Rûut
Cp.
C U&'fesis^M
3> /
-ocr page 2-E^T-—_---------------~ - -----
5 TRAITÉ
De la
Et de la
Par
divise' en
TROIS TOMES.
à AMSTERDAM.
Chez hermwsrf. 171$.
-ocr page 3-PRÉFACE
DE
Mr. J. R I C H A R D S O N
LE PÈRE.
Omrtie Monfieur Uyt-
werf, Libraire à Amflèt
dam, m'a écrit, qu'il avoîc
defTein de publier , en François,
mes Ouvrages fur la P e i n t u r F.,
& qu'il m'a prié, en même tems,
de vouloir bien lui donner quelques
éclairciffemens , par raport aux
termes de l'Art, non-feulement j e ie
lui ai promis, fur ce que j'ai apris
qu'il eft célèbre dans fa Profeffion,
mais même je me fuis engagé à exa-
miner la Tradu&ion entière, pour
voir fi elle exprime le fens de l'Ori-
ginal , & outre cela,d'enrichir pOu-
Tome h * vra-
PREFACE.
vrage,autant que je le pourois faire,
en revoiant le tout, après l'inter-
vale de quelques années , qui fe
font écoulées, depuis qu'il a paru
pour la première fois fur-tout de-
puis que les premières Parties ont
été mifes au jour. C'eft ce que j'ai
fait, par des Additions utiles, & en
retranchant d'autres choies moins
néceflaires, autant que j'ai trouvé
que ce changement pouroit con-
tribuer à l'avantage de mon deffein
général, jugeant que ceferoit don-
ner au Public un Traite' de
Peinture, auflfi complet qu'il
me feroit poffible.
Pour ce qui eft de la Traduction,
nous l'avons revue, mon Fils, &
moi après lui, avec foin, & nous
trouvons qu'elle exprime très-bien
les penfées de l'Original. Elle é-
toit même déjà alfez préparée pour
cette revue, avant que de venir à
nous : car , outre que le Traduc-
teur n'y a pas épargné fes foins.
P R E' F A C E.
Monfieur A. Rutgers, le Jeu~
ne , qui eft un Homme d'eiprit t
grand Amateur de l'Art, qui po£-
fède lui-même de belles chofes,
& qui les connoît, s'eft chargé de
Conduire l'Edition entière, comme
il avoit eu la bonté de repalTer la
Traduâion,avant que de nous l'en-
voïer j cet Ami Officieux nous à
aulïî affuré , qu'en plufieurs cas^
il a fait cette révifion avec l'affi-
ftance de Monfieur ϣn K a te,
ConnoilTeur célèbre, & fort con-
nu pour fon magnifique Recueil de
Deffems, & de plufieurs autres bel-
les chofes , auffi-bien que pour fa
profonde érudition en tout ce qui
regarde l'Art, dont nous traitons.
Ainfi, nous remercions très-hum-
blement ces Meffieurs de toute leur
bienveillance ; mais une obligàtion
particulière, que nous leur avons $
e'éfl: qu'ils ont bien voulu nous fai-
re remarquer des endroits auxquels
nous n'avions pas affez penlé j 8c
* i mé*
PREFACE.
même, qu'ils nous ont fait la grâce
de nous fournir quelques Obferva-
tions nouvelles & très-curieufes.
Nous leur ea fommes redevables,
auffî-bien que le Public ; & nous
nous fervons de cette ocafion,
comme nous ferons toujours de
celles qui le prefenteront , pour
leur en témoigner notre reconnoif-
fance. Ainfi, nous efpérons, que
bien loin que nos Penlées perdent
rien en paroiifant dans une Langue
étrangère , elles en recevront un
avantage qui leur auroit manqué,
fi elles n'avoient été imprimées
qu'en Anglo'is.
Lorfque j'entrepris de revoir ce
que j'avois mis au jour, je nepen-
ibis guéres à tous les changement
qu'on y trouvera. Il eft vrai, que j'a-
vois déjà paiïé en revue la The'orie,
dans la fécondé Edition Angloife,
qui s'en eft faite ; mais pour les au-
tres Parties, on lesaconfidérable-
ment changées. On ne peut pas
dire^
-ocr page 7-P R E' F A C E.
dire, qu'il s'y foit gliffé des erreurs
de jugement, ou de fait, qui fuf-
fent importantes par leur nombre,
ou par leur qualité; cependant, nous
avons corrigé celles qui s'y font
rencontrées. J'ai jugé à-propos
de retrancher, du fécond Volume,
les DigreJJions Ph 'îlofophiques, com-
me quelques-uns les ont apelées, &
quelques autres chofes de confé-
quence. Mais, en récompenfe,
nous avons fait de grandes Addi-
tions , fur-tout à nos Remarques
fur les principales Pièces de Pein-
ture & de Sculpture que mon Fils
a vues en Italie. Nous avons éla-
gué les plus petites branches , pour
donner aux autres plus de nouritu-
rç : ou, pour me fervir d'une Mé-
tafore , qui aproche plus de notre
Sujet, nous nous fommes, à l'imi-
tation des grands Maîtres , tenus
au grand Contour , & avons né-
gligé pluHeurs petites parties $ &
c'eft à quoi on doit principalement
PREFACE.
âtribuer la dignité qui fe rencontre
4ans leurs Ouvrages.
A in 11, quoique le Libraire, par
un éfet de fa modeftie , apèle cet
Ouvrage une fîmple Traduction
d'un Livre imprimé , on peut bien
lui donner,en quelque façon,le titre
d'Original mais tel qu'il reifemble
à un Enfant né dans un Pays étran-
ger, dont il parle la Langue, plu-
tôt que celle de fesParens naturels.
J'ai tant traité de la Peinture, 8c
de la Sculpture, foit à defïein, ou
par ocafion, dans tout ce que j'ai
écrit, 8ç cela a paru fi jufte, qu'il
eft inutile de m'étendre ici, en fa-
veur de mon Sujet. Ce font des
moï'ens de nous communiquer nos
Idées par les yeux, comme les fons
le font par les oreilles $ 8c ces Arts
ïépondent au Théâtre, ou plutôt
à l'Opéra, par raport à leur beau-
té, & à leur énergie. Ils ne font
pas, à la vérité,fi néceffaires à la
vie, que plufieurs autres ; les Sau-
vages,
PREFACE.
vages , & les Brutes peuvent s'en
palferj mais, comme notre Etat
eft un Etat mêlé, & qu'il eft par-
tagé entre les éforts qu'on fait pour
éviter la douleur , ou pour s'en
délivrer, & la jouïffance politive,
il y a des Arts & des Siences qui
nous font néceffaires à chacun de
ces égards. Ceux dont je traite
ne nous font pas néceffaires , com-
me à des Créatures miférables,,
mais ils le font abfolument, en-
tant que nous retenons quelque
chofe de ce qui exiftoit dans l'E-
tat d'Innocence. Il fe peut qu'ils
ne fervent de rien pour prolon-
ger la vie , mais il eft certain ,
qu'ils contribuent à la rendre heu-
reufe y ils tiennent même leur
rang parmi les principales de ces
nobles diftin&ions, dont la Na-
ture Humaine a été honorée, par
le Divin Arbitre des chofes
comme aufli les grands Maîtres,,
^ui ont excellé dans ces Arts , bril-
* 4 lent
PREFACE.
lent parmi ceux qui fe font diftin-
gués du refte des Hommes.
C'eit pourquoi, mon Sujet méri-
te d'être traité à fond, & aufïîam-
plement que j'ai tâché de le faire,
fi l'on en excepte cette Partie qui
concerne la Pratique, qui d'ailleurs
efb une matière fèche, & qui ne
regarde que très-peu de perfonnes.
Si j'avois connu, fur ce Sujet,
quelque Livre qui m'eut fatisfait,
je me ferois épargné la peine d'é-
crire , & je me ferois contenté de
le lire, & de l'étudier. On trou-
ve plufîeurs Traités de Peinture
8c de Sculpture, fur-tout compo-
fés par des Auteurs Italiens ; mais
la plupart ne parlent que des Vies
des Peintres, & les autres, autant
que fe font étendues mes recher-
ches , qui affurément n'ont pas
été petites ni négligées , ne font
que très-fuperficiels, ou du moins
fort imparfaits, & défe&ueux. Je
ne prétends paspar-là, infinuer
que
-ocr page 11-PRÉFACE,
que le mien foit fans défaut j mais %
fi je difois , que je ne le croi pas
meilleur .--que les autres , je me
rendrais plus ridicule , qu'en a-
vouant ingénument, que j'en ai
une opinion plus avantageufe*
Cependant, quoique ce foit mon
opinion particulière, qui lui a
donné la nailfance, c'eft par celle
du Public qu'il faut qu'il fe fou-
tienne. C'eft dans cette vue, que
je le recommande très-humble-
ment à fon indulgence , & à fon
équité j & j'ofe efpérer, que pour
être étrangerjComme il le feraéfec*
tivement dans cette Edition, quel-
que part qu'il fe trouve , il n'en
fera pas plus mal-traité.
On m'a fou'vent demandé com-
ment j'ai pu trouver le tems d'écri-
re? à cette demande je pourrai, en
partie,répondre par un Trait d\Hif-
toire que me fournit Piutarque : (*)
(*) vie de TïM0lE0Nt, Traduction de Mr. Da-
ÇIE R.
-ocr page 12-Philippe de Macédoine étant
un jour à table avec Denis
„ le Jeune (q u'on avoit déj a chaffé
de Syracufe , dont il avoit été
Tiran) fe mit à parier mal des
Odes & des Tragédies,que De-
nis le Vteux avoit laiflées, &
33
33
y>
3}
33
3>
n faifbit femblant d'être en peine
,, en quel tems il avoit pu trouver
)>
33
y3
33
33
31
33
le loifir de les compofer. De-
nis, qui comprit le venin ca-
ché fous ces paroles, lui repar-
tit brufquement : Vous voilà bien
embarajjë, il les compofa aux
heures que vous &f mot, & une
infinité d'autres, qui nous en fal-
yy fons tant à croire ypa{[ons à boi~
,, re & à ivrogner ". J'ai aimé la
Peinture dès mon enfance,-je l'ai-
me pour l'amour d'elle, & je dois
l'aimer encore pour une autre rai-
fon, en-tant qu'elle eft ma Profef-
fion , mais ce que j'ai fur-tout en
vue, c'eft & exceller ; & c'eft pour
cela, que j'y toujours emploie
au-
-ocr page 13-PREFACE.
autant de tems qu'il m'a été poffi^
ble , ou du moins autant que j'ai
dû. Mais il y a bien des heures
dans les vingt-quatre , qu'on ne
fauroit emploïer de cette manière;
& il y aunjour delà femaine qu'on
ne le doit pas même faire. Au-
lieu de donner tout ce tems-îà au
Repos, à la Table, & au Diver-
tilfement, j'en ai apliqué une par-
tie confidérable à écrire, & même
fur d'autres Siences, que fur la
Peinture. Il m'en reftoit encore
alfez , pour entretenir ma fanté ,
pour me délafler, & pour tout ce
qui efl: nécefïaire à un Homme,
qui, comme moi, aime la Régu-
larité , le Repos & la Retraite.
Je n'ai pas emprunté de la Peintu-
re, mais j'ai mis le tems à profit,
Se j'ai rafiné fur le Divertiffement.
Par ce moïen , au-lieu de pécher
contre mes obligations, en quali-
té de Peintre, j'ai rempli mon de-
voir de ce côté-là, aulïi-bien qu'en,
< qua-
: _ _ J?*
qualité d'Homme • & de plus j'ai
aquis des ocalîons de m'apliquer à
conlidérer, que je fois un Etre rai-
fonnable. On me poura blâmer
d'avoir avancé ce que j'ai dit ; mais
je répondrai avec S. Paul (*):
Je le dis encore, afin queperforme
neflime que je fois imprudent ^fmony
fuportez moi, même comme impru-
dent , afin que je nie glorifie aufji un
peu. Si vous trouvez que j'aie tort,
de parler de cette manière , c'efl:
vous-même qui avez tort,- mais
j'aime mieux que vous me blâmiez
en cela , qu'en ce qui eft de plus,
grande conféquence.
(*) II. Cor. xi. 16.
-ocr page 15-îfeiÉipJliiaiWii
ffffWfPtWfffîWfW'
TABLE
des
MATIÈRES
POUR
L'ESSAI sur la THEORIE
de la PEINTURE.
TNtroduftion. Pag. i
D e FInïïniion. 31
Lé Peintre doit aprendre parfaitement l'Hiftoire qu'il veut
reprefenter, telle qu'elle lui a été donnée par les Hifto-
riens; après quoi, il doit méditer ce qu'il peut y ajou-
ter du fien, fans s'écarter des bornes de la probabilité. 31
Le Peintre a quelquefois la liberté de s'écarter , même
de la Vérité Naturelle & Hiftonque. 38
En général, il faut s'en tenir à la Vérité Naturelle &Hif-
ftorique. 4°
Non-feulement l'Hiftoire , mais auffi les Ckconftances
doivent être obfervées. Ibid.
Chaque Peinture Hiftorique ne nous reprefente qu'un
feui Inftant de teins, c'eft pourquoi il le faut bien
choilïr ; & celui de l'Hiftoire qui eft le plus avanta-
geux, eft celui qui en doit faire le Sujet. 41
Ï1 ne faut faire entrer dans une Peinture, aucune Ac-
tion. qu'on ne puiffe fupofer s'être faite dans le même
Inftant. _ 43
Il faut qu'il y ait une Aâion principale, dans une Piè-
ce de Peinture. 44
Aucune chofe, quelque^ excellente qu'elle puifte être en
elle-même, ne doit détourner l'àtention du Sujet prin-
cipal. '■ _ " 46
Il faut éviter les petites circonftances, à moins qu'elles
ne foient. néceffaires. 47
" Chfe
-ocr page 16-TABLE DES MATIERES.'
Chaque Adion doit être reprefentée, non-feulement
comme elle a pu fe faire, mais auffi de la manière U
plus convenable. 47
Il ne faut point faire entrer, dans une Peinture, des Fi-
gures , ni des Ornemens fuperflus. 48
Le Peintre doit laiffer quelque chofe à l'Imagination. 49
Il ne doit inférer dans fon Tableau rien d'abfurde, d'in-
décent j ou de bas, rien qui foit contraire à la Religion,
ni qui choque la Morale. 50
Ces reftridions bien obfervées, il doit faire entrer dans
fon Tableau autant de Variété , que le Sujet le peut
permettre. 51
Le Peintre doit éviter la fuperfluitédesPenfées 8c de l'ob-
fcurité. 58
Le Peintre en Portrait > ne doit pas toujours fuivre une
même route, ni peindre les autres comme il voudroit
lui-même être tiré. 62,
Lorfqu'il juge à propos de flater fes Portraits, il faut que
la flaterie foit réellement une flaterie, ce qui ne pouroit
être fi elle étoit trop vifible- lb'td.
Quoiqu'on demande une Reffemblance exade , il faut
pourtant faire atention aux accidens défedueux, 8c y
remédier. 63
Il faut donner à toutes les Créatures imaginaires, des Airs
& des Adions auffi étranges, 8c auffi chimériques,que
leurs Formes le font. 66
Pour faciliter l'Invention , le Peintre doit converfer avec
toutes fortes de gens: il doit lire les meilleurs Livres;
il doit obferver les diférens éfets des Paffions dfc
l'Homme, & des autres Animaux, 8c étudier la Natu-
re en général, 8c les Ouvrages des habiles Maîtres. 68
De l'Ex pression. 69
Le Caradère général du Sujet qu'on reprefente fe doit
faire remarquer d'abord , dans toutes les Parties de la
Peinture. Jbid.
Il y a certaines petites circonftances qui contribuent à \'Ex-
prejfion. 71
Les Robes , les Habits , crc, des Figures, fervent à en
exprimer les diférens Caradère?,la Dignité,ce; com-
me le font auffi les places qu'elles tiennent. 7z
La Face, l'Air, & les Adions expriment l'Efprit. 73
Toutes les Expreffions des Paffions 8c des Sentimens doi-
vent répondre aux Caradères des Perfonnages. 74
Pour les Portraits, il faut bien confidérer le Caradère de
la Perfonne, 8c fa Condition. 80
Lorfque le Sujet a quelque chofe de fingulier, dans la
difpofîtion , ou dans les mouveinens de la Tête , des
Yeux,
-ocr page 17-TABLE DES MATIERES.'
Veux , m. (^pourvu que cela ne foit pas mefféant) il
faut l'exprimer par des traits bien marqués. 80
S'il y a quelque chofe de particulier à remarquer , dans
l'Hiftoire de la Perfonne, & qu'il convienne de l'expri-
mer , cela fert d'addition à l'Expreffion , & contribue
au mérite du Portrait , pour ceux qui font inftruits de,
cette circonftance. 81
Il y a plufieurs fortes d'Expreffions artificielles, recher-
chées des Peintres , pour fupléer à l'avantage que les
Paroles ont fur l'Art, en cette rencontre. 82
Un autre Expédient, dont les Peintres fe fervent, pour
exprimer leurs fentimens, c'eft de peindre des Figures
qui reprefentent certaines chofes, lorfqu'ils ne peuvent
le faire autrement. 8 j
La fimple Ecriture doit être emploïée quelque fois, dans un.
Tableau, pour fupléer à l'Expreffion. 89
De la Composition. Ibid.
Explication du Terme. Ibid.
Il faut que chaque Peinture foit telle , qu'elle faffe un
compofé de Malles de jour & d'ombre, dont la derniè-
re ferve comme de repos à l'œil ; & il faut que ces
Maffes, quelles qu'elles foient, réjouïffent la vue, &
que le Tout-enfemble foit agréable & récréatif. 9J
Si le Tout-enfemble d'une Peinture doit être beau , par
raport à fes Maffes, il ne doit pas l'être moins, par
raport à fes Couleurs : & comme la principale chofe
doit être, en général, la plus vifible, il faut que fes Cou-
leurs prédominantes foient répandues fur le Tour, ioi
Dans une Figure, dans chaque partie de cette Figure, 6c
généralement par-tout, il doit y avoir une certaine
partie qui domine , &: qui fe faife remarquer d'abord :
& il faut que toutes les autres parties lui foient fubor-
données , comme auffi elles doivent l'être les unes au*
autres. C'eft encore ce qu'il faut obferver dans la Com-
pofîtion d'une Peinture entière; & il faut que cette par-
tie principale, & diftinguée, du Tableau, foit la place
de la Figure principale, & de l'Aéiion la plus éclatante:
auffi faut-il que chaqne chofe foit plus finie en cet en-
droit , & que les autres parties le foient moins à propor-
tion. 101
C'eft quelquefois la place, & non pas la-force, qui fait dans
une Peinture la diftindlion du Perfonnage. * 104
Î1 arrive auffi quelquefois, que le Peintre eft obligé de
mettre une Figure dans une place, & de ne lui donner
qu'un
-ocr page 18-TABLE DES MATIERES.'
qu'un certain degré de force , qui ne la diftingue pas
allez. En ce cas, il faut réveiller l'aténtion , par la
Couleur de fa Draperie, ou d'une partie feulement, ou
par le fond fur lequel elle eft peinte , ou par quelque
autre artifice. ioj
Dans une Compoïïtion , de-même qu'en chaque Figure
en particulier , & généralement en tout ce qui fait par-
tie d'un Tableau , il faut que l'un, foit contrafté , &c
diverfifiée par l'autre. io5
Db Dessein. 114
Définition du Terme. ibid.
Il faut que le Defein, outre qu'il doit être jufté, foit pro-
noncé hardiment, clairement, & ftns artibiguité. 116
Il faut qu'un Deffinateur , qui travaille d'après Nature,
confidère , que fa tâche eft de décrire cette forme qui
diftingue fon Sujet,de tous les autres de l'Univers. 117
Il lui èft impoffible de voir ce que font les chofes, à moins
que de favoir ce qu'elles doivent être. ibid.
Des Dejfeins. 119
Du Coloris. 124
Il faut que le Coloris d'un Tableau varie, félon le Sujet,
félon le Tems, & félon le Lieu. j^à
C'eft dans la Beauté naturelle & dans la Variété, de-même
que dans l'Harmonie , 5c dans l'Agrément d'une Cou-
leur avec une autre , que confifte la bonté du Colo-
loris. 116
Le Peintre, pour donner de h Maturité,& de l'Union à
fcs Ouvrages,doit rompre les extrémités du Noir & du
Bianc parfaits. Il faut, fur-tout en fait de Carnation,
éviter la Couleur de craie, de brique, ou de charbon,
& fonger à celle de perle & de pêche mûre. 118
Il faut que les Couleurs foient mifes enfemble de forte,
qu'elles s'aident réciproquement. ibid.
Il faut obferver le Naturel, & la manière, dont les meil-
leurs Coloriftes l'ont imité. Ibid.
Du Maniment. 131
Définition du Terme. Ibid.
Le Maniment, dans un Tableau doit répondre au Carac-
tère du Sujet r.eprefenté. 133
Il faut, en général, que les Peintures petites, & qui doi-
vent être regardées de près , foient exaélement fi-
nies. _ . . Ibid.
Tout ce qui a beaucoup de brillant demande , dans
fes rehauflemens, des touches de pinceau raboteufes &
hardies. Ibid.
Ï1 faut que le Pinceau paroifle fufifamment en tout ce qui
a du luftre. ibid.
Tous
-ocr page 19-TABLE DES MATIERES.'
Tous les grands Tableaux 8c toutes lesPiècesquife voient
de loin, doivent être rudes de Maniaient. 134
Plus une chofe eft fupofée éloignée , moins elle doit être
finie. ibid.
Les Carnations des Tableaux , 8c fur-tout des Portraits,
doivent être travaillées^ avec exactitude , 8c après cela,
les touches y doivent être placées avec vérité, dans les
principaux jours, & dans les principales ombres. 135
Dans les Portraits, il ne faut point faire de lignes longues,
& d'une grofleur égale, comme fur les paupières, fur
la boucha, ce; & il faut éviter un trop grand nombre
de traits durs. ibid,
Ce qui eft le plutôt fait eft le meilleur , fupofé qu'il foit
également bon, à tout autre égard. ibid.
De la Grâce, et se la Grandeur. 137
La Nature commune n'eft pas plus propre pour une Pein-
ture , que la fimple Narration l'eft pour un Poëme;
ainfi le Peintre doit relever fes Penfées au-deffus de ce
qu'il voit, 8c s'imaginer un Modèle de perfection,
qu'il ne trouve point réellement , fans qu'il y ait rieri
contre la Vrai-femblance, ou qui choque la Rai-
fon. , 139
Le Peintre tri Hiftoires doit décrire tous les diferens Uti.lc
tères, réels, ou imaginaires, d'une manière qui con-
vienne à un chacun en. particulier, 8c cela dans toutes
leurs fituations, 148
Le Peintre en Portraits doit reprefenter fes Perfonnages
enjoués 8c de bonne humeur ; mais avec une variété,
qui convienne au Caradère de la Perfonne tirée, ibid.
Le Peintre en Portraits doit auffi relever , par fon Idée,
les Caraâères de fes Perfonnages. 149
Pour donner la Grâce 8c la Grandeur, le Peintre doit, fur-
tout faire atention aux Airs des Têtes. 153
Il faut auffi avoir le même égard à toutes les Attitudes,
& aux Mouvemens. ibid.
H faut que les Contours foient grands & carrés, qu'ils foient
prononcés hardiment, pour donner de la Grandeur-, &C
qu'ils foient délicats, ondés finement, 8c bien contraftés,
pour donner de la Grâce. I54
Pour donner de la Grandeur , il faut que les Draperies
aient de grandes Maffes de jour 8c d'ombre, 8c des Plis
nobles 8c grands : la fubdivifion de ces derniers, artifte-
ment faite, eft ce qui y_ajoute la Grâce. 15S
Il faut que le Linge foit net 8c fin, 8c que les Soies 8c les
Etofes foient neuves, 8c de la meilleure forte. 156
line faut pas prodiguer la Dentelle , ni le Galon, ni la
Bromure, ni les Joïaux. iï'j-
TABLE DES MATIERES.'
Il eft important au Peintre , de bien penfer aux Habille-
mens de fes Figures. 157
Il ne faut pas que le Nud fe perde fous la Draperie , ni
qu'il y foit trop marqué. 158
Coniidérations fur la manière de Draper, en fait de Por-
traiture, Ibid.
Il y a une Grâce & une Grandeur artificielles, qui naiflent
de l'opofition de leurs contraires. 161
Le Peintre doit remplir fon Efprit d'Images nobles. 16z
Il faut qu'un Peintre ait des Idées originales de Grâcek de
Grandeur , qu'il tire de fes propres obfervations fur la
Nature. 167
Il faut que l'Efprit même du Peintre ait de la Grâce & de
la Grandeur. 169
Du SUBLIME. 18s
Ce que l'on entend par ce Terme. 184
Le Sublime, en fait de Peinture , confîfte dans les Idées
les plus grandes, & les plus belles, lorfqu'elles nous font
communiquées, de la manière la plusavantageufe.aoi
Il ne fufit pas au Peintre de plaire ; il faut qu'ii furpren-
ne. io8
Lille hiftorî«iu<- <*■ ^nronoiogique des Peintres.
I
/
-ocr page 21-fââ^âââââââ^âââtâââfff
table
DES
MATIÈRES
POUR.
L'ESSAI sur l'ART
de CRITIQUER, &c.
I Mtroduftion, Pag- ï
DE IA BONIE' B'ok Tabliuv, 4
II n'y eut jamais un Tableau fans défauts. 5-
II y a deux moïens , dont on fe fert , pour juger de la
Bonté d'un Tableau ; favoir , directement par la chofe
même, ou indireétement par l'autorité d'autrui: on ne
prétend point traiter ici de ce dernier moïen. ^ 6
Pour devenir bon Connoiffeur, on doit éviter les Préju-
gés & les faux Raifonnemens. 7
Il faut examiner uniquement ce qu'on trouve dans un
Tableau, fans avoir égard à l'intention que le Peintre
peut avoir eue. IO
Il faut s'établir des Règles, II
Un Extrait de ces Règles. 12,
U faut avoir une parfaite connoiffance des meilleurs
Morceaux. ^ 1 y
On peut raporter les degrés de Bonté, en fait de Peintu-
re, à trois Ciafles générales, fa voir: le Médiocre, l'Ex-
cellent, & le Sublime. i<î
Définition du Sublme, ibid.
Outre la Bonté d'un Tableau , par raport aux Règles
de l'Art, il y en a une autre forte qui l'eft à pro-
portion que les Pièces de l'Art répondent à la fin,1
pour laquelle elles ont été faites. 18
** a Ls
TABLE DES MATIERES.'
Le but principal de la Peinture eft de cultiver l'efprit,
&, avec cela, de donner du plaifir. 19
En quelle proportion les diférentes fortes & parties de
la Peinture répondent à leur but. 2;
Un Tableau, ou un Deffein doit être confidéré diftinc-
tement. 27
Exemple, dans une Differtation fur unPortrait, de V a n
dyck. 30
Autre Differtation, fur un Tableau d'Hiftoire, du Poiis-
s i n, 4Z
Exemple d'une autre manière plus courte, pour confidé-
rer un Tableau, prife fur une, Pièce d'A n n t e a l C a-
De ia Cosnoisusce îes Mains. 58
Dans toutes les Peintures fk dans tous les Deffeins,il faut
confidérer la Penfée & le Travail. ibid.
Jamais deux Hommes ne penfent, ou n'agiffent parfaite-
ment de-même. 59
C'eft pourquoi il y a une diférence réelle , dans les Ou-
vrages de diférens Maîtres. 61
Elle y paroît d'une manière remarquable. 62
Mais plus grande dans les uns que dans les autres. ibid.
Le Moïen de connoître les Mains, c'eft de fe faire des
Idées des diférens Maîtres. 64
C'eft de l'Hiftoire & des Ouvrages des Maîtres, que naif-
fentles Idées qu'on en a. 6;
Précautions, dont il faut ufer dans le premier cas. Ibid.
Qbfervations à faire dans l'ufage de l'autre; moïen. 70
Les Maîtres ont été diférens d'eux-mêmes, auffi-bien que
des autres; c'eft pourquoi il faut connoître toutes leurs
diférentes Manières. 71
Quelques particularités citées à cet égard. 72
il faut avoir grand foin que les Ouvrages qui nous fervent
de règles, pour nous former les Idées des Maîtres, foient
véritablement leurs productions, 84
Quels Guides un Novice , dans la Sience d'un Connoif-
^ feur, peut prendre à cet égard. 85
Ce qui eft néceffaire à un Connoiffeur des Mains, qui
L De connoître l'Hiftoire de la Peinture ôc des Pein-
tres. 88
II. D'être capable de fe former des Idées claires & juf-
tes. ... fy
III. Une aplicaùon particulière. Ibid.
Des Originaux et d e s C o p i e s. 90
|>£ leurs diférentes fortes, & divers degrés, ibid.
Des
-ocr page 23-TABLE DES MATIERES.'
La Queftion établie, fi un Tableau, ou un Deffein eft
Original ou Copie? 9S
Certains Raifonnemens là-deffus, que l'on doit rejet-
ter. 95
Le premier Cas, dont on vient de parler, favoir fi une
Pièce eft Original, ou Copie, amplifié. 97
2. S'il eft d'une telle Main, ou bien d'après tel Maître ? 99
Une Objeéïion avec la Réponfe. 101
3. Si un Ouvrage, qu'on reconnoît, pour être d'un tel
Maître, eft originairement de lui, ou s'il l'a copié de
quelque autre Maître. 103
Il faut favoir prendre, retenir, & ranger des Idées claires
& diftinftes. no
Discours sukla Sience d'un Connoisseur.
114
Introduôion. ibid.
La Sience recommandée , par fon Excellence , par fa
Certitude, par le Plaifir, & par l'Avantage qu'elle pro-
cure. 117
Une Idée de la Peinture,par laquelle on démontre qu'el-
le n'eft pas feulement un bel Ouvrage mécanique , &
une Imitation de la Nature commune ; mais que foh
But principal eft , de relever & d'embellir la Nature,
& fur-tout de communiquer les Idées. 119
La Peinture comparée avec l'Hiftoire, avec la Poëfie, 8c
particulièrement avec la Sculpture; & préférée. 127
La chofe éclaircie par une Hiftoire du Comte Uçolino
de Pife, raportée par Vil l a n t. / *3r
La même Hiftoire, de la manière qu elle eft contee par
Dante. . 134
Un Bas-relief de la même Hiftoire , par Michei-
Ange. 138
La Peinture & la Sience d'un Connoiffeur peut être d'u-
ne grande utilité au Public.
1. Par raport à la Réformation des Mœurs. Ibid.
2. Par raport à l'Avancement du Peuple. Ibid.
3. Par raport à l'Acroiffement des Richeffes, <&c. Ibid.
La Dignité de la Sience fe manifefte encore plus par les
Qualités requifes dans un Connoiffeur» 162.
Entre autre Qualités mentionnées , il doit être bon Hif-
torien. 163
Ejfai d'une Hiftoire de la Peinture.
* f 3 Plu-
-ocr page 24-TABLE DES M ATI E" RE S.
PhsGeurs Ecoles de la Peinture moderne. tji
Queftion, favoir lefquels des Peintres, Anciens, ou Mo-
dernes, ont été les plus excellens? ^ ^ 173
L'Hiftoire des Vies des Peintres doit être néceflàirement
lue d'un Connoifleur. 176
Une Idée générale de cette Hiftoire.\ S 177
Les Ouvrages des Peintres rendent leur Hiftoire com-
plète. 183
Les Perfonnes de la première Qualité n'ont pas été feu-
feulementConnoifleurSj mais elles ont même pratiqué
la Peinture.. 184
SECTION II. Ibid.
La Certitude de la Connoiffance , comparée avec celle
des autres Siences. Ibid.
La Branche principale de cette Sience, je veux dire,
la Manière de juger de la bonté d'un Ouvrage , fon-
dée fur des Règles fi bien établies , & fi conformes à
la Raifon, que tout le monde en peut convenir. i8j
La même Certitude prouvée dans plufteurs autres Cas»
comme dans la Gonnoiflance des Mains , des Origi-
naux, 8c des Copies. 188
D'autres preuves moins certaines, Ibid.
D'autres encore plus douteufes. 190
Objection, fur la diverfité de fentimens, parmi les Con-
noiffeurs. • 191
Cette diverfité ne vient pas toujours de l'obfcurité de la
Sience , mais de quelque défaut de l'Homme même.
Ibid.
Il arrive fouvent que la diférence d'opinions n'eft pas en
cfet fi grande, qu'elle paroît l'être. 195
La Sience recommandée, par raport au plaifîr qu'elle eft
capable de donner. ibid.
Par la découverte des grands Efets & des Beautés de
l'Art. Aid.
Et lprfque la Beauté des chafes eft relevée. 2.07
Par la Variété , fuivant les diférens Génies des Maî-
tres. 208
Par le moïen de cette Connoiffance , on voit mieux les
Beautés de la Nature même. ^id.
Elle fournit auffi l'efprit de belles & de grandes Ima-
ges. 209
Ce
-ocr page 25-TABLE DES MATIERES,
Ce qui eft rare & curieux produit naturellement du plaï-
lîr. 109
Lorfque nous comparons les Mains & les Manières de
deux Maîtres , ou bien celles que le même Maître a
eues en diférens tems; ce qui fait auffi un bel exercice
pour notre Raifon. 215
Par la liberté, dont l'Efprit peut jouir dans cet exerci-
ce, 216
Les Avantages de la Connoiffance, 219
1. Elle feit à réformer nos Mœurs , à épurer nos Plaifirs
gc à augmenter nos Richelîes,& notre Réputation. ibid.
Elle contribue beaucoup à perfectionner les Peintres , les
Sculpteurs, & d'autres Artiftes. _ 220
2. C'eft une perfection qui convient à tout honnête-
Homme. 22 î
3. Cette Connoiffance nous rend capables de juger, par
nous-mêmes. 224
ESSAI
-ocr page 26-ESSAI
-ocr page 27-TRAITÉ
DELA
<Par Mr. lUÇHARVSON, le Tère.
Tomes I. et II,
Contenant,
Ua Effai fur la
THÉORIE de la PEINTURE;
tome ii.
Un Elïai fur
L'ART de CRITIQUER,
en fait de Peinture j
& un Difcours
fur la
SIENCE d'un CONNOISSEUR.
Traduit de îAnglois ;
Revu èc Corrigé par l'Auteur.
Is tnihi vivere demùm , atque frui anima
videtur, qui aliquô Regotiô intentus , prœ-»
clan facinoris , aut Art is bon a famam qu£-
rit,
DE LA
Omme les Peintures plaifent à tout
le monde, & que par cette raifon,
elles font partie de nos plus riches
ameublemens, je m'imagine auiîi3
que c'eft ce qui a donné lieu à bien des
gens, de mettre l'Art de Peindre au ,
rang des chofes,qui ne font pas d'une gran-
de utilité au Genre-Humain, s'ils ne le re-
gardent pas tout- à-fait comme une fuper-
fluité agréable.
Quand la Peinture ne feroit éfe&ive-
ment qu'un amufement fans crime; quand
ce ne feroit qu'une de ces Douceurs, qu'il
a plu à la divine Providence de nous ac-
corder, afin que le Bien de notre Etat pre-
A fent
2.2, Essai sur la The'orie
fent l'emportât fur le Mal qui l'acompagne,
nous devrions la regarder comme une Fa-
veur du Ciel; & fur ce pié-là, lui donner
place dans notre eftime. Nous avons beau
méprifer le plaifir;il n'en eft pas moins vrai,
que nous ne celions tous de le rechercher
avec ardeur. Quand donc ce plailir eft in-
nocent, & par conféquent une Bénédiftion
de Dieu, c'eft fous ce point de vue, que
nous devons l'envifager ; nous devons le
confidérer comme une Douceur , que la
Sageffè fuprême à jugé néceftaire à la Vie
Humaine.
La Peinture eft cer amufement agréable,
cet amufement innocent: mais il y a plus,
elle eft d'une grande utilité. C'eft un des
moïens,qui fervent aux Hommes, pour fe
communiquer leurs idées ; & même on peut
dire, qu'à certains égards, ell'a l'avantage
fur tous les autres. Nous devons donc pla-
cer la Peinture dans le même rang : nous
ne devons pas la regarder comme un lïm-
ple plaifir, mais comme un autre Langage,
qui achève de perfectionner l'Art entier de
nous communiquer nos penfees les uns aux
autres; une des qualités, qui conftituent la
Dignité de la Nature Humaine, qui l'élè-
vent au-deffus de celle des Bêtes; qualité
d'autant plus confidérable , que c'eft un
Don,que Dieu a accordé même à un aflez
petit nombre de notre Efpèce.
Les Paroles peignent à l'Imagination ;
-ocr page 31-De la Peinture. 2,3
raais chaque homme les interprète à fa fan-
taifie. Toutes les Langues font fort impar-
faites: il y a une infinité de Couleurs &
de Figures, pour lesquelles nous n'avons
point de noms ; & nous n'avons point de
mots univerfellement déterminés, pour
défigner un nombre infini d'autres idées.
Au-lieu que le Peintre peut, fans ambigui-
té, faire fentir ce qu'il en penfe , & nous
entendons ce qu'il nous dit, dans le même
fens qu'il l'a lui même entendu.
Son Art eft un Langage univerfel : fois
qu'il s'exprime en Poëte, en Moralifte, en
Hiftorien, ou en Théologien, en un mot,
fous quelque Caractère qu'il prenne, de
quelque Nation qu'on foit, il parle à cha-
cun de nous, en fa Langue maternelle.
La Peinture a encore un autre avantage
fur les paroles ; elle pénètre tout d'un coup
notre efprit de fes Idées, au-lieu que les
paroles ne les y portent quefucceflîvemenr;
(*) Nous voïons, par exemple, une agréable
Perfpedive de Conftanûnople, les Flammes
que vomit le Mont Etnafa Mort de S o c r a-
te, la Bataille de Blenheïm, la Perfonne
du Roi Charles premier, & tout cela,
en un inftant.
La Manière, dont le Théâtre nous re-
prefente les chofes, difére de l'une & de
l'autre, ou plutôt c'eft un compofé des deux
A 2, enfem»
(*) Segniùs irritant animos demi (Ta per aurem,
ftuàm quse funt oculis fubjefta fidelibus. H or. Art, PoëÇ,
2.2, Essai sur la The'orie
enfemble. Nous y voïons une efpèce de
Tableaux mobiles & parlans, mais qui ne
font que paffer, au-fieu que la Peinture de-
meure toujours expofée à notre vue. Mais
ce qu'il y a de plus confidérable, le Théâ-
tre ne nous reprefente jamais les chofes tel-
les qu'elles font, fur-tout fi la Scène ell
éloignée de nous, & que l'Hiftoire, dont
il s'agit, foit ancienne. Quand un homme,
qui a quelque connoitfancedesHabillemens
& des Mœqrs de l'Antiquité, y vient pour
réveiller, ou pour cultiver les idées qu'il a
du malheur d'OEDiPE, ou de la mort de
jiile Ces ar, & qu'au-lieu de ce qu'il a
été acoutumé à voir aux Statues, aux Bas-
reliefs, ou aux Médailles, il y trouve des Fi-
gures Fantasques & Grotesques, ces ob-
jets ne peuvent que confondre & brouil-
ler les idées juftes qu'il en a^oit. Mais la
Peinture nous fait voir ces Héros, tels qu'ils
étoient, dans leur véritable Grandeur, &
dans leur noble Simplicité.
Le plaifir que nous donne la Peinture,
confidérée comme un Art muet, reflemble
à celui que nous donne la Mufique ; fes
belles Formes,fes Couleurs, & leur Arran-
gement agréable font aux yeux ce que les
Tons & leur Harmonie font aux oreilles :
les uns & les autres nous réjouïfTent, en
nous faifant remarquer l'habileté de l'Ar-
tiiie, autant que nous fommes capables
d'en juger. C'eft cette beauté & cette har-
monie
De la Peinture. 2,3
monie, qui nous donne tant de plaifir à la
vue des Peintures naturelles, d'une belle
Perfpeétive, d'un Ciel ferain, d'un Jardin,
&c. Et c'eft ce qui fait, que les reprefen-
tations qu'on en fait, en renouvellant les
idées qu'on en a, nous font tant de plaifir.
C'eft ainfi que nous voïons lePrintems,
l'Eté & l'Autonne, dans le cœur de l'Hi-
ver, de même que la Gelée & la Neige,au
fort de la Canicule. Nous avons, par le
fecours de cet Art, le plaifir de voir une
extrême variété de choies & dations ; de
voïager par Mer & par Terre ; de connoi-.
tre le Naturel du menu Peuple & leurs Ca-
prices , fans nous mêler parmi eux ; d'envi-
sager des Tempêtes, des Batailles, des Inon-
dations ;& en un mot toutes fortes d'objets,
réels ou imaginaires, foit dans le Ciel, fur
la Terre, ou dans l'Enfer ;& tout cela, fans
fortir de notre Chambre , fans autre peine
que d'y promener notre vue. Nous avons
la fatisfaftion de porter nos idées d'un ob-
jet à un autre; & nous pouvons, quand il
nous plaît, fixer notre imagination fur un
feul. Nous ne voïons pas Amplement une
variété d'objets naturels, dans les bons Ta-
bleaux, mais nous y voïons la Nature dans
fa perfe&ion, ou du moins, nous y voïons
un choix exquis de ce qu'elle a de meilleur.
C'eft par ce moïen, que nous avons des
idées plus nobles & plus nettes des Hom-
mes, des Animaux, des Payfages &c. que
A 3 nous
-ocr page 34-2.2, Essai sur la The'orie
nous n'aurions peut-être jamais eues, fans ce
fecours. Nous y découvrons des particulari-
tés & des beautés, que nous ne rencontrons
jamais ailleurs, ou du moins, que très-ra-
rement ; ce qui ne contribue pas peu à en
augmenter le plaifir.
Ce même Art nous fait voir les perfon-
nes & les vifages des Hommes célèbres, dont
les Originaux ne font plus à notre portée,
pafce que le torrent des Tems nous les a
enlevés, ou parce qu'ils font éloignés de
nous, 11 nous fait voir nos Parens & nos
Amis, morts ou vivans, fous les diférens
états de leur vie. Nous ne mourons jamais
dans les Tableaux ; nous y fommes tou-
jours les mêmes; nous n'y vieillironspoint.
Mais fi nous venons à contempler cet Art
du côté de l'Initruclion, qu'on en peut ti-
rer, c'ed-là ce qui en relève le mérite. Il nous
donne à la vérité du plaifir ; mais ce plaifir
n'efl: pas fimplement tel, puisque le Pein-
tre eft non feulement ce qu'eft à un fourd
un Orateur habile, de bonne mine, &dont
les geftes font agréables ; mais auffi, ce qu'il
elt à un Auditoire intelligent.
De forte que la Peinture ne nous repre-
iente pas Amplement les chofes, telles qu'-
elles paroifTent ; mais elle nous les fait voir,
telles qu'elles font en éfet. Elle nous in-
ilruit des diférens Pays, de leurs Coutu-
mes, de leurs Armes, de l'Architefture
civile & militaire, des Animaux, des Plan-
tes 3
De la Peinture. 2,3
tes, des Minéraux, & en un mot, de tou-
tes les fortes de Corps, qui s'y rencon-
trent.
Elle eft outre cela, d'un grand fecours à
pîufieurs Siences utiles. C'eft elle qui tire
les Plans dont l'Archite&e a hefoin : elle ex-
pofe aux Médecins & aux Chirurgiens la
Texture & la Conformation de toutes les
parties du Corps humain , & de tous les
Phénomènes de la Nature : elle eft même
nécelîàire à toutes les Mécaniques. Mais
pourquoi m'étendre fur cela ? Les Eftam-
pesinftruftives, dont les Livres font rem-
plis, & fans lefquelles ils ne feroient pas in-
telligibles , prouvent allez combien cet
Art eft utile au Genre-Humain.
Mon DelFein n'eft pas d'obferver ici, ni
dans la fuite de cet Ouvrage , un ordre
exaft de toutes les particularités qu'on pou-
roit raporter fur ce fujet. Je n'écris qu'à
mes heures perdues,autant que mes Occu-
pations ordinaires me le peuvent permet-
tre , pour ma propre fatisfadion , & pour
l'avantage de mon Fils, qui a durement mé-
rite tout le fecours que je puis lui donner,
quoiqu'il n'en ait d'ailleurs pas plus de be-
foin, que la plupart des jeunes gens ; & je
dois de mon côté lui rendre cette juftice,
que, dans cette entreprife,je lui ai l'obliga-
tion de pîufieurs traits,dont je me fuis fer-
vi. Si d'ailleurs mes Ecrits peuvent être
de quelque Utilité à d'autres,en prefcrivant
A4 à
2.2, Essai sur la The'orie
à un Amateur de la Peinture , les règles,
qu'il doit mettre en pratique, pour juger
fainement d'un Tableau; règles qui, dans
la plupart des occafions, peuvent être éga-
lement à la portée du Gentil-homme & du
Peintre: fi je puis réveiller le génie de quel-
ques-uns de la même Profeffîon ; ou du
moins, fi je puis les empêcher de la desho-
norer, par une conduite baffe & irrégulière:
fi , dis-je, je puis parvenir à ce but, j'en au-
rai d'autant plus de joie. Mais retour-
nons à notre fujetj & voïons ce qu'il a de
plus important.
La 'Peinture ne nous reprefente pas feu-
lement la Perfonne des grands Hommes ;
mais elle nous en fait auffi voir le Caradè-
re. L'air de la Tête, & la Mine en général,
fervent beaucoup à faire connoître l'Efprit,
& répandent un grand jour fur toutes les
particularités , que raporte un Hiftorien.
Qu'on life,par exemple, un des Cara&ères
de Mylord Clarendon, le Portrait de
la même Perfonne, fait par V a n D y c k , re-
Jevera encore de beaucoup les idées que
J'Hiftorien nous en a données ; & aiïurément
jamais Hiftorien n'a été meilleur Peintre.
La Teinture raconte les Hiftoires des
tems paffés & prefens, les Fables des Poëtes,
les Allegories des Moraliftes, & les chofes
édifiantes de la Réligion ; de forte qu'un
Tableau, outre que c'eft un meuble agréa-
ble, outre qu'il fert à nous cultiver l'efprk
&
-ocr page 37-De la Peinture. 2,3
& à le remplir de connoiffances, peut auffi
contribuer à exciter en nous des lentimens
nobles, & des réflexions édifiantes, tout
de même qu'une Hiftoire, un Poème, un
Livre de Morale , ou de Théologie; &
ce qu'il y a de certain , c'eft que , fi la
Peinture emprunte quelque choie des au-
tres Siences, elle ne leur eft peut-être pas
d'un moindre fecours.
Parla leéture, ou par la converfation,
nous aprenons des particularités, que nous
ne pouvons tirer d'ailleurs; & la Peinture
nous aprend à nous former de juftes idées
de ce que nous lifons. Nous voïons les cho-
fes, de la manière que le Peintre les a
vues, ou fur laquelle il a rafiné avec beau-
coup de foin & d'aplication. Que fi c'eft
un Raphaël ou un Jule Romain,
ou quelque génie du même ordre, ils nous
les reprefentent plus clairement qu'aucun
autre d'une claffeinférieure,ou même qu'-
aucun de leurs égaux, qui n'aura pas fait
de fi profondes réflexions. Après avoir
lu Milton , on découvre la Nature avec
des yeux plus clair-voïans qu'auparavant;
on y remarque des beautés auxquelles on
n'auroit point fait atention. De même auffi»
en converfant avec les Ouvrages des plus
habiles Peintres , on fe forme des idées
plus nettes de ce qu'on lit; & l'on fait des
réflexions plus juftes fur la matière qu'on a
en main. Quand je lis l'Hiftoire de notre
2.2, Essai sur la The'orie
Sauveur, ou celle de la Bien-heureufe Vier-
ge, je me fouviens du Port & de l'Air tout
divin, que Raphaël leur donne. En
lifant les Aéies des Apôtres, ma mémoire
me rapèle l'Air vénérable , fous lequtl il
nous les reprefente; & ce font les traits
de cet excellent homme, & de ceux du
même génie, qui relèvent les idées que j'ai
de ces Adions. Quand jepenle àl'Hiitoire
des Decius, ou à celles des trois-cens
Lacéâémoniens aux Thermofyles, je me
les reprefente avec les mêmes vilages & les
mêmes atitudes, que Michel-Ange ou
Jule Romain les auroient dépeints. De
même, pour avoir une idée exade de Ve-
nus & des Grâces, je dois les voir
telles, que le Parmesan auroit pu les
reprefenter; & ainfi des autres fujets.
De forte que , fi mes idées font rele-
vées, les fentimens qu'elles produifent dans
mon efprit fe rectifieront à proportion. Ainfi,
je fupole deux hommes parfaitement égaux
à tous égards, avec cette feule diférence,
que l'un s'aplique aux meilleurs Morceaux
des plus habiles Maîtres, & que l'autre les
négligé ; celui-là l'emportera certainement
fur celui-ci ; fes idées feront plus nobles, il
aura plus d'Amour pour fa Patrie, plus de
Vertu morale, plus de Foi, plus de Piété,
plus de Dévotion;en un mot, il fera beau-
coup plus ingénieux & plus homme debien.
Pour parler des Portraits ; celui d'un Pa-
rent
De la Peinture. 2,3
rent ou d'un Ami abfent fert à conferver
ies fentimens que l'abfence fait fouvent lan-
guir; il peut même contribuer à fortifier
l'amitié,à l'égard de nos Amis, la tendref-
fe paternelle, par raport à nos Enfans, le
refpeét & l'atachement, par raport à nos
Pere & Mere, & l'Amour, entre Mari &
Femme.
A la vue d'un Portrait, le caradère &
ies endroits remarquables de Phiftoke de la
perfonne, qu'il reprefente, frapent l'efprit
& fournirent matière à la converfation.
De forte que, fe faire tirer, c'eft donner
au Public un abrégé de fa vie ; c'eft fe dé-
vouer ou à l'honneur, ou à l'infamie, je ne
fai pas qu'elle influence cela peut avoir;
mais il me femble, que les Portraits font
d'un grand fecours à la pratique delà Ver-
tu ; & il me paroît très-raifonnable de croi-
re , qu'ils peuvent quelquefois engager les
hommes à imiter les belles A étions, ëc leur
infpirer de l'horreur pour les Vices de ceux,
dont les exemples leur font reprefentés. Ils
nous fuggérent des réflexions, qui peuvent
bien palier en pratique. Auffi ne peut-on
pas douter, en faifant atention au défir in-
fatiable des louanges, fi naturel fur-toutaux
Ames les plus nobles, & à ceux qui font éle-
vés au-deffus du commun, que ceux qui
voient, que leurs Portraits font expofés,
comme des Monumens d'une bonne répu-
tation j ou de deshonneur, fe fentent fou-
2.2, Essai sur la The'orie
vent intérieurement encouragés à tâcher
d'y ajouter de nouvelles Grâces, par des
actions dignes de louanges, & d'éviter cel-
les, qui peuvent ternir leur vie ; ou d'éfa-
cer, par une bonne conduite,ce qu'il peut
y avoir eu de défeftueux. Il eft vrai,qu'-
une main flateufe & mercenaire me peut
donner une jeuneffe & une beauté que je
n'ai point, mais fi je le foufre, je me fais
moquer de moi} & je n'en fuis pas, pour
cela, ni plus jeune ni plus beau. C'eft de
moi-même, que mon Portrait doit rece-
voir fes Couleurs les plus durables ; & c'eft
ma Conduite, qui lui donne les Traits les
plus marqués de beauté ou de laideur.
Je n'ai plus qu'une chofe à ajouter en
l'honneur de cet Art, auffi utile qu'agréa-
ble & noble: c'eft que, comme les Richefles
d'une Nation confident fimplement en ce
que la Nature lui produit, ou en ce que
■l'Art afTemble & reâifie, il n'y a point
d'Artifte, de quelque efpèce qu'il foit,qui
produife avec ^es matériaux li peu confidé-
rables,que lui fournit la Nature,rien de fi
précieux que ce que produit le Peintre: &
cela a quelque analogie avec la Création.
Avec une très-petite dépenfe, & à la fa-
veur d'un fort petit nombre des produc-
tions de la Natujre, le Pinceau de Van-
Dyck a augmenté les Fonds de notre Na-
tion de plusieurs milliers de Livres Ster-
lins, puisque fes Ouvrages ont autant de
cours
-ocr page 41-De la Peinture. 2,3
cours que l'Or,presque par toute l'Europe.
Quel trefor ont donc laifle ce grands
Maîtres, ici, & par tout le Monde !
Qu'on ne m'objefte pas, que cet Art a
donné lieu à l'Impiété & à la Corruption
des Moeurs: j'en tombe d'accord; mais je
parle de la chofe en elle-même, & non pas
du.mauvais ufage qu'on en peut faire. C'eft
un malheur, qui lui eft commun avec les
chofes les plus excellentes, avec la Poëfie
la Mufique, l'Erudition, la Réligion, &c.
Ainfi, les Peintres, auffi bien que les
Hijiorlens-, les Toëtes, les Thilofophes, &
les Théologiens, concourent, par des voies
diférentes,à fe rendre utiles au Genre-Hu-
main , mais non pas avec un degré égal de
mérite: ainfi on doit eftimer ce mérite, à
proportion des talens, qui font requis, pour
exceller dans l'une ou l'autre de ces Pro-
feffions.
Je n'entens pas, pour le dire en. pafîant,
qu'on doive honorer du nom de "Peintre
toutes fortes de Barbouilleurs, de même
que tous Rimailleurs ou miférables Ecri-
vains de (*) Grubbftreet ne peuvent pas
paflér pour Poètes,ou pour Hiftoriens. Le
mot de Peintre doit être un titre honora-
ble, & doit défigner un homme doué des
qualités excellentes del'Efprit & du Corps,
qui
(*) Grubbftreet eft une Rue de Londres, où l'on imprime
une infinité de mauvaifes Pièces,qui ne font bonnes, que pour
divertir la Canaille , & pour faire fubfifter les Auteurs de ces
Produâions.
2.2, Essai sur la The'orie
qui ont toujours été la bafe de l'Honneur
dans le Monde.
Pour bien peindre une Hiftoire, il faut
pouvoir l'écrire ; il eft même néceffaire
d'être parfaitement inftruit de toutes les
circonftances, qui y ont du raport ;&l'on
doit en avoir des idées nettes & relevées,
fans quoi, il feroit impoflible de l'exprimer
fur le Canevas. Il faut avoir le jugement
l'olide , & l'imagination vive ; connoître
toutes les Perfonnes, & tous lesincidens
qui y conviennent ; & ce que chaque Per-
fonne doit faire, dire, & penfer. De forte
qu'un Peintre doit avoir toutes les qualités
requifes à un Hiftorien, excepté le Lan-
gage, lequel même s'y rencontre le plus
îouvent,avec beaucoup dedélicatefle,lors-
que la chofe a été conçue clairement. Mais
cela ne fufit pas ; il faut encore qu'il con-
noiffe la forme des Armes, les Modes, les
Coutumes, & l'Architeflure du Siècle &
du Pays où la chofe s'eft paflee, avec beau-
coup plus d'exaditude que l'autre. Com-
me fon ocupation n'eft pas reftreinte à faire
l'Hiftoire de quelques Années feulement,
mais qu'elle s'étend à toutes fortes de Tems
& de Nations, fuivant que location s'en
prefente, il a befoin d'un fond fufifant de
l'Hiftoire, tant ancienne, que moderne,de
toute efpèce.
Outre que, pour peindre une Hiftoire,
il faut avoir les qualités qui font requifes à
un
-ocr page 43-De la Peinture. 2,3
tin bon Hiftorien , même d'une manière
plus parfaite;il faut encore, qu'il ait les ta-
lens d'un excellent Poète. Les règles, qui
font néceflaires pour bien diriger un Ta-
bleau, font à-peu-près les mêmes que cel-
les qu'on doit obier ver en compofant un
Poème. (*) La Teinture de même que
la Poëfie demande quelque chofe de plus
relevé , qu'une fimple Narration hifto-
rique : il faut que le Peintre s'imagine
des Figures qui penfent, qui parlent & qui
agi lient, comme feroit,un Poete dans une
Tragédie, ou dans un Poème Epique ; fur-
tout, fi fon fujet elt une Fable,ou un Allé-
gorie. Si un Poète doit, outre cela, faire
atention au ltile & à la verfification, le Pein-
tre n'a pas une moindre tâche à remplir}
car, après avoir.bien conçu la chofe Ample-
ment , par raport à la Mécanique, & à tou-
tes les autres particularités, dont nous par-
lerons dans la fuite , il faut qu'il connoiiîè
la Nature & les éfets des Couleurs, des jours,
des Ombres & des Réflexions. Comme il
ne lui fufit pas de compofer une feule Iliade,
ou une feule Enéide, mais qu'il peut être
obligé d'en faire plufieurs, il doit avoir un
grand fond, tant de Poëfie que d'Hiftoire
11 eft encore abfolument néceflaire,
qu'un Peintre d'Hiftoire entende l'Anato-
mie, VOftéologte, la Géométrie, M Optique,
0 Ut piâura Pocfts erft. &c,
H os. Art. Poët,
-ocr page 44-2.2, Essai sur la The'orie
î'Architecture, & plufieurs autres Siences,
qu'un Hiftorien , ou un Poëte n'a pas be-
soin de favoir.
Il doit, non feulement voir,,mais même
étudier à fond les Ouvrages des habiles
Maîtres, en fait de Peinture, & de Sculp-
ture ancienne & moderne; car, quoi-qu'il
y en ait quelques-uns, qui aient fait de
grands progrès dans l'Art, fans aucun fe-
cours étranger, on peut les regarder com-
me des Prodiges ; & l'on ne doit pass'aten-
dre ordinairement à de pareils fuccès ;j'ofe
même avancer, qu'ils n'ont pas fait tout ce
qu'ils auroient pu faire, avec les avantages,
que leur auroit fourni l'étude des Ouvra-
ges de ceux qui les ont précédés. Je laifïe
à Vasari &' à Bellori à difputer fi
Raphaël devoit aux Ouvrages de Mi-
chel-Ange la fublimité defonftile; mais
il eft inconteftable, qu'étant arrivé à Rome,
ilfeperfe<3ionna,par les avantages qu'il tira
de ce qu'il y vid. Je ne fuis pas fûr, que
le Core'ge ait vu à Bologne la Ste Ceci-
le de Raphaël; mais je fuis perfuadé,
que la vue de ce Tableau , & des autres
Pièces de cet habile Maître lui auroit don-
né de grandes lumières.
Un bon Peintre en Portraits doit avoir
non feulement quelque teinture d'Hiftoire
& de Poe fie, mais il faut auffi qu'il poftè-
de parfaitement les taîens & les avantages,
qui font un bon Peintre en Hiftoire. 11 y
Î)è la Peinture, ïj
en a même, fur-tout le Coloris, qu'il doit
entendre d'une manière encore plus par*
faite, que ne fait ce dernier*
il ne fuiit pas d'atraper une reffemblancé
fade & iniipide, à laquelle on puifîe recon-
noitre, pour qui le Portrait a été fait,ni même
de le faire tel,qu'on dife qu'il eft parfaitement
reflemblant, puisqu'un Peintre en Portraits
du plus bas étage en peut fouvent faire au-
tant; mais, avec tout cela, ne donner qu'un
air fimpte & ruftique. Il faut encore, con-
noitre les Hommes,entrer dans leurs Ca-
ractères, & en exprimer l'Efprit, aufîi bien
que le Vifage. Comme un Peintre en ce
genre a afaire fur-tout avec les Gens dé
Qualité, il faut qu'il penfe en Homme de
Condition, fans quoi, il ne poura jamais
leur donner une reflèmblance véritable, &
qui leur convienne.
Mais fi le Peintre en Porttaits n'a pas
befoin d'une connoiffance fi étendue, que
celle du Peintre en Hiftoire? & que l'ocu-
pationdece dernier foit, à quelques égards
plus noble, que celle du Peintre en Por-
traits, on ne peut pas difconvenir, que la
Profeffion de celui-ci ne l'emporte fur celle
de l'autre, par raport à d'autres circon-
fiances ; & les Dificultés particulières à fon
Ouvrage pouront bien contre-balancer ce
qu'il n'a pas befoin de favoir fi parfaite-
ment. Son principal Objet eft le Vifage»
qui étant la partie la plus noble & la plus
B belle
2.2, Essai sur la The'orie
belle de l'Homme , demande auffi la der-
nière exaftitude. Le Peintre en Hiftoire
peut prendre de grandes Libertés: s'il lui
faut donner la Vie , la Grandeur, & la Grâ-
ce à fes Figures, & à fes Airs de Têtes ;
il peut auffi choifir fes Vifages & fes Figu-
res telles qu'il lui plaît ; au lieu que l'autre
doit donner tout cela, du moins jufqu'à un
certain degré, à des Sujets où il ne le trou-
ve pas toujours. Il faut qu'il invente , &
qu'il fafle voir de la variété, dans des bor-
nes beaucoup plus étroites,que ne font cel-
les, où le Peintre en Hiftoire fe renferme.
Ajoutez à tout cela, que les Ouvrages du
Peintre en Portraits font fujets à être vus,
dans tous leurs diférens états, non feule-
ment lorsqu'ils font finis, mais auffi pen-
dant tous leurs progrès, quand ils ne font
encore que très-imparfaits, & même d'a-
bord après la première ébauche; de ma-
nière qu'ils font le plus fouvent expofés,
pendant qu'ils doivent le moins être vus;
& malgré cela, qu'ils font examinés & cri-
tiqués à la rigueur , tout de-même que fi
l'Artifte y avoit mis la dernière main ; ou-
tre qu'il n'a pas toujours la liberté de fui-
vre fon propre Goût. De plus il arrive fou-
vent, qu'on lui manque de venir au tems
marqué, de forte qu'il eft obligé de laifTer
pafter la vigueur de fon imagination, ou de
cefïèr de travailler, lorsqu'il eft dans toute
fa force. Toutes ces circonftances, outre
plu-
-ocr page 47-De la Peinture. 2,3
pîufieurs autres, que je me difpenfe de ra-
porter ici, font des épreuves capables d'é-
branler la Philofophie & la Complaifance
d'un Homme ; mais elles relèvent d'autant
plus le mérite de celui qui réiiffit dans ce
genre de Peinture.
^ Un Peintre doit non feulement être
Poète, Hiftorien, Matématicien ; mais il
faut encore qu'il foit verfé dans la Mécani-
que; fa main & fon œil doivent être aufîi
experts, que fon imagination eft nette, vi-
ve, & fournie d'un grand fonds de Sience.
Il ne fufit pas, qu'il faffe une Hiftoire,
un Poème, ou une Description, il faut qu'il
le faffe en beaux Caradères. Son efprit,
fon œil & fa main doivent travailler en
même tems. Non feulement, il faut, qu'il
ait le difcenernement bon , pour diftin-
guer les chofes qui, quoiqu'elles le reffem-
blent parfaitement, ne font pourtant pas
les mêmes ; qui eft ce qu'il doir avoir de com-
mun , avec ceux qui font des plus nobles
Profe(fions. Il faut encore, qu'il ait la mê-
me délicatefle dans les yeux , pour connoî-
tre les Couleurs, dont la variété eft infinie;
& pour diftinguer, fi une ligne eft droite,
ou tant foit peu courbe ; fi l'une eft exac-
tement parallèle à l'autre, ou fi elle eft ob-
lique; & à quel degré elle l'eft; combien
cette ligne courbe difére de l'autre 5 & fi
elle difére en éfet ; fi ce qu'il a tiré eft de
la même Grandeur, que ce qu'il a voulu
B % 4 imiter*
2.2, Essai sur la The'orie
imiter ; fans parler de plufieurs autres cho-
fes de cette nature. Enfin , il faut qu'il ait
la main ferme , pour exécuter dans fon
Ouvrage fes idées, telles qu'il les a conçues.
Un Auteur doit à la vérité penfer, mais,
il importe peu comment il écrive, pourvu
que fes Ouvrages foient lifibles. il faut,
que la main d'un habile Artifan dans la
Mécanique Toit adroite, mais le plus fou-
vent fon efprit n'a aucune part à ce qu'il
fait ; au lieu que le Peintre a befoin de l'un
& de l'autre. Après que le Sujet a été bien
conçu & bien digéré dans l'Imagination,
ce qui eft commun au Peintre, & à l'Ecri-
vain, il relie encore à celui-là beaucoup
plus à faire, qu'à celui-ci; & il n'en fau-
droit pas davantage pour rendre recom-
mandable un homme, qui emploîroit toute
fa Vie à fe mettre en état d'y réiiffir.
Pour tâcher d'établir le mérite de ma Pro-
feflion, comme d'un Arc libéral ; je dirai,
qu'on n'a jamais cru, qu'il fût indigne d'un
Homme de Qualité de pofféder la Théorie
de la Teinture: au contraire, celui qui en
a une teinture,quelque fuperficielle qu'elle
foit, s'en eftime davantage, & eft regardé
des autres, comme un homme qui s'ell
aquis une excellence d'efprit, au-deflus de
ceux qui n'en ont aucune connoifiance. Ne
feroit-il donc pas ridicule, qu'un Gentil-
homme fût déchu de fa Condition, & tom-
bât dans la Roture, s'il ajoutoit à ces lu-
De la Peinture. 2,3
roières l'adrefle du Corps, & qu'il exécu-
tât un Ouvrage avec autant de délicatellè,
qu'il en a à bien juger d'une Pièce? Pour-
quoi dégrader un Homme, qui penfe auffi
jufte qu'un autre, parce qu'outre cela il a
l'adrefle de la main? Quelle eft la défini-
tion de l'Homme ? C'eft, un Animal, qui
a Vufage des Mains, de la "Parole & de la
Rai fon. Le Peintre a un Langage commun
à tous ceux de fon Efpèce ; mais il en a en-
core un autre, qui lui eft particulier: il
exerce fes Mains & fa Raifon ,autant que la
portée de la Nature Humaine le peut per-
mettre, Aflurément il ne fe deshonore pas
pour exceller, dans toutes les qualités qui
diftinguent l'Homme de la Bête. J'avoue,
que les ocupations, qui demandent unique-
ment, ou du moins d'une façon particuliè-
re, la force & l'adrefle du Corps, font fer-
viles & mécaniques; parce qu'elles rapro-
chent l'Homme de la Bête, & qu'il y a moi as
de ces qualités, qui l'élèvent au-deflus des
autres Animaux. Mais. tout cela fait pour
le Peintre ; car quoi-qu'il y ait ici une efpè-
ce de travail, il ne demande pas moins qu'-
une très-grande force d'efprit,pour le bien
gouverner.
Je ne croi pas, que l'ocupation foit moins
honorable , que l'indolence & l'inaâion.
Mais,dira-t-on, un Gentil-homme quis'o-
cupe à peindre, uniquement pour fon plai-
fir, fans aucune vue de récompenfe,ne*dé-
fi 3 rage
2.2, Essai sur la The'orie
roge pas ; au lieu que d'en faire Profeffioïï9
& d'exiger le paiement du travail de fon
efprit & de fa main, cela le deshonore,
puisque c'eft fe louer pour de l'argent, à
quiconque veut le fatisfaire de fa peine,
boit. Mais, lequel eft le plus digne d'un
Homme, ou de s'ocuper de manière qu'il
puifle fe mettre à fon aife,fe rendre utile à
fa Famille,& à ceux qu'il lui plaît,ou defe
voir dans l'impuiiFance de leur faire aucun
bien ? Pour ce qui eft de fe donner à loua-
ge, nous avouons ingénument, que nous
fornmes dans le cas ; ficela a quelque chofe
de bas & de fervile, nous ferons obligés, à
proportion de cette balïeffe, de tenir rang
parmi le refte des Hommes. Mais, nous
aurons du moins la confolation, de n'ê-
tre pas les lèuls, qui reçoivent de l'ar-
gent , pour l'exercice & l'adreffe tant du
corps que de l'efprit. fci on examine les
diférens états de la vie, on en trouvera une
infinité, dans les Cours des Princes, dans
celles de Juftice,dans les Armées, dans l'E-
glife, dans les Conventicules, dans les Rues,
dans les Maifons, & généralement par-tout,
qui en font de même. Les uns fe font pa-
yer de chaque fervice qu'ils rendent; les
autres ont des falaires, des revenus, ou des
profits annuels ; mais cela ne change point
le cas,
11 n'y a point de deshonneur à qui que
ce foit, de recevoir de l'argent. Celui qui
con-
-ocr page 51-De la Peinture. 2,3
convient d'une récompenfe, pour le Servi-
ce qu'il rend à un autre , agit en Homme
Sage, & en bon Membre de la Société. H
fournit à un autre Homme, ou l'agréable
ou l'utile, mais confidérant combien la
Nature Humaine eft corrompue , il ne fe
fie pas à la reconnoifiance de celui, qui le
reçoit. U s'afiure d'une récompenfe ; &
comme,avec de l'argent,il peut avoir tout
ce dont il a befoin, c'eft aufîi ce dont il
convient, afin de fe procurer, par ce mo-
ïen, ce qui peut lui faire plaifir, ou lui être
utile, comme fait celui pour qui il travail-
le, lorsqu'il l'emploie.
C'eit ainfi, que les Peintres s'ocupent,
& fe rendent utiles à eux-mêmes, auffi
bien qu'aux autres , par leur travail. Ils
fe louent tous, à peu près de la même fa-
çon; cependant, il y a des conditions plus
ou moins honorables, à proportion du gen-
re & du degré d'habileté dont iis ont be-
foin, & de'leur utilité à la Vie Humaine.
Après avoir examiné ce que j'ai dit jufqu -
ici, lorsqu'il s'agira du rang que le Peintre
doit tenir en cette qualité, parmi tous ces
Mercenaires, j'espére, qu'à en juger fans
prévention, tout le monde avoûra, qu'il
doit aller de pair avec ceux qui paflènt
pour Gentils-hommes, avec ceux qui font
dans des Polies d'Honneur, & ceux qui ont
desProfeffions honorables.
En éfet, cet Art a toujours été fort efti-
B 4 «né
2.2, Essai sur la The'orie
mé par les Gens les plus polis des Siècles
paffés, auffi bien que de celui où nous vi-
vons ; & les Peintres ont toujours été
fort diftingués, quelques-uns même ont vé-
cu avec beaucoup de magnificence. Les per-
fonnes de la plus haute qualité ne les ont
pas crus indignes des plus grands Hon-
neurs ; elles les ont même, fouvent hono-*
rés de leur converfation & de leur ami-
tié , comme j'en pourois raporter plufieurs
exemples.
Il eft vrai, qu'en général, le Terme de
Peintre ne donne pas une idée égale à
celle, que nous avons d'autres Profeffi-.
ons, ou d'autres Emplois qui ne font pas
plus relevés. Mais cela vient de ce que
ce nom eft commun à tous ceux qui fe
mêlent de cet Art,dont le nombre eft infi-
ni, quoique la plupart foient fort ignorans:
& comment cela pouroit-il être autrement,
puisqu'il n'y en a que très-peu, qui aient
l'habileté & ies ocalions, qui font néceffai-
res à une pareille entreprife. C'eft cette
ignorance, ce font leurs vices perfonels,
& leurs folies, qui les ont rendus mépri-
fables ; & ces imperfections qui fe trouvent
dans la plupart d'eux, n'ont pas peu con-
tribué à avilir l'idçe qu'on devroit avoir
du Terme, dont je parle; Terme, qui par
conféquent eft fort équivoque , & qu'on
doit envifager comme tel,lorsque fa ligni-
fication s'étend plus loin qu'à défigner un
Hom-*
-ocr page 53-De la Peinture. 2,3
Homme , qui pratique cet Art. On ne
fait quel jugement on doit faire de cet-
te perfonne ; on eft en doute, fi on doit
la mettre au nombre des Hommes du plus
bas étage, ou fi elle mérite d'être placée
parmi ceux du plus haut rang.
Enfin, pour rendre un Peintre parfait,
il faut qu'il poflède plus d'un Art iiberal,
ce qui le fait aller de pair avec ceux qui
ont le même avantage, & qui le met au-
defî'us de ceux qui n'en poflèdent qu'un
feul dans un degré égal. Il faut encore
qu'il foit adroit de la main : qualité, qui
l'élève au-deflus de celui, qui pofTédant
également les autres Talens, n'a pas cette
même adrefîe. Difons donc, qu'un Ra-
phaël non feulement égale, mais aufîi
qu'il furpafle un Virgile, un Tite-Li-
ve, un Thucidide, & un Homère.
Quelque chimérique, que puifle paroî-
tre ce que j'avance ici, je demande feule-
ment qu'on examine bien la chofe ; & l'on
trouvera que c'eft une conféquence, qui fuit
néceflairement de ce que j'ai dit ci-deflus,
comme d'une chofe avouée de tout le
monde. Je prétens avoir droit de faire
cette demande, quelque extraordinaire
qu'elle puifle paroître, ici & dans la fuite:
pour moi, j'écris comme je penfe.
J'ai cru, qu'avant toute chofe, jedevois
rendre juftice à l'Art de Peindre, & qu'-
avant que d'entrer dans un détail des Rè-
B 5- gles
2.2, Essai sur la The'orie
gles qu'on doit obferver, dans la conduite
d'une Peinture, il falloir parler des quali-
tés , que le Peintre lui-même doit avoir,
En voici une que j'ajoute, & qui n'eft pas
des moins confidéraoles: je dis, que com-
me fa Profeflion eft honorable, il faut qu'il
tâche de s'en rendre digne par fon habi-
leté , & qu'il fe garde bien de la deshono-
rer par des aftions baffes & honteufes, par
une converfation fale & par des paffions
criminelles. Comme fon ocupation eft
d'exprimer des fentimens nobles & rele-
vés, il faut qu'il fe les rende familiers, il
faut qu'il penfe de la même manière, &
fon caraétère doit parfaitement répondre
à l'éclat de ce qu'il peut peindre de plus
grand. Comme fon Art eft d'une étendue
extrêmement vafte, il a befoin de tout le
tems, de toute la force du Corps & de
toute la vigueur de l'Efprit,dont la Natu-
re Humaine eft capable ; il faut qu'avec
l'aide de la Prudence & de la Vertu, il mé-
nage ce tems & augmente ces facultés,au-
tant qu'il lui eft pofîible. Le moïen de de-
venir un excellent Peintre, c'eft d'être un
excellent Homme : & ces deux qualités
réunies, forment un Caraétère, dont l'éclat
pouroit briller, même dans un Monde meil-
leur que celui-ci.
Mais, comme une Peinture , quoique
défeètueufe , puis-qu'il n'y en a aucune,
qui ait toutes les qualités requifes à une
De la Peinture. 2,3
excellente Pièce , & que fouvent cel-
les qui s'y trouvent, ne font que dans un
degré au-deflous du plus éminent ; comme »
dis^je, une telle Peinture ne laiffe pas d'ê-
tre eftimée & d'avoir fon prix , & qu'un
Tableau qui n'en a même qu'une feule,
mais dans un alfèz haut degré de perfec-
tion , peut paffer pour bon , les Peintres
ont droit de prétendre à la même indul-
gence, & on la leur a acordée, & dans les
Siècles pafîés, & dans celui-ci. Car, foit
pour l'amour d'eux, ou par un principe de
Raifon, de vertu, de bon Naturel, ou par
quelque autre motif que ce puiiTe être, le
monde ne manque guéres de favorifer &
de récompenfer le Mérite, quelque borné,
& quelque médiocre qu'il foit ; de forte
que , nous n'avons pas fujet de nous en
plaindre.
J'ajoute feulement, qu'un Peintre qui
n'eit que du fécond ou du croifième ordre
dans fon Art,mérite le même degré d'es-
time, qu'un Homme du premier rang, d'u-
ne autre Profeflion, lorsque cette médio-
crité, dans l'Art de peindre, demande au-
tant de bonnes qualités, qu'il en faut pour
exceller dans l'autre
L'Art de peindre a pîufieurs Parties, qui
font.
VInvention , VExpreffion , la Compor-
tions le Ttejfein , le Coloris, le Maniment,
la Grâce & la Grandeur.
2.2, Essai sur la The'orie
On verra dans la fuite de ce Difcours,
lorsque je traiterai de ces Parties, par or-
dre, quelle eft la fignification de ces Ter-
mes : & l'on reconnoxtra, que ce font des
qualités requifes à la perfection de l'Art ;
qu'elles font réellement diftin&es; & qu'on
ne peut pas en nommer une pour en déli-
gner une autre. C'eft ce qui juftifiera ma
conduite, à donner à la Peinture plufieurs
Parties, que d'autres, qui en ont écrit, ne
lui ont pas acordées. Pour ce qui eft des
Propriétés qu'on atribue à un Tableau, &
dont on fait fi fouvent mention , comme
font la Force, YEfprit, Y Entente du clair-
obfiur , & toutes les autres qualités de
quelque nature qu'elles foient, nous en
parlerons dans la fuite, & nous les im-
porterons à quelques-uns de ces principaux
Chefs.
Comme l'Art eft d'une trop grande
étendue, pour qu'un Homme puiffeparve-
nir à un médiocre degré de perfedion, dans
toutes fes Parties,c'eft ce qui a fait que les
uns fe font dévoués à un certain genre de
Peinture, & que les autres en ont choifi
quelque autre branche. De là vient qu'il y
a des Peintres en Tortraïts, en Hiftoire„
en Tayfage^ en Batailles, en Sujets grotes-
ques > en chofes inanimées, en Fleurs, en
Fruits, en Vaïjfeaux &c. Cependant cha-
cun de tous ces genres doit avoir toutes
les parties & toutes les qualités, dont nous
ve«
-ocr page 57-De la The'orie.
venons de parler ; quoiqu'il foit impoffible
à un Homme de les pofîeder générale-
ment toutes, en quelque efpèce de Peinture
que ce puiilè être. 11 y a même dans les
Grotesques une certaine Diférence, il y a
une Grâce & une Grandeur, qui leur eft
propre , que les uns ont mieux poflédées
que les autres.^ Le Peïntr-e en Hiftoire eft
fouvent obligé de peindre toutes ces fortes
de Sujets, dont la plupart font auffi quelque-
fois l'ocupation du Peintre en 'Portrait.
Mais, outre qu'alors ils peuvent emprun-
ter une main étrangère,les Sujets les moins
eflentiels font, encomparaifon de leurs Fi-
gures, ce que font celles d'un Payfage,qui
ne demandent pas. une grande Exactitude,
& où l'on ne s'en pique pas.
Il efl hors de doute, que XItalie a four-
ni les meilleures Peintures modernes, fur-
tout dans les genres les plus excellens; qu'-
elle a poflédé cet Art, pour ainfi dire,
feule, pendant qu'aucune autre Nation du
Monde, n'en avoit pas feulement une mé-
diocre connoiiïance ; & que, par confé-
quent, c'en a été la grande Ecole, il y a
environ cent ans, qu'on a vu d'excellens
Peintres en Flandres, mais dès que Van-
Dyck paffa ici, il y aporta la Peinture en
Portrait ; & depuis ce tems-là, c'eit- à-di-
re, depuis plus de quatre-vingts ans, XAn-
gleterre l'a emporté fur tout le refte du
Monde, dans cette Partie confidérable de
l'Art.
-ocr page 58-2.2, Essai sur la The'orie
l'Art. Comme on y voit les Ouvrages
des plus habiles Maîtres, foit en Peinture
ou en Defîèin,& qu'on y trouve vivans les
Patrons les plus excellens de la Nature,
fans parler des autres Avantages qu'y ont
les Artiftes; on peut dire, avec juftice,que
cette Ile eft à-prefent l'Ecole du Monde la
plus parfaite & la plus achevée * en fait de
Peinture en Portrait, Je ne doute pas mê-
me, qu'elle n'eût été encore meilleure, lî
on avoit fuivi le modèle de Van-Dyck.
Mais il eft probable, que quelques Pein-
très, fe fentantincapables de réiiffirdans fa
métode, ont trouvé leur compte à intro-
duire un faux goût,& que d'autres ont fui-
vi leur exemple. En négligeant l'étude de
la Nature, ils ont proftitué un Art noble, &
ils ont préféré, au Caraâère honorable de
bons Peintres, celui de fordides Mercenaires
& deFlateursdeProfeffion. Flateurs d'au-
tant plus miférables, qu'ils lignent de leur
propre main, & expofent à la vue de tout
le monde, ce que les autres n'ont fait qu'_
avancer de vive voix, & qu'ils s'adreflènt
fur-tout,à ceux qu'ils trouvent afîez Amples,
pour en faire leurs Dupes.
Pour ce qui eft des autres Parties de la
Peinture, il s'en eft trouvé quelques-uns
de plufîeurs Nations diférentes, qui y ont
excellé;comme IcBourguigno n,pour les
Batailles; Michel-Ange, de la Ba-
taille & CampadOglio, pour les
Fruits;
-ocr page 59-De la Peinture. 2,3
fruitslePere Segers,Mario de'Fiorî
& Baptiste, pour les Fleurs, Salva-
Tor Rosa, Claude Lorrain, &
Gaspar Poussin, pour les Payfages?
Brouwer & Heemskerk,pour les Su-
jets Grotesques }Persellis; & Vande-
Ve l d e , pour les Sujets de Mer; outre plu-
fleurs autres que je pourois nommer, fi ce
n'étoit que je n'ai pas deflein de m'étendre
davantage iur cet Article.
APrès que le Peintre s'eft déterminé fur
l'Hiftoire qu'il doit peindre;la premiè-
re chofe-, qu'il a à faire, c'eft de l'âprendre
parfaitement, telle qu'elle lui a été donnée
par les Hiftoriens, ou autrement : après quoi,
il faut qu'il médite fur ce qu'il peut y ajou-
ter du jîen, fans -pourtant s'écarter des bor-
nes de la probabilité. C'eft de cette maniè-
re que les Anciens Sculpteurs ont imité la
Nature; c'eft aufli de la même façon, que
les meilleurs Hiftoriens nous ont raporté
leurs Hiftoires. Il n'y a perfonne qui s'i-
magine , par exemple, que ni T i t e-L i v e ni
Th u c i d i d e aient eu des Mémoires auten-
tiquesde toutes les Harangues, dont ils nous
font un ample détail, ni même de tous les
ïncidens qu'ils nous raportent, comme des
Faits. Ils ont donné à leurs Hiftoires tou-
te la Grâce & tout l'Ornement qu'ils ont
pu:
-ocr page 60-32, Essai sur la Thë'orïê
pu: ils ont eu raifon de le faire, puisque
par-là, non feulement ils en ont rendu la
lefture plus agréable, mais auffi que les ad-^
dirions qu'ils y ont faites en rendent quel-
que fois la vérité plus probable, que s'ils ne
fupofoient aucun incident, que ceux dont
ils ont eu des garans afliirés. C'eft de cette
maniéré que Raphaël a embelli l'His-*-
toire de notre Sauveur, qui commande à
S. Pierre de paître fon Troupeau, re-
prefentée dans fon Carton quon apèle
ordinairement. (*) Les Clefs données à S.
Pierre. 11 femble, au raport de l'Evangé-
lifte, du moins fuivant l'opinion d'un Ca-
tholique Romain, tel qu'étoit Raphaël,
que le Seigneur confie à cet Apôtre le foin
de fon Eglife,préférablemept à tout autre,
fupofant que ion Amour pour lui eft plus
parfait que celui des autres Apôtres. 11 n'y a
aucun doute, quoique l'Hiftoire n'en dife
rien, que S.Jean, le Difciple bien-aimé,
nefe foit atendu à cet Honneur, & qu'il
n'ait été mortifié de palier,dans l'efprit de
fon Maître, pour l'aimer moins, que ne fai-
foit
( *) Le Carton de R a p h a el , dont il s'agit ici, de-rnê--
me que ceux qui feront cités dans la fuite, font les fept Car-
tons de ce Maître, qui reprefentent autant d'évènemens ra-
portés dans les Aétes des Apôtres &c, & qui fe trouvent dans
la Galerie du Palais Roïal de Hamptoncour, proche de Londres.
On a des Eilampes gravées d'après ces Cartons, par N. Do-
rigni. On en voit encore d'autres détachées, fur quel-
ques-uns des mêmes fujets, 8c qui ont été gravées par d'an-
ciens Graveurs, fur les Deffeins que R a p h a e l avoit faits polir
ces Ordonnance».
De la Peinture. 2,3
foit S. Pierre. C'eft ce qui donne Oca-
fion à R a p h a e l d'y reprefemer St. J e a n ,
avec une ardeur extraordinaire de faire voir
fon Zèle au Seigneur , & de le perfuader
que l'Amour qu'il a pour loi n'eft pas moins
vif, que celui de S. Pierre ou de tout
autre Apôtre. Cela fait naître les idées de
quelques beaux Difcours, qu'on peut fu-
pofer avoir été adreftés au Sauveur fur ce
iujet, de la part de ce Difciple: & par-là,
Raphaël enfeigne la manière d'enrichir
& d'embellir cette Hiftoire.
La liberté qu'on fe donne à embellir
une Hiftoire eft fort en ufage, dans les
Tableaux qui reprefentent le Crucifî-
ment. La Bien-heureufe Vierge y tombe
en défaillance, à la vue d'un fi trille fpec-
tacle : S. Jean, & les Femmes qui en
furent témoins, y partagent d'une maniè-
re naturelle & qui leur convient fort bien,
leur compaflion entre ces deux Objets ; ce
qui relève la beauté de la Scène, & y ajou-
te une nouvelle grâce, puisque la vérité
du fait n'en eft pas moins probable, encore
que l'Hiftoire n'en dife mot.
De même dans les Peintures qui repre-
fentent le Corps Sacré du Seigneur, lors-
qu'on le défcend de la Croix, on fait en-
trer fa Mere, qui tombe pareillement en
fyncope, quoique fa prefence n'y foit pas
prouvée par l'Hiftoire Sacrée. Comme,
iuivant même le récit de l'Ecriture, elle a
34 Essai Sur la The'orie
pu voir crucifier fon Fils, & qu'il eft pro-
bable qu'elle l'ait pu contempler , après
qu'il fut mort-, c'eft une liberté , que le
Peintre non feulement peut fe donner,
mais dont il eft même obligé de fe fervir,
pour l'EmbeHifièment de fon Ouvrage.
L'A pari ti on fréquente des Anges, qu'on
fupofe à la NaiiTance du Sauveur, ou en
quelques autres ocafions, l'Habillement
noble, quoique modefte, de la Vierge, &
de femblables Inventions, font auiii des
Ornemens de la même nature, encore qu'-
ils n'aprochent peut-être pas tant de la
probabilité.
Il eft vrai, qu'on auroit dû fuprimer la
circonftance, qui fait entrer fur la Scène la
Vierge, comme fpeftatrice duCrucifîmertt
de fon Fils, malgré tout l'avantage qu'elle
peut donner au Tableau, fi on n'en avoit
une Autorité exprelfe de l'Hiftoire. La
raiion en eft facile à comprendre ; & dans
de femblabies rencontres, on doit nécef-
fairement obferver ces fortes de reftric-
fions, & fe conformer à la Bien-féance.
Mais voici encore un exemple d'Em-
belliffement fur ce fujet, qui mérite bien
d'être ràporté ici. j'ai vu un Tableau
cj'Albani, qui reprefentoit la Vierge, &
l'Enfant Jésus endormi: le Sujet en eft
commun & ordinaire ; mais le Peintre,
pour en relever la beauté, y a reprefenté
cet Enfant rêvant de fa Paftion future.
_
De la Peinture. 3$
Comment cela, direz-vous? C'eft, en pla-
çant tout proche de fa Tête, un Vafe de
verre , dans lequel on voit, mais foible-
ïïient & comme par réflexion, la Croix &
tous les autres inftrumens de fes Soufran-
tes. Cette penfée eft belle, relevée & dé-
licate ; elle remplit l'imagination d'idées
beaucoup plus étendues, qu'elles ne l'euf-
fent été d'ailleurs.
Comme le Peintre a la liberté d'ajou-
ter du fieh, pour l'embelliflement de fon
Hiftoire -, il peut aufïi en retrancher quel-
ques circonftances, pour l'avantage de fon
Tableau. J'ai un Defièin de R & p h a e l , feù
il s'eft donné l'une & l'autre de ces liber-
tés. Le Sujet de cet Ouvrage eft la Déf-
cente du S. Efprit au jour de la Pentecôte:
Evénement auffi furprenant, qu'il eft dig-
ne du pinceau du premier Maître du Mon-
de. Les Langues de feu fur la Tête de
ceux qui furent infpirés auroient pu fu-
fire, pour nous mettre au fait de l'Hiftoi-
re , & nous marquer quel a été le con-
cours du S. Efprit dans cette afaire ; c'eft
auffi tout ce que l'Hiftorien Sacré nous
en aprend. Mais ce Peintre y a ajouté
la Colombe, qui fe panche fur tous ceux
qui font prefens, & déploie fur les Figu-
res fes rayons de Gloire, & qui en remplit
tout l'efpace vuide du Deffein : addition
qui ne reprefente pas moins une Majefté
étonnante, qu'elle répand une Beauté
C % ache-
2.2, Essai sur la The'orie
achevée fur le tout. De l'autre côté,
comme il y avoit, au dire de l'Ecriture,
environ fix-vingts Perfonnes,qui faifoiënt
alors le nombre entier de ceux de l'Eglife
naiftante; une fi grande quantité de Figu-
res n'auroit pas fait un bon éfet. Il s'eft
donc contenté des douze Apôtres, de la
Vierge, & de deux autres Femmes, pour
reprefenter tout le relie. Ce Deflein, a été
gravé par Marc Antoine,maisl'Eftam-
peen eft allez rare.
On peut raporter à cette règle tous les
Incidens, que le Peintre invente, pour en-
richir fa Compofition. 11 peut,en pîufieurs
rencontres, donner l'ellor à ion imagina-
tion, comme lorsqu'il s'agit d'une Bataille,
d'une Pelle, d'un Incendie , du Mafîacre
des Innocens, &c. Raphaël a parfai-
tement bien réiiffi dans l'Invention de
quelques-unes de ces fortes de Pièces,
comme dans celle du V-atican à Rome qui
eft connue fous le nom d"Incendïo di Bor-
go. (1) C'eft un Tableau qui reprefente un
Incendie à Rome, & qui fut éteint par S.
Le on IV. d'une manière miraculeufe.
Com-
1 Ce Tableau, de même que pîufieurs autres, qui ont
été peints par Raphaël, & dont nous citerons quelques-
uns dans la fuite, fe trouvent dans les Chambres du Vatican à
Borne. On a des Eftampes gravées d'après ces Tableaux, par
Fk a nçoi s Aquil a : & G. P. Bf.l lo ri en a fait une
ample Defcription,dans fon Livre intitulé : Vefcrizzione délit
imagtnï dipinte da Rafaelle d'Urbino, nslle Camcre del Palai-
x,o Vnùcano, m. fol. in Rom« i6<j),
De la Peinture. 2,3
Comme il arrive rarement de grands Feux,
fans un Vent violent, il y en a peint un,
qu'on remarque par les grandes agitations
des Chevelures & des Draperies volan-
tes. Voi s y voie/, plufieurs Emblèmes de
confternation & de tend relie, je n'en ra-
porteral qu'un feul, dont la penfée eft pri-
fe de l'Hiftoire d'ENEE & d'Ane h i se;
ils font déjà hors du grand danger, & le
Fils porte ce Vieillard auffi doucement
qu'il le peut, & avec toute la précaution
poffibie, pour ne point broncher ni tom-
ber, avec un fardeau fi précieux. Pour le
relie je vous renvoie à l'Eftampe qu'on a
tirée fur ce Tableau.
Le même R a p h a e l,dans un autre de fes
Tableaux du Vatican qui reprefente l'His-
ftoire de la Sortie de S. Pierre hors de
la prifon, lequel. pour le dire enpaflânt, ell
une Pièce parfaitement bien choifie, pour
faire compliment à fon Patron Léon X.
Pape d'alors, où il fait aliufion à fon em-
prifonnernent & à fa délivrance, du tems
qu'il étoit Cardinal Légat. Dans cette His-
toire, dis-je, il a inventé trois Lumières
diférentes, l'une qui émane de l'Ange, la
féconde eft l'éfet d'une Torche, & la troi-
fième eft caufée par la lueur de la Lune ;
& ces Lumieres toutes ménagées avec leurs
réflexions propres à chacune en particu-
lier, & parfaitement bien entendues, font
un éfet furprenant qui l'eft d'autant
C 3 plus 3
2.2, Essai sur la The'orie
plus, que cette Pièce eft peinte au-defïus
d'une fenêtre. 11 y a encore d'autres cir-
conftances d'une belle Invention dans cette
Peinture, qu'on peut voir, dans la Delcrip-
tion qu'en fait Rellori. On pouroit ra-
porter un nombre infini d'exemples^, qui
font pour ce Sujet, mais ceux-ci fufifent à
notre Deffein.
Un Peintre a quelque-fois la liberté de
s"écarter même de la Vérité Naturelle &
Hïfiorique.
C'eft ainfi, que dans le Carton, qui re-
prefente la Pêche miraculeufe, Raphaël
a fait une Barque trop petite, pour conte-
nir les Figures qu'il y a placées ; cela eft
fi vifibîe, que quelques-uns ont cru triom-
pher de ce grand Homme,& ont dit, qu'il
falloir (*) qu'il rêvât, quand il avoit fait une
telle bévue, en cette ocafion. D'autres l'ont,
voulu excufer,d'une manière allez puérile,
en fupofant qu'il l'a faite ainfi, pour faire
paraître le Miracie plus grand. Mais la
véritable caufe en eft, que t'i la Barque avoit
été d'une grandeur , qui répondit aux Fi-
gures, elle auroit rempli le Tableau, ce
qui auroit fait un éfet desagréable, Si d'un
autre côté, il avoit fait fes Figures allez
petites, pour répondre à un Bateau de
cette taille, elles n'auroient pas convenu
aux Figures des autres Cartons, & elles en
auroient été moins confidérables : il y au-
roit
(*} §M<tnâoqsie honm dom'itat Homerus. H or.
-ocr page 67-De la Peinture. 2,3
roit eu trop de Barque, & trop peu de
figure. Cette Pièce eft imparfaite eu ce,
la, mais elle auroit été encore plus défçc-
tueufe, de quelque autre manière qu'on
l'eût pu faire, comme il arrive fouvent eij
d'autres cas : de forte que Raphaël a
eu raifon de choifn* le moindre de ces deux
inconvénient & de faire cette faute, qui
n'eft telle qu'en aparence; perfuadé que
les perfonnes judicieufes rçconnoîtroient,
qu'elle ne l'étoit point en éfet, d'ailleurs
fe fouciant fort peu de ce que les autres
en pouroient dire. En un mot, tant s'en
faut, que cela foit une faute , qu'il prou-
ve au contraire le jugement incompara-
ble de ce grand Homme , qui avoit fans
doute bien vu de femblables exemples, dans
fa grande Ecole, l'Antiquité, ou cette li-
berté eft fort en uiage. Dans le Carton du Pa-
ralitiqueguéri parSt.Pierre & St.je an,
il s'eft écarté de la Vérité Hiftorique,dans
les Colonnes, qui font à la Porte du Tem-
ple, nommée U Belle. La fuperftition des
Juifs de ce tems-là, & d'après la Captivité,
ne pouvoit foufrir aucune forte d'Images;
cette efpèce de Piliers n'étok pas même
connue dans l'Architecture ancienne , de
quelque Nation que ce fût. Mais l'Inven-
tion de R a ph a el en eft fi noble, il leur
donne un air fi majeftueux, que eau roit
été dommage qu'il ne fe fût pas laifte aller
àl'effor de fon Imagination, & qu'il eût
2.2, Essai sur la The'orie
jTuprimé l'irrégularité qu'il reconnoît lui-
même dans cet Ouvrage.
Ce font cependant des libertés, qui de-
mandent beaucoup de précaution & de ju-
gement ; car, en général, On doit s'en te-
nir à la, VériteNaturelle & Hifîoriqne. On
peut bien embellir l'Hiftoire, & en retran-
cher quelque chofe;mais il faut que ce foit
d'une manière, qu'on la reconnoifte d'a-
bord j & l'on n'y doit rien ajouter, qui foit
contraire à la Nature, à moins qu'une né-
ceflité abfoîue, ou une raifon plauûble ne
le demande. Ii ne faut point corrompre
l'Hiftoire, ni la changer en Fable, ou en
Roman. Chaque perfonne, & chaque cho-
fe y doit foutenir fon caraèfère : Non feu-
lement- 1 Hiftoire, mais auffi les Circonftan-
ces doivent être obferve'es. La Scène de
l'Aftion, le Pays,le Lieu, les Habillemens,
les Armes, les Mœurs & les Proportions,
doivent répondre au Sujet ; & c'eft ce
qu'on apèle, obferver la Coutume, il ne
faut point reprefenter dehors, mais dans
le Temple, la Femme furprife en adultère.
Pour peindre l'arrivée d'A lexandre vers
Diogk'n e le Cynique, où ce Philofophe le
prie de ne pas lui ôter la Lumière du
Soleil, qu'il ne peut lui donner : il ne faut
pas que cette Lumière vienne du côté
opofé, ni que Diogene foit au Soleil. Il
ne faut pas que Notre Sauveur paroifle
prêter fon fecours, pour être mis dans fon
De la Peinture. 2,3
Sépulcre , comme je l'ai vu reprefenté
dans un Deflein, allez bon d'ailleurs. Ce
font des chofes trop claires, pour en faire
un plus long détail.
Chaque Teinture Hiftorique nous repre-
fente un feul inftant de tems ; ainfi, il le
faut bien choifir, & celui de l'Hiftoire qui
eft le plus avantageux eft aujfi celui qui en
doit faire le Sujet. Supofons, par exemple,
l'Hiftoire de la Femme furprife en adulté-
ré: il lembîe, qu'il foit au choix du Pein-
tre de reprefènter l'ioftant que les Scribes
& les Pharifiens l'acufent devant Notre
Seigneur; ou quand ce Divin Sauveur écrit
fur la Terre ; ou bien lorsqu'il prononce
ces dernières paroles : Que celui d'entre
vous, qui eft fans péché , jette le premier
la pierre contre elle ; ou enfin, lorsqu'il l'ab-
folut, en lui difant, ne pèches plus.
Le premier ne convient pas, puisqu'en cet
inltant de l'Hiftoire,les Scribes & les Pha-
rifiens en font les principaux Afteurs. Il eft
vrai, que j e s u s-c h r i s t y peut paroître,
en qualité déjugé; mais il le fait dans la fui-
te, avec beaucoup plus d'avantage & d'é-
clat, Dans le fécond, Notre Seigneur eft
en aétion, je l'avoue; mais, comme il eft
panché vers la Terre, & qu'il écrit fur la
pondre, la reprefentation n'en feroit pas
même fi agréable ni fi noble,que celle du
premier; d'ailleurs, nous n'avons pas ici les
adions, les plus éclatantes des Acufateurs,
C 5 puis-
2.2, Essai sur la The'orie
puisque les premiers mouvemens, & la vio-
lence de l'Acufation font déjapaflès. Lors-
que Notre Seigneur prononce ces paroles:
Que celui qui ejl fans péché jette le pre-
mier la pierre, il eft le principal Aèteur,
& eft revêtu de Dignité, pendant que les
Acufateurs font confus-& mortifiés, & qu'-
ils en murmurent peut-être: l'Acufée eft
dans une belle Pofture ; l'efpérance & la
joie fuccèdent à fa honte & à fa crainte.
Tout cela donne ocafion au Peintre de
donner l'effor à fon Efprit, & de faire en-
trer une Variété agréable dans fa Compofi-
tion. Car, outre les diverfes Pallions &
les diférens Sentimens qui en naiflent na-
turellement, les Acufateurs commencent à
fe difperfer, & donnent par là matière à
un beau Contrafte, dans les Attitudes des
Figures, les unes étant de profil, les au-
tres de face : les unes tournent le dos, les
autres s'avancent pour entendre ce qui fe
dit; & d'autres enfin fe retirent. C'eft ce-
lui-ci que je choifirois ; car, dans le dernier
cas, quoique Notre Seigneur y prononce
fa Sentence définitive , & qu'elle en foit
la principale Action, ou le trait le plus re-
levé de toute l'Hiftoire; cependant, com-
me il n'y avoit plus perfonne que lui feul
avec la Femme, les Acufateurs s'étant re-
tirés les uns après les autres, la Scène fe
trouveroit trop dégarnie.
Comme la, Teinture ne doit reprefenter
qu'un
-ocr page 71-De la Peinture. 2,3
qu'un in fiant de tems , il ne faut y faire
entrer aucune ABion, quon ne puijjè fupo-
fer s'être faite dans le même infiant. C'eft
par la même raifon, que les Scribes & les
Pharifiens, dans l'Hiftoire que nous venons
de raporter, ne doivent pas former leurs
Acufations, dans le tems que Notre Seig-
neur parle, puisqu'elles avoient déjà été
faites ; il faut au contraire, qu'ils paroifTent
dans une attitude qui convienne à ce qui
fe paffoit alors.
Raphaël a parfaitement bien obfer-
vé ces deux dernières règles, dans le Car-
ton des Clefs données à St. Pierre, &
dans celui de la Mort d'AN anias; pour
ne point parler de plufieurs autres. Dans
le premier, il choifit le moment où Notre
Seigneur achève de parler, & que S.Jean
paroît prendre la parole , & dans le fé-
cond, celui où An anias tombe, avant
que toutes les personnes prefentes s'en
aperçoivent. L'un & l'autre inftant font
les deux plus avantageux, qu'on ait pu
s'imaginer ; & ces deux Tableaux ne repré-
sentent rien, que ce qu'on peut fupofer
être arrivé dans un même inftant.
On a voulu entreprendre de raporter
dans une feule Pièce une fuite entière
d'Hiftoire, comme celle du Départ de l'En-
fant prodigue, de fa Vie débauchée,
de fa Mifere, & de fon Retour: je l'ai vue
reprefentée de même,par le Titien,dans
«n
-ocr page 72-2.2, Essai sur la The'orie
un feul Tableau, mais c'eft une faute fem-
blable à celle qu'on fait, de renfermer une
Année entière, dans une Pièce de Théâtre;
faute qui fera toujours condamnée, quoi
qu'elle foitautorifée par(1)Shakespear.
Il faut, qu'il y ait une Att ion principale,
dans une Tièce de Teinture. Quant aux
Aélions fubordonnées, qui fe paflènt dans le
même inftant que l'autre, & qu'il con-
vienne d'inferer , pour donner du jour &
de l'étendue à la Compofition, il ne faut
pas qu'elles partagent le Tableau, ni Men-
tion du Speftateur. Divin Raphaël!
Pardonnez-moi la Liberté que je prens,
de dire, qu'en cette rencontre, je ne puis
aprouver cette Pièce furprenante de la
Transfiguration, (f) où l'Adion acciden-
telle de l'Homme qui amène aux Difci-
ples fon Fils poffédé du Démon muet,
qu'ils ne peuvent exorcifer, eft auffi vifi-
ble, & n'eft pas moins principale,que celle
de la Transfiguration. 11 eft vrai , que
l'Unité de tems y eft confervée,& que cet-
te
1 Poëte Dramatique, que les Anglois croient avoir furpaffé
tous ceux qui ont écrit en ce genre, dans quelque Langue que
ce foit,par japort auSuMime & au Pathétique, pour le Tragi-
que; de-même qu'à ]a Fertilité de fon Invention, pour le
Comique : mais il a été inégal, & a fort négligé les rè-
gles de l'Art.
(f) Tableau célèbre & le dernier que Raphaël a fait ; il
fe trouve à Rome, dans l'Eglife de S. Pierre fur Moittorio. Ou
a des Eftampes gravées d'après ce Tableau , par C o r n e 11-
ie Co b. t , par N. D o r j e n i , par Th o m a s s i n ,
quelques-autres.
De la Peinture. 2,3
te Hiftoire fubordonnée auroit pu fervir
d'un bel Epifode à l'autre, encore que l'au-
tre ne fit pas le même éfet, pour celle-ci,
pui<=qu'en ce cas,l'Epifode,feroit plus con-
fiderable & plus diitingué que l'Hiftoire
principale; cependant étant réunies, elles
fe nuifent réciproquement.
Raphaël a bien diféremment ména-
gé un Epifode, dans d'autres ocafions.
Dans le Carton de la Mort d'ANANiAS,
cet Evénement étonnant en eft la princi-
pale Aéfion ; c'eft aulii, ce qui fe prefente
d'abord à la vue, & ce qu'on voit être le
Sujet du Tableau. On y découvre, outre
cela, des Perfonnages qui ofrènt de l'Ar-
gent, & d'autres qui le reçoivent; & ils
font tous fi ocupés de ce qu'ils font,qu'ils
femblent dans cet inftant-là n'avoir aucune
connoiffance d'une chofe même qui fait
tant de bruit. Cet Epifode eft fort jufte,
& s'acorde parfaitement" avec l'Hiftoire;
mais il n'entre aucunement en concurren-
ce avec l'Adion principale.Dans une Pein-
ture , qui reprefente la Sainte Famille du
même Raphaël, dont j'ai une Copie
admirable, tirée, à ce qu'on croit, par P e-
r 1 n del Vaga, Il ce n'eft pas un Ori-
ginal , du moins en partie : dans cette
Peinture, dis-je, on diftingue clairement
Je s us-Christ & la Vierge ; ils y pa-
roiftent avec une Beauté,une Grâce &une
Dignité infinie ; mais? de peur que Ste. El i-
z a-
-ocr page 74-2.2, Essai sur la The'orie
zabeth & S. Joseph ne fuffent oififs,
ou ne fuiïent pas ocupés noblement, com-
me il arrive le plus fouvent dans ces fortes
de Tableaux; il a donné un Livre à ce
dernier , qui paroît venir de le lire , elle
lui parle, comme pour lui faire part de fes
Lumières, & on le voit atentif à l'explica-
tion dont, à en juger à fon air, il femble
avoir befoin. Cet Entretien fe continue
derrière les principales Figures : c'eft l'Ac-
tion, la plus digne de ces perfonnes, & la
plus convenable qu'on leur ait pu imaginer;
mais elle paroit inférieure à celle des Fi-
gures principales. La Vierge s'ocupe à
careiïèr, à nourir, à foigner fon divin Fils ;
& lui, avec autant de Dignité qu'on en
peutfupofer en un Enfant, Dieu incarné j
témoigne fon retour pour fa Mere, & fe
réjouît avec elle. On remarque ici deux
Adions diférentes, mais fans aucune dis-
traction , fans ambiguïté, & fans concur-
rence.
Il faut prendre garde qu aucune chofe,
quelque excellente qu'elle puiffe être en elle-
même , ne détourne Iatention du Sujet prin-
cipal. Protogene, dans le fameux Ta-
bleau dejALissus, avoit peint une Per-
drix , avec tant de délicateffe, qu'elle pa^
roiffoit vivante , & faifoit l'admiration de
toute la Grèce5 mais,comme c'étoit à quoi
on faifoit le plus détention,il l'éfaça entiè-
rement. L'Aâion illuftre de Mutius
S ce-
-ocr page 75-De la Peinture. 2,3
Scevola, qui, après avoir tué un autre
Homme, par méprife, croïant que ce fût
Porsenna, rnet fa main dans un Bra-
fier, fournit affez de quoi ocuper l'efprit.
C'eft pour cette raifon, que Polydore,
dans un Deffein Capital que j'ai de lui fur
ce Sujet, qui,pour le dire en pafTant,eft
une des célèbres Frifes qu'il a peintes a Ro-
me, a retranché l'Homme qui a été tué.
On favoit fort bien, qu'il y en avoit un de
tué; mais,fi cette Figure y avoit été infé-
rée , elle auroit nécefiairement partagé
l'atention , & auroit détruit cette noble
Simplicité & cette Unité qu'on y remar-
que.
Chaque Acîion doit être refre[entée, non
feulement comme elle afu fe faire, mais auffi
de la manière la plus convenable. Dans
l'Eftampe gravée par Marc Antoine,
d'après Raphaël, vous voïez Hercu-
le qui failit Ante'e, avec tout l'avantage
qu'un Homme peut fouhaiter d'avoir fur
fon ennemi. De même, dans un Tableau des-
iiné par Mi chel-Ange, «& peint par An-
kibal Carache, l'Aigle tient Gany-
m e'd e d'une façon à pouvoir l'enlever le plus
commodément, auffi font-ils groupés de
maniéré qu'ils font un bel éfet enfemble.
H s'en trouve une Eftampe, parmi celles
des Tableaux du Duc L eopold. Daniel
de Volterra n'a pas fi bien réiifîi,
dans fon fameux Tableau de la Défcente
2.2, Essai sur la The'orie
de la Croix: (*) l'un des afliftans fe tient
fur l'échèle, pour aracherun clou; mais il
n'eft pas dans une attitude naturelle, ni
convenable à pouvoir exécuter ce qu'il
Veut faire.
Raphaël lui-même ne s'eft pas fervi
de fa jufteiTe ordinaire , dans le Ménage-
ment de cette Hiftoire. S. J e a n eft fur une
échèle, pour aider à defcendrele Corps,il
le reçoit avec beaucoup d'afeftion & de
tendreflë;mais on voit en même tems,que
toute la charge va tomber fur lui, & que
c'en eft plus qu'aucun Homme ne peut fou-
tenir,fur-tout, étant monté fur une échèle.
D'ailleurs, il ne fe trouve perfonne en bas,
pour recevoir ce fardeau lacré, ni pour
aflifter ce Difciple; de forte , qu'en fupo-
fant chaque Figure , dans la pofture que
Raphaël leur donne,il faut néceffaire-
ment,que le Corps de Notre Seigneur tom-
be fur la Tête de la Bien-heureufe Vierge,
& des Femmes qui l'acompagnent. Ce
Morceau a été gravé par M arc Antoine.
Il ne faut point faire entrer dans une
Teinture des Figures ni des Orncmens fu-
prfius. Le Pinceau eft le Langage du Pein-
tre: il ne faut point qu'il parle trop,ni trop
peu ; mais il doit aller droit à fon but, &
raconter fon Hiftoire, avec toute la fim-
plicité poflible. Comme dans une Comé-
die,
(*)Ce Tableau fe trouve à Rom dans l'Eglife de la Trinité
du Mont. L'Eftampe en eft gravée par N, D o k. i g n i.
De la Peinture. 2,3
die, il ne faut pas qu'il y ait trop d'Aékurs»
de même il ne doit point y avoir trop de
Figures, dans une Pièce de Peinture. Quoi-
SU'Annibal Carache n'en ait'pas vou-
lu foufrir plus de douze, ce n'eft pas une
règle fans exception : cependant, il eft
certain, que tout le ménagement du mon-
de ne poura pas faire entrer à la fois, un
grand nombre de Figures & d'Ornemens,
avec le même avantage, qu'on aura à en in-
troduire un plus petit.
Lorsque l'Hiftoire demande une foule
de monde, on y peut faire entrer quelques
Figures, fans leur donner de Caractère
particulier ; alors elles ne font point friper-
flues, parce qu'elles font partie du Sujcr.
On ne trouve que très-peu de Figures oiii-
ves dans les Cartons de Raphaël; celles
même qui paroiflènt l'être, ne le font pas
toujours. 11 y en a deux, dans celui de
8.Paul prêchant à Athènes, qui fe pro-
mènent en éloignement entre ks édifices;
mais qui femblables à Gallion (*) font
voir, qu'elles s'en mettent fort peu en
peine.
Tant s'en faut que le Peintre doive in-
férer rien de fuperflu, qu'aucontraire, il
faut quil lœffi quelque chofe à l'Imagina-
tion. 11 ne doit pas dire tout ce qu'il fait
fur fon Sujet, pour ne pas paroître fe
défier de fon Leâeur, & pour ne pas faire
D croire^.
-ocr page 78-2.2, Essai sur la The'orie
croire, que lui-même n'a fu pouffer les ré-
flexions pjus Soin.
Il ne faut inférer dans un Tableau rien
d'abfurde, d'indécent, ou de bas , rien qui
foit contraire à la Religion , ni qui choque
la Morale: on ne doit pas même y donner
rien à p enfer de femblable. Peindre un
Chien qui ronge un os dans un Feffin, où
des Perfonnes de la plus haute Qualité font
à table: reprefenter un Garçon qui fait de
l'eau , dans une Compagnie d'Honnêtes
Gens; & d'autres traits de cette natu-
" re.font des fautes que l'autorité de Paul
Veronese, ni même d'un Homme en-
core plus excellent que lui, ne fauroit jus-
tifier.
R a ph a el, dans la Peinture de la 'Do-
nation de Constantin dans le Vatican,a
mis un Garçon nud,à cheval fur un Chien,
dans un efpace vuide fur le devant du Ta-
bleau. Je ne comprends pas quelle raifon
il a eu de le faire, à moins que ce n'ait
été uniquement, pour remplir cet endroit,
mais félon moi,il auroit mieux valu le laif-
fer vuide. Dans une Compagnie fi illufire,
& dans une Ocalion aulli lolemnelle que
l'eit celle, où l'Empereur fait prefent au Pa-
pe de la Ville de Rome, certainement il
ri'auroit pas dû inferer un Incident de fi
peu de conféquence; encore moins le de-
voit-il rendre ii vifible.
On trouve quelque chofe de plus vil
-ocr page 79-De la Peinture. 2,3
encore que ceci, dans le Carton des Clefs.
Je tne fuis fouvent étonné, que Raphaël
ait pu commettre une pareille faute ;& qu'il
l'ait fouferte dans cet Ouvrage. Dans le
Payfage, on découvre une Maifon qui brû-
le & dans un autre endroit on voit du
Linge qui fèche fur des haies.
Polydore, dans un Deflein que j'ai
vu de fa main, a fait un mauvais choix,par
raport à la Bien-féance : il y reprefente
C aton,avec fes boïaux qui lui fortent du
ventre. Non feulement cela choque la vue,
mais aufîi cette attitude, qu'il donne à ce
grand Homme, ne répond pas à fon Ca-
ractère , elle eft même indécente. Ce font
des choies qu'on devroit laiffer à l'Imagi-
nation , fans les faire paroître fur la Scène1
Mi chel-Ange dans fon Jugement der-
nier (*) a péché contre cette règle,
de la manière la plus choquante du mon-
de.
Ces refiricîions me fois bien obfervèes, H
faut faire entrer dans un Tableau autant de
Variété, que le Sujet le peut permettret
Elle elt même, en certaines Pièces, abfo*
lument nécellàire ; comme dans un Ser-
mon , ou dans quelque autre Difcours
adreffé à une Multitude, quand un Saint
D » dis-
1 Il l'a peint dans la Chapelle de Sixte IV. qui eft
dans le Vatican à Rome. On en voit pîufieurs Eftampes, gra*
vées par G. Mantôuan, par Martin Rot&,
^'autres Graveurs»
2.2, Essai sur la The'orie
diftribue des Aumônes, ou guérit quelque
Malade. Il faut, autant qu'il eft poffible,
introduire une Variété dans les pallions,
dans les attitudes, dans les conditions, &
dans toutes les autres circonftances du Peu-
ple, pourvu qu'elle foit naturelle & fans
afeflation. Rembrandt a parfaitement
bien réiiffi en cela , aufli bien qu'en plu-
fieurs autres Parties de la Peinture, dans
la plupart de fes Ouvrages , furtout dans
celui de Notre Seigneur qui guérit les Ma-
lades. La Scène n'eft pas lurchargée ; on
y voit cependant des Perfonnes des deux
Sexes, de tous âges, de toutes conditions,
des Riches, des Pauvres, des Grafles, des
Maigres, avec tdute la Variété des Circon-
ftances convenable au Sujet. On n'y dé-
couvre pas feulement ceux qui cherchent
leur guérifon ; on en voit d'autres qui ob-
fervent ce qui fe paffe ; & parmi ceux-ci, il
y a des amis, des ennemis, des examina-
teurs , des moqueurs & des querelleurs.
Mais ce grand Peintre ne s'eft pas conten-
té de tout cela : entre ceux qui viennent
pour être guéris, on remarque un Ethio-
pien, Homme de Qualité , qui a mal aux
yeux, comme on peut le voir au bandage
qu'il a deflus: l'attitude même de fa tête&
l'expreftion des traits de fa bouche le don-
nent à connoitre aflez clairement. L'équi-
page qui le fuit & fes Bêtes de charge
ajoutent beaucoup à cette Variété, dont je
De la Peinture. 2,3
parle. Elle en relève le Sujet , en ce
qu'elle fait voir,combien la Renommée de
Jesus-Christ, & les Miracles qu'il fai-
foit étoient répandus; & le crédit qu'ils
trou voient, dans les Pays les plus éloignés. (1)
J'aurais pu donner des exemples convena-
bles à mon Deflein, tirés des Ouvrages de
pluiieurs autres Maîtres ; mais j'ai choifi ce-
lui-ci, non feulement parce qu'il eft, pour
le moins, auffi remarquable, que les meil-
leurs que j'aurois pu trouver, mais fur-tout»
pour rendre juitice à un Homme , qui,
l'a emporté fur la plupart des autres Maî-
tres, en certaines Parties de l'Art, même
en celles qui ne font pas les moins confidé-
rables. Cependant, comme il manque or-
dinairement de Grâce & de Grandeur, &
qu'il s'atache à la Nature commune, je dis
commune, à lui, qui n'a point converfé
avec la meilleure, on paflè légèrement fur
ce qu'il a de beau & de furprenant ; la
plupart même des Amateurs de la Peintu-
re , & des Connoifleurs n'y font que très-
peu d'atention.
Il me femble qu'un Peintre,avant même
que d'ébaucher le Tableau qu'il a envie de
peindre, ne ferait pas mal d'en écrire
l'Hiftoire, & de lui donner toute la beauté
poffible, dans la Defcriptionqu'il enferoit,
avec un récit exael de tout ce qui s'eft dit,
D 3 &
1 C'eft une Eftampe de fa main, connue en Hollande,
fous le nom de l'EJlampe de sent lior'ms.
2.2, Essai sur la The'orie
& ce que lui-même raporteroit, fi fon but
étoit de faire une Hiftoire dans les formes.
Ou encore de faire une Description de fa
Peinture, comme fi elle étoit déjà ache-
vée. Quelque pénible que lui pareille d'a-
bord cette métode, elle lui épargnera, fur
le tout, bien de l'embaras, & lui fera d'un
grand avantage, par raport à fa Réputation,
Il y a des Peintures, qui ne reprelentent
pas Simplement un Evénement particu-
lier, mais l'Hiftoire entière delà Thilo-
fophie, de la To'èfie, de "la Théologie, d e la
Rédemtion du Genre-Humain, ou d'autres
Semblables, comme font l'Ecole d Athènes,
le Mont Tarnaffe, & ce qu'on apèle ordinai-
rement la Difpute du Sacrement, toutes
peintes par Ra ph a el, dans le Palais Vati-
can. Ajoutez-y le grand Tableau de lAn-
"donciation , peint par Frédéric Zuc-
caro, dans lequel il joint Dieu le Père
avec un Ciel, & les Prophètes &c. (*)
Ces fortes de Compofitions étant d'une
nature diférente de celle des Peintures
feulement Hiftoriques,elles ne font pas fu-
jettes aux mêmes règles. 11 faut pourtant,
qu'il y ait ici des Figures & des Aètions
principales, & d'autres fubordonnées ; com-
me Platon & Aristote dans ïEco-
le d'Athènes, & Apollon dans le Tar-
niffe, peints par R a p h a e l au Vatican.
Mais,,
'(*) l'Ëfîampe s'en trouve, gravée par Corne xilE
Ççr T> en dev feuilles.
-ocr page 83-De la Peinture. 2,3
Mais, comme je viens de faire mention
de cette Ordonnance, je ne faurois le qui-
fer, fans faire une petite digreflion, pour
obferver quelques particularités de ce
Groupe admirable des trois Poètes , Ho-
Mere, Virgile, & Dante; je l'envi-
fage fuivant l'Eftampe de Marc-Antoi-
ne , car R a p h a e l , dans fa Peinture, s'eft
mis lui-même du nombre ; d'ailleurs, il di-
fére en plufieurs autres Circonftances. (1)
La Figure d'HoMERE eft admirable,
elle y eft ménagée avec beaucoup de choix.
Encore qu'il foit groupé avec les autres, il
paroît feul : on diroit, qu' ensèveli dans
les contemplations, il répète quelques-uns
de fes Ver? fublimes, ce qu'il fait avec une
attitude très-gracieufe. Cette particularité,
qu'on l'a ouï prononcer fes Ouvrages de fa
propre bouche, qu'on fe les eft imprimés
dans la mémoire, qu'on les a écrits, 6c
qu'on en a enfuite raffemblé lesFragmens,
pour les mettre en ordre & en faire les Vo-
lumes que nous en avons; cette particulari-
té, dis-je, eft parfaitement bien reprefen-
tée, par la Figure d'un jeune Homme,qui
atentif à écouter ce grand Poète, eft prêt à
écrire ce qu'il dit.
Derrière ce grand Génie & cet Hom-
me Unique, on découvre Virgile, &
Dante, dont le premier montre Apol-
D 4 LO n
1 VoïtzDtfcrizwnedeUe Imagini di G, P. Bel tout,
Pa2- ij.
2.2, Essai sur la The'orie
lon à l'autre. C'eft un compliment, que
Raphaël fait à Dante, qui lui a don-
né le Plan de cette penfée; car, dans fon
premier Chant de l'Enfer, if dit :
»
O de gli ait ri Poeti honore e lume,
Vagliami il lungo ftudio, elgrande amore
Çhe m h à fatto cercar lo tuo volume.
Tu fej lo mio maeflro, <?'/ mio autore :
Tu fei folo colui, da cm io tolfi
Lo bello jlilo, che nïhà fatto honore.
Dans le même Chant, il fait dire à Vi r g i l e:
Ond'io fer lo tuo me penfo e difcerno,
Che tti me' fegui, & io farb tuaguida.
Et un moment après, D a n t e dit :
Et io à lui ; Toeta io ti richïeggio
6Per quello Dio ....
Che tu mi meni, &c.
Et finit le Chant ainfi:
AlVhor fi moffe, © io li tenni dietro,
Mais Raphaël fia te encore plus fon
cher Dante, en le plaçant dans un mê-
me rang avec Homere & Virgile; car
quoiqu'il ait été un excellent Poè'te, fa
Poëfie étoit d'un Genre inférieur à celui
des deux autres. Mais c'eft encore fur
le Plan du même Dante, dans fon
quatrième Chant de l'Enfer, que Ra-
phaël l'a fait,
Cofi
-ocr page 85-De la Peinture. 2,3
Cofi vidi adunar la belLa fcuola;
Di quel Signor deW Alùffmo Canto ;
Che fovra gli altrï, comaqiiila vola.
T>a ciïebber ragionato infieme alquanto-,
Volferfi à me con Jalutevol cenno\
E'I mio maejiro Jorrife di tanto,
E piu d'honoré ancor affai mi fenno :
CVeJfi mifecer délia loro fchiera.
Il paroit, que Raphaël a eu beau-
coup d'eftime pour Dante, puisqu'outre
ce qu'il a fait ici en fa faveur, il l'a pla-
cé parmi les Théologiens, dans fa Di/pute
du Sacrement ; à quoi il ne pouvoit pas
affurément prétendre, à moins que ce ne fût,
parce qu'il donne aux trois Parties de fon
Poeme les noms de Ciel, de Purgatoi-
re & d'Enfer. Mais retournons à notre
Sujet.
Dans les Peintures qui doivent repre-
fenter le Caraétère de quelque Perfonne,
fi cette Perfonne fe trouve dans la Pièce,
elle en fait la principale Figure; fi au con-
traire, elle n'y eft pas, c'eft la Vertu qu'on
trouve en elle de plus recommandable,
qui doit la reprefenter, comme la princi-
pale partie du Caraftère.
Dans celles où il s'agit de la Vie humai-
ne, ou de faire quelque leçon particulière,
ou d'autres femblables Sujets, ce qui feroit
le principal objet d'un Ecrivain doit faire
suffi la principale Figure, ou Groupe.
2.2, Essai sur la The'orie
En toutes ces fortes âe Tableaux, le
Te'mtre doit éviter la fuperfluité des pen-
fées & de l'obfcurité. Les Figures, qui re-
prefentent quelques Vertus, quelques Vices,
ou quelques autres Qualités, doivent avoir
certains Indices , qui foient autorifés par
l'Antiquité & par la Coutume: ou s'il eft
néceflaire qu'il en ajoute quelques-uns de
fon invention, il faut qu'ils foient faciles à
difcerner. La Peinture eft une forte d'E-
criture, qui doit être fort liiîble. On en a
à Rome de très-beaux exemples dans le
Palais de Chigi, ou du petit Farnefe. R a-
phael y a peint la Fable deCupiDON
& de Psyché, où il a entremêlé de pe-
tits Amours,avec les dépouilles de tous les
Dieux ; & enfin, un de ces Amours qui gou-
verne un Lion, & un Cheval marin, par
îe moïen d'une efpèce de bride, pour faire
voir l'Empire univerfel de l'Amour. Le
Sieur Dor'igny a fait des Eftampes de
l'Ouvrage entier. (1)
On pouroit raporter une infinité d'Ou-
vrages, tant des Anciens que des Moder-
nes, & fur-tout des premiers, pour fervir
d'exemples à ces fortes de Reprefenta-
tions ; mais, comme Ylconologie de Ripa,
en eft un ample Recueil, je ne m'y arêterai
pas plus long-tems. Cependant, il yen a
1 Beilori ën s suffi fait la Defcription , dans fon
Livre intitulé; Dtfcrizx-ione délit Imagini, &c. pag. 64. feq.
De la Peinture. 2,3
un que je ne faurois palier fous filence, qui
eft celui du Vrai Dieu.
Peut-être vaudroit-il mieux en faire liTri-
plement l'Objet de notre Contemplation»
fans lui donner aucune Forme, de quelque
nature qu'elle foit. Rubens, dans un
Deflein que j'ai, s'en eft parfaitement bien
aquité. Les Anges y font ful'pendus fur
leurs ailes,& femblent fe réjouir de quel-
que choie d'extraordinaire qui eft arivé en
bas; & je m'imagine,que ce Deiïein étoit
deftiné pour le haut d'un Tableau, qui de-
voit repreienter la Nativité. Au-deiTus de
ces Anges paroît une grande Gloire, & un
nombre infini de Chérubins, qui fans fe
foucier de ce qui fait l'atention des Anges,
ont les yeux fixés en haut, comme fi la
Déïté s'y manifeftoit d'une façon particu-
lière. Comme ces fortes de Deflêins don-
nent beaucoup à penfer, & que les avan-
tages qui en reviennent font d'une grande
étendue, on peut encorefupofer, que Dieu
s'aproche , pour honorer de fa prefence
l'Evénement de la partie inférieure du Ta-
bleau.
Mais la manière la plus ordinaire de re-
preienter Dieu, c'eft de le faire, fous une
Forme Humaine. Je n'entreprendrai point
de décider, fi on doit le peindre de quel-
que manière que ce foit, ou non. Il fufit
que notre Eglife le defaprouve : cepen-
dant, il eft certain, que ceux qui veulent
Go Essai sur la The'orie
le reprefenter, doivent lui donner toute îa
Dignité &la Majefté poffible. Raphaël a
été l'Homme du monde le plus capable
de s'en bien aquiter ; mais il n'a pas tou-
jours eu cette heureufe Vivacité (l'imagi-
nation,pour exprimer ces Particularités La
Figure reffemble quelque-fois à celle par
laquelle on pouroit décrire XAncien des
purs; mais outre cela, elle paroît foible
& décrépite. Jule Romain, dans un
Deffein, que j'ai de lui, qui reprefente la
Remife de la Loi entre les mains de Moï-
se, pour éviter celte faute, elt tombé dans
un autre inconvénient: il y a représenté
Dieu, avec la face d'un Vieillard beau &
•vigoureux; mais un défaut, auquel on n'au-
roit pas du s'atendre de fa part, c'eil qu'il
a manqué de lui donner la Grandeur & la
Majellé qui lui conviennent. Dans les His-
toires de la Bible, peintes par Raphaël,
dans les Loges du Vatican, (1) il y a plu-
fieurs Reprelèntations de la Deïté,& dont
la plupart répondent parfaitement à l'idée
qu'on en avoit du rems de Moyse; il leur
donne quelque chofe'de fublime & de fur-
prenant, & c'elt auffi ce qu'il devoit faire.
Mais ce Dieu-là n'elt pas Notre Dieu,
qui fe manifeite à nous, par des endroits
plus aimables. Quand on peint l'adorable
Tri-
i
1 On en voit des Eflampes gravées; comme font cel-
les de Chap ro n , de P. Aqjo ï l a ,de 'L ant r a n c , Se
Sjxte Badalocchio.
De la The'orie. 6'r
Trinité,& fur-tout lorsqu'on y fait entrer
la Vierge Mere de Dieu,cela fent trop le
Polythéisme. J'ai un Deftein de Ra-
phaël, ou l'idée qu'il femble donner de
Dieu eft la Majefté & le Refped , acom-
pagnés d'une grande Clémence, fans pour-
tant être prodigue dans les Bienfaits, puis-
que les bonnes chofes que nous en rece-
vons font mêlées de Malheur ; on y voit
cependant, que les Faveurs furpaftent de
beaucoup les Aflièfions; & l'on remarque
par-là, que le Souverain Maîrre de l'Uni-
vers eft un Père fage & indulgent. C'eft-
là une Idée digne du Génie de Raphaël.
Le DelTein eft une feule Figure, qui repre-
fente un beau Vieillard, qui n'eft ni cafté,
ni acablé de vieillefte : on voit fur fa face
une Majefté étonnante, fans qu'elle donne
de la terreur: il eft aftis fur les Nues, &
avec fa main droite qu'il élève, il donne fa
Bénédiftion; le bras gauche eft envélopé,
fans rien faire, dans la Draperie, h ce n'eft
qu'on en voit la main pofée fur la Nue, pro-
che du coude droit. 11 eft impoffible de
voir & d'examiner cette Pièce admirable,
fans adorer en fecret l'Etre fuprême,fans
l'aimer, & le remercier de ce qu'il a acor-
dé à une Créature de notre efpèce une ca-
pacité pareille à celle de Raphaël.
Dans les Tortraits, le Peintre exerce
fon Invention fur le choix qu'il fait de l'Air,
de l'Attitude, de l'Adion, de la Draperie
&
-ocr page 90-2.2, Essai sur la The'orie
& des Ornemens, par raport au Caradère
de la Perfonne qu'il peint.
Il ne faut pas qu'il Juive toujours la mê-
me route-, ni qu 'il peigne les autres, comme
il vouâroit lui-même être tiré. Il faut, au
contraire,que les Habits,les Ornemens,&
les Couleurs conviennent à la Perfonne,&
qu'ils répondent à fon Caradère. Je me
iouviens d'une obfervation judicieufe, qu'a
faite un Homme de bon fens , fur deux
Peintres modernes qui font morts. L'un,
dit-il, eft incapable de peindre un Homme
modefie : l'autre ne fauroit tirer un im-
pudent, tant ils mettoient du leur en tout
ce qu'ils faifoient.
Pour ce qui eft de l'efpèce de Reiïem-
blance, qu'on doit donner aux Portraits,
les Sentimens font partagés là-deffus. Les
uns font pour ceux qui font flatés ; & les
autres demandent une ReiTemblance exade.
Lorsqu'on eft pour les premiers, il faut
que la Flaterie foit réellement une Flaterie,
ce qui ne pour oit être Kfi elle étoit trop vifi-
ble. Il y a eu plufieurs Peintres, qui ont
eu la fantaifîe de faire des Portraits char-
gés , c'elt-à-dire, d'exagérer les défauts
d'un vifage & d'en cacher la beauté ; fans
cependant manquer d'y donner la Reffem-
blance. Il faut faire ici tout le contraire
de cela, mais il faut que le Caradère fe
diftingue clairement ; autrement, ce ne fe.
roit plus faire compliment à la Perfonne
De la Peinture. 2,3
qu'on veut reprefenter ; ce feroit le Por-
trait de quelque autre, ou plutôt ce ne fe-
roit celui de perionne. On ne feroit par-
là, que lui marquer combien elle eit difé-
rente de ce que le Peintre apèle Beauté.
Quand, au contraire, on demande une
ReiTemblance exa&e, il faut faire atention
aux acciâens, au mauvais tems, à l'indifpo-
fition ,&c. Et comme il y a de certaines cho-
fes dans la Nature, que l'Art ne peut pas
dépeindre, fi l'on n'ajoute quelque chofe au
Portrait, qui compenfe cette défeBîwfïtê ,il
ne fera pas plus une Copie exacte du Vif âge,
qu'une Traduction litéraie le fera de fon Ori-
ginal. T)'ailleurs, quiconque s'étudie à une
parfaite exactitude, dans la Rejjèmblance,
doit s'atendre de n'y pas réùffir. Nous ne
pouvons pas dire au jufte , qu'elle étoit la
ReiTemblance des Portraits qu'ont fait ces
habiles Maîtres, dont nous admirons les
Ouvrages, avec tant de raifon ; mais il
y a toute aparence , que Van-Dyck,
avec toute fon habileté, n'a pas toujours
atrapé parfaitement le Naturel. Les Por-
traits qu'il a faits ont été, fans doute,
parfaitement relfemblans ; mais 0n ne peut
pas nier, qu'ils ne l'eullent été encore da-
vantage, s'il leur avoit donné un peu plus
de Grâce,
Le Tableau de Famille des Sénateurs,
qu'a le Duc de S o m e r s e t , fait par le Ti-
nen, eft d'une Invention admirable. H
paroît
-ocr page 92-2.2, Essai sur la The'orie
paroît clairement, que le plus vieux des
trois en eft la Figure principale : il a l'Ac-
tion & le port d'un, vieillard ; les deux au-
tres font bien placés, & ont des attitudes
très-convenables. On voit les petits gar-
çons fur la montée, avec un chien qui fe
foure parmi eux. Le joli amufement qu'ils
ont-là, dans le tems que ces graves Perfon-
nages font en Dévotion, ainfi qu'ils fontre-
prefentés dans cette Pièce ! Les filles y ob-
servent un meilleur ordre, elles paroiflênt
ocupées de leur Dévotion. Les Attitudes
des Figures en général font juftes & déli-
cates; les Draperies, le Ciel, & toutes les
autres chofes du Tableau y font bien in-
ventées & ménagées avec Efprit. Il n'y a
aucune aparence de Flaterie, du moins
dans un degré qui choque la Refiem-
blance.
Mais il y a des Sujets qui ont fi peu
d'avantages naturels, qu'on eft obligé d'y
fupléer, pour en relèver le Caradère. J'en
ai un bel Exemple, dans une Tête de mar-
bre, qui femble avoir été faite pour un
Monument : la face en elle-même eft affez
chétive , & quelque foin qu'on eût pris en
la copiant exadement d'après le naturel,
pour en faire quelque chofe de beau , elle
n'auroit jamais plû ; c'eft ce qui a fait que
îe Sculpteur en a relevé les fourcils,& lui
a ouvert à-demi la bouche ; & par cet expé-
dient, il a donné de l'Efprit & de la Grâ-
ce
De la Peinture. 2,3
ce à un Sujet, qui d'ailleurs auroit été peu
de chofe ; outre qu'il eit probable , que la
Perfonne avoit cette habitude; & alors
il en revient cet avantage, qu'on en remar-
que mieux la reffemblance.
Il n'efl pas néceffaire, que je m'étende
ftir les autres Branches de la Peinture,
comme font les Payfages, les Batailles, les
Fruits &c. on peut, en changeant ce qu'il
y a à changer, leur apliquer ce que j'ai
dit jufqu'ici. Je ne m'y arrêterai point non
plus, dans la fuite, par la même raifon,
quand je parlerai des autres Parties de la
Peinture. J'ajouterai feulement, qu'il y a
une infinité de moïens, pour cacher les
Défauts, ou pour donner de la Grâce, qu'on
peut raporter à ce Chapitre de Y Invention.
Tels font les Caprices, les Ornemens, les
Grotesques, les Masques &c. de même
que toutes les autres penfées extraordinai-
res & délicates: comme les Chérubins qui
font autour de Dieu, lorsqu'il fe fait voir
à Mo y se, dans le Buiffon ardent, aux-
quels Raphaël a donné des Flammes
au lieu d'Ailes ; un Ange qui court & élève
les deux bras,comme pour prendre l'effor,
dont j'ai un Deffein du Parmesan; ou-
tre plu fleurs autres exemples de cette na-
ture, dans des Deffeins de Raphaël, de
Michel-Ange, de Jule Romain,
de Léonard de Vinci &c. On en trou-
ve par-tout, dans les Ouvrages des habiles
E Maî~
t
-ocr page 94-2.2, Essai sur la The'orie
Maîtres, qui ajoutent beaucoup à leur beau-
té , & à leur mérite.
En parlant des Grotesques, il me vient
dans la penfée une règle, que je trouve à
propos d'inférer ici, qui eft : Qu'il faut
donner à toutes les Créatures imaginaires,
des Airs & des Allions auffi étranges &
auffi chimériques que leurs Formes te font.
J'ai un Deftein de l'Ecole des Caraches,
qui reprefente deux Satires, l'un mâle &
l'autre femelle, affis enfemble, d'une In-
vention jolie & capricieufe, & paroît être
une raillerie fur Corydon & Philis.
Les Figures Anatomiques de Vesalius,
deffinées par jean de c a i, c a r Flamand.,
& gravées par Coriolane, qui avoit auffi
gravé les Portraits des Peintres du Livre de
Va sari, font allez bien imaginées: on en
ôte les chairs peu à peu, jufqu'à ce que les
os paroiiTent à nud ; elles font toutes dans
des Attitudes,qui font voir la douleur ex-
trême qu'elles reflèntent durant l'opéra-
tion, jufqu'à ce qu'enfin elles tombent dans
un acablement dont elles meurent. Mi-
chel» Ange a fait de ces fortes de Fi-
gures Anatomiques, dont les Faces & les
Attitudes font fi bien imaginées, qu'il eft
impoflible d'en pouvoir faire de plus con-
venables , pour ces Sujets, ni d'en donner
même la Defcription. Monfieur Fonte-
nelle, dans fon Dialogue entre Home-
re & Esope, après avois fait dire au
pre-
-ocr page 95-De la Peinture. 2,3
premier, qu'il ne partait point allégorique-
ir>ent, & qu'il vouloit qu'on prît fes parû-
tes à la lettre, fait demander à l'autre j
comment il peut s'imaginer, que les Hom-
mes croient une Hiftoire aulli ridicule,que
celle qu'on fait des Dieux? Oh, dit-il, que
cela ne vous embarajfe pas: /'Efprit Hu-
main & le Faux fimpatifent extrêmement.
Si vous voulez dire la Vévité, vous ferez
fort bien de ïenveloper fous des Fables, elle
en plaira beaucoup plus. Si vous voulez di-
re des Fables, elles pour ont bien plaire ,fans
contenir aucune vérité. Cela me fait trem-
bler , répliqua Esope, je crains furimfe-
rment que l'on ne croie que les Bêtes aient
parlé, comme elles font dans mes Apologues.
Voilà une plaifante peur , dit Homere,
ah! ce neft pas la même chofe: les Hommes
veulent bien, que les Dieux foient auffi foux
qu'eux, mais ils ne veulent pas, que les Bê-
tes foient auffi fages. 11 feroit à fouhaiter ,
que les Peintres puflent reprèfenter les
Dieux, les Héros, les Anges, & les autres
Etres fupérieurs, avec des Airs & des At-
titudes au-deiïus de l'Humain ; mais de
donner aux Satires, & aux autres Créa-
tures inférieures , une Dignité qui égalât
celle de l'Homme, ce feroit une chofe im-
pardonnable.
Pour aider & augmenter XInvention, il
faut que le Teintre converfe avec toutes for-
i es de gens, & qu'ilfaffe fes remarques princi-
É a- pale-
2.2, Essai sur la The'orie
paiement fur ceux qui ont le plus de mérite ;
il faut quil life les meilleurs Livres, ® qu'il
laijfe-là les autres. Il doit obferver les di-
férens éfets des Taffions de l Homme, © de
celles des autres Animaux ; & en un mot,
toute la Nature en général, & faire des
Ebauches de ce qu'il y trouve de remarqua-
ble, four Joulager fa mémoire. C'ejî aujfi
ce quil doit faire, de ce qu'il obferve, dans
les Ouvrages des habiles Maîtres , en fait
de Teinture, ou de Sculpture , ne pouvant
pas toujours les voir, ni les confulter.
On ne doit point avoir honte d'être quel-
quefois Plagiaire, puisque c'eil une Liber-
té, que les plus habiles Peintres, & les plus
grands Poètes fe font donnée. RAPHAELa
emprunté pîufieurs Figures, & pîufieurs
Groupes de l'Antique, & Milton a tra-
duit pîufieurs pafiages (I'Homere, de
Virgile, de Dante, & du Tasse,
qu'il s'eil apropriés; Virgile lui-même
a copié. En éfet, ne feroit-il pas étrange
qu'un Homme,qui a eu une bonne penlee,
en dût avoir une Patente pour toujours.
Le Peintre qui peut atraper d'un autre
Maître quelques Traits, quelques Figures,
ou quelques Groupes, qu'il mêle avec ce
que Ion génie lui fournit, pour en faire une
bonne Compofition, établira tellement fa
Réputation, qu'il n'aura pas lieu de crain-
dre, qu'elle foufre la moindre ateinte, de
la part qu'auront dans fes Ouvrages ceux, à
De la Peinture. 2,3
qui il aura l'obligation de ce qu'il aura em-
prunté d'eux.
Raphaël, & Jule Romain excel-
lent principalement, pour Y Invention. En-
tre leurs autres Ouvrages, ceux du pre-
mier , qui font à Hamptoncour, & dans
le Vatican, & ceux du dernier, qui fe trou-
vent dans le Palais de T. près de Man-
toue , en font des preuves fufifantes. On
a des Etfampes de presque tous ces Ou-
vrages: & Bellori a fait la Defcription
des ceux qui font dans le Vatican, comme
Felibien l'a faite de cet Ouvrage fur-
prenant de J ule. (*)
quelque nature que foit le Caradè-
re général de F Hiftoire qu'on repre-
fente, foit enjoué, mélancoliqne, grave, ou
terrible &c. il faut que cela Je fajfe d'abord
remarquer y dans toutes les "Parties de la
Peinture. Dans les Tableaux de la Nati-
vité , de la Réfurretfion, & de l'Afcen-
fîon, il faut que le Coloris en général, les
Ornemens,& tout ce qui s'y trouve, ait un
air gai & riant. Le contraire fe doit ob j
ferver dans ceux du Crucifiaient, de l'En-
terrement, ou d'une Pietà c'eft-à-dire de
E 3 la
(*) Entretiens fur les Vies & fur !es Ouvrages des plus ex-
cellens Peintres, par Felibien, Edition d'AmflerJah
1J06, in xi. Tom. II. pag. 114.
2.2, Essai sur la The'orie
la Bienheureufe Vierge avec le Corps more
de Christ.
Mais il faut faire une diférence entre
çe qui eft Grave, & ce qui eft Mélancoli-
que , comme dans la Copie d'une Sainte
Famille, que j'ai, dont j'ai déjà parlé ci-
delTus , que Raphaël a tout au moins
deliinée ; le Coloris en elt brun & grave,
fans que la Peinture en général ait rien de
lugubre. J'en ai une autre de Rubens,
peinte fuivant fa Manière , comme fi les
Figures étoient dans une Chambre expo-
fée au Soleil. J'ai réfléchi fur l'éfet que
cela auroit pu faire, fi le Coloris de Ra-
phaël, avoit été femblable à celui de
Rubens, en cette rencontre ; & fans dou-
te, il en auroit été moins convenable. Il y
a de certains Sentimens de Refpeft & de
Dévotion, qui doivent naître à la premiè-
re vue des Peintures de cette nature; c'eft
à quoi le Coloris grave contribue beau-
coup plus, que ne fait un Coloris clair &
plus éclatant; quoiqu'en d'autres ocafions
çelui-ci. foit préférable à l'autre.
J'ai vu un bel exemple de ce Coloris,
qui convient fi bien aux Sujets mélancoli-
ques , en une Ti&tà de Va n - D y c k : cela
feul lui donne un air, non feulement gra-
ve, mais auffi trifte à la première vue. J'ai
encore un DefTein colorié de la Chute de
Phaeton, d'après Jule Romain, qui
fait voir, combien le Coloris fert à l'Ex-
De la Peinture. 2,3
preflion, Il y eft diférent de tous ceux
que j'ai jamais vus, & convient parfaite-
ment au Sujet ; c'eft une couleur de pour-
pre rougeâtre, comme fi le Monde entier
étoit envelopé dans un feu étoufant.
Il- y a de certaines petites Circonstances,
qui contribuent à PExpreJJion. Tel eft l'é-
fet des Lampesalumées,dans le Carton du
Malade guéri, à la Porte du Temple, nom-
mée la Belle: elles font voir, que la pla-
ce eft Sainte, autant que magnifique.
Les grands Oifeaux, qu'on remarque
fur le Devant du Tableau, dans le Carton
de la Pêche miraculeufe,y font un éfet ad-
mirable ; on découvre en eux un air fau-
vage & aquatique; & comme ces Oifeaux
fe nourriflent de Poiffon, cela ne contribue
pas peu à exprimer la chofe dont il s'agit,
qui eft la Pêche; de forte qu'ils font une
partie agréable de la Décoration.
Passerotto a defliné une Tête de
Christ, prêt à être crucifié, dont l'Expref-
fion eft merveilleufement belle : mais, a-
près l'Air de cette fainte Face, il n'y a rien
de plus touchant qu'une Corde ignomi-
nieufe,qui lui paffé fur une partie de l'épau-
le & fur le cou. La partie de la Croix
qu'on voit, ni la Couronne d'épine, ni les
goûtes de Sang qui tombent de fes Plaies
ne font point une Imprefîion fi vive, que le
fait cet infâme objet.
Raphaël Borghimi, en fon Ri-
E 4 pofo%
2.2, Essai sur la The'orie
pofo, dans la Vie de Passerotto, a fait
une Defcription de ce Deffein, que j'ai
avec plufieurs autres du même Maître,
dont il fait auffi mention.
Les Robes & les autres Habits des Figu-
res; leur Equipage, leurs Marques d'Auto-
rité & de Dignité, comme font les Couron-
nes , les Maffes &c. fervent à en exprimer
les diférens Caractères -, comme le font auffi
ordinairement les places qu'elles tiennent
dans la Compofition. Il ne faut pas mettre
les Perfonnes les plus confidérables, ni les
principaux Aéieurs dans un coin , ni aux
extrémités de la Peinture, à moins que la
néceffité du Sujet ne le demande. On ne
doit pas peindre J esus-Christ, ni un
Apôtre en Habit d'Artifan,ou de Pêcheur:
il faut diflinguer une Perfonne de Qualité,
d'un Homme de la Lie du Peuple,comme
un Homme bien élevé l'eft toujours d'un
Payfan, par raport à fes Manières ; & ainfi
du relie.
Chacun connoît, à l'Habillement, les dis-
tinctions communes & ordinaires ; mais on
trouve un Exemple tout particulier, que
je raporterai ici, d'ailleurs très-curieux,&
qui poura fervir de quelque éclairciflement
utile à ce que j'avance. Dans le Carton
des Clefs données à S. Pierre, Notre
Sauveur a pour tout vêtement, une gran-
de Pièce de Draperie blanche : il a le bras
gauche, la poitrine, & une partie des jarn-
De la Peinture. 2,3
bes nûs. C'a été, fans doute, pour le faire
paroître en Corps reflucité ; car avant le
Crucifiment, cette forte d'Habillement au-
roit été entièrement abfurde. Ce qu'il y
a encore de plus remarquable, c'eft que
cela n'auroit été fait qu'après une féconde
Réflexion , & peut-être, après que la
Pièce a été achevée, comme je le connois
par un Deflèin que j'ai de ce Carton , fort
ancien, & fait, fuivant toutes les aparen-
ces, du tems de Raphaël, quoique ce
n'ait pas été par lui-même. J e s u s-C hrist
y eft revêtu de cette même grande Piè-
ce de Draperie , mais il en a outre cela
une autre qui lui couvre la poitrine, le bras,
& les jambes jufqu'aux piés ; les autres
circonftances étant à-peu-près les mêmes,
que celles qui fe trouvent dans le Car-
ton.
U eft indubitable,que la Face, ÏS lAlr,
aujji bien que les Allions, défignent- FEfprit.
C'eft une chofe que chacun peut facilement
remarquer, dans les deux extrémités. Su-
pofons, par exemple, deux Hommes, dont
l'un foit fage & l'autre fou, habillés ou dé-
guifés, comme il vous plaira; loin de les
prendre l'un pour l'autre, on les diftingue-
ra au premier coup d'œil; de forte que, ii
ces Caractères font tellement imprimés fur
le Vifage, dans leurs extrémités, que cha-
cun puifte les remarquer , ils feront plus
du moins reconnoiflables, à proportion de
E 5 ce
2.2, Essai sur la The'orie
ce qu'ils feront plus ou moins éloignés de
ces deux extrémités. Il en eft de même
du bon & du mauvais naturel, de la po-
liteffe & de la rufticité, &c.
Il faut que chaque Figure , & chaque
Animal dans un Tableau , foit ému de la
manière, qu'on peut fupofer vraifemblable-
ment qu'il doit l'être. Toutes les Expref-
fions des T* offrons & des Sentimens doivent
répondre aux Car avères des Terfonnes, en
qui on les fupofe. Au retour de Lazare
à la vie, on en pouroit, avec beaucoup de
raifon, reprefenter quelques-unes qui tinfent
quelque chofe devant le nez,pour défigner
cette circonftance de l'Hiftoire , qui fait
mention du tems qu'il y avoit qu'il étoit
mort; mais ce feroit une addition touLà-
fait abfurde & ridicule, lorsqu'on met le
Corps de Notre Seigneur dans le Sépul-
cre , fupofé même qu'il eût été mort,
depuis plus long-tems qu'il ne l'étoit : c'eft
cependant une faute, que PoRDENONEa
faite. Quand Apollon écorche Mar-
s y a s, celui-ci doit exprimer toute la dou-
leur, & toute l'impatience que le Peintre
peut lui donner ; mais il n'en eft pas de
même, dans le cas de S. Bartelemi.
On peut fupofer, avec raifon, que dans le
tems qu'on defcend de la Croix le Corps
dejEsus-CHRist,la Bienheureufe Vier-
ge, par un excès de douleur , tombe en
défaillance ; mais de la reprefenter dans une
Poilu-
-ocr page 103-De la Peinture. 2,3
Pofture, telle que lui donne Daniel da
Volterra, dans fon fameux Tableau
de la Defcente de la Croix , dans l'Eglife
de la Trinité du Mont, à Rome, c'eft une
chofe que Perfonne n'aprouvera. Il a mieux
réiiffi dans un Deflein, que j'ai de lui, fur
cet Article,au moins qu'on lui attribue ; le-
quel a été autre-fois dans la Colleftion de
George Vas a ri, comme on peut le re-
marquer par la Bordure qui eft de fa Main.
Les Expreftions deTriftefle y font nobles,
ftngulières & extraordinaires. Mais Ra-
phaël lui-même n'auroit pu exprimer
cette Circonftance avec plus de Dignité,
& d'Impreflion, que l'ont fait Baptiste
Franco & Polydore, dans des Def-
feins que j'ai d'eux.
Polydore dans un autre Defteinque
j'ai de lui, furie même Sujet, a exprimé
la Douleur exceffive de la Vierge, d'une
manière qui fait entendre, qu'elle ne pou-
voitpas être bien exprimée,autrement.Sur.
les Vifages des Perfonnes qui l'acompag-
nent, on remarque beaucoup de Paflîon
& de Trifteft'e, mais le lien eft couvert d'une
Draperie , qu'elle tient des deux mains
La Figure entière eft fort calme & fort
tranquile, & on n'y remarque aucun Em-
portement; mais une grande Modération
& une Dignité parfaitement convenable à
fon Caractère. C'eft une penfée, que,
fuivant les aparences, Timanthe, dans
la
-ocr page 104-2.2, Essai sur la The'orie
la Peinture d'ïphi ge'nie, a prife d'Eu-
ripide, & dont peut-être Polydore
a l'obligation dans fa Pièce à l'un ou à l'au-
tre, ou même à tous les deux.
lleftpeuufité de mettre le premier doigt
de la main dans la bouche, pour exprimer
la rage ou quelque autre trouble d'efprit.Je
ne me fouviens pas d'en avoir vu aucun
Exemple ailleurs, que fur le Tombeau des
Nasoniens , (1) où le Sphynx pro-
pofe l'Enigme à Oedipe, & dans un
Deffein que j'ai de Jule Romain, qui
reprefente Mars, pourfuivant un Hom-
me pour le tuer, & Venus qui veut l'en
empêcher , lequel Sujet il a peint dans
le Palais de T. à Mantoue. Ce dernier
n'a pas emprunté cette penfée de l'autre,
puisque ce Monument n'étoit pas décou-
vert de fon tems; quoiqu'il en foit, dans
l'un & dans l'autre, la beauté de l'Expref-
fion eft incomparable.
Dans le Carton admirable de S.Paul ,
prêchant, les Expreflions font fort juftes
& ont une délicateflè, qu'on remarque par
toute la Pièce. Même l'Arriere-fond du
Tableau a quelque chofe de fignificatif ; il
exprime la Superftition contre laquelle prê-
choit S. Paul. Mais fur-tout, il n'y a
point
1 On voit des Eftampes, gravées d'après ce Monument,
par P. S. Barthou, dans un Livre intitulé: 11 Sipolcro
di N a s o n e , di G.P.Beliori. Rama x68o. fol. où cet
Exemple fe trouve, à la Table XIX.
De la Peinture. 2,3
point d'Hiftorien, ou d'Orateur, quelque
habile qu'il foit, qui puifTe me donner de
l'Eloquence & du Zèle de cet Apôtre une
Idée auffi avantageufe, que celle que me
fournit cette Figure. Les beaux Difcours
qu'on lui atribue, ni même fes Ecrits ne
le peuvent faire , puisqu'ici je voi une Per-
fonne, un Vifage,un Air, & une Adion,qu'il
eft abfolument impoffible aux Paroles de
bien décrire; & qui, en même tems, me
perfuadent auffi fortement, que fij'enten-
dois, que cet Apôtre parle avec beaucoup
de bon Sens & à propos. Les diférens
Sentimens de fes Auditeurs y font auffi fort-
bien exprimés ; les uns paroiffent en colè-
re & méchans, & les autres font atentifs
à la Prédication, y font des réflexions, en
eux-mêmes, ou s'en entretiennent avec les
autres; il y en a un fur-tout, qui paroît
convaincu de la V érité. Ces derniers font
les Efprits-forts de ce tems-là,& font pla-
cés vis-à-vis de l'Apôtre, pendant que les
autres font derrière lui , pour faire voir
qu'ils fe foucient moins du Prédicateur &
de fa Doftrine, & pour relever le Carac-
tère Apoftolique, qui perdroit quelque
chofe de fon excellence , fi on fupofoit,
que les méchans fuflent capables de le re-
garder en face.
Elymas l'Enchanteur eft aveugle de-
puis la Tête jufqu'aux piés, dans le Car-
ton qui reprefente fa punition: mais, avec
corn-
-ocr page 106-2.2, Essai sur la The'orie
combien de délicatefle font exprimés la
Terreur & TEtonnement de ceux qui font
prefens, & avec combien de variété, con-
venable à leurs diférens Caractères! Le
Pro-Confulen eft frapé, d'une manière qui
lied bien à un Romain & à un Homme de
Qualité; & les autres,en plufieurs diférens
degrés, & s'expriment auffi en diférentes
maniérés.
Ces mêmes Sentimens fe font encore
remarquer, dans le Carton de la Mort
d'ANANiAS; outre les marques de joie
& de triomphe, qui fe font naturellement
fentir aux bonnes Ames, à la vue des éfets
de la Juitice Divine, & de la viétoire que
remporte la Vérité.
Les Airs des Têtes dans la Sainte Fa-
mille que j'ai, de Raphaël, font admi-
rables, & répondent parfaitement bien à
leurs diférens Caraftères : celle de la Bien-
heureufe Mere de Dieu a toute la Dou-
ceur & toute la Bonté, qu'on pouroit fou-
haiter en elle ; & ce qu'il y a encore de
plus remarquable, c'eft que ceux de Je-
sus-Christ, & de S.Jean, font tous
les deux de beaux enfans, mais le dernier
a l'air Humain, au lieu que l'autre l'a tout
Divin, comme cela doit être.
L'Expreftion du Deffein que j'ai, de la
Défcente du S. Efprit, n'eft pas moins ex-
cellente, que les autres Parties qui le com-
pofent ; ( & il feroit à fouhaiter, qu'il eût
été
-ocr page 107-De la Peinture. 2,3
été aufîi bien confervé, ) la Bienheureufe
Vierge eft dans la principale place ; & elle
y eft placée avec tant d'avantage, qu'aucun
de la Compagnie ne paroît entrer en con-
currence avec elle: outre que la Dévotion,
& la Modeftie, avec laquelle elle reçoit ce
Don inéfable, eft digne de fon Caraftère.
S. Pierre eft à fa droite, & S.Jean à fa
gauche; le premier croife les bras fur fa
poitrine, panche la tête, comme confus
d'avoir renié fon digne Maître, & reçoit
l'Infpiration, avec beaucoup de tranquilité;
mais S. Jean lève la tête & les mains,
avec une fainte hardiefle, il eft dans une
attitude tout-à- fait convenable. Onconnoît
aifément, que les Femmes, qui font derrière
Ste. M a rie, font d'un Caraftère inférieur.
Enfin, on remarque, par toute la Pièce, une
grande Variété d'Expreflions de joie &de
dévotion, qui conviennent parfaitement à
l'Evénement.
Je n'ajouterai plus qu'un feul Exemple d'u-
ne belle Expreffion, qui,quoique jufte & na-
turel , n'a été mis en oeuvre par aucun autre,
que je fâche, que parTiNTORET, dans
un Deftein que j'ai vu de lui. L'Hiftoire
qu'il reprefente eft la Déclaration que
fait le Sauveur à fes Apôtres qui font à ta-
ble avec lui, que l'un d'eux doit le trahir;
les uns font touchés d'une manière,les au-
tres d'une autre, comme cela fe reprefente
ordinairement j mais il y en a un fur-tout.
2.2, Essai sur la The'orie
qui fe cache le vifage, le tient panché en-
tre fes deux mains, & fond en larmes, par
un excès de trillefle, de ce qu'il faut que
fon Maître foit trahi ,& par un de la Com-
pagnie.
Tour les Portraits, il faut bien confidé.
rer le Caradère de la Terfonne, fi elle eft
grave, ou enjouée ; fi c'eft un Homme d'Ef-
prit, ou un Homme d'Affaires ; s'il eft poli, ou
fi c eft un Homme du commun &c. L'Attitu-
de & les Habillemens doivent repondre à
leurs diférens Caradères ; & il faut que
les Ornemens & l'Arrierre fond leur con-
viennent: il faut même, que toutes les Par-
ties du Tableau expriment le Caradère de
la Perfonne, & qu'elles y aient du raport,
auffi-bien que les Traits du vifage doivent
être reflèmblans.
Lorsque le Sujet a quelque chofe de fin-
gulier, dans la Difpofition, ou dans le Mou-
vement de la tête, des yeux, ou de la bou-
che ,pourvu que cela ne foit pas méfié an t, il
faut V exprimer & le prononcer, par des
traits bien marqués. Il y a de certaines
beautés paffageres, qui font autant partie
de l'Homme, que celles qui font fixes.
Quelquefois même, elles relèvent un Su-
jet , qui d'ailleurs feroit peu de chofe,
comme dans la Tête de marbre, dont
j'ai déjà parlé , & elles contribuent plus
qu'aucune autre chofe, à une Refïèmblan-
ce furprenante. Van-Dyck, dans un
Por-
-ocr page 109-De la Peinture. 2,3
Portrait que j'ai de lui, a donné un trait
de lumière vif & gai à la lèVre de deffbus „
ce qui rend la forme & le tour de la bou-
che tout-à-fait finguliers ; & il n'y a point
de doute, que ce n'ait été un air que fedon-
noit Don 'Diego de G u s m a n , de qui eft
ce Portrait ; particularité, dis-je, qu'un Pein-
tre d'un ordre inférieur n'auroit pas remar-
qué, ou qu'il n'auroit pas ofé prononcer,
du moins d'une manière fi hardie. Mais,
comme cela lui donne beaucoup d'efprit &
de vivacité, il ne faut point douter, qu'à
proportion, il n'ait auffi contribué à la res-
femblance.
S'il y a quelque cho fe de particulier à
remarquer, dans l'Hiftoire de la Perfonne,
& qu'il convienne de lexprimer, outre que
cela fert d'Addition à l'Expreffion, cela con-
tribue beaucoup au mérite du Portrait ,par
raport à ceux qui font inftruits de cette cir-
conftance. On en voit un Exemple, dans
un Portrait que Van Dyck a fait de
Jean Lyvens: dans l'attitude qu'il lui
donne, il paroît être aux écoutes ; ce qui a
du raport à un trait remarquable de la Vie
de cet Homme. L'Eftampe de cet Ouvra-
ge fe trouve dans le Recueil des Têtes de
Va n D y c k. C'eft un Livre qui, de même
que les Têtes des Artiftes, dans la Des-
cription de leurs Vies par George Va-
sari, mérite bien l'atention des Curieux,
tant par raport à la variété des attitudes
2.2, Essai sur la The'orie
convenables aux diférens Caractères, que
par raport à d'autres circonftances.
Les Robes, ou les autres Marques de
Dignité,de Profei'iion, d'Emploi, ou d'A-
mufement, un Livre, un Vaifleau. un Chien
favori, & autres chofes de cette nature,
font des ExpreiTions Hifloriques, commu-
nes dans les Portraits ; c'eft pourquoi il
n'eft pas nécelfaire que je m'y arrête, & ce
que je viens d'en dire ici doit fufire.
Il y a plu/leurs fortes d'Expreffions Ar-
tificielles , recherchées des CPcintres, & dont
ils font u f âge , four fufléer à l'avantage
que les Taroles ont fur iArt, en cette ren-
contre.
Pour exprimer le Sentiment de la Cole-
re de Dieu, dont l'Efprit de Notre Seig-
neur étoit rempli,dans le tems de fon An-
goiiïe, & lApréhenfion dont il fut faili, à
3'aproche de fon Crucifîment,Frédéric
Ba roc ci l'a deffiné dans une attitude
convenable. On y voit, non feulement,
l'Ange qui lui prefente la Coupe, comme
cela l'e pratique ordinairement, mais aufli,
en découvre, dans le lointain, la Croix &
des Flammes de feu : ce qui n'eft pas
moinsfingujier, qu'il eft curieux; j'en ai le
DeJiein de fa main,
Dans îe Carton où le Peuple de Lycaonie
veut facnfîer à S. Paul, & à S. Berna-
e e', le motif en eft parfaitement bien dépeint.
L'Homme perclus 3 qui fut guéri, eft un
De là Peinturé.
des premiers à exprimer les fentimens,
qu'il a de la PuiiFance divine, qui éclate en
la perfonne de ces Apôtres. Pour faire
connoître, que c'eft lui, on ne voit pas
feulement la bequille à terre fous fes piés,
mais un Vieillard lève le bord de fon vê-
tement , pour contempler le Membre qu'il
fe fouvient d'avoir vu malade ; & il expri-
me fa dévotion, qui paroît auffi grande que
fon admiration ; fentimens que l'autre fait
voir également, avec un mélange de joie.
Dans le Carton où Notre Sauveur confie le
foindefonEglifeàS. Pierre, Raphaël
raporte les paroles dont il fe fervit, à cette
ocafion ; il le fait montrer un Troupeau
de brebis avec le doigt, & ilreprefente cet
Apôtre avec deux Clefs, qu'il vient de re-
cevoir. Pour reciter l'Hiftoire de l'Inter-
prétation que fait Joseph, des Songes de
Pharaon, Raphaël lésa peints dans
deuxCercles, au-deflus des Figures; com-
me il a auffi fait celui de J o s e p h , lorsqu'il
le raconte à fes Frères. Sa manière d'ex-
primer Dieu, qui répare la Lumière des
Ténèbres, de même que la Création du
Soleil & de la Lune, eft tout-à-fait fubli-
me. Il n'eft pas dificile de trouver les
Eftampes de ces derniers Tableaux ; ils
font dans ce qu'on apèle la Bible de R a-
phael, dont les Peintures font dans le
Vatican, qui, après Hampton-cour , eft le
Plus riche tréfor des Ouvrages de ce divin
Peintre» F 2. L'Art
2.2, Essai sur la The'orie
L'Artifice hiperbolique de Ti m a n t h e,
pour exprimer la grandeur énorme du Cy~
clope , eft très-connu ; & même il étoit
fort admiré des Anciens. 11 a peint plu-
fieurs Satires autour de lui, pendant qu'il
dort; les uns s'enfuient tout épouvantés,
d'autres le regardent atentivement de loin,
& il s'en trouve un, qui mefure fon pouce
avec fon Tyrfe, mais qui paroît le faire
avec béaucoup de précaution, de peur de
l'éveiller. Cette Expreffion a été copiée
par Jule Romain, avec très-peu de
changement. LeCorege, dans le Tableau
qu'il a fait de Danae, (*) a fort bien ex-
primé le Sens de l'Hiftoire ; car, dans le
tems que la Pluie d'or tombe, Cupidon
lui ôte fon voile, & l'on remarque deux
Amours, qui éprouvent fur une Pierre de
touche un Dard garni d'or. Je n'ajouterai
plus qu'un feul Exemple de cette nature,
qui eit de Nicolas Poussin, pour ex-
primer une Voix, comme il l'a fait au Batê-
me de Notre Sauveur. (**) Il y reprefen-
te le Peuple, qui regarde en haut & de
tous les côtés, comme il eft naturel de fai-
re, quand on entend quelque chofe, &
qu'on ne fait d'où cela vient ; fur-tout, fi
les paroles en font extraordinaires, comme
elles le font en éfet, dans le cas de cette
Hiftoire.
Vne
(*) Gravée par Do changé
(**) Gravée par DstPo.
De la Peinture. 2,3
Une autre manière, dont les Peintres fe
fervent, four exprimer leurs Sentimens,
c'eft de feindre des Figures qui refrefen-
tent certaines chofes, lorsqu'ils ne peuvent
le faire autrement. C'eft une métode qu'ils
ont aprife des Anciens, dont on a une in-
finité d'Exemples, comme dans la Colonne
Antonine, ( ou plutôt Aureliène ) où, pour
exprimer la pluie qui tomba > dans le tems
que l'Armée Romaine fut confervée, com-
me on prétend, par les Prières de la Lé-
gion Meliteniène ou Fulminante, on fait
entrer Jupiter Pluvieux. (1) Mais il
n'eft pas néceflaire d'en raporter davan-
tage. Raphaël a ménagé cet expédient,
avec beaucoup de retenue, dans l'Hiftoire
Sacrée, quoique, dans fa Bible5 au Paftage
du Jourdain, il ait reprefenté ce Fleuve,
fous la Figure d'un Vieillard qui fépare
les eaux, lefquelles fe roulent fort noble-
ment. Dans les Hiftoires Poétiques, au
contraire, il s'en eft fervi avec profufion,
comme on peut le voir dans le Jugement
de Paris, (2) & ailleurs. C'eft ce
qu'ont fait auffi An ni bal Carra-
che, Jule Romain, & quelques au-
tres. Il y a même des Tableaux entiers
F 3 de
1 On voit les Eftampes de cetaugufte Monument, gra-
vées par P. S. B arthol i, avec les Explications de bït-,
2-0ri, où cet Exemple fe trouve, pag. is.
2 Ce Sujet a été gravé par Marc-Antoine, fus
ie Deffein de Rapkaei.
2.2, Essai sur la The'orie
de cette nature , comme ceux qui font
faits pour donner de l'encens à quelques
Perfonnes, ou à quelques Sociétés, où leur s
Vertus, & ce qu'on leur atribue, font re»
prefentés de cette façon.
Quand nous voïons, dans les Tableaux
de la Madonne, les Images de S. Fran-
çois, de Ste. Catherine, ou d'autres
qui n'étoient pas de fon tems; quand on
y voit même les Portraits de quelques
Perfonnes qui vivoient, du tems que ces
Tableaux ont été faits, cela n'eft pas fi blâ-
mable, qu'on pouroic fe l'imaginer. Il ne
faut pas fupofer, que ces fortes d'Ouvra-
ges aient été faits pour des Pièces pure-
ment hifloriques ; mais feulement , pour
exprimer l'atachement que ces Saints, ou
ces Perfonnes avoient pour la Ëien-heu-
reufe Vierge, ou pour en faire connoître
le Zèle & la Piété. C'eft ainfi que j'ai
vu des Familles entières, dont toutes les
têtes étoient couvertes de la Robe de la
Mere de Dieu: fans doute, pour marquer
qu'elles fe font mifes fous fa Proteftion.
Par le mo'ïen de cette Clef, on reconnoî-
tra, que pîufieurs penfées de bons Maîtres,
qui paroiffent des abfurdités, n'en font
point en éfer.
Dans l'Hiftoire d'HsLiODORE, qui
fut châtié d'une façon miraculeufe, pour
avoir fait une entreprife facrilége fur le
Tréior du Temple de JeriiJalem, que R a-
PHA-
-ocr page 115-De la Peinture. 2,3
p h a el a peint au Vatican, il y fait entrer
Jule II. Pape d'alors , pour lui faire hon-
neur, fur ce qu'il fe glorifioit, d'avoir chaf-
fé les Ennemis de l'Etat Eccléfîaftique.
La fameufe Ste. Cecile de Rapha-
ël qui eft à Bologne, (1) eft acompagnée
de S. Paul, de S. Jean, de S. Augu-
stin, & de Ste. M a rie M ag de laine;
non pas pour faire entendre, qu'ils aient
vécu dans le même tems, mais, aparem-
ment, comme leur Sainteté coniîftoit en
diférens Caractères, ils y font introduits
pour relever celui de la Sainte, qui fait le
Sujet principal de la Compolition : quoi-
que François Albanx ait cru, que
Raphaël l'avoit fait, par pure complai-
fance, & fuivant la dïreftion de ceux à
qui ce Tableau étoi.t deftiné , & qui
lui en avoient donné l'ordre pofitif. (2)
II eft vrai, pour le dire en patTant, que,
c'eft fouvent la caufe des fautes réelles,
qu'on rencontre dans les Peintures,& qui,
par conféquent, ne doivent pas toujours
être imputées au Peintre. Dans le Recueil
de feu Mylord S omer s,il y avoit unDef-
fein du même Sujet, qu'on atribua à Inno-
cent d a I m o e a , q ui, à ce que je penfe, a
F 4 été
1 Dans l'Eglife de S. Jean àn Mont. Marc An-
toine a gravé une Eftampe de ce Sujet, mais un peu di-
férentc du Tableau, parce qu'il l'a gravée fur le DelTein de Ra^
p h a e t, & non pas d'après le Tableau.
2 ( **) Voïez Fslfina Pittrh, par le Comte C C, M a l v a s i 4
Tom. II. pag, 145.
2.2, Essai sur la The'orie
été copié de quelque Deffein antérieur de
Raphaël, puisque ce font les mêmes
Figures,placées de la même manière, fi ce
n'eft que les attitudes y font changées con-
fidérablement ; car là , les autres Saints
fixent tous leurs regards fur l'Héroïne de
la Pièce ; & celui-ci fert d'explication à
l'autre.
De tous les Peintres, Rub en s a été le
plus hardi, à faire ufage de cette forte d'Ex-
preffion, par Figures fimboliques, dans fes
Tableaux de la Galerie du Luxembourg,
(1) dont il a été fort cenfuré. Il eft vrai,
qu'on eft un peu choqué de voir, dans une
même Peinture, un mélange de Figures an-
tiques & modernes, de Chriftianifme &
de Paganifme ; mais la nouveauté du fait
n'y contribue pas peu. Son Intention étoit
de raporter, non feulement les Aâions
qui étoient arrivées, mais auffi, d'y en in-
férer beaucoup plus, qu'on n'auroit pu le
faire d'ailleurs: de forte qu'en vue de cet
avantage, & de l'aplaudiflement qu'il efpé-
roitdeceux, qui envifageroient la chofe
dans fon véritable jour, il eut le courage
de rifquer le jugement que les autres en
feroient. H avoit outre cela , une raifon
valable de faire ce qu'il a fait, en cette
ren-
1 Les Eftampes en ont été gravées à Paris, par divers
Maîtres : & b e l i b i e n j dans fes Entretiens, Edition à'Am-
Jlerdam, m iz. 1706. Tom. III. pag, 169. feq. donne une
Defcription exacte de ces Tableaux.
DelaPeinture. 89
rencontre. Les Hiftoires qu'il avoit à pein-
dre étoient modernes, tels aufti, par con-
féquent, en devoient être les Habits & les
Grnemens, ce qui n'auroit pas fait un éfet
agréable dans la Peinture ; au-lieu que ces
additions allégoriques la relèvent de beau-
coup. Elles varient, animent, & enrichif-
fent l'Ouvrage , comme on le reconnoîtra,
en fe repreientant ces Tableaux, tels qu'ils
auroient été, fi Rubens s'étoit laifl'é in-
timider par les Objections, que, fans dou-
te, il a prévu, qu'on lui feroit dans la fui-
te ; & qu'il eût retranché de la Compofi-
tion ces Dieux & ces Déeftes de la Fable,
& tout le refte des Figures fupofées.
Je 11 ajouterai plus cjiiune Jeule forte
d'Expreffion , qui eft la fimple Ecriture.
Pol ygnoxe, fur les Peintures qu'il avoit
faites, dans le Temple de T)elphe, avoit
écrit les Noms de ceux qu'il y avoit re-
prefentés.
Les anciens Maîtres Italiens & Alle-
mans ont encheri là-deftus. Les Figures
qu'ils ont faites étoient véritablement des
Figures parlantes ; ils les reprefentoient
avec des bandelettes, qui fortoient de leurs
bouches, & fur iefquelles étoit écrit ce qu'ils
leur faifoient dire. Raphaël même &
Annibal Carrache ont aimé mieux
écrire, que de laiffer la moindre chofe
dans leurs Ouvrages, qui fût ambiguë ou
obfçure. C'eft par cette raifon, qu'on voit
F s le
2.2, Essai sur la The'orie
le Nom de Sapho écrit, pour marquer
que c'eft elle, & non pas une_des Mufes
du Tarnaffe (*) & dans la Galerie de
Farnefe, (**) de peur qu'on ne prenne
Anchise pour Adonis, on voit ces mots
écrits : Genus undè Latïnum.
Dans le Carton (I'Elymas l'Enchan-
teur,on ne peut remarquer que par l'écri-
ture , que le Pro-Conful ait été converti ;
je ne iaurois même concevoir, comment
on auroit pu exprimer autrement une cir-
confiance auffi importante que celle-là.
Dans la Tefte, gravée par Marc An-
toine, d'après le Deffein de Raphaël,
il y a un trait de Virgile, qui convient
parfaitement au Sujet, & en relève de
beaucoup l'Expreffion, parce que c'eft
la même Pefte, que celle que ce Poète
décrit, comme nous Talions voir; (f) quoi
qu'indépendamment de cela, ce foit un des
plus merveilleux exemples de cette Partie
de l'Art, qui foient, peut-être, dans le
Monde, & le plus admirable, que l'Efprit
Humain puiffe concevoir. 11 n'y a pas la
moindre circonftance , dans tout le Def-
fein, qui ne contribue à exprimer la Mifè-
re, qu'on y veut représenter ; mais,comme
l'Eftam-
.(*) Peint par Raphaël dans le Vatican l Rome.
(**) Peint par Assibji Caï&ache: on en voit des
Eftampes gravées par Pierre Aqjuii.a, & par Ch ar-
j, e s Cesio.
(I) Linqutlmnt dulces animas, ant £gra trahcbant
GotpW, -ViReii.^®^. Lib. III, v. 14°.
-ocr page 119-De la Peinture. 2,3
i'Eftampe n'en eft pas rare , je me difpen-
ferai d'en faire la Defcription.
L'Ecriture a encore lieu dans ce Deffein:
vous y voïez un Homme fur fon lit, &
deux Figures debout à côté de lui. C'eft
Enee, qui, comme Virgile le raporte,
avoit été averti par fon Pere de s'adrefler
aux Dieux 'Phrygienspour favoir ce qu'il
devoit faire, afin de fe délivrer de la Pefte,
Et lorsqu'il eft far le point d'entreprendre
ce voïage, les Dieux fe font voir à lui, dans
un grand clair de Lune, comme il eft
reprefenté dans I'Eftampe ; & on y lit
aufti ces paroles : Effigies Sacra "Divom
Fhrygiœ, ( * ) parce qu'autrement il n'y a
pas d'aparence, qu'on eût penfé à cet In-
cident ; & l'on auroit pris ce Groupe pour
un Malade, avec ceux qui le fervent.
Pour fe rendre habile dans \ExpreJJion,
il faut étudier foigneufernent les Ouvrages
de ce Prodige, en fait de Peinture, &
principalement par raport à ces Pallions, &
à ces Sentimens, qui n'ont rien de féroce
ni de cruel;car fon Efprit Angélique n'en
avoit pas la moindre ateinïe , comme on
peut le voir dans fon Majjacre des Innocent.
(**) Encore qu'il ait eu recours à cet ex-
pédient, de reprefenter les Soldats nûs,
pour imprimer plus de terreur, il n'a pas
même fi bien réiïfti,que Pierre Tes-
ta,
(*) Vi r ai. JEneli. Lib. III. v. 148.
(**) Dont en voit I'Eftampe gravée par Marc Antoine.'
-ocr page 120-i.iB Essai sur la The'orie
ta,qui dans un Deftein que j'ai de lui, fur
cette Hiftoire, a fait voir, qu'en ce point,
il étoit plus capable que Raphaël. Mais
il ne faut pas s'atendre à trouver dans les
Eftampes,pas même dans celles de Marc
Antoine, le véritable Air des Têtes de
cet excellent Maître , & qui fe trouve
uniquement dans les productions de fa
main inimitable. Il y en a ici, en Angle-
terre,, plufieurs Pièces indubitables, fur-
tout, dans les Colledions, autant admira-
bles que copieufes, de MefTeigneurs le
Duc de Devonshire & le Com-
te de Pembroke; à qui ici, auffi bien
que par-tout ailleurs, je prens la li-
berté de témoigner ma très-humble re-
connoiffance, de la grâce qu'ils m'ont fou-
vent faite, de me laifler voir& examiner ces
excellens Morceaux. Mais Hampton-çour
elt la grande Ecole de Raphaël; &
Dieu foit loué, de ce que nous avons
chez nous un Tréfor fi ineAimable !
Veuille le Ciel,que ces Cartons demeurent
toujours dans cet endroit; & qu'on les y
puifle voir bien confervés, & dans leur en-
tier , auffi long-tems que la nature des
matériaux, dont ils font compofés le peut
permettre! Plût à Dieu même, qu'il fe fît
un Miracle en leur faveur, puisqu'ils font
eux-mêmes des preuves les plus fortes de
]a Puiflance Divine, qui a accordé à un
Mortel h capacité de pouffer l'Art auffi
loin
-ocr page 121-De la Peinture. iojt
loin qu'il l'a fait, & de donner des Ou-
vrages auffi merveilleux que Je font ceux-ci.
je n'en connois point d'autres que lui,
parmi les anciens Maîtres, qui aient excel-
lé pour l'Expreffion, excepté fur des Su-
jets particuliers; comme Michel-An-
ge, qui s'eit fait remarquer pour l'Air in-
fernal tê terrible, y ù. entr'autres le Deffein
qu'il a fait, pour le C a r on de fon fameux
Tableau du Jugement dernier, qui eft ad-
mirable en ce genre , dont, à ce que dit
Vasari, avec qui il étoit familier,il a ti-
ré la penfée de ces trois lignes de D a n-
te, qui faifoient le fujet de fon admira-
tion:
Car on, 'Demonio con occhi di bragiat
Loro accennando tutte le raccoglie,
Batte col remo qualunque sadagia.
Jule Romain donne un excellent
Air aux Mafqnes, à Silene, aux Satires,
& à d'autres Figures de cette natu-
re; comme auffi à ces fortes d'Hiltoi-
res , telles que font celles des Decius
des trois-cens Lacédémoniens, de la Des!
truélion des Géans; &c; j'en ai plufieurs
Exemples.
U y en a, parmi les modernes, qui ont
bien réiiffi dans cette Partie de l'Art, fur-
tout le Dominichin,&Rembrandt;
mais feulement pour les Portraits, en
quoi
-ocr page 122-■SSEB
Essai sur la The'orie
quoi ils ont aproché de Raphaël; & il
n'y a peut-être perfonne qui puiffe y difpu-
ter la primauté à Van Dyck, pas mê-
me le Titien, encore moins Ru sens.
Mais il n'y a point de meilleure Ecole,
pour Y Exfreffion, que celle de la Nature.
C'eft pourquoi, il faut qu'un Peintre, dans
toutes les oc a fions, obferve Pair des Hom-
mes, & leurs actions, lorsqu'ils font en bon-
ne humeur , quand ils font trifïes, en co-
lère. &c.
CE Terme fignifie l'Affemblage de tout-
ce qu'on juge convenable aux difé»
rentes Parties de la Peinture, par raport
au Tout-enfemble, foit qu'elles y foient ef-
fentielles, ou qu'on les regarde comme né-
cefîaires,pour le bien commun ; & déplus,
la Détermination du Peintre, par raport à
certaines attitudes, & à certaines cou=
leurs, qui d'ailleurs font ïndiférentes.
La Compofition eft d'une très-grande
conféquence, par raport à la bonté d'un
Ouvrage. C'eft la première chofe qui fe
prefente à notre vue,& qui nous prévient
en fa faveur , ou qui nous en donne du
dégoût. C'eft elle qui dirige & qui règle
les Idées que le Peintre veut nous i'ntinuer;
& cette Harmonie réjouît la vue, dans le
xnême tems qu'elle inftruit l'efprit. Quand,
94
De la Peinture. iojt
au contraire, elle eft• mal-entendue , en-
core que fes diférentes Parties foient bel*
les, la Peinture en devient dégoûtante,&
fait de la peine à voir. C'eft comme un
Livre, où il y a pîufieurs bonnes penfées,
mais qui y font raportées fans ordre & fans
métode.
Il faut que chaque Teinture foit telle,
que, lorsqu'à une certaine difiance, on ne
peut pas âiftïnguer quelles en font les Figu-
res, ni ce qu'elles font, elle paroijfe faire
un compofé de Majfes de jour & d'ombre, dont
la dernière ferve comme de reps à l'œil. Il
faut que les formes de ces Ma fes , de quel-
que nature qu'elles foient, réjouiffent la vue,
foit quelles confifîent en Champ , en Arbres,
en fjraperies, ou en Figures. Il faut, en-
fin, que le Tout enfemble foit agréable (0 ré-
créât if, & que les formes , & les couleurs
fans nom, dont la Variété eft infinie, aient
quelque chofe de divertiffant.
li ne fufit pas qu'il y ait de grandes Maf-
fes; il faut,pour ne pas paroîcre trilles ni
desagréables, qu'elles foient fubdivifées
en de plus petites Parties, C'eft ainfi que*
par exemple, dans une Pièce d'étofe de
foie, quoiqu'on y remarque un grand jour,
lors qu'on en couvre une Figure entière ou
un Membre, on y peut faire de petits plis,
& de petites fraftions ou réflexions, & en
conferver en même tems la grande Mafle.
11 arrive quelquefois} qu'une Malle de jour
-ocr page 124-i.iB Essai sur la The'orie
fe trouve fur un Champ obfcur ; il faut alors,
que les extrémités de ce jour n'aprochent
pas trop des bords du Tableau, & fa
plus grande force doit être vers le centre ;
comme dans la Defcente de la Croix, &
l'Enterrement dejESUs-CHRisT, tous
deux de Rubens, dont on aies Eftam-
pes, l'une de Vosterman, & l'autre de
Ponce.
J'ai une Peinture de la Sainte Famille,
faite de cette ftruélure, par R u b e n s. De
peur que la Malle de jour ne s'y perdît tout
à coup, & ne rendît par-là la Figure de cet-
te MalTe moins agréable, il a pofé le pié
de Ste. Elisabeth fur un petit tabou-
ret, qui en recevant le jour, en répand la
Malle de telle forte,qu'il fait l'éfet qu'il en
atendoit. Raphaël s'eft fervi du même
artifice, dans une Madonne, dont j'ai la
Copie. U y a inféré une efpèce d'orne-
ment à une chaife, & n'a eu en cela aucu-
ne autre vue, à ce que je puis m'imaginer,
que de rendre la MalTe agréable.
Van Dyck, pour conferver le plus
grand jour vers le milieu de fon Tableau,
& pour donner tout l'avantage poflible au
Corps,où il paroît qu'il a voulu déploïerfa
capacité , a rendu fombre la Tête d'un
Ecce Homo, que j'ai de lui ; ce qui
fait un éfet merveilleux fur le Tout.
C'efi: avec beaucoup de plaifir, que j'ai
fouvent obfervés entr'autres avantages, la
Com-
-ocr page 125-De la Peinture. iojt
Compofition admirable d'un Tableau de
Fruit, de Michel-Ange Campa-
d o g l i o, que j'ai depuis plufteurs années.
Le jour principal eft vers le milieu, mais
non pas directement au centre, parce que ces
fortes de Régularités font un mauvais éfet.
La Twnfition qui s'en fait delà, de tous les
côtés, d'une chofe à l'autre , jqfqu'aux ex-
trémités du Tableau, eft aifée & agréable ;
outre qu'il y a inféré des traits avantageux
de feuillages, de rameaux, & de petites
touches de lumière, qui font un très-bon
éfet. De forte qu'il n'y a pas, dans cette
Pièce, le moindre coup de pinceau,qui ne
porce ; & l'on remarque fur le Tout, quoi-
qu'éclatant, & compofé d'une infinité de
parties, une Harmonie & un Repos admi-
rable.
J'ai un des DefTeins que le Coreges
faits, pour la Compolîtion de fon fameux
Tableau de la Nativité, qu'on apèle La
Notte del Correggio. (*). Il eft d'une
beauté achevée dans fon efpèce ; & l'on
ne peut rien fouhaiter 'de meilleur, par ra-
port à la Compofition, fi ce n'eft, qu'il au-
roit pu retrancher la Pleine-Lune, qu'il a
mife en haut, dans un des coins. Elle ne
donne point de lueur ; & toute la lumiè-
re qu'on voit émane du Sauveur du Mon-
de, qui vient de naître, & elle fe répand-
agréablement de là, comme de fon centre,
G fur
{*) Gravée par Mjteu&
-ocr page 126-i.iB Essai sur la The'orie
fur toute la Peinture, mais la Lune ne
laiffe pas de troubler tant foit peu la vue.
La Compofition de la Sainte Famille,
que j'ai de Raphaël, ne cede en rien
à fes autres Parties; ck la Tranfition d'une
chofe à l'autre s'y fait avec beaucoup d'art,
& de délicateffe. Pour en raporter feule-
ment une particularité,on voit, derrière la
Madonne, S. Joseph qui foutient fa
Tête de la main, fur laquelle portent fa
bouche & fon menton ; la même main ré-
pand cette Malle fubordonnée de lumiè-
re, qui avec la Coiffure de la Vierge & fon
Auréole, qui y contribue, rend la Tran-
fition, depuis fa Facejufqu'à celle de S.Jo-
seph, ailée & tout-à-faic agréable. Dans
la Sainte Famille que j'ai de Rubens, la
Figure entière de S.Joseph eft jointe à
celle de la Madonne, mais d'une ma-
nière fubordonnée, par un trait hardi, fait
fur la Draperie. Ce Morceau peut palier
pour un Exemple des plus parfaits, pour
la Compofition, par.raport aux Maffes, &
au Coloris.
11 arrive quelquefois, que la Strufture
d'un Tableau, ou le Tout-enfemble de fa
Forme, refièmble à des Nuages obfcurs fur
un Champ clair ; comme on le voit dans
deux Ellampes de Bolswert, faites d'a-
près Rubens, qui reprefentent l'Affomp-
tion ue la Vierge, dont ces fortes de
Nuages font partie j mais, dans l'une &
De la Peinture. iojt
dans l'autre, les Figures de ces Mafles ne
font pas tout-à-fait allez diftinftes. Le Brun»
dans un Plafond qu'il a fait, fur le même
Sujet, & gravé par Simonneau le jeu-
ne, a mis un Groupe d'Anges,qui cachent
presque entièrement la Voiture nubileufe
de la Vierge; mais c'eft une Malle , qui
paroît trop régulière, & d'une forme trop
pelante. Je vous renvoie aux Eftampes,
parce qu'on peut les trouver facilement,
& qu'elles peuvent expliquer la chofe, aufîi
bien, & même, à certains égards, mieux *
que ne le peuvent faire les Defîèins, ni les
Tableaux.
Il y a des Exemples de deux Maffes9
l'une claire, & l'autre obfcure, qui parta-
gent le Tableau, & en occupent chacune
un côté. J'en ai de cette forte, qui ont
été faits par Rubens, dont la Compofi-
tion eft aufîi belle qu'on en puiffe voir. Les
Malles y font fi bien arondies, le jour prin-
cipal étant vers le milieu de celle qui eft
claire, & l'autre recevant des jours fubor-
donnés, qui le joignent, fans le confon-
dre avec le refte; elles font dune ftrufture
agréable, & fe fondent l'une dans l'autre*
fans que pourtant cela empêche qu'elles ne
foient fufifamment déterminées. *
Il eft allez ordinaire qu'une Peinture
foit compofée d'une Maffe de jour, & d'u-
ne autre d'ombre , fur un fond de derni-
teintg* Quelquefois c'eft une Mafle ob-
G % fcurë
i.iB Essai sur la The'orie
fcure qui eft en bas, un peu plus haut
une plus claire , & dans la partie fupé-
rieure la plus lumineufe de toutes , com-
me cela fe fait ordinairement dans les
Payfages. J'ai une Copie d'après Paul
Veronese, où il y a* un grand Grou-
pe de Figures, qui font les principales de
l'Hiftoire, & qui compofent cette Maftè
brune de la partie inférieure; l'Architec-
ture en fait là fécondé ; & d'autres Bâti-
mens, avec des Figures & le Ciel, la troi-
sième. IVÎais ordinairement, dans les Pein-
tures de trois Malles, c'eft la fécondé qui
eft la place pour les Figures principales.
Ces Maffes agréables font d'une fi gran-
de conféquence pour le Tableau , qu'il
vaut mieux paflèr fur quelques Circonftan-
ces moins confidérabîes, que de leur faire
tort. Par exemple, la Figure & l'Aélion
principale doivent fe faire diftinguer, com-
me nous Talions voir;il faut de même,que
les membres dont la Figure fe fert prin-
cipalement dans cette Adion fe prefentent
à la vue. Cependant Jordaens de Na-
zies, dans un Tableau que j'ai de lui, a re-
prefenté l'Enfant Je s us à cheval fur l'Ag-
neau de S. Jean, & foutenu par ce jeu-
ne Saint: il auroit falu, que les pies de
l'Agneau qui en font les fuports , aufli
bien que de celui qui le monte , euffent
été pius vilibles ; mais alors la Mafle ou
ils font auroit été trop brifée, & Par con~
-ocr page 129-De la Peinture, soi
féquent, auroit fait un mauvais éfet ; au-
lieu que, ne paroiflant pas plus qu'ils ne
font,les Malles en font confervées, même
avec tant de beauté,qu'elles ne contribuent
pas peu à relever le mérite de la Pièce.
Si le Tout-enfemble d'une Teinture doit
être beau, far raport à fes Maffes , il ne
doit pas rêtre moins, par raport à fes Cou-
leurs. Comme la principale chofe doit être
en général la plus vifible, il faut que fes
Couleurs prédominantes foient répandîtes
fur le Tout. C'eft ce que Raphaël a
fort bien obfervé , dans le Carton de la
Prédication de S. Paul. Sa Draperie
eft rouge & verte, & ces couleurs font
difperfeés par-tout, mais avec beaucoup
de jugement ; car les couleurs & les jours
fubordonnés fervent à en adoucir & à en
fuporter les principaux, qui d'ailleurs fem-
bleroient des taches, & par conféquent,
choqueroient la vue.
Lorsque le Sujet ne demande pas abfo-
lument une certaine variété y ou une cer-
taine beauté du Coloris; ou même, quand
il femble, que la Pièce foit finie, & qu'on
trouve qu'il y manque quelque chofe de
cette nature, on y peut inférer, très-avan-
tageufement, quelques feuilles rouges ou
jaunes d'arbres, ou bien de fleurs, d'une
couleur qui convienne , ou aufîi quelque au-
tre chofe que ce foit,indiférente d'ailleurs.
Dans une Figure, dans chaque Tartie
G 3 de
i.iB Essai sur la The'orie
de cette Figure, & généralement par-tout,
i/ y avoir une certaine partie qui do-
mine qui fefajfe remarquer d'abord ; Çg il
faut que toutes les autres parties hù foient
fubordonnées, comme auffi elles doivent l'ê-
tre les unes aux autres. C'eft encore ce qu'il
faut obferver, dans la CcmPofition d'une
Teinture entière-, il faut .que, cette par-
tie principale & diftinguêe du Tableau, foit
fa place de la Figure principale, & de l'Ac-
tion la plus éclatante. C eft pour cela auffi,
qu'il faut que chaque chofe foit plus finie, en
cet endroit, & que les autres parties le
foient moins li proportion. Les Peintures
doivent reffembler à des grapes de raiiins,
mais non pas à des grains détachés, &
épars fur une table: il ne faut pas, qu'il
y ait plusieurs petites parties d'une force
égale, féparées ies unes des autres, ce qui
choqueroit autant la vue , que pluiieurs
perfonnes qui vous parleroient en même
tems bleiléroient l'ouïe. 11 ne faut pas,
que rien brille trop,ni qu'il foit trop fort,
pour la place qu'il ocupe, de même que>
dans un Concert de Mufique,une Noie
ne doit pas être trop haute, ni un Infini-
ment difcordant;ilfaut au contraire,qu'un
arangement judicieux de toutes les par-
ties enfemble,& une jufte union des unes
avec les autres, faffent une douce Hanno-
pie & un agréable Repos,
pans le Tableau dç la Defcente de la
De la Peinture. iojt
Croix, peint par Rubens & gravé par
Vorsterman, le Christ elt la Figu-
re principale : ce Corps qui eft nud,& pla-
cé à peu près au centre de la Peinture,
fe feroit diftiogué de lui-même, en ce
qu'il relève cette MalTe de lumière, mais
non content de cela,& pour le rendre en-
core plus remarquable , ce Maître judi-
cieux y a ajouté un linceul, qui envelope
le Corps,& qu'on fupofe utile à le defcen-
dre fûrement, aufïi-bien que pour l'empor-
ter enfuite; mais fon but principal étoit
ce dont je parle, & qui y convient par-
faitement.
An an 1 as eft la Figure principale du
Carton, qui nous donne l'Hiftoire de fa
Mort; comme l'Apôtre, qui prononce fa
Sentence,l'eft du Groupe fubordonné,qui
font les Apôtres. 11 eft, dis-je, fubordon-
né, parce que l'Aftion principale feraporte
au Criminel ; & que les yeux de prefque
toutes les Figures du Tableau font fixés
fur cet endroit. ,S. Paul eft la Figure
principale, dans le Carton où il prêche; &
parmi les Auditeurs, il y en a un, qui
s'y fait particulièrement remarquer, & qui
eit le principal de ce Groupe. Il paroît
même, qu'il croit à ce que l'Apôtre dit, &
qu'il a un plus éminent degré de Foi, qu'-
aucun autre ; car autrement,il n'auroit pas
ocupé la fécondé place d'une Peinture,qui
a été ménagée par un jugement auffi
G 4 grand
i.iB Essai sur la The'orie
grand que l'étoit celui de Raphaël,
Ces Groupes & ces Figures, tant principa-
les que fubordonnées,font fidiftinéïes,que
naturellement la vue peut fe promener,
d'abord fur un objet, & après fur un autre,
& les cohfidérer ainfi par ordre, & avec
plaifir. Je pourois raporter ici encore d'au-
tres exemples, s'il en étoit befoin mais
par-tout où ceci ne fe rencontre point, la
Compofition en eft moins parfaite.
11 eft bon de remarquer, que l'Enchan-
teur, dans le Carton de fon Châtiment, en
eft la principale Figure, mais qui n'a pas,
dans toutes fes parties, la force qu'elle de-
vroit avoir, en cette qualité, & pour fou-
tenir l'Harmonie. Mais ceci n'eft que par
accident, puisqu'il eft certain, que fa Dra-
perie aura été de la même force & de la
même beauté, que celle qu'il a fur fa tête;
quoiqu'il en foit,il eft arrivé qu'elle a chan-
gé de couleur,
De même, les ombres de la Draperie de
S. Paul, dans le Carton, où le Peuple
veut facrifier à lui & à S. Barnabe', ont
un peu perdu de leur force,
C'eft quelquefois la 'Place dans une''Pein-
ture, @ non pas ia Force, qui fait la Dis-
tinction du Terfonnage : Comme dans le
Deffein que j'ai, de la Defcente du S. Ef-
prit. Le Symbole de cette Perfonne Divi-
ne de l'adorable Trinité en eft la princi-
pale Figure : comme il en eft le premier
De la Peinture. iojt
Agent, il y eft diftingué, tant par la Place
qu'il ocupe , que par la Gloire qui l'envi-
ronne. ' La principale du Groupe qui fuit,
eft la Bien-heureuie Vierge, qui eft placée
au-deflous de la Colombe, dans le milieu
du Tableau ; mais il y a quelques-uns des
Apôtres, qui, encore qu'ils ne paroiffent
pas les principaux du Groupe,dont ils font
partie, ont plus de force qu'elle, ou qu'au-
cun autre de ce Groupe. Quoiqu'il en foit,
la Place qu'elle ocupe conlerve la Diftinc-
tion, que cet Artifte incomparable a voulu
lui donner.
Il arrive quelquefois, que le Peintre eft
obligé de mettre une Figure dans une Place,
& de ne lui donner qu'un certain degré de
Force , qui ne la diftingué pas affez. En
ce cas-là, il faut réveiller latent mi, par la
Couleur de JaUraperie ,ou d'une partie feu-
lement , ou par le Champ fur lequel elle eft
peinte, ou par quelque autre artifice.
L'Ecarlate , ou quelque autre Couleur
vive convient parfaitement, en ces fortes
de rencontres. Il me femble en avoir vu
un Exemple, dans un Tableau fait par le
Titien, qui reprefentoit Bacchus &
Ariane. La Figure de cette dernière v
eft ainfi diftinguée, par ja raifon que je
viens d'en donner. Dans une Peinture
d'albano, qu'a le Chevalier Thorn-
HiLL)on voit Notre Seigneur en éloigne-
ment, qui s'aproche de quelques-un^ de
G 5- fes
i.iB Essai sur la The'orie
fes Difciples. Quelque petite qu'en foit la
Figure, elle eft la plus aparente de la Piè-
ce , en ce qu'elle eft placée fur une émi-
nence, & eft peinte fur la partie éclatante
du Ciel, précilement au-delfus de l'Hori-
zon.
"Dans une Compofition, de même que dans
chaque Figure en particulier, & dans quel-
que chofe que ce foit, qui faffe partie d'un
Tableau, il faut, que l'une foit contraflée
& diverfifiéepar l'autre. C'eft ainfi que,
dans une Figure, les bras & les jambes ne
doivent pas être placés de manière, qu'ils
fe répondent les uns aux autres, en lignes
parallèles. De même auffi, dans une Com-
pofition , fi une Figure eft droite, il faut
que l'autre foit panchée , ou couchée à
terre:&pour celles qui font debout,ou en
quelque autre attitude , fi elles font plu-
fieurs, il faut qu'elles foient diverfifiées,
par le tour de la tête , ou par quelque
autre dilpofition ingénieule de leurs par-
ties; comme on le voit, par exemple,
dans le Carton des Clefs. Les Malles doi-
vent auffi avoir un femblable Contrafle:
il ne faut pas qu'il y en ait deux d'une
même forme,ni de la même grandeur; &
la Maffe entière ne doit pas être compo-
fée de plufieurs petites, qui aient une
aparence trop régulière. Les Couleurs
mêmes doivent être tellement contraftées,
& opofées les unes aux autres, qu'elles
faileot
-ocr page 135-De la Peinture. iojt
faflent un éfet agréable à la vue. Il ne
faut pas qu'il y ait, par exemple, deux
Draperies, dans une Peinture, de la mê-
me force, à moins qu'elles ne foient con-
tigues, & qu'elles n'en forment, pour ainfi
dire, qu'une. S'il s'en trouve deux rou-
ges, deux bleues, ou deux de quelque au-
tre couleur que ce foit, il faut que le Co-
loris de l'une foit plus foncé, que celui de
l'autre,ou que les jours, les ombres,ou les
réflexions en faflent la Variété. Raphaël
& d'autres Maîtres ont tiré de grands
avantages des foies changeantes, tant pour
l'union des couleurs, que pour en faire
une partie du Contrafte même. Comme
dans le Carton des Clefs, l'Apôtre qui eft
de profil,immédiatement derrièreS. Jean,
a un Vêtement jaune, avec des manches
rouges, pour répondre aux Figures de S.
Pierre, & de S. Jean, dont Ses Drape-
lies participent de ces deux couleurs. Ce
même Apôtre anonyme a une Draperie flo-
tante, de couleurs changeantes, dont les
jours font un mélange de rouge & de jau-
ne , les autres parties tirant fur le bleu.
Cela s'unit aux Couleurs, dont nous ve-
nons de parler, aufli-bien qu'à la Draperie
bleue d'un autre Apôtre, qui fuit; entre
cette Draperie, & la foie changeante, il
y en a une jaune, diférente des autres de
la même couleur, & dont les ombres ti-
rent fur le pourpre, comme celles de la
Essai sur la The'orie
Draperie jaune de S. Pierre aprochent
du rouge. Tout cela enfemble, avec plu-
fleurs autres particularités, produit une
Harmonie admirable.
Les oifeaux étrangers, qu'on voit fur le
bord de l'eau, fur le devant du Carton qui
repréfente la Pêche miraculeufe, y font un
bon éfet ; ils préviennent cette pefanteur
qu'auroit eu d'ailleurs cette partie, en bri-
fant les lignes parallèles, que les barques,
& la bafe du Tableau y auroient faites.
Le fond du Tableau qui reprefente G er-
manicus, au lit de la mort, peint par le
Poussin, (*) eft une Pièce d'Architec-
ture , dont la quantité des lignes perpen-
diculaires , au-deffus de toutes les Têtes
des Figures, auroit fait un mauvais éfet,
s'il n'avoit étendu une efpèce de rideau,ou
de voile,au-deffus des Figures principales ;
car, outre qu'il fert à diftinguer ces Figu-
res , il remédie à cet inconvénient. Le
refte en eft contrafté par des Armes, des
Etendards, &c.
Quoiqu'une Maffe puiffe être compofée
de plufieurs petites parties, il faut cepen-
dant, qu'il y en ait au moins une,qui foit
plus grande que les autres, & qui paroiffe
prédomimer fur le refte ; ce qui fait uneau-
tre efpèce de Contrafté. My-lord Bur-
lington a un Tableau du Bassan, qui
peut fervir d'un bel Exemple , pour cet
égard.
(*) Gravée par C h a s t e a u,
-ocr page 137-De la Peinture. iojt
égard. On trouve, dans ce Tableau,
deux genoux de deux Figures diférentes,
affez proches l'un de l'autre, dont, les jam-
bes & les cuiffes font des angles trop iem-
blables, mais qui cependant font con-
traftés, en ce que l'un eft nud & l'autre
drapé : outre qu'on remarque une efpè-
ce de petite ceinture, qui tombe fur
ce dernier , & enchérit fur cet expé-
^ify a un Contrafte admirable de cette
nature, dans le Carton delà Prédication
de S. Paul. Sa Figure, qui eft aflurément
bien Singulière, eft feule, comme elle doit
l'être, & par conféquent fort vifible: fon
attitude eft auffi belle qu'on fe la puifle
imaginer; mais la beauté de cette noble
Figure, & de toute la Pièce en général,
dépend de ce Contrafte ingénieux, dont
je viens de parler. Ce petit bout de la
Robe qui eft rejetté en arriéré, fur l'épau-
le de l'Apôtre , & qui lui pend jufauà la
ceinture, eft d'une très-grande conféren-
ce ; car, outre qu'elle tient en équilibré
la Figure, qui fans cela, fembleroit tom-
ber en avant, fi elle étoit defcendue plus
bas, elle auroit partagé en deux parties, à
peu-près égales, le Contour de la partie
poitérieure de la Figure, ce qui auroit fait
un mauvais éfet; & il auroit été moins
agréable, fi cette partie n'étoit pas defcen-
due fi bas qu'elle l'eft. Cette Pièce im-
pôt-
i.iB Essai sur la The'orie
portante de Draperie conferve la Mafle du
jour, fur cette Figure, en même tems elle
îa divertie,& lui donne une forme agréa-
ble; au lieu que , fans cela, la Figure en-
tière auroit été pefante & desagréable, in-
convénient qu'on ne devoit pas apréhender
de Raphaël. 11 y a une autre Pièce
de Draperie,dans le Carton des Clefs, qui
y eft inférée avec beaucoup de jugement.
Les trois Figures, qui fe trouvent les plus
proches du bord de la Peinture , opofé à
celui où eft Notre Sauveur , faifoient une
Malle de jour, d'une aparence qui n'auroit
pas contenté , fi ce Peintre judicieux,pour
éviter cet inconvénient, n'avoit imaginé une
partie de l'habillement du dernier Apôtre,
qui eft dans ce Groupe,comme il elle étoit
jettée fous fon bras : ce bout de Drape-
rie brife la ligne droite, & donne à toute
la Malle une forme beaucoup plus agréa-
ble, qu'elle n'auroit eue,fans cela; à quoi la
Barque qui s'y trouve ne contribue pas
peu. De même, le Troupeau de brebis,
qui eft derrière la principale Figure, fert
autant à la détacher de fon fond,qu'il don-
ne d'éclairciftèment à l'Hiftoire.
Les petits garçons nûs, qui fe trouvent
dans le Carton du Boiteux guéri, font
encore une preuve du jugement excellent
de Raphaël, en fait de Cotnpofitiom
On en voit un dans une cerraine Attitu-
de, qui donne une belle Variété aux tours
De la Peinture. iojt
des autres Figures. D'ailleurs, leur nudi-
té caufe une certaine efpèce de Contras-
te, qui quelque extravagant qu'il paroiiTe
d'abord , & avant que d'en avoir examiné
la raifon, ne laiffe pas de faire un merveil-
leux'éfet. Habillez-les en idée, donnez-
leur les habits qu'il vous plaira ; il efl cer-
tain, que la Peinture ne peut qu'en foufrir,
fut-ce Raphaël lui-même, qui les eût
ainfi reprefentés.
C'eft par raport à ce Contrafté, qui eft
d'une fi grande conféquence , en matière
de Peinture, que ce favant Homme, dans
le Carton dont nous parlons, a placé fes
Figures au bout du Temple, tout proche
d'un coin, où l'on ne peut pas fupofer que
fut cette Porte, qu'on nommoit la Belle,
Cela diverfifie les côtés du Tableau, & lui
donne en même tems l'ocafion d'agrandir
fon Bâtiment, d'un beau Portique , dont
vous devez vous imaginer le pareil, de l'au-
tre côté du Corps de l'Edifice; & tout cela
enfemble fait une des plus nobles Pièces
d'Architetfure, que l'Art puiffe inventer.
Il s'eft donné encore plus de Liberté,
dans le Carton de la Converfion de Ser-
ge Paul, dont il fera dificile de juftifier
l'Architecture, à moins qu'on ne fupofe,
qu'il l'a faite, pour donner le Contrafté en
queftion ; & cela le juftifiera allez.
Ce Contrafté eft non feulement néceflài-
îG,dans chaque Pièce particulière; mais il
i.iB Essai sur la The'orie
faut aufîi l'obferver, par raport à pîufieurs
Tableaux enfemble, qui font faits, pour or-
ner une Chambre. C'eft à quoi le Titien
a pris garde,en faifant pîufieurs Tableaux,
pour le Roi Henri VIII. comme on
peut l'aprendre par une Lettre qu'il en
écrivit à ce Prince, & qui fe trouve, avec
pîufieurs autres qu'il adrefla à l'Empereur,
& à d'autres grands Seigneurs, dans un
Recueil imprimé à Venife, l'an 1574.pag.403 .
E perche la Danae, cUio mandai gia à
Vofira Maèftà, fi vedeva tutta dalla parte
d'inanzi, ho •voluto in quefta altra Pce fia
variare, & far le moftrare la contraria par-
te , accïoche rïefca, in Camerino âove hanno
daftare,piùgratiofoalla 'vifla.Tofto le man-
dero la 'Poefia di Perseo & A ndrome-
d a , che havrà un altra vifia, différente da
que fie, & cofi Medea & Jasone.
„ Et parce que la Danae, que j'ai déjà
„ envoïée à Votre Majefté , eft vue par
„ devant, j'ai jugé à propos de faire voir,
„ dans l'autre Fable, les parties opofées,
„ afin de rendre, par cette Variété,la dé-
„ coration de la (. 'hambre , où ces Ta-
„ bleaux doivent être placés, plus agréa-
„ ble à la vue. j'aurai foin d'envoïer au-
„ plutôt, à Sa Majefté,la Fable de Per-
„ se'e & Andromède, laquelle aufti fera
„ vue d'une manière différente des deux
„ autres, & celle de Mede'e & Jason
„ aura pareillement fes variations.
De la Peinture. iojt
H y a une autre efpèce de Contrafte ^
auquel je me fuis fouvent étonné, que les
Peintres n'aient pas fait plus détention,
à en juger par leurs Ouvrages; qui eft de
Peindre des Perfonnes grafles, & d'autres
uiaigres. Un Vifage & un Air femblable
à celui de Monfieur Locke, ou à celui
du Chevalier Newton brilleroit, dans la
Meilleure Compofition que Raphaël ait
jamais faite ; comme d'en exprimer les
Caractères, ce feroit une tâche digne de
fa main toute divine. On trouve, dans les
. Cartons, une on deux Figures allez ré-
plètes, mais je ne me fouviens pas d'en
avoir vu une feule, qui fût d'une maigreur
fort remarquable. J'ai un Deflein, qu'on
croit être de Baccio Bandinellï,où.
l'on trouve ce Contrafte, & qui y fait un
très-bel éfet.
Les Maîtres qu'on dont particulière-
ment étudier,en fait de Compofition, font
•R a phael, R.ubens» &ReMBRANDT;
il y en a, outre ceux-ci, plufieurs autres,
Sui méritent encore notre atention, & qui
valent la peine qu'on les examine avec foin.
Il ne faut pas, entr'autres,oublier Van de
Velde ; car, quoique fes Sujets aient été
des Vaifleaux, qui confiitant en tant de
Petites parties, font fort dificiles à inférer
dans de grandes MalTes, il l'a cependant
fait, par le moïen des voiles déploiées, de
« fumée, & du corps des Vaifleaux, &
S Pai* -
-ocr page 142-i.iB Essai sur la The'orie
par un fage ménagement des jours & des
ombres ; de forte que fes Compofitions
font fouvent auffi bonnes, que celles des
plus excellens Maîtres.
Pour être mieux convaincu de l'avanta-
ge , qui revient de la Compofition ,& pour
comprendre plus facilement ce que j'en ai
dit, il ne fera pas inutile de comparer
quelques-uns des exemples que j'ai rapor-
tés pour bons, avec ceux qui ne le font
pas ; comme font la fameufe Defcente de
la Croix, par Daniel da Volterra,
( * ) où tout eft en confufion, & le Cruci- .
fiment de Notre Seigneur entre deux Lar-
rons, par Rubens, gravé par Bols-
wert, où les MafTes de clair -obfcur,
quoi-que diftinftes, font d'une forme
desagréable, & fans connexion.
CE Terme fignifie quelquefois, expri-
mer nos penfées fur le Papier, ou fur
- quelque autre chofe de cette nature , p3*"
des refTemblances formées avec une plume,
du crayon, du charbon, ou autres chofes
pareilles. Mais il fe prend plus fouvent,
pour donner la jufte forme des Objets vi-
ables » fui van t ce qu'ils paroiffent à l'œil,
foit dans leur véritable dimenfion naturel-
le , ou bien plus grands, ou plus petits.
(#) Gravée pat N. Douiez
-ocr page 143-De la Peinture. iojt
Alors le Terme de ^Deffein ne fignifie au-
tre chofe, que leur donner leur véritable
proportion ; pourvu qu'on donne aux cho-
ies , non feulement leurs véritables Con-
tours, mais auffi les juftes degrés de jours,
d'ombres, & de réflexions ; car, fi ces cir-
confiances ne s'y trouvent pas, fi le Sujet
n'a pas la force ni le relief qu'il doit avoir*
il eftimpoffible de donner la véritable For-
me à ce qu'on veut deffiner. Ce font ces
derniers qui marquent les extrémités de
l'Objet, tout autour, & dans toutes fes par-
ties, auffi bien que dans la partie pofté-
rieure du Champ où il fe termine. De pluss
dans une Compofition de plufieurs Figu-
res, ou de quelques autres Corps que ce
foit, fi la Perfpeétive n'en eft pas jufte, il
faut abfolument, que le Deflein de cette
Compofition fe trouve faux. C'eft pour
cette raifon, qu'elle eft auffi comprife fous
ce Terme ; & il n'y a point de doute,
qu'il ne faille obferver la Perfpeaive, mê-
me dans le Deflein d'une feule Figure.
Je fai qu'ordinairement, fous le mot
de "Dejfein , on ne comprend point le
Clair-objcur, le Relief , ni la Perfpe clive i
mais il ne s'enfuit pas de là , que ce que
j'avance ne foit pas jufte. F;c quand il
n'y auroit que le Contour de marqué , ce
feroit toujours un Deflein ; ce feroit don-
ner la véritable forme du Contour ; & c'eft
tout ce qu'on prétendoit y faire,
H % H
-ocr page 144-i.iB Essai sur la The'orie
Il faut, que le Deflein, pris dans ce der-
nier fens, & dans la fignification la plus or-
dinaire , outre qu'il doit être jufte, foit pro-
noncé hardiment, clairement, & fans ambi-
guïté-, de forte que, ni les Contours, ni les
formes des jours & des ombres n'en doi-
vent point être confufes ni incertaines. De
l'autre côté , il ne faut pas qu'elles foient
trop rudes, ni trop fèches, puisque ce font
deux extrémités entre lefquelles la Nature
fe plaît.
Comme il ne fe trouve pas, dans tout
le Monde, deux Hommes qui aient dans
ce moment, ou en quelque autre tems que
ce foit, le même affortiment d'idées; &
qu'il n'y en a pas un, qui ait deux fois les
mêmes, ni qui les ait dans ce moment,
comme il les avoit un peu auparavant ; car
les penfées ne font qu'entrer dans l'Efprit, &
en relfortir continuellement.
—--Tels qu'on voit les Ruijfeaux
Rouler ince(famment leurs fuccejfives eauX-
(*) Dans fon Poème, intitulé le Paradis perdu.Li'-
VII. f, 306. Le même Auteur en a faic un autre, fous ie
titre du Paradis recouvre'. Le Tradudieur <?»
Spectateur dit, Tom. I. p. 169. „ que les Connou-
„ leurs n'eftiment pas tant ce dernier Poëme, que le prc
»> imer : ce qui les a portés à affurer , qu'on trouve bie»
„ Milton dans celui-là, mais non pas dans celui-ci. Ce"
pendant, celui qui nous a donné la Vie de MaioH.q»®
trouve à la Tête du premier de ces Poëmes, nous y aprend ,
pag. XXIV. que ce grand Génie donnoit la préférence au
dernier ; mais il ajoute, que tien ne prouve mieux la ii*z
' gilité de l'Efprit Humain. "
De la Peinture. iojt
De même, il n'y a pas deux Hommes, ni
deux vifages,pas même deux yeux,ou deux
fronts, ou deux nez, ni quelque autre trait
que ce foit; que dis-je, il n'y a pas feule-
ment deux feuilles, quoique de la même
efpèce, qui fe reflemblent parfaitement.
Il faut donc y qu'un Ueffinateur, qui tra-
vaille d'après Nature, confidére, que fa tâ-
che eft de décrire cette Forme, qui diftingué
fon Sujet de tous les autres de l'Univers,
Pour donner cette jufte reprefentation
de la Nature ; car il ne s'agit ici, que de
cela, & c'eft tout ce que renferme le Ter-
me, lorsqu'il eft pris en ce fens & dans fa
fimplicité; (nous parlerons dans la fuite,
de la Grâce & de la Grandeur): je dis
donc, que , pour imiter exaâement la Na-
ture, il faut la connoître parfaitement, &
avoir une fufifante connoiflànce de la Géo-
métrie, de la Proportion, qui change, fui-
Vant le fexe, l'âge, & la qualité de la Per-
fonne, de XÀnatomie, de XOftéologie, &
de la Perfpettive. J'ajoute à cela , qu'il
doit connoître les Ouvrages des plus excel-
lens Peintres, & des plus habiles Sculp-
teurs , tant anciens, que modernes ; car
c'eft une Maxime certaine, qu'il eft impof-
fible de voir ce que font les chofes, à moins
que de f avoir çe quelles doivent être.
On reconnoîtra la vérité de cette Maxi-
me , en comparant une Figure Académi-
que, deflinée par un Homme] qui ignore
i.iB Essai sur la The'orie
la llrufture , ou l'articulation des os, &
l'Anatomie en général, avec une de celui
qui l'entend parfaitement ; ou bien en fai-
fant le parallèle de deux Portraits de la
même Perfonne, l'un fait par un Homme
qui n'a aucune connoilTance des Ouvrages
des meilleurs Maîtres, & l'autre peint de
la main d'un Artifte, à qui ces excellens
Ouvrages ne font pas inconnus. L'un &
l'autre voient la même Perfonne, mais avec
des yeux diférens. Le premier la voit de
la même manière,qu'un Homme qui igno-
re la Mufique entend un Concert ou un
Inftrument; & l'autre la voit comme un
habile Muficien entend ce Concert ou cet
Inllrument: l'un & l'autre l'entendent ; mais
il y a bien à dire, qu'ils foient également
capables de difcerner la beauté des fons,&
de juger de la délicateUe du Compofiteur.
U le peut qu'Albert Durer,fuivant
l'idée qu'il avoit1 des chofes, ait deffiné
aulli correctement que Raphaël, &
que l'œil Allemand ait vu, dans un fens,
auffi bien que l'œil Italien-, mm ces deux
Maîtres avoient la conception diférente;
la Nature né 'paroiffoit pas à tous deux la
même,parce que les yeux de l'un n'étoient
pas allez ouverts, pour voir les beautés ré-
elles qui s'y trouvent, & dont la découver-
te nous conduit dans un Monde beaucoup
plus beau, que ne le voient les yeux igno.
j-ans. Un Efprit fourni d'idées relevées &
1 ' •2 agréa-
De la Peinture. iojt
agréables,& un Génie capable d'imaginer
quelque chofe, au-de-là de ce qui fe voit,
peuvent encore lui donner un nouveau de-
gré de beauté. C'eft auffi là le Caraftère
de tout bon Deffinateur ; mais nous en
Parlerons, lorsque nous traiterons de la
Grâce & de la Grandeur.
Michel-Ange a été le plus favanî
& le plus correét Deffinateur, qu'il y ait eu
parmi les Modernes, fupofé que Rapha-
ël ne l'ait pas égalé, ou même furpafTé,
comme quelques-uns le veulent. Les Eco-
les de Rome & de Florence l'ont emporté
fur toutes les autres, dans cette Patie fon-
damentale de la Peinture. Raphaël,
Jule-Romain, Polydore, Perin
ûel Vaga, &c,ont été de la première,
comme Michel-Ange, Léonard da
Vinci, André' del Sarto, &c, ont
été les meilleurs Maîtres de l'autre ; de
même qu'annibal Carache&leDo-
Miniquin ont été les plus excellens Def.
finateurs de celle de Bologne.
Quand un Peintre a envie de faire, par ex-
emple, une Hiftoire, la métode la plus ordi-
naire eft, de deffiner premièrement la chofe
dans fon Efprit,de réfléchir fur les Figures
qu'il y doit inférer , & fur ce qu'elles doivent
penfer, dire, ou faire; & enfuite, de cro-
quer fur le Papier l'idée qu'il en a conçue,
non feulement par raport à l'Invention,
mais encore, par raport à la Compofitioti
H 4 de
i.iB Essai sur la The'orie
de l'Ouvrage qu'il médite:il peut, ou faire
à ce Plan les changemens qu'il lui plaira,
ou en faire de nouveaux, jufqu'à ce qu'il
foit à peu-près déterminé ; & c'eft.là le
premier fens, que j'ai donné au Terme de
iDejfein. Ce qu'il a à faire après cela,c'eft,
de confulter le Naturel, & de defliner fes
Etudes, des Figures particulières, ou des
parties des Figures, ou de quelque autre
chofe qu'il ait réfolu d'inférer dans fon Ou-
vrage,félon qu'il le juge néceflàire,de mê-
me que des Ornemens, & d'autres chofes
que lui fournit fon Invention, comme des
Vafes, des Friles, des Trophées, &c, juf-
qu'à ce qu'il ait ralTemblé de cette manière,
dans une certaine Perfection, fur le Papier,
les matériaux néceflairespour bâtir fon Ta-
bleau, foit en Etudes détachées, ou dans
un Deflein fini & complet. C'eft-là ce qui
fe fait fort fouvent; & quelquefois le Maî-
tre finir, avec la dernière exactitude, ces for-
tes de Defleins, foit afinque fes écoliers,en
travaillant là-deffus,fe rendent plus capables
de faire des progrès, dans le grand Ouvra-
ge, & qu'ils lui laiflent moins à faire ,
quand il voudra le retoucher ; ou bien
pour faire prefent de ces Defleins à la Per-
fonne qui l'a emploié , ou à quelque
autre que ce foit ; ou enfin, il le fait, pour
fa propre fatisfaétion.
On a une infinité de ces Defleins, de
toutes les efpèces, faits par les grands
Mai-
-ocr page 149-De la Peinture. iojt
Maîtres, dont la mémoire & les noms font
très-chers aux véritables amateurs de l'Art.
On en trouve pîufieurs de la même cho-
fe , non feulement du même Tableau, mais
aufîi de la même Figure, ou de la même
Partie d'un Tableau; & quoiqu'il n'y en
ait eu que trop, qui ont péri, il s'en trou-
ve encore un grand nombre, qui n'ont pas
eu le même fort, & qui ont été plus ou
moins bien confervés julqu'à prefent. Ceux
qui s'y entendent,& qui en voient toute la
beauté, les efliment d'autant plus, qu'ils
font l'Efprit même & la QuinteflTence de
l'Art. Par le moïen de ces Defteins, nous
fuivons la route que le Maître a prife, nous
voïons les matériaux dont il fe fervoit,
pour en bâtir fes Tableaux , qu'on peut
dire, avec raifon, être les Copies de ces Def-
feins, & qui bien fouvent, du moins en partie,
font l'Ouvrage de quelque main étrangère;
mais ces DelTeins font inconteftablement
entièrement de la main du Maître ; ils font,
par confequent, les véritables Originaux.
Il eft vrai que, dans les Peintures, on
a les couleurs, & la dernière détermina,
tion du Maître, avec l'accompliflement
entier de l'Ouvrage. Mais auffi, dans les
Eftampes gravées d'après les Tableaux, on
voit cette détermination, & cet acomplif-
fement entier, dans un degré confidérable ;
& un Deflein n'eft pas abfolument fans co-
loris: au contraire, on y voit fouvent de
i.iB Essai sur la The'orie
belles Teintes de Papier, des Lavis & des
Crayons. Et même ce qui leur manque, à
certains égards, eft abondamment récom-
penfé par d'autres endroits ; car, dans ces
Ouvrages, les Maîtres n'étant pas diftraits,
par l'embaras des couleurs, ils ont pu aller
droit au but, avec une parfaite Liberté de
penfées, & à caufe de cela, plufieurs Maî-
tres, même des plus confidérables, ont beau-
coup mieux réufli dans leurs Defleins, que
dans leurs Peintures. On trouve, dans les
Defleins de Jule Romain, de Poly-
dore, du Parmesan, & de Batis-
te Franco, un Efprit, une Vivacité,
une Franchife , & une Délicatefte admi-
rables, qui ne fe rencontrent pas dans leurs
Peintures. La Plume & le Crayon font ce
qu'il eft impoffible au Pinceau de faire: &
un Pinceau,avec unfeul liquide délié,peut
exécuter des chofes,qu'un autre qui auroit
plufieurs couleurs à ménager, ne fauroit
jamais faire, fur-tout en huile.
11 y a encore une Circonftance , qui
doit relever le prix des Defleins que nous
avons ; c'eft qu'il ne fauroit y en avoir da-
vantage, que le nombre qui fubfifte actuel-
lement .lequel, bien loin d'augmenter, doit
nécetfairement diminuer, par la fuite du
tems, ou par quelques accidens. 11 faut,
que le monde fe contente de ceux qu'il a ;
car, quoiqu'il y a[t des Hommes ingé-
nieux, qui tâchent d'imiter ces Prodiges
De la Peinture. iojt
de l'Art, par raport aux Ouvrages , dont
nous parlons, il n'y a pas d'aparence qu'il
s'en trouve qui les puilîent égaler. J'ef-
pére pourtant, que notre Nation en pro-
duira quelques-uns, qui en aprocheront au-
tant , que ceux d'aucun autre Pays : j'en-
tens, pour ce qui regarde la Peinture en
Hiftoire; car, pour les Portraits, il eft in-
dubitable que nous furpaffons en cela tou-
tes les autres Nations.
Le plaifir extrême que je prens à ces
nobles Curiofités, m'a, peut-être, conduit
trop loin. Je me trouve cependant obligé
d'ajouter encore ceci; que, comme les pre-
mières Efquifles ne font faites, que pour
exprimer les idées générales, il ne faut pas
confidérer, comme faute, le peu de cor-
rection qu'on trouve dans les Figures,dans
la PerfpeCtive, ou dans d'autres circonftan-
ces de cette nature. L'exaCtitude n'entre
point dans l'idée ; l'efquiiïe peut, malgré
ces défauts aparens, faire voir une penfée
noble,exécutée avec beaucoup d'efprit; &
en ce cas, comme c'étoit-là tout le but
qu'on fe propofoit en la faifant, on peut
dire, que c'eft une Pièce bien deffinée,
quoiqu'elle foit imparfaite, par raport aux
autres circonftances. Mais, quand on veut
fe piquer d'une parfaite exactitude , com-
me il arrive toujours, lorsqu'il s'agit de fi-
nir un Deflein, ou un Tableau, alors le
moindre défaut dans un Deflein , eft une
faute en ceféns. DU
i.iB Essai sur la The'orie
DU COLORIS.
LEs couleurs font à l'oeil ce que les
fons font à l'oreille, ce que les goûts
font au palais, & ce que tous les autres
objets font à leurs Sens. C'eft par cette
raifon, qu'un œil délicat prend du plaifir,
à proportion de la beauté qu'il rencontre
dans fes objets, & que la laideur ou la di-
formité qu'il y trouve le blelîë également.
C'eft pourquoi, un bon Coloris eft d'une
conféquence d'autant plus grande, dans un
Tableau , que non feulement, il imite
mieux la Nature , où toutes choies font
belles, dans leurs efpèces,mais aufti, qu'il
augmente confidérablement le plaifir, que
ce Sens en reçoit.
Il faut que le Coloris d'un Tableau va-
rie, félon le Sujet, félon le Tems, & félon
le Lieu. Si le Sujet eft grave, mélancoli-
que, ou terrible, il faut que le Ton géné-
ral du Coloris aproche du brun, du noir,
du rouge & du fombre : il faut au contrai-
re, qu'il foit gai & agréable, dans des Su-
jets de joie & de triomfe. Mais, comme
j'en ai déjà parlé , dans le Chapitre de
fExfreffion, je ne m'arrêterai pas ici là-
deffus. Le matin, le midi, le foir, le
beau tems, le tems humide, ou le tems
couvert , influent fur les couleurs des ob-
jets; de iorte que, fi la Scène du Tableau
De la Peinture. iojt
eft dans une Chambre,dehors, ou dans un
Lieu à demi ouvert & à demi fermé, il
faut fuivant cela donner le Coloris.
L'Eloignement fait auffi changer le Co-
loris, à caufe de l'air mitoïen à travers
lequel on voit toutes chofes, lequel étant
bleu, il faut que les Objets tiennent d'au-
tant plus de cette couleur, qu'ils font éloig-
nés; & ils doivent, par conféquent, avoir
moins de force. Il ne faut donc pas, que
le Champ, ni tout ce qui fe trouve, par
exemple, derrière une Figure, foit fi fort
que la Figure même ; aucune des Parties
d'une choie qui va en arrondiflant, ne doit
avoir tant de force, que celle qui eft la
plus proche de l'œil,non feulement pour
la raifon que j'en ai déjà donnée; mais
auffi, parce que les réflexions plus fortes
ou plus foibles, qui s'y trouvent, dimi-
nueront la force des ombres, à proportion
qu'elles s'éloignent de la vue; & il faut,
pour le dire en paflànt, que les réfle-
xions participent des couleurs des Objets,
qui les produifent.
Il fe peut que, quelque efpèce de cou-
leurs qu'on prenne, elle foit dans fon gen-
re auffi belle que les autres ; mais il y en
a une forte qui lurpaffe l'autre en beauté,
en ce qu'elle a plus de Variété, & qu'el-
le confifte en un mélange de couleurs, qui
plaifent naturellement. C'eJÎ en cela., de
m4me que dans l'harmonie, & dans l'agré-
ment-
i.iB Essai sur la The'orie
ment d'une couleur avec une autre, que con-
JiJle la bonté du Coloris. Pour faire voir,
combien la beauté de la Variété eft agréa-
ble, prenons une Rofe -gueldre , qui eft;
blanche : comme elle a plufieurs feuilles les
unes fur les autres, & qu'elle eft creufe en
quelques endroits, de forte qu'on peut
voir à travers, ce qui produit plufieurs
Tons diférens de jour & d'ombre; joint
à ce que quelques-unes de ces feuilles,
aprochent du verd : tout cela enfemble
fait une Variété, qui produit une beauté
qu'on ne trouve pas fur le papier, quoi-
qu'il foit auffi blanc, pas même dans la
concavité d'un œuf, quoiqu'elle foit en-
core plus blanche, ni dans aucun autre
Objet de cette couleur, qui n'a pas la mê-
me Variété,
Il arrive à cette Fleur la même chofe,
lorsqu'on la regarde dans une Chambre *
pendant un tems couvert, ou pluvieux:
mais* qu'on fexpofe à l'air,dans un tems
férein, la couleur bleue, que ces feuilles,
ou qu'une partie des feuilles qui font épa-
nouies recevront, avec les réflexions qu'-
elles auront d'ailleurs, ajoutera beaucoup
à fa beauté. Mais faites en forte que les
rayons du Soleil teignent de leur beau
Ton jaunâtre les feuilles qu'ils pouront pé-
nétrer, les autres confetVant leur couleur
de bleu-célefte, avec les ombres & les
réflexions vives qu'elle recevra, alors vous
verrez
-ocr page 155-De la Peinture. iojt
verrez quelle en fera la beauté, non feule-
ment à caufe des couleurs qui feront plus
agréables en elles-mêmes, mais auffi, par la
plus grande Variété qui s'y trouvera.
Un Ciel bleu, par-tout, feroit moins beau
qu'il ne l'eft ordinairement , étant varié
du côté de l'Horizon, parles rayons du
Soleil, foit à fon lever , dans fa "courfe,
ou à fon coucher : encore fa beauté n'eft-
elle pas fi éclatante alors, que quand elle
eft variée par des Nuées, teintes de jaûne,
de blanc, de pourpre, &c.
Une Pièce d'Etoffe de Soie, ou de Drap,
quelque belle qu'en foit la couleur, n'a pas
la même beauté, lorsqu'elle eft étendue,
ou qu'elle pend , que quand elle forme
des plis. Je dis plus, une Etoffe de Soie,
qui n'eft que médiocrement belle en elle-
même , ii feulement elle eft découpée,
ondée,ou piquée, cela en relève de beau-
coup l'éclat, à caufe de la Variété qui lui
vient des jours, des ombres & des ré-
flexions.
Il y a, comme je l'ai dit, de certaines
couleurs, qui plaifent moins que d'autres,
par exemple, la couleur d'une muraille de
briques eft desagréable à la vue ; cepen-
dant, lorsque le Soleil luit fur une partie,
que le Ciel en teint une autre, & que les
ombres & les réflexions fe répandent furie
refte. cette Variété ne laiffe pas <3è lui
donner une efpèce de beauté.
i.iB Essai sur la The'orie
Le noir & le blanc parfaits font des
couleurs desagréables : c'eft pour cela,
qu'un Peintre doit rompre ces extrémités
de couleurs, afin qu'il paroiffe de l'union &
de la maturité dans fes Ouvrages ; il faut,
fur-tout, en fait de Carnation, qu'il ait foin
d1 éviter la couleur de craie, de brique, & de
charbon, & qu'il fonge à atraper celle de
perle, ^ @ de pêche mûre.
Mais il ne fufit pas, que les couleurs
foient belles en elles-mêmes, & chacune
en particulier , ni qu'elles aient de la Va-
riété ; il faut qu'elles foient mi fes enfèmble,
de forte qu'elles s'aident réciproquement ;
non feulement dans l'Objet peint, mais
aufîi, dans le Champ, & dans tout ce qui
fait partie de la Compofition, afin que
chaque chofe en particulier,auffi bien que
3e Tout enfemble, fafte un éfet agréable à
l'oeil; afin, dis-je,que cette Harmonie faf-
fe le même éfet fur la vue, qu'une bonne
Pièce de Mufique fait fur l'ouïe. Mais on
ne fauroitdonner de règles certaines,pour
l'une, non plus que pour l'autre, excepté
dans quelques cas généraux, qui fonttrop
connus, pour en faire ici mention.
Ce qu'on peut faire de mieux eft , d'a-
vertir celui qui a envie d'aprendre la beau-
té du Coloris, d'obferver la Nature, & Ici
manière, dont les meilleurs Colorijîes l'ont
imitée.
Quelle vivacité,quelle pureté, & Quelle
- " " r transe
-ocr page 157-De la Peinture. iojt
transparence, quel agrément,qu'elle nette-
té , & quelle délicatefîe ne voit-on pas dans
le naturel & dans les bons Tableaux.
Celui qui veut devenir bon Colorifte doit
copier beaucoup, & s'acoutumer pendant
un efpace de tems confidérable, à ne voir
que des Pièces de Peinture bien coloriées.
Mais tout cela fera encore inutile, à moins
qu'il n'ait l'œil bon, dans le même fens, qu'on
dit avoir l'oreille bonne pour la Mufique.
Il ne fufit pas qu'il voie bien; il faut encore
qu'il ait une délicatefîe particulière , par
raport à la beauté des couleurs, & à la Va-
riété infinie de leurs Teintes.
Les Ecoles de Venije, de Lombardis
& de Flandres ont excellé dans le Coloris ;
îa Romaine & la Florentine dans le DefTein ;
& celle de Bologne dans l'un & dans l'autre;
mais non pas au même degré , que l'a fait
en général l'une ou l'autre des premieres.
Le Correge, le Titien, Paul Ve-
ROnese, Rubens & Van Dyck ont
été des Coloriftes admirables; & ce der-
nier , dans fes meilleurs Ouvrages, aatrapé
la Nature commune de fort près.
Le Coloris de Raphaël, fur-tout
dans fes Ombres , eft noirâtre : la raifon
de cela eft, qu'il fe fervoit d'une efpèce
de noir d'Imprimeur , qui, quoiqu'elle eût
d'abord de la Vivacité , a changé dans 1a
fuite: c'eft même, par raport à cette Viva-
cité , qu'il aimoit à s'en fervir, quoiqu'on
I " lai
-ocr page 158-i.iB Essai sur la The'orie
lui eût dit, quelle en feroit la conféquence.
Quoiqu'il en foit, par les grands progrès,
qu'il fit dans le Coloris, après qu'il s'y rat
apliqué, on peut juger qu'il auroit excellé
dans cette Partie de la Peinture, de mê-
me que dans les autres. C'auroit été là
un double Prodige, puisqu'il n'y a jamais
eu personne qui ait polTedé le. Coloris avec
le Deffein,au point qu'il l'a pofîedé, ni tant
de Parties enfemble , dans un degré fi
confidérable.
Quoique les Cartons foient de fes der-
niers Ouvrages, il faut avouer , que le
Coloris n'en égale pas le Deffein ; mais,
en même tems, on ne peut pas nier, que
celui qui les a peints n'ait fû bien colo-
rier, & qu'il n'eût pû faire encore de plus
grands progrès dans le Coloris. Mais de
plus, il faut confiderer, qu'ils n'ont pas été
faits pour des Tableaux, mais pour fervir
de Patrons de Tapifferie ; & qu'ils n'ont
pas été peints à l'huile, mais en détrempe.
Ainfi, fi dans ces Ouvrages on ne remar-
que pas la douceur , la délicateffe & la force
du Coloris, qu'on trouve dans ceux du
Çorrege, du Titien, ou de Ru-
bens, on peut, avec juftice, imputer ces
défauts particulièrement aux caufes que
nous venons de raporter. Un Peintre ju-
dicieux qui fait des Patrons pour de la Ta-
pifferie, qu'on veut enrichir d'or & d'ar-
gent , doit avoir, par raport au Coloris,
De la Peinture. iojt
des confîdérations tout autres que lorsqu'il
Peint un Tableau,fans une pareille vue: auffi
eft-il impoffible d'éviter cette fècherefle Se
cette rudefTe , qu'on remarque dans la dé-
trempe fur le papier:outre que le tems a mani-
feftement changé quelques-unes des cou-
leurs. En un mot, le Tout-enfemble des cou,
leurs eft agréable & noble; & en général, tou-
tes les parties en font fort bonnes, mais elles
ne le font pas au fuprême degré.
Je n'ajouterai plus qu'une feule Obfer-
vation, touchant les couleurs des Drape-
ries des Apôtres, qui font toujours les mêmes
dans tous les Cartons, excepté que S. Pier-
re, encore Pêcheur, n'a pas fon ample Dra-
perie Apoftolique. Lorsqu'il eft habillé en
Apôtre, il porte une Draperie jaûne, par-
deflus fa Robe bleue; S, J e an & S, Paul
en portent une rouge, fur une Robe verte;
c'eft aufîi la même que ce dernier porte,
dansla fameufe Ste. Cecile, à Bologne,
peinte un peu auparavant.
ON entend, par ce Terme, la manière
de coucher avec le pinceau les cou-
leurs fur un Tableau ; de même que la
manière de fe fervir de la plume, du pin-
ceau ou du crayon darts un Deflein, eft ce
que l'on entend par le Maniment, par ra-
port au Deffeins.
ï i A
-ocr page 160-i.iB Essai sur la The'orie
A confidérer la chofe par précifion, ce
n'eft qu'un travail mécanique,exécuté bien
ou mal, félon que la main eft légère &
adroite, ou qu'elle eft lourde & pefante,&
que cela foit uni, ou rude, ou de quelque
manière qu'il foit fait; car toutes les ma-
nières diférentes de travailler avec le pin-
ceau peuvent être bonnes ou mauvaifes,
dans leur efpèce , & l'on remarque une
main legère, dans une manière rude , auffi
bien que dans une manière unie.
J'avoue, que j'aime à voir une franchife
& une délicateflè de main dans une Pein-
ture; où afturément cela n'a pas moins fon
mérite , que dans quelque autre Pièce
d'Ouvrage que ce puilfe être. Dire qu'un
Tableau eft bien imaginé , bien difpofé,
defliné correctement, qu'il eft de grand
goût, qu'il a de la grâce, & les autres qua-
lités requifes, & qu'outre cela, il eft bien
manié, c'eft autant que fi l'on difoit d'un
Homme, qu'il eft vertueux, qu'il eft fage,
qu'il eft d'un bon naturel, qu'il a du cou-
rage &c, & qu'outre cela, c'eft un Homme
bien-fait & de bonne mine.
Mais il peut arriver, que le Maniment
foit bon, non feulement en le confidérant
abftraiïivement, mais auffi parce qu'il con-
vient au Tableau, & qu'il y ajoute un avan-
tage réel. De forte donc, que dire d'une
Pièce de Peinture, qu'elle a telles & telles
bonnes qualités, & qu'outre cela , elle eft
De la Peinture. iojt
bien maniée, dans ce fens, c'eft comme fi
l'on difoit d'un Homme, qu'il eft fage ver-
tueux &c, qu'il eft bien-fait, & de plus,
qu'il eft parfaitement bien élevé.
En général, fi le» Caractère du Table m
eft la Fierté, le Terrible, ou le Sauvage ;
comme font les Batailles, les Brigandages y
les Sortilèges, les Aparitions, ou même les
Portraits des Hommes d'un tel Car aB ère ;
alors il faut fie fiervir d'un pinceau rude &
hardi. Au contraire, fi le Caraélère de la,
Pièce eft la Grâce, la Beauté, f Amour,
VInnocence, &c. Il faut alors un pinceau
plus délicat & qui fini(fc davantage.
Ce n'eft pas une Objection contre une
Ebauche, qu'on la biffe toujours fans la
finir ,& avec des touches rudes & hardies,
quoiqu'elle foit petite, & qu'on doive la
regarder de près, & de quelque Caraftè-
re qu'elle puiffe être; car , en cet état,
elle répond au but que le Peintre s'y
étoit propofé ; & ç'auroit été après cela
une imprudence à lui d'y emploïer plus
de tems. Mais en général, il faut que
les Peintures , petites , & qui doivent
être regardées de près, foient exactement
finies.
Les Joïaux, l'Or, l'Argent, tout ce
qui a beaucoup de brillant, demandent, dans
leurs rehauffemens, des touches depinceau ra-
boteufes & hardies.
Il faut, que le pinceau paroiffe fufifamr
1 3 nient
-ocr page 162-i.iB Essai sur la The'orie
ment en Linge, en Etofes de foie, & en tout
ce qui a du luflre.
\Tous les grands Tableaux , toutes les
Pièces qui fe voient de loin, doivent être
rudes : Car, outre qu'un Peintre perdroit
fon tems, en finiftant beaucoup ces fortes de
Pièces, puisque leloignement erapêcheroit
de remarquer toute ia peine qu'il fe feroit
donnée, ces rudeflès hardies donnent beau-,
coup plus de force à l'Ouvrage,.& elles en font
paraître les Teintes plus diftinftement.
Plus une chofe eft fupofèe éloignée, moins
elle doit être finie. J'ai vu une frange de
rideau, dans le fond d'un Tableau, qu'on
avoit été peut-être la moitié d'un jour à
peindre ; mais qu'on auroit pu mieux faire,
dans une minute.
Il y a fouvent un certain efprit & une
certaine beauté, dans un Maniment promt,
fubit & accidentel,même du crayon, delà
plume, du pinceau, ou delabrofie, dans
lin Defiein, ou dans une Peinture, qu'il
eft impoffible d'y conferver en voulant fi-
nir davantage la Pièce ; du moins, il y a
tout à craindre, qu'en y retouchant, ces bel-
les qualités ne fe perdent. Il vaut donc
mieux s'expofêr à la Cenfure des Ignoransf
que rtfquer de perdre des chofes qui donnent
tant davantage au Tableau.
Apelle fe comparant à Protogene
dit : s, je veux croire, qu'il eft égal à
„ moi, & que mçme il mepaflè, à certains
M égards %
-ocr page 163-De la Peinture. iojt
» égards ; mais je fuis fûr, que je le furpaf-
» fe en ceci, que je fai quand j'ai fait.
Il faut que les Carnations des Tableaux,
& fur-tout des "Portraits, quon doit voir à
une difiance ordinaire, foient travaillées
avec exactitude, & après celantes touches y
doivent être placées avec vérité, dans les
principaux jours , & dans les principales
ombres, pour en bien prononcer les traits ;
& cela doit fe faire plus ou moins, félon le
Sexe, l'Age, & le Caractère de la Perfon-
ne; avec cette précaution cependant, qu'il
ne faut point faire de lignes longues & de
grûjfeur égale, comme fur les paupières ,fur
la bouche, &c : & il faut éviter un trop grand
nombre de traits durs. Tout ceci étant exé-
cuté avec jugement, & par une main légè-
re , donne de l'efprit & conferve le moel-
leux de la Carnation.
En un mot, il faut que le Peintre confidé-
re, quelle forte de Maniment peut le mieux
convenir à la fin qu'il fe propofe, foit pour
l'imitation de la Nature, telle qu'il la voit,
ou bien pour exprimer ces idées relevées,
qu'il a conçues d'une certaine perfection pof-
fible dans cette Nature i & c'eft du côté le
plus avantageux qu'il doit tourner fon pin-
ceau , en fe refibuvenant toujours, que ce
qui eft le plutôt fait eft le meilleur , fupofé
qu'il foit également bon, à tous autres égards.
Il y a fur ce fujet deux erreurs, qui font
fort communes: l'une eft, que, comme il
ï 4 fe
i.iB Essai sur la The'orie
fe trouve un grand nombre de bons Ta-
bleaux, dont la Peinture elt rude,on s'ima.-
gine que la rudefle d'une Pièce en fait la
bonté : il elt vrai, qu'il y a une "Peinture
hardie, mais cela n'empêche pas, qu'il n'y
ait aufli une Peinture impudente. D'autres,
au contraire, ne jugent pas d'un Tableau,
par les yeux, mais avec le bout des doigts :
ils tâtent s'il elt bon. C'eft faire voir fon
ignorance , en ce qui concerne les vérita-
bles beautés de l'Art,que de s'atacher ainfi
à la circonftance la moins confidérable,
comme fi c'étoit-là le tout, ou la chofe
principale qu'on dût confidérer.
Comme les Cartons, à proprement par-
ler , ne font autre chofe que des Defleins
coloriés, ils font extrêmement bien maniés,
dans ce genre. La Carnation y eft ordinai-
rement allez bien finie, & après cela, retou-
chée délicatement. On y voit beaucoup de
Hachure , faite avec la pointe d'un grand
pinceau, fur un Fond uni: c'eft aufli avec
uu femblable pinceau , que les cheveux ont
été faits, pour la plupart.
Léonard de Vinci avoit une délica-
teffe furprenante de la main, pour finir ex-
trêmement; maisGiORGiON & le Cor-
rege ont été fameux fur-tout, pour la fi-
neile, c'eft-à-dire , pour la légereté , pour
la liberté, & pour la délicateife du pinceau.
Dans les Ouvrages du T i t i e n , de P a u l
Veronese, du Tinxoret, de R^
't BENSj
-ocr page 165-De la Peinture. iojt
bens, du Bourguignon, de Salva-
tor Rosa &c, on voit un Maniment li-
bre & hardi.
Le M altois avoit une manière toute
particulière de peindre ; il exceîloit fur-tout,
à bien peindre une Tapifferie de Turquie,
& il y donnoit des coups de pinceau auffi
rudes que l'eft le lapis même; ce qui étoit
admirable , en fon efpèce. Pour les Ou-
vrages en éloignementLan franc avoit
une manière tout-à-fait noble , en fait de
Maniment; comme on le voit fur-tout, au
Dôme de l'Eglife S. André délia Valle à
Rome, qui eft à Frefque. Les Couleurs y
font miles avec une éponge , non pas avec
un pinceau ou avec une brofle. Ce n'eft
pas par caprice , qu'il l'a fait ainfi : mais
c'eft la manière qu'il a trouvé être la plus
convenable à fon defiein ; un œil, par exem-
ple , regardé de près, paroît comme une
tache groflière ; mais il paroît tel qu'il doit
paroître,de la diftance d'où il vouloir qu'on
le regardât. Il n'y a peut-être perfonne,
qui dans toutes les différentes manières de
peindre, ait mieux manié le pinceau , que
l'a fait Van Dyck, ,
- DE LA GRACE & DE LA
GRANDEUR.
I L y a,dans une Pièce de Peinture, quelque
degré de mérite, lorlaue la Nature y eft
I $ co«
i.iB Essai sur la The'orie
copiée exaélement, quelque vil qu'en foit
le Sujet ; comme les Grotefques , les Fêtes
champêtres, les Fleurs, les Tay/âges,
& cela plus ou moins, à proportion que le
Sujet aura été beau,dont l'exaCte imitation
étoit le but du Peintre. Les Maîtres Hol-
landais & Flamands ont, en cela, égalé les
Italiens, fupofé même qu'en général, ils
ne les aient pas furpailés. Ce qui donne
la préférence aux Italiens, & aux Anciens,
c'eft, que ces Maîtres n'ont pasfervilement
fuivi la Nature commune ; mais qu'ils l'ont
relevée , qu'ils l'ont perfectionnée , ou du
moins , qu'ils ont toujours fait le meilleur
choix de cette Nature. C'eft ce qui donne
une certaine dignité à un Sujet vil , c'eft:
auffi la raifon de l'eftime, que nous faifons
des Tayfagesàe Salvator Rosa, de
Philipe Laura, de Claude Lo-
rain, & des Poussins, & de celle que
nous faifons des Fruits des deux Michel-
Anges, Battaglia & Campado-
glio. C'eft auffi en cela , que confifte la
perfection de la Peinture , lorfque le Sujet
en eft noble en lui-même, comme dans les
meilleurs Portraits de VanDyck, de
Rubens, du Titien, de Raphaël,
&c, & dans les Hiftoires des plus habiles
Maîtres Italiens, fur-tout dans celles de
Raph a el; c'eft lui qui eft le grand Mo-
dèle de la perfeâion. Rangez tous les
Peintres en trois Claflesdifférentes,fuivant
De la Peinture. iojt
le degré de mérite qu'ils ont, ce dernier
eft feul du premier ordre.
La Nature Commune 11 eft pas plus pro-
pre pour une Peinture , que la ftmple Nar-
ration l'eft pour un Toême. Il faut qu'un
Peintre relève fes penfées au-deffus de ce
qu'il voit, & qu'il s'imagine un modèle de
perfection , qui ne fe trouve point réelle-
ment: pourvu cependant, qu'il n'y ait rien
contre la Vraifemblance , ou qui choque
la Raifon. A l'égard du Genre Humain fur-
tout, il faut qu'il s'éforce à en relever toute
l'Efpèce, & à lui donner toute la beauté, tou-
te la grâce,toute la dignité, & toute la perfec-
tion imaginable. I! faut que les diférens Ca-
ractères , bons ou mauvais, charmans ou dé-
teftables, en foient mieux marqués, & qu'il le
foient d'une manière plus parfaite,qu'on ne
les trouve dans la Nature viiible.
On voit, à la Cour & ailleurs, parmi les
Perfonnes de Qualité , comme une autre
forte d'Etres , qu'à la Campagne, ou que
dans la Ville,parmi les Gens d'un plus bas
étage ; & de plus, parmi tous ceux-ci, il
s'en trouve un très-petit nombre, que l'on
diftingué aifément des autres, par leur air
noble, par leur bonne grâce , & par leurs
belles manières. On remarque, dans toute
la Nature, une gradation aifée: les plus (la-
pides d'entre les Animaux n'ontgueresplus
d'efprit que les Végétaux ; les plus rufés &
les plus adroits d'entr'eux n'en ont guères
moins
-ocr page 168-i.iB Essai sur la The'orie
moins que les Hommes du plus bas ordre ?
comme les plus fages & les plus vertueux
d'entre ceux-ci nè font pas beaucoup au-
deflous des Anges. On peut concevoir un
ordre fupérieur à tout ce qui fe trouve fur
notre Globe : on peut fe figurer une efpèce
de nouveau Monde, rempli, comme celui-
ci , de Gens de toutes fortes de degrés & de
Caraftères ; avec cette feule diférence, qu'il
foit plus relevé & plus parfait : il faut paf~
fer fur les défauts qu'une belle Dame peut
avoir, & fupléer à ce qui lui manque, pour
en rendre le Caractère plus acompli. Il
faut envifager un Homme brave , & qui
cherche d'une manière honnête & pruden-
te , fon propre avantage , avec celui de fa
Patrie ; il faut, dis-je , fe l'imaginer plus
brave, plus fage , & plus honnête , qu'au-
cun que nous connoifîions, ou qu'on puif-
fe efpérer de rencontrer. Pour un Scéte-
rat, il faut fe le figurer avec quelque chofe
de plus Diabolique encore , que tout ce
qu'on peut trouver parmi nous. 11 faut
qu'une Perfonne au-defîus du Commun fen-
te mieux encore fon Homme de Qualité ;
qu un Payfan tienne plus du Gentilhom-
me ; & ainfi du refte. Cef de ces fortes de
Sujets, que le Teintre doit peupler fes Ta-
bleau.
C'eft ainfi qu'ont fait les Anciens : quel-
que grandes & relevées que foient les idées
que nous pouvons avoir des Hommes de
ces
-ocr page 169-De la Peinture. iojt
ces tems-là, par le récit de leurs Hiftoires,
qui auront été embellies aparemment par
les Hiftoriens, qui fe feront fervis dans
leurs Ecrits de la même adreffe que je re-
commande aux Peintres ; pour les Poètes,
c'eft ce qu'ils ont dû faire : il eft prefque
impoflibîe de croire, qu'ils aient été abfo-
lument tels qu'on les voit reprefentés, par-
les Statues antiques, fur les Bas-reliefs, fur
les Médailles, & fur les Pierres gravées.
C'eft auffi de cette manière qu'en ont agi
les meilleurs Peintres & Sculpteurs moder-
nes. Miche e-A n g e n'a jamais vu de Fi-
gures vivantes, telles qu'il les a taillées fur
la pierre; & voici ce que Raphaël en
écrit à fon Ami, le Comte B althazar
Castiglione: E le dico che ,per dipinge-
re un a bella, mi bifogneria veder più belle,
con quejla condizione , che V. S. fi trovajfe
tneco à far fcelta del meglio ; mà ejfendo ca-
ve fia e de' buoni giudici , & di belle donne,
io mi fervo di certa idea che mi viene alla,
mente. C'eft-à-dire, Et je vous affure, que
pour peindre un belle Fille fil nïen faudroit
voir plufieurs , à condition pourtant, que
vous voulujjiez bien ^ Monfîeur, vous trou-
ver avec moi,pour m'aider à choifir ce qu'il
y auroit de plus beau ; mais, comme les per-
fonnes de bon goût font extrêmement rares,
de même que les belles Filles,je me fers d'une
certaine idée qui me vient dans l'efprit.
Cette Lettre fe trouve dans la Defcription
i.iB Essai sur la The'orie
que fait Bellori, des Tableaux du Va-
tican, pag. ioo,& dans les Recueil de Let-
tres, que j'ai cité ci-deffus.
Un Homme, qui entre dans cette augus-
te Galerie de Hampton-cour , fe trouve
parmi une efpèce de Gens , au-deffus de
tout ce qu'il a jamais vu ; &, félon toutes
les aparences,au-defl"us de ce qu'ils étoient
en éfet. C'eft-là, en quoi confifte fur-tout
l'excellence de ces Tableaux admirables;
comme c'eft aufli, fans doute, cette Partie
delaPeinture,favoir3la Grâce & la Grandeur,
qui l'emporte fur toutes les autres.
Quelle Grâce & quelle Majefté ne re-
marque-t-on, pas dans le grand Apôtre des
Gentils , dans toutes fes aftions , lorfqu'il
prêche, qu'il déchire fes vêtemens, & qu'il
prédit la Vengeance qui va fondre fur l'En-
chanteur ! Quelle Dignité ne voit-on pas
dans les autres Apôtres, par-tout où ils pa-
roiflent, fur-tout dans leur Chef, dans le
Carton de la Mort d'an a nia s ! Quelle
Grandeur infinie & Divine eft celle de
Jesus-Christ , dans la Barque ! Mais,
ce font-là des Caraftères relevés , qui ren-
ferment une délicatefle autant au-deflusde
tout ce qu'on peut atribuer aux Dieux,aux
Demi-Dieux , & aux Héros des anciens
Païens, que la Réligion Chrétienne l'elt
au-deflus de la Superftition des Anciens.
Le Pro-Conful Serge Paul a une Grâ-
ce & «ne Grandeur, qui furpafle fon Ca-
raftère,
-ocr page 171-De la Peinture. iojt
raclère, & qui égale celle qu'on peut fupo-
ferdansun César, dans un Auguste,
dans un Trajan, ou dans le plus grand
Perlonnage de tous les Romains. Ceux du
Commun Peuple reiîemblent à des Gens
de Qualité ; les Pêcheurs, & les Mendians
mêmes, ont quelque chofe au-deffus de ce
que nous trouvons, parmi cette efpèce
d'Hommes.
Les Scènes répondent aux Afteurs : la
Porte même du Temple, nommée la Belle,
ni aucune partie du premier Temple, ni,
félon toutes les aparences, aucun Edifice
du Monde n'a eu cette Beauté , ni cette
Magnificence, qu'on remarque dans le
Carton du Boiteux guéri. Athenes & LyJ-
tre paroiflent fur ces Cartons,dans un état
plus brillant qu'on ne peut s'imaginer
qu'aient eu ces deux Villes , dans le tems
même que la Grèce étoit dans toute fa
Iplendeur. Le lieu où les Apôtres étoient
aflemblés, dans le Carton d'ANANiAs, n'eft
pas non plus une Chambre ordinaire: car,
quoique l'Efcalier & laBaluftradequiyfont
mis exprès, pour les y faire exercer leur
nouvelle fonftion, fentent, en quelque fa-
çon , la pauvreté & la fimplicité de l'E-
glife naiftante, le Rideau qui eft derrière,
& qui fait auffi partie des Ornemens Apos-
toliques, en relève la dignité modefte.
Il eft vrai, qu'il y a de certains Caraftè-
res, auxquels on ne fauroit rien ajouter ?
&
-ocr page 172-i.iB Essai sur la The'orie
& qu'il y en a d'autres, qu'il eft impofli-
ble de bien concevoir , & encore plus de
bien exprimer. 11 n'y a point d'Etre créé,
qui puiffe avoir une jufte Idée de Dieu ; c'eft
au feul Efprit Divin qu'il apartient de le
comprendre : nulle Statue , nul Tableau,
ni aucune parole ne fauroit ateindre à ce
Caraftère. Le Colofte de "Phidias, les
Peintures de Raphaël ne font que de
foibles ombres de cet Etre Infini & lncom-
préhenfible. Le F o u d r o ï a n t , le Tre s-
Bon & le Très-Grand, IcPere des
Dieux & des Hommes d'Homère,
l'Elohim, le Jehovah, le Je suis
celui qui suis de Moife, l'Eternel
des Arme'es des Prophètes , le Dieu
même & le Pere de notr e Seigneur
Je'sus-Christ , l'Alpha & Oméga,
le Tout en Tout du Nouveau Tefta-
ment : tous ces Titres, dis-je , ne nous
donnent pas de lui une Idée égale à fon Ef-
fence, quoique ceux-là en aprochent le plus,
qui n'ont rien de terrible ni de furieux, mais
qui en expriment le mieux la Majefté, la
Puiffance, la Sageiïè, & la Bonté.
Que ïlâée^ô mon^Dieu^que/ai de ta Grandeur
Tuijfe éternellement habiter dans mon cœur.
Libre des Préjugés, qui reftent de l'Enfance,
A la feule Rai/on elle doit fa n ai fiance :
C'eJl d'elle que lui vient fa force, fa clarté.
Comme.ver s l'Orient, le Trintems & l'Et es
De la Peinture. iojt
Sous le Ciel le plus pur d'un "Pays agréable,
Se difputent le prix de la S ai fon aimable.
Cette Idée eft d'un cœur la confolation,
Elle détruit l'Erreur, & fon illufion:
Quoi-qu'imparfaite encore, elle enrichit um
Ame,
■£7/é" e// fait l'ornement, l'échaufe de fa fia-
me.
Un Dieu incarné, un Sauveur du Genre-
Humain , par foumiffion , & par le moïen
de fes Soufrances, un Dieu crucifié & ref-
fufcité des Morts ; ce font-là des Caractè-
res, qui ont quelque chofe de fi Sublime,
que nous fommes obligés d'avouer que
notre cher Raphaël a manqué à cet
égard, fur-tout dans quelques endroits. Je
ne parle pas ici du Carton des Clefs.; car
j'ofe dire, qu'il a été altéré par quelque
accident, & qu'il n'eft plus tel qu'il eft for-
ti de la main de cet habile Maître. Cette
main incomparable qui a peint l'Hiftoire de
Cupidon & de Psyché', dans le Pa-
lais de Chigi à Rome, a élevé , autant qu'il
a été poffible , les Divinités fabuleufes des
Païens, mais non pas d'une manière à en
donner une idée qui furpaflât celle qu'on
en doit avoir. Michel-Ange Buona-
roti, fur-tout dans deux ou trois Def-
feins, que j'ai de lui> a fait les Démons
d'une autre façon , que ne les reprefen-
tent les petits Efprits ; • ils relfemblent à
K ceu-ss
-ocr page 174-s46 Essai sur la The'oriè
ceux dont Milton fait la Defcr i ption (*
Il eft vrai, qne fon front défait & foudroiê
Ne témoigne que trop un efprit éfraïé ;
Tendant que J,es fourcils font paroître une
rage,
Qui ne tend qu'au forfait, qu'au meurtre,
qu'au carnage.
Mais l'idée la plus propre , qu'on doit
avoir d'un Démon , renferme un tel excès
de Méchanceté , qu'on ne fauroit l'exagé-
rer ; & dans ces fortes de rencontres, il
fufit de faire tout ce qui elt faifable. Il faut
que le Peintre faffe voir quel elt fon but 3
il faut qu'il donne tout le fecours poffible
au fpeftateur de fon Ouvrage , & qu'il lui
laiile ajouter le reite de fa propre imagina-
tion.
Il y a d'autres Caraétères encore, qui,
quoiqu'inférieurs à ceux-ci, font fi nobles,
qu'on peut fe dire heureux , quand on les
conçoit comme il faut ; & encore plus heu-
reux , quand on peut les exprimer de mê-
me. Tels font ceux de Moïse, d'H°-
mere, de Xe'nophon, d'alcibiadë»
de scrpïon, de Ciceron , de Ra-
phaël, &c. Si l'on veut en faire une
Peinture jufte * nous devons nous atendre
à les trouver de maniéré, que
i- Leur,
(*) P AE ADIS PErdxj^ Liv.l.y.ôpol
-ocr page 175-De la Peinture. iojt
------ ——----Leur aïr nous foit garand%
vont nous faire voir quelque chofe de
grand y
Ainfi qu'Ait teins faffe, dans Athènes, dans
Rome,
Lors quon voïoit paroître enfublic un grand
Homme,
devoit agiter quelque cas important ;
'ont étoit Orateur» fa prefence à £ inftant>
Avant qu'il eût rien dit, captivoit l'affem-
blée (*).
Nous nous atendons à toute cette Gran-
deur, & à toute cette Grâce, dont j'ai fait
l'éloge jufqu'ici 5 elle y eft toute néceflaire,
pour nous perfuader, que l'Hiftoire nous eft
raportée fidèlement ; comme le plaifir, que
nous prenons à avoir l'Imagination remplie
d'Idées grandes & extraordinaires^ nouseft
une rai fon fufifante pour relever tous les Ca-
ractères , qui font encore audeflous deceux-
là. Ënéfet, la vie feroit infipide, lî nous ne
vo'ïions jamais d'autres chofes, que celles que
nous voïons tous les jours ; & fi nous n'avions
point d'autres Idées, que celles qu'elles nous
fourniflent. Ce ne feroit pas un grand fujet de
plaifir à un Homme,qui a le goûtfiri & déli-
cat , que de voir une Compagnie de gens d'u-
ne phi fionomie baffe & ftupide, ocup'éè à des
choies qui ne font d'aucune conféquences
que par raport à leurs petites afaires j ou biens
de les voir ainfi reprelèntés dans un Tableau..
i*) Miiïon,' fmdis peidu,
-ocr page 176-i.iB Essai sur la The'orie
II faut qu'un Peintre-en-Hiftoire décria
tous les diférens Caractères , réels ou ima-
ginaires , d'une maniéré qui convienne à uft
chacun en particulier ; & même dans toutes
leurs fituations , foit qu'ils marquent de la
joie, du chagrin, de la colère, de ïefpéran*
*ce, ou de la crainte. Le Peintre-en-Portrait
a pour objet tous les Caractères réels , ex-
cepté feulement quelques-uns des plus bas,
& des plus fublimes ; encore n'eft-ce pas a-
vec la même variété de Sentimens, qui eft
néceftaire à l'autre. Toute l'ocupation de
fa vie eft de décrire Y Age d'Or,
■------où Pan uni-verfel
Fait danfer tour à tour les Grâces £3 les
Heures,
Et conduit par la main le Printems éternel.
Il faut que tous fes Perfonnages paroiffent
enjoués & de bonne humeur ; mais avec une_
variété qui réponde au Caractère de celtH
qui eft tiré. Soit qu'on fupofe cette tran-
quilité , & cet enjoûment être l'éfet de la
vue d'un Ami, de quelque réflexion fait£
fur un Plan bien ordonné , d'une ViCtoire
remportée , d'un fuccès en Amour , de la
perfuafion où l'on eft du Mérite, de la Beau-
té, ou de l'Efprit de quelcun,d'une bonne
Nouvelle, d'une découverte de la Vérité,
ou de quelque autre caufequecefoit. H1*'
Ct le Portrait d'un Démon qu'on auroit a
faire ?
-ocr page 177-De la Peinture. iojt
faire , il faudroit le dépouiller , pour ain-
^ dire , de fa Malice , & lui donner une
«ontjé ftupide, pour me fervir encore des
termes de Mil ton.
Lorfqu'il fe rencontre quelques Caraélè-
res graves, qui demandent un air penfif»
comme fi la Perfonne éîoit ocupée à une
recherche exafte de la Vérité , ou à quel-
que projet important , il ne faut pas qu'ils
témoignent aucun déplaifir ,fi ce n'eft dans
Quelques exemples particuliers , mais qui
font fore rares. C'eft ainfi que l'on remar-
que une efpèce de triftefîe , dans un Por-
trait que Van Dyck a fait de fon Patron
infortuné, le Roi Charles I. je veux
dire celui qui eft à Hampton-cour. Je m'i-
magine , qu'il l'a fait , au commencement
des chagrins de ce Roi ; de forte qu'à cet
égard, il eft Hiftorique. 11 faut, en géné-
ral, que l'Atelier du Teintre-en-Tortrait,
foit comme le Jardin à'Eden, avant la Chu-
te d'Adam ; & de même qu'en Arcadie,
il en faut bannir les Pallions chagrines &
turbulentes. Auffi eft il abfolument nécef-
faire à un bon 'Peintre-en-Portrait de re-
lever le Caraéière : il faut qu'il dépouille un
Homme mal-élevé de fa rufticité, & qu'il
lui donne quelque air de politefte ; il doit
donner un air plus fenfé à un Homme qui
P'a qu'une médiocre portion de bon-fens;
il doit faire qu'un Homme fage le paroitTe
davantage; il dojt faire paroître un Homme
'* K 3 brave 9
i.iB Essai sur la The'orie
îsrave, encore plus brave ; il doit donner â
une Femme modefte & difcrète , un air
d'Ange, & ainfi du relie; & enfin, il doit
y ajouter cette joie intérieure & cette tran-
quilité d'efprit,d'une manière qui convienne
•aux diférens Carrières. Voilà ce que doit
faire un bon , Teintre-en-Tor trait. Mais
■c'eft la Partie la plus dificile de fon Art, &
la dernière qu'il aprend. Auffi eft-ce à
quoi quelques-uns ne paroi fient pas même
penfer ; & tout ce qu'ils fe propofent,c'eft
de faire reflèmbler le Vifage,d une maniè-
re qu'on le connoîffe au premier coup,
d'œiî ; de lui donner de la jeuneffe, & cer-
tain air mignon , parce que la plupart de
ceux qui fe font tirer, n'en demandent pas
même davantage ; comme s'il importoit peu,
que les Caractères de Sagefe ou de Folie s'y
trouvent reprefentés, ou non. C'eft pour
cette raifon 3 que nous voïons des Portraits,
qui font de véritables Pièces burlefques, fur
î'efprit des Perfonrtes qu'ils reprefentent.
Nous y voïons fouvent un Homme fage &
de bon fens paraître , avec un air de Da-
moifeau, un Homme d'efprit qui refiemhle à
jeune étourdi s un Homme modefte &
ingénieux fe donnant des airs de Tetit-
Maître, & une Dame vertueufe qui reflém-
bîe à une Coquète achevée.
Le feu Duc de Buckingham enten-
dant faire l'éloge d'une certaine Dame, par
raport à fa Bonté , jura qu'il faloit qu'elle
fat
-ocr page 179-De la Peinture. iojt
fût laide, parce que la Beauté, dit-il ,faifamt
1® principal Caractère d'une Femme, on
n'auroit pas manqué de parler de la tienne,
fi on avoit eu quelque louange à lui don-
ner de ce cô' é-îà. 11 faut, que le Peintre
°bferve , & prononce par des traits bien
Marqués, les parties les plus éclatantes qui
compofent le Caractère de celui dont il
fait le Portrait. Il n'y a point de mal à
donner un air de jeuneife & d'enjoûment à
Une Perfonne, qui n'à rien de plus relevé;
mais de palier fur un Caraftère noble & fu-
blime , & lui fubftituer l'autre , c'eft une
chofe impardonnable. Supofer , qu'un
Homme foit capable de prendre plaifir à
une flaterie de cette nature,c'eft infulter à
fon peu de fon difcernement.
Il ne faut pas auffi manquer de faire a-
îention à la Beauté duVifage & de la Per-
sonne, foit par raport à l'âge, aux traits, â
Ja mine,ou à la couleur; il faut même l'em-
bellir , autant qu'il eft poflible. Mais c'eft
ce qui arrivera auffi naturellement, lors
qu'on exprimera bien l'Elprit, _ pois qu'on
ne peut pas le faire, avec le moindre avan-
tage , fans en donner en même tems au
Corps.
Le Peintre en "Portrait eft beaucoup plus
borné à l'un & à l'autre égard, que le
Peintre en Hiftoire. Il ne faut pas qu'il foie
trop prodigue , pour vouloir ajouter plus
de Grâce & de Grandeur à fon Ouvrage,
K 4 que
i.iB Essai sur la The'orie
que celle qu'il trouve dans fon Sujet; il faut
en même tems en conferver la Reftemblan-
ce, & cela avec vigueur: l'on doit trou-
ver l'une & l'autre dans le Portrait. Alors,
on poura dire , à bon droit, qu'une telle
Perfonne eft bien tirée. Si au contraire,
la Reftemblance n'y eft pas obfervée, ce
ïî'eft plus fon Portrait, mais celui de l'Idée
du Peintre,aufti n'eft-il pas fort dificile de
réiiffir à de fembkbles Portraits.
Ce fut avec beaucoup de plaifir, que j'e-
xaminai l'autre jour , quel a été le lucçès
des Anciens, dans les trois diférentes fa-
çons de faire les Portraits. J'avois par ha-
sard devant moi, entre autres , pîufieurs
Médailles de l'Empereur Maxim in, qui
qui étoit fur-tout remarquable par fon
grand Menton. Il y en avoit une où il étoit
ainfi repréfenté ; mais, afin que l'Artifte
fût afturé de la Reftemblance, il avoit en-
core exagéré cette partie de fon Vifage.
Un autre, qui avoit eu deftein de le flater,
en avoit retranché la moitié. Mais, com-
me ces deux Médaillés n'avoient pas la vé-
ritable Reftemblance , aufti n'avoient-elles
rien de relevé; il leur manquoit cette viva-
cité & cet efprit qu'avoit la troisième , où
il fembloit qu'on avoit mieux imité la Na-
ture. En matière de Portraits , il ne faut
point la perdre de vue ; fi nous prenons le
large, nous ferons naufrage infailliblement.
1.1 feroit dificile de déterminer au jufte ce
-ocr page 181-i De la Peinture.
gui donne la Grâce & la Grandeur , dont
je parle, foit en Hiftoire, ou en Portraits:
j'efpére cependant, que les Règles fuivantes
ne feront pas tout-à-fait inutiles, en cette
rencontre.
Il faut faire atention fur-tout, au t^iirs
des Têtes. C'eft ordinairement la premie-
re chofe, qui fe fait remarquer dans une
Perfonne, qui entre dans une Compagnie,
ou dans quelque Aflemblée publique, au
premier coup d'oeil qu'on jette fur elle.
C'eft auffi ce qui fe prefente d'abord à la
vue, & qui frape l'imagination dans un Ta-
bleau, ou dans un Deflein.
Il faut auffi avoir le même égard atout es
les Attitudes & aux Mouvemens. 11 ne fufit
pas que les Figures faftent, de la manière
la plus aifée, ce qu'il leur convient de faire;
il faut encore, qu'elles le fallent d'une ma-
niéré convenable à leur Caraftère. Il faut,
que les Sujets du Peintre foient de bons
Aéleurs ; ils faut qu'ils aient bien apris les
exercices du Corps ; qu'ils s'afleïent,qu'ils
''ls fe couchent,qu'ilsfaluent,
tout ce qu'ils font, avec
* 11 . > *
K?
Grâce. II ne faut point d'Air embaraffé,
niais, ni afefté dans l'Aétion ; il en faut re-
trancher tout Orgueil, toute faufle Gran-
deur , & tout Air Fanfaron. On doit
aufli éviter toute contorfion ridicule du
corps ; de même que tous racourciflemens
qui déplaifent à l'oeil, encore que la même
Attitude
-ocr page 182-i.iB Essai sur la The'orie
Attitude fût parfaitement bonne , dans mi
autre point de vue.
Je ne veux pas dire par-là,qu'il foit pof-
fible que toutes les parties d'un Tableau,
ou même d'une feule Figure , foient éga-
lement bien difpofées. Il peut arriver,
qu'il y ait quelque chofe qui ne foit pas
auffi bien qu'on le pouroit louhaiter ; cepen-
dant , il peut en général être mieux qu'il
lie le feroit d'une autre maniéré ; & l'on
pouroit plus perdre , qu'on ne gagneroit,
au changement qu'on y feroit. 11 en eft ici
de même , que dans les Afaires de la Vie.
Souvent nous nous plaignons des circonf-
tances où nous nous rencontrons ; & lorf-
que nous avons changé de condition, nous
voudrions être dans l'état où nous étions
auparavant. Nous fommes touchés au vif
du malheur prefent, & nous ne voïons pas
les conféquences d'un changement, ou du
moins,elles ne font pas lamemeimpreffion
fur nous.
Il faut que les Contours foient grands ,
carrésqu'ils foient prononcés hardiment,
pour donner de la Grandeur à l'Ouvrage ;
qu'ils foient délicats, on dé s finement, & bien
contraftés , p0ur donner de la Grâce. U y
a de la beauté dans une ligne , dans la for-
me d'un doigt de la main ou du pié , dans
celle d'un rofeau,d'une feuille,& des cho-
fes les moins confidérables de la Nature.
J'ai des Deffems de j ule Romain , qm
De la Peinture. ' iif
ont quelque chofe de pareil. Ses Infeftes
& fes Végétaux font naturels ; mais ils fur-
paffent autant en cela ceux des autres Pein-
tres , que le font fes Perfonnages. On y
trouve ce je ne fat quoique les yeux com-
muns n'aperçoivent point , & que les feuls
grands Maîtres favent communiquer à leurs
Ouvrages ;
Ce n'efl: pas tout encore. Quelque belle
que foit la Nature , elle a fes pauvretés &
fes défauts, auxquels on doit fupléer: elle
a des fuperfîuités qu'on doit retrancher;
mais avec toute la circonfpe&ion & tout le
jugement poiiible, de peur qu'au-lieu d'en-,
chérir fur la Nature, on ne lui iàtle du tort.
Il y a , par exemple , une grande beauté
dans une certaine maniéré carrée de pro-
noncer unCoutour,ou quelque partie d'u-
ne Figure: mais il y en a qui font allés juf-
qu'à l'excès ; & par-là , ils ont fait voir,
qu'en éfet ils entendoient quelque chofe,
mais qu'ils n'en favoient pas allez , comme
il arrive fouvent, dans d'autres rencontres.
Ce que j'ai dit ici, du Deffein, peut s'apliquer
auili au Coloris.
Il faut, que les Draperies aient de gran-
des Maffes de Jour & d'Ombre , des Tlis
nobles & grands , four donner de la Gran-
deur ; & la fubdivïfion de ces derniers, ar-
tifiement faite, eft ce qui ajoute la Grâce.
Comme dans la Figure admirable de S. Paul
prêchant, dont j'ai déjà parlé, la Draperie
Essaï sur la The'orie
auroit eu de la Grandeur , fi l'on y avok
confervé toute l'étendue du jour, & qu'on
n'y eût pas ajouté cette partie , qui elt jet-
tée négligemment fur fon épaule, & qui lui
pend le long du dos; mais en même tems,
cela lui donne de la Grâce. Il ne fufit pas
de faire de larges Plis, & de grandes Maf-
fes, il en faut encore obferver les formes;
autrement il pouroit y avoir de la Gran-
deur, mais moins de Beauté.
Il faut que le Linge foit net & fin ;
que les Soies & les Etofes foient neuves & de
la meillenre forte.
Il ne faut pas prodiguer la CD ente lie, ni le
Galon, ni la Brodure, ni les Jo'iaux. Les
Etofes de Soie unies font même plus en
ufage, parmi les meilleurs Maîtres, que
celles qui font à parterres j & celles-là le
font encore moins, que les Etofes de Lai-
ne ou les Draps fins. Ce n'elt pas pour en
avoir moins de peine , puis qu'en même
tems ils s'en font donné beaucoup dans
leurs Ouvrages. Raphaël, dans les Car-
tons , a quelquefois peint des Etofes de
Soie : il y a quelques-unes de fes Draperies
qui font découpées à languettes , d'autres
rayées, d'autres encore qui font bordées
d'une efpèce de galon d'or, mais la plupart
font unies. Quoiqu'il femble, qu'il ait pris
plus de peine dans les Payfages, que le Su-
jet ne le demandoit ; comme auffi par ra-
port à ces marques de Dignité fpiritueHe,
De la Peinture. ' iif
qu'on voit autour de la tête de Christ,
& fur celles des Apôtres; cependant,com-
me ces marques, aufîi bien que tous les au-
tres indices de Grandeur & de Diftinftion,
ont été fort bien inventées, pour imprimer
du refpeét & de la vénération , elles don-
nent aufîi en même tems de la Grandeur
& de la Beauté au Tableau.
// eft important au "Peintre de bienpenfer
aux Habillemens de fes Figures. Les Hom-
mes ont fait voir ici une variété infinie de
Sentimensila plupart même ont plutôt pris
foin de déguifer leur corps, que de l'orner.
Il femble,que les anciens Grecs & Romains
aient eu en cela le meilleur goût ; du moins
fommes-nous ii prévenus en faveur de ce
qui nous vient de ces grands Hommes9
par la haute idée que nous en avons , que
tout nous en paroît accompagné de Noblef-
fe & de Grâce. Il faut donc, par raport à
cette excellence,réelle ou imaginaire, que
le Peintre choififle cette façon de vêtir fes
Figures, autant que fon Sujet le peut per-
mettre. On peut enchérir là-delïus, & on
doit même le faire, pourvu qu'on ne perde
point de vue ce Goût d'Antique, & qu'on
en conferve l'avantage de la prévention,
dont je viens de parler. C'eft en quoi
ph ael , fur-tout dans fes Cartons, a par-
faitement bien réiiffi. Ceux qui, en repre-
l'entant des Hiftoires anciennes, ont imité
les Modes de leurs tems, & fe font écartés
i.iB Essai sur la The'orie
de l'Antique , n'ont pas eu le même aplau-
diffement. André del Sarto eft celui
qui en cela a fait la planche aux autres ; &
1a plupart de ceux de l'Ecole de Venife
l'ont fuivi.
Mais,de quelque manière qu'une Figure
foit vêtue,on doit obierver cette règle gé-
nérale , qu'i/ ne faut pas que le Nud fe per-
de fous la "Draperie , ni qu'il y foit trop
marqué; comme cela fe voit dans plufieurs
Statues & Bas-reliefs Antiques; à quoi,
pour le dire en paflant, ces Maîtres étoient
obligés, parce qu'une autre manière n'auroit
pas fait un bon éfet fur la pierre. Le Nud,
dans une Figure vêtue, eft comme l'Anato-
mie, dans une Figure nue; il faut le faire
voir, mais fans afe&ation.
LesPeintres en "Portraits voïant le dés-
avantagé, qu'il y avoit pour leurs Ouvrages,
à fuivre la Mode dans les Habits, en ont
inventé une toute particulière à leurs Ta-
bleaux , qui eft un compofé de cette Mo-
de, & d'une autre purement arbitraire.
Quelque bien-féant qu'on puifle s'imagi-
ner l'Habillement ordinaire des Dames,foit
par raport à ce qu'elles le portent, ou par-
ce que nous y fommes acoutumés, ou pour
quelque autre raifon que ce foit, chacun ce-
endant convient, qu'il ne donne pas un
el Air dans un Tableau. C'eft ce qui à
fait, que les Peintres l'ont rejetté; & qu'ils
en ont introduit un autre en fa place ,
De la Peinture. ' iif
eft en éfet plus beau ; & que, peut-être,
on pouroit encore perfectionner.
Le cas eft bien diférent dans les Portraits
des Hommes : il n'eft pas fi facile d'en dé-
terminer la Draperie;
Ce qu'on peut dire en faveur de l'Habil-
lement ordinaire eft, (i.) qu'il donne
beaucoup plus de Reffemblance, & (%.) qu'il
eft Hiftorique, par raport à cet article.
Les raifons qu'on peut aporter en faveur
de l'autre font, (i.) qu'il convient mieux aux
Portraits des Dames, qui font, comme nous
l'avons dit, tous habillés de la forte , (x.)
qu'il n'eft pas fujet, comme l'Habillement
ordinaire, au fréquent changement des Mo-
des, ( 3 ) qu'il eft même plus beau, je veux
dire, qu'il a plus de Grâce & de Grandeur,
Examinons la chofe j laiffant à part ce
dernier article de la beauté.
La premiere raifon que Ton aîègue, en fa-
veur de l'Habillement arbitraire & négligé;»
femble n'être pas d'un grand poids. La fé-
condé n'en a pas tant non plus, qu'on fe
l'imagine ordinairement; parce que dans les
Tableaux,qui ont cette forte de Draperie,
on retient néceflairement tant de l'Habil-
lement à la Mode même dans les parties
les plus vifibles & les plus eftëntielles, que
le changement de Modes y répand, en quel-
que façon , autant fon influence , que fur
les Habits ordinaires. Pour preuve de ce-
la, vcms n'avez qu'à vous rapeler ce qu'on
i.iB Essai sur la The'orie
faifoit du tems qu'on portoit de grofles Per-
ruques , & de grands Rabats étendus fur
les épaules. De forte que ces raifons ne
paroiilent pas fufifantes,pour contre-balan-
cer celles qui favorifent l'autre parti ; don-
nez-lui même tout l'avantage que cet Ha-
bit fittorefque peut avoir, fur l'Habit ordi-
naire , par raport au Coloris, ou à l'Etofe,
celui-ci aura encore afîez d'avantage, pour
faire pancher la balance du côté de laRef-
femblance & de l'Hiltorique. Faifonsdonc
entrer à prefent dans la queftion le troifiè-
me Argument de la Grâce & de la Gran-
deur ; & voïons l'éfet qui en réfultera.
Le moïen de fe déterminer ici , c'eft de
fixer la manière de fuivre l'Habillement or-
dinaire , pour favoir fi cela fe doit faire
Amplement, ou fi l'on doit l'embellir, &
jufqu'à quel point on doit le faire. Après
cela, il faut comparer l'Habillement pour le-
quel on fe fera déterminé avec l'Habille-
ment arbitaire & pïttorefque ; & voir enfui-
te fi celui-ci a un avantage fi grand , par
raport à la Grâce & à la Grandeur , qu'il
l'emporte fur celui que l'autre avoit, lorf-
qu on laift'oit à part ce dernier Argument.
S'il l'emporte , c'eft celui qu'on doit choi-
fir ; fi non, c'eft de l'Habillement ordinaire
qu'il fayt faire choix.
C'eft ainfi , qUe j'ai réduit la chofe à la
métode la plus facile que j'ai pu , pour ai-
der ceux qui feront intèreflés à fe détermi-
ner
Dç La Peinture. i6*
mer, fur une afaire où la fantaifie à tant
de part. Mais en voilà allez fur cette dif-
pute.
Il y a une Grâce & une Grandeur artifi-
cielles , qui naijfent de topofition de leurs
contraires. Comme dans la Tente de Da-
rius, peinte par le Brun, (*) la Femme
& les Filles de ce Prince ont l'obligation
d'une partie des leur Beauté & de leur Ma-
jefté aux Figures hideufes qui font autour
d'elles. Mais un Maître plus excellent
que le Brun femble aprouver cet ar-
tifice, comme on le remarque, dans fon
Banquet des "Dieux, au Mariage de Gu-
pidon & de Psyché (t). Venus,lors-
qu'elle entre en danfe, eft environnée d'ob-
jets qui relèvent fa Beauté : on voit autour
d'elles les Figures, d'H e r ç u l e , du Mufle
de fa peau de Lion, de VUlcain, de
Pan , & du Mafque que tient en fa main
la Mufe , qui la fuit immédiatement. Il y
a des Sujets qui portent cet avantage avec
eux; comme l'Hiftoire d'Andromède
& du Monftre;celle de Galatë'e & des
Tritons. En un mot, par-tout où les deux
contraires, c'eft-à-dire, les Beautés mafcu-
lines & féminines fe trouvent opofées3
ainfi qu'on le voit dans les Figures d'Her-
cule & de De'janire, elles relèvent
L les
(*) l'Eftampe en eft gravée par G, Edelïnk.
r(t) Peint par Raphaël , dans la Galerie du Petit Par nef*
* Rome. On en voit des Eftampts .gravées par N. Dom.r.
comme auffi de F. Periuek.
i.iB Essai sur la The'orie
les Caractères les unes des autres, & fe
communiquent de l'excellence réciproque-
ment. La Sainte Famille eft encore un Su-
jet fort avantageux, par la même raifon.
Il n'eft pas néceffaire, que je m'y arrête :
J'artifice en eft allez connu, & eft d'un af-
fez grande étendue , puifqu'il eft pratiqué
par Tes Poètes, les Hiftoriens, les Théo-
logiens &c , aufli bien que par les Pein-
tres.
Ce que j'ai dit jufqu'ici ne fera pas d'un
grand ufage à celui qui ne remplit, ou ne
fournît pas fon Efprit d'images nobles.
C'eft pourquoi ,il eft néceffaire qu'un Pein-
tre life les meilleurs Livres, comme font,
Home're, Milton, Virgile, Spen-
cer, Thucydide, Tite-Live, Plu-
tarque » &c> mais fur-tout l'Ecriture
Sainte , où l'on trouve une fource inépui-
fable, & une variété infinie des penfées les
plus fublimes, exprimées de la manière du
monde la plus noble. Il faut aufli, qu'il
fréquente les Compagnies les plus brillan-
tes,& qu'il évite le refte. Raphaël s'entre-
tenoit tous les jours avec les plus excellens
Génies, & avec les plus grands Hommes
de Rome ; & ceux-ci étoient fes plus inti-
mes Amis. Jule Romain, le Titien,
Rubens, Van Dyck, &c, pour n'en
pas nommer davantage,favoient fort-bien,
comment fe faire eftimer, par raport à cet-
te particularité. Mais les Ouvrages des
meil-
-ocr page 191-De la Peinture. ' iif
Bailleurs Maîtres,en fait de Peinture&*de
Sculpture, doivent être au Peintre, com-
me fon pain quotidien; c'eft de là qu'il ti-
rera une nouriture délicieufe.
Bon Dieu, de quelle Noblefte d'efprit la
Nature Humaine a été honorée ! Voïez ce
qu'ont fait les Anciens: examinez la Gale-
rie de Hamf ton-cour : feuilletez un Livre
de Delfeins bien choifis ; & vous trouve-
rez, que le Tfalmifte étoit divinement in-
fpiré , lorfque s'adreftant à fon Créateur,
il dit de l'Homme : (*) Tu l'as fait un peu
moindre que les Anges, Tu Vas couronné dû
Gloire © d Honneur!
Si l'on m'avoit fait voir une Pièce de
Raphaël,dit Charles Maratti à
un de mes Amis, fans avoir jamais ouï parler
de lui, & qu'on m'eût dit , que c'étoiÉ
l'Ouvrage d'un Ange, je l'aurois cru. Le
même Ami m'a affuré, qu'il avoit vu un
Livre entier , rempli d'environ deux ou
trois-cens Defteins de Têtes, faits par ce
même Charles M ara txx ,d'après ce-
lui de I'An tin ou s , qu'il avoit , dit-il,
choifis d'un nombre de dix fois autant 3
qu'il avoit deffinés d'après celui-là feul:
mais il a avoué en même tems,qu'il n'avoit
jamais pu parvenir au point d'atraper ce
qu'il remarquoit en fon Modèle, Telle
étoit l'excellence du Sculpteur ; telle aufti
étoit la diligence, la confiance , & la mo-
difie de Maratti. La
(*) Pfeaume. VIII. fi.
-ocr page 192-i.iB Essai sur la The'orie
Les Anciens ont pofledé ces deux Qua-
lités excellentes, qui font le fujet de ce
Chapitre. Apelle, entr' autres,s'eft dif-
tingué par la Grâce ; & Raph aël a été
l'Apelle moderne, à quoi il a encore
joint un degré furprenant de Grandeur.
Son ftile n'eft pas parfaitement Antique;
mais il paroît être l'éfet d'un grand Génie,
perfectionné par l'étude de cette Ecole ex-
cellente. Il n'eft pas Antique; mais,oferai-
je ie dire ! Il eft meilleur , & d'autant plus
qu'il eft l'éfet de fon choix & de fon juge-
ment. Jule Romain avoit une Grâce &
une Grandeur qui aprochoit plus du Goût
Antique; non pas pourtant fans un grand mé-
lange de ce qu'il avoit de lui-même , qui
étoit éfeftivement admirable ; mais qu'on
ne doit pas fe propofer comme un' mo-
dèle digne d'être imité. Polydore a
entièrement fuivi l'Antique, dans fes meil-
leurs Ouvrages. La vieille Ecole de Florence
avoit une efpèce de Grandeur, qui femblable
à Hercule, promit des Prodiges dès
Ion berceau, & qui ont été acomplis, dans
un affez haut degré, par Léonard de
Vinci, qui ne manquoit pas non plus de
Grâce ; mais, d'une maniéré encore plus
parfaite , par Michel-Ange B u o n a-
roxi. Son ftile eft de lui-même ; il n'eft
pas Antique , mais il avoit une efpèce de
Grandeur fiere,qui étoit telle aufouverain
degré ; il s'émancipoit même quelquefois,
r jufqu an
De la Peinture. ' iif
jufqu'au Terrible ; quoiqu'en pîufieurs Ex-
emples , il y ait joint la Grâce , pour lui
fervir d'aftaifonnement. J'ai une Tête de
Femme de lui, qui eft d'une délicatefle à
peine inférieure à celle de Raphaël, &
qui, ouvre cela, conferve cette Grandeur,
qui étoit fon Caractère particulier. Lors
que le Parmesan a copié les Ouvrages
de Michel-Ange, & y a joint la Dou-
ceur de'fon propre Stile,alors les deux en-
femble font un Compofé admirable , dont
j'ai pîufieurs Exemples. Je n'entends pas
cependant,qu'ils foient préférables àcequi
eft entièrement de Michel-Ange, ni à
ce qui eft entièrement du Parmesan,
fur-tout à ce que ce dernier a de meilleur.
Mais ils font comme l'Ouvrage d'une autre
main , & d'un Caraéïère qui tient le mi-
lieu entre les leurs. Car le Parmesan
avoit une Douceur enchantée ; on remar-
que, en tout ce qu'il a touché,une Grâce,
foutenue d'une Grandeur, qui font qu'on
ne le fouhaiteroit pas autre qu'il eft. Son
Stile eft entièrement de lui : il n'eft aucune-
ment Moderne, & il ne tient pas beaucoup
de l'Antique. Il femble que ce qu'il a fais
coule de la Nature même ; & qUe ce foient
les Idées d'un Homme qui vivoit dans l'A-
ge d'Or , ou dans l'Etat d'Innocence. J'ai
une grande quantité de Defteins de lui ;
mais il n'y en a que deux ou trois, où il
s'agifle de quelque lang répandu, ou de la
L 3 mort
i.iB Essai sur la The'orie
ïnort de qnelcun ; encore voit-on bien, qu'il
n'y a pas travaillé,fans faire violence à fon
génie, B accio B andinelli avoit un
Stile de Grandeur , que la Grâce acompa-
gnoit quelquefois. Le Cgrrege avoit
une Grâce , qui ne cedoit en rien à celle
du Parmesan, peut-être même, qu'il
avoit plus de Grandeur que lui ; mais d'un
goût diférent du fien & de l'Antique. Ce
qu'il avoit étoit pareillement de lui, & il
l'emploïoit particulièrement à des Sujets
religieux, ou qui n'avoient rien de Terri-
ble. Le Titien, IcTintoret, Paul
Verone'se , & d'autres de l'Ecole Véni-
tienne , ont une Grandeur & une Grâce
qui ne font pas Antiques; mais qui cepen-
dant , font dans le Goût Italien. Annibal
Carache avoit plus de Grandeur que
de Gentillefiê , quoiqu'il eût auffi quelque
chofe de cette dernière ; au lieu que le Ca-
ractère du Guide a été la Grâce. Ru-
bens étoit Grand ; mais fa Grandeur étoit
dans un Goût Flamand. Nicolas Pous-
sai n étoit véritablement Grand & Gracieux,
& c'eft à jufte titre qu'on l'apeloit le Ra-
- p h a e l François:. Les Pay fages de Sal-
vator Rosa font Grands , autant que
ceux de Claude Lorain font Déli-
cats. Le Stile de Philipe Laura n'eft
pas moins Délicat ; & celui du Bourgui-
gnon eft Grand. Enfin, Van Dyck a-
|-oit quelque chofe de l'une & de i'aUtre
De la Peinture. ' iif
^ ces bonnes qualités, mais il ne les avoic
Pas à un haut degré , ni même toujours.
II s'atachoii à la Nature choifie dans fes
Meilleursmomens; il la relevoit en quelque
façon, & l'embellifToit. C'eft par cette
raifon, que dans cette rencontre, fur-tout
lors qu'il ne tomboit pas plus bas , il eft le
meilleur Modèle qu'il y ait, en fait de
Teiatttre en Tortrait, à moins que nous
ne préférions une Chimère du Peintre, à
une reprefentation véritable , de nous ou
de nos Amis; & que nous ne voulions en
impofer à la Pofteiité,ou perdre notre ref-
femblance & celle de nos Amis, & par-là
nous enfèvelir dans l'oubli, pour l'amour
d'elle.
Comme, en fait deRaifonnement, il ne
faut pas fe repofer fur les Autorités des au-
tres ; mais qu'on doit avoir recours aux Prin-
cipes fur lefquels elles font, ou doivent être
fondées: de même, s'en tenir à ce que les
autres ont fait, ce n'eft jamais faire que co-
pier. Ainfi, il faut qu'un Temtre ait des
Idées originales de Grâce &de Grandeur ,
qu'il tire des obfervations qu'il a faîtes lui-
même fur la Nature ; quoique fous la con-
duite & avec le fecours de ceux qui ont
réuflî par le même chemin, qu'ils ont tenu
avant lui- Il ne faut pas pu'il luive aveuglé-
ment ce qu'il trouve d'excellent dans les
autres; il doit au-contraire, fe l'aproprier,
& pénétrer dans la raifon de la chofe mê m e,
L 4 com=>
i.iB Essai sur la The'orie
comme ont fait, fans doute,ceux qui font
les Auteurs originaux de cette excellence :
car ce font des chofes auxquelles le hafard
n'a aucune part.
Les Idées que les Hommes ont de la
Beauté varient ; on voit fouvent auffi la
même inconftance, à certains égards, dans
celles qu'ils ont de la Magnanimité. Il ne
feroit pas indigne de la recherche d'un
Peintre d'obferver , quelles ont été celles
des Anciens fur ces matières, & d'examiner,
fi elles s'acordent avec le Goûtd'à-prefent ;
ou li elles ne le font pas, de favoir lefqueîs
ont droit ou tort , en cas qu'on puiifè le
déterminer, par la raifon. Si c'eft une chofe
qui dépende feulement de la fantaifie , qu'il
corifidére fi les préjugés, que nous avons
en faveur des Anciens,l'emportent fur l'o-
pinion du Siècle prefent. Pour ce qui re-
garde les Draperies,il faut étudier les An-
ciens avec précaution, comme nous l'avons
déjà dit ci-deflus.
Au-lieu de faire des Portraits chargés des
perfonnes , fotte coutume de les traduire en
ridicule , trop en ufage aujourd'hui ; il fau-
drait que les Peintres prifTent une Face,<&
qu'ils en fiffent une Médaille , ou un Bas-
reliefh l'Antique, en la dépouillant de fes
déguifemens modernes, en relevant l'air &
les traits , & en iui donnant l'ornement de
ces tems-là,convenable au Caraftère qu'on
fe propofe. de déiigner. Tout le monde.
De la Peinture. ' iif
convient, que notre Ile fournit des Modè-
les auffi propres, par raport à la Grâce &
à la Beauté extérieure , qu'aucune autre
Nation du Monde. Peut-être même, que
l'ancienne Grèce, ni l'ancienne Rome ne
fauroient fe glorifier d'avoir fourni de plus
brillans Caractères, que nous en donnons.
Plût à Dieu que nous n'euffions pas en mê-
me tems autant d'exemples du contraire!
Enfin, ilfaut que l'elprit mêmeduPein-r
tre ait de la Grâce & de la Grandeur , &
que les fentimens en foient nobles & relevés.
Fais, ô Dieu Tout-pliffant,que ta Grâce
Divine
De fes fierçans rayons mon Efprit illumine ;
Qu'elle échaufe mon cœur de l'ardeur de fes
feux ;
Tour contempler ta Gloire , acordes lui des
yeux.
baignes en diffiper tous les épais nuages,
Qui m'emfêchent de voir tes merveilleux
Ouvrages. (*).
Lorfque l'efprit jouît de la tranquiïité &
du repos, lorfqu'il reffent du plaifir & de
la joie, c'efi: le tems propre pour les gran-
des & pour les belles Idées.
Sans honte, fans frayeur de revoir le Journal
De tout ce qu'on a fait, ou de bien, ou de mal: '
L 5 Sans
(*) Mit ton, Paradis perdu, Liv. III. f'. &
-ocr page 198-i.iB Essai sur la The'orie
Sans s'informer du tems, avec inquiétude,
Sans rechercher du Sort la trifte incertitude,
Attendre feulement de Dieu le bon-plaiftr,
Qui régit le Pafé, le Prefent, l'/lvenir.
De ce que Von pojfède avoir le cœur content;
Avec humilité fe fer-vir du Prefent ;
Sup or ter fon malheur, armé de patience,
Sans jamais murmurer contre la Providence ;
Savoir, qu'en cette vie, iltï eft rien de confiant»
Et que fon Baromètre varie à chaque inftant ;
Efpérer que le Sort, las d'être inexorable
Tour a nous devenir un jour plus favorable ;
Puifquil n'eft point de tems, qu'il n'eji point
de fai fon,
Qui ne porte Jes fruits ,plus ou moins àfoifbn ;
Et que quiconque peut en faire un bon u fage,
Connaît l'Art affuré de vivre en Homme fage.
Content ,perfuadé, que de tout ce qu'on voit,
Il ne fe trouve rien, qui ne foitjufte & droit ;
Que ce grand Univers n'a rien que de con-
forme
Au vouloir de celui qui lui donna la forme ;
Que la Création ne vient point du Hazard ;
Qu'elle n'apufe faire, ouplutôt, ou plus tard.
Je jouis du Preft nt, j'y borne mon defîr,
Sans craindre ce que peut enfanter l'Avenir:
Je ne me flatepoint d'an bien encore à naître-,
Et le mal que Von craintpour a bien ne pas être.
Il y a des gens qui s'imaginent tirer de
l'avantage du mépris qu'ils font de toutes
De la Peinture. ' iif
chofes, & de l'averfîon qu'ils témoignent
en avoir ; mais ce n'en eft pas un pour
les Peintres. Il faut, qu'ils examinent tou-
tes fortes d'objets,dans leur meilleur jour,
& dans celui qui leur efl le plus avantageux.
Il faut, qu'ils faflent dans la Vie ce que j'ai
dit, qu'ils dévoient faire dans leurs Ta-
bleaux. Ils ne doivent point charger les
accidens auxquels elle efl fujète, ni enché-
rir fur les mauvaifes qualités des chofes, ni
s'amufer à ce qu'elle a de bas &deboufon:
ils doivent, au contraire, s'étudier à relever
& à embellir tout ce qu'ils peuvent,& àpouf-
fer le refte auffi loin qu'il leur efl poffible»
J'entendspar-tout,*ô Dieu,célébrer ta Bonté;
"Par-tout on acomplit ta Sainte Volonté.
J'en triomfe en mon cœur, ma joie en ejl ex-
trême ;
Je te fer s, je te crains fe t'adore, & je t'aime.
Comme autrefois Jacob , Homme faint &
pieux,
Vid,pendant le fommeilJesHabitans desCieux
Descendre par degrés, & remonter l'Echelle,
Qui touchoit de la Terre à la Voûte éternelle.
Il s'éveille, il s é fraie, il s'écrie en fur faut,
Voici par-où l'on peut monterjufqu'auTrès-
Haut.
Cefl bien Toi que je voi, ce ne font pas les
Anges y
J'entens leurs faints Accords célébrer tes
-ocr page 200-i.iB Essai sur la The'orie
Charmé de voir, qu'ici tout- fait ta Volonté
Mon plaifir eft parfait, jen fuis tout tran-
fporté :
Je t'adore & te crains, je faime& te révère*
Je poffède le Ciel en ce bas Hemifphère.
Après le Génie & l'Induftrie, la Ver-
tu elt la meilleure qualité qu'un Pein-
tre puifle avoir. Comme cette qualité eft
véritablement grande & aimable, & qu'elle
naît des fentimens les plus fages & les plus
nobles, elle en produit auffi de pareils. Un
Efprit rempli de ces fentimens eft plus pro-
pre à concevoir & à exécuter, qu'un autre
qui eft fouillé & envélopé dans le Vice.
Ùn Homme Vertueux a généralement plus,
de tranquiïité, plus de fanté , & plus de
vigueur ; & par conféquent, moins d'in-
terruptions & de difficultés; & ainfi,il fait
un meilleur ufage de fon tems, & il le met
tout à profit. De forte que les plaintes
qu'on fait ordinairement, que la vie eft
courte, par raport à la perfection des Arts
& à Facompliffement des grands defteins,
ne font pas auffi juftes qu'elles paroiftent
l'être. La vie eft courte, il eft vrai ; mais les
Hommes ]a racourciffent encore de beau-
coup , par le peu de ménagement qu'ils en
font.
Je fai,qu'on m'objeétera, que les grands
Efprit? ,& ceux qui ont de la vivacité font
naturellement fujets aux Paffions violentes,
&
-ocr page 201-De la Peinture. ' iif
& aux Apétits déréglés ; & que dificile-
ment on peut les retenir dans dejuites bor-
nes. Mais n'eft-ce pas, parce qu'il n'y a
pas encore allez de force d'efprit ? Et s'il y
a eu de grands Hommes vicieux, n'au-
roient-ils pas été encore plus grands, s'ils
avoient été vertueux ? Pour ce qui eft des
Peintres, je conviens, qu'il s'en eft trouvé
plufieurs, qui ont deshonoré leur Profef-
fion ; mais ç'a été parmi ceux du plus bas rang
des Peintres de confidération. Ceux dont
les Ouvrages nous font fi chers ont été des
Hommes d'un jugement folide , & d'une
vertu exemplaire» S'il y en a eu quelques-
uns parmi eux , qui n'aient pas été exemts
de toute forte de vice ; les défauts qu'ils
ont eus font, en quelque manière, excufa-
bles , puisque c'étoit ceux dont les meil-
leurs Efprits ont été fuceptibles; d'ailleurs,
ils ne les empêchoient pas d'être véritable-
ment de grands Hommes. Cependant, on
ne fauroit nier, que s'ils avoient pu gagner
fur eux-mêmes de chercher à ateindre à la
véritable force d'Efprit, qui confifte à être
Vertueux à tous égards, ils auraient été
encore plus grands Peintres, qu'ils n'étoient:
le Monde auroit été mieux fourni,plus en-
richi & plus orné de leurs Ouvrages.
il faut qu'un Peintre ait un tour d'efprit,
doux & heureux , pour être fufceptible
d'Idées grandes & aimables. Ces Idées au-
gmentent cette heureufe difpofitiondel'ef-
prit,
-ocr page 202-i.iB Essai sur la The'orie
prit, qui les a enfantées ; elles nouriffent
leur bonne Mère,& elles s'aiment récipro-
quement. Il y a peu d'autres Profeffîons,
qui aient le même avantage. Les Juris-
confuItes,les Médecins & les Théologiens,
font fouvent engagés dans des circonftan-
ces, qui, quoique tolérables par la coutu-
me , ne peuvent pourtant jamais être agréa-
bles: ils ont fouvent afaire à des gens,dans
leurs momens chagrins. L'Efprit d'un Pein-
tre eft rempli, ou le doit être des penfées
les plus nobles de la Divinité , des Aftions
les plus éclatantes des grands Hommes de
tous les Siècles, des Idées les plus belles &
les plus relevées de la Nature Humaine ; &
il obferve toutes les beautés de la Création.
Le "Peintre en Portraits a afaire feulement
avec des gens cte bonne humeur 3 ou du
moins , qui afedent de l'être , dans le
tems qu'ils font avec lui. S'il a un vérita-
ble Go\\iPittorefque, le plaifir qu'il relient
de ces fortes de chofes contribuera extrê-
mement à produire cet heureux état de
l'Efprit, qui lui eft fi néceftaire., Quelque
grande que foit la variété du Goût des Hom-
mes, en fait de Plaifir; & quelque mauvais
qu'en foient les diferens mélanges, on con-
viendra généralement, que celui-ci eft a-
gréable. J'ai une particularité à remarquer
fur cela , parce que je m'imagine, qu'on
n'y fait pas ordinairement atention. C'eft
le grand avantage qu'a la Vue fur les autres
De la Peinture. ' iif
Sens , par raport au Plaifir. Ceux-ci en
reçoivent, je l'avoue ; mais c'eft un plaifir
qui ne fait que pafler, & qui eft interrom-
pu par des intervales longs, & infipides, &
fouvent encore pires. Les plaifirs de la
Vue, au contraire , reflemblent à ceux du
Ciel : ils font perpétuels, & elle ne s'en
raflafie point : fi par hazard elle rencontre
quelques objets qui la bleflent, elle s'en
détourne auffi-tôt. Il eft vrai , que les
Hommes en général peuvent voir, aufli
bien qu'un Peintre ; mais non pas avec les
mêmes yeux. On doit aprendre à voir, de
même qu'on aprend à danfer : les beautés
de la Nature fe découvrent à notre vue peu-
à-peu, après une longue pratique dans l'Art
de voir. Un Oeil judicieux & bien-inftrui.t
remarque une beauté admirable dans les
Formes & dans les Couleurs des chofes les
plus ordinaires , & qui font, à certains é-
gards, de peu de conféquence. Il y trou-
ve même quelque chofe de plaifant & d'a-
gréable , là où un autre ne voit que de la
pauvreté & de la diformùé. Mais la feule
contemplation de la beauté de cette grande
voûte du Ciel eft capable de contre-balancer
une infinité de traverfes & de miféres, qui
fe rencontrent dans la Vie.
Je fai fort bien que , comme toutes les
Créatures de l'Univers cherchent le Plaifir,
dont ils font leur fouverain Bien , il y a
suffi une variété infinie de Goûts, par
ra-
-ocr page 204-%j6 Essai sïjr La The'orie
raport à ce Plaifir. Chaque Efpèce en â
qui lui font particuliers ; & l'Homme, en
cela, eft un abrégé du Tout, Il y a cer-
taines Gaffes qui peuvent auffi peu goûter
le Plaifir des autres , qu'un Poiffon peut
jouir de celui d'un Oifeau, ou un Tigre de
celui d'un Agneau. Un Homme, qui
fe renferme dans un Cloître , n'abandonne
pas le Plailir ; il le cherche , au-contraire,
avec autant d'ardeur qu'un Débauché : tou-
te la diférence qu'il y a c'eft, que l'un rejet-
te ce que l'autre apèle Plaifir ; Plaifir qu'il
ne fauroit pourtant goûter lui-même, dans
l'affiète où fe trouvent fon efprit & fa dif-
pofition pour un autre, qu'il peut goûter &
qui eft fon fait. Je ne veux pas m'étendre
d'avantage fur cette matière , parce que
cela n'elt pas de mon fujet, qui eft feule-
ment d'obferver que , quoiqu'il foit pofti-
ble , qu'un autre Homme méprife ce dont
j'ai parlé, comme d'un Plaifir délicieux, il
eft pourtant certain, que celui quin'eft pas
fufceptible de cette forte de Plaifir, n'a pas
l'efprit bien tourné, pour la Peinture.
Mais il ne fufit pas que l'efprit foit li-
bre , & qu'il foit d'humeur à s'atacher aux
belles Idées, qui font néceflàires aux Pein-
tres , ni qu'il foit rempli des fentimens les
plus nobles & les plus relevés ; il faut en-
core qu'ils aient cette même Grâce & cette
même Grandeur dans l'efprit, pour pouvoir
apliquer ces qualités à leurs Ouvrages. Car
De la Peinture. ' iif
les Peintres fe peignent eux-mêmes, comme
d'autres l'ont déjà remarqué avant moi ; &
cela doit être véritablement ainfi , par une
confequence nécefîaire de la nature des
chofes en général Un Efprit badin cherche
quelque chofe de Plaifant & de Ridicule, &
s'y atache naturellement, s'il en peut rencon-
trer : il s'en forme même dans l'imagination,
s'il n'en trouve point de réel; & cela eft pour
lui, ce que le Grand & le Beau eft pour un
autre, dont l'Efprit eft d'un meilleur tour.
L'un pafle légèrement for un beau Caractè-
re, & tâche même del'abaiffer^u-lieuque
l'autre en relève un médiocre : Cueille-t-on
des Grapes des Epines, ou des Figues des
Chardons? Supofons un Homme à qui les
diférens ftiles de Raphaël & de Mi-
chel-Ange font familiers, mais qui con-
noit point le Caraftère de leur l'Efprit : di-
fons-lui ,que l'un de ces deux Arrïftes étoit
un Homme poli, d'un bon naturel, prudent
& modefte qu'il étoit ami & compagnon
des plus grands Hommes qui étoient de fon
tems à Rome, tant par raport à la Qualité,
qu'à l'égard de l'Efprit, & qu'il étoit le
Favori de Léon X. l'Homme le plus po-
li du Monde • faifons-lui entendre , que
l'autre au-contraire, étoit rude, hardi, fier
&c , que lui & Jule H. qui étoit l'Efprit
le plus violent de fon Siècle, s'aimaient ré-
ciproquement ; il ne lui fera pas dificile de
diftinguer, par leurs Ouvrages, à qui des
i.iB Essai sur la The'orie
deux apartenoit le premier ou le fécond Ca-
raftère. On en peut faire l'expérience fur
d'autres, avec le même fuccès.
Tout le monde convient, que les Grecs
avoient une Beauté & une Majeité,dans leur
Sculpture & dans leur Peinture , qui fur-
paffoit celles de toutes les autres Nations ;
la raifon de cela eft, qu'ils fe peignoient &
fe fculpoient eux-mêmes. En voïant & en
admirant ce qu'ils ont fait , qu'on fe fou-
vienne de Salamis & de Marathon , où ils
combatirent, & des Thermopyles où ils fe
dévouèrent pour la liberté de leur Patrie :
on voïoit ces paroles écrites fur les Tom-
bes de ces derniers: Va, Etranger, rapor-
ter aux Lacédémoniens , que nous gijfons
ici , en vertu de leurs commandemens.
Lorfque fur le Théâtre , dans une Pièce
d'EscHYLE , il fe trouva quelque chofe
qui fentoit l'Impiété , tout l'Auditoire prit
feu, & fe levant tout-à-coup s'écria, qu'on
faffe périr ce Blafphèmateur des Dieux.
Amynias fon Frère fauta d'abord fur le
Théâtre, & fit voir le moignon du bras qu'il
avoit perdu à la Bataille de Salamis, & repre-
fenta auffi le Mérite de fon autre Frère C v -
n e g y r u s, qui dans le même tems s'étoit gé-
néreufement facrifié pour la Patrie. Le Peu-
ple condamna Eschyle d'une voix unani-
me , & lui acorda la vie, en confidérationde
fon Frère Amynias. C'étoit-làdesGVwj/
C'étoit ce Peuple, qui peu de tems après,
De la Peinture. ' iif
porta la Peinture &la Sculpture à un fi haut
degré de Perfeftion. Ce font-là les Hom-
mes , qui avoient cette Grâce & cette Gran-
deur étonnante , que nous admirons avec
tant de juftice dans leurs Ouvrages. Les
autres Nations les ont furpafles en d'autres
choies ; mais, pour la Magnanimité , elle
étoit leur Qualité caraftériftique.
Les anciens Romains ocupent le fécond
rang: on remarque auffi de la Grâce & de
la Grandeur dans leurs Ouvrages. C'étoit
Un Peuple vaillant ; mais ils aVouoient aflez
la Supériorité des autres, en ce qu'ils les
imitoient.
Long in dit, que X Iliade d'homerë
eft le Flux d'un grand Océan , & que fon
Odytfée en eft le Reflux. On peut dire la
même chofe des Italiens, anciens & moder»
nés.
O Rome ! Heureux Dépofitaire de tant:
d'Ouvrages admirables de l'Art, que mes
yeux paffionnés n'ont jamais vus , ni ne
verront jamais! Tu étois deftinée à être la
Maitreflè du Monde! Lorfque Tu ne pou-
vois pas, fuivant le cours naturel des cho-
fes fublunaires, foutenir plus long-tems un
Empire qui avoit été élevé & confervépar
les Armes, Tu en as établi un autre , à la
vérité d'une nature diférente , mais d'une
vafte étendue , & d'un grand pouvoir. Ii
ne faut donc plus s'étonner , de voir que
1 Italie moderne, de même que l'ancienne
M % Jfa
i.iB Essai sur la The'orie
Rome, ait porté la Peinture à un fi haut
degré de Perfection.
Quelque corruption qui s'y foit gliflee,
par des raifons, dont la recherche n'elt
point de mon fujet ,il n'y a point de Nation
fous le Ciel, qui aproche tant des anciens
Grecs & Romains, que la nôtre. On trouve,
parmi nous, un courage , une fierté, une
élévation de peniées, une grandeur de goût,
un amour pôur la Liberté, une fimplicité,
& une bonne-foi, que nous héritons de nos
Ancêtres, & qui nous apartiennent, en
qualité à?-^Anglais ;& c'eit en cela que nous
en aprochons. fe pourois produire un long
Catalogue de Soldats, de Politiques, d'O-
rateurs, de Matématiciens, & de Philofo-
phes à peu près de notre tems, qui font des
preuves de ce que j'avance ; & qui , par
conféquent, font honneur à notre Patrie,
& à la Nature Humaine. Mais, comme
je me borne aux Arts, fur-tout à ceux qui
ont quelque raport à la Peinture,& qu'ou-
tre cela , j'évite de faire ici mention des
Noms de ceux qui font en vie, quoiqu'il
y en ait plufieurs de ceux, dont je veux
parler, qui fe prefenteront d'abord à la
penfée de tout le monde,je raporteraifeu-
lement l'exemple d'inigo Jones, pour
VArchitecture, de Shakespear & de
M ilton, celui-ci pour la To'èfie Epique-,
& l'autre pour la To'èfie Dramatique ; ils
méritent d'être affis-, comme ils le font, à
De la Peinture. ' iif
la Table de la Renommée , parmi les plus
illuilres des Anciens.
Il viendra, peut-être, un tems , où les
Ecrivains pouront y ajouter le Nom de
quelque Peintre Anglais. Mais, comme
dans la Nature,la Terre convertit la Semen-
ce en Herbe, enfuite en Epi verd,& enfin
en Grain mûr, de même les Vertus d'une
Nation commencent à bourgeonner, par des
qualités moins parfaites , & s'avancent par
une gradation aifée. La Grèce & Rome
n'ont pofiTedé la Peinture ni la Sculpture
dans leur Perfection , qu'après avoir fait
voir leur vigueur naturelle , par de moin-
dres exemples. Je ne fuis ni Prophète, ni
Fils de Prophète: mais, à confidérer l'en-
chaînement néceffaire des Caufes & de leurs
Evènemens , & à en juger par quelques
anneaux de cette Chaîne du Deftin , j'ofe
affurer , par la grande probabilité que j'y
voi, que fi jamais le Goût de Grandeur &
de Beauté des Anciens, en fait de Peintu-
re , commence à revivre , ce fera en An-
gleterre. Mais pour cela , il faut que les
Peintres Anglais , pénétrés de la Dignité
de leur Profeflion, & de leur Patrie, pren-
nent une ferme rèfolution défaire honneur
à l'une & à l'autre,par leur Piété ,par leur
Vertu, par leur Grandeur d'ame, par leur
Bienveillance , par leur Induftrie & par
le mépris de tout ce qui elt réellement in-
digne d'eux.
i.iB Essai sur la The'orie
Je ne puis m'empêcher de fouhaiter à
cette ocalion , que quelque Peintre plus
jeune que moi,& quiauraeudèsfajeunelîe
de plus grands avantages,voulût s'évertuer
à pratiquer la Grandeur d'atne ,dont je viens
de parler; il n'y a point de doute, qu'en y
emploïant fes foins, il ne parvînt au pbint
d'égaler les plus habiles Maîtres de tous les
Siècles, & de quelque Nation que ce foit.
Qu'étoient-ils plus que nousnefommes ,ou
que nous ne puiffîons être ? Quels fecours
aucun d'entre eux a-t-il eus, que nousn'aïons
auffi ? Nous en avons même plufieurs, que
quelques-uns d'eux n'avoient pas. En voici
un fur-tout des plus confidérables ; je veux
dire notre Réligion , qui a ouvert une am-
ple Scène de chofes auffi nobles que nou-
velles, Les connoiffances que nous avons
de la Divinité font plus julles & plus éten-
dues; & celles que nous avons de la Natu-
re Humaine font plus relevées que ne pou-
voient être celles, que les Anciens en <a«
voient. Comme il y a certains beaux Ca-
ractères , qui font particuliers à la Religion
Chrétienne, elle fournit auffi les Sujets les
plus nobles qu'on puiffè jamais s'imaginer,
pour un Tableau.
DU SUBLIME.
CW u nRaifonnement plusfort,plusrelevèy
Qui marque de lui-même un Sublime a~
De la Peinture. ' iif
II en foutient le Nom, à moins que la Vieilleffe,
Ou qu'un Climat trop froid riy marquent leur
foiblejfe.
Comme il peut arriver fi je ri'emprunte rien,
Et qu'un Célefie Efprit ri y mettepoint dufan.
T)efcens donc, Uranie, étale tes merveilles,
Tendant ïobfcure nuit, remplïs-en mes oreil-
les (*).
On parle beaucoup du Sublime,fans que
pourtant on convienne de la lignification
de ce Terme (f). Ainfi , avant que d'en
faire ufage, je veux me fervir du privilège
qu'on acorde à tout le monde, d'expliquer
fa penfée. Je dirai ce que j'entens par-là,
& la raifon que j'en ai ; fans pourtant vou-
loir entrer dans une difpute en forme, fur
aucun point, en quoi je difére des autres.
C'eft un Terme qui ne donne qu'une Idée
confufe & incertaine, ou plutôt , qui n'en
donne aucune ; car, comme je l'ai dit, on ne
convient pas de fa figoification ; c'eft aufti
ce qui fait que j'y en atache une, pour mon
propre ufage. Ceux qui ne voudront point
adopter ma définition pouront faire ce que
je fais; c'eft-à-dire, le définir & l'emploïer
comme ils le jugeront à propos. C'eft un
Terme farouche,que je cherche à aprivoi-
fer ; & dont je tâche de tirer quelque uti-
M4 lité;
(*) Mil ton, Parad. perd. Liv. IX. f. 41.
Ci) Voïcz, Ooileau, Traité du Sublime, Tom. III.
-ocr page 212-i.iB Essai sur la The'orie
Kté ; & comme on s'en fert fur-tout par
raport à l'Ecriture , c'eft à cet égard que
je le confidérerai premièrement.
J'entens, en général, par le Sublime, ce
qui fe trouve de plus exellent dans ce qui
excelle ; comme l'Excellent eft ce qu'il y
a de meilleur dans ce qui eft bon. La Di-
gnité de l'Hommeconfifte particulièrement
en ce qu'il penfe , & qu'il peut communi-
quer fes Idées à un autre. Ainfi, j'entens,
qu'en fait d'Ecriture, les Ten fées, les Ima-
ges & les Sentimens les plus nobles les
plus relevés, & qui nous font communiqués
par les Expreffîons les mieux choifîes , en
font le parfait Sublime ; ils en font l'Admi-
rable & le Merveilleux.
Il peut y avoir des degrés, même dans
îe Sublime, & ce qui eft d'un rang inférieur
au plus éminent peut encore être Sublime.
La Penfée & le Langage font deux excel-
lences diftinéles: il y a peu deperfonnes qui
foient capables d'ajouter de la Dignité à un
Grand Sujet, ou même de kluiconferven
& il y a de certains cas, où il ne s'en trouve
point, qui puilTent le faire. La plupart des
Hommes ne conçoivent pas avec Grandeur,
& ne fa vent pas même produire leurs con-
ceptions avec le plus d'avantage; & ceux qui
ont plus de capacité ne l'exercent que ra-
rement. C'eft par cette raifon , que nous
admirons, avec "tant de juftice , ce qui eft
fi excellent & fi extraordinaire.
De la Peinture. ' iif
La Grande Manière de penfer , comme
iaPenfée en général, eft, ou une pure In-
vention, ou ce qui naît des indices qui nous
viennent du dehors.
Ce Pafîage, Dieu créa au Commencement
les deux S> la Terre , auroit été une Pen-
fée noble , fi elle avoit été Invention , &
elle l'aUroit été plus ou moins, félon que
celui qui l'a inventée i'auroit entendue : &
s'il avoit tâché de communiquer fon Idée
aux autres,elle auroit donné lieu à pouffer
l'Invention encore plus loin , pour l'expli-
quer & pour y donner de l'éclairciflement.
Comme cette penfée originale fut donnée
à Moïse, par infpiration, & que celui-ci
nous l'a communiquée,d'une manière con-
cife , fupofé qu'il n'en eût pas dit davanta-
ge que ces paroles, elle ne pouvoit man-
quer de paroître Grande à quiconque n au-
roit eu même qu'une conception médiocre;
mais elle auroit paru telle plus ou moins,
fuivant les diférentes capacités des Hom-
mes , & félon leurs manières diférentes de
penfer : & elle auroit donné matière à l'In-
vention, quoi-que la première ébauche en
fût empruntée. Car pour la Création, on
peut la concevoir comme la Production de
ce Globe & de fes Habitans, du Soleil, de
la Lune & des Etoiles, & tout cela produit
de Rien ; ou bien comme la Formation de
toutes ces chofes d'un Cahos ; ou comme
l'Origine de la Matière univerfelle ; ou en-
M s fin
i.iB Essai sur la The'orie
fin, comme cette Matière modifiée, telle
que nous la voïons, & de tous Etres Spiri-
tuels, c'eft-à-dire, de toutes fortes d'Exif-
tences,quelles qu'elles foient, Dieufeul ex-
cepté , qu'on doit concevoir être Parfait &
Heureux quoique Seul, dès les Siècles éter-
nels , & avant cette grande Révolution.
Pour qu'une Penfée foit Sublime, il faut
qu'elle foit grande : ce qui eft bas & trivial
elt incapable de Sublime ; il faut qu'il y ait
quelque chofe qui rempliffe l'Efprit,& qui
le remplifle dignement.
Dieu dit. Aumêmeinftant les Archanges pa-
rurent i
Les Efprit s Immortels, & tous les Anges fu-
rent.
Son feul Commandement a tout Etre enfanté,
Lui feul vivant heureux de toute Eternité.
Dieu dit. En même-temsfut rempli le grand
Vuide
De Mondes,d'Habit ans du Sec & de l'Humide.
La Nature, à fa voix \fortit de fon Néant,
Elle en reçut & l'Etre & la Formel Un fiant.
Ce Moment nétoitpas ; ce Moment vint à naî-
Dieu étoit Toux en Tout. {tre.
11 n'eft pas néceflaire , que ces fortes de
Penfées foient de la dernière jufteflè , ni
également Philosophiques , dans toutes les
rencontres. Comme celle de la Création s
dont je viens de parler , eft grande , en
De la Peinture. ' iif
quelque fens qu'on la prenne, quoi qu'elle
ne le foit pas dans tous également , elle
peut par conféquent, être Sublime en tous,
malgré l'ancienne Maxime, Ex nihilo nihil
fit, que de rien on ne fait rien : puifque,
fi cela eft vrai, du moins cela n'eft pas fen-
fibje, ni fort connu. De même , tout ce
que nous pouvons dire de Dieu, eft infini-
ment au-deflous de ce qu'il eft:mais quand
on en aura dit tout ce qu'on en peut dire
de plus relevé, cette Idée quoiqu'infiniment
au-deffous de ce qu'il eft, mérite de palier
pour Sublime,parce que c'eft l'Idée la plus
relevée qu'on puifte fe former de cet Etre
Sublime , ou plutôt de cet Etre, feul Su-
blime , en comparaifon de tous les autres.
Mais, quoique la Grandeur foit eiïen-
tielle & que la Vérité ne le foit pas, une
Vérité grande & utile eft préférable à ce
qui n'eft qu'également grand , & qui n'eft
point véritable,ou qui étant véritable n'eft
d'aucune utilité.
Une Idée relevée de la PuiilancedeDieu
peut être Sublime, auffi bien qu'une Idée
pareille de fa Bonté; mais celle-ci aura une
beauté, par raport à nous, qui ne fe trou-
vera pas dans l'autre, Ainfi a dit celui
qui eft Haut & Elevé , qui habite dans l'E-
ternité, & duquel le Nom eft le Saint ; J'ha-
biterai dans le lieu Haut & Saint & avec
celui qui a le cœur brifè & qui eft humble
â'efprit, afin de vivifier l'efprit des hum-
i.iB Essai sur la The'orie
bles, afin de vivifier ceux qui ont le cœur,
brifé{*). Ce paffage, comme nous regardant
de plus près, ferait pour cela préférable à
celui-ci : (f) Que la Lumière foit, ® la
Lumière fut, quoi-qu'ils fuffent, d'ailleurs,
égaux,
La connoiffance que nous avons de4ce
que la Nature peut faire , même fur notre
Globle, eft fi bornée qu'elle nous laiffe
beaucoup de licence, par raport aux Images,
même lorfqu'on devrait les prendre à la
lettre. Pour ce qui elt des Hiperboles &
des autres Figures, tout le monde, fait qu'el-
les donnent encore plus de liberté ; cepen-
dant , dans l'un & dans l'autre cas , il faut
éviter ce qui eft abfurde ou ridicule. II
faut que les Sentimens, pour être Sublimes,
foient juftes & raifonnables. C'eft jufques-
îà que doit néceffairement s'étendre la Vé-
rité , ou du moins la Vrai-femblance. Il
faut que les Sentimens foient tels, qu'on
peut les fupofer dans un Homme , fans le
rendre extravagant ni vilionnaire ; & il
importe peu qu'il y ait jamais eu en éfet, un
Homme qui en ait eu de pareils, & qui
ait agi fuivant ces Sentimens. Ce qu'on
impute à S. Augustin,^/ j'étais /'E ter-
nel & qu'il fût- Evêque d'Hippon, je de-
viendrais Evéque d' Hippon , afin qu'il fût
/Eternel, elt plutôt un Blasfème, qu'un
Senti-
{*) Efaïe, LVII.I,;
-ocr page 217-De la Peinture. ' iif
Sentiment Sublime. Le Père des Ho ra-
ces, dans la Tragédie de Corneille,
a pouffé la Grandeur d'ame à fon plus haut
période: lorfqu'il aprend, que deux de fes
Fils avoient été tués, & que le troilième
s'enfuïoit, il ne regrette pas la perte des
deux premiers; mais tout ce qui lui fait de
!a peine,c'eft la fuite honteufe du dernier:
Seul contre trois ! Que vouhez-vous qu'ilfit?
Qu'il mourût. Hudibras adit une cho-
ie peut-être plus fenfée, dans les Vers fui-
vans, quoique fa penfée exprimée en itile
Burlefque n'eût jamais pu être Sublime s
quand il s'y feroit rencontré autant de
Grandeur, que de Jufteffe.
Tel fouvent gagne au pié, dans une occafion,
Qui veut fe ménager, pour plus d'une action.
Mais ce qui eft dit de ce Vieillard eft
véritablement Sublime , quoiqu'il aproche
de l'Extravagance , car le fentiment en eft
noble ; & quand même il feroit déraifon-
nable , les Moeurs des anciens Romains le
juftifieroient. Malgré tout cela, Boileau,
chez qui je trouve' ce Partage , m'tn a
fourni un autre encore plus beau ; car , ou-
tre qu'il eft auffi grand,il eft plus raifonna-
ble, que l'autre. 11 le tire de l'a t h a l i è de
Racine, comme un Exemp'ed'un Subli-
me partait, à tous égards Abner repre-
fente au Souverain Sacrificateur, qu'A-
ihalie
-ocr page 218-i.iB Essai sur la The'orie
thalie eft irritée contre lui & contre
l'Ordre entier des Levites: voici la répon-
fe qu'il lui fait :
Celui qui met un frein à la fureur des Flots
Sait auffi des Méchans arrêter les Complots.
Soumis avec refpeêl à fa Volonté Sainte,
Je crains ¥)ieu, cher Abner, & ri ai point
d autre crainte.
En fupofant un degré égal de Grandeur,
ce qui a le plus de Solidité a aufti le plus
de Beauté, & c'eft ce qui eft le plus Subli-
me.
De même que les Penfées , il faut que
le Langage du Sublime foit le plus excel-
lent: il ne s'agit que de favoir ce que c'eft
que cette excellence de Langage; fi elle
confifte dans des Figures, des Expreftions,
ou des Paroles qui loient fleuries, pompeu-
fes ou fonores ; ou bien, fi la briéveté & la
fimplicité, ou même la termes ordinaires
& bas ne font pas ce qu'il y a de meilleurs
en certaines occafions.
La Poëfie, l'Hiftoire, la Déclamation, &c,
ont leurs ftiles particuliers ; mais le Su-
blime eft femblable à notre Cour Souve-
raine de Parlement,qui n'eft pas fujète aux
reftridions, qui limitent les Droits des Cours
inférieures; le Sublime, dis-je, ri eft borné
à aucun file particulier. Le plus excel-
lent Langage eft le Sublime ; & celui-là eft
De la Peinture. ' iif
le meilleur, qui expofe les Idées dans leur
ptos grand jour. C'eft-là la fin générale, &
î'ulage des paroles ; mais, fi celles, qui
plaifent à l'oreille , reprefentent les Idées
avec la même force, elles font fans doute
préférables aux autres, & non pas autre-
ment. Les paroles fimples & ordinaires
peignent quelquefois une grande Idée, par
des traits mieux marqués, que ne le font
d'autres, de quelque nature qu'elles foient.
Il arrive quelquefois, qu'un Langage bas
avilit l'Idée , & fait perdre à l'efprit foa
élévation naturelle; mais, lorfqu'on a foin
d'éviter cet inconvénient , il peut fervir
d'un moïen pour nous communiquer le Su-
blime, & l'Idée qu'il nous donne peut a-
voir plus de force, que quand elle nous eil
décrite par de plus grands mots.
Quel Fantôme de Femme à ma vue fe prefente,
Portant deçà, delà, fa tête chancelante ?
Malgré fes noirs chagrins;fonport & fà beauté
Me la font regarder comme la Sainteté'.
Gravement vers mon Lit, la-voilà qui s'a-
vance :
Trois fois elle s'incline, fait la révérence%
Et faifant des éforts, fans pouvoir me parler,
Ses yeux font deux Egouts, que l'on voit dé-
couler (*).
On pafie facilement fur ce que, les yeux
du Fantôme de Schakespear font apelés
des Egoiîtsy à caufe de l'Idée dont l'ima-
Tom. I. gina-
(*) ScHASESPEAR, CtntlS d'Hivff,5
-ocr page 220-iyz Essai sur la Thf/orie
gination eft remplie , d'un torrent de lar-
mes qui en coulent ; la grande Image fait
tant d'impreffion fur nous, qu'elle éface l'au-
tre; mais,fi ces yeux avoient été comparés à
des Rivières, à des Chutes d'Eaux, ou à des
Mers, elles n'auroient pas eu tant de force
fur notre efprit, que ces Egoûts.
La Simplicité & la Briéveté , un feul
mot même , a quelquefois plus de force &
de beauté, que le Langage le plus magni-
fique & le plus pompeux, ou que les Pério-
des les mieux arondies.
La réponfe laconique duPèredesHoRA-
ces , que je viens de raporter, redouble la for-
ce du Sentiment relevé. Ce feul mot eft une
touche forte de pinceau, & un coup de Maîr
tre,qui peint la réfolution & la détermination
de l'efprit, mieux que ne le feroit le plus
beau Difcours, que le Poète eût pu inventer.
Que la Lumière foit, & la Lumière fut;
ces paroles confidéréesfimplement,comme
un trait d'Hiftoire de cette partie de la Créa-
tion , décrivent la chofe admirablement
bien, en fupofant, que le changement des Té-
nèbres en Lumière fe fit dans un inftant ; &
un plus long Difcours en auroit gâté l'Ima-
ge. Milton eftplusdifus, mais il ne dépeint
pas la même chofe : l'image qu'il fait eft
d'une nature diférente; la Lumière, felon
lui, nes'avançoit que lentement.
Que la Lumière foit, & la Lumière fut-,
AU feul ordre de Dieu, ce fur Etre parut'.
Et
-ocr page 221-De la Peinture. ' iif
-Et for tant de T Abîme, il commença fa route
A l'Orient doré de la Célefte Voûte ;
Et pourfiivant fon cour s par les airs nubileux,
H fut envélopé d'un voile ténebreux.
Car , comme le Soleil étoit encore à naître,
La Clarté ne pouvoit que faiblement paroi-
tre (*).
Ici la Défcription lente dépeint le mouve-
ment de la Lumière, comme d'une vapeur
qui s'exhale de la Terre , qui s'élève &
s'augmente peu-à-peu, fembiable à l'Aube
du Jour derrière les Montagnes. Celle de
Moïse elt comme la Foudre, ou un Ma-
gazin qui prend feu tout-à-coup , & dont
l'éclair frape vivement.
Mais ceci eft l'Image la moins importante
de l'Ecrivain infpiré, & le moindre trait de
la briéveté de fonStile,en cet endroit; car
il renferme outre cela une valte Idée de la
PuilTance de Dieu , dont la Parole produi-
te, dans un inltant,une Créature auffi no-
ble, & auffi utile quel'eft la Lumière. Les
Paroles, dont je me fuis fervi, ou plutôt,
les meilleures,qu'on auroit pu choilir,n'au-
roient pas frapé l'Imagination avec tant de
force, que l'a fait ce trait.
Cette manière d'exprimer une chofe in-
directement, & comme par un détour, eft
tout-à-fait Poétique & Sublime. J:en ra-
porterai un autre exemple : ( -j- ) Combien
N font
(*) Milton , Paradis perdu, Liy,VII,^,243,
Ct) Esaïe, LII. 7.
i.iB Essai sur la The'orie
font beaux fur les Montagnes les pies de ce-
lui qui aporte de bonnes nouvelles. L'Image
qui eft ici donnée n'eft d'aucune confé-
quence , & l'intention de ces paroles n'eft
qu'un Précepte fec. Aies foin dêtre un Mef-
fagcr de bonnes nouvelles , fi tu veux être
reçu\ mais c'eft la manière de donner cette
Ijjiage, qui remplit l'efprit d'une Idée
Grande & Agréable , & qui l'enrichit en
même tems d'une inftruftion fort utile.
Loin de douter, que le Stile fleuri,poé-
tique, ou héroïque,n'ait auffi fes Beautés,
il y en a qui ont voulu y borner le Subli4-
me ; lors.qu'il eft foutenu par une pen-
fée relevée, qu'il la fait le mieux fentir; &
que par-là , il eft autant agréable qu'utile.
Je tombe d'acord , qu'alors c'eft celui qu'on
doit choifir, mais non pas autrement.
Quand on l'aplique-à quelque abfurdité, il
eft dégoûtant ; & lors qu'une penfée baffe
& triviale en eft le fujet, loin de l'élever,
il la rend au contraire ridicule, ou le Lec-
teur le devient lui-même, s'il s'y laiftè trom-
per, & qu'il s'imagine que la chofe doit a-
voir un autre fens , qu'elle n'a en éfet, ou
qu'elle n'auroit paru avoir , fi elle n'avoit
pas été revêtue decesOrnemens,quine lui
conviennent pas. Je dis plus ; lors qu'on
s'en fert, pour communiquerune Idée rele-
vée , & qu'il fait au-de-là de ce qu'il faut
pour cette fin, c'eft plutôt un Défaut, qu'une
Beauté ; car on ne doit pas, même dans ce
De la Peinture. ' iif
Stile , donner trop d'étendue à l'imagina-
tion. Quoique les Amplifications fe répan-
dent de tous côtés, il faut qu'elles foient
formées, chacune en particulier , d'une
manière auffi concile que la nature de la
chofe le peut permettre.
Dans la Defcription qué Milton fait
de l'Efprit Malin & de fon Armée d'Anges
déchus, on remarque une profufion d'Or-
nemens, fur-tout de Comparaifons ; cepen-
dant , on voit, dans chacun de ces Orne-
mens, un ménagement admirable, par ra-
port au Langage ; & il n'y a pas un feul
mot qui ne convienne au fujet.
Comme une haute Tour, fuperbement monté,
Cet Archange conferve encor de fa beauté.
Son malheur cependantparoît peintfur faface%
Puis-qu'on en voit i1 éclat, qui far degrés
s'eface.
H reffemble au Soleil, qui -, d'un fombre hori-
zon ,
Perce l'air épaiffi de la froide S ai fon:
Ou lorfqite fon brillant, ofufquèpar la Lune,
Ne foufre qu'à regret une E clip fe importune,
Et qui n'éclairant pas les lieux defon trajet,
En fait trembler le Prince & frémir le Sujet.
Cet Efprit orgueilleux, malgré fa décade?ice,
Brille encor fur le rejîe, en honneur, enfuift
fance.
Il eft vrai, que fon front défait foudroie y
Ne témoigne que trop un efprit éfrayé;
i.iB Essai sur la The'orie
Ses Jour cils heri(fes font paraître une rage,
Qui ne tend qu'au forfait, qu'au meurtre,
qu'au carnage.
Quelque brillant que foit fon œilfier & cruel,
Il eft prêt d'avouer, qu'il eft très-criminel:
Et touché de pitié,pour ces pauvres viêïimes,
Qui, quitant leur bonheur, l'ont fuivi dans fes
crimes,
Il eft ait défefpoir, que fies imitateurs
Se trouvent condamnés à d'éternels malheurs.
T)es millions d'Efprits, que féduifit fia faute
T>e toutes les grandeurs ont perdu la plus
haute :
Et malgré leur éclat Jeur fafte,leurs honneurs,
Ont été pour jamais acablés de douleurs.
SI in fi qu'une Forêt de Chênes embellie,
Ou de fuperbes Pins une Plaine enrichie,
Que la Foudre aprivés de leur verd ornement,
cDetruifiant leurs rameaux par fon feu con fu-
mant (1).
Une Defcription plus prolixe auroit été
fuperflue : mais il n'y a rien à craindre de
ce côté-là, dans ce qui fuit. C'eft la De-
fcription delà fécondé Perfonne de la Tri-
nité , qui vient avec fon Equipage Célefte.
Et pour créer de rien un Monde toutparfait »
A'mfi qu'au grand Confeil le projet en fut fait:
Contemplant des hauts Lieux, & dufrônefa-
blime .
fe Gaufre vafte, obfcur, le grand, l'immeuje
Jbime,
1 Mllï°N> Faradis perdu, Liv. I. f> 5?9«
-ocr page 225-De la Peinture. ' iif
Semblable à l"Océan, dont le s vent s furieux
S'éfor cent de porter les vagues jufqitaux
deux,
Le Verbe Tout-pu ijfant,avecfaVoix tonnante,
■Aplanit ces grandsflots Çg? tança la tourmente.
Après quoi fioutënu des zèles Chérubins,
Et revêtu de Gloire, & des Honneurs Divins,
H entra plus avant dans le Chaos énorme ;
Et faVoix lui donna la figure & la forme (*).
Je n'ai pas donné ces EfiTais des diférens
Stiies,comme des preuves qu'ils foient l'un
ou l'autre , ou chacun en particulier , ce
qu'on apèîe le Langage Sublime ; car ce
feroit une Pétition de Principe , puifque
c'elt encore une chofe indécise, que ces
Partages le foient. D'ailleurs , fi le Stile
bas elt incompatible avec le Sublime, com-
me quelques-uns le prétendent, il s'en fui-
vroit de là, que l'endroit où il fe trouve,
ne fauroit être Sublime. Mais, fi je les ai
raportés, ce n'a été que pour faire voir,
que tous ces diférens Stiies peuvent être
les meilleurs, en certaines rencontres. Lors
donc, que cela fe trouve ainfi , on ne dira
pas arturément, qu'un plus mauvais foit le
feul Sublime, & cela par raport aux mots,
confiderés féparément du fens & de leur vé-
ritable ufage; car, à ce compte, le parfait
Sublime doit confifier dans les plus nobles
Penfées,mais non pas dans la meilleure ma-
N 3 nière
(*) Mu ton, Paradis perdu, Liv. Vil. f. 109.
-ocr page 226-i.iB Essai sur la The'orie
nière de les exprimer. De forte que , la
Sublimité de ces diférens Stiles étant une
fois établie fur ce Principe , cela prouvera
auffi , que ces paffages font Sublimes , s'il
ne s'y rencontre point d'autre objeéfion, que
le Stile ; quoique ce n'ait pas été ce que
j'avois particulièrement en vue.
Les feules raifons qu'on peut donner de
la fingularité d'un Stile, en matière de Su-
blime, font que, comme la Penfée doit être
relevée,il faut que leLanguage leloit auffi,
pour l'exprimer de la manière la plus pro-
pre ; parce que les Paroles fonores fervent
à la même fin , & plaifent en même rems.
J'avoue , que tout ceci eft véritable en gé-
néral ; mais pourquoi fe fert-on du terme
de Sublime , préférablement à celui de
Meilleur de tous, puifque l'un & l'autre fi-
gnifie la même chofe , fi ce n'eft que l'un
relève l'Idée & que l'autre l'abaifle ? Mais
je nie,que la chofe foit toujours ainfi; & je
foutiens feulement, qu'un Stile fimple peut
être quelquefois le plus Excellent,quoique
les Penfées baffes , & triviales ne puiffent
jamais être fi diftinguées ; & quand un fem-
blable Stile répond mieux qu'aucun autre
à la fin du Langage , quand il nous impri-
me le mieux une Image , bien qu'il ne le
faiie pas avec délicatefte comme un Ca-
chet , mais rudement comme un coup de
Maflue, c eft alors, & alors feulement, (fé-
lon moi) qu'il eft Stile Sublime; parce que
De la Peinture. ' iif
c'eft le Meilleur, dans cette occafion,& ce
tout autre qu'un grand Génie n'auroit
°fé rifquer. J'avoue , qu'il y manque le
plaifir de l'Harmonie des Paroles ; mais on
s'en trouve abondamment dédommagé , fi
l'on fait atention au Difcernement de celui
qui a fait un choix fi judicieux.
Il y a , dans la Briéveté & dans la Sim-
plicité, une beauté,qui fuplée fufifamment
à ce qui lui manque: l'efprit s'atacheaufens
de la chofe, comme à un point fixe, au-lieu
que, dans un Stile fleuri, il peut fe laiiîer
emporter aux charmes qu'il y rencontre,
& fe laifTer féduire par les beautés moins
effentielles, qui ne font que fraper l'oreille
agréablement.
Longin nous a fourni une Preuve de
l'avantage qu'a cette Simplicité fur l'Orne-
ment , dans l'explication qu'il a faite du
fameux Texte de M o ï s e. Soir qu'il n'en
ait jamais vu une copie véritable, ou qu'il
ait voulu enchérir deftus. Voici comme
il le raporte: Et Dieu dit, Quoi ? Que la
Lumière foit la Lumière fut. 11 femble,
que quelque Rétoricien y ait inféré cette
particule Quoi, comme une Fleur, pour ré-
veiller l'atention. L'Aplication en auroit été
fort jufte, fi ç'avoit été quelcun d'un Carac-
tère inférieur, qui eût parlé. Mais en difanr,
Dieu dit, cela fufît ; & fupofer, qu'on ait
befoin de quelque autre chofe, c'eft rabaifier
l'Idée qu'on a de celui qui parle.
N 4 Après
-ocr page 228-i.iB Essai sur la The'orie
Après avoir ainfi expliqué ma Définition,
& après l'avoir prouvée , autant qu'il m'a
été poffible, il paroît, que l'idée que j'ai
du Sublime difére de celle qu'en ont quel-
ques autres (1). Je le borne au Sens, &
je lui donne de l'étendue , par raport au
Stile. Les autres au-contraire , font pour
un certain Stile , & veulent que ce foit une
Sublimité féparée , indépendamment de la
Penfée. Nous ne fommes pas non plusd'a-
cord , par raport à la manière de foutenir
les Idées que nous en avons : pour moi, je
n'ai fondé les miennes, que fur la Raifon.
J'avoue, qu'après tout,on ne fauroît dé-
terminer, avec certitude, ce qui eft Subli-
me, & ce qui ne l'eft pas ; parce qu'on ne
peut pas dire, dans toutes fortes.de cas,
quelle Penfée apartient à cettefuprême ex-
cellence , ni qu'une telle & telle façon de
s'exprimer eft la meilleure. C'eft à chacun
en particulier a en juger pour lui-même,
comme dans pîufieurs autres ocafions plus
importantes. Mais ce que j'en ai dit pou-
ra , peut-être , fervir à donner de l'éclair-
ciffement à ces chofes.: du moins ai-je fait
voir ce que j'entens par ce Terme ; & cela
fervira de préambule au but principal que je
me
1 Voïez Long in, Chap.32.&c. 11 oi'l eau. pourfa
Définition du Sublime , dans fa u. Réflexion Critique fur
L o M GI M. !/a DiScrtation de Mrs, Huet & le Clerc
contre Bqilead, &c. Quoiqu'à dire le vrai, les deux pre-
miers , dans les lieux cités , contredifent à ce qui eft compris
dans leurs diférens Difcours en général.
De la Peinture. ' iif
fuis propofé , qui eft de parler du Su-
blime, en fait de Peinture. 11 eft vrai, qu'on
n'aplique pas ordinairement ce Terme à no-
tre Art, mais on l'auroit fait,fans doute,fi
la connoifiance en eût été plus générale,&
qu'on en eût traité autant que de l'Ecritu-
re. Car alfurément le plus haut degré
d'excellence , en fait de Peinture , mérite
également & même davantage cette dif-
tinétion, parce qu'elle ocupe plus de Facul-
tés particulières à la Créature la plus no-
ble que nous connoiilions.
Je dis donc, qu'à cet égard,le Sublime
confifte dans les Idées les fins grandes & les
plus belles, foit quelles foient corporelles ou
non, lorfquelles nous font communiquées de
la manière la plus avantageufe.
Par la Beauté , je n'emens pas celle de
la Forme , ni celle de la Couleur, que le
Peintre copie des objets où il la trouve.
Quelque bien imitée qu'elle foir, je ne la
regarde pas fur le pie de Beauté Sublime,
parce que celle-ci ne demande guéres plus
de chofes que l'oeil, la main & la pratique.
On pouroit apeler Sublime une Idée rélevée
de Couleur, dans une Face ou dans une
Figure Humaine , s'il étoit poffible de l'a-
voir, & qu'elle pût fe communiquer, com-
me je croi que cela ne fe peut pas; puifque
les meilleurs ColoriUes n'ont pas égalé la
Nature jufqua prefent, dans cette partie.
LArt a eu beau lui faire la cour,elle a tou-
N 5 jours
i.iB Essai sur la The'orie
jours confervé une grande diftance entre
elle & lui. 11 n'en elt pas de même , par
raport aux Formes, comme nous le trou-
vons dans les meilleures Statues Antiques
Grèques, dans lefquelles, par conféquent, je
reconnois du Sublime. On on en pouroit
dire autant d'un Tableau , par raport au
même genre & au même degré de Beauté,
fi cela le trouvoit dans quelque Tableaux;
mais je ne croi pas qu'il y en ait, où l'on
trouve des Exemples de cette nature, en un
fi haut degré, quedans les Statues Antiques.
Cependant on rencontre , dans les Pièces
de Peinture,une Grâce & une Grandeur,
qui naît de l'Attitude,ou de l'Air du Tout,
ou de la Tête feulement,& qu'on peut, a-
vecjuftice, apeler Sublime.
C'elt dans ces qualités, je veux dire dans
la Grâce & dans la Grandeur, comme aulîi
dans l'Invention, dans l'Expreffion & dans
la Compofition , que je renferme le Subli-
me , en fait de Peinture , quand on ies
trouve dans les Tableaux d'Hifioires &
dans les Portraits.
Si l'Hiftoire, Sublime en elle-même, ne
perd rien de fa dignité , fous la main du
Peintre ; fi au-contraire , il la relève &
l'embellit, ce qui ne peut fe faire, fans que
les Formes, les Airs des Têtes, & les At-
titudes des Figures foient conformes à la
Grandeur du Sujet : s'il y infère des Expé-
diens & des Incidens, qui faflent remarquer
-ocr page 231-De la Peinture. ' iif
en lui une Elévation de Penfée, & que
toutes choies nous y foient communiquées
d'une manière ingénieufe, foit dans une
EfquifTe, dans un Deffein, ou dans un Ta-
bleau fini , c'eft là ce que j'apèle Sublime,
en fait de Peinture : comme auffi , lors-
qu'on donne un Caractère noble, ou qu'on
l'augmente , tel qu'eît un Caraétère de.Sa-
geiie, de Bonté, de Grandeur d'Ame, de
quelques autres Vertus, ou de quelques au-
tres Excellences'que ce foit, le tout avec
une reiîèmblancejufte & convenable. Mais
un Sujet vil & un Caraftère bas font incapa-
bles de Sublime, en fait de Peinture; de
même que la meilleure Compofition, lorf-
qu'elle fe trouve apliquée à de tels Sujets.
Quand il s'agit du Sublime, en fait d'E-
criture , on peut expofer à la vue ce qui
doit fervir d'explication & d'éclaircilîement
à ce qu'on a dit , fans la moindre diminu-
tion de fon Luftre original. La Peinture
n'a pas le même avantage, dans la Defcrip-
tion qu'on en fait : quelque ingénieufe
qu'elle foit, la chofe perd beaucoup de fa
Beauté. Qui efl-ce qui peut décrire l'Air
de la Tête; foit,par raport à fon Caractè-
re général de Grâce & de Dignité, ou par
raport aux Caractères particuliers, de Sa-
gefle, de Bonté , & de Douceur; ou qui
peut décrire les éfets de quelque Paffion,
ou de quelque Agitation de l'Ame ? Qui
peut, par des paroles, faire fentir ce qu'ont
fait
-ocr page 232-i.iB Essai sur la The'orie
fait Raphaël, le Guide, ou van
Dyck, avec leurs pinceaux ? C'eftauftï
par cette raifon , que j'aurois du être plus
réfervé,& me difpenfer de raporter tant d'E-
xemples , quand même je n'en aurois pas
déjà donné plufieurs pour d'autres fins, qui
ferviront aulîi de preuves pour le Sublime,
en fait de Peinture ; & que l'on peut trouver
en diférens endroits, dans ce que j'ai écrit
fur cet agréable Sujet. J'en ajouterai ce-
pendant un ou deux ici; dont le premier
fera de Rembrandt, il eft cerain,
qu'il nous a donné, fur un quart de feuille
de papier , une idée de Lit de mort, dans
deux Figures, avec très-peu d'A'compagne-
mens, & feulement en CUïr-obfcur , qu'il
eft impoffible au Prédicateur le plus élo-
quent de dépeindre auffi vivement, par le
Difcours le plus patétiqae. C'eft une cho-
fe que je ne prétends pas décrire: il faut,
la voir ; je dirai feulement quelles en font
les Figures, avec les autres circonftances.
C'eft un Vieillard dans fon lit,& quieftfur
le point d'expirer : ce lit n'a qu'un fimple
rideau, avec une Lampe fufpendue au-def-
fus. C'eft dans une efpèce de petite Alcô-
ve , qui d'ailleurs eftobfcure, quoique la
Chambre voifine, qui eft la plus proche de
la vue , foit en plein jour , où l'on voit le
Fils de ce Veillard agonifant , qui eft en
prières. O Dieu ! qu'eft-ce que ce Mon-
de! La Vie palTe comme une vieille Fable !
De la Peinture. ' iif
C'eft fait de ce bon Homme, cette demi-
lueur de lampe, en plein midi, y donne une
expreflion de folemnité fi touchante, acom-
pagnée d'un certain calme trifte& lugubre,
qu'elle égale celle des Airs & des Attitudes
des Figures, qui en Expreflion ont le plus
haut degré d'excellence, de toutes celles que
je me fouviens d'avoir vues, ou que je puif-
fe me figurer pouvoir entrer dans l'imagina-
tion.
C'eft un Deflein que j'ai : & c'eft un exem-
ple d'un Sujet important, qui fait une im-
preflion fur l'Efprit,par des moïens & des
incidens , qui découvrent autant une Elé-
vation de Penfée , qu'une belle Invention ;
& tout cela de la manière la plusingénieu-
fe , & avec la plus grande Simplicité , la-
quelle convient , dans ce Cas fur-tout,
mieux qu'aucun Embelliflement de quelque
nature qu'il foit.
L'autre Exemple fera de Frédéric
Z u c c a r o. Il a fait une Annonciation,
qui donne une Idée , telle que nous de-
vons l'avoir d'un Evénement fi furprenant.
L'Ange ni la Vierge n'ont rien de particu-
lièrement remarquable; mais on voit au-
deflus, Dieu le Père & la Sainte Colombe,
avec un Ciel fpacieux , qui contient un
nombre infini d'Angep qui adorent , & fe
réjouïflent. De côté & d'autre font aflis
les prophètes, avec des Cartelles à la main,
fur lefquelles font écrites les Prédirions
qu'ils
-ocr page 234-i.iB Essai sur la The'orie
qu'ils ont faites, de l'Incarnation Miraculeu-
fe du Fils de Dieu ; ajoutez à tout cela de
petites Emblèmes, qui ont du raport à la
Bien-heureufe Vierge (*).
Je fuis, peut-être , trop prévenu en fa-
veur de la Peinture ; cependant, je ne le
fuis pas tant, que je ne reconnoifte, que
nous avons peu d'Exemples du parfait Su-
blime, fupofé même qu'il s'en trouve ;c'eft-
à-dire , où la Penfée foit Sublime en elle-
même , & où elle foit exprimée d'une ma-
niéré qui y réponde parfaitement. Il y a
toujours quelques défauts, même dans les
meilleurs Morceaux, au-lieu qu'on trouve,
dans les Auteurs , des Partages Sublimes,
dont les paroles ne font pas feulement les
plus propres & les plus convenables au Su-
jet , mais qui en même tems font les plus
belles. Voici donc ce qui fait honneur à no-
tre Art. Il n'y a perfonne qui foit encore
parvenu au degré d'Excellence dans toutes
fes Parties. C'eft la tâche d'un Ange, ou
de quelque Homme Angélique , mais qui
n'a pas encore paru. Raphaël & quel-
ques autres ont ateint au Sublime , & fe
font élevés autant qu'HoMERE, ou que
D e m o s t h en e : mais il eft impoffible de
trouver , je ne dis pas un Tableau entier,
ni même une Figure, mais une (impie Tê-
te , qui n'ait quelque défeduofité ; au-lieu
De la Peinture. ' iif
que, dans les Ecrivains, on voit leurs beaux
endroits, détachés & parfaits.
Mais, comme la Couronne ne fauroit pé-
cher, il en eft de même du Sublime: où il fe
rencontre, rien n'y paroît manquer ; & lors-
que l'on y trouve quelque défe&uofité, on
la pardonne aifément, tant le Sublime feul
remplit & fatisfait l'Efprit. Toutes les fau-
tes cèdent & difparoiftent en fa prefence;
quand il fe fait voir, il eft femblable au So-
leil, qui traverfe les vajies Deferts du
Ciel C).
C'eft avec beaucoup de jugement que
Lon gin rend raifon des défauts que l'on
remarque, dans ceux qui fe font élevés au
Sublime : leur Efprit, dit-il, apliqué à ce
qui eft Grand, ne fauroit s'atacher aux peti-
tes chofes. 11 eft certain, que la vie & la ca-
pacité d'un Homme ne peuvent pas fufire
à l'un & à l'autre ; ni même pour tout ce
qu'il y a de Grand, dans la Peinture. Mais,
quin'aimeroit mieux être De'mosthevne,
qu'Hvi'ekide ; quoique l'un n'ait eu au-
cun défaut, & que l'autre en eût pîufieurs?
Cet autre en échange avoit le Sublime ; il
étoit admirable, fans être pourtant tout-à-
fait irrépréhenfible. Je parle encore après
Longin. Le Sublime élève l'Ame de ce-
lui qui l'aperçoit,il lui donne une plus hau-
te Idée de lui-même , il le remplit de joie,
& d'une efpèce d'Ambition noble ; comme
fi
(*) PlKDARS.
-ocr page 236-i.iB Essai sur la The'orie
fi c'étoit lui-même,qui eût produit ce qu'il
admire. Il ravit, il transporte, & il caufe
en nous une certaine Admiration, mêlée
d'Etonnement. Semblable aune Tempête,
il chaffe tout devant lui.
Il eft vrai, que par-tout on trouve du plaifir ;
Mais il n excite pas toujours un grand dejïr.
Une molle langueur s'empare de notre Ame,
Lors-qu'elle ne ftent point l'éfet d'une autrJ
jlâme.
Ici j'ai le plaifir d1 admirer la Beauté,
Mon cœur en eft ému, j'en fuis tout tranfporté.
Mon Efprit du Sublime éprouve lapuijfance,
Quoique pour d'autre objet il n'ait quindife-
rcnce (1).
J'ai fait voir , dans les Chapitres préce-
dens, ce que j'entens par les Règles de la
Peinture. Quoique quelcun ait pu les en-
tendre & les pratiquer toutes , je dis ce-
pendant, Quitte manque encore une chofe;
Va, & tâches d'ateindre au Sublime. Car,
il ne fufit pas à un Peintre de plaire, il faut
qu'il furprenne.
Plus ultra , étoit le Mot de l'Empereur
Charles-Quint: fes Aétions ont été
d'un genre Sublime; ou, comme Monfîeur
de St. E v rem ont les définit fort-bien,
elles ont été plutôt Vailes, que Grandes.
Ce
1 Mu ton, Paradis perdu, Liv. VIII. f- Sf3-
-ocr page 237-De la Peinture. ' iif
Ce devroit être auffi le Mot de tous ceux
qui s'apliquent à un Art noble, & fur-tout
du Peintre. Il ne faut pas que, femblabîe
à Pyrrhus, il fe propoie de faire la
Conquête d'une Province , puis d'une au-
tre , enfuite d'une troifième , & qu'après
cela, il fe repofe : il faut, qu'à l'imitation
du Tems, il avance toujours, ou,
Comme la Mer du Pont, par fa courfe rapide,
Sans avoir de Reflux, fe mêle au Propontide,
Et de fes claires eaux vient grojjlr /'Helles-
ponti
S h a k. e s p e a r.
Il faut qu'il gagne continuellement du ter-
rein. Quelques Règles qu'on donne, pour
des Règles fondamentales de l'Art, il faut
que le Plus ultra y foit entrelacé, comme
un fil d'or qui règne fur toute la Pièce.
Se contenter de la médiocrité dans l'Art,
c'eft faire voir un efprit bas & incapable
même de cette médiocrité. Supofé qu'on
y parvienne, c'eft un état iniipide, & une
efpèce d'Etre imaginaire. Ne fe point fai-
re remarquer en quelque chofe , c'eft ne
point exifter du tout ; & il vaudroit encore
mieux fe faire remarquer, comme unlour-
daut.
De quelques foins que foit notre É /prit agité,
Comme il feut s'élever jufqifà l Eternité,
O
i.iB Essai sur la The'orie
Qui voudroit voir fon Ame immobile, éfrayée,
Rentrer dans l'afreux fein de la Nuit in-
créée. (*).
Celui qui, à l'épreuve , fe trouve inca-
pable de quelque Science, doit jetter la vue
fur quelque autre chofe, jufqu'à ce qu'il en
découvre une , où il puiffe exceller , puis
qu'il n'y a perfonne qui ne puiffe le faire par
quelque endroit; mais celui qui, s'aquitant
paffablement bien de fon emploi, s'arrête-là»
fans s'éforcer d'atraper un plus haut degré
de perfe&ion , efl Une forte d'Animal qui
facilité la Tranfition de l'Homme à la Bête.
Lorfqu'on ne fe propofera qu'une imita-
tion exafte de la Nature , on fe trouvera
infailliblement trop court pour y pouvoir
ateindre. De-même auffi, quand on n'am-
bitionne que ce qu'on trouve dans un ou
dans pîufieurs Maîtres, on fe rend incapa-
ble d'ateindre jamais à leur perfedion. H
faut, que celui qui s'éforce de monter au
Sublime , fe forme une Idée de quelque
ehofe au-delîus de tout ce qu'on a encore
vu , ou de tout ce que l'Art & la Nature
ont produit : il doit fe former une Idée de
la Peinture, telle que toutes les qualités
excellentes des diférens Maîtres y foient
réunies; & que leurs défauts, de quelque
nature qu'ils puiffent être, en foient retran-
chés.
{*) Miitok, Paradisperdcf, Lir. II
-ocr page 239-De la Peinture. ' iif
5 Les plus grands Deffinateurs Modernes
n'ont pas , dans les diférens Caraélères,
cette Beauté excellente , qu'on remarque
dans les Antiques. Les Airs des Têtes s
même de Raphaël font inférieurs à
ceux des Antiques, quand leurs Sujets ont
été. égaux, comme auffi à quelques-uns
nu Guide, par raport à la Grâce. Le
Coloris de Rubens, & de van Dyck
n'égale pas celui du Titien, ni du Co-
r e g e ; & les meilleurs Maîtres ont rare-
ment penfé comme Raphaël, ou com-
pofé comme Rembrandt. Imaginons-
nous donc, un Tableau deffiné, comme le
Laocoon, I'Hercule, I'Apollon,
la Venus , ou quelqu'autre de ces mer-
veilleux Monumens de l'Antiquité. Repre-
fentons-nous en les Airs des Têtes, fem-
blables à ceux qu'on remarque dans les Sta-
tues , dans les Bufles, dans les Bas-réliefs,
& dans les Médailles Antiques , ou fem^
blables à quelques-uns du Guide; le tout
colorié, comme les Coloriites les plus habi-
les ont fait, avec le pinceau le plus Jeger
& le plus convenable au Sujet ; & enfin,
que l'Invention & la Compofition foient
dans un même degré d'excellence, que les
autres parties. Quel Prodige de l'Art ne
feroit-ce pas ! Ce feroit-là un Tableau, &
c'en feroit un, tel que le Peintre devroit fe
l'imaginer, & mettre devant lui, pour l'i-*
miter.
O % II
-ocr page 240-ziz Essai sur la Thf/orïe
Il ne faut pas qu'il s'arrête-là : il doit
encore fe former une Idée originale de Per-
feftion. On ne doit pas fupoler , que le
plus haut degré où les meilleurs Maîtres
foient jamais parvenus , foit le plus haut
période où la Nature Humaine puiffe atein-
dre. On auroit pu s'imaginer , que Léo-
nard de Vinci, ou que Michel-
Ange avoient pouffé l'Art aulli loin qu'il
pouvoit aller, fi R a p h a e l n'a voit pas paru;
çomme, fuivant les aparences, on l'a cru de
CiMABUE&de Giotto, dans leur tems.
Credette Cimabue nella Pittura
Tener lo Camfo, Çor a hà Giotto il Grido\
Si che la fama di colui ofciira.
Dante.
Qui fait ce qui eft encore caché dans le
Sein du Tems ! Il peut naître quelcun, qui
obfcurcira Raphaël: il fe peut trouver
un nouveau Colombe, qui traverfera
l'Océan Atlantique , & qui ira beaucoup
plus loin , que les Colonnes de cet Her-
cule. C'eft ce que feroient les Contours
& les Airs des meilleures Antiques, réunis
aux meilleurs Coloris des Modernes. 11
n'eft pas même impoftible de faire encore
plus que cela ; & c'eft ce "Plus auquel on
devroit s'apliquer.
pour créer IVnivers, "Dieu ri eut point de
Mode lie ;
four le faire, il fuivit fon Idée Eternelle.
-ocr page 241-De la Peinture. ' iif
VArtifte doit auffi pouffé d'un feu 'Divin
Tenter ce que n'a fait encore aucun Humain.
Voilà la grande Règle, pour parvenir au
Sublime : mais il ne faut pas s'en fervir,
avant que d'avoir bien connu, & bien pra-
tiqué ies Règles fondamentales de l'Art.
On ne la doit déploïer qu'après avoir fait
beaucoup de chemin ; de-même qu'il ar-
rive fouvent à la Commillion d'un Amiral,
ou d'un Général dans quelques Expéditions
éclatantes. Le Sublime abhorre la gênes
il ne reconnoit point de bornes; c'eft l'En-
toufiafme des grands Genies , & la Perfecr-
tion de la Nature Humaine, il eit fembla-
ble au Paradis de Milton.
Plaifir, qui ne connoit ni mefure ni règle (*).
Remets-moi, s'il te plaît, où me mit la Nature.
De mon vol trop hardi je crains l'enchante
ment ;
Je crains,que tranfportéloin de mon Element,
Et de Bellerophon fur la Monture fière,
Pour m'ypouvoir tenir,n aiant que la crinière,
Je ne vienne à tomber dans les Champs A1 eï e n s.
Où je fois féparé du refte des Humains (|).
J'ai fait jufqu'ici tout ce qu'on peut dire,
avec juftice , qu'il meconvenoit de faire,
pour montrer l'amour fincére que je porte
O 3 à
(*) Mit ton, Paradis perdu Liv. V. f. 197.
(t) Ibid. Liv.VII.i. 16.
i.iB Essai sur la The'orie
à ma profeffion. J'ai facrifié à cet Ouvrage
plufieurs momens qui auroient dû fervir à
mon repos,ou à ma recréation. On y peut
encore ajouter beaucoup de chofes, le Su-
jet en étant auffi abondant qu'il eft noble ;
& j'exhorte quelque autre à faire le refte,
fans me fervir du détour qu'on emploie or-
dinairement , pour s'excuier fur fon peu de
capacité , défaut que je ne laifie pas de re-
marquer auffi en moi. Mais la véritable
raifon qui me fait finir eft, comme je viens
de le dire , que je croi en avoir fait ma por-
tion.
Pour ce qui eft de l'Ouvrage , fi l'on
lue. reproche , qu'il auroit pu être mieux
exécuté, je l'avouerai fans peine. Mais,
de même qu'en fait de Defleins , ceux-là
font bons, qui répondent à la fin qu'on s'y
eft propofée : par exemple , dans une Li-
quide, où l'on n'avoit en vue,que la Com-
pofition, il feroit impertinent de dire, que
Ja Pièce n'eft pas correfte. 11 faut auffi,
que le Lecteur diftingué ici XEcrivain d'a-
vec le Teintre. La Peinture eft ma Pro-
feffion. Si j'ai pafîablementbien réuffi, par
raport à ce Cara&ère, le Public n'a pas
raifon de fe plaindre de l'Ouvrage. Je le mets
au jour,tel qu'il eft,& tel que mes forces,
la proportion du tems & Implication que
j'ai cru devoir y donner , m'ont rendu ca-
pable de le faire. Je l'ofre, dis-je, au Pu-
blic, quoique je ne l'aie pas commencé dans
De la Peinture. ' iif
ce defïein-là. }e me fouviens d'avoir enten-
du raconter une Hiftoire, dont on ne doit
pas trop prefter l'aplication , non plus que
des autres de la même nature ; cependant j
je laiflè au Leéleur la liberté de faire en ce
cas ce qu'il lui plaira. Le Chevalier Lely
avoit un intime Ami , qui lui dit un jour:
De grâce , Chevalier , d'où vous vient là
grande réfutation que vous avez ? Car vous
n'ignorez pas, que je fat que vous n'êtes pas
Tein-tre. Mylord, répondit-il, je fai que
je ne le fuis pas ; mais je fuis le meilleur
que vous aïez.
F I Ni
IL y a quelques années, que je pfis la peine
de faire, pour mon ufage particulier, la
Liste fuivante, qui eft Hiftorique & Chro-
nologique en même tems. J'yaiaporté aftez
de foin, pour croire, qu'il n'y a pas beaucoup
d'erreurs. Lorfque je n'ai pu trouver aucun
indice du tems de la naiftance de quelque
Maître, la place qu'il tient, dans cette Lifte 4
marque,à-peu- près,quand il efl né. Les dou-
bles Dates font les raports diférens des Au-
teurs, dont celui du Correge eft le plus
eonfidérable. Ce qui m'a engagé à le placer
fi bas, eft l'autorité d'un Manufcrit du Père
Resta, Connoiffeur moderne, à Rome, qui
outre le grand foin qu'il a emploie à ces fortes
de chofes, & en particulier, par raport au
o 4 cor-
-ocr page 244-iyz Essai sur la Thf/orie
Corrige, a eu de belles ocafions de re-
chercher & de confidérerexaftementladif-
îancedutems. On trouvera, dansle Difcours
précèdent, les diférens degrés, d'excellence
de quelques-uns des plus habiles de ces Maî-
tres. Mais, fi l'on fouhaite d'être mieux in-
formé , fur cette matière,on n'a qu'avoir la
fin d'un petit Livre de Mr. de Piles, qui a
pour ti tre : Cours de Teinture par Principes,
imprimé l'An 1708. lia fait une Balance,dont
le plus haut nombre eft 18. qui marque le plus
pluséminent degré, auquel foit jamais par-
venu aucun Maître connu. 11 fupofe, que
l'Art confifte dans la Compofition , dans le
Deffein, dans le Coloris, & dans XExpref-
Jion. 11 en fait des colonnes diférentes , &
y met fon nombre , félon le Mérite qu'il
donne au Maître , dont il raporte le Nom.
La chofe eft curieufe & utile ; mais, com-
me il a retranché plufieurs Parties confidé-
rables de laPeinture, cela ne donne par une
Idée jufte des Maîtres. Par exemple , fui-
vant cette Balance, il femble 4 que Rem-
bran d t foit égal à J u l e-R o m a 1 n , &
qu'il furpafle Michel-Ange, & le Par-
mesan. Si, an-contraire, il y avoit inféré
Y Invention, la Grandeur, la Grâce, &e, fon
compte auroit été plus jufte s fupofé qu'il
kur eût donné les degrés convenables.
Mais c'eft ce que ni lui, ni perfonne ne
poura jamais faire, d'une manière qui pîaife
à tout le monde. ^ îgTF