trait É
Ët de la
Par
M". RICHARD SON, Tère & Fils s
divise' en
TROIS TOMES,
Chez H s r m a n uïxwerf. sjas»
-ocr page 2-trait É
DE LA
2V M\ RICHARD SO N, le Père.
Tome II.
Contenant,
I. Un Effai fur
Ou Von enfeigne la Met ode de Bien Juger,
De ce qu'il y a de Bon ou de Mauvais dansun Tableau:
î" 1uel Auteur eft un Tableau :
3- oi un Tableau eft Original ou Copie.
II. Un Difcours fur la
Où- fort prouve,
La Dignité, la Certitude, le Plaifir, & l'Avantage
de la Connoiffance de l'Art de Peinture.
— Je me fuis réjoui de ce que vous
êtes le premier des François , qui avez ou-
vert les yeux à ceux qui ne voient que pa.r
ceux d'autrui, fe taillant abufer à une fauffè
Opinion Commune. Or vous venez d'échaU-
fer & d'amolir une matière rigide & dificitè
à manier ; de forte que déformais il fe pour*
trouver quelcun,qui, en vous imitant, nous
poura donner quelque chofe au bénéfice de
îa Peinture.
Lettre de Mr. Poussin à Mr. t>E
Cambray. Voiez FëlibieN»
dans la Vie de Mr. Poussin.
ESSAI
SUR
L'ART DE CRITIQUER
EN FAIT DE
L eft vrai, je l'avoue , que c eft
par les Règles & par les Principes
d'un Art /qu'on peut juger de la
bonté de fes Produirions. C'eft
âuffi par cette raifon , que la Théorie de
la Peinture, que j'ai déjà donnée au Pu-
blic , fournit les moïens de juger de là
Bonté d'un Tableau. Mais ces moïens ne
fufifent pas, fi l'on ignore la manière de
s'en fervir. C'eft ce que j'ai réfolu d'expié
quer, en premier lieu.
Comme on m'a fouvent demandé , de
quelle maniéré on peut connoître les Mains
des diférens Maîtres,& comment ileftpof-
fible de difcerner les Copies d'avec les Ori-
ginaux ; & comme je fuis perfuadé, qu'en
Tome II. A réfol^
PE
i
-ocr page 5-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
réfolvant ces queftions , je ferai plaifir non
feulement aux perfonnes qui m'en ont prié,
mais peut-être auffi à une infinité d'autres;
je me fers de ce moïen pour les fatisfaire
tous à la fois, d'autant mieux que par cette
métode je le pourai faire avec beaucoup
plus d'exaélitude & de netteté, que je ne
l'aurois pu fur le champ , & dans le tems
que j'aurois emploie à leur répondre à cha-
cun en particulier.
J'aurois pu m'en excufer , fur ce que je
fuis conftamment ataché aux Ouvrages de
ma Profe(Ik>n ; je croi même , que c'eft
une excufe que tous ceux de qui j'ai l'hon-
neur d'être connu alégueronc en ma fa-
veur. Mais il y a de certaines heures , fur.
tout en Hiver , qui ne font pas propres
pour la Peinture: d'ailleurs, 011 ne fauroit
toujours avoir le pinceau à la main , dans
les grands jours de l'Eté. Ces momens
bien ménagés font un tems confidérable
dans le cours de la vie, & fufifent pour ex-
pédier plus d'ouvrage, que ne fauroit fe l'i-
maginer un Hpmme, que fon panchant à
fuir le travail, ou à remettre au lendemain
aura empêché d'en faire l'expérience, ou
celui qui perd fon tems en des amulemens
frivoles ou criminels.
Comme je n'aurois pu de bonne foi alé-
guer des excuies de cette nature à mes
Ledeurs,je ne m'en défendrai pasnonplus
fur mon peu d'habileté à bien exécuter ce
def-
-ocr page 6-en fait de Peinture? f
deflein. II fufit que je les allure, que je n'en
fuis que trop convaincu ; mais je ne ferai
Pas fâché qu'ils le remarquent peu. Je leur
fais part de mes penfées, telles qu'elles
font, après les avoir digérées le mieux qu'il
m'a été poffible; & je ferai ravi d'aprendre
ue l'on tire quelque avantage de mes étu-
es, par raport à cet Art. Je n'ai rien négligé
pour y faire des progrès ; car dès mon bas
âge je n'ai jamais eu de goût, pour la plu-
part des chofes qu'on apèle ordinairement
Plaifir, & Divertiflement ; au contraire ,
j'ai toujours aimé la retraite &l'ocupation;
foit que cela provienne du Tempérament,
ou d'une Confidération religieufe , phi-
lofophique , ou prudente ; mais, de tou-
tes les ocupations , il n'y en a point qui
m'ait plus charmé,que celle de la Peinture.
De forte qu'avec les Matériaux dont je fuis
fufifamment, pour ne pas dire abondam-
ment , pourvu pour mon projet, c'eft à cet
Art uniquement, que depuis quelques an-
nées J'ai em'ploïé la vigueur de mon Corps
& la "force de mon Efprit. Plût à Dieu
feulement que j'euffe vu Y Italie!
Je reconnois bien, qu'après tout, je me
fuis peut-être trompé quelquefois. Mais
que ceux qui croiront, que je l'ai fait quel-
que part, aient la bonté de bien examiner
la chofe , & de confidérer la Matiere dans
toute fon étendue,comme je l'ai fait, avant
<jue de prononcer d'une manière tropdéci-
A z ftvej
-ocr page 7-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
five; & qu'ils faflent atention, qu'ils ne font
pas eux-mêmes infaillibles. Les Lefteurs
ne font que trop portés à condamner, au
premier coup d'œil, comme une Erreur,
ce qu'un Auteur , après une recherche fa-
tigante & ennuïeufe, peut avoir trouvé être
la Vérité. Mais, quelque jugement que le
monde faffe , qu'il croie que j'ai raifon ou
tort, je fuis affez tranquile là-deffus, parce
que je croi avoir pris le bon chemin, pour
parvenir à la Vérité. Je n'ai rien fait à la
volée, ni avec précipitation; je ne me fuis
repofé fur l'autorité de qui que ce l'oit ; en
tout mon d elfe in je n'ai bâti, que fur ce qui
m'a paru fondé fur la Raifon ; car j'ai donné
une pleine liberté âmes penfées, dans un cas
comme celui-ci, où il n'y a rien qui inté-
reffe la Confcience.
Le Ledeur aura la bonté de m'excufer,
fi je l'ai trop long-tems entretenu fur ce qui
me regarde en particulier. Je ne puis ce-
pendant , m'empêcher de parler ici d'un
mérite que je prétens me faire auprès
du Public , en ce que j'ai fait une nouvelle
aquifition , en faveur de la République des
Lettres ; puis-que ce Livre eft l'unique, à
ce que je croi, qu'il y ait à prefent, fur ce
fujet.
DE LA BONTE'D'UN TABLE AU;
i D Ourquoi rriafeles-tu bon ? Il n'y a nul qui
J- foit bon qu'un feu f favoir T>ieu , dit le
en fait de peinture. Ï<?
Fils de Dieu -à un jeune-homme, quiluidon-
noit ce titre, en lui faifant une queftion im-
portante. C'eft-là cette Bonté qui eft parfai-
te jfimple, & qu'on peut apeler proprement
Bonté : c'eft celle qui fe trouve dans la Di-
vinité , & qu'on ne rencontre point ailleurs.
Mais il y en a une autre , qui ne l'eft que
d'une manière impropre , imparfaite , &
comparative. Ce n'eft que cette dernière
forte de Bonté qu'on trouve dans les Ouvra-
ges des Hommes ; & elle difére, par raport
à fes degrés. C'eft à cet égard, qu'un Ta-
bleau, un Deflein , ou une Ellampe, peu-
vent être de bons Morceaux , quoiqu'on y
remarque plufieurs défauts.
Il y a, dans un desDifcours du Babillard,
un beau Raifonnement fur ce fujet : „ Les
s, Païens, dit-il , croïoient fi peu , qu'on
», dût s'atendre à trouver une véritable
„ perfedion parmi les Hommes, qu'une
,, feule Vertu Héroïque,ou unfeulTalent
„ au-deflus du commun, dans une perfonne,
„ la faifoit palier parmi eux pour un Dieu.
„ Hercule eut la Force en partage ; mais
,, on ne lui reprocha jamais, qu'il lui man-
,, quoit quelque choie du côté de l'Efprir.
„ Apollon préfidoit fur ce qui regarde l'Ëf-
„ prit ; maison ne s'avifa jamais de demander
„ s'il avoit la Force. Oh ne trouve nulle part,
„ qu'on reproche à Minerve, d'être
„ moin belle que Venus, nia Venus,
„ d'être moins fage que Minerve. Ces
A 3 „ feges
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
„ fages Païens fe plaifoient à immortalifer
,, un feul Talent, une feule Qualité , qui
„ étoit de quelque utilité , & à palier fur
„ tous les défauts de la perfonne en qui fe
„ trou voit cette belle Qualité.
11 n'y eut jamais dans le Monde, un
Tableau fans quelques défauts, & il eft
très-rare d'en trouver un qui ne peche vifi-
blement, contre quelque Partie de la Pein-
ture. Il faut que le jugement qu'on porte,
de fa Bonté, foit proportionné au nombre,
& au degré des bonnes Qualités qui s'y ren-
contrent.
11 y a deux moïens dont on fe fert, pour
être convaincu de la Bonté d'un Tableau,
ou d'un Deffein. Il fe peut qu'un Homme
qui n'a ni le tems , ni l'inclination de de-
venir Connoiffèur, prenne pourtant plaifir à
voir de pareils Morceaux, & qu'il fouhaite
de les avoir. Alors , il faut de néceftïté
qu'il prenne , pour ainfi dire , fon opinion
d'emprunt, & qu'il fe foumette aveuglé-
ment au jugement de quelque autre. Son
opinion fe détermine, fur ce qu'il croit être
perfuadé de la bonne foi & de la connoif-
fance de cette autre perfonne ; il fe raporte
â ce qu'elle en dit , à l'égard de la valeur
intrinfèque de la Pièçe en queftion. A bien
confidérer la chofe , il fe peut que ce foit-
îà le meilleur expédient auquel il puiiTe a-
voir recours. Cependant il eft certain, que
celui qui eft capable de juger par lui-même,
en fait de peinture. Ï<?
peut-être mieux perfuadé de Ja Bonté d'un
Tableau ou d'un Detlein ; car un Homme,
peut devenir auffi bon juge qu'un autre, s'il
veut y aportér fon aplication : de forte qu'a-
fors il efl égal à fon Guide. 11 efl vrai que
i'un & l'autre peut fe tromper ; mais celui
qui s'en raporte au jugement d'un autre,
court double rifque ; il peut fe tromper
dans l'opinion qu'il a de fa bonne foi, &
il peut le prendre pour plus habile-homme
qu'il ne l'efl éfeclivement.
Je ne toucherai point à cette manière de
juger fur l'autorité d'autrui. Mais la pre-
mière chofe quon doit obferver, pour devenir
foi-même bon ConnoilTeur, ceft d'éviter les
Préjugés, & les faux Raifonnemens.
Qu'un tel Tableau,ou un tel Defiein ait
été, ou foit fort eftimé de ceux qu'on croit
s'y entendre : qu'il fa (le , ou qu'il ait fait
partie d'une fameufe Colieèilon ; qu'il coû-
te tant: que le quadre en fait riche: ce font-
là des Raifonnemens extrêmement trom-
peurs, & qui ne font d'aucun poids, pour
tout bon Connoijfcur. Qu'une telle Pièce
foit ancienne,qu'elle foit Italienne,qu'elle
foit raboteufe, qu'elle foit liffée , &c ; ce'
font des circonflances qui ne méritent pas
qu'on en parle, puis-qu'elie peuvent autant
s'apliquer à un mauvais Morceau , qu'à un
bon. Un Tableau ou un Deffein pouroit
être trop vieux pour être bon: & dans l'A-
ge d'or de la Peinture, qui étoit du tems de
A 4 Ra-
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
Raphaël , il y a environ deux-cens ans,
il fe trouvoit de mauvais Peintres, comme
on en a vu avant & après ce tems-là , en
Italie auffi-bien qu'ailleurs : & un Tableau
n'en eft pas meilleur ni plus mauvais, à le
confidérer uniquement par raport à fa ru-
defîè ou à fa liiture.
Un des Raifonnemens les plus ordinaires
& en même tems un des plus grands abus,
dont on fe prévient dans ces fortes de ren-
contres, c'eft de dire, qu'une telle Pièce eft
de la main d'un tel. C'eft un Argument
qui ne prouve rien, fupofé même que l'on
convînt, qu'un tel Morceau fût de la main
du Maître en queftion , qui fouvent n'en
eit pas. Les Maîtres les plus habiles ont
eu leurs Commencemens, & leurs Déclins;
& ils ont fait paroître beaucoup d'inégalité,
pendant le cours entier de leur vie,comme
nous le remarquerons plus amplement dans
la fuite.
Supofer qu>un Ouvrage eft bon , parce
qu'il a été fait par un Maître , qui a eu
beaucoup de fecours & de belles ocafions
de fe perfectionner ; ou qu'il a été fait par
un Homme qui fe donne pour un grand
Maître , c'eft ce qui eft capable de trom-
per bien des gens, quoiqu'ils en aient é-
prouvé l'abus plufieurs fois. De conclure,
qu'une chofe eft bonne , parce qu'elle de-
voir l'être , c'eft raifonner mal , puis que
l'expérience nous doitaprendrele contraire,
Mais
-ocr page 12-en fait de peinture. Ï<?
Mais auffi, nous croïons fouvent trouver des
ocafions & des avantages, où il n'y en a
point; ou du moins, ils ne font pas ce que
nous nous les imaginons : & il feroit ridi-
cule de nous repofer fur la parole d'un Hotm
me , dont les vues d'intérêt ou de vanité
nous le doivent rendre fufpeét. Quicon-
que bâtit fur la fupofition qu'il fait cîujuge-
ment & de l'intégrité des Hommes, bâtit
fur un fondement peu ferme. C'eft pour-
tant fur ce Principe que font fondés bien
des Raifonnemens populaires, dans d'autres
ocafions,aufîi-bien que dans celle-ci, Mais,
comme je l'ai déjà dit, foit que ces fortes
d'Argumens prouvent quelque chofe , ou
non , un Connoijfeur n'a garde de s'en fer-
vir ; au-contraire , fon unique but eft de
juger par les qualités intrinféques de la cho-
fe même,comme le feroit un Homme,par
exemple, qui recevroit une Propofition en
matière de Théologie, non pas , parce
qu'elle a été adoptée par fes Ancêtres,par-
ce qu'il y a un grand nombre d'années
qu'elle eft établie , ou par quelque autre
raifon de cette nature; mais, parce qu'il a
lui-même examiné la chofe , comme fi elle
venoit de naître , & qu'il l'a confidérée,
comme dépouillée entièrement de tous ces
avantages accidentels.
En f aifant nos remarques fur unTableau,
ou/fur un Deffein, nous devons examiner
uniquement ce que nous y trouvons , fans a-
A s
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
voir égard à Vintention que le Maîtrepouvoit
avoir. On dit ordinairement, que les Com-
mentateurs d'un Ouvrage y découvrent bien
des Beautés auxquelles l'Auteur ne penloit
pas.Peut-être celaeft-il vrai,mais qu'importe?
En font-elles moins des Beautés? En méri-
tent-elles moins notre atention ? Ne s'y ren-
contre-t-il pas auffi des Défauts , qu'on
n'a voit pas defTein d'y laiflèr? S'il n'eft pas,
permis d'en remarquer les Beautés, il faut
auffi pafTer fur les Défauts qui s'y trouvent.
C'eft une jultice qu'on doit rendre à un E-
crivain, à un Peintre, ou à tout autre Ar-
tifte , & les heureufes inadvertences qui
s'y trouvent doivent contrebalancer ce qu'il
peut y avoir de défectueux,en ce qui n'eft
tel que par accident,
Mais, après tout, peut-être que le Maî-
tre ou l'Auteur, non-feulement a penfé à ces
Beautés, mais qu'il en a eu en vue beaucoup
plus que le Commentateur ne fe l'imagine:
peut-être même , que ce qu'il remarque
comme défaut, ne l'eft pas en éfet. 11 ar-
rive fouvent, qu'un Auteur ou un An i fie,
en quelque genre que ce foit , fur-tout s'il
eft excellent,perde plus par l'inadvertence,
par les bévues, par l'ignorance, par la ma-
lice , ou par quelque autre mauvaife qua-
lité de fes Commentateurs, qu'il ne gagne
par leur pénétration, par leur indulgence,
par leur bon naturel, & par leurs autres
bonnes qualités. Les Commentateurs font
dans
-ocr page 14-en Fait de Peinture. ïi
dans une belle fituation. Nous autres Pein-
tres , ou Auteurs, nous reflemblons à ces
pauvres Mariniers qui , avec beaucoup de
peines & de dangers , vont chercher dans
toutes les Parties du Monde,les chofes qui
font utiles à la vie,ou qui fervent aux plai-
firs ; & les Commentateurs font comme les
Marchands, qui reçoivent tout de leurs
mains: ils difent, à leur aife, voilà qui eft
bien, voilà qui eft mal, fuivant leur capri-
ce. Mais, fi l'on ne veut point avoir d'in-
dulgence pour nous, du moins qu'on nous
rende juftice : qu'on ne pafte pas légèrement
fur ce qui eft bien fait, pour examiner à la
rigueur ce qu'on trouve de défectueux :
qu'on admette également de part & d'autre
les fupofitions & les conjectures ; ou plutôt,
qu'on les retranche entièrement.
Tour juger de la Bonté d'un Tableau,
d'un "Deffein, ou d'une Eflampe , il faut fe
faire un Sijiéme de Règles, quipuiffent s'a-
p Tiquer à la chofe fur laquelle on veut por-
ter fon jugement. Que ces Règles foient
les mêmes que celles qu'un tel juge auroit
fuivies,s'il avoit eu à faire lui-même la Piè-
ce dont il va juger.
Il faut que ces mêmes Règles nous apar-
tiennent en propre , foie comme l'éfet de
notre étude , & de notre obfervation ; ou
qu'étant les productions de quelque autre,
nous les éprouvions, après les avoir bien
examinées.
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
Pour rendre ce Difcours auffi parfait que
j'aurois pu le faire, j'aurois dû raporter ici
un tel "Siftême ; mais , comme je Fai déjà
donné fort amplement, dans mon premier
Eflài, j'y renvoie le Leéteur , qui poura fe
fervir de celui-là, tel qu'il eft, ou d'un au-
tre, où bien d'un autre encore qui fera com-
pofé de celui-ci avec des additions & des
embelliflemens, propres à le rendre tel qu'il
croit qu'il devroit être. Voici cependant,
un Extrait des Règles qu'un Peintre ou un
Connoïjfeur peut fuivre en toute fureté , &
dont il trouvera un plus ample détail dans
le premier Volume.
I. Il faut que le Sujet,foit Hiftoire,Por-
trait , ou Payfage , foit bien imaginé,
& que le Peintre, en relève la Beauté, s'il
eft poffible. Il faut qu'il penfe, non-feule-
ment comme Hiftorien , comme Poète,
comme Philofophe, ou comme Théolo-
gien, mais auffi que, comme Peintre, il fe
ferve avec prudence de tous les Avantages
de fon Art, & qu'il trouve des Expédiens
pour fupléer à lès Défauts.
II. 11 faut que l'Expreffion convienne au
Sujet, & aux Caraétères des perfonnes. Elle
doit avoir allez de force & de netteté, pour
faire apercevoir le but de l'Auteur, au pre-
mier coup d'œil. C'eft à quoi chaque par-
tie du Tableau doit contribuer , comme
font les Couleurs, les Animaux,les Drape-
ries , & particulièrement les Avions des
en fait de peinture. Ï<?
Figures, mais fur-tout les Airs de Têtes.
111. Il faut qu'il y ait un Jour principal,
qui avec les Jours fubordonnés,les Ombres
& les Repos , doit faire une feule Maffe
d'une parfaite Harmonie. Il faut que les
diférentes parties foient bien unies & bien
contraftées, afin que le Tout-enfemble faffe
à l'œil l'éfet agreable, qu'une bonne Pièce
de Mufique fait à l'oreille. Par ce moïen,
non-feulement le Tableau plaît davantage,
mais on le voit mieux,& l'on en comprend
plus parfaitement la penfée.
I V. Il faut que le Deffein foit jufte: rien
n'y doit être plat, éftropié, ou mal-propor-
tionné : & les proportions doivent varier, fé-
lon les diférens Caractères des Perfonnages.
V. Il faut que le Coloris, gai ou trille,
foit naturel , beau , tranfparent & difpofé
de telle maniéré qu'il plaife à la vue , tant
par raport aux Ombres, que par raport aux
jours & aux Demi-Teintes.
VI. Soit que les couleurs foient couchées
d'une manière épaiffe , ou qu'elles foient
miles délicatement, il faut qu'on y remar-
que une main légere & aiTurée.
Enfin , il faut que la Nature en foit la
Bafe & le Fondement ; il faut qu'elle pa-
roi fle par-tout , mais il faut en même tems
la relever & la perfectionner, non-feulement
de ce qui eft ordinaire à ce qui ne fe voit
que rarement, mais il faut que le Peintre
enchétiffe encore là-deffus, par une Idée
ju-
-ocr page 17-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
judicieufe & pleine de beauté ; en forte que
la Grâce & la Grandeur fe faftent remar-
quer par-tout, plus ou moins, à proportion
que le Sujet le requiert : & c'eft en quoi
confifte l'Excellence principale d'un Tableau
ou d'un Deflein.
Ce peu de Règles, toutes fimples qu'el-
les foient, fi on les comprend bien, & qu'on
fe les imprime dans la mémoire , ce qui
peut fe faire facilement, pour peu qu'on ait
de bon fens, & qu'on fe donne la peine de
lire, & de faire des obfervations fur la Na-
ture , fur les Tableaux & fur les Defleins
des bons Maîtres; j'ofe , dis-je , afturer,
que ces Règles , peuvent rendre un Hom-
me capable de bien juger de ces fortes d'Ou-
vrages , entant qu'elles font fondées fur la
Raifon, & que, quoiqu'elles ne manquent
pas d'autorités,elles n'en font pas emprun-
tées,ou ce n'eft pas fur elles feules qu'elles
font établies. Qu'il me foit permis dire,
fans vanité, que je n'avance rien , fur l'au-
torité feule,car toutes les autorités, qu'on
peut produire , pour apuïer une Propofi-
tion , ne fauroient être d'aucune valeur,
qu'entant qu'elles font fondées fur la Rai-
Ion , & elles ne valent chez moi qu'autant
que je voi qu'elles y font conformes. Com-
me en ce cas-là elles font à moi, je n'ai pas
befoin d'aléguer d'autre Auteur que la Rai-
fon ; & même , lorsqu'elle eft claire, je la
laiftè remarquer au Leâeur. r
en fait de peinture. Ï<?
La chofe en reviendrait toujours-là,
quand même il y auroit un Livre des Rè-
gles de la Peinture, écrit par Apelle lui-
même ; & que l'on crût, comme une véri-
té infaillible ce qu'A pelle auroit dit.
Car alors,au-lieu de dire,ces Règles font-
elles bonnes, font-elles fondées fur la Rai-
fon? On dirait, font-elles éfeftivement de
lui ? Leur autorité ferait donc fondée,
non pas fur le Crédit d'Apelle, mais fur
le témoignage de ceux qui aflureroient
qu'elles font de lui. L'autorité ne me
manquera pas, fi je trouve que les Règles
font bonnes, fi-non,cela ne me fufira pas.;
& loin que ce Raifonnement diminue en
rien la parfaite vénération que j'ai pour
A p e l l e , au contraire, il en eft, une con-
féquence nécelïaire.
Tour juger des degrés de Bonté d'un Ta
bleau ou d'un 'Dejfetn ,il faut avoir une par-
faite connoiffance des meilleurs Morceaux :
& un Connoifièur en doit faire fon ocupa-
tion continuelle. Car, quelque familières
que lui foient les Règles de 1 Art, il remar-
quera, qu'elles font femblables à celles que
les Théologiens apèlent,''Préceptes de Per-
fection : c'eft-à-dire, que nous devons tâcher
de les remplir,autant qu'il nouselt pofiible.
Ce que nous connoifions de meilleur fera
le Patron, fuivant lequel nous jugerons d'un
Tableau ou d'un Deflein, de même que de
tout le refte. Charles Maratti, &
Jo-
-ocr page 19-Joseph Chiari pafleront, dansl'erprit
de celui qui n'a jamais rien vu de meilleur,
pour un Raphaël & un Jule Ro-
main ; & un Maître d'un plus bas étage
lui paroîtra un excellent Maratti. C'eft
avec beaucoup d'étonnement, que j'ai re-
marqué le plaifir que certains Connoiffeurs
prenoient à confidérer ce que d'autres ne
regardaient que fort indiféremment, pour
ne pas dire avec mépris ; jufqu'à ce que j'ai
fu, que les uns ne connoifioient pas fi bien
que les autres,les Ouvrages des plus excel-
lens Maîtres : ce qui en eft une raifon fufî*
fante,
On peut raporter tous les degrés de Bon*
té, en fait de Peinture, à ces trois Clafles
générales ; qui font, le Médiocre , r Ex-
cellent , & le Sublime. Le premier elt d'une
grande étendue : le. fécond efl: plus borné :
<& le troifième eft renfermé dans des limites
encore plus étroites Je croi , que la plu-
part des gens ont une Idée aftez claire &af-
fez julle des deux premiers ; mais, comme
on n'entend pas fi bien le Sublime , j'en
donnerai une définition, luivant l'Idée que
j'en ai. Je comprens donc, qu'il confifte à
avoir quelques-uns des plus hauts degrés
d'Excellence , qui fe trouvent dans ces Es-
pèces & dans les Parties de la Peinture, qui
font déjà excellentes en elles-mêmes. I?e
forte qu'il faut que le Sublime foit merveil-
leux & Surprenant ; qu'il frape fortement
l'ima*
-ocr page 20-en fait de peinture. Ï<?
l'Imagination , qu'il la remplifle & qu'il h
captive,d'une manière à ne pouvoir y réfifter.
Comme,en Automne,on voit les rapides torrent?
Ou les Neiges à'Hiver s'écouler au Printems,
Et lai (fer le fommet des fuperbes Montagnes,
Pour chercher du repos dans les rafes Campa-
gnes :
Ou d'un p ai fiole Fleuve aler groffir le cours j
Pour lui faire quiter fon lit fes détours ;
Et lui communiquant leur fureur & leur râgey
En pajfant l'obliger à faire du ravage,
A gagner du terrein, à vaincre, à fur monter
Ce qu'il trouve en chemin, qui veut lui réfïfîer.
11 ne fera pas hors de propos d'examiner
ici en patTant, s'il nous eft avantageux d'a-
voir en général un goût fi rafiné, que nous
ne prenions plaifir qu'à très-peu de chofes,
& feulement à celles qui ne le rencontrent
que très-rarement ; ce qui fait auffi , que
nos plaifirs font plus rares, au-lieu que nous
devrions tâcher de les multiplier. On ré-
pond à cela ^ que, ft l'on perd fur le nom-
bre des plaifirs, on en eft dédommagé par
leur qualité. Alors la queftion fera , fi les
plaifirs que le Commun prend dans les
bruits & dans les tumultes, ne font pas é-
quivalens à ceux que goûtent les Èfpritsles
plus rafinés ; c'eft-à-dire, fi un Homme
n'eft pas aufli heureux , ou ne peut avoir
autant de plaifir, (ce qui eft la même.chofe )
Tome IL B en
18 sur FArt de Critiquer,
en voïant un accident extraordinaire & di-
vertiftant,dans le Jardin des Ours (*), ou
en regardant un mauvais Tableau , qu'un
autre en a en confidérant quelques-uns des
plus nobles Exemples du Sublime de Ra-
phaël ou (I'Homere ? Je répons tout
court à cela, que non ; & j'en donne pour
raifon , qu'une Huitre n'eft pas capable
du même degré de plaifir , que l'eft un
Homme. Mais il ne s'enfuit pas, de-là,
que l'un foit plus heureux que l'autre,parce
que cette délicatefle & cette pénétration
d'efprit, qui eft fufceptible du plus grand
plaifir, l'eft aufti de fon contraire. Mais il
ne s'agit pas ici de faire le parallèle de la
joie & de la mifère , mais feulement de
comparer plaifir à plaifir. De forte que,
dans ce cas,un Homme n'a rien à craindre
de fon goût rafiné, par raport à fon bon-
• heur.
J'ai examiné jufqu'ici la Bonté d'un Ta-
bleau, par raport aux Règles de l'Art. Il
y en a aufti une autre forte, q ui fe trouve dans
un Tableau ou dans un Deftèin, à propor-
tion qu'ils répondent à la fin pour laquelle
ils ont été faits. Elle confifte en pîufieurs
parties , mais qui peuvent fe réduire à ces
deux en général,qui font le Tlaifir &
tilité.
( *) c'eft un Heu où la populace fe divertit à voir des Ours
fe batre contre des Chiens, où les Gladiateurs s'efcnmenc, as
où l'on fe bat à coups de poings &c.
en fait de peinture. Ï<?
Je fuis mortifié, qu'on ait jufqu'à prefent
fait fi peu d'atention à la grande fin & au
but principal de l'Art. Je ne parle pas feu-
letnent des gens de Qualité & des préten-
dus Connoifleurs & Charlatans, mais dé
eeux-mêmes qui auraient dû porter leurs
réflexions plus haut ; & montrer le chemin
aUx autres. Il ne faut pas s'étonner s'il y a
bien des gens, qui étant acoutumés à pen-
fer fuperficiellement, regardent des Ta-
bleaux comme ils verroient la tenture d'une
riche Tapiflerie ; & qu'il y a même des
Peintres, qui s'atachent au Pinceau, au
Coloris, ou peut-être au Deflein, & à quel-
ques petites parties d'un Tableau , qui ne
ûgnifient pas grand' chofe , ou même à la
jufte reprefentation de la Nature ordinaire;
%is pénétrer dans l'Idée du Peintre, ni dans
les Beautés de fHifloire ou de la Fable. II
n'eft pas , dis-je , furprenant que cela foit
fi commun,puis-que rarement les Anciens*
de même que les Modernes, qui ont écrit
de la Peinture, en ont fait davantage, dans
les defcriptions qu'ils ont données des
Ouvrages, dans les Vies des Peintres , ou
dans quelque autre ocafion que ce fût. Pour
nous donner une haute Idée de quelques-
uns des plus excellens Peintres, ils ne nous
en ont raporté que quelques Contes ridicu-
les ;comme celui du Rideau de Parrha-
Sius, qui trompa Zeuxis (*), celui des
B z L,U
i*) PiïN», Hifttiri Naturelle, Liv. XXXV.
-ocr page 23-ao Sur l'Art de Critiquer,
Lignes fubtiles les unes fur les autres, dànS
ce qui arriva entre Apelle & Proto
gene (1), celui du Cercle de Giotto (t)»
&c. Ce font des vétilles qui, quelque ha-
bile qu'un Homme y fût, ne lui feroient
jamais mériter le nom de Peintre , & pou-
roient encore moins le rendre fameux à la
Pofterité, s'il ne s'élevoit pas au-de!Tus,de
plufieurs degrés.
Il elt vrai, qu'il y a des efpèces de Ta-
bleaux, comme auffi de certains Ecrits, qui
ne font capables de faire autre chofe que
divertir ; mais on pourroit auffi bien dire,
d'une Bibliotèque , que d'une Coileftion
de Tableaux ou de Deiï'eins, qu'elle ne fert
que d'Ornement & d'oftentation: & fi c'en
eft-là l'unique but, je fuis affuré, que l'abus
ne vient pas d'aucun défaut qui fe rencontr.e
dans la nature des chofes en elles-mêmes.
Je le répète , pour le mieux faire fentir.
La Peinture elt une efpèce d'Ouvrage ad-
mirable ; c'eft un bel Ornement, qui, en
cette qualité, nous donne du plaifir. Mais,
outre cela , nous autres Peintres , nous
devons égaler les Ecrivains, en ce qu'étant
5Poètes, Hijîoriens, Thilofophes, & Théo-
logiens, en même tems, nousdivertiffons&
nous infirmions , auffi bien qu'eux. Cela
eft d'une certitude, à n'en pouvoir douter,
quelque opinion qu'on ait eu là-deffus*|^
1 Pline, Hifl. mt. Liv. xxxv. Chap.
./f) Vite ciï Vasaki, Fun»M ij68. P«rt*>1. P-"^
en fait de Peinture. **
'Par des traits adoucis, pouvoir réveiller
l'Ame.
Et réchaufer le Cœur d'une nouvelle flame :
Pope.
C'eft le but delà Peinture ,auffi-bien que
<3e la Tragédie.
Comme il y a pîufieurs fortes de Ta-
bleaux , les uns pour plaire uniquement, les
autres pour inftruire & pour cultiver l'Ef-
prit , & que ces derniers ont une fin plus
noble , que celle des premiers , il faut en
faire la diférence, à proportion de leur
mérite. Il peut arriver,que deux Tableaux
foient également bons, par raport aux rè-
gles de l'Art, qu'ils foient également bien
deffinés, coloriés, &c ; mais qu'ils difé-
rent de beaucoup , en même tems, à l'é-
gard du rang qu'ils doivent tenir dans no-
tre eftime. Un Tayjan qui ouvre des hui-
tres peut.être auffi bien peint,qu'un S. Jean;
mais il n'y a point de doute, que l'un ne
foit préférable à l'autre.
De même, il fe peut rencontrer,dans un
même Tableau, pîufieurs Parties de la Pein-
ture , qui y foient également bien exécu-
tées, fans que pourtant, elles méritent é-
galement notre atention : un Pinceau déli-
cat , par exemple , n'eft pas à comparer à
une belle Invention.
C'eft par cette raifon quetpour juger à quel
degré de Bonté ejî un Tableau ou un Defiein,
B j H
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
il faut -premièrement en confiderer îefpèce ;
& après cela , en examiner les diférentes
parties. Une Hiftoire eft préférable à un
Payfage , à une Pièce de Mer, à des Ani-
maux , à des Fruits, à des Fleurs , à des
Sujets inanimés & à des Bambociades. La
raifon de cela eft,que ces derniers peuvent
plaire , & qu'à proportion de ce qu'ils le
font, félon le goût particulier de tout le
monde , ils font eftimables ; mais ils n'inf-
truifent pas l'Efprit, ils n'excitent point en
nous ces Sentimens nobles , du moins au
même degré,qu'un Sujet d'Hiftoirelepeut
faire. Non-feulement une Peinture d'i iif-
toire nous donne du plaifir , par les beaux
objets qu'elle nous prefente, & par les Idées,
dont elle nous remplit, en quoi elle plaît du
moins autant, que les autres, qui ne font
que plaire feulement : mais le plaifir que
nous en recevons eft, en général, & autant
que la nature de la chofe le peut permettre,
plus grand & d'une plus noble eipèce ; ou-
tre cela , elle enrichit & élève l'Efprit en
même tems.
Le Portrait eft une efpèce d'Hiftoire gé-
nérale fur la Vie de la Perfonne qu'elle re-
prefente , non-feulement pour celui qui la
connoit, mais auili raport à plufieurs au-
tres , qui en la voïant , s'informent fort
fouvent,de quelque accident extraordinai-
re qui lui peut être arrivé, ou du moins de
fon Caradère en général. La Face &'a
en fait de peinture. Ï<?
Figure y font dépeintes, & le Cara&ère
même , autant qu'elles le peuvent repre-
fenter, & elles le font même fouvent,dans
un aflez haut degré : de forte qu'alors le
Portrait répond à la fin & au but des Ta-
bleaux hiftoriques : outre qu'il fait plus de
plaifir aux Parens & aux Amis, qu'aucune
autre Pièce de Peinture ne pouroit faire.
11 y a même des Têtes fimples qui font
hiftoriques , & qu'on peut apliquer à difé-
rentes Hiftoires. J'en ai pîufieurs de cette
nature: entr' autres la Tête d'un jeune gar-
çon , faite parle Parmesan, dont cha-
que trait marque l'excès d'une joie extraor-
dinaire , fainte & divine ; ce qui me fait
croire, que c'eft un petit Ange, qui fe ré-
jouît de la Naiftance du Fils de Dieu. J'en
ai une autre de Léonard de Vinci,
d'un jeune-homme tout-à-fait Angélique,
fur le Vifage duquel, on remarque un Air
tel que Milton le décrit.
Ces Efprit s bienheureux ont ce rare avantage,
6)ue , quoique le chagrin foit peint fur leur
^vifage,
Quoiqu'il témoigne affez leur pitiéfeur dou-
leur ,
Ony peut aifément entrevoir leur bonheur (*).
]e m'imagine , qu'il étoit fait pour être
prefent à l'Agonie ou au Crucifîment de No_
B 4 tre
(* ) Paradis perdu, Liv. x. 1.13.
-ocr page 27-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
tre Seigneur , ou en le contemplant mort,
avec la Bien-heureufe Vierge , qui reflen-
toit une douleur extrême de la Paflion de
fon Divin Fils. On peut aufli faire la mê-
me aplication , des Amples Figures, c'eft-
à-dire, qu'on peut les rendre hiftoriques.
Mais les Têtes, qu'on ne fauroit ainfi apli-
quer à l'Hiftoire , doivent être mifes dans
un rang inférieur, à proportion qu'elles tien-
nent plus ou moins de cette qualité : tout
de même que les Portraits inconnus ne font
pas fi conlidérables, que ceux que l'on
connoit, quoique , par raport à la Dignité
du Sujet, on puifle les mettre dans la pre-
mière Clafle de ceux , qui n'ateignent pas
tout-à-fait au but principal de la Peinture,
mais qui pourtant, ne laiflent pas d'être cz~
pables du Sublime,à un certain degré.
Après avoir examiné de quelle efpèce
eft le Tableau ou le Deflèin , il faut faire
atention aux Parties de la Peinture qui le
compofent, & voir quelles font celles où
il excelle, & à quel degré.
Comme ces diférentes Parties ne contri-
buent pas également au but de la Peinture,
jecroi, que c'eft ici l'ordre qu'elles pour-
roient tenir :
i. La Grâce & la 4. La Compofition,
Grandeur, 5. Le Coloris,
». VInvention, 6. Le "Deffein,
3. L'Expreffion, 7. Le Maniment.
-ocr page 28-en fait de peinture. Ï<?
Le Maniment ne peut que plaire feule-
ment : le 21 effet» , c'eft-à-dire , la fimple
imitation de la Nature commune (carie
Stile grand & élevé du Deflein fe raporte
à une autre Partie ) ne fait que plaire non
plus: le Coloris plaît davantage: la Compo-
fition plaît pour le moins autant, que le
Coloris, & outre cela, elle facilite l'Infime-
tion , en rendant plus vifibles les Parties
qui y contribuent : Y ExpreJJion plaît &
inltruit beaucoup : l'Invention le fait en-
core plus; enfin, la Grâce & la Grandeur,
plaifent éc inftruifent au fouverain degré.
Elles ne font pas particulières à une Hiftoi-
re , à une Fable , ni à quelque Sujet que
ce foit ; mais , en général , elles relèvent
l'Idée de chaque efpèce, elles donnent une
fierté agréable & vertueufe; elles alument
dans les Efprits nobles une ambition , qui
les fait afpirer à cette Dignité & à cette
Excellence, qu'elles leur font remarquer
dans la Nature Humaine. Comme les pre-
mières Parties dépendent de la Vue, pour la
plupart, de même cette dernière ocupe
particulièrement l'Efprit.
En examinant ainfi, quel rang d'eftime
doivent tenir les diférentes Parties de la
Peinture; nous pouvons obferver, en paf-
fant , quels font les degrés de mérite que
chaque Maître a en particulier; car il en a
plus ou moins , à proportion qu'il a ex-
cellé dans les Parties qui font les plus con-
B s fidérables.
16 sur l'Art de Critiquer,
fidérables. C'eftainfiquALBERT Durer»
quelque correft qu'ait été fon Deftein, ne
peut entrer en concurrence avec le C o r b-
ge, qui n'avoit pas tant d'exa&itude dans
le Deifein,mais qui avoit une Grâce & une
Grandeur, que l'autre n'avoit pas.
C'eft aufti par cette raifon , que les Def-
feins, en général, font plus eftimables,que
que les Peintures, en ce qu'ils renferment
les plus excellentes qualités, dans un plus
haut degré , qu'elles ne fe rencontrent or-
dinairement dans les Peintures, & qu'ils
poftedent les qualités inférieures, excepté
feulement le Coloris , dans un degré égal.
On remarque, dans les Deffeins, une Grâ-
ce, une Délicateffe, & un Efprit, qui s'a-
foibliftent extrêmement, lorfque le Maître
y veut ajouter les Couleurs ; foit parce
qu'elles font alors des efpèces de Copies de
ces premières penfées, ou parce que la na-
ture de la chofe ne le permet pas autre-
ment.
11 y a encore d'autres obfervations à fai-
re, à l'égard des Tableaux, des Deiïeins,
particulièrement des Eftampes ; mais,
comme elles n'ont aucun raport à leur Bon-
té, entant qu'Ouvrages de l'Art, & qu'el-
les ne regardent uniquement que la valeur,
entre Vendeur & Acheteur , comme
par exemple , de favoir , fi ces Mor-
ceaux font bien conditionnés, s'ils font ra-
res , & d'autres circonftances de cette na-
ture j
en fait de peinture. Ï<?
ture, ces chofes peuvent avoir leur mérite,
en certaines rencontres; cependant, com-
me elles ne font point du fujet de ce Dis-
cours, il fufit de les avoir nommées.
C'eir pourquoi, quelque chofe que nous
confidêr ions, nous devons le faire dittinte-
rnent ; nous ne devons pas nous contenter de
voir en général, qu'elle eft belle, ou qu'elle
eft défie clueufe ; mais nous en devons exami-
ner les particularités , pour J avoir en quoi
confifte fa beauté ou fes défauts. La plupart
des Ecrivains ont été très-fuperficiels. Us
nous ont bien dit, où l'on pouvoït voir un
Tableau d'un tel Maître ; ils nous en ont
décrit le Sujet; ils y ont ajouté les Epithè-
tes de Divin, de Surprenant,qu'une Figu-
re paroiffoit être vivante, î§c, & cela,fans
faire la moindre dillinction des Ouvrages de
diférens Cara&ères ; ils font fervir ces Dé-
fcriptions générales à toutes fortes de Su-
jets ; de manière que ces Auteurs ne nous
en peuvent donner aucune Idée, qui foit net-
te & claire: & je ne doute pas, que plu-
fieurs de ceux qui confidérent des Tableaux,
ou des Deffeinsne fe brouillent par ces
fortes d'Idées imparfaites,confufes, & mal
digerées. Si nous rejfentons quelque plaifir,
ou quelque dégoût '; fi notre Efiprit trouve
quelque chofe d'inftruéfif, ou de choquant,
nous devons en rechercher la caufe ; nous
devons examiner , en quelle Partie de la
Peinture, & à quel degré le Maître a bien
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
ou mal réuffi : ou fi cela vient de la nature
du Sujet, plutôt que de la.manière dont il a
été traité. Ce font de femblables réflexions
qui contribueront à nous donner des Idées
claires & diffinftes de l'Ouvrage , & du
Maître : Idées , qu'un bon Connoiffeur de-
vroit toujours fe former, avant que de dé-
cider fur un Ouvrage.
Enfin, pour y bienréuffir, il faut,qu'il
ebferve une métode & un ordre, dans fa
manière depenfer, fans mêler ni confondre
des Obfervations de diférentes efpèces;
il faut qu'il monte par degrés d'une chofe
à une autre ; & qu'il expédie la première,
avant que de s'embaraflèr d'une fécondé.
Je ne veux gêner perfonne ; mais il me
femble , que la Métode fuivante feroit la
plus naturelle , la plus convenable , & la
plus propre.
Avant que de s'aprocher d'un Tableau
qu'on veut examiner , il faudroit le regar-
der premièrement à une certaine diflance
éloignée, d'où l'on puifiè feulement à-peu-
près reconnoître quel en eft le Sujet , &
confidérer, dans cette fituation , le Tout-
enfemble des Maffes ; & remarquer de quel-
le efpèce eft celle que compofe le Tout. Il
ne fera pas mal d'examiner auffi à la même
diftance , k Coloris en général ; s'il eft ré-
créatif & agréable , ou s'il fait de la peine
à la Vue. Il faut enfuite voir de plus près
la Compofition,& en examiner les Contrai-
en fait de peinture. Ï<?
tes, avec les autres particularités , qui y
ont du raport, & ainfi finir fes obfervations
fur ce Chapitre. On peut après cela en
• faire de même , à l'égard du Coloris , du
CManiment, & du T)effein. Après avoir
dépêché ces Parties, l'Efprit fe trouve plus
dégagé , & c'eft alors qu'il faut confidérer
atentivement XInvention , & voir enfuite,
avec quelle juftefle XExpreJJion y eft mar-
quée. Enfin, il faut obferver la Grâce &
la Grandeur qui règne fur le Tout, & exa-
miner comment elles conviennent à chaque
Caraftère.
Monfieur de Piles a imaginé une Ba-
lance des Peintres, par laquelle , dans un
clin d'œil, il donne une Idée de leurs Mé-
rites. J'en ai déjà parlé fur la fin de mon
premier Volume (*). Cette invention pou-
ra être d'une grande utilité, aux Amateurs
de l'Art & aux Connoifieurs , dans l'afaire
dont il s'agit.
Je m'en tiendrai au nombre x8, pour
marquer le plus haut degré d'Excellence;
celui-là & Je nombre précèdent fignifieront
le Sublime, dans les Parties de la Peinture
qui en font lufceptibles. Les nombres 16,
15-, 14, 13. en feront connoître l'Excellen-
ce, dans ces quatre degrés. Les nombres
depuis ii. jufqu'à s- inclufivement, mar-
queront le Médiocre- Et quoique les mau-
vais Tableaux ne méritent pas notre aten-
tion,
(*) Page. 116,
-ocr page 33-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
tion, il peut arriver que les bons foient dé-
fectueux en certaines circonftances ; c'eft
pourquoi je réferve les quatre autres nom-
bres, pour marquer cette défeâuofité. Ce •
n'eft pas que la fphère des Défauts ne foit
d'une plus grande étendue , que celle de
l'Excellence; mais, comme il eft très-rare
que les bons Maîtres, qui feuls peuvent en-
trer en ligne de compte, déclinent de plu-
fieurs degrés , vers le Mauvais ; lors-que
cela arrive , on n'a qu'à Se marquer par un
de ces chifres.
Voici comment on peut fe fervir de cet-
te Balance. On prendra des tablettes, dont
chaque feuillet foit préparé, de la manière
que que nous l'alîons voir ; & lors-qtl'en
confidérant un Tableau, on doit faire l'ef-
timation de chaque partie, on mettra fous
chaque colonne un ou plufieurs nombres,
félon que l'on jugera à propos ; je dis plu-
fieurs, s'il fe trouve que les parties du Ta-
bleau diférent de beaucoup , quoique fous
la même Seftion , ou bien lors-qu'on doit
examiner la Pièce à deux égards.
Je vai donner un Exemple de ce que j'ai
propofé;dont le Sujet fera un Portrait que
'j'ai^ de van Dyck. C'eft un Portrait juf-
qu'aux genoux d'une ComtelTe Douairiere
d'Ex e ter , à ce que je voi , par l'Es-
tampe, qui en a été faite par Faithorn:
mais c'eft auffi là à peu-près, tout ce que
l'Eftampe peut nous aprendre de l'Origj-
en fait de peinture. Ï<?
naî, outre l'Attitude & la Difpofition gé-
nérale.
L'Habit eft d'un Velours noir , qui ref-
femble à une groffe tache , parce que les
Jours n'en font pas affez bien ménagés, pour
l'unir aux autres parties du Tableau. La
face, & le Linge du Cou, les deux Mains
avec d'amples Manchettes aux poignets,
forment trois taches de Jour à-peu-près é-
gales, & cela dans un Triangle prefque équi-
lateral, dont la bafe eft parallèle à celle du
Tableau ; cela fait que la Compofition en
eft défeéîueufe , & cela vient fur-tout, de
ce que le noir manque de Jours. Mais la
Tête, & prefque le Tout jufqu'à la ceintu-
re , avec le Rideau qui fe trouve derrière,
forme une Harmonie admirable; la Chaife
fert auffi de milieu entre la Figure & le fond;
la vue fe perd înfenfiblement par en bas,
dans cette Draperie noire & morte. Le
Cou eft couvert d'un Linge, & fur la Poitri-
ne , la Gorgerette fait en haut une ligne
droite , qufauroit fait un mauvais éfet, fi
elle n'avoit été artiftement brifée par un
Ruban étroit, fait en nœud , qui s'élève
au-dellus de la ligne, d'une forme allez
bien contraftée. Ce nœud fert à tenir un
Brillant fur fa Poitrine , & contribue éga-
lement à l'Harmonie de cette partie du
Tableau; & les Gands blancs, que la Dame
tient de la main gauche, relèvent la Com-
pofition , en ce qu'ils varient cette tache
claire,
-ocr page 35-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
claire, de celle que font le Linge & l'autre
Main.
Le Tout-enfemble du Coloris eft extrê-
mement beau: il eft grave, & en même
tems, mûr, moeleux, net & naturel. La
Carnation,fur-tout celle du Vifage eftpar-
faitement belle. Cette Carnation , l'Habit
noir , le Linge , la Chaife couverte de ve-
lours cramoifi, & le Rideau de drap d'or*
à fleurs entremêlées d'un peu de rouge, font
un éfet merveilleux, & fèroient une Pièce
achevée, s'ii y avoit une demi-teinte parmi
le noir.
Le Vifage & les Mains font un modèle
de Pinceau, en fait de Peinture-en-Portrait.
Cet Ouvrage n'elt pas dans la première Ma-
nière Flamande & peinée de van Dyck*
ni dans fa dernière négligée & foible. Les
Couleurs y font bien couchées, il lésa tou-
chées de fon meilleur Stile : c'eft-à-dire,
du meilleur qui fut jamais, en fait de Por-
trait. Le Rideau ne leur cède en rien à
cet égard , quoique le Maniment en foit
diférent, comme il le doit être auffi : le
Pinceau s'y fait plus remarquer, que fur la
Carnation. Les Cheveux , le Voile , la
Chaife , & généralement tout y eft parfai-
tement bien manié, excepté la Robe noire.
Le Vifage eft parfaitement bien defliné :
les traits en font clairs & bien prononcés,
de forte qu'on peut voir , que le Maître Sa-
voie la Conception forte , & les Idées dis-
tinctes
en fait de Peinture. 33
tinftes, lors-qu'il l'a fait ; il voïoit en quoi
les lignes . qUj fcrmoient ces traits , difé-
r°ient de toutes les autres. On n'y remar-
que rien de l'Antique , ni rien qui aproche
du Goût deRA p h a e l , en fait de Deffein:
ce n'eft que la Nature bien entendue, bien
choifie , & bien ménagée. Les Jours & les
Ombres y font bien placés & bien formés ;
& les deux côtés du Vifage fe répondent
parfaitement bien l'un à l'autre. Le Bril-
lant qui eft fur la Poitrine eft fort biendif-
pofé, il atire l'Oeil fur la ligne qui fe trou-
ve au milieu , & il donne un grand relief à
cette partie du Corps. La Ceinture fait
auffi un bon éfet; car,comme elle eft mar-
quée par des coups de pinceau allez forts,
elle expofe d'abord la Taille à la vue. Le
Linge , le Bijou, le Rideau de Brocard
d'or, le Voile de gaze , font tous fort na-
turels, c'eft-|L-dire, qu'ils font parfaitement
bien deffinés, & bien coloriés. Mais le
manque des Jours, dans l'Habit noir, dont
je me fuis plaint tant de fois, eft ce qui fait
que la Figure ne paroît pas être ferme fur
fa Chaife;les Cuilfes & les Genoux s'y per-
dent. Le Deffein des Bras & des Mains,
fur-tout de la gauche n'eft pas auffi bon
qu'on l'auroit pu fouhaiter, non-feulement
dans les Contours, mais particulièrement
par raport aux Jours & aux Ombres; car
cette Main fur-tout, étant trop claire, fort
de fa véritable place , elle paroît plus
Tome IL C proche
34 sur l'Art de Critiquer.
proche de l'œil,qu'elle ne devroit l'être. Il
y a auffi quelque chofe à redire à la Per-
fpeftive de la Chaife & du Rideau , favoir
dans la Lineaire du premier, & dans VAé-
rienne de l'un & de l'autre.
Après avoir ainfî examiné ces parties,on
peut en toute liberté coT&àéxeiVlnvention.
Il femble , que la Penfée de van Dyck
ait été de reprefenter cette Dame affife
dans fa Chambre, recevant une Vifite
de condoléance, d'une perfonne d'un
Rang inférieur au fien,à qui elle témoigne
beaucoup de bien-veillance , comme nous
Talions voir : je voudrois feulement remar-
quer ici la beauté & la juftefte de cette Pen-
fée. C'eft par raport à cela , que le Ta-
bleau n'eft pas fimplementuneReprefenta-
tion infipide d'un Vifage & d'un Habille-
ment ; il eft auffi le Portrait de l'Efprit ;
car qu'il a-t-il qui convienne mieux à une
Veuve , que la Trifteiïe ? Qu'y a t-il qui
convienne mieux à une perfonne de qualité,
que l'Humilité & la Bien-veillance i D'ail-
leurs pour fupofer, que c'étoit des gens de
fon Rang, ou d'un Caraéîère encore plus
diftingué , qu'elle recevoit, il auroit falu
que les Ameublemens de la Chambre euflent
été de deuil, & qu'elle eût été gantée;
mais cela n'auroit pas fait un fi bon éfet,
que celui qui naît des Couleurs du Rideau,
de la Chaife, & du Contrafte, que font les
Gands qu'elle tient à la Main.
en Fait de Peinture.
Jamais on ne vit mieux exprimée une
Triftefte tranquile & décente , qu'elle l'eft
fur ce Vifage, four-tout dans les endroits
elle fe fait toujours le mieux remarquer;
je veux dire , dans les Yeux : le Guide,
ni Raphaël même, n'auroient pu conce-
voir cette Paflion, avec plus de Délicatefle, &
ne l'auroient pu mieux exprimer qu'elle l'eft
ici. L'Attitude entière de la Figure n'y con-
tribuepaspeu. Sa Main droite tombe négli-
gemment de deftus le bras de la Chaife, fur
lequel le Poignet fe repofe légèrement, &
l'autre eft fur fes Genoux, un peu plus à gau-
che qu'à droite;& tout cela d'un air fi aifé & fi
négligé, que toutcequeiaCompofttiona de
défeétueux, par la régularité dont j'ai par-
lé ,eft abondamment récompenfé par laSu-
bli mité de l'Expreflion , qui étant d'une
plus grande conféquence que l'autre, jufti-
fie van Dyck dans cet endroit , & fait
voir fon grand jugement. Car, quoiqu'il y
ait dans cette Partie, comme je l'ai déjà
remarqué, quelque chofe à redire, je ne
faurois pourtant m'imaginer de moïens pour
éviter ce défaut, fans y en fubftituer de
plus grands; aufti malgré ceux que j ai pris
la liberté de remarquer dans ce Tableau, a-
vec le même defintèreftement que j'en ai
obfervé les beautés, c'eft-à~dire,fans avoir
égard au Nom fameux du Maître , on re-
marque fur le Tout une Grâce qui charme,
& une Grandeur , qui infpire du refpeft,
C * Un
sur l'Art de Critiqjjer,
On voit d'abord , que c'eft une Dame de
qualité , & bien née ; fon Vifage & fofi
Air ie témoignent. Son Habillement, fes
Ornemens, & la Garniture de la Chambre
contribuent à la Grandeur; le Voile déga-
ge qui lui tombe fur le Front, & dont le bord
couvre un Défaut qu'elle avoit, qui étoit
de n'avoir point de fourcils, eft un bel ar-
tifice pour en augmenter la Grâce. Ce n'eft
pas une Grâce & une Grandeur d'Antique,
ni dans le Goût de Raphaël; mais c'eft
celle qui convient à une Perfonne de fon
âge & de fon Caraftère ; de forte qu'elle eft
meilleure, que fi elle avoit paru avec la Grâ-
ce d'une Venus, ou d'une He'lene, ou
avec la Majefté d'une Minerve, ou d'une
S em 1r.am.is.
Il ne nous refte plus qu'à examiner ce
Tableau , à l'autre égard. , Nous avons vu
à quel degré les Règles de la Peinture y
ont été obfervées : examinons à-prefent
combien il répond au but du Plaifir & de
l'Utilité.
Cela dépend uniquement de la fantaifie,
du jugement & de quelques autres circonf-
tances. Ce font des confidérations pure-
ment perfonelles ; & c'eft à chacun en par-
ticulier à en juger. C'eft pourquoi je ne
m'y arrêterai pas long-tems:je retrancherai
plufieurs réflexions, fur lesquelles je pou-
rois m'étendre , pour n'en raporter que les
principales.
Lâ
-ocr page 40-en fait de peinture. Ï<?
La Beauté & l'Harmonie du Coloris me
donnent un haut degré de Plaifir ; car quel-
que grave & quelque folide qu'il foit , il a
une Beauté qui ne cède point à celle d'une
Couleur gaie & éclatante. La Compofition,
autant qu'elle eft bonne, réjouît la vue, &
quoique la Dame ne foit pas jeune , quoi-
qu'elle ne foit pas d'une Beauté achevée ;
la Grâce & la Grandeur , qu'on y remar-
que , plaifent extrêmement. En un mot,
comme on voit dans tout ce Tableau , des
preuves d'une grande adrefle de Main , &
d'une grande juftefle de Penfée, il ne peut
manquer de donner du Plaifir à proportion,
fur-tout à un auffi grand Amateur , que je
le fuis, des Ouvrages de cette nature.
Les avantages que je tire de ce Tableau,en
qualité de Peintre , font très-confidérables.
Jamais il n'y a eu un meilleur Peintre en Por-
traits , que celui qui l'a fait ; & je n'ai jamais
vu une meilleure Manière, que celle de ce
Maître. Avec cela on y voit un Air fi gra-
cieux & fi poli, une Trifteflè fi décente &
une Réfignation fi bien exprimée, qu'il fau-
drait être tout-à-fait infenfible , pour n'en
être pas touché. L'Habit de deuil fufcite
des penfées férieufes, qui peuvent produi-
re de bons éfets. 'Mais ce qui me touche
le plus, moi qui, Dieu-merci, ai le bon-
heur d'être marié depuis plufieurs Années,
c'eft la circonftance du Veuvage : non pas
qu'elle me donne du chagrin , en me fai-
C 3 fant
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
fant fouvenir qu'il faut,qu'un jour la Mort
me lepare de mon Epouie,mais il me four-
nit matière de me réjouir, de ce que notre
Lien conjugal fubfifte encore.
Heureux lefaint Etat,dont l'Equité,les Loix,
La Vertu, la Prudence, autorifent le choix !
C'eft des Biens de ce Monde une Source ad-
mirable :
C eft tm Fonds deDouceurs,fertile,intariffable.
Là l'innocent Amour,par fes traits les plus
doux,
Fait brûler d'un beau feu le cœur des deux
Epoux.
On l'y voit agiter fes Ailes d'écarlate :
Et c eft-là que fon regne Q?fon pouvoir éclate.
Loin de fe rencontrer dans les Embrajfetnens
D'une Femme commune à mille & mille A-
Des faveur s tour à tour ils entrent en partage;
Auffi partagent-ils les frayeurs & l'outrage.
Le Lien conjugal fait efjuier nos pleurs,
Redoubler nosplatfirs, partager nos douleurs.
Là triomfe l' Amour, là fe trouve l'Eftime,
Et La douce %)nion, innocente & fans crime.
Je n'ajouterai plus que ceci, avant que de
produire ma Balance : comme ce Tableau eft
un Portrait, & que le Vifage, par conféquent,
en eft la partie la plus eonfidçrabîe>je lui ai
fait une colonne à part, ce qui n'eft p°mt
çgçeffaire pour les autres Tableaux.
en fait de peinture. Ï<?
D'EXETER.
16. OCîobre 1717.
Visage. | ||
Compofition. . . |
10. |
18. |
| ; Maniment. . |
. . 17. |
18. |
i Deffein...... 1 |
. . . 10. |
17. |
t ........ Invention........ 18. |
18. | |
ExpreJJion..... |
. . 18. |
18. |
Grâce & Grandeur. . |
• • 18, |
18. |
Avantage. 18. Sublime. |
Tlai/ir. |
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
Ce qui eft en blanc eft pour le Payfage,
pour les Animaux , ou pour quelque autre
particularité qui fe trouve dans une Hiftoi-
re, ou dans un Portrait, & qui mérite un
Article à part. Ce qui demeure aufîi en
blanc au bas, eft poqr un Mémorial de ce
qu'on pourok ajouter, à ce qui eft en haut:
l'on peut y fpécifier où eft le Tableau , à
qui il apartient, quand on l'a vu, &c.
Je fuis fûr ,que quiconque fe fervira d'u-
ne métode régulière à conlidérer un Ta-
bleau, ouunDeiîein, verra l'avantage qui
en reviendra. Outre cela,fi l'on marque de
cette façon les degrés d'eftimation, on trou-
vçra encore mieux fon compte : cela donnera
une Idée plus claire & plus diftincte de la
chofe ; cela exercera davantage le jugement ;
cela rapèlera ce qu'on aura vu ; & en le con-
frontant avec le Tableau quelques Mois ou
quelques Années après, on verra fi l'on aura
changé de fentiment, & par raport à quoi.
D'ailleurs , lors-qu'on veut entrepren-
dre de faire une Diilertation , fur un Ta-
bleau qu'on croit en valoir la peine ; enfai-
fànt fur le lieu une femblable Balance de
mérite, elle fervira comme de petites No-
tes pour foulager la mémoire , lors-qu'on
n'aura pas la Pièce devant les yeux. Mais,
outre qu'une telle Diftertation exercera no-
blement l'habileté d'un Homme , en quali-
té de Connoïffeur , elle lui fervira encore
4'un agréable Amufement,
en fait de peinture. Ï<?
Il ne fera pas néceftaire , dans une Dif-
fertation de cette nature , de s'atacher à
l'ordre qui convient le mieux pour exami-
ner un Tableau. On peut commencer par
X Invent ion, fi le Sujet elt une Hiftoire, ou
par le Vifage , fi c'eft un Portrait, ou par
l'endroit qu'on jugera le plus à propos : &
après cela, en poura marquer l'avantage &
le plaifir qui en peuvent revenir.
Outre ce que j'ai déjà dit, je m'imagine
qu'on ne fera pas fâché , que je raporte ici
un Exemple d'une telle Diftèrtation ; fur-tout
parce qu'il s'agit d'un Tableau considérable
& Capital, & où fe trouve un Exemple à'Ex-
frejjion , qui poura fervir de fuplément au
Chapitre qui en traite, dans ma The'orïe.
Je ne l'ai pas raporté , en compofant ce
premier Volume, parce que je n'en avois
point encore vu de cette nature.
L'Eflai que j'ai envie de donner eft tiré
d'une Lettre, écrite à Monfieur Flinck
de Rotterdam , mort depuis ce tems-là, &
qui étoit excellent Connoiffeur, grand A-
mateur de l'Art, & Poffefleur d'une très-
belle Collection de Tableaux, de Defiéins,
& d'Antiques. J'ai eu pour lui, à ces égards
& à plufieurs autres,toute l'eftime & toute
l'amitié, qu'il eft poffible d'avoir pour une
perfonne, qu'on n'a jamais eu le bonheur de
voir, ou avec qui on n'a jamais eu qu'un
commerce de Lettres; quoique mon Fils ait
eu l'honneur de le voir, & qu'il en ait reçu des
C 5 mar.
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
marques toutes particulières de bien-veil-
lance. La correfpondance que j'ai eue avec
lui, je l'ai eue en commun avec mon Fils,
pour des raifons qui ne font rien à mon Su-
jet. je ne puis cependant, m'empêcher de
dire en général, que la Vertu, le Refpeét,
l'Induftrie, l'Erudition , le Bon-fens & les
autres excellentes Qualités de mon Fils,
jointes à fon Goût & à fon Jugement, par
raport à notre Art , qui répondent à tout
ce qu'un Père pouroit fe promettre de fon
Fils, demandent avec raifon mon Amitié ,
& outre cela quelque chofe de plus qu'une
fimple Tendrelfe paternelle. Je le dis, fans
le lui communiquer , fachant bien, que fa
Modeitie s'y opoferoit; mais je croi , que
c'eft-là le feul exemple, où l'un de nous
faffe ce qu'il fait que l'autre n'aprouvera pas.
„ Il y a un de nos Amis {le Chevalier
„ Thornhill , excellent T eintre-en-
„ Hiftoire:) qui eft revenu de France, il
„ n'y a pas long-tems: il a acheté plulieurs
„ bons Tableaux , dont quelques-uns font
„ déjà arrivés, & le principal eft un Mor-
„ ceau très-Capital : nous vous en ferons
„ la Defcription , le mieux que nous pou-
„ rons, comme aufti des autres, quand ils
„ feront arrivés, pourvu qu'ils en vaillent
„ la peine , comme nous n'en doutons
,, point.
„ Celui dont je parle eft de N. P o u s s i n:
„ il eft long de trois piés, trois pouces,
„ haut
-ocr page 46-en fait de peinture. Ï<?
» haut de deux pies, fix pouces, & parfai-
>» tement bien confervé. Il étoit à Mon-
,, fieur ***** qui fut pourfuivi fi vi-
» goureufement, par la Chambre dejufti-
,, ce , qu'on vendit jufqu'à fes Meubles,
„ & entre autres ce Tableau. C'eit une
,, Hiftoire de la Jérufalem délivrée , du
„ Tasse , Chant 19. dont voici l'abrégé.
,, Tancrede Héros Chretien, & Ar-
„ gante Géant Païen , fe retirent dans
un lieu écarté fur les Montagnes, pour y
„ faire l'expérience de leur Fortune, dans un
„ Combat fingulier : Argante eft tué,
„ & Tancre'oe eft fi dangereufement
„ blefté , qu'après avoir fait quelques pas,
„ les forces lui manquent, & il tombe en
„ défaillance. Erminie qui l'aimoit, &
„ Vafrino fon Ecuïer, le trouvèrent
,, dans cet état, par un accident qui feroit
„ trop long à raconter. Mais,après la pre-
3, mière frayeur, lorsqu'elle vit qu'il refpi-
„ roit encore, elle pança fes plaies, & com-
„ me fon voile ne fufifoit pas pour cela,
„ elle coupa fes beaux cheveux, pour y fu-
„ pléer ; & l'aïant ainfi tiré d'afaire , elle
„ le ramena fauf à l'Armée.
„ Le Poussin a choifi l'inftant qu'elle
„ fe coupe les cheveux ; Tancre'de eft
„ à terre, dans une Attitude gracieufe &
„ bien contraftee, véro le bout du Tableau:
„ fes pies s'étendent jufques vers le
s, milieu, à quelque diftance de là. Vaf-
„ RINO
-ocr page 47-44 sur l'Art de Critiqjjer,
„ rino eft à fa Tête, qui le foulève con-
„ tre un petit banc , fur lequel il l'apuie
„ de fon genou gauche. Erminie eft à
,, fes piés , foutenue de fon genou droit.
„ De l'autre côté, à quelque diftance d'elle,
„ eft Argante, couché roide mort ; der-
„ rière font les Chevaux d'ERMiNiE &
,, de Vafrino; & vers le bout du Ta-
„ bleau , qui eft à gauche quand on le re-
„ garde, on voit, au-deffus des Têtes de
„ Tancrede &de Vafrino, deux
„ Amours avec leurs torches à la main.
„ Ce font des Rochers, des troncs d'Ar-
„ bres,avec de petits Feuillages ou de peti-
„ tes Branches, & un Ciel l'ombre , qui,
„ compofent l'Ariere-fond du Tableau.
„ Le Goût eft un mélange de la Manière
„ ordinaire du Poussin, & ce qui eft
„ très-rare, d'une bonne partie de celle de
„ J u l e Romain, fur-tout dans la Tête,
„ dans 1 Attitude de la Dame, & dans celle
„ des deux Chevaux. Tanc rede eftnud
„ de la ceinture en haut, aïant été desha-
„ billé par Erminie & par fon Ecuïer,
,, pour vifiter fes plaies. Il a fur le Ventre
» & fur les Cuiffès une Draperie jaune ,
,, tirant fur le rouge dans les Demi^teintes
& dans les Ombres , avec une affez lon*-
„ gue queue étendue à terre : il y a apa-
„ rence, qu'elle a été peinte d'après leNa-
„ turel , puis-qu'elje eft d'un goût tout-à-
„ fait moderne. De peur que rien ne blet-
en fait de peinture. Ï<?
a fât la vue , ou qu'il y eût rien de defa-
5, gréable, les plaies ne paroiffent pas beau-
„ coup ; le Corps ni l'Habit ne font point
» enfanglantés , on ne voit que quelques
„ goûtes de Sang par-ci par-là , juftement
„ au-deffous de la Draperie, comme fortant
„ de quelques plaies qui fe trouvent delïbus.
„ 11 ne paroît pas pâle ; il femble revenir à
„ lui ; fon fang & fes efprits reprennent
„ leur mouvement naturel.
„ Les Habits ne font pas ceux du Siècle
„ où la Scène de la Fable ell expofée ; car
„ car ils auroient été Gothiques, & par con-
„ féquent defagréables , puis-que la chofe
„ eft fupofée être arrivée vers la fin du on-
„ zième Siècle , ou au commencement du
„ douzième. Erminie a un Habit bleu,
„ admirablement bien plifTé , & fait dans
„ un grand Stile , qui reiïemble un peu à
„ celui de Jule Romain, & encore
„ plus à l'Antique, ou à celui de Ra-
„ p h a e l. On voit un de fes piés, qui eft
„ fort bien fait & artiftement difpofé ; fa
,, Sandale eft fort particulière , elle eft un
„ peu élevée fous le talon,comme fontau-
„ jourd'hui les fouliers des petits enfans.
„ Vafrino aun Cafque fur la Tête, avec
„ une plaque d'or, faite en façon de plume,
„ Nous ne pouvons nous rapeler rien de pa-
„ reil dans l'Antique: nous ne trouvons rien
„ de femblable dans la Colonne de Trajan,
„ ni dans celle d'ANTONiN , comme on
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
„ l'apèle ordinairement, quoiqu'on fâche à
„ prefent, qu'elle eft de M, Aurele; ni
„ à ce que je croi, dans les Ouvrages de
«Raphaël, de Jule Romain, ou
„ de Polydore, lors-qu'ils-ont imité
„ les Antiques, quoique les deux premiers
„ fur-tout, fe foient donnés de femblables
„ libertés, & qu'en s'écartant de la Sim-
„ plicité de leurs excellens Maîtres , ils
„ aient quelquefois,dans ces fortes de ren-
„ contres, un peu donné dans le Gothique.
„ Il y a toute aparence , que c'eft une In-
„ vention du Poussin; mais qui fait un
„ fi bon éfet, que je ne puis m'imaginer
,, rien de meilleur , dans cette rencontre.
,, Cette Figure eft armée , & au lieu de
,, Cote d'Armes, elle eft couverte d'une
„ Draprerieécarlate, à la Maniéré Antique.
„ Les deux Gupdons font parfaitement
,, bien difpofés, pour enrichir le Tableau,
„ & pour lui donner de l'éclat ; comme le
„ font également le Cafque, l'Ecu, & î'Ar-
„ mure de Tancre'de, qui font à fes
„ piés. L'Attitude des Chevaux eft d'une
„ fin elfe achevée : l'un tourne la tête en ar-
„ riere, avec beaucoup de vigueur , & la
„ croupe de l'autre eft élevée ; ce qui fait
„ un très-bon éfet dans la Pièce , & fait
„ voir en même tems,que l'endroit eft ra-
„ boteux, & peu fréquenté.
„ Quoique le Tasse dife Amplement,
ou'Erminie fe coupa les cheveux, le
1 „ Pou s-
en fait de peinture. Ï<?
" Poussin a été obligé d'expliquer avec
35 avec quoi elle l'a fait, & il elt remarqua-
" ble , qu'il lui a donné l'Epée de fon A-
" mant pour cela. Nous ne doutons pas,
" qu'il ne fe trouve des gens, qui croiront
" avoir ici découvert en Poussin une ab-
" furdité vîfibie , puis-qu'il elt impofllble
" de couper des cheveux avec une épée ;
" quoiqu'il en foit, il elt certain qu'une
" paire de cifeaux,qui d'ailleurs feroit plus
" propre pour ce delTein , auroit fait tort
" à la Pièce. La Peinture, comme la Poe-
" fie , ne foufre rien de bas & d'ordinaire.
" C'eft-là une licence à-peu-près de la mê-
" me nature, qtre celle de R a p h a e l , dans
" le Carton de la Têche Miraculeufe ,où la
" Barque eft de beaucoup trop petite,
" pour les perfonnes qu'elle contient, ou
" que celle du Laocoon , qui eft nud , au-
" lieu qu'on auroit dû fupofer ce Prêtre
" habillé dans fa Fondion facerdotale. Mais,
" Monfieur, il n'eft pas néceffaire, de vous
" dire , la raifon pourquoi on a ainfi traité
" ces excellentes Pièces de Peinture & de
" Sculpture. Cela me fait fouvenir de beau
" Diftiquede Dryden:
On ne peut s'égarer en fiùvant la Nature:
Mais ce nejl pas par-là qu on excelle en
Teinture.
„ Nous ne favons s'il eft néceffaire de
„ remarquer,qu'il y a un des Chevaux qui
eft
-ocr page 51-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
" eft ataché à un Arbre. Si l'on fupofe *
" que ce Cheval foit celui cI'Erminie,&
" qu'elle l'ait ataché elle-même, le Peintre
" auroit fait une grande Incongruité ; car,
" comme elle ne defcendit, qu'après que
" V a f r i n o eut reconnu pour Tangre'»
" de & pour Argante, ceux qu'ils a-
" voient d'abord pris pour des Etrangers:
elle avoit alors bien d'autres foins, que de
" penfer à fon Cheval. Le Tasse décrit
" parfaitement bien fon Mouvement, dans
" cet endroit ; elle ne defcend pas, elle fe
" jette tout d'un coup de la felle en-bas,
Non fcefe, no ,précipita âi fetla.
„ Mais il fe peut , que ce foit le
4' Cheval de V afrin o,ou du moins,que
" fi c'eft celui d'ERMiNiE , les foins de
" cet Ecuïer étoient partagés entre le Hé-
" ros bleffé, & cette Dame , à qui il étoit
" important qu'on aflurât fon Cheval ; de
" forte qu'on n'aura pas raifon de nousacu-
" fer de partialité; fi nous fupofons, qu'un
" auffi grand Maître que le Poussin n'é-
" toit pas capable d'une telle faute, à pren->
dre la chofe dans fon plus mauvais fens.
Ce feroit au-contraire lui faire tort que
" de penfer autrement, puifque l'Opinion
" la plus favorable eft celle qui eft la plus
" vrai-femblable en même tems : de forte
* qu'en ce cas-là, cette circonftance fera
en fait de peinture. Ï<?
une Beauté , plutôt qu'une Faute. Elle
» amplifie & relève le Caraélère de Va-
» frino, mais elle auroit fait du tort à
j> celui d'ERMiNiE. On pourroit argu-
„ menter pour & contre : favoir,s'il eft né-
3» ceflaire qu'un Peintre entre dans le détail
,, de toutes ces petites particularités ; mais
s, c'eft une queftion qui ne fait rien ici.
„ UExprefiJon de ce Tableau eft bonne
s, généralement par-tout. L'Air de Va-
„ frino eft bien choifi; quoique fon Ca-
33 raftère paroiffe inférieur , il ne laiftè pas
>, d'être brave, plein de foin, de tendrefte
„ & d'afeélion. Argante reftemble à un
„ miférable, qui vient d'expirer dans fa ra-
33 ge & dans fon defefpoir, fans témoigner
33 la moindre étincelle de Piété. Tancre-
33 de a l'Air noble, vaillant,aimable, &dé-
» bonnaire. Le Tasse raporte deux cir-
3, confiances, qui relèvent beaucoup ces
33 deux Caraélères. Lors que ces Guer-
3, riers fe retirèrent à l'écart, à la vue des
„ foldats Chretiens, qui à-peine pouvoient
„ retenir leur fureur contre le Païen, T a n-
„ c r e d e l'en défendit ; & en fe retirant
„ avec lui, il le couvrit de fon Bouclier.
„ Enfuite, lors-que Tancrede l'eut à
„ fa difcrètion,après l'avoir vaincu,il vou-
„ lut lui donner la vie ; & pour cet éfet,
„ il s'aprocha de lui, d'une manière amia-
3, ble, mais ce fcélerat attenta de le tuer en
j, lâche ; ce qui irrita fi fort le Héros Chré-
Tome IL D „ tien,
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
„ tien , que plein de fureur & de mépris
jj pour lui, il l'expédia fur le champ. Le
,, Poussin n'auroit pu inférer ces inci-
„ dens dans le Tableau ; mais on remarque,
„ aux Airs qu'il a donnés à ces deux Per-
„ fonnages, qu'ils étoient capables de tout
„ entreprendre, dans leurs diférens fenti-
„ mens. Il faut qu'ERMiNiE falTe voir
s, fur fon vifage, un mélange d'Efpérance,
s, de Crainte, de Joie & de Trifteffe,puis-
„ que c'eft le tems où elle trouve que fon
,, Amant refpire encore , après qu'elle l'a
5, cru mort. Vous favez, Monfieur,à quel
„ point il eft dificile de bien exprimer tous
,, ces mouvemens: il eft cependant abfolu-
s, ment néceffaire de le bien faire ; & il
„ faut même que l'Expreffion en foit forte
„ & très-vifible , afin que les Speélateurs
„ puiflent l'avoir à quel deflèin elle fe coupe
„ les cheveux, de peur qu'ils ne s'imaginent,
„ que c'eft l'éfet d'un tranfport, & de la
„ douleur extrême qu'elle relient de la mort
„ de fon Amant, qui dans ce tems-là n'a
par encore repris fes Efprits ; erreur, qui
» ôteroit à l'Hiftoire toute fa beauté. Les
» deux petits ^Amoursont été parfaitement
s> bien inventés pour cet éfet , auffi-bien
„ que, pour celui dont nous avons déjà
„ parlé. Celui qui eft le plus éloigné de la
,, vue , marque de la Trifteflè & de la
„ Crainte fur fon vifage , au-lieu qu'on
„ voit manifeftement la Joie & l'Efpérance,
„ peintes
-ocr page 54-en fait de peinture. Ï<?
s> peintes fur le vifage de l'autre ; & pour
» en rendre XExpreffion encore plus par-
i) faite , comme l'a remarqué le Chevalier
s» Thornhill , le premier tient deux
» Flèches à la main, pour lignifier ces deux
» paffions, avec toute la douleur qu'on en
j, relient ; au-lieu que le Carquois de fon
compagnon eft fermé d'une efpèce de
>, couvercle par en haut ; outre qu'il a une
>, Couronne de Jafmin fur la Tête,
„ Il n'y a abfolument rien à redire à la
» Compofition : on y voit une infinité d'exem-
„ pies de Contraires admirables ; comme
j, font les diférens Caraétères des Perfon-
„ nés, tous excelîens dans leur genre , &
» dans leurs diférens Habits. Tancrede
3, eft à moitié nud ; E r m i n i e fe diftingue,
j, par fon Sexe, de tout le refte ; comme
s, l'Armure & le Cafque de Vafrinq
j, font voir, qu'il eft d'un rang inférieur à
» Tancrede, dont les Armes font à fon
„ côté i & l'Armure d'ARgante eft di-
„ férente de l'une & de l'autre. Les difé-
„ rentes fituations des membres de toutes
„ les Figures font auffi très-bien contraf-
„ tées, & elles font enfemble un éfet char-
mant. Je n'ai jamais vu dans aucun Ta-
„ bleau, de quelque Maître que ce fût, une
5, plus grande Harmonie , ni plus d'Art à
» la produire, qu'on en trouve dans celui-
» ci ; foit à l'égard d'une gradation aifée de
35 la partie principale, à celles qui lui font
D % „ fub-
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
'' fubordonnées,ou du raport mutuel d'une
de ces parties à l'autre, tant parlemo'ïen
des degrés des Jours & des Ombres,que
" par raport aux Teintes des Couleurs.
» A l'égard du Coloris, \\ y eft aufti très-
" bon : il n'eft pas brillant, parce que le Sujet
& le tems, qui étoit après le coucher du So-
'' léil, ne le demandent pas. Il ne reflemble
" point à celui du Titien, du Corege,
de R u b e n s, & d'autres Coloriftes habiles?
mais il ne laifle pas d'être mûr, moëleux,
agréable , & d'un goût qu'il n'apartient
qu'à un grand Homme d'atraper. Sans
même envifager la Pièce , comme une
" Hiftoire, ou comme l'imitation de quel-
que chofe qui fe trouve dans la Nature,
le Tout-enfemble des Couleurs eft un ob-
'' jet charmant & agréable.
„ Comme vous avez, Monfieur, pîufieurs
" Tableaux admirables de la main du
" Poussin, vous connoiftez fon Dejfein.
" Mais nous ne croïons pas , qu'on puifte
rien voir de meilleur de fa façon,que ce
Morceau-là: il y a feulement une ou deux
inadvertences, dans la Perfpe&ive. L'E-
'' pée qu'ERMiNiE tient à la main,femble
pancher vers la pointe, & s'écarter de la
" ligne du Pommeau. Pour l'autre,elle ne
" mérite pas qu'on en parle.
?> Le Tableau eft parfaitement bien fini,
" dans les parties mêmes les moins confidé-
'' rables ; il n'y a qu'un, ou deux endroits,
w OCJ
-ocr page 56-en fait de peinture. Ï<?
" où l'on remarque un peu de pefanteurde
* main. Le DelFein elt prononcé d'une
" manière ferme, quelquefois même, fur-
" tout les Vifages, les Mains, & les Piés,
font couchés plus fenfiblement avec la
" pointe du Pinceau, qu'il ne le faifoit or-
dinairement.
„ En un mot, on remarque par-tout»
tant de Grâce & de Grandeur , que c'effc
" un des meilleurs Morceaux que nous
aïons jamais vus. On ne peut rien defi-
rer , ou s'imaginer , qui n'y foit ; on ne
" pouroit y rien ajouter, ni en rien retran-
" cher, fans en diminuer l'excellence ; à
" moins que nous ne prenions la liberté
" d'en excepter les petites particularités,
" que nous avons remarquées, mais qui ne
" méritent pas qu'on en parle: encore fou-
mettons-nous à de meilleurs jugemens la
remarque que nous en avons faite. Mais
" il y a des Beautés infinies,dont nous n'a-
" vons point parlé plufieurs qui nepeu-
" vent s'exprimer par les paroles , & qu'il
" elt impoffible de fentir , fans voir le Ta-
" bleau. Peut-être même, qu'il s'y trou-
" ve encore d'autres Beautés, aufïi-bien
" que des Défauts, qui échapent à la por-
•' tée de notre pénétration.
„ On a de la peine à quiter un Sujet fi
" agréable. Examinons, pour faire honneur
" au P o v s s in , & à l'Art en même tems,
'l combien il faut que les Penfées foient
54 sur l'Art de Critiquer,
„ nobles & étendues, quelle doit être la
„ richeffe & la force de l'Imagination , quel
„ fond de Sience & de Jugement il faut
„ avoir, combien la main doit être adroite
„ & exaéte , pour produire un tel Ouvra-
„ ge ! Obfervons, par exemple , comment
„ deux ou trois coups de pinceau , fur le
„ Vifage d'argante, peuvent exprimer
„ un Caractère d'Efprit, par des traits û
„ marqués & fi fignificatifs !
• „ Nous ne remarquerons plus que la di-
„ férence de l'idée, que nous donnent de
„ cette Pièce le Peintre & le Poète. Un
3, Homme qui liroit le Tasse, & qui
„ n'auroit pas de fi heureufes penfées que
„ le Poussin , fe formeroit bien un Ta-
„ bleau en Idée; mais il n'aprocheroit pas
„ de celui-ci. Il verroit un Homme d'une
„ phifionomie moins aimable & moins belle;
„ ils'imagineroit un Homme pâle, percé,
„ & déchiqueté ; dont le Corps & les Ha-
„ bits feroient tout enfanglantés. Il ver^
roit Erminie toute autrequele Pous-
„ s in ne l'a dépeinte ; il y a tout à pa-
„ lier , qu'il lui mettroit une paire de Ci-
„ féaux à la main,& qu'il ne s'aviferoitpas
„ de lui donner l'Epée de Tancre'de.
„ Jamais il ne lui viendroit dans l'Efprit
de peindre les deux Amours. Il s'imagi-
„ neroit des Chevaux, mais fuffent-ils les
„ plus beaux qu'il ait vus de fa vie , ils ne
„ feroient jamais à comparer à ceux du
en fait de peinture. Ï<?
s> Poussin; & ainfi du refte. Le Peintre
j' a fait une plus belle Hiftoire que le Poë-
3> te , quand même fes Leâeurs feraient
»» égaux à lui ; mais, fans comparaison,
33 beaucoup plus belle encore,qu'elle ne peut
33 paroître à la plupart d'eux. Non-feule-
3, ment il a lu fe fervir des Avantages que
5, fon Art lui fournit, fur celui de fon Com-
„ pétiteur, mais auffi il a fupléé, avec tant
„ d'adreffe,à ce qui manque à la Peinture,
„ lors-qu'on en fait le parallèle avec la Poe-
3, fie,qu'on elt même bien-aifedevoir, que
„ des Défauts aient donné lieu à de fi beaux
„ Expédiens ".
J'avoue, que nous n'avons pas toujours
le tems ni l'ocafion d'examiner ainfi à fonds
une Pièce de Peinture, quelque excellente
qu'elle puifle être. En ce cas-là, nous ne de-
vons point nous amufer aux Incidens les moins
confidérables du Tableau ; nous devons nous
contenter d'en remarquer les Beautés , la
Tenfée, & l'Expreffion principale.
Le Chevalier Thornhill a fait venir
depuis peu de France une autre Pièce de
Peinture , qui ne mérite pas moins que la
première,une Diflertation particulière. C'eft
un Morceau d'ANNiBAL Carache;
je ne remarquerai pourtant, qu'en peu de
mots, ce qui m'a frapé le plus,dans cet ad-
mirable Ouvrage, & dont l'Idée m'eft pres-
que toujours prefente , depuis la première
fois que je l'ai vu.
1 D 4 La
-ocr page 59-sur I'Art de Critiquer,
La Bien-heureufe Vierge, comme Pro-
tectrice de Bologne , en fait le Sujet, à ce
qui paroît, par îa perfpedive de cette Vil-
le au bas du Tableau, au-deffous des Nues
où elle eft affile,environnée de Chérubins,
de petits Anges, & des autres'marques de
Gloire , qu'on a coutume de lui donner.
Mais, que l'Expreffion en eft fublime !
Quelle Dignité & quelle Dévotion ne re-
marque-t-on pas en la Vierge! Quel regard
refpeftueux , quel amour, quelles délices,
& quelle complaifance paroiftent en ces En-
tres Angéliques, par raport à la Mère du
Fils de Dieu! L'afped du Christ con-
vient parfaitement au Caractère qu'ilyfou-
tient. 11 n'eft ici que pour faire voir, que
c'eft la Vierge , comme le Lion eft la mar-
que de S. Je'rôme , & l'Aigle celle de
S. Jean. ï! n'y eft pas en qualité de la
fécondé Perfonne de l'adorable Trinité ;
la Vierge eft la feule Figure principale : il
fait comme "partie de fa Mere , s'il m'eft
permis de parler ainfi , dont le Caraftère
eft le feul qu'on doit ici confidérer ; auffi
voit-on , que toutes les circonftances con-
tribuent à le relever, autant qu'il eft pofli~
ble; & cela eft admirablement bien exécu-
te. Mais, comme tous les autres objets,
qui fe trouvent dans le Tableau, font tournés
du côté où elle eft ; elle, de la manière la
plus humble & la pKss dé vote lève, les Yeux
vers l'Etre fuprême & invifible ; & Par"là
-ocr page 60-en fait de peinture. Ï<?
nous aprend à y porter auffi nos penfées,
avec les mêmes fentimens d'Humilité , de
Piété & de Dévotion. Si elle , à qui les
Anges paroiffent de beaucoup inférieurs,
n'eft, en fa prefence, qu'une pauvre fu-
pliante , quelle Idée relevée cela ne nous
doit-il pas donner de la Divinité !
L'Idée, Etre infini,qu'ont les Anges de toi,
Eft autant audejfus de ce que j'en conçoi,
§)ue l'Aigle par fon vol peut furpajfer, fans
peine,
Les éforts les plus grands de la Nature Hu-
maine.
Puisqu'ils n'ont pas le sy eux affez clairs pour
te voir,
Puisqu'ils ne te fauroient dignement conce-
voir ,
Il faut être infini, il faut être Toi-même,
Pour comprendre ton Nom, & ton Etre fu-
prême,
Pur Saint, tel qu'il eft, exemt de change-
ment,
Bon, Tont-parfait ,fansfin,& fans commence-
ment.
C'eft, donc, à notre Efprit un plaifir inéfable,
Que celui que fournit cette Idée admirable.
L'Objet en eft fi beau » fi grand, fi furprenant,
Que Dieu ne peutpenfer rien déplus éminent.
Mais enfin, fans faire atention à celui qui
a fait une Pièce de Peinture, il faut exami-
D 5 ncr
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
ner en quoi elle eft remarquable ; fi elle M
par raport à XInvention, à XExpreJJion, ou
à la Compofition , &c : il faut voir en quel-
les qualités elle excelle ; combien il s'y en
trouve & en quel degré d'exellence ;& c'eft
fuivant cela, qu'il faut en juger.
DE LA CONNOISSANCE
DES
DAns tous les Ouvrages de l'Art, il en
faut confidérer la Penfée& le Travail,
ou îa manière d'exprimer & d'exécuter cet-
te Penfée. Nous ne pouvons rien conjec-
turer fur les Idées de l'Artifte, que parce
que nous en voïons ; de forte que nous ne
faurions favoir de combien l'Exécution eft
aù-deffous de ces Idées, ou peut-être de
combien elle les a furpaffees, par accident.
Mais l'Ouvrage, de même que la partie
corporelle & matérielle de l'Homme , eft
vifible , & il paroît aux yeux de tout le
monde. Tout ce qui fe trouve dans l'Art,
qui fait le Sujet de mon Difcours, eft une
conféquence & un éfet des Idées que le
Maître a, foit qu'il puifle ou qu'il ne puifle
pas y ateindre de fa main,pour bien expri-
mer ce qu'il a conçu: & cela eft également
vrai, dans toutes les Parties de la Peinture.
en fait de Peinture. 105-
Or pour ce qui eft de XInvention, de l'Ex-
preffion , de la Compofition, ou de la Grâce
& de la Grandeur, il n'y a perfonne qui ne
remarque , que ce font elles qui nous con.
duifent de plain pié à la manière de penfer,
& à l'Idée que le Peintre avoit. La chofe
fe trouve pareillement véritable dans le
Deffein, dans le Coloris & dans le M animent:
on y remarque encore fa manière de penfer,
fur ces fortes de Sujets ; & par-là on peut dé-
viner quelles font les Idées qu'il a, de ce qui
fè trouve dans la Nature , ou de ce qu'on
y pouroit fouhaiter , ou enfin de ce qu'on
en pouroit choifir. Cependant, en faifant
diéîinftion entre la manière de penfer , &
la manière de l'Exécution, dans un Tableau
ou dans un Deffein , quoi.que l'un & l'au-
tre dépende de l'Idée, cela n'empêche pas,
que l'on ne comprenne, fous le premier Ter-
me , ces quatres Parties, XInvention XEx-
prejfion, la Compofition, la Grâce, la Gran-
deur ; & fous lé fécond, le îDeffein, le Co-
loris & le M animent.
Il n'y a jamais deux Hommes, qui penfent
& agiffent parfaitement de même ; cela
n'eft pas même poflible; parce que les Hom-
mes tombent dans une certaine façon de
penfer & d'agir , par un enchaînement de
caufes, qui n'eft , ni ne peut être le mê-
me, à l'égard de diférens Hommes. Cette
diférence fe fait remarquer de tout le mon-
de , dans les chofes qui tombent fous les
Sens:
-ocr page 63-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
Sens,& elle eft aufti claire à notre Raifon,
que celle que j'ai afîignée, en eft la vérita-
ble caufe. Il y en a deux Exemples très-
ordinaires , & fort connus ; qui font la
Voix, & l'Ecriture. On diftingue à la voix,
aufti facilement que par aucun autre moïen,
des Perfonnes d'un même âge, d'un même
tempérament, & qui font, autant qu'il
le paroît, dans les mêmes circonftances,
par raport à pîufieurs autres particularités.
C'eft une chofe étonnante , quand on y
fait réflexion, qu'entre fi peu de circonftan-
ces, qui ont du raport au Ton de la Voix,
il fe trouve une variété infinie , pour pro-
duire l'éfet dont je parle. 11 en eft de même
de l'autre Exemple : s'il y avoit cent jeunes
Garçons qui apriftènt à écrire dans le même
tems, & du même Maître,leurs Mains fe-
roient, malgré cela , fi diférentes les unes
des autres, qu'on pouroit facilement les
diftinguer, non-feulement pendant qu'ils
font à l'Ecole , mais encore plus lenfible-
ment dans la fuite. Ce feroit la même chofe,
quand il y en auroit mille & dix mille, qui
pulfent aprendre à écrire de la même maniè-
re. Ils verroient diféremment, ilsfeforme-
roient des Idées diférentes, ilsnelesretien-
droient pas tous de la même manière, & ils
auroient une diférente habileté de la Main,
pour former ce qu'ils auroient conçu, &c. La
même choie arrive dans tous les autres cas,
comme dans ceux que je viens de raporter.
en fait de peinture. 7jt
C'eft par la même raifon, que nous voïons
dans les Ouvrages des Peintres une variété,
dans un degré proportionné à la qualité de
ces mêmes Ouvrages ; c'eft-à-dire , qu'elle
eft plus grande dans les Peintures, que dans
les Defleins ; qu'elle eft plus confidérable
dans les Compofitions d'une grande éten-
due, que dans de Amples Figures, ou d'au-
tres Sujets, qui ne confiftent que dans peu
de parties. Si deux Hommes ne peuvent
former un A , ou un B , qui fe reflemble
parfaitement, certainement ils ne s'acor-
deront pas non plus , dans la manière de
defîiner un Doigt de la Main , ou du Pié ;
encore moins, pour defliner une Main en-
tière , ou tout le Pié ; bien moins encore,
pour defliner le Vifage , & ainfi du refte.
Si deux diférens Maîtres ne s'acordent
jamais, on peut dire aufli, qu'an feul n'eft
pas toujours d'acord avec lui-même ; & il
arrive quelquefois, que fes Manières di-
férent autant entr'elles, que fi elles étoient
de tout un autre Homme:mais cela arrive
rarement ; car le plus fouvent il s'y trouve
un certain raport, qui fait reconnoître tous
les Ouvrages qui appartiennent à un même
Maître , & qui les diftingué de ceux de
tous les autres; & fi la diférence eft réelle,
on la poura remarquer , pourvu qu'on exa-
mine les chofes atentivement, & qu'on en
fafle uft parallèle exaft ; comme l'Expé-
rience le fait voir ? par une infinité d'au-
tres
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
très exemples que ceux que j'ai raportés.
11 s'enfuit de là , qu'on peut diftinguer
les diférentes Maniérés des Peintres , par ra-
port à leurs Penfées, ou à leur Exécution;
pourvu qu'on ait une quantité lufifante de
leurs Ouvrages, pour en pouvoir former fon
jugement.
Mais, quoiqu'il fe trouve dans leschofes
une diférence réelle , elle varie par raport
à fes degrés ; & elle eft à proportion plus
ou moins aparente. C'eft ainfi, qu'il y a des
Manières, parmi les Ouvrages des Peintres,
qui font auffi diférentes les unes des autres,
qu'ALCiBiADE diféroit de Thersite.
11 y en a d'autres qui font moins remarqua-
bles , comme il arrive à l'égard des Vifages
des Hommes en général ; il y en a qui ont
une reffemblance Fraternelle ; il s'en trouve
auffi, mais très-peu, qui ont ce qu'on trouve
ordinairement dans les Jumeaux;& c'eft tout
ce qu'on peut faire que d'en reconnoître la
diférence,
Il y a, dans la Penfée & dans l'Exécution
de certains Maîtres, des traits fi particuliers,
fur-tout dans quelques-uns de leurs Ouvra-
ges, qu'il faudroit être aveugle,pour ainfi
dire, pour ne le pas reconnoître au premier
coup d'œil : C'eft ce qu'on remarque , par
exemple , dans Léonard de Vinci,
Michel-Ange Buonarotti, Julë
Romain,Batiste Franco,le P
mesan, Paul Farinati , Cangia-
glo j
-ocr page 66-en fait de Peinture. 105-
gio, Rubens, Castiglione, & quel-
ques autres. On voit fouvent auffi, dans le
Divin Raphaël , quelque chofe de fi
Excellent, & qui ne fe trouve dans aucun
autre Maître , qu'on eft afluré , que c'eft
la Main de celui, qui (comme le dit Sha-
kespear de Jule César,) alaifféder-
rière lui tous les autres Hommes.
Il y en a eu plufieurs qui , en imitant
d'autres Maîtres, ou étant fortis de la mê-
me Ecole, ou enfin, par quelque autre rai-
fon que ce foit, ont eu tant de reftemblan-
ce dans leurs Manières, qu'on ne peut pas,
fi facilement, diftinguer leurs Ouvrages.
Timotee d'urbin & Pellegrinde
Mode'ne, ont imité Raphael;Ce'sar
da Sesto a imité Léonard de Vinci;
Schidone a imité Lanfranc,&d'au-
tres le Corege. La première Manière
du Titien, reflfembloit beaucoup à celle
de Giorgion: Giovan-Baptista
B e r t a n o fui vit celle de fon Maître J u l e-
Romain: les Fils de B assan & ceux de
Passerotti imitèrent leurs Pères:Ro-
manino , André' SchïAvone , &
Giovan-Baptista Zelotti imitè-
rent chacun en particulier le T i t i en, le
Parmesan, & Paul Ve'rone'se:
Biaggxo Bolonois imita quelquefois
Raphaël,& quelquefois le Parmesan:
AbrahamJansens imita Rubens:&
Long-Jean imita Van Dyck. en Hif-
toire,
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
toire, comme Gildenaisel le fit en
Portraits: Matham fuivit Joseppin:
& Ciro Ferri fuivit Pierre de
Cortone. Il y a une grande refiemblan-
ce de la Manière de Miche l-A n g e, dans
quelques-uns des Ouvrages iI'Andre' del
Sarto ; plus grande dans les Mains des
deux Zuccaros; & plus grande encore
dans celles de Maturin & de Poly-
dore. Les autres Maîtres font en géné-
ral de la Clafte moïënne: on ne peut pas les
reconnoître fi facilement, que les premiers;
mais on les diftingue plus aifément, que les
derniers.
Il n'y a qu'un feul moïen pour parvenir
à la Connoiflance des Mains, qui eft de
remplir notre Imagination d'Idées auffijuf-
tes & auffi parfaites, qu'il eft poflible, des
diférens Maîtres : & à proportion de la juf-
tefte & de la netteté de ces Idées, nous
deviendrons bons Connoifteurs à cet égard.
Car, en jugeant qui eft l'Auteur d'un
Tableau, ou d'un Deflein, on fait la même
chofe que quand on dit, à qui un Portrait
reftemble. -En ce cas, on trouve, que le
Tableau répond à l'Idée qu'on s'eft faite
d'un tel Vifage; de même, en confidérant
un Ouvrage, on le compare à l'Idée qu'on
a de la Manière d'un tel Maître , & on en
découvre la conformité.
Comme on juge de la reftemblance d'un
Tableau,par l'Idée qu'on a de la Perfonne,
en fait de Peinture. 105-
pfefente , ou abfente, car il eft impoffible
de voir l'un & l'autre dans le même mo-
ment : c'eft auffi ce qu'on fait dans cette
rencontre, quand on compare le Môrceaut
e& queftion , avec un ou plufieurs Ouvra-
ges , qui paftent pour être du même Maî-
tre , & qu'on a devant foi , afin de favoir
s'il en eft auffi. <
C'eft de l'Hiftoire , ou des Ouvragés dé
ces Maîtres,que naiffënt les Idéès qu'on en:
a. La premiere nous donne des Idées gé-
nérales de ces grands Hommes, par raporE
au tour de leur Efprit, à rétendue de leur
Capacité, à leurs diférens Stiles, & à leurs-
Garaftères,confidérés à part,ou comparés
les uns aux autres.
Comme la defcription d'un Tableau eft
en partie celle de l'Hiftoire du Maître, on
doit envifager une Copie ou une Eftampe
faite d'après un tel Tableau, comme une
defcription plus exaéïe & plus parfaite,
qu'on ne fauroit la faire en paroles. Elles
font auffi d'un grand fecours, pour nous
donner une Idée de la manière de penfer du
Maître 5 & cela plus ou moins, à propor-
tion de leur Bonté,& de leur Reffemblan-
ce. Elles ont encore cet avantage fur les
Ouvrages mêmes, que ceux-ci ont d'autres
• qualités qui divertifl'ent , & qui partagent
VAtention, jufques-là que quelquefois elles
îious préviennent entièrement en leur fa-*-
yeur. Qui peut , en v oïant la Grandeur
Tome il E- **
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
da Stile de Michel-Ange, & fa pro-
fonde Sience en fait de Deffein , ou en
voïant le beau Coloris & le Pinceau admi-
rable de Paul-Ve'rone'se , s'empêcher
d'être prévenu en faveur de l'Extrava-
gance & de l lndifcretion de l'un, & de la
Négligence de l'autre , par raport à l'Hif-
toire , & à l'Antique! Au-lieu que , dans
les Copies, & dans les Eftampes, ce qu'on
remarque de la manière de penfer du Maî-
tre , on le voit à nud , fans courir rifque
d'être féduit par quelques autres excellen-
tes qualités,qui fe trouvent dans les Origi-
naux.
Mais c'eft à ces Originaux que nous de-
vons nous atacher fur-tout ; ce font eux que
nous devons confulter en dernier reflort ;
non-feulement pour nous interpreter les
Hiftoires de ces Maîtres, mais auffi pour
nous conduire plus loin, principalement en
nons donnant des Idées, que les paroles
ne fauroient nous fuggérer , & qui n'aïant
point de nom, ne peuvent fe communiquer,
que par la chofe même.
L'Hiftoire nous informera,je l'avoue ,de
certaines particularités qu'il eft néceftaire
de favoir, & que nous ne pourions apren-
dre par les Ouvrages de ces Maîtres ;
elle ne .fufit pas, pour devenir Connoifi'm'
des Mains, il eft même à craindre, q"'elIe
ne nous féduife5fi nous nous fions trop aux
Idées que nous en recevons. L'Hiftoire,
en fait de peinture. 7jt
foit par écrit, ou par tradition,nous donne
ordinairement les Cara&ères exaltés des
grands Hommes. Celui qui fait le Sujet de
la Narration d'un Hiftorien , en eft le Hé-
ros pour ce tems-là ; & un tel Auteur a plus
fouvent l'intention d'en faire une belle Pein-
ture, qu'un Portrait exaét; à quoi les pré-
jugés qu'on a en leur faveur ne contribuent
pas peu. il elt naturel après cela, de ne
pas croire, qu'un Ouvrage,où nous remar-
quons tant de Défauts, ioit de la Main d'un
Homme , dont nous avons une ïdée fi fa-
vorable. Il eft, donc, nécelïaire de corri-
ger cette métode de penfer, & de fe fouvenir
que les grands Hommes ne font pourtant
que des Hommes ; & qu'il y a des degrés
& des efpèces d'Excellence, dont on peut
bien avoir une Idée, mais où les plus grands
Hommes ne lauroient parvenir. Dieu a dit
à tout Homme, comme à l'Océan, tu iras
jufques-là , mais tu ne pajjeraspas outre. II
a donné de certaines bornes aux Génies les
plus fublimes , au-de-là desquelles ils ne
font que comme ceux du plus bas étage:
auffi un Homme ne peut-il pas toujours
faire ce qu'il fait quelquefois, ni même ce
qu'il fait ordinairement. Une , ou même
plufieurs Fautes avérées dans un Ouvrage,
& dans une fimpleFigure ne détruifent point
lajulte Idée qu'on peut avoir de Raphaël
lui-même , dans fon meilleur tems. 11 elt
^rai, que Raphaël n'auroit pu faire une
E a Figure3
6% sur. l'Art de Critiquer.
Figure , ou un Membre eftropié & mal-
proportionné, c'eft-à-dire, s'il y avait fait*
atention, & qu'il y eût emploie tous fes
foins ; mais il pouvoit arriver,que le même
Raphaël fût preiïe, qu'il fe fût négligé,
ou qu'il fe fût oublié, qu'il fût fatigué, in-
difpofé, ou qu'il ne fût pas en train de tra-
vailler. Pouroit-on fupofer, qu'un Maître
d'un rang inférieur, à qui on atribueroit
l'Ouvrage, à caufe des Fautes qui s'y ren-
contrent, fût capable d'en faire le reite? Si
l'on avoit vu un Ouvrage entier de cette
mauvaife efpèce , auroit-on pu s'imaginer
que la Main qui l'a fait , eût pu faire la
bonne partie de l'Ouvrage en queftion? Il
eft plus aifé de defcendre, que de monter:
Raphaël auroit pu faire plus facilement,
comme un Maîtrre d'un rang inférieur,
dans de certaines rencontres,qu'un Maître
inférieur n'auroit pu faire comme Ra-
phaël, dans tout le refle.
Comme c'eft par les Idées féduifantes que
nous avons des Hommes,que nousfommes
fouvent portés à juger mal de leurs Ouvra-
ges , par raport à leur Bonté ; la même
chofe arrive auffi, par raport à leurs efpè-
ces. Quand on connoît le Caraétère de
M ichel-Ange: qu'il eft, par exemple»
fier, hardi, violent, & fuperbe , qu'il eft
allé au-de là du Caraétere du Grand, de
forte qu'il tient en quelque façon du San-
ivage : quand on lit une description de lui,
en fait de Peinture. 105-
telle que celle que j'ai mife ici bas, (1) ce
que j'ai fait avec d'autant plus deraifon,
qu'elle eltcurieufe & rare, & qu'elle en don-
ne une plus vive Idée, que toutes celles que
j'ai vues d'ailleurs ; on a de la peine à croi-
re, qu'il ait defliné , & fini fes Deilèins a-
vec la dernière Exactitude ; de forte que
les jeunes Connoifieurs, qui ont l'Imagina-
tion remplie de cette Idée , à l'égard de
ce grand Homme, ne pouront pas s'imagi-
ner d'abord, que de tels Defîeins foient de
îui; quoiqu'il foit certain , qu'il en a fait
très-fouvent de pareils.
L'Hiftoire fert auffi pourtant , à nous
donner des Idées des Maîtres, pour juger
de leurs Mains, comme nous l'avons déjà
fait voir, en partie,& comme nous l'allons
démontrer plus amplement ; mais il faut
que ce foit les Ouvrages mêmes qui corri-
gent , règlent & perfectionnent ces Idées.
Il fe trouve tant de particularités, qui
E 3 ont
1 Je puis dire avoir vu Miche t-A n g e , bien qu'âgé de
plusdefoixanteans, & encore non des plus robuftes, abatre plus
d'écaillés d'un marbre très-dur, en un quart d'heure, que trois
jeunes tailleurs de pierre n'eufient pu faire en trois ou qua-
tre, chofe presqu'incroïable à qui ne le verroit, & alîoit d'u-
une telle impétuofité & furie , que je penfois qUe tout l'ou-
vrage dut aller en pièces, abatant par terre d'un feul coup de
gros morceaux de trois ou quatre doigts d'épaiffeur, fi ric-à-
ric de fa marque, que s'il eût pafle outre de tant foit peu plus
qu'il ne falloit , il y avoit danger de perdre tout, pareeque
cela ne fe peut plus réparer par après , ni replâtrer, comme
les Images d'Argile ou de Stuc. Annotations de Biais s
SE VlGENEHB, /«c le CAtLÏSTRATE,
6% sur. l'Art de Critiquer.
ont du raport à un Tableau, ou à un Def-
fein, comme font la Manière de penfer, la
Manière de compofer,la Manière de jetter
les Draperies, les Airs des Têtes, le Ma-
niment de la Plume , du Crayon , ou du
Pinceau, le Coloris, outre une infinité
d'autres, qu'il n'eft pas dificile de fe fixer
fur quelques-unes de celles qu'on remarque
faire la diférence de chaque Maître , pour
s'en former une Idée claire & diftinfte.
S'il reffembie en quelque chofe à un autre,
il en difére à beaucoup d'autres égards. Le
Coloris de plufieurs Maîtres de l'Ecole de
Venife fe relTemble beaucoup ; mais il eft
certain,que le Titien s'eft diftingué des
autres,d'une manière éclatante,par fa Ma-
jefté : Tintoret s'eft caraètérifé par fa
Fierté: B assan par fon Air Champêtre,
Paul Verone'se par fa Magnificence,
Le Parmesan fe diftingué, e.ntr'autres
chofes, par la Forme particulière des jambes
& des doigts: Michel-Ange par la fer-
meté des Contours & par fon Stile vafte:
J u l e R o m a i n par fes Draperies & par
fes Cheveux tout-à-fait remarquables : Ra-
?hel par l'Air tout Divin qu'il donnoit à
fes Têtes; & ainfi des autres. Ils ont tous
quelque Particularité,qui les fait reconnoî*
tre, pour peu qu'on fe rende leurs Ouvra-
ges familiers ; mais qu'on ne fauroit bien
exprimer par des paroles.
En fe fermant mie Idée des Maîtres, far
leurs
-ocr page 74-en fait de peinture. 7jt
leurs Ouvrages , il faut bien prendre garde
a ceux qui ont été copiés en tout, ou en par-
tie, des autres Maitres, ou qui en font des
Imitations. Ainfi, il faut qu'un Connoiffeur
°bferve en quoi un Ouvrage eft d'un tel,
ou n'en eft pas. Bapttste Franco,
par exemple , a deffiné d'après Y Antique,
d'après Raphaël, Michel-Ange,
Pqlydore&c. On voit par-tout !a mê-
me délicatefle de Plume , qui a auffi été
fa propre Manière ; mais la Manière de
penfer n'eft pas de lui ; le Maniment même,
Ile l'eft pas toujours tout entier, parce qu'il
a quelquefois imité celui du Maître qu'il a
copié; comme quand il a copié un Deflein
& non pas une Peinture, ni Y Antique, en
deffinant : encore ce Deflein n'eit-il pas
entièrement la Manière de celui qu'il a co-
pié : il y a ordinairement ajouté du fien.
Mais il ne faut pas, que ces Manières acci-
dentelles faflent partie des Idées que l'on
a des Maîtres ; on les doit feulement en-
vifager comme telles qu'elles font.
Pour perfectionner les Idées qu'on a des
Maîtres, il faut examiner, autant qu'il eft
pojfible, quels ont été leurs diférens change-
*nens de Manière, dans le cours de leur vie.
Il eft vrai que, quand on connoît une cer-
taine Manière, ordinaire à un Maître , on
peut -bien juger des Ouvrages qu'on ren-
contre , qui font faits félon cette Manière:
mais c'eft une connoiffance qui ne s'étend
'f-if sur l'Art de Critiquer^
pas plus loin. C'eft un malheur qu'on foit
porté à borner les Idées qu'on z d?un Maî-
tre, à ce qu'on en connoît, & à ce qu'on
a conçu de lui ; de forte que , lors-qu'on
trouve la moindre chofe dans un Ouvrage,
qui difére de cette Idée , on dit d'abord,
qu'il eft d'un autre & non pas de lui. En
s'arrêtant uniquement à la Manière Romaine
«de Raphaël, il arrivera fouvent, qu'en
voïant un des Ouvrages qu'il avoit faits,
avant qu'il fût apelé à Rome , on dira qu'il
n'eft pas de lui. Si l'on ne fonde les Idées
qu'on a de ce grand Homme , que fur fes
meilleurs Morceaux , on rejettera tous les
autres : & on les atribuera à quelque autre
Main, connue ou non connue.
Il n'y a point de Maîtres , qui n'aient eu
leurs commencemens, leurs plus hauts pé-
riodes , & leurs déclins. On peut dire , en
général , que leurs commencemens ont été
allez bons , & que leurs derniers Ouvrages,
lors-qu'ils ont vécu jufqu'à un âge fort a-
vancé, & acablé des infirmités de la Vieil-
leffe, fe font reftèntis de l'état où leur
Corps fe trouvoit : alors, on n'y trouve
plus la même Beauté,ni la même Vigueur.
Mais pour ceux qui font morts dans la fleur
de leur âge , il y a aparence, que leurs
derniers Ouvrages ont été les meilleurs;
Michel-Ange, le Titien, & Char-
les Maratti ont travaillé jufqu'à un
âge fort avancé : Raphaëleft tombé du.
en fait de peinture. 7jt
Zenith, comme une Etoile courante (*).
Au-lieu qu'on n'avance ordinairement que
pas-à-pas, vers la perfection, Raphaël,
vola, pour ainfi dire , d'un degré d'Excel-
ience à un autre , avec tant de force & de
bonheur , qu'il fembloit que tout ce qu'il
faifoit de nouveau fût meilleur , que ce
qu'il avoit fait auparavant. On tient même,
que fes derniers Ouvrages, les Cartons qui
font à Hampton-Cour, & le fameux Ta-
bleau de la Transfiguration, font fe§ meil-
leurs Morceaux. En fortant de l'Ecole de
fon Maître , fa première Manière reiîem-
bloit à celles de ce tems là ; elle étoit roide
& fèche : mais il corrigea bientôt fon Sti-
le , par la force de fon grand Génie , &
par l'étude des Ouvrages des autres bons
Maîtres de fon tems, qui demeuroient à
Florence, ou aux environs, & fur-tout de
Léonard de Vinci; de forte qu'il fe
forma une fécondé Manière, qu'il aporta à
Rome. Là il trouva , ou fe procura tout
ce qui put contribuer à le rendre parfait;il
y vit une infinité de précieux Monumens de
l'Antiquité ; il emploïa pîufieurs habiles
Mains, pour lui defliner tout ce qui fe
trou voit de cette nature, en Grèce, & ail-
leurs, aufli-bien qu'en Italie ; & il s'en fit
une merveilleufe Collection. Ce fut-là
qu'il vit les Ouvrages de M i c h e l-An ge,
dont le Stile peut plutôt s'apeler Gigantes-
E S 1 que,,
!*) Mil ton, Paradis perdu, Liv.I.
-ocr page 77-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
que, que Grand ; & qui le dillingua allez
de tous les autres Maîtres de fon Tems.
Je fai bien, qu'on a douté , fi Raphaël
a tiré le moindre avantage d'avoir vu les
Ouvrages de ce grand Sculpteur , Archi-
tecte & Peintre en même tems (1). Mais,
au-lieu de lui faire honneur par-là, comme'
on fe prérendoit, il me femble au contrai-
re , que c'eft plutôt lui faire tort. Il étoit
trop prudent & trop modefte , pour ne fe
pas lef-vir de tout ce qui pouvoir mériter
fon atention. Pour preuve de cela, j'ai un
Deftein de fa Main, où l'on remarque clai-
rement le Goût de Michel-Ange. Je
ne dis pas , qu'il s'en foit tenu à cela ; fon
Efprit fublime afpiroit à quelque chofe,qui
furpaftàt tout ce qu'on avoit vu jufqu'ajors;
& il l'exécuta aufli dans un Stile, qui étoit
un compofé fi judicieux de l'Antique , du
Goût moderne & de la Nature, le tout re-
levé par fes Idées admirables , qu'il femble
qu'il n'auroit pu fe fervir d'aucun autre Sti-
îe , foit des Maîtres de fon tems, ou de
ceux qui font venus après lui, qui eût pu
fi bien convenir aux Ouvrages qu'il avoit à
faire. Qui fait quelles autres vues encore
plus fublimes il auroit eues ; qui peut di-
re jufqu'où il auroit pouffé l'Art, fi la Pro-
vidence Divine avoit trouvé bon , de prê-
ter un peu plus long-tems au Monde, un
Hom-
1 Voïez Bul0u; Eefcrizzim délit Im^ir.i, c?t.
jpage 86. & fuir. -------
en fait de peinture. 7jt
Homme qu'elle avoit doué de fi excellentes
qualités , pour faire honneur à la Nature
Humaine ?
Ainfi, Raphaël avoit fes trois Maniè-
res diférentes, la Terugine , la Florentine,
& la Romaine ; & dans toutes les trois, il fai-
foit briller la Grandeur de fon Génie. Mais
comme il a déjà furpaffé tous les autres
Maîtres, dans les deux premières, il n'y a
plus eu de concurrence dans la fuite, qu'en-
tre Raphaël d'aujourd'hui& Ra-
phaël d'hier.
On trouve une grande inégalité, dans les
Ouvrages des mêmes Hommes ; & elle naît
de certaines caufes, qui font auffi naturelles
que la Jeunelle , l'Age de maturité, & la
Vieilleffe. Notre Corps & notre Efprit
ont leurs changemens irréguliers & acci-
dentels, en aparence , auffi-bien que leurs
variations fiables & afiTurées. L'indifpofi-
tion, ou la Laffitude, le Tems, laSaifon
de l'Année, la Joie, la Gaieté , ou le Cha-
grin, la Pefanteur, ou l'Inquiétude, & une
infinité d'autres circonftances de cette na-
ture font toutes des accidens qui influent
beaucoup fur nos Ouvrages, & y aportent
cette diférence qu'on y remarque. C'eft
quelque-fois l'Ouvrage qui ne nous plaît
'pas dans fon efpèce ; quelquefois auffi,nous
n'y réuffîftons pas comme nous le fouhaite-
rions. L'un eft pour des Perfonnes que
nous honorons, & à qui nous voudrions
plaire,
-ocr page 79-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
plaire, à quelque prix que ce fût ; l'autre ne
va que languilïamment, étant deftiné pour
des perfonnes moins obligeantes, ou moins
capables cfié voir & de lentir ce que nous
faifons pour elles. Il y en a qu'on fait, dans
l'efpérance d'en être bien recompenfé i &
il s'en trouve d'autres, où l'on n'a aucune
vue pareille. Le Tintoret étoit re-
marquable en cela ; il entreprenoit toutes
fortes d'Ouvrages , à tous prix, & il les
exécutoit, à proportion du falaire qu'il en
recevoit.
La nature des Ouvrages, que les Maîtres
ont faits , a caufé encore une autre difé-
rence dans la Main. Le Parmesan pa-
roît un plus grand-Homme dans fes Def-
feins, qu'on ne le trouve dans fes Tableaux,
ou dans fes Eftampes gravées à l'Eau-forte.
Polydore fur le Papier, ou en Clair-
Obfcur^ un des plus habiles Sujets de l'Eco-
le de Raphaël ; mais ajoutez-y les Couleurs,
vous le rabaiffez de pîufieurs degrés. Les
Deffeins de Baptiste Franco font
parfaitement bons ; mais fes Tableaux font
méprifables. Le Pinceau en huile de Jule
Romain n'a pas le mérite tranfcendant
de fa Plume dans fes Delfeins ; on remai>
que , dans ces derniers , un Efprit, une.
Beauté, & une Délicatelîe inimitable ! au-
Jieu que le plus fouvent , l'autre eit , e.n
comparaifon, lourd & desagréable. Je d!S
îe plus fouvent,parce que j'en fai quelques
en fait de peinture. 7jt
exceptions. Le Sujet des Ouvrages de ces
grands Hommes y caufe auffi une extrême
diférence:J ulëRomain réuffiftoit mieux
à reprefenter la N ai fiance du Fils de Sa*
turne, qu'à celle du Fils de Dieu; Mi-
chel-Ange étoit plus capable de peindre
un Hercule & un Antée, que le dernier
Jugement. Le Parmesan, & le C o-
rege , qui étoient des Prodiges en toutes
fortes de Sujets Aimables & Angéliques,
auroient été , dans les Sujets Furieux &
Cruels, à-peu-près égaux aux Maîtres les
plus ordinaires. Une Sainte Famille de R a-
phel reftemble à l'Ouvrage d'un Ange du
premier ordre, au-lieu qu'un Majfiacre des
lnnocens, fait par lui, femble être fortidela
main d'un Ange du plus bas rang.
Il n'eft pas extraordinaire , que des Maî-
tres abandonnent une Manière, pour en
prendre une autre , qui leur paroît meil-
leure ; foit pour imiter d'autres Maîtres, ou
par quelque autre raifon que ce foit. L'Es-
pagnolet avoit fort bien commencé ; il
avoit imité le Core'ge avec beaucoup de
fuccès ; mais il abandonna cette Bonne Ma-
nière , pour cette autre Terrible , par la-
quelle il n'eft que trop connu,& qu'ilcon-
ferva jufqu'à fa fin. Giacomq P ont or*
MO quita un Bon Stile Italien,pour imiter
Albert Durer: Giacinto Bran-
di abandonna fa première Manière du C a~
&AVA6E) où il excelloit, pour s'apîiquer
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
à celle da Guide, toute opolee à l'autre;
mais, comme il vit, qu'il'n'y réuffifioit
pas , il voulut reprendre fa première Mé-
tode de peindre, fans que jamais il pût re-
gagner le terrein qu'il avoit abandonné :
le Guide, au-contraire , quita la Tienne,
pour celle du Caravage, avec un fuc-
cès à-peu-près pareil. D'ailleurs, il arrive
fouvent, qu'un Maître en imite un autre,
par ocafion ; & qu'il en copie les Ouvrages,
ou le Stile, foit pour s'éprouver , ou pour
fe fatîsfaire lui-même , ou bien pour plaire
à ceux qui l'emploient, ou peut-être pour
tromper, ou pour quelque autre raifon que
ce foit.
Malgré toute l'exaftitude poffible à co-
pier , il entrera un certain mélange du Co-
piée, dans l'Ouvrage , qui compofera une
Manière diférente ; mais elle fera bien
plus vifible, lors-que la Copie aura été fai-
te par un Maître, qui ne pouvoit, ou ne vou-
loit pas s'aflujettir fi fort à l'Original.Souvent
un tel Maître ne copie qu'en partie: je veux
<dire,lors-qu'il emprunte la Penféed'un au-
tre, & qu'il conferve fa propre Manière,
pour l'Exécution. C'eft ce que Raphaël
a fait, d'après l'Antique ; c'eft ainfi que le
Parmesan & Baptiste Franco
ont copié Raphaël & Michel-Ange;
c'eft auffi de cette manière que Rubens
acopié Raphaël,le Titien,Pordo-
ttONE, &c. dont j'ai plufieurs exempt
en fait de peinture. 7jt
Dans de pareils cas, on connoit évidemment
la Main du Maître ; mais, comme il fe trou-
ve confondu avec l'Idée d'un autre, un tel
Ouvrage compofé fera fort diférent d'un
autre, qui eft entièrement de lui.
On trouve pareillement une grande va-
tiété, dans les Defteins, quoi-qu'également
bons & originaux ; en ce que les uns ne
font que des premières Penlées,& fouvent
desEbaucheslégéres,mais fpirituelles;& que
les autres font plus avancés,ou plus finis. Les
uns font faits d'une façon, & les autres d'une
autre; foit à la Plume , au Crayon , ou la-
vés par diférentes Couleurs : les uns font
rehauftës de blanc en détrempe, ou à fec,
& les autres ne le font point. La première
forte de variété,favoir de faire desDelIèins
plus ou moins finis, a été plus ou moins
commune à tous les Maîtres. On trouve
peu des Defteins du Titien, de Bas-
SANj du Tintotet, de Baccio Ban-
dinelll, du corege, d'ANNlBAL
Carache, & de quelques autres, qui
foient finis : je dis peu , à proportion du
nombre de Defteins que nous en avons. Il
eft vrai, qu'on peut dire la même chofe de
tous les Maîtres , mais plus particulière-
ment , de ceux que je viens de nommer.
On en voit beaucoup qui font très-finis, de
Joseppin, de Paul Veronese,
de Primaticcio, de Michel-Ange,
de Léonard de Vinci. Blaise
X.OKOÏS
-ocr page 83-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
lonois en a rarement fait d'autres: Ofl
trouve auffi fouvent des Delleins finis de
Rubens,du Parmesan,de Baptiste
Franco, de Perin del Vaga, de
Jule Romain,cI'Andre' delSarto,
& même de Raphaël. Pour ce qui eft
de la dernière efpèce dé variété, qui regar-»
de les diférentes Matières, pour,l'Ëxéeu-
tion , on la rencontre fur-tout, dans R a-
ïhael, dans Polydore & dans le Par-
mesan; au-lieu que Michel-Ange,
Baccio Bandinelli, Blaise Bo-
lonois , Jule Romain, Baptiste
Franco, Paul F arinati, C angi a-
gio, Passerotti,& les deux : Zucca-
ros fe font ordinairement tenus à une feule
Métode ; & il s'en trouve quelques-uns
parmi eux , qui font très-remarquables en
CCîîtî
" Enfin , il y a des exemples de certains
Maîtres, dont les Manières fe font changées
confidérablement, par quelques accidens fâ-
cheux.Que je plains AnnibalCaraChe!
H bailTa tout à coup,& fon grand Éfprit fut
aterré par le procédé indigne du Cardinal
F a r n e s e. Ce Maître lui fit un Ouvrage, qui
fera un des principaux Ornemens de Ro-
me , tant que le Palais Farnefe fubfiflera ;
qui coûta k eé vafle Génie une Etude,
& une Aplication continuelle, pendant plu-
sieurs Années. Il avoit toutes les raifons du
monde d'en efpérer une récompenfe^quile
mis
-ocr page 84-én fait de Peinture. 1x3
ffiît à fon aife,pourle refte de fes jours;
mais ce Prêtre fordide ne le paya , que
comme il auroit fait un Ouvrier Mécani-
sé. 11 ne furvécut pas long-tems à cet A-
front ; il ne travailla plus guères après cela;
& ce qu'il fit n'étoit pas à comparer aux
Ouvrages qu'il avoit faits auparavant.
Ne pouvais- tu foufrir, ô Divin A n n i b a l ,
Le tort que f avoit fait l'avare Cardinal!
Il faloit efpérer, qu'une heur tu fie avant tire,
c"On jour te vangeroit d'une femblable injure ;
enfin, un meilleur fort te mettroit en état
De braver à ton tour cet indigne Prélat.
Infortuné CMortel, ta Vertu feroit rare,
Si ton cœur avoit pu foufrir ce coup hizarey
Et s'il avoit reçu le mal comme le bien
Mais ce font des fouhaits,qui ne fervent à rien;
Car le Deftin avoit prononcé ta ruine,
Oufour mieux m'exprimer JaVolont éDiyine.
Sans cela, ton Efprit eût éloigné de foi
Ces fentimens cruels, & pour nous & four toi.
Ton Art fut excellent faut- il donc qu'ilpériffe,
*Parce qu'on a manqué de lui rendre juflice?
Celui qui fut léfé, fut le pauvre Annibal;
Pourquoi doit-il tomber,au-lieu du Cardinal?
Le Guide , d'une abondance & d'une
fortune de Prince,jufte récompenfe de fes
Ouvrages Angéliques, tomba dans la con-
dition d'un fimple Ouvrier. Un Homme
qui l'emploïoit ne lui donnoit de l'argent»
Tome IL F qu'à
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
qu'à proportion du tems qu'il travailloit ; <&
cela par raport à la fureur qu'il avoit pour
le Jeu, dont il étoit fi paflionné, que dans
cet état même de fervitude , i! perdoit or-
dinairement la Nuit ce qu'il avoit gagné le
Jour: & il lui fut impofîible de fe guérir de
cette déteftable manie. On peut facilement
juger,que les Ouvrages qu'il fit pendant ce
tems malheureux de fa vie , font d'un Stile
bien diférent de ceux qu'il avoit faits aupa-
ravant , & qui à certains égards, je veux
dire , par raport aux Airs des Têtes gra-
cieufes , avoient une Délicatelfe, qui lui
étoit particulière , & qui tenoit prefque
plus que de l'Humain. Mais à quoi bon
multiplier les exemples? le Parmesan
feul comprend toutes les diférentes efpèces
de Variation. On trouve, dans fes Defleins,
toutes les Manières diférentes du Maniment,
la Plume, le Crayon rouge , le Crayon
noir, la Lavure, rehauffée ou non rehauffée;
fur toutes les fortes de papiers coloriés, &
dans tous les degrés de. Bonté , depuis le
plus bas du Médiocre, jufqu'au Sublime.
C'eft ce que je puis prouver , par des E-
xemples, & par une gradation fi naturelle,
qu'on ne fauroit nier , que celui qui a fait
l'un , ait pu faire l'autre ; & qu'il l'ait fait
véritablement, fuivant toutes les aparences.
De forte qu'on peut monter & defeendre,
comme ies Anges faifoient par l'Echèle de
Jacob, dont le pié étoit fur la Terre , &
le haut touchoit le Ciel. Ce
ën fâit de Peinture, 83
Ce grand-Homme a eu auffi fes revers ; il
fe mit li fort la Pierre Philofophaie en tê-
te, qu'il ne travailla pas beaucoup à la Pein-
ture, ni au Deftein dans la fuite- On peut
s'imaginer , quels ont été fes derniers Ou-
vrages ; fi le Stile n'en étoit pas bien difé-
rent de celui qu'il avoit , avant qu'il fût
poffédé de ce Démon. Ses Créanciers tâ-
chèrent de l'exorcifer ; & leurs foins ne fu-
rent pas tout-à-fait inutiles ; car il fe remit
à travailler, comme il avoit fait aupara-
vant. Mais, fi le Defiein d'une Lucrèce
que j'ai de lui , elt celui qu'il fit pour fon
dernier Tableau , comme il eft très-proba-
ble , puifque Vas an dit , que c'en fut
le fujet , c'eft une preuve évidente , qu'il
étoit déchu. Il eft vrai , que la Pièce eft
bonne ; mais elle n'a pas cette Délicatefîe,
qu'on remarque ordinairement dans fes Ou-
vrages : auffi l'ai-je toujours confédérée de
même, avant que je fuftè, ou que je m'ima*
ginaftè, qu'il avoit fait ce Deftèin, lorfque
fon génie déclinoit.
Tout cela prouve que , pour être bon
Cmnoïjfeur des diférentes Mains , il faut é-
tendre fes Penfées à toutes les parties de
la Vie des Maîtres & à toutes leurs circon-
ftances, de même qu'aux diférentes efpèces
& aux diférens degrés de Bonté , qui fe
rencontrent dans leurs Ouvrages. Il ne faut
pas fe borner à une feule Manière,m à une
certaine Encellence , qu'on ne trouve que
F z dans
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
dans quelques Morceaux de leur Main feu-
lement; comme l'ont fait quelques-uns,ert
fe formant là-deflus les Idées qu'ils ont eues
de ces Maîtres extraordinaires : mais qui
pour cela n'ont été que très-bornées, &
très-imparfaites.
Il faut avoir grand foin que les Ouvrages,
qui nous fervent de Règles,-pour nous former
les Idées des Maîtres , foient véritable-
ment leurs Productions ; car on en atribue,
fur tout aux plus célèbres, une infinité qu'ils
n'ont jamais vus.
S'il fe trouve deux , ou plufieurs, Maî-
tres confidérables qui fe reflemblent, c'eft
ordinairement au plus fameux , qu'on atri-
bue l'Ouvrage. C'eft ainfi qu'ANNlBAL a
l'honneur , ou bien le defavantage de plu-
fieurs Morceaux , qui ont été faits par
Louis ou par Augustin Carache-
Il y en a beaucoup qu'on croit de Char-
les Maratti, qui ne font que de Jo-
seph Chiari, ou de quelque autre de
fes Ecoliers. Quand on trouve une Copie,
ou une Imitation d'après un grand-Homme,
ou même l'Ouvrage d'une Main obfcure,
pourvu qu'il s'y rencontre quelque reflem-
blance , on dit d'abord , qu'il eft de lui-
Que dis-je, il arrive fouvent, qu'on donne
des noms aux Tableaux & aux Defleins,
par choix , ou par ignorance , ou fuivant
fon avarice, fa vanité, ou fon caprice. Je
croi, qu'il y a peu de Collections, fans quel-
en fait de peinture. 7jt
ques Exemples d'Ouvrages mal nommés.
J'en ai vu quelques-unes allez remarquables
en cela. Je ne réponds pas même, qu'il
ne fe trouve certaines Pièces dans la mien-
ne, dont je ne voudrois pas me fervir com-
me de Règles, pour me former une Idée
des Maîtres, dont elles portent le nom.
Elles font telles que je les ai trouvées, &
autant que je le puis connoître , elles ne
font pas mal nommées ; je IaifTe pourtant la
.chofe comme douteufe , en atendant quel-
que meilleure découverte pour l'avenir.
Mais, quand je fai, ou que je croi , qu'un
nom a été mal apliqué , j'aime mieux l'é-
facer de dellus l'Ouvrage qui le porte , &
le laifler anonime , que de foufrir qu'il y
demeure ; ou bien je lui en donne un,dont
je fuis fûr, ou que certaines raifon s me
font croire être le véritable.
On ne fauroit nier , que cela ne rebute
beaucoup un Homme qui a envie de deve-
nir Connoiileur. Il eft dans le même cas
qu'une infinité de Bonnes Ames qui fe trou-
blent , en faifant réflexion fur les quantité
d'Opinions contraires, & dont la partifans
prétendent tous les apuïer d'une Autorité
Divine. Mais, comme dans ces cas il y a
de certains Principes, fondamentaux, évi-
dens ou démonftrables, dont l'Autorité eft
fufifamment établie, par des Argurnens ti-
rés de la Raifon, & aux-quels on doit tou-
jours avoir recours, en leur comparant les
F 3 di-
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
diférentes Doftrines, que l'on prétend ve-
nir de Dieu , avec ce fecours, on eft capa-
ble de juger par foi-même de la vérité de
ces fupofitions. De-même , il y a certains
Tableaux, & certains Deffeins de plufieurs
Maîtres, lur-tout des plus fameux , qu'un
Novice dans la Sience d'un Connoiffeur
trouvera dès fa premiere fortie ; & il en
rencontrera dans fa route, qui luiferviront
de guides aflùrés & fufifans dans fon entre-
prile. Tels font ceux qui ont été recon-
connus par l'Hiftoire, par la Tradition, &
par un Confentement univerfel, pour être
de la Main de ceux dont ils portent le nom :
comme les Ouvrages de Raphaël, dans
le Vatican, & à Hampton-Cour ; ceux du
Core'ge, dans le Dôme de Parme; ceux
d'A n n i c a l Carache, dans la Galerie
du Palais Farnefe à Rome ; ceux de van
D y c k , dans plufieurs Familles d'Angleter-
re \ de-même qu'une infinité d'autres Mor-
ceaux , tant de ces Maîtres, que de plu-
fieurs autres, qui fe trouvent répandus par
toute l'Europe.
LesDéfcriptionsque Vas a ri, Cinel-
li , & d'autres Ecrivains font des Ouvra-
ges, ou les Eftarnpes qu'on en a, font auffi
des preuves , qu'une infinité de Tableaux
& de Deffeins font véritablement de la
Main du Maître ; fupofé que ce ne foient
pas des Copies, faites d'après ces Ouvrages ;
de quoi un bon Connoifteur poura toujours
en fait de peinture. 7jt
être aftez convaincu, par leur degré d'Ex-
cellence.
Je croi, qu'on ne fera pas de dificuîté de
s'en raporter au consentement général des
Connoilfeurs, comme fufifant pour fixer un
Tableau , ou un Delïein , qui puiffe fervir
de Guide dans cette rencontre.
Il y a pîufieurs Maîtres,qui ont quelque
chofe de fi remarquable & de fi particulier,
dans leur Manière en général , qu'il eft
prefque impoflible de ne les pas reconnoî-
tre d'abord ; & les meilleures de cette ef-
pèce fe font fi bien fentir , pour être Ori-
ginales, qu'un jeune ConnoiiTeur,n'en peut
pas douter un moment.
Quoiqu'il fe trouve beaucoup de Maî-
tres , qui diférent extrêmement d'eux-
mêmes*, on remarque cependant en gé-
néral, dans tous leurs Ouvrages, quelque
chofe du même Homme ; comme dans
tous les états de la Vie & dans tous les â-
ges, on trouve une reftemblance générale.
On voit dans la Vieilleffe les mêmes traits
de Vifage , qu'on avoit dans la Jeuneffe.
Après être convenu de quelques Ouvrages,
pour être véritablement des Maîtres dont
ils portent le nom , ceux-ci pouront fervir
de Guides, dans la recherche des autres,
avec plus ou moins de probabilité , à pro-
portion de la reftemblance qui fe trouve
entre eux.
On peut .facilement fe faire une Idée des
F 4 plus
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
plus excellens Maîtres, qui ont été fujetsà
de grands changemens,par raport à la Ma*
Bière qui leur étoit la plus ordinaire , & à
leur Caradère en général ; & cette Idée fe
perfectionnera , & deviendra plus étendue
tous les jours, en examinant avec foin, &
avec atention leurs Tableaux, & leurs Def-
feins,
11 y en a d'autres , qui ont fi peu varié,
ou qui ont eu quelque chofe de fi particu-?
lier, dans tous leurs Ouvrages, que,quand
on en a vu deux ou trois, on reconnoît
d'abord leur Main,
Pour ce qui regarde les Maîtres obfcurs,
ou ceux dont les Ouvrages font peu con?
nus , il eft impoffible d'en avoir une jufte
Id ée ; & par conféquent, lorfque par ha-
zard on rencontre quelque Pièce -qui eft
fortie de leurs Mains, on ne fait à qui l'a-
tribuer ; auffi cela n'eft-ii pas de grande
conféquence.
§htaiîd on fe trouve embaraffé , & qnon
-ne /ait à qui atribuer un Tableau , ou uft
Deffein, il efi bon d'examiner de quel Tems,
& de quelle Ecole il peut être. Cette mé-
tode renferme la recherche qu'on en fait,
dans des bornes étroites ; & fouvent elle
peut conduire au Maître qu'on cherche.
De forte que la Connoiftance de l'Hiftoire
générale de l'Art, & des Caradères des di-
férentes Ecoles, font auffi néceflaires à tous
geux qui ont envie de devenir Connoiffieurs
en fait de peinture. 7jt
des Mains, que l'eft l'Hiftoire des Maîtres
en particulier, j'ai déjà eu ocafion de par-
ler de la première, dans ce Volume, aufti-
bien que dans le précèdent. Je donnerai
quelques légéres ébauches de la dernière,
dans la fécondé partie de ce Livre,en ren-
voyant le Lefteur, pour le tout, à ce qu'en ont
écrit les Auteurs , qui ont traité exprès de
ces fortes de Sujets.
Pour être bon Connoifîeur de Mains, il
ne fufit pas de favoir diftinguer clairement &
fans dificulté une chofe d'une autre ; il faut
encore le faire entre deux chofes , qui onp
beaucoup de raport l'une à l'autre;car c'eft
un cas qui arrive fouvent, comme on peut
le remarquer, par ce que nous en avons
déjà dit. Mais j'aurai encore ocafion d'en
parler plus particulièrement.'
Enfin, pour ateïndre à cette Branche de
la Connoïffance des Mains , dont je viens de
traiter , on a befoin d'une aplication, qui
lui eft tout-à-fait particulière. On peut être
bon Peintre , & bon Connoifteur, par ra-
port au Mérite d'un Tableau, ou d'un Def-
iein ; on peut même avoir vu tous les meil-
leurs Morceaux du Monde ,. fans pourtant
les connoître , par raport à cette Circonf-
tance. C'eft une chofe entièrement diftinc-
te de toutes ces qualités-là; & elle deman-
de un tour de Penfée tout particulier.
90 sur l'Art de Critiquer,
E T
TO ut ce qui fe fait en Peinture eft, ou.
d'Invention, ou d'après Nature, ou il
eft copié d'un autre Tableau, ou enfin, c'eft
un compolé de quelques-unes de ces cir-
conftances,
J'entens ici, par le terme de Peinture,
tout ce qui lignifie peindre, defliner, gra-
ver &c. Peur-être , que de tout ce qui fe
fait , il n'y a rien qui puifle s'apeler à la ri-
queur & proprement Invention ; mais que
toutes fortes d'Ouvrages dérivent de ce
qu'on a déjà vu , quoique compofés, ou
mêlés quelquefois de formes que la Nature
n'a jamais produites. Ces Images fe con-
servent dans notre Efprit ; & elles fervent
de Modèles , pour faire ce qu'on dit être
l'éfet de l'Invention, de la même manière
que, quand nous avons la Nature devant
les yeux, pour l'imiter ; avec cette feule
diférence , que dans le dernier cas, on fe
fert de ces Idées d'abord qu'on ies a con-
çues , & que l'on peut les renouveller, en
jettant la Vue fur l'Objet: au-lieu que,dans
je premier, elles y ont déjà un peu vieilli ; &
elles en font, par conféquent, moins clai-
res & moins vives.
Ainfi
-ocr page 94-en fait de peinture. 7jt
Ainfi, quand on a devant les yeux la cho-
fe que l'on veut reprefenter,on apèle cela
travailler d'après Nature, quoiqu'on ne l'i-
mite pas entièrement, & qu'on n'ait pas mê-
me intention de le faire; mais que l'on ajou-
te & que l'on retranche, avec le fecours des
Idées qu'on a conçues auparavant, d'une
Beauté & d'une Perfeftion,dont on s'ima-
gine que la Nature eft capable, encore qu'on
ne l'y trouve jamais , ou du moins très-
rarement.
Une Copie efl: la répétition d'un Ouvra-
ge déjà fait,lorfque l'Artifte tâche de l'imi-
ter ; comme c'eft faire un Original, que de
travailler d'Invention, ou de tirer auvif,en
tâchant de copier la Nature, de la manière
qu'on la voit, ou fuivant l'Idée qu'on s'en fait.
De forte que , non feulement , un Ta-
bleau qui eft fait d'Invention , ou immé-
diatement d'après Nature, eft un Original;
mais celui qui fe tire fur un Deffein ou fur
une Efquiflè , l'eft aufli , quand on ne fe
propofe pas de les fuivre en tout; & qu'ils
ne fervent que de moïens,pour mieux imi-
ter la Nature, prefente, ou abfente.
Quoique ce foit une autre Main, que cel-
le qui a fait ce Deflèin , ou cette Efquifle,
qui s'en ferve de cette manière,on ne peut
pas dire , que ce qui en réfulte foit une
Copie. II eft vrai, que la Penfée eft em-
pruntée en partie, mais l'Ouvrage ne laiffe
pas d'être Original.
6% sur. l'Art de Critiquer.
Si, en copiant un Tableau, ou unDeflein,
on en imite la Manière & le Maniment,
quoi-qu'on s'y donne quelque liberté , &
qu'on ne fuive pas exactement tous les traits,
& tous les coups de Pinceau, ce n'eft alors
qu'une Copie ; de même qu'une Traduc-
tion , qui n'eft pas entièrement literale, ne
laifTe pas de s'apeler Traduction , pourvu
qu'on y conferve le fens de l'Original.
Lors-qu'on imite, en petit, un Tableau,
qui eft en grand , ou qu'on copie, en Dé-
trempe, ou avec du Crayon, ce qui eft en
Huile , comme c'eft l'unique objet qu'on a
envie de fuivre , d'auftï près qu'il eft pofti-
ble.avec ces matériaux & dans ces dimen-
fions , quoique plus petites , la Pièce eft
auffi-bien une Copie , que fi elle étoit faite
de la même grandeur , & de la même ma-
nière que l'Original.
il y a des Morceaux de Peinture, ou de
Deftein , qui ne font, ni Copies, ni Ori-
ginaux ; mais qui tiennent de l'un & de
l'autre. Lorfque dans une Hiftoire, par
exemple, & dans une grande Compofition,
on infère une ou pîufieurs Figures , qu'on
a copiées d'un Ouvrage , qui a été fait par
quelque autre Main , on avouera fans dou-
te, qu'une telle Pièce n'eft pas entièrement
Originale, Ce n'eft pas non plus un véri-
table Original, ni une véritable Copie,
que toute la Penfée en eft empruntée ; &
que le Copifte s'eft fervi de fa propre Ma-
nières
en fait de peinture. 7jt
nîère , par raport au Coloris, & au Mani-
ment : & cela s'entend auffi des Defleins,
faits d'après l'Antique, ou d'après des Pein-
tures. Une Copie retouchée en quelques
endroits, foit par Invention , ou d'après
Nature, eft encore de cette efpèce équivo-
que. J'ai plufieurs Defleins de cette nature,
qui ont été premièrement copiés d'après
quelques anciens Maîtres, comme , J u l e
Romain, par exemple; & qu'après cela,
R u b e n s a rehaufles, & tâché de perfection-
ner, & d'embellir, fuivant fon Idée. Ils font
Originaux , autant que ce dernier y a mis
la Main ; & ils ne font que de pures Copies,
par raport au refte. Mais, lorfqu'il a ainfl
travaillé,fur des Defleins Originaux, com-
me j'en ai auffi plufieurs Exemples , ils ne
perdent pas pour cela leur première déno-
mination ; ils demeurent Originaux , mais
faits par deux diférens Maîtres.
Ce n'eft pas fans raifon , que les Idées,
de Meilleur, & de plus Mauvais, font or.
dinairement atachées aux termes d'Original,
& de Copie ; non feulement, parce que ce
font le plus fouvent des Mains inférieures,
qui font les Copies, mais auffi, parce que
fupofé même, que le Copifte furpafle en ha-
bileté celui de qui eft l'Original, la Copie,
en tant que Copie, n'y ateindra pas ; car il
eft impoffible d'exécuter parfaitement delà
Main, ce que l'Imagination a conçu: il n'y
a que les Ouvrages de Dieu feul, qui ré-
pondent
90 sur l'Art de Critiquer,
pondent à fes Idées. Pour faire un Origi-
nal , on tire fes Idées de la Nature , que
l'Art ne fauroit égaler ; & c'eft des Ouvra-*
ges défectueux de l'Art qu'on les emprunte,
en faifant une Copie. On ne fepropofeque
de les imiter exactement; & la Main ne fau-
roit exécuter parfaitement ces Idées infé-
rieures, L'Original eft l'Echo de la voix
de la Nature ; au-lieu qu'une Copie n'eft que
l'Echo de cet Echo. D'ailleurs, fupofé que
le Copifte en général, foit égal au Maître,
dont il fuit l'Ouvrage, il peut arriver, qu'il
ne le foit pas, dans la Manière particulière
de ce Maître, qu'il imite. Van Dyck,
par exemple , pouroit avoir un Maniment
de Pinceau , qui ne fût point inférieur en
Beauté, à celui du Corege; le Par-
mesan pouroit manier la Plume, ou le
Crayon, aufti-bien que Raphaël; mais
van Dyck n'étoit pas fi excellent, dans
la Manière du Core'ge, ni le Parme-
san, dans celle de Raphaël, qu'ils l'é-
toient eux-mêmes. Enfin , pour faire un
Original, on a le Champ libre, par raport au
Maniment, au Deftèin, à l'Exprefïion, &c,
au-lieu qu'on eft borné, lors-qu'il s'agit de
faire une Copie ; de forte qu'elle ne peut
avoir cet Air libre , ni cet Efprit, qu'on
trouve dans un Original ;& l'on ne doit pas
s'atendre à y rencontrer la même Beauté,
fût-ce le même Maître, qui eût fait l'Origi-
nal , & la Copie.
Mais,
-ocr page 98-en fait de peinture. $$
Mais, quoi-qu'on puiffe dire , qu'une
Copie efl: ordinairement inférieure à fon
Original,il peut arriver quelquefois, qu'el-
le foit meilleure : comme lors-qu'elle eft
faite par une Main beaucoup plus habile.
Un excellent Maître ne fauroit s'abaiffer da-
vantage vers la défeéiuofité de certains Ou-
vrages , que celui qui en eft l'Auteur , ne
peut s'élever vers l'excellence de ce Maître.
La Copie d'un fort bon Tableau eft préfé-
rable à un Original médiocre. Là, on voit
l'Invention prefque toute entière , & une
bonne partie de l'Expreffion, & de la Com-
pofition ; fouvent on y trouve de bons In-
dices du Coloris, du Deffein ,& des autres
qualités. Un Original médiocre n'a rien
d'Excellent, rien qui touche; au-lieu qu'une
Copie, telle que celle dont je parle , en
aura , à proportion de fa Bonté , entant
que Copie.
Lorfqu'on confidére un Tableau, ou un
Deflein, & que l'on veut favoir, fi c'eft une
Copie, ou un Original, la queftion fera,
I. Si c'eft , comme je viens de le dire,
une Copie, ou un Original, en termes gé-
néraux ?
II. S'il eft de la Main d'un tel, ou s'il eft
fait d'après lui ?
III. Si un téî Ouvrage , qu'on convient
être d'un tel Maître, eft originairement de
lui, ou fi c'eft une Copie qu'il a faite, d'a-
près quelque autre?
IV.
-ocr page 99-6% sur. l'Art de Critiquer.
IV. Enfin, s'il eft fait par un tel Maître*
d'après Nature, ou d'Invention ? Ou s'il l'a
copié d'après quelque autre de fes Tableaux?
Dans le premier cas, on ne connoît, ni
la Main, ni l'Idée; dans le fécond , on fu-
pofe connoître l'Idée,mais non pas la Main;
dans le troifième , on connoît la Main, &
non pas l'Idée; & dans le dernier,on corn-
noît bien la Main , & l'Idée , mais on ne
fait, fi c'eft un Original, ou une Copie.
II y a de certains Raifonnemens ,dont on
fe fert pour réfoudre quelques-unes de ces
queftions.que l'on doit rejetter. Supofé qu'il
fe trouve deux Tableaux du même Sujet,
qui aient le même nombre de Figures, les
mêmes Attitudes,les marnes Couleurs&c,
il ne s'enfuit pas de-là , que l'un des deux
lbit Copie ; à moins que ce ne foit dans le
dernier fens, dont je viens de parler. Car
il eft louvent arrivé , que des Maîtres ont
fait plus d'une fois leurs Ouvrages, foit pour
fe fatisfaire eux-mêmes 5 ou pour faire plai-
fir à des perfonnes qui, en voi'ant un Ou-
vrage de leur façon , en ont été fi char-
mées, qu'elles les ont priés de leur en faire
un pareil. Il y en a qui ont cru , que les
grands Maîtres n'ont point fait de Defleins
finis, parce qu'ils n'en ont eu , difent-ils,
ni le tems, ni la patience ; &*ils prononcent
hardiment, que tous ceux que l'on voit de
cette efpèce, ne font que des Copies. Mais
lors-qu'un tel Deflein a,en même tems,les
autres
-ocr page 100-én fait de Peinture. 1x3
autres bonnes Qualités d'un Original, elles
feront autant de preuves en fa faveur, que
Finiment ne poura détruire, ni même
afoiblir. Le nombre des DefTeins que nous
avons ici, en Angleterre , qu'on atribue à
K a p h a e l , ou à quelque autre Maître que
ce foit, ne prouve pas qu'aucun d'eux en
particulier n'eft pas un Original : il feroit
ridicule d'en avoir la penfée ; ce n'eft pas
même unè preuve , que , parmi ce grand
nombre , il fe trouve-quelques Copies. II
eft certain , que ces grands Hommes ont
fait une infinité de Delfeins, & que fouvent
ils en ont fait pîufieurs, pour le même Ou-
vrage. Quoiqu'on n'en rencontre que très-
rarement en Italie*cela ne fait rienàl'afaire
non plus; on peut fupofer avec raifon, que les
Rie h elles de X Angleterre, de la Hollande, de
la France, & des autres Pays de XEurope > en
ont fait fortir le plus grand nombre des Cu-
çtafités, qu'elle pofîèdoit de cette namre.
Mais je n'ai pas envie de m'arrêter plus long-
tems à une manière de raifonner, fipitoïa-
ble, fi baffe, & fi peu digne d'un Connoif»
feur. Jugeons des chofes, par elles-mêmes,
par ce que nous y voïons , & par ce que
nous favons ; & point autrement.
I. Il y a des Tableaux , & des DefTeins,
qu'on prend pour des Originaux, quoiqu'on
n'en connoiliè , ni la Main , ni la Manière
de penfer; mais feulement, à en juger par
leur Efprit, & par leur Liberté,qui fe font
Tome IL G quel-
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
quelquefois remarquer , jufqu'à nous af-
furer, qu'il eft impoflîble que ce foient des
Copies. Mais au-contraire , en voïant un
Maniment lourd & pefant, on ne fauroit
conclure uniquement de-là , qu'il n'eft pas
Original : car il y en a eu une infinité de
mauvais ; & il s'eft trouvé de bons Maîtres,
qui font devenus extrêmement foibles delà
Main ; fur-tout, dans un âge avancé. Quel-
quefois on y reconnoît fi bien la Nature,&
cela avec tant de Naïveté , qu'on ne peut
s'empêcher d'en admettre l'Originalité.
U y a une autre Métode encore plus fa-
vante, pour bien juger ; qui eft de compa-
rer la Main , &• la Manière de penfer in-
connues , l'une avec l'autre. La Copie
conferve toujours l'Invention , la Difpofi-
tion des parties, & quelque peu de l'Ex-
preffion , qui fe trouvent dans l'Original:
comparons ces parties aux Airs des Têtes,
à la Grâce, & à la Grandeur, auDeftein,
& au Maniment ; fi toutes ces parties s'ac-
cordent enfemble,de manière qu'on croie,
qu'elles peuvent toutes apartenir à la mê-
me Perfonne , alors il eft vraifemblable»
que c'eft un Original; du moins, nous ne
faurions prononcer autrement. Mais,
lors-que nous remarquons . qu'une Inven-
tion Ingénieufe , & une Difpofition Judi-
cieuse manquent d'Harmonie , & que les
Avions Nobles & Gracieufes font mal exé-
cutées ; quand nous trouvons,que les Airs
fen Fait de Peintures 99
des Têtes n'ont point de Grâce, que le
É>eiTein eft mauvais, que le Goût, par ra-
port au Coloris, eft infipide, & que la
Main eft timide & pefante ; alors nous pou-
vons être aflurés, qu'un Morceau de cette
nature n'eft qu'une Copie ; & elle fera bonne
ou mauvaïfe, à proportion de la diférence
qui eft entre l'Imagination , & la Main qui
a contribué à produire un tel Ouvrage
Mixte,
II. Pour favoir fi un Tableau, ou un
Deflein eft de la Main d'un tel Maître, ou
S'il eft fait d'après lui,il faut être aflez ver-
fé dans la Manière de ce Maître, pour
pouvoir dillinguer un Original de ce qui ne
l'elt pas. Le meilleur Imitateur de Mains
ne fauroit tromper un bon Connoifleur : le
Maniment, le Coloris, le Deflein, les Airs
des Têtes, en particulier, ou bien tous en-
femble, trahiront leur Auteur ;& cela plus
ou moins, fuivant la facilité , qui fe ren-
contre à bien imiter la Manière du Maître.
Ce qui eft beaucoup fini, par exemple, eft
plus facile à imiter, que Ce qui eft dégagé,
& libre.
Il eft impoftible à qui que ce foit, de
changer, & de devenir un autre Homme,
en un moment. Une Main, qui a été a-
coutumée à fe mouvoir d'une certaine fa-
çon, ne fauroit tout à coup, ni même après
quelques légers eftais, fe faire à une autre'
forte de Mouvement, pour fe le rendre
6% sur. l'Art de Critiquer.
suffi familier, qu'il l'eft à une Perfonne qui
le pratique continuellement. II en elt du
Coloris, & du Deffein , comme du Mani-
ment : il n'elt pas poffible , qu'un Homme
copie, avec la moindre liberté, fans y mê-
ler quelque chofe du lien. Si, d'un autre
côté,il veut s'atacher à imiter trop exacte-
ment fon Original , fon Ouvrage aura une
certaine Maniéré gênée & roide , qui f£
diftingué facilement de ce qui elt exécuté
d'une manière naturelle , aifée & fans ge-
ne.
J'ai peut-être une des plus grandes curio-
fités, qu'on puiffe voir dans ce genre ; par-
ce que j'ai l'Original, & la Copie. L'un &
l'autre eft l'Ouvrage d'un grand Maître}
d'ailleurs le Copifte étoit Dilciple de celui
qu'il a tâché d'imiter i ce qu'il avoit coutu-
me de faire affez fouvent, comme j'en ai
plufieurs Exemples, dont je fuis très-certain,
quoique je n'en aie pas vu les Originaux.
L'Ouvrage en queltion eft de Michel-
Ange ; je fus ravi de trouver occafton de
l'acheter, il n'y a pas long-tems, d'une Per-
fonne qui venoit de l'aporrer des Pays étran-
gers. C'eft un Deffein fait à la Plume, fur
une grande demi-feuille de Papier : il con*
fifte en trois Figures , qui font debout : la
Copie eft de Baptiste F r a n c o j il y ^
déjà quelques Années que je l'ai , & J 31
toujours cru, qu'elle étoit ce que je trouve
à-prefent, qu'elle eft en éfet. C'eft une
en fait de peinture. 7jt
chofe furprenante, de voir avec quelle ex-
actitude , les mefures de grandeur y font
imitées; car il ne paroît pas, que l'Artifte
fe foit fervi d'autres fecours , que de celui
des yeux, dans cette Copie: fi elle avoit
été tracée, & mefurée par-tout, il fe-
roit encore plus extraordinaire , qu'el-
le eût confervé la liberté qu'on y remarque.
Le Copifte a été, outre cela, irès-exaét à
fuivre tous les traits,même ceux qui étoient
purement accidentels,& qui ne iignifioient
rien ; de forte qu'on diroit, qu'il a tâché
de faire une Copie , aufîi jufte qu'il étoit
poffible, tant par rapor.t à la Liberté , qu'à
l'égard de l'Exaétitude. Malgré cela, on
découvre fa Main par-tout, d'une manière
très-vifible : tout grand Maître qu'il étoit,
il ne pouvoit pas plus contrefaire la Plume
Vigoureufe & EmoulTée de Michel-
Ange, ni le terrible Feu qui le diftingue
dans tous fes Ouvrages, qu'il auroit"pu ma-
nier la Maflue & Hercule.
Je fai bien, qu'on m'objeflera, fur ce que
je viens de dire, qu'il y a bien des Copies,
qui ont trompé de très-bons Peintres; &
qu'ils ont pris pour des Originaux , ce qui
n'étoit que des Copies, même lorfquê ce
Copies étoient faites d'après l'Ouvrage de
leur propre Main. C'eft ce qui arriva à
J u l e-R o m a i n , qui prit pour l'Original
une Copie cju'Andre del Sarto avoit
faite d'après Raphaël, quoi-qu'il eût
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
travaillé lui-même à cet Original, & qu'il
en eût peint une partie de la Draperie, au
raport de Vasari (1). Cet Auteur pré-
tend auffi, que Miche l-A n g e copioit fi-
bien les Deffeins , lorfqu'il étoit encore
jeune,qu'on s'y trompoit,& qu'on prenoit
fouvent fes Copies pour des Originaux (f )•
Il y a encore d'autres Hiftoires de cette
nature. Je réponds à toutes les Objeélions,
que l'on peut faire là-delîûs.
i. Qu'on peut être bon Peintre, fans être
bon ConnoiJJeur , à cet égard. Connoître,
ou diftiiiguer les Mains, &* être capable de
faire un bon Tableau , font deux Qualités
bien diftindes l'une de l'autre ; elles deman-
dent un Tour de Penfée bien diférent, &
une aplication particulière.
i. Il peut arriver , que ceux qui fe font
ainfi trompés, aient été trop précipités à
porter leur jugement; & que n'aïant aucun
doute de la chofe, ils aient prononcé, fans
l'avoir bien examinée.
3. Il eft encore poffible ici,comme dans
d'autres rencontres, que de forts Préjugés
ou des Argpmens indirects puiflent aveu-
gler , ou précipiter le Jugement ; & il y a
aparence, que ç'a été le cas de Jule Ro-
main, dans l'Exemple que nous avons
tantôt raporté.
Enfin, lupofé qu'il y ait eu des exempt
de
1 Ht. Parle, I. Vd. feg. 163;
(f ) III. Partit H. Vol, pag. 718.
en fait de Peinture. 105-
de Copies de telle nature , que les plus ha-
biles Connoiffeurs n'aient pu les découvrir
(ce que je ne croi pourtant pas) ce font
des cas qui arriveront fi rarement, que la
Règle générale fubfifte toujours.
III. La queftion qui fuit, eft de favoir, fi
Un Ouvrage , qu'on reconnoït pour être
d'un tel Maître, eft originairement de lui,
ou s'il l'a copié de quelque autre.
Il s'agit de favoir d'abord , fi l'Idée du
Maître, dont on reconnoït la Main , dans
un Tableau , ou dans un Deffein qu'on a
devant le yeux, y eft auffi. Si l'on trouve ,
que la Penfée n'eft pas Originale , par ra-
port au même Maître,il faut examiner ou-
tre cela , fi celui qui a fait la Pièce a tâ-
ché , pour certaines raifons, de fuivre cet
autre Maître, le mieux qu'il a pu, pour en
faire ce qu'on apèle proprement une Copie;
ou s'il s'eft donné cette liberté , qui rend
fon Ouvrage Original ; ou bien s'il eft d'une
nature, qui participe de l'un & de l'autre.
Le mélange de la Main d'un Maître , a-
vec l'Idée d'un autre , eft un aff'emblage,
quife trouve fort fouvent dans les Ouvrages
de quelques-uns des plus célèbres. On remar-
que, dans plufieurs de ceux de Raphaël,
qu'ils tiennent beaucoup de l'Antique: il y
en a même , qui n'en font pas feulement
des Imitations, mais des Copies parfaites.
Le Parmesan, & Baptiste Fran-
co ont deffiné d'après Raphaël, & d'a-
G 4 près
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
près Michel-Ange: Baptiste Fran-
co a fait auffi une infinité de Deffeins,
d'après T Antique , dans l'intention de les
graver à l'Eau-forte , & d'en compofer un
Volume: Rubens a deffiné fouvent d'a-
près d'autres Maîtres, & fur-tout, d'après
Raphaël: Blaise Bolonois a em-
prunté prefque tous fes Ouvrages de Ra-
phaël & du Parmesan ; ou ils ont été
des Imitations de leur Manière de penfer.
Mais c'eft un mélange, qu'on ne trouve ja-
mais,ou très-rarement, dans L % onard de
V in c i, M i c h e l-a n g e , le C o r e g e , &
quelques autres. Jule Romain, & fur-
tout Polydore, .étoient fi fort entrés
dans le Goût de l'Antique , qu'ils avoient
à-peu-près la même Manière de penfer que
les Anciens; de forte même,que quelque-
fois on ne la diftingue pas trop : quoique
le plus fouvent on le fallè allez facilement.
J'aurois peur de me rendre ennuïeux, fi
j'entrois dans de plus grandes particularités.
Ceux qui fe rendront les Ouvrages de ces
grands Hommes entièrement familiers,
pouront d'eux-mêmes faire desobfervations
de cette nature , qui leur fufiront pour
réiifiir, C'eft-là aufii, ce qu'on doit faire,
pour être bon juge, dans le cas dont il s'a-
git ici ; car il eft certain,que le feul moïen
de connoître , fi l'Idée & la Main , qu'on
trouve dans un Tableau , ou dans un Def-
iein, font du même Maître, eft d'être bon
en fait de Peinture. 105-
Connoifleur , à l'égard des Mains, & des
Idées des Maîtres. Enfin, pour favoir, fi
un Ouvrage doit être pris , pour un Origi-
nal, ou non , il faut concevoir clairement,
quelles font les juftes définitions de Copie,
& à'Original, afin de les diftinguer l'une
d'avec l'autre.
IV. Le Moïen de reconnoîtreles Copies,
qu'un Maître a faites , fur fes propres Ou-
vrages elt,d'être bien verfé dans çeux qu'il
a faits d'origine. On trouvera , dans ces
derniers, un Efprit, une Liberté , & un
Air naturel,qu'il lui eft impoffible de don-
ner aux Copies , comme nous l'avons déjà
remarqué.
Pour ce qui eft des Eftampes, quoique
ce que j'ai dit , dans ce Chapitre & dans
les précédens, leur convienne , aufti-bien
qu'aux Tableaux, & aux Deftèins, iefqueîs
j'ai eus fur-tout en vue, cependant,comme
il y a certaines chofes, qui les regardent
particulièrement, je me fuis réfervé à en
parler ici, féparéraent.
Les Eftampes, foit qu'elles foient gra-
vées , en Métal ou en Bois, foit qu'elles
foient faites à l'Eau-forte ou en Maniè-
re noire, font une efpèce d'Ouvrages, faits
d'une certaine façon, qui n'eft pas fi
commode, que celle qui fert pour les Ta-
bleaux, ou les Defleins ; & il eft impoflîble
de faire par-là rien de fi excellent, que par
celle de ces deux derniers. Mais, c'eft par
G s d'au-
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
d'autres raifons, qu'on a inventé cette fa-
çon de travailler: par-là, au-lieu d'une feu-
le Pièce , on en fait un grand nombre du
même Sujet ; de forte qu'une infinité de
perfonnes peuvent avoir la même Pièce, &
cela à un prix fort modique.
Il y a de deux fortes d'Eftampes : les unes
font faites par les Maîtres mêmes, fur leurs
propres Deffeins; & les autres, par des
gens qui ne prétendent pas d'inventer, mais
feulement de copier, fuivant leur Manière,
les Ouvrages des autres.
Les Eltampes de cette dernière efpèce
ne font jamais que de limples Copies, par
raport à l'Invention , à la Compofition, au
Deffein,à la Grâce,& à la Grandeur. Ces
Eltampes peuvent encore être copiées, com-
me cela arrive très-fouvent ; mais,pour dif-
tinguer les Copies de cette nature, de celles
qui ne le font pas, il faut connoître les
Mains des Graveurs, foit au Burin ou à l'Eau-
forte, qui, à cet égard , font les Auteurs
Originaux; comme le Peintre,dont ils ont
copié les Ouvrages, l'étoit par raport à
eux.
On peut encore fubdivifer la première
forte , en trois efpèces. i. Les Eftampes
qu'ils ont faites, d'après un de leurs Ouvra-
ges de Peinture, z. Celles qu'ils ont faites,
d'après un de leurs Deffeins. 3. Enfin, ce
qu'ils ont defliné fur la planche même ; ce
quia quelquefois été fait, particulièrement
en fait de peinture. 7jt
à l'Eau-forte. Les premières de celles-ci,
font des Copies d'après leurs propres Ou-
vrages: les fécondés peuvent l'être, plus ou
moins , fuivant que le Deffein , qu'ils ont
fait auparavant, a été plus ou moins fini ;
de fortequ'en travaillant iur le Cuivre, ils ont
feulement eu en vue de le Copier fervile-
ment, ou bien le Deffein étant moins fini que
l'Eftampe, il y ont ajouté en travaillant. Au
relie, les unes & les autres ne font telles,
qu'en partie, en ce que ces fortes de Mor-
ceaux font faits , d'une diférente manière
de travailler. Mais, lorfqu'ils font delîinés
fur la planche meme , alors c'eft une efpè-
ce de Deffein , comme le font les autres,
quoique d'une exécution diférente ; & ils
font Amplement, & à proprement parler,
des Originaux.
On peut connoître les Mains des Maîtres,
dans ce genre , aufli-bien que dans les Ta-
bleaux ou dans les Defleins, de-même que
les Ouvrages qui font Originaux , & ceux
qui ne font que des Copies ; & jufqu'à quel
point ils le font.
L'Excellence d'une Eftampe, comme
celle d'un Deflèin, ne confifle pas particu-
lièrement dans le Maniment, qui a fon mé-
rite ; mais c'en efl: une des parties les moins
considérables. C'eft fur-tout à l'Invention,
à la Grâce , & à la Grandeur, comme aux
principales parties, qu'il faut avoir égard.
On voit fouvent, dans des Eftampes de peu
d'im^
-ocr page 111-5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
d'importance , une meilleure Gravure, &
un plus beau Burin , que dans celles de
M a r c-A n t o i n e ; mais celles qu'il a fai-
tes, d'après Raphaël, font en général,
plus eltimées , que celles qui font gravées,
par les Maîtres mêmes de leur Invention.
Car, quoique l'Expreffion , la Grâce , la
Grandeur , & d'autres Qualités , par les-
quelles ce Genie inimitable a tant furpaiTé
le relie des Hommes, n'y foient marquées
que très-foiblement, en comparaifon de ce
qu'il a fait lui-même ; cependant l'Ombre
de ce Prodige, qu'on y remarque , a des
Beautés qui touchent l'Ame , au-delà de
ce que peuvent faire les meilleurs Ouvrages
Originaux de la plupart des, autres Maîtres,
quelque excellens qu'ils foient. Auffi faut-
il ajouter , que quoique les Eltampes de
Marc-Antoine n'aprochent pas, à
beaucoup près, de ce que Raphaël a fait
lui-même , il a pourtant furpalfé tous les
autres, qui en ont fait d'après les Ouvrages
de Raphaël, en ce qu'il a mieux imité,
qu'aucun autre , ce qui fe trouve de plus
excellent dans cet Homme admirable.
Les E (lampes faites àl'Eau-forte,par les
Maîtres mêmes, comme celles du Par-
mesan, d'ANNiBAL Caraghe , & du.
Guide, qui font les principaux,dont nous
aïons des Ouvrages de cette efpèce , font
confidérables à cet égard, non pas pour le
Maniment, mais par raport à l'Efprit » à
en fait de peinture. 7jt
î'Expreflion , au Deflein , & aux autres
Qualités les plus excellentes d'un Tableau,
ou d'un Deflein ; quoique , par la nature
même de l'Ouvrage , elles ne font pas à
comparer, à ce que ces Maîtres ont fait au
Pinceau, avec le Crayon, ou à la Plume.
Il fout encore remarquer, que, comme
les Eltampes ne fauroient être de la même
Bonté que les Defleins, elles perdent en-
core beaucoup de celle qu'elles ont, lorsque
la planche commence à s'ufer: elles ont alors
moins de Beauté, & moins d'Efprit; I'Ex-
prefîion en devient plus foible; les Airs des
Têtes fe perdent ; & le tout dégénéré à
proportion, à moins qu'elle ne foit trop rude
dans le commencement: & dans ce cas,
ce n'ell qu'après que cette rudefle elt adou-
cie , qu'on en tire les meilleures Epreuves.
Il feroit fort à fouhaiter , que tous ceux
qui fe font apliqués à copier les Ouvrages des
autres en Eltampes , de quelque nature
qu'elles foient, euflent plus travaillé, qu'j]s
n'ont fait en général, à fe perfectionner dans
ces Branches de la Sience , qui font nécef-
faires aux Peintres, excepté celles qui font
particulières à ces derniers, en qualité de
Peintres: leurs Ouvrages auroient été beau-
coup plus recherchés, qu'ils ne le font. 11
elt vrai,qu'il s'en trouve quelques-uns,qui
y ont emploie plus de foin que les autres;
& c'elt aufli pour cela, que leurs Eltampes
font les plus eitimées.
5*0 sur l'Art de Critiqjuer,
Enfin, il faut dire ceci, à l'avantage des
Eftampes, préférablement aux Defleins,
quoiqu'elles ne leur foient pas à comparer,
à d'autres égards, comme nous l'avons dé-
jà fait voir, qu'elles font ordinairement fai-
tes fur les Ouvrages finis, qui font les der-
nières penfées du Maître , fur le Sujet.
Mais c'eft aflez parlé des Eftampes.
11 y a une qualité abfolument néceflaireà
une Perfonne , qui a envie d'aprendre à
connoître les Mains, & à diftinguer les
Copies d'avec les Originaux ; comme elle
l'eft aufli , pour bien juger d'un Tableau,
ou d'un Deflèin, ou de quelque autre cho-
fe que ce foit ; & c'eft par-là que je finirai
ce Difcours. Il faut favoir prendre , re-
tenir, & ranger des Idées claires & difîinc-
tes, s'en faire une habitude.
De pouvoir diftinguer deux chofes de di-
férente efpèce, fur-tout Iorfqu'elles ont peu
de reflèmblance entr'elles, comme de dire,
que cet Arbre eft un Chêne, & que l'autre eft
un Saule,il n'y a perfonne,quelque ftupide
qu'il foit, qui ne puifle le faire ; mais, d'entrer
dans une Forêt où il y a une infinité de Chê-
nes, & de favoir difcerner une feule feuille,
quelle qu'elle foit, d'avec aucune feuille de
tous ces Arbres, de s'en former une Idée clai-
re & de la conferver telle, pour pouvoir la re-
connoitre, quand l'ocafions'en prefentera ;
cela , aufli long-tems qu'elle confervera fes
qualités caradériftiques, celademandequel-
en fait de peinture. 7jt
que chofe au de-là des Talens ordi-
naires: cela n'eft pas cependant impoflï-
ble. D'apercevoir la diférence qu'il y a
entre une belle Notion Métaphyfique , &
une Plaifanterie infipide ; ou entre une
Démonftration Matématique, & un Argu-
ment qui n'a tout-au-plusque de la pro-
babilité; c'eft une chofe fi facile, que qui-
conque ne le peut faire, eft plutôt une
Brûte, qu'un Animal raisonnable. Mais,
pour difcerner,en quoi confifte la diféren-
ce de deux Notions , qui fe reftembient
beaucoup, fans qu'elles foient la même ; ou
pour voir , quel eft le jufte poids d'un Ar-
gument, à travers tous fes Déguifemens ar-
tificiels , il faut néceffairement concevoir,
diftingner , ranger métodiquement & com-
parer les Idées, d'une manière qui eft aftez
rare , meme parmi ceux qui fe piquent de
Raifonnement. De voir, & de diitinguer,
avec cette Délicateftè de Sentiment,des cho-
fes , qui ont tant de raport les unes aux autres,
foit vifibles , ou immatérielles, c'eft le fait
d'un Connoifteur. C'eft faute de Difcer-
nemeqt, que certaines Perfonnes de ma con-
noiflance , de qui l'on auroit pu atendre
quelque chofe de meilleur , fe font trom-
pées auffi groilièrement, que fi elles avoient
pris le Corege, pour Rembrandt;
ou, pour me rendre plus intelligible à ceux
qui n'entendent pas ces fortes de chofes,
comme fi elles avoient pris une Pomme
'f-if sur l'Art de Critiquer^
pour une Huître. Mais, pour des Méprifes
moins confidérables, dans lefqu'elles on eft
tombé , lors-qu'on a pu facilement remar-
quer la diférence de deux Manières ; je
veux dire, de celle «qu'on avoit devant foi 4
& de celle pourquoi on la prenoit, foit par
raport à la façon de penfer du Maître , ou
à l'égard de la Manière d'exécuter fesPen-
fées, on en a fait en tout Tems.
Il eft aufti néceftaire à un Connoifteur ;
d'être bon Logicien, qu'il l'eft ou à un
Théologien, ou à un Philofophe. Les uns
& les autres fe fervent des mêmes Facultés;
& ils les emploient de la même manière:
toute la diférence qui s'y trouve, n'eft qu'à
l'égard du Sujet.
r. Il ne faut pas qu'il s'émancipe jamais
à porter fon jugement fur une chofe, fans en
avoir conçu des Idées certaines (p détermi-
nées : il ne faut pas qu'il penie,ni qu'il dife
rien à la volée & confufément,comme les
Perfonnes, dont Moniteur Locke parle
quelque part,qui s'étoient échaufées à dif-
puter d'une Liqueur, qu'ils fupofoientêtre
dans le Corps, & qui félon, toutes lçs apa-
rences , n'en feroient jamais venues à une
conclufion » s'il ne les avoit engagées à con-
venir, avant toute chofe,de la lignification
du terme de Liqueur; de forte que , }uf-
qu'alors, elles avoient parlé au hazard.
z. Un bon Counoifleur aura foin de ne
pas confondre des chofes réellement diftinc-
én fait de Peinture. 1x3
tes les unes des autres, malgré la refTemblah-
ce qu'elles paroifîènt avoir entre elles. C'eft
en quoi il doit toujours être fur fes gardes;
car il arrive fouvent, que les Mains & les
Manières de diférens Maîtres fe refièmblent
de très-près.
3. Il ne faut pas non plus, qu il mette de
la 'différence, oà il n'y en a point effectivement,
ni qu'il atribue à deux Maîtres diférens,les
Ouvrages, qui ont été faits par la même Main.
4. Lorfque les Connoiilèurs ont fixé leurs
Idées, ils doivent s'en tenir-là ; & ne pas
voltiger confuffément de l'une à f autre, ffas
favoir à laquelle fe déterminer.
DIS
H
F I N.
-ocr page 117-îi4 Discours sur la Sience
SIENCE
DU N
Nil attum reputâns dum ouid faper effet agendum.
'Est une chofe furprenante, que
dans un Pays comme le nôtre, ri-
che & abondant en Gens de Qua-
lité , & qui ont un Goût jufte &
délicat , pour la Mulique , pour la Poëfie,
& pour toutes les efpèces de Literature ;
parmi tant de bons Ecrivains, tant de fa-
vans Philofophes, tant d'habiles Politiques,
tant de braves Soldats, tant d'excellens
Théologiens, Médecins, Jurifconfultes,
d'un C o n n o i s s e u r. 1
Matématiciens, & Artiftes ; il s'en trouve
fi peu, qui foient Amateurs & Connoiffeurs
<*e la Teinture.
Il n'y a point de Nation fous le Ciel, que
nous ne furpaffions , en la plupart de ces
Siences : il y a même bien des Peuples,
qui, par raport aux principales , font des
Barbares, en comparaifon des Anglais.
Depuis les tems floriiîans des anciens Grecs
& Romains, lorfque cet Art étoit dans fa
plus grande eftime , & dans fa plus haute
perfeftion , cette Magnanimité nationale,
qui femble faire la marque caraélèrisque
de notre Pays, s'eft perdue dans le Mon-
de; cependant, on ne voit pas, que chez
nous on foit, à beaucoup près, fi grand A-
mateur & fi bon Connoilïeur, e» fait de
Peinture ou de ce qui y a quelque raport,
non-feulement qu'en Italie , où tout le
monde l'eft , mais même qu'en France, en
Hollande, ou en Flandres.
II n'y a point d'Evénement, dans les cho-
fes naturelles ou morales, qui ne reconnoifle
une Caufe immédiate : celle-ci dépend en-
core d'une autre ; & ainfi de fuite, en re-
montant jufqu'à la première,qui eft la Vo-
lonté immuable & infaillible de l'Etre fu-
prême, fans laquelle il n'arrive pas le moin-
dre accident de la chute d'un Palîereau, ou
du changement de couleur d'un feul Che-
veu ; de manière qu'il ne fe fait rien d'ex-
traordinaire : & s'il arrive quelque chofe,
H % qui
-ocr page 119-îi4 Discours sur la Sience
qui Toit pour nous un fujet d'admiration, il ne
l'eft, que parce que nous en ignorons les
Caufes, & que nous ne faifonspasatention,
qu'elle en doit avoir abfolument ; & que
ces Caufes ont dû aufli néceflairement pro-
duire l'Efet que nous voïons, que celles qui
nous font les plus connues & les plus fami-
lières. De voir, qu'en Angleterre , il y air
fi peu de gens,qui regardent cette Sience,
comme capable de contribuer à former un
Jeune-Homme de Naiflance ; qu'il s'y trou-
ve fi peu d'Amateurs de la Peinture , à
l'envifager , non pas Amplement, comme
faifant partie de nos Ameublemens, ou
comme un Ornement, ou même entant
qu'elle nous reprefente nos Amis ou nous-
mêmes ; mais entant qu'elle eft capable d'o-
cuper & d'orner l'Efprit, autant, & peut-
être, plus, qu'aucun autre Art ; c'eft un
Evénement qui dépend aufli de quelque
Caufe. Je vais tâcher de faire ceflèr cette
Caufe, & par conséquent, les mauvais éfets
qui en réfultent:je vais faire mes éforts pour
mettre mes Compatriotes dans des difpofi-
tions plus favorables; & c'eft en quoi je ne
desefpére pas, en quelque manière, de rétif-
fir.
^ L'entreprife n'en eft pas facile. J'en ai
déjà donné les Principes -, & j'ofre ici au
Public une Sience nouvelle, ou du
moins peu connue, à l'envifager comme
telle; & elle efl; d'autant plus nouvelle, &
d'un connoisseur. 117
d'autant moins connue , qu'elle n'a point
encore de nom. Elle en pourra avoir un,
dans la fuite; mais en atendant, on aura la
bonté de m'excufer, fi je lui donne celui de
Sience d'un Connoiffeur , n'aïant point trou-
vé jufqu'ici, de meilleur terme , pour ex-
primer ce que je veux dire. J'ouvre une
nouvelle Scène de Plaifir, un nouvel Amu-
fement innocent, & une Perfection, dont
à peine on a ouï parler ; mais qui n'eft pas
moins digne de l'atention d'un honnête
Homme , que le font les autres Qualités
qu'on a coutume d'aquérir. J'ofre à ma Pa-
trie un Plan , par lequel elle peut augmen-
ter en Richefles, en Réputation, en Ver-
tu, & en Forces. C'eft ce que je prétens
démontrer, dans la fuite, non pas en Ora-
teur , ni en Avocat; mais en Philofophe,
& de manière à me flater , que tous ceux
qui fe dépouilleront de leurs préjugés, &
qui examineront la chofe en elle-même,fans
s'arrêter à la nouveauté , ou à leurs pre-
miers fentimens, feront convaincus de la
folidité de mon Raifonnement.
Comme donc, ce que j'ai en vue pour
le prefent, eft de tâcher d'infpirer aux
Gens de Qualité le goût de devenir A-
mateurs_ & Connoiffeur s de la Peinture , je
prendrai la liberté de le faire avec tout
le refpefl: que je leur dois , en leur
faifant voir , l'Excellence, la Certitude^
le Tlaijîr, & les Avantages de cette Sience.
H 3 Une
-ocr page 121-îi4 Discours sur la Sience
Une des principales Caufes, qui font que
les Perfonnes de Qualité négligent fi fort
la Sience dont je parle, eft, qu'il s'en trou-
ve très-peu , qui aient une jufte Idée de la
Peinture. On la regarde ordinairement
comme un Art , qui fert à reprefenter la
Nature , & comme une belle Pièce d'Ou-
vrage, dificile à exécuter, mais qui ne pro-
duit tout au-plus, que des Meubles agréa-
bles & fuperflus.
Comme c'eft là tout ce que la plupart a-
tendent de cet Art , il ne faut pas s'éton-
ner , fi on ne le recherche pas avec plus d'em-
prefiementjfi l'on ne s'y aplique pas davan-
tage , & fi l'on ne fait pas atention à des
Beautés , qu'on n'efpére pas d'y trouver.
Ainfi, il arrive fouvent , qu'on ne regarde
que très-légèrement un bon Morceau de
Peinture,& qu'on admire un Tableau mé-
diocre , ou même une mauvaife Pièce ; & ce-
la , fur des confidérations balles & trivia-
les. De-la vient, qu'on a naturellement de
l'indiférence pour cet Art, ou tout au plus
un degré d'eflime qui n'eft pas fort confi-
dérab'e,pour ne pas dire,du mépris. Mais,
cela vient, fur-tout, de ce qu'en comparai^
fon du grand nombre de Pièces de Peintu-
re , il s'en trouve fort peu , qui repreien-
tent bien la Nature,ou quelque Beauté ; ou
même qu'on puifie apeler une bonne Pièce
d'Ouvrage,
Quoiqu'au commencement de la Théorie
de
-ocr page 122-d'un C o n n o i s s e u r. ii?
ae la Peinture, & dans tout ce que j'ai mis
au jour , j'aie déjà tâché de donner au Pu-
blic une jufte Idée de l'Art ; j'ai réfolu de le
faire ici encore plus particulièrement, pour
mieux réuflîr dans le deflein que je me fuis
propofé. Ce Plan en poura tirer le même
avantage, que les Tableaux qui fontenvifa-
gés dans de diférens jours.
Il elt certain, que la Peinture eft un
Art dificile ; qu'elle produit des Pièces
d'Ouvrage curieufes,& pleines d'agrément;
& dont la fin eft de reprefenter la Nature.
Jufques-là fe trouve jufte l'Idée qu'on s'en
fait ordinairement ; mais elle eft encore plus
dificile, plus curieufe, & plus remplie d'a-
grémens, que la plupart des gens ne fe
l'imaginent.
L'Efprit de l'Homme s'ocupe agréable-
men,& prend plaifir à voir une belle Pièce
d'Ouvrage , de quelque Art que ce foit.
On fe fent même échaufé d'une efpèce
d'Ambition,quand on voit qu'un Homme
à qui, par raport à l'Univers, on eft allié,
comme à un Compatriote ou à un Parent,
eft capable d'une telle Production. La Pein-
ture nous fournit une grande Variété, en
fait de Plaifirs de cette nature , par raport
au Maniment délicat & hardi du Pinceau,
au mélange de fes Couleurs, à l'aflemblage
ingénieufe des diférentes parties du Ta-
bleau , & à la diverfité infinie des Tein-
tes. Toutes ces circonftancesproduifentde
H 4
-ocr page 123-îi4 Discours sur la Sience
îa Beauté & de l'Harmonie ; & elles feules
font capables de donner du Plaifir à ceux qui
ont apris à faire ces fortes de remarques.
On fe plaît beaucoup à voir un Morceau,
où la Nature efl bien reprefentée , fupofé
que le Sujet foir bien choiii ; il nous donne
des Idées agréables, il les renouvelle, & il
les perpétue , tant par fa nouveauté, que
fa variété ; ou par la réflexion fur notre
propre fureté , en voïant reprefenté quel-
que chofe de terrible, comme des Orages,
des Tempêtes,des Batailles, des Meurtres,
des Pillages ; ou encore , lorfque le
Sujet eft du Fruit, des Fleurs , des Pay-
fages, des Edifices , & des Hiftoires ; ou
enfin , lorfque c'eft nous mêmes , quelques
Parens, ou quelques Amis que le Tableau
reprefente.
Voilà jufqu'où va l'Idée qu'on fe fait or-
dinairement de la Peinture ; & elle fufi-
roit, pour rendre l'Art recommandable, fi
l'on voïoit ces Beautés, & qu'on les confi-
dérât, telles qu'on les trouve dans les Ou-
vrages de Peinture , ou de Deflëin des
meilleurs Maîtres. Mais cette Idée n'en
eft pas plus favorable, que le feroit à un
Homme, la Défcriprion , ou l'Eloge que
l'on feroit de fes bonnes Qualités , comcne
font fa Grâce, fa belle Taille, fa Force,
<& fon Agilité, fans mettre en ligne de
Compte fa Converfation, ni fon Raïlonne-
ment.
La
-ocr page 124-d'u n C o n n o i s s e u r. 12. ï
La fin principale de la Peinture efl, d'en-
chérir iur la Natu -e commune, & de la re-
lever ; de nous communiquer , non-feule-
ment les Idées que nous pouvons recevoir
d'ailleurs,mais celles qu'il feroit impoflible
de nous fuggérer, fans lefecoursdecet Art;
& qui enrichiflant l'Homme, par raport à fa
Qualité raifonnable , le rendent meilleur,
& l'inftruifent d'une manière aifée , prom-
te, & agréable.
Le but de la Peinture n'eft pas feulement
de reprefenter la Nature , & d'en faire un
bon choix ; mais aufli de la relever au-def-
fus de ce qu'on voit communément, ou
bien rarement, à certain degré de perfeftion
qui n'a jamais été,ou qui ne fera peut-être
jamais réellement , quoi-que l'on en con-
çoive pourtant facilement la poflïbilïté.
Comme , lorfqu'on voit un bon Portrait,
on a une meilleure opinion delaBeauté, de
l'Efprit, de f Education & des autres bon-
nes Qualités de la perfonne,qu'il reprefen-
te , qu'en la voïant elle-même ; fans pour-
tant , qu'on puiflè dire en quelle particu-
larité ils ne fe reflemblent point, ni ce qui
en fait la diférence. U faut que la Nature
paroifle par-tout.
Il faut que h Nature, infaillible, immuable,
Il faut que ce'Flambeau commun yineftimabkt
Donne à tout la Beauté, la Vie & la Vigueur,
£omme étant d'un Ouvrage le Butté l Au-
teur : H j Et
142- Discours sur la Sience
Et plus on voit, que l'Art cette Nature imite,
'Plus il eft excellent,plus grand eft fon mérite.
Car elle doit par-tout produire Je s éfet s ;
Sans qu'on puijfe pourtant, en démêler les
traits (*).
Je croi, qu'il n'y a jamais eu fur la Ter-
re une Race d'Hommes, qui aient eu cet
Air,ce Regard, cettePhifionomie , ni qui
aient agi comme ceux que nous voïons re-
prefentés, dans les Ouvrages de R a p h a e l,
de Michel-Ange, du Corege, du
Parmesan, & des autres habiles Maîtres;
cependant, on y découvre par-tout la Na-
ture. On voit rarement, ou plutôt on ne
voit jamais des Payfages, tels que ceux du
Titien, cI'Annibal Carache, de
Salvator Rosa , de Claude Lo-
rain, de Rubens, ni des Pièces
d'Architecture,& une Magnificence,telles
que celles qu'on voit, dans les Tableaux de
Paul Veronese; mais il n'y a rien-là,
dont on ne puilfe facilement concevoir la
poffibilité. Les Idées que nous avons, des
Fruits, des Fleurs, des Infeétes, des Dra-
peries , & de toutes les chofes vifibles, &
même de quelques Créatures invifibles, ou
imaginaires, font relevées & perfection-
nées , par la main d'un bon Peintre : &
par-là, l'Efprit fe remplit des Images les
plus nobles, & par conféquent, les plus
agréa-
it) P 0 ? E > Effai fut la Critique,!
d'un Connoisseur. 145-
agréables. La Défcription qu'on trouve
d'un Homme , dans un Avertiftèment, au
bas d'une Gazette, & un Caraétère dépeint
par Mylord Clarendon, l'ont à la vé-
rité tous deux fuivant la Nature, mais mé-
nagés bien diféremment.
J'avoue , qu'il y a des Beautés, dans la
Nature , auxquelles il eft impoffible d'a-
teindre, par l'Imitation ; fur-tout, pour ce
qui regarde les Couleurs, comme auffi à l'é-
gard de l'Efprit, de la Vivacité, & delà Lé-
gereté. Le Mouvement feul lui donne un
grand avantage, & un grand degré de Beau-
té , uniquement par la variété qu'il produit;
de forte que ce que j'ai dit ailleurs eft en-
core véritable , qu'il eft impoffible à l'Art
d'égaler la Nature : mais cela ne contredit
point à ce que je viens d'avancer ; & l'une
& l'autre Propofition eft véritable, dans un
fens diférent. Il y a de certaines chofes,
dans la Nature , qui font inimitables ; & il
y en a d'autres , fur lesquelles l'Art peut
beaucoup enchérir.
Lorfque je dis, qu'il faut que la Peintu-
re relève & embellifte la Nature , on doit
entendre par-là, qu'il faut donner aux Ac-
tions des Hommes plus d'avantage,qu'elles
n'en avoient en éfet ; & qu'il faut donner
aux Perfonnes plus de Grâce & plus de No-
blefte, qu'elles n'en ont ordinairement.
Quand il s'agit d'une Hiftoire , le Peintre
a d'autres règles à obferver,que celles d'un
Hifto-
-ocr page 127-142- Discours sur la Sience
Hiftorien ; & l'un n'eft pas moins obligé
d'embellir fon Sujet, que l'autre de rapor-
ter les chofes fidèlement.
Les Idées qui nous font communiquées,
par le mo'ïen de cet Art, ne font pas Am-
plement des Idées qui nous donnent du
plaifir ; mais ce font des Idées qui éclairent
l'Efprit , & qui mettent l'Ame en mou-
vement. C'eft d'elles qu'on aprend la for-
me, & la propriété des chofes, & des per-
fonnes ; ce font elles qui nous informent
des Evènemens pafies , & qui excitent en
nous la joie , la Triftelfe , l'Efpérance, la
Crainte , l'Amour , l'Averfion , & les au-
tres Pallions de l'Ame; mais fur-tout,elles
nous nous inftruifenc de ce que nous devons
croire pratiquer ; elles nous engagent à
la Dévotion ; & nous aident à corriger ce
que nous avons pu faire contre notre De-
voir.
La Peinture eft une autre efpèce d'Ecri-
ture , qui fert à la même fin , que celle de
fa Soeur cadette. L'une, par de certains
çaradères, nous communique des Idées,
qu'il eft impolîible à l'efpèce Hiéroglifique
de nous donner ; & celle-ci, à d'autres é-
£ards, fupîée aux Défauts de l'autre.
Les Idées qui nous font ainfi communi-
quées ont cet avantage, qu'au-lieu d'en-
trer lentement dans notre Efprit, par le
moïen des Paroles , ou par une Langue
particulière à une Nation feulement , elles
D'UN CONNOISSEUR. IZ5"
s'y infmuent avec tarît de rapidité,& d'une
manière fi univerfellement entendue , que
cela fe fait en un clin-d'œil ,& comme par
infpiration. L'Art qui produit de tels éfets
peut être comparé à la Création, puis-qu'il
efl; capable de faire des Ouvrages confidé-
rables & de grand prix, avec des matériaux
vils ou de très-peu de valeur.
Quelle entreprile ennuieufe que de dé-
crire par des paroles la Vue d'un Pays, par
exemple, celle des Alpes ou de Tivoli; &
encore, l'Idée qu'on en auroit par-là, com-
bien feroit-elle imparfaite! Au-lieu que la
Peinture fait voir les choies immédiatement,
& d'une manière exafte. 11 n'y a point de
termes qui puiffent nous donner une Idée
du Vifage d'une Perfonne , que nous n'a-
vons jamais vue : la Peinture au-contraire
le fait éfedivement; elle fait même remar-
quer le Caraftère de cette Perfonne > au-
tant que fon Vifage le donne à connoître.
D'ailleurs, elle rapèle en un moment à la
mémoire, tout au moins, les particularités
les plus confidérables, qu'on en a entendu
raconter ; ou elle fournit l'ocafion d'apren-
dre ce qu'on n'en favoit pas encore.
(* ) A u g us t in C a r a c he , difcourant
un jour, fur l'Excellence de la Sculpture an-
cienne , s'arrêta fort long-tems à louer le
Laocoon\ mais, comme il obferva, que fon
Frère
(*) Beilori» dans la Vie cMnniisaj. Ca»tc»s.
pag. 31.
142- Discours sur la Sience
Frère Annibal ne lui répondoit point,
& qu'il fembloit même ne faire aucune a-
tention à cet Eloge , il le blâma de ne pas
rendre à un Ouvrage fi merveilleux toute la
juftice qu'il méritoit ; après quoi, il con-
tinua la narration qu'il faifoit, de toutes les
particularités de ce précieux Monument de
l'Antiquité. En même tems Annibal
s'étant tourné du côté de la muraille, y
deflina le Groupe, avec du charbon , auili
exactement, que s'il l'avoit eu devant les
yeux. Le relie de la Compagnie en fut
furpris: Augustin fe tût, & avoua, que
fon Frère s'étoit lervi du moïen le plusfûr,
pour démontrer les Beautés de cette fur-
prenante Pièce de Sculpture. Alors Anni-
bal aïant fini fon Deffein , s'adrellà à la
Compagnie & dit, d'un ton moqueur: Li
Toetï âipingono con le Tarole, li Tittori
j>arlam con l'Opere. C'eft-à-dire: Les Poè-
tes peignent par leurs Défcriptions, & les
Peintres parlent par leurs Ouvrages.
Lorfque Sylla eut chaffé Marius
de Rome, & qu'après l'avoir tiré d'un Marais
où il s'étoit caché , on l'eut envoie dans les
Prifons de Minturnes, ce dernier regardant
un Soldat, qui avoit ordre de le venir mettre
à mort,lui dit,d'un ton élevé: zo ^ retyZç
àvÔpuTrt rdïov Mctpiov dvaiç'àv : ^Malheureux
Ofes-tu tuer Caius Marius? Ce qui
l'épouvanta fi fort,qu'il fe retira,fans être
capable de s'aquiter de fa commiffion. Cette
r HiftoK
D'UN CONNOISSEUR. IXJ
Hiftoire , & tout ce que Plut arque,
en a écrit ne m'en donne pas une Idée plus
grande, que celle que j'ai reçue, par un feul
coup d'œil jetté fur fa Statue, à Torcefiert
dans le Comté de Northamton , parmi le
Recueil d'Antiquités , qui apartient au
Comte de P o n t f r a c t. UOdyJée d'H o-
me're ne fauroit me donner une Idée plus
relevée d'U lys s e,que celle que me four-
nit un Deffein que j'ai de Polydore;
où ce Héros fe découvre à Penelope &à
Telemaque , par la manière dont il s'y
prend à bander fon Arc. J'ai une Idée auffi
haute de S. Paul, en faifant feulement
un tour dans la Galerie de Raphaël, à
Hamptoncour , que j'en pourois avoir, par
la le&ure du Livre entier des Aftes des
Apôtres, quoiqu'écrit par infpiration Di-
vine. Ainfi, je conclus, que la Peinture
remplit l'Imagination d'Idées, autant, &
plus, qu'aucun autre moïen le peut faire.
Le but de l'Hiftoire confifte à raporter
des Faits, d'une manière fimple & jufte ; &
à faire un Portrait exaél de la Nature Hu-
maine.
La Poëfie n'eft pas fi bornée; car,pour-
vu qu'elle ne pèche pas contre la Vraifem-
blance, elle doit relever & embellir la Na-
ture ; elle doit remplir l'Efprit d'Images
plus belles, que celles qu'on voit ordinaire-
ment,oumême,qu'on puifle jamais voir,dans
de certains cas ; de là vient, qu'elle touche
142- Discours sur la Sience
les Paffions plus vivement, & qu'elle donne
plus de plaifir, que ne fait lafimpleHiftoire*
Quand on veut nous railler, (j'entensles
Peintres ) au fujet des libertés, que nous
donnons à nos Inventions , on ne manque
jamais de dire, avec Horace, (*)Pi£to_
rïbus atque Poetïs, &c. Nous en convenons;
mais il faut favoir , que le parallèle con-
fiée à s'éloigner de la V érité , d'une ma-
nière qui eft probable , qui plait , qui inf-
truit, & qui ne trompe perfonne.
Les Poètes ont peuplé l'Air , la Terre,
& les Eaux , d'Anges, de jeunes Garçons
volans, de Nymphes & de Satires. Ils fe
font imaginés ce qui fe fait dans le Ciel,
fur la Terre , & dans l'Enfer , aulli-bien
que ce qui fe paflè fur notre Globe ; ce
qu'on n'auroit jamais pu aprendre par l'Hif-
toire. Ce n'eft pas feulement leur Mefures
& leurs Rimes qui doivent les mettre au-
delïus de l'ufage ordinaire, il faut que leur
Stile & leur Langage même y réponde.
ÀJOpera a pouffé la chofe encore plus loin;
mais, comme il pafle les bornes de la Vrai-
femblance , il ne touche pas fi vivement,
que le fait la Tragédie, il celle d'être poé-
tique; quelquefois même, il dégénéré en un
pur Speétacle, & en un fimple Son ; & s'il ar-
rive,que les Paffions y foient agitées, ce n'elt
que par raport à ce Speéiacle & à ce Son ;
quoique, non feulement on en entende dis-
tinctement
d'un Connoisseur. 145-
tinftement les paroles, mais auffi qu'on en
comprenne le fens. Mettons, pour un
moment JOpera dans ce jour ; confidérons-
le comme un Speciacie & comme un Con-
cert de Mtifique ; & fupofons, que la Voix
Humaine en falîe un Inltrument; alors l'ob-
jeétion qu'on fait ordinairement, que c'eft
en une Langue étrangère , tombe d'elle
même.
Les Peintres, de-même cjue les Poètes,
ont rempli notre Imagination d'Etres , 8c
d'Aéiions , qui n'ont jamais été : ils nous
ont auffi donné , les uns & les autres , les
plus belles Images naturelles & historiques,
pour plaire & inftruire en même tems. Je
ne fuis pas difpofé à pouffer le parallèle, juf-
qu'à entrer dans toutes fes particularités;
auffi n'eli-ce pas mon but pour le prefent.
Monfieur Dryden l'a déjà fait; cepen-
dant il feroit à fouhaiter, qu'il ne fe fût pas
fi fort prelfé , & qu'il eût mieux entendu
la Peinture, dans le tems que fa plume ad-
mirable s'emploïoit à une fi belle matière.
La Sculpture nous conduit encore plus
loin, que la Poëfie ; elle nous donne des
Idées au-de-là de tout ce que peuvent faire
les paroles ; & elle nous fait voir des For-
mes de certaines chofes j des Airs de Tê-
tes ,& des Expreflions de Pallions, qu'il eft
impoffible au Langage de nous bien décrire.
On a iong-tems difputé lequel dés deux
Arts, de la Peinture , ou de la Sculpture t
Tome IL ï étoit
-ocr page 133-142- Discours sur la Sience
étoit le plus excellent : & l'on débite une
Hilloire, qui dit qu'on en laiffa la décifion
à un aveugle , qui porta fon jugement en
faveur de la première, fur ce qu'on lui dit,
que ce qui fembloit plat & uni, dans un Ta-
bleau , en le touchant, paroiftoit à la vue aufti
rond, quel'étoit la Pièce de Sculpture. Mais,
je ne me contente pas decettedécifion:car
ce n'eft pas la dificultéqui fe rencontre dans
un Art , qui le doit faire préférer aux au-
tres ; mais il faut juger de fon excellence 7
par la fin qu'on s'y propofe, & par le degré
auquel il peut ateindre; & alors le moins
de dificulté qui s'y rencontre eft le mieux.
1 II eft certain, que le grand but de l'un &
de l'autre de ces Arts eft , de donner du
plaifir, & de fournir des Idées : ainfi, il n'y
a point de doute , que celui des deux qui
répond le mieux à ces fins,ne foit préféra-
ble à l'autre. Concluons donc,que la Pein-
ture eft plus excellente que la Sculpture;
puifque la première nous donne, pour le
moins, autant de plaifir, que la dernière;
& qu'elle nous communique non-feulement
les mêmes Idées, mais qu'elle y en ajoute
encore pîufieurs autres ; & cela , tant par
îe moïen de fes couleurs, que parce qu'elle
peut exprimer bien des chofes, que ne fau-
roient faire d'une manière aufti parfaite,
le Bronze , le Marbre, & les autres maté-
riaux de la Sculpture. On peut voir, à la
vérité une Statue de tous tes côtés ; &
i>'u n connoîsseur, 131
détend , que c'eft un grand avantage ;
mais cette prétention eft mal fondée. Si
l'on regarde la Figure de tous les côtés, elle
eft aufli travaillée de tous les côtés ; elle
fait alors autant de diférens Tableaux ; &
l'on peut peindre cent vues diférentesd une
Figure,en autant de tems qu'on met à tail-
ler cette Figure fur le Marbre, ou que l'on
en met à la jetter en moule
La Peinture répond à la Poëfie , en ce
qu'elle a pour but , de relever, & de per-
fectionner la Nature: quoique, dans de cer-
tains cas , elle puifle auffi être purement
Hiftorique. Mais, lors-qu'eîîe fert à cette
autre fin, qui eft la plus noble,ce Langage
Hiéroglifique achève ce que la Parole ou
l'Ecriture a commencé , & que la Sculp-
ture a continué. De forte qu'elle perfec-
tionne tout ce que la Nature Humaine eft
capable de faire , pour communiquer fes
Idées; jufqu'à ce que, dans un autre Mon-
de, nous parvenions à un Etat plus Angé-
lique & plus fpirituel.
je me'flate, qu'on ne fera pas fâché que
j'éclaircifie , par des Exemples , ce que je
viens de dire ; d'autant plus qu'ils font
fort curieux, & très-peu connus.
L'an 12-84,dit Villani (*) il y eut de
grandes Divifions, dans la Ville de Tife, au
fujet de la Souveraineté. Le Juge Ni no di
Qallura de' Visco.nti étoitàlatête
I z d'un
t*) Hift. lElomU Lib. 7. Cap; no. i%h
-ocr page 135-ï32, sur la Science,
d'un des Partis; le Comte Ugolino Ob'
G herardeschi étoit Chef d'un autre *
& l'Archevêque Ru g g ieri, de la Famille
des U b a l d i n s,foutenu des l a n f r a n c s,
des Sigismonds, des Gualands, &
de quelques autres, formoit le troifième. Les
deux premiers de ces Partis étoient Guelfes ;
'autre étoit Guibelin : Factions., qui de ce
tems-là, auffi-bien que plufieurs années avant
& après,firent beaucoup de dégât en Italie-
Le Comte Ugolino, pour parvenir à fan
but , cabala en fecret avec l'Archevêque»
pour ruiner le Parti du Juge, qui ne foup-
çonnoic rien de pareil ; parce qu'ils étoient
proches Parens, outre qu'il étoit Guelfe i
auffi-bien que le Comte. Quoiqu'il en foit,
le Comte réuffit : le Juge & fes AdhéranS
furent chalTés de la Ville ; ce qui leur fit
prendre la réfoîution de fe retirer chez les
Florentins, qu'ils engagèrent à faire la
guerre à ceux de Tife. Ces derniers fe
fournirent en même tems au Comte , qui»
par ce moïen, devint leur Seigneur. Mais?
comme le nombre des Guelfes étoit dimi-
nué , par la forde du Juge & de lès Parti-
fans , & que ce Parti devenoit tous les
jours plus foible, l'Archevêque fe faifit
de
location , pour trahir le Comte à fon tour.
^ fit entendre à la Populace , que ce der-
nier avoit envie de remettre leurs Forteref-
fes aux Florentins , & aux Luquois , leurs
JEnaemis, il n'eut pas beaucoup de pei-
d'un Connoisseur. 145-
^e à le leur perfuader ; ils fe foulevèrent,
& pleins de rage ils coururent au Palais,
dont ils fe rendirent maîtres,fans répandre
Sue très-peu de fang ; ils mirent en prifon
leur nouveau Souverain , avec fes deux
Fils, & deux de fes Petits-Fils; ils chalTè-
l'ent de la Ville tout le refte de fa Famille,
& de fes Adhérans ; & en général tous les
Guelfes. A quelques mois de-là, ceux de
Tife fe trouvant engagés fort avant dans la
Guerre inteftinë des Guelfes & des Guibe-
hns, & aïant choifi pour leur Général le
Comte Guido de Montifeltro, le
Pape les excommunia,avec ce Comte,& toute
fa Famille. Cela les anima encore davantage
contre le Comte Ugolin o;&après s'être
bien afturés des portes de la Prifon , ils en
jettèrent les clefs dans la Rivière d'Arno,
afin que perfonne ne pût porter à manger,
ni à lui, ni à fes Enfans ; ce qui fit qu'ils
moururent de faim, peu de jours après. Ils
pouilèrent même la cruauté allez loin, pour
refufer à ce Comte , un Prêtre , ou un
Moine, pour le confeffer, quoiqu'il en de-
mandât up, à fes Ennemis, en verfant un
torrent de larmes.
Le Poète , par le récit qu'il fait , de ce
qui fe paffa dans la Prifon , porte fon Hif-
toire plus loin, , qui l'Hiftorien n'auroit pu
le faire. C'eft Dante, qui étoit encore
jeune , lorfque la chofe arriva ; & qui fe
trouva ruiné , par les Troubles & par les
I 3 Emeifc>
142- Discours sur la Sience
Emeutes de ces tems-là. H étoit de Flo*
rence, Ville, qui après avoir été long-tems
divifée , par la Ea&ion des Guelfes, & par
celle des Guibelins , fe rangea enfin toute
entière du côté des Guelfes. Mais, comme
ce Parti le partagea en deux autres Bran-
ches, fous les noms de Blancs & de Noirs,
Se que ces derniers l'emportèrent fur
premiers, ils pillèrent, & bannirent D an-
te ; non pas pour être du Parti contraire»
mais pour avoir obfervé la neutralité, &
pour avoir été ami de fa Patrie.
Lorfque la Vertu cède à £ efprit de Parti,
Le Pofte de l'Honneur ejî le moins afermi■
Ce grand-Homme,dans fon Paffage par
lEnfer (*) „ fait entrer le Comte U go-
lino, qui ronge la tête de l'Archevêque,
ce perfide & cruel Ennemi ; & raconte l'a
fatale deftinée. Lorfque Dante paroît,
La bocca follevb dalfiero faflo
kftielfeccator, &c.
En voici la Traduffion.
On voit, que tout-à-coup fes lèvres il retire
De l'aliment fanglant que (abouche déchire',
llprendpour s'ejjuïer.fès cheveux en caillots;
Et relevant la tête, il s'énonce en ces mots:
Pourquoi me rapeler le tour d'un Traître
infâme?
Je iienfatirois-parler, au'Une me perce lame*
1 M au
(*) Cc-Ried. Caflt. 35. Part, îv
-ocr page 138-d'un C o n n o i s s e u r. 13 s
Mais,pour pouvoir un peu tempérer ma dou-
leur ,
Si je dois augmenter la honte le malheur
Du Scélérat fiéfé, dont je ronge la tête,
Il faut que ma colère en refie fatisfaite ;
Et je ne fourni point m1 empêcher de parler,
Quoique mes trijlespleurs ne ceffent de couler.
Je ne vous connoispas-, j'ignore quelmiftère
Vous fait me venir voir dans ce lieu de mifère :
Mais, à votre parler ,/<? vous croi Florentin,
Et vous votez en moi le vieux Comte Ugolin.
Voilà Ruggieri, dont la fupercherie,
Comme chacun le fait, me fit perdre la vie :
Et puifque jufqu'ici Von ri a fu quel détour
Il avoit emploié, pour me priver du jour.
Je vais tout vous conter : la moindre circonf-
tance
Fera voir, que j'ai droit de fuivre ma van-
geance.
Le funefle Dongeon, où j'étois remfermé,
Et qu'on nomme aujourd'hui le Dongeon afa-
mé,
Marquait, parfes côtés, qu'il étoit très-anti-
que :
Je crus voir, à-travers, une chofe tragique.
K^îïant pafféla nuit, fans prefque fermer l'œil\
Dans ce lieu qui devait me fervir de cercueil?
Pendant le rêve afreux d'un êfroiable fomme,
L'Objet que j'aperçus fut c e malheureux
Homme,
Quichajfoit un grand Loup & quatre Louve*
te aux,
far des Chiens afamés, qui ri avoient que les,
os,,
Tout près de ma prifon, fur le lieu quidivife
Les deux riches Etats de Luques ® de. Pile.
A pourfuivre leur proie ils mettent feu de
tems :
Ile fe jettent deffus, l'év entrent. de leurs dents.
Je m'éveille en fur faut. Quelle plainte me
glace !
Ce font mes chers En fans, témoins de ma âif
grâce :,
Dans leur rêve inquiet, tourmentés par la
faim,
Ils implorent mon aide, & pleurent pour du
pain,.
Quel fut mon défefpoir de me voir incapable
De rien faire pour eux, o fort trop mi fa ah le!
Si cet endroitfâcheux ne peut point vous tou-
cher ,
Vous êtes- infenfible & plus, dur qu'un rocher\
A l'heure que j'atens un peu de nouriture ,
Soudain j'ente.is du bruit qu'on fait à la fer'
rare,;
Mais c'eft pour en fermer la porte à double
tpur ;
Et nous faire.périr, dans cet a freux féjour.
Je regarde mes Fils, d'un œil trouble & farou-
che,
Sans qu H puiffe for tir un feulmot de ma bo fi-
che.
d'un Gohnoîsseur. 137
Je les voi tous gémir & répandre despleurs î
Je réfifiepourtant encore à mes douleurs..
Anfelme après cela,le plus jeune des quatre,
Votant que le chagrin commençait à m'abatre,
Mon Tere, me dit-il, je remarque à votre air,
Que votre cœur reffent un chagrin bien amer.
Cela ne me fit point encor rendre les armes,
Et je Jus m'empêcher de répandre des larmes :
Cependant, fions parler, dans ce trifte réduit ,
Je paffai tout ce jour & toute cette nuit.
Mais dès le lendemain, aujjî-tôt que F Au-
rore
Le jour fur F horizon fit faiblement é clore»
J'aperçus fur le front de mes Fils malheureux,
Ce que le mien marquoit defunefie & d'affreux 5
Et comme je couvrois des mains ma maigre
mine,
Ils penfient, que c'efi-là l'éfet de la famine :■
Ils fie lèvent tous quatre & prononcent ces mots.
Plutôt que de vous voirfoufrir déplus grands
maux,
Vous êtes notre Tere, & nous vous devons l'M-
tre,
Cette chair efi à vous, vous en êtes le Maître::
Prenez,-la: de mourir, nous fiouffrirons bien
moins,
ffnfen vous voiant rongé par d'inutiles foins.
Ce Difcours fut touchant pour un malheureux
Tere:
Il ajouta beaucoup au poids de ma mifiere ;
Et comme il me rendit immobile & muet,
Leur mal fut augmenté par ce pieux projet.
142- Discours sur la Sience
Nous p affames deux jours dans un profond fi-
lence ;
Heureux, qu'un goufre alors eût fini mafou-
france !
Gaddon le quatrième embraffant mes genoux,
S'écria, mon cher Tere, die.s pitié de nous :
Il dit la Mort vint terminer fon martire.
v Le fécondy le troifième un jour après expire.
Enfin le lendemain, ou le fixième jour,
Le dernier de mes Fils enlève à mon amour.
Je me trouve alors feulje n'ai plus de courage'-,
Etjefens,que mesyeux fe couvrent dun nuage,
Qui m'empêche de voir mes malheureux En-
fans,
Sans trouver de remède à mes cruels tourmens.
J'apèle ces chers Fils fe cherche,je tâtonne;
Et petit à petit ma force m abandonne.
Enfin deux jours après, terraffêpar la faim ,
Je trouvai de mes maux la déplorable fin.
Il dit ; & tout d'un coup, avec un œil farouche,
Sur cette infâme tête il raplique fia bouche.
Après que l'Hiftorien & le Poète ont fait
ce qui elt de leur compétence ; le Sculp-
teur entre fur la Scène , & continue l'Ou-
vrage, dans un Bas-relief, que j'ai vu il y
a quelques années , & qu'on difoit être de
Michel-Ange. Il nous fait voir le Com-
te, affis avec fes quatre Fils, dont l'un eft
mort à fes piés. Au-deflus de leurs têtes,
on découvre une Figure , qui reprefente la
Famine, & au bas il y en a une autre, qui
d'un Connoisseur. 145-
défîgne la Rivière d'Arno , fur le bord de
laquelle cette Tragédie s'eft paffée. Je ne
déciderai point fi la Pièce eft de Michel-
'Ange ou non: il me fufit de dire, qu'elle
eft excellente, & qu'elle lui convient,pour
le Goût, & pour le Sujet : aufti me ferois-
je déterminé pour la main de ce Maître, lî
j'avois fouhaité de la voir reprefentée. C'é-
toit un fécond Dante, dans fa Manière ;
auffi faifoit-il des Ouvrages de ce Poète,
fon étude ordinaire. J'ai déjà remarqué,
& il eit certain , qu'il y a des Idées, qui
ne fauroient fe communiquer par les paro-
les ; & qu'il n'y a que la Sculpture , ou la
Peinture , qui nous les puiilènt fournir*
Ainfi, je me rendrois ridicule en cette oca-
fion , fi j'entreprenois de décrire ce Bas~re-
//«/admirable. Il fufit, pour mon defiein,
de dire,qu'il y a des Attitudes,& des Airs
de Têtes,qui conviennent fi bien au Sujet,
que les mouvemens de rage , de douleur,
de pitié , d'horreur & de défespoir, dans
U go lin, & les Caractères d'angoifte, de
foiblefte , de langueur, & de mort, dans
fes Enfans, & celui de la Famine qui règne
fur le tout, font marqués avec tant de for-
ce, que cela porte l'Imagination au-delà de
tout ce que pouvoient faire l'Hiftorien, ou
le Poète : pour ce qui eft: du refte, il faut
voir la Pièce. 11 eft vrai , qu'un Génie é-
gal à celui de Michel-Ange pouroit fe
former des expreftions aufli fortes & auffi
142- Discours sur la Sience
convenables que celles-ci ; mais où trouvera-
t-on ce Génie? D'ailleurs, il ne pouroit pas
communiquer fes Idées à un autre,à moins
qu'il n'eût aufli la main femblabîe à celle de
Michel-Ange, & cju'il ne fe fer vît du
même moïen pour le faire.
Je ne fâche pas,qu'il y ait aucune Peintu-
re de cette Hiftoire ; mais, fi on la pouvoic
voir peinte par quelque grand Maître, il n'y
a point de doute , que, par raport à ces
Terribles Sujets, elle ne portât la chofe en-
core plus loin. On y trouveroit tous les
avantages de TExpreflion , que l'addition
des Couleurs lui donneraient. Elles nous
feroient voir une Chair pâle 8c livide , fur
les Figures mortes & mourantes, la rou-
geur des yeux du Comte, fes lèvres bleuâ-
tres , l'obfcurité & l'horreur de fa Prifon,
avec d'autres circonftances ; fans parler des
Habits (puifque dans le Bas. relief toutes les
Figures font nues, comme plus convenables
à la Sculpture ) que l'on auroit pu inventer
de telle manière, qu'ils exprimaflènt la qua-
lité des personnes, pour mieux exciter la pi-
tié des Speéiateurs? & pour enrichir le Ta-
bleau, par leur variété.
Ajoutez à tout cela, que dans une Pièce
de Peinture,les Figures paroiflententières,
& détachées du fond, qu'on pouroit;enco-
re pratiquer d'une manière qui releveroit
Jes autres horreurs, par une lumière fom-
bre & lugubre , telle que l'Hiftoire nous
d'un Connoisseur. 145-
l'indique. Cela furpafîeroit tout ce que
Villani, Dante, Michel-Ange,
ou quelque autre que ce fût, auroient pu
faire, chacun félon fa Manière.
Ainfi, l'Hiftoire commence ; la Poëfie
s'élève plus haut ; la Sculpture enchérit
encore fur la Poëfie ; mais il n'y a que la
Peinture qui achève & qui perfectionne le
tout. Là, il faut s'arrêter ; ce font-là les
limites que la Capacité Humaine ne fauroit
palier, pour ce qui regarde la communica-
tion des Idees.
j'ai remarqué ailleurs, & je veux bien ici
en faire fouvenir le Leéteur , que de dire,
que les Oifeaux fe foient lailfé tromper à
une Grape de raifins peinte , ou que des
Hommes l'aient été à une Mouche , à un
Rideau, & à d'autres chofes femblables, ce
font des circonftances, qui ne font que
très-peu d'honneur à la Peinture , ou aux
Maîtres, dont on raconte ces Hiftoires.
Ce ne font que des bagatelles , en compa-
raifon de ce qu'on doit atendre de l'Art:
Tous ceux qui fe font imaginés, que ces
fortes de circonftancesétoienttrès-confidé-
rables, ont été de pauvres Connoijfeurs,
quelque excellens qu'ils aient pu être à d'au-
tres égards. Raphaël auroit cru s'abaif-
fer,de s'ocuper à de femblables vétilles;&
il auroit rougi d'aprendre , qu'elles lui euf-
fent atiré quelques louanges. Il aimoit
mieux peindre un Dieu , un Héros, un
142- Discours sur la Sience
Ange, une Madone, ou quelque belle Hif-
toire , ou bien faire un Portrait d'une cer*
taine manière , que tous ceux qui aporte-
roient, en les regardant, & du génie &
de l'atention , fe remplirent l'efprit d'une
Idée, qui leur fît toujours plaifir, & qui les
rendît plus favans & plus honnêtes*gens
toute leur vie,
La fin de la Peinture efl, de faire à-peu-
près tout ce que le Difcours,ou les Livres,
peuvent faire ; fouvent même au-delà , &
d'une manière plus promte & plus agréable.
De forte que, fi l'Hiftoire, fi la Poëfie, fi
la Philofophie naturelle & morale , li h
Théologie , fi quelque autre Sience , fi
quelcun des Arts Libéraux , mérite l'aten-
tion d'un Homme de Qualité , il eft certain,
que la Peinture la mérite auffi. On ne niera
pas, que la Leéture de l'Ecriture Sainte ne
foit une ocupation qui convient à une Per-
fonne de diftindion ,■ puis-qu'indépendam-
ment de diverfes autres rail'ons,il y aprend
fon Devoir, par raport à Dieu , par raport
à fon Prochain , & par raport à lui même.
Elle lui rapèle plufieurs grands Evènemens,
pleins d'inftruétion > elle échaufe, & agite
fes Pallions, & elle les met dans le bon che-
min. La Peinture répond à toutes ces fins.
Je ne dis pas, qu'elle le faffe toujours d'une
manière auffi éfeétive , quelle peut l'être
dans de certaines rencontres -, du moins eft-
il vrai» je le répète encore, qu'elle y Se*
d'un connoisseuïu 14?
pond , lors qu'on envifage , & qu'on exa-
mine ce que les grands Maîtres ont fait,
quand ils ont pris les Caraftères de Théo-
logiens , ou de Moraliltes, ou qu'ils ont
raconté, à leur manière , quelques Hiftoi-
res facrées. lift-ce un Amufement & une
Oeupation digne d'un Gentil-homme que de
lire Homere, Vir g île, Milton,^?
On trouve t dans les Ouvrages des plus
excellens Peintres, d'aulli belles Défcrip-
tions;on y découvre la même élévation de
Penfée , qui excite & émeut les Paffions ;
qui inftruit & perfectionne l'Efprit, auffi-
bien que le font cesPoëres. Convient-il à un
Homme de Qualité , de s'ocuper & de fe
divertir à lire Thucydide,TiteLive,
Clarendon,^? Les Ouvrages des plus
habiles Peintres ont les mêmes beautés, en
fait de narration: ilsrempliffent l'Efpritd'f-
dées de ces nobles Evènemens , ils inftrui-
fent l'Ame,ils la forment & ils la touchent
également. Eft-il digne d'un Gentil-homme
de lire Horace, Te'rence, Shakes-
p e a r , un Babillard, un Specta-
teur , Les Ouvrages des* meilleurs
Peintres nous donnent auffi une Image de
la Vie Humaine ; & ils rempliffent égale-
ment nos Efprits cte Réflexions utiles &
d'Idées divertiffantes. Souvent même, ils
répondent à ces fins,dans un plus haut de-
gré , qu'aucun autre moïen ne le pouroit
faire. Conlidérer un Tableau comme il
142- Discours sur la Sience
faut, ce n'eft autre chofe que lire; mais, k
envifager la beauté des Couleurs , ou des
Figures qui ocupent la Vue , pendant tout
ce tems-là, c'eft non-feulement lire un Li-
vre d'un belle împreftion , & bien relié,
mais aufti, c'eft comme fi l'on entendoitun
Concert de Mufique en même tems : on a
un plaifir intellectuel & fenfuel, tout à la
fois.
C'eft en faveur de l'Art, & non de fes
Abus, que je plaide. 11 y a un paifage fu-
blirne dans le Livre de joB (1) Si, en
regardant le Soleil, quand il ïuifoit, ou la
Lune, marchant en Ja lueur, mon cœur a été
fécrètement atiré, ou ma bouche a baifè ma
main, ça été une iniquité digne d'être punie
par le Juge , puifque j'aurois renié le Dieu
qui eft enhaut. Si en voïant une Madone,
quoique peinte par Raphaël, je fuis
féduit & atiré à l'Idolâtrie: Si le fujet d'un
Tableau , fût-il peint par Annibal C a-
rache, fouille mon Efprit d'Images im-
pures , & me transforme en une Bête bru-
te: Si tout autre Ouvrage, quelque excel-
lent qu'il puifté être , me fait perdre mon
Innocence & ma Vertu, que ma langue s'a-
tache à mon -palais, & que ma main droite
oublie fon adrejfe , plujpt que d'être l'Avo-
cat d'un inftrument qui ferve à des fins fi
déteftables. Mais quel eft la chofe au Mon-
de, dont on ne puiffe faire un mauvais ufa-
ge?
d'un Connoisseur. 145-
Ee? A ces Abus près,l'Eloge de la Peinture
elt un Sujet digne de la bouche , ou de îa
Plume du plus grand Orateur, Poète, Hif-
forien, Philofophe, 011 Théologien. Cha-
cun d'eux en particulier, confidérant les
Ouvrages d'un de nos plus grands Maîtres,
trouvera non-feulement, qu'il eft un d'en-
tr'eux; mais mêmes, que quelquefois il les
comprend tous, dans un degrééminent. Je
fai, que c'eft par un éfet du zèle & de la
paffion ardente , que j'ai pour l'Art, que
je plaide, comme je fais, en fa faveur ; mais
je ne laifte pas de parler fincèrement, par
la conviètion & par l'expérience que j'en ai.
Quiconque voudra , fans partialité , confi-
dérer , & fe rendre familiers , comme j'ai
fait, les Ouvrages admirables des Peintres,
trouvera , que ce que j'ai avancé eft la vé-
rité fans exagération. Le Mérite de la
Sience j dont je fais l'Eloge , paroîtra en-
core davantage, quand on confidéreraque,
fi les Gens de Qualité étoïent Amateurs,
& Connoijfeurs de la Peinture, le Public en
tireroit de l'utilité:
1. par raport à la Réformation de Mœurs.
z, par raport à l'Avancement du Peuple.
3. par raport à l'AcroiffèmentdenosRi-
cheflès, de notre Honneur & de nos Forces.
Les Anatomiftes nous difent,qu'il y a des
Parties, dans le Corps des Animaux, qui fer-
vent chacune à plufieurs fins diferentes;& qui
toutes en particulier font des preuves de la
Tome IL K Sa-
142- Discours sur la Sience
Sageffe & delà Bonté de la Providence , qui
les a faites.lls ajoutent,qu'elles font également
utiles & néceftàires à toutes ces tins ; &
qu'elles contribuent à chacune en particu-
lier , tout comme fi elles étoient deftinées
à une feule : c'eft ce qui fe trouve aufîi dans
la Peinture. Elle eft également agréable &
utile: elle plaît à la Vue; & en même tems
elle inftruit l'Efprit : elle excite nos Pallions ;
& elle nous enfeigne à les gouverner.
On fait ordinairement de la diférence,
entre les chofes qui fervent d'Ornement, &
celles qui font utiles ; mais il eft certain»
que les chofes qui font agréables ont auffi
leur utilité i de forte que la diférence qu'on
y met ne confifte que dans la fin, pour la-
quelle elles font deftinées. Le Sage Créa-
teur, dans la conftruftion de l'Univers y a
abondamment pourvu , aufti-bien qu'aux
autres chofes qu'on apèle néceffaires à la
vie. Imaginons-nous de demeurer toute
notre vie dans des Chambres, où il n'y ait
que les murailles, de ne rien porter fur
nous, que fimplement de quoi nous cou-
vrir, & nous garantir des injures de l'Air,
fans aucune diftinéïion de Qualité, ni d'Em-
ploi , fans rien voir de divertiffant, mais
feulement ce qui fert à la confervation de
notre être; qu'un tel état feroit fauvage &
peu confolant ! Au-lieu que les Ornemens
relèvent & foulagent nos Efprits, & en
même tems excitent en nous des Sentimens
£>'U N CONSOISSEÙRi I47
plus, utiles qu'on ne fe l'imagine d'ordinaire.
Cela étant, on ne fauroit nier,que les Ta-
bleaux , à ne les confidérer Amplement
que comme des Ornemens ,ne produifent le
même éfet ; puifqu'ils font partie des prin-
cipaux de cette efpèce.
Mais, outre que les Tableaux fervent
d'Ornemens, ils font encore inftruéfifs: de
forte que nos Maifons j non-feulement font
diférentes des Antres des Bêtes farouches,
& des Cabanes des Sauvages ; mais auffi el-
les fe diftinguent de celles des Mahometans*
qui à la vérité font ornées, mais de Meu-
bles qui ne font d'aucune inftruftion pour
î'Efprit. Nos murailles, femblables aux
Arbres de la Grotte de D o d o n e, nous par-
lent, & nous enfeignent l'Hiftoire, la Mo.'
raie, la Théologie : elles excitent en nous
h Joie , l'Amour , la Pitié & la Dévo-
tion. Si les Tableaux ne produifent pas ces
bons éfets, c'eft la faute de notre mauvais
choix, ou du manque duplication à en fai-
re un bon ufage. Mais, comme je me fuis
déjà arrêté aflez long tems fur ce lujet ; je
n'a jouterai plus que cette particularité,
qui eft que , comme , le Peuple eft à
prefent trop bien inftruit, poûr craindre
qu'il fe laiftè aller à la Superftition, on
pouroit orner non-feulement les Maifons,
mais même les Eglifes,de belles Peintures,
qui reprefentaffent des Hiftoires & des Al-
légories , qui convinsent à la Sainteté du
K z Lieu,
142- Discours sur la Sience
Lieu. Elles toucheroient l'Efprir plus fen-
fiblement, qu'on ne le poura faire d'ailleurs?
fans ce moïen éficace d'Inftruétion & d'E-
dification. Mais c'eft une chofe, auflî-bien
que tout ce que j'ai avancé, que je foumets
au jugement de mes Supérieurs.
Si les Gens de Qualité étoient Amateurs
de la Peinture,& qu'ils fe piquafîentd'être
Connoijfeurs, cela les aideroit à fe réformer
eux-mêmes ; & leur exemple feroit le mê-
me éfet fur le menu Peuple. Il n'y a point
d'Etre animé, qui n'aime naturellement le
Plaifir, & qui ne le recherche avec ardeur,
comme fon fouverain Bien : le principal
eft d'en choiftr un , qui foit digne de la
Créature raifonnable ; je veux dire , qui
foit-non feulement innocent, mais noble &
excellent. Les Gens aifés & qui ont de
grands biens peuvent ordinairement difpo-
fer de la plus grande partie de leur tems;
mais fouvent ils ne favent comment le paf-
fer, & le peu d'Amufemens vertueux qu'ils
ont, pour le remplir, contribue peut- être au-
tant aux mauvais éfet s du Vice , que l'Or-
gueil, l'Avarice, la Volupté, l'Ivrognerie?
ou quelque autre Pafîion que ce foit. C'eft
pourquoi,fi'ces perfonnes prenoient du plaifir
aux Tableaux , aux Defleins, aux Eftam-
pes, aux Statues, aux Gravures, & à d'au-
tres femblables Curiofités de l'Art, à en dé-
couvrir les beautés & les défauts, & à faire
leurs propres obfervations là-deflus, auffi-
D'UN C O N N O I S S E U R. Ï49
bien que fur les autres parties de ce qui
fait l'objet d'un Connoïjfeur, combien d'heu-
res de loifir n'emploiroit-on pas avec avan-
tage , au-lieu' de les pafîèr à des Aftions
criminelles ,& fcandaleufes ! Il eft vrai,que
ce n'eft pas, par expérience de ces dernie-
res, que j'en parle,puifque je n'en ai jamais
fait l'eflai : d'ailleurs perfonne ne peut juger
des plaifirs d'un autre. Mais je fai, que ce-
lui que je recommande eft fi grand, que je
ne faurois concevoir , que les autres lui
foient égaux; fur-tout li l'on confidére,
que par-là, on s'afranchit de la Crainte, des
Remords , de la Honte , de la Douleur,
delaDépenfe, &ç.
2. Depuis un Siècle ou deux ,nos Ecléfiaf-
tiques & nos Gens de Qualité font deve-
nus plus favans, & fe font acoutumés à rai-
fonner plus folidement, qu'ils ne faifoient
auparavant. Notre menu Peuple s'eft mê-
me fort cultivé, depuis qu'on lui a apris à
lire & à écrire: il a fait de grands progrès,
dans les Arts Mécaniques, aufîi-bien que
dans les autres Arts & Siences. On pou-
roit même ajouter quelque chofe à cela , fi
l'on enfeignoit à Defîiner aux Enfans, avec
les autres chofes qu'on leur aprend. Non-
feulement , cela les mettroit en état de
devenir meilleurs Peintres, Sculpteurs, ou
Graveurs, & de fe rendre habiles dans les
Arts , qu'on fait dépendre immédiatement
du Defiein ; mais outre cela, ils en devien-
K 3 droient
142- Discours sur la Sience
droient meilleurs Artiftes de toute efpèce.
Si, aprcndre à Deftiner, & à s'entendre
en Tableaux & en Deffeins, étoit une cho-
fe qui fit p'artie de l'Education d'un jeune -
Homme de Qualité , non-feulement leur
exemple feroit naître aux autres l'envie d'en
faire autant ; mais aufi il eft certain , que
ce feroit pour eux un nouveau pas vers la
perfeéîion. Par ce moïen, on verroit tou-
te la Nation en général monter, pour ainfi
dire, de quelques degrés dans l'Etat rai^
fonnable , & faire une bien plus belle fi-
gure , pafmi les Peuples les plus polis du
Monde.
3. Si les Gens de Qualité étoient Ama-
teurs & Connoijfeurs de la Peinture , de
grandes fortunes d'argent , qui fervent à
prefent à entretenir le Luxe,feroient pour
des Tableaux , des Deffeins, & des Anti-
ques; & par-là, on fe feroit une provifion
de Meubles, qui raportent du profit. Car,
comme il eft impofîîble, que le tems & les
accidens ne gâtent & ne diminuent conti-
nuellement le nombre de ces Curiofités,
& que dans l'état où font les chofes à pre-
fent, il n'y a pas lieu d'efpérer, qu'on y
puifle fopléer par de nouveaux Morceaux,
du moins qui égalent en bonté ceux que
nous avons ; il faut auffi , que la valeur de
ceux qu'on conferve avec foin s'augmente, &
hauffe tous les jours;fur-tout,s'ils font recher-
chés,comme cela ne manquera d'arriver,fi les
d'un connoisseur. 1*1
Gens de Qualité y prennent du goût. Il y a
même quelque aparence,que l'argent qu'on
y emploîroit avec jugement, & avec pru-
dence , profiterait plus, que de quelque
autre manière qu'on s'en fervît ; fur-tout
parce qu'alors , les perfonnes diftinguées
devenues Connoijfeurs, ne fe verroient pas fi
fouvent trompées, qu'elles le font à prefent.
On fait quels font les avantages que XIta-
lie reçoit , de ce qu'elle poffède tant de
beaux Tableaux, tant de belles Statues, &
tant d'autres Curiofités de l'Art. Si notre
Ile fe rend fameufe par-là , comme elle le
peut facilement, par le moïen de fes Ri-
cheffes, pourvu que les Gens de Qualité
deviennent Amateurs & Connoijfeurs de ces
fortes d'Ouvrages, nous partagerons avec
VItalie les profits qui lui reviennent du Con-
cours des Etrangers, qui y voïagent, pour
fe donner le plaifir de voir , & de confidé-
rer ces Raretés, & en même tems pour
s'en inftruire.
Si le Peuple de la Grande Bretagne fe
perfeélionnoit dans les Arts du Deffein,
cela rendrait meilleures, non-feulement nos
Peintures, nos Sculptures, & nos Eftam-
pes, mais auffi , les Ouvrages de tous nos
autres Artiftes à proportion. Les autres
Nations les rechercheraient davantage, &
par-là, elles en feroient haufTer le prix ; ce
qui n'augmenterait pas peu notre Trafic,
aufti-bien que nos Richefîes.
K 4 J'ai
-ocr page 155-142- Discours sur la Sience
J'ai remarqué ailleurs , qu'il n'y a point
d'Artifte, de quelque efpèce qu'il foit, qui
puiffe , comme le Peintre , produire une
Pièce d'Ouvrage d'un prix fi fort au-deflus
des matériaux , qu'il reçoit de la Nature ;
de forte qu'il n'y en a point auffi, dont l'Art
puiffe enrichir un Pays au même degré,
que le fien, Or,à n'envifager la Peinture,
que fur le pié des autres Manufactures, fi
l'on y emploïoit plus de perfonnes, & qu'on
eût foin de la perfectionner, ce feroit a Ag-
rément un moïen d'augmenter nos Richef-
fes; fur-tout par la raifon que je viens d'alé-
guer.
Au-lieu de faire entrer dans le Pays de
grandes quantités de Tableaux, & d'autres
Curiofités de cette nature, pour l'ufage or-
dinaire , nous pourions nous contenter de
faire venir les plus excellens Morceaux ; &
fournir les autres Nations, de meilleures Piè-
ces d'Ouvrages, que celles que nous en re-
cevons ordinairement. Car, quelque fuper-?
flues qu'on croie ces fortes de chofes, elles
font d'une telle nature , que perfonne ne
veut s'en palier : il n'y a pas jufqu'au moin-
dre Fermier du Roïaume, à moins qu'il ne
foit preffé de la dernière mifère, qui n'aime
à avoir quelque efpèce de Tableaux ou
d'images chez lui. C'eft auffi une Coutu-
me qui eft plus ou moins reçue , parmi
les autres Nations. On fe pique autant
d'avoir ces fortes d'Ornemens, que ce qui
d'u n C o n n g i s s e u r." ÏS3
eft abfolument néceflaire à la vie ; & la re-
cherche en eft aufti fure , que celle de la
nouriture & des habits: de même qu'on le
voit, dans d'autres chofes,qu'on a cru d'a-
bord également fuperflues,& qui n'ont pas
laiflé de devenir des Branches confidérables
du Commerce ; & d'être, par conféquent,
d'un grand avantage au Public.
C'eft ainfi qu'une chofe, dont on n'a pas
encore ouï parler , & dont le nom jufqu'à
prefent, mais à notre honte, eft encore un
fon étrange & inconnu , pouroit devenir
un jour fort célèbre dans le Monde ; je veux
dire , Y Ecole Angloife de la Teinture. Si
jamais cela arrive, comme la Nation Angloife
n'a pas coutume de faire les chofes à-demi,
qui fait julqu'à quel point cette Ecole poura
exceller \
Les Arts & la Politefiè font des chofes
qui éprouvent un mouvement perpétuel : ces
Parties de Y Europe les ont deux fois reçues
de Y Italie-, comme la Grèce, qui les tenoit
de YEgipte, & de la Terfe, les avoit com-
muniquées à Y Italie. Il y a un tems qu'une
partie du Globe Terreftre eft éclairée,
pendant que l'autre eft dans les ténèbres 5
& les Peuples qui étoient Sauvages, il y a
plufieurs Siècles, deviennent, par une cer-
taine révolution , les plus polis de Monde,
Il y along-temsqueles Arts du Deflein ont
abandonné la Terfe, YEgipte & la Grèce;
ils ont prefentement décliné, pour la troi-
K 5- iième
142- Discours sur la Sience
fième fois, en Italie;& il peut arriver,que
quelque autre Pays lui fuccède en cela,
comme elle avoit fuccédé à la Grèce. Su-
pole même, que les Arts s'y confervent,
ils pouront auffi fe répandre parmi les au-
tres Nations , de manière que fi elles ne
furpalïent pas en cela les Italiens, du moins
elles les puilfent égaler. Outre que ce Rai-
fonnement n'a rien d'abfurde , je n'y voi
rien qui ne foit extrêmement probable.
J'ai dit ci-devant,& j'ofe le répeter,que
fi jamais le grand Goût de la Peinture, fi
jamais cet Art noble , utile & agréable,
doit revivre dans le Monde , il y a toute
aparence que ce fera en Angleterre ; malgré
la vanité de quelques Nationsvoifines,mal-
gré notre faufle modeftie, & notre préven-
tion pour les Etrangers à cet égard : quoi-
que par raport à d'autres circonstances,
nous avons tant de détnonftrations de notre
fupériorité, que nous avons apris à en être
convaincus.
Outre cette Grandeur d'ame qui a tou-
jours été atachée à notre Nation, outre ce
degré de folidité qui ne cède en rien à cel-
le de nos Voifins, nous avons d'autres a-
vantages, plus confidérables encore qu'on
ne s'imagine ordinairement. Nous avons
notre bonne part des Deffeins , dont XIta-
lie eft en quelque façon épuifée, il y a déjà
long-tems. Nous avons quelques belles An-
tiques , & un affez grand nombre de Ta-
bleaux
d'un Connoisseur. 145-
bîeaux des meilleurs Maîtres. Mais, quels
que foient le nombre, & la variété des bons
Morceaux, qui fe trouvent chez nous, il eft
fûr, que nous pofledons abfolument les plus
excellentes Peintures en Hiftoire ; puifque
nous avons les Cartons de Raphaël à
Hamptoncour , que les Etrangers mêmes,
& ceux de notre Nation , qui font les plus
zélés partifans de Y Italie ou de la France,
avouent être les plus excellens Tableaux de
ce grand Maître , qui eft fans contredit,
le meilleur de tous ceux dont les Ouvra-
ges ont été confervés. Pour ce qui eft des
Portraits, nous en avons d'admirables ;
peut-être même, que ce font les meilleurs de
Raphaël, du Titien, de Rubens,
& fur-tout de Van Dyck , de qui nous
en avons une grande quantité : & ces Maî-
tres font les plus habiles Peintres-en-Por-
traits, qu'il y ait jamais eu.
Notre Nation a été expofée ci-devant à
de fréquentes Révolutions, caufées par les
Etrangers. Les Romains, les Saxons , les
Danois ,& les Normans nous ontfubjugués
tour-à-tour: mais il y a long-tems, que
ces jours-là ne font plus, & nous fommes,
par divers degrés, montés au faîte de la
Gloire militaire , tant par Mer que par
Terre. Nous ne nous diftinguons pas moins,
par l'Erudition, par la Philofophie, par les
Matématiques, par la Poëfie , par le Rai-
sonnement clair & folide, & par la Gran-
deur
142- Discours sur la Sience
deur & la Délicatefle du Goût. En un mot,
nous égalons tous les autres Peuples , tant
anciens que modernes , par raport à plu-
fieurs Arts Libéraux, & Mécaniques ; peut-
être même, qu'il y en a où nous les furpaf-
fons. Mais nous ne fommes pas encore
arrivés à cette maturité, par raport aux Arts
du Deflein : nos Voifins, tant ceux qui ne
s'y font pas rendus recommandables, que
ceux qui y ont excellé, ont fait de fréquen-
tes courfes fur nous, & l'ont emporté en
cela , fur nos Compatriotes dans leur pro-
pre Pays. Montrons, donc, ici comme ail-
leurs , notre répugnance à céder auxautres :
montrons enfin, toute notre force ; faifons
éclater dans cette ocafion , comme nous
l'avons fait dans plufieurs glorieufes rencon-
tres, notre Vertu nationale, je veux dire,
cette noble & fière averfion que nous avons
pour l'infériorité : qualité qui femble faire
le caraftére de notre Nation. Alors n'en
doutons point, on verra XEcole Angloife
s'élever de jour en jour , & devenir Glorif-
iante.
Ce que j'ai tâché de perfuader n'y con-
tribueroit pas peu ; de-même qu'à prouver
au Public les avantages, qui en font une
conféquence affurée. Car, fupofé , que
les Nobles & les Gentils-hommes du Roïau-
me devinfent Amateurs & Connoiffeurs,
l'Etat donneroit de l'émulation , & du fe-
cours à l'Art : on établiroit des Académies,
qui
-ocr page 160-d'un c o n n o i 5 s e u k. 157
qui fuflent bien reglées ; & l'on en donne-
rait la direéiion à des perfonnes, qui ne
manquallènt pas d'autorité, pour maintenir
des Loix , fans lefquelles il elt impoffible,
qu'une Société puifîe profpérer ni fubfifter
long-tems. Ces Académies feraient bien
pourvues de tout ce qui eft néceffaire, pour
aprendre la Géométrie, la Perfpeéiive, &
l'Anatomie, aufîi-bien que le Deffein;car,
fans une allez grande connoiilance des trois
premières,on ne fauroit faire beaucoup de
progrès dans le dernier. Elles feroient
fournies de bons Maîtres,pour l'inftruâion
des Etudians,comme auffi de bon Defleins,
&de bonnes Figures, foit qu'elles faffent
jettées en moules, ou qu'elles fuffent Ori-
ginales, Antiques ou Modernes. Il ne les
faudrait pas regarder, fimplement, comme
des Ecoles,ou des Pépinières de Peintres,
de Sculpteurs, & d'autres Artiftes de cette
nature ; mais, comme des Endroits propres
à élever des Enfans de famille , & à les
perfectionner dans la Civilité & dans la Po-
liteffe, comme font les Ecoles,les Univer-
fttés & les autres Lieux d'Inftrudion.
Si les Nobles & les Gentilshommes du
Roïaume étoient Amateurs & Connoijfeurs
de la Peinture, on feroit venir un plus grand
tréfor de Tableaux, de Defleins & d'Anti-
ques, qui contribueraient beaucoup à rele-
ver & à corriger notre Goûç, auffi-bien qu'à
perfectionner les Artiftes.
142- Discours sur la Sience
Les Gens de Qualité connoîtroient alofS*
que quelque puifie avoir été ci-devant l'é-
tat des chofes, les Etrangers, foit Italiens,
ou autres, n'ont pas à prefent fur nous, en
qualité de Peintres & de Connoijfeurs, tout
l'avantage qu'on a coutume de s'imaginer.
Ils reconnoîtroient encore , que , fi ces E-
trangers l'emportent fur nous, en certaines
ocafions, il y en auroit d'autres où nous l'em-
porterions fur eux ; & cela détruiroit cette
prévention fi rebutante & fi désavantageu-
se pour notre Nation.
Si les Perfonnes de diftinélion étoient
Connoijfenrs & Amateurs de la Peinture,
& qu'elles fuiïent, à cet égard , zélées pour
l'Honneur & pour l'Intérêt de leur Patrie ;
elles infpireroient le même Efprit aux au-'
très; & fur-tout aux Artiftes, fupofé qu'ils
ne l'eufient pas déjà. Ceux-ci fe trouve-
roient obligés de travailler, & de s'avancer
dans leurs diférentes Profeffions ; parce
qu'autrement, ils feroient fans emploi, &
fans travail : au-lieu qu'ils aimeront mieux
s'abandonner à la fainéantife, & demeurer
dans l'ignorance, s'ils trouvent des moïens
plus faciles d"aquérir de la réputation , &
des richefiès, ou du moins d'avoir quelque:
chofe au-de-là du néceflaire, que de cher-
cher à faire quelques progrès confidérables
dans l'Art.
Le bon goût & le jugement fin que les
Peintres remarqueroient en ceux qui les
em~
-ocr page 162-d'un Cûnnoisseur. i f 9
emploîroient, non feulement les obligeraient
à étudier & à fe rendre induftrieux , mais
même les mettroient dans le bon chemin,
fupofé qu'ils ne le prilï'ent pas d'eux-mêmes.
On dit, & je le croi véritablement, que le
Roi Charles ï. prenoit tant de plaifir à
la Peinture, qu'il arrivoit fort fouvent,qu'il
paflat pîufieurs heures de fuite , à s'entre-
tenir avec Van Dyck; à faire des obfer-
vations, fur fes Ouvrages; & à lui donner
certains avis, qui n'ont pas peu contribué
à l'excellence que nous y trouvons. De
cette façon, les Peintres aprendroient à ne
fe pas atacher, comme des efclaves, à imi-
ter une certaine Manière , ou un certain
Maître en particulier , peut-être alîez mé-
diocres ; ils fe formeroient des vues plus
nobles, & plus étendues ; ils iroient à la
fource , d'où les plus grands-Hommes ont
puifé, ce qui a fait que leurs Ouvrages ont
été admirés par les Siècles fuivans ; & ils
aprendroient à s'adreffer à la Nature. Qu'ils
faflènt voir leur empreffement à regarder
des Defleins, des Tableaux , & des Anti-
ques: qu'ils en tirent toute la lumière qu'ils
pouront ; mais, au-lieu de s'arrêter-là, qu'ils
tâchent.de découvrir , quelles font les Rè-
gles , que les grands Maîtres ont fuivies,
quels font les Principes qu'ils ont pofés, ou
qu'ils auront pu pofer pour fondement, &
qu'ils en faffent'de-même; non pas, parce
que les grands Maîtres l'ont fait, ou qu'ils
142- Discours sur la Sience
auroient pu le faire ; mais parce que celâ
elt conforme à la Raifon.
Si, enfin , les Perfonnes de naifiance &
celles qui ont du Bien en général, étoient
Amateurs & Qonnoïffenrs des Ouvrages de
Peinture, comme en ce cas-là , elies feroient
convaincues de l'excellence de la Profef-
fion ; il feroit plus ordinaire , qu'elles la
fiflent aprendre , du moins aux Cadets de
leurs Enfans, auffi-bien que le Droit, la
Théologie , l'Exercice des Armes, & la
Navigation. Ceux-ci n'étant point obligés
de travailler , pour fubfilter , leur bonne
Education les rendroit plus propres à une
fi noble Etude ; & ils auroient plus d'oca-
fions que perfonne de s'y perfectionner. Il
elt impoflible d'être Amplement Peintre;
il faut être bien autre choie, pour en méri-
ter le nom , & être déjà fort confidérable,
fans cette addition. Il n'en elt pas ici,com-
me dans l'Aritmétique, où une Unité mife
devant des zéros fait une fomme : il faut,
qu'il y ait déjà une grande fomme , & que
cette Unité mife à la tête l'augmente de dix
fois autant.
j'ai fait voir , quels font les Avantages
qui reviennent de l'Art de la Peinture , &
comment on pouroit le rendre encore plus
utile au Public , par raport à la Réforma-
tion des Mœurs, à l'Avancement du Peu-
ple & à l'Acroiflement de nos Richefi'es;
ce qui donneroit à proportion , un degré
* £ d'Hort-
-ocr page 164-d'un Connoisseur: 161
d'Honneur & de Force à une Nation,auffi
brave que la nôtre. J'ai auffi fait voir, que
le moïen d'y réuffir ieroit, que les gens de
Qualité devinfent Connoijfeurs & Amateurs
de l'Art. Cette raifon feule , fupofé qu'il
n'y en eût point d'autre,fufiroit pour prou-
ver , qu'il mérite leur atention , & qu'il
n'eft pas indigne de leur atachement.
Comme c'eft ici la première ocafion que
j'ai eue, d'inférer une chofe qui eft hors du
fil de mon Difcours , je veux informer le
Public j que j'ai enfin trouvé un nom,pour
défigner la Sience à'un ConnoiJSeur, dont je
parle, & que j'ai dit au commencement,
n'en avoir point encore. Après qu'on eut
tiré plufieurs Feuilles de ce Traité, qui
étoit fous prefte , je me plaignis de ce dé-
faut à un de mes Amis, que'je connoiflois
& que tout le monde reconnaîtra auffi ,
pour être le plus propre à confulter là-def-
fus, de même qu'en d'autres ocafions d'une
plus grande importance. Il me fit l'honneur
de m'écrire le lendemain: & quoique ce fût
fur une autre afaire, comme il fe fervoit du
terme de Connoissance , je m'aperçus
d'abord, que c'étoit celui qu'il me recom-
mandoit ; de forte que je m'en fervirai dans
la fuite. Ffe&ivement , puifque celui de
Connoifeur , quelque générale qu'en foit la
fignification, a été reçu, pour défigner un
Homme qui entend cette Sience particu-
lière ; je ne voi pas, pourquoi la Sience
142- Discours sur la Sience
même ne pouroit pas s'apeler Comoijfance.
Peut-être qu'il y a un peu de vanité de ma
part : mais, pour rendre juftice à mon Ami,
je ne dois pas cacher fon nom ; & je dé-
clare, que c'étoit Monfîeur PRioR,mort
depuis ce tems-là.
Mais, pour revenir à mon fujet, il y a
peu de gens qui fe piquent d'être Connoif~
feurs ; & il y en a bien moins encore, qui
méritent d'en porter le nom. Il ne fufit pas
d'avoir du génie en général, ni d'avoir vu
toutes les plus belles chofes de Y Europe, ni
même d'être capable de faire un bon Ta-
bleau ; encore moins de favoir les noms des
Maîtres,avec quelques Traits de leur Hif-
toire : tout cela ne fauroit faire un bon Con-
noitfeur. Pour-être capable de bien juger
de la bonté d'une Pièce de Peinture, il faut
avoir la plupart des qualités,que le Peintre
lui-même doit polTéder; je veux dire, tou-
tes celles qui ne regardent point la prati-
que : il faut connoître parfaitement la natu-
re de fon Sujet ; & favoir fi on peut le re-
prefenter avec plus d'avantage , & par ra-
port à quoi on peut le faire. Il ne fufit pas
de remarquer la penfée du Peintre, en ce
qu'il a fait, & d'en porter fon jugement; il
faut encore connoître ce qu'il auroit dû fai-
re. Il faut bien connoître les Pallions, leur
nature , & de quelle manière elles fe font
fentir, dans toutes fortes de rencontres. Il
faut avoir l'œil délicat, pour juger de l'Har-
-ocr page 166-b' u n Connoisseur; 16$
inonie & de la Proportion , de la Beauté
des Couleurs, & del'Exaftitude de la Main.
Enfin, il faut s'entretenir avec des perfon-
nes d'une converfation noble & avec l'An-
tique ; fans quoi il eft impoffible, de bien
juger de la Grâce & de la Grandeur. Pour
être bon Connoijfeur , il faut fe dépouiller,
autant qu'il eft poflable , de tous fes préju-
gés ; & avoir outre cela, une manière clai-
re & exaéie de penfer & de raifonner. Il
faut favoir, de quelle façon l'on doit rece-
voir & ranger de juftes Idées ; & en géné-
ral , il faut avoir le jugement folide & fur-
tout impartial. Ce font-ià les qualités re-
quifes à un Connoi(feur ; & qui certainement
font très-dignes de l'atention d'un Homme
de Qualité.
La connoiffance de l'Hiftoire a toujours
pafle pour telle. Elle eft aufti abfolument
néceftaire à un Connoijfeur ; non-feulement
autant qu'il lui en faut, pour pouvoir juger
combien le Peintre en a traité favamment,
dans les diverfes rencontres qu'il aura eu
ocafion d'examiner ; mais auffi l'Hiftoire
des Arts en particulier, & fur-tout celle de
la Peinture.
Il me femble, qu'au-lieu du récit des Ré-
volutions, qui font arrivées dans les Empi-
res , & dans les Gouvernemens , ou des
Intrigues & des Evènemens, foit militaires,
ou politiques, qui en ont été la caufe, une
perfonne qui auroit les qualités nécefiaires
L a pom
Discours sur la Sience
pour une telle Entreprîfe n'emploîroit pas
mal fon tems, fi elle s'atachoit à nous don-
ner une Hiftoire du Genre Humain , par
raport au rang qu'il tient parmi les Etres
raifonnables ; je veux dire, une Hiftoire
des Arts & des Siences. On verroit par-là,
jufqu'à quel point fe font élevés quelques-
uns de notre Efpèce, dans de certains Siè-
cles , & dans de certains Pays ; tandis que
les Hommes des autres Parties du Monde
n'ont été que d'un degré au-deflus des A-
nimaux ordinaires. On y trouveroit, que
le Peuple, qui dans un tems avoit relevé la
Nature Humaine par fon habileté, s'étoit,
pour ainft dire, abruti dans un autre tems,
ou avoit paflé d'une Excellence à une au-
tre. On pouroit aprendre, où, quand, &
par quels moïens, une telle Invention s'eft
fait connoître, pour la première fois ; quels
en ont été les progrès & la décadence : dans
quel tems un autre femblable Luminaire
s'eft levé, & quel cours il a pris; s'il eft à-
prefent dans fon croiflant, dans fon zénith,
dans fon déclin , ou fur fon coucher. Ici
l'on pouroit confidérer , en quoi les Mo-
dernes ont enchéri fur les Anciens ; comnie
aufli le terrain qu'ils ont perdu. Une His-
toire de cette nature, bien écrite, donne-
rait, une Idée claire de la plus noble Efpè-
ce des Etres, que nous connoiflions, à 1 e-
gard mêtpe de la circonftance en quoi con-
fifte fa prééminence. J'ofe dire d'avance,
D'UN CONNOISSEUR.
qu'on trouveroit, qu'elle eft parvenue à une
connoiffance & à une capacité fort étendue,
dans la Philofophie Naturelle,dans l'Aftro-
nornie , dans la Navigation , dans la Géo-
métrie , & dans les autres Branches des
Matématiques ; dans la Guerre , dans le
Gouvernement, dans la Peinture, dans la
Poëfie, dans la Mufique, & dans les autres
Arts Libéraux & Mécaniques : mais qu'à
d'autres égards, fur-tout en fait de Méta-
phifique , & de Religion , les Hommes fe
font rendus ridicules & méprifables ; ex-
cepté ceux à qui Dieu , par fa Bonté, a
bien voulu acorder une portion extraordi-
naire de Lumière , comme le Soleil, qui
darde par-ci par-là fes rayons fur la Terre,
dans un jour fombre & couvert de nuages ;
ou ceux qu'il a abondamment éclairés d'une
Révélation furnaturelle.
Cette Hiftoire nous aprendroit , que la
Peinture & la Sculpture , & les Arts qui
ont raport au Deftèin , ont été connus en
Perfe, & en Egipte,long-tems avant qu'ils
aient pafte chez les Grecs ; mais que ceux-
ci les ont portés à un degré furprenant de
perfeflion ;que de-là, ils fe font répandus
en Italie & dans d'autres Parties du Mon-
de , par de diférentes révolutions,jufqu'à ce
qu'étant tombés , avec l'Empire Romain
ils ont été perdus, pendant pîufieurs Siè-
cles ; de forte qu'il n'y avoit pas un Homme
fur la Terre, qui fût capable d'ébaucher,
L 3 autre-
142- Discours sur la Sience
autrement que le feroit aujourd'hui un En*
fant parmi nous, la forme d'une Maifon,
d'un Arbre , d'un Vifage , d'un Corps,
ou de quelque autre Figure que ce fût, qui
confinât dans la moindre variété de lignes
courbes. S'en aquiter aufli-bien qu'on le
fait à-prefent, étoit alors une chofe autant
au-deflus de la portée de notre Efpèce,
qu'il l'eft aujourd'hui, de faire un Voïage
dans la Luné. Les chofes étoient dans cet
état, lorfque , vers le milieu du treizième
Siècle, G i o v a n n i C i m a b u e', F lovent in r
porté par fon Inclination naturelle, & aflif-
té d'abord de quelques miférables Peintres,
qui étoient fortis de la Grèce , commença
de rétablir ces Arts, qui furent encore plus
perfectionnés, par fon Difciple Giotto.
On trouveroit- encore, dans cette Hifîoî-
ye , qu'après que Simon Memmi, An-
pre' Verrocchio , & quelques autres
Maîtres eurent fait diférens éforts, pour
remettre l'Art en réputation,M a s s a c c i o,
né à Florence, environ l'an 1417. fit
dans le peu de tems de vingt-fix ans qu'il
vécut, tant de progrès & enchérit fi fort,
fur ce qu'il trouva qu'on avoit fait avant lui,
que c'eft avec raifon , qu'on le regarde
comme le Père du fécond âge de la Pein-
ture moderne. Cette Lumière s'étant ainfi
heureufement alumée , en Tojcane, elle fe
répandit auffi en Lombarâie; car, d'abord
aprèsla mort de Massaccio , Jaques
Bellin,
-ocr page 170-d'un Connoisseur. 145-
Bellin, & fes deux Fils introduifirent
premièrement l'Art à Venije ; & fort peu
de tems après, François Francia
parut à Bologne , & fut Je M a s s a c c 1 o
de cette Ville-là ; car l'Art y étoit déjà de-
puis Iong-tems, plutôt même , félon quel-
ques-uns, qu'à Florence , quoiqu'on ne fit
que l'empêcher fimplement de s'éteindre,
pendant plufieurs années après lui. Ce fut
aufli à peu près dans ce tems-là, qu'A n d r e'
Mantegna aprit l'Art à ceux de Man-
toue , & à ceux de Padotie. L'Allemagne
eut aufli fon Albert Durer, fur la fin
du même Siècle ; & Lucas de Leyde
fe rendit fameux en Hollande, au commen-
cement du Siècle fuivant ; de même que
fort peu de temsaprès,H an s Holbein,
en Angleterre. Cependant, Florence étoit
encore le centre de la Lumière , & elle y
brilloit de plus en plus ; car ce fat-là que
naquit Léonard de Vinci, l'an 1445-.
C'étoit un Homme univerfel ; & entre au-
tres Arts , il excelloit dans la Peinture, &:
dans le Deflein ; mais fur-tout, dans le
dernier , en quoi il a quelquefois égalé les
plus excellens Maîtres, qu'il y ait jamais eu.
Environ trente ans après lui, vint Michel-
Ange Buonarotti, qui fut le Chef de
l'Ecole de Florence: c'étoit un génie fupé-
rieur à tous les Modernes , en Sculpture,
& peut-être en Deflein : & outre la con-
noiflance qu'il avoit de l'Anatomie, il étoit
L 4 ex-
Discours sur la Sience
excellent Architecte. Ces deux grands
Hommes, en allant à Rome, où malgré la
grande inégalité de leurs âges, ils furent
compétiteurs, transférèrent le Siège de
l'Art dans cette heureufe Ville. Quoiqu'à
Venife,\ 1 ne laifîat pas de faire des progrès,
& de s'avancer vers la maturité & la per-
fection , où il parvint, du moins à l'égard
de quelques parties, fur-tout du Coloris,
par le moïen du Giorgion; mais d'une
manière encore plus excellente , par celui
du Titien, & par celui du Cor kg h
dans la Terre ferme de Lombardie. Et en
dernier lieu , c'eft-à-dire , au commence-
ment du feizième Siècle, parut fur l'hori-
fon le grand Luminaire de la Peinture, qui
fut, fans contredit, le Chef de l'Ecole Ro-
maine, &. des Peintres Modernes: je veux
dire Raphaël Sanzio d'Urbin. Sa-
voir s'il y a eu aucun 4es Anciens, qui l'ait
furpafle ; & fi cela eft , en quel degré on
l'a fait, ce font des Queftions que l'Hifto-
ïien, dont je parle , devroit tâcher de ré-
foudre ; pour moi, je n'y veux point tou-
cher. Mais un tel Hiftorien, contrihueroit
à faire voir , comment le feu qui brilla fi
glorieufement dans Raphaël, & qui
s'entretint,quoiqu'àvec beaucoup moins de
ïuftre, dans fes Difçiples, Jule Romain,
Polydore, Perin del Vaga &
d'autres; à Florence, dans André' del
Sarto; & là,& ailleurs s aufli-bien qu'à
Rome,
-ocr page 172-D'UN C ON NOISSEUR.
Moine, dans Balthazar Peruzzi,
dans Primatitcio, dans le Parme-
san, dans le vieux Palma, dans le
Tintoret , dans Baroccio, dans
Paul Veronese, dans les deux Z u c-
c a r o s, dans C i g o l i , & dans plufieurs au-
tres ; comment, dis-je, ce feu a diminué peu-
à-peu , jufqu'à ce qu'il fe raluma, dans
l'École des Caraches à Bologne, il y a
environ cent-quarante ans, & qu'il a paf-
fé , avec beaucoup d'éclat, dans leurs Di-
fciples & dans d'autres ; comme dans Jo-
seppin, dans Vanius, dans le Guide, ,
dans Albane, dans le Dominiquin,
dans Lanfranc, Mais, comme les
Juifs pleurèrent, à la vue du fécond Tem-
ple, fur ce que, malgré fa magnificence, il
n'égaloit pas celle du premier ; de-même
aufli , ce grand éfort ne fut pas capable de
produire des Ouvrages de l'Art aufli admi-
rables , que ceux du Siècle de Raphaël.
Quoique nous aïons eu de grands Hommes,
dans leurs Manières diférentes, comme
Rubens, FEsp agnolet , Guercin,
Nicolas Poussin,Pierre de Cor-
ton e, André Sacchi, Van Dyck,
Çastiglione, Claude Lorain, le
Bourguignon, Salvator Rosa ,
Charles M a r a t t i , Lucas G i o r-
d a n , & plufieurs autres de plus bas étages,
mais pourtant d'un mérite affez confidéra-
ble, l'Art n'a pas laiffé de dépérir vifible-
L s ment.
142- Discours sur la Sience
ment. Pour ce qui efl: de fon état prefent
en Italie, dans ce Pays-ci & dans tous les
autres, l'Hiftorien dont je parle, pouroit
écrire ce qu'il jugeroit à propos ; peut-être
même , que pendant ce tems-ià , il arrive-
roit des révolutions , qui ferviroient de
matière nouvelle à fon Hifloire. Pour ce
qui me regarde , au-lieu d'entrer dans ce
détail, je me contenterai d'obferver en gé-
néral, que quoique les Hommes, excepté
les Juifs , un ïmpofleur d'Arabie, avec fes
Difciples Fanatiques, & quelques peu d'En-
toufiàfies & de gens mornes & flupides,
aient toujours témoigné du panchant pour
cet Art, & qu'ils aient toujours favorifé les
moindres éforts qu'on y a faits. Il n'y a eu,
dans tous les Siècles, que très-peu de Pays,
& très-peu de perfonnes,qui aient pu don-
ner quelque chofe de confidérable dans la
Peinture. Il y a eu , dans les autres Arts
& dans les Siences, un nombre infini d'ex-
celiens Maîtres ; au-lieu que dans la Pein-
ture, le nombre en a été très-petit. On a
vu de tous tems d'habiles Maîtres, dans la
plupart des autres Arts ; au-lieu que pour
la Peinture il n'y en a point eu , pendant
les fix-mille ans depuis la Création du
Monde ; excepté en Grece & en Italie,
depuis environ deux-mille ans , encore ce
n'a été peut-être , que pendant l'efpace de
cinq-cens ans,& ceux de ce dernier Siècle
de T Art, dont j'ai donné une Idée en paflant.
Ain fit
-ocr page 174-D'U N C O K N O I S S E U R. 171
Ainfi, du Mont Etna les \_Antres fulfureux
Ont a (fez d aliment, four énnmrir les feux y
fui paffant par des trous à la vue infenfibles,
n brûlent lentement les chofes conibuflibles-
Mais venant à trouver des endroits fpatieux,
De plus ardens braziers ils étalent attxyeux ;
Et dès que leur amorce eftprefque con fumée,
Ils ne nousfont plus voir que cendre & quefu-
mée;
Jufquà ce qiiaiantpris les nouveaux alitrièns,
Que laTerre,avec foin fournit de tems en tems,
Le haut du Mont vomit uneflame éclatante,
fui remplit T air voifin d'une voix étonnante-,
t fait, par fa lueur, de.s Nuits de brillans
Jours,
Qui guident de. fort loin le T ilote en fon cours,
Mais, à proportion que la flame con fume,
Ce combuflible amas de foufre & de bitume,
On voit,que ce fourneau reprend fon premier
train,
Et brûle doucement au-de dan s de fon fein.
On doit avoir remarqué, que l'Art a été
floriflànt à Florence, à Rome , à Venife, à
Bologne, &c. Le Stile de la Peinture a di~
féré lelon ces diférens endroits, comme il
l'a fait auffi, félon les diférens âges , dans
lefquels elle florisfoir. Lors qu'elle com-
mença à revivre s après les terribles dégâts,
qu'avoient faits la Barbarie & la Superiti-
tion, la Manière en étoit roide & eftropiée;
mais elle fe corrigea peu-à-peu, jufqu'au
tems
-ocr page 175-142- Discours sur la Sience
tems de Massaccio, qui y donna un
meilleur Goût & ébaucha celui dont la
perfedion étoit réfervée à Raphaël,
Quoiqu'il en fon foit, ce mauvais Stile
avoit quelque chofe de mâle & de vi-
goureux ; au-lieu que , dans le déclin de
l'Art, foit après le Siècle heureux de Ra-
phaël, ou après celui d'annibal ca-
rache, on voit un Air éféminé , & lan-
guiflant ; ou bien il a la Vigueur d'un Bre-
teur , plutôt que celle d'un brave Homme.
La mauvaife Peinture ancienne a plus de
Défauts, que la moderne; mais celle-ci eft
infipide.
L'Ecole Romaine a produit les meilleurs
Deftinateurs ; elle avoit plus du Goût Anti-
que, que toutes les autres Ecoles ; mais,
en général fes Peintres n'étoient pas bons
Coloriftes. Ceux de Florence étoient bons
Deftinateurs, & ils avoient une certaine
efpèce de Grandeur , mais qui n'étoit pas
Antique, Les Ecoles de Venije & de Lom»
hardie avoient d'excellens Coloriftes, & une
Grâce, qui étoit entièrement Moderne,
fur-tout, celle de Venije ; mais, en géné-
ral , leur Deflein étoit peu correéï , & ils
avoient aufli peu de connoiflànce de l'Hif-
toire & de l'Antiquité. L'Ecole de Bologne
eft une efpèce de Compofé des autres : An-
nie a l C a r a c h e même ne pofledoit au-
cune Partie de la Peinture, dans la perfec-
tion qu'on remarque en ceux , dont il a
corn-
\
-ocr page 176-d'un connoisseur. 173
compofé fa Manière , quoiqu'en échanges
il en poiîedât un plus grand nombre que
peut-être aucun autre Maître ;& cela, dans
un degré éminent. Les Ouvrages de ceux
de l'Ecole Allemande ont une fèchereffe, &
une gêne choquante? non pas comme celle
des anciens Florentins , qui ne laifle pas
d'avoir quelque chofe d'agréable, au-lieu que
l'autre eft dégoûtante , & aufli éloignée
de l'Antique , que le puifle être le Gothi-
que même. Les Flamands ont été bons
Coloriftes,& ils ont imité la Nature, com-
me ils l'ont conçue; c'eft-à-dire, qu'au-lieu
de la relever , ils l'ont ravalée ; non pas fi
bas cependant, que les Allemands, ni delà
même manière. Rubens lui-même a con-
fervé jufqu'à la fin fa Manière Flamande i
quelques éforts qu'il ait faits, pour devenir
Italien. Mais fes imitateurs ont encore
changé fa Manière : je veux dire , qu'ils
l'ont furpafle dans fes" Défauts , fans imiter
ce qu'il avoit de bon. Les François, fi j'en
excepte N. Poussin, Mr. le Brun,
le Sueur, Sebastien Bourdon,&c,
n'ont pas cet Air gêné de Allemands, ni le
manque de Grâce des Flamands ; mais auffi,
ils n'ont pas la folidité des Italiens. Dans
les Airs des Têtes, & dans les Manières,
on les diïlingue facilement de l'Antique,
malgré les foins qu'ils ont pris, pour l'imiter.
On a fouvent propofé la Queftion ; fa-
voir des Anciens, ou des Modernes, les-
quels
Î74 Disc OURS SUR tA SiENCË
quels ont été les plus excellens : je vai tâ-
cher de la réfoudre. Il eft fi vrai-femblable,
que les Peintres des premiers tems éga-
loient les Sculpteurs,dans l'invention,dans
l'Expreffion, dans leDeiflein,dans la Grâce
& dans la Grandeur, que je croi, que per-
fonne ne fera aucune dificulté d'en convenir.
Cela étant, il eft certain , que les Anciens
l'emportent, par raport au Deffein,à la Grâce
& à la Grandeur ; mais il eft presque auffi fur,
que les Modernes ont encore plus d'avan-
tage fur les Anciens, du côté du Coloris
& de la Compofition. Or le Deflein nous
reprefente la Beauté des Formes, comme
l'autre celles qui regardent les Couleurs;
de forte que, comme les Modernes, l'em-
portent à ce dernier égard , cela fera une
efpèce de compenfation , pour ce qui leur
manque , en fait de Deflein. Cette com-
penfation ne fera pourtant pas entièrement
jufte ; parce que les Couleurs ne pouront
jamais ateindre à la Nature ; au-lieu qu'en
fait de Deflein, on a vu que l'Art, fi je l'ofe
dire , l'a furpaffée. On ne fauroit parler
de la Manière de penfer des Anciens, fans
avoir pour eux toute la vénération , qu'il
eft permis d'avoir pour des Mortels. Mais,
lorfque je confidére ce que quelques-uns
des Modernes ont fait, dans ces Parties de
la Peinture , j'avoue, que je ne fai à qui
donner la préférence. Ce feroit un bel
Amufement, ou plutôt une Ocupation noble
d'un Connoisseur. 145-
& utile , pour un Homme de Qualité, de
recueillir quantité de belles Penfées , &
de belles Èxpreffions, tant des Anciens
que des Modernes ; & de les comparer
les unes avec les autres. Ce feroit un
Projet trop pénible & de trop longue
haleine , pour moi, puisque celui que j'ai
entrepris me coûtera déjà plus de tems,
que je n'avois réfolu, ou peut-être, que je
n'aurois dû y donner. Jufques-là, la Ba-
lance elt affez égale ; à moins qu'elle ne
panche quelque peu du côté des Anciens.
Il nous refte à opofer la Compofition des Mo-
dernes à ce petit avantage ; & ce qui eft
bien plus confidérable, à celui que ces pre-
miers ont, du côté de la Grâce & de la
Grandeur. Mais, peut-être, que tout cela
ne leur fufira pas, pour fe conferver le def-
fus ; car, fans parler du Parmesan, du
Corege, de Michel-Ange, &c. ar-
rêtons-nous feulement à Raphaël ; ré-
fléchirons fur ce qu'il a fait pour nous,
dans des Sujets plus fublimes, que ceux que
les Anciens ont jamais pu traiter : qu'on ob-
ferve auffi , que la Compofition non-feu-
lement ièrt de relief à la Beauté ; mais
même , qu'elle fait valoir l'Expreffion , en
la faifant mieux remarquer : je me hazar-
derai alors à me déterminer en faveur des
Modernes ; quoique j'avoue , que je n'ai
pas toujours été dans les mêmes fentimens.
Au relie, je me foumets à la décifion de
ceux
-ocr page 179-142- Discours sur la Sience
ceux qui feront plus capables d'en juger, que
moi.
Une autre Partie de l'Hiftoire, également
digne de l'Atention d'un Homme de Qua-
lité , & néceftaire à un Connoifeur , eft
celle qui traite des Vies des Maîtres , en
particulier. Lors qu'on réfléchit fur les vi-
goureufes forties que quelques-uns de no-
tre Efpèce ont faites, par lefquelles ils fe
font, pour ainfi dire , alliés à cet Ordre
d'Etres qui eft immédiatement au-deflusde
nous ; on doit naturellement fouhaïter, de
voir une Relation plus exade de tous les pas
qu'ils ont faits, vers une Diftinéfion aufti
glorieufe que celle-là. L'avantage qui nous
en reviendra , fera de nous donner de l'E-
mulation , à faire quelque chofe qui nous
diftingue avec honneur ,& qui metre notre
mémoire en bonne odeur , auprès de la
Poftérité.
Comme, en lifant les Vies des grands
Capitaines, & des habiles Politiques, nous
aprenons l'Hiftoire de leurs tems,aufti bien
que celle de leur Nation & de leurs Voi-
fîns ; & qu'en lifant celle des. Philofophes,
& des Théologiens, nous voïons en quel
état étoit la Sience & la Religion } de
même , dans les Vies des Peintres , nous
aprenons l'Hiftoire de l'Art. Je croi, qu'il
y a eu autant de Relations de ces grands
Hommes , qui ont tant fait d'honneur à la
Nature Humaine , & la plupart aufE-biea
écrites*
-ocr page 180-d'un Connoisseur. 145-
«écrites , que celles de quelque autre Ordre
d'Hommes que ce foit (*).
Voici l'idée générale, que j'ai de ces ex-
cellens Hommes; je veux dire, des princi-
paux , comme font ceux , dont j'ai donné
une Lille Hiilorique & Chronologique , à
la fin de mon premier Livre : ils avoient la
Tome II. M plupart
(*) Le Vite de' Pittori e de Scultsri, co' Ritratti, defcritte iti
tri Tomi ,da Giorgio V a s a r. i j Pit tore Aretmo. Fiorenze
1586 Bolog. 1647. 4.
Le Maraviglie dell' Arte, overo âelle Vite tle' Pittori Veneti
s dello Statu , in due Parti , dal Cav. Carlo R i d o l f i*
Venezia, 1648. 4.
Feliîna Pittrice: Vite de Pittori Bolcignefi , compose dal Conte
Carlo Cesare Malvasia. Lib. 4. in z. Tomi co' Ri-
tratti de' Pittori, Bolog. 1978. 4.
Le Vite de' Pittori , e?" Architetti, dal 1571. ftno àl 1640»
fioriti in Rorrîa , dal Cav. G1 o. B a g l i o n i. Roma 1641.
& 1649.
Le Vite de' Pittori , de' Scultori, & degli Architetti Moderni
firitte da Gio. Pietro Biiiosi , Parte frima. Roma
1672. 4.
Notitia de' Profifjori del Dtfegno, da Cimabub in quà,da
FltlPPO Bald'inuccx, eh plufieurs Volumes,imprimés
à Florencs, en diférens tems : le premier, l'an 1681.
Abcdario Pittorico, nel quale compendiofamente fono defcritte le
Patrie , i Maeflri, ed i Tempi ne quali fiorirono circa 4000,
Profejjori di Pittura , di Scultura , e d'Architettara, da F r.
Pel. Ant. Orlandi. Bolog. 1704. & réimprimé en
1719-4-
Entretiens far les Vies & fur les Ouvrages des plus exçellens
Peintres, Anciens & Modernes, par Mr. Felisien.
Torn- I. Paris 1666. Tom. II. 1672. 4. Réimprimé à Paris,
ï68j. à Amfierdam , 1706. 12. à Londres, I70{- 8.
Academia Nobiliffïmt Artis Pittoru Joachimi San-
brar t- à Stockau. Norimb. 1683. Fol.
Abrégé des Vies des Peintres, par Mr. de Pile s. Paris
1715.
Dans la Traduction Angloife de l'Art de la Peinture, par
C. A. do Fresnoy , les Vies des Peintres font raportées
®n Abrégé, par Mr. Grahme. Londres 1716,
Discours sur la Sience
plupart reçu d'excellens Talens de la Natu-
re ; il y en avoit même quelques-uns, qui
avoient beaucoup d'Erudition, & qui avoient
fait de grands progrès dans les Arts & dans
lesSiences; fur-tout, dans la Mufique ,
dans la Poëfie. Il s'en eft trouvé pîufieurs,
qui ont été honorés du titre de Chevaliers;
quelques-uns mêmes ont ennobli leur Pofté-
rité. Pîufieurs ont amafiTé de grands Biens ;
& ils ont prefque tous été fort aimés de
leurs Souverains,ou du moins,fort eftimés
& honorés des Perfonnes du premier rang.
Ils ont vécu dans une grande réputation,&
font morts regretés de tout le monde. Il
y en a eu pîufieurs, qu'on pouvoit apeler
véritablement des gens polis ; & s'il s'en eft
trouvé , qui ne l'ont pas été , ils n'avoient
cependant rien de bas, rien de groflier, ni
rien de vicieux, dans leurs manières. S'il
eft vrai que, le Corege a vécu dans
l'obfcurité , quoiqu'on ait quelque raifon
d'en douter , il ne laifta pas d'être un des
plus grands Exemples d'un Génie excellent,
qui aient jamais été. Il aima peut être la
Retraite; mais il haïiloitle Vice. AnnibAE
CaPvAChe préféroit la Peinture aux Di-
vertiiïemens de la Cour, ou à la Conven-
tion & à l'Amitié des Grands; il en faifoit
même mépris, par une efpèce de Fierté
Stoïque, mêlée , peut-être , d'une Ambi-
tion Cynique: mais, en échange , il avoit
une Grandeur d'Ame, qui plaide vivement
d'un C o n n o i s s e u r. 13 s
en fa faveur , & qui nous oblige de palier
fur fes Défauts , qui n'étoient, pour ainfi
dire, que l'éfet de fon Tempéramment
Mélancolique. Les Hiftoires de R a p h a e l,
de Léonard de Vinci, de Michel-
Ange, du Titien, de Jule-Romain,
du guide,de Ru b e n s,& de V a n Dyck,
pour n'en pas nommer davantage, font
allez connues. Ils ont vécu avec beau-
coup d'honneur , & ont fait une belle fi-
gure , chacun dans leur tems, & dans leur
Pays.
C'eft une erreur groffière , que de dire,
que les bons Peintres, en général, ont été
des parefteux & des yvrognes. Au-con-
traire, il n'y en a pas un feuî exemple,que
je fâche , de tous ceux dont j'ai parlé juf-
qu'ici, & qui font les feuls qui fe font ren-
dus véritablement fameux , dans leur Pro.
feftion : quoiqu'il ne foit pas impoffible, que
ceux qui ont donné lieu à ce fcandale, fuf-
fent les meilleurs Maîtres, qu'aient connu
les perfonnes , qui ont eu de tels préjugés
contre les Peintres.
Une autre erreur de cette nature eft, que
les Peintres, quelque excellens qu'ils aient
été dans leur Art, ont été des Sujets peu
confidérés d'ailleurs. Mais, comme je l'ai
remarqué ci-deffus , l'Homme de mérite
fubfiftera , quoique le bon Peintre foit pri-
vé de la vue & de l'ufage des mains.
On trouve , dans une Hiftoire ample-
M a mem
142- Discours sur la Sience
ment décrite par Vasari (*), qu'après
une brouillerie, qui arriva entre le Pape
Jule II. & Michel-Ange, fur un mé-
pris que cet Artifte crut avoir reçu du Pon-
tife, il fut introduit, par un Evêque, à qui
il étoit inconnu, & que lui avoit envoïé en fa
place, le Cardinal Soderini, qui ne le
pouvoit prefenter lui-même, àcaufe de fon
indifpofition. Cet Evêque, croïant rendre
fervice à M i c h e-A n g e , pria le Pape de
fe réconcilier avec lui , aléguant pour rai-
fon , que les gens de fa 'ProfeJfion étoient or-
dinairement des ignorans , & de peu de con-
fiéquence, à tout autre égard. Là-deftus,
fa Sainteté s'étant mife en colère contre
cet Evêque , lui dit, en le frapant d'une
cane , que c étoit lui-même qui étoit le fot,
de faire afront à un Homme , quil n'a-
voit nullement envie dofenfer. Ce Prélat
fut chafte de la Chambre ; & MicheL-
Ange reçut la Bénédiftion du Pape , a-
compagnée de Prefens. Cet Evêque étoit
tombé dans l'erreur commune ; aufîi, en
fut-il repris, comme il le méritoit.
Ce que je viens de dire me fait fouvenir
d'une Hiftoire , qu'on met ordinairement
fur le compte de ce grand Maître ; qui eft,
qu'il avoit ataché à une efpèce de Croix un
Porte-faix, 6c qu'en cet état, il l'a voit poi-
gnardé, pour pouvoir mieux exprimer
l'Agonie de Notre Seigneur, fur un Cruci-
{*) Vol. II. Part. 3. pag. 719;
-ocr page 184-d'un Connoïsseur. 181
fîx qu'il peignoit; mais je ne voi pas ce qui
a pu donner lieu à cette Médifance. C'eft
peut-être la Copie d'une Hiftoire pareille,
qu'on raconte de Parrhasius; & dont
on foupçonne également la vérité (*). On
dit, qu'il garota & atacha à une machine
un Efclave qu'il avoit acheté ; & que l'aïant
fait mourir, à force de tourmens, il prit le
tems que ce malheureux expira, pour pein-
dre le Trométhée qu'il a fait, pour le Tem-
ple de Minerve d'Athènes.
Tandis que j'en fuis fur les Particulari-
tés, en voici une autre, mais d'une efpè-
ce diferente , qui regarde le Titien, &
que je prens ici ocafion de rendre plus pu-
blique , qu'elle ne l'a été jufqu'à prefent.
C'eft une Lettre qu'il a écrite à l'Empereur
Charles V. & que l'on peut voir .dans
un Recueil de Lettres Italiennes , impri-
mées à Venife , l'an 15-74. Elle ne fe trou-
ve, ni dans Ridolfi, ni dans aucun au-
tre Ecrivain que je connoifîe ; quoiqu'il y
en ait une autre , qui eft auffi adreflee à
l'Empereur , & une autre encore écrite au
Roi &Efpagne y Philip e IL comme il y
en a aufli, une ou deux de ce Roi, écrites
au Titien.
Invittiffimo Principe, fe dolfe alla Sacra.
Maeftà Voftra la falja nuova délia morte
mi a, à me è ftato di Confolatione aeffere
M 3 per-
(*) Voïez Juni us de Pittura Veterum » CH.il, i,» P A
*■ h a s x 0,
-ocr page 185-142- Discours sur la Sience
percio fatîo piu certo, che l'Ait ezza Voftra
délia mla fervitu fi ricordi ; onde la vit a
m'è doppiamente cara. Ed humilmente prego
N. S. Dio à confervarmi ( fe nonpiù) tanto
che finifca l'Opéra de-lla Cefarea CMaeftà
Voftra, la quale ft trouva in termine çhe, à
Settembre projjimo , potra comparire dinan-
zi r Alt ezza Voftra , alla quale fr a quefto
mezzo con ogni humiltà minchino , (!) rivè-
rent emente m fua gratia mi raccommando.
Titiano Vecellio.
C'eft-à-dire.
Si Votre Majefté a été fenfible à la fauffe
nouvelle de ma mort, ça été pour moi une
confiât ion , qu'elle m ait procuré l'occafion
d'aprendre, que Votre Majefté daigne fe foU-
venir de moi ; ce qui me rend la vie double-
ment chcre. Je prie le Seigneur de me la coït-
fer ver , du moins jufqtià ce que j'aie fini
l'Ouvrage de Votre Majefté. J'effére, qu'il
pour a être en état de paraître devant Elle ,
au Mois de Septembre prochain, &c.
Titien Vecellio.
Lomazzo (*) caraftérife fort bien
pîufieurs des grands Maîtres, dont j'ai par-
lé, par des Animaux & par des Hommes
célèbres ; & fur-tout, par des Philofophes.
Il affigne à Michel-Ange un Dragon
& S o c r a t e ; à Gaodeniio, un Ai-
gle & Platon; à Polydore, un Che-
val
(*) pans fon Uea dtl Tempo Ma Pittura, pag. 57'
-ocr page 186-d'un C o n n o i s s e u r. 13 s
val & Hercule; à Léonard de
Vinci, un Lion & Promethe'e ; à
André' M a n t e g n a , un Serpent & Ar-
chimede; au Titien, un Boeuf &
Aristote ; à Raphaël, un Homme
& Salomon. On peut confulter le Li-
vre , pour en avoir l'exp'ication.
Mais , ce qui rend complète l'Hiftoire
de ces grands Peintres, font leurs Ouvra-
ges , dont on a confervé jufqu'à nous un
nombre conlidérable, fur-tout de leurs
Defleins. Nous y voïons leurs commence-
ment, leurs progrès & leur perfeftion ; nous
y découvrons leurs Manières diférenres de
penfer , & celles d'exprimer leurs penfées,
par diférens mo'ïens : de-même que les
Idées qu'ils ont eues, de la Beauté qui fe
trouve dans les Objets viftbles ; enfin, nous
y remarquons leur exactitude & lalégéreté
de leur main, à exprimer ce qu'ils avoient
conçu. Nous y voïons les progrès qu'il ont
faits,dans quelques-uns de leurs Ouvrages,
leur induftrie,leur négligence, ou d'autres
inégalités ; la variation de leurs Stiies, &
une infinité d'autres circonftances , qui y
ont du raport. C'eft pourquoi, fi l'Hiftoi-
re en général, fi l'Hiftoire des Arts, fi
l'Hiftoire des Artiftes en particulier, eft
digne d'un Gentil-homme, cette partie de
l'Hiftoire ainfi écrite , où prefquè chaque
page, & chaque caraftère eft une preuve de
la Beauté & de l'Excellence de FArf, aufR-
M * bien
142- Discours sur la Sience
bien que des Qualités admirables des Hotn*-
mes dont elle traite, mérite également fon
aplication & fa curiofité.
Pour conclure cette branche de mon Ar-
gument , en faveur de la Dignité delaPein-
ture & de la Connoiffance , je remarquerai,
que les Perfonnes de la première Qualité,
n'ont pas cru , que la pratique , non feule-
ment de cette dernière , mais même de la
première , fût indigne de leur atention.
J obferverai , que, fi leur Caraftère ne
perd pas beaucoup à prefent, à n'être point
Connoijfeur ; du moins, une telle Connoif-
fance y ajoute un nouvel éclat, comme
toué le monde le recpnnoit. Nous avons
parmi nous de ces Connoijfeur s diftingués,
non feulement par leur Naiflance& par leurs
Biens s mais auffi par les aimables Qualités,
qui leur atirent avec raifon l'eftime de tous
ceux qui ont l'honneur de les connoître s
& d'en être connus ; fupofé que ceux-là
aient le moindre fentiment de Vertu,d'In-
tégrité, d'Honneur, d'Amour pour la Pa-
trie & d'autres excellentes Qualités , que
ces Perfonnes illuftres pofledent, dans un
degré ii éminent.
VOïons à-prefent, s'il n'y a pas, peut-
être,autant de certitude,dans la Sien-
ce dont je traite, que dans aucune autre,
■ " de
-ocr page 188-d'un C o n n o i s s e u r. 437 s
de quelque nature qu'elle foit. J'en excepte
toujours ce qui elt inconteftablement de
Révélation Divine, tant par raport à la ré-
vélation même, que par raport au fens des
paroles révélées ; & ce quieft dedémonftra-
tion Matématique.
La première Branche , c'eft-à-dire , la
Manière de juger de la Bonté d'un Ouvra-
ge , elt établie fur des Principes incontefta-
bles ; & elle elt fondée fur les Sens. Les
deux autres, qui font la Connoilîance des
Mains , & la Sience de diftinguer les
Copies d'avec les Originaux , ont la mê-
me fureté que nos Vies, nos Biens, & tout
ce qu'il y a d'Ordre, & de Bonheur dans le
Monde. Ce feroit des chofes bien incer-
taines & peu folides, fi l'on n'en pouvoir
faire la diférence , ou fi on les pouvoir fi
bien contrefaire, qu'il ne fût pas poffibiede
les reconnoître.
On peut pofer des Règles, qui foient fi
bien fondées fur la Raifon , que tout le
monde en puifte convenir. Si la fin, qu'on
fe propofe dans une Pièce de Peinture ,
comme cela arrive ordinairement, & doit
toujours être, eft, de même que dans la
Poëfie , de plaire & d'inftruire l'Efprit, il
faut donner à l'Hiftoire,qu'elle reprefente,
tous les avantages , dont elle eft'capable ;
il faut que les A&eurs aient toute la Grâce,
& toute l'Excellence,que peuvent recevoir
leurs diférens Cara&ères. Mais, lors qu'il
M 5 ne
142- Discours sur la Sience
ne s'agit, que de reprefenter Amplement
«ne Vérité hiftorique , il faut en faire un
bon choix , & la fuivre pas à pas Dans
l'un & dans l'autre cas , il faut obferver
l'Unité de Tems, de Lieu , & d'Avion.
La Compolirion doit être telle , qu'on dé-
couvre les penfées, au premier coup d'œil;
& que l'Adion principale du Sujet foit auffi
la plus aparente. 11 faut que le Tout foit
compofé avec tant d'arufice , qu'il faffe un
Objet agréable à la vue , tant par fes Cou-
leurs , que par fes Maflès de jour & d'om-
bre. Ce font des chofes fi claires, qu'elles
ne foufrent aucune difpute ni aucune con-
tradiction. Il n'eft pas moins certain non
plus, que l'Expreffion en doit être forte,
le Deflein jufte , le Coloris net & beau , le
Maniment aifé & le tout convenable au
Sujet : auffi ne fera-t-il pas dificile de con-
noître avec certitude ce qui Peft, fi l'on
excepte ce qui regarde la juftefle du Deflein.
Mais de favoir en général, s'il y a quelque
chofe d'eftropié, de difloqué, de diforme,
de mal-proportionné , & de plat ; ou au
contraire, ce qu'il s'y rencontre de rond &
de beau , c'eft ce dont l'œil poura juger,
pour peu de curiofité que l'on ait.
Lorfque ces Règles ont été ainfi fixées,
on voit facilement, fi un Tableau , ou un
Deflein a les qualités qui lui font requifes ;
& après cette découverte , on eft auffi af-
furé, qu'on voit véritablement ce qu'on
s'ima-
-ocr page 190-d'un Connoisseur. 2-07
s'imagine de voir , qu'on l'eft dans tout au-
tre cas, où i'Efpric juge des choies, par ce
que les Sens lui reprefentent.
Si un Tableau a quelques-unes des bon-
nes qualités, dont je viens de parler, (car
il n'y en a point qui les ait toutes enfemble)
on peut voir quelles elles font, & combien
il y en a : on peut marquer le rang qu'elles
doivent tenir dans notre eftime, & déter-
miner enfin , fi les Excellences, qui fe
trouvent dans ce Tableau,peu vent en contre-
balancer les Défauts. Le Pinceau le plus
délicat,le plus beau Coloris & la plus gran-
de force, (quelque diftingué qu'en foit le
mérite) nefauroient compenfer l'Impureté
& l'Impiété du Sujet, ni la Penfée pauvre
& infipide, ni l'Air eftropié & gêné, ni le
manque d'Harmonie & d'Eprit, ni la Baf-
feftè, ou le défaut de Grâce qu'on remarque
fur le tout. Cela feroit le même éfet qu'un
beau Stile & une belle Verfification , dans
un Poème, deftitués de Sens, d'Invention,
d'Elévation, de Convenance,& des autres
Qualités requifes en Poëfie.
Cn Homme fans principes vit dans les
ténèbres, & chancèle dans l'incertitude;
au lieu que, quand on en a , on peut fe fi-
xer, & avoir une Idée nette , fi l'on a foin
de ne pas s'en éloigner , & qu'on ne juge
pas par quelque autre chofe , qu'on fubfti-
rue en leur place , & pourvu que ces prin-
cipes foient folides & juftes.
Voilà
-ocr page 191-142- Discours sur la Sience
Voilà donc , un fort haut degré de cer-
titude, où l'on peut arriver , par raport à
la branche la plus eftentielle de la Sience :
& cela une fois bien arrêté, la connoilîance
de qui eft un Ouvrage, & s'il eft Original,
ou Copie, eft bien peu d'importance, en
comparaifon de la première.
Mais, il y a aufti bien des cas de cette
dernière branche, où l'on peut ateindre au
même degré de certitude,que dans la premiè-
re. Comme,par raport aux meilleurs Mor-
ceaux des plus excellens Maîtres ; fur-tout,
lors qu'il s'agit d'un Tableau, quand l'Hif-
toire ou la Tradition confirme notre Opi-
nion ; ou d'un Deftèin , quand on fait pour
quel Tableau il a été fait ; ou lorfqu'on a
ocafion , comme il arrive fouvent , d'en
comparer un du même Maître & de la mê-
me Manière,avec un autre. Dans les plus
excellentes Pièces des plus habiles Maîtres,
on reconnoît,non-feulement leurs Caractères
d'une façon évidente ; mais encore ils s'y
trouvent , dans un tel degré d'excellence,
qu'il eft impoftible de les copier, ou de les
imiter, fi bien qu'on ne puifte le découvrir.
D'ailleurs, la Providence nous a confervé
un nombre fufifant d'Ouvrages de ces excel-
lens Hommes , pour pouvoir avec fureté
nous former des Idées de leur Manière.
Nous avons le même degré de certitude,
pour les Ouvrages de ceux qui ont été fort
Maniérés , & dont il nous refte beaucoup
d'un C o n n d i s s e u ks 109
de Tableaux & de Defleins. 11 eft vrai,
qu'on pouroit, au premier coup d'œil,
prendre une bonne Copie pour un Original
de queîcun de ces Maîtres , comme une
Imitation pouroit paflèr pour un véritable
Ouvrage de ces mêmes Maîtres ; mais il
eft bien rare de n'en point remarquer la
diférence , pour peu qu'on y fafle déten-
tion ; & le plus fouvent, elle fe fait fi bien
fentir , au premier coup d'œil, qu'elle ne
laiflê aucun doute.
Il y a aufli plufieurs Efquifles & autres
Ouvrages de cette nature, i'oit en Tableaux,
ou en Defleins, qui font faits avec tant de li-
berté d'efprit & de main, qu'on eft convain-
cu qu'ils font indubitablement Originaux.
Il feroit trop ennuïeux de parcourir tous
les cas , qui peuvent nous fournir cette certi-
tude, ou ce haut degré deperfuafion. Nous
pouvons être raifonnablement perfuadés
dans d'autres cas; comme dans les Mains des
Maîtres d'un rang inférieur, & dont les Ma-
nières ne fe font pas remarquer d'une façon
plus particulière, quand il arrive que nous a-
vons un nombreconfidérable de leurs Ouvra-
ges avoués. Nous pouvons aufli être certains
de ceux,qui ne font pas les meilleurs Mor-
ceaux des plus habiles Maîtres ; ou qui en
font des Manières, dont ils ne fe fervoient
que rarement, en comparant ces Ouvrages
avec ceux qui ne foufrent aucun doute. On
trouve dans tous les Maîtres, en général,
Un
-ocr page 193-142- Discours sur la Sience
un certain Caradère & une certaine parti-
cularité qui regne plus ou moins, fur tous
leurs Ouvrages, & qu'un bon Connoijfeur
remarque bien ; mais qu'il ne fauroit faire
fentir à un autre.
Cette façon de comparer des Ouvrages
les uns avec les autres nous aide auffi à par-
venir à un plus haut degré de perfuafion,
que nous ne l'aurions pu faire autrement,
par raport aux Ouvrages des Maîtres,dont
nous n'en avons qu'un petit nombre , par
exemple, du Dominiqjjin. On con-
noît fon Caradère, en général ; il elt établi
par le peu d'Ouvrages qu'on a de lui, à Ro-
me, à Naples & ailleurs, auffi-bien que par
les Ecrivains. On connoît,de la même ma-
nière,le Caradère d'annibal Carache;
mais dans un plus haut degré. Ainfi, lorf-
qu'on ne peut pas confronter un Ouvrage,
qu'on croit être du premier,avec un autre
Morceau qu'on reconnoît être de lui,on en
peut tirer beaucoup d'avantage, fi on le
compare avec une Pièce d'A nnibal, pour
voir par-là, en quel degré confiite fa bonté,
de quelle efpèce elle elt, & fi elle répond
au Caradere du Dominiqjjin , entant
qu'il elt comparé avec l'autre ; s'il y répond
efedivement, c'elt un furcroit d'évidence,
à celle qu'on en avoit déjà.
De-là , on pafie à des cas plus douteux,
qu'il feroit trop ennuieux , & peu utile de
raporter. Je dirai feulementen général,
que
-ocr page 194-D'UN CONNOISSEUR. t$f
que ce font des cas de très-peu d'im-
portance , parce qu'ils ne regardent la plu-
part , que quelques-uns des Morceaux les
moins confidérables des meilleurs Maîtres,
ou les Ouvrages de ceux qui ne méritent
pas grande eftime. Lors qu'on doute, fi.
un Tableau , ou un Defiein eft une Copie
ou un Original, fupofé que ce foit une Co-
pie, elle doit être, en quelque façon,auffi
bonne qu'un Original.
Après tout, il faut avouer, que comme
dans les autres Siences, qui ont pîufieurs
branches, il n'eft pas poftible qu'un feul
homme les pofîède toutes également ; mais
qu'il arrive , que l'un excelle dans une des
ces branches, & un autre dans une autre,
fans avoir qu'une Idée fort foible du refte;
de même, dans la Connoissance, on
peut fort bien juger de la bonté d'une Piè-
ce de Peinture , fans connoître les Mains:
aufti n'y a-t-il perfonne qui puiffe connoître
les Mains de tous les Maîtres, même les
plus confidérables, ni peut-être qui puiffe
diftinguer toutes les Manières d'un feul de
ceux qui ont pris plaifir à en changer fou-
vent, ni qui puiffe être expérimenté, fi ce
n'eft dans un très-petit nombre de ces di-
férentes Manières. 11 faut donc , fe con-
tenter de n'en connoître pîufieurs que mé-
diocrement, & avoir patience pour le refte.
Telles font les bornes de nos lumieres, en
comparaifon de l'étendue de la Sience ; à
142- Discours sur la Sience
caufe des fecours & des matériaux qui nous
manquent,pour nous rendre acomplis dans
cette étude.
Quoiqu'il en foit , il faut encore fe fou-
venir, que tout Connoïjfeur peut juger de
la bonté d'un Tableau ou d'un Deifein, par
raport à toutes fes parties, fi l'on en ex-
cepte l'Invention & l'Expreffion, dans une
Hiftoire ; ou la Reftemblance , dans les
Portraits: car, comme il eft impoffible, de
favoir toutes les Hiftoires , toutes les Fa-
bles , & toutes les autres chofes, qui peu-
vent faire le Sujet d'un Tableau,& de con-
noître tous les Hommes du Monde , il eft
aufti impoffible , d'en porter yn jugement
exaft, dans toutes fortes de cas.
On ne manquera pas d'obje&er, à ce que
je viens d'avancer, la variété de Sentimens,
qui fe rencontre parmi les Connoipurs , ou
ceux qui fe piquent de l'être; il femble
même,que ce foit une Objeéiion allez con-
ftdérable. Mais cette variété ne dépend pas
toujours de l'obfcurité de la Sience : elle
vient fouvent de la faute de ces perfonnes-
là,ou de leur conduite & de leurs vues, dans
ces fortes d'ocafions ; d'où il peut arriver,
qu'il importe fort peu,quels font leurs fen-
timens là-defTus.
Il y a des gens qui, à proprement parler,
n'en on ont jamais eu de leur propre fond,
& qui, dans toutes leurs notions, s'en font
raportés à la bonne-foi des autres, Ils par*
1 lent
-ocr page 196-d'un C o n n o i s s e u r. 193
lent par caprice , & par fantaifie , ou fui-
vant qu'ils ont entendu parler les autres,
fans pofer aucuns principes certains , pour
leur fervir de règles, dans cette rencontre.
11 y en a d'autres , qui peuvent avoir fait
plus de réflexions, mais qui n'en font pas
plus avancés ; parce qu'ils ont bâti fur des
principes faux & empruntés, dont ils l'ont
zélés partifans, fans en vouloir démordre,
fans vouloir fe dépouiller de leur préven-
tion , pour examiner, s'ils ont raifon, ou
non, ou peut-être fans foupçonner , ni s'i-
maginer même qu'ils aient pu être dans l'er-
reur.
Les premiers n'ont point étudié du tout*
& ces derniers ne l'ont fait qu'en partie:ils
ont pris ce qu'ils ont trouvé, fans fe donner
la peine de creufer jufqu'aux fondemens. Et
comme la Vérité ne confifte que dans un
feul point, & que l'Erreur eft infinie, ces
fortes de gens pouroient étudier, difputer,
agiter des queftions toute leur vie, & trou-
ver toujours des Argumens plaufibles de
part & d'autre, fans être capables de fortir
jamais de ce Labirinte.
11 y a des gens, qui aïant eu les ocafions
de voir de bonnes chofes, fur-tout s'ils ont
voïagé, particulièrement en Italie, ou s'ils
favent les noms de quelques Maîtres, avec
quelques traits de leur Hiftoire , veulent fe
faire pafler pour Connoijfeurs, fans fe don-
ner la peine qu'il faut , pour devenir éfec-
Tome IL N tivemeni
-ocr page 197-142- Discours sur la Sience
tivement ce qu'ils veulent paroître. Ils ref-
femblent à de jeunes Fanfarons, qui après
avoir été pendant un certain tems à l'Uni-
verfité ,pour y étudier en Théologie,& a-
près avoir lu Aristote, & les Pères de
l'Eglife , s'imaginent pouvoir entrer en lice
avec Hobbes ou Bellarmin.
Il y en a d'autres , qui, quelque peine
qu'ils fe donnent, font incapables de deve-
nir bons ConnoiJJeurs. Ceux qui manquent
de Génie, & qui n'ont pas une portion con-
venable de Goût & de Difcernement, ne
pouront jamais entrer dans les beautés &
dans les défauts d'un Tableau, ni juger des
degrés de bonté qu'il peut avoir. Ceux qui
ne favent fe former des Idées claires &
diftinéfes, qui n'ont pas affez de mémoire,
pour les retenir , ni affez d'adreflè , pour
s'en fervir, ne pouront jamais devenir bons
juges des Mains, ni difcerner les Copies d'a-
vec les Originaux.
Une perfonne peut bien être bon Connoif-
feur, en général, & Homme d'efprit; mais
avec tout cela , il y a de certains cas fur
lefquels le jugement qu'il portera ne fera
pas d'un grand poids : & on le peut confi-
dérer , à ces égards, comme ceux qui ne
font ni l'un ni l'autre. Il y a une certaine
fphère , hors de laquelle les Hommes les
plus fages ne font que des fots. Quelque
grande que foit la capacité de l'Homme»
elle a fes bornes ; & tout le monde n'a Pas
DSUN CONNOISSEUR, I9J
les talens d'en connoître toute l'étendue,
ou de fe garder de les palier. Il fe peut
qu'un Connoïjfeur s'entende bien aux Mains
& à certaines Manières de quelques Maî-
tres, mais non pas aux autres. S'il s'éman-
cipe de porter fon jugement , dans les cas
qu'il ne connoît point, il peut auffi-bien fe
tromper, que prononcer jufte ; & alors un
autre qui n'eft pas meilleur Connoïjfeur que
lui, en général, quoiqu'il le foit pourtant
dans ce cas, fera, fuivant toute aparence,
d'un fentiment diférent du fien. Ainfi ^ la
difpute ne fera qu'entre un favant & un
igorant, à cet égard ; elle ne dépendra ab-
folument point de l'obfcurité de la Sience,
mais feulement de l'indifcrètion d'un des
deux difputeurs. Ce n'eft pas fans étonne-
ment,que j'ai, fouvent rencontré des exem-
ples de cette inégalité , dans des perfonnes
d'efprit. j'ai entendu quelquefois Je même
homme raifonner en habile Connoïjfeur ; &
dans un autre tems, j'ai trouvé qu'il parloit
de ces fortes de chofes, comme un vérita-
ble ignorant: favoir,s'il fe négligeoic alors,
ou s'il avoit l'efprit ailleurs; ou bien s'il étoit
éfeétivement hors de fa fphère, c'eft ce que
je ne fai pas.
Auffi y a-t-il des cas , où la diférence
d'opinions n'eft pas fi grande ; & d'autres,
où il n'y a pas tant de conformité entre lé
fentiment des Hommes, qu'on le croit d'a-
bord,
142- Discours sur la Sience
Lors que l'un dit qu'un Tableau eft bon,
& que l'autre foutient le contraire , il peut
arriver , qu'en faifant atention à des quali-
tés diférentes, ils aient raifon tous deux.
Ainfi, toute la faute viendra , de ce qu'ils
jugent du tout par une partie, & de ce
qu'ils ne s'entendent pas l'un l'autre.
Bien des gens, pour ne pas dire tous les
Hommes, fe preflènt,en certaines rencon-
tres , un peu trop de porter leur jugement
fur une chofe, avant que d'y avoir bien ré-
fléchi , ou d'avoir recueilli leurs penfées ;
foit par l'éfet d'une vivacité naturelle de
Tempérament, par une afeéfation de pa-
roître au fait de ces fortes de chofes, ou
par quelque autre raifon que ce foit. Un
jugement fi précipité eft ordinairement di-
férent de celui que la même perfonne au-
roit prononcé , après une mûre délibéra-
tion. Mais il y a des gens qui ont tant de
vanité,& qui font fi infatués d'eux-mêmes,
qu'ils ne veulent pas fe dédire de ce qu'ils
ont une fois avancé , ni abandonner l'opi-
nion qu'ils ont une fois époufée , quelque
convaincus qu'ils foient de leur tort, pour
n'être pas obligés d'avouër , qu'ils ont pu
fe tromper, quoi-que les plus fages y foient
aufli fujets ; & qu'il n'y ait que les fous,
du moins à cet égard , qui foient capables
de perfifter dans une erreur , qui a été re-
connue pour telle. Loin qu'il y ait du des-
honneur à avouer ingénûment, qu'on s'eit
d'un Connoisseur. 2-07
trompé , on en tire fouvent de la gloire,
au-lieu qu'il elt honteux & ridicule de de-
meurer dans une faulTe opinion.
11 y en a d'autres, qui vont jufqu'à l'exa-
gération , lorfqu'il s'agit de faire l'éloge de
ce qu'ils polfèdent , & qui méprifent, au
contraire, les chofes qui ne font pas à eux,
tant par prévention que par pore malice, &
par un éfet de leur mauvais naturel. Quoi-
qu'il en foit, les jugemens que ces fortes de
perfonnes portent des Tableaux & des Def-
feins, ne peuvent être que très-diférens de
ceux des autres Connoijfeur s. Il en elt com-
me de certainsPartifans,en matière de Po-
litique , ou de Réligion , qui reprefentent
la Caufe qu'ils épqufent, comme très-raifo-
nable, fans blâme''& fans tache, & celle du
Parti opofé, comme entièrement abfurde
& pernicieufe ; de forte que c'eft dans leurs
intérêts particuliers, & dans leurs propres
inclinations, plutôt que dans leurs jugemens,
que confifte la grande diférence, qui règne
entre eux
Il arrive fouvent, que les Hommes ca-
chent leurs véritables fentimens, en fait de
Connoissance: les uns le font, dans
une mauvaife intention, & les autres, dans
une vue qui peut juftifier leur conduite. Il
y a bien des Gens de qualité , qui fe font
aperçus à leurs dépens , du premier de ces
deux cas , par plufieurs exemples ; mais il
s'en trouve encore un plus grand nombre,
142- Discours sur la Sience
où ils n'ont point été détrompés, & où ils
ne le feront peut-être jamais. 11 ne man-
que pas de Courtiers de Peinture,qui cher-
chent à tirer tout l'avantage qu'ils peuvent
de la crédulité des autres, & de leur génie
fupérieur à cet égard ; de forte que, dans
cette vue, ils aflurent pour véritable , ce
qu'ils favent en confcience être faux.
Il y en a encore,qui fe cachent ; & ceux-
là le font , tant par raport à eux-mêmes,
que par raport aux autres. On trouve fou-
vent des Tableaux & des Defleins, qu'on fait
n'être pas ce que lePofleflëurencroit. Que
peut-on faire alors ? Si ce n'efl ce que fera
tout homme fage ; & ce qu'il doit même
faire. Auffi, y a-t-il bien des ocafions, où
l'on croit, que les fages* penlent toute au-
tre chofe qu'ils ne font éfe&ivemem, parce
qu'ils font trop prudens, pour dire leurs
véritables fentimens. Voici la-Maxime que
le Chevalier W ootton recommanda à
Mr. Mil ton, lors que ce dernier fut fur
le point, de voïager: I TenfieriJîretti, &
il Fifo fciolto. C'efl-à-dire, qu'on doit être
refervé fur fes penfées & faire voir un vifa-
ge ouvert. Cet Avis efl: également nécef-
iaire aux Çmmijfeurs , aux Voïageurs, &
aux autres Hommes, dans plufieurs ocafions.
H y a quelques années,qu'une certaine per-
fonne , d'ailleurs fort honnête homme &
tres-franc , mais un peu brufque, me vint
trouver : & après plufieurs difcours & beau™
d'u n Connoisseur. 199
coup de civilités , il m'invita à l'aller voir*
J'ai, dit-il, un Tableau de Rubens, par-
faitement bon & fort rare : Moniieur * * *
vint l'autre jour le voir, <& dit, que c'étoic
une Copie ; mais Dieu me damne , fi je ne
cafle la tête à tout homme qui ofera dire,
qu'il n'eft pas Original: je Vous prie,
Monfieur Ri c h a r d s o n,de me faire l'hon-
neur de venir chez moi, pour m'en dire
votre fentiment.
Nous fommes ordinairement portés à
croire ceux qui nous difent ce que nous
fouhaitons de trouver véritable ; non pas,
parce que notre Confentement fuit nos
Paftions, contre ce qui nous paroît tel,
mais en éfet, nous avons meilleure opinion
de ces gens-là, & nous préférons, par
cette raifon, leur jugement à celui de tou-
te autre perfonne. D'abord que nous nous
en raportons à d'autres, les Argumens
qu'emploient ceux , dont nous avons déjà
conçu une bonne opinion , nous paroiflênc
plus' forts, que ceux du parti contraire, &
d'autant plus que nous nous fommes plus
atachés à les confidérer.
L'Erreur dans ce cas nous fait jouir d'un
degré de félicité , dont nous priverait la
Vérité , qui par conféquent, nous ren-
droit moins heureux. La Vérité & l'Erreur,
en général, font pour nous des chofes
allez indiférentes, à moins que l'une ou
l'autre ne tende à notre bien , c'eft-à-dire,
N 4 à
2.16 Discours sur la Sience
à notre bonheur ; ou pour me fervir d'au-
tres termes, pourvu que nous aïons le mê-
me degré de jouïlTance, par raport à la du-
rée de notre exiftence. Il y a bien de l'a-
parence, que dans ce Monde, nous tirons
autant de plaifir de notre ignorance, & de
nos erreurs, que de notre connoiffance, &
de nos jugemens véritables. Il fe rencontre
même bien des cas, où la Vérité nous ren-
droit miférables ; & ce feroit nous faire
tort, que de nous ouvrir les yeux. C'eft
pourquoi un bon Connoijfeur, qui d'ailleurs,
eft un homme fmcère & fans déguifement,
fe trouve fouvent fort embarafte , lorfqu'il
s'agit d'examiner une Collection, ou feule-
ment une ou deux Pièces de Peinture Sur-
tout , Ci on le preflè de dire fon fentiment
fur un achat qu'on a fait, dans le tems qu'on
en eft encore entêté. On ne fauroit s'em-
pêcher, dans ces fortes de rencontres, d'a-
pliquer les paroles,que notre Sauveur adref-
fa autrefois à fes Difciples : J'ai plufieurs
chofes à vous dire , mais vous ne pouvezy
les porter maintenant.
J'aurois bien de la répugnance à prendre
le parti de la tromperie, de quelque nature
qu'elle fût 5 & je ferois peu propre pour
plaider en fa faveur. Je voudrais de toute
mon ame, Il l'état des chofes pouvoit le
permettre , que tout le monde convînt de
ne jamais diffimuler la penfée de fon cœur,
par des paroles, par des regards, ou par
d'un Connoisseur. 2-07
quelque aftion que ce fût. Mais, dans la
fituation où les chofes font à-prefent, les
déguifemens, dont je viens de parler, font
fi nécefiaires,& ont tant de raport avec les
Complimens, & les Civilités qui font par-
tout en ufage , que celui qui s'y eft laifte
furprendre , quand même il reconnoîtroit
la fraude après, pardonnerait facilement, à
celui qui l'auroit trompé, & même l'en loue-
rait : ou i pour mieux dire , ces fortes de
déguifemens ne le tromperont point du tout.
Quoiqu'il en foit , je prendrai la liberté
de remettre devant les yeux des Gens de
qualité, le tort qu'ils fe font, quand on les
voit fi entêtes de ce qui leur apartient, qu'ils
ne permettent pas qu'on en dife fon fenti-
ment , librement, & fans réferve. Non-
feulement ils demeurent par-là dans l'igno-
rance , & ils font expofés à être encore trom-
pés , mais en éfet leur bourfe en foufre ;
& le plus fouvent, ils dépenfent leur argent
à des fotifes, 11 eft vrai, qu'ils y trouvent
du plaifir; mais ils pouroient en avoir éga-
lement, & même de plus grands, & de plus
durables, fans ces inconveniens : s'ils te-
noient une conduite opofée à celle-là, ils
pouroient devenir en même tems & bons
Economes, & bons Connoijfeurs.
Voici encore un exemple , & le dernier
que je raporterai, d'unediférence d'opinion
entre les Connoijfeurs, mais qui ne l'eft qu'en
aparence. Il eft fort ordinaire,que d'autres
N $ per-
142- Discours sur la Sience
perfonnes, que celles, à qui les Tableaux*
ou les Coîle&ions apartiennent, nous en
demandent notre avis , dans le tems que
nous pouvons avoir de bonnes raifons pour
ne pas donner de réponfes exaétes & pofiti-
ves ; fur-tout, quand ils font à vendre, & q ne
la queftion s'en fait, dans une compagnie
nombreufe , & mêlée. En ce cas-là , on
paffe fur les défauts , qui s'y peuvent trou-
ver, & l'on en dit tout le bien, qu'on peut,
en termes généraux. Cette efpèce de ca-
ractère n'eit autre chofe qu'un tonneau,
qu'on jette dans la Mer, pour amufer la Ba-
leine , afin que pendant ce tems-là le Vaiflèau
fe puiffe fauver. Il ne donne aucune Idée
de la chofe, ou du moins , on ne doit s'en
former aucune là-deffus ; & la perfonne
qui achète un tel Morceau , n'en elt pas
plus favante , quelque contente qu'elle en
puiffe être d'ailleurs.
Il fe rencontre d'autres ocafions, où l'on
peut avoir d'auffi bonnes raifons, pour s'ex-
pliquer clairement & fans réferve. Si l'on
vient dans la fuite, comme cela arrive fou-
vent , à confronter ce qu'on a dit, dans
l'un & dans l'autre cas , il y aura , en apa-
rence, ou quelque manque de iincérité, ou
«ne diférence de jugement, quoique celui
qui avoit donné ces deux diférens avis ait
toujours été du même fentiment, & qu'il
n'ait rien dit contre la Vérité,quand même
il en a diffimulé une partie.
d'un Connoisseur. 2-07
Il y a eu des Cafuiftes qui ont dit , que
perfonne n'eft obligé de dire la Vérité, à
celui qui n'a pas droit de la demander.
De quelque utilité que cette Maxime puifle
être, pour fe débaraflèr des fcrupules, qui
fe rencontrent dans la définition du Men-
fonge criminel, il eft du moins certain ,
qu'il n'y a aucun devoir qui engage à dire
fon opinion , à ceux qui la demandent, à
moins que l'on ne s'y trouve obligé, par
promefîè, par reconnoiflance ; ou qu'il n'y
foient autorifés par juilice, ou par pruden-
ce.
La connoiffance qu'on a d'une Sience eft,
comme tous les autres avantages, foit na-
turels ou aquis, un bien qui apartient en
propre au pofTefTeur : il lui eft permis de la
vendre auffi cher qu'il peut, pour valeur
reçue , ou pour la récompenfe qu'il en a-
tend. Ainfi, comme c'eft une chofe qui
eft commune à tous les états de la Vie
Humaine , je ne voi pas, pourquoi on
prétendroit, que les Connoijfeur s fe diftin-
guaflênt du relie des Hommes, par leur
générofité , ou par leur prodigalité. Mais
il feroit tout-à-fait abfurde , qu'ils le fif-
fent, dans des ocafions où ils feroient fûrs
de fe faire des Ennemis; & le tout, pour
vouloir fatisfaire une fore curiofité, ou,
tout-au-plus , pour rendre fervice à cer-
taines gens , qui, félon toutes les aparen-
ces, ne s'en Souviendront point dans la
142- Discours sur la Sience
fuite , bien loin d'en avoir la moindre re»
connoiifance.
Mais , comme il eft itnpoftible d'éviter
autrement les importunités de certaines
gens, nous fommes contraints de faire des
provifions de toutes efpèces ; de la même
manière que nous en faifons d'or & d'argent,
pour payer nos dettes, ou pour acheter ce
dont nous avons befoin , & de demi-foûs
pour donner aux mendians & aux pauvres.
ME voici à la troifième branche de l'Ar-
gument , dont je me fers, pour re-
commander l'amour de la Peinture, & l'é-
tude de la Connoiss ance , par raport
au "Plaifir qu'elle eft capable de donner.
Tout ce qui eft beau & excellent eft na-
turellement deftiné à plaire ; mais on n'a.
perçoit pas naturellement tout ce qu'il y a
de beautés & de perfeftions. La plupart
dens Gens de Qualité ne voient les Ta-
bleaux & les Defteins , que comme le me-
nu peuple voit le Ciel bien étoilé , dans
une Nuit claire & féreine. Ils y remarquent
bien une efpèce de beauté , mais qui ne
les touche pas beaucoup , par raport au
plaifir. Quand, au contraire, on envifage
les Corps céleftes , comme autant d'autres
Mondes, & que l'on s'en reprefente un nom-
bre infini dans l'Empire de Dieu ; Immen-
D'UN CONNOISSEUR- 10$
Cté, & Mondes, dis-je,qu'il eft impoffible
à nos yeux de découvrir, par le moïen des
meilleurs télefcopes, & qui font encore fi
fort au-deflus des plus éloignés que nous
voïons, que quoique ces derniers foient
déjà à unefi grande diftance, qu'elle remplit
notre Ame d'étonnement lors que nous y
réflechiffons,ils font cependant,encompa-
raifon des autres , comme nos Voifins,
d'aufli près que le Continent de la France
l'eft de la Grande-Bretagne. Quand on
confidére encore, que , comme il y a des
Habitans fur le Continent de la France,
quoiqu'on ne les voie pas , dès qu'on en
aperçoit les Côtes ; de-même , il ne feroit
pas raifonnable de croire , que ce nombre
infini de Mondes foient déferts& fans Habi-
tans , parce que nous ne les voïons point;
il faut qu'il y ait des Etres, les uns peut-
être moins , les autres plus nobles & plus
excelîens, que l'Homme. Lors qu'on con-
fidére ainfi cette Perfpeftive immenfe, l'ef-
prit fe trouve tout autrement touché & il
lent un plaifir , que les notions communes
ne fauroient jamais fournir. De-même,
ceux qui à-prefent ne peuvent comprendre,
qu'on puifle trouver autant de plaifir en
voïant une bonne Pièce de Peinture,ou de
Deffein , que les ConnoiJJeurs prétendent y
en trouver , n'ont qu'à aprendre à bien
voir la même chofe. Dès que leurs yeux
feront ouverts, ils auront aquis, pour ainfi
142- Discours sur la Sience
dire , un nouveau Sens ; ils fendront de
nouveaux plaifirs, toutes les fois que les
objets de cette Vue nouvellement aquife fe
prefenteront} ce qui arrivera très-fouvent,
fur-tout, aux Gens de Qualité , foit chez
eux, & dans le Roïaume, ou dafis les Pays
étrangers , où ils voïageront. Quand un
Homme de condition aura apris à voir les
beautés & les excellences qui font réellement
dans les bons Tableaux & dans-les bons Def-
feins, ce qu'il peut faire en fe rendant ces
Ouvrages familiers, & en s'apliquant à les
confidérer , il examinera , avec joie , ce
qu'il ne regarde à-prefent,que légèrement,
& avec peu de plaifir, pour ne pas dire, a-
vec indiférence : que dis-je , la moindre
Ebauche, quelques Traits feulement, de la
Main d'un grand Maître, feront capables de
lui donner infiniment plus de plaifir, que
ceux qui ne l'ont pas expérimenté ne fau-
roient s'imaginer. Outre les Attitudes plei-
nes de Grâce & de Grandeur , outre la
beauté des Couleurs, la Forme & les éfets
charmans du Jour & de l'Ombre, que per-
fonne ne voit commennConnoiJfeurlescon-
fidére , il pénétrera plus avant, qu'aucun
autre , dans les beautés de l'Invention, de
l'Expreffion & des autres Parties de l'Ou-
vrage qu'il examine. Il verra des coups de
l'Art , il remarquera des moïens , des ex-
pédiens, une délicatefiTe, & un efprit, que
d'autres ne voient point ; ou du moins,
qu'ils
-ocr page 210-d'un Connoisseur. 2-07
qu'ils ne voient que d'une manière très-
imparfaite.
Un Homme ainfi éclairé connoit, quelle
eft la force d'efprit que les grands Maîtres
ont eue à concevoir des Idées , quel étoit
leur jugement à faire voir les chofes du beau
côté , ou à fupléer une beauté Idéale à
celles qu'ils voïoient, & qu'elle étoit l'ha-
bileté de leurs mains, à reprefenter aux au-
tres , par un petit nombre de traits, & avec
beaucoup de facilité , ce qu'eux-mêmes a-
voient conçu.
Quel plaifir trouve-t-on à lire une Hif-
toire , en Profe , ou en Vers, fi ce n'eft
qu'elle remplit l'efprit de quantité d'Images
diférentes? Qu'eft-ce qui diftingue certains
Auteurs, & qui les met au-deflus du Com-
mun , fi ce n'eft leur habileté à relever leur
Sujet ? Nous n'aurions jamais penfé aux
Guerres de Tvoie & du Téloponèje, fi H o-
mere & Thucydide ne nous en avoient
fait l'Hiftoire, d'une manière qui remplit
l'Imagination des Lefteurs d'Idées égale-
ment grandes & agréables. Il arrive à un
Homme qui s'aplique à confidérer les Ou-
vrages des plus habiles Peintres , la même
chofe que s'illifoit quelques-uns de ces excel-
lens Auteurs: fon efprit fe divertit & paltè
agréablement le tems, à proportion de la
beauté des Hiftoires,des Fables, des Carac-
tères , & des Idées d'Edifices magnifiques,
& de belles Perfpedives qui s'y rencontrent.
142- Discours sur la Sience
Il voit ces chofes dans les diférens jodrs,
où les diférentes Manières de penfer des
Maîtres les ont mifes. Il les voit comme
elles font reprefentées , par le génie capri-
cieux, mais valte de Le o narddeVinci,
par le génie lier & gigantefque de M i c h e l-
Ange , par le génie poli & tout Divin de
Raphaël, par la Verve Poétique de
Jule RoMAiN,par l'efprit Angélique du
Core'ge, ou du Parmesan, par le fu-
perbe,le rechigné,mais l'acompli Annibal,
& par le favant Augustin Carache.
Outre l'avantage, qu'un Connoijfeur a de
voir , dans les Tableaux & dans les Def-
feins, des beautés qui font invifibles aux
yeux ordinaires, il a encore celui d'apren-
dre par-là , à les voir , dans la Nature mê-
me, & à remarquer, dans fes Formes, &
dans fes Couleurs admirables,les éfetschar-
mans des Jours, des Ombres, & des ré-
flexions qu'il y trouve toujours ; & qui lui
donnent un plaifir , qu'il n'auroit jamais pu
avoir d'ailleurs, & qu'il elt, impoffible à
des yeux ignorans de reflentir. Il trouve
des plaifirs conftans de cette nature, même
dans les chofes qui nous font les plus com-
munes & les plus familières ; & il a un grand
contentement d'efprit à y voir des beautés,
que le Commun ne regarde ordinairement,
qu'avec indiférence. Les plus nobles Pein-
tures de Raphaël, ia Mufique la plus
raviffantede Hendell, les Traits les plu'»
hardis
-ocr page 212-d'un C o n n d i s s e u ks 109
hardis de Mil ton ne touchent point les
perfonnes qui n'ont point dedifcernementi
de-même, il n'y a que les yeux éclairés,
qui puiflent voir les beautés des Ouvrages
du grand Auteur de la Nature ; & elles leur
paroiiîènt tout autrement, qu'ils ne les
voïoient avant que de l'être. Nous efpé-
rons de voir toutes chofes, d'une manière qui
aproche encore plus de leur véritable beau-
té & de leur perfeét ion, lorfque nous ferons
dans un état plus parfait, que celui où nous
fommes ici bas, & que nous verrons ce que
l'œil ria jamais vu, qui riejipoint monté
an cœur de l'Homme.
En converfant avec les Ouvrages des meil-
leurs Maîtres, notre efprit fe remplit de
belles & de grandes Images, qui fe prefen-
tent à nous toutes les fois que nous lifons
un Auteur , ou que nous réfléchirons fur
quelque Action éclatante,ancienne ou mo-
derne: par-là, tout y eft relevé, tout y efl
plus beau,qu'il ne l'auroit été d'ailleurs. Je
dis plus: les Images agréables, dont notre
efprit eft fourni , s'y réveillent continuelle-
ment ; & elles nous donnent du plaifir,
fans même que nous en faflions uneaplica-
tion particulière.
Nous aimons naturellement à voir ce qui
eft rare & curieux, fans aucune autre con-
sidération ; & cela, parce que quelque va-
riable que foit notre état, il fe trouve tant
de répétitions dans la vie , qu'on fouhaite
Tome IL O en-
2io Discours sur la S i e n c e
encore plus de variété. C'eft pourquoi,
nous ne laiflerions pas d'aimer ies Ouvrages
des grands Maîtres, quand même ils n'au-
roient pas ce haut degré d'excellence qu'on
y remarque. Ce font des Pièces rares : ce
font les produftions d'un petit nombre de
notre Efpèce , faites dans une petite Par-
tie du Monde , & dans un petit elpace de
tems. Mais, lorsqu'on examine aufli leur
excellence , cela en rend la rareté encore
plus confidérable. Ce font des Ouvrages
de gens qui n'ont point leurs égaux, pour
le prefent ; & Dieu fait quand il s'en trou-
vera !
Art, M Guides, tout eft dans les Champs Ely-
fées.
La Fontaine.
On pouroit, pour peu qu'on y fît de chan-
gement , apliquer à ces grands Hommes,
en général, ce que le vieux Poète Mblan-
the dit de Polygnote, comme le ra-
porte Plut arque., dans la Vie de C i-
Ce Peintre gêner eux y à fes propres dépens y
Enrichit d'Ornemens y & de ^Magnificence,
La Ville, où florifioit autrefois l Eloquence :
Et ce Maître fameux , par d'excellons Ta-
bleaux y
En fût rejfufciter les glorieux Héros.
-ocr page 214-d'un Connoisse.ur, îït
Son Art, pour en orner tous les fuperbes Tem -
ples ,
Se Jervit à-propos de leurs pieux Exemples,
*De cet Artifte enfin, la libéralité
'Des murs Athéniens rétablit la beauté;
Et les embellijfant de Morceaux admirables,
Il s'en rendit le Peuple. & les Dieux favora-
bles.
Ce qui contribue encore à la rareté des
excellens Ouvrages, dont je parle , c'eft*
qu'il faut néceffairement, que le nombre
en diminue, ou par des accidens imprévus*
ou par les injures du tems * qui quoique
lentes, ne laiffent pas d'être certaines.
Un autre plaifir, qui dépend de iaCoN-
noissance , c'eft quand on trouve quel-
que chofe de curieux & de particulier?
comme font les premières penfées d'un
Maître , pour quelque Tableau remarqua-
ble: l'Original de l'Ouvrage de quelque grand
Peintre, dont on a déjà la Copie, faite par
quelque autre habile Main: le Deffein d'un
Tableau,ou d'après quelque fameufe Anti-
que , qui eft perdue prefentement : o.u quand
on fait quelque nouvelle aquifition , pour
un prix raifonnable ; fur-tout, quand c'eft
pour foi-même qu'on achète ce qu'on avoit
îouhaité , depuis long-tems , & dont il y
avoit bien peu d'aparence de pouvoir être
un jour polîèfîèur : quand on fait quelque
nouvelle découverte,qui ferve à fe perfec-
O % donner
142- Discours sur la Sience
donner dans la C on n ois s an ce, dans la
Peinture, ou autrement : comme auffi une
infinité d'autres cas de cette nature, qui ar-
rivent fort fouvent à un Connoïjfeur diligent
& affidu à en faire la recherche.
Quoique le plaifir qui naît delaConnoif-
fance des Mains, ne foit pas à comparer à
celui qui revient des autres Parties de la
Sience d'un Connoïjfeur, il eft cependant
certain, qu'elle en donne. Quand on voit
un bon Morceau de l'Art, on eft ordinaire-
ment bien-aife de favoir à qui l'atribuer, &
d'être informé de l'Hiftoire de fon Auteur.
C'eft auffi par la même raifon, qu'on met à
la tête d'un Livre,le Portrait ou la Vie de
celui dont efl l'Ouvrage.
Quand on examine un Tableau ou un
Defîein, & qu'il vient dans la penfée, que
c'eft l'Ouvrage d'un Maître, (1) qui avoit
des talens extraordinaires, tant du Corps ,
que de l'Efprit ; mais qui avec cela, étoit
fort capricieux ; qui a reçu de grands hon-
neurs pendant fa vie,& même à l'article de
la mort ; & qui a expiré entre les bras d'un
des plus grands Princes de fon Siècle, je
veux dire ,de FrançôisI. Roi de Fran-
ce , qui l'aimoit comme fon Ami. Quand
on en confidére un autre, de la main d'un
Homme, (j) qui a vécu long-tems & fort
heureux, é qui étoit chéri de l'Empereur
char-
1 L b o n a r t> »e Vinci;
. if) le titisn.
D'u N Connoisseur. XIJ
CharesV. &de plufieurs autres Princes
de l'Europe. Quand on en tient un autre,
& qu'on fe reprefente, que celui qui l'a
fait (*) s'étoit rendu fi habile dans trois
Arts diférens, qu'un feul auroit été capa-
ble de le rendre immortel ; qu'il ofa outre
cela , fe quereller avec fon Souverain , un
des plus fiers Papes qu'il y ait jamais eu,
pour un afront qu'il en avoit reçu , & qu'il
s'en tira avec honneur. Quand on examine
l'Ouvrage d'un Maître, ( t ) qui fans aucun
autre fecours, ) que la force de fon gé-
nie, avoit les Imaginations les plus fublimes,
& les exécutoit de la manière la plus noble,
quoiqu'il ait mené une vie obfcure, jufqu'à
la mort. Quand on en confidére un autre,
comme l'Ouvrage de celui (§) qui a fait
revivre la Peinture, dans le tems qu'elle al-
loit expirer , de celui que fon Art a rendu
honorable ; mais qui, à caufe du mépris,
qu'il faifoit de la Grandeur , par une efpè-
ce de fierté Cynique , ne fut traité , que
conformément à la figure qu'il faifoit , &
non pas félon fon mérite ; de forte que
n'aiant pas allez de Phiîofophie pour foufrir
un tel traitement, il en mourut de chagrin.
Quand au-contraire on en voit un autre,
O 3 fait
(*) Miche t-A n g e.
(f) Le Core'ge.
({) C'eft ce qu'on a contefté depuis peu, contre l'opinion gé-
nérale.
(§) Annibal Carachs,
-ocr page 217-142- Discours sur la Sience
fait par un Homme poli (*), qui vivoit
avec beaucoup d'éclat, & qui étoit fort
honoré de fon Souverain & des Princes
étrangers; qui étoit Courtifan, Politique,
& Peintre fi confommé, que, quand il re-
prefentoit foit l'un ou l'autre de ces Carac-
tères , il fembloit que ce fût-là fon afaire
principale , & que les deux autres ne fuf-;
fent , que pour fes heures de récréation.
En faifant toutes ces réflexions, outre le
plaifir qui naît des beautés & de l'excellen-
ce, que l'on trouve dans l'Ouvrage, outre
les belles Idées qu'il donne des chofes na-
turelles, les manières nobles de penfer qu'on
y rencontre , & les penfées agréables que
cet Ouvrage fuggere , à tout cela , dis-je,
ces fortes de réflexions ajoutent encore un
nouveau plaifir.
Mais que le plaifir efl exceflîf, pour un
Çonnoiffeur , & pour un Amateur de l'Art,
quand il a devant les yeux un Tableau, ou
un Defiein , dont il peut dire, c'efl-Ià la
Main, ce font-là les Penfées (f ) d'un Hom-
me le plus poli & du meilleur naturel qui
fut jamais; d'un Homme qui a été aimé &
affilié des plus excellens génies & des plus
grands Seigneurs de Rome , où la Politefîe
etoit alors à un plus haut degré , qu'on ne
l'y a vue, depuis le tems d'AucusTE;
d'un Homme qui a vécu , avec beaucoup
D'U N C O N N O I S S E U R. llf
de réputation , d'honneur , & de magnifi-
cence, & qui, après fa mort, a été extrê-
mement regreté ; d'un Homme qui n'a pas
eu le Chapeau de Cardinal,pour être mort
quelques mois trop tôt ; d'un Homme qui
a été particulièrement honoré del'eflime&
des bonnes grâces des deux Papes de fon
tems, & qui étoient d'auffi grands génies
qu'il y en ait jamais eu, qui aient rempli la
Chaire de St. Pierre, depuis cet Apôtre,
fupofé du moins qu'il l'ait jamais occupée;
d'un Homme, en un mot, qui auroit pu,
s'il avoit voulu, devenir un Léonard de
- Vinci,un Michel-Ange',un Titien,
un Core'ge, un Parmesan, un Ca-
rache, un Rubens , ou quelque autre
que ce fût, au-lieu que , ni l'un ni l'autre
de ceux-ci ne pouvoit jamais devenir un
Raphaël!
Telle qu'aux bords d'un Fleuve, au plus pro-
fond £ un Bois,
Le dos encor chargé de fin riche Carquois,
Diane éface au Bal Vélite des Dryades,
Et furpaffe l'éclat des blondes Oréades ;
Rien n'égale fon air, fon port, & fa beauté ;
L a t o n e fientfin cœur d" ai fie tout tranfporté.
Virg. En. L. î. vf. $oz. & fuiv. (*).
Quand on compare les Mains & les Ma-
nières de deux Maîtres diférens, ou celles
O 4 que
( *) Ces Vers font de la TraduiSioii de Mr. de S e e s. aïs,.
-ocr page 219-2.16 Discours sur la Sience
que le même Maître a eues en diférens tems§
quand on voit les diférens tours d'efprit,
& les diféreu'es beautés;&fur-tout,quand
on remarque dans leurs Ouvrages ce qui eft
bien fait, ou ce qui eft défeéîueux, c'eft un
exercice qui n'eft pas feulement digne d'une
perfonne raifonnable, mais qui eft aufti
fort agréable en même tems.
Il y a encore une circonftance, qui méri-
te bien d'avoir place ici, avant que je finif-
fe cette partie de mon Argument. En ma-
tière de Droit , il faut s'en tenir aux Loix
établies: en Médecine, il eft dangereux de
prendre une nouvelle route: en Théologie,
quoique la Raifon ait toutes fes voiles dé-
ploïées & le vent en poupe,elle eft obligée
de les caler , dès qu'elle découvre un Arti-
cle de Foi : mais, dans cette étude, elle a le
champ libre ; l'Efprit eft entièrement déga-
gé ; 6c pour me fervir du Stile de Mil-»
ïok , elle bat de fes ailes les airs obéi fi
fans.
Tel qiion voit un Vai feau, fur la Mer irri-
tée,
Cot oier , bord fur bord, la Terre fouhaitée.
Tout d'un coup, il défi end dans un Abîme a-
freux,
Et d'abord, on le voit s'élever jufqu'aux
Çieux (*).
Cette
(.*) Mhton, Parai perda. tiv. II. 63*1
-ocr page 220-d'un connoisseur. 217
Cette liberté d'Efprit efl: un plaifir , qui
qui ne fe fait fentir qu'aux gens qui favent
penfer ; & ceux-la trouvent, qu'il eft un des
plus grands & des plus excellens, dont on
puifîe jouir,
S E C T. I V.
JE me reprefente un Auteur & un Lec-
teur , comme deux Hommes qui voïa-
gent enfemble : fi le Livre eft Manufcrit,
c'eft comme fi l'Ecrivain prenoit l'autre dans
fa propre chaife , au-lieu que s'il eft impri-
mé , c'eft une voiture publique. C'eft ainfi
que nous avons été plus long-tems en com-
pagnie , que je ne l'aurois cru ; mais nous
voilà enfin à la dernière journée. Je ne lai
comment mon Compagnon de voïage s'en
trouve ; mais pour moi, j'avoue que je fuis
bien-aife de me raprocher du logis.
U y avoit autrefois un Proverbe , parmi
les Florentins , qui peut-être eft encore en
ufage,que Cosa fatta Capo ha\une
chofe faite a une tête ; c'eft-à-dire, qu'une
chofe n'a point d'ame, qu'elle ne foit ache-
vée ; & cette principale circonftance lui
manquant, elle eft de très-petite utilité. Je
fuis toujours bien-aife de mettre la tête à
ce que j'ai entrepris, parce qu'alors la chofe
eft arrivée à fa perfection , autant que je
fuis capable de l'y conduire: d'ailleurs,par-
çe qu'alors je fuis libre , & je puis entré-
es S pren.
N
-ocr page 221-2.16 Discours sur la Sience
prendre quelque chofe de nouveau. Quand
je ferai à la fin de cet Ouvrage, comme je
le fuis à fa dernière Divifiongénérale,j'au-
rai la fatisfaftion d'avoir fait tout ce qui
dépendoit de moi,pour ma propre inftruc-
tion. Car il efl; certain , que celui qui tâ-
che de donner des Lumières à une autre,
fur quelque matière que ce foit, en reçoit
lui-même certaines réflexions, qui, fuivant
toutes les aparences, ne fe feroient autre-
ment jamais fait fentir à fon efprit. Aufli,
aurai-je le plaifir de me reprefenter,que j'ai
fait mon poflible , pour me rendre utile au
Public , autant que mon état me le pou-
voit permettre. J'ai vu, qu'il manquoit un
Ouvrage de la nature de celui-ci ; & je ne
connoiffois perfonne, qui voulût fe donner
la peine d'y travailler.; c'eft ce qui m'a dé-
terminé à publier mes penfées, fur ce nou-
veau fujet, avec toute la métode, dont j'ai
été capable. Je fai trop bien , que l'Efprit
Humain , & le mien en particulier, eft
fujet à fe méprendre, pour croire, que j'ai
eu raifon par-tout ; & l'on me fera plaifir
de m'inftruire , au cas qu'on trouve , que
j'aie manqué dans quelque point eflèntiel.
J'ai d'autant plus lieu d'efpérer cette faveur,
que je n'ai point fait dificulté de communi-
quer les lumières que j'ai cru avoir aquifes,
par ma grande aplication & par la peine que
je me fuis donnée, par raport à une matiè-
re qui m'a femblé pouvoir être un jour de
qud'
-ocr page 222-d'un Connoisseur. 2-07
quelque utilité au Public. Se tromper,n'eft
qu'un péché de foiblefle , dont je ne pré-
tens pas être exemt ; mais de perfifter dans
une erreur, après en avoir été convaincu,
c'eft un péché mortel, que j efpére ne ja-
mais commettre.
Mais, pour reprendre le fil de mon Dif-
cours, voïons quels font les avantages qui
reviennent de la Connoissance.
Lorfque j'ai fait voir l'utilité, que le Pu-
blic pouvoit tirer de l'Art de la Peinture &
delà Connoissance, j'ai prouvé, que
c'étoit un moïen qui tendoit naturelle-
ment à réformer les Mœurs, à épurer les
Plaifirs , à augmenter nos Richefîès , nos,
Forces & notre Réputation. Ce font des
avantages, que tout Connoïjfeur, en parti-
culier, peut avoir , pourvu que la pruden-
ce acompagne fon Caradère. Pour ce qui
eft des deux premiers , ils ne foufrent au-
cune dificulté; ni même les deux derniers,
fupofé que nous aïons les deux autres con-
jointement , avec l'augmentation de nos
Biens ; & c'eft la feule chofe que nous a~
vons encore à examiner, il eft vrai, qu'on
peut , fans confidération , empioïer à des
Ouvrages de l'Art de trop grandes fommes
d'argent, & faire en cela plus de dépenfe,
que les circonftances où l'on fe rencontre
ne le peuvent permettre ; cependant, fi,
comme je l'ai déjà dit, la Connoissan-
ce eft acompagnée de la Prudence , non-
feule-
-ocr page 223-2.16 Discours sur la Sience
feulement on évitera cet inconvénient, mais
même on en tirera du profit ; puis-qu'on
peut placer fon argent à des Pièces de Pein-
ture , ou à des Defleins, aufli avantageuse-
ment qu'à quelque autre chofe que ce foit ;
& par-là, fe faire un fond, qui raporte au-
tant , que quelque autre Bien qu'on puifle
avoir. D'ailleurs, il faut encore remarquer
ici, que l'on prendra du goût pour le plaifir
de la Connoifance , au-lieu de s'adonner à
d'autres, qui non-feulement font moins
louables, mais même qui demandent une
plus grande dépenfe.
Comme mon Difcours s'adrefle à tout le
monde en général, je ne m'arrêterai pas à
examiner les avantages qu'en peuvent tirer,
en particulier, les Peintres,les Sculpteurs,
& les autres Artiites de cette nature. Ils
font cependant très-confidérables, non pas
tant, par raport à la connoiftance des Mains,
ou à l'habileté à diftinguer les Copies d'avec
les Originaux, quoique c'en foit un vérita-
blement ; mais iur-tout, en ce qu'ils peu-
vent découvrir exactement les beautés, &
les défauts d'un Tableau, ou d'un Deflein;
& il eft certain, que cette connoiflance ne
contribuera pas peu à les perfectionner dans
leur Art : mais comme c'eft une matière à
part ,ie medifpenfe d'en parler davantage ; &
je laifle la chofe à ceux qui y fontintèreflés,
pour y faire leurs réflexions.
Quoique la Connoissance foit une
-ocr page 224-d'un connoisseur^ aai
de ces qualités qu'on ne regarde pas, com-
me abfoîument nételîaire à un Homme de
diftinétion, il elt cependant certain,qu'elle
relève l'eltime & la conlidération qu'on a
d'ailleurs pour celui qui la pollède.
Il eft même impollible, que la chofe foit
autrement, pour peu qu'on faiTe détention
aux conditions qui font abfoîument requifes
pour être bon Connoijfeur. Que fes Idées
font belles ! quelle netteté il a à ies conce-
voir, quelle force à les retenir, & quel art
à les ranger ! que fon jugement eft fixe &
folide! quel fond d'Hiftoire, de Poëfie &
de Théologie ne doit-il pas avoir! Aufli ne
fauroit-il manquer d'en faire une bonne pro-
vifion, en converfant continuellement avec
de bonnes Pièces de Peinture & de Def-
fein, pour fe perfectionner de plus en plus,
& pour augmenter fes connoiflances. Mais,
pour ne pas multiplier les particularités, il
n'y a point de doute, que celui qui poflede
ces qualités , dans un degré un peu confi-
dérable, n'ait une perfection que tout hon-
nête-Homme devroit avoir , & qu'elle ne
relève à proportion l'eltime qu'on a pour
lui.
Après la ruine de la Puiflance Romaine,
quand l'Ignorance , la Superftition , & les
Rufes des Prêtres eurent pris la place des
Arts, de l'Empire, & de la Probité, ce fut
alors le comble du deshonneur de la Natu-
re Humaine , qui avoit déjà commencé,
2.16 Discours sur la Sience
depuis lông-tems, en Grèce & en Afîe,
Dans ces tems miférabîes, & pluiieurs Siè-
cles après,Dieu fait s'il y avoit desConnoif-
Jeurs\ Un Prince alors, fe glorifiot fort de
favoir feulement lire & écrire, Mais ,
dès que les Hommes commencèrent à fe
réveiller,& à prendre de nouvelles forces,
la Literature , & la Peinture levèrent aufti
la tête ; quoique l'une plus que l'autre. Le
degré de vigueur, qui fervit à produire un
Dante, en fait de Literature, ne put, tout
au plus, donner qu'un Giotto, pour la
Peinture.
Les Arts demeurèrent dans cette inéga-
lité , jufqu'au Siècle heureux de R a p h a e l,
qui fournit de grands Hommes, de toutes
les efpèces; & Ce fut dans ce tems-là, que
ces Parties du Monde recommencèrent à
fe polir. Notre Nation même,
Ancienne, fîiperbe, & fière dans les Armes,
Milton.
renonça à fa rudçfàzGothique, & commen-
ça de bonne heure à imiter fes Voifins,
dans leur politefte ; en quoi, depuis cette
révolution, qui arriva , il n'y a qu'environ
deux cens ans, elle a égalé les autres, pour
ne pas dire , qu'elle les a furpaffées, en
pîufieurs rencontres. Si nous continuons,
le tems viendra , qu'il fera auffi honteux à
un Homme de diftinélion , de n'être pas
Connoïjfeur, qu'il l'eft aujourd'hui, de ne
d'un C o n n o 1 s s e u r. 2.2.3
favoir lire que fa propre Langue, ou de ne
favoir pas remarquer les beautés , qui fe
trouvent dans un Auteur.
La Peinture n'eft qu'une autre efpèce
d'Ecriture ; mais femblable à ce qu'étoient
anciennement les Hiérogîifes : c'eft un Ca-
raéfère qui n'eft pas fait pour tout le monde-
Pouvoir le lire , c'eft non-feulement favoir,
que c'eft une telle Hiftoire, ou un tel Hom-
me ; mais aufli, c'eft voir les beautés de la
Penfée & du Pinceau , du Coloris & de la
Compofition , de l'Exprefîion , de la Grâ-
ce, & de la Grandeur qui s'y rencontrent ;
& c'eft une efpèce d'ignorance & de man-
que depolitefle,que ne pouvoir pas le faire.
Efeâivement, lorfque dans une Compa-
gnie , comme cela arrive très-fouvent , on
fait rouler la Converfation fur la Peinture,
un Homme qui eft Connoijfeur s'y diftingué
fur le refte , de-même qu'une perfonne
d'efprit, ou un lavant, lorfqu'il s'agit de
quelque fujet de fa compétence.
Quand, au-contraire,un Homme qui fe
trouve dans ces fortes d'ocafions, n'eft pas
Connoijfeur , le filence , qu'il eft obligé de
garder, fait toat à fon Caraftère; ou il fait
encore une plus mauvaife figure, lors qu'il
veut paflèr pour ce qu'il n'eft pas, en pre-
fence de gens, qui connoiflent fon igno-
rance. Ne votez-vous pas, dit Apelle à
M e g a b y s e , Prêtre de Diane, que ces
petits garçons qui broient mes Couleurs,
2.16 Discours sur la Sience
vous regardent avec refpeH, à caufe de fOf
& de la Pourpre de vos vêtemens , pendant
que vous gardez le filence ; mais , dès que
vous voulez raifonner, fur ce que vous
ri entendez pas , ils ne fauroient s'empêcher
de fe moquer de vous.
Ceux qui font de véritables Connoijfeurs
ont encore cet avantage , qu'ils n'ont pas
befoin de demander le jugement des autres,
ni de s'en raporter à ce qu'ils difentfurune
Pièce de l'Art, puis-qu'ils en peuvent juger
eux-mêmes. J'ai dit, ceux qui font de vé-
ritables Connoijfeurs ; & je le répète, parce
qu'il y a des gens qui fe piquent d'être Can-
noifeursy & qui font regardés fur ce pié-là
par d'autres, quoiqu'ils n'aient pas plus de
prétentions à ce Caradère, qu'un bigot 011
un hipocrite en a à la véritable piété. Voici
une obfervation qu'a faite, autant que je
m'en puis fouvenir , Mylord Bacon,
quoiqu'il importe peu de qui elle foit, pour-
vu qu'elle fe trouve julle : Vfi peu de Phi-
lofophie fait un Athée , au-lieu qu'un grand
fonds de fes lumieres produit un bon Chrétien.
De-même, un peu de Connoijfance éloigne
beaucoup plus un Homme , des avantages
qu'a un véritable Connoijfeur , que s'il n'en
avoit point du tout, lorfque la trop bonne
opinion qu'il a de fa capacité,la prévention
de fes Amis, ou la flaterie de ceux qui dé-
pendent de lui, l'engagent à s'arrêter-là; &
qu'il s'imagine, que le tout confifle dans le
d5 u n C o n n o î s s e u r. ïzy
peu qu'il connoit. Car la conduite d'un tel
Homme eft fort capable, non-feulement de
le rendre ridicule auprès des Conrioijfeurs ±
quelque eftitné qu'il puiffe être des Igno-
rans ; mais auffi, il eft en proie à ceux qui
s'apliquent à découvrir , & à profiter de 1a
folie de ces préfomtueux ConnoïJJeurs avor-
tons , qui ne manqueront pas de fe perfua-
der qu'ils en favent autant, & par-là, don-
neront tête baillée dans le piège ; au-lieti
qu'un Homme qui fe défie de fes forces,
évite ee danger. Il faut, donc , bien fë
garder de croire trop tôt, qu'on eft Con-
iïoipur, quand on n'a ni principes * ni ex-
périence; car, bien loin que cette préven-
tion foit de quelque utilité , elle peut
contraire porter beaucoup de préjudice.
Lorfque nous venons au Monde,à peine
participons-nous même à la Vie animale:
nous avançons pourtant, dans une efpèce dé
frobatïon, vers la Vie raifonnable ; où étant
arrivés j nousfommesj comme notre faîn-
te Religion nous l'enfeigne » Candidats à
l'Immortalité glorieufe. Nos forces s'aug-
mentent naturellement avec le tems ; &
nous devenons des Animaux plus confidé-
rables. Par les initrudions que l'on re-
çoit , & par les obfervations que l'on fait*
chacun fe procure une certaine portion de
l'Art & de la Sience * en partie d'une ma-
nière infenfible , & en partie par une a pli-
cation direde ; & c'eft à proportion de ces
Tome IL P pro-
-ocr page 229-2.16 Discours sur la Sience
progrès, que nous avançons dans l'état rai-
sonnable.
De Sujets très-petits fe forment des Héros,
Tels qu'étoient les Animons, les Céfars, les
Naffaus.
G a r t h.
La Plume de Milton, Homère,0« de Virgile
N'a pas toujours écrit d'un fi raviffant ftile :
Vadmirable Pinceau du divin Raphaël,
Par degrés, s'eft aquis un renom immortel:
Toutfameux qu'eft Newton,fa profonde Sience
N'a pas été d'abord de la même évidence.
Mais, à quelque période que la Nature
Humaine puiffe arriver , de quelque éten-
due que foit fa Capacité , chaque Individu
eft une efpèce de Centaure, ou de Créatu-
re mixte: il eft, à certains égards, un Etre
raifonnable , & à d'autres, ce n'eft qu'un
pur Animal ; il reffemble au Tableau capri-
cieux, dont parle Vasari (1),fur la fin
de la Vie de Tadde'e Zuccaro, qu'il
dit être alors dans la Colle&ion du Cardinal
dî Monte. On peut voir, dans certains
points de vue , le Portrait de Henri lj-
Roi de France, dans d'autres le même Vi-
fage , mais renverfé ; & dans d'autres encore,
une Lune , avec une Anagrame en Vers.
On peut auffi envifager l'Homme dans di*
férens jours : dans l'un, on peut le voir arri-
VQ
1 Vol. II, Part, IH. pag. 71s;
-ocr page 230-d'un Connoisseur. 2-07
vé à l'état raifonnable le plus éloigné de
l'Animal ; dans un autre , on le voit en
un état où il n'a pas fait tant de progrès s
& dans un troifième,on voit qu'il demeure
toute fa vie dans l'état de l'Enfance. Cela
vient de ce que nous n'avons pas aflez d'a-
drelTe de corps & d'efprit, ni allez, de tems
pour faire beaucoup de chemin dans plu-
fieurs routes à la fois ; & la plupart des gens
s'arrêtent tout court, fans pouvoir excel-
ler dans aucun Art ni dans aucune Sience9
même des moins considérables.
C'eft ce qui fait que nous fommes excu-
fables , de nous trouver abfoîument igno-
rans, dans de certaines matières. C'eft une
chofe qui ne fait aucun tort à notre réputa-
tion , fi à certains égards, nous fommes de
purs Animaux,& que nous nous trouvions
obligés d'avoir recours à d'autres, qui font
à leur tour des Animaux, quoiqu'ils foient,
pour ainfi dire , des Etres fupérieurs, par
raport aux qualités qui nous manquent.
En cela, ils ont le delTos fur nous ; ils font
nos Guides, & nos Maîtres ; dans ces for-
tes de chofes, ils font des Etres raifonna-
bles, & nous ne le fommes point ; du moins,
nous ne le fommes, que dans un degré au-
deftbus d'eux. C'eft ainfi, que nous dé-
pendons tous les uns des autres, pour fu-
pléer à nos imperfections particulières.
Mais, fi l'on nous excufe en cela , c'eft
une excufe qui n'eft fondée que fur la né-
P % ceftité
2.16 Discours sur la Sience
cefEté des chofes. Car il efl: indigne d'un
Etre raifonnable, de retenir la moindre
marque qui tienne de îa Brute , lors qu'il
eft en fon pouvoir de s'en défaire.
Il eft également honteux & préjudiciable
d'être dans un état de dépendance & de
tutèîe. Notre condition s'avance vers la
perfection , à mefure que nous avons en
tious-mêmes les chofes néceflaires & les Or-
nemens de la vie , fans être obligés d'em-
prunter des autres le fecours, que nous ne
pouvons obtenir, fans donner quelquechor
le du nôtre, pour l'équivalent. D'ailleurs,
il arrive rarement,qu'un Homme fe donne
autant de peine, pour ce qui nous regarde,
que pour fes propres afaires ; outre que
nous ne pouvons être fûrs de fon intégrité,
en toutes fortes de cas. 11 y en a où nous
avons grande raifon de nous en défier ; &
même il s'en trouve quelques-uns, où nous
aurions tort de croire, que cet Homme
voulût nous parler à cœur ouvert.
U eft vrai , qu'un honnête Homme peut
fe trouver dans des circonftances, qui ne
lui permettent pas de s'apliquer à devenir
un Connoiffeur achevé, fans que cela déro-
ge à fon Caractère. Ce n'eft pas non plus,
à lui, ni aux autres qui fc rencontrent dans
le même cas, mais feulement à ceux qui en
ont le tems & les ocalîons, que j'ai pris la
liberté de recommander l'Etude en quef-
tion. Ces premiers peuvent cependant, s'ils
d'UN CONNOISSEUR:
le jugent à propos, faire un amas de Ta-,
bleaux ou de Deifeins, comme de chofes,
qui ont leur utilité & leurs beautés, à l'égard
même de ceux qui ne les voient que fuper-
ficiellement. Les Circonflances où ils fe
trouvent les juftifient de fe foumettre à la
direction & aux avis d'autrui, fauf à eux
de s'en tirer au meilleur marché qu'ils pou-
ront le faire, & avec toute la prudence dont
ils font capables ; de même que cela fe pra-
tique en matières de Droit, de Médecine,,
ou dans quelque autre cas que ce foit. II
faut pourtant avouer , qu'il nous eft plus
honorable & plus avantageux , dans cette
rencontre , comme dans toutes les autres,
de juger par nous-mêmes, lors que nous;
pouvons le faire.
Un Homme qui penfe hardiment, libre-
ment, & à fond , un Homme qui fe fert
de fes propres yeux,a une alfurance & une
férénité d'efprit, que n'a , ni ne fauroit
avoir celui qui dépend d'autrui. Il n'eft pas
fi fujet à être trompé qu'un autre, qui felaif-
fe conduire aux confeils qui lui viennent
de tous les côtés, & que lui donnent fou-
vent des gens qui agilTent par diférens motifs.
Lors qu'on dit à un veritable ConnoiJJeur,
qu'un Tableau ou un Deffein, qui lui apar-
tient, eft une Copie , qu'il n'eft pas fi ex-
cellent , qu'il n'eft pas d'une fi bonne Main,
qu'il fe l'imagine , ou quelque autre chofe
que ce foit s quoique cela lui eût pu autre-
P 3 fois
2.16 Discours sur la Sience
fois caufer de l'inquiétude ; s'il y trouve à
prefent les marques inconteftables d'un O-
riginal, les Caractères indubitables de la
Alain, & qu'il juge de la bonté par des
principes, fur lefquels il puifle fe repofer,
tout ce qu'on dit contre fes lumières ne fait
aucun éfet fur lui. De-même,fi on lui pre-
fente un Deflein ou un Tableau, & qu'on
lui dife, qu'il eft de la Main du Divin Ra-
phaël; fi on lui dit, qu'il y a une Tradi-
tion aflurée qui porte, que c'eft ce Peintre
qui l'a fait ; qu'il a été examiné par les plus
habiles juges d'Italie ou d'ailleurs ; malgré
tous ces contes, fi ce Connoijfeur judicieux
n'y trouve aucune finefle de penfée, aucu-
ne jufteffe ni force d'Exprelfion , aucune
correction dans le Deflein , aucune bonté
dans la Compofition , dans le Coloris, ni
dans le Maniment, enfin aucune Grâce, ni
aucune Grandeur; mais qu'au-contraire, la
Pièce reffemble à l'Ouvrage d'un Gâte-
Métier , il ne fait aucun état de tout ce
qu'on lui alègue en fa faveur. 11 eft con-
vaincu, par lui-même, que cette Pièce n'eft,
ni ne fauroit être de Raphaël.
F I N.
-ocr page 234-ADDENDA,
Tam. L
Essai sur la The'orie &
Page 35". Ligne 9.
Après ce Mot, d'ailleurs. Ajoutez.
QUoique cette Penfée foit: allez
belle , elle n'eft pourtant point
originale d'alb an 1, qui, félon toute
aparence, l'aura prife de la Defcription
d'un femblable Sujet du Parmesan.
Voïez V a s a ri, Vite de' Pittori,
Fiorenza 1568. ÏW. III. Vol. L
$ag.
p. 40, /. 30. après au Soleil
Comme Salvator Rosa l'a fait.
23X addenda.
après un même inftant.
J'obferverai encore , fur le Carton
d'ananias, que Raphaël a été fi
fcrupuleux à ne pas rompre l'Unité du
Tems, qu'il n'a pas reprelènté la Mort
de S a p h i r a , qui arriva d'abord après;
il ne l'y a pas même fait entrer. Ce-
pendant on y voit une Femme qui nous
fait penfer à elle, fans qu'on puifle re-
procher de faute à Raphaël.
p. 47./. 15". après qu'on y remarque.
C'eft encore pour cette raifon, que
dans le Carton d'ANANiAS, on ne
voit pas l'Argent qu'on avoit mis, u'i
moment auparavant, aux piésdes Apô-
tres ; car il faut éviter de petites cir-
conftances, fi elles ne font point abfo-
Iument néceffaires.
p. 83. /. 16. après avec le doigt , à
La place de & il reprefenre cet Apô-
tre avec deux Clefs, qu'il vient de
recevoir.
Il s'y trouve encore un autre bel
exemple âCExprejfîon. Cette Pièce a
été faite , félon les aparences, pour
faire honneur à la Dignité Papale : on
y de-
-ocr page 236-y devoit reprefenter S. Pierre, dans
fon plus augufte Caradère , qui con-
fifte en ce que J e s u s-C h r i s t
lui confia les Clefs & fon Troupeau -,
mais, comme le Seigneur ne lui com-
mit le dernier, que quelque tems après
l'autre, puifque ce n'a été qu'après la
Réfurredion , au-lieu que le cas des
Clefs arriva avant le Crucifiment, on
ne pouvoit pas reprefenter ces deux
Evènemens enfemble, fans bleffer l'U-
nité du Tems. On a, donc, donné à
entendre le premier , en mettant les
Clefs à la main de S. Pierre»
Q a AD-
-ocr page 237-s-34
Essai sur l'Art de Critiquer, &c.
Pag. 83. lig. 12. ôtez, Mais , fi le
DefTein d'une Lucrèce , @ tout le
refîe de ce 'Paragrafe. Ajoutez à la
place«
& avec fuccès , comme Vasari
l'allure ; mais il ne vécut pas long-tems
après. Ce qu'il a fait, pendant qu'il
avoit FEfprit ocupé ailleurs qu'à la
Peinture, & non-feulement de fa Chi-
mie, mais auffi de fa Pauvreté, qui en
fat la fuite, ne pouvoit pas, félon les
aparences, égaler ce qu'il avoit fait au-
paravant , par Amour de fon Art , &
dans le rems que fes afaires étoient fur
pn bon pié.
W
Essai sur la The'orie &c.
2. 2 X. 1. 2. 27. 39. 30. 3- 2$. |
riches fe rectifieront D'autres l'ont » voulu, 11 ne faut point repre- d'A tEXANDRE Carton ;]es Clefs don- |
magnifiques Quand Alexandre Q 3 expri- |
43-
-ocr page 239-Lïfez,
Partie
en partie
les Sujets Grotesques
Elle foit agrandie çr s'au-
gmente en puijfance,
Ainfi qu'an jour fera'm
croit en force en clarté.
Lorsque U doux Printemt
e? le charmant Eté
Climat
ou bien
ajoutez, note marginale,
(*) M i l t o n Paradis
perdu. Liv.lV.vf.i66.
bon Feintre-en-Portrait
fon peu de .difccrnement
aux Airs
d'elle
ç'a été ordiajiremenî
parmi ceux
mais qui ne connost
point
excellent
Globe
tout
|
exprimée autrement il a aproché |
*3- 9- 23. Col. 6. 27. Col. 6. Pag. Lig. | Se trouve 188. 220. L. 221. L. |
! tout le monde, fait ' propre ; parceque : 1668 |
Ajei tout le monde fait propre, & parcegae qu'il eft le Stile ! i66y. ! après Lig. njsdt ' 1674. |
Je n'ai rien fait permis dira parfaite Pag. Lïg. ir. 28. 28. 20. li. S- 4. 7- 1 S' 21. 22. 2 6. (ÎT. US. ScHiooNij a imité Lan-
se |
Je n'ai rien dit permis de dire qu'y a-t-il d'excellence SeHÏDONE, LSNFRAHCÏ |
Lifezz
E R R a A T A.
ae la
ôtez. un nous
le Pojle de l'Honneur
auffi
contribuerait
changé
Deiffein
n'en en ont
de l'être. Nous efpé-
rons
Tel qu'on voit ce. ôtez
ces quatre.vers eenfe-
cutifs
fglorifiot ' glorifiais
T7>1 |
éJ 1 |
2,38 | |
Tag. Lig, | |
119. |
1. |
124. |
16. |
134. |
14. |
150. |
1' |
J68. |
2$. |
173- |
20. |
174- |
S- |
1ÇZ. |
30. |
209. |
7. |
zi 6. |
22, |
ZÏÏ. |
4> |
de la
L'étatd'unHommt neutre
ainix
continuerait
chargé
Deflein
n'en ont
de l'être, comme nous
efpérons