà de la peinture dans le sentiment mo-
derne.
M. Hook est très-savant, dessinateur ferme et correct,
coloriste vigoureux et hardi. Il pousse la force presque
jusqu'à la dureté. Talent viril, qui contraste avec la
peinture délayée dans la poudre de riz.
Pour captiver le public, il faut, avant tout, des sujets
amusants. Aussi M. Orchardson, qui est d'ailleurs un
très-bon peintre, a-t-il été plus heureux que M. Millais
et M. Hook. Au lieu de la raillerie ou de l'indifférence,
il s'est attiré l'approbation universelle avec son Christo-
pher Sly. La fine invention que cette scène de Shakes-
peare, qui sert de prologue à la comédie de la Méchante
mise à la raison ! (Taming of the Schrew.) On en a fait
en France une pièce intitulée : le Dormeur éveillé.
Il s'agit d'un chaudronnier ivrogne qu'un grand sei-
gneur revenant de la chasse ramasse endormi sur la
bruyère et qu'il installe dans une somptueuse chambre
à coucher de son château. Amusement de riche pour
voir les ébahissements du pauvre transporté au milieu
du luxe.
Le matin, Christopher Sly (rusé, futé, en français)
s'éveille dans un lit à baldaquins de soie, et les gens de
Monseigneur, accourant à son petit lever, lui offrent,
exposition de '1867, 405
en grande cérémonie, du vin d'Espagne, des conserves,
des aiguières et des parfums pour sa toilette, et de ma-
gnifiques habits. Le chaudronnier se frotte les yeux et
demande un pot de petite bière. —Votre Seigneurie
par-ci, Votre Seigneurie par-là. Vos serviteurs attendent
vos ordres : voulez-vous de la musique ? aimez-vous la
chasse au faucon ? voulez-vous courir le cerf? aimez-
vous les tableaux ? — Mais, mais, ne suis-je pas Çhris-
topher Sly, autrefois meneur d'ours, présentement
chaudronnier ? Demandez de mes nouvelles à Marianne
Hacquet, la grosse cabaretière de Wincot; si elle dit
que je ne lui dois pas quatorze pence de bière forte,
tenez-moi pour le plus effronté menteur de la chrétienté.
—Vous êtes un lord, oui un lord, et vous avez une lady
d'une beauté merveilleuse. —Tiens, tiens, est-ce que
j'ai rêvé jusqu'à ce moment? Ah ! je suis un lord, et
non Çhristopher Sly, le chaudronnier. Eh bien I qu'on
m'amène ma femme et qu'on me donne un pot de petite
bière !
Le peintre a choisi le moment où le chaudronnier, en
belle robe de chambre, et tout ébouriffé, s'est assis sur
le bord du lit, apostrophant les serviteurs qui lui pré-
sentent avec révérences leurs plateaux d'or. A droite,
derrière un paravent, un page déguisé en lady, se pré-
pare à faire son entrée. Le tableau, appartenant à
M. C.-P. Matthevvs, a été gravé par M. Sharpe.
Le chaudronnier est excellent d'attitude et de physio-
nomie. Les figures des serviteurs, bien dessinées, sont
parfaitement en scène ; le majordome surtout affecte
une dignité très-burlesque. M. Orchardson peint avec
une largeur qui n'est pas habituelle aux peintres de pe-
X. II. 23.
-ocr page 409-406 exposition de 18(37.
tits tableaux familiers. On croirait qu'il a passé par
l'atelier de Thomas Couture. Ses personnages sont
d'aplomb, mouvementés justement, modelés par plans
qui accusent les formes essentielles. Il ne craint pas la
variété et la richesse du coloris. Il ne donne pas aux
fonds plus d'importance qu'il ne convient, et il amuse
son pinceau aux accessoires qui égayent l'ensemble.
Bonne comédie, bien traduite de littérature en pein-
ture. Il est vrai que Shakespeare lui-même est aussi
peintre que poëte.
Le second tableau de M. Orchardson est encore mieux
réussi que son Réveil du Chaudronnier. Mais la compo-
sition en est moins compliquée: il ne compte que trois
figures au lieu de neuf. Le Défi : un jeune homme en
pourpoint et hauls-de-chausses couleur citron, le torse
incliné, le bras tendu, présente un cartel à la pointe
de l'épée. Son adversaire, droit et sérieux, va prendre
le billet, mais il en est empêché par un vieux en longue
cape noire. Je n'en sais pas plus long sur le sujet du
tableau, et peu m'importe. Si c'est une allusion à quelque
fait historique ou à quelque coutume d'autrefois, je le
veux bien. Il suffit que l'image soit parfaitement dispo-
sée, très-claire, que le jeune provocateur soit très-dis-
tingué, très-fin de forme et do couleur , que la peinture
ait de la solidité, du relief, de l'éclat, beaucoup de
charme. L'ordonnance do ce tableau fait penser aux
tableaux de Meissonier ou de Willems, peut-être à
cause des costumes ou d'une certaine élégance gentle-
manesque.
Une peinture devant laquelle tout le monde s'arrête,
c'est encore le Payement du loyer, par M. Nicol. Le
exposition de '1867, 407
bourgeois assis à sa table, couverte de papiers, taille sa
plume; son secrétaire, la plume au bec, le sourcil
froncé, lit péniblement quelque bail embrouillé. Un des
locataires, espèce de (armer, assis à gauche, fait un ter-
rible effort pour tirer de sa pocket un sac d'argent. Ces
trois têtes ont un accent caricatural dans la manière de
Hogarth. La vérité y est un peu exagérée, mais les
types anglais ont un accent si prononcé. J'aime mieux
cela que le genre de Diisseldorf, un peu mince, et d'une
réalité vulgaire. M. Nicol peint à pleine pâte, même
avec trop de pesanteur. C'est acceptable dans les ac-
cessoires matériels, mais lo contraste de la finesse et
de la légèreté dans les chairs et dans les plans reculés
donnerait de l'air à ses compositions.
Un autre tableau de lui offre les mêmes qualités et
les mêmes défauts : une mimique très-accusée, une exé-
cution lourde. Deux personnages seulement : un bon-
homme en lunettes, sans doute un magister de village,
qui corrige un petit paysan ; le gamin gratte ses cheveux
roux, et le bonhomme hésite à user du martinet : Tous
deux embarrassés, dit le catalogue.
Les Anglais cependant n'ont point renoncé à aller
consulter la nature italienne, et il se trouve que M. Prin-
sep a rapporté de Venise une élude superbe : Bérénice,
ou plus simplement un portrait do Vénitienne, debout
et de face, à son bjlcon. Elle a celte abondante cheve-
lure rousse qui fait l'envie des Parisiennes. Sa forte
poitrine rebondit sous une chemisette blanche, dont les
plis se perdent dans un bas corsage de couleur rougeâtro.
Un de ses bras nus s'appuie sur le rebord de la balus-
trade ; l'autre, portant une draperie, se replie contre la
408 exposition de 18(37.
hanche. Véronèse a peint autrefois de ces Vénitiennes
dont la beauté plantureuse s'allie à une majesté souve-
rainement élégante. Il paraît que la race n'en est pas
perdue, car cette Bérénice, qui fait sa princesse, est
probablement un modèle peint d'apfès nature, ou quel-
que batelière des canaux.
Feu David Roberts, un grand peintre d'architecture*
affectionnait aussi Venise, dont il a laissé beaucoup de
vues, comparables à celles de Canaletti et de Guardi. Ses
deux tableaux à l'Exposition universelle sont, je pense,
de sa dernière manière : Y Hôpital de Greenivich et la
Tamise à Westminster. Peut-etre semblent-ils un peu
froids aux étrangers qui ne connaissent pas l'Angleterre.
Mais cette vapeur grise qui voile et éteint les reliefs des
monuments est saisie sur la nature même. La science
architectonique, un coloris harmonieux, tone touche
adroite, avec des rehauts de ton dans les premiers plans,
tout est louable chez Roberts, que l'école anglaise peut
classer désormais parmi ses maîtres consacrés.
M. Stanfield, dont les aquarelles ont, mémo sur le
continent, une réputation bien méritée, n'est pas si fort
dans sa peinture à l'huile. Sa Baie de Naples est assez
vulgaire et sans consistance.
Un autre académicien, M. Poole, s'inspire aussi do
l'Italie : Pompéi pendant l'éruption du Vésuve, et une
soirée au bord du lac, sorte de Décaméron, un peu dans
le genre de MM. Winterhalter et Papety. L'affectation
poétique ne dissimule pas la faiblesse du dessin et la
fausseté de la couleur. Ces deux tableaux appartiennent
cependant aux collections très-distinguées de M. Perkins
et de M, Matthews.
exposition de '1867, 409
À M. El more, dans les Tuileries, le 20 juin 1792; à
M. E.-M, Ward, dans le Meurtre de Rizzio, on peut re-
procher également un coloris rouge et faux et une dra-
maturgie qui tourne au burlesque. Heureusement qu'à
côté de ces très-honorables académiciens, l'illustre com-
pagnie s'est adjoint des artistes plus originaux, comme
M. Millais et quelques autres.
Un associé de l'Académie royale, M. Ansdell, a été
chercher en Espagne, du côté de Grenade, le sujet d'un
tableau très - pittoresque et vivement mouvementé :
quatre chevaux, fouettés par un laboureur, galopant,
sur des gerbes étaTées, et Foulant le blé. C'est la manière
du pays pour battre le grain. L'Espagne n'en est pas
encore aux machines à vapeur.
M. Burgess a aussi représenté une scène de mœurs
espagnoles, le coin d'un cirque de tauromachie, avec
quantité de figures échelonnées sur les gradins. Vive ani-
mation des physionomies. Les Anglais sont toujours por-
tés à violenter les mimiques les plus expressives. .
Les sujets nationaux conviennent d'ailleurs toujours
mieux que les sujets exotiques aux peintres de chaque
pays. M. Faed a de la naïveté dans les scènes de la vie
rustique. Un de ses bons tableaux représente un petit
paysan qui joue du pipeau à la porte de la ferme où
apparaît une jeune fille, fraîche et rosée. M. Hughes a
représenté un ouvrier revenant du travail et embrassant
ses enfants tout joyeux ; M. O'Neil, une scène de Départ
pour la Crimée : sur l'échelle du navire qui va partir, les
femmes et les enfants disent adieu aux soldats embar-
qués; M. Wells, les Volontaires au tir, avec des figures
presque de grandeur naturelle; Augustin Egg, mort en
410 exposition de 18(37.
1863, une scène du roman Edmond, appartenant à
M. Fairbairn, de Manchester; M. Frith, l'arrestation
d'une voiture par des gentilshommes masqués, épisode
emprunté sans doute à quelque autre roman; M. Frith
est meilleur dans les scènes de mœurs prises sur le vif.
Un tableau très-distingué et d'une exécution extrême-
ment délicate, par M. George Leslie, fils, probable-
ment, de Charles-Robert Leslie, le célèbre peintre mort
en 1859, a été fort mal placé derrière une porte. Il tient
un peu à ce style précieux qui fut baptisé préraphaélisme,
sous prétexte que l'art devait chercher sa tradition, avant
l'époque de Raphaël, chez les maîtres du quinzième
siècle. Une jeune miss, Clarisse Harlowe, tenant un
livre, se promène le long d'un canal voisin d'un cot-
tage. Lit-elle ou rêve-t-elle ? Il y a je ne sais quelle mé-
lancolie dans sa fine désinvolture et jusque dans le pay-
sage tout autour d'elle.
Le préraphaélisme continue d'ailleurs, avec la même
conviction, chez les paysagistes. Contraste singulier avec
l'école du paysage en France! Pendant que les Français
cherchent à rendre les masses et l'effet général de la
nature, les Anglais s'efforcent d'exprimer tous les détails
dans leur minutie la plus extrême. MM. Collinson, Cole,
Mac Callum y apportent une adresse et une patience
presque surhumaines. Quelquefois, il faut le reconnaître,
les résultats sont prodigieux et, à une certaino distance,
la justesse de la lumière harmonise tout. La vue de Fon-
tainebleau, par M. Mac Callum, est un des chefs-d'œuvre
du genre. M. Charles Lewis a encore mieux réussi dans
une Pièce d'orge, Berkshire, peinture étonnante, où ce
système raffiné produit l'illusion. Tout le premier plan,
exposition de '1867, 411
inondé de lumière, est occupé parle champ d'orge dont
on compterait les épis, et au delà, bien loin, s'enlève
une bande de paysage vert, en opposition à la blondeur
des épis mûrs. C'est très-réel et très-original.
L'occasion n'est pas bonne pour parler de sir Edwin
Landseer, le grand romancier des animaux. A l'exposition
universelle de 1855, onze tableaux, appartenant à la
reine Victoria, au prince Albert, etc., pouvaient donner
un aperçu de son talent. Mais c'est en Angleterre qu'il
faut le voir; nous l'avons vu aux exhibitions de Man-
chester en 1857 (une vingtaine de tableaux), de Londres
en 1862 (une dizaine), à la National Gallery, au Kens-
ington Muséum, dans les galeries particulières de la
Grande-Bretagne. Sa fécondité fut prodigieuse. VEpa-
gneul et le Lapin, exposé à Manchester, avait été peint
en deux heures et demie. « Sa qualité la plus saillante,
disions-nous à l'exhibition universelle de 1862, à Londres,
est la mise en scène. Comme peintre d'animaux, il a
quelque chose de Paul Delaroche, peintre d'histoire. Ses
compositions sont des drames, quand elles ne sont pas
des romans ou des fables. Lo Combat, la Défaite, les
Enfants du brouillard,, ne sont-ce pas des titres de
drame? N'y a-t-il pas un roman, comme ceux de Ho-
garth, dans ces contrastes de condition que représentent
un chien.....de basse classe et un chiefi..... de haute
classe : Low life, High life, etc. »
Il n'a qu'un tableau à l'exposition du Champ de Mars:
la Jument domptée. Calme et souriante, une jeune lady,
en robe bleue, est assise sur sa jument étendue par
terre, à la suite d'une course effrénée. Tel, dans les
cirques, le dompteur de lions s'assied triomphalement
412 exposition de 18(37.
sur son animal couché, immobile. La jument est en
bois, la femme en cire, le paysage en carton.
J'allais oublier M. Calderon, que lo jury a favorisé
d'une première médaille. Il n'y arien à reprendre dans
ses tableaux; il compose très-bien, il sait dessiner, il a
même un certain sentiment de la lumière et de la cou-
leur. Mais sa peinture manque d'accent, do personnalité.
Elle ne frappe pas le regard. On est obligé de chercher
ses oeuvres dans la foule.
Sa très-haute, noble et puissante Grâce est une petite
princesse, assez drôle dans sa gravité, et qui se carre en
avant des dames portant sa queue et d'un cortège de
courtisans. L'autre tableau représente Y Ambassade an-
glaise, le soir de la Saint-Barthélemy.
L'école anglaise a toujours été habile pour le portrait.
Reynolds, Gainsborough, Romney, Lawrence se classent
tout près des grands portraitistes des autres écoles, et je
ne crains pas de dire que Reynolds etGainsborough, dans
quelques-uns de leurs portraits, surpassent Rigaud et
Largillière, et qu'ils égalent van Dyck. Aujourd'hui,
cependant, l'école anglaise manque de portraitistes émi-
nents.
Les Anglais, qui sont très-patriotes en peinture comme
en tout, se déclarent très-satisfaits avec sir W. Gordon,
mort récemment, avec sir F. Grant, président de la Royal
Academy depuis la mort de sir Charles Eastlake, et
quelques autres. Nous avons de sir Gordon un portrait
du prince de Galles et un portrait de sir W. Allan. Nous
avons de sir Francis Grant un portrait de Mme Markham,
dont l'exécution tombe de Lawrence dans M. Dubufe,
un autre portrait de femme, et un portrait d'homme, fi-
exposition de 1867. \ 413
gure entière, de petite proportion, avec lin chien peint,
par sir Edwin Landseer. M. Knight est l'auteur d'un
portrait du regrettable sir Charles Eastlake et d'un por-
trait du général Cabrera. M. Barclay, d'Edimbourg, a
peint, avec une certaine ampleur un peu molle, un
grand portrait du feu duc d'Athole; M. William Boxalf,
un portrait de femme, assez sentimental, dans le goût
d'Ary Scheffer ; on sait que M. Boxall a succédé à sir
Ch. Eastlake comme directeur de la National Gallery.
En commençant cet article, nous parlions des Améri-
cains. Mais vraiment il y a, suivant le livret, soixante-
quinze tableaux américains à l'Exposition universelle.
La plupart sont confondus dans l'école anglaise, par
exemple le portrait de Lincoln, par M. W.-M. Hunt, de
Boston, l'auteur d'un autre portrait, jeune femme de-
bout, grandeur naturelle ; la tête charmante, le dessin
des bras et des mains très-faible; par exemple une Vue
sur la Tamise, par M. Whistler, l'auteur de la Femme
blanche, égarée, avec deux paysages de Whistler, dans
une antichambre des galeries d'art. On trouve aussi,
dans la salle anglaise, une scène de la dernière guerre
aux Etats-Unis, Prisonniers confédérés, par M. Winslow
Homer, de New-York. C'est plus franc que les idylles
militaires de M. Protais ou que les épopées de M. Yvon.
Oh la lal des peintres américains! la Femme blanche
de Whistler ! la Femme verte de Millais ! et pour couron-
nement do l'édifice, Courbet! En conscience, je com-
mence à craindre de me compromettre.
r '
, i* t' > fif- t'ifn'» ,'f'Smr «*;• l&inw. mHiB-3
-ocr page 417-exposition de 1867. \ 872
VIII
Il y avait et il y a toujours en Allemagne deux centres
d'école, l'un au nord et l'autre au sud : Dusseldorf, Mu-
nich. Ici et là s'accusent encore, chez un môme peuple,
les divergences que la position géographique, tout comme
les origines nationales et les religions, entraînent dans
les arts. Au nord, l'Allemagne est assez germanique; en
baissant vers le sud, elle tourne au résurrectionisme
gréco latin.
Ce fut une drôle d'idée de faire une Athènes alle-
mande. Il est vrai que Napoléon Ier avait déjà voulu
faire une Rome française. Ces fantaisies souveraines
barrent cependant le passage au génie moderne. Munich,
avec sa glyptothèque, aura peine à se dépêtrer de l'an-
tique, et Paris, malheureusement, a toujours quelque
chose do romain.
L'art antique, replanté à Munich, y produit encore
des rejetons. M. Piloty fait César, Néron, Gérmanicus,
dans le même système et le même style que les écoles
des beaux-arts à Rome ou à Paris. Aussi est-il professeur
à l'Académie de Munich, où il est considéré comme un
très-grand peintre et même comme un coloriste, en
réaction contre l'art purement linéaire de Cornélius et
de ses sectateurs.
.Cet art de Cornélius était vraiment singulier : sorte
de graphie hiéroglyphique, inventée pour transposer les
idées les plus abstraites au moyen de signes gravés sur
exposition de 1867. \ 415
les murailles. Cornélius a écrit ainsi l'épopée homérique
et l'épopée biblique, l'épopée des Niebelungen et l'épo-
pée dantesque, la mythologie, l'histoire, la poésie; Et
toujours avec le même style, qu'il s'agisse des temps an-
tédiluviens ou des temps plus modernes, d'une forme
chimérique ou d'un être réel.
On se rappelle le bruit que faisait, il y a vingt cinq
ans, la renaissance de l'art germaniquo. Les curieux
allaient outre Rhin voir les merveilles de Munich, et
Fortoul, critique mystagogique avant d'être ministre
impérial, en rapporta un superbe livre expliquant les
énigmes des monuments munichois. Pour moi, j'en re-
vins sans y rien comprendre, après avoir entendu ce-
pendant les plus hautes glorifications de « ces peintres
qui ne peignent pas, » comme l'écrivit sérieusement
Fortoul.
Cornélius est mort, mais son utopie n'est pas encore
éteinte chez les Allemands du Sud, et, dans un mani-
feste qui sert de préface au catalogue spécial de l'expo-
sition bavaroise, on lit : « Cornélius et Schnorr, Genelli,
Schwindtj Kaulbach et d'autres firent ressortir les con-
tours qui rendent clairement les formes plastiques des
figures et des paysages. Tous ces peintres savaient des-
siner les contours de manière à exprimer la suprême
majesté ou la beauté grandiose et solennelle, la grâce ani-
mée ou l'élégance... Cornélius se servit surtout du con-
tour pour exprimer d'une manière dramatique les situa-
tions différentes. La manière sévère dont il sait réunir
les contours des différentes figures en un ensemble har-
monieux donne aux plus vives situations dramatiques
un caractère de majesté. »
* 416 exposition de 1867.
La recherche de Ja majesté, par le moyen du contour,
c'est, on le voit, toute la théorie de la noble école alle-
mande. C'est d'ailleurs l'esthétique prônée sous le nom
d'idéal et de grand art. Presque toutes les écoles y ont
obéi, et les dessinateurs de cartons jouissent des faveurs
officielles. En France, MM. Ingres et Flandrin ont été
les maîtres du contour. En Belgique, M. Guffens aligne
de savants cartons. A Berlin, M. Pfannenschmidt, mem-
bre de l'Académie des arts, colorie des cartons pour les
vitraux des églises. Partout des cartons, qui tous se res-
semblent. On les ferait faire tous, dans une même fa-
brique, ce serait une économie. Ce métier-là peut s'ap-
prendre en quelques années, avec des modèles consacrés
et un peu d'application. Décadence en byzantinisme et
bas-empire.
Cornélius apporta cependant une très-haute intelli-
gence dans ce procédé, qui n'est pas la peinture, qui
touche à la statuaire, à la gravure, à la littérature, à
la philosophie. Devant ses compositions on pense tou-
jours qu'on les lirait avec plus d'intérêt qu'on ne les
voit.
C'est aussi l'impression que donne un des chefs-d'œu-
vre en ce genre, le carton de Wilhelm de Kaulbach,
symbolisant la Réforme. Tous les grands hommes de
l'époque sont rassemblés autour de Luther, de même
que M, Ingres a groupé autour d'Homère les génies des
divers peuples, de même que Overbeck, dans son Triom-
phe de la religion, a groupé autour de la Vierge les pa-
triarches, les saints et les artistes.
Sur une table, devant l'énorme carton de M. Kaul-
bach, sont déposés plusieurs exemplaires d'un petit car-
exposition de 1867. \ 417
Ion avec les noms de tous les personnages. Voilà ce qui
intéresse les visiteurs : ils lisent ces petits carions, ils en
prennent môme copie; on fait queue pour attraper à la
main un de ces petits carions. Après quoi Ton regarde
à peine le dessin, qu'une brochure décrivant le sujet
et la composition remplacerait auprès de la majorité du
public.
Il est certain qu'il reste à faire le tableau dont M. de
Kaulbach a eu Vidée et dont il a tracé le plan. L'idée
n'est pas neuve, mais elle est belle; historique et allégo-
rique à la fois : glorifier le génie émancipateur do l'hu-
manité, en rapprochant les personnifications éminentës
du progrès d'un siècle.
Un artiste français, qui, comme MM. Cornélius et
Kaulbach, est plus philosophe que peintre, Chenavard,
fit aussi son carton humanitaire : la procession de tous
" les initiateurs et bienfaiteurs des peuples, depuis « le
commencement du monde» jusqu'au dix-neuvième siè-
cle. Les derniers de la bande étaient, si je m'en souviens,
Saint-Simon et Fourier.
La gravure du moins devrait vulgariser ces espèces de
prédications au trait. On sait combien les compositions
de M. Kaulbach sont admirables en gravure, par exem-
ple sa Muison des fous et sa Bataille des Huns.
Je suppose que sa glorification de la Réforme sera
gravée aussi et qu'elle deviendra populaire en Allema-
gne. Le dessin en est grandiose, d'uno science parfaite,
senéa errore. Etant donnée cette manière convention-
nelle et pour ainsi dire silhouettesque, de circonscrire
les formes dans un contour, M. de Kaulbach la pratique
avec une supériorité irrépréhensible. Il a des accents
* 418 exposition de 1867.
virils et le sentiment de la force dans la beauté. Je crois
bien qu'il restera comme le premier maître do celte —
chose, dirait M. Victor Hugo, — chose innommable, qui
consiste à découper au trait l'espace qu'un corps occupe
au milieu des autres. Revoil et Flaxman ont essayé ce
tour d'adresse dans la gravure des tableaux et des sta-
tues. M. Ingres et M. Flandrin l'ont pratiqué, même en
peinture. L'exposition bavaroise en offre beaucoup
d'exemples, chez M. Genelli, professeur à l'Ecole des
beaux-arts à Weimar; chez M. de Schwindt, professeur
à l'Académie de Munich, etc.
Les œuvres de ces deux savants professeurs démon-
trent jusqu'à la dernière évidence combien l'art de la
découpure par le trait est étranger à la peinture. Les
dessins exposés par M. Genelli sont irréprochables ; mais
son tableau d'Hercule chez Omphale ressemble à un pa-
pier de tapisserie. Chez M. Schwindt surtout, l'écart est
absolu onlre les dessins au trait et les compositions
peintes. Nous avons vu en Allemagne plusieurs de ses
petits cartons extrêmement distingués par l'ordonnance
et par une délicatesse très-poétique, qualités qu'on re-
trouve dans la série de Sainte Elisabeth, exposée au pa-
villon bavarois. Allez ensuite regarder ses huit pein-
tures, la Ballade, VAnachorète, etc. C'est peint comme
parun vitrier de campagne, ou par M. Brivet, l'auteur
du célèbre tableau de chevaux qui surprit la France et
l'Europe au salon des Refusés en 1865.
Après ces machines particulières à l'école munichoiso,
viennent les grandes peintures officielles, destinées au
Maximilianeum, ces catacombes de la renaissance fac-
tice, entreprise par le roi Louis. Officiel, gouvernemen-
EXPOSITION DE 1807.
tal, commandes, — autant de mots qui contrarient l'art,
l'art spontané, original, librement inventif. Passons
donc sur le Périclès de M. Foltz, directeur des galeries
royales, sur la Cour de Palerme, par M. de Ramberg,
professeur à l'Académie, sur les Noces d'Alexandre le
Grand, par M. André Muller, sur la Bénédiction de dra-
peaux, par M. Piloty, etc. Le souvenir de ces tableaux
ne sera conservé que dans les guides des palais de Mu-
nich.
M. Piloty mériterait pourtant d'être discuté parla cri-
tique, puisqu'il est chef d'école et que «dix-huit de ses
élèves sont représentés à l'Exposition. » La Mort de Cé-
sar a fait du bruit en Bavière. C'est une œuvre très-pro-
pre, très-sage, composée et exécutée selon les préceptes
vulgaires. Sans chaleur, sans passion, sans tourment. Le
devoir d'un rhétoricien écrivant une page de déclama-
tion historique, après avoir consulté ses auteurs. De la
science d'ailleurs, mais aucune originalité. L'histoire ba-
nale, dont nous parlions à propos de Leys. Le caractère
romain n'y est pas plus quo dans les tableaux de l'an-
cienne école académique, et l'artiste lui-même n'a aucun
style personnel.
t
Dans YEpisode avant la bataille de Weissenberg, où
un moine exhorte les soldats, l'agencement et l'exécution
rappellent un peu la manière de Gallaitetmême de Paul
Delaroche. Il y a une certaine abondance, mais la cou-
leur est cotonneuse et l'ensemble d'un effet commun.
M. Piloty n'en est pas moins un peintre très-habile, et il
pourrait concourir avec les peintres renommés dans les
autres écoles de l'Europe, réservo faite des artistes en-
traînés par un sentiment moderne.
419
* 420 exposition de 1867.
La plupart des élèves de M. Piloty semblent également
dépourvus d'inspiration nouvelle. M. Liezenmayer peint
la Canonisation de sainte Elisabeth de Hongrie, voilà un
sujet édifiant; M. Max, Sainte Ludmille étranglée et une
Martyre en croix, qui touche les âmes dévotes ; M. Ma-
kart, des Centaures enlevant des femmes, des Ondines
sortant de Veau et touchant le luth d'un troubadour en-
dormi ; à côté du mysticisme la mythologie. M. Makart
a même inventé un Paysage idéal: pourquoi ne pas
peindre un paysage réel? Fausser la nature, fausser
l'humanité ! Le faux partout, quand la vérité est si at-
trayante. Et ces artistes encore ont beaucoup de talent :
M. Makart est richement coloriste et ses Ondines ont
quelque chose de vénitien ; M. Max est expressif et déli-
cat dans sa Martyre pâle ; M. Liezenmayer a de l'ampleur
et l'instinct de la lumière. Que leur manque-t-il donc?
L'amour de la nature, de la vie présente. S'ils sentaient
profondément ce qui anime les générations actuelles, ils
trouveraient la poésie ailleurs que dans les centaures et
les vieilles traditions. Ah ! ce qu'il faut combattre et
anéantir, c'est la doctrine même qui gouverne encore le
culte des arts. Il faut nier absolument que les modèles
de l'art soient dans le passé, que la mythologie païenne
soit la source poétique, que l'imagination humaine soit
immobile et impuissante à la nouveauté. Est-ce que les
sociétés précédentes n'ont pas inventé tour à tour leur
poésie et leur plastique? Est-ce que l'art chrétien ne
s'est pas détourné de l'art antique pour produire des
chefs-d'œuvre tout différents? Détournons-nous des
allégories et des formes qui caractérisent les civilisa-
tions mortes. Regardons la vie en nous et autour de
exposition de 1867. \ 421
nous, el aspirons à la vie progressive avec ses nouveau-
tés indéfinies.
Quelques élèves de M. Piloty, ayant moins d'ambition
que les pêcheurs d'ondines, peignent des sujets familiers
et des paysages naturels, par exemple M. Baumgartner,
assez spirituel dans sa Procession surprise par la pluie.
La bataille a nécessairement ses peintres en Bavière.
Un des plus célèbres, M. Horschelt, a exposé la Prise
d'un retranchement de Schamyl par les Russes en 1859;
grand tableau, mais avec des figures de moyenne pro-
portion ; ce qui convient mieux pour ces mêlées. Les ba-
tailles avec militaires de grandeur naturelle et de gros
chevaux renversés au premier plan excèdent l'impor-
tance de scènes antipathiques, et toujours paréilles. Sauf
le respect qu'on doit aux guerriers, on aime autant le?
voir en miniature.
La bataille de M. H. Horschelt, très-mouvementée,
donne bien l'impression d'une lutte sauvage ; les cos-
tumes et le pays ajoutent à l'effet pittoresque; le dessin
des figures est vif et juste, la coloration forte et har-
monieuse. MM. Yvon et Pils doivent avoir apprécié ce
tableau.
Une autre scène militaire, Entre Solferino et Valeggio,
par M. François Adam, est aussi très-adroitement peinte,
un peu comme les batailles que M. Eugène Lamy peignit
autrefois.
Les tableaux que je préfère, dans le pavillon bavarois,
sont ceux de M. Victor Miiller et un intérieur de famille
par M. Guillaume Fuessli, sans doute parce qu'ils sont
indépendants de l'école et qu'ils tranchent par leur sin-
cérité.
* 422 exposition de 1867.
M. Victor Millier avait exposé au salon de 1864 une
Nymphe des. bois : mettez une femme nue couchée sous
des arbres. La critique parisienne ne parla point de ce
nouveau venu, dont nous avions signalé la peinture très-
originale et très-poétique. Nous avons appris, depuis,
qu'il élait de Francfort et qu'il y avait connu Courbet,
lorsque le maîlre-peintre avait fait un séjour assez pro-
longé dans l'ex-ville libre. Courbet lui aura sans doute
enseigné ce qu'il enseigne à ses disciples. C'est très-sim-
ple et cela s'arrête à quatre commandements do la nou-
velle Eglise libre dans l'Etat libre :
I. Ne fais pas ce que je fais.
II. Ne fais pas ce que font les autres.
III. Tu ferais ce que fit Raphaël autrefois, tu n'aurais
aucune existence. Suicide.
IV. Fais ce que tu vois et ce que tu sens, — ce que lu
voudras.
L'aboutissement de ce tétralogue revient donc au pré-
cepte de l'abbaye de Rabelais, et aussi à la morale de
l'Evangile : Ne faites pas aux autres ce que vous ne vou-
driez pas qui vous fût fait. Assurément vous ne voudriez
pas que Courbet vous fit un Flandrin, et j'ai confiance
que sa moralité artistique l'empêchera de faire jamais
rien de pareil.
M. Victor Mùller ne ressemble point à Courbet. Dans
Hero et Lêandre, d'après une poésie de Schiller, il res-
semble un peu à Delacroix. Dans; une autre peinture,
également tirée d'un poème allemand, Hartmuth de
Kronenberg se séparant de sa famille pour aller en guerre,
il ne ressemble à personne. Dans un portrait d'homme
en pelisse, il ressemble à la nature. Dans un portrait de
exposition de 1867. \ 423
femme, il ressemble un peu à Goya. Mais finalement on
est toujours le fils de quelqu'un et le descendant do plu-
sieurs. Il est difficile d'être coloriste et amoureux de la
nature, sans rappeler, par des impressions sincères, Cor-
rége ou Titien, Rubens ou Rembrandt, Velazquezou
Goya, Watteau ou Delacroix.
Les deux figures de Héro et Léandre sont jetées sur le
rivage dans un sentiment très-dramatique. Le ton des
chairs a cette pâleur bleutée qu'on admire dans les
damnés qui s'accrochent à la barque du Dante d'Eugène
Delacroix. Le Hartmuthde Kronenberg est dans un style
et une tonalité tout différents. L'élégance et la finesse
du dessin, la délicatesse du coloris, le clarté du paysage,
dénotent une étude faite en plein air, sans parti pris
d'avance, si ce n'est d'allier le caractère historique à la
nature. Dans le portrait d'homme, les mains sont très-
belles.
M. Fuessli a de la réputation comme portraitiste. En
général, ses portraits sont noirs et ils pastichent un peu
les anciennes peintures. Mais dans le tableau d'intérieur
où sont réunis trois portraits de grandôur naturelle, le
père et la mère, assis sur un divan, la jeune fille, de-
bout, en caraco rouge, le peintre n'a cherché que la vé-
rité naïve et il l'a trouvée. C'est lumineux, tranquille,
très-réel et très-attrayant.
L'influence deTécole de Dùsseldorf se trahit chez plu-
sieurs peintres de genre, de même que nous trouverons
dans le Nord l'influence de l'école de Munich. M. Zim-
mermann,dans un Cortège nuptial, M. Grùnewald, dans
Après la grêle, ont, comme les peintres de Dùsseldorf,
du naturel, de la gaieté, de l'esprit quelquefois dans la
EXPOSITION DE 1867.
mimique, de l'adresse pour attifer leurs personnages.
Plusieurs paysagistes se rapprochent aussi de M. Achen-
bach, ou môme de feu Calame le Génevois. Quelques-
uns, comme M. Lier, dans son paysage d'automne,
M. Stademann, dans un paysage d'hiver, arrivent aux
effets poétiques. Un excellent tableau de M. Hofer re-
présente une Forge en Tyrol. M. Hofer a la finesse des
anciens maîtres hollandais autour de Wouwerman, et il
doit plaire aux amateurs de la peinture consciencieuse.
Où s'est formé M. Frédéric Voltz, le peintre d'ani-
maux? Je ne sais. On dirait qu'il a étudié Troyon. Son
Passage du gué est franchement peint et les animaux
sont bien charpentés. Le Retour du troupeau, en colla-
boration avec M. Schleich, qui a aussi exposé quelques .
bons paysages, peut rivaliser avec les œuvres des meil-
leurs peintres d'animaux dans les autres écoles contem-
poraines,
IX
La doctrine des contours a régné dans toute l'Alle-
magne, au nord comme au sud. Il ne faut pas oublier
que Cornélius, né à Dùsseldorf, est mort à Berlin, après
avoir trôné à Munich. Ses deux cartons sont mémo
exposés dans la catégorie prussienne. "M. de Kaulbach
également a dépensé son génie à Berlin comme à Mu-
nich et ailleurs. L'art avait ainsi réalisé par avance une
sorte d'unité germanique.
Le « grand art » cependant n'est guère représenté
dans les salles de l'Allemagne du Nord. Après ces car-
m
exposition de 1867. \ m
tons de Cornélius, les cartons coloriés de M. Pfannen-
schmidt, un Orphée de M. Magnus, professeur à Berlin,
une Madeleine auprès du Christ mort, par M. Julius
Hùbner, professeur à Dresde, quelques scènes histori-
ques et quelques batailles (je suppose que la bataille est
du grand art), on ne trouve que des tableaux de genre
et des paysages.
Ah ! ce n'est plus à Dùsseldorf le beau temps de M: de
Schadow et de M. Bendemann, qui s'inspiraient de la
Bible ou de la mythologie. Dùsseldorf s'est retourné
vers la vie contemporaine et même populaire. Est-ce un
progrès? Comme tendance, je le crois. Mais il y a un
malheur qui tient à la solidarité même de celle école :
à Dùsseldorf ils vont tous d'ensemble comme une troupe
disciplinée. L'exercice à la mode, ils le font avec une
émulation mutuelle, avec une ponctualité irréprochable.
Ils travaillent comme un seul homme. Ils faisaient au-
trefois les mêmes madones et les mêmes saints. Us font
aujourd'hui les mêmes campagnards, les mômes ou-
vriers, les mêmes enfants, les mêmes bibelots et acces-
soires, de la même manière absolument. Aussi est-il dif-
ficile de distinguer entre, eux les artistes consacrés au
même genre. On dit bien, et tout de suite : Ecole de Dùs-
seldorf. Après ? et l'individualité du peintre ?
En paysage aussi, la communauté est évidente. Deux
paysagistes parlent de Dùsseldorf; l'un va en Norwége, .
l'autre en Italie. Us rapportent tous deux le même ta-
bleau. Seulement le paysage de Norwégo est gris, le
paysage d'Italie est jaune.
Êtes-vous pour la communauté ou pour la liberté per~
. sonnelle et pour l'originalité ?
X. II.
-ocr page 429-* 426 exposition de 1867.
Toutes les académies, toutes les écoles strictement
constituées ont le môme inconvénient, il est curieux et
* ,
instructif de voir exposés à l'école des beaux-arts de
Paris les prix et les envois de Rome depuis plus d'un
demi-siècle. C'est invariablement le même tableau : su-
jet, composition, exécution. Trois ou quatre modèles
déshabillés, qui se nomment, à tour de rôle, Ulysse,
Achille, Jacob ou Bélisaire.
Le tableau de M. Jordan, professeur à Dùsseldorf,
t .
Y Inhumation d'un enfant, appartient à la riche galerie de
M. Ravené, à Berlin. La touche est sèche, la coloration
rougeâtre ; les personnages semblent en bois. Un tableau
de M. Fay représente des Pèlerins endimanchés. M. Lasch
a deux tableaux : la Fête du vieux maître d'école et un
Retour de kermesse.
Toules ces peintures se vendent assez cher. La plu-
part des peintres allemands ont d'ailleurs lo soin de faire
mettre sur Je catalogue le prix demandé pour les tableaux
non encore vendus. Chiffres respectables en général :
M. Brucke, de Berlin, taxe à 15000 francs un Chris-
tophe Colomb assez drôle ; M. Eschke, de Berlin, à
3 000 francs une Vue du Jourdain « au point où le bap-
tême do Jésus-Christ a eu lieu»; une pareille décou-
verte vaut bien mille éeus, et M. Renan devrait acheter
ce paysage évangélique. Un Christ de M. Plockhorst,
de Weimar, est à 8 000 francs ; la Madeleine de
M. Hùbner, de Dresde, à 11 250 francs; une Sépulture
de Jésus Christ, par M. Roeting, de Dùsseldorf, à
6 500 francs; un Steeple-chase, par M. Steffeck, de Berlin,
à 6000 francs. Paris ne donnerait pas ces prix-là. Je les
souhaite à nos amis les artistes d'outre-Rhin.
exposition de 1867. \ 427
Le peintre qui vend le plus cher en Allemagne est,
je pense, M. Knaus : on parle de 20, 30, 40000 francs ;
les prix de Meissonier! les prix de Rembrandt! Le cours
relatif des tableaux anciens et des tableaux modernes
est bien singulier. Pour 40000 francs on ferait une ga-
lerie de tableaux des vieux maîtres, si l'on n'ambition-
nait pas les chefs-d'œuvre de premier ordre.
M. Knaus, comme Meissonier et quelques autres,
approche d'ailleurs de certains maîtres d'autrefois. Il a
un peu de Téniers dans l'adresse de la touche et la jus-
tesse de la mimique. Economie de pâte; de légers ac-
cents sur des frottis ; point de consistance, mais l'esprit
de la superficie. Une aquarelle y suffirait. M. Knaus a
surtout les facultés d'un observateur. Il met ses acteurs
en scène précisément comme il faut, après les avoir bien
choisis ; il leur donne l'attitude, le geste, la physionomie
qu'on saisirait sur la nature, si le spectacle était réel.
Son tableau exposé au salon des Champs-Elysées, VAl-
tesse en voyage, était réussi. Le prince et ses aides de
camp, le maître d'école et les enfants de tout âge, les
bourgeois du village et les paysans, qui regardent passer
Son Altesse, on les connaît déjà pour les avoir vus en
pareille occurence.
A l'Exposition universelle, M. Knaus a sept tableaux,
les meilleurs du genre dans les salles prussiennes. Aussi
a-t-il eu la médaille et même la croix d'officier. Les Al-
lemands sont en veine, et la France ne leur refuse rien.
M. Knaus a d'ailleurs travaillé à Paris, et, je crois, d'a-
bord à Dùsseldorf, avant de s'établir à Wiesbaden.
L& Saltimbanque avait déjà paru au salon de 1863, à
Paris ; Y Invalidé, nous levions vu aussi dans quelque
* 428 exposition de 1867.
exposition allemande; cette peinture est si finement ter-
minée, que les moindres détails sautent aux yeux,
comme dans une œuvre de Denner. J'aime mieux la Pe-
tite Paysanne qui cueille des fleurs. C'est frais, léger,
poétique, charmant. La Femme jouant avec deux chats
est grassement peinte, presque comme un Metsu ; les
bras et les mains ne sont pas très-dessinés, mais le chat,
vu de dos, dégage de l'électricité. La Souricière — une
femme, son enfant et un apprenti regardant une souris
prise — fait un peu penser à Wilkie, si fin d'expression,
si délicat de touche et de coloris. Les Paysans répri-
mandés par leur curé tiennent davantage à l'école de
Dùsseldorf, et la personnalité du peintre y est moins ac-
cusée. Enfin les Petits Cordonniers, échappés de l'ate-
lier et jouant aux cartes, sont très-spirituels et très-amu-
sants.
M. Heilbuth, le Hambourgeois devenu Parisien, a ses
deux tableaux du salon de 1865 : Y Absolution du péché
véniel, appartenant à l'impératrice de France; le Car-
dinal romain, qui monte en carrosse, appartenant au
marquis de La Valette ; la Promenade sur le monte Pincio,
du salon de 1863, et un petit tableau de deux Capucins
qui causent. M. Heilbuth aussi est excellent pour les al-
lures comiques de sa gent cléricale.
Un peintre bien regrettable, c'est M. Schmitson, mort
à Berlin récemment. Nous nous rappelons ses Chevaux
tartares et ses Chevaux à l'abreuvoir, exposés au salon
de 1861. Le tableau qu'on voit à l'exposition du Champ
de Mars représente une émigration de Cavales hon-
groises. Un Hongrois à cheval traverse un cours d'eau ;
suit une bande de juments eUde poulains qui s'ébattent
EXPOSITION DE 4867.
sous le ciel orageux. M. Schmitson connaissait en sports-
man le cheval libre, farouche, dans les contrées où le
paysage n'a pas perdu non plus le caractère un peu sau-
vage. Cette belle peinture appartient encore à la galerie
de M. Ravené, ainsi que la marine, Port d'Ostende, par
M. André Achenbach, laquelle est également une œuvre
puissante et très-caractérisée.
Lorsque M. Achenbach peint des vues de montagnes
et de forêts, de pays accidentés, je le soupçonne d'ar-
ranger un peu la nature pour lui donner un air majes-
tueux, quelquechose d'épique et qui provoque la pensée.
Composer un paysage est toujours dangereux. La nature
seule compose mieux ses tableaux que Nicolas Poussin.
C'est surtout dans la peinture du paysage qu'il faut être
naïf, spontané, vivement impressionnable. Les modernes
paysagistes français l'ont bien prouvé dans leurs pein-
tures sans prétention autre que d'exprimer ce qu'on res-
sent devant un bel aspect des campagnes.
Cette fois, en présence de la grande mer toute seule,
un peu sombre par un temps d'orage, M. Achenbach
semble avoir été entraîné et maîtrisé. Toutes ficelles
rompues, il a peint ce qu'il voyait avec émotion, les flots,
les flots battant un coin de digue, comme pour envahir
la terre. Ce tableau doit avoir été exécuté d'après na-
ture, comme une étude sincère, où le peintre ne songe
qu'à se satisfaire, sans préoccupation des amateurs
plus ou moins intelligents.
L'autre peinture de M. André Achenbach, immense
Vue d'Amsterdam, paraît fort exagérée dans l'effet de
lumière. Le contraste entre les premiers plans et les
coups de soleil qui dorent d'un ton jaune d'œuf les toits
429
* 430 exposition de 1867.
do maisons éloignées ne parait pas très franc. Cette
qualité de lumière métallique, je ne l'ai jamais remar-
. quée en Hollande. Il doit y avoir là quelque ressouvenir
involontaire du pays napolitain.
C'est à l'Italie que s'est voué M. Oswald Achenbach,
frère de M. André. Le seul tableau qu'il ait exposé est
une vue prise dans la montagne d'Albano, près Rome.
Je passe les Cinq Sens de M. Schlesinger, qui habite
Paris. Cet assemblage dans un même cadre de cinq co-
cotles, l'une sentant des fleurs, l'autre grignotant un
fruit, l'autre lorgnant quelque gentleman, l'autre écou-
tant une confidence, l'autre palpant je no sais quoi, rap-
pelle les lithographies coloriées qu'on admire aux vitres
des marchands d'estampes. Inutile aussi de revenir aux
moutons de M. Schenck, élève de M. Cogniet et demeu-
rant à Ecouen, et de M. Brendel, élève de Jacque et ci-
toyen de Barbizon. Mais on peut mentionner, en pas-
sant, des Bœufs au labour, par M. Ockel, de Berlin;
peinture un peu sèche, mais bien étudiée en plein air.
Le « professeur du roi », M. Graeb, membre des aca- *
démies de Berlin et d'Amsterdam, a exposé un assez bon
intérieur d'église, avec le tombeau des comtes de Mans-
feld, tableau appartenant à l'Association des amis de
l'art en Prusse. Un autre académicien, M. Menzel, a peint
pour le roi Guillaume un souvenir de la vie de Frédéric
le Grand. Un académicien de Kœnigsberg, M. Pie-
trowski, a risqué une scène de la Révolution française,
les commissaires de la Convention séparant Marie-An-
toinette de son Dauphin. M. Pietrowski, Polonais sans
doute, aurait peut-être plus de talent s'il s'inspirait de
l'histoire de son pays : une belle allégorie des partages
EXPOSITION DE . 1861.
de la Pologne : quelque chose comme la Leçon d'ana-
tomie de Rembrandt, mais avec trois opérateurs autour
d'un tapis vert. Je lui propose ce sujet impartial, en
compensation de son pamphlet contre les révolutionnaires
français. M. Schollz, de Dresde, a peint le Banquet des
généraux de Wallenstein, à Pilsen, en 1634. Par malheur,
la scène se passe à la lumière d'un lustre, qui a entraîné
l'auteur dans une coloration jaune et fausse. Outre sa
Madeleine auprès du Christ mort, M. Julius Hiibner a
composé un grand tableau représentant la Dispute entré'
Luther et le docteur Eck, à Leipzig, en 1519. M. Bûbuer
est poète et littérateur en même temps que peintre, et il
a publié une série de sonnets sur les chefs-d'œuvre de
son musée de Dresde, dont il a rédigé le catalogue avec
une érudition très-attentive. Le tableau de Luther
manque d'effet général. Dans le tableau de la A/acfe-
leine, le corps du Christ étendu par terre est modelé sa-
vamment et finement.
M. Henneberg, de Brunswick, a traduit avec une
énergie très-fantastique la ballade du Féroce Chasseur.
M. Pohle, de Lei pzig, est assez coloriste dans une Ophélia.
Un tableau de M. Wolkmar, des Èmigrants dans un ba-
teau, appartient au roi de Prusse. Un petit tableau assetf
naïf do M. Meyerheim appartient à M. Ravené. M, Charles
Beclcer tient un rang distingué parmi les peintres de
genre, quoique son exécution soit un peu lourde. On re-
garde beaucoup son Carnaval de Venise et le Lendemain
d'un bal. - - ?
A près MM. Achenbach, il n'y a guère de paysagistes à
citer. Un Clair de lune sur la côte de Suède, par M. Dou-
zette, une Pièce d'eau, par M. Charles lloguet, sorten
431
EXPOSITION DE 48GÏ.
un peu du commun. Ce sont pourtant de beaux motifs
qu'une Forêt vierge de l'Amérique, la Forêt Noire, un
Vitiage suisse, la Piazzetta de Venise, le Golfe de Naples,
etc.; mais ils n'ont pas porté bonheur aux artistes qui
ont essayé de les rendre. Il n'est pas nécessaire d'aller
chercher au loin la splendide nature. Je connais de
grands paysagistes qui n'ont jamais voyagé que de Fon-
tainebleau à Compiègne, et je suppose que Ruisdael et
Hobbema ne se sont jamais beaucoup écartés des envi-
rons deHaarlem et d'Amsterdam.
Les portraits n'ont pas grand aspect non plus. M. Oscar
Bégas, fils (?) de M. C.-J. Bégas, ancien peintre du roi de
Prusse, est faible dans son portrait d'une cantatrice de
l'Opéra de Berlin. M. Frédéric Kaulbach, professeur à
Hanovre, est froid et mince dans ses portraits de comtes
et de comtesses; il a cependant une science réelle et sou-
vent de la distinction; nous n'avons point oublié son
excellent portrait de Mme Elisabeth Ney, au salon de
1865. M. Gustave Richter, professeur à Berlin, après
avoir étudié, je crois, chez M. Léon Cogniet, semble
chercher le charme des portraitistes anglais, et son por-
trait de jeune garçon rappelle un peu, par l'attitude et
le sentiment, le fameux M aster Lambton de sir Thomas
Lawrence.
Les Prussiens ne brillent pas dans la bataille — en
peinture. Quelques épisodes de la guerre en Danemark,
péniblement exécutés, ont été acquis par leroi Guillaume
et le prince royal do Prusse.
L'Autriche marque peu à l'Exposition, où cependant
se trouvent réunis destableauxappartenant au Musée
dé Vienne, à la belle galerie du comte Czerniu, à la
43-2
exposition 1)e 4867.
princesse Lichtenstein, à l'empereur, au duc de Saxe-
Cobourg, etc.-, œuvres d'académiciens plus ou moins
renommés, MM. Charles Blaas, Amerling, Engerth,
Friedlander, de Fuhrich, Hansch, Ilalzer, Lofter, Sel -
leny, Waldmuller, Wurzinger, Albert Zimmermann, etc.
Ce qu'on regarde le plus, c'est le portrait équestre de
l'Empereurd'Autriche, par M. vonThoren. L'empereur,
en costume militaire, monte un cheval marron, vu de
profil. Sa tête est assez fine, mais M. von Thoren, n'est
pas habitué à peindre des personnages de grandeur
naturelle, et l'ensemble de la figure n'a aucune consis -
tance. Lui qui fait si bien les chevaux en petite propor-
tion, il a dû sentir aussi son impuissance à charpenter
et à modeler ce grand cheval d'apparat. Les membres
sont en bois d'acajou, et sans ressorts. Point de perspec-
tive : les aides de camp qui suivent l'empereur, à peu
de dislance, sont tout petits. Les plans du paysage ne
sont point accusés. Manque d'air et de lumière.
M. von Thoren a exposé, de plus, un petit tableau in-
: Ils viennent f Deux Hongrois à cheval guettent
un ennemi derrière un pan de colline. Excellente pein-
ture, fine et spirituelle comme la peinture de M. Fro-
mentin, avec plus de solidité.
Le public s'arrête aussi devant une grande image pré ?
tentieusement dramatique, qui lui rappelle sans doute
les toiles coloriées qu'on suspend au fronton des
théâtres du boulevard comme enseigne de représenta-
tion des drames féroces. Il s'agit cependant d'une scène
sympathique, analogue au sujet que je recommandais
tout à l'heure à M. Pietrowski : une Séance de la diète de
Varsovie en 1773, c'est-à-dire un peu après le premier
433
434 ' EXPOSITION DE 1867.
partage de ce malheureux pays. On sait quelle longue
tempête suivit ce coup de foudre politique. Vaines pro-
testations des vaincus!- Quelques députés ont beau dé-
chirer leurs vêtements et se rouler sur le parquet, re-
gardez vers la porte qui s'ouvre : la force soldatesque
va entrer! Ceux qui n'aiment pas les 18 brumaire et au-
tres dates néfastes se laissent empoigner par l'intérêt pa-
triotique, et notre ami Paul Mantz, assez difficile d'or-
dinaire, vante dans la Gazette des beaux-arts cette
généreuse composition, — d'une couleur malsaine et
horrible. Toutefois il a le soin de protester contre « le
système de coloration de Matejiko, qui ne trouve sur sa
palette que des tons lilas, violets, vineux, bleuissants,
quelques teintes d'un blanc rosé formant les lumières. »
Mettons que le sentiment est très-louable, mais que le
tableau est mauvais.
Parmi les peintres de batailles, on peut noter feu Lal-
lemand, l'aîné, conseiller de l'Académie, et son frère
Sigismond Lallemand, le jeune, qui ont une certaine vi-
vacité. Leurs tableaux appartiennent naturellement à
l'empereur François-Joseph, ainsi que les autres batail-
les qui rappellent la gloire militaire delà vieille Autriche.
En paysage, nous n'avons remarqué qu'une Forêt
hongroise, avec un bon coup de soleil, par M. Auguste
Schœffer, de Vienne.
Les portraits par M. Strotzberg, l'archiduchesse An-
nunciata, la duchesse Thérèse de Wurtemberg, valent à
peu près les portraits par M. Cabanel. Un portrait du
prince de Windischgraetz, par M. Amerling, est faible-
ment peint, mais il y a de l'originalité dans une figure
â'Ophêlia, par le même artiste.
exposition de 1867. \ 435
Il convient de ne pas oublier que M. Dell'Acqua, qui ha-
bite Bruxelles, a exposé deux tableaux.
La Suisse s'est accordé le luxe d'un petit pavillon sé-
paré, tout comme les Bavarois, les Hollandais et les
Belges. La Suisse à des montagnes et des lacs, mais elle
n'a pointde peintres. Ce n'est pas sa faute. Aucun peintre
dans aucune école, n'a jamais su faire les montagnes.
Pourquoi ? Je ne sais. Mais les Suisses, au lieu d'essayer
le paysage, pourraient représenter les mœurs simples et
cordiales de ce petit peuple si franc dans son ingénuité
primitive. Ce serait d'un bon enseignement pour les na-
tions — trop — civilisées.
C'est aux peintres russes qu'il faudrait prêcher l'ori-
ginalité. Un peuple tout neuf à la civilisation !
Jusqu'ici la peinture n'a été en Russie qu'une impor-
tation étrangère. C'est la France qui, sous l'impératrice
Catherine, inspirée par Diderot, fournil d'abord des ar-
tistes à Saint-Pétersbourg. Pendant la seconde moitié
du dix-huitième siècle, l'art est français en Russie:
peinture, statuaire, etc. Ensuite il se tourne vers l'Italio
et s'y égare pendant la première moitié du dix-neuvième
siècle. Nous avons raconté ces commencements de l'é-
cole russe, lors de l'exhibition internationale de Londres
en 1862. Il y avait là une série de tableaux russes très-
complète, depuis Dmitry Lewitzki, né en 1735, jusqu'à
M. Bruni, aujourd'hui encore directeur de l'Académie
des beaux-arts à Saint-Pétersbourg.
436 exposition de 4867.
A l'exposition universelle de Paris en 1855, la Russie
n'avait rien envoyé, — pour cause belliqueuse. Cette
fois, les tableaux russes sont au nombre de soixante-trois,
seulement. La plupart appartiennent au Musée de l'Aca-
démie de Saint-Pétersbourg, au Musée de Varsovie, à
l'empereur Alexandre II, au grand-duc Nicolas, à la
grande duchesse Marie; les autres à des amateurs,
MM. Tretiakoff, Narishkine, Soldatenkoff, etc.
Le tableau le plus remarqué est la Mort légendaire de
la princesse Tarakanoff, par feu Constantin Flavitsky.
Est-ce une légende, est-ce de l'histoire, que la mort de
cette princesse dans son cachot inondé? Les Russesn'os
sent pas trop dire ce qu'ils pensent de ce drame mystérieux./
La femme, debout sur sa couchette et accotée contre
la muraille, s'évanouit de terreur. L'eau monte, monte,
et lui touche presque les pieds. Le cachot est comme un
puits qui va se remplir jusqu'à la hauteur d'une petite
lucarne, plus haute que la femme, déjà verdâtre et qui
sera noyée. C'est navrant à voir. La tête est d'un sen-
timent exquis, la poitrine est modelée avec une délica-
tesse très-savante, les draperies et les accessoires sont
largement peints, le clair-obscur est parfait. M. Flavitsky
doit avoir étudié dans nos écoles occidentales. Son talent
est un mélange des tendances poétiques d'Ary Scheffer
et de l'ample exécution de Gallait'. , ; rn
M. Joseph Simmler semble aussi procéder dos mêmes
maîtres, avec une dose de Paul Delaroche. Il a repré-
senté la Mort de Barbe lladzivill, épouse de Sigisniond-
Àugusle, roi de Pologne : une femme en blanc, dans un
lit blanc. Celte pâle harmonie fixe le regard au centre
de ^composition. Beaucoup de sensibilité; un effet
kx position de1 1867. 437
très-juste. Le même artiste a peint un portrait dè femme
très-distingué ; figure entière de grandeur naturelle. Ces
deux tableaux sont datés de Varsovie.
: Les
œuvres de MM. Flavitsky et Simmler n'ont rien
de russe, et, si elles étaient accrochées dans une galerie
française, elles ne trahiraient aucune origine étrangère.
Les cartons de M. Bruni pour l'église Saint-Isaac, à Saint-
Pétersbourg, n'ont également aucun caractère du pays
et de son génie propre. M. Bruni est resté Italien, commo
les autres dessinateurs de contours. Les cartons faits
pour Munich, pour Anvers, pour Saint-Pétersbourg,
pour Paris ou pour Rome, on les échangerait les uns
contre les autres, que personne ne s'en apercevrait.
Voilà un art cosmopolite et peu original !
Le Russe very genuine est M. Basile Peroff, que nous
avons déjà cité à propos des Américains. Il est Russe par
les images qu'il choisit, par la manière dont il les com-
prend et les exprime, par l'exécution même, toute naïve,
comme s'il n'avait jamais' vu la peinture des autres
écoles. Il semble qu'il ait cherché tout seul ses procédés
et qu'il se lance propriomotu, comme un pape, ou comme
un sauvage. Il n'est pas adroit, mais il est convaincu et
hardi dans son inexpérience.
L'Enterrement de village montre un traîneau tiré par
un maigre cheval; sur le traîneau un cercueil, sur le
-cercueil une paysanne assise, et de chaque côté un en -
fant couché. Le mort et les vivants s'en vont ainsi pêle-
mêle vers quelque fosse creusée dans la neige. Quel
groupe morne 1 La pauvre veuve et ses deux petits fai-
sant tout seuls l'office des funérailles ! Je n'oublierai
jamais ce tableau, plus humain et plus triste que le
* 438 exposition de 1867.
Convoi suivi d'un caniche : dans ce fameux tableau de
Vigneron, il y avait, du moins, le corbillard pour re-4
présenter la société ambiante.
La Troïka, c'est le titre d'une composition où trois
enfants du peuple tirent péniblement un traîneau chargé.
Ça rappelle ce mot d'une pauvresse à une autre, dans
les Mystères de Paris, d'Eugène Sue : — Toi, tu n'a pas
été attelée !
La vie est rude en Russie, comme ailleurs, pour les
classes misérables. Ces pauvres enfants ont un visage
crayeux, bleui par le froid. Ils tirent tant qu'ils peuvent,
avec une résignation inconsciente. Leurs yeux vitreux
n'ont point de regard. A quoi pense-t-on quand on est
attelé ?
Je vais vous dire, à présent, que ces tableaux qui
donnent une vive impression sont très-mal peints. Ah !
le bel art qu'on pourrait faire avec l'habileté consommée
de nos peintres français, — s'ils avaient le sentiment
de l'humanité et de la nature 1
Un troisième tableau de M. Peroff, le Peintre amateur,
n'ayant aucune signification, ne sauve point par l'accent
du caractère la faiblesse du praticien. Un quatrième, le
Premier Uniforme, scène comique où un tailleur prend
mesure à un maigre gaillard appelé au service, ne man-
que pas d'esprit dans les gestes et les physionomies. Le
cinquième, un Joueur de guitare, est assez fin de couleur
et d'expression.
Un paysage puissant et original, Soirée d'hiver en
Finlande, par M. Metschersky, doit bien traduire l'aspect
de ces contrées où la domination de l'homme n'entame
guère les sauvageries de la nature. De la neige, de la
exposition de 1867. \ 439
glace, un ciel plein de tempêtes, et, sur la pointe des
arbres et des roches abruptes, un coup de soleil rougo
comme le feu. C'est grandiose et très-poétique.
M. Soukodolski semble également très-sincère dans la
Vue d'un village du gouvernement de Kalougha. On y
sent, comme dans le paysage do Metschresky, l'impres-
sion personnelle. Point d'arrangement préconçu en de-
hors de la réalité. Voici un village russe, et tel village,
non point un autre.
M Bogoliouboff est un mariniste habile et qui fait les
mers du Nord sans s'inquiéter de la manière dont on fait
la Méditerranée ou l'Atlantique. Peut-être a-t il vu seu-
lement quelques marines d'Achenbach. Le meilleur de
ses six tableaux nous paraît être la Flottille de Pierre Ier
jetée par une tempête dans les roseaux du golfe.
La Bataille de Pultava, par Alexandre Kotzebue, vaut
certainement les batailles peintes par les machinistes de
cette spécialité dans les autres pays. Elle appartient à
l'empereur Alexandre, ainsi qu'un curieux tableau de
M. Willewald, Schamyl faisant sa soumission.
Je ne trouve point au catalogue une excellente série
d'aquarelles signées (^Pierre Sokoloff, Saint-Pétersbourg,
1867 ». C'est d'une facture large, d un dessin hardi et sûr,
d'une coloration fine et originale, et surtout d'un carac-
tère accentué dans les types et les mouvements. Charlet
ou Decamps ne faisait pas mieux.
Il convient aussi de donner un souvenir à un jeune
artiste de vingt ans, M. Nicolas Mossoloff, qui, par
plaisir et en tout désintéressement, reproduit à l'eau-
forte principalement les Rembrandt de l'Ermitage. Il a
gravé aussi une des Femmes de Rubens, que la Gazette
4|0 EXPOSITION DE 1867.
publiée. On voit à l'Exposition plu-
sieurs de ses dessins et de ses eaux-fortes.
La Suède et la Norwége ont une école, — trop atte-
nante, malheureusement, à celle do Diisseldorf. Je sup-
pose que les jeunes Suédois et Norwégiens vont se former
là, dans ce milieu d'ailleurs artiste, où la kunstwerein
des.peintres a conquis uue grande importance. Les mé-
ridionaux se déforment à Rome : les septentrionaux, à
Dùsseldorf. Dùsseldorf vit do son école, comme Baden
vit de ses jeux, comme Rome vit de ses souvenirs. Le
curieux est que les paysagistes do Dùsseldorf vont sou-
vent prendre des vues scandinaves, quand ils ne vont
pas en Italie, comme M. Oswald Achenbach.
Je passe donc quelques paysagistes, entre autres
M. Berg, dont le talent rappelle à la fois Diisseldorf et
M. Calame, pour mentionner que le roi Charles XV ne
croit pas déroger en quittant le sceptre (vieux style) pour
le pinceau. Le roi de Portugal aussi compromet ses
mains augustes (stylo latin) en promenant une fine
pointe sur une planche à Peau-forte. Heureux peuples,
d'ê're gouvernés par des artistes qui affrontent la cri-
tique de leurs sujets et du monde ! Peut-être que Ruis-
dael et Rembrandt eussent fait de très-bons princes.
Un des tableaux du roi de Suède appartient à l'em-
pereur des Français. Les deux autres, n'étant pas suivis
au catalogue d'une indication de propriétaire, appar-
tiennent probablement à l'artiste. Si j'étais empereur,
je m'en ferais donner un par diplomatie. Sans doute, le
roi Charles XV ne peint pas aussi bien qu'Everdingen
les sites norwégiens et suédois ; mais il pourrait avoir
une médaille à Dùsseldorf, et, dans le pavillon de la
EXPOSITION DE 1867.
Suisse, qui ne manque pas d'analogio avec son pays, il
serait peut-être le premier.
La Suède avait un peintre qui semblait devoir ex-
primer l'art de son pays : M. Hockert; il est mort ré-
cemment. 11 avait travaillé à Paris, et peut être aussi à
Dûsseldorf; mais il avait conservé quelque chose de
Scandinave ; il aimait le pôle nord et il en comprenait
les mœurs. Nous avons vanté, à l'exhibition internatio-
nale de Londres en 1862, son Intérieur d'une tente la-
ponne, qu'on retrouve à l'exposition du Champ de Mars,
où il marque comme le chef-d'œuvre dans sa catégorie
nationale. Un paysage de Laponie, avec une Noce d'in-
digènes, intéresse aussi par sa singularité, par la finesse
de la couleur et la qualité de la lumière. VIncendie du
palais de Stockholm, en 1697, n'allait plus aussi bien atl
talent de M. Hockert. Pour cette sorte de décoratioft
historique, il a pensé à Delaroche, à Scheffer, à des
combinaisons dramatiques ou sentimentales, et il a perdu
le sens de la nature. En se tenant aux mœurs locales et
à la réalité, il eût pu devenir un grand artiste et entraîner
les peintres ses compatriotes hors de l'imitation étran-
gère.
Deux autres artistes ont beaucoup de talent, M. Fa-
gerlin et M. Jernberg; mais ils procèdent aussi de Diis-
seldorf, et même de Paris.
•Les proverbes sont censés symboliser la sagesse des
nations. A mon idée, l'on devrait les retourner tous à
l'inverse. En art spécialement, je tiens qu'on est bon pro-
phète dans son pays.
M. Jernberg va passer un Dimanche en Westphalie f
M, Fagerlin va dans un intérieur hollandais faire sa De*
T. II. 25.
EXPOSITION 1)E 1867.
mande en mariage. Mes amis, prenez vos femmes chez
vous et amusez vous avec elles le dimanche et toute la
semaine, dans votre village natal, dans vos campagnes,
ou, si vous l'aimez mieux, dans la high life de vos ca-
pitales. Soyons nous-mêmes, et de chez nous d'abord ;
ayons l'individualité native, et puis le sentiment de l'u-
niversalité.
Un des tableaux de M. Jernberg appartient au Musée
de Stockholm. Le meilleur tableau de M. Fagerlin est
intitulé Jalousie. Dans un intérieur rustique, un marin
courtise une jeune fille qui rit; une autre jeune fille de-
bout ne rit pas. Les trois figures expriment à merveille
ce petit drame de galanterie. Et c'est très-spirituellement
peint, leste de touche, harmonieux de couleur. Dans le
genre familier, cette peinture ne redouterait la compa-
raison avec aucune autre des diverses écoles.
Je cherche encore parmi les Suédois et je trouve :
Tribu arabe surprise par la cavalerie française ; Bataille
entre les Espagnols et les Marocains; le Lac Trasimène;
Chasseurs tyroliens\ les Montagnes romaines ; la Mère de
Moïse exposant son enfant sur les bords du Nil; Nou-
velles de la Crimée, etc. Sur cinquante-quatre tableaux,
c'est trop d'excentricité.
En Norwége, peu de chose. Encore l'influence de Dùs-
seldorf, 45 tableaux. En Danemark, 29 tableaux, dont 7
par Mmc Jerichau. Elle attire, au premier coup d'œil,
par une certaine ampleur d'exécution. Elle doit avoir
étudié en France, et sa meilleure peinture, le Raccom-
modage des filets (à travers les mailles sourit une jeune
pêcheuse), semble un mélange auodin de feu M. Court
et de M. Duimfe.
442
exposition de 1867. \ 443
Il ne reste plus, pour un dernier article sur la pein-
ture que les Italiens, les Espagnols et les Grecs. Holà !
finir par les patries de Raphaël, de Velazquez et d'A-
pelles ! Mais Raphaël, qui avait un certain sentiment de
la beauté, comprendra la situation. Je charge le jeune
Edouard Houssaye de m'excuser auprès d A pelles. Quant
à Velazquez, il est de mes intimes, et je m'arrangerai
moi-même avec lui.
«
L'Italie est le pays de la tradition. Les Italiens,
comme les vieillards, vivent de leurs souvenirs et s'en
glorifient. La jeunesse, au contraire, vit d'espérances et
se hasarde dans le vague de l'avenir. S'il importe de sa-
voir d'où l'on vient, le principal est desavoir par où l'on
va. Pour bien marcher dans la vie, il ne faut pas regar-
der en arrière : il faut regarder devant soi et autour de
soi. Malheur à qui retourne toujours la tête ! 11 risque
ainsi de tomber à plat sur les cartons ou dans des trous
gris et de s'enterrer dans la fosse commune.
Dans l'histoire comme dans la nature, l'élément tra-
ditionnel cède à ce qu'on pourrait appeler la loi de sé-
paration. Un être n'existe qu'à la condition de se séparer
des autres. A toute existence nouvelle, il faut couper un
cordon ombilical. Puis il faut encore détacher l'enfant
du soin de sa nourrice. A peine grandi, Je voila qui s'é-
chappe, qui aspire à s'exercer en liberté. Devenu homme,
il constitue une nouvelle famille, plus occupé de ses
444, exposition de 4867.
«f-i. •u'f" -
branches que de ses racines. J'ai entendu dire qu'on
aime mieux ses enfants que ses ancêtres.
Cette loi de détachement successif, on peut la vérifier
dans la religion, dans la philosophie, dans la politique,
dans la littérature et dans les arts. La renaissance,
n'est-ce pas une coupure sur le moyen âge? Léonard,
Michel-Ange, Raphaël et autres ont été les opérateurs
de cette séparation, et le nouveau-né a vécu trois siè-
cles. Il semble qu'il s'agisse maintenant d'une éclosion
nouvelle. La société moderne est enceinte. Que sortira-
t-il de ses flancs ? *
L'Italie ne se tourmente point de tout cela. Et, en
effet, ce n'est pas son affaire. La civilisation est un jeu,
très-sérieux, où chacun prend son tour. L'Italie a gagné
l'enjeu sur les madones, les nymphes et les héros. Nous
devons miser à présent sur les simples mortels. Le pays
du pape et du Capitole n'a pas chance de gagner.
Toutefois le courant est si fort aujourd'hui, que l'I-
talie ne fait plus guère de peinture religieuse ni de pein-
ture mythologique : trois saints seulement, et un diable
qui tente Jésus ; un seul Ulysse, pour représenter le
monde antique; point de Vénus ni d'Apollon! Beaucoup
de tableaux historiques, quelques scènes familières, des
portraits et des paysages. Chose singulière, dans cette
école, jadis noble et glorieuse, s'est produit un des ta-
bleaux les plus indépendants, les plus jeunes, les plus
réalistes de toute l'Exposition : Jardin éclairé par le so-
leil. Tomber du ciel de la Transfiguration, où rayonne
le Christ, sur des buissons de fleurs, devant la demeure
■ ;
d'u^^j^t! ?Q Al ou ^ ' as'J
L'auteur, M, Philippe Carcuno, de Milan, ne sera
-ocr page 448-exposition de 1867. \ 445
nrf
jamais couronné à Rome. Je lui conseille de vivre dans.
ce petit cottage précédé d'un jardin, avec la femme
assise en avant et qui fait un bouquet. La belle lumière
qui diamante la pointe de toutes les feuilles et de toutes
les fleurs ! C'est plus gai que la Communion de saint Jé-
rôme, le chef-d'œuvre du Dominiquin.
Mais il ne s'agit pas de cela. Un Italien, M. Ussi, do
Florence, a obtenu une des grandes médailles d'hon-
neur, pour un tableau (non catalogué), l'Expulsion de
Gauthier de Brienne, duc d'Athènes, en 1548.
Dans un article de la Revue moderne, notre ami, Marius
Chaumelin, qui est très-consciencieux, a pris la peine
de raconter tout ce drame; sa narration historique devrait
être affichée sous le tableau, de même que sous le carton
de M. Wilhelm de Kaulbach est une pancarte explicative.
Voici ce qu'on voit dans la peinture : un gentilhomme,
vêtu de rouge, assis près d'une table et tenant une
plume. Autour de lui, des seigneurs qui lui parlent et
des hommes armés qui gesticulent. Rien à dire contre la
composition ni contre le praticien, qui est bien éduqué.
Le critique de la Revue moderne « exprime cependant un
regret au sujet de cette belle œuvre : elle n'a ni la verve
ardente qui passionne ni l'impfévu qui saisit, aucune
de ces audaces heureuses qui sont la marque du génie.
Pour tout dire en un mot, son défaut, c'est sa trop grande
sagesse. » Sans doute, et c'est un prix de sagesse que le
jury a entendu lui donner. Le jury ne peut pas donner
ses prix à des fous.
Les deux tableaux les plus importants après celui de
M. Ussi sont le Borgia de M. Faruffini et le Tasse de
M. Morolli.
44ô exposition de 1867.
Le Borgia figurait au salon de 1866, où il obtint une
médaille. Il ne manque pas de caractère historique.
César Borgia est bien étalé dans son fauteuil, les jambes
allongées, les coudes écartés et les mains contre les
hanches. Cet habile homme a eu soin de tourner le dos
à la lumière pour avoir le visage dans la pénombre :
car il a en face de lui un politique perspicace, le citoyen
Machiavel : c'est leur première entrevue.
Dans le tableau de M. Morelli, le Tasse lit un chant
do son poème à Eléonore d'Esté, convalescente, et mol-
lement couchée, la tête, encore pâle, sur son blanc
oreiller. Celte figure de femme est très-distinguée.
M. Morelli a le sentiment de la lumière et de la couleur.
Oh dirait qu'il a étudié à Paris chez Couture. Il a exposé
aussi un Bain antique, avec des baigneuses grassement
peintes.
Les personnages du Borgia et ceuk du Tasse sont de
grandeur naturelle, ainsi que ceux du Gauthier de
Brienne, par M. Ussi.
M. Moïse Bianchi paraît aussi influencé par certains
peintres français, dans un petit tableau lumineux et
adroit : la Veille de la fête du village,— des enfants qui
chantent pendant qu'un vieux musicien joue du violon.
M. Induno semble procéder de Dùsseldorf dans ses ta-
bleaux de genre, le Conte du garibaldien et la Lettre du
camp. M. Abbate cherche Zurbaran dans un Moine de-
bout au lutrin. M. Tofano est assez mélancolique dans
sa Jeune Nonne qui voudrait bien sortir du cloître.
M. Toma est presque terrible dans une Scène d'inquisi-
tion, où le patient, étendu sur le dos, s'efforce de redres-
ser la tête. M. Pagliano a du charme dans un petit
exposition de '1867, 447
tableau composé comme ceux de Terburg : deux jeunes
dames faisant de la musique devant un chevalier, — le
chevalier Bayard convalescent à Brescia. Aussi a-t-il sé-
duit un amateur, qui, je crois, préfère cependant la pein-
ture ancienne à la moderne. Le chevalier Bayard va
continuer sa convalescence chez notre ami M. Louis
Viardot, où il est sûr d'entendre de bonne musique.
Deux Italiens qui habitent Paris : M. Pasini, auteur
du Shah de Perse parcourant son empire, peinture assez
fine, un peu dans la manière de M. Fromentin ; et
M. Joseph Palizzi, peintre d'animaux et paysagiste ;
ses chèvres, ses bœufs et ses ânes sont à prendre avec
la main : j'entends qu'ils sont petits, mais ils ont du na-
turel et de la race.
Point de paysage à citer, si ce n'est, Ji cause du nom
illustré en dehors-de l'art, quelques vues peintes par
Massimo d'Azeglio ; point de portraits non plus, si ce
n'est, cette fois à cause du modèle illustre, le portrait
de Cavour, par M. François Ilayez.
A propos, Rome n'est pas de L'Italie, et elle a sa petite
chapelle distincte. Je n'y ai rien remarqué de visu. Mais
le catalogue nous apprend que, sur vingt-cinq tableaux,
il y a la Toilette d'Amphitrite, le Bain de Diane et un
Bacchus. Quand Rome se délivrera-t-elle du paga-
nisme?
La Grèce î ah ! je devrais faire des colonnes, avec
quelque beau fronton littéraire aligné dans le style de
Y Apothéose d'Homère, par M. Ingres. L'apothéose d'A-
pelles... Calmez-vous! Les Grecs, «nos maîtres», ont
envoyé— un petit tableau et quatre portraits, dont un
portrait de prêtre. Le tableau représente Ântigonc re-
* 448 exposition de 1867.
trouvant le cadavre de son frère Polynice. 'Avâ-^Yj 1 fatalité!
mort et néant !
Mais les Turcs? Par malheur, l'iconomanie n'est pas
encouragée dans le Coran. J'ai pourtant connu à Lon-
dres un jeune Turc qui faisait de la peinture très-origi-
nalo et qui l'avait même montrée à l'exhibition interna-
tionale de 1862, M. Paul Mussurus, filsde l'ambassadeur
ottoman en Angleterre. Cet artiste, très-bien doué, fait
sans doute aujourd'hui de la diplomatie. J'espère qu'il
est toujours coloré dans ses œuvres, et sincère.
"Voulez-vous une rareté ? Au chapitre Principauté de
Liou-Kiou, composé de quatre lignes, je trouve dans le
catalogue : S. A. Matsdaira shirino saibon minamfto no
modjihisa. Sans plus. Est-ce un nom? est-ce un titre?
Comme on regrette de ne pas savoir toutes les langues
— et celle de Liou-Kiou !
Dans la catégorie chinoise, deux noms : Mlle doHervey
de Saint-Denis, rue du Bac, à Paris, et le comte Mau-
rice de Luppé, officier d'état-major, à Lyon. Us ont ex-
posé des manuscrits, des miniatures, des aquarelles sur
soie, des albums provenant de l'expédition de Chine. Les
Chinois, se rappelant qu'on leur avait pris diverses pe-
tites choses lors de cette fameuse expédition, n'ont pas
jugé à propos d'envoyer directement leurs produits.
C'est regrettable : la Chine donnerait aux peintres euro-
péens de belles leçons pour l'harmonie du coloris. Le
moindre éventail chinois est plus artiste que les carions
de notre fabrique occidentale.
Avcz-vous remarqué, au musée Campana et dans les
autres musées de débris grecs, que les moindres frag-
nienjl^v des nioFceaux de tuiles moulées^ un oippo tumur.
exposition de 1867. \ 449
laire à peine dégrossi, n'importe quoi,-—tout donne une
impression d'art? En Grèce, l'art s'était infiltré jusque
dans les derniers objets de l'usage le plus vulgaire. Dans
la vieille Asie, et notamment chez les Chinois, certaines
qualités merveilleuses se sont perpétuées, depuis une
antiquité incalculable, dans l'œil et dans la main des
artisans. Est-ce que la céramique occidentale approche
de la céramique chinoise? Et les cachemires de l'Inde?
Faites-en ! Impossible.
Les peuples modernes vivent et meurent plus vite que
les peuples de l'ancien Orient. Dans notre civilisation
européenne, uu peuple brille deux ou trois siècles et il
s'éteint, ou, si vous voulez, il s'obscurcit passagèrement.
L'Espagne ! quelle puissance au seizième siècle ! Quel
éclat en peinture, dans le siècle suivant! Velazquez
meurt en 1660, Murillo en 1682. Après, plus rien. De-
puis un siècle et demi, pas de peintres. Si, un seul :
Goya.
Ce Goya est un phénomène, une sorte de revenant,
une ombre ou plutôt un rayon de Veiazquez. Aussi,
comme on l'a pris en passion, surtout chez les artistes
français. Théophile Gautier, un des premiers, l'a mis
en vive lumière, sous des paillettes de style. Puis des
critiques, des érudits, MM. Paul Mantz, Matheron,
Gustave Brunet ; en Espagne, MM. Carderera, Zarco del
Valle et autres ont étudié cet original dans sa vie et
dans ses œuvres. Et récemment un Espagnol, très-
parisien, Charles Yriarte, — marquis de Villemer, —
dont la dernière chronique de VIndépendance vantait un
spirituel livre sur les Femmes qui s'en vont, Yriarte élevait
son monument au peintre des manolas, toujours jeunes
* 450 exposition de 1867.
et séduisantes ; superbe volume in-quarto, publié chez
Pion, avec cinquante gravures.
Et depuis ce météore Goya, mort en 1828 ?
Pour les contemporains, consultez les expositions uni-
verselles, si vous n'avez pas été à Madrid chercher les
traces d'une école espagnole. A Paris, en 1855, on n'a
guère remarqué que les portraits de don Federico de
Madrazo, directeur du Real Museo. A l'exhibition inter-
nationale, Londres, 1862, rien, si ce n'est un Goya égaré
hors du Musée de l'Académie de San Fernando. A la
présente exposition universelle, une cinquantaine de
tableaux. Voyons :
Parmi les Espagnols qui ont exposé, huit ou dix de-
meurent à Paris ; trois ou quatre demeurent à Rome.
M. Rosales, qui, je crois, a eu la médaille, habile peut-
être Madrid, mais il semble bien qu'il a travaillé en
Francev Son Testament d'Isabelle la Catholique trahit
encore comme un souvenir de la manière de Paul Dela-
roche.
Ce fut un type quo Paul Delaroche, et c'est pourquoi
son nom revient forcément à propos de compositions
historiques. Paul Delaroche était un homme très-intelli-
gent, point artiste du tout. Engagé dans la peinture, il a
travaillé avec son esprit, il a combiné, par un effort de
réflexion, des drames, ainsi que le ferait un auteur
écrivant pour le théâtre, et le public s'est intéressé à ces
images de spectacles. Dans le premier volume du Paris-
guide, Paul de Saint-Victor, qu'on ne soupçonnera pas
d'être révolutionnaire en peinture, qualifie de « vignette
mélodramatique » un des plus fameux tableaux de Paul
Delaroche : les Enfants d'Edouard. « Ces enfants
exposition de 1867. \ 451
d'Edouard, dit-il, semblent posés sur le bord de leur lit
par un régisseur de théâtre. »
Paul Delaroche a un triomphe posthume. Ses institu-
tions en matière de peinture historique se sont épandues
non-seulement en France, mais en Europe. De sa suite,
M. Rosales en est, probablement sans le savoir, avec les
mêmes qualités, mais avec les mêmes défauts. L'ordon-
nance de son tableau est très-bien arrangée, comme
une scène à admirer ■— de la rampe. Il dessine bien, il
drape bien; il sait son motif historique, les person-
nages et leur époque. Mais le résultat est vulgaire.
L'auteur d'un tel tableau est estimable et honorable,
mais l'œuvre elle-même est indifférente au mouvement
de l'art.
Il y a pourtant une distance incommensurable entre
ce Testament d'Isabelle et un autre grand tableau mé-
daillé en 1865, le Débarquement des puritains dans l'Amé-
rique du Nord, par M. Gisbert (rue Chaptal, à Paris),
lequel, dit-on, ne manque pas d'une certaine habileté
dans les petits tableaux.
Vous voyez qu'il y a peu à dire sur l'exposition espa-
gnole. Quand la critique arrive à ces formes banales ;
M. X. ne manque pas d'habileté... La composition de
M. Y. ne laisse rien à désirer... M. Z. marche résolument
dans la voie du progrès..., etc., la chose est à bout, —
au bout de la fin.
Sauf encore le Portugal cependant. Un peuple dont
le roi est artiste et constitutionnel 1 Doux qualités
rares! Conçoit-on que les artistes français n'aient pas
offert quelque chose à leurs confrères le roi de Suède et
le roi de Portugal, visitant Paris et l'exposition? Offrir
* 452 exposition de 1867.
est aimable. Il est vrai que la mode est plutôt de
prendre.
. La sympathie du gouvernement portugais ne semble
pas avoir beaucoup développé la peinture dans ce beau
pays, et les artistes tiennent plus de place au catalogue
par leurs titres que par leurs œuvres. MM. Narciso et
Henriques da Silva, le vicomte de Menezes, Manoel et
Thomas da Fonseca, Angelo Lupi, José d'Annunciato,
Victor Bastos, etc., ont des titres et des décorations à
faire rêver les artistes français, passionnés, en général,
pour les faveurs de l'Etat. Les peintres portugais ont
donc leur récompense et nous n'avons rien à y voir.
En commençant ce long examen, nous étions très-
découragé, et presque rien ne nous avait fait une im-
pression neuve. Après plusieurs visites à l'exposition,
nous avons découvert quelques œuvres originales, puis
quantité d'œuvres méritantes. Les tendances des di-
verses écoles et .de certains artistes nous ont intéressé
surtout, et peut-être avons-nous un peu tourné à une
sorte de polémique indirecte, au lieu d'offrir un rap-
port neutre.
A mon avis, on ne doit écrire que pour dire quelque
chose — qu'on croit, et qui ait une signification quel-
conque. J'avoue que j'ai une idée, qui n'est pas celle de
la critique autorisée en France, et qui néanmoins me
semble en parfait accord avec les propensions de la so-
ciété actuelle.
Je crois que la société moderne se caractérise par son
aversion (dans le sens grammatical avertere, se détour-
ner) de tout le passé superstitieux ou surnaturel ; que
la nature — c'est-à-dire l'univers et nous-mêmes, l'hu-
exposition de 4867. 4133
manité — est la source unique de toute connaissance,
de tout sentiment et de toute forme.
Sur cet immense domaine de la vie, je ne puis me
permettre de diagnostiquer politique, religion, science.
Il suffit d'indiquer ceci : les dogmes tendent à rejeter
ce qui contrarie la justice et la liberté; la science se fait
par l'observation et l'expérience.
Dans les arts plastiques, je suis plus à l'aise et je ne
me gênerai pas pour affirmer que l'idéal résultant d'une
éducation superstitieuse est absurde et malsain. Au lieu
de prendre pour point de départ des croyances et des
traditions immobiles, l'imagination doit se retremper en
pleine nature pour y saisir les formes réelles et les éle-
ver ensuite à de nouvelles allégories. L'allégorie, la
mythologie, la poésie sont essentielles à l'esprit hu-
main, et c'est pourquoi précisément l'esprit qui mouve
sans cesse doit renouveler sans cesse, par son éducation
progressive, le langage de l'art.
Quelques exemples : pour représenter la lubricité, les
païens dénaturaient la forme humaine par un mélange
animal et impossible : le satyre. Il est plus simple et
moins trompeur de représenter directement un homme
lubrique. — Pour représenter l'origine du monde, les
chrétiens, conformément au dogme de la création et de
la chute, supposaient un paradis primitif, tiré du néant
par un vieillard à barbe blanche et visité par des anges
volants. La science cosmologique n'a-t-elle pas vérifié^
à l'inverse, la formation de notre globe et de notre es-
pèce?
Comment l'art persiste-t-il dans ces contradictions for-
melles avec la science? Les mythes ne. devraient-ils pas.
exposition de 1867.
4Î>4
être la vérité quintessenciée ? L'art moderne ne doit-il
pas être l'expression, à la fois réelle et idéale, de ce que
l'homme moderne voit et conçoit?
Les arts, touchant ainsi à la philosophie et à la poli-
tique, peuvent donc aider à l'avènement d'une société
droite et libre. Sans cela, je n'écrirais pas sur les arts,
quoique j'aime beaucoup les tableaux, et je me retirerais
au bord d'un petit lac, — pour élever des poissons.
SALON DE 1868
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>S (i l
; ' . vîïvv'■;■ '
-ocr page 460-I. — Ëmbarrasdela critique. — Pas de lion. —Rien de fameux.— La
Femme couchée de M. Lefebvre. — Elle n'a pas de sang. — Pro-
cédés des grands maîtres. — Pénélope et Phryné de Marchai. —
Inutile de savoir le grec. — Bourgeoise et cocotte. — Phryné
fait tort à Pénélope. — Les Trois Ombres de M. Gérôme. — Où
est le calvaire? — L'obstination du fini. — Les sujets à sensation.
— Un homme qu'on vient de fusiller. — Le Néophyte de Gustave
Doré. — Deux douzaines de moines. — Le plus curieux de tout. —
Des centaures et des centauresses 1 — Passe pour les faunesses et
les sirènes. — La blonde cavale de M. Fromentin. — Des fleurs,
' par Philippe Rousseau, — Les fleurs de Rubens et d'Eugène
Delacroix. — Des Armures, par M. Vollon. — Signes de la déca-
dence du grand art. — L'art militaire et bonapartiste. — La
science et la réalité.
II.— Impuissance de la critique. — Le turf et le boudoir.— Dénaturer
la nature. — Atonie universelle. — Une princesse aux abattoirs.—
Le Culte des ibis. — Le Jeu, par M. de Ghavannes. — Apostrophe
du père Hyacinthe. — M. Bouguereau. — Les Idylles de M. Lévy.
— Des pieds à dormir debout. — Un tableau du style sublime. —
Les militaires et les prêtres. — Les Sapeurs de la garde, par
M. Regamey. — Un Vainqueur, par M. Elirmann. — Les paysans,
«— Jules Breton. — La Récolte des pommes de terre. — L'Hélio-
trope. — La toilette de Marguerite. — Eglogue moderne. —
M. Vaulier et M. Brion. — Les esquisses de la nature et les ca-
prices du soleil. — Artifices de la peinture. — M. Ribot. — Nous
l'attendons sous l'orme. — M. Boybet et ses Joueurs de trictrac. —
T. II. 20
-ocr page 461-SOMMAIRE.
Pourquoi le déguisement sous des costumes d'autrefois? — M. Tis-
sot. — Déjeuner sous la treille. — M. Toulraouche et ses jeunes
demoiselles. — Le Conteur d'histoires, par M. Bellet du Poisat. —
— M.Alphonse Legros. — M. Duran. — Le choix du sujet. —
Courbet. — Frédérick Lemailre et le Chiffonnier de Félix Pyat,
III. — Les paysagistes. —Corot. — Matin et soir. — Chinlreuil et
le Lever de l'aurore. —Si la terre tourne ? — Pluie et soleil. — Le
printemps. — Les Quatre saisons du Poussin. — Le paradis ter-
restre était en Normandie. — MM. Daubigny. — Paul Huet et
Constable. — MM. llanoteau, Lansyer, Héreau, Bernier, Harpi-
gnies, Appian. — MM. Alexandre Desgoffe, Paul Flandrin et Fran-
çais. — L'Egypte. — Marilhat et M. Belly. — Les Femmes fellahs
de M. Mouchot. — Scenes indiennes, par M. de Tournemine. —
La Chine de M. Théodore Delamarre. — La neige et la glace. —
Vive saint Janvier I — MM. Emile Breton, Fleury-Chenu, Michel
(de Metz). — Le philosophe debout sur une patte. —MM. Lavieille,
Bureau, llerson, Brigot, Georges Prieur, Félix Haffuer. — Deux
mille six cents tableaux exposés ! — Le plus riche musée du monde
n'a que deux mille deux cents numéros. — L'hôtel Drouot de l'ave-
nir. — MM. Auguste Bonheur et de Larochenoire. — Le Paon de
M. Monginot, — MM. Biaise Desgoffe et Lambron,
IV. — Paris-Babel. — La confédération du Nord. — Les Latins de
France. — M. Smils et les quatre saisons. — La mode des cheveux
verts. — Le surnaturel et l'impossible. — Plus lourd que l'air. —
M. Clays et ses marines. — Le ciel et l'eau. — Le Souvenir delà
Manche, par M. Arlan. — M1,e Collart et Millevoye. — MM. Coo-
semans, de Schampheleer, de Knyff, Xavier et César de Cock, de
Prael'ere, Bource, de Beughem, Papeleu, Cluysenaar. — M. Aima
Tadema et ses Grecs. — L'archéographie n'est pas la peinture. —
Les Dormeuses d'Israels. — Sieste hollandaise. — M. Bischop et
les amoureux brouillés. — M. Jacques Maris. —M. Jongkind. —
Les anciens maîtres peignaient vile. — Quatre cents paysages de
Ruisdael. — Les Allemands. — MM. Achenbach et M. Ilennings.
—■ Jeunes chrétiennes et Bachi-Bouzouks, par M. Cermak. — Le
Couronnement du roi Guillaume de Prusse,'par M. Menzel. —
M. Heilbuth et Job. — MM. Schreyer, von Thoren, Otto Weber.—
438
SOMMAIRE.
Le centenaire Waldeck. — Les ruines de Palenque. — Angleterre,
Italie, Espagne. *
V. — La peinture officielle. — Un procès dangereux. —Ce qui est dé-
fendu n'est pas permis. — La Naissance de Minerve. — Le Ganymède
de Rembrandt. — Est-ce que la femme sort de l'homme? — La
Naissance d'Eve. — Les origines de l'humanité. — Portraits.—
MM. Cabanel, Dubufe, Lehmann. — Théodore de Banville et
Victor Hugo. — MM. Chaplin, Giacomotli, Pérignon, Porion, Po-
mey, Glaize, Thirion, etc. — Mmes O'Conncll et Browne. —
MM. Adolphe Leleux,Bailly, Boulard, Renoir, Manet. — MM. Bon-
vin, Feyen-Perrin, Jean Desbrosses, llenri de Beaulieu. — Pierrot
alchimiste. — Peau de satin. — Femme noyée dans un cachot. —
Le Retour du mari. — MM. Ilagemann, Gosselin, IS'azon, Bou-
lenger, Cogen, Bossuet, de Jonghe, Frankel, Jernberg. — Les
dessins. — Les peintures sur faïence. — Gravures à l'eau-forte. —
La sculpture.— MM.Carrier-Belleuse, Falgui'ere, Cordier, Préault,
Brun, Fnlconis. — La princesse Clémence toute nue devant les
envoyés du roi. — Buste de la duchesse de Mouchy. — Le dessous
du panier.
459
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Les critiques d'art n'auront guère d'agrément cette
année. Il n'y a pas de lion au palais des Champs-Ely-
sées, mais il y a beaucoup de moutons... de Panurge, et
quelques malins renards. Aux précédentes expositions,
le public adoptait presque toujours un favori, tantôt
M. Cabanel ou M. Gérôme, tantôt Meissonier ou même
Courbet. On s'entredisait : Avez-vous vu la Naissance de
Vénus ou la Phryné, la Retraite de Russie ou la Femme
au Perroquet? Celle année, rien de fameux; pas une
œuvre qui arrête la foule ni qui intéresse l'art. Vous le
verrez bien par l'insignifiance de la critique, très-empê-
chée d'avoir de la passion, de la poésie, du sentiment
ou de l'esprit quand les artistes n'en ont pas. A moins
de faire, comme Diderot, des imaginations originales, à
propos des images vulgaires qui tapissent le Salon. Ou
encore d'aligner de belles descriptions littéraires à pro-
pos des sujets inscrits au livret.
J'ai parcouru le Salon plusieurs fois, comme un ama-
teur en peine, demandant à mes amis et connaissances,
arlisles, gens de lettres et gens du monde, ce qu'ils
462 salon de 1868.
avaient remarqué. J'avais cherché et je n'avais rien
trouvé, mais d'autres pouvaient avoir eu l'œil plus heu-
reux. Personne ne m'a répondu avec quelque enthou-
siasme. On m'a cité seulement une Femme couchée de
M. Lefebvre, la Phryné de Marchai, les Trois Ombres de
M. Gérôme, le Néophyte de Gustave Doré, les Centau-
resses de M. Fromentin, des Fleurs, par Philippe Rous-
seau, des Curiosités, par M. Yollon ; les Joueurs de tric-
trac, par M. Roybet; le Printemps, par M. Daubigny; le
Matin à Ville-d'Avray, par Corot, et plusieurs autres
paysages. Les paysagistes, en effet, résistent presque
seuls à la décadence de l'école française.
Je ne savais trop par où commencer : je vais com-
mencer par ces tableaux qui ont, du moins, une certaine
notoriété et un succès relatif.
On dit que la Femme couchée de M. J -J. Lefebvre a
été achetée par M. Alexandre Dumas fils. Serait-ce pour
la faire graver en tête de quelque préface sur les mœurs
du temps? Cette femme, qui vient de se déshabiller potn
poser en tableau vivant surune draperie rouge, est gla-
ciale. Fille de marbre ou de plâtre verni, qui a les re-
liefs de la forme, mais non pas les effluves de la vie, la
chaleur de la peau, le magnétisme de la volupté. Quoi-
que toute nue et très-adroitement tournée de manière à
présenter ses charmes, elle n'est pas plus indécente
qu'une poupée en cire glacée d'émail. Les Vénus et les
nymphes de MM. Cabanel et Baudry sont en verre
transparent ou en soie soufflée ; les Phryné, les Aspasie,
les Cléopâtre de M. Gérôme sont en ivoire; les Bai-
gneuses de M. Ingres étaient en carton gris. La Femme
de M. Lefebvre est plus solide et plus lourde, mais il
salon de 1868. 463
lui manque aussi l'animation, le sang, ce qui circule et
palpite sous le modelé extérieur. Où sont Jordaens et
Rubens pour faire de la chair pleine, puisqu'on en veut ;
où est le Titien, avec ses Vénus chaudes et ambrées; où
sont Corrége et Velazquez, les plus magiciens des pein-
tres pour les duvets frais et pâles sur la peau des fem-
mes? Ah! que je voudrais voir la Danaê de Rembrandt
au Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg ! Ce doit
être une des merveilles de la peinture, comme la Vénus
de Velazquez, que nous avons vue et décrite à l'exhibi-
tion de Manchester.
M. J.-J. Lefebvre est un habile homme, qui a déjà
montré, en 1865, une femme nue et couchée, mais
tournée de l'autre côlé. Ce revers avait eu quelques ad-
mirateurs, mais non pas autant que le sein, les flancs et
le ventre exposés au présent Salon. M. Lefebvre est
premier grand-prix de Rome (1861). Il a toutes les
qualités académiques, la correction du contour qui cir-
conscrit et immobilise la forme, absolument comme en
statuaire, la minutie du modelé tel qu'il apparaît sur un
objet figé et incapable d'agitation. On dirait que cette
femme a posé enfermée sous Une cloche pneumatique.
Au lieu que les maîtres, les vrais peintres, donnent tou-
jours l'impression d'un être qui- respire, qui est baigné
dans l'air mouvant, qui, du repos, peut s'élancer dans
toutes les attitudes, exercer ses ressorts et se diversifier
à l'infini. Avez-vous remarqué que dans les eaux-fortes
de Rembrandt le trait qui délimite une figure au milieu
de l'espace est toujours un peu fluctuant et parfois mul-
tiple? Dans sa peinture aussi le contour extérieur se
perd eh demi-teintes sur les fonds. Chez Velazquez, l'air
464 salon de 1868.
ambiant dévore toujours les bords d'une figure ou d'un
objet quelconque. Chez Murillo, même dans ses tableaux
argentins, les figures modelées en clair ont souvent un
contour vague dans un ton neutre. Chez Rubens, van
Dyck, Jordaens, jamais de ligne qui emprisonne une vie
exubérante. Leurs personnages briseraient des cercles
d'acier. Chez Eugène Delacroix, le dessin laisse les per-
sonnages si à l'aise, qu'ils semblent remuer. Ses cavaliers
arabes galopent et pénètrent dans le paysage. En cli-
gnant de l'œil, on les voit passer rapides et s'éloigner
vers l'horizon.
M. Lefebvre a aussi exposé un portrait de jeune
femme, à mi-corps, sur un fond clair, d'une couleur
fausse. L'expression du visage est fine et assez intime.
La poitrine et les épaules sont bien modelés sous une
gaze noire. Cela rappelle un peu la manière de M. Flan-
drin par une certaine distinction sèche et triste.
La Phryné de M. Marchai a pour pendant et pour
contraste Pénélope. Deux inséparables, dans l'idée du
peintre. Peindre des idées, c'est quelquefois la toquade
des artistes, même les plus francs, comme Marchai.
L'épouse fidèle et laborieuse, la courtisane voluptueuse
et futile, n'est-ce pas uno idée — de tous les temps —
une antithèse poétique et littéraire, mais qui prête aussi
à la peinture? ( rûd
Naturellement vous savez le grec et vous connaissez
la vertueuse femme d'Ulysse ? Vous connaissez aussi
Phryné, puisque M. Gérôme nous l'a montrée sans voile
devant l'Aréopage d'Athènes? Autrement je pourrais
vous raconter la guerre de Troie et toute l'histoire, de la
Grèco,-jusqu'à la conquêlc par les Romains, nos maîtres.
salon de 1868. 465
Avec Marchai, — j'en remercie les dieux ! — il no
s'agit point de tout cela. Il s'agit du monde et du demi-
monde de Paris. fcet ,mljno®%&.
Mme Pénélope est une bourgeoise en robe grise toute
simple, et qui travaille à sa broderie, debout devant sa
petite table à ouvrage, sur laquelle sont des pelotons de
laine et une fleur en un vase. MUe Phryné est une co-
cotte — le mot n'est-il point grec? — qui va se maquil-
ler devant éa table de toilette. o -, èod&ià
La femme sage est de profil, découpée un peu sèche-
ment sur un fond de panneau gris. Sa tête, fine comme
un camée, est penchée sur les deux mains qui font ou
défont la pièce pénélopienne. Elle n'a pas l'air de pen-
ser à ses cent seize prétendants importuns. Tout au plus
songe-t-elle qu'elle ira ce soir à l'Opéra, avec son pèfic
et son époux, s'il arrive à temps de son odyssée. Entre
nous, je conseille à Ulysse de débarquer au plus vite
sur le quai de la Râpée. Car nous ne sommes plus à
Ithaque et les mœurs ont changé depuis Homère, cj
La fille folle a le corps de profil, mais la tête retour-
née de face et qui vous regarde avec des yeux alanguis
sous des paupières teintées de bistre. Ses cheveux roiix
bouffent comme une couronne autour de sa tête ronde,
fermement attachée à un cou ambré. Le corsage, coupé
bas, ne fait presque qu'une ceinture à la taille, laisse
voir le dos et ne tient que par un liséré qui enserre le
sommet de l'épaule nue. Le bras gauche descend molle-
ment, et la main droite relèveles plis d'une longue jupe
en velours noir traînant sur le parquet, pour laisser voir
aussi un petit pied chaussé de soie blanche. Sur la toi-
lette, un miroir, des parfums et des bijoux. Pour fond,
466 SALON DE 4868.
.1
une tenture couleur d'or mat, qui réchauffe encore le
ton des cheveux et de la peau safranée. Hors de son
atmosphère aromatique cette femme sent bon, par na-
ture. Elle est attirante et pénétrante. Elle porte à la têtç
et sur les nerfs. Elle doit aller au bois à quatre chevaux,
en attendant qu'elle aille à l'hôpital sur un brancard.
La courtisane, cette fois, est réussie, et peut-être
fait-elle tort à Pénélope, froidement plaquée contre un
lambris terne. J'ai entendu risquer discrètement celte
observation par des personnes « comme il faut » :
Il est sûr que Phryné est pour plus de moitié dans le
prix immoral que l'artiste a retiré de ses deux pendants.
Voulez-vous savoir le chiffre? On dit 28,000 francs.
Le principal tableau de M. Gérôme est dans le grand
salon. C'est un paysage ! Tout le premier plan, d'un
bord à l'autre de la toile, est occupé par un terrain ro-
cailleux, plat et uniforme, d'une couleur grisâtre mo-
notone. Au second plan, le long d'un chemin creux, une
bande de petits personnages confus s'en va vers une
grande ville qu'on aperçoit à l'horizon : Jérusalem; c'est
le titre du tableau. Effet de soir sinistre, qui est déjà
presque la nuit. Et d'où vient cette troupe furtive où
l'on distingue des soldats armés? Ils reviennent du Cal-
vaire, où ils ont crucifié trois hommes. Mais où est-il ce
Calvaire que tant de peintres ont représenté? Eh bien,
il est là, tout près, derrière le spectateur. Regardez sur
le sol rocheux coupé par le cadre, là, en avant, à droite :
ne devinez-vous pas trois ombres projetées, qui ont l'air
de dessiner quelque chose? Elles s'étendent très-loin,
comme si elles couraient après les meurtriers. Quand le
soleil va se coucher, les ombres ont une longueur dé-
salon de 1868. 467
mesurée. L'ombre du milieu pointe comme une lance
vengeresse : c'est la croix du Christ, contre laquelle
s'ébauche vaguement le galbe d'un corps étiré. Les
ombres des deux autres croix sont ramassées et sans in-
dication de formes précises.
Telle est l'invention subtile de M. Gérôme, caprice
très-artiste, assurément, et qui aurait pu inspirer Goya
pour une vive eau-forte ou Daumier pour une lithogra-
phie. S'il convient de traduire cet escamotage spirituel
dans une grande peinture très-travaillée, je laisse la
haute critique en juger. 11 me semble qu'à cette espèce
de lazzi une exécution libre et même un peu fantastique
eût été mieux appropriée ; mais M. Gérôme a l'obstina-
tion du fini, sans aucune miséricorde. C'est une de ses
qualités pour les amateurs méticuleux, mais peut-être
est-ce le vice essentiel de sa pratique, et qui donne à sa
peinture l'apparence de la porcelaine ou de la mosaïque.
Tout le cailloutage de sa campagne de Jérusalem est
précieusement martelé, ajusté, pointillé, poli et vernissé,
comme les petits monuments en coquillages que les
bourgeois achètent aux bains de mer pour en_ orner
leurs cheminées ou leurs consoles. L'ensemble arrive à.
cette fausse réalité des plans en relief, qui représentent
la topographie d'une contrée, avec les accidents du ter-
rain, les rochers, les villages et les arbres; le tout en
carton, en plâtre, en cire, en planchettes, proprement
collés et recouverts d'un enduit bien luisant.
Je n'ai jamais vu d'esquisse de M. Gérôme, mais je
suis sûr qu'il doit faire d'après nature des éludes très-
distinguées. S'il ne poussait pas à outrance la terminai-
son de ses tableaux, son talent, très-agréable à un monde
468 * salon de 1868.
maniéré, deviendrait peut-être moins antipathique aux
amateurs de la franche et saine peinture des anciens
maîtres.
La recherche d'un « sujet à sensation » est, en géné-
ral, la grande affaire des peintres français, — de M. Gé-
rôme en particulier. Paul Delaroche fut illustre pour
avoir eu l'habileté de choisir des sujets touchants et la-
mentables : la pauvre Jane Grey, les petits Enfants
d'Edouard, le féroce Cromwell ouvrant le cercueil de
Charles Ier, etc. Le second tableau de M. Gérôme repré-
sente un homme qu'on vient de fusiller. On en a fusillé
beaucoup, en diverses circonstances, et la morale poli-
tique ne paraît pas s'en émouvoir autrement. Il faut que
celui-là ait été quelqu'un d'exceptionnel. Serait-ce le
duc d'Enghien? Oh! M. Gérôme n'oserait pas rappeler
ce souvenir scabreux! C'est peut-être le maréchal Ney, ce
brave guerrier qui a servi plusieurs monarques et tué
beaucoup de monde, très-glorieusement. — On ouvre le
livret, et l'on voit pour titre : « 7 décembre 1815, neuf
heures du matin. » Eu effet, c'est ce jour-là que le ma-
réchal Ney, condamné par la cour des Pairs, fut exécuté
par un peloton de soldats près de l'Observatoire.
On a déjà critiqué la composition de M. Gérôme, un
peu trop théâtrale. L'homme est étendu à plat, la face
contre le pavé, une mare de sang faisant comme une
auréole autour de la tête. Une haute et longue muraille
sert de fond. A gauche, déjà loin, s'en vont mécanique-
ment les soldats qui ont tué leur grand chef. Seul le
commandant de la troupe se retourne effaré, comme
pour s'assurer cependant que l'homme ne se relèvera
point. Je veux bien que ces petites inventions ne soient
SALON DE 1868, 4M
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pas neuves et qu'elles soient d'ailleurs indiquées par lp
_____i. ; tftg. y-' -, ' (t01uO91rOU «tflwlww
sujet : dans le Saint Vincent de Paul trouvant des enfants
sW^'W''neige, tableau de M. Hersent (?), popularisé pajL,
la gravure, la mère qui vient d'abandonner son enfant
retourne aussi la tête, en s'esquivant dans le lointain.
Mais cette image du meurtre, à la fois légal et honteu^
telle que Fa figurée M. Gérôme, n'en est pas moins très-
saisissante. En vérité, c'est très-mal de fusiller commo
ça un homme, contre un mur, « par une froide matinée
de décembre. » Mais on en tue bien d'autres dans la
moindre petite campagne glorieuse î La tuerie est d'in-
stitution fatale. Que deviendrait-on sans armée et sans
mitraille !
Un sculpteur, élève de Paul Delaroche, M. H.-A. Jac-
quemart, a représenté aussi le maréchal Ney, au mo-
mènt où, debout, il offre aux balles sa poitrine nue.
Cette statue est sans doute destinée à quelque monu-
ment.
Le grand tableau de Gustave Doré, le Néophyte, est
certainement une des meilleures peintures du Salon.
Cet infatigable producteur, cet audacieux praticien, sait
peindre comme les maîtres, quand il veut bien s'appuyer
sur la nature, ce qui ne l'empêche pas d'avoir le génie
fantastique dans certaines séries de ses illustrations. Son
jeune moine est assis au milieu d'une file de religieux
enveloppés de leurs amples frocs en lourde étoffe blan-
châtre, et prenant dans leurs stalles des attitudes di-
verses, les uns renversés en arrière et comme endormis
dans la contemplation mystique, les autres marmotant
des prières, la plupart fermant les yeux et affaissés sous
le régime claustral Quelques-unes do ces figures rappel^,;
T. II. %1
-ocr page 473-470 salon de 1868.
lent les moines de Zurbaran ; la troisième, avec son ca-
puchon sur une tête très caractérisée, est surtout excel-
lente; cet homme là doit avoir lutté dans le monde et
avoir souffert. D'autres ont l'expression d'une béatitude
inepte. Lui, le jeune néophyte, dresse sa tête inquiète
et regarde dans le vide. Il a bonne envie de s'en aller.
Le contraste de cette personnalité bien éveillée au milieu
de ces existences éteintes, c'est tout le sujet du tableau,
largement et grassement brossé dans une gamme presque
monochrome, tranquille et harmonieuse. Pensez qu'il
faut de grandes qualités d'exécution pour ne pas en-
nuyer avec deux douzaines demoihes rangés côte à côte
sur deux bancs étagés.
On ne s'explique guère ce qui décide la plupart dès
artistes à l'adoption du sujet de leurs tableaux, c'est-à-
dire à dépenser trois mois, dix mois de leur vie pour
parachever une image presque toujours étrangère à
leurs propres passions, ainsi qu'aux réalités sociales.
Les « sujets à sensation », très-bien : le Maréchal Net/,
c'est une flatterie politique ; les Trois Ombres, c'est une
bizarrerie qui peut attirer l'attention. La Sage et la Folle,
de Marchai, à merveille, c'est de tous les temps et du
nôtre. Mais ces moines de Doré, qu'est-ce que ça lui fait?
C'était bon à peindre avant la Révolution, en pendant
à la Religieuse de Diderot. Heureusement que ces vingt-
quatre moines n'ont pas coûté vingt-quatre jours de tra-
vail à M. Doré.
Mais voici le plus curieux de tout !
M. Fromentin est un homme très-intelligent, qui a
toujours eu du talent et de l'esprit, à la fois comme lit-
térateur et comme peintre. Il a même dû son double
salon de 1868. 471
succès à sa compréhension de la vie, à l'expression du
caractère des pays et des peuples qu'il a finement étu-
diés dans ses voyages. Faire connaître les Arabes, dans
leurs campements, dans leurs caravanes, dans leurs
chasses, dans les épisodes aventureux de cette race pit-
toresque, c'est bien intéressant; aussi la Tribu nomade
de M. Fromentin a-t-elle été payée 25,000 francs a la
vente Khalil bey. Trop cher, assurément. Mais cette
exagération -de prix semble prouver, du moins, que de
simples sujets empruntés à la nature peuvent passionner
les amateurs, aussi bien, et même mieux, que les sujets
mystagogiques, dits de «grand art », ou que des baro-
queries prétentieuses. Eh bien, je donne à deviner ce
que M. Fromentin a peint cette année.
Il a peint des centaures et des centauresses 1
En conscience, la raison des artistes les mieux doués
est pervertie !
J'ai souvent protesté contre les faunesses, trouvant
que la jambe et le pied d'une femme sont plus char-
mants que la patte d'une chèvre. Je n'aime pas non
plus la sirène, la femme moitié chair moitié poisson.
No pourrait-on s'en tenir à la femme naturelle, telle
qu'elle est de la tête aux pieds? On conçoit encore la
faunesse, avec des sabots de corne pour courir dans les
bois, ou la sirène, avec un appendice de poisson pour
nager dans les mers. Si les femmes étaient venues au
monde comme céladon en prendrait son parti, d'autant
que nous aurions sans doute aussi des pieds do bouc et
des queues de. poisson, pour courir après ces monstres,
sur la terre et sur l'onde.
Mais la centauresse, impossible !
-ocr page 475-472 salon de 1868.
Les centaures et les centauresses de M. Fromentin
font une halte, ou je ne sais quoi, au milieu d'un bois.
A gauche, la plus belle du troupeau est acculée sur ses
pieds de jument et vue de dos. Elle est de poil blanc,
avec une croupe arrondie et une échine serpentine, lisse
et proprette. Elle a quatre pattes, des flancs, un poitrail,
tous les organes nécessaires à sa propre vie et à la. re-
production de son espèce, tout, moins sa tète chevaline.
Sur cette bête presque complète est entée là moitié su-
périeure d'une femme, avec son dos, ses flancs, son sein
et sa tête blonde en harmonie avec sa robe blanche et
soyeuse. Superfétation anormale, dont les faiseurs do
centaures, anciens et modernes, n'ont jamais pu se dé-
brouiller. Mettons un cheval à tête d'homme, ça ne
contrarierait pas absolument les lois physiologiques.
Mais avoir en double des organes pour la respiration,
pour la digestion et le reste, c'est absurde. Il paraît que
les centaures et centauresses sont ainsi. Toutefois, je
n'en ai jamais vu. Si M. Fromentin en a vu quelque
part dans le pays africain, je le saurai et je ne manque-
rai pas de faire un voyage artiste dans des contrées si
fabuleuses.
Cette blonde cavale — je n'ai pas regardé les autres,
qui peuvent être alezan fauve ou noir d'ébène, — a été
caressée avec une extrême délicatesse par le pinceau de
M. Fromentin. Elle attire la main comme ces petits
chats blancs qui boivent du lait dans des coupes de
Japon et qui ont un petit collier de ruban rose. Si j'a-
chète ce tableau, je le couperai en morceaux, j'en-
CEtdrerai dans une petite bordure le torse de femme,
et je ferai terminer la jument avec une belle enco-
salon de 1868. 473
lure, une crinière aux vents et une tête hennissante.
II faut croire que M. Fromontin a été absorbé par
cette peinture des Centaures, car son second tableau,
Arabes attaques par une lionne, n'a pas les qualités de ses
œuvres précédentes : il est confus, il manque de légè-
reté et de lumière.
Nous sommes plus à l'aise avec Philippe Rousseau.
Ce qu'il a peint, je l'ai vu. C'est... j'en ai sur ma table
de travail et sur mon balcon ; vous 011 avez sans douto
aussi sur votre cheminée, ou dans votre jardin : des
fleurs!'C'est moins rare que des centauresses. Nous
pourrions tous être plus heureux que nous ne le sommes,
puisque « ce qui est beau et bon, on le trouve partout,
comme disait autrefois un critique de mes amis : les
femmes et l'amour, la pensée et les-rêveries intellec-
tuelles, le ciel, la mor, les forêts, les fleurs. » Un vase
de faïence avec des roses, — d'un rose tendre, un pot en
verre avec des pavots d'un rouge ardent, en arrière,
dans la demi-teinte, une ruche d'abeilles, bien à portée
de butin, cela suffit pour faire un chef-d'œuvre. Ces
Fleurs d'été doivent être le pendant des Fleurs d'au-
tomne, exposées en 1860, un chef-d'œuvre pareillement,
aujourd'hui chez la princesse Mathilde.
Philippe Rousseau est un vrai peintre, qui ne fait pas
les fleurs à la manière des enlumineurs pour les traités
de botanique. Il peint la masse d'un bouquet et non le
détail de chaque fleurette. C'est le procédé des maîtres.
Les grands maîtres qui ont point de tout ont peint tout
mieux que les spécialistes d'un genre borné. Quand Ru-
bens fait des fleurs dans ses Jardins d'amour, elles sont
plus vivantes que les fleurs métalliques de l'habile jésuite
474 salon de 1868.
d'Anvers. Les fleurs d'Eugène Delacroix valent un peu
mieux que les fleurs de Saint-Jean de Lyon. La seule
critique que l'on puisse adresser à cette peinture de
M. Philippe Rousseau est de n'avoir pas fait un fond
clair, par exemple, un ciel lumineux, puisque ces fleurs
sont d'été. C'eût été brave de tenter la lutte des pavots
contre l'éclat d'un soleil enflammé. Les fonds clairs sont
■ » * •
extrêmement rares chez les fleuristes, même les plus ha-
biles, comme les de Iïeem, Rachel Ruysch ou van
Huysum.
La plupart des peintres modernes craignent le soleil.
Même quand ils peignent en plein air, ils font noir. Ri-
bot, par exemple, est un des plus obstinés parmi ces te-
nebrosi.
Dans son tableau magistral, intitulé Curiosités, où il
a réuni des armures, des ciselures, des objets d'art de
toute sorte, M. Volloti est resté sombre. Ses cuirasses
brillent mieux peut-être, ses vases ont plus de relief, sur
un clair-obscur profond, mais l'ensemble a quelque
chose de morne, au lieu d'égayer par la vivacité des
couleurs jouant]dans une atmosphère radieuse. Ce grand
tableau n'en est pas moins une peinture très-forte et
très-savante, et qui ferait bien dans la salle d'armes d'un
château.
Ces Armures de Vollon, ces Fleurs de Philippe Rous-
seau, qui se trouvent compter parmi les meilleures pein-
tures du Salon, n'est-ce point un signe de la décadence
de l'art, — du grand art qui représentait les dieux et
les héros, les saints et les princes? Hélas, oui! On fait
toujours cependant des Naissance de Minerve et des
Naissance d'Eve, des Amours et des Anges, des lier ma-
salon de 1868. 475
phrodites, Josué arrêtant le soleil et Jésus arrêtant la tem-
pête, la Résurrection d'un mort, Y Immaculée Conception,
la Vierge enceinte, un Homme soutenu par la Religion
dans le chemin de la vie, et autres curiosités, sans comp-
ter les centauresses et les faunesses.
Mais ces productions du grand art sont éclipsées par
les productions d'un autre grand art militaire et bona-
partiste : le Jeune Bonaparte à Toulon, Embarquement
du général Bonaparte pour l'Egypte, le Retour de l'île
d'Elbe, les Massacres en Crimée, les Entrées glorieuses à
Mexico, etc. Le malheur est que personne ne fait plus
attention à Minerve et ne croit plus aux miracles. La
haute critique a beau décrire avec magnificence des
toiles de vingt pieds, le lecteur est tout étonné de ne les
avoir pas même aperçues au Salon. La Transfiguration
de Raphaël ne nous intéresserait peut-être plus aujour-
d'hui. Autres temps, autres tendances. Le monde mo-
derne s'est détourné du mysticisme contradictoire à la
science et à la raison. Il n'accepte plus les centauresses
ni les anges, les femmes terminées en jument et les
hommes avec des ailes. Résignons-nous à la réalité.
M. de Girardin a bien raison : la presse est impuis-
sante, du moins dans les pays despotiques tels que la
France. Sur les arts spécialement, à quoi sert la critique?
Est-ce qu'elle a changé le goût des riches acheteurs pour
la mauvaise peinture, ou modifié la manière des mauvais
476 salon de 1868.
peintres? On ne peut pas empêcher que MM. X, Y, Z ne
soient considérés comme de grands artistes et qu'une
Aimée qui fait « danser son ventre » ait du charme pour
les turcos de Paris. On peut même avouer que la cen-
tauresse est une image du temps : la femme et le cheval
unis ensemble par un assemblage monstrueux; le turf et
le boudoir ; le sport et la prostitution ; les courses et la
maison dorée. Dénaturer la nature semble aujourd'hui
plus que jamais l'objet de la civilisation. Naguère les
femmes rousses teignaient en noir leurs cheveux; à pré-
sent les femmes brunes portent des chignons rouges. La
nature « n'embellit plus la beauté. » Elle a été remplacée
par les couturières, les modistes et les parfumeurs. Les
artistes n'ont doue qu'une préoccupation : suivre la
mode, comme les femmes. La critique ne peut rien
contre ces mœurs.
C'est pourquoi, en ce qui me concerne, je suis un cri-
tique résigné,— amorti, — d'autant que les peintres qui
sont censés représenter des tendances nouvelles, et qui
devraient prouver par des œuvres ce que nous indiquons
par des paroles, no nous aident pas beaucoup.
. Oh! quand il y a lutte et passion des deux côtés,
quand l'originalité bataille contre la routine, il y a plai-
sir à combattre pour les novateurs, qui doivent finir par
vaincre. L'histoire de la génération romantique, aujour-
d'hui presque disparue, montra que quelques vaillants
hommes, animés par l'esprit do liberté, peuvent suffire
à triompher d'une armée de mercenaires, enrégimentés
par les classes souveraines.
Maintenant, pas la moindre passion. L'atonie univer-
selle. L'art est devenu anème, ou anémique. Il n'a plus
salon de 1868. .477
la force, ni môme le désir, de reprendre une hygiène .
tonique, dans les conditions naturelles. Pour sauver de
nobles poitrinaires, on leur ordonne quelquefois de vivre
dans une étable au milieu des émanations animales.
Dans le temps où nous allions avec Couture et autres
artistes voir arriver aux barrières les troupeaux qu'on
amène à Paris, j'ai connu une princesse qui entrait tous
les matins à l'abattoir, par ordonnance de médecin. L'art
aurait grand besoin de se faire berger, de vivre avec les -
campagnards et la nature, avec les travailleurs de toute
sorte, qui exercent leur activité naïvement et fatalement
sur le monde réel.
Ah ! que l'art à la mode est malsain ! Un élève de
M. Gérôme, sachant que son maître avait commencé par
une petite Grecque avec des coqs, a peint une petite
Egyptienne avec des ibis. Couchée sur les dalles, elle
donne à manger à deux ibis "sortant de leurs cellules.
L'auteur de ce tableau, M. Pinchart, a certainement un
dessin distingué et un coloris très-fin. Mais, faute de
sang et de nature, sa fillette est œdémateuse au dernier
degré. Pardon des images repoussantes que cette pein-
ture malade provoque forcément : une vessie pleine do
virus. N'y piquez pas une épingle !
Sans la mode et les prétentions au style, peut-être que
M. Pinchart eût fait d'après nature une fraîche Normande
jetant du grain à ses poulets. Il est vrai qu'un tel sujet
serait bas et indigne. — Pourquoi?
Un autre exemple, très-notable, de l'aberration où en-
traîne cette recherche de ce qu'ils appellent le grand art
et Y idéal, c'est une figure intitulée le Jeu et destinée au
cercle de l'Union artistique, par M. Puvis de Chavannes,
478 salon de 1868.
un des favoris de la haute critique. Il avait montré, à
quelques salons précédents, des compositions symboli-
ques, pâles comme des fresques, ayant une certaine ap-
parence grandiose ét de la tournure dans le dessin. Il
avait encore alors quelque chose de l'atelier do Couture,
un de ses maîtres, suivant lo livret.
Le Jeu est représenté par une femme nue, debout, de
face., la main gauche crispée dans le vide, la main droite
» ouverte et laissant pleuvoir des pièces d'or. Pas de tête,
pas de sein, pas do membres. Elle ne tient pas sur ses
jambes. Elle n'a pas forme humaine et elle ne saurait
vivre. Je suppose que cette atrophie hideuse est un sym-
bole : le jeu anéantit l'être humain... Est-ce cela? Thèse
morale à prêcher à Notre-Dame, en mettant derrière la
chaire cette figure allégorique. Lo Père Hyacinthe, se
retournant avec colère, pourrait dire : — vous voyez,
mes chers frères, lo Jeu 1 comme c'est laid!
Les peintres de l'idéal ne brillent pas cette année.
Dans sa Pastorale, M. Bouguereau, qui remportait le
grand prix de Rome en 1850, a l'air de concourir encore
avec les jeunes élèves de l'école des beaux-arts. Dans
ses Idylles, M. Emile Levy, autre grand-prix de Rome
(1855), n'a plus même cette délicatesse mièvre qui plai-
sait aux curieux. M. Levy, comme toute la pléiade qui
se rattache à « l'école du style », passe pour un fin des-
sinateur. Ils ont tous la triste habitude do dessiner gros-
sièrement les extrémités, surtout les pieds, dans le goût
des immenses pieds plats d'un certain Homère. On ne
me fera jamais croire que les petites Grecques du bon
temps eussent des pieds — à dormir debout : je ne
sais qui vient de faire ce joli mot; ce doit être Ro-
salon de 1868. 479
chefort, dans son Salon, plein d'esprit et d'originalité.
Il nous manque l'auteur du Sphinx, d'Orphée, et de
Diomède, M. Gustave Moreau. La haute critique doit re-
gretter son absence, cap elle n'a plus guère de prosélytes
sur qui s'appuyer. M, Cabanel n'a exposé que des por-
traits; ça ne prête pas aux élucubrations de l'esthétique,
comme sa Nymphe enlevée par un satyre ou son Paradis
terrestre. Mais j'ai découvert dans la grande salle de
l'Ouest un tableau mirifique et qui rno semble du style
sublime : le Père éternel, gigantesque, occupe presque
toute la toile ; il gesticule sur des nuagès d'où se préci-
pite un ange exterminateur; sous le nuage pesant, se
sauvent Adam et Eve, gros comme des rats. Si ce n'est
pas là une composition dantesque, michelangesque et
miltonienne, je n'y connais plus rien. Et l'exécution est
à la hauteur de la conception. C'est peint comme les fa-
meux Chevaux qui, à la fameuse exposition des Ré-
prouvés en 1863, suffirent à faire connaître M. Vincent
Brivct, élève de M. Yvon. Je regrette de n'avoir pas
cherché dans mon catalogue le nom de l'auteur de cette
Expulsion du paradis terrestre. Pour la décoration des
monuments religieux, il serait à M. Flandrin ce que Mi-
chel-Ange fut à Raphaël.
Je n'aime pas à parler des militaires, ni des prêtres ;
deux castes dont je me détourne (en latin avertere, aver-
sio) avec ce respect légal que le régime français impose.
Je n'ai jamais rien dit contre aucun soldat ni contre au-
cun évêque, n'est-ce pas? Je laisse les peintres de ba-
taille, de caserne et de sacristie faire leurs images car-
navalesques comme il plaît aux maîtres de l'Etat et de
l'Église.
480 salon de 1868.
La justice en peinture m'entraîne, cette fois, hors de
ma réserve. Les sapeurs du 2e cuirassiers de la garde
sont des militaires fort pittoresques, dans un grand ta-
bleau de M. Regamey. Si ces gaillards-là s'en allaient
bêcher des pommes de terre, je défierais les Prussiens
de les arrêter. Ils ont quitté la blouse pour se déguiser
sous de superbes manteaux rouges et ils montent des
chevaux noirs. Ces rouges et ces noirs sur un fond de
ciel gris décident une harmonie puissante dans la pein-
ture de M. Regamey. Vraiment, ces sapeurs, placés dans
le grand salon, -en face des moines de Doré, sont aussi
une des œuvres notables de l'exhibition.
Après avoir honnêtement glorifié l'armée en peinture,
je m'en tiens là; je ne parlerai plus d'aucun guerrier,
sauf d'un Vainqueur, par M. Erlimann, soupçonnant que
ce chef barbare peut être quelque Vercingétorix qui a
défendu sa patrie contre les Romains, en quoi on ne
saurait le blâmer d'avoir tué ses envahisseurs. Le mal-
heur est qu'une femme allégorique, avec des ailes et une
draperie rose flottante, le couronne, de même qu'une
muse ailée inspire Cherubini, dans son portrait au
Luxembourg. Je demande aux artistes, trop impuissants
pour exprimer sans fantasmagorie la signification d'une
figure, d'en revenir aux inscriptions sur des rouleaux de
papier, comme on fit souvent au moyen âge.
A présent, c'est fini. Plus de soldats, ni plus de prêtres I
Avec les paysans (ce qui veut dire en grec les gens du
pays, et en diverses autres langues les citoyens travail-
leurs do la terre et producteurs des denrées les plus
utiles à la ville), nous avons le plaisir de nous retrouver
en pleine nature.
salon de 1868. 481
Jules Breton, de Courrières, dans le Pas-de-Calais,
est toujours l'habile interprète de ces races qui, en
France, savent à peine lire, et que leur ignorance naïve
préserve sans doute de la déformation morale et phy-
sique. Comme il les aime, il les embellit peut-être. Ou
peut-être seulement sait-il les choisir. Comptez les de-
moiselles qui assistaient dimanche au Derby de Chan-
tilly; prenez un nombre égal de paysannes dans une
commune quelconque ; nommez un jury formé do séna-
teurs, qui sont les aréopagistes de la nouvelle Athènes
parisienne, de rédacteurs des petits journaux, qui sont
connaisseurs autorisés en toutes choses, avec un appoint
de bourgeois sans aucune esthétique préconçue ; faites
juger sur nature le procès do Phryné contre la paysan-
nerie féminine ; et pariez pour les beautés colorées par
le soleil et parfumées par le grand air.
L'un des tableaux de Breton représente la Récolte des
pommes de terre : une jeune fille debout et de profil tient
le sac ouvert; une femme agenouillée y verse le con-
tenu d'une manne. Le champ est plat et simple, sans
aucun accident du paysage. Pour fond, un ciel d'après-
midi, sur lequel se dessine la tête caractérisée de la
jeune fille, aussi sérieuse que si elle accomplissait une
mission religieuse. Peut-être même mérite-t-elle mieux
le paradis que les moines de Doré.
Le second tableau de Breton est plus intime et plus
original. Il sort de la série des faneuses, moissonneuses
et autres laborieuses. Une échappée de plaisir. Dans un
petit jardinet, en avant de maisonnettes ombragées d'ar-
bustes, il y a des pots de fleurs égarés parmi les herbages
et les cultures légumièrcs. Une jeuno servante, en petit
482 salon de 1868.
bonnet rond, est venue furtivement s'agenouiller devant
un héliotrope dont elle sent la fleur. Fillette délicate et
gentille, qui trahit son instinct bien naturel. La tête est
délicieuse, et tout est peint amoureusement, avec finesse,
dans une coloration distinguée. Cette petite page de pein-
ture, comme on dit en français banal, fait songer à cer-
taines pages des romans de George Sand, la Petite Fa-
dette ou Geneviève.
Voilà un tableau que j'adopterais pour le risquer au
milieu de mes vieux hollandais expressifs de la vie fami-
lière. En voici un autre : c'est Marguerite, par M. Gus-
tave Jundt.
Marguerite, sœur
De la fleur,
Fait aussi simplette
Sa toilette,
A l'eau du lavoir,
Son miroir.
Ces vers charmants de M. Louis Ratisbonne, M. Jundt
lés a traduits en une image qui pourrait s'intituler Idylle
ou Eglogue, tout comme les grecqueries des adeptes du
haut style. Les peintres d'idylles grecques ont même ce
désavantage, qu'ils n'ont jamais vu les genoux de Chloé
traversant un ruisseau, tandis que M. Jundt peut avoir
eu la chance, — dont je le féliciterais, — d'avoir aperçu,
entre les branchages des saules, le sein de Marguerite,
qui ne s'en doute pas. L'air est encore voilé de la brume
argentine du matin. Marguerite se lève de bonne heure
pour aller aux champs. Comme la fleur, — sa sœur, —
elle aime la rosée, et d'abord, s'esquivant do la ferme,
elle va rafraîchir, à l'eau du lavoir solitaire, sa tête in-
salon de 1868. 483
génue et ses beaux bras. Elle est là, vue de face, ses
longs cheveux encore épars, le corsage entr'ouvert,
heureuse de son aspersion bienfaisante, comme le moi-
neau qui remue ses ailes dans une petite flaque d'eau
claire. Quand Marguerite aura renoué sa chevelure et
agrafé son corsage, elle aura l'air de Jeanne d'Arc et,
proprette, elle s'en ira garder ses moutons ou remuer les
bouquets d'herbe fraîche.
Celte toilette d'une fille de la nature est extrêmement
chaste. Le modèle est étranger aux provocations de la
vie civilisée, j'entends aux mœurs des villotiers. Margue-
rite n'a jamais approché de Paris, ni d'une grande ville.
On ne l'eût pas laissée retourner au pays. Restes-y, Mar-
guerite. Tu es plus belle et plus saine, et non moins irré-
sistible que la rousse courtisane de notre ami Marchai.
Un grand charme de cette composition toute simple
est l'atmosphère qui entoure Marguerite. Le paysage est
vague sous la vapeur matinale, dans les tons nacrés
qu'affectionne Corot; la touche en est légère, les détails
y sont noyés dans une douce harmonie; si bien que la
vierge rustique semble apparaître au milieu des nuages
comme une madone de Murillo.
Un tableau généralement estimé, et appartenant à la
galerie nationale de Berlin, est la Première Leçon de danse
au village, par M. Vautier, Suisse d'origine, mais formé
à l'école de Diisseldorf.
On dirait que M. Gustave Brion se rattache à la même
école, bien qu'il n'ait peut-être jamais travaillé outre Rhin.
Ses Pèlerins de Sainte-Odile, qui lui valurent une première
médaille et la croix en 1863, sont maintenant, je pense,
au Musée du Luxembourg. Son tableau intitulé la L<o-
484 salon de 1868.
ture de la Bible représente un intérieur protestant de
l'Alsace. Le vieux père, qui lit avec recueillement, est
assis à gauche, un peu isolé comme un prédicateur. La
famille, hommes, femmes et enfants, et môme quelques
voisins, écoutent, dans des attitudes diverses. Plusieurs
de ces figures sont Lien agencées. Il y a des têtes expres-
sives. Le dessin est correct et serré. Los accessoires sont
peints avec beaucoup de soin. Et précisément à cause de
ces qualités minutieuses, l'ensemble reste assez froid.
Un peu de spontanéité et de flamme, par-dessus celte
élaboration consciencieuse, et le talent de M. Brion y
gagnerait.
La peinture, comme les personnes naturelles, a son
magnétisme. Expliquez l'attraction qu'exerce une petite
infante de Velazquez, malgré la morbidesse de ses traits
et sa petite mine burlesquement hautaine, ou l'enthou-
siasme qu'inspire parfois la moindre ébauche d'un maî-
tre ? Est-ce que la nature ne se présente pas souvent pour
ainsi dire sous l'aspect d'une esquisse? Et ce sont juste-
ment ces effets vagues — infinis — qui ont le plus d'at-
trait. Le soleil a do ces caprices : il lui plaît de ne pas
accentuer également tout par de vifs rayons, et de laisser
des parties indistinctes, neutres, autour de personnages
ou d'objets énergiquement affirmés. L'art doit faire son
profit de ces enseignements du grand montreur d'images,
le soleil.
L'escamotage est un des artifices de la peinture, fami-
lier aux praticiens supérieurs, tels que Rembrandt, Hais,
Brouwer, Jan Steen, Rubens, van Dyck, Velazquez ou
Titien, mais qui ne semble pas agréer aux peintres mo-
dernes. En peinture, comme en politique et en di-
salon de 1868. 943
plomatie, il faut quelquefois dissimuler pour réussir.
Je cherche de ces tableaux magnétiques et attractifs
qui communiquent la flamme. Je n'en trouve point.
L'Huître et les Plaideurs de Ribot, c'est, comme tou-
jours, une œuvre savante, mais charbonneuse ; sans le
titre inscrit au catalogue, on n'en devinerait point le
sujet. Impossible également do deviner l'époque ni le
pays où la scène se passe. Trois bonshommes, en cos-
tume indescriptible, qui font on ne sait quoi, et l'on ne
sait où. Est-ce le jour, ou la nuit? Le fond, est-ce un
intérieur, ou un effet de plein air? On remarque çà et là
des mains et des morceaux d'étoffe excellemment peints.
Mais, malgré cetto dépense de talent, le tableau est
comme non avenu. M. Ribot devrait oublier Ribera, Va-
lentin et les autres broyeurs de noir, et peindre en
pleine lumière. Nous l'attendons sous l'orme, au grand
jour.
M. Roybet a aussi le défaut de ne pas s'inspirer tout
directement de la nature et de chercher les effets de la
vieille peinture ; no vous tourmentez pas de cela, mes
amis, vos tableaux noirciront assez avec le temps. Faites
clair d'abord, le plus clair possible, car finalement la
lumière est le premier magicien de votre art.
Lumière implique ombre, c'est vrai. Comme l'homme
qui avait perdu son ombre, le soleil lui-même s'effraye-
rait s'il perdait le contraste à son éclat. La lumière égale
partout, ce n'est pas beau sur la nature; aussi ces'offets
sont extrêmement rares. En peinture non plus, ce n'est
guère supportable, et le clair-obscur est à la fois un des
prestiges et une des difficultés dans toute image exprimée
par la couleur. Dégradation de la lumière jusqu'à des
486 salon de 1868.
sombreurs, toujours transparentes. Mais jamais de ténè-
bres.
Je connais un excentrique — peut-être est-il de la fa-
mille féline des lynx — qui soutient qu'il ne fait jamais
nuit noire. Il est certain qu'on finit par voir très-clair
dans « l'ombre des cachots ;>.
Roybet a fait des Joueurs de trictrac : deux gentils
jeunes hommes, assis à une table, en costume du sei-
zième siècle. Pourquoi ce déguisement? C'est le reproche
qu'on a raison d'adresser aussi à Meissonier. Pour lire
ou dessiner, pour regarder des estampes ou jouer au tric-
trac, il n'est pas nécessaire, de porter la défroque d'un
siècle passé, ou de sortir d'un bal masqué à l'Opéra.
Des étudiants en veste de velours, des ouvriers en blouse,
des canotiers en jaquette rouge, ne seraientdls pas aussi
pittoresques que des mignons de Henri III, des pages de
Louis XIII, ou de petits marquis Pompadour?
Les deux tableaux qui ont décidé la réputation de
Roybet : un Fou sous Henri III (Salon de 1866), aujour-
d'hui chez la princesse Mathilde, et la Joueuse de man-
doline (Salon de 1867), offraient pareillement cette mas-
carade de costumes. Un piqueur en guêtres de cuir
aurait pu conduire les deux superbes limiers du fou de
Henri III, et, pour pincer de la mandoline, une toilette
splendide et capricieuse de quelque lionne moderne fe-
rait aussi bien que le costume d'une courtisane vénitienne.
Pourquoi donc ce parti pris d'anachronismes, quand
il s'agit de sauver et de régénérer l'art en se rapprochant
de la nature et de la réalité?
Ainsi costumés à la Valois, les petits joueurs de tric-
trac ont d'ailleurs des physionomies espiègles, très-at-
SALON DE 1868.
lentives et très-fines. Les poses sont naturelles et même
élégantes dans leur abandon. Le dessin général est très-
juste. Les mains ont de l'expression." La boîte du trictrac
est une merveille d'exécution précieuse, au milieu de
cette peinture large et solide, malgré la petite propor-
tion des figures. Seulement le fond est noir ! Pieter de
Hooch, van der Meer, de Delft, ou Jan Steen, y eussent
percé quelque fenêtre pour laisser jouer une gaie lu-
mière derrière les personnages, sur les étoffes et sur les
accessoires.
Ces Joueurs de trictrac, la Marguerite à la fontaine et
là Jeune Paysanne à Vhéliotrope, ce sont les tableaux de
genre que je choisirais au Salon.
M. James Tissot est toujours très-personnel et très-
distingué dans sa manière un peu prétentieuse et —■
pour employer une expression vulgaire — tirée à quatre
épingles. Ça vaut mieux que Fart rougeaud et vulgaire.
Il est petit maître, mais il est maître, puisqu'il fait ce
qu'il veut et comme il veut. Il procédait d'abord un peu
de Leys, hantant les maisons gothiques à pignon pointu,
caressant des demoiselles à coiffe bordée d'or. Puis il
s'est rajeuni de quelques siècles, il s'est mis dans ses
meubles et il a fréquenté des personnes de son temps. Le
jour où il fit la connaissance des jDeux Sœurs, ces femmes
vertes que noue avons justement vantées au salon
de 1864, il a été tout émancipé. Il a surpris de jeunes
pêcheuses au bord d'un ruisseau, sous des pommiers
fleuris (1865). Il a confessé de belles pénitentes dans des
chapelles bretonnes (1866), ou écouté les confidences do
pensionnaires en promenade au printemps (1867).
Cette fois, il expose une vue du jardin des Tuileries,
487
488 salon de 1868.
trop mince, et un Déjeuner sous la treille, à l'époque du
Directoire. Tête-à-tête galant d'un incroyable, peut-être
quelque représentant du peuple, et d'une femme égarée.
La physionomie de l'homme a une expression narquoise,
assez inquiétante, et qui fait soupçonner un drame à ses
premiers actes. Le berceau de feuillages, tous les acces-
soires sont travaillés d'une brosse aiguë, avec une déli-
catesse qui devient de la maigreur. Cela rappelle lo
procédé des préraphaélites anglais il y a quinze ans.
M. Toulmouche est aussi un précieux, mais dans un
style moins particulier. Il peint les discrets épisodes de
la vie des jeunes bourgeoises : un Lendemain de bal, le
Fruit défendu, Y Attente, un Mariage de raison; et, cette
année, le Dernier Coup d'œil et un Jour de fête. Ces petites
personnes sont assez intéressantes avec leurs formes ron-
delettes et leurs têtes malicieuses. Peinture sage et
propre, qui plaît aux maîtresses de pension et aux fa-
milles de douces mœurs.
Un tableau très-original et chaudement peint, c'est lo
Conteur d'histoires, par M. Bellet du Poisat, qui s'est es-
sayé dans des manières et des sujets très-divers. Il a fait
de grandes compositions historiques ou dramatiques,
des scènes de la Bible, dans le sentiment d'Eugène Dela-
croix, comme ses Hébreux du salon de 1865, quelque-
fois d'excellents paysages, comme ses "Moulins de Dor-
drecht (salon do 1866). Lo conteur d'histoires a pour
auditeurs une jeune femmo et une vieille, un jeune
garçon et une jeune fille, tous assis sur un talus au bord
d'un bois. Les histoires qu'il leur conte ne sont pas d'au-
jourd'hui, car il porte un costume tout rouge à la mode
du seizième siècle, et les autres sont du môme temps.
salon de 4868. 489
Le rouge et les couleurs bariolés font à merveille sur la
forêt verte. La structure et la pose des personnages ont
quelque chose de baroque et de robuste, qui attire l'at-
tention.
Il y avait un peintre sur lequel la jeune école comp-
tait beaucoup, M. Alphonse Legros, auteur d'un grand
tableau appartenant au docteur Ricord, et intitulé \a. Dis-
cussion scientifique, exposé en 1863. Depuis, M. Legros
avait été travailler en Angleterre. Il reparaît aujour-
d'hui avec deux sujets d'église : une Amende honorable,
où je ne sais quels pénitents se prosternent devant un
haut dignitaire ; et un Lutrin, trois ou quatre chantres
en soutane rouge et surplis blanc. Il est bizarre qu'un
long séjour en Angleterre, où, je crois, il demeure en-
core, l'ait fait tourner à des sujets si indifférents à la vie
moderne. El surtout il est regrettable que sa pratique
soit tombée dans la même décadence que son inspiration.
Sa peinture était vivante autrefois; maintenant, avec
une certaine science froide, c'est la mort.
Un sujet en harmonie avec les idées du temps peut
être une raison de succès. Les peintres du boudoir et du
sport le savent bien et ils en profitent, de leur côté. Au
salon de 1866, M. Duran, de Lille, avait exposé un
« souvenir de la campagne de Rome », Y Assassiné, re-
marqué par les visiteurs et loué par la critique. Il a peint
cette année, avec le même talent, Saint François d'As-
sises recevant les stigmates. Qui l'a vu et qui en par-
lera, sauf peut-être l'Univers religieux?
Au contraire, Courbet avait trouvé un sujet — un litro
— piquant, humoristique, original : Y Aumône du men-
diant. Quelle leçon de fraternité ! Mais si le sujet peut
/
-ocr page 493-490 salon de 1868.
empêcher le succès, il ne l'entraîne pas à lui tout seul.
Courbet s'étonne sans doute de la froideur de ses amis
vis-à-vis du vieux mendiant, déguenillé, qui donne une
piécette à un petit bohémien. Mais ses amis s'étonnent
que, pour représenter la pauvreté généreuse, l'humanité
persistant vaillante et solidaire malgré la plus extrême
misère, il ait choisi exprès un type affreux et repoussant.
N'a-t-il jamais vu des mendiants superbes, sympathiques
sous leurs haillons, et auxquels on donnerait franche-
ment la main comme à des gentlemen? Frédérick Le-
maître a quelquefois exprimé au théâtre ces individua-
lités immaculées, toujours hautes et fortes, quelle que
soit la bassesse de leur condition sociale, par exemple,
dans le Chiffonnier de Félix Pyat. L'idée, puisque l'ami
de Proudhon peint des idées, c'était de montrer un
homme ayant sauvegardé le caractère humain, protes-
tation excentrique contre les fatalités du sort, contraste
vivant à la dégradation des classes élevées. Au simple
point de vue pittoresque, c'était là encore ce qu'il fal-
lait chercher : une certaine beauté do race, native et
inéluctable, que ne sauraient absolument déformer les
accidents extérieurs, et qui s'affirme "tout de même, dans
la vieillesse et la pauvreté, par la tournure, le geste, la
physionomie.
Il païaît que Théopile Gautier, qui loue tout le monde
uniformément et qui peut-être a quelquefois loué Cour-
bet comme les autres, l'a abîmé cette année dans le Mo-
niteur. Il a profité de la bonne occasion pour attaquer
un ennemi des doctrines consacrées; mais ce tableau
ne fait rien à la valeur a du maître-peintre ». Qu'on aille
revoir un ensemble de ses œuvres à son exposition par-
SALON DE 1868.
ticulière, réouverte au carrefour de l'Aima et augmentée
de beaucoup de productions nouvelles. Il n'est besoin
d'aucune hardiesse pour dire et écrire que Courbet est
aujourd'hui le plus peintre de l'école française. Les an-
ciens compagnons d'Eugène Delacroix dans sa lutte ro-
mantique savent que le temps finit par donner raison —
à ceux qui n'ont pas tort.
III
Il fait très-chaud. Tout Paris s'en va sur les bords do
' la mer ou dans les campagnes. Allons-nous-en vers les
forêts de Compiègne ou de Fontainebleau et autres lieux
affectionnés des paysagistes. Peut-être serons-nous en-
traînés en Italie, en Egypte et jusque dans l'Inde. On
voyage si vite à présent ! En partant le matin par Ville-
d'Avray, j'ai l'espoir que nous arriverons aux grandes
Indes ce soir.
C'est Corot qui nous arrête à Ville-d'Avray. « La ma-
tinée est belle. » Des terrains marécageux, précédant les
bois, sont encore couverts de brouillards. La brune ar-
gentine plaît toujours à Corot, qui se lève de bonne
heure, mais qui fait la sieste dès que le soleil rayonne
sur la terre. Une petite pastourelle, les pieds dans l'eau,
garde quelques vaches, heureuses en ces frais herbages.
Corot n'a jamais fait qu'un seul et même paysage. Ce-
lui-ci est une des meilleures épreuves de son atelier do
reproduction. Le second tableau qu'il a exposé, le Soir
— vous voyez bien qu'il ne peint jamais en plein jour —
491
492 salon de 1868.
représente un groupe de gros arbres au bord d'une ri-
vière traversée par un troupeau. Pendant que Corot
dormait son somme, le soleil avait pompé les vapeurs
du matin, qui, à cette heure, redescendent tran-
quillement pour s'étendre sur le gazon et y passer la
nuit.
Chintreuil, qui est matinal aussi, a vu le Lever de
Vaurore après une nuit d'orage. Il avait attendu ce spec-
tacle à un bon endroit : devant lui, — devant nous, —
au premier plan, un lac encore émouvé par la tempête
passagère. De l'autre côté de l'eau s'élèvent à droite des
terrains montueux et à gauche une autre éminence cou-
ronnée d'arbres. Dans la courbe centrale, ménagée
entre ces hauteurs et formant comme l'ouverture d'une
vallée, là précisément apparaît l'aurore. Fameux théâtre
pour dresser sur cette balançoire une jeune sylphide
aux doigts de rose chassant avec son éventail Pompa-
dour les gros nuages noirs qui ont tourmenté la terre. Je
ne serais pas étonné qu'il y eût encore au salon de ces
Aurores du « grand style ». N'est-ce pas très-prosaïque
et même matérialiste de montrer dos teintes rosâlres
précédant l'apparition du disque éblouissant ? De môme,
en littérature, dire : Le soleil se lève, le soleil se couche,
ce n'est pas poétique, outre que cette locution est anti-
galiléenne et antiscientifique. Si la terre tourne, comme
les savants croient en être sûrs, on ne doit pas laisser
entendre que le soleil fait la roue autour d'elle et que,
après l'avoir regardée d'un œil ardent, il aille se cou-
cher. Pour mettre le langage en harmonie avec les faits
scientifiques, il faudra changer tout cela, et, par la
même occasion, les sexes du soleil et de la lune, dans la
SALON DE 1868.
langue allemande, qui féminise le soleil [die Sonne) et
masculinise la lune [der Mond).
On voit que nous avons beaucoup à faire, en toutes
choses, par le temps qui court — bien plus vite qu'au-
trefois.
Le tendre Chintreuil, excité sans doute par l'orage,
s'est monté au ton le plus énergique pour peindre cette
bataille des éléments, cette victoire de la lumière sur
les ténèbres. Les verts glauques de l'eau, les bruns sourds
des terrains, les bandes rouges du ciel ont une intensité
rare, même chez des coloristes plus violents.
Surprendre la nature dans ses moments capricieux,
c'est la passion de Chintreuil. N'avez-vous pas admiré
parfois la pluie en plein soleil ? On fauche la luzerne
sur des champs plats inondés de lumière. Les petits tas
d'herbe coupée, d'un vert enfleuri de rouge, brillent
comme des bouquets rangés sur le sol. Mais voilà qu'il
pleut plus loin, à l'autre bout du champ 1 Une douce
pluie d'été, qui raye le ciel lumineux, aspersion bien-
faisante qui n'effarouche pas le soleil. Cet effet est char-
mant dans le second tableau de Chintreuil.
M. François Daubigny a fait un Printemps. Le prin-
temps est d'invention moderne en peinture. Trouvez-en
des exemples chez les anciens maîtres néerlandais 1 Les
paysagistes romantiques non plus ne risquèrent pas
souvent l'éclosion des feuilles -, en général, ils préférèrent
l'automne avec ses végétations roussies. Les Anglais,
plus téméraires, et chercheurs de nouveauté en tout,
ont découvert les pommiers fleuris sur de fraîches pe-
louses. Constable avait déjà fait des prés d'un vert scan-
daleux, — tel qu'on en voit partout au mois de mai. 11
. T. H. **
493
îoi salon de 1868.
n'était pas question alors, dans les diverses écoles, de
faire en peinture ce qu'on voit. Millais et bien d'autres
ont décidé plus tard cette révolution naturaliste, toute
simple, mais qui effraye encore les sénateurs de la cri-
tique. Il y a cependant une série des quatre saisons, par
le vénérable Nicolas Poussin : le printemps, c'est le
Paradis terrestre, que Poussin et M. Cabanel n'ont ja-
mais vu; l'été, c'est Ruth et Booz; l'automne, c'est la
Terre promise, avec «les deux espions de Moïse, por-
tant une grappe de raisin ; » l'hiver, c'est le Déluge.
Va-t'en faire du paysage naturel, avec ces conceptions
idéales! Dans le printemps du Poussin, «le Père éternel
balancé sur les nuages et l'esprit tentateur réfugié sur
l'arbre de la science » ne nous donnent aucune impres-
sion de la pousse des herbes et des fleurs. L'enseigne-
ment du tableau est sans doute que la science trompe et
entraîne à mal et que, si les premiers hommes eussent
accepté l'ignorance dans le paradis, ils y seraient en-
core.
Peut-être néanmoins qu'Eve n'a pas eu tort de mordre
à la pomme. Celte pomme prouve d'ailleurs que le pa-
radis terrestre était dans un verger de Normandie, et
non pas en Orient, comme le soutiennent encore des
antiquaires orthodoxes. Eh bien, faisons des vergers
normands ou des jardins de Fonlenay-aux-Roses, et, si
vous voulez des personnages, nous y mettrons des ro-
sières, des «demoiselles de la Seine», ou des paysannes
du Calvados.
Le Printemps de M. François Daubigny est très-frais
et très-gai. Les arbres en fleurs y font circuler leur par-
fum. L'exécution est large et libre. La couleur, par ex-
salon de 1868» 495
eeption, sort des tons brunâtres, trop habituels à ce
peintre inégal, excellent dans certaines de ses œuvres,
quelquefois creux et fade. Son autre tableau, Lever de
lune, est pénible et faux. La lune, représentée par un
paquet de couleur jaune, on pourrait la prendre avec la
main.
M. Daubigny fils imite les procédés de son père. Il est
souvent trop noir, mais il a de la force. Ses Vanneuses
bretonnes ne manquent pas de caractère et sa Forêt de
Fontainebleau est assez mystérieuse.
Paul Huet nous entraîne de Fontainebleau à Pierre-
fonds. Il apporte toujours dans sa peinture un sentiment
poétique et une pratique magistrale. Il n'a jamais oublié
l'inspirateur de sa jeunesse, le paysagiste Constable.
Ses Ruines du château de Pierre fonds, exposées dans la
salle centrale, ont un très-grand air. Elles feraient bien
dans un musée, entre un Troyon et un Jules Dupré,
pour apprendre aux jeunes paysagistes à ne pas « cher-
cher la petite bête » sous les herbes et dans les feuil-
lages.
Paul Huet aussi a un fils, qui a exposé deux tableaux
et qui sera peintre : il l'est déjà tout naturellement.
En pendant au Paul Huet, dans la grande salle, —
aux flancs d'un tableau d'apparat : trois souverains à
cheval, — est le Garde-manger des renardeaux, par
M. Hanoteau, élève de Gigoux. Scène de bois, qui inté-
ressé les chasseurs. Paysage très-franc, très -nature,
avec des verts lumineux. C'est de la peinture saine,
comme me disait un connaisseur en vieille peinture,
M. Mundler, à propos d'un autre paysage, par M. Lan-
syer, élève de Courbet. Dans ces œuvres où la naïveté
496 salon de 1868.
a formé la science, on sent une conviction généreuse et
indépendante. Ils peignent selon la nature et selon leur
nature. Dans ces conditions saines et normales, en effet,
il ne faudrait plus qu'avoir du génie pour êtro un très-
grand artiste et pour servir puissamment au progrès
de Fart.
Le paysage de M. Lansyer représente une Source en
Bretagne. C'est aussi en Bretagne que M. Héreau a ob-
servé les Ramasseurs de varech sur une plage. La mer se
relire, mais l'orage approche : le ciel est tout noir, et la
tempête sera terrible. Les ramasseurs de varech se
pressent de charger leur charrette attelée de deux bœufs
et d'un cheval. M. Héreau mérite bien la médaille qu'on
lui a votée pour cette peinture de vive impression.
La Bretagne a porté bonheur aux paysagistes, et
M. Bernier a aussi obtenu la médaille pour son Etang
de Quimerc'h, près Bannalec, dans le Finistère.
Autres médailles accordées à des paysagistes : à
M. Harpignies et à M. Appiau, deux peintres très-fins et
qui sortent de la banalité.
Je n'ai pas su découvrir les œuvres de trois paysa-
gistes qui représentent le grand style, MM. Alexandre
DesgofTe et Paul Flandrin, élèves de M. Ingres, et Fran-
çais, qui les «précède aujourd'hui dans la carrière, »
après avoir fait d'abord du paysage naturel. Mais je ne suis
pas inquiet de leur succès : ils ont pour eux les gens bien
élevés, l'Institut, les administrations gouvernementales,
la surintendance et ses annexes, la haute critique ; ils
sont de cette classe favorite dont on peut dire justement
qu'elle est autoi'isée.
M. Brest, en passant par Venise, nous mène au Bos-
-ocr page 500-salon de 1868» 497
phore. Mais nous stopperons un moment en Egypte,
pour y admirer un effet du soir par M. Belly, élève de
Troyon. Ah ! quelle profusion de lumière rousse sur le
paysage 1 C'est à étouffer! Je me rappelle les premiers
tableaux que Marilhat rapporta d'Egypte, et entre autres
cette Vue de la place de VEsbekieh, au Caire, son chef-
d'œuvre. Nous ne pouvions croire à celle atmosphère
embrasée, qui semble avoir cuit la terre et réduit tous
les objets à l'état do caramel. Decamps nous avait déjà
montré la lumière en Turquie, des murs d'un blanc à
éblouir, à peu près l'effet du soleil sur des plaques d'ar-
gent. Marilhat nous montrait de l'or fondu et comme
déliquescent. 0 la bonne étuve, pour faire transpirer
les malades d'obésité !
Dans le paysage de M. Belly, il y a de grands arbres
touffus, heureusement! et même, au premier plan, un
réservoir d'eau, où pataugent des buffles. Entre les ar-
bres, on aperçoit des figurines, dos constructions et des
percées sur la campagne. Composition très-riche, très-
colorée et d'une puissante harmonie.
Ferait-il plus frais au bord du Nil? Pas beaucoup.
Los Femmes fellahs, de M. Mouchot, en rapportent tran-
quillement des amphores pleines d'eau. C'est lo soir
aussi, et ces figures de femmes, tournées avec une élé-
gance majestueuse, se profilent sur un cicl lourd et
presque opaque. Sans avoir voyagé dans ces contrées,
on est certain que M. Mouchot et M. Belly sont dos ob-
servateurs exacts et sincères. M. Belly était déjà hors
concours, et M. Mouchot a été médaillé très-légitimè-
ment.
Lançons-nous jusqu'aux Indes, puisque nous sommes
t. n, 28.
498 salon de 1868.
sur le chemin. Il s'agit de voir deux scènes indiennes,
une Halte et un Retour de chasse, par M. Charles de
Tournemine. Quelle lumière encore ! mais moins épaisse
que celle de l'Egypte. Tournemine s'était passionné
d'abord pour les flamants, ces beaux oiseaux couleur
de flamme, si sveltes sur leurs longues échasses, si gra-
cieux dans leurs mouvements. "L'année dernière, il s'est
retourné vers les éléphants d'Afrique, et il les poursuit,
cette année, dans le pays où ils furent jadis presque
divinisés. Ces demi-dieux, qui veulent bien porter
l'homme en voyage et à la chasse, n'ont rien perdu de
leur antique dignité. Ils sont toujours superbes dans ces
deux scènes indiennes, spirituellement peintes, avec un
coloris fin et brillant.
J'aime à croire que Tournemine, voué ,à l'Orient dans
ses tableaux, Afrique, Turquie d'Asie, Inde, a été par là
étudier sur nature le ciel et la terre, les hommes et les
animaux. Ce qui m'empêche de nous égarer jusqu'en
Chine avec M. Théodore Delamarre, c'est que cet ar-
tiste, très-original et très-habile, fait ses chinoiseries à
Paris. Il est vrai que son atelier ressemble à un intérieur
de Canton ou de Pékin : tentures chinoises, meubles,
costumes, ustensiles, tout chinois; on y rencontre môme
une société chinoise des diverses classes, depuis le
mandarin, le commerçant, l'ouvrier, jusqu'aux modèles
que le peintre fanatique a embauchés pour lui poser
de vraies expressions et de vraies attitudes du peuple
qu'il a adopté. A sa place j'irais en Chine, mais il trouve
plus simple de se faire une Chine à lui, dans le haut de
la chaussée d'Antin. Si, comme je pense, l'Indépen-
dance est lue dans le Céleste Empire, j'espère que les
salon de 1868» 499
Chinois qui viendront à Paris no manqueront pas d'aller
faire visite au mandarin Delamarre.
Ah ! que c'est bon l'hiver, en été surtout ! Depuis un
mois, à Paris, nous adorons la glace et la neige ; on
crierait volontiers comme à Naplos : Vive saint Janvier !
Revenons au Nord. L'exposition nous offrira plusieurs
tableaux d'hiver excellents.
Emile Breton, frère de Jules, a peint une plaine en-
tièrement couverte d'une neige,' qui depuis longtemps
déjà séjourne sur la terre et fait corps avec elle; la
gelée a passé sur ce linceul blanc et l'a solidifié. A
perte de vue, rien que la neige; pas un accident sur le
paysage; pas un arbre, pas un buisson, pas une chau-
mière, pas un personnage, pas un être vivant et re-
muant, si ce n'est des corbeaux, tachetant de noir celte
couche blême, ou voletant sur un ciel grisâtre. On dirait
que l'homme a déserté cette Laponie. C'est très-mélan-
colique et très-beau.
L'autre paysage do M. Emile Breton, une Source, est
dur, trop travaillé, sans air et sans charme. Je suppose
que M. Breton doit sa médaille seulement à l'effet de
neige.
Dans un tableau de M. Fleury-Chenu, la neige a déjà
tombé, mais elle tombe encore. Arrêtée à la porte d'une
auberge de village, une charrette va partir, et l'hôtesse
verse à boire au conducteur qui se risque par ce temps
cruel où les chiens dorment au coin du feu. Le toit et le
Balcon de la maisonnette, très-bien construite à gauche
du tableau, sont couverts de neige ; il y a un pied de
neige sur le chemin; et là-bas, dans les champs, les
tourbillons neigeux sont si compacts, que le voituricr no
500 salon de 1868.
verra pas devant lui les oreilles de son cheval. C'est
égal, partons. L'homme ne doit pas se laisser dominer
par les éléments. En route, et de bonne humeur.
La peinture de M. Chenu est correcte, point évasive,
décidée jusque dans les détails. Si, par hasard, on pas-
sait devant sa petite auberge, on la reconnaîtrait tout de
suite aux contrevents verts, aux marches de la porte et
au balcon du premier étage. Et pourtant l'ensemble a
du caractère, parce que l'effet général, très-juste et très-
prononcé, enveloppe les particularités, môme saillantes;
si bien que, devant cette scène de départ, intitulée
le Coup de Vêtrier, on pense seulement : Quel temps
atroce !
Nous avons vu la neige sur les vastes champs cultivés
de la Flandre française avec Emile Breton, et aux alen-
tours d'un village avec M. Fleury-Chenu. M. Michel,
de Metz, a étudié en pleine forêt cet effet splendide, si
merveilleux dans les hautes futaies de Fontainebleau.
La Lorraine conserve encore des bois très-sauvages,
entrecoupés d'étangs, de marais, de landes buisson-
neuses. M. Michel y va prendre des impressions, et il y
a sans doute passé son dernier quartier d'hiver. En 1864,
nous avons parlé de sa Mare dam les clairs chênes, avec
une assemblée de hérons ; en 1865, d'un Etang, avec
des oies gardées par uno bergerette. 11 y a longtemps
que M. Michel méritait la médaille qu'il a obtenue cette
année.
Son tableau de Neige est sans défaut : encore un
étang, au milieu de la forêt; les chênes sont diaprés —
on dirait volontiers drapés—déglaçons, qui les envelop-
pent d'une toilette de. guipures; les herbes et les liai-
salon de 1868» 501
liors sont couverts do diamants, comme les plus riches
demoiselles de l'autre monde ; l'étang gelé, d'une glace
verdâtre, à cause de l'eau profonde qui est dessous, re-
flète aussi vaguement les bruns argentés des ramures
ambiantes. Et pour admirer cette décoration hivernale,
il n'y a qu'un philosophe solitaire et songeur, debout
sur une patte au bord de l'étang. Comment appelez-
vous ce grand oiseau, do la famille du héron, qui a le
crâne chauve, le plumage gris, do hautes échasses
grêles, et qui prend des airs si mélancoliques en se ren-
fonçant le cou dans les épaules ? C'est lui qui est là,
rêvant peut-être à quelque moyen do percer la glace
pour attraper dans l'eau un poisson. Que faire? On a
bien do la peine à vivre en hiver?
M. Michel, de Metz, peint très-bien, avec conscience,
et, je crois, avec beaucoup d'obstination; mais, comme
il connaît parfaitement la nature extérieure, l'œuvro
parachevée ne trahit plus les difficultés de l'exécution.
Il a, de plus, cette sincérité foncière d'un artiste qui
vit loin des ateliers de Paris, hors des influences d'un
entourage souvent périlleux.
Un tableau de M. Lavieille est intitulé la Route de
Waban par un temps de neige. Je ne sais où est situé
Waban ; mais, pour y arriver, nous passons dans un
bois. Le chemin, les talus, les arbres, tout est blanchi
— à neuf. Un lièvre qui sortirait du taillis ferait une
belle tache rousse. M. Lavieille est d'ailleurs un paysa-
giste des quatre saisons. Il a souvent peint l'automne
avec la virtualité d'un franc coloriste. Elève de Corot,
il procède à la fois de Jules Dupré et des autres maîtres
qui illustrent l'école moderne.
502 salon de 1868.
M. Bureau a été chercher l'Hiver en Hollande, et, par
la même occasion, il en a rapporté un Souvenir de Rot-
terdam, sans compter les souvenirs des musées où les
peintres hollandais se font si bien comprendre au milieu
du pays qui les a inspirés. Le danger est de les imiter
de trop près, et les peintures de M. Bureau ont un peu
l'aspect des vieux tableaux salis parle temps. Qu'il aille
peindre à présent au bord de la Seine, en vive lumière,
sans songer à Salomon Ruisdael ou à van Goyeri.
Tous ces effets de neige nous ont rafraîchi, malgré
notre excursion en Orient et malgré la température de
Paris. Laissons-nous aller où nous attirent encore des
paysagistes de talent.
M. Herson, élève de Diaz, a exposé deux Vues prises
à Barbison. Dans ces petites peintures chaudement co-
lorées, il s'est assimilé très-heureusement les qualités
exquises du grand artiste dont il est le sectateur.
M. Brigot, élève de Courbet, a exposé tin Retour de
chasse, piqueur avec ses chiens, un carrefour de forêt ;
exécution généreuse et robuste.
M. Georges Prieur, élève de Jules Dupré, a exposé un
chevreuil pendu au tronc d'un chêne, et du gibier mort,
étendu sur le gazon, dans une clairière de la forêt de
Fontainebleau. Il peint le gibier à poil, chevreuil et
lièvre, avec une certitude très-magistrale ; nous avons
vu de lui des études d'après nature, qui rappellent Jan
Fyt. Quand il fait du paysage, il est coloré,'très-expres-
sif et très-original. Ici, par un caprice inexplicable, son
fond de paysage est terne, sans lumière et sans accent.
Peut-être a-t-il voulu donner plus de valeur et de reliéf
à son gibier du premier plan. Mais, au contraire, un
fgnçl clair eût détaché de la masse confuse ce beau che-
vreuil, peint comme celui de Courbet dans le célèbre
tableau du Hallali.
Un peintre qui s'était fait remarquer dès avant 1848,
dans ce qu'on appelait alors la jeune école, et qui de-
puis avait presque disparu des salons, M. Félix Haffner,
de Strasbourg, a exposé des Pommiers en Alsace, œuvre
assez bizarre, d'un naturalisme hardi et d'une coloration
joyeuse en certaines parties. Une des paysannes, debout
sous les pommiers et frappée de rayons qui percent
entre les branchages, ne pâlirait pas à côté de certaines
peintures de l'école anglaise moderne, à la fois exagérées
et naïves.
Je passe bien des paysages qui ont eu du succès,
comme le Désert, avec un dromadaire mort, pour tout
êtoffage au milieu de cette immensité ; je passe des pein-
tres connus et justement estimés, comme M. Ziem, au-
teur d'une Vue de Venise et d'une Vue de Marseille ; je
passe quantité de jeunes artistes en train de faire leur
réputation... Calculez que sur les 2,600 tableaux (! !) il
y a plus de mille paysages.
Par curiosité, j'ajouterai que le chiffre total du cata-
logue, avec la sculpture, les dessins, la gravure, mais
non compris les «ouvrages exécutés ou placés dans les
monuments publics», est 4,213! En 1867, le chiffre
total était 2,745; en 1866, 3,338; en 1865, 3,554 ;
" en 1864, 3,473.Quelle production annuelle! 2,600 ta-
bleaux exposés! Le musée le plus riche du monde, celui
de Dresde n'a que 2,200 numéros ; le musée de Ma-
drid 2,001 ; le musée du Louvre n'a pas 2,000; l'Ermi-
tage de Saint-Pétersbourg n'a que 1,600; la Pinaco-
504 salon de 1868.
•t
thèque de Munich n'a que 1,300 ; le musée de Berlin
n'a que 1,200 ; la Galerie nationale de Londres n'a
pas 1,000, etc.
Mettons que ces 2,600 tableaux exposés soient le
dixième de la production, on arriverait à un chiffre an-
nuel d'environ 25,000 au minimum. Quelle industrie
exorbitante que l'art 1 Et que deviennent ces 25,000 toiles
barbouillées^ chaque année ? Quel hôtel Drouot gigan-
tesque il faudra aux générations futures! Mais ça,se
vendra au tas, comme dans la fameuse vente de l'ama-
teur qui couchait sur une natte.
Les peintres d'animaux sont assez nombreux -, mais il
manque Ch. Jacque et miss Rosa Happiness, qui se fait
suppléer aux expositions françaises par son frère M. Au-
guste Bonheur. Elle, depuis sa naturalisation en Angle-
terre, tourne à Landseer et autres maîtres de son école
d'adoption. M. Auguste Bonheur est resté Français, avec
une pointe d'accent belge. Ses moutons de cette année,
le Berger et \^Mer, sont croisés du type Brascassat et
du type Verboeckhoven.
M. de Larochenoire est un pur Normand. Ses Vaches
au pâturage, près des dunes de Cabourg, ont la solidité
plantureuse des animaux peints par son maître Troyon.
Son second tableau représente; un Jeune Taureau de la'
vallée d'Auge, presque de grandeur naturelle. Tentative'
dangereuse, et qui n'a pas réussi même àPaulusPotter,.
dans son célèbre Taureau du musée de la Haye. Pour-
quoi ne peindrait-on pas aussi des maisons grandes
' comme nature? Les êtres et les objets énormes com-'
mandont l'artifice do la réduction,
Un artislo qui n'a pas eu do chance, c'est M, Mongi-
salon de 1868» 963
not, élève de Couture. Il a fait un paon superbe qui se
pavane devant une glace où il mire son plumage, et ce
tableau splendide a été placé juste au-dessus de la
Phryné de Marchai, Tout le monde se pressait devant
la courtisane pour la voir et en quelque sorte pour la
sentir; personne n'a levé les yeux en l'air pour admirer
le paon de Monginot, une des plus brillantes peintures
de cet habile coloriste.
Quelques curiosités pour finir, M. Biaise Desgoffe est
toujours le précieux joaillier dont les bijoux sont inimi-
tables. Vases en cristal de roche, aiguières d'agate,
émaux, pierres fines, il reproduit toutes ces belles
choses, presque jusqu'à tromper l'œil et la main. Pour
les fleurs et pour les fruits, non. Ses fruits sont en pierre
dure et ses fleurs sont en métal raffiné. L'art de
M. Biaise Desgoffe, très-justement estimé et dans lequel
il est unique, serait difficile à classer. Si l'on appelle
peinture ce que Titien, Velazquez, Rubens et Rembrandt
ont fait, ou même ce qu'ont fait les de Heem, les ou-
vrages de M. Desgoffe ne tiennent pas à la même spé-
cialité. Ils se rangent dans la curiosité, très-curieuse
assurément, et do haut prix.
M. Lambron aussi est, bien plus encore que M. Des-
goffe, un fabricant d'objets d'art. 11 a exposé une mo-
saïque en marbre do diverses couleurs et une mar-
queterie en bois de nuances variées; sur quoi il a
ajusté deux figurines très-spirituelles et très-originales.
Ça vaut cher, comme les bibelots rares qu'on dresse
sur des étagères, entre des émaux, des ciselures, des
faïences et autres fins produits de l'industrieuse fantaisie
des artistes,
X. II,
506 salon de 1868.
Au prochain article les étrangers, qui tiennent un rang
très-honorable au salon.
IV
Les Salons de Paris sont toujours une sorte d'exposi-
tion universelle où l'on trouve rassemblées des œuvres
d'artistes de tous les pays. Pour les riches aristocrates
de l'Europe, Paris est, par excellence, la ville de plaisir;
pour les artistes, Paris est la ville qui fait ou qui con-
sacre les réputations. Aussi les Français affirment-ils
volontiers que Paris est la capitale du monde, surtout
depuis qu'ils occupent Home comme une annexe de
l'empire. Paris est assurément la Babylone moderne, et
do savants étymologistes pourraient prouver que son
nom vient de Babel, confusion : il suflit de changer le B
en P et de prononcer ris au lieu de bel.
Dans celte babel de l'exposition, les Belges, les Hol-
landais, les Allemands forment une puissante confédé-
ration du Nord, qui a son caractère propre et ses mœurs.
Ils no sont pas portés, comme les Latins de France, à
perpétuer les vieilles traditions, les mythologies que
l'âge moderno devrait oublier. Us s'inspirent plus vo-
lontiers de la nature vivante et de l'humanité actuelle,
sauf de rares exceptions : M. Verlat fait encore la Sainte
Famille, M. Aima Tadema la Sieste grecque, M. Heilbuth
le Job biblique. Mais ça ne durera pas.
M. Eugène Smits s'est contenté de risquer une vieille
allégorie : la Marche des saisons, sous forme de quatre
femmes à quatre âges climatériques.
.SALON DE 1868.
Le Printemps va devant : jeune fille en tunique rose
et les jambes nues ; mais pourquoi ne se monlre-t-elle
que de dos? C'est le bouton d'une fleur de beauté non
encore épanouie. C'est elle qui devrait nous séduire
d'abord en prodiguant aux yeux ses charmes naissants
et la fraîcheur d'un tendre coloris. Je m'attendais à lui
voir des cheveux vert clair, ce qui eût été original et eût
peut-être décidé une nouvelle mode pour la coiffure des
jeunes filles, abandonnant la chevelure rousse aux
femmes d'automne. Des cheveux verts, ce serait gentil
au printemps ! On les teindrait d'une autre nuance pour
les bals d'hiver, selon le goût régnant. Puisque l'Eté a
les cheveux couleur de soleil, l'Automne les cheveux
couleur de feuille-morte, l'Hiver les cheveux couleur de
neige, au Printemps conviendraient les cheveux couleur
de verdure. En allégorie, on ne doit point se gêner, et il
faut aller jusqu'au bout du surnaturel, du surhumain,
de l'impossible, qui sont le but idéal du grand art, sa-
vamment expliqué par l'esthétique patentée.
Un petit génie voltige en l'air devant le Printemps.
Preuve que l'allégorie peut se permettre le surnaturel,
car on n'a jamais vu, en aucune saison, de petits enfants
— plus lourds que l'air — faire des évolutions en plein
ciel : c'est le problème que cherche à résoudre notre
ami Nadar. Un autre enfant ailé, mais qui marche par
terre, comme un enfant vulgaire, apporte un nid d'oi-
seaux. Que ne se donne-t-il le plaisir de voler comme un
papillon : ce serait encore un symbole printanier.
La figure de l'Eté, vue de profil, chapeau do paille et
draperies blanches, tient une gerbe d'épis. Elle est très-
belle, assez pâle, pourquoi? très-distinguée de type et
507
508 salon de 1868.
de tournure. L'Automne, plus paysannesque, porte sur
sa tête une corbeille de raisins et de fruits. La vieille
femme d'Hiver, un peu courbée, semble s'appuyer sur
un petit garçon, qui a sans doute une signification allé-
gorique. Toutes ces figures sont do grandeur naturelle,
et très-bien peintes. M. Smits est un des habiles prati-
ciens de l'école belge. Son tableau est placé dans lo
salon central, et j'avais l'espoir que cette faveur présa-
geait l'obtention d'une médaille. M. Smits devrait être
médaillé depuis longtemps, car il a été déjà très-remar-
qué à plusieurs expositions.
On pouvait croire aussi que M. Clays aurait la mé-
daille. Ne vient-il pas en première ligne parmi les ma-
rinistes? A l'Exposition universelle, ses belles marines
décidèrent tout de suite sa réputation en France. Ses
deux tableaux de cette année, Calme dam l'Escaut et
l'Entrée de la rivière de Southampton, n'ont pas une
moindre valeur. Sa qualité principale est toujours l'har-
monie du ciel et de l'eau. Peut-être ne cherche-t-il pas
des effets assez variés. Il reste trop dans une monochro-
mie jaunâtre. Qu'il se hasarde par la tempête, avec des
ciels noirs et terribles, et qu'il nous repose ensuite sous
des ciels bleus, avec des mers d'un saphir argenté. Les
indifférents, qui ne sont pas initiés à la nature, disent
volontiers : Oh ! la mer, c'est toujours la même chose !
tandis que, au contraire, les aspects de la mer sont bien
plus variables que les aspects de la terre; tout simple-
ment parce que le ciel change plus au-dessus des vastes
étendues d'eau qu'au-dessus des champs et des bois. Or
c'est le tempérament du ciel qui décide les apparences
de la nature- Ce que nous appelons le ciel, c'est l'accu-
• 1W> fo /'J.s'-
mulation de vapeurs plus ou moins denses, qui montent
et descendent, — comme une sorte de respiration du
globe, — sous l'action de la chaleur, qui nous cachent
plus ou moins les régions élhérées et subtiles de l'at-
mosphère supérieure, qui laissent passer plus ou moins
de lumière pour donner au paysage la couleur, le mou-
vement, la vie. La mer turbulente et passionnée se fait
donc un ciel capricieux, jamais en repos, et qui lui rend
des couleurs fantasques, des effets imprévus, sans cesse
renouvelés. Ah! que c'est beau, la mer!
Un jeune artiste, Hollandais d'origine, mais naturalisé
Belge, M. Artan, a peint aussi une marine, Souvenir' de
la Manche, qui annonce un vif sentiment de la réalité et
de la couleur. Par malheur, cet excellent tableau, trop
haut placé, en fausse lumière, échappe aux visiteurs
inattentifs. M. Artan est un peintre bien doué, et nous
avons vu de lui des études d'après nature expressives
et originales.
Il s'en est fallu de peu que MUe Marie Collart n'eût
une récompense officielle. Il paraît qu'elle a été ballottée
pour la médaille. A la vérité, ses deux tableaux ont un
accent très-particulier. L'Hiver : à la porte d'une mai-
sonnette, un paysan, sa femme, des enfants ; la neige et
la gelée ; un ciel dur. L'Automne : alentours d'une ferme
enveloppée d'arbres; une jeune paysanne balaye les
feuilles tombées sur lo chemin. La peinture de Mll° Col-
lart n'est pas poitrinaire et ne rappelle point du tout l'é-
légie de Millevoye.
L'Hiver et l'Automne sont également les titres et les
sujets des deux paysages de M. Coosemans. Le Chemin
de Tervueren, bordé d'une éminence couverte de taillis,
540 salon de 1868.
est blanchi par la neige. Le site n'a rien de pittoresque ;
tout l'intérêt du tableau est dans la justesse de l'effet.
Le paysage d'automne a le même mérite : simplicité,
sentiment de la nature, belle coloration.
M. de Schampheleer est plus brillant ; il a plus de re-
cherche et d'artifice. Son Etang de la Hidpe papillote
même un peu, faute de ménagement des lumières.
M. de Knyff est plus sobre : comme les maîtres paysa-
gistes de l'école française, il peint dans la masse, et il
donne l'impression de l'ensemble. Il est d'ailleurs au
bon endroit, à Fontainebleau, où il a pris, celte année,
les motifs de ces deux tableaux : Prairie de la ferme
Saint-Pierre et un Clair de lune dans la forêt.
Pour la peinture des animaux dans le paysage, M. Xa-
vier de Cock a une manière très-large, un peu som-
maire, qui assure l'harmonie de ses tableaux. A l'inverse
de M. Verboeckhoven, qui explique tout, jusqu'aux
moindres frisures de la toison d'une brebis, il néglige
volontairement le détail, ne s'arrête pas au poil de la
bête, dont il cherche seulement les allures caractéristi-
ques. L'Arrivée des vaches pour le passage de la rivière
n'a qu'un défaut, c'est de n'être pas une pastorale
grecque.
M. César de Cock semble avoir perdu de sa naïveté
dans VIntérieur de bois, à Sèvres. A la vérité, ces petits
arbres minces ne prêtent pas au sentiment rustique. La
vraie campagne, loin des villes, la ferme, le pâturage,
une saulaie, quelque coin de bois inculte conviennent
mieux aux a dp p tes de la nature que les parcs civilisés
des environs de Paris.
Un tableau largement exécuté, c'est le Relais de chiens
-ocr page 514-salon de 1868» 511
sous bois, par M. de Praetere. Superbe peinture décora-
tive pour la grande salle d'un château.
On doit féliciter M, Henri Bource d'avoir été étudier
du nouveau en Norwége. Il en a rapporté deux tableaux
très-intéressants : un Camp aux environs de Karasjoclt
(Laponie norwégienne) et des Lapons gardant leurs trou-
peaux de rennes. Ces pasteurs lapons occupent avec
leurs rennes un immense pâturage au premier plan. Il
a l'air de faire assez bon dans cette Laponie. Seule-
ment, bien qu'on soit dans la saison d'été, les monta-
gnes du fond sont couvertes de glaciers. M. Bource a
dessiné adroitement ses personnages aux attitudes étran-
ges, et le ton général de sa peinture est d'un coloriste
vigoureux.
Il faut citer encore, parmi les œuvres des Belges, les
vues de Blarikenberghe, par M. de Beughem ; les vues
prises sur la côte de Saint-Raphaël, près Nice, par
M. Papeleu-, une Femme de marin, par M. van Hove,
et un bon portrait de M, Degroot, statuaire, par M. Al-
fred Cluysenaar.
Le plus important des tableaux hollandais est la
grande machine de M. Aima Tadema, qui s'est formé
chez Leys, mais qui, à présent, est aux antipodes de
son illustre maître. M. Aima Tadema persiste dans ses
fantaisies archéographiques, et après nous avoir montré
comment les Egyptiens s'amusaient, il y a trois ou qua-
tre mille ans, comment les dames romaines ajustaient
leurs bijoux, et autres curiosités résurrectionnistes, il
nous montre, cette année, comment on faisait la sieste
en Grèce. « Peut-être que le public, et même les ar-
tistes, et même les érudits se fatigueront bientôt de
■>' | ;> ' fii'-çp' I ' i:
cette sorte de transfusion de l'archéologie dans l'art. »
Cette prévision, écrite dans notre compte rendu de
l'Exposition universelle, semble déjà se réaliser. M. Ta-
dema pourrait s'en apercevoir, s'il se promenait au
Salon. Je sais bien que les jugements de la foule, surtout
en fait d'art, sont assez ineptes, je veux dire incompé-
tents, Il n'est pas absolument sûr que tout le monde ait
plus d'esprit que Voltaire, ni que tout le monde ait plus
de bon sens que Diderot, ni que le suffrage universel
vote infailliblement la justice et la vérité. Shakespeare
a révélé le précepte qui peut guider dans la vie et qui
sauvegarde à la fois la solidarité avec les autres et l'ori-
ginalité personnelle : « Ecoute d'abord avec sagacité
tout ce qu'on dit, et puis après — n'en fais qu'à ta tête. »
Le tableau de M. Tadema a la forme d'une frise,
quatre à cinq mètres de longueur sur une hauteur de
moins de deux mètres. Un vieillard chauve est couché
à droite et accoudé sur des coussins. A ses pieds, conti-
nuant la ligne horizontale, est étendu, les mains par-
dessus la tète, un jeune homme à la chevelure noire et
crépue. Ces deux figures sont plaquées sur un fond de
lambris gris. En avant, une table chargée de fleurs, de
vases, de joyaux, peints dans la manière précieuse de
M. Desgoffe; et, à droite, debout, de profil, coupée à
mi-corps par la bordure, une fille blonde, drapée de
blanc, ses deux longs bras projetés sur l'extrémité d'un
pipeau dans lequel elle souffle. C'est prodigieusement
cocasse. La fille ressemble à ces lourdes statues en bois,
taillées par les charpentiers et fixées à la proue des na-
vires. Le vieillard est repoussant et l'homme noir a la
plus vile physionomie. Ah! la bonne parodie que Dau-
salon de 1868» 513
mier pourrait faire de ces Grecs idiots et difformes 1 Je
suppose que Cham a dû s'en amuser dans son album
sur le Salon.
Pour une invention si heureuse, M. Tadema, qui d'or-
dinaire emploie les figurines, a grandi ses personnages
jusqu'à une proportion au-dessus de la nature. On pou-
vait encore accepter ses petites marionnettes d'Egyp-
tiens. Quand on se met volontairement hors de la réalité
et de la vie, il est périlleux d'enfler les dimensions
d'êtres conventionnels, arbitrairement composés, sans le
secours de la vision objective.
Israels n'a pas été chercher loin le sujet de son ta-
bleau, les Dormeuses. Dans son intérieur tranquille, une
brave femme s'est endormie sur son fauteuil. Près d'elle
dort aussi la chatte, pelotonnée sur une chaise. Voilà
une sieste hollandaise, qui n'est pas si prétentieuse que
la Sieste grecque. Israels peint ce qu'il voit et il le peint
très-bien. Il nous a montré, l'autre jour, à Amsterdam,
des cartons pleins d'études d'après nature : ce sont#ses
livres d'érudition, plus fécondants pour l'artiste que de
vieux textes en langue morte.
M. Bisschop s'en tient également aux réalités de son
pays et de son époque. Le tableau intitulé uno Brouille
représente un intérieur hollandais, propre et confor-
table. A gauche, une jeune femme debout, de profil,
contre un mur pâle, près d'un pupitre, sur lequel est
un livre; une glace, accrochée au mur, réfléchit son
image. A droite, dans un enfoncement de la chambre,
un jeune homme assis cache sa tête entre ses mains. Les
amoureux sont brouillés, et dos à dos ; mais ils se re-
tourneront bientôt l'un vers l'autre pour s'embrasser. La
SU salon de 1868.
boudeuse est jolie, ainsi détachée sur un fond clair, à
la manière de van der Meer de Delft et de Pieter de
Hooch. La peinture de M. Bisschop a de la consistance,
du relief et des accents de couleur bien distribués.
M. Jacques Maris, de la Haye, est presque un nou-
veau venu dans les expositions françaises; mais il s'y
fera bientôt connaître avec de charmants tableaux,
comme sa Récolte des pommes et uno Vue du Rhin hol-
landais.
La manière de M. Jongkind ne plaît pas à tout le
monde, mais elle enthousiasme les amateurs de pein-
ture spontanée, vivement sentie et rendue avec origina-
lité. Pour moi, j'ai adopté M. Jongkind comme un artiste
de franche race et qui contraste par son excentricité avec
les patients tricoteurs d'images longuement ruminées.
J'ai toujours soutenu que les vrais peintres peignaient
très-vite, et d'impression. Sur quoi les exemples glo-
rieux ne manquent pas : il suffit de citer le nombre des
œuvres de Bubons et de van Dyck, de Frans Hais et de
Rembrandt, de Velazquez et de Murillo. Pour le paysage
spécialement, sans parler de maîtres adroits et légers
comme van Goien, qui devaient enlever un tableau en
deux ou trois séances, combien fallait-il de temps à Jacob
van Ruisdael pour parfaire ses chefs-d'œuvre qui sem-
blent si consciencieusement travaillés? John Smith, dans
ses précieux catalogues, enregistre près do quatre cents
paysages do Ruisdael, soit environ une douzaine par
an, Ruisdael ayant produit depuis 1646 jusque vers 1680,
réserve faite des nombreux dessins, des eaux-fortes, etc.
Un portrait de van Dyck ou de Hais en un jour, un
paysage argentin de Téniers en une matinée, un canal
salon de 4868.
de van §6ien en quelques séances, un paysage accompli
de Ruisdael en quelques semaines, c'est à faire réflé-
chir les artistes pignocheurs sur l'impéritie de leurs pro-
cédés, ou plutôt sur la froideur de leur inspiration. Qui
aime bien va vite en amour, en art et en toutes choses
qu'il aime.
Les deux tableaux de Jongkind, Vue de la rivière d'O-
verchie, près de Rotterdam, et Patineurs sur un canal en
Hollande, égayeraient par leur vive lumière les collec-
tions de tableaux modernes, trop souvent encombrées
de peintures grises et mornes.
Ce ne sont pas les Allemands qui se convertiront à la
facture libre et prompte. On sent presque toujours dans
leurs œuvres une lourdeur pénible. La peinture facile
ne sera jamais en honneur à Dusseldorf, à Dresde et à
Munich. Par une conscience exagérée, les bons Alle-
mands insistent sur chaque point do leur travail, ana-
lysent les détails inutiles, et reviennent encore sur le
tout avec une obstination malencontreuse. Ce vice endé-
mique est notable même chez les maîtres de l'école,
comme M. André Achenbach, dont les tableaux sont
souvent très-froids, mais dont nous avons vu des es-
quisses merveilleuses. Son frère, M. Oswald Achenbach,
s'étant italianisé par un long séjour au delà des Alpes,
a perdu quelque peu de la rigidité allemande, et ses
deux tableaux, une Rue de Torre del Greco, au pied du
Vésuve, et Campagne de llome, ont forcément emprunté
au climat une certaine chaleur. Mais un élève de M. Os-
wald, M. Hennings, de Brème, auteur d'un Clair de
lune à Vérone, exposé dans la grande salle, presque en
pendant au Jérusalem de M. Gérôme.. pousse à l'extrême
515
516 salon de 1868.
cette manie des finisseurs. J'imagine qu'à Vérone et
nulle part la lune la plus violente ne pique jamais ainsi
d'une pointe de rayon tous les objets du paysage, que
ses reflets n'éblouissent pas sur une prairie autant que
sur un lac, que la lumière de la lune, comme celle du
soleil, a son clair-obcur et ses mystères. M. Hennings
devrait étudier Aart van der Neer, le grand peintre des
effets de lune, si prestigieux dans ses éclats, parce qu'il
les ménage, si transparent dans les parties pénom-
breuses. Le tableau de M. Hennings, précisément à
cause de son exagération brillantée, a souvent attiré lo
public.
r Un autre tableau de la grande salle, qu'on trouve
dramatique et touchant, représente des Jeunes Filles chré-
tiennes de VHerzégovine, enlevées par des Bachi-Bouzouks
et conduites à Andrinople pour être vendues. Le titre est
lorrg, mais il décide l'émotion du spectateur. Penser que
ces belles jeunes filles vont être vendues pour faire des
sultanes ou des aimées ! Elles n'eussent pas manqué
d'acquéreurs à Paris, pour en faire des femmes libres,
richement entretenues dans un hôtel, avec écuries et
remises. Le sérail n'est pas si gai que les Champs-Ely-
sées. Les Bachi-Bouzouks ont vraiment des mines ef-
froyables, et ils pourraient bien ne pas aller jusqu'à
Andrinople. La situation n'est pas rassurante pour ces
jeunes chrétiennes. On devrait en finir de la question
d'Orient.
L'auteur du tableau, M. Cermak, de Prague, est bon
peintre, — par morceaux. Il y a des torses et des dra-
peries bravement exécutés, et d'une belle couleur. Mais,
comme composition, ni simplicité ni|unité«
SALON DE 4868.
La plus grande toile du Salon est le Couronnement du
roi GuillaumeIer à Kœnigsberg, en 1861, par M.Menzel,
artiste justement renommé en Allemagne. Ces tableaux
d'apparat ne sont pas faciles à faire, et M. Menzel n'y a
pas beaucoup mieux réussi que les peintres attitrés du
Musée de Versailles. L'arrangement de cette assemblée
solennelle est bien conçu; plusieurs groupes ont de la
dignité sans affectation; certaines têtes sont expressives
et savamment modelées ; mais les plans successifs ne
s'accusent pas nettement entre les innombrables figures
d'une foule somptueuse, étagée jusque dans les fonds.
La couleur générale, égarée dans les reflets des cos-
tumes rouges bigarrés d'or et d'argent, des décors de la
salle, tourne à un ton violacé, très-désagréable à l'œil,
qui ne sait où se poser, où se reposer d'une lumière trop
éparpillée.
M. Heilbuth, de Hambourg, presque naturalisé Pa-
risien, et même un peu Romain quand il nous révélait,
par une mimique si juste, les caractères et les mœurs
des cardinaux et de leurs valets, s'est retourné, à ce qu'il
croit, vers l'école hollandaise. On pourrait incliner plus
mal. Il parait qu'un séjour à Amsterdamlui a donné l'idée
d'imiter Rembrandt, et, pour imiter Rembrandt, il a
peint un Job sur le fumier. Rembrandt a fait, il est vrai,
des Abraham, desLoth, des Jacob, des Joseph, des Moïse,
des Samson, des Tobie, mais il a fait aussi des hommes
de son temps, des professeurs et des docteurs, des ar-
quebusiers, des bourgmestres et des syndics. S'il a mis
partout son génie, dans des sujets divers, c'est cepen-
dant par son sentiment de la vie et de la nature qu'il
représente un art nouveau relativement aux écoles qui
517
518 salon de 1868.
•l'ont précédé dans tous les pays, et c'est par là qu'on
pourrait suivre sa trace.
Le bonhomme Job, que nous importe? Et comme
image pittoresque il n'est pas très-séduisant à voir.
J'aimerais mieux une Uanaé, uno Belhsabée, une Su-
zanne, et mieux encore les sujets de la réalité actuelle,
Ce vieux Job est assurément très-laid dans sa nudité
cynique. Quel plaisir peut-on avoir à peindre la laideur,
quand on n'y est pas forcé? L'objet de l'art, sur lequel la
savante esthétique avance tant de paradoxes, pourrait
bien être tout simplement la beauté. La Vénus de Milo,
ça n'est pas laid • la Joconde non plus; les Chasseresses
de Rubens et les Fileuses do Velazquez, les Gentils-
hommes de Hais et les Cavaliers de van Dyck, les Co-
quettes de Metsu, les Bergères de Watteau, les Turcs de
Decamps et les Algériennes d'Eugène Delacroix non plus.
Autour du Job couché sont assis ses amis : c'est sur-
tout dans l'exécution de ces figures que Mi Heilbuth s'i-
maginesans doute êtrorembranosque ; maisiln'approche
pas même de van den Eeckhout. La coloration est fausse
et dure. Pour ciel, une teinte plate et opaque, d'un jau-
nâtre blessant.
Malgré ce Job, il ne faut pas s'inquiéter de Heilbuth :
il a beaucoup de talent et de l'esprit. Il se détournera
vite des choses mortes. Quand il regarde ce qui est, il le
voit finement et il l'exprime avec justesse. Sa toquade
passagère lui aura même servi à renforcer son stylo et
sa couleur. N'a-t-il pas aussi à l'Exposition un portrait
de jeune Anglaise, qui est délicieux ? Le visage naïf et
mutin est voilé d'une pénombre délicate. La robe, d'un
ton vert brisé et tout l'ajustement du costume sont d'un
salon de 1868» 977
goût original, un peu bizarre, bien inspiré, cette fois,
par l'étude intelligente de Rembrandt.
MM. Schreyer (de Francfort), von Thoren (de Vienne),
Otto Weber (de Berlin), Allemands un peu francisés,
comme M. Heilbuth, puisqu'ils demeurent tous à Paris,
ont exposé de bons tableaux. Celui de M. Schreyer,
Chevaux valaques effrayes par des loups, ressemble peut-
être trop à ses compositions précédentes : il faudrait
varier, par l'effet et par la couleur, des sujets analogues.
Des deux tableaux de M. von Thoren, le plus grand,
Hallali, n'est pas le meilleur, mais le Coup de foudre
est heureusement réussi : un paysan en blouse conduit
une charrette attelée de deux chevaux; tout près d'eux
tombe la foudre, avec un zigzag do feu sur le paysage;
l'effarement des chevaux et la stupeur du charretier
sont rendus avec une vivacité très-pittoresque.
M. Otto Weber tient à la fois de Couture, son maître,
et de Courbet, dans sa Curée de chevreuil, où le garde,
figure de grandeur naturelle, dépèce la bête en plein
bois. Son second tableau est aussi une scène forestière,
la Rentrée du bois de chauffage : deux paysans chargent
leur charrette, par un temps capricieux qui produit un
bel effet de lumière sur le cheval blanc et sur les arbres
de la forêt.
Une curiosité maintenant. Qui croirait que nous avons
encore un exposant élève de Vien, né en 1716 et mort
en 1809, à râgo de quatre-vingt-treize ans? Je transcris
la notice du catalogue : « Jean-Frédéric-Maximilien de
Waldeek, né à Prague (Autriche), naturalisé Français,
élève de Vien etdePrud hon. N° 2544. Antiquités égyp-
tiennes, grecques et romaines, tirées du cabinet des mé-
520 salon de 1868.
dailles delà Bibliothèque impériale et de divers autres
cabinets étrangers. » Quel âge peut donc avoir cet élève
de Vien ? Au-dessous de la bordure du tableau, un car-
touche porte l'inscription : Loisirs d'un centenaire. M, de
Waldeck a plus de cent ans.
La longue vie de M. de Waldeck a été fort aventureuse,
et même glorieusement employée. Gentilhomme et riche
autrefois, il consacra sa jeunesse à des voyages lointains
et à l'étude de pays jusqu'alors inexplorés. C'est à lui
qu'on doit la découverte des fameuses ruines de Pa-
lenque dans l'Amérique centrale, lesquelles semblent
prouver une antique communication entre l'Amérique
et l'Asie. (Pourquoi donc les indigènes d'Amérique s'ap-
pellent-ils Indiens?) Il avait fait faire des fouilles et il en
rapporta des débris. Il en avait surtout rapporté des
dessins qui surprirent étrangement tous les savants do
l'Europe lorsque l'auteur les publia avec un texte ex-
plicatif. Les savants n'aiment guère qu'on parle des
choses qu'ils ne savent pas.
Discussions, contestations à perte de voix et à perte
d'encre. Les Anglais particulièrement étaient contrariés
qu'un Bohémien de Prague les eût devancés sur cetto
terre mystérieuse. Un lord anglais, lord Kingsborough,
je crois, organisa une expédition en règle pour aller
continuer les fouilles, fit de nouvelles découvertes et,
par une publication magnifique, il effaça le pauvre Wal-
deck.
Peut-être bien, toutefois, qu'avant M. de Waldeck et
lord Kingsborough, Palenque et ses ruines n'étaient pas
absolument inconnues à l'Europe. D'après un savant
article de notre ami M. Perkins dans la Gazette des beaux-
salon de 1868» 521
«^s,Palenque aurait été découverte en 1750 etses ruines
auraient été explorées en 1787 par le capitaine espagnol
Antonio del Rio, puis, vers 1805, par le capitaine Du-
paix, émissaire de Charles IV, roi d'Espagne.
On ne constate jamais précisément à qui appartient
une découverte. Qui a découvert l'Amérique, l'impri-
merie, la vapeur, la photographie? Dans l'histoire, dans
la vie sociale et même dans la vie privée, les grandes
choses et la moindre chose se font toujours à plusieurs.
Il n'y a pas d'exemple qu'un homme seul ait jamais fait
un enfant. •
Dans ses Loisirs, le centenaire Waldeck en remontre-
rait à bien des peintres de nature morte, et même de
nature vivante. Il a une finesse d'œil étonnante : ses
antiquités, bronzes, émaux, verreries, sont peintes avec
la délicatesse minutieuse des tableaux de M. Biaise Des-
goffe. Si j'étais le surintendant des beaux-arts, je vou-
drais acheter celte peinture curieuse et l'exposer au
Luxembourg, en conservant l'inscription du cartouche,
pour laisser espérer aux tristes élèves des écoles de Paris
et de Rome qu'ils arriveront peut-être, —avec le temps,
—à une certaine habileté dans leur profession.
J'ai eu l'honneur de connaître M. de Waldeck avant
1848, et je regrette de n'être plus en relation avec ce
vaillant homme qui porte si bien sès cent ans.
Des Anglais, nous n'avons presque rien au Salon. Je
citerai seulement un singulier paysage que j'avais déjà
vu dans une exhibition à Londres : Forêt, par Mac Cal-
lum. Effet d'automne, après midi. Au milieu, deux gros
troncs d'arbres, dont l'écorce peut être admirée à la
loupe. En avant, un fouillis de fougères frappées de
522 salon de 1868.
soleil : il n'y manque pas une découpure, pas un reflet,
pas le moindre détail microscopique. C'est étonnant ,
sousnaturel, dans le sons opposé au surnaturel de l'idéal
classique. Ce n'est pas au-dessus de la nature, que
l'homme ne saurait dépasser; c'est au-dessous de la
nature, qui enveloppe la minutie dans la grandeur.
Mais, du moins, ce n'est pas hors de la nature, comme
les centauresses et les anges. Eloignez-vous, baissez les
paupières pour éteindre ces détails excessifs, et vous
apercevrez une forêt lumineuse, comme on la verrait
dans un stéréoscope, d'après une photographie.
Cet art-là n'est pas recommandable assurément, et
il se classe presque avec les productions d'une industrie
ingénieuse. Mais supposez qu'un vrai peintre comme
Diaz ponce cette toile singulière, conserve les dessous
du travail et les brode largement, d'une main magis-
trale : vous auriez peut-être un chef-d'œuvrei. II est vrai
qu'il pe serait que de la seconde main.
De l'Italie, rien. Du moins je n'ai rien vu.
Les Espagnols ont leur caractère, bien qu'ils se soient
formés ou perfectionnés à Paris, de même que beaucoup
d'excellents peintres belges ou allemands. L'empreinte
nationale ne s'efface jamais absolument,, et c'est heu-
reux pour la variété des talents, qui s'uniformiseraient
dans la centralisation parisienne. Les Espagnols sont co-
loristes par tempérament, et l'on n'en rencontre point
qui tournent à la manière ingriste. Leur propension les
jette plutôt chez Couture, comme M. Zo, un Espagnol
de Bayonne, médaillé pour son Tribunal des rois mores
à l'Alhambra de Grenade.
Un Espagnol du Pérou, M. Merino, né à Lima, s'était
-ocr page 526-salon de 1868» 523
déjà fait remarquer aux salons précédents : il a exposé,
cetle année, deux tableaux d'une vive couleur, un Ma-
tador et Y Amour et te Vin. Un Espagnol, né à Tours en
Touraine, mais qui revient de travailler en Espagne et
dont le nom semble indiquer une origine espagnole,
M. Alphonse Muraton, vient aussi d'être médaillé pour
deux tableaux d'Ermites, très-habilement peints, un peu
trop danslo style de Zurbaran.
Enfin, un vrai Espagnol, né à Valladolid, M. Ricardo
do los Rios, — très-jeune homme, je suppose,— a risqué
deux peintures, qui repoussent toute chance de récom-
pense officielle, mais qui annoncent un artiste naturel
et passionné pour la couleur : Après le duel, grande fi-
gure de gentilhomme castillan, étendu mort sur le ter-
rain, et un portrait de jeune fille. Le duelliste mort est
peut-être un souvenir du beau Velazquez, de la galerie
Pourtalès, mais l'exécution en est libre et vigoureuse.
Le portrait de jeune fille est peut-être influencé par
Goya, mais la mantille de dentelle blanche et toute la
toillctte capricieuse sont d'un ton extrêmement fin. La
tradition des maîtres espagnols tels que Velazquez et
Goya n'est pas dangereuse comme celle des Italiens en-
fermés dans des règles arbitraires.. Tout le génie do Ve-
lazquez fut simplement de bien voir la nature et de la
traduire par une expression très-distinguée. N'est-ce pas
là, dans les beaux-arts, une règle supérieure à toutes les
conventions?
salon de 1868.
524
■
«vfi •ynf-if
Quand je vois au Salon certaines peintures absurdes
et immorales, qui coûtent cher aux contribuables fran-
çais, j'ai toujours envie de refuser l'impôt. Je serais tra-
duit devant les tribunaux de l'empire. Je perdrais. Ça
me coûterait peut-être 1000 écus, mais j'aurais du plai-
sir pour plus de 3 000 francs.
Dans cette situation hardie, presque désespérée, je
prendrais naturellement pour avocat M8 Lachaud, car
il s'agirait de la vie ou de la mort d'un art auguste, de
l'art des dieux et des césars. Les belles choses que di-
rait un orateur si émouvant et toujours si convaincu !
Pourtant, ce qui m'a fait hésiter jusqu'ici, c'est que
Me Lachaud, incomparable pour la défense des crimi-
nels, ne serait peut-être pas aussi bon pour la défense
des innocents.
Et puis j'ai réfléchi que je payais aussi des impôts
pour l'armée et le clergé, que la logique m'entraînait
donc à deux autres refus d'impôts et à deux autres pro-
cès encore plus difficiles à gagner.
Après tout la fausse peinture qui orne les églises et les
monuments de l'Etat ne me contrario pas autant que les
vrais Africains qui ornent les casernes et gardent Paris,
Je suis donc résolu, pour le moment, à me tenir tran-
quille, et mes amis m'approuvent, disant qu'il serait
plus patriotique, — quand j'aurais ces 1 000 écus,— de
les déposer honnêtement dans les caves de la Banque,
afin d'augmenter le chiffre de l'encaisse, signe infaillible
de la prospérité du pays.
Mais j'ai pris la résolution de ne jamais parler de ces
tableaux commandés par les administrations dispensa-
trices du budget. La question d'économie politique, la
politique, la philosophie, la morale et le reste appar-
tiennent constitutionnellement au Corps législatif et au
Sénat, et les simples citoyens n'ont rien à y voir. Je
m'en tiens donc au sage précepte de Henri Monnier :
« Ce qui est défendu n'est pas permis. »
Il convient cependant de dire son opinion sur cer-
taines œuvres qu'on croirait sorties de la fabrique offi-
cielle, d'autant qu'elles ont été glorifiées par la critique
de haut parage. Je prendrai un seul sujet mythologique,
la Naissance de Minerve, par M. Mazerolle, immense
toile exposée dans la grande salle (lire la description
dans les comptes rendus autorisés). Suffit de savoir que
la déesse de la sagesse et de la guerre s'envole de la
tête de Jupiter. L'Agnès de Molière, n'ayant qu'un simple
instinct de la mythologie, demandait si les enfants se
font par l'oreille. Non, vraiment! Pour que Jupiter pût
accoucher de sa fille Minerve, il fallut que le brutal
Vulcain fendît d'un coup de hache la tête de son maître :
tout enfantement est difficile et douloureux. Vulcain fi-
gure donc dans le tableau de M. Mazerolle, ainsi que
d'autres acteurs et spectateurs célestes. Le père des
dieux et des hommes, de la sagesse et de la guerre, est
assis au milieu, dans un bon fauteuil « à clous dorés »,
et sa progéniture casquée et cuirassée s'élance dans les
airs pour aller accomplir sa divine mission,
A mon idée, ces résurrections mythologiques, malgré
525
les moralités qu'elles enseignent sans doute au monde
moderne, ont toujours quelque chose d'un peu indécis.
Pour peindre la mythologie païenne, il faut l'interpréter
avec la franchise de Rembrandt dans son Ganymède du
Musée de Dresde (n° 1216). L'aigle divin emporte dans
ses serres un gros garçon qui crie, se débat, et bien
malgré lui, se laisse voir à nu par derrière, sous sa che-
mise que retrousse le bec de l'oiseau de proie. Juste-
ment effrayé du sort qui l'attend dans l'Olympe de Ju-
piter Ilenri III, le pauvre mignon, qui aimerait mieux
jouer par terre à la. poussette, fait en l'air ce que les
paysans de Téniers font debout contre un mur. Je re-
commande aux amateurs du grand art mythologique ce
motif de fontaine monumentale dans le goût du Manne-
ken de Bruxelles.
Est-ce que Rembrandt, il y a deux siècles, voulait
déjà burlesquer les sujets mythologiques, comme dit
Smith (n° 197 de son catalogue) ? « His intention must
have been to burlesque the mythological subject. »
Peut-être que dans sa Danaé du Musée de l'Ermitage,
Rembrandt burlesquise aussi la pluie d'or du riche Jupi-
ter, quoique le sujet soit de tous les temps. Ceux qui
frappent la monnaie, comme Jupiter, la jettent volon-
tiers par les fenêtres, dans les alcôves et ailleurs.
Le chaste auteur de la Vie du moine saint Bruno
enlevé au ciel par trois anges, Lesueur, a peint aussi
un Ganymède enlevé au ciel par Jupiter : « L'aigle em-
porte le jeune prince, dont les regards inquiets sont
dirigés vers la terre. » (Catalogue du Louvre, n° 563.)
11 est singulier que dans la mythologie chrétienne, de
même que dans la fable de Jupiter enfantant Minerve,
salon de 4868. 327
l'homme soit encore le générateur et que la femme sorte
de lui. On croirait plutôt que c'est l'homme qui doit sor-
tir de la femme. M. Bin a exposé la Naissance d'Eve.
Minerve s'élançait hors de la tête de Jupiter; la petite
Eve, qui, à la vérité, ne représente pas la sagesse, est
tirée assez péniblement du ventre d'un homme endormi,
par un superbe vieillard, voltigeant en l'air, malgré sa
structure grossière et la pesanteur de ses pieds. N'est-il
pas scandaleux que des anlhropologistes, des physiolo-
gistes, des géologues, des médecins et autres savants
naturalistes se mêlent d'éclaircir les origines de l'huma-
nité, quand la chose est expliquée par un dogme et con-
sacrée par les grands artistes, non-seulement du moyen
âgo, mais de la Renaissance,- par Michel-Ange et Ra-
phaël?
Voudrait-on nier que l'art est la haute expression de
la société, de la science telle qu'elle est formulée à toutes
les époques par des institutions dûment autorisées, con-
ciles, sénats, académies, organes irrécusables de la phi-
losophie, de la politique et des arts? Le ministre de
l'instruction publique, injustement attaqué par les
membres de l'Eglise régnante, devrait faire graver à nos
frais cette image grandiose, offrant la solution du pro-
blème agité par la science profane, — l'origine de
l'homme, — et en placarder des exemplaires dans tous
les établissements scientifiques, à l'école de médecine,
aux amphithéâtres de dissection, dans les salles de confé-
rences libres, à l'école normale, dans les écoles d'in-
struction supérieure et d'instruction primaire, même
dans les crèches où commence l'initiation aux mystères
de la vie. Et si les petits enfants, qui sont les plus ter-
528 salon r>e 1868.
ribles, se hasardaient à dire que « ça no s'est pas passé
comme ça, » il y aurait des agents de l'autorité pour
assurer le maintien de la tradition religieuse, politique
et artistique.
Après cette modeste incursion dans le grand art, des-
cendons aux portraits.
M. Cabanel et M. Dubufe sont toujours au premier
rang parmi les portraitistes. Ce n'est pas une ironie, c'est
un fait, dont on peut argumenter comme on voudra,
pour apprécier la valeur actuelle de l'école française.
Le portrait de la marquise d'A...., par M. Cabanel, plaît
aux gens du monde, à cause même peut-être de son in-
consistance qui simule la distinction. La marquise est
debout, vue presque jusqu'aux pieds, sur un fond de
ambrisgris opaque. Décolletée et les bras nus, ses deux
mains en avant tiennent un éventail. Robe ;de velours
grenat. Le modelé du visage, de la poitrine et des bras
est finement étudié. L'ensemble ne donne pas l'impres-
sion d'une personne réelle, mais plutôt d'une image re-
flétée dans une glace.
Le second portrait de M. Cabanel, une femme assise,
est encore moins bien réalisé. La tête ne tourne pas et le
raccourci du bras gauche est impossible. On dirait un
essai de peinture abandonné par impuissance.
M. Dubufe, dont la solidité n'est pas le mérite habi-
tuel, est ferme et même lourd dans ses deux portraits
d'homme, M. îMosselman et M. Paul Demidoff. M. Mos-
selinan est assis sur une fumeuse et vu de face. M. Paul
Demidoff est debout et vu de trois q uarts. La ressemblance
matérielle est bien attrapée, Mais quel effet commun et
quelle exécution banale!
salon de 1868» 529
A ces portraits par MM. Cabanel et Dubufe les ama-
teurs de la peinture savante préfèrent un portrait du
vice-amiral Jaurès, par M. Lehmann, dans le système de
M. Ingres, son maître, et de M. Flandrin, son condisciple.
Peinture très-travaillée et d'une correction irréprochable.
Il n'y manque rien que — je ne sais quoi.
Au contraire, dans le portrait de M. Théodore do Ban-
ville, par M. Alfred Dehodencq, manquent la précision
et un travail suffisant : mettez que c'est une ébauche,
mais la vie et le caractère y sont. Le poëte a la tête ren-
versée en arrière, une cravate presque dénouée, le cos-
tume un peu abandonné. Au lieu de chercher quatre
épingles pour ajuster sa toilette, il paraît chercher quatre
rimes à ajuster dans une pièce de vers. La poésie est
plus amusante que la fashion.
Un portrait de M. Victor Hugo, par M. Chifflart, grand-
prix de Rome en 1861, n'a pas été peint avec l'inspira-
tion spontanée qu'on admire dans le portrait de M. de
Banville. Il est difficile d'y reconnaître le grand poëto
qui attend quelque chose, là, loin, dans son île. Aucun
rayonnement dans la tête massive; ni regard ni expres-
sion quelconque. La pose embarrassée et théâtrale. Le
costume d'un ton jaunâtre-terreux. Point de lumière, et
par conséquent point d'effet. Il y a des photographies de
M. Hugo qui sont superbes. Comment la peinture reslc-
t-elle au-dessous d'une imago hasardeuse qui se fixe
toute seule sur une plaque de verre ? Le fameux idéal
des artistes devrait cependant pouvoir lutter avec la na-
ture.
M. Chaplin a peint un portrait de sa femme, en robe
de mousseline blanche, décolletée; les bras nus son!
t, u, 30
530 salon de 1868.
croisés sur le giron; M. Giacomotti, une brune romaine;
M. Pérignon, deux jeunes dames assez réussies; M. Po-
rion, la reine d'Espagne-, M. Pomey, un bon portrait
de Mmo Pauline Viardot, dans le rôle de Norma ;
M. Glaize fils, une vieille dame, qui lui a valu la mé-
daille ; M. Thirion, une femme mince, en caraco rouge;
Mme O'Connell, un portrait d'homme ; M. Haro, le portrait
de M. Ingres; — Mme Henriette Browne, une paysanne,
en coiffe, assise de face, les bras croisés ; la petite sœur
lui apporte un bouquet de fraises; les tôtes sont com-
munes de type et rondes de modelé ; — M. Adolphe Le-
leux, un portrait de femme, de grandeur naturelle, très-
fermement-dessiné et caractérisé; M. Bailly, sous le
tilre de Sibylle, une femme vue de face, les bras croisés
contre le sein, toute voilée de tulles noirs, sur un beau
fond verdâlre; M. Boulard, un portrait d'enfaht, gras-
sement modelé, et une tôle de femme dont la physio-
nomie est exprimée avec toutes ses finesses.
M. Boulard est un vrai peintre, dont le défaut est
l'abus des empâtements, surtout dans les ombres et dans
les fonds. On peut empâter tant qu'on veut dans les
clairs; mais dans les parties neutres, et surtout dans les
fonds, de simples frottis aident au relief des formes lu-
mineuses, donnent de l'aisance et de la légèreté à l'en-
semble. Ce fut le procédé habituel des Flamands et des
Hollandais de la belle époque. Rubens, van Dyck et
leur école ne couvrent jamais toute la toile ou tout le
panneau. Et comme ils aimaient à peindre sur le bois
cru, sans aucune préparation, pour laisser transparaître
les tons fauves, blonds ou bistrés du bois naturel! Chez
Brouwer et les Ostade, chez Salomon van Ruisdael et
SALON 1)E 1868.
autres paysagistes, chez Rembrandt très-souvent, même
adresse à utiliser ces dessous précieux. Ce qui est der-
rière une figure peinte, ce qui est autour des objets
quelconques, n'est-ce pas toujours l'air impalpable ? On
ne simule pas l'air avec du mortier.
Je crois bien qu'aucun critique n'a parlé d'un portrait
de femme, intitulé Lise, par M. Renoir. Figure entière,
de grandeur naturelle, debout, au milieu d'un bois. La
robe de gaze blanche, ceinte à la taille par un ruban
noir dont les bouts tombent jusqu'à terre, est en pleine
lumière, mais légèrement verdacée par les reflets du
feuillage. La tête et le cou sont tenus dans une délicate
pénombre à l'abri d'un parasol. L'effet est si naturel et
si vrai, qu'on doit le trouver faux, car on est habitué à
se représenter la nature sous les couleurs convention-
nelles de la mauvaise peinture. Est-ce que la couleur ne
dépend pas du milieu qui l'enveloppe? Un morceau d'é-
toffe pourpre, jeté sur un buisson verdoyant, se teinte de
reflets émeraude; un morceau de linge blanc devient
violet à l'ombre, et le noir pur s'argente à la lumière.
Sur la couleur, comme sur les goûts, il faudra toujours
disputer, malgré le proverbe. Il y a cependant des ar-
tistes qui voient juste et des artistes qui "voient faux,
sans compter ceux qui n'y regardent point.
Je me risque à dire que M. Edouard Manet voit très-
bien. C'est la première qualité pour être peintre. A la
vérité, il faut encore d'autres qualités avec celle-là. Ma-
net voit la couleur et la lumière, après quoi il ne s'in-
quiète plus du reste. Quand il a fait sur sa toile « la tache
de couleur» que font sur la nature ambiante un person-
nage ou un objet, il se tient quitte. Ne lui en demandez
531
532 salon de 1868.
pas plus long, — pour le moment. Mais il so débrouil-
lera plus tard, quand il songera à donner leur valeur
relative aux parties essentielles des êtres. Son vice actuel
est une sorte de panthéisme qui n'estime pas plus une
tête qu'une pantoufle; qui parfois accorde même plus
d'importance à un bouquet de fleurs qu'à la physionomie
d'une femme, par exemple dans son fameux tableau du
Chat noir; qui peint tout presque uniformément, les
meubles, les tapis, les livres, les costumes, les chairs,
les accents du visage, par exemple dans son portrait de
M. Emile Zola, exposé au présent Salon.
Ce portrait de notre confrère Zola, qui écrit sur les
arts et la littérature avec une vive indépendance, a néan-
moins triomphé de l'animosité des « âmes délicates ».
On ne l'a pas trouvé trop inconvenant ni trop excen-
trique. On a concédé que les livres, surtout un livre à
gravures, grand ouvert, et d'autres objets encombrant la
table ou accrochés au lambris, étaient d'une réalité
étonnante. Assurément l'exécution est franche et géné-
reuse. Mais le mérite principal du portrait de M. Zola,
comme des autres œuvres d'Edouard Manet, c'est la lu-
mière qui circule dans cet intérieur et qui distribue par-
tout le modelé et le relief.
L'air impalpable, comme nous disions tout à l'heure,
il est aussi dans le portrait de jeune femme en robe
rose, debout près d'un beau perroquet gris, juché sur son
perchoir. La robe rose tendre s'harmonise délicieuse-
ment avec un fond couleur de perlo fine. Du rose et du
gris, et une petite note de citron en bas du perchoir,
c'est tout. La tête, bien qu'elle soit de face et dans la
même lumière que l'étoffe rose, on n'y fait guère at-
salon de 1868. 533
tention : elle se perd dans la modulation du coloris.
Divers tableaux dignes de mention ont échappé au
classement difficile qu'eutraîne un compte rendu trop
sommaire.
L'Intérieur de communauté, par M. Bon vin, a été très-
remarqué. Au bas d'un escalier, dans une pièce froide et
nue, sauf une peinture de Philippe de Champagne, ac-
crochée au mur, la supérieure reçoit d'une vieille nonne
une lettre de recommandation. A gauche, deux jeunes
sœurs sourient d'un air hébété. La sobriété de Bonvin,
poussée jusqu'à la sécheresse, convient sans doute au
sujet : c'est si triste le couvent!
Nous avons vanté en 1864 une Baigneuse étendue sur
la grève, par M. Feyen-Perrin, et en 1866 ses Femmes de
l'île de Batz attendant le bateau de passage. Il a, cette
année, un épisode, dramatiquement composé, du Nau-
frage de l'Evening-Star, et une sorte d'élégie intitulée
le Poison. M. Feyen-Perrin est un artiste rêveur, très-
impressionnable à la fois par les sentiments et par la
réalité extérieure. C'est jo ne sais quel sentiment de fata-
lité qui domine dans son tableau où une jeune fille nue,
mi-couchée sur une draperie bleue, se soulève languis-
sante et jette dans le vide un regard perdu. Sur une
table près d'elle, un verre plein de liqueur verdâtro. Le
corps est modelé par de douces demi-teintes, mais la tête
est mal attachée au torse et le dessin des membres est
faible.
M. Jean Desbrosses est encore plus franchement cam-
pagnard que Jules Breton. Il y met moins do recherche,
et, si l'on veut, môins de style. Sa moissonneuse dormant
sur des gerbes est peinte en vraie lumière, ce qui est rare.
534 salon de 1868.
Un tableau de M. Henri de Beaulieu a beaucoup
égayé les visiteurs du Salon. Pierrot, qui est si curieux
et si inventif, s'est mis à faire de l'alchimie. Sur un
creuset flambant il a posé un œuf d'autruche. Son idée
paraît être de faire éclore l'oiseau à force de chaleur, et
il souffle, il souffle, à se rendre poitrinaire. Si l'oiseau
allait s'envoler ou s'encourir avec ses grandes pattes !
Pierrot et les divers bibelots de son atelier, et son chat
qui assiste à l'opération, tout est peint avec esprit, avec
une aisance un peu négligée, dans une coloration vive
et brillante. M. de Beaulieu a été élève d'Eugène Dela-
croix.
Un autre élève d'Eugène Delacroix, M. Andrieu,
chargé récemment de la restauration du plafond de son
maître au Louvre, a exposé une Lionne couchée, un peu
molle, et un Tigre debout, assez bien charpenté.
Un élève de M. Léon Cogniet, M. Marius Abel, riva-
lise avec M. Cabanel, et surtout avec M. Chaplin, dans
une figure de femme nue, intitulée leZewr. Cettrr grande
blonde, paresseuse, descend toute nue de sa couche,
pose ses pieds sur une peau de panthère, renverse sa
tête en arrière pour éparser sa chevelure sur ses reins
cambrés, et s'étire les bras en l'air pour montrer en plein
les rotondités de son torse. Je suppose que cette Vénus
de boudoir ne manquera pas d'amateurs. Elle ferait un
milieu charmant entre les deux Vénus de MM. Cabanel
et Baudry, qui sont couchées aujourd hui dans un pa-
lais. « Les trois font la paire. » Toutes trois ressemblent
à ces délicates aquarelles de Vidal qui eurent tant de
succès il y a vingt ans. Apparences de femmes, sans
poids ni mesure ; une peau de satin, et rien dedans ; les
salon de 1868» 535
peintres fashionables ont pris au sérieux ce cliché de la
langue bourgeoise. Si la peau n'était pas infiniment plus
belle que le satin, ce ne serait pas la peine de déshabiller
les dames en peinture.
Il me semble qu'on n'a guère fait attention à une pein-
ture de M. Perrault, intitulée Coquetterie : une jeune
fille, vue de profil, se regarde dans un miroir. C'est la
plus fine étude de physionomie qu'il y ait au Salon.
Les sujets dramatiques ont presque seuls de l'attrait
pour la foule. « La princesse Farrakanoff noyée dans sa
prison en 1577 », voilà un sujet de tableau! A la der-
nière exposition universelle de Paris, une peinture de ce
fait historique, que les Russes appellent une légende, avait
été tros-remarquée ; l'auteur, feu Constantin Flavitsky,
un Polonais sans doute, y avait mis un sentiment ana-
logue à la poésie d'Ary Scheffer. Au salon de 1868, un
tableau de Mme Moisson-Desroches, élève de Couture et
de Carrier, représente encore celte mort si mystérieuse
et dont l'histoire pénétrera difficilement le secret.
Une femme noyée dans un cachot, c'est un malheur.
Que voulez-vous? la crue de la Néva, dont les flots en-
trent par une lucarne ! Caprice de la nature, qui ne cher-
che pas à commettre un crime. Mais le draine de
M. Victor Giraud, le Retour du mari, ah i cette fois,
l'humanité, la morale, la religion et la politique y sont
intéressées. Ce mari, qui a des bottes à retroussis en
cuir couleur chamois aurait mieux fait de ne pas reve-
nir. Enfin, nous n'avons pas à percer le mur de la vie
privée, et voilà cet homme revenu avec ses bottes à re-
troussis. Qui trouve-t-il dans sa chambre à coucher? Je
vous le donne à deviner en mille. Il trouve sa femme,
536 salon de 1868.
une jolio blonde, qui porte au cou. quand elle le ren-,
verse, les rares colliers de Vénus... et, avec sa femme,
un jeune homme qui a aussi des bottes à retroussis en
cuir couleur chamois. Là-dessus, vous pensez que la co-
lère le prend. Il avait naturellement, dans la poche do
sa culotte courte, un long pistolet d'arçon; il tire son
pistolet et le malheureux jeune homme pique une tête
dans un escalier dérobé, ses belles bottes en l'air.
On dit que ce tableau médaillé a inspiré un drame pour
l'Ambigu, qu'il a été acheté par l'administration et qu'il
sera réexposé au fronton du théâtre sur le boulevard.
S'il attire la foule des spectateurs, j'en serai content pour
le directeur de l'Ambigu, pour M. Victor Giraud et ses
nobles protecteurs. Cependant, si j'avais été chargé do
faire ce drame intitulé : le Retour d'un mari, j'aurais
choisi plutôt comme thème de mon ouvrage littéraire,
*
philosophique et moral un autre tableau de l'Exposition,
où l'on voit « le jeune homme » sortant du lit, en che-
mise, et portant une guitare, sans doute pour impro-
viser... une contenance. Cette scène eût été d'un grand
effet au théâtre, tandis que les coups de pistolet, les
escaliers en échelle et les bottes à retroussis, même en
cuir chamois, sont un peu usés.
Je n'entends pas critiquer la distribution des médailles,
ni rien de ce qui touche au monde officiel. Nous ne sa-
vons pas les raisons mystérieuses pour lesquelles on
encourage Y Amour riant de ses coups, par M. Parrot; la
Nymphe jouant avec l'A mour, de M. Hugrel; le Baptême
de sauvages, par M. Leloir fils, ou la Sortie d'armée, par
M. Jacquet. L'opportunité des sujets peut avoir décidé la
récompense. Parmi ces sujets d'actualité, il y en a d'ail-
salon de 1868» 537
leurs qui se recommandent par des qualités d'exécution,
une Erigone de M. Hippolyte Dubois entre autres, et
surtout une Médée de M. Henri Klagmann, peinte avec
une maîtrise assez originale.
En paysages, j'ai oublié une Haute Futaie de Fontaine-
bleau, par M. Hagemann, qui étudie sa forêt au bon en-
droit, à Bourron; un Abreuvoir et un Crépuscule, par
M. Charles Gosselin, qui travaille àl'Isle-Adam, près de
Jules Dupré ; une Vue de Marseille, par M. Jeanron ; un
fin Paysage de M. Nazon, adroitement égratigné comme
une eau-forte ; et quelques vues de ruisseaux ou de tor-
rents, dans le genre de Courbet, par MM. Ordinaire,
Auguin et autres.
Parmi les étrangers, j'ai oublié les vigoureux paysages
de M. Emmanuel Bouienger, de Tournai ; le Verger, de
M. Félix Cogon ; une savante Vue de la ville de Placencia,
en Espagne, par M. Bossuet, et une autre vue d'Espagne,
l'Allée des amoureux, à Gibraltar, par M. de Jorigho;
quand M. de Jonghe se tient à la suite de M. Willems,
ou même de M. Toulmouche, comme dans sa Quêteuse,
on peut le passer sous silence ; mais quand il travaille
d'après nature, comme dans son Allée de Gibraltar, où
il joue sur deux notes, le vert et le blanc, il est très-
distingué.
J'aurais dû mentionner aussi une Jeune Femme avec
une perruche, par un Hongrois, M. Ingomar Frankel, do
Bude, et les naïfs tableaux de genre, par un Suédois,
M. Jernberg, élève de Couture.
Avant d'avoir fini, j'hésitais à vous dire que le Salon
vient d'être fermé. Cette fermeture n'a occasionné à
Paris aucune révolution. La situation financière et com-
538 salon de 1868.
merciale, politique et diplomatique ne paraît pas en
avoir été troublée. Si vous me permettez encore ces
quelques notes rapides sur les dessins, la sculpture et la
gravure, nous ne penserons plus à ce salon de 1868.
Puisse-t-il être le dernier de la série malencontreuse où
nous sommes empêtrés depuis trop longtemps !
M. Gigoux et M. Amaury Duval, qui n'ont pas exposé
de peintures, nous montrent des portraits dessinés en
maîtres; M. Pollet, de fines aquarelles de femmes nues,
encore genre Vidal; M. Tissot, une charmante aqua-
relle, intitulée Mélancolie, avec des fonds de paysage
qui rappellent Eugène Delacroix ; n'est-ce pas étonnant
pour ce peintre si précieux et si serré? Charles Yriarte,
qui est peintre en môme temps que journaliste, des
aquarelles vivement colorées d'après des fresques de
Goya & San Antonio de la Florida, près Madrid, repro-
duites en gravure dans son curieux ouvrage sur Goya;
M. Frolich, de Copenhague, de spirituels dessins pour
livres destinés aux enfants; M. Billet, élève de Breton,
des éludes naïves d'après de jeunes paysannes; M. de
Wismes, une Vue de Pornic, superbe dessin, qu'il se
propose sans doute de graver; Jules Jacquemart, des
dessins exquis pour ses gravures à l'eau-forte dans les
Gemmes et joyaux de la couronne.
Les peintures sur faïence sont classées parmi les des-
sins; on y remarque les lumineux paysages de Michel
Bouquet, un des maîtres de cette peinture cuite sous l'é-
corce d'un vernis ; les Fleurs et Oiseaux, par Mme Eléo-
nore Escalier, que personne ne surpasse en ce genre
décoratif; un portrait de femme, parMrae de Callias, qui
ne craint pas de risquer des figures, plus difficiles à
peindre sur faïence que les fleurs ou les paysages; deux
Amoureux, dans une heureuse coloration, par M. Ehr-
mann ; une Vierge, par M. Devers, qui a rendu de bons
services à cet art du faïencier, etc.
Parmi les gravures à Peau-forte, Léopold Flameng et
Jules Jacquemart ont exposé quelques-unes de leurs
merveilles : Flameng, le portrait de Latour d'après lui-
même et le portrait de Mmo Devauçay, d'après M. Ingres ;
la physionomie de cette femme est délicieuse d'expres-
sion; le dessin du bras droit est bien imparfait, mais ce
n'est pas la faute de Flameng si l'illustre peintre d'//o-
mère n'a jamais pu dessiner un raccourci. Jacquemart,
douze pièces d'armures de la Collection de M. de Nieu-
werkerke, chefs-d'œuvre inimitables ; deux pièces des
Gemmes, et le superbe portrait de Frans liais, de la col-
lection Double, publié dans la Gazette des beaux-arts.
Les autres habiles sont Maxime Lalanne, Bracquemond,
M. de Rochebrune, auteur de deux eaux-fortes très-
importantes et magnifiques, le Louvre, façade de Henri II,
et le Donjon de Chambord.
M. Bronislas Zaleski, né en Lithuanie, mérite aussi
une note spéciale pour ses "eaux-fortes d'après un pay-
sage de Rembrandt, de la galerie des Offices à Florence,
et d'après un Ruisdael de la même galerie; cette der-
nière gravure fait partie d'un très-bel album publié par
M. Zaleski et contenant cinq Chefs-d'œuvre de Jacob van
Iîuisdael, reproduits d'après des tableaux des musées do
Dresde, de Brème et d'Amsterdam.
La sculpture, hélas !
Les statuaires se sont pris de passion pour les petits
garçons maigres, dans le style du petit Saint Jean ou du
*
-ocr page 543-540 salon de 1868.
petit Musicien de M. Dubois, dont le succès a produit
cette rage contagieuse. Ce qu'il y a au Salon de petits
enfants maigres, dans l'âge de quatorze à quinze ans,
est incalculable. On n'a pas à craindre qu'ils soient en-
levés comme Ganymède par l'aigle olympien de Rem-
brandt.
M. Carrier-Belleuse cependant a exposé une statue
monumentale du maréchal Masséna., destinée à la ville
de Nico. On y voit surtout de grandes bottes à l'écuyère,
mais la tête, trop petite, s'aperçoit à peine. Je veux bien
que ce soit nature, et que ce guerrier n'ait pas eu autant
de cervelle que Gœthe ou Humboldt. Mais encore de-
vait-il avoir ses bosses phrénologiques, par exemple le
courage et la deslructivité. Une figure allégorique de la
Victoire, habilement modelée, inscrit le nom du maré-
chal sur le piédestal du monument.
La médaille d'honneur en sculpture a été décernée à
M. Falguière, pour un enfant maigre, petit Martyr chré-
tien, assez sentimental, dans le style d'Ary Scheffer.
Schetîer, qui était encore plus poète que peintre, n'est
guère fait pour instruiro les statuaires.
M. Cordier a exposé des cariatides pour la cheminée
du foyer du nouvel Opéra ; Préault, un médaillon en
bronze pour le tombeau d'Adam Mickiewicz ; M. Brun,
élève de David et de Rude, une Psyché, qui indique la
recherche do la nature cl uno certaine beauté franche;
M. Fulconis, une statue do la princesse Clémence, fille
de Charles le Boiteux, comte de Provence, demandée en
mariage par Charles de Valois, à condition qu'elle se
montrera nue aux envoyés du roi de France. Le fait —
ou la légende — est assez curieux pour qu'on signale au
salon de 1868» 541
moins l'œuvre d'un statuaire si érudit, en même temps
que l'idée originale de ce prince qui fait expertiser la
belle Clémence toute nue, avant de la prendre pour son
épouse.
Les bustes-portraits sont très-vulgaires. Celui de la du-
chesse de Mouchy, en marbre, se distinguo presque
seul, on dehors de cette galerie de têtes mal construites
par la nature et par l'art qui s'est efforcé de la reproduire.
L'auteur, M. Carpeaux, élève de Rude et de Duret, at-
teint presque, dans ce portrait fier et charmant, l'élé-
gance do Coysevox et de Couslou.
Eh mais, puisque la sculpturo et la peinture sont si
faibles, quelle impression d'ensemble laisse donc ce Sa-
lon do 1868?
Pour ne pas m'en rapporter à moi seul, j'ai adressé
cette question à un honnête philosophe. Il m'a répondu :
Il en est de l'art comme des autres apparences de la
société actuelle : La.dessus du panier est très-laid et
pourri. Le meilleur est dessous et invisible. Il suffirait
peut-être de bousculer le panier pour faire voir à la sur-
face, des fruits bien sains, mais encore verts, qui deman-
dent seulement un peu de soleil pour mûrir.
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.
-ocr page 545-( Voir en tête de chaque Salon les sommaires détaillés, )
Pages.
Salon île 1804.........................................
Salon de 1865..................................................................................100
Salon de 1806.........................................' 200
Exposition universelle de 1867 .......................... 500
Salon de 1868...............................................400
FIN DE LA TAULE.
Paris. —.Typographie iiekkuïeu, rue du Boulevard, 7V