22 SALON DE 1844.
mulus était de la jeune garde, et Bélisaire des vétérans.
Les héros do l'antiquité portaient le sac sur le dos, comme les troupiers de Napoléon. Lors de la réaction romantique, vint le caprico et
l'étrangeté. Toutes les traditions furent sifflées, toutes les règles détruites. Mais, du moins, cette liberté ef- frénée encourageait l'originalité, l'audace et Pinvention. Elle a fait épanouir quelques peintres de franche race, que la compression d'un système exclusif eût étouffés. C'est à cette révolution artistique que nous devons Delacroix, Docamps, Ary Scheffer, Rousseau et les jeunes paysagistes, Camille Roqueplan et tous les pein- tres de la fantaisie, et môme M. Ingres, qui a profité du désordre pour introduire un dogmatisme nouveau. Mais le système de celui-ci n'a converti que de pâles et fai- bles disciples ; car l'art a besoin, avant tout, de liberté, comme disait Winkelmann à propos de l'art grec ; et le succès des premiers n'a pas suffi à donner le génie à leurs sectateurs; tant la poésie et la forme.sont do rares qualités, qui ne s'empruntent point par l'imi- tation. Aujourd'hui, l'école française, telle que la présente le
Salon, en l'absence des individualités glorieuses qui n'ont pas exposé leurs œuvres, n'a plus aucune règle, aucun principe, aucun amour. La composition, le des- sin, la couleur, s'y montrent rarement, et tout à fait par hasard. Le hasard aveugle entraîne confusément et à l'aventure tous ces artistes, dont les facultés essentielles devraient être un œil perspicace, une raison droite, un sentiment convaincu. Allons donc au hasard le long des murs tapissés de
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SALONS
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DE,·' fïi;K5UNilVtRSlTen U7RECH
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Γνώθι εαυτόν.
Criliquc-toi toi-pème. C'était il y a longtemps, — bien longtemps,—
avant la Révolution — de 1848. Ce temps-là ne res- semblait point à ce temps-ci. La génération actuelle est étrangère à la généra-
tion qui, de 1830 à Ί84δ, dépensa tant d'enthou- siasme dans les arts, les lettres, la politique et la philosophie. Ce T. Thoré passait alors pour original. Il l'était.
Même à cette époque où il y avait tant d'originaux. 11 n'y en a plus guère aujourd'hui. Son originalité consistait tout simplement à être
naturel, à chercher le vrai et le juste, Cela n'est pas commun, en effet. Étudiant en 1830 et affilié aux carbonari, il tou-
cha au saint-simonisme et au fouriérisme. Aventu- rier dans toutes les généreuses excentricités de l'intelligence à la recherche d'un nouveau monde. |
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a.
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Au demeurant, toujours républicain, avant, pen-
dant et après. Passionné en politique comme en art et en litté-
rature, outre ses critiques dans l'Artiste, la Revue de Paris, le Siècle, le Constitutionnel, etc., il écri- vait dans les journaux et revues politiques, dans le Réformateur de Raspail, la Revue républicaine d'Ar- mand Marrast, le Journal du Peuple de Godefroy Cavaignac, le Dictionnaire politique de Garnier Pages V ancien, Y Encyclopédie moderne, la Revue indépendante de Pierre Leroux et George Sand, la Revue britannique pendant la direction de Félix Pyat, la Revue du progrès de Louis Blanc, la Ré- forme de Flocon, etc. Et quel fameux journal il fit lui-même en 18481 Il a connu ainsi le Tout Paris d'un quart de siè- cle, les plus excentriques et les plus illustres. Ayant été membre du Comité des gens de lettres depuis la fondation de la Société, il y rencontra toute la litté- rature militante. Gomme artiste, il fut lié avec Eu- gène Delacroix, Decamps, Ary Scheffer, Camille Ro- queplan, Gigoux, Marilhat, Rousseau, Dupré, Diaz, Couture, Daumier, Courbet, David d'Angers, Rude, Barye, Préault, etc. Hélas ! combien sont morts, de ces hommes actifs
qui révolutionnèrent la littérature, la poésie, les arts, la philosophie, la politique, la science ! Plu- |
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— VII —
sieurs ont fini dans la misère ou dans les maisons
de fous, quelques-uns à l'hôpital, comme Hégésippe Moreau, ou par le suicide, comme Gérard de Nerval. Qu'importe ! ce qu'ils ont fait est fait, et souvent très-bien fait. La jeunesse alors était vivace et tout enflammée.
Elle discutait de tout, et partout, dans les foyers de théâtre, dans les cabinets de lecture, dans les ate- liers, dans les boudoirs et dans les mansardes, dans les jardins du Palais-Royal, des Tuileries, du Luxem- bourg, sur les boulevards, dans les tavernes. Jour- nalistes, poètes, critiques, auteurs dramatiques, acteurs, peintres, statuaires conspiraient tous en- semble pour la liberté humaine. L'auteur de ces Salons n'était pas des moins
exaltés. Il aimait tout en général, si ce n'est qu'il abhorrait les vieilles routines. Ses amis trouvaient qu'il avait quelque chose de Diderot dans l'indépen- dance de l'esprit et le sans-façon du style : sympathie prompte, critique violente. Mais peut-être qu'il ne s'est guère trompé? On en peut juger maintenant par la confirmation d'une sorte de postérité. Oui, sur le talent des artistes et sur leur valeur
relative, il semble qu'il eut presque toujours raison. Decamps et Delacroix, sont-ce des peintres, décidé- ment ? Les reconnaître et les consacrer, ce n'est pas malin , à présent. Mais il faut se reporter à trente |
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— VIII —
ans en arrière et se rappeler les grandes disputes
autour de ces novateurs. Delacroix est l'homme de France qui fut le plus injurié. La persécution était impitoyable contre la nouvelle école tout entière. Et que sont devenus les prescripteurs ? Leurs œuvres et même leurs noms sont déjà oubliés. T. Thoré fut le compagnon et le défenseur persé-
vérant de la pléiade révolutionnaire. Les Salons de 4844, 1845, 1846, 1847 et 1848 ne sont que la fin d'une série ininterrompue depuis 1852. Une année seulement, en 1841, le critique d'art manque au rendez-vous de l'Exposition, ayant été cloîtré à Sainte-Pélagie pour une brochure politique. Quel- quefois il a fait plusieurs comptes rendus d'un même Salon, par exemple, en 4858, dans la Revue de Paris et dans le Journal du Peuple; en 1859, dans l'Ar- tiste et dans le Constitutionnel; en 1842, dans le Siècle et dans la Revue du progrès, etc.-Les autres Salons se trouvent soit dans ces journaux, soit dans le Réformateur, dans la Loi, ou ailleurs. Les princi- paux furent publiés par le Constitutionnel, que le docteur Véron avait ressuscité, en y appelant Balzac, George Sand, Eugène Sue, et en laissant toute li- berté à la rédaction. On voit que le citoyen Thoré ne s'y gênait pas trop, même dans ces années qui précédèrent la révolution. Le romantisme fut une protestation prime-sautière
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contre les règles anciennes : fantaisie entraînante,
comme l'instinct ; self-govemment, affranchi de toute solidarité avec les autres expressions de la vie humaine. L'artiste ne relevait que de lui-même; il s'en allait tout seul, sans s'inquiéter de la philoso- phie, de la politique, de l'économie sociale, do la science, qui pourtant, à la même époque, tendaient aussi à un renouvellement du monde. Bien qu'engagé au vif de la mêlée romantique,
l'auteur de ces Salons ne s'accommodait point de « l'art pour l'art,» et il y opposait dès lors une autre formule, qui semble devoir caractériser l'art vrai- ment moderne. Jadis on faisait de l'art pour les dieux et pour les
princes. Peut-être que le temps est venu de faire « l'art pour l'homme. » Ainsi pensait le citoyen Thoré, et W. Burger trouve qu'il n'a pas tort. Mais, malgré cette prévision d'un art régénéré par
le sentiment humain, par l'amour de la nature, par la concordance avec les conquêtes effectives d'une société si différente des sociétés passées, le critique d'art est encore un peu-superstitieux en certains pas- sages de ces Salons. La Providence y fait quelques apparitions mystiques, et l'Idéal s'y balance dans des phrases nuageuses. C'était la mode littéraire. Ils ne savaient trop ce
qu'ils voulaient dire avec ces mois amphigouriques, |
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mais on trouvait que ça faisait bien. On se préoccu-
pait moins de la précision de la pensée que de l'éclat du langage. Être artiste en style, ce fut la manie de toute cette génération. Il en restera des orfè- vreries merveilleuses, de vrais trésors d'art litté- raire, où quelques ouvriers raffinés ont travaillé les matières précieuses de la langue avec une perfection sans pareille. Une autre manie de l'époque, et qui persévérera
longtemps en France, est d'estimer le peuple fran- çais au-dessus de tous les peuples de l'univers. On trouvera encore dans les Salons de T. Thoré quel- ques traces de ces prétentions naïves et ultrapa- triotiques. J'avais connu T. Thoré à Paris avant 1848, mais
je l'ai surtout fréquenté à l'étranger, durant son exil, aux bords de la Tamise ou aux bords du Rhin, aux bords du lac Léman ou aux bords du Zuyderzée.On apprend en voyageant. Il avait beaucoup appris, et surtout il avait beaucoup oublié. Il estimait Shake- speare elGœthe à l'égal des grands auteurs français. Je lui ai entendu dire que Rembrandt dessinait mieux que Poussin! Ayant vécu, sans espoir de retour dans sa pa-
trie, avec des peuples très-différents, il était de- venu cosmopolite. Il avait compris que l'universa- lité des relations, favorisée par tant de découvertes |
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prodigieuses, transformait toutes les conditions des
anciennes sociétés isolées; que les caprices les plus poétiques ne pouvaient plus tenir devant la science positive, ni les préjugés les plus opiniâtres devant une confrontation générale ; et, sur l'art spéciale- ment, qu'il y avait à refaire une histoire compré- hensive et une critique toute nouvelle, en vue d'un art tout nouveau.
Ces idées le tourmentèrent après l'Exposition uni-
verselle de 1855, et il les esquissa dans un article — Nouvelles tendances de l'ait, — qui montre peut- être combien l'esprit s'est remué depuis la période romantique.
En France, aujourd'hui, les arts et les lettres,
comme les autres énergies créatrices, semblent anéantis; mais, n'y a-t-il point cependant un espoir de renaissance en toutes choses, — si la Liberté renaissait? W. BURGER.
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
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L'Exposition universelle de 1855 a donné une consé-
cration définitive aux grands artistes de l'école roman- tique. Les premiers talents, toujours contestés jusque-là, ont été reconnus décidément par la France et par l'Eu- rope. Le Romantisme pittoresque, comme le Roman- tisme littéraire, a triomphé devant l'opinion publique. Donc il est fini. Qui a vaincu a vécu.C'est la lot inflexible : Vicit, ergo vixit. La conquête de la liberté d'invention et de style, ce
fut beaucoup. Mais la poésie et la forme, les sentiments elles images, affranchis désormais, que feront-ils de la liberté ? Le Romantisme littéraire et pittoresque n'était que
l'instrument préparatoire d'un art nouveau, véritable- ment humain, exprimant une société nouvelle, dont le b
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XIV NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
dix-neuvième siècle offre tous les symptômes. Un des
initiateurs du Piomantismo en avait l'instinct, lorsqu'il écrivait celte belle formule, éternellement vraie : — A société nouvelle, art nouveau. Eh bien, il y a maintenant en Franco, et partout, une
inquiétude singulière, une aspiration incompressible vers une vie essentiellement différente de la vie passée. Toutes les conditions de l'ancienne société sont boule- versées, dans la science et dans les religions qui sont le résumé do la science, dans la politique et dans l'écono- mie sociale qui est l'application de la politique, dans l'agriculture, l'industrie et le commerce, qui sont les éléments de l'économie sociale. D'incomparables décou- vertes ont donné à toutes les idées, à tous les faits, une extension imprévue et indéfinie. Il y a comme un télé- graphe invisible, qui fait circuler presque instantané- ment et partout les impressions des peuples, les pensées des hommes, les événements, les nouveautés de toute sorte. Le moindre tressaillement moral ou physique, éprouvé sur un point quelconque, se perpétue de proche en proche et se transmet tout autour du globe. L'Hu- manité est en train de se constituer, et bientôt elle aura conscience d'elle-même jusqu'aux extrémités de ses membres. Le caractère de la société moderne — de la société
future — sera l'universalité. Tandis qu'autrefois —- hier — chaque peuple se ren-
fermait dans les petites circonscriptions de son terri- toire, de ses traditions spéciales, de son culte idolâlrique, de ses lois égoïstes, de ses préjugés ténébreux, de ses coutumes et de son langage, il tend aujourd'hui à s'é- |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XV
pandre hors de ses bornes étroites, à ouvrir ses fron-
tières, à généraliser ses traditions et sa mythologie, à humaniser ses lois, à éclairer ses conceptions, à élargir ses usages, à confondre ses intérêts, à prodiguer partout son activité, sa langue et son génie. Telle est la propension actuelle de l'Europe, et môme
des autres parties du monde. Sauf co signe caractéristi- que, le reste n'est qu'accident, phénomène éphémère, indigne de figurer dans les grands calculs de la civilisa- tion. Tout cela, d'ailleurs, est assez communément ad- mis, ou, du moins, pressenti. Mais ce qui paraît peu familier, même aux penseurs clairvoyants, c'est la'trans- formalion que ces influences comportent dans la poésie, la littérature cl les arts. En quel sens le caractère des arts sera-t il forcément
modifié par la métempsycose sociale qui s'opère? Cette question esthétique est assurément de haute cu-
riosité, et surtout do haute importance pour l'avenir de la poésie et des beaux-arts. TT
La dernière école littéraire et artiste voyageait volon-
tiers dans les temps passés, et une do ses qualités a été de ressusciter et de restituer bien des traits de l'histoire, — de sa propre histoire, — oubliés ou défigurés. Souvent aussi, par instinct, elle s'est aventurée dans
l'espace, et elle a essayé son tour du monde... en ima- gination. Car, d'habitude, ce fut au coin du foyer natio- nal qu'elle inventa ses pointures de la vie « étrangère ;» |
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XVI NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
ce fut à une sorte de miroir dont les artistes ont le secret
qu'elle emprunta des reflets fantasmagoriques de la na- ture « étrange » qui resplendit sous les ciels lointains. On disait bien que tel poëte était allé en Palestine,, tel sur les bords du Rhin, tel au delà des Alpes ou des Pyré- nées. Mais de ces odyssées merveilleuses, vraies ou supposées, aucun poëte, aucun littérateur n'avait rap- porté cette « couleur locale » que le romantisme préten- dait employer dans ses tableaux. Le Français, qui ne voyage guère, voyage très-mal.
Comme on parle presque partout sa langue, il se dis- pense de savoir les langues « étrangères, » et c'est pour- quoi, ne communiquant point avec les populations au- tochthones des pays qu'il parcourt, il apprend peu et il méprise beaucoup. Ce fut donc à des excursions — intellectuelles, plus
qa'à des relations directes et profondes avec le génie « élranger, » que tous ces fantaisistes habiles durent le succès et môme la gloire. II. en était ainsi non-seulement pour les lettres, mais
encore pour la philosophie, pour la politique, pour l'his- toire. Parmi les peintres, bien peu aussi avaient eu le pri-
vilège d'admirer les ciels « étrangers ; » et c'était dans ces rares échappées que leur talent avait saisi l'origina- lité et la force. Je ne parle pas de la petite colonie mo- nacale qui s'enterre dans les catacombes de Rome. Mais il se trouva, un beau jour, qu'un artiste enragé eut l'idée d'aller voir en Orient des patrouilles et des caravanes, des écoles et des cafés ; un autre, en Algérie et dans le Maroc, dos femmes voilées, des Mauresques qui dan- |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XVII
sent, des cavaliers arabes, des lions et des panthères; un
autre, en Suisse, une desconte de troupeaux, le long d'un ravin; un autre... Quels aventuriers! Peintres et littérateurs cependant, presque tous, con-
servèrent, sous le règne de la dernière école, outre leur humeur française, — ce qui n'était pas un vice, bien au contraire, — leur point do vue national et par consé- quent borné, leurs préjugés français, c'est-à-dire exclu- sifs, leurs idées particulières. Mais, à présent que des communications faciles ont
mis tous les peuples en contact, il y a déjà une généra- tion de jeunes hommes qui savent les langues, qui ont étudié, loin φ leur patrie, le vieux monde asiatique ou le nouveau monde américain. Comment rester enfermé maintenant dans de petits systèmes philosophiques, re- ligieux, politiques, littéraires, artistiques, dans de pe- tites cellules, dans de petits symboles, dans de petites mythologies, quand toutes les religions et toutes les in- stitutions, toutes les pensées et toutes les formes, se pé- nétrant après s'être confrontées, se modifiant par une influence réciproque, altèrent ce qu'elles ont de trop indigène et ravivent ce qu'elles ont de cosmopolite et de général ; quand les cultes, les plus hostiles jadis, fra- ternisent ensemble ; quand les révolutions politiques ont dispersé dans toutes les contrées, et rapproché les uns des autres, des missionnaires de tous les sentiments et de tous les langages ; quand l'émigration de peu- plades entières, so précipitant devant elles à l'aventure, est devenue un phénomène chronique ; quand la Chine est ouverte aux Européens et que les Chinois eux- mêmes sortent de chez eux et envahissent l'Amérique |
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XY1II NOUVELLES TENDANCES DE l'àRT.
occidentale ; quand les Indiens et tous les habitants do
l'antique Asie viennent visiter les expositions européen- nes, où le monde entier se donne rendez-vous ? Oh! c'en est fait des vieux stigmates de race, des vieilles supersti- tions locales, des vieilles formes embaumées par chaque peuple à l'ombre de ses frontières. Il n'y a plus qu'une race et qu'un peuple, il n'y a plus qu'une religion et qu'un symbole : — l'Humanité! III
La révolution à faire — la révolution qui se fait en
poésie, —art et littérature, — concerne donc directe- ment la pensée, et non point seulement la forme, le style, la manière, l'expression. Car le génie plastique est libre dorénavant. L'originalité, l'individualité, ne sont elles pas conquises? L'habileté des écrivains et des artistes n'est-elle pas extraordinaire? Jamais on n'a pratiqué les lettres et les arts, manié la langue, la cou- leur, le dessin, la forme en général, avec plus de dex- térité. Jamais on n'a exécuté plus adroitement. Ce n'est pas sur ces points-là qu'on peut progresser aujour- d'hui. Et, si la révolution est à faire dans la pensée, elle est
à faire par conséquent dans le sujet môme des arts. C'est étonnant peut-être, mais c'est vrai. Lorsqu'on a risqué de soutenir que le sujet était indifférent dansles arts, ce fut précisément une simple protestation contre l'impor- tance prétendue des sujets héroïques et consacrés. Oui, peut-être, le sujet n'importe, — pourvu que l'âme hu- |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XIX
maine soit intéressée dans la création de l'artiste et que
l'homme lui-même en soit le « héros. » Voici néanmoins comment le changement de la pen-
sée entraîne celui du sujet : Legrand mouvement qui constitua ce qu'on a appelé
la Renaissance fut d'oser faire des figures selon des types particuliers, au lieu des types orthodoxes et inva- riables. En ce sens-là, le Romantisme a suivi l'impulsion de
liberté donnée aux imaginations par le seizième siècle, quoique, en un autre sens, il ait réagi contre la Renais- sance qui avait ressuscité les vieux dieux do l'Olympe, et que, se faisant résurrcctionnisto à son tour, il ait surtout restauré le vieux style du moyen âge. Mais, si la Renaissance, et après elle toutes les écoles
qui se sont succédé en Europe depuis trois siècles, ar- rachèrent à l'allégorie religieuse sa forme immobile, elles en conservèrent le fond, néanmoins. L'art chrétien avait été, et il a continué d'être une mythologie, aussi bien que l'art païen : — un véritable hiéroglyphe, en- veloppant la pensée dans une forme symbolique. Ainsi, tandis que les païens, au lieu de faire une
femme, avaient fait une Vénus, les chrétiens firent une Vierge. Dans l'une comme dans l'autre allégorie, Vénus et Vierge voulaient dire la femme parfaite. Et le sur- plus du genre féminin avait pour emblèmes, chez les païens les chœurs de déesses et de nymphes, gracieux cortège de la mère de l'Amour, chez les chrétiens les chœurs de saintes et do martyres, pieux cortège de la mère du Rédempteur, Il en fut de même pour exprimer toutes les autres
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XX NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
idées. Toute idée se traduisait dans une personnification
métaphorique. Voulant fabuliser la torture du génie, les anciens attachaient le Prométhée à son Caucase; les chrétiens ont attaché le Christ à sa croix. Pour la force initiatrice et souveraine, les anciens avaient Jupiter ton- nant, (i le maître des dieux et des hommes; » les chré- tiens eurent le Père éternel, générateur primitif et juge suprême; pour la jeunesse et la beauté poétique, les uns glorifiaient l'harmonieux Apollon, les autres le doux saint Jean, le disciple bien-aimé. Ainsi du reste. Et au- dessous de ces allégories empruntées à la forme
humaine, les deux mythologies empruntaient également aux autres formes vivantes, soit la colombe immaculée et l'agneau sans tache, soit l'aigle conquérant et le cygne voluptueux. Les systèmes végétal et minéral eux-mêmes appor-
taient leurs notes dans cette langue conventionnelle et jusqu'à un certain point ésotérique. Tout avait été envahi par des êtres imaginaires : le
paganisme, qui affectionnait le domaine de l'homme ici-bas, avait peuplé de faunes et de satyres les forêts, de naïades les fontaines, de tritons et de sirènes la mer; le christianisme, tourné vers la future demeure des âmes, avait étoile son ciel d'anges et d'archanges, do chérubins et de séraphins, intermédiaires entre l'homme et la Divinité. Ces créations singulières pouvaient signifier beaucoup,
et elles signifiaient, en effet, toute une doctrine pour les initiés au culte antique ou pour les fidèles du culte qui le remplaça. Mais, en dehors des adeptes, lettre close et logogriphe. |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXI
Nos anges ailés sont pour les Orientaux ce que sont
pour nous leurs chimères ailées : des fantaisies plus ou moins charmantes. Les Chinois ne sauraient deviner ce que veut dire l'agneau couché sur la croix, pas plus que nous ne devinons le sens des dragons et des monstres fantastiques qui flamboient sur leur architecture, sur leurs étendards, sur leurs vases, sur leurs étoffes. C'est pourtant le langage de leurs croyances, de leur science, de leur pensée, de leur vie, et le résumé de leur civili- sation partielle. Nous appelons ici cette langue plastique — des chinoiseries. Soit. Mais comment appelle-t-on là- loin les produits de l'imagination occidentale? La Renaissance, ni les écoles subséquentes jusqu'ici,
n'ont donc point rompu avec le symbolisme du moyen âge. Les grands hommes du seizième siècle ont toujours mis en œuvre la même idée, quoique dans leur moule individuel. Ils ont métaphorisé autrement, mais sur le même thème. Peu importe que Raphaël ait pris sa Mar- garita pour faire une Madone : c'est, au fond, l'idée catholique. De plus, ils ont ravivé, à côté des fictions chrétiennes, les fictions du paganisme. En pendant à ses Madones, à sa Transfiguration, à sa Messe de Bolsène, à ses Archanges aux ailes irisées, Raphaël peignait des Apollon et des Vénus, VEcole d'Athènes et le Parnasse ; do môme que Titien peignait ses Vénus et ses Danaé, en pondants à son Assomption de la Vierge et à ses Sainte Famille. Et Michel-Ange, et le Vinci, et le Corrége, et tous les autres ont fait comme eux. C'est entre ces deux langues — ces deux arts — qu'ont
alterné toutes les écoles artistes et littéraires depuis trois siècles. Il n'y a, en effet, dans notre Occident, que b.
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XXII NOUVELLES TENDANCES DE L ART.
deux formes, qui expriment chacune une idée partielle,
— l'allégorie catholique et l'allégorie païenne, — éga- lement impénétrables pour les « étrangers, » et même également indifférentes à l'esprit moderne des peuples qui s'en servent encore. Ce n'est pas cela qu'il faut à l'art du dix-neuvième
siècle. IV
Mais, dira-t-on, voilà, si l'on veut, pour la poésie
religieuse, tout naturellement mystique, puisqu'elle tra- duit des dogmes plus ou moins abstraits. En tout pays, les cultes ont matérialisé dans un art emblématique l'idée, qui, pour pénétrer jusqu'à l'esprit, a souvent be- soin de passer par les sens. N'est-ce pas par l'œil, cette «fenêtre do l'âme, » qu'entre la lumière'? L'Egypte et l'Inde antique ne sont pas en reste avec les Occidentaux modernes. Chaque nation a soniconolâtrie, et les sau- vages ont leurs idoles. Il n'y a que les peuples issus de la Réforme qui n'en aient plus. Oui. Il est certain que notre art religieux — comme
tous les autres, d'ailleurs, — exprime une idée par- tielle, spéciale à notre Occident, incommunicable aux autres peuples qui ne partagent pas nos doctrines et nos superstitions. Ecartons cela, et examinons d'autres idées, que les arts ont aussi traduites en tout temps, et qui sont, apparemment, l'objet de la poésie, tout comme les idées supernaturelles. Les arts ne raprésentent-ils pas aussi les traditions historiques, la vie réelle des peuples ? |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXIII
— Eh bien, là encore, dans l'évocation de l'histoire,
l'art employa toujours une espèce de mythologie. Là encore, c'est une langue fictive et détournée. Il y a toute une série de personnages, brevetés par les auto- rités soi-disant compétentes, qu'on s'accorde à employer pour représenter des qualités humaines, comme tout à l'heure on employait des personnifications divines pour représenter des pensées immatérielles. C'est une comé- die, comme tout à l'heure c'était un « mystère. » Dégui- sement toujours,, et mascarade. Achille, n'est-ce pas le courage, Ulysse la prudence, Ajax l'audace furieuse, Léonidas le dévouement patriotique, le vieux Brutus la vertu stoïque, etc. ? Véritables signes d'un alphabet con- venu par les poètes et les artistes, caractères hiérogly- phiques qui ont une valeur reconnue comme dos mots de la langue, prétextes qui couvrent et enveloppent un sens voilé, sortes de coquilles qu'il faut casser pour saisir le fruit qui est dedans, — mannequins qui simu- lent la vie. Après les dieux, les demi-dieux, les héros.
— Oui, en effet, cela tient encore à la Fable et exige,
pour être compris, une initiation particulière aux loca- lités, spéciale à certains groupes de peuples, étrangère aux autres. Passons. — Eh bien, après les héros, plus ou moins fabuleux,
nous avons encore les monarques et les princes, qui sont à leur tour les représentants de l'histoire plus ou moins proche, comme les héros signifient les vieilles traditions. N'est-ce pas là toujours une fiction, un esca- motage delà nature humaine? Bien plus, dans la représentation de la nature exté-
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XXIV NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
rieure à l'homme, de la terre et de ses magnificences,
— dans le paysage, — on a presque toujours introduit des ornements empruntés à la Fable. Au début de la Renaissance, on ne connaissait guère
la spécialité du paysage : quand le Titien peignit cette superbe campagne où il a couché sa Vénus (n° 468 du Louvre), quand le Corrége peignit le bosquet sous lequel dort sa blonde Antiopo, la terre et le ciel étaient en- core considérés comme des dépendances et des acces- soires des personnages, La seconde génération des maî- tres, trop vantés jusqu'ici, les Carrache, l'Albane, le Dominiquin, le Guide, etc., commencèrent à subor- donner les figures à la nature extérieure. Le « genre » du paysage se trouva créé et détaché du grand faisceau poétique, mais à condition toutefois de l'illustrer avec de belles mythologiades. Ce n'était point vraiment cette nature vulgaire de
l'Italie contemporaine qu'on peignait : c'était une Grèce imaginaire et apocryphe, avec des Apollon et des Daphné, des Diane et des Actéon, des Hercule et des Acheloüs, des Adonis et des Narcisse. A la suite des Romains et des Bolonais, Poussin, le
noble Poussin, inventa— à Rome — des paysages indiens (Bacchm), égyptiens (Moïse), athéniens (Diogène), etc., des Bacchanales et des Arcadies ; et son ami, le grand amoureux du soleil, Claude le Lorrain, ne se contentait pas des splendides lumières qu'il faisait rayonner sur la terre, il fallait encore que, dans ses délicieux paysages, il mît ou fit mettre des Ulysse et des Cléopâtre. Le soleil ne se fût pas couché tranquille sans unEnée au premier plan. Cette antidate do nature, si l'on peut ainsi dire, est
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXV
singulière, et pourtant, — sauf quelques caprices des
Napolitains et des Espagnols, sauf aussi certaines frac- tions des écoles du Nord, dont nous parlerons plus loin, — elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours, jusqu'à la nouvelle école de paysagistes qui fait aujourd'hui la gloire de la France. Ainsi, pour représenter des idées, on représentait les
dieux; pour des facultés, les héros; pour dos faits, les princes; et pour représenter la nature elle-même, on Vallégorisait encore, quant aux lieux et aux temps, par des placages stéréotypés do figures mythiques ! Voilà, malgré leur variété d'expression, les sujets in-
variables, adoptés jusqu'ici par la généralité des poètes et des peintres. Chacun peut s'en convaincre, en analysant à ce point
de vue les œuvres des maîtres, soit dans les musées, soit dans les livres. A la sculpture s'appliquent également toutes ces
observations relatives à la peinture. En sculpture, cet examen serait bien plus probatif encore : toujours les deux mêmes moules, depuis le Moïse et le Bacchus de Michel-Ange, la Diane et le Christ au tombeau de Jean Goujon, le Milon et l'Andromède de Puget, la Madeleine et la Psyché de Canova, jusqu'à la Psyché de Pradier, au Spartacus de Foyatier, à la Minerve de Simart, à l'Eparninondas de David d'Angers, aux Gracques de M. Cavelier, et à tous les sujets symboliques qui en- combrent les expositions contemporaines. Et sur l'architecture, que ne pourrait-on pas dire de
ses anachronismes et de ses pastiches, ou de son insi- gnifiance absolue! |
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NOUVELLES TENDANCES DE L ART.
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XXVI
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Mais nous avons-là, sous la main, le catalogue (van
Hasselt) de l'œuvre immense produit par un dos plus libres génies delà peinture. 1461 sujetsI Quels sujets? c'est curieux : 565 sujets empruntés à la tradition chrétienne ; 295 à
la Fable païenne et à l'allégorie; 74 seulement à l'his- toire, — à l'histoire des héros et des princes, bien en- tendu , depuis Romulus jusqu'à l'archiduc Albert ; 277 portraits, presque tous, — sauf ceux du peintre lui- même (15), de ses femmes (5 Isabelle, 17 Hélène), et de quelques amis (van Dyck, Brvegel, Snyders), — presque tous portraits de héros ou de princes; 66 paysages, la plupart enrichis de sujets païens ou catholiques; enfin, 46 « sujets familiers et d'imagination, » parmi lesquels se trouvent encore classés des portraits, des Jardins d'Amour, des Guerriers romains et des études. Peut-être bien reste-t-il une douzaine de tableaux où ce fougueux naturaliste, comme on se plaît à nommer Rubens, ait peint « l'homme pour l'homme, » en dehors des my- thologies et allégories, des héros et des princes. Il fallait donc que calte ancienne société fût bien
absolument théocratique et oligarchique ! Mais où est donc représentée la société — sociale, — scientifique et industrielle, intelligente et laborieuse? Où est l'homme?
V
L'homme n'existait pas dans les arts d'autrefois,—
d'hier ; et il reste encore à l'inventer. Presque jamais l'homme, en sa simple qualité |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXVII
d'homme, n'a été le sujet direct de la peinture et des au-
tres arts plastiques, ni môme de la littérature ; car les deux écoles poétiques se suivent toujours parallèlement et n'en font qu'une, Sans doute il y eut des exceptions, et ceux-ci sont
grands parmi les pius grands, dont le génie a peint la nature humaine sans le prestige des fictions religieuses et poétiques. C'est même là leur véritable cachet d'im- mortalité. Ce sera l'éternelle gloire de Rabelais, de Molière, do
Shakespeare, de Cervantes et de quelques autres bien rares, d'avoir fait des hommes, et de ces hommes des noms propres, aussi dignes d'admiration que les héros α chéris des muses. » Panurge vaut bien Thersite ; Othello, le furieux Oreste ; don Quichotte, l'invincible Achille; et le bon Arnolphe courant après son Agnès n'est pas moins intéressant que l'époux de la perfide Hélène, sous les rnurs d'Ilion. 11 se trouva môme, vers ce temps-là, un malin génie,
qui, n'ayant pas, selon l'orthodoxie poétique, le droit de prendre des hommes pour les exploiter en scène, et n'ai- mant pas à se compromettre avec les héros, prit des bêtes, et les fit parier avec autant d'esprit que des princes : — La Fontaine. Le roman aussi, presque dès sa naissance, risqua des
allures très-audacieuses, et l'on sait quelle émotion ex- traordinaire causa la Nouvelle Hèloïse de Jean Jacques, qui se permettait d'attendrir le public avec une « hé- roïne» dont la race, noblo encore pourtant, ne tenait ni à Jupiter, ni à César, ni à Louis XLV. Pour le théâtre également, ce téméraire dix-huitième
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XXYIH NOUVELLES TENDANCES DE L ART.
siècle, qui a tout essayé, s'aventure avec Diderot dans le
drame vulgaire, on réaction contre la tragédie héroïque. Et, de nos jours, après une assez longue diversion,
quelques écrivains de théâtre et de roman, Balzac et George Sand, entre autres, devront à cette tendance ré- novatrice leurs principaux titres devant l'avenir. En peinture, les exceptions à la furia héroïque n'ont
pas été plus communes que dans les lettres. La vieille race latine a toujours été naturellement ré-
tive au sacrifice de ses momies traditionnelles. Quel scandale en Italie quand le Caravaggio et ses compa- gnons, y compris le Français Valentin, se mirent à pein- dre, de grandeur naturelle, do rudes aventuriers comme eux-mêmes, bien armés et empanachés, et fort contents d'être au monde! Auprès d'eux, Ribera l'Espagnol, et après lui Salvator, son élève, s'éprirent aussi de sujets analogues et montrèrent quelquefois « l'homme ordi- naire, » avec une vigueur grandiose et une vérité ter- rible. Encore ces violents «naturalistes»exprimèrent-ils mieux les rides de la peau ou les friperies du costume que la profondeur des sentiments et des caractères. En Espagne, à côté de l'art le plus mystique qui ait
peut-être jamais existé, en Espagne, ce pays des con- trastes extrêmes, le peintre de Philippe IV, le splendide Velazquez, a peint royalement des buveurs et des bohé- miens, de grandeur naturelle 1 et après lui, le peintre des extases et des apparitions vaporeuses, le suave Mu- rillo, a donné aussi la vie à des mendiants etilluminé de sa chaude couleur de simples mortels riant à la coupe ou mordant à la grappe. Chez les Français, un moment, les frères Lenain,
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NOUVELLES TENDANCES UE L'ART. XXIX
sorte d'Espagnols égarés , représentèrent , avec une
gravité naïve qui atteint au style, des paysans et des travailleurs, mais en diminutif. C'était le bon moyen d'ôtre peu remarqués sous le règne de l'emphatique Le- brun ; aussi ne sait-on presque rien de la biographie de ces maîtres singuliers. Au dix-huilième siècle, Watteau, Chardin, Greuze,
Boucher môme etFragonard, firent des sujets familiers, pastorales et paysanneries, boudoirs et conversations, scènes do famillo et de ménage ; en petit toujours, la grandeur naturelle étant réservée de droit à Vénus et à Pompadour. Les amateurs du «grand genre» ont beau contredire :
cette « petite » école-là est peut-être la plus française — la seule française—de toute notre tradition. Au seizième siècle, nos artistes, — sauf les Clouet, Flamands d'ori- gine, — ne furent-ils pas tous Florentins? au dix-sep- tième siècle, Romains? L'illustre Poussin, quelle que soit sa valeur philosophique, n'est-il pas encore plus dé Rome que des Andelys? Aussi cette école fringante des « petits)) maîtres du
dix-huitième siècle inspira-t-elle bientôt une profonde horreur. La mythologie et l'héroïlogie reprirent vite le dessus, et Louis David, qui avait pourtant ses sans- culottes sous la main, retourna chercher dans les temps antiques des figures déshabillées. Mais les déshabillés de Watteau valent mieux que les siens. Ce qui demeu- rera le chef-d'œuvre du peintre des Horaces, de Brutus, de Léonidas, c'est précisément un sujet de son temps, qu'il peignit d'impression, d'après nature, le Marat as- sassiné dans sa baignoire. |
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XXX NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
A la vérité, ces écoles de fossoyeurs et de résurrec ·
tionnistes semblent enfin avoir été vaincues à leur tour par le Romantisme. VI
Une seule exception à la mythomanie, exception ca-
ractéristique parce qu'elle fut durable et profonde, se remarque dans l'histoire de l'art : — chez les Néer- landais. Le génie germanique, en opposition au vieux génie
romain, ne s'est jamais affolé de traditions qui lui sont étrangères. La race du Nord n'est point portée à dissi- muler l'homme sous le dieu et le héros. Chez elle, l'homme de la nature, comme on eût dit au dix-hui- tième siècle, s'affirme et s'étale carrément, tel qu'il est, sans nimbe ni auréole. Aussi les Pays-Bas, malgré la pression persévérante
do la civilisation latine, sont-ils demeurés fermement attachés à la terre et à l'humanité, tandis que les Ita- liens, et à leur suiteMous les peuples romanisés, se per- daient dans de célestes fantasmagories. Ce type réaliste, ce n'est point dire antipoétique, il
s'en faut bien , la Néerlande l'avait conservé au cours du moyen âge, et c'est là l'originalité de ses grands hommes du quinzième siècle, des van Eyck et des Mem- linc par exemple, qui néanmoins, on en conviendra, se tiennent assez glorieusement à côté des plus nobles maî- tres de tous les pays. Un instant, au seizième siècle, la passion de l'Italie
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXXI
saisit, à la vérité, les artistes du Nord, et il arriva,
ce qui était infaillible, que leur école, dénaturée par l'imitation, disparut obscurément. Tous ces transfuges insensés, qui coururent alors au delà des Alpes pour apprendre à pasticher un art hétérogène, ne comptent point dans l'art de leur patrie. C'est au dix-septième siècle que resplendit de nou-
veau la peinture néerlandaise; et, pour la partie fla- mande, ce n'est pas tant Rubens et van Dyck qui la caractérisent, que Jordaens et Snydors, Brvegel, Teuiers, Craesbeck et autres. Entre nous, Rubens et van Dyck sont autant de Venise que d'Anvers, et, par leur biogra- phie comme par l'analyse de leur talent, on pourrait prouver sans aucun paradoxe, sous réserve assurément do leur génie natif, que leur inspiration, leur stylo, leurs qualités, leurs pratiques et leurs sujets, appartiennent aux écoles vénitienne, génoise, parmesane, à l'école es- pagnole de Velazquez, et spécialement pour Rubens à l'école florentine, oui, à l'école de Michel-Ange; il en est. Les autres artistes des Flandres, cependant, faisaient
tout tranquillement leurs bonshommes peu héroïques, leurs magots, comme disait Louis XIV, et traduisaient sans vergogne la Vie de leurs contemporains. Mais c'est surtout au nord des Pays-Bas, dans la Hol-
lande d'aujourd'hui, que s'accusa le caractère profondé- ment humain de l'école néerlandaise. Los luttes de la Réforme et du patriotisme à la fois y furent pour beau- coup sans doute. Rembrandt... C'estcelui-là qui n'est point mystagogue,
et qui est pourtant le plus magicien des peintres ; c'est celui-là'qui aimo «le genre humain,» et fort peu le |
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ΧΧΧΠ NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
genre héroïque ; c'est celui-là qui s'attache à la nature,
à la réalité, et qui est pourtant le plus bizarre, le plus chimérique , le plus original de tous les inventeurs d'images. Et pourquoi donc Rembrandt est-il un si grand pein-
tre et un si grand poëte ? pourquoi donc, en ces der- niers temps, a-t-il monté, monté, dans l'estime des ar- tistes, jusqu'à être'sur la môme ligne que les princes de l'art, ainsi que leurs sujets révérencieux les appel- lent? Pourquoi ce paysan du Rhin, van Rijn, qui s'est formé dans son moulin, se trouve-t-il désormais à la hauteur des «nobles» et α divins » peintres qui ornè- rent les cours des papes et des souverains? Et quels sont donc les tableaux sublimes qu'il a lé-
gués à la postérité? A quel héros a-t-il attaché son nom pour le rendre immorlel ? Quels sont ses Achille et ses Enéo, ses Léon X et ses Charles-Quint, ses François Ier ou ses Louis XIV? Il a fait une bande d'arquebusiers, qui sortent pêle-
mêle de leur doele, capitaine et lieutenant en tête, un gamin qui court devant, coiffé à la grotesque d'un vieux morion, une petite fille lumineuse qui porte un coq, un gros tambour contre qui un chien aboie, des groupes confus qui s'agitent dans l'ombre ou qui scin- tillent sous un rayon. C'est tout, et cela s'appelle la Ronde de nuit, de Nachtwacht, te Nightguard, the Night- ivatch, ou autrement, si vous l'aimez mieux. Le nom ne fait rien à Paffaire. Il a peint aussi un chirurgien, l'honnête professeur
Nicolas Tulp, qui dissèque un cadavre et démontre l'a- natomie à de jeunes curieux de la science. Cela s'appelle |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXXtll
la Leçon d'anatomie, mais ce serait un mauvais pendant
à V Ecole d'Athènes, de Raphaël. Il a point encore cinq bourgeois d'Amsterdam , paisi-
blement assis autour d'une table, et coiffés de chapeaux à grands bords, qui ombragent leurs têtes sérieuses. On les appelle les Staalmeesters, ou les Syndics, ou les maî- tres plombeurs de la corporation des drapiers. Ils sont là pour les affaires de leur gilde, mais ils pourraient aussi bien s'occuper ensemble des destinées du monde, de la Réforniation religieuse peut-être, ou de la poli- tique de l'Europe, ou du commerce avec les Grandes- Indes, ou de science, ou de beaux-arts. On a vu de pa- reils bourgeois, dans ces pays-là, sur les bords du Rhin ou de l'Escaut, contrarier les royales maisons d'Autriche et d'Espagne.
Notez que tous ces illustres inconnus sont de grandeur
naturelle.
Quelles sont encore les autres œuvres de Rembrandt,
après ces chefs-d'œuvre? Au musée du Louvre, par exemple , un voyageur blessé qu'on transporte dans une hôtellerie (dit : le bon Samaritain) ; deux hommes qui re- connaissent un de leurs amis à la table d'un estaminet de campagne (dit : les Pèlerins d'Emmaï/s); le ménage d'un menuisier (dit : la Sainte Famille); un philosophe en méditation (n'est-ce point Diogène ou quelque autre Grec?). Puis, dans toutes les galeries de l'Europe, bien d'autres sujets aussi peu ambitieux : des femmes qui se baignent et qu'on appelle des Suzanne, des vagabonds qui pèchent à la ligne et qu'on appelle des Tobie, de vrais paysages — sans Enée, — et une foule de portraits assez surprenants. |
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XXXIV NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
Et autour de Rembrandt, toute l'école de son pays a
la même tendance : Frans Hals et van dor Helst, Ferdi- nand Bol et Govert Flinck, Adriaan Brouwer et les van Ostade, Aalbert Cuijp et Paulus Potter, Terburg et Metsu, Jan Steen, Pieter do Hooch et van der Meer de Delft, les Wouwermans et les van de Velde,, Ruisdael et Hob- bema, et une douzaine d'autres historiens de génie, qui ont représenté la vie de leurs compatriotes,, à l'intérieur des maisons et sur les places publiques, sur les canaux et les grands chemins, par terre ou par mer, sous les ar- bres ou au bord des ruisseaux ; cavaliers, chasseurs, marins et pêcheurs, bourgeois et marchands , pâtres et bûcherons, laboureurs et ouvriers, musiciens et ribauds, femmes et filles, avec leurs enfants, celles qui en ont; dans le recueillement de la famille, dans la joie des ker- messes, dans le débraillé de la guinguette, dans les tra- vaux rustiques , aussi dans les graves assemblées et les conciles ; — dans toutes les occupations et les distrac- tions de la vie. Où trouver, chez n'importe quel peuple, une histoire plus consciencieuse, plus naïve et plus spi- rituelle , plus vivante , que celte histoire peinte des mœurs et des actions ? C'est la peinture qui a écrit l'his- toire des Pays-Bas, et même une certaine histoire de l'humanité. Tout cela cependant a été considéré jusqu'ici comme
« petite » peinture, — peinture « de genre, » — et les « petits » maîtres, — Rembrandt lui-même ! — comme des naturalistes grossiers, à la queue du grand art euro- péen. |
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• NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXXV
Vil
Non, l'homme pour l'homme n'a presque jamais été
traité dans sa proportion et selon son mérite, excepté par ce fils de meunier hollandais, par les quelques réa- listes que nous avons rappelés précédemment et par quelques excentriques de notre époque. Ce fut la valeur de Géricault et do Léopold Robert
d'avoir touché à la vie contemporaine, celui-là en pei- gnant sa Méduse et ses Cavaliers, celui-ci ses Moisson- neurs et ses Pêcheurs. D'autres encore, même parmi les vivants, sont entrés, avec plus ou moins de hardiesse, dans ce chemin désert, mais lumineux,— qui ne con- duit point au Parnasse. Il ne faut pas croire cependant que l'insurrection du
Romantisme ait absolument chassé de l'art du dix-neu- vième siècle les faux dieux, balayé l'Olympe et l'Ein- pyrée, congédié les vieux héros, et rendu à l'homme ce qui est à l'homme. L'art ne se métamorphose que par les convictions
fortes, assez fortes pour métamorphoser en même temps les sociétés. Quand les premiers chrétiens sculptaient leur foi sur
la pierre, sur le marbre ou le métal, ils étaient prêts à mourir pour elle. C'était l'idée elle-même qui les pas- sionnait et qu'ils tenaient à imprimer sur leurs images. Aussi ce Christianisme primitif eut-il un art tout à fait nouveau, qui se différencia essentiellement de l'art an- térieur. |
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XXXVI NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
Le Romantisme était si bien une forme indifférente
au fond, qu'on pouvait être romantique et cependant se ranger dans les différentes cases des partis : catholique, protestant, philosophe, absolutiste, libéral, républicain. Les peintres contemporains, en général, n'ont donc
guère fait que ce qu'avaient fait ceux de la Renaissance ; bien moins encore assurément : je veux dire qu'ils ont changé de creux, mais pour y couler toujours les mômes sujets et la même idée. Il serait facile de le prouver en analysant le catalogue de l'Exposition universelle ou les catalogues des expositions plus récentes. Feuilletez-y l'œuvre des artistes les plus célèbres : mi-partie sym- boles catholiques, mi-partie symboles païens; le reste, allégories., apothéoses, souvenirs ou portraits de princes ; ici une Vierge, là une Madeleine ; un Sphinx ou une Sibylle ; une Odalisque ou une Vénus. Parfois, quelque reine dont le bourreau va trancher la tête, ou de petits princes condamnés à mort., la majesté de la race étant la condition première de l'intérêt et de Γ attendrissement; ou bien, des images empruntées h la haute poésie et qui exigent une éducation de raffiné. C'est impitoyablement la double langue hiérogly-
phique, déjà signalée dans les œuvres des anciens maî- tres depuis la Renaissance. Combien compterait-on de peintres contemporains qui
fassent exception? peut-être le peintre du Massacre de Scio et des Femmes d'Alger ? peut-être le peintre des Braconniers qui s'en vont à l'affût, des Turcs qui fument à l'ombre, des Enfants qui jouent au soleil? S'ils ont encore des adhérences au pur romantisme, à «l'art pour l'art, » ot non pas précisément à « l'art pour l'homme, » |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. ΧΧΧΥΙ1
dans leurs caprices plus spontanés que réfléchis, ils sa-
vent néanmoins mettre tant de feu, de naturel et de vie, qu'ils élèvent leurs sujets quelconques à une significa- tion pleine de sentiment et de caractère. Mettons qu'Eu- gène Delacroix et üecamps appartiennent, jusqu'à un certain point et par certaines tendances irrésistibles, à cet arfnouvcau dont le Romantisme fut le précurseur, et que Courbet, presque seul encore, exprime tant qu'il peut. Mais n'y a-t-il pas à compter sur la génération qui
grandit et qui se débat aux arrière-plans? C'est la jeu- nesse qui trouve tout sans peine. L'instinct a chance d'inventer plus souvent que la raison. Ce sont les jeunes qui découvrent tout, qui, en tout temps et en tout pays, conduisent le monde, quoi qu'en puissent dire les vieux. Quel âge avaient les initiateurs de la présente école quand ils montraient la liberté à conquérir, et qui est conquise aujourd'hui ? plusieurs étaient déjà célèbres il y a trente ans 1 Quel âge avait donc Raphaël quand il a peint ses premiers chefs-d'œuvre? O jeunesse immortelle, c'est toi qui as l'audace et la
conviction. C'est toi qui te hasardes résolument vers l'inconnu. C'est toi qui passes à la nage les fleuves et les torrents pour aller sur l'autre rive cueillir des fleurs d'un parfum étrange et d'une couleur innommée. C'est toi qui escalades les montagnes et les glaciers pour aller regarder d'en haut ce qui resplendit tout autour. C'est toi qui cours après les chimères, qui les apprivoises et finis par les asservir au foyer domestique. C'est de toi qu'il faut attendre toute initiative et toute pénétration, tout entraînement salutaire vers la destinée. c
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χχχνιπ nouvelles tendances de l'art.
Ο mes chers artistes, que je ne connais pas, et qui
ambitionnez la Beauté et la Vérité, tournez-vous vers ce qui est jeune comme vous, et qui demeure éternellement jeune, et qui ne meurt point , vers la Nature, C'est par l'amour et l'étude de la Nature que se sont renouvelés, comme elle qui se renouvelle sans cesse, tous les arts et toutes les poésies. Attachez-vous à la pensée qui embrasse «le genre humain. » Car l'art est comme le chèvre- feuille : il a besoin de s'accrocher à quelque tige ferme et vivace, qui ne dépende point des saisons, de s'enrouler autour d'une idée résistante ; et quand le chèvrefeuille a trouvé ce tuteur complaisant que lui préparent les buissons et les hailiers, alors ne grimpe-t-il pas on toute liberté, souvent jusque parmi les branches des chênes ; alors il s'enfeuille, il boulonne et il fleurit. O mes jeunes amis, que je n'ai jamais vus, votre divi-
nation mieux que l'expérience, votre impatience mieux que la sagesse, vous crient, n'est-ce pas, que ce qui est ne doit pas être, par la seule raison que cela est ; car ce qui est le présent n'est pas l'avenir, et sera le passé de- main. Ce qui doit être,— le mot indique à la fois l'avenir et le devoir, —c'est à vous de le réaliser. Chaque géné- ration a charge d'idées, comme on a dit du poëte qu'il avait charge d'âmes. Pensez, parle/.,, agissez. En vieillissant, on se reproche
toujours de n'avoir point assez fait. Faites ! Il n'y a rien d'indifférent. Il n'y a pas un de vos gestes qui ne se ré- percute à l'infini. Tout homme est un dieu dont le fron- cement de sourcils agite l'univers. Quand on jette le moindre caillou dans un lac, tout en
est émouvé jusqu'au fond des abîmes. Chaque molécule |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXXIX
d'eau en est déplacée, et s'engage dans une série nou-
velle. Et si, après le plissement de la surface,, qui a glissé d'un bord à l'autre, tout semble comme auparavant, le niveau du lac n'en est pas moins exhaussé d'un degré imperceptible et incalculable. L'ancien ordre a été bou- leversé — par un caillou. VIII
En peinture et en littérature, dans tous les arts, les
dieux, — qui s'en allaient, on le disait depuis long- temps, — s'en sont allés. Ils sont partis et ne revien- dront plus. Et les héros avec eux sont déjà loin. On peut croire que le temps des hommes est enfin arrive. Seu- lement, et c'est la condition de leur succès futur, ils de- vront avoir meilleure mine que les héros de l'académie. Peut-être, à cette heure, y a-t-il quelque part des ar-
tistes obscurs, préoccupés de recherche intellectuelle et de tâtonnements pittoresques, volontairement confinés dans de misérables ateliers, et qui, comme Corneille, ont à peine des souliers pour sortir le jour et une lampe pour dessiner la nuit, et qui ruminent à vide, doulou- reusement, la pensée universelle, pour l'exprimer dans une langue intelligible à tous : Fiat lux ! Car ce qui importe maintenant, c'est de briser d'abord
la vieille prison du double symbole, de sortir de la Babel aux langues confuses, et de créer, par la vertu de la pensée commune, une langue commune aussi, une forme lumineuse, dégagée de toutes les ombres portées sur la nature humaine par les hautes frontières des systèmes |
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XL NOUVELLES TENDANCES DE l'àRT.
absolus, des préventions locales, par les erreurs de toute
sorte qui divisent encore la famille des nations. Et l'alphabet de cette typographie vraiment univer-
selle ne saurait avoir qu'un caractère commun, — l'homme. Alors los beaux-arts et les belles-lettres, au lieu de
n'être qu'une distraction de raffinés et d'érudits, une- sorte de curiosité aristocratique, comme ils Vont toujours été depuis la Renaissance, comme ils le sont encore, deviendraient une monnaie courante pour la transmis- sion et l'échange des sentiments, une langue usuelle à la portée de tous. Croyez-vous que le vulgaire en France, c'est-à-dire le
peuple français, se soit jamais beaucoup intéressé à Marot et à Ronsart, à Boileau et à Racine, à M. La- martine et à M. Hugo, parmi les lettrés, —à Poussin et à Lesueur, à Watteau et à Boucher, à Delacroix ou à Ingres, parmi les peintres? Pur amusement de raffinés, — desquels nous sommes, hélas ! On dit avec raison que les arts et les lettres ont tou-
jours été la véritable noblesse de la France. Noblesse, en effet, et qui n'a jamais beaucoup dérogé jusqu'à se mêler parmi la roture ineduquée. Mais c'est justement cette démarcation de classes intellectuelles qui est in- juste, et qu'il faut effacer. Et quand, suivant l'expression de M. Edgar Quinet,
« les formules fictives ayant fait place à l'accent spon- tané, » tout le monde serait initié à la languo des arts, exprimant des conceptions humaines, et par conséquent générales, alors, sans doute, sur la pensée commune se reformeraient de nouvelles allégories ; car l'allégorie |
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NOUVELLES TENDANCES DE l'AUT. XH
elle-même, nous le reconnaissons très-volontiers, est
aussi immortelle que la poésie sa mère; car tout art, comme toute langue, si universels qu'ils soient, reposent sur des rapports groupés : il n'y a point de mot ni d'i- mage, qui, dans l'usage, ne passe forcément d'une signi- fication d'abord spéciale et concrète à une harmonie analogue, plus ou moins collective et abstraite; sans quoi il faudrait autant de mots et d'images qu'il y a d'idées dans la tôte humaine et d'objets différents dans la nature, c'est-à-dire à l'infini. Mais de ces métaphores imprévues, de ces fables en-
fantées par l'accord réciproque de toutes les intelli- gences, tout le monde en pourrait soulever le voile. Il n'y aura plus de danger à enfermer l'idée dans des
hiéroglyphes, quand tout le monde, en ayant les clefs, pourra la délivrer. Voltaire, qui avait écrit quelque part : « Los fables ne
sont que l'histoire des temps grossiers, » a écrit ailleurs : « Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et neuves n'est-elle pas une belle chose ? » Assurément. La métaphore littéraire et pittoresque
est un beau masque de rhétorique ; mais encore s'agit-il de savoir ce qui est dessous. IX
Si la forme seule était intéressée dans les arts, quand
une certaine perfection plastique pour une certaine idée a été atteinte par un certain peuple, — et cela s'est vu plusieurs fois : en Grèce, au temps do Phidias et d'A- c
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XLII NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
pelles; en Italie, au temps de Michel-Ange et de Ra-
phaël, — il n'y aurait plus rien à faire pour la postérité, ■— rien, qu'admirer et imiter. Aussi les esprits superficiels qui ne pénètrent point
l'essence même des choses, les esprits courts qui ne se projettent point dans l'avenir, voyant derrière eux des images réalisées en toute perfection, et ne soupçonnant pas qu'on puisse réaliser une perfection analogue, ou môme supérieure, par l'invention d'une pensée tout autre, fixent le type de l'art et de la beauté, les uns dans l'Antiquité grecque, les autres dans la Renaissance talienne, quelques-uns même dans le moyen âge. Mais vraiment il n'y a point de type en art, pas plus
qu'il n'y en a dans la nature. Quel est le type du beau paysage? la campagne tor-
réfiée des tropiques, ou la campagne glacée du Nord? τ
l'Italie ou l'Ecosse? Aimez-vous mieux la mer, ou les
montagnes? le printemps ou l'automne? le calme ou la tempête? Quel est le plus beau type dans la race humaine ? le
type grec, ou le type romain? ou le type arabe, ou le type anglais? ou peut-être le type parisien? On demande souvent aussi aux phrénologistes : mais
enfin quel est le type parfait de l'organisation cérébrale? montrez-moi donc une tête qui ait tout comme il faut ! Mais Raphaël qui est peintre, Richelieu politique,
Molière poëte, Newton savant, Beethoven musicien, Watt mécanicien, tels qu'ils sont no les trouvez-vous pas comme il faut — pour ce qu'ils ont à faire ? car ils no sont, l'un peintre et l'autre poëte, celui-ci savant et celui- là politique, que parce qu'ils diffèrent. S'ils se |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'Alix. XLIII
ressemblaient tous, et les autres à eux dans un type
commun, un seul homme dispenserait do tous les hom- mes ; et alors il n'y aurait plus ni humanité, ni société ; il n'y aurait plus ni art, ni science, ni pensée, ni action., ni rien. Un dieu tout seul. Le néant. La recherche d'un type en art est donc absurde. Com-
ment croire que l'avenir soit — derrière nous 1 L'art est incessamment et indéfiniment muable et
perfectible, comme toutes les manifestations.de l'homme, comme tout ce qui vit au sein de l'univers. Pourquoi donc Michel-Ange et Raphaël n'ont-ils pas
désespéré, après Phidias et A pelles? Et comment se sont- ils élevés dans la poésie aussi haut que ces Grecs inimi- tables ? En noies imitant pas.
Ils poursuivaient une autre pensée, distincte de la
pensée antique, et ils Tont exprimée à l'aide de facultés qui, apparemment, ne sont pas le privilège d'un seul peuple, ni d'une seule civilisation, mais qui constituent le génie indéfectible de l'espèce humaino. Et pourquoi les siècles qui viennent ne produiraient-
ils pas des artistes aussi grands que Raphaël et Michel- Ange? Rien ne l'empêche. A la condition pourtant qui permit aux Italiens d'égaler les Grecs : à la condition de no point imiter la Renaissance, et par conséquent d'a- voir une autre idée et d'exprimer une autre civilisation. Sans cela, tout est fini,
Seule, la pensée fait les véritables révolutions. Chan-
ger la forme, c'est pure fantaisie, et chacun y peut con- tribuer du bout de sa plume ou du bout de son pinceau. Mais changer le fond, cela no so fait pas à plaisir. Il no |
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
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XLIV
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dépend pas d'unhomme, ni môme de plusieurs, de chan-
ger un art dans ses racines, pas plus que de changer une société dans sa constitution intime, La transmutation de Fart ne se fera donc que si, ef-
fectivement, l'esprit universel change. Change-t-il? Changera-t-il ! T. T.
Bruxelles, 1857.
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SALON DE 1844
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SOMMAIRE.
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Lettre a Théodore Rousseau. — Les Pyrénées..— M. Lamennais
en Italie. — Caractère de la peinture. — Le soleil couchant. — La mer. — L'art, l'industrie et la politique. — Abel le poète. — L'amour de la nature et le devoir social. — Paysages par-dessus les maisons. — Le soleil et la lune. — Les bois de Meudon. — Eugène Delacroix et George Sand. — Intérieur d'atelier. § I<r. — Désordre de l'exposiltoV — Principe et moyen de la pein-
ture. — L'invention et la pratique. — La musique et la couleur. — Caractère de l'école française. — Le romantisme. — Les gran-
des toiles. — MM. Couder, Biard, Gudin, Isabey, Dauzats, Phi- lippoleaux, Roubaud, Gigoux. — L'Andromède, du Puget. g II. — Souvenirs et Regrets. — Prudhon et Sigalon. —■ Louis Da-
vid, Géricault, Eugène Delacroix. — MM. Corot, Leleux, Diaz et Couture. § III. — Marilhat et l'Orient. — MM. Muller el Glai/.e. — Une
réponse de Michel-Ange. — Importance de la composition. — Le Buisson de Ruisdael. — Poussin, Géricault, Léopold Robert. — — M, Paul Delarochc.— De Lemud, Etex, Armand Leleux, etc. —
M. Papety. — M. Court. — Décadences et révolutions. § IV. — Le portrait,— Titien et liolbein. — Yelazquez et van Dyck.
— L'Homme au gant, — Deux portraits, par Raphaël. —- Rubens
eUordaens. — MM. Lehmann, Pérignon, Gallait, Jeanrou, Henry Scheffer, Horace Vemet, Winlerhaller, Alfred Dedreux, Louis Bou- langer, Anlonin Moyne, etc. — Margaïtta Blatter. — Pastels, mi- niatures et dessins. |
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SOMMAIRE.
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§ V. — Femme et enfant. — Vierge et Jésus. —La Charité, d'An-
dré del Sarte. — Caractère de la statuaire antique. — Le Faune à l'enfant. — La louve romaine. — Vénus et l'Amour. — Castor et Pollux. — L'art égyptien. — Isis el Horus. — L'art chrétien. — La Sainte Famille. — L'ange Gabriel et saint Joseph. — Ziegler. — De l'Allégorie. — Le Zéyhyr, de Frudhon. — Ary Scheffer.
— MM, Gallait, Charpentier, Jourdy, Decaisne, Saint - Evre,
Champmartin, Chasseriau., Saint-Jean, etc. § VI. — Le diable et le paysagiste. — Hoffmann et Schubert. — Un
paysage de Rousseau. — La nouvelle Lélia. — Histoire d'un pein- tre et d'un buisson.— L'imilalion el l'idéal.— MM. Coignet, Fiers, Troyon, etc. — Le ciel et la terre. — Suppression du soleil. — MM. Flandrin, Desgoffe, Aligny, Guignet, Jadin, etc. — M. Fran- çais. — Une énigme. § VII. — La sculpture,— La nature et la tradition. — L'art antique.
— L'amour chez les Grecs. — Jupiter, Léda, Ganymède. — Wiu-
kelmann et la phrénologie. — La Vénus grecque. — Le César ro- main. — Le Christ. — Histoire de la tête humaine. — La Renais- sance et Jean Goujon. — Le Puget. — Les Couslou. — David d'Angers et Barye. — MM. Bonassieux, Maindron, Gechler, Meu- nier, Jouffroy, Jaley, Bosio. — Calembour de l'Institut. — Le géant Encelade. —L'architecture et le palais des Beaux-Arts. |
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A THÉODORE ROUSSEAU
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Tandis que nous apercevons à peine quelque petit
carré de ciel, durement découpé comme à l'cmporte- pièce par nos fenêtres anguleuses, lu contemples en plein air les grands horizons du Midi. Où êtes-vous maintenant, toi et Dupré? dans les Landes, ou dans les Pyrénées? et que faites-vous, toi et lui? Bien sûr, tu re- gardes, comme toujours, avec tes grands yeux fixes et voraces qui n'en ont jamais assez et qui s'ouvrent comme des arcs de triomphe. Tout y passe, la grande armée des chênes de Fontainebleau sans se baisser, les montagnes et les torrents. A celte heure, les Pyrénées défilent sans doute sous la voûte de tes sourcils, pour s'arrêter do l'autre côté, en dedans, au milieu de ton imagination. Tu sauras bien, quelque jour, nous les retrouver dans la provision de souvenirs, et tu les verras toi-même plus clairement de loin que de près. M. Lamennais me disait à Sainte-Pélagie : « C'est singulier... je n'ai jamais bien vu l'Italie que depuis que je suis en prison. Quand j'ai été à Rome chercher un pape éclipsé, j'étais replié dans ma pensée; mais voici que s'éveillent aujourd'hui les images qui so sont glissées furlivement dans ma tête en traversant les yeux. » i
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A THÉODORE ROUSSEAU.
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Toi, cher poêle, tu as passé ta vie à regarder le grand
air, la pluie et le beau temps, et mille choses insaisis- sables pour l'œil vulgaire, La nature a pour toi des beautés mystiques qui nous échappent, et des faveurs secrètes que tu exploites avec amour. Devant la nature, quand on la sent et quand on l'aime, on est bien heu- reux d'être peintre comme toi. Autrement, le bonheur de la contemplation est en même temps une vive souf- france, puisqu'on est impuissant à exprimer son enthou- siasme. Nous autres profanes, nous n'avons qu'un amour stérile et douloureux comme une passion romanesque, impossible à satisfaire. Ton amour, ô peintre, est bien plus réel. La peinture, c'est le véritable entretien avec le monde extérieur, c'est une communication positive et matérielle. C'est une domination que tu exerces sur la nature, et de ce mélange amoureux il résulte un être nouveau, une création qui reproduit les éléments du père et de la mère, de la nature et de l'artiste. La plupart des hommes ne songent pas à voir. Ils
s'occupent d'autres choses qui leur bouchent les yeux : quand il faudrait, par occasion excellente, se servir du regard, ils se mettent à réfléchir bêtement. Aussi, que réfléchissent-ils? N'ayant point d'image à réfléchir, le miroir de leur cerveau demeure comme une mare con- fuse sous le brouillard. Au lieu de se livrer à une con- templation vivifiante, ils s'égarent sur quelque idée sans rapport avec la situation. J'étais une fois en voyage avec un bourgeois qui
s'était accroché à moi pour me faire voir son pays. Après une course fatigante dans des chemins tortueux, nous découvrons le soir une petite rivière profondément |
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A THÉODORE ROUSSEAU. 7
couchée entre deux rocs escarpés. Le soleil descendait
devant nous et commençait à enflammer les pics des ro- chers; tout un côté des bords du peut torrent était dans l'ombre, avec des valeurs de ton extraordinaires, qui se répondaient dans l'eau. Ces profils sombres, ces deux images entremêlées par les pieds, l'une frissonnante, la tête en bas, et noyée dans le gouffre du ruisseau comme la pâle Ophélia de Shakspeare, l'autre morne et immo- bile comme une immense statue de bronze, c'était une fantasmagorie pareille aux rêves d'Hoffmann. En môme temps, le bord opposé, recevant les jets du soleil cou- chant, était clair, rose, élincelant, pailleté de mille pierreries Quel site et quel contraste 1 quel admirable effet 1 Mon homme cependant se penchait avec curiosité
vers la rivière, et il s'écria plusieurs fois : « Comme l'eau est claire, comme l'eau est claire! » Moi, sans tourner les yeux, je lo poussai brusquement : «Mais regardez donc, lui dis-je, la lumière et le paysage. Lo soleil est prompt et l'effet capricieux. Vous aurez le temps, une autre fois, de vous extasier sur la limpidité de l'eau. » Ne t'ai-je point conté aussi ma première visite à la
mer? Nous étions parus d'un village qui n'était plus qu'à une lieue de la côte, toute une bande, à pied. Nous avions résolu d'arriver exprès par des dunes très-hautes, pour que je fusse saisi tout à coup par le grand spectacle de la mer. Je courus en avant de la troupe et, quand j'arrivai au sommet des dunes d'où je planais sur l'im- mensité, il y avait dans le ciel et sur la mer un effet d'argent, que je n'ai jamais revu depuis avec tant d'éclat, La mer et le ciel me semblèrent confondus dans un |
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8 Λ THÉODORE ROUSSEAU.
rayonnement surnaturel. Je me demandais où était la
mer. Il me paraissait que j'étais transporté bien au-des- sus de la mer et de la terre, dans une sphère plus lumi- neuse. Je fus saisi d'un enthousiasme expansif qui me serra la gorge. Ne pouvant m'onvoler, je me laissai glisser par terre, tout de mon long, pour ne plus sentir mon corps. Ne pouvant crier la gloire de la nature avec la vigueur des tempêtes, je me mis à pleurer doucement, doucement, sans faire de bruit, afin d'entendre la grande voix harmonieuse de l'immensité. J'étais là, sur le flanc, les yeux baignés dans la lu-
mière, quand notre monde arriva. Le premier do nos compagnons, m'apercevant ainsi affaissé et sans mouve- ment, vint fort empressé, et il me dit : « Est-ce que vous êtes malade? » Le sens de l'art, la Vision de la beauté, l'amour de la
nature, l'enthousiasme de la vie, sont bien rares. Au seizième siècle, c'était un sentiment presque général, Aujourd'hui, la société bourgeoise est tournée vers l'ex- ploitation des choses mortes, sous le nom d'industrie. Mais l'industrie n'est que le revers de la médaille so- ciale. La signification essentielle et profonde est écrite de l'autre côté. Ainsi, dans les médailles romaines, le revers de la tôle vivante est quelque emblème matériel, un fronton d'architecture ou une figure allégorique, un accessoire ou un moyen. Il est bien vrai que l'industrie est aussi humaine que
l'art. Il est bien vrai qu'elle se lie aux arts par des affi- nités encore mystérieuses; mais jusqu'ici ce sont deux mondes presque séparés. Car notre civilisation a frac- tionné l'homme en tronçons étrangers l'un à l'autre. La |
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A THÉODORE ROUSSEAU. 9
politique s'est toujours attachée à faire des castes, au
lieu de se proposer pour idéal « l'homme complet dans la société complète, » comme dit Pierre Leroux. Je conviens volontiers que cette race matérielle qui
n'a point encore accès dans le monde de l'esprit et qui se tient en dehors de la vie véritable, est fort utile; mais, tout en péchant des goujons dans la rivière, on peut admirer la lumière sur l'eau transparente et sur les rochers de la rive. 11 serait possible que, sans l'esclavage des classes inférieures, les riches n'eussent pas des habits neufs et une table somptueuse. Mais l'homme se passerait bien., à quelque degré, des recher- ches exagérées de ce qu'on appelle l'utile. La poésie est aussi utile que le pain et le fer. Pour ma part, j'aime- rais mieux vivre dans une belle campagne, moitié pen- seur, moitié paysan, avec une blouse et des sabots, du pain de ménage, des pommes de terre de mon jardin et du petit vin naturel, que de m'agiter dans une vie fac- tice et turbulente, au milieu du luxe et des jouissances matérielles. M. Lamennais me disait encore dans les découragements de sa prison : « J'étais né pour être jar- dinier. L'ambition du beau, du bien, du vrai, vaut mieux que l'ambition de l'argent. La véritable richesse est dans la modération, dans la fraternité humaine, dans un tra- vail bien ordonné, dans les jouissances du cœur et de l'esprit. » C'est le trésor caché du beau romau de Jeanne, par George Sand. Je ne vois pas que le problème social soit si difficile à
résoudre, posé dans les conditions naturelles, et Jean- Jacques avait quelque raison dans son début mélanco- lique de Y Emile : « Tout est bien sortant des mains de |
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10 A THÉODORE ROUSSEAU.
l'auteur des choses; tout dégénère entre les mains de
l'homme, » La cité de Dieu est au sein de la nature et do l'Egalité. C'est la République de l'avenir. Il y aura toujours, d'ailleurs, des tempéraments et
des caractères plus spécialement portés à la production matérielle : Caïn, le fort, à côté d'Abel, le poëte. Per- mets-moi un petit apologue qui sera sûrement de ton goût, mon cher Abel : Dans une famille de prolétaires, il y avait trois
frères : l'aîné était un homme vigoureux, sain de corps et d'esprit; le second, un pauvre infirme, privé de l'ouïe et de la vue, et perclus des membres ; le plus jeune, une organisation frêle et poétique, un esprit rêveur et vaga- bond, incapable de se fixer sur la réalité. Ses mains dé- licates se déchiraient à manier la bêche ou la charrue ; et, quand son frère l'emmenait aux champs pour le tra- vail de la saison, le jeune poëte s'arrêtait involontaire- ment devant les fleurs des prés, ou bien il considérait les découpures de la terre à l'horizon et les nuages du ciel. Alors, le travailleur aux larges épaules, aux mains
calleuses, lui dit : α Abel, mon frère, chargés de nourrir notre frère le perclus, nous avons donné au malade les premiers fruits de la terre et le plus pur extrait du fro- ment. Mais ces rudes fatigues t'épuisent, et la terre ré- siste à ton action débile. Abel, mon petit poëte, retourne à la maison. Va t'asseoir avec le pauvre malade sous l'ombre des charmilles; ou bien, va garder nos trou- peaux le long des montagnes. Fais ce que ton cœur t'inspirera. Le soir, quand je reviendrai du travail cham- pêtre, tu me raconteras tes impressions naïves et tu |
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A THÉODORE ROUSSEAU. li
m'enseigneras à aimer les beautés de la nature. La pen-
sée te révélera des secrets qui allégeront mon travail et lo rendront de plus en plus productif. J'aime à oxercer mon bras sur le monde. Le travail de mon bras suffira bien à notre aisance à tous trois. Car nous ne sommes pas destinés tous au même œuvre; mais l'ordre des choses est réglé, pour que nous vivions tous clans la liberté. » ïl ne faut pas cependant que l'amour de la nature, la
poésie ot l'art, nous isolent absolument des hommes et de la société. Bien au contraire, c'est là le lien normal de tous les hommes et de toutes les choses. C'est le môme sentiment que la religion universelle. Toi, cher Rous- seau, tu as pratiqué avec naïveté un détachement exclu- sif de tout ce qui n'est pas ton art. Tu es demeuré tou- jours étranger aux passions qui nous agitent et aux intérêts légitimes de la vie commune. Tu as vécu comme les solitaires do la Thébaïde dans une concentration un peu impie. Il est vrai que ta Thébaïde était un paradis cérébral, resplendissant de vie et de couleur. Mais tes inquiétudes secrètes et tes agitations, et tes souffrances instinctives, et quelquefois ton impuissance même dans l'expression de ta poésie, ne venaient-elles point de cetto séquestration excessive, de ce suicide d'une partie de tes facultés? En te mêlant un peu plus avec les hommes et avec les femmes, ton talent eût gagné sans doute en pé- nétration et en magnétisme, sans perdre de son origina- lité. Et d'ailleurs, si les hommes comme toi vivaient dans la vie commune, que n'apporteraient-ils pas à leurs semblables! Peut-être n'as-tu compris et pratiqué que la moitié du devoir, qui est le perfectionnement et l'éléva- |
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12 A THÉODORE BOUSSEAU.
lion de notre propre nature. Nous avons aussi le devoir
de contribuer directement au perfectionnement des au- tres créatures par une sainte communion de nos senti- ments et de nos pensées. Diras-tu que c'est là de la politique et non plus de l'art? Mais la politique est la sœur de ta poésie bien-aimée.
Quand la politique est fausse, la poésie souffre et ne peut étendre ses ailes. Te rappelles-tu le temps où, dans nos mansardes de la rue Taitbout, assis sur nos fenêtres étroites, les pieds pendants au bord du toit, nous regar- dions les angles des maisons et les tuyaux de cheminée, que tu comparais, en clignant de l'œil, à des montagnes et à de grands arbres épars sur les accidents du terrain? Ne pouvant aller dans les Alpes ou dans les joyeuses campagnes, tu te faisais avec ces hideuses carcasses de plâtre un paysage pittoresque. Te rappelles-tu le petit arbre du jardin Rothschild, que nous apercevions entre deux toits? C'était la seule verdure qu'il nous fût donné de voir. Au printemps, nous nous intéressions à la pousse des feuilles du petit peuplier, et nous comptions les feuilles qui tombaient à l'automne. Et avec cet arbre, avec un coin de ciel brumeux, avec cette forêt de mai- sons entassées, sur lesquelles notre œil glissait comme sur une plaine, tu créais des mirages qui te trompaient souvent dans ta peinture sur la réalité des effets naturels. Tu te débattais ainsi, par excès de puissance, te nour- rissant de ta propre invention, que la vue de la nature vivante ne venait point renouveler. La nuit, tourmenté d'images sans cesse variables et flottantes, faute d'un re- pos sur de véritables campagnes baignées de soleil, la nuit, tu te levais fiévreux et désespéré. A la clarté d'une |
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A THÉODORE HOUSSE AU. 13
lampe hâtive, tu essayais de nouveaux effets sur ta toile
déjà couverte bien des fois, et, le matin, je te trouvais fatigué, triste, comme la veille, mais toujours ardent et inépuisable. N'as-tu pas fait vingt paysages différents et successifs
avec le même motif, musique fantasque et toujours har- monieuse, variante sur le mémo thème, ton sur ton, couleur sur couleur? Quand je surprenais malgré toi ces caprices nouveau-nés, qui remplaçaient dans le môme berceau un caprice chéri pendant vingt-quatre heures et caressé avec passion, combien je te grondais do tuer ainsi tes enfants, de ne pas les élever jusqu'à une belle et forte jeunesse! Mais tu ne pouvais laisser une image fixe, ni prendre de nouvelles toiles pour tes nouvelles fantaisies. Que do fois j'ai voulu emporter de force tes ébauches sublimes! Tu aurais aujourd'hui une belle his- toire peinte do tes tourments d'artiste. Mais tu ne te contentais point d'une esquisse incomplète. Je le disais qu'on peut aussi accuser le soleil de faire le plus souvent des esquisses, et que les effets vagues sont les plus fré- quents dans la nature. Il est rare, du moins dans nos cli- mats, que le paysage soit écrit positivement avec des lignes arrêtées. Cependant tu no t'émouvais pas davan- tage à mes raisons, parce que tu ne cherchais pas lofini dans la peinture,, mais l'infini dans la poésie. Je conviens que j'étais à peu près aussi raisonnable qu'un homme qui, voyant sur la campagne un bel effet de lumière, voudrait arrêter le soleil et emporter la terro avec cet as- pect invariable, disant au soleil de prendre uno autre terre pour ses ébats ; comme si Ton ne pouvait pas se fier au soleil pour recommencer sans cesse sa magie 1.
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14 A THÉODORE ROUSSEAU.
éblouissante et pour vous surprendre à chaque nouveau
tableau. Alors tu me répondais comme pourrait faire le soleil :
« Bah! est-ce que je ne referai pas cela quand je vou- drai! » En effet, le soleil varie éternellement ses effets. A chaque seconde, il crée une nouvelle nature ; il fait de nouvelles images sur la môme toile. Ne ris pas, cher poêle, de te voir comparer au soleil,
comme Louis XIV, qui ne le méritait guère. Louis XIV était bien plutôt une lune qu'un soleil; car il recevait sa lumière des hommes de génie qui illustrèrent son siècle. Toi, tu illumines ta toile : tu es soleil relative- ment à la peinture; lune seulement par rapport à l'autre, qui rayonne dans l'immensité, et dont tu imites la splen- deur. Te rappelles-tu encore nos rares promenades aux bois
de Meudon ou sur les bords de la Seine, quand nous avions pu réunir à nous deux, en fouillant dans tous les tiroirs, une pièce de cinquante sous? Alors, c'était une fête presque folle au départ. On mettait ses plus gros souliers, comme s'il s'agissait de partir pour un voyage à pied autour du monde; car nous avions toujours l'idée de ne plus revenir; mais la misère tenait le bout du cordon de nos souliers, et nous rattirait de force vers la mansarde, condamnés ainsi à ne jamais voir dehors qu'un seul tour de soleil. Notre bourse ne durait guère. L'air de la Seine est bien vif, et il fait faim sous les bois. Le tabac de caporal est si bon, quand on court comme des chevaux échappés sous le vent, ou quand on se couche sur quelque colline pour regarder les bandes bleues de l'horizon ! Je ne me rappelle pas que la régie nous ait |
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A THÉODORE ROUSSEAU. 15
jamais fait présent d'une once de tabac, ni que les
cabaretiers de Saint-Cloud nous aient jamais offert l'hos- pitalité. Cependant nos promenades si modestes et si sobres,
mais si ardentes et si enthousiastes, valaient bien une course en équipage dans ce pauvre bois de Boulogne, saccagé par les fortifications. Que nous avons vu de belles choses ensemble, là-bas, pas plus loin que Meu- don ou Saint-Cloud l La nature nous faisait des orages gratis et des spectacles imprévus, tout exprès pour nous. Que tu étais heureux, mon cher peintre, quand le ciel voulait bien avoir des caprices, se voiler de nuages, et laisser passer au hasard des rayons mélancoliques 1 Après ces décorations splendides, que nos mansardes nous paraissaient grises, malgré leur superbe mobilier suffisant à nos besoins : un lit délabré, quelques fauteuils de la Renaissance, en bois de chêne, avec des loques de velours, un petit guéridon au pied contourné, une bougie chancelante dans un vase du Japon, une bouilloire à café, des livres poudreux et de belles esquisses des an- ciens maîtres, pendues aux lambris! C'était bien pauvre, mais moins laid qu'un salon bourgeois. C'est là que George Sand vint un jour le voir, amenée
par Eugène Delacroix. Toi qui n'as jamais songé à la faveur publique, et qui as toujours fait de l'art par amour, ce fut cependant, je pense, un des beaux jours de ta vie. Les deux plus grands peintres du dix-neuvième siècle, Eugène Delacroix et George Sand, venant te trai- ter de frère; Delacroix trouvant par modestie sa palette terne à côté de ta couleur, lui qui a fait les plus beaux ciels du monde ; George Sand reniant ses paysages du |
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16 Λ THÉODORE ROUSSEAU.
Berry à côté de tes paysages de la rue Taitbout, elle qui
a peint avec la parole mieux que Claude ou Hobbema. N'est-ce pas que tu oublias alors toutes tes nuits sans sommeil et tes jours de désespoir? Il y avait dans ton atelier ta Descente de vaches, le pre-
mier ouvrage complet de ta jeunesse, un paysage où la nature est comprise avec la sensibilité de Jean-Jacques, et exprimée avec l'originalité de Rembrandt. Il y avait quelques études de ta première échappée en Auvergne, quand, à dix-sept ans, tu abandonnas l'atelier acadé- mique pour aller regarder les arbres et le ciel ; et l'on te demanda si une de ces vigoureuses études n'était pas un caprice de Géricault. Il y en avait d'autres qui, par la finesse, ressemblaient à Bonington, d'autres à Salvator, par la rudesse de la touche et la spontanéité de l'effet. Il y avait aussi sur le chevalet un petit morceau do buisson, bien admiré par tes deux hôtes illustres, mais qui disparut malheureusement sous un désir nouveau. Hélas! que j'en ai vu changer ainsi de charmants poèmes entre les arbres et la tempête, entre le soleil et les ruis- seaux ! mais la nature ne dévoilait jamais le mystère que tu poursuivais avec l'opiniâtreté patiente et passionnée d'un génie valeureux. C'est la certitude de tes impressions fortes et originales,
autant que la sympathie des vrais artistes, qui t'a sou- tenu dans cette lutte obscure; et, peu à peu, malgré ta solitude et ta modestie, malgré la persévérance du jury qui t'a toujours refusé la publicité, ton nom se répan- dait, si tes œuvres étaient inconnues. On se disait qu'il se préparait un grand peintre dans un petit atelier fermé à la curiosité vulgaire. On écrivait à chaque Salon, sur |
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Λ THÉODORE ROUSSEAU. 1"
les paysages de Rousseau, comme s'ils eussent été ex-
posés au Louvre. Eugène Delacroix, George Sand, Ary Scheffer et quelques autres racontaient ce qu'ils avaient vu, si bien que l'atelier a été forcé par les con- naisseurs intelligents. Aujourd'hui, plusieurs do tes paysages ornent les deux
ou trois cabinets les plus distingués de Paris. Ton Allée de châtaigniers, d'une composition si hardie qui fait songer aux cathédrales du moyen âge, resplendit chez M. Périer, à côté des belles peintures de Decamps. Au- jourd'hui, le succès extérieur et la renommée, qui n'ont jamais été ton but, se trouvent le résultat légitime de ta vie laborieuse et de ton amour. En mémo temps, le talent inquiet et sauvage de ta
première jeunesse s'est tranquillisé par la série de tes expériences aventureuses sur les ressources de la cou- leur. Tu as conquis une pratique victorieuse qui ne s'ar- rête plus devant les difficultés de l'expression. Tu es sui- de ta forme et de ton style pour traduire ta poésie intime. Tu es entré dans ta période de force productive. Montre maintenant tes fleurs et tes fruits. Là-bas, quand tu rentreras le soir de les courses sous
le ciel méridional, ouvre ce Salon que je t'envoie comme un souvenir de notre vieille amitié et do nos luttes com- munes. Pardonne-moi, dans ce travail sans ordre, im- provisé au jour le jour pour le journalisme rapide, beau- coup d'hérésies bienveillantes et quelques banalités volontaires. Pour écrire un Salon digne d'un intérêt du- rable, il faudrait prendre une demi-douzaine d'hommes comme Delacroix, Decamps, Ary Scheffer, M. Ingres, qui représentent des qualités particulières, et rattacher |
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18 Λ THÉODORE ROUSSEAU.
à ces chefs d'école les autres talents qui n'ont pas uno
véritable originalité. Avec de pareils artistes, on s'é- lèverait naturellement aux plus hautes questions de l'art, fond et forme. Mais combien de peintres, au Salon de 1844, qui ne soient pas des rejetons? Cependant, puisque la nature a créé mille humbles
plantes, joyeuses de recevoir les rayons du soleil à travers les grands chênes, ne méprisons pas absolument les ta- lents secondaires. Rembrandt ne dispense pas de Bol et de Fiinck. On peut apporter à la suite des maîtres une certaine originalité et un mérite incontestable. Heureux quand, à côté de Rubens, on trouve van Dyck, Snyders et Jordaens, |
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SALON DE 1844
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I
Comment plonger dans cet océan de pointures, et on
retirer quelques petites perles bien nettes et bien fines? Lorsqu'on apporte au lapidaire un pôle-môle do pierre- ries de toutes couleurs et do toutes qualités, il com- mence par mettre la main sur les diamants, puis il choisit les bijoux: précieux et rares, les rubis lumineux et les émeraudes au reflet de serpent. Le reste, il le compte tout au plus, pour le vendre en nombre. Les pe- tites turquoises valent cinquante francs le mille 1 C'est bien joli pourtant, mais c'est si commun! On en récolte des millions contre un seul rubis. Il y a plus commun encore, c'est l'agate; on n'en veut pas du tout. L'agate n'est plus môme un objet d'art. Le luxe la renvoie aux industries roturières ; car, au-dessous de l'agate, vous n'avez plus que le simple caillou qui est bon à sabler le chemin. Nous sommes au Salon comme le lapidaire devant
son tas de pierres. Hélas! que d'agates bigarrées de grosses nuances communes et opaques ! Où est le dia- mant qui porto l'arc-en-ciol ? Où est l'émeraudo qui, |
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20 SALON DE 1844.
comme le paysage, prend sous la lumière les couleurs
diverses de la végétation? Où sont toutes ces pierreries transparentes comme des rayons do soleil qu'on aurait le pouvoir de cristalliser? Où est l'art?nous ne trouvons que l'industrie au lieu
de l'art. Demandez à ces ouvriers sans inspiration quel est le
principe de la peinture, ils n'en savent rien. La plupart vous diront que c'est rimitalion de la réalité. On pour- rait alors les renvoyer au daguerréotype et à la chambre noire. On pourrait substituer une figure en cire roso à la Vénus de Milo. Et la musique, est-ce l'imitation de la réalité? La poésie, qui est le principe de tous les arts, rhylhme.
son, forme ou couleur, est justement le contraire de l'imitation. C'est l'invention, c'est l'originalité, c'est le signe manifesté d'une impression particulière. La poésie n'est pas la nature, mais le sentiment que la nature in- spire à l'artiste. C'est la nature reflétée dans l'esprit hu- main. Demandez encore à ces peintres quel est le moyen
spécial de leur art. N'est-ce pas la couleur, ou l'har- monie ? Ils n'en savent rien. Dans quel ton jouent-ils? Quelle est la note dominante de l'harmonie de leur ta- bleau ? Velazquez aurait pu répondre : α Je suis dans le ton gris argenté. » Decamps répondrait : « Grenat ou feuille-morte. » Delacroix dirait,, à la façon de Beetho- ven : « Ma symphonie commence en pourpre ma- jeur et continue en vert mineur. » Le Titien, Rem- brandt, Rubens et Murillo n'étaient point embar- rassés pour cette divine musique, dont le secret n'est |
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plus môme soupçonné par la majorité des exposants.
A la vérité, l'école française n'a jamais été très-colo-
riste; mais elle a suppléé, presque toujours, par une qualité intellectuelle, au talent spécial do l'expression en peinture, qui est la couleur. La qualité do la com- position est ce qui distingue nos artistes nationaux, et c'est là leur principe de vie. Le principe de l'école flo- rentine, c'était le dessin, la tournure des lignes, le stylo de la forme. Le principe de l'école vénitienne, c'était la couleur et la lumière. Le principe de l'école ro- maino fut la composition générale, la mise en scène et l'ordonnance du sujet. La France, en ce point, a tou- jours suivi la tradition romaino. Nos grands artistes sont de l'école de Raphaël, avec non moins de logique et do raison, si ce n'est avec autant de poésie. Le Poussin et Lesueur, et plus récemment Léopold Robert, appar- tiennent à ce système. Aussi la tendance de notre école fut-elle toujours historique, pendant que la peinture italienne en général aspire à la poésie, pendant que les écoles flamande et hollandaise expriment la vie domes- tique. A toutes les époques, il y a au fond d'un art indigène
une certaine raison déterminante, une logique qui ne se d,ément point. Au dix-huitième siècle, l'art de la Ré- gence et de Louis XV était inspiré par la volupté. L'école de la Révolution affectait un stoïcisme austère. L'école impériale se drapa militairement, avec une roideur cal- culée. On sentait que ces figures nues venaient d'ôlro déshabillées pour le besoin du moment. Elles n'étaient pas à l'aise sans col et sans bottes fortes. Léonidas avait servi dans les cuirassiers, Énée dans les dragons. Ro- |
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tableaux, de môme que chaque peintre a brossé au ha-
sard sur sa toile. On nous pardonnera si, par imitation, cette revue manque d'ordonnance et peut-être aussi de style et de couleur. Que do grandes toiles ! que de grosses et lourdes fi-
gures, pour peu de pensée ! que de temps et de maté- riaux perdus! Que l'avenir fera-t-il de ces immenses ta- bleaux vides ? Ce ciel do trois mètres carrés pouvait tenir dans un petit coin de quelques pouces. Il n'en fallait pas tant à lluisdael pour exprimer les tempêtes do l'air et les profondeurs de l'infini. Ces animaux, de propor- tion monstrueuse, Albert Cuyp les faisait bien plus gi- gantesques, sur un panneau d'un pied. La proportion mathématique no préjuge rien pour la grandeur. La moindre figure, dans un petit dessin do Michel-Ange^ est plus haute que vos majestueux personnages. Ben- vonuto ciselait, sur le pommeau d'une épée, dos com- bats qui valent bien les deux lieues de peinture guer- rière exposée à Versailles ; et l'éléphant de la Bastille tiendrait dans le ventre d'un de ces merveilleux petits éléphants qu'on trouve quelquefois gravés sur les pierres antiques, après la conquête d'Alexandre. Il y a au Salon quelques centaines de toiles qui ont
plus de dix pieds. C'est dix fois, cent fois trop. La plu- part sont commandées pour le Musée de Versailles ou pour les églises de département. L'art et le culte n'y ga- gneront rien. Les tableaux religieux ont perdu leur signi- fication ; les tableaux historiques n'ont d'intérêt que le sujet. Voici cependant un tableau qui attire les regards : c'est la" Fédération au Champ-de-Mars, en 1790, par M. Auguste Couder. On dit que le roi Louis-Philippe |
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allait souvent voir travailler M. Couder dans les ateliers
du Louvre : il pouvait lui prêter les souvenirs du duc de Chartres. Il ne paraît pas, toutefois, que le peintre ait eu le sentiment de cette grande fête nationale. La composition manque absolument d'unité. On cherche en vain le centre de l'action. Est-ce le groupe de Louis XVI et de sa famille? Est-ce l'autel où Talleyrand célèbre l'office? Est-ce la Constituante? Est-ce la municipalité de Paris? L'œil se perd dans les détails, sans pouvoir saisir l'ensemble. On remarque seulement les petites figures coquettes et brillantes du premier plan, qui mon- tent les gradins : les épisodes couvrent le point prin- cipal. Je sais bien que le sujet et le lieu de la scène compor-
taient des difficultés excessives : un espace vide, au mi- lieu ; une couronne bariolée, tout à l'entour. Où placer le nœud de la composition?.Par quel artifice de perspec- tive et de lumière sacrifier la garniture de ce collier à la décoration centrale ? Il faut toute cette foule, et un grand peintre en eût mis encore bien davantage ; mais il faut, de plus, que ces rayons ne soient pas isolés. La vie doit être au cœur et non dans les extrémités. Paul Véronèse est le grand maître de ces compositions compliquées. Le Titien a fait quelquefois aussi des assemblées im- menses, comme le Concile qui est au Louvre. Dans le tableau du Titien, on admire l'harmonie de la composi- tion, quoique le peintre n'eût pas la ressource d'un sujet en action bien vive. Dans le tableau de M. Couder, l'in- térêt devait se porter sur l'autel de la patrie et sur les corps nationaux qui l'environnent. Il fallait dissimuler les premiers plans par des demi-teintes habiles, et con- |
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centrer le soleil au cœur de la scène. Vous voulez nous
représenter une des plus augustes solennités publiques de l'histoire de France, et nous n'apercevons que quel- ques femmelettes cambrées, avec des muscadins en ha- bits de soie. La fédération do 90 devait laisser une autre impression. Le tableau de M. Couder est comme une pièce de
théâtre dont les cinq grands actes seraient remplis d'a- necdotes plus ou moins piquantes, en dehors de toute conception dramatique. Quelques vers faciles, quelques mots spirituels et chatoyants, ne suffiraient pas pour sauver la pièce. Failesun madrigal ou un couplet, si le drame et la comédie sont au-dessus de vos forces. La peinture historique, comme le théâtre sérieux, exige l'unité, une action nette et une pensée en relief. Soyez Gavarni, Charlet ou Daumier, si vous ne pouvez pas atteindre Paul Yéronèse, Raphaël ou le Poussin. Il vaut mieux être un bon lithographe qu'un peintre mé- diocre. Sancho préférait son grison joyeux au triste cour- sier de Don Quichotte. Un autre peintre qui a grand tort de s'égarer sur des
toiles immenses, c'est M. Biard. Le public ne le suivra point au Bivouac de la garde nationale. M. Biard sera perdu par les commandes officielles. Comment peindre l'histoire politique, après la Pudeur orientale ou la Con- valescence? Les plus hauts personnages prendront tou- jours une tournure équivoque sous la main qui fait gri- macer des caricatures boursouflées. On ne saurait être à la fois Corneille et Trissotin. M. Biard a d'ailleurs trop de succès pour qu'il puisse, sans ambition coupable, envier aucun des contemporains. Il est plus admiré le di- |
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manche que MM, Ingres et Delacroix toute la semaine.
Il a pour lui tout ce public qui s'arrête au vieux Musée devant Y Intérieur de M. Drolling, qui méprise les Ita- liens et qui s'aventure à peine chez les Flamands jus- qu'aux porcelaines du chevalier van der Wcrff ou de Mieris. Le salon carré contient la plupart des grands tableaux
de commande : des Batailles, par MM. Larivière et De- bay, la Prise de Marrah, par M. Dccaisne, une foule de compositions empruntées à l'Ancien et au Nouveau Tes- tament, comme le Jardin des Oliviers, par M. Chasso- riau, des portraits, des paysages, et le fameux In- cendie du quartier de Péra , à Constantinople , par M. Gudin. M. Gudin compte six tableaux à l'exposition, et il oc-
cupe six pages du livret ; une page en petit texte pour chaque tableau. Est-ce que la peinture de M. Gudin ne s'explique pas d'elle-même, pour avoir besoin do si longs commentaires? Le langage de la l'orme et de la couleur devrait dispenser de ces interprétations déme- surées. L'Incendie de M. Gudin est un déluge d'affreuse cou-
leur jaunâtre, sans le pétillement de la flamme, sans la vivacité du feu. Les incendies de van der Foei. et même du vieux Brvegel sont bien plus terribles et bien plus naïfs en même temps. Dans le tableau de M. Gudin, les figures, et en tète le prince de Joinville, se dessinent sur ce fond opaque, comme les personnages des papiers peints. L'effet est complètement manqué. Il est vrai que M. Gudin prend l'entreprise de trop de
tableaux au compte delà Liste civile, pour conserver les |
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qualités de peintre qu'il annonçait dans ses premiers
ouvrages. Il faut choisir entre Tart et l'argent. M. Gudin a préféré la fortune rapide à un talent développé par l'étude et la réflexion. M, Eugène Isabey est aussi un de ces improvisateurs
qui n'ont pas le loisir de travailler un tableau. Pour faire du premier jet une œuvre digne d'approbation, il faut plus que du talent, il faut du génie. Les grands maîtres, en effet, sont admirables dans leurs ébauches et dans le moindre croquis. Souvent une esquisse a plus de style et de vigueur qu'un tableau terminé. Mais ce- pendant ces études primesautières ne doivent être que des motifs destinés à une élaboration plus consciencieuse et plus sévère. La Rencontre du roi Louis-Philippe et de la reine "Victoria, en rade du Tréport, a de l'éclat et de la spontanéité ; la couleur en est riche, mais fausse. M. Isabey est plus heureux dans ses petites marines sans prétention. M. Dauzals a représenté une scène de notre expédition
d'Afrique, la Soumission a"el Mokrany. On voit les ruines romaines de l'ancienne Silifis, les tentes des Arabes, et les principaux chefs entourés de troupes nom- breuses. La composition est un peu confuse, mais l'as- pect a de la couleur et du mouvement. Deux autres épisodes de la guerre d'Alger ont été ex-
posés par MM. Philippoteaux et Benjamin Roubaud, M. Philippoteaux est un jeune peintre qui cherche une manière et qui se jette étourdiment dans des imitations successives, à la découverte du succès. M. Horace Ver- net parait être aujourd'hui l'objet de sa prédilection. M. Philippoteaux a de l'adresse et de la verve. Il ferait |
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mieux de suivre ses impressions personnelles, que de
regarder sans cesse d'où vient le vent. Le tableau de Benjamin Roubaud est certainement
un des mieux composés entre tous ces tableaux sans intérêt et sans unité. C'est le Retour du duc d'Aumale dans la plaine de la Mitidja, après la prise de la smala d'Abd-el-Kader. L'auteur a bien compris le caractère de son sujet. Ce ciel d'Afrique, ce paysage désolé, ces cos- tumes étranges, la vie aventureuse dans un pays neuf et sauvage relativement à la vieille Europe, pourraient fournira nos peintres des effets originaux, s'ils n'avaient pas la triste habitude de se copier les uns les autres; les scènes d'Afrique sont déjà stéréotypées et uniformes, comme tous les sujets épuisés par la peinture officielle. On a dit avec raison que les innombrables batailles du Musée de Versailles n'étaient qu'une seule bataille, et que les auteurs n'avaient pas réussi à donner à chacune son drapeau distinctif et particulier. Quelle que soit l'époque, c'est, en effet,.toujours la même ordonnance : de gros chevaux et des combattants en posture théâtrale au premier plan., le reste au hasard ; un paysage de con- vention, partout le môme; le môme ciel partout; voilà le type des batailles de nos peintres privilégiés. Il ne faut excepter que la Bataille de Taillebourg, par Eugène Delacroix. La Caravane, par Roubaud, est très-pittoresquc-
ment rangée. Chaque figure est juste de mouvement et d'expression, tout en concourant à l'ensemble. Il y a sur cette scène comme un signe de résignation valeureuse. Le courage, l'amour de la patrie, l'enthousiasme propre au caractère français, font oublier à ces soldats |
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harassés la fatigue cl les dangers. Roubaud connaît
aussi bien son soldat d'Afrique que Chariot connaît le troupier impérial. Raffet seul pourrait lui donner dos leçons sur la physionomie de l'armée d'Alger. Gigoux est l'auteur d'un grand tableau où Ton re-
marque des qualités d'exécution. La réputation do Gigoux est faite depuis plusieurs armées. Sa Cléopâtre, exposée en 1838, est une des compositions notables do notre école contemporaine. Personne ne manie la brosse avec plus de certitude que Gigoux. C'est un praticien consommé et un excellent maître pour les élèves en peinture. Il a de la science et de la conscience, de la réflexion et delà volonté, il a étudié les anciens maîtres au Louvre et en Italie. Il possède et pratique les procé- dés des meilleures écoles. Il est inquiet du style et de la grandeur, mais ses tableaux manquent quelquefois du sentiment de la beauté. Son Baptême de Clovis présente trois ou quatre figures excellemment peintes, les deux femmes de droite et l'hommo casqué qui porte un grand manteau bleu. Les draperies blanches de la jeune fille, la robe rouge et les joyaux éclatants de la seconde femme, le manteau du soldat, sont dignes, en plusieurs parties, des artistes vénitiens. Malheureusement, la figure principale, ce Clovis qui courbe la tête devant saint Remi, n'a point la tournure historique du glorieux Sicambre, Ses jambes grossières et lourdes, ses bras rouges et sans accent, les attaches arrondies, les mains communes, enlèvent tout caractère au premier héros de notre tradition nationale. Chaque type doit avoir ce- pendant sa beauté spéciale, dont l'art est l'interprète. Clovis nous apparaît toujours comme une grando figure 2
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élancée par sa conviction et son audace. Ces barbares
prédestinés ont dans nos annales une allure si brusque, si franche, si imprévue; ils vont au-devant de la civili- sation et de la lumière^ sans savoir où ils vont, mais rien ne saurait les retarder. C'est cette marque radieuse d'une fatalité salutaire, qui n'est point écrite au front du Clovis par G-igoux. Tous les artistes connaissent dans les jardins de Ver-
sailles le magnifique groupe $ Andromède, du Puget : la femme enchaînée est tapie sur son rocher, comme un oiseau peureux qui attend ; et Persée s'élance pour briser les fers. On sent que l'irrésistible vainqueur n'a qu'à allonger sa main nerveuse et que le charme sera rompu. Il va cueillir sa bien-aimée comme un fruit désiré, et l'emporter dans ses bras. Clovis ne fut-il pas le Persée de la France gallo-ro-
maine? la nation, enchaînée par l'ancien culte et par une politique oppressive, attendait son sauveur, et c'est le fier Sicambre qui se précipita pour délivrer cette An- dromède. II
Où est le temps de ces grandes disputes qui passion-
naient les artistes et la critique? On s'agitait alors pour un effet de lumière, pour l'expression d'une physiono- mie, pour la contorsion d'un membre. Alors il fallait que les personnages qui se permettaient de paraître au théâ- tre public eussent le bon goût d'avoir quelque tournure |
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et d'exécuter bravement leur rôle. On prenait au sérieux
le drame représenté sur la toile, comme les drames qui se jouent sur les planches. VAthalieda Sigalon, le Dante d'Eugène Delacroix, on les comparait à l'esprit de Ra- cine, à l'esprit de lïmmortel poète italien. Le Massacre de Scio a fait tirer l'épôe, comme le Hernam de M. Victor Hugo. Il y avait alors des factions aux couleurs diverses, comme au cirque de Néron ·, la Rose blanche et la Rose rouge, comme dans la guerre des Stuarts ; les Bleus et les Blancs, comme dans l'ancienne Vendée; les élus et les réprouvés; le fanatisme de part et d'autre, l'indiffé- rence nulle part; une sorte de religion partout, comme dans les époques ardentes de révolution. Le sentiment de la beauté, l'amour do la couleur et do la forme, avaient leurs apôtres et leurs martyrs. Plusieurs on sont morts, non pas parmi les critiques, race de spectateurs curieux et réfléchis, qui ont toujours soin de leur santé, et qui se contentent d'applaudir au développement du drame et au jeu des acteurs, pendant que ceux-ci se consument à réaliser la pensée poétique. Mais les pre- miers rôles de la pièce, mais Prudhon, Géricault, Léo- pold Robert, Sigalon, et combien d'autres plus obscurs, mais ces nobles artistes, dont la vie fut une aspiration insatiable et un désir comprimé, ils ont été tués par leur génie. L'art est long et la vie est courte, selon le pro- verbe ancien. Leur passage fut bien rapide, en effet, et leur œuvre bien contestée. A leur moment suprême, ils n'ont point, comme les gladiateurs antiques, salué le César qui les faisait mourir : Cœsar, moriluri te solulant! car la plupart sont morts en désespérés, maudissant l'art, ce César impérissable, ce despolo pour qui se sa- |
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crifieiit toujours les plus généreux athlètes, sans autre
espoir qu'une gloire chanceuse, sans autre satisfaction que l'accomplissement d'un amour fatal. Où est le temps de la Locuste, de Sigalon, du Nau-
frage de la Méduse, de Géricault, du Sardanopale, d'Eu- gène Delacroix, de la Patrouille turque, de Decamps, et môme des Pêcheurs, do Léopold Robert, ou du Saint Symphorien, de M. Ingres? La médiocrité a remplacé l'inspiration chez les artistes ; l'indifférence a succédé à l'intérêt dans le public. On pouvait mieux attendre de cette crise fiévreuse qui promettait un complet rétablis · sèment. En littérature, du moins, l'insurrection roman- tique a conquis un instrument plus agile, une pratique plus libre et plus éclatante. Le mouvement littéraire s'est continué avec un notable progrès. Les écrits do George Sand, par exemple, joignent à l'éloquence et à la conviction de J.-J. Rousseau les allures délibérées et faïitasques du dix-neuvième siècle. En peinture, la tra- dition française est perdue, quant à la pensée. C'est en vain que Louis David, reprenant indirectement l'œuvre du Poussin, a ressuscité les héros de l'histoire. L'école contemporaine abjure le génie français, qui est la préoc- cupation des grandes choses sociales et politiques. Et de même, quant à la forme, les peintres actuels no pro- fitent pas davantage des conquêtes de la révolution ro- mantique. Cependant, les deux écoles qui se sont suc- cédé depuis la fin du dix-huitième siècle auraient pu, en combinant leurs éléments, produire un art national, plein de sève et d'originalité. Oui, David avait raison d'évoquer Socratc, Léohidas et les Horaces ; car ce sont des types que la mémoire des hommes doit conserver |
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éternellement·, et la reproduction des hauts faits histo-
riques est une allégorie féconde pour les générations vivantes. Oui, Géricault et Delacroix avaient raison, au même litre, en peignant les drames de l'histoire con- temporaine; carie domaine de Tart est infini : l'huma- nité tout entière, la nature tout entière, lai appartien- nent. L'art est partout : il no s'agit que de le voir. Les artistes sont ceux dont le regard saisit une image et un sentiment, et dont le métier habile sait reproduire celle impression dans un moule particulier. Quand la nature ou la méditation vous donnent une idée abstraite, vous êtes un philosophe; quand elles créent au dedans de vous-même des formes vivantes, vous êtes un poète; si vous avez la puissance divine de jeter hors de votre cer- veau ces êtres animés, avec une couleur distinctive et des proportions normales, vous êtes peintre. Les exposants au Salon de 1844 no sont guère tour-
mentés de cet esprit intérieur, de cette flamme poétique, comme on disait au dix-septième siècle. La peinture n'est plus qu'un métier vulgaire, ainsi que les autres professions. L'art pour l'art valait encore mieux. Cha- cun, du moins, cherchait à se distinguer par une cer- taine interprétation do la nature, par un sentiment ori- ginal. Aujourd'hui, vous allez le long des galeries du Salon, sans qu'aucune œuvre caractérisée vous force à vous arrêter. Tous les tableaux se ressemblent. On dirait les produits de la même manufacture industrielle. Quand on se promène au vieux Louvre, avec quelque pratique de la peinture, on peut, du premier coup d'œil, appliquer un nom à chaque tableau : Rembrandt, Ostado, Cuyp, Yéronèse, Carrége, André del Sarte ; même aux maîtres |
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secondaires, qui ont pourtant un signe de race et une
physionomie distincte, quoiqu'ils appartiennent à la môme famille. Aujourd'hui, c'est une promiscuité misé- rable. La race est effacée. Il ne reste que le cachet d'une débilité générale et d'une commune laideur. C'est comme ces pauvres enfants des grandes manufactures anglaises, qui ont tous perdu la forme et la santé, qui ont tous la taille fatiguée, les traits frustes, et la peau décolorée. Quelques artistes cependant se recommandent par des
qualités individuelles. Los tableaux do MM. Corot, Le- leux, Diaz, Couture, Marilhat, Muller, Glaize, Charpen- tier, Français, Aligny ; les portraits de MM. Lehmann, Louis Boulanger, Gallait, Pérignon, Alfred Dedreux, etc., méritent un examen spécial. M. Corot est un paysagiste très-apprécié en dehors
de l'Institut, qui lui a refusé, cette année encore, un tableau. Les trois paysages de Corot sont incontesta- blement parmi les meilleurs de l'exposition : Vue de la campagne, de Rome, Destruction de Sodome, Paysage avec figures. Celui-ci est dans le salon carré. Il représente une sorte de concert champêtre, au milieu d'une nature harmonieuse et mélancolique. Quelques figures drapées avec fantaisie font de la musique, à l'ombre de grands arbres mystérieux. Les compositions de Corot rappel- lent involontairement les idylles antiques. Son talent modeste et solitaire le porte à une rêverie touchante qui se réfléchit dans sa peinture. Il n'a jamais péché par l'ambition d'un éclat pompeux. Ses figures ne font pas grand bruit dans ses paysages tranquilles. L'aspect est toujours extrêmement juste d'ensemble, Une lumière |
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douce, des demi-teintes bien ménagées, enveloppent
toute sa composition. .11 no faut pas lui demander l'ardeur du soleil d'Orient
et ces ombres qui coupent la terre ; mais le vent du soir agite mollement les branches élégantes de ses arbres et caresse les cheveux de ses petits personnages. Dans son concert champêtre, il semble que le son des instruments se mêle aux ondulations de l'air. Pendant qu'une femme demi-nue touche les cordes d'un violoncelle, une jeune fille étendue sur le gazon l'écoute avec recueillement. Quelques autres figures sont éparses au second plan du paysage : Fortunatos nimiurn agricolas. Heureusement, il n'y a pas de danger que la poésie agreste de Corot nous enlève à l'agitation de la société politique ; mais c'est un contraste avec nos mœurs contemporaines, ana- logue à la poésie du temps d'Auguste, moins l'épicu- réisme d'Horace et l'Alexis de Virgile. La Destruction de Sodorne a tiré par hasard M. Corot
de sa placidité habituelle. C'est une grande scène de désastre, où la terre et le ciel sont confondus. La tem- pête souffle sur la ville couleur de cendre; les grands arbres sont dépouillés; la désolation couvre la nature, et la famille de Loth s'enfuit au premier plan, poursui- vie par un reflet livide. Ne regardez pas de trop près les figures de Corot; elles sont balafrées de touches larges et brusques, qui sacrifient le détail microscopique à l'effet général. Celle manière incomplète a, du moins, le mérite de produire un ensemble harmonieux et uno impression saisissante. Au lieu d'analyser un membre, vous éprouvez un sentiment. M· Leleux possède aussi cette qualité de l'harmonie,
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si rare parmi nos peintres. Il n'importe pas absolument
que la peinture soit montée au ton le plus élevé, pourvu que la dégradation des nuances soit juste et en accord avec la dominante. Le gris domino sans doute un peu la palette de M. Leleux, et lui impose le sacrifice des hauts éclats de la couleur. Mais il n'est pas donné à tout le monde de courir toutes les gammes, comme font Eu- gène Delacroix et Rousseau. La Posada espagnole, de M. Adolphe Leleux, et quel-
ques paysages de la Bretagne, avaient déjà révélé un artiste adroit et d'un sentiment distingué. Ses Canton- niers navarrais, couchés dans un site très-pittoresque, donnent bien l'idée de ces hommes indomptés et de ce pays sauvage. Il n'y manque qu'une lumière plus mé- ridionale, un ciel plus chaud. M. Leleux a voulu flatter le soleil breton, qui n'en rougira pas moins, en appro- chant de l'Espagne voluptueuse. Voici Diaz. Celui-là ne craint pas la plus vive lu-
mière. Ses tableaux ressemblent à un monceau de pier- reries. Le rouge, le bleu, le vert, le jaune, tous les tons francs et tous les tons combinés de mille manières, jail- lissent en rayons de chaquo point de ses tableaux; c'est comme un semis de feuilles de coquelicots, de tulipes, do feuilles do houx, do bouquets disséminés sous le soleil; c'est comme la palette capricieuse d'un grand coloriste. Il est impossible d'avoir plus d'audace et de mieux réussir. Diaz a beaucoup étudié dans les coins les plus vierges de la forêt de Fontainebleau. Il y a saisi des effets d'automne qu'une nature plus cultivée ne sau- rait offrir. Les arbres, les terrains, les ombres de ses paysages, ont des aspects étranges et très-poétiques. |
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La Vue du bas Bréau est une excellente élude, tout à fait
en dehors du sentiment vulgaire. Il faut être un grand artiste pour voir ainsi le paysage et pour le peindre avec cette bravoure digne des maîtres espagnols. Les Bohémiens se rendant à une fête sont un peu in-
spirés par la Descente de vaches dans un ravin suisse, de Th. Rousseau. Tous les amis de la belle peinture con- naissent cotte œuvre singulière de Rousseau, qui fut longtemps exposée chez Ary Scheffer, après avoir eu les honneurs d'un refus au Salon. Le long d'une route escarpée, couverte do sombres végétations} quelques pâtres descendent avec leurs troupeaux dans une plaine aux herbes gigantesques, où les vaches plongent jus- qu'au poitrail. Diaz, empruntant le dessin général de cette composition poétique, en a changé le caractère pour la convenance do son sujet. Au lieu du mystère et de la solitude, il a animé son tableau d'une joie exubé- rante et d'une sorte de folie. Ses Bohémiens, diaprés de mille couleurs, avec des costumes de tous les pays, avec des tournures les plus diverses du monde, roulent jusqu'au bas du sentier. Quelques-uns se perdent dans les broussailles ; mais les Bohémiens se retrouvent tou- jours, et ils ont trop d'ardeur pour manquer à la fêle. Un autre tableau de Diaz, Y Orientale, est aussi
une réminiscence d'Eugène Delacroix. A tant faire que d'imiter, on ne saurait mieux choisir ses modèles. L'Orientale représente l'intérieur d'un harem, où Ton voit rassemblées des femmes aux yeux veloutés, aux poses nonchalantes,, aux riches ajustements. Cette fraî- che oasis, cachée au fond du sérail, est voilée d'uno demi-teinte transparente, dans le même sentiment que |
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la Noce dans le Maroc, d'Eugène Delacroix. On aper-
çoit, entre les arcades mauresques qui ouvrent sur les jardins, des fontaines limpides et des buissons de fleurs. Le quatrième sujet exposé par Diaz, le Maléfice,
nous paraît le plus original et le plus complet de ses tableaux. C'est une petite toile, grande comme la main, avec deux figures, au milieu d'un paysage fantastique. Une jeune fille, fraîche et radieuse, va droit devant elle au hasard, et sans doute enivrée par les parfums de l'air et des arbres. A son côté, l'une des sorcières do Macbeth, ou Méphistophélès grimé en vieille femme, lui souffle dans l'oreille je no sais quels perfides con- seils. La jeune fille cependant, inquiète et rêveuse, va toujours, écoutant les séductions do sa compagne. L'al- légorie est très-bien traduite et très-réelle. C'est un sujet charmant, souvent traité par les peintres, que celte personnification des pensées secrètes et des entraîne- ments irrésistibles de la vie. Les maîtres italiens, et surtout les Bolonais, l'ont exprimé bien des fois, sous le motif d'Hercule entre le Vice et la Vertu. Les maîtres modernes, comme Ary Scheffer et Delacroix, Font ap- pelé Marguerite, à la suite do Gœthe. Le symbole est bien plus touchant et plus vrai dans la personne d'une femme. 11 convenait d'enlever à Hercule cette couronne de rosière ; il lui reste d'ailleurs assez de tra- vaux, et, pour ma part, je préfère Marguerite l'ingénue, avec sa simple cotte de laine et sa collerette blanche, au grossier porte-massue, avec sa peau de lion. Couture a, comme Diaz, de belles qualités de colo^
riste et de praticien. Son grand tableau, intitulé l'A- |
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mour de l'or, est fort remarqué des artistes et môme
de la foule. On admire, avec raison, celte lumière qui éclate sur les chairs, et la physionomie étrange des per- sonnages. Un homme aux cheveux hérissés, aux joues creuses., au regard inquiet et fauve, défend son trésor contre les passions qui l'assaillent do toutes parts. Ses mains se crispent avec désespoir sur des pièces amon- celées. Résistera-t-il à cette belle femme demi-nue qui le provoque par ses rondes épaules et ses flancs potelés? Et la poésie qui l'attire et qui veut lui dicter le langage des dieux! Plutus trîomphera-t-il de tout l'antique Olympe? Notre homme paraît du dix-neuvième siècle, et l'on peut parier qu'Apollon sera vaincu. Ce tableau est ordonné dans la manière des tableaux
du Valentin et du Caravage. Les figures, de grandeur naturelle, sont coupées à mi-corps. Le talent de Cou- ture se prête bien aux larges compositions. Il a de l'am- pleur et de la fougue. 11 distribue franchement l'ombre et la lumière. Peut-être manque-t-il encore de la science positive qui attache solidement tous les membres d'une figure de haute proportion. M. Couture est jeune, à ce qu'on dit. L'étude et l'expé-
rience peuvent lui donner, avec le temps, cette certitude qu'on acquérait autrefois dans les grandes écoles ita- liennes par l'enseignement journalier des maîtres, par de fortes traditions, et par des méthodes infaillibles. Les peintres aujourd'hui sont malheureusement abandonnés à leurs propres essais, et souvent ils recommencent à leurs dépens et en pure perte des tentatives dont l'issue n'est pas douteuse. C'était là surtout l'excellence des écoles du seizième siècle, de livrer aux jeunes artistes |
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les secrets d'une pratique vérifiée par le génie. Après le
noviciat de l'atelier de Raphaël ou de Michel-Ange, il ne restait plus qu'à cire poëte. Le praticien était formé. Couture a encore exposé un por Irait en pied, re- présentant un jeune homme debout, la main, gauche appuyée sur la hanche. La tête est bien modelée, et les mains sont inondées de lumière. C'est une grasse pein- ture, qui laisse seulement désirer plus do distinction et plus de style. Le dessin de Couture est commun et sans accent décidé. La finesse de la tournure et l'élé- gance du style ne se gagnent, hélas ! pas si facilement que la science du praticien. III
Marilhat a exposé quelques tableaux qui consolent
un peu de l'absence de Decamps. Après le grand peintre des Turcs et des Arabes, c'est, en effet, Marilhat qui exprime le mieux la nature de l'Orient. On se souvient du temps où Marilhat, arrivant des
bords du Nil, rapportait, comme une curiosité qui valait bien un sphinx égyptien, son excellente vue de la Place de ΐttsbekieh au Caire. Cette énigme singulière fut de- vinée du premier coup par les artistes, malgré l'épais- seur des ombres, le caractère hiéroglyphique des figures et l'étrangeté du paysage. Marilhat paraissait avoir ou- blié, depuis quelques années, ses impressions de voya- geur, de poëte et de peintre. Le ciel de l'Occident étouffe sa couleur et son caprice. Aussi ses Vues d'Auvergne ne |
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sont-elles pas comparables aux Arabes Syriens en voyage
et au Café sur une route en Syrie. La petite caravane d'Arabes voyageurs présente une
procession de chameaux, d'hommes et de femmes, qui se découpent sur le ciel avec des profils Ires-accentués. Les terrains sont vigoureux, les figures spirituelles et la lumière très-vive. Le Café sur une route de Syrie est encore d'une qualité de peinture bien supérieure. Le premier plan, enveloppé d'ombre, où Ton remarque des chameaux qui se désaltèrent, rappelle l'épisode de la femme puisant à une fontaine, dans le Joseph, de M. Decamps. A gauche, au second plan, un homme monté sur un chameau saisit une branche d'arbre. Au milieu de la scène, quelques groupes se dessinent sur les murs blancs de l'hôtellerie. Le contraste de l'air éclatant et des demi-teintes sombres est extrêmement juste. Et c'est là le point difficile des tableaux en plein soleil. M. Charles Muller s'est aussi préoccupé presque ex-
clusivement d'un effet de lumière, dans son tableau de Y Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem. Mais la qualité de coloriste ne suffit pas seule pour une image de cette im- portance. La pensée réfléchie doit précéder l'exécution, surtout quand il s'agit de sujets religieux ou de sujets historiques. Les Allemands, qui sont plutôt do braves philosophes que des peintres adroits, ont aujourd'hui, plus que les peintres français, cette faculté que nos tra- ditions nationales sembleraient assurer à notre école. M. Muller a peint sa fête religieuse comme il eût peint une scène quelconque, une kermesse flamande, ou une course au Champ de Mars. Il y a de la foule, du soleil |
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el de la poussière, de la couleur et du mouvement ;
mais le caractère historique de ce triomphe du prolé- taire de Bethléem n'est marqué nulle part. La grande ligure de Jésus n'est point en relief comme il convient ; elle se perd entre les autres, et, si ce n'était sa monture, on aurait peine à deviner le Christ. La disproportion des figures échelonnées aux divers plans fausse partout la perspective, et la grande femme couchée à gauche écrase les autres groupes. Cependant plusieurs morceaux de peinture, par exemple les hommes qui soulèvent les portes de Jérusalem et ceux qui courent avec des palmes à la main, sont vigoureusement exécutés; leurs atti- tudes, leurs draperies, indiquent l'étude intelligente des maîtres vénitiens. M. Glaixe a, comme M. Muller, une incontestable fa-
cilité d'exécution \ mais il jette trop vite ses images sur la toile. Pourquoi ne pas tourner sept fois le crayon blanc entre ses doigts avant d'arrêter définitivement l'ordonnance d'un grand tableau 1 On s'étonne toujours avec raison de voir dépenser cette richesse de pratique pour des motifs confus. Combien do peintres, combien de littérateurs, à qui peut-être il ne manque qu'une heure d'attention pour passer à la postérité 1 Mais l'in- quiétude de la perfection est chose rare. Il n'est donné qu'aux génies du premier ordre d'être toujours mécon- tents de leurs œuvres. Michel-Ange répondait souvent aux éloges de ses admirateurs : « Si je n'avais consulté que ma conscience, je n'aurais jamais mis au jour ces statues imparfaites. Mon désir est toujours trompé quand ma statue sort du marbre, comme une femme qui s'élance hors du bain. Au travers de l'imagination |
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comme au travers do Γ onde, on rêve dos formes élé-
gantes et pures qui perdent leur beauté une fois sous le soleil. » Encore la peinture exige-t-elle moins de correc- tion que la statuaire ; mais ses images sont plus com- pliquées, ses personnages plus nombreux et ses moyens plus artificiels. C'est pourquoi le peintre a besoin d'une méditation sérieuse pour mettre en scène le drame qu'il a choisi. Je sais bien qu'il n'importe guère, en résultat, qu'on
arrive à une belle composition par une élaboration ré- fléchie ou par la spontanéité d'un génie naturel. Le procédé ne fait rien à la chose, pourvu que le théâlre soit bien construit et que les personnages soient bien en relief, pourvu que l'œil et l'esprit soient satisfaits on mémo temps. Si vous avez la faculté d'enfanter sans gestation VEcole d'Athènes, à la bonne heure. Mais le divin Raphaël lui-môme était soumis à la loi commune de celte inquiétude intellectuelle, qui ne trouve qu'après avoir cherché. La qualité de la composition ast si essentielle, qu'elle
vient la première, même dans le paysage; et c'est par olle que les maîtres ont assuré la durée do leurs œuvres. On sent cette qualité précieuse dans les grandes lignes du Poussin et de son écolo. Car la nature a son unité, son ensemble, sa physionomie, comme la société hu- maine. Quand vous regardez un immense horizon, ou le moindre paysage, vous n'avez pas un lablcau circonscrit devant les yeux, mais les éléments d'un ta- bleau. Le talent consiste à encadrer dans les accessoires un effet principal. La vieille école classique en paysage avait un mot qui, à la vérité, ne lui a pas fait faire de |
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chefs-d'œuvre, mais qui la reliait à la tradition des.
grandes écoles. Elle disait : un pa}rsago composé. Le motif le plus simple prend en effet son importance du bonheur de la composition. Les Flamands et les Hollandais, ces artistes naïfs et
modestes, lui doivent eux-mêmes une partie de leur mérite. Ruisdael n'était pas peut-être un philosophe bien subtil, et le petit Buisson, qui est au Louvre, n'af- fiche pas l'étalage de la pensée. C'est un triste bouquet de ronces et de broussailles mal peignées, sur une pe- tite éminence ; à gauche, la campagne s'étend sur un fond de ciel gris ; à droite, un sentier lumineux conduit à une maisonnette. Mais ce petit buisson, est-ce par ha- sard qu'il se trouve là sur un trône de terrain pierreux recouvert de mousse, en guise de velours et de clous do- rés? Suivant moi, le Buisson de Ruisdael ressemble à la statue mélancolique de Laurent de Médicis, de Michel- Ange, laquelle ornait le tombeau de Jules IL, et est ap- pelée en Italie le Penseur. Le guerrier, fatigué de la vie, est replié sur lui-même ; ses reins sont recourbés en arc ; son coude repose sur la cuisse, et la main supporte la tête inclinée. Le petit buisson, harassé par la tempête qui fouette ses membres et qui courbe son front, se re- pose aussi des agitations de la nature. Ses feuilles re- tombent sur ses branches désolées, et il paraît gémir dans sa solitude. S'il y a tant de composition et de sentiment dans un
petit coin de campagne sauvage, qu'est-ce donc qu'un tableau de Raphaël ou du Poussin? Le Poussin, si sobre dans ses tableaux, si sûr de lui-même, il faut voir avec quelle persévérance il étudiait ses compositions. Il y a |
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peut-être cent croquis du Poussin sur le sujet do Moïse
sauvé des eaux, pour trois ou quatre peintures qu'il exé- cuta. Et quels singuliers dessins, à la plume ou au crayon, aussi rapides, aussi fugitifs, aussi vagues, que la peinture est calme et correcte ! Ce sont les élans de l'es- prit tourmenté par la recherche de la perfection. Les peintres les plus spontanés ont eu souvent, tout
comme les autres, cette inquiétude. Le Naufrage de la Méduse ne brille pas par l'ordonnance, qu'on a juste- ment critiquée de mille façons. Et cependant, combien Géricault n'a-t-il pas fait d'esquisses de la Méduse! Ary Scheffer en possédait plus d'une douzaine, sans compter celles de M. Etienne Arago, de M. Marcillc et de plusieurs autres amateurs. On en remarquait une surtout, bien caractéristique et bien intéressante pour expliquer l'ardeur de Géricault. Sur la marge d'une grande étude de sujet différent, se trouve un petit cro- quis du radeau, que le peintre a jeté là comme une nou- velle image qui lui sautait aux yeux. Et Robert, que d'ébauches préliminaires pour ses ta-
bleaux de prédilection ! N'a-t-il pas changé dix fois l'or- donnance de ses Pêcheurs de l'Adriatique? M. Marcotte a les principales esquisses, à la plume ou à l'huile. On y voit les transitions du génie de l'artiste, qui s'arrêta enfin sur un chef-d'œuvre. Il y a un homme qui jouit d'une réputation euro-
péenne, avec un talent sans poésie véritable, sans inspi- ration et sans style, c'est l'auteur de Jane Grey et de tous ces drames bien conçus, sinon bien exécutés, dont la foule s'est enthousiasmée aux expositions. A quoi M. Paul Delaroche doit-il ce succès, en partie légitime? |
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A l'ordonnance générale du sujet, à l'adroit arrangement
du tableau. Quelle fut la cause du succès de M. Winterhalter dans
le Décaméron, de M, Papety dans le Rêve de bonheur? Presque uniquement la composition. Nos jeunes improvisateurs négligent malheureuse-
ment cette qualité primordiale de l'art. C'est le défaut commun à M. Glaize, à M. Muller, et à bien d'autres, qui ont peut-être plus d'habileté d'exécution que MM. Delaroche, Winterhalter ou Papety. Dans la Sainte Elisabeth de Hongrie, par M. Glaize, la première figure qui vous frappe, c'est une grande paysanne, vue de dos et portant des fruits et des légumes, comme une Fla- mande d'un Marché de Jordaens. Mais la princesse de Hongrie qui va mendier entourée de ses enfants, elle n'apparaît qu'après la paysanne, pour laquelle M. Glaize a prodigué toute la hardiesse de sa brosse, toute la vé- rité de sa couleur. Dans un sujet moins ambitieux, M. de Lemud manifeste
un sentiment exquis et la poésie la plus touchante. Son élégie, intitulée les Hirondelles, représente un prisonnier demi-nu, assis sur la pierre d'un, cachot et collant son visage aux barreaux de fer, pour apercevoir un coin du ciel. Une petite hirondelle passe comme un trait dans l'air, comme l'espérance fugitive au cœur du captif. Le talent de M. de Lemud a beaucoup de distinction, mais son exécution est un peu débile, M. de Lemud n'a guère fait jusqu'ici que d'excellentes lithographies, et le peintre est à son début. On peut espérer qu'avec l'étude, le pra- ticien secondera le poëte. M. Antoine Etex, le sculpteur, débute aussi dans la
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peinture. Son Martyre de saint Sébastien a des qualités
et des défauts qu'on ne supposerait jamais à un statuaire. Le corps du saint, présenté d'une façon originale, est mou et mal attaché; l'anatomie manque de fermeté et de précision. Au contraire, l'effet de paysage, les figures qui accourent dans le fond du tableau, l'harmonie de la couleur, sont dignes d'un peintre très-exercé et très- heureusement doué. M. Etex s'est peut-être trompé dans sa vocation. Son premier tableau vaut certainement mieux que sa dernière sculpture. Parmi les peintres nouveaux, dont le nom n'est pas
encore familier au public, on remarque M. Victor Robert, l'auteur de la Peste du Velay en 1586 ; M. Daniel Casey, qui annonce de grandes qualités d'exécution, et dont le tableau exposé l'année dernière a déjà laissé un bon souvenir ; M. Millet, l'auteur d'une petite esquisse dans le sentiment de Boucher, et d'un grand pastel très-har- monieux; M. Brun, qui a fait un charmant petit tableau d'intérieur ; M. Guillemin, l'auteur de la Consolation, scène de famille, où un vieux paysan pleure son enfant mort; plusieurs jeunes paysagistes, comme MM. Charles Leroux, Thierry, Collignon, Teytaud, Gaspard Lacroix, qui expose depuis plusieurs années, et bien d'autres en- core; enfin M.Armand Leleux, dont les Laveuses à la fontaine valent presque les Cantonniers, de son frère, Adolphe Leleux. Ces charmantes laveuses montrent des formes très-attrayantes, et l'on conçoit bien que le voyageur à cheval se retourne pour les admirer, avant de s'enfoncer dans le sombre chemin du bois. Les figures sont très - coquettes, les physionomies très-fines, le paysage très-mystérieux. Il n'y a guère au Salon de |
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meilleur tableau de genre que ces Laveuses, et voilà un
pied de toile mieux employé que les trente pieds de la Fédération, de M, Couder. La peinture ne se mesure pas à l'aune. Vous regardez
un tableau par le gros bout d'une lorgnette, ou par l'autre bout, n'est-ce pas le même tableau? La dimension générale est seule changée, car les proportions relatives ne varient pas. C'est pourquoi une petite composition offre autant de difficultés qu'une grande, et même elle met souvent en évidence des défauts inaperçus dans des œuvres plus étendues. M. Papety a pu tromper sur ses qualités d'artiste le public et une partie de la critique, lorsqu'il exposa, l'année dernière, son grand papier peint, intitulé : le Bonheur, avec des figures empruntées à tout le monde, à Léopold Robert, à M. Winterhalter, à M. Ingres, avec une exécution sèche, une lumière fausse, une couleur criarde, un dessin lourd et commun, quoique très-prétentieux. Et voilà que le petit tableau de l'exposition actuelle, la Tentation de saint ffilarion, prouve l'impuissance du peintre qui avait su jeter du prestige dans une vaste scène. M. Papety flatte le goût vulgaire, au lieu d'imposer son sentiment d'artiste. Il ressemble aux journalistes qui se mettent à la suite de l'opinion, au lieu d'éclairer la conscience générale. Les journalistes doivent être meilleurs politiques que les bourgeois; c'est leur état, et les études de toute leur vie sont censées leur ouvrir l'intelligence du monde so- cial. De même, par nature et par éducation, le véritable artiste a des impressions toutes personnelles et le privi- lège d'exprimer son sentiment dans une forme distinguée. La Tentation de saint Hilarion place M. Papety au de-
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gré de M. Schopin et de M. Gué, un peu au-dessous de
M. Jacquand, si c'est possible. Malgré son instinct poé- tique, ce jeune artiste est-il destiné à tomber dans les Bouquetières, comme M. Court; qui cependant avait fait des études bien plus solides que les lauréats actuels de l'école de Rome? En songeant au premier tableau de M. Papety, où l'on voulait reconnaître un grand peintre, on dira : C'est de Fauteur du Rêve de bonheur. Quel mal- heur et quel rêve ! Il y a deux figures dans cette Tentation : le saint qui
tombe à la renverse et la femme qui montre ses flancs. Les femmes un peu indécentes réussissent toujours. Le goût revient à la chair, comme au dix-huitième siècle, au temps où Diderot, fatigué des nudités aphrodisiaques exposées au Salon, demandait grâce pour la vertu pu- blique. Ce n'est pas que Diderot voulût proscrire de Part les femmes nues et la statuaire grecque. La conve- nance et la pudeur peuvent se montrer sans voile. La Vénus de Milo est plus décente que les vierges ernbé- guinées des peintres fashionables. La Tentation de M. Papety a donc beaucoup d'attrait
pour la foule, qui ne se pique pas d'un sentiment très- fin sur la beauté. Il suffit qu'on ait déshabillé le modèle. Les formes sont molles et sans accent, les lignes sans élégance et sans précision ; la couleur est de plâtre et de fard, l'exécution faible et ronde. Qu'importe? Le sujet et une certaine disposition dramatique satisfont le pu- blic. On s'arrête devant la Tentation comme devant les épisodes des Mystères de Paris, par M. Schopin, de- vant un intérieur d'atelier où posent deux modèles de femmes, dovant quelques têtes de grisettes coquette- 5.
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ment tournées, ou devant les caricatures do M. Biard.
Que de talents qui n'ont pas réalisé les espérances lé-
gèrement conçues par une critique aveugle et par des amateurs ignorants! Que de royautés déchues ! Combien d'artistes habitués à la flatterie ne recueillent plus que l'indifférence ou le sarcasme! La décadence de M. Court est une des plus tristes. On ne saurait imaginer un plus ridicule tableau que le Duc d'Orléans posant la première pierre du pont-canal d'Agen. Et M. Alexandre Hesse, dont le Titien fut proclamé presque un chef-d'œuvre ! et M. Wieken berg, qu'on a mis à la hauteur des maîtres flamands et hollandais! Aliez voir les œuvres misé- rables de ces célébrités avortées! C'est surtout pour l'histoire du paysage que le Salon
présente un enseignement curieux. Il y a quatre géné- rations de paysagistes, qui, tour à lour, ont eu la préten- tion d'enlever le soleil aux gloires précédentes. M, Bi- dault, de l'Institut, avait quelque motif de se croire supérieur à Boucher et à Watteau, de toute la distance qui sépare Napoléon de la Dubarry. L'illustre M. Bidault eut cependant son Waterloo, et, comme l'empereur, il monta sur le rocher de Sainte-Hélène. M. Watelet lui succéda; puis M. Jolivard. Hélas! ceux-ci eurent aussi leur Bévolulion de Juillet, et la branche cadette des La- pito gouverne aujourd'hui le royaume de la nature, tan- dis que ces monarques découronnés errent comme des fantômes autour de leurs œuvres désertées. Et les géné- rations nouvelles ne donnent pas même un regret ou un souvenir pour consolation à ces grandes infortunes. |
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IV
Le portrait n'est pas œuvre facile par ce temps-ci.
Lorsque le Titien peignait l'aristocratie du seizième siècle, lorsqu'il avait sous le regard la tête de lion fauve de l'empereur Charles-Quint, ou la tête de sanglier de François Ier, le caractère de ses personnages s'imprimait dans sa forte peinture. Les grandes époques font les grands artistes Un homme supérieur trouve toujours un peintre digne de lui. Le génie inspire le génie. Luther eut Albert Durer·, Henri ΥΙΠ, Holbein ; les Médicis eurent Michel-Ange. Le dix-neuvième siècle n'a produit peut-être qu'un beau portrait ; c'est la tête d'aigle de Napoléon, par Gros. Depuis le portrait de Gros, cherchez les portraits dignes
delà postérité. Ce n'est pas celui de Charles X, par Robert Lefebvre. Et tous les héros de la Restauration, où sont leurs portraits? Et tous ces bourgeois qui s'étalent par- tout depuis quatorze ans, que deviendront leurs images vulgaires? Sauf quelques portraits par M. Ingres, sauf le portrait de George Sand, et certains portraits d'originaux célèbres, pour représenter les personnages de notre temps devant l'avenir, il restera seulement toutes ces faces bouffies, sans forme, sans accent et sans nom, qui recouvrent chaque année, au vieux 'Louvre, les images robustes des hommes de la Renaissance, les élégants portraits de van Dyck ou les splendides portraits du siècle de Louis XTV. |
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Il se pourrait bien que la race eût dégénéré. Il est
certain, du moins, que la peinture est en décadence ; car les grands peintres ont souvent fait de beaux por- traits avec des types abâtardis. Yelazquez a peint plu- sieurs chefs-d'œuvre avec la figure de Philippe IV, ce successeur débile des Charles-Quint et des Philippe II. Charles Ier d'Angleterre est une pâle figure, bien effa- cée, et cependant quel magnifique tableau que le Charles 1er de van Dyck ! La tête humaine a, d'ailleurs, toujours un caractère
profond et une signification intéressante pour les artistes bien doués. Il ne s'agit que de voir l'oiseau à travers la cage. Si l'esprit s'envole quelquefois et laisse sa prison vide, la porte n'est point close derrière lui sans retour. La porte de l'esprit ne se ferme point en dehors, pour imiter le mot du poète. L'oiseau qui brille et qui chante dans le cerveau de l'homme ne brise jamais le cordon qui attache sa patte aux barreaux. Le talent de l'artiste, au regard du portrait, est de choisir le moment où l'es- prit intérieur s'agite et resplendit. Aussi les grands maîtres ont-ils laissé des portraits su-
blimes de personnages inconnus. Qui est le Vénitien superbe qu'on appelle Y Homme au gant, du Titien? Qui est cet autre, attribué à Tintoret, et placé au Louvre en pendant au portrait du Titien? Il a la tête carrée, les traits énergiques, l'œil franc, la barbe rousse, la main fermement posée sur la hanche ; c'est, à coup sûr, un homme d'action. Et les deux charmants poètes sans nom, attribués à Raphaël : l'un a quelques nuages au front, qui descendent, sur ses paupières, la narine mobile, les coins de la bouche retroussés On pourrait le nommer la |
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Mélancolie. L'autre représente la lendre rêverie de l'ado-
lescence. Le doux ovale de son visage repose sur sa pe- tite main délicate. Ses cheveux blonds et sa peau satinée sont en harmonie avec ses yeux couleur de ciel. L'arc do sa bouche est fin et tranquille. C'est Chérubin dans un accès de sentiment. On ne fait pas un homme, avec un nez plus ou moins
bien placé au milieu du visage, avec un habit neuf et un jabot empesé, mais avec un caractère, une passion quel- conque, une intelligence et une volonté. Chaque époque a sa physionomie et chaque individu porte des traits dis- tinctifs. L'air de famille n'obscurcit jamais complè- tement le signe de la personnalité. Est-ce que vous ne reconnaissez pas les frères du môme sang, malgré les analogies les plus accusées? On est toujours soi d'abord, de môme qu'on est toujours le fils de quelqu'un, comme disait Brid'Oison. Sans doute, les signes particuliers aux hommes de
notre temps s'éloignent du haut style. Los préoccupa- tions no sont pas de nature à donner au visage un aspect héroïque. Aussi, quelle vulgarité! Mais cependant, pourquoi toutes ces femmes et tous ces hommes se res- semblent-ils? C'est la faute des peintres, assurément, non moins que la faute de leurs modèles. Il y a toutefois quelques portraits distingués au milieu
de cette foule d'images inertes. Le portrait de la prin- cesse Beljoioso, par Lehmann, attire les yeux par son étrangeté. C'est une peinture qui a de grandes qualités et de grands défauts. L'auteur n'est pas un homme vul- gaire. Il voit la nature au travers d'un nuage un peu confus, et comme une apparition fantastique. On dirait |
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qu'il a saisi cette poétique figure, par un clair de lune et
dans la réflexion d'une glace. La lumière du soleil mo- dèle plus fermement les corps. Prenons donc le portrait par Lehmann comme un effet de lune et comme un rêve d'artiste. Les autres peintres n'y voient, d'ailleurs, pas si clair en plein jour, et bien éveillés. Nous nous sommes arrêté, un dimanche, devant le
portrait de Mme Beljoioso ; il n'est sorte d'injures que le public grossier n'ait adressées à celte ombre. On ne lui pardonne pas d'être frêle et verte, tranquille, simple et mélancolique. Jordaens aurait un grand succès aujour- d'hui. Le public aime la chair fraîche et l'embonpoint. Les femmes de Jordaens et de Rubens sont estimables assurément. La santé, l'exubérance, l'animation, c'est presque la beauté. C'est la beauté même, dans la pein- ture de Rubens. Quelle puissance, quel entrain, quelle joie luxuriante, quelle abondance, quelle richesse de vie, quel éclat de lumière ! N'ayez pas peur que nous re- tombions dans l'ascétisme, après cette glorieuse apo- théose de la nature. Cependant, Rubens n'est pas le seul poëte de la
beauté. L'art grec, si pur, si correct et si calme , l'art chrétien, si mystique et si rêveur, n'ont-ils pas exprimé des formes et des sentiments qui méritent à jamais l'ad- miration des hommes? Le véritable caractère de la Re- naissance, nu seizième siècle, fut justement d'admettre toutes les beautés dans le panthéon moderne, tous les styles dans unB langue universelle. La variété remplaça l'uniformité. Michel-Ange, Raphaël, André del Sarte, Léonard de Vinci, Corrége, Titien, puis Velazquez et Murillo; Rubens et van Dyck, Rembrandt et Terburg, |
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Poussin et Lesueur, ne furent-ils pas les interprètes
divers de la création? Il y a une certaine beauté qui est dans la distinction,
dans l'élégance et même dans la faiblesse. Hercule est un fort bel homme au goût du public; mais les ApoUons de la statuaire grecque ont plus de finesse et plus de charme. L'Artésienne de M. Hesse, les Jardinières de M. Court, sont fermes et bien portantes; mais j'aime encore mieux la peinture maladive de Lehmann, soit dit sans comparaison avec la statuaire antique. Il y a, du reste, dans le portrait de la princesse Beljoioso deux mains exquises de dessin, et d'une adorable couleur de perle, Le public du dimanche n'a jamais compris ces mains-là. Un autre portrait fort remarquable, c'est encore un
portrait de femme par M. Pérignon, n° 1413. Il est placé dans le grand salon, au dessus delà porte de la galerie. Le mérite do cette peinture est à l'opposé de la peinture de Lehmann. M. Pérignon est arrivé à une réalité extraordinaire, un peu commune, mais saisissante. Sa jeune fille est debout, à mi-corps et presque de face. Elle porte une simple robe de soie rayée, et elle se dessine sur un fond uni, de couleur neutre. La tête, ornée de cheveux noirs onduleux, est fermement modelée et se détache dans l'air. Comment l'auteur de cette image si naturelle a-t-il pu faire les deux autres portraits signés 4e son nom? Un peu ή droite, aussi dans le grand salon, est le por-
trait de M. Dubois, par Gallait. Sans charlatanisme, sans accessoires multicolores, Gallait a très-bien rendu son modèle. Le visage s^ul est éclairé, et le buste se |
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SALON DE '1844.
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perd dans l'ombre. C'était la manière la plus habituelle
aux maîtres italiens. C'est le procédé qu'a suivi Jean- ron dans le vigoureux portrait de M. Mala. Λ quoi bon le luxe et les falbalas, à moins de peindre comme vanDyck? Nous conseillons cette sobriété aux artistes contemporains, M. Henry Scheffer ne recherche point non plus la
richesse des entourages; mais sa modération va jusqu'à la sécheresse. On a beaucoup loué ses premiers por- traits. Ceux de M. de Rambuteau et de M. Jourdan n'ex- citent plus la même approbation, quoiqu'ils soient exé- cutés dans le môme système. Il est difficile d'ô're plus aride, plus maigre et plus froid. M. de Rambuteau a l'air fort contrit dans cette grise peinture. Ses mains communes se croisent au bout des bras pendants. Le gant du Titien vaut mieux que les deux mains du por- trait de M. Henry Scheffer. Quelle assemblée de hauts personnages se sont donné
rendez-vous au grand salon! Voici le Chancelier de France, par M. Horace Vernet. Je conviens qu'il n'est pas fait à peindre, avec sa belle simarre amarante et violette, et sa toque jaune d'œuf. Le plus habile tour do force d'un grand coloriste n'irait pas jusqu'à marier ces vilaines nuances disparates. M. Horace Vernet s'est con- tenté d'enlever la perruque jaune qui compliquait l'ac- cord avec le bonnet; mais il a laissé la tôle naturelle et la robe d'apparat. Impossible d'harmoniser les fonds avec le violet faux et luisant. Je suppose que le peintre aura essayé bien des accessoires, avant d'imaginer son fameux bureau d'acajou, couleur chocolat. Le portrait du duc de Nemours, par M, Winterhal ter,
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est d'une exécution facile et trop lâchée. La pose rap-
pelle le portrait du duc d'Orléans par M. Ingres. La main droite tient le chapeau à plumes, et le bras gauche s'appuie sur la hanche. Par malheur, il est si mal at- taché à l'épaule, qu'il paraît avoir quitté le corps. La tête est tout à fait disproportionnée à la taille. Un prince n'a pas besoin de si longues jambes pour être assis sur un trône. Ce n'est pas la botte bien vernie, mais la tête bien intelligente, qui fait l'homme. Plusieurs artistes ont exposé des portraits du duc d'Or-
léans. Les portraits équestres, par MM. Alfred Dedreux et de Lansac, paraissent destinés au Musée de Versailles. Le premier est lestement peint, avec une certaine élé- gance et avec une grande habitude du cheval. Le per- sonnage est un peu sacrifié à sa monture ; cependant il est bien campé, quoique trop en arrière sur la selle. La tête, vue presque de profil, est très-ressemblante. Les chevaux de la suite, qui piaffent dans la poussière, montrent toute l'adresse de M. Alfred Dedreux, bien su- périeur ici à M. de Lansac. La composition du portrait de M. de Lansac n'est pas heureuse. Un cavalier de face est difficile à modeler sur la toile. M. Dedreux a encore au Salon un autre portrait
équestre et do grandeur naturelle. Une jeune fille est montée sur un poney gris de fer. Son grand chien de Terre-Neuve est couché aux pieds du cbeval, dont le poil lustré brille de reflets capricieux.M, Alfred Dedreux mérite une couronne du Jockey's Club, surtout pour son cheval abandonné sur un champ de bataille, tout san- glant et poussant vers le ciel son dernier soupir. Après les portraits de princes, viennent les portraits
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officiels des maréchaux de France, des grands digni-
taires, des pairs ou députés. M. Rouillard, qui passait autrefois pour un bon peintre, a couvert de décorations un personnage quelconque, à perruque de couleur ha- sardée ; M. Guignet a habillé en papier la fille de Lucien Bonaparte et quelques duchesses; M. Court a peint un Polonais en grand costume; M. Dubufe, une marquise en velours; M, Champmartin, un monsieur jaune qui n'est pas beau; M. Boissard s'est déguisé lui-même en Turc ; M. Ravergie a déguisé Mme Guyon en Etrusque ; M. Alophe, une charmante femme en Espagnole. M. Louis Boulanger, qui a déjà peint plusieurs beaux portraits, celui de M1»6 Hugo et celui de Pétrus Borel, en- tre autres, a exposé cette année deux portraits do femmes, Mlle C. et Mme Bonnias. Mlle C. a les bras nus, blancs et potelés, et les cheveux d'une couleur très-particulière. M>c Bonnias est représentée debout et presque de profil ; elle porte une robe lilas tendre, qui s'harmonise avec le fond de ciel. Son visage est noble, calme et intelligent. Dans les pastels on remarque un portrait de femme,
de grandeur naturelle et jusqu'au genou, par Antonin Moyne, le sculpteur. Il y a longtemps que Moyno fait de gracieux pastels, des aquarelles et même de la pein- ture. Son talent, fin, élégant et souple, se retrouve par- tout, dans une robe diaprée de mille crayons, comme dans la dentelle ciselée d'un bénitier. Mais quelle est cette charmante jeune fille qui sourit
au-dessous du pastel d'Antonin Moyne? C'est Margaïta Blatter, la fille du maître de poste d'Unterseen, canton de Berne, Yoilà un canton bien heureux de posséder cette jolie fille. Cela vaut la peine de faire le voyage exprès. |
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On verrait encore les montagnes et les lacs, par-dessus
le marché. Margaïta Blatter est fraîche et proprette comme son prénom Marguerite, fine et lisse comme une feuille de rose. Elle a l'œil bleu clair, l'ovale pur et la peau ferme. Oh ! la helle jeune fille, innocente comme l'aquarelle naïve qui nous fait connaître cette merveille d'Unterseen. Nous avons encore de vigoureux pastels par M. Tour-
ncux, une Bohémienne accroupie, et un autre portrait. Nous avons, dans les miniatures, M"10 de Mirbel qui se répèle un peu, et M. Carrier qui fait des portraits en pied, tout simplement comme s'il peignait à l'huile et sur toile. M. Carrier sort de la meilleure écolo. Il fut élève de Gros et ami de Prudhon. C'est tout, avec cependant encore le portrait de Cho-
rubini, lithographie par M. Sudre d'après M. Ingres ; tous les portraits de la famille royale, plus ou moins bien gravés, d'après M. Winterhalter ; une série d'excel- lentes éludes de portraits à la mine de plomb et destinés à la gravure, par M. Mercuri; et cinq cents autres por- traits que nous n'avons point vus, faute de patience, de courage et de curiosité. Mercuri a beaucoup de style et de force. On se
rappelle les Moissonneurs publiés dans Y Artiste. Ces por- traits à la mine de plomb sont d'un grand caractère, ils ont plus de couleur et de liberté que les gravures de Fauteur : c'est co qui arrive souvent aux%maîlres. Si le dessin d'après nature n'a pas toute la correction àe l'œuvre longtemps travaillée, il a, d'ordinaire, plus de verve et plus d'accent. |
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Il n'y a rien qui aille mieux aux branches du pom-
mier que les pommes. Les plus belles oranges n'y fe- raient pas si bien. Il n'y a rien qui aille mieux à la femme que l'enfant. Son fruit naturel la pare plus richement que les pierreries arrachées au sein de la terre. Le plus beau collier pour un homme, ce sont les deux bras d'une femme aimée et qui aime. Le bijou le plus précieux pour la femme, c'est aussi l'enfant qu'elle porte à son sein. Femme et enfant, mère et fils, Vierge et Jésus, la Cha-
rité, la Fécondité, la Maternité, quels chefs-d'œuvre on a faits avec ce symbole et cette image 1 Tout le moyen âge s'en inspira. Du huitième au seizième siècle, l'art chré- tien se résume presque dans la Vierge et l'Enfant. A la Renaissance, c'est encore la femme mère et pure qu'aima le génie de Raphaël. Le plus magnifique André del Sarte, c'est la Charité du Musée, cette puissante nour- rice, avec des grappes d'enfants qui pendent à son cou, à son sein, à ses flancs, à ses bras. Chacun des nobles artistes du moyen âge et de la Renaissance a fait sa Ma- done à l'Enfant, et ce fut toujours Jusqu'au dix-huitième siècle, le sujet affectionné des maîtres, dans toutes les écoles, autour du Titien, autour des Carrache, de Ru- bens ou de Murillo, et de tous les autres. On n'a jamais remarqué que l'art grec n'offre nulle
part la mère avec l'enfant. Cherchez dans votre mé- |
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moire quelque statue, quelque groupe, quelque bas-
relief, dans tous les ouvrages grecs ou romains, qui présente la femme et son fruit, qui indique cet attache- ment et celle solidarité des deux êtres. Dans le paga- nisme antique, chaque individu était séparé de l'espèce, comme chaque peuple était circonscrit au milieu des autres peuples étrangers, hosles. Quand on sculptait des enfants, on les faisait seuls comme les grands, etoccupés à une action indépendante. C'est VEnfant à Voie, c'est Cupidon aiguisant ses flèches. Dans l'art grec il sem- blerait que l'enfant vient par hasard et sans lien avec ses semblables. Si l'on trouve peut-être quelque enfant dans un groupe, c'est un petit Bacchus entre les nym- phes, comme le Moïse juif entre les filles du Pharaon : un enfant d'occasion qui est là on ne sait comment. La recherche de la maternité est interdite. Chose singu- lière: les dieux païens ont souvent plusieurs mères. La maternité a si peu d'importance dans le monde an- tique, qu'on la laisse douteuse. Quelle est la mère de Bacchus? Bien plus : cherchons encore s'il n'y aurait pas
d'exemple d'un enfant lié à quelque autre figure. Oui, il y en a un exemple dans l'art grec et dans une des belles statues de l'art grec : il y a le Faune à l'enfant, un homme tenant un enfant entre ses deux mains. Cette idée-là ne viendrait jamais à un moderne. L'enfant doit être attaché à la mère comme le fruit à la branche. Un enfant dans les bras d'un homme, c'est comme un fruit ramassé par terre et recueilli dans un panier. Et le porte- enfant grec n'est même pas un homme, c'est une créa- tion mixte qui a sur l'échiné les traces velues de l'am- |
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malité. Quel mépris de l'enfance et quel mépris de la
femme I Et chez les Romains, il y a aus i une naissance, un
allaitement et une éducation, sculptés sur les monu- ments, sur le marbre, sur la pierre, sur les médailles : c'est la naissance de Romulus et do Rémus. La mère, la nourrice, est une louve! La remarque est singulière et nouvelle, et valait la
peine qu'on la fît La femme n'est rien dans l'art de ces belles civilisations. Elle n'est rien comme mère et comme épouse, comme créature douée d'intelligence et de sen- timent. Elle n'existe qu'à l'état de Vénus, c'est-à-dire de volupté. Si l'on cite les Amours qui accompagnent quel- quefois la Vénus païenne, on ne prendra pas sans doute l'Amour pour le fils de Vénus. C'est son attribut et non son fruit. Elle est censée créée par et pour l'amour, plutôt qu'elle n'engendre l'amour. Le véritable amour n'est pas plus indiqué dans l'art
païen que la maternité. Cherchez encore si vous no trou- verez point dans la statuaire grecque un groupe d'homme et de femme, d'époux et d'épouse. La solidarité existe d'homme à homme, jamais d'homme à femme, non plus que de femme à enfant Vous avez le beau groupe de Castor et Pollux. Il y a des amis, point d'amanls. c< Quant au véritable amour, dit sérieusement Plutarque, la femme y est complètement étrangère.» Il manque donc bien des choses à fart grec, relati-
vement à nos idées modernes. Il ne lui manque rien comme forme et comme exécution, assurément. Une certaine conception de la vie étant donnée, il l'a expri- mée avec une supériorité victorieuse, et l'art d'aucun |
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autre temps n'a atteint cette perfection. Mais cependant
l'humanité se développe et inspire a l'art de nouvelles conceptions. La période grecquo et romaine n'a pas dans l'histoire
universelle l'importance exagérée et presque exclusive qu'on a voulu lui attribuer. C'est une fleur magnifique qui s'est épanouie sur une branche capricieuse du grand arbre de la tradition humaine. L'arbre de la civilisation est planté plus loin en Orient, dans l'Egypte et dans l'Inde ·, et il semble (nie les rameaux du monde moderne en sortent plus directement. L'art égyptien, par exemple, comme l'art indien, présente le type de la génération im- mortelle des hommes, dans la figure d'Isis et d'IIorus. Voilà la mère et l'enfant. Yoilà le germe do la famille et la solidarité humaine. Le christianisme doit sans doute sa puissance histo-
rique et son intérêt archéologique à cette nouvello expression delà vie. Outre ce type de la Vierge-Mère, le christianisme a encore introduit dans l'art un sujet re- tourné de toutes les façons. C'est la Sainte Famille. Π ne suffit pas de lier l'enfant à la femme, il faut lier la femme et l'enfant à l'homme. Cette trinité indissoluble, c'est l'humanité entière. L'art chrétien a donc affec- tionné, par-dessus tout, le sujet de la Sainte Famille. Mais sa famille est encore fausse et incomplète : où est le père et l'époux? Voici lo tuteur officieux et dévoué ; mais saint Joseph n'est pas le patron des maris. La femme mystique du christianisme n'a qu'un époux mys- tique et invisible. Le christianisme n'a pas incarné l'ange Gabriel et le Saint-Esprit. La femme et l'enfant sont dî- yinises, mais l'homme ne partage point leur céleste na- |
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ture. Je sais bien que le christianisme, voulant glorifier
la femme, a dû laisser dans l'ombre et subalterniser l'ancien dominateur. Mais il serait plus philosophique de réhabiliter Joseph à son tour, et dele mettre sur le même plan que la femme, dans la même lumière. Le char- pentier de Bethléem quittera un jour sa figure rébarba- tive et ses sombres vêtements, pour prendre la jeunesse et l'élégance, et les draperies radieuses de Gabriel. Il y aune famille plus poétique que celle du christianisme, c'est la Sainte Famille de l'Humanité, égale et solidaire. Il manque donc aussi quelque chose à la pensée du
christianisme, au point de vue de Tart et de la poésie. L'avenir peut donc espérer un art de plus en plus com- plet, expressif et religieux, à mesure que le sentiment de la vie et l'inspiration de la vérité se développeront dans les sociétés modernes. Ainsi la forme n'est pas tout dans l'art. Le principe de l'art c'est l'idéal, le sentiment et l'invention. Une foule d'artistes ont exposé des Vierges et des
Saintes Familles. Il y a pourtant beaucoup moins de su- jets religieux que les années précédentes. L'inspiration catholique s'en va, malgré les sermons et les jésuites. Les peintres font des Vierges comme ils feraient des Rigo- lettes. Il n'est pas rare de trouver dans le livret, au nom du même artiste : 1° la Sainte Vierge ; 2° Intérieur d'é- curie ; ou bien : 1° Tête de Christ; 2° Portrait d'un co- lonel de hussards. Les peintres ne se mettent plus en prière avant d'évoquer l'image de la Vierge, comme An- gelico de Fiesole; on ne les trouve plus baignés de tormes devant leur chevalet, comme Luis de Vargas, et ils ne se condamneraient pas volontiers, comme le divin |
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Morales, à no jamais peindre que les doux types de la
Vierge et du Christ. Ce n'est pas la vocation, mais lo hasard ou l'argent qui décident le sujet. La Noire Dame des Neiges, par Ziegler, est une
charmante mère avec son petit enfant. Elle baisse ses tendres paupières et le caresse coquettement. Ses che- veux crêpés en bandeau sont recouverts d'un voile flot- tant. La tête de la mère est très-fine, et la tête de l'en- fant pleine d'intelligence. De Vierge, il n'y en a point ; mais il y a une femme belle et distinguée, et cela nous suffit par le temps qui court. On pourrait reprendre le modelé de la tête de l'enfant et le dessin des pieds, qui sont ronds et communs ; mais l'arrangement du groupe, le calme de la pose et le charme de la physionomie compensent ces imperfections. Ziegler, qui a déjà fait tant de grandes peintures,
sans parler même de l'hémicycle de la Madeleine, paraît aujourd'hui fort embarrassé sur la direction de son ta- lent. Outre cette Madone, il a encore exposé une étude de femme nue, dont les formes sont loin d'être irrépro- chables. La tournure en est assez gracieuse, mais lo dessin est faible. Les bras retroussés manquent d'élégance et de précision dans les attaches. Pour de pareils sujets, on est en droit d'exiger le style et la beauté. La beauté, l'élégance, la finesse et le charme sont
bien plus nécessaires encore dans une composition poé- tique comme l'allégorie de la Rosée. Ce n'est pas nous qui blâmerons Ziegler d'avoir entrepris d'exprimer par la peinture la Rosée répandant ses perles sur les fleurs. L'art des grandes époques a toujours trouvé dans les su- jets allégoriques ses plus sublimes inspirations. Toute la 4
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mythologie et la plupart des sujets chrétiens sont des
symboles plus ou moins directs. La Sainte Vierge, c'est l'incarnation de la pureté. Le Christ, c'est l'incarnation du dévouement. L'art ne vit presque que d'analogie, et c'est même là le caractère essentiel du génie poétique, de receler, sous une forme réalisée, des intentions ab- straites et un idéal impalpable. Les grandes créations des poètes, qu'elles se traduisent parles vers, parles sons, par le relief ou par la couleur, sont toujours Vimagina- tion d'une pensée, c'est-à-dire la métaphore d'une pen- sée et d'une image. L'Olympe antique, c'était l'assemblée des facultés
humaines, de l'intelligence créatrice, de la sagesse, de la force, du courage, de la volupté, de la poésie, etc., sous les figures de Jupiter, de Minerve, d'Hercule, de Mars, de Vénus et d'Apollon ; et, de môme, les anciens avaient personnifié toutes les forces delà nature dans les divinités inférieures, dans les nymphes et les faunes, dans une infinité de créations allégoriques L'art mo- derne a continué aussi ces poétiques abstractions. Qu'est- ce qu'Othello ? la jalousie. Qu'est-ce que Tartufe? qu'est- ce que Don Quichotte'? Nous citions tout à l'heure la Charité d'André del Sarte. Albert Durer a fait la Mé- lancolie.; Rubens, la Fécondité. Chaque peintre a son mystère do l'incarnation. Il est vrai que ces types immortels sont ordinairement
le symbole d'une faculté de l'âme, plulôt que le rapport d'un fait de l'ordre naturel, extérieur à l'homme, avec la forme humaine. Prudhon, cependant, a bien peint le Zéphyr, qui semblerait appartenir à la musique plus qu'à la peinture. Pourquoi n'imaginerait-on pas la Rosée? Si |
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l'on peut représenter le souffle de l'air dans le corps léger
d'un enfant qui so balance entre les feuillages et qui ride la surface de l'eau, pst-il plus difficile de représenter la rosée du ciel par la figure d'une fraîche jouno fille qui secoue sa chevelure sur le gazon? Ziegler a sans doute pensé au gracieux peintre du
Zéphyr; mais il n'a pas eu le bonheur de rencontrer comme· Prudhon la douco et vaporeuse harmonie d'une couleur suave et transparente. Les tons de chair de la Rosée sont pâteux et opaques, au lieu d'avoir le scintille- ment du diamant lumineux. Les formes de cette nym- phe aérienne manquent de finesse etde légèreté. La Rosée devrait être en quelque sorte suspendue dans l'air et s'é- pandre mollement sur la terre fleurie. Le vert des feuilles est un peu acre et rappelle le bocage de Γ Endymion. M. Gallait a aussi donné des noms substantifs, Ron-
fleur et Malheur, à deux groupes de femmes avec un enfant. Le Malheur ressemble trop aux compositions sentimentales de M. Ary Scheffer ; c'est le même type de tête et la même ordonnance. Ary Scheffer est un grand poëte ; mais Gallait, qui est un bon peintre, ne perdrait rien à consulter ses propres impressions. Ses deux groupes ont, d'ailleurs, comme le portrait de M, Dubois, un succès mérité. M. Charpentier a peint la Misère., une belle jeune fille
mélancolique et couverte de haillons, au milieu d'une campagne d'hiver. Cette étude vigoureuse et d'une cou- leur originale montre une habileté de pratique dont Tau- leur a déjà fait preuve dans ses excellents portraits des années précédentes. Charpentier est de force à brosser les plus grandes compositions ; il a donc exécuté celte |
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année une Adoration des bergers, avec de nombreuses
figures de grandeur naturelle. Chaque morceau est en- levé en maître. Les têtes, les bras, les draperies, les accessoires, pris isolément, sont dignes des meilleurs ouvrages de notre école contemporaine, mais l'ensemble n'a guère d'effet; peut-être est-ce faute de quelque arti- fice de lumière ou d'ombre, qui concentre en un point principal Pintérêt de la scène. Charpentier a encore au Salon une peinture remarquable par l'ampleur et la liberté de l'exécution. Ses Paires dans un paysage ont clé reproduits par la lithographie. Un ancien élève de l'école de Rome, M. Jourdy, a
fait aussi sa Vierge à l'Enfant et son Baptême du Christ. Cela ne vaut pas le portrait de M. Vionnet, par le môme peintre. Il est vrai que le spirituel président de la Société des gens de lettres n'a pas la prétention d'une Vierge ni la gravité d'un Christ. VEducation de Jésus, par M. Decaisne, plaît beaucoup
aux femmes et sans doute aussi à M. de Lamartine, qui estimait la Baigneuse au-dessus de tous les tableaux du Salon de 1838. Les figures de M. Decaisne ont, en effet, delà grâce et un certain agrément; mais le modelé en est faible, et l'exécution n'a pas l'accent et l'abondance qu'on pourrait attendre d'un compatriote do Rubens. M. Saint-Evre a représenté Jésus enfant discutant
parmi les docteurs. La composition est bien ordonnée. il y a plusieurs rabbins noblement tournés, dans l'at- titude de la méditation, et le petit Christ est fort in- spiré. La scène est enveloppée d'un clair obscur assez, juste. C'est une peinture sage et méritante, qui ne fait pas de bruit et qui gagnerait à être vue isolément, à |
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l'écart de ces tableaux criards dont le Salon est tapissé.
M. Chatnpmartin est toujours le memo depuis quel-
ques années. Si vous avez vu sa Prédication de saint Jeun, vous connaissez son tableau intitulé : Laissez venir ά moi les petits enfants. M. Champmartin était plus colo- riste dans ses premiers ouvrages. Aujourd'hui, c'est une peinture laiteuse et molle qui coule, jaune et huileuse, sur la. toile, comme du beurre fondant au soleil. M. Wachsmuth a plus de solidité. Son Saint François-
Xavier prêchant dans l'Inde indique l'élude consciencieuse de la nature; mais la lumière n'a pas l'éclat de l'Orient, quoique M. Wachsmuth ait vule chaud soleil de l'Afrique. M. Lécurieux a emprunté deux sujets à la Vie des
Saints, un Martyre de sainte Bénigne et un Saint Bernard ά Clairvaux. M. Mouchy a copié tout simplement dans son Saint François d'Assise la figure principale des Pères du désert, de Boissieu. M. Odier a fait aussi un Saint François d'Assise, qui ne vaut pas son Cuirassier, du Luxembourg; M. Achille Dovéria, un Archange saint Michel; M. Eugène Devéria et M. Lépaulle une Résur- rection du Christ, Il n'y a pas de quoi devenir catho- lique, à voir ces drôles de fantasmagories. Madame Ca- lamatta cherche à traduire sérieusement l'histoire sainte, dans son martyre a'Eudare et Cymodocée; mais les tûtes sont d'un vilain type, et la panthère qui attaque Eudore est grosse comme un chat. M. Stâttler, de Cracovie, a peint les Machabées, un grand tableau très-admiré par ses compatriotes; M. Léon Benouville, une Fsther; M. Tissier, une Vierge; madame Jeanron, une Sainte Catherine; M. Tassacrl, un Christ au jardin des Oliviers. Le même sujet» traité par M. Chasseriau, a produit
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un des bons tableaux dits religieux..Les grandes pein-
tures de sa chapelle ont fortifié le talent de M. Chasse - riau. Sans doute on pourrait critiquer l'incorrection et la mollesse du dessin, la monotonie de la couleur, l'en- flure et la vacuité du style. Les têtes ne sont guère en- semble. Les corps n'ont point de réalité sous les drape- ries, et ils se dressent ou s'étalent comme· des fantômes creux. On en ferait presque autant avec quelques nippes bien drapées. Mais encore faudrait-il être un costumier habile et un metteur en scène expérimenté. Après toutes ces apparitions, ces extases, ces miracles
et ces martyres, finissons par Saint-Jean, non pas le saint Jean de Patmos, mais le Saint-Jean de Lyon ; non pas saint Jean l'Apocalyptique, mais Saint-Jean le réel ; non pas le peintre mystique des terribles tableaux de la fin du monde et des vengeapees divines, mais le peintre de ces fruitsi substantiels qu'on prendrait avec la main. M. Saint-Jean de Lyon a déjà exposé plusieurs fois des fruits et des fleurs, et personne ne le surpasse pour ces sortes de peintures, M. Glaize, dans les légumes portés par la grande femme de la Sainte Elisabeth de Hongrie, et M. Charpentier, dans le panier de fruits offert par ses bergers en adoration, ont seuls égalé l'abondance et l'éclat de sa pratique. Il est malheureux que M. Saint- Jean use un peu trop du jaune de chromo pour dorer ses raisins. Cette couleur, désagréable quand elle n'est pas rompue par des, tons voisins, a, de plus, l'inconvé- nient de pousser au noir. Les beaux fruits de M. Saint- Jean perdront ainsi, en peu de temps, leur transparence et leur finesse. L'exécution de M. Saint-Jean manque, d'ailleurs, de la légèreté admirable dans la touche du |
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Jésuite d'Anvers, ou dans les esquisses de van Huysum.
Mais, il faudrait peu de chose de plus, ou peut-être de moins, pour que ces Fruits et Fleurs près d'un bas-relief fussent aussi parfajls que les tableau?: analogues des maîtres anciens. Yï
Un jour, le diable, faisant ses tournées, avisa, au coin
d'un hois, un jeune artiste qui peignait d'après nature quelque morceau de paysage. Le diable, qui aime à tout voir, courut regarder la peinture pardessus l'épaule du peintre ; et, comme il aime à tout dire, il lui dit dans l'oreille ; r- Vous êtes amoureux.
— C'est vrai, répondit l'artiste ; mais à quoi voyez-
vous que je suis amoureux ? Sans être le diable du conte d'Hoffmann, on peut de-
viner, à considérer une peinture, même un paysage, quelles idées occupent le peintre, quelles passions l'agi- tent. 11 y a quatre ou cinq ans, Théodore Rousseau eut le malheur de perdre sa mère bien-aimée. Pendant long- temps, ses paysages furent d'une incroyable tristesse. 11 ne voyait que les retraites les plus sauvages et les plus désolées de Fontainebleau, ou les noirs aspects de la campagne d'Auvergne. J'ai sous les yeux un paysage de cette époque, un effet de soir et de tempête, à la lisière d'une forêt. Le terrain fauve et calciné est hérissé de ruines d'arbres, de troncs déchirés, de branches |
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mortes et de feuilles sèches balayées par le vent, de
pierres ferrugineuses, aux tons bruns, gris et bleuâtres, comme le reflet d'une vieille armure rouillée. Les ar- bres, découronnés et chauves, tombent en poussière ; à peine ont-ils conservé quelques feuilles rousses comme les débris d'un incendie. Il n'y a point de ciel au-dessus de ces arbres. Une atmosphère lourde, sombre, impé- nétrable, pèse sur celte composition, qui a beaucoup d'analogie avec le Roi des Aulnes, de Schubert, sans que Rousseau y ait aucunement songé. On étouffe dans celte peinture. Point d'air, point de lumière. Seulement, à l'horizon, tout le long de la ligne qui unit la terre au ciel,, il y a une éclaircie blême, un choc de nuages phos- phorescents, agités comme les vagues de la mer, et l'on aperçoit un petit cavalier qui se perd entre les arbres. Enveloppé d'un manteau couleur feuille-morte, et pen- ché sur son cheval noir, il lutte contre la tempête et se hâte sans doute d'arriver à une chaumière, dont les éclairs illuminent le toit dans l'éloignement. Il ne man- que, pour traduire tout à fait la ballade de Schubert, que le fils dans les bras du cavalier et le fantôme dans le nuage. Il est vrai que Rousseau est, sans comparaison, le
premier de nos paysagistes. La suprême qualité de sa peinture, c'est la qualité la plus rare dans tous les arts, c'est le sentiment poétique. Parmi les anciens maîtres et les premiers dans chaque école, il n'y en a pas qui aime davantage la nature et qui la comprenne mieux. Il n'y en a pas de plus spiritualisto, en ce sens qu'il pénètre la vie intime de la nature, qu'il tressaille à toutes ses agitations et aux moindres mouvements de sa physiono- |
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mie. Un amant ne partage pas plus vivement les impres-
sions secrètes de sa maîtresse. Rousseau partage en quelque sorte toutes les passions de la nature. Il lit, pour ainsi dire, dans les yeux de la nature. 11 s'inquiète de la pâleur de la lumière, de la fièvre du vent, de la santé dos arbres. Il frissonne avec la tempête, ou il res- plendit avec le soleil. Personne n'exprime aussi parfai- tement les caractères du paysage ·, car il a le don de la couleur au môme degré que celui de la poésie. Grâce à cette double puissance, il a peint les aspects les plus dif- ficiles de la nature, l'orage et la pluie, le printemps et l'automne, le soir et même la nuit, le lever et le cou- cher du soleil. Un seul peintre a fait un lever de soleil supérieur au tableau de Rousseau ; c'est George Sand, dans la Nouvelle Lélio,. Il faut être fou pour s'imaginer qu'on peut copier le
paysage. La belle théorie de l'imitation de la nature est encore plus impuissante ici qu'ailleurs. Est-ce que yous avez jamais vu pendant deux heures le même effet dans le ciel ou sur la campagne? La physionomie de la na- ture est plus incessamment variable que la physionomie de l'homme. La terre, emportée dans son tourbillon éternel, prend toutes les couleurs et toutes les formes, sous la caresse rapide de la lumière. La fortune et les flots sont moins changeants que le soleil. Il n'y a, dans le paysage, que des expressions fugitives et des effets capricieux, qu'on peut reproduire au moyen de la mé- moire visuelle et de l'invention poétique. On connaît l'histoire de ce pauvre Delaberge, mort si
jeune, à la poursuite d'un dessein irréalisable. C'était un homme qui parlait à merveille de son art, et qui |
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avait commencé par une peinture abondante et vigou-
reuse. Par malheur, il se mit en tête que le paysagiste devait étudier et rendre consciencieusement le moindre détail de la nature. Son premier essai de ce système produisit un mouton et une vieille femme, scrupuleuse- ment et petitement, patiemment et péniblement rape- tassés sur une petite toile. Quoique le système fu! ab- surde , le talent et la volonté de l'artiste excitèrent l'attention. Mais Delaberge n'était guère content de son œuvre,, et il résolut d'entreprendre, avec une nouvelle ténacité, quelque copie exacte d'un morceau de pay- sage. Il choisit un petit buisson élégant, tapi contre un pan de muraille. Alors, il dit adieu à Paris et à ses amis; il loua une maisonnette à côté de son cher buis- son, et il commença son œuvre, pareille à l'œuvre des Danaïdes, comme vous allez le voir. Quand il fallut es- quisser les lignes générales, lo vent qui agitait les bran- ches légères contrariait déjà l'opiniâtre utopiste. Hélas! le matin, à midi, le soir, notre buisson passait sans cesse de l'ombre à la lumière, de la tristesse à l'éclat, d'une demi teinte à une autre. A peine le peintre avait il posé un ton sur sa toile, que le ton du modèle était changé Hélas 1 chaque jour amenait de terribles cata- clysmes dans le petit monde que Delaberge contemplait sans cesse avec inquiétude. C'était une feuille que le vent cruel détachait de la branche; c'était la poussière de la muraille qui s'écoulait lentement, ouvrant des trous et des ombres entre les pierres; c'était un insecte imperceptible qui rongeait un bourgeon avec une obsti- nation ég.ile à celle du peintre; c'était la branche qui [toussait ot s'allongeait, sans s'inquiéter des proportions |
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déjà fixées. Quelquefois, il trouvait sur son buisson une
draperie d'argent brillante au lever du soleil : c'était la toile d'une araignée laborieuse. Toute la nature conju- rait le changement. La rosée, le vent, la pluie, le soleil, tout dérangeait son microcosme. Quelle activité sans relâche! quelle mobilité! quelle viel Et quand vint l'automne, comment continuer là pein-
ture entamée par un aspect d'été? Delaberge s'enve- loppa dans son manteau pendant l'hiver, attendant avec stoïcisme le renouveau. Mais, l'année suivante, le petit buisson ne ressemblait plus au buisson du printemps dernier. Il persista pourtant, le courageux artiste, pen- dant trois années, à ce qu'on dit. Il y avait bien de quoi mourir. Beaucoup de paysagistes en sont toujours à la théo-
rie de l'imitation de la nature. Mais ils n'ont pas, heu- reusement pour leur santé, la persévérance et l'inquié- tude de M Delaberge. La recherche de l'art dans ces fausses conditions ne tuera pas M. J. Coignet et les pré- tendus réalistes, qui ont, du moins, la modération de la médiocrité. Il n'est donné qu'aux hommes d'un cer- tain caractère de s'entêter dans ces ambitieux tourments. Quelques autres peintres naïfs et sans prétention repro- duisent simplement la nature comme ils la voient, en dehors de toute poésie élevée, mais avec une vérité frappante pour tous les yeux. Tel est M. Fiers dans ses modestes fermes et ses gras pâturages de la Normandie. M. Fiers est Flamand par cette qualité; mais il a moins de finesse que les maîtres flamands. Troyon fait de bonne peinture franche et solide, dont le défaut est la pesanteur. Cependant, quelques parties de sa Forêt |
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de Fontainebleau, les eaux et les herbes du premier
plan, sont presque dignes de Jules Dupré, dont il suit souvent les procédés et la manière. Le paysage de Charles Leroux, Site du haut Poitou, est fermement peint, mais un peu trop dur d'exécution. Les arbres manquent do légèreté, et l'air ne circule point entre les branches. Les fonds ont plus de transparence et se mê- lent bien avec le ciel. C'est là le point difficile du paysage, d'harmoniser le
ciel et la terre. Nous croyons que la plupart des paysa- gistes ont le toit de commencer toujours leurs tableaux par la charpente réelle du site qu'ils veulent repro- duire, et de chercher ensuite à mettre le ciel d'accord avec les terrains et les arbres. Les habiles restaurateurs de vieille peinture savent combien il est difficile de re- toucher un ciel, tandis qu'on rétablit heureusement les autres parties du tableau, si le ciel est intact. De même, dans un paysage composé par l'artiste, quand le ciel est fait, le reste du tableau est sauvé. H suffit d'avoir le sentiment do l'harmonie et la patience du travail. Car l'effet produit sur la campagne résulte toujours de la lumièro du ciel. Mais quelle difficulté dans ce passage de l'atmosphère profonde, vague et infinie, à la forme réelle et déterminée d'une image en plein air! Nous avons vu Rousseau, dont le talent est un des enseigne- ments les plus curieux pour les artistes, s'acharner, dans une douzaine de tableaux consécutifs, à exprimer la juste harmonie de cet embrassement du ciel et de la terre, du soleil et de la nature, à la ligne extreme de l'horizon. Il n'y a jamais là de séparation précise et positive, de ligne mathématique et inflexible; car toute |
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lumière dévore un peu les bords de l'image qu'elle
éclaire. Quelques peintres ont trouvé une manière fort simple
mais très-radicale d'esquiver les difficultés de la lu- mière et de la couleur. Ils ont tout bonnement supprimé le soleil de leurs paysages. Le procédé est un peu leste. Aussi la variété, le mouvement, le charme, la vie, ont déserté leur peinture avec le soleil. Presque toute l'é- cole de M. Ingres, dans le paysage comme dans les autres genres de Part, en est arrivée à ce triste sacrifice, M. Paul Flandrin se complaît depuis longtemps en celte obscurité. Il a le sentiment du style et quelquefois une certaine élégance; mais de lumière, point. Son paysage audacieusement intitulé Chênes verls ne représente que des chênes gris et plats. Car c'est la lumière qui modèle les corps, outre qu'elle leur donne la couleur. Tous les tableaux de M. Flandrin se ressemblent, les arbres étant comme les chats : la nuit, tous les arbres sont gris. La qualité de la couleur est si essentielle en peinture,
qu'on ne saurait être peintre qu'à la condition d'être, premièrement et avant tout, coloriste. Aucune autre qualité ne remplace celle-là. Quand on renonce d'a- bord à la lumière, il n'y a plus moyen d'ôlre un pra- ticien habile. M. Flandrin a bien prouvé son impuis- sance d'exécution dans le double portrait, n° 686, au milieu d'un de ses paysages stéréotypés. La figure de la femme surtout est d'une rare maladresse et absolument sans expression. Les mains jointes en raccourci n'ont aucune forme, la lumière manquant sur les divers plans de la chair. Le visage terne de l'homme n'est pas plus vivant, et ce groupe rappelle les images coloriées de la 5
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bonne bière de mars, collées à la porte des auberges ou à
la vitre des cafés. MM. Desgoffe, Achille Benouville et les autres péni-
tents gris n'ont pas davantage à se louer de leur sys- tème. M. Benouville avait commencé la peinture dans un sens presque opposé; c'est la claustration de l'école de Rome qui l'a perdu. M. Desgoffo annonçait plus de force et plus de style dans ses premiers paysages. Son Narcisse qui se mire dans une mare incolore doit se trouver fort laid, si le cristal de l'onde est assez limpide pour lui renvoyer son image. M. Aligny tient aussi, indirectement, à l'école des
secs, comme on les appelle dans les ateliers. Mais M. Aligny est un maître consommé, quoiqu'il n'obtienne pas des résultats très-heureux. Les défauts qu'il a, il les garde bien gratuitement au milieu de qualités très dis- tinguées. Il a fait parfois des dessins du plus haut style et d'une noble élégance. Ses anciennes études de la cam- pagne del Rome, avec de grands arbres et quelques buffles revenant du travail, indiquaient le même senti- ment calme et poétique qu'on admire dans le talent de Léopold Robert. C'est ainsi, sans doute, que le peintre des Pêcheurs eût traduit la nature, s'il eût été paysagiste. M. Aligny cherche surtout la grandeur dans la simpli- cité. Mais il ne trouve le plus souvent dans sa peinture que la roideur et la monotonie. Il cherche encore l'éclat de la lumière et la finesse du clair-obscur. Il est vrai que ses demi-tein!es ont de la transparence, mais sa lumière est trop méthodiquement étendue et n'a point le scintil- lement mobile du soleil. Sa palette est très-rétrécie; il borne les ressources infinies de la couleur h quelques |
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tons, qu'il a, du moins, le mérite de combiner assez har-
monieusement. Le meilleur de ses tableaux nous paraît être la Vue de l'Acropole d'Athènes, prise de l'ancienne tribune aux harangues. On remarque, au premier plan, trois figures dans l'ombre, une femme et deux petits enfants. Un jeune paysagiste, M. Gourlier, procède en môme
temps de M. Aiigny et de Corot. Il aspire au paysage poétique. Sa Naissance de Bacchus est un tableau d'une belle ordonnance. Au milieu d'un collier de grands ar- bres entrelacés, le groupe mythologique s'éclaire comme les figures d'un médaillon au centre d'une guirlande do fleurs, peinte par Segers ou van Kessel. L'effet général invite à oublier l'inexpérience de l'exécution dans les détails, et les tons crus des herbes et du terrain. M. Thierry, au contraire, a fait un paysage d'une
adresse extraordinaire, et d'une finesse harmonieuse qui rappelle Wynants. Il y a encore plusieurs jeunes peintres qui mériteraient d'être cités : par exemple, M. Toudouze, M. Castan, M. Grésy, M. Duvieux, l'auteur d'un Effet de soir, très-juste de ton, avec de petites figures bien tournées dans le goût deSalvalor ; M. Hédouin, qui pa- raît avoir peint ses Bûcherons Ossaloîs dansles Basses- Pyrénées, en compagnie de M. Loleux ; M. Montfort, dont, la Vue de Nazareth peut être prise pour un Ma- rilhat; et M. Elmerïck, l'auteur d'un tableau très-lumi- neux, représentant les Vendanges en Bourgogne, M. Joyant continue sesVues deVenise, sous l'inspiration
du Canaletti ; M. Adrien Guignet s'inspire à la fois de Salvator et do Decamps. Sa Mêlée, ses Brigands, et surtout son grand dessin, ii° 1976, ont de fortes qua- |
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lités d'exécution et une vigoureuse couleur. M. Jadin a
pris le monopole des chasses, et il s'en tire à la satis- faction des sportsmen, heureux de retrouver là le sou- venir de leurs aventures et les portraits de leurs chiens favoris. Les Chasses de Jadin sont entendues comme des tableaux de décoration, à grand spectacle, et d'un effet divertissant. L'allure des animaux est vivement saisie. Oudry n'était pas plus fort sur le sanglier. Les deux paysages de Français sont en première
ligne au Salon, avec ceux de Marilhat, de Corot, de Leleux et de Diaz. Il y a quelques années, Français débuta par un grand tableau, intitulé les Sorcières de Macbeth. C'était une nature sauvage et fantastique, étudiée dans les gorges d'Apremont. Les figures avaient été peintes par Baron, l'auteur d'un excellent Épisode de la vie du Giorgione à l'exposition actuelle. Fran- çais a beaucoup d'invention et de fantaisie, et un véri- table sentiment poétique. Outre ses tableaux peints, il a prodigué avec succès ses compositions de paysage dans une foule de gracieux dessins pour les livres illustrés. V Automne est une étude mélancolique dune allée de
la forêt de Fontainebleau. Des arbres élégants, aux feuilles rares et jaunies, un ciel gris perle, des terrains nus, quelques bûcherons récoltant des branches mortes, voilà le tableau. Le caractère de l'automne est si bien rendu, l'harmonie est si juste, la touche si légère, qu'on se tient pour satisfait. C'est une chose complète en ce qu'elle est. Le second paysage de Français est très-original et
Irès-pitloresque. Sur une hauteur des bois touffus de |
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Meudon, deux personnages sont assis à l'ombre d'un
chêne. M. Français est amoureux ; rien n'est plus sûr. La jeune femme tient un papier, une lettre peut-être, ou quelque croquis d'après nature. Le grand garçon qui est étendu près d'elle la regarde paresseusement. Il fait bon sous ces arbres qui ne laissent passer du soleil qu'une guipure d'or, balancée sur le gazon. Et puis, quelle vue immense à traversées colonnes et les arcades du bois : toute la plaine de Paris baignée de lumière et perdue dans le bleu argentin du ciel ! Le lieu est bien choisi. Cette nature gaie, voluptueuse, pleine de caprice, ressemble à l'art mauresque. On se croirait dans une galerie de l'Alhambra. Français, mon ami, le diable verrait bien que vous êtes amoureux ! Quels autres paysages citerons-nous après cette char-
mante peinture? On dit que nous avons oublié bien des noms dans cet examen rapide. On nous a parlé encore d'une foule de tableaux que nous n'avons pas su ren- contrer au Salon, ou qui se sont égarés sous notre plume. Pourquoi n'avoir rien dit du portrait de la femme et de la fille de Léon Gozlan, par M. Verdier; des portraits, par M. Pichon, par M. Laby, par M. Berly; des excellentes eaux-fortes de M. Eugène Bléry et do M. Louis Leroy; des fins portraits de femmes, au pastel, par M. Vidal, etc. Pourquoi? |
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VII
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La plupart des sculpteurs ont grand tort de chercher
presque uniquement leurs modèles dans le passé. L'âge d'or est devant nous, comme disait Saint-Simon. Ce- pendant, tandis que les peintres étudient surtout la réa- lité, les sculpteurs étudient surtout la tradition. Méthode incomplete et stérile. C'est en eux-mêmes, dans le senti- ment de la vie immortelle, que les artistes devraient trouver l'inspiration, après avoir toutefois contemplé riiistoire et la nature. Car étudier, c'est comprendre et interpréter. Les trois éléments essentiels de l'art, comme de la philosophie, de la science et de toute création intellectuelle, sont le monde extérieur, l'humanité et l'homme lui-même. La nature et la tradition doivent s'unir dans le cœur de l'artiste par un mariage mysté- rieux qui produit un enfantement. C'est la loi de toute génération spirituelle, aussi bien que de la génération naturelle. Cet élément principal de toute poésie, l'élément vivant
du génie individuel, qui se traduit par l'interprétation originale de la nature et de l'histoire, est pourtant le plus négligé dans notre école contemporaine. C'est la spontanéité et l'invention qui manquent surtout à nos artistes. L'habileté manuelle, l'adresse et un certain ta- lent de pratique sont très-notables chez les sculpteurs, plus encore que chez les peintres. Mais, faute de la poésie intérieure, ils ne fabriquent guère que des œuvres |
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banales et communes, sans caractère et sans beauté.
Où sont le caractère ot la beauté do la sculpture an-
tique ? dans l'expression de l'idéal que les artistes sen- taient en leur propre cœur. La pensée antique était si nette, si bien définie, qu'elle s'incarnait dans la forme avec une rare perfection. Mais, encore une fois, le sen- timent du monde moderne est à l'antipode de l'antiquité. Nos idées et nos. systèmes, notre civilisation, ayant changé, la faculté poétique, cette seconde vue qui est la plus perspicace et la plus lucide, ne saurait envisager la vie comme l'envisageaient les Grecs, et la forme doit changer avec l'idée. Par exemple, il y a un sentiment qui est au fond de
tous nos arts modernes, qui inspire la poésie, le roman, le drame, la musique: c'est l'amour. Eh bienl consi- dérons de nouveau l'amour dans la société grecque et dans la mythologie : Jupitor, qui est sans doute le type de la perfection et le suprême modèle de l'homme an- tique, quand il veut séduire les femmes, est-ce qu'il prend la forme humaine? Il se fait cygne pour Léda, pluie d'or pour Danaé, taureau pour Pasiphaé ; c'est-à- dire que la beauté, l'or ou la force, en dehors de toutes qualités spirituelles, sont des charmes irrésistibles au- près de la femme. El, lorsqu'on vertu de la morale for- mulée par Plutarque sur les ruines de la société païenne, le père des dieux et des hommes veut installer Gany- mède au ciel, il le ravit dans les serres d'un aigle. C'est le courage qui attaque l'homme, de mémo que la cor- ruption, la force ou la beauté attaquent la femme. Le principe do la poésie antique, comme inspiration
de la poésie moderne, nous paraît condamné par cette |
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seule remarque, qui peut être étendue à tous les senti-
ments du passé. Ce ne serait pas la peine de vivre, si le Temps n'opérait pas une métempsycose féconde qui élève sans cesse le monde vers un perfectionnement in- défini. L'antiquité fataliste mettait une faux dans la main du vieux Saturne, malgré ce vers du poëte : Omnia muiantur, nil interit. L'allégorie moderne devrait rem- placer la faux par un flambeau. Le monde physique lui-même proteste contre l'imita-
tion plastique de l'art grec ou romain. La forme humaine s'est modifiée sensiblement depuis le paganisme, et pa- rallèlement aux révolutions de l'esprit. C'est la phréno- logie surtout, qui, en étudiant la conformation de la tête, a signalé ces différences singulières. Lorsque, à la fin du dix-huitième siècle, Winkelmann, ce grand résurrec- tionniste des fossiles de marbre., ce Cuvier de l'art, a donné, avec son fanatisme ingénieux, les formules de la statuaire antique et la règle des proportions de la figure grecque : le front, a-t-il dit, pour être beau, doit être court. Après quoi, il injurie le Bernin et les autres sculpteurs, ces corrupteurs de Γ art, qui ont élevé les fronts dans la statuaire moderne. Il est certain que la moyenne de la hauteur de la tête au-dessus de la ligne des yeux n'était, chez les Grecs, que d'une fois et demie la longueur du nez, tandis qu'aujourd'hui une tête bien conformée a deux fois cette longueur, c'est-à-dire que la ligne horizontale des yeux partage la tête en deux. Et toutes les autres proportions de la statuaire grecque étaient en harmonie avec la tête. Ainsi, l'Apollon du Belvédère a, au moins, douze têtes en hauteur. C'est chez les Vénus surtout que la tête est petite. La
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femme grecque n'a pas besoin de tête. Il suffit que ses
flancs magnifiques soient portés sur les belles colonnes de ses cuisses arrondies. Les Vénus ne vivraient pas avec si peu de cerveau, ou elles seraient condamnées à l'idio- tisme. La Vénus de Milo, ce chef-d'œuvre incompa- rable, cette perfection do beauté, la plus idéale des statues grecques, et qui est dans la statuaire comme le poëme de Virgile au seuil du christianisme,, la Vénus de Milo a la tête grosse comme le bras. C'est encore la volupté, mais une volupté plus chaste et plus rêveuse, qui tend à se spiritualiser. Rien n'est plus curieux que l'étude phrénologique de
la transformation de la tête humaine depuis la période grecque. Chez les Grecs, ce qui prédomine, c'est la belle architecture des sourcils et des parties inférieures du front où siègent les facultés artistes, comme la forme, la couleur, la musique, l'amour de la nature, le sens des faits, la perception des détails, les impressions du monde extérieur et l'imagination. Ces qualités sont com- munes à tous les types que l'art grec nous a transmis. Deux têtes seulement s'écartent de cette forme naturelle et consacrée, celles de Platon et de Socrate, le christ grec! Chez les Romains, destinés à l'action et à la conquête,
peuple dominateur et politique, la tête s'élargit latéra- lement. Le type romain a deux montagnes au-dessus des oreilles : c'est le groupe de la Destruction, du Courage et do la Prudence. L'aigle grec s'est transformé en lion. La tête romaine, si démesurément large, est plate au sommet ; cependant la partie supérieure du front, or- gane des facultés réflectives, s'avance et domine les arcs 5.
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des sourcils. Ajoutez l'immense développement de la
partie postérieure du crâne et de la nuque. Voilà tout le caractère romain. Epanouissement des instincts sensuels, puissance d'action, aptitude politique, mais point d'art original et point de sentiment religieux. On lit dans Suétone que Caligula eut le caprice de
faire décapiter les statues les plus célèbres de la Grèce transportées à Rome, et de remplacer les têtes grecques par la tête de ses propres statues. Tandis que la tête romaine pesait ainsi sur les épaules de l'ancien monde, une nouvelle puissance s'incarnait dans une forme nou- velle. Jésus, ce César pacifique, devait décapiter à son tour le colosse romain. La tête du Christ no ressemble plus à la tête antique : les tempes sont rétrécies, et le vertex s'élève vers le ciel. C'est le signe de la Religio- sité, noble couronnement au cerveau de l'homme. Le christianisme a comblé le sillon profond qu'on remarque sur les têtes des Césars romains ; et, autour du sentiment religieux, s'exaltent les sentiments de la Justice et de la Charité universelle. C'est ce qui distingue essentiellement les deux types. La forme humaine s'est renouvelée avec la civilisation. Si le fond des sentiments et la forme plastique ont
changé, comment pourrait-on donc copier une société fossile? Et, de même, il en faut dire autant aux imitateurs du
moyen âge. La Renaissance et la Philosophie moderne ont transformé le monde catholique et féodal. Les Christs de Michel-Ange et les Vierges de Raphaël ne sont plus les types consacrés des premiers temps. L'hu- manité infatigable n'a pas plus consenti h s'immobiliser |
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dans le christianisme mystique que dans le sensualisme
païen. L'histoire n'est qu'une procession aventureuse et opiniâtre, qui marche sans repos vers des horizons in- connus, tournant parfois la tête vers ce qui n'est plus qu'un souvenir, mais éternellement amoureuse do ce qui n'est encore qu'une espérance. Il n'y a donc qu'une manière fructueuse d'emprunter
à la tradition : c'est de voir ce que nos prédécesseurs ont fait dans le sentiment et dans la forme de leur temps, de pénétrer leurs systèmes d'interprétation, et d'inter- préter soi-même à son tour, avec une inspiration vivanto et complètement originale. La Renaissance du seizième siècle a pratiqué celto
méthode avec un instinct merveilleux. Il semble que toutes les qualités des arts antérieurs soient résumées dans les œuvres des grands artistes de l'Italie et de la France ; car la France, en sculpture du moins, peut ri- valiser avec l'Italie au seizième siècle. Jean Cousin, Jean Goujon, Pierre Bontems, Germain Pilon et tous ces ouvriers sublimes qui travaillèrent avec eux dans les palais et les monuments publics, ne relèvent directement d'aucune époque et d'aucune école : ils ont l'élégance et la beauté de l'antique, la force et le mouvement de Mi- chel-Ange, l'abondance et la fantaisie de l'art mau- resque, et quelquefois le sentiment et l'expression de l'art catholique. Nos sculpteurs ont toujours été bien plus forts que nos peintres. Que possède-t-on aujourd'hui de notre école indigène de peinture au seizième siècle? Un tableau de Cousin, peut-ôtre, et quelques portraits de Clouet ; le reste revient aux Italiens appelés en Franco, comme le Primatice ou le Rosso, lesquels, à la vérité, |
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furent secondés dignement par des artistes formés à leur
génie. Mais, de la sculpture française à la Renaissance,, nous avons Fontainebleau, Chambord, Chenonceaux, Blois, Soleisme, l'école des Beaux-Arts, quelques parties du Louvre, et combien de châteaux, et combien de sta- tues réunies au Musée de sculpture moderne, et combien d'arabesques, de médaillons et de caprices de toute sorte, disséminés partout! Et, après les illustres fonda- tours de notre école renouvelée, c'est Barthélémy Prieur, Gentil de Troyes, Francheville, Jacques Sarrazin, les Anguier, et combien d'autres! jusqu'au Puget. Voilà un génie qui est français et qui n'imite personne; à ce point que le Puget est, pour ainsi dire, excentrique dans notre tradition. Il domine toute la sculpture du grand siècle, les Girardon, les Desjardin, comme Michel-Ange domine l'école florentine. Après Puget, il y a, au dix-huitième siècle, une char-
mante branche de l'école française : c'est la famille des Coustou et leurs élèves, supérieurs encore aux peintres leurs contemporains, si ce n'est à Watteau. Depuis l'école des Coustou, les grands sculpteurs,
mais non pas les praticiens habiles, sont rares en France. Il faut citer Cafiîeri, l'auteur des bustes de Rotrou et des Corneille à la Comédie-Française, et Houdon, l'auteur do la statue de Voltaire. Les sculpteurs de l'Empire n'ont pas su laisser seulement un buste de Napoléon ; c'est David, le peintre de la Révolution, qui, à leur dé- faut, a fait la statue équestre de l'Empereur, dans le fameux portrait peint en relief sur les Alpes. David, le sculpteur, a essayé avec éclat la régéné-
ration de notre école ; c'est lui qui a le plus produit de- |
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puis vingt ans ; il a envoyé ses œuvres partout, dans les
villes de France et dans les villes des autres Etats ; il a le mérite de chercher la pensée en même temps que lo grand style, et son exécution est tout à fait magistrale. Barye a restitué dans la sculpture un élément complè- tement oublié depuis quelques générations d'artistes, l'élément de la fantaisie, de la finesse et de la vivacité. Barye est un homme du siècle de Benvenuto. Plu- sieurs autres artistes, comme Antonin Moyne, Pradier, Préault, Foyatier, Duseigneur, Maindron , etc., ont contribué, chacun avec des qualités différentes, à raviver la sculpture française. Aujourd'hui, l'école est très-ha- bile, et le Salon a popularisé quelques jeunes talents. M. Bonassieux, ancien élève de l'école de Rome,
a exposé trois marbres, qui le placent dans les pre- miers rangs. Son buste de Mme de C**f est excellent : le dessin des traits est irréprochable; la physionomie a beaucoup de caractère et de pensée; les cheveux crêpés se séparent en bandeaux et s'attachent derrière le cou; la ligne du cou et des épaules est très-élégante et très- fine. M. Bonassieux a trouvé la simplicité et la beauté. Sa manière rappelle un peu la manière sobre et précise de M. Bosio, dans quelques bustes des précédents Sa- lons; mais les bustes de M. Bosio, savamment et ferme- ment modelés, ont toujours manqué de caractère et d'élévation. Je ne sais pas quelles critiques on pourrait faire de ce noble portrait; il a autant de distinction et de charme que de pureté et de correction. M. Bonassieux a obtenu un résultat difficile, qui est de satisfaire à la fois les gens du monde et les gens du métier. Sa Tête d'étude est l'image d'une vierge voilée et bais-
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sant les yeux. C'est de l'art très-simple et très-fort, qui
annonce beaucoup de sentiment et beaucoup de science. Le David balançant sa fronde présente dans la pose
quelque réminiscence de l'Apollon du Belvédère ; les jambes sont alignées de la même façon, mais les extré- mités sont un peu fortes et lourdes. C'est le seul reproche que mérite cette figure très-hardiment tournée et d'un grand style. Personne aujourd'hui, parmi nos sculp- teurs, ne saurait faire mieux. Nous avons déjà vu au Salon de 1839 le plâtre de
la Velléda, de Maindron, exécutée en marbre pour le jardin du Luxembourg. Le marbre nous paraît repro- duire exactement le modeleen plâtre, mais il montre de vigoureuses qualités d'exécution. Le travail du marbre est tout autre chose que le modelage j il exige une cer- titude et une précision sans défaut. Maindron avait déjà attaqué la pierre et le bronze avec une supériorité incontestable. Ce nouvel ouvrage augmentera encore sa réputation. Les meilleures statues, après le David et la Velléda,
sont la Madeleine, de M. Gechter, et le Viala, de M. Meunier. Nous félicitons M. Meunier d'avoir em- prunté son sujet à nos souvenirs patriotiques. Sa sculp- ture a du mouvement et de l'énergie, M. Meunier, qui n'a pas vingt ans, a surpassé la plupart de nos artistes les plus exercés. Le Baptistère, exécuté en marbre par M. Jouffroy,
d'après le dessin de Mme de Lamartine, est fort admiré. Ce sont trois enfants qui unissent leurs petites mains pour porter la croix. M. Rinaldi, de Rome, a exposé une Rébecca, dont les
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draperies sont simples et d'un style sévère; M. Barto-
lini, do Florence, un buste assez correct de la comtesse d'A***; M. Geefs, de Bruxelles, une Geneviève de Brabant, dent la pose est copiée sur la Madeleine de Ganova, et dont l'exécution est faible et molle; M. Dubray, un petit Joueur de trottola, copié sur le Dunseur napolitain de M. Duret; M. Gayrard, de l'Institut, une statue de YEvêque d'Jïermopolis, copiée sur les statues tumulaires du moyen âge ; M. Foyatier, une statue d'Etienne Pas- quier, inférieure à ses précédents ouvrages : son buste de Mmj F"* vaut beaucoup mieux; M. Brian, un buste très-mesquin de la belle tête de M. de Lamartine; M.Dantan aîné, deux grandes statues insignifiantes, pour le Musée de Versailles; M. Dantan jeune, une statue et deux bustes; M. Desbœufs, le buste de M. Jacqueminot; MinC Dubufe, le buste de M. Paul Delaroche; M. Etex, un buste ampoulé de M. Odilon Barrot; M. Guillot, deux bustes; M Garraud, la statue de Laplace, pour l'Obser- vatoire; M. Husson, un Christ peu catholique; M. Ro- cher, un saint Évoque; M. Suc, de Nantes, la Mélancolie; M. Droz, la statue on pierre de Mathieu Mole, pour rHôtel-de-ViUe, avec ce spirituel calembour inscrit en toutes lettres dans le livret officiel : Stat Mole im- motus. La statue en marbre du duc dOrléans, destinée à la
Chambre des pairs, est de M. Jaley. M. Jaley, comme M. Winterhal ter, a grandi démesurément son modèle. Il n'y a point de Grec antique, fût-ce l'Apollon du Bel- védère, pour avoir une si petite tête sur un si long corps. N'est-ce point M. Jaley qui a déjà fait pour la Chambre des députés un Bailly, effilé comme une as,- |
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perge d'hiver? Nous conseillons à Tom Pouce, le nain
favori do la reine Viitoria, et le singe de Napoléon, de poser pour sa statue devant M. Jaley, qui ne manquera pas de lui donner au moins la taille d'un voltigeur do FEmpire. M. le baron Bosio, de l'Institut, a enfin terminé YJJis-
toire et les Arts consacrant les gloires de la France. Ce groupe colossal, en marbre, remplaçait, dans une niche, je ne sais quel groupe innocent de l'ancienne école aca- démique. L'œuvre de M. Bosio ne laissera pas beaucoup plus de souvenir, quoiqu'il y ait des parties très-fine - ment exécutées. Cette grande figure allégorique, avec lo casque de rigueur et la lance à la main, est entourée de trois ou quatre figures accessoires ; c'est apparemment Γ Histoire-bataille, comme dirait M. Alexis Monteil. Mais voici le morceau capital du Salon par la grosseur
et le ridicule, un personnage monstrueux et tout nu, étendu horizontalement en équilibre sur une pointe de rocher, et qui détire ses abominables membres comme au sortir d'un cauchemar. La vieille sculpture n'a jamais rien fait de plus indécent et de plus stupide, si ce n'est le Promet fiée des Tuileries, Le géant du Salon s'appelle Encelade foudroyé par Jupiter, Qui nous délivrera des géants mythologiques? L'architecture s'est tournée vers les projets utiles et
réalisables. M. Badenier a exposé des études sur la réu- nion du Louvre aux Tuileries ; M. Bei thelin, le dessin d'une fontaine à élever place Bellechasse; M. Amédée Couder, un projet de décoration pour l'intérieur de Notre-Dame ·, M. Dupuy, un plan d'hôpital pour sept cents malades; M. Garnaud, un projet de cathédrale; |
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M. Lacroix, le projet d'une mairie pour le onzième ar-
rondissement sur la place Saint-Sulpice ; M. Renaud, la façade d'une maison parisienne ; et M. Magne, le plan d'un palais de l'industrie et des arts. Puisse ce palais, depuis si longtemps réclame par toute la presse, ne pas rester toujours en projet sur le papier ! |
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SOMMAIRE.
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A Béranger, — Du style chez les grands maîtres. — L'Ecole des
Femmes, de Molière. — Caractère du talent de Béranger. — Ten- dances diverses de la critique. — L'art pour l'art, et l'art pour l'homme. — La Tempête, de Ruisdael. — L'Allée de châtaigniers, de Rousseau. — Don Quichotte et Sancho, de Deeamps, — Le dix-huitième siècle de Béranger. Avant l'ouverture, — Découragement des artistes. — Le jury. —
Peintres absents du Salon.— La Smala de M. H. Vernel, — M. De- eamps, M. Brascassat, elc. — Les sculpteurs. § Ier. — Variété du Salon de 1845. — Les refus du jury. — De-
camps, Delacroix, Horace Verwet, Meissonier, Diaz, Henry Scheffer, Ghasseriau, Robert Fleury, etc. — Les paysagistes.— Revue générale. § II. — Deeamps. — Histoire de Samson. — Trois actes, neuf ta-
bleaux, — La Nuit en peinture. — Rembrandt et Rousseau, — M. Granet,— M. Jacquand. — M. Pingret et Boileau. — Le natu- ralisme du laid. — Brouwer et Raphaël. — Diderot et Vénus. § III. — Delacroix. — Deeamps et Ary Scheffer. — De l'éducation
poétique. — La Beauté dans les Arts. — La Beauté dans la Na- ture. -— Œuvres de Delacroix. — La Mort de Marc-Aurèle. — Le vieux Musée. — La Madeleine. — La Sibylle. — M. Gleyre. — M. A. Brune. — M. Guignet, etc. § IV. — M. Brascassat. — Les peintres modernes de Bruxelles et de
La Haye. — Petitesse du, style de M. Brascassat. — Le général |
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SOMMAIRE.
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Tom Pouce. — De la grandeur dans les ails. — Mieris el Rubens,
— M. Diday et les Alpes. — M. Calame et l'orage. — Les mau-
vaises écoles. — Les imitateurs flamands et hollandais. — M Hor- - nung et Denner. — M. Robert Fleury, etc.
§ V. — MM. Gigoux, Debon, Que'q, Papety, Muller, Roubaud,
Dauzats, Boulanger, Leleux, Hédouin, Brun, Guillemin, Philippe Rousseau, — Madame Gavé. — MM. A. Couder, Landelle, Eugène Isabey, Glaize. g VI. — Portraits. — M. Horace Veruet. — Procédés de l'école de
David. — École de M. Ingres. — M; IL Flandrin. — M. Lariviére. — M. Henry Scheffer. — Les portraits des anciens maîtres. —
M. Léon Coignet. — MM. Belloc, Dubufe, Court, Perignon, etc. — M. Diaz. g VU. — Paysages. — Trois écoles distinctes. — Les lieux com-
muns en paysage. — Poésie delà nature. — Aventure d'un pein- tre de portrait. — La lumière et la couleur. — Les paysagistes crépusculaires. — M. van Schendel, de La Haye. — MM. Fran- çais, Troyon, Leroy, Huet, Teytaud, Corot;, Fiers, Haffner, elc — Les femmes peintres § VIII. — Sculpture, Gravure, Architecture. — La recherche de
la beauté. — La f'hryné de Pradier. — Caractère de la cour- tisane antique. — MM. Bosio et Bartolini, de Florence. — David d'Angers. — M. le comte d'Orsay. — MM. Debay, Elex, Feu- chéres, .louffroy, Desbœufs, Garraud, etc. — Les bustes. — Les graveurs. — Jean Bart et Eugène Sue. — Les pastels. —■ Les architectes. — M. Mouton, de Panuige. — Palais, des Arts, aux Champs-Elysées. |
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A BEHANGER.
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Votre nom, monsieur, représente mieux qu'aucun autre
le sens direct de notre tradition nationale dans les let- tres et dans les arts. Vous êtes de la grande famille fran- çaise de Rabelais, de Molière et de La Fontaine. Tandis que la poésie du dix-neuvième siècle s'aventurait dans des routes obscures et étrangères, vous, monsieur, au lieu d'être cosmopolite par la forme du style, vous vous êtes contenté d'être humain par le fond même du sen- timent et de la pensée. C'est une synthèse qui vaut bien l'autre. C'est la qualité des artistes immortels; car ils so continuent ainsi dans l'âme de l'humanité dont ils ont réfléchi quelque vertu permanente. Au contrairo, l'art qui s'attache imprudemment à la forme seule, passe do mode et se renouvelle sans cesse, quel que soit le charme du style extérieur. L'art des vrais grands maîtres dissimule naturellement
les procédés de l'exécution ; il vous frappe par un ca- ractère plus essentiel et plus profond que l'enveloppe plastique. Telle est la sculpture grecque de la belle époque, quoique l'art antique, en général, puisse être accusé de sensualisme relativement à l'art chrétien. La Minerve duParthénon était sortie vivante et chaste du |
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A BEHANGER.
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cerveau de Phidias, suivant le symbole mythologique.
En contemplant la Vénus de Milo, vous avez d'abord un sentiment qui précède l'analyse de sa beauté. Tel est encore l'art de Raphaël, où l'habileté n'est considérable qu'après l'invention. Tel est Molière,, supérieur peut- être à tous les grands hommes de toutes les littératures par le naturel et la simplicité de son style. Le beau style est comme une flèche dont on sent la piqûre sans avoir vu le trait dans l'air. Ainsi, le génie de Molière est un arc si bien tendu, qu'il vous envoie au cœur une at- teinte inévitable, avant que vous ayez saisi le mouve- ment de la main qui prépare le coup. Mais, arrachez la flèche, et vous admirerez comme elle est aiguë, fine et souple, et vigoureuse, et ciselée à plaisir. Votre talent a de l'analogie avec celui de Molière : la
grandeur dans la naïveté, la clarté et la raison; dessin ferme, couleur franche ; toutes qualités particulièrement propres au génie français. Vous avez comme Molière une sensibilité mélancolique qui donne souvent à vos vers une teinte douce et harmonieuse. Vous avez comme lui cette rare faculté de mettre dans le premier sujet venu une signification profondément humaine. Une comédie de Molière, tirée au hasard, vaut sans doute un poëme épique. Je ne parle pas du Misanthrope et du Tartufe, qui sont deux chefs-d'œuvre travaillés et qui annoncent, par leur conception même, devoir toucher à la philoso- phie, à la morale, à la politique, aux vices et aux vertus du cœur, et aux conditions de la société. Ce sont des tableaux d'histoire, comportant la méditation du sujet et le soin de la forme. Mais prenons cet autre chef- d'œuvro sans prétention, ce délicieux tableau de genre |
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A BÉRANGER.
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qui a nom Γ Ecole des Femmes : un homme coiffé d'une
idée ridicule, un ami bavard, une fille niaise et rusée, et un jeune fou. Le comique superficiel est assurément dans la situation de confident où Horace tient sans cesse Arnolphe ; il est aussi dans le caractère d'Agnès, dans l'entêtement de son tuteur, dans l'impassibilité railleuse de Chrysalde. Cela suffit à en faire une pièce char- mante et la plus amusante du monde. Mais pénétrez plus avant dans le caractère d'Arnolphe. Cet Arnolphe, avec son esprit borné et opiniâtre, ne vous inspirerait qu'un médiocre intérêt, s'il n'avait pas en même temps de la passion : Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse,
Et cependant je l'aime, après ce lâche tour, Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour. Voilà un trait de grand maître, et qui touche subite-
ment. De la plus légère des fantaisies de Molière, comme de cette sublime comédie de Γ Ecole des Femmes, jaillit toujours un sentiment vrai, naturel, impérissable dans l'humanité. Vous aussi, monsieur, comme Molière dans ses im-
provisations, que vous touchiez un sujet quelconque, les Gueux, ou les Deux Sœurs de Charité, le Petit Homme grisou, la Frétillon, vous êtes l'interprète si juste du sen- timent commun, que tout le monde vous sait aussitôt par cœur, rien qu'à vous entendre ; car vous exprimez simplement ce qui est la vie, et vous découvrez la vie où elle est, — partout. C'est ici que j'en voulais venir, par application à Tart
des peintres et des sculpteurs. Vous vous rappelez G
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402 A BERANGEB.
ces luttes de la critique depuis quinze ans, les uns
soutenant que l'art ne signifie rien du tout, que c'est un caprice bizarre et individuel, inintelligible pour le vulgaire; les autres, ayant l'instinct do la sublimité de l'art, exigeant que le style et la forme fussent tou- jours le vêtement d'une pensée significative. Ceux là ré- pondaient qu'il suffisait que la statue fût belle, oubliant que Pygmalion voulait encore l'animer d'un rayon volé dans les cieux. Mais nous, plus ambitieux que ces maté- rialistes modernes, nous aspirions toujours, comme l'ar- tiste antique, à voir descendre la vie dans la forme créée spontanément. Nous appellions l'art une création vi- vante, ou l'expression de la vie. On nous passait volon- tiers cette manie dans les sujets historiques ou dans les grandes compositions. Mais, disait-on, que vient faire votre art humanitaire dans une fantaisie improvisée par un peintre? Vous n'avez pas besoin d'être un grand phi- losophe pour représenter quelque bohémien en haillons, couché au soleil, ou une bergère cueillant des fleu- rettes. Si bien que cette théorie frivole aboutissait à suppri-
mer l'homme sous le haillon, la femme sous l'étoffe de soie. Il ne restait plus de l'art qu'une défroque vide. Mais ces apôtres de l'indifférence oubliaient même l'art hollandais et l'art flamand, dont les maîtres ont su faire naïvement des hommes et des femmes sous la plus humble apparence. Les buveurs débraillés d'Adrien Brouwer ou de Craesbecke sont des personnages vivants au même titre que les nobles personnages de Raphaël, quoique dans une condition différente. Les Sgana- relles de Molière ne céderaient pas leur âme à Hamlet, |
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Λ BÉRANGEll. '103
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ce fils de roi, ou à Agamemnon, le roi des hommes.
Nos adversaires s'imaginaient triompher bien plus fa- cilement encore à l'endroit du paysage et de la nature inanimée. Quelle signification donner à un intérieur de forêt, à une vue de campagne baignée de lumière, à une cour de ferme, à une mare où les canards barbotent entre les joncs? Mais ils oubliaient aussi, sans parler des grands paysagistes comme le Poussin et Claude, que les petits maîtres hollandais ont empreint leurs paysages d'un sentiment immatériel et profondément poétique. Nous avons cité souvent la Vache philosophe, de Paul us Potter, et le Buisson mélancolique, de Ruisdael, qui sont au Louvre. Il y a encore au Musée un autre paysage de Ruisdael, une sombre marine, appelée la Tempête, où l'artiste a jeté sa vive poésie. La mer furieuse occupe toute la toile et s'insurge partout contre un ciel lépreux, taché de plaques noires. A droite, dans un petit coin, on voit cependant une maisonnette en chaume, plantée comme sur une motte de terre que protège une grossière palissade de pieux enfoncés dans l'eau. Le vent, la pluie, l'orage, battent par en haut cette frêle retraite, tandis que les vagues en font le siège tout autour et se préci- pitent avec grand bruit contre le talus, comme des guerriers grimpant à l'assaut, La masure accroupie sur un sol mobile résistera-t-elle à cette attaque impla- cable? Cela ne me paraît point insignifiant du tout, et ce drame vaut, à mon avis, tous les drames castillans, moyen âge et autres, où s'agitent de belles loques avec un cliquetis de ferraille ; car la vie humaine se trouve intéressée dans un grand chaos naturel. A propos, cette maisonnette n'est-elle point habitée? Puisque voici le |
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104 A BÉRA.NGER.
fourreau, comme dirait un romantique, où donc est la
lame? Hélas! il y a peut-être, sous ce chaume, une fa- mille de paysans qui attendent la mort; ou, peut-être, ces hardis enfants de la côte ont-ils abandonné leur nid à la tempête, pour aller dans quelque barque secourir de leurs bras les navires égarés et ballottés contre le ri- vage. Mais, parmi les contemporains, les véritables peintres,
les véritables poètes, n'ont-ils pas toujours transporté l'homme, ou plutôt le sentiment humain, même dans la nature déserte. Rousseau, qui nous revient sans cesse quand il s'agit de poésie dans la peinture, a trouvé, un jour, une allée de châtaigniers dans un coin retiré delà Vendée, ce pays si original et si sauvage, dont la végé- tation vigoureuse a une couleur particulière, dont les arbres sans souci ont des tournures merveilleuses. Il a copié tout bonnement son allée de face. On y entre au bord de la toile comme dans la grande gueule d'un en- tonnoir, et l'on n'en sort pas; mais, tout au fond, bien loin, on aperçoit le jour, à l'orifice extrême de cette ca- verne de branches entrelacées et d'épais feuillages. Vous n'avez point de ciel au-dessus de vous, ni à droite, ni à gauche·, car les arbres plantés tronc à tronc s'emmêlent comme les lianes dans une forêt vierge, ou comme des arabesques le long des lambris et de la voûte d'un édifice. Seulement, à quelques points de celte voûle verdoyante, de petits rayons de lumière tremblo- tants éclatent entre les feuilles agitées, comme des étoiles scintillantes au firmament du soir. En considérant cette belle peinture, on éprouve la
môme impression que lorsqu'on entre seul dans une |
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A BÉRANGER, 105
vaste cathédrale gothique, aux colonnes élancées, aux
décorations capricieuses. La percée de ciel, à l'extré- mité de l'allée mystérieuse, est comme l'autel radieux au fond du monument sombre. Un pareil tableau est assurément de Γαιιτ pour
l'homme et non point de l'art pour l'art. Je ne dis pas que cette poésie no soit pas dans la nature ; mais encore il faut l'y sentir, et il faut rexprimor. L'artiste n'est pas seulement un œil comme le daguerréotype, un miroir fatal et passif, qui reproduit physiquement l'image qu'on lui présente ; c'est une force mouvante et créatrice qui fé- conde à son tour la création extérieure. La nature est la mère voluptueuse qui provoque la passion de son amant, et l'art est le fruit de cette union. L'allégorie est tellement inhérente à l'art véritable,
que les peintres les plus spontanés, dévoués seulement à l'image, sans préoccupation de la pensée qui est des- sous, font quelquefois des tableaux où la réflexion dé- couvre des poëmes symboliques et des analogies que l'auteur n'a pas soupçonnés. J'ai vu souvent des artistes bien surpris des explications que la critique donnait de leurs ouvrages. Ils disent à cela qu'ils se moquent du symbole, et que l'art est un entraînement irréfléchi, qui n'est pas forcé d'avoir conscience desa raison. Raphaël et le Poussin n'en disaient pas autant. Mais prenons les peintres comme ils sont aujourd'hui. Ce n'est pas leur faute si la philosophie et la pensée ont été proscrites do la société bourgeoise ; et, après tout, qu'importe le pro- cédé, si le résultat satisfait aux conditions de l'art? Decamps, qui est un homme de vive impression,
niais très-indifférent aux théories, s'est inspiré souvent
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106 A BEHANGER.
du Don Quichotte de Cervantes, ce poëme si humain
dans le fond, si espagnol par la forme ; car le procédé de l'art espagnol est invariablement le contraste, dans la peinture comme dans la littérature; contraste de la lumière et de l'ombre dans les tableaux; lutte de deux principes opposés dans les drames et les romans. C'est là tout Cervantes, avec une forme inimitable : d'un côté, l'élan héroïque de l'âme à la recherche des aventures ρ 'rilleuses ; de l'autre, la résistance du corps sensuel et prudent. DonQuichotte ressemble plus qu'on ne le pense aux moines ascétiques do Zurbaran, et Sancho aux joyeux compagnons que Velazquez et Murillo ont en- flammés de leurs belles couleurs. Je suppose que Decamps ne s'est jamais tourmenté
du sens de Don Quichotte, et quelquefois, en effet, il a peint l'austère chevalier avec une grave irrévérence, bien voisine de la caricature. Mais cependant, un certain jour, il a vu les deux aventuriers entrant solennellement dans la montagne Noire, sous un aspect qui est une inter- prétation parfaite du roman espagnol. Le petit chef d'oeu- vre de Decamps, exécuté légèrement à l'aquarelle, a été gravé à l'aqua-tinte par Prévost, et publié autrefois par VArtiste, Il représente Don Quichotte etSancho, arrivant de face sur un grand chemin, au milieu d'une campagne brûlée par le soleil et sillonnée déroches arides. Ce che- min delà vie est un théâtre sinistre qui dispose bien au drame. Le chevalier errant, armé de pied en cap et serrant sa lance, se tient droit et ferme sur ses étriers, toujours disposé au combat. Il regarde devant lui ce que la Provi- dence daignera lui envoyer. Il est effilé verticalement, long et haut comme un peuplier qui monte au ciel, |
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A BÉRANGER.
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tandis qu'à son côté, Sancho, qui l'accompagne, s'étale
horizontalement sur son âne, la panse en avant, sa grosse main reposée mollement sur sa cuisse arrondie. Le corps insouciant prend ses aises en suivant l'âme in- quiète. Tandis que Don Quichotte est casqué jusqu'aux sourcils, et comprimé dans son armure de fer, Sancho a rejeté en arrière son souple chapeau, pour s'éventer un peu le crâne, et il a lâché quelques boutons de sa ca- saque pour ne pas gêner sa digestion. Sa tête rubiconde est tournée vers le maître, qui n'y prend garde, et qui contemple sans doute quelque grande chose dans sa pensée, sans écouter les propos et les sages conseils de son écuyer. Ne connaissez-vous pas tout Cervantes, après ce cro-
quis spirituel, où la vie humaine est symbolisée dans ses deux types les plus différents 1 Il s'agit' donc, quels que soient le sujet et la forme
d'une œuvre d'art, tableau ou statue, que l'artiste y fasse intervenir un sentiment intime, naturel, irrécusable, qui se communique aux autres hommes, qui les éclaire ou les moralise. Le vieux proverbe du théâtre est applicable à tous les arts, ainsi que le vers du poète latin : corriger en amusant, mêler l'utile à l'agréable. Hélas! l'art con- temporain est si éloigné de cette tendance élémentaire, qu'on ne sait même comment s'y prendre pour le ra- mener à une signification quelconque, et que les vérités les plus simples semblent de hardis paradoxes aux yeux éblouis de notre génération. Là, monsieur, est votre supériorité glorieuse et in-
contestable, et vous êtes un exemple vivant qu'on peut citer à nos peintres, sans grande espérance de le voir |
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108 A BÉRANGER.
imiter. Vous avez bien prouvé qu'il n'y a point de petits
sujets ni de petites formes, qu'il n'y a que de petits artistes ; car le génie change les proportions de toutes choses. Vous avez pris la chanson et vous l'avez élevée à l'ode et au poëme. Vous avez pris des gueux, et vous en avez fait de grands philosophes. Vous avez pris des fous, et vous en avez fait des révélateurs. A propos de bouteilles et de vivandières, ou de n'importe quoi, vous avez ravivé l'esprit français et évoqué tous les senti- ments généreux du patriotisme et de l'Egalité. Vous êtes, comme l'a dit Pierre Leroux, le fils de celte grande gé- nération de la fin du dix-huitième siècle, qui fit la Ré- volution. Vous êtes peuple et philosophe, comme Di- derot et Voltaire, et, comme eux, vous avez mis voire poésie au service de l'Humanité. |
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SALON M 1845
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Avant l'ouverture. — lcl' février.
Le temps qui court ne paraît pas nous présager des
merveilles. Il n'y a dans l'air aucun do ces signes qui font lever les yeux vers le ciel ; la mêlée du Salon sera, sans doute, terre-à-terre et confuse, et l'on n'apercevra point au-dessus de la tête des combattants quelque aigle radieux aux ailes déployées, à moins pourtant que le jury n'admette cette fois Eugène Delacroix qui présente cinq tableaux. La plupart des victorieux du passé sont assis à l'écart, dans l'attitude delà Mélancolie d'Albert Durer, la tôle penchée sur une main oisive. L'art est surtout le reflet des sentiments de tout le monde. Si la société n'aime rien avec passion, l'art perd son enthou- siasme et sa vertu expresive. Lorsque Raphaël peignait Galatée triomphante, chacun voyait dans cette femme nue et debout sur sa conque la résurrection de la Beauté, la renaissance de la forme, enterrée comme une momie antique dans les inflexibles bandelettes du moyen âge. Hélas 1 Galatée ne tarda pas à faire naufrage. On ne
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'110 SALON DE 1845.
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sauva de la mer que quelques nymphes fatiguées et de
petits Amours que chassèrent bientôt les soldats romains de David. Aujourd'hui, il faut de nouveau se mettre à la recherche de la Beauté. Mais les artistes sont découragés, plusieurs par l'in-
différence publique, d'autres par l'autocratie du jury qui choisit les tableaux et qui les classe au Salon. On dit que ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. Il serait curieux que cette institution vicieuse pérît de mort natu- relle, après avoir résisté depuis quinze ans à toutes les attaques. 11 y a de grands coupables qui finissent ainsi tranquillement dans leur lit. L'autorité usurpée de ces vieux censeurs officiels a
déjà écarté du Salon plusieurs artistes des plus distin- gués. Ary Scheffer, Barye, Rousseau, Dupré, Jeanron, et bien d'autres, ont renoncé à passer sous les lunettes de l'Académie. Vous n'aurez donc point cette année les beaux portraits de Scheffer, célèbres avant qu'on les ait vus, Barye garde ses lions et ses gazelles dans l'intimité de son atelier. Les paysages que Dupré et Rousseau ont rapportés des Pyrénées iront tout droit dans la collection de M. Périer. De son côté, M. Ingres se soustrait volon- tairement à la publicité commune. Le dieu se tient voilé dans le sanctuaire, et ne se manifeste qu'aux prêtres et aux initiés qui desservent l'autel. M. Delaroche est en voyage, et son beau-père, M. Horace Vernet, ne lui a pas encore appris le secret de peindre en courant sur les grands chemins. M. Steuben est en Russie, où la couleur de son talent prouve bien qu'il est né. Camille Roque- plan a été malade toute l'année. M. Gudin s'est marié |
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SALON DE 1845. Ht
outre-Manche. M. Wintcrhaller a eu la douleur de voir
un de ses ouvrages refusé par le Roi. Les uns ont fait des chapelles ; les autres sont morts. Il ne reste que M. Ho- race Vernet pour remplir le Louvre de son nom el de son incommensurable Bataille de la Smala. Comment M. Vernet, qui est un homme de tant d'es-
prit, n'a-t-il pas fait sa Bataille de la Smala, sur une pe- tite toile de chevalet ou sur une pierre lithographique? Les splendides Vénitiens des Noces de Cana vont, étouffer sous ce pâle linceul qui doit les recouvrir au Louvre. Mais pourquoi donc cette proportion démesurée pour un fait d'armes qui n'égale pas sans doute les batailles d'A- lexandre, de César, de Charlemagnc ou de Napoléon ? On nous a dit que quelque prince belligérant devait emporter en Afrique cette bonne toile roulée pour s'en faire une tente. Le fameux parasol de Maroc, fabriqué rue Saint-Denis, est vaincu. Si cependant la tente déployée de M. Horace Vernet
ne s'étend pas depuis le salon carré jusqu'au fond do la galerie italienne, nous demandons place pour les ta- bleaux d'Eugène Delacroix ; il y a de quoi nous consoler de l'absence de plusieurs autres. L'infatigable Delacroix a peint, cette année, outre sa grande composition delà rue de l'église Saint-Louis, au Marais, un Marc-Aurèle mourant^ recommandant son fils à ses amis, l'Empereur du Maroc au milieu de ses officiers, Y Education de la Vierge, une Sibylle et "Une tête de Madeleine, On peut assurer que Delacroix sera encore le premier peintre do notre école contemporaine. Nous déclarons que nous n'avons rien voulu voir
d'avance dans les ateliers. Rien. C'est une manière |
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112 SALON DE 1845.
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comme une autre. C'est peut-être la bonne. Π y a plaisir
à entrer à l'exposition comme un simple amateur de la foule, et à s'arrêter naïvement, sans propos délibéré, devant les tableaux qui ont de l'aspect et du magné- tisme. On peut juger ainsi, sans prévention et sous le même jour, toutes ces toiles qu'on apprécie avec moins de justesse dans l'isolement d'un atelier. Voici cependant l'indication des principaux ouvrages
présentés à l'exposition. Decamps a fait neuf dessins. Diaz a envoyé trois portraits de femmes, d'une distinc- tion charmante, entre -autres le portrait de Mme Le- clanché, qui ressemble à mademoiselle de Cardoville ou à quelque jeune fille dorée des tableaux de Paul Véro- nèse. Couture, l'auteur de Γ Amour de for, a commencé une grande composition excellente, qu'il intitule la Dé- cadence romaine. Il a voulu mettre en scène toute la civi- lisation antique à son agonie. C'est un superbe prétexte pour une belle peinture. Nous ne doutons pas que Cou- ture et Diaz, qui ont conquis, tout d'un coup, l'année dernière, une réputation eminente parmi nos peintres, n'aient encore développé leur talent. Gigoux a fait une Manon Lescaut, de grandeur natu-
relle ; M. Henry Scheffer une Madame Roland, M. Robert Fleury un Auto-da-fé, M. Debon une grande bataille, Meissonier trois petits tableaux microscopiques, les Rou- tiers jouant aux dés, la Partie de piquet, et un Homme feuilletant un carton de dessins ; M. Rodolphe Lehmann, une Madone; M. Glaize, la Conversion de la Madeleine ; M. Isabey, un Alchimiste; M. Alfred de Dreux, une Jeune Femme à cheval. Parmi les paysagistes, on cite Corot, Français, Troyon, Fiers, etc. ; nous retrouverons sans |
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doute encore MM. Leleux, Muller, Flandrin et quelques
autres dont on a remarqué la peinture au Salon de 1844. On parle beaucoup de M. Brascassat et de ses ani- maux. M. Brascassat a-t-il, par hasard, été étudier Al- bert Cuyp et les anciens maîtres hollandais,, depuis qu'il a disparu de nos expositions publiques? Ses taureaux ont- ils grandi depuis six ans? M. Brascassat a déjà l'estime des amateurs bourgeois qui payent sa peinture aussi cher que la mauvaise peinture de M. Verboeckoven, de M. Koekkoek, de M. Schelfout et des autres miniatu- ristes étrangers. Mais cet engouement passager ne sou- tiendra pas longtemps les faibles successeurs de la naïve et forte école des Pays-Bas. La peinture ne s'estime pas à la somme d'écus qu'elle déplace. Ne laissons-pas les * financiers faire la loi dans les arts. La sympathie dos vrais artistes vaut mieux que l'argent. Les sculpteurs ont beaucoup travaillé cette année.
Pradier a fait une Phryné en marbre, David, une statue d'enfant, M. Bosio, une jeune fille nue. L'auteur de la statue du jeune David balançant sa fronde, M. Bonassieux, a envoyé un buste ; Jouffroy, deux charmantes statues de femmes ; Etex, un groupe, plusieurs bustes et quel- ques peintures. Il a fait, en outre, un modèle du monu- ment de Vauban pour les Invalides, lequel ne sera point exposé. La Statue équestre du duc d'Orléans, par M. Ma- rochetti, et le Jean Bart de David, seront placés, dit- on, dans la cour du Louvre. On jugera mieux de l'effet en plein air. C'est un privilège qu'envieront sans doute les autres statuaires condamnés à l'obscurité do la salle basse du Louvre; car la statuaire exige l'espace et la grande lumière. 7
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H4 salon de 1845.
Le Salon de 1845 s'annonce donc comme les autres
Salons depuis dix ans. Peu d'inspiration nouvelle, quel- ques artistes de talent, et la foule des médiocrités. Mais les arts comme le monde se renouvellent lentement, et personne n'a le secret des rêves qui agitent sourdement la poésie pendant son sommeil. |
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Première impression. — 15 mars.
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Au temps où Diderot écrivait ses charmants Salons,
vers la fin do Louis XV, il se trouvait entre deux écoles, dont l'une allait bientôt mourir avec Boucher, dont l'autre commençait à vivre avecVien, Peyron et les pré- décesseurs de Louis David. Aujourd'hui, après avoir vu mourir à notre tour l'école héroïque de l'Empire, après avoir vu naître au moins deux écoles, celle de Géricault et d'Eugène Delacroix, et celle de M. Ingres, nous trou- vons la peinture française sans système et sans direction, abandonnée à la fantaisie individuelle. Ce n'est pas un mal assurément, puisque l'originalité est la première condition de l'art. Voyez la variété infinie du Salon do 1845; cherchez
à grouper logiquement tous ces tableaux dans quelques catégories qui permettent une critique un peu étendue, impossible. Le choix dos sujets, la mise en scène, la |
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tournure des personnages, le dessin, la couleur, tout dif-
fère de l'un à l'autre. Parmi les mille exposants, il n'y en a pas six qui soient réunis dans un mémo principe, dans un môme désir, ou dans une pratique analogue. Quelle diversité! Prenez les peintres éminents à qui le succès clu Salon est réservé : Decamps, Eugène Dela- croix, Horace Vernet, Henry Scheffcr, Meissonier, Diaz, MM. Leleux, Isahey, Papety, Brascassat, Robert Fleury. Ceux-ci seront admirés de la foule, ceux-là des artistes. Ici, le sujet dramatique ou ingénieusement pré- senté déterminera l'approbation vulgaire; là, c'est la poésie, ou le style, ou la grâce, ou la naïveté, ou la puissance de l'exécution, qui mériteront l'estime des con- naisseurs difficiles. Ici et là, les qualités sont absolument différentes, et recommandables à des titres presque op- posés. Ainsi, Decamps est un maître comparable par le style à la grande école romaine, et par la vigueur de son coloris, aux peintres vénitiens. Delacroix a l'ampleur de Rubens, la richesse harmonieuse de Paul Véronèse, et le sentiment du Corrége. M. Horace Vernet a l'esprit et la facilité des plus adroits dessinateurs. Meissonier est fin comme Metsu; Diaz est étincelant comme Wat- leau ou Velazquez. Chacun a son attrait pour les goûts distingués ou pour les prédilections banales. Le Salon do 1845 sera donc fort amusant pour les ar-
tistes, pour les critiques et pour le public. Il nous manque, à la vérité, dans cette grande exposition do l'école contemporaine, quelques talents originaux qui offrent encore des qualités supérieures et particulières : Ary Scheffer, M. Ingres, M. Delaroche, M. Winterhalter, Camille Roqueplan, Lehmann, Théodore Rousseau, |
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Jules Dupré, Marilhat, Cabat et plusieurs autres. Π est
vrai encore que le jury, implacable, a repoussé des ta- bleaux d'Eugène Delacroix, de Paul Huet, de Chasse - riau, de Riezener, pour ne citer que des talents dignes de sympathie; mais cependant le jury a bien voulu ad- mettre quatre tableaux d'Eugène Delacroix., un superbe groupe d'hommes à cheval, par Chasseriau; un portrait, par Riezener ; et un paysage,, par Paul Huet. Nous en pro- fiterons pour donner à leurs autres ouvrages la publicité que leur refuse une jalousie ridicule, A chaque Salon nouveau, les critiques commencent
toujours par regretter les expositions précédentes. Il est rare qu'on ne sacrifie pas le présent au passé ou à l'ave- nir, car il y a toujours dans les arts, comme dans la po- litique, trois partis inconciliables, qui regardent en arrière,, en avant, ou à leurs pieds. Nous déclarons, quant à nous, que nos espérances sont bien dépassées, que le Salon de 1845 nous paraît, à première vue, plus intéressant, plus riche et plus complet qu'aucun des Sa- lons de ces dernières années, depuis les grandes luttes où figuraient Gros près de mourir, Léopold Robert et Sigalon, qui sont morts aussi; Eugène Delacroix, déjà illustre; M. Ingres, alors si contesté, et M. PaulDela- roche, l'idole de la bourgeoisie. Les neuf dessins exposés par Decamps sont tout un
poëme biblique en trois chants, et qui restera comme les sublimes cartons des grands maîtres italiens. Ces composi- tions sévères et vigoureuses sont exécutées dans le môme style que le Siège de Clermont et la Défaite des Cimbres, du Salon de 1842, au fusin, à tous crayons, avec des rehauts de couleur à l'huile. 11 est impossible d'arriver à |
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un effet plus puissant, même avec toutes les ressources
de la plus riche palette. Il y a des contrastes merveil- leux et des degrés incalculables depuis les fortes ombres jusqu'à une lumière éblouissante. Chaque scène est pré- sentée avec une unité et une symétrie qui ressuscitent le système des maîtres les plus habiles dans cet art dif- ficile de la composition. Qui le croirait? Decamps, le peintre capricieux et emporté, qu'on a souvent comparé aux maîtres flamands, s'est élevé jusqu'à l'ordonnance austère et réfléchie de Raphaël et du Poussin. Chacun de ses tableaux a un centre lumineux autour duquel s'arrangent les lignes secondaires, et l'effet se concontro au milieu, par l'artifice des lignes et de la couleur. Le dessin des figures, le caractère des têtes, sont du plus haut style. Dans le Samson renversant les colonnes du Temple, il y a au premier plan un homme qui se sauve en avant avec un élan si-fougueux, qu'on a envie de so reculer pour le laisser passer ; cela rappelle ces figures si bien jetées de VHéliodore, de Raphaël, et les légères Ataiantes de l'art antique. De même, les cavaliers de Decamps font songer aux cavaliers du Parthénon. Le peintre spirituel des singes, des fumeurs et des vieux gardes-chasse, a montré ici, comme dans quelques-uns de ses ouvrages précédents, un sentiment de la tournure et de la beauté, qu'on rencontre rarement dans l'art contemporain. La plus belle peinture du salon carré est incontesta-
blement le Sultan de Maroc sortant de son palais, par Eugène. Delacroix. Au milieu, le sultan à cheval; à droite et à gauche, ses ministres et sa suite ·, dans le fond, les murailles du palais do Mequinez, sur un ciel bleu, |
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du ton le plus vigoureux. La couleur générale est si
harmonieuse, que celte peinture éclatante et variée pa- raît sombre au premier regard. C'est là le talent incom- parable d'Eugène Delacroix, de marier les nuances les plus riches et les plus diverses, comme les musiciens qui parcourent toute la gamme des sons. On ne reprochera pas, cette fois, au peintre du Massacre de Scia d'avoir contourné ses personnages et d'avoir exagéré les mouve- ments. Toutes ces figures sont calmes et nobles, comme il convient à de tranquilles Orientaux. Delacroix a at- teint un point suprême en art, la magnificence et la grandeur dans la simplicité. La Mort de Marc-Aurèle est presque composée comme
la Mort de Socrate, do Louis David. L'empereur est as- sis sur son lit, entouré de ses amis, qui recueillent ses dernières volontés. Singulier rapprochement entre les deux chefs de ces écoles qui paraissaient aux antipodes de l'art. Mais vraiment les Romains d'Eugène Delacroix valent bien les Grecs de Louis David. Ils ont plus d'hu- manité, si l'on peut ainsi dire. L'homme debout, à droite, et l'homme assis par terre contre le lit, sont ad- mirables de tournure et de sentiment. L'effet général de la composition inspire la méditation et le respect. Il n'est pas indispensable d'être froid et guindé pour re- présenter ces grandes scènes du monde antique. On trouve encore à droite, dans la galerie, deux autres
tableaux d'Eugène Delacroix, une Sibylle à mi-corps, étendant la main vers le rameau sacré, et une tête do Madeleine, qui est un chef-d'œuvre. Après Decamps et Delacroix, qui tiennent le premier
rang dans l'école française, il faut parler de M. Horace |
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Vernet, qui occupe la plus grande place à l'exposition
et six pages dans le livret. La Prise de la Smala d'Abd- el-Kader s'étend au nord jusqu'au-dessus du Déluge, de Girodet; au raidi, jusqu'au-dessus de la Descente de Croix, de Jouvenet, et occupe tout le lambris qui fait face à la porte d'entrée dans le grand salon. C'est cette place pri~ vilégiéo qui a déterminé la dimension de la toile; nous n'y voyons pas d'autre raison. Combien do longueur? Cent pieds, peut-être. On n'avait jamais fait sur toile un tableau de cette immensité. Il est vrai que c'est une sé- rie d'épisodes qui pourraient se prolonger sans fin ou se détacher en charmants tableaux de genre. Le génie de tous les peintres italiens n'aurait pas suffi à donner de l'unité à une pareille composition. Il ne faut donc pas s'attendre à être saisi par un effet principal. On peut commencer à examiner cette enfilade de soldats français, d'Arabes en fuite, de fouîmes désolées, de troupeaux culbutés, par le flanc droit ou le flanc gauche. Ce sont partout des groupes isolés, qui ont chacun son caractère fort spirituellement exprimé. Ce sont des motifs de li- thographies, dignes de Chariot et de Raffel; mais ce n'est point un tableau. L'ambition de Meissonier est à l'inverse do celle de
M. Horace Vernet. Il cherche la plus petite toile possible, et il y met une ou deux figures microscopiques qui ont cependant toutes les qualités de la couleur, de l'expres- sion et de la vie. Meissonier a exposé trois tableaux, d'une finesse exquise : un Jeune Homme assis cl regar- dant des dessins dans un carton; il a une charmante pe- tite culotte gris-perle et un habit de même couleur; devant lui, sur une table, sont des livres et des statuettes; |
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— un Corps de garde, groupe de quelques soldats qui
jouent aux dés sur un tambour; la couleur est plus vi- goureuse, mais non moins juste que dans les autres petits intérieurs; —enfin, une Partie de piquet entre deux hom- mes assis et vus de profil ; les têtes sont extrêmement spirituelles, et l'homme de droite est habillé de ce rose tendre qu'on admire dans les pastels de Boucher. Les trois portraits par Diaz ont beaucoup de charme
et de distinction. Ils se détachent sur un fond d'arbres très-mystérieux et d'une adorable couleur. Théodore Rousseau est le seul qui surpasse Diaz dans l'expression de la poésie de la nature. Diaz, qui est un grand paysa- giste, possède aussi un vif sentiment de la beauté hu- maine et des magies de la couleur. Il fait jouer la lu- mière sur la chair, sur les cheveux, sur les étoffes, avec un éclat, une harmonie, une légèreté, une grâce, tout à fait séduisants. Les jolies femmes pourraient bien, après avoir vu ces merveilleux petits portraits, quitter M. Du- bufe pour Diaz. M. Henry Scheffer a exposé plusieurs portraits, un peu
ternes, et une Madame Roland marchant au supplice, qui est le pendant de la Charlotte Corday du Luxem- bourg. La scène est disposée dans le même ordre, et les moyens dramatiques sont les mêmes ; ils résultent du contraste entre une belle et noble jeune femme et les hommes qui la conduisent au supplice. Si M. Henry Scheffer eût vécu au temps de la Révolution, il aurait été girondin. C'est le parti des femmes et du sentiment en politique. Comme exécution, le tableau de Madame Ro- land accuse la transformation qui s'est opérée dans la manière de M. Henry Scheffer. En comparant Ma- |
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dame Roland à Charlotte, il peut se convaincre qu'il était
autrefois plus vigoureux et moins sec. M. Pérignon est bien changé aussi, seulement depuis
l'année dernière. Il est impossible de retrouver dans ses portraits du présent Salon la fermeté, la science et le caractère qu'on admirait dans le portrait de femme brune, exposé en 1844 au-dessus de la porte de la galerie. Passons vite, dans cette revue rapide, devant la foule
des portraits, et contentons-nous d'indiquer aujourd'hui les tableaux qui méritent l'attention. Nous analyserons plus tard les qualités de chaque peinture. Parmi les grands tableaux, la Bataille d'Hastings, par M. Hippo- lyte Debon, est une des plus remarquables; il y a beau- coup de force, de vie et de couleur dans cette mêlée. Le Khalife de Comtantine, par Chasseriau, est une compo- sition pleine de grandeur et do majesté ; elle révèle trop cependant l'imitation d'Eugène Delacroix, que Chasse- riau a déjà copié sans scrupule dans ses illustrations de Y Othello. Si les membres du cheval que monte le khalife étaient plus solidement attachés, s'il y avait plus de science et de fermeté dans le dessin, le tableau de Chas- seriau serait certainement en première ligne au Salon. Adolphe Brune a exposé un Christ descendu de la
croix, que nous avons eu le malheur de no pas encore rencontrer, non plus que les deux tableaux do Gigoux, les quatre tableaux de Louis Boulanger, le portrait de Riezener, le paysage de Paul Iluet, etc.; mais., avec des hommes de ce talent, on est sûr que leurs ouvrages va- lent la peine d'être recherchés. M. Philippoteaux est l'auteur d'une bataille assez
bien peinte, M. Victor Robert d'une grande composition 7.
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allégorique, M. Tissier d'une Descente de croix, M. Eu-
gène Goyet d'un Christ au jardin des Oliviers, M. Schnetz de plusieurs scènes d'Italie, M. Landello des Saintes femmes allant au tombeau, bonne peinture, d'un senti- ment distingué. Un grand succès attend sans doute M. Robert Fleury,
dont YAuto-da-fê est très-dramatique. On y remarque plusieurs figures vigoureusement exécutées, et surtout l'homme accroché à la croix, et vu de dos, qui indique l'étude de van Dyck et des maîtres flamands. M. Robert Fleury a aussi cherché à imiter Rembrandt, dans l'épi- sode que la vie de ce grand pointre lui a inspiré. Rem- brandt est représenté assis et peignant la Suzanne au bain, d'après un modèle debout à sa droite. C'est la ré- pétition de la Suzanne même de Rembrandt, que possède M. Carrier, peintre et ami de M. Robert Fleury. Nous avons vu encore deux tableaux de M. Papely, le
Siège d'une ville et Memphis, composition de trois figures, dont l'une est couchée comme un sphinx. 11 y a beau- coup à dire là-dessus, malgré la foule qui contemple avec admiration les défauts mêmes do cette peinture. M. Papety est un artiste distingué, qui, suivant nous, néglige l'art véritable pour les apparences de l'art. On pourrait adresser la même critique à quelques ta-
lents qui nous répondront sans doute par un succès populaire, comme M. Brascassat, qui est au gi-and com- plet dans l'exposition présente, comme M. Calame et M. Diday, les deux peintres suisses, dont la manière, il faut l'espérer, ne se naturalisera jamais en France, pas plus que celle de M. van Schendel et des autres Belges ou Hollandais, pas plus que celle de MU, Des,- |
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goffe et Flaridrin, qui se sont dèfranciscs en Italie.
Les véritables paysagistes français de l'école contem-
poraine ont un sentiment bien plus vif et bien plus naïf de la nature, en même temps qu'une exécution moins grise, moins sèche, moins minutieuse. Π y a au Salon vingt peintres de paysage qui ont fait d'excellents ta- bleaux : Français, un Coucher de soleil, très-poétique, avec deux baigneuses au premier plan, et un Pécheur à la ligne, qui est bien heureux d'être assis dans cette belle campagne ; M. Louis Leroy, deux vues prises à Fontainebleau et à Meudon; il avait déjà prouvé, dans ses belles eaux-fortes, un véritable talent do paysagiste ; Corot, plusieurs paysages simples et tranquilles ; ïroyon, une vue prise à Caudebec·, MM. Toudouze, Wéry, La- pierre , Legentile, Louis Coignard , Teytaud, Félix Haffner et bien d'autres. Quelques-uns de ces jeunes peintres sont encore peu connus du public; mais nous espérons que la critique contribuera à faire connaître leurs tableaux de l'exposition actuelle. M. Saint-Jean a envoyé, comme d'habitude, un seul
tableau de fruits, très-grassement peint, mais trop jaune. Philippe Rousseau, dansles mêmes sujets, a une exécu- tion moins monotone et un sentiment plus harmonieux do la couleur. Le Rat de ville et le rat des champs, par P. Rousseau, vaut les tableaux des meilleurs maîtres qui se sont consacrés à peindre les objets inanimés. Sur la table où les deux rats font bombance, il y a une gui- pure, des vases et des fruits, que .Tan Fyt eût pu signer. Les plus charmants tableaux do genre sont ceux de
MM. Leleux ot do M. Hédouin, leur ami, qui est devenu leur égal; c'est une peinture do M. Henri Baron, qui |
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participe à la fois de Camille Roqueplan, de Couture et
de Diaz ; c'est VA Ichimiste, de M. lsabey, qui fera ou- blier, Dieu merci; la marine intitulée : Départ de la reine cl'Angleterre ;c'est le Dernier Blanc, de M. Guillemin, etc. M. Granet a exposé un grand tableau d'intérieur;
Dauzats, une vue très-pittoresque d'un Couvent au mont Sinaï; Alfred de Dreux, une Châtelaine vêtue de blanc, sur un cheval blanc, avec des lévriers blancs, le tout en pleine lumière : c'est un tour de force; M. Glaize, la Conversion de la Madeleine, qui ne vaut pas la Reine de Hongrie du dernier Salon ; M. Jacquand et M. Lepoi- tevin, plusieurs tableaux; et M. Rodolphe Lehmann, une belle Italienne des Marais-Pontins. Dans les pastels, Antoine Moine a un gracieux portrait
do femme, de grandeur naturelle; M. Maréchal, quel- ques compositions vigoureuses; M. Vidal, plusieurs jeunes femmes si distinguées, si élégantes, si coquettes, si fines et si fraîches, qu'elles feraient le désespoir des bergères de Watteau, de Boucher et de Fragonard. |
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II
Decamps, etc.
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Decamps a déjà traduit plusieurs passages de la
Bible. On se rappelle son exposition de 1839, le Supplice des crochets et les Bourreaux turcs, les Singes experts, le Joseph et le Samson tuant les Philistins à la porte de la |
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caverne d'Etam. Celte histoire dramatiquo de l'Hercule
aux longs cheveux a toujours préoccupe Decamps. Il n'y a pas, en effet, dans toute la tradition antique, môme dans la tradition grecque ou romaine, une histoire qui représente mieux l'antiquité que la vie de Samson. C'est un héros tout à fait homérique. C'est la fatalité, la force, l'amour, la trahison, la vengeance. Il n'y a pas non plus d'histoire plus humaine et plus profondément symbolique. Les croyances, les moeurs, les caractères de la civilisation primitive, y sont gravés dans chaque t'ait, avec un relief et une violence incomparables. Cette légende est tout d'une pièce et se déroule inexorable- ment en quelques versets. La femme qui décide de tout dans ce drame rapide apparaît dès la première scène. La femme sera le mauvais génie de l'homme fort, du pré- destiné dont le nom signifie semblable au soleil. A peine le fils de Manué est-il sorti de l'enfance, qu'il
descend chez les Philistins pour voir leurs femmes, et il revient aussitôt vers son père demandant pour épouse une fille qui a plu à ses yeux. Premier amour. C'est en retournant vers elle qu'il déchire le jeune lion, comme pour préluder aux grands combats qui l'attendent. Du- rant les sept jours de fêtes nuptiales, sa femme pleure devant lui et l'importune, afin de savoir le secret de l'énigme qu'il a proposée aux Philistins. Le brave Samson se laisse attendrir. Première trahison. Mais pour payer le prix do sa gageure, il tue et dépouille trente de ses ennemis. Première vengeance. Cependant sa femme l'attire encore, et lorsqu'il ap-
prend qu'on l'a donnée à un autre, Vesprit de Dieu le saisit. Il incendie les campagnes, il entasse les morts sur |
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les morts, et il tue mille hommes avec une mâchoire
d'âne. Tout va bien et Samson se félicite de sa victoire, en chantant. Après cela, comme dit la Bible, il alla à Paza, et,
voyant une courtisane, il monta chez elle. Les Philistins fermèrent les portes de la ville pour le tuer, quand il sortirait au matin. Mais il se lève au milieu de la nuit et il vole les portes, qu'il va cacher au sommet d'une mon- tagne. Les Philistins sont bien attrapés. Après cela, il aima une femme qui demeurait dans la
vallée de Sorec, et qui s'appelait Dalila. Samson ne ré- siste jamais aux femmes. Troisième amour, qui sera le dernier. Dalila, comme les autres, conspire avec les ennemis
de Samson. La fille d'Eve est corrompue par l'argent, comme laDanaë grecque. Elle supplie son amant de lui révéler le mystère de la force qu'il a. Samson se moque d'elle, avec son insouciance ordinaire, et il continue de jouir de la courtisane. Une nuit, pendant qu'il dort, elle le lie avec des cordes neuves et elle lui crie : — Samson, voilà les Philistins qui fondent sur vous! Samson se précipite hors du lit et il rompt les cordes
comme un fil léger. — Tu m'as trompée et tu as menti, dit la femme. Jus-
qu'à quand me tromperas-tu? Comment peux-tu dire que tu m'aimes, puisque ton esprit n'est pas avec moi ? La patience du tranquille Hercule est enfin vaincue.
Dernière trahison, qui roussit. La Bible n'a pas flatté le caractère de la femme. Comme Hercule aux pieds d'Omphale, Samson dort
sur les genoux de Dalila, et repose sa tête sur le sein de |
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la courtisane ; et le ciseau perfide rase les sept tresses du
Nazaréen. Alors les Philistins enchaînèrent le lion sans crinière ;
ils lui crevèrent les yeux et l'attelèrent à une meule dans une sombre prison. Cependant les cheveux de Samson repoussaient petit
à petit. Et les Philistins, pour célébrer leur triomphe, se réu-
nirent en un grand festin, et ils firent amener le captif dans le temple. Samson dit à l'enfant qui le conduisait : — Laisse-moi m'appuyer contre les colonnes, pour me reposer; et aussitôt, secouant les colonnes de l'édifice, tous ses ennemis furent écrasés sous les ruines. Une seule vengeance pour la perte de ses deux yeux. Il en tua plus en mourant qu'il n'en avait tué pendant sa vie. Decamps a divisé celte légende sublime en trois
actes et neuf tableaux. Le premier dessin représente l'Annonciation. Au milieu d'une plaine immense, Manuó et sa femme offrent un holocauste au Seigneur, qui leur promet un fils, et l'ange de Dieu s'envole vers le ciel, dans la flamme du sacrifice. Le second tableau est le Combat avec le lion. Le pauvre
lionceau suspendu dans les griffes de l'homme fait une triste figure. Decamps l'a rapetissé à dessein par con- traste avec son jeune Hercule. Cette tête de lion grimace un peu comme une têto de singe, et la victoire paraît trop facile. Rubens, que Decamps connaît à merveille, a mis bien plus de terreur dans ces luttes souvent répé- tées du roi de la création avec le roi des animaux. Chez Rubens l'homme et le lion se tiennent corps à corps, et les deux têtes se ressemblent ; mais cependant on n'a. |
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point d'inquiétude pour l'homme. Le Samson de De-
camps est assez fort aussi pour déchirer un vrai lion. Après la force, voici la ruse. Le paysage est éclairé
par les derniers rayons du soir et par les feux sinistres qui courent çà et là sur les moissons et sur les cabanes. La campagne est désolée et les populations fuient. Un ciel rayé d'ombres noires et d'éclats lumineux s'appe- santit sur ce grand désastre. Au premier plan, une statue gigantesque est assise
sur un roc, comme le génie de la destruction. C'est le juif terrible, qui suit de l'œil ses renards aux torches en- flammées. Cette figure de Samson est d'une grandeur et d'un style qui rappellent les œuvres de Michel-Ange. La tête, presque en profil perdu, est belle et pleine d'iro- nie. Le dessin des membres est ferme et correct comme chez les maîtres les plus savants. L'effet général est sai- sissant, étrange, fantastique, comme les hallucinations de John Martin, avec autant de poésie et de mystère, mais avec bien plus de vigueur et de réalité. Los ta- bleaux de John Martin sont des rêves débiles qui flottent vaguement comme des fantômes aux formes imparfaites. Ici, tout est accentué, irrécusable. L'exécution est aussi énergique que la conception est vaste, originale et sur- prenante. La vengeance est commencée rie second acte nous en
montre d'autres épisodes. Dans le quatrième tableau, Samson défait l'armée des Philistins. Sa chevelure flotte à tout vent. Ses jambes robustes foulent des corps meurtris. Il étouffe entre ses bras je ne sais combien de guerriers, qui pendent comme des lambeaux autour de ce colosse ; et l'irrésistible vainqueur brandit en l'air la |
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fatale mâchoire. Les soldats dispersés se sauvent de tous
côtés. C'est là qu'on retrouve, vers la droite, ces cava- liers des bas-reliefs grecs, que Deeamps s'est déjà appro- priés avec tant de bonheur dans la Défaite des Cimbres et le Siège de Ciermont. A gauche, sur une éminence couronnée d'arbres, les Israélites contemplent le mas- sacre et la déroute do leurs ennemis. De même que, dans le tableau précédent, le peintre
avait rompu la tristesse du fusin par des rehauts de cou- leur à l'huile dans le ciel, de même, ici, il a employé le pastel pour enrichir et varier le centre de sa composition. Le groupe de Samson est sanglant et fauve, tandis que les fonds sont enveloppés d'une demi-teinte grise, très- harmonieuse. La chevelure noire sur le ciel est superbe. On ne pourrait critiquer que la jambe droite du Samson, dont le dessin manque d'accent et de finesse à rattache du pied, quoique le mouvement soit juste et fort. * Le cinquième tableau est un effet de nuit en plein
paysage. Le talent de M. Deeamps ne s'effraye de rien. Il n'y a pas beaucoup d'artistes qui aient osé peindre l'obs- curité de la nuit. Car la peinture ou la couleur, c'est la lumière. ï.es tableaux de van der Neer sont générale- ment des effets de soir ; van der Neer se couche avant minuit. L'obscurité n'est donc jamais complète et mono- tone dans les tableaux de van der Neer; le peintre so sauve de la difficulté par quelques pointes de rayons qui blêmissent encore à l'horizon ; Phébus lui permet tou- jours de retenir quelques boucles de sa longue cheve- lure dorée, tandis qu'il continue sa course circulaire. Van der Neer a ainsi la ressource des contrastes et d'une certaine dégradation de la lumière, depuis les premiers |
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plans sombres jusqu'au crépuscule du ciel. Dans les
clairs de lune qu'il a risqués, dans les clairs de lune d'Adam Elzheimer et de quelques autres, c'est encore la môme ressource d'une gamme en mineur. Sous la lune, le principe lumineux est blanc, au lieu qu'il est jaune sous le soleil. Les clairs de lune et les soirs sont donc bien moins difficiles que la pleine nuit. Mais la nuit est un préjugé. Il n'y a jamais nuit noire;
au minuit le plus obscur, l'air n'est jamais absolument opaque. L'œil s'habitue à la transparence des ombres les plus épaisses. N'y a-t-il pas des animaux et des oiseaux qui voient clair la nuit? La faculté n'est pas seulement dans leur œil ; elle est encore dans la nature. La nuit, relativement à l'homme, accuse l'imperfection de sos or- ganes, mais non pas l'opacité impénétrable des ténèbres. Rembrandt, cet amoureux-fou de la lumière, s'est
aussi arrangé quelquefois de la nuit, sans lune ni lampe, dans plusieurs eaux-fortes ou paysages. Parmi les contemporains, je ne connais que Rousseau qui s'en soit tiré à son honneur ; car celui-là aussi regarde la nature à toute heure, la nuit, le matin ou le soir, comme en plein midi. Decamps a donc lancé son regard perçant jusqu'au
sommet de la montagne que Samson escalade avec son fardeau. Il est minuit juste, suivant Le Maistre de Saci, et le dos de la montagne tranche à peine sur les fonds. Samson paraît comme une petite fourmi noire, traînant un fétu sur un talus immense. Nous doutons cependant que la nuit donne cet effet et permette de distinguer à une pareille distance. Le génie du peintre aurait pu trouver une combinaison plus heureuse et plus fantas- |
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tique. L'ombre des premiers plans est lourde et uni-
forme, surtout dans le panache arrondi d'un arbre qui sert de repoussoir. Voici un autre effet de nuit, qui est admirable ; mais
la scène se passe dans un intérieur. Dalila est couchée sur son lit et appuyée sur le coude, le bras droit étendu en avant. Son attitude noble et sereine, la beauté de sa figure et de son geste, ont beaucoup d'analogie avec les femmes antiques représentées sur les bas-reliefs ou les camées. L'art romain nous a laisse plusieurs Cléopâlres dans ce style simple et grandiose qu'il tenait encore do Tart grec. Les draperies de Dalila sont élégamment col- lées au torse, comme les draperies antiques, et elles dessinent le modelé parfait du corps de la courtisane. Samson s'élance à tous crins hors do la couche de sa perfide maîtresse qui demeure impassible. Il ouvre de grands yeux pour voir où sont les Philistins. Sa cheve- lure rayonne dans une auréole touffue autour de sa tele effarée, et la corde brisée glisse sur ses membres. L'homme et la femme sont superbes de contraste ; celui- là, toutefois, porte sur son visage une expression exa- gérée et un peu commune. L'entourage du groupe est simple, sans accessoires, tranquille et harmonieux. Ce tableau sert de transition au troisième acte et au
septième tableau : l'imprudent amant a perdu ses tresses magiques et sa vigueur indomptable. Des soldats armés l'entraînent hors du palais de la courtisane. Le soldat qui marche à sa droite ressemble à quelque vigoureuse figure de Salvator. A une fenôtre, on voit une femme paisiblement accoudée, et qui tient en main des ciseaux. Le peintre aurait pu lui mettre une bourse dans l'autre |
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main, comme à Judas Iscariote, L'architecture du palais
est d'un très-beau style, que Decamps a sans doute in- venté. Decamps ne serait pas embarrassé pour nous faire des édifices publics un peu plus magnifiques que les baraques des architectes officiels. Cependant Samson tourne sa meule avec une puis-
sance et un stoïcisme antiques. Sa grosse tôle aveugle, inclinée vers le sol, médite sans doute une vengeance digne des premiers exploits. Le gardien est assis contre un mur, tenant son pied dans ses mains. Aux grilles ex- térieures de cette sombre cave, s'accrochent quelques figures curieuses, qui contemplent l'ennemi dompté. La lumière, pénétrant par une ouverture étroite, glisse sur l'homme et sur la machine à laquelle il donne le mou- vement, et laisse tout le reste de la prison dans une triste obscurité. Hélas ! Samson n'est plus réjoui par les rayons du soleil. Quand Jéhovah qu'il implore lui ac- cordera-t-il une seule vengeance pour la perte de ses deux yeux ? Pro amissione duorum luminum imam ultionem. Nous touchons au dénoûment : le palais où sont as-
semblés les chefs des Philistins, les hommes et les femmes, et tout le peuple qui pèse sur Israël, le pa- lais où Samson vient d'être introduit, craque de toutes parts. Les colonnes de granit s'écartent comme des roseaux, éclatent comme du verre, sous les mains puissantes du Nazaréen. 11 est là, de face, au milieu de l'édifice qui s'écroule sur la tête des convives, et qui les recouvre d'une nouvelle couche de morts et de mourants, précipités d'en haut comme un torrent par la gueule d'une caverne. Les hommes et les femmes tombent pèle- |
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môle, les cadavres sur les vivants qui veulent échapper
à cette grêle do ruines. Mais les issues sont encombrées, et celte foule splendide va périr écrasée autour du héros juif. Ce neuvième tableau est d'une rare magnificence.
Plusieurs figures de femme ont une tournure et une expression qu'on trouve seulement dans les écoles de la Renaissance italienne. La couleur des groupes est riche et abondante ; mais la lumière qui frappe l'architecture en précise un peu trop maigrement les lignes. La pierre est d'un ton moins sec dans les dessins précédents. C'est le seul reproche qu'on puisse adresser à cette composi- tion grandiose et compliquée. Peut-être aussi renconlre- t-on quelques mouvements un peu trop vulgaires dans certaines figures qui sont en désaccord avec le carac- tère sévère et élevé du style général. Il arrive quelque- fois à ce grand artiste de laisser tomber une imago ha- sardée, qui est une réminiscence de ses sujets spirituels où il manie la caricature avec tant de finesse. Le lion du second tableau ressemblait à un singe, voici que l'ombre de cet homme qui se sauve ressemble à un caniche galopant côte à côte avec son maître; ce qui n'empêche pas l'homme et l'ombre d'être un tour de force dans ce chef-d'œuvre. Celle épopée du Sarnson est certainement une des
productions les plus extraordinaires et les plus fortes de l'art contemporain. C'est pourquoi nous l'avons étudiée avec enthousiasme et décrite avec un soin particulier. Les œuvres dignes d'enthousiasme sont si rares,
même à ce beau Salon do 1845! Après Decamps et De- lacroix, après les charmants portraits de Diaz et les lins |
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caprices de Meissonier, il y a encore beaucoup d'hom-
mes habiles et de tableaux intéressants; mais de tableaux qui vous émeuvent, qui vous impressionnent vivement, qui surexcitent votre sentiment poétique, combien en compte-t-on ? Le succès des tableaux que la foule admire est un succès de banalité et non point un témoignage d'art. Par exemple, un tableau où sont noyées de véritables
qualités de peintre , c'est le Chapitre de Γ ordre du Temple, par M. Granet. Il est dans le salon carré, en face de la Smala. M. Granet n'avait guère fait encore de composition de cette importance. Les nombreux person- nages rangés à droite et à gaucho et vus de dos sont très bien peints, d'une bonne couleur, juste, sobre et forte à la fois; mais le centre de l'assemblée, où siège Robert le Bourguignon et où s'étale une lumière jau- nâtre et fausse entre les colonnes recouvertes d'un rouge vineux, perd le tableau. Il n'y a plus d'ensemble, plus d'effet, plus d'unité, plus d'harmonie. L'œil blessé se détourne de cette couleur disgracieuse, et l'on oublie même l'ordonnance et l'exécution du premier plan. Non loin de ce Chapitre de l'ordre du Temple, est un
autre chapitre contemporain, le Conseil des ministres terni aux Tuileries le 15 août 1842. M. Jaequand, qui a tant cherché à imiter M. Paul Delaroche et qui a réussi dans ce dessein héroïque avec un bonheur de daguerréo- type, est l'auteur de ce tableau sans esprit, sans éléva- tion, sans caractère et sans couleur. Les personnages, qui, à la vérité, ne sont pas tous faits à peindre, se tien- nent roides et engoncés dans leurs habits luisants, comme des figures do carton. Les congrès de MM. Granet et |
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Jacquand ne valent pas tout à fait le Congrès de Munster,
par Terburg, ni le Concile du Titien, ni môme VAssem- blée des experts, par Decamps. Lo commun est en plein succès aujourd'hui, et je ne
veux pas croire qu'il en ait été ainsi dans tous les temps, ni que, dans l'avenir, la foule ne soit pas destinée à avoir jamais le sentiment de l'art véritable et de la beauté, de la poésie et du style. Il est malheureux qu'on encourage aujourd'hui officiellement les incapacités les plus vulgaires au détriment des artistes distingués. Tan- dis qu'on refuse Delacroix, et Maindron, le sculpteur, et Fernand Boissard, et bien d'autres jeunes artistes dont nous avons appris l'exclusion, c'est M. Pingret qui est appelé à la faveur de représenter les scènes solen- nelles de la monarchie. C'était Velazquez qui accompa- gnait Philippe IV au dix-septième siècle; c'était Titien qui peignait Charles-Quint et François Ier au seizième. M. Pingret répondra devant la postérité pour le dix-neu- vième siècle. M. Pingret a donc expose à l'admiration publique
une bataille quelconque, commandée par la maison du roi, Γ Arrivée du roi au château de Windsor et l'Empe- reur de toutes les Russies occupant Paris avec les alliés en 1814. Voilà un sujet peu orthodoxe et un souvenir malencontreux pour le peintre du roi des Français. Le chantre du Lutrin dirait que la peinture de M. Pin-
gret est comme son nom, sèche, pingre, mince, avare, aiguë, sifflante et criarde. C'est la Providence qui a baptisé El Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
lit Gervais l'agréai le, el Guérin l'insipide, |
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afin que chacun soit prévenu par une enseigne sonore.
Le nom de M. Pingret n'est point trompeur. Mais nous avons voulu de l'actualité dans les arts.
Nous avons tous, plus ou moins, crié depuis dix ans que l'art devait se tourner quelque peu vers la réalité con- temporaine. Nous en sommes bien punis aujourd'hui par ce prosaïsme ridicule qui a pullulé comme la mauvaise herbe et qui menace d'étouffer les pousses timides de la poésie. Ah ! vous demandez des habits de drap et des chapeaux en tuyau de poêle; en voilà. Ah! vous de- mandez qu'on habille Hercule et Apollon; voilà des cu- lottes et des faux-cols et des bottes à reflet. Si bien que la nature humaine a disparu sous cette friperie. Nous sommes tombés dans le naturalisme du laid,
non pas dans ce naturalisme ardent et capricieux du Ca- ravage, du Valentin, du Manfredi, ou d'Ostade, ou de Murillo, mais dans une imitation grossière et basse. Il y a plus d'art dans les tournures violentes du Caravage, dans les partis d'ombre et de lumière du Valentin, dans les gueux d'Ostade, dans les pouilleux de Murillo, que dans tous les sujets ingénieux des peintres bourgeois. On disait, au temps du romantisme, qu'il y avait plus
de poésie dans un bonhomme de Brouwer que dans tous les dieux de l'école académique. Nous revenons encore à Brouwer. A défaut du sublime, qu'on nous rende l'es- prit et la naïveté. Les fumeurs des peintres hollandais et flamands sont moins laids que les portraits du Salon. Ils ont de l'originalité, des nez bizarres, et une façon de porter les culottes, que vous ne saurez jamais imiter. Ils n'ont guère de bretelles ni de sous-pieds, ces mendiants superbes, ces Diogènes de tabagie, ces grands philoso- |
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plies. Ils ne posent point la main sur la hanche, mais le
coude sur la table. Comme ils pensent, comme ils cau- sent, comme ils traitent gaiement la vie 1 La comparaison avec nous est tout à leur avantage. A défaut de Raphaël, rendez-nous Brouwer. A défaut de Gros, rendez-nous Prudhon. Rendez-nous Ajax lui-même et les héros an- tiques habillés avec un simple casque et des cothurnes. Au rebours de Diderot qui s'écriait en 1755: Délivrez- nous des nudités ! nous pourrions réclamer aujourd'hui un peu de paganisme en plein air. Rendez-nous Vénus et Cupidon. HT
Delacroix, etc.
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Il serait intéressant qu'on expliquât une bonne fois au
public pourquoi Delacroix est un grand peintre, non- seulement dans le présent et dans toute la série des peintres français, mais encore par comparaison avec toutes les écoles éminentes d'Italie, d'Espagne ou de Flandre ; pourquoi les quelques critiques qui entendent les arts s'acharnent, malgré le jury, malgré le vulgaire, à admirer ses œuvres; pourquoi enfin, depuis vingt ans que Delacroix est un artiste illustre, et qu'il répand par- tout les trésors de son talent, il n'a pu conquérir cepen- dant l'approbation de la foule. On ne peut nier que M. Delaroche, M. Horace Vernet, M. Dubufe, M. Bras- cassat, M. Biard et quelques autres sont plus populaires 8
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à l'exposition. Il est certain aussi que Decamps et Ary
Scheffer, deux artistes supérieurs, sont bien plus acces- sibles au public qu'Eugène Delacroix. Decamps doit son succès universel aux premiers sujets
qu'il a représentés, sujets simples et clairs qu'il prenait très-bas et qu'il élevait très-haut. On peut douter que Decamps eût réussi s'il avait commencé parles superbes dessins de 1842 et de 1845. On s'est décidé à l'accepter, non parce qu'il est un grand artiste, mais quoique. Ses qualités plastiques, originales et distinguées, ont bien failli le brouiller avec les profanes. Ary Scheffer serait incompris assurément, en vertu des
qualités mêmes de son art et de l'élévation de sa pensée, s'il n'aboutissait au cœur par une fibre commune qui est le sentiment humain. Ces deux peintres éminents sont les seuls peut-ôlro
qui aient le privilège d'unir le suffrage des promeneurs au suffrage dos artistes et des critiques. Mais Delacroix, nous sommes quelques centaines en
France, tout au plus, qui avons imposé à la multitude une sorte de respect aveugle pour sa renommée, sans avoir réussi à le rendre sympathique. N'est-ce point que la critique a toujours eu le tort do vouloir faire com- prendre la peinture à des gens qui ne comprennent point l'objet de la peinture ? Pour être initié à la beauté do l'art, il faut commencer par être initié à la beauté do la nature et de la· vie. C'est peut-être une hérésie, dont nous sommes complices, que d'avoir toujours soutenu que l'art est une chose exceptionnelle, radieuse pour les adeptes, obscure pour les profanes. Du moins, la ques- tion est mal posée, car, qui sent bien la nature, con- |
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corde ordinairement à une certaine expression de la na-
ture, par une forme ou par une autre, par les lettres ou par la musique, sinon par la peinture. Il en est ainsi, dans tous les arts, non·seulement dans les arts plas- tiques, mais dans l'art le plus populaire et le plus ex- pansif, dans l'art de l'écrivain et du romancier. C'est là vraiment le grand rôle de la critique, d'élever
à soi les indifférents ou les aveugles. Cette mission est absolument la môme que celle du journalisme politique, qui défend un certain principe, qui en expose les raisons fondamentales, et qui le montre fonctionnant et se ma- nifestant dans ses résultats. Quand l'éducation poétique en général est faite, alors commence l'éducation d'un art spécial ; car il est possible d'être très-artiste de sen- timent, sans pénétrer la peinture, témoin plusieurs grands poètes contemporains, qui s'égarent complètement dans leurs admirations. L'introduction à toute critique d'art devrait donc être
une explication de la beauté. La beauté est le fond mémo de l'art, comme la justice est le fond de la politique, comme la vérité est le fond de la philosophie. Ces no- tions sont même si élémentaires, que tout le monde a la prétention de se connaître en art, comme tout le monde juge avec assurance la politique ou la morale; c'est-à- dire que la justice et la beauté sont des choses si hu- maines, que le premier venu se sent une conscience et un cœur pour prononcer. Seulement, la beauté est multiple, variable, fugitive,
insaisissable, éternellement renaissante. Il y a tant do manières de sentir la beauté 1 Rien n'est plus près du rire que les pleurs.
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La beauté est variable comme l'esprit, parce que la
beauté est la vie extérieure, comme l'esprit est la vie intérieure. L'esprit étincelle par moments, ou il s'obs- curcit. De môme, la beauté se manifeste dans certaines attitudes, sous certaines impressions, dans certains effets. Cette beauté est si subtile, que le même objet peut être très-laid ou très-beau, selon le moment où vous le prenez. Un panier de pommes est froid et acre de couleur, ou il peut ressembler à des pierreries. Le môme être a bien des aspects. Il faut le retourner à droite ou à gauche, par ici ou par là, pour trouver son sens poétique; car tout est beau à un moment donné. Montaigne a écrit : « On ne peut pas dire : tel homme est brave, mais tel homme a été bravo tel jour. » Il est rare que la plus charmante femme soit belle avec la colique. Mais on peut la peindre en pleine santé, quand elle res- plendit. Diderot a dit aussi : « Une femme nue peut être moins indécente qu'une femme habillée. » L'art est donc surtout un choix, un parti pris, une conviction. Qu'est-ce donc que la beauté? On a fait un million de
torses d'après les plus belles femmes de tous les pays; mais le torse de la Vénus de Milo est resté le plus beau du monde. Pourquoi? Il s'agirait donc encore une fois de s'entendre sur la
beauté. Il y a d'abord la beauté éternelle, immuable, abso-
lue, et en quelque sorte abstraite, beauté régulière et permanente, qui est du domaine de la philosophie au- tant que du domaine de Tart, quoique la sculpture grecque l'ait atteinte en quelques chefs-d'œuvre. Le beau, c'est la splendeur du vrai, comme dit Platon ; mais |
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ily a aussi la beauté accidentelle, contingente, la beauté
d'effet, si l'on peut ainsi dire. Vous vous arrêtez dans la rue à voir passer une belle
femme, à voir marcher un ouvrier, à voir caracoler un cheval, à contempler un effet de lumière sur lo toit d'une maison. Pourquoi ? Vous rencontrez partout des femmes plus élégantes, des hommes mieux bâtis, des chevaux plus chers, des maisons plus riches ; mais vous avez saisi par hasard un mouvement heureux, un as- pect original. En ce sens-là, ily a de la beauté en toutes choses, sous certaines influences, comme sont les pas- sions pour les hommes, ou comme est le temps pour les objets inanimés. Mais il n'y a pas beaucoup de gens qui sentent la beauté, bien moins encore qui sachent dire ou peindre par quoi une chose est belle. Les paysans no comprennent rien à la nature qui les enveloppe; la plu- part des hommes civilisés no comprennent rien à l'hu- manité qui vit en eux et autour d'eux. Voici une belle femme bien campée et bien portante.
Combien elle sera plus belle sous une impression vive, sous le magnétisme des passions ! Et, de memo, prenez la première personne venue, une paysanne qui allaite son enfant, un chiffonnier qui va se battre en Juillet, leur tournure peut s'élever jusqu'au sublime. J'étais une fois sur le trottoir de la rue Saint-Antoine,
regardant autour de moi un peuple de travailleurs et do mendiants. Une femme hâve et déguenillée, tenant un enfant entre ses bras, venait à marencontre. Elle n'avait guère de tournure ni do beauté, avec sa maigreur ché- tiveet ses haillons. Comme elle traversait la chaussée, une voiture bourgeoise lancée au galop la renversa, elle 8,
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et son enfant, sous la roue. Son buste se redressa subi-
tement, les bras étendus pour protéger l'enfant. Elle eut un instant de suprême beauté, un mouvement ma- ternel de protection, comme un oiseau sacré qui couve- rait un dieu do ses ailes. Je n'ai jamais rien vu de plus souverainement admirable dans le Massacre des Inno- cents, de Raphaël, ou dans les Sabines, du Poussin. Heureusement, l'enfant et la mère se trouvèrent entre les deux lignes des roues et se relevèrent sans blessures. La beauté dans la na'ure, dans le paysage, dans le
ciel, est bien plus incommunicable encore aux: esprils vulgaires. Celte vie qui circule dans les arbres, dans les rochers, qui rit dans les eaux, qui scintille sur les flancs de la campagne, qui anime joyeusement toute la créa- tion, échappe aux indifférents et aux heureux du monde. Eugène Delacroix sent surtout la beauté de l'effet. Il
n'eût éié sans doute qu'un sculpteur étrange, car la sculpture exige une beauté calme et permanente; mais l'essence môme de la peinture est de saisir un aspect variable, un imperceptible moment·, voilà pourquoi les esquisses sont ordinairement plus belles et môme plus vivantes que les études d'après nature ou les tableaux finis sur le modèle. Delacroix est un homme qui sait choisir le bon moment. Il lui faut en général la beauté agitée, passionnée, ardente, comme dans les femmes grecques du Massacre de Scio, ou dans la Médêe, celle magnifique peinture, qui, au musée de Lille, lutte avec les Rubens et les van Dyck. Et cependant Eugène Dela- croix a encore exprimé avec un rare bonheur la beauté tranquille et voluptueuse dans ses Femmes d'Alger, du Luxembourg- C'est que les personnages d'Eugène Delà- |
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croix font toujours bien ce qu'ils font. On n'est pas plus
pensif et plus noble que le jeune Hamlet contemplant le crâne d'Yorik présenté parle fossoyeur avec un brusque mouvement. Au 'Pont, de Taillebourg, on se bat à mer- veille. Dans la Noce au Maroc, on danse avec volupté. Dans la Mort de Marc-Aurèle, on écoute avec recueille- ment. Et comme tous les détails sont en harmonie avec la pensée principale ! Le passé s'assombrit dans les figures et dans les draperies des amis de Marc-Aurèle, et l'avenir est rouge comme la robe do Commode. La lu- mière ne frappe que sur le torse sanguinolent du jeune César, tandis que les philosophes du règne précédent s'éteignent dans l'ombre, aux pieds du grand empereur qui va mourir. Et comme la scène est austère et silen- cieuse ! Quelle douleur morne dans les attitudes et les figures des vieux serviteurs de Marc-Aurèle 1 On sent bien qu'il s'agit, dans ce testament solennel, de la des- tinée de Rome et du monde. Nous insistons sur la signification du talent d'Eugène
Delacroix, parce que les qualités de sa peinture touchent aux principes mêmes de l'art. C'est une bonne fortune que d'avoir sous la main un poêle et un praticien de cotte force, pour expliquer et défendre la bonne cause dans les arts plastiques. L'art et la politique sont perdus, s'ils laissent dépraver leurs principes essentiels. Une fois le dogme fondamental entamé, l'hérésie s'introduit do toutes parts et enveloppe la vérité. On pourrait encore éclaircir cette question depuis si
longtemps pendante, en la déplaçant dans des termes analogues. Lorsqu'on n'est pas d'accord sur les contem- porains, on n'a d'autre ressource que l'affirmation, en |
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attendant le jugement de la postérité. Mais, du moins,
le passé un peu éloigné de nous a été jugé sans appel possible à une révision future. On doit s'entendre au- jourd'hui ou jamais sur les maîtres des seizième et dix- septième siècles. Eh bien , voyons si par hasard la sym- pathie de nos adversaires ne s'adresserait pas aux plus faibles peintres de toutes les écoles. S'ils se trompent sur les maîtres consacrés, ils peuvent bien se tromper sur les vivants. Allons au vieux Louvre. Avez-vous vu les admirateurs de M. Brascassat s'ar-
rêter devant Cuyp, Pieler de Hooch ou Rembrandt? Non, ils préfèrent de beaucoup Ommeganck qui est le plus froid et le plus mesquin des peintres d'animaux. Ceux qui admirent à l'exposition les paysages do MM. Lapito, J. Coignet, Hubert et autres, sont assez mal à Taise, au Louvre, devant Huysmans de Malines, Pous- sin ou Salvator. Enfin, ceux qui nient Eugène Delacroix s'extasient devant XIntérieur de cuisine, de fou Drolling, ou devant Y Atelier, de feu Cochereau, mais ils passent de- vant Rubens, qu'ils trouvent faux et ignorant. Quant à Raphaël, on sait que, les dimanches, il est solitaire au Louvre,otandis qu'on fait queue à l'Albane ou à Mieris. Nous avons donc quelque raison de persister dans
l'admiration des artistes originaux. Prudhon avait rai- son contre Girodet, et Géricault contre Guérin. Laissons Marc-Aurèle et le Sultan du Maroc, qui émerveilleront l'avenir et placeront Delacroix au rang des plus grands peintres. Prenons le sujet de la Madeleine, cette Cléo- pâtre qui se convertit en Héloïse. La femme aimée du Christ est renversée dans sa grotte. Sa belle tôle repose sur la pierre sombre, comme dans un sépulcre. On disait |
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près de moi : Tiens ! une morte. — Oh ! la belle morte !
Comme on voit bien que cette femme a beaucoup aimé! Le sentiment frissonne le long de ses tempes, à la nais- sance de ses cheveux rejetés en arrière ; le mouvement do sa bouche violacée exprime encore la prière et la volupté. Oh! que sa peau est fine et douce sous cette demi-teinte d'un tendre lilas bleuté ! Il n'y a que le Cor- rige, ou quelquefois Murillo, pour avoir ces tons exquis et transparents. Dans un siècle; cette tête do la Made- leine vaudra plus cher que la Bataille de la Smala, La Sibylle montrant le rameau d'or est représentée à
mi-corps et de trois-quarts. Sa main droite va toucher la brancho sacrée. Sa télé a bien la sérénité antique ; ses draperies sont belles et bien ajustées. Le bois qui sert de fond s'harmonise poétiquement avec la couleur générale, quoique le dessin du tronc de laurier, à droite, manque un peu d'élégance, et que les plans du paysage ne soient pas irréprochables. Ces sortes de sujets, empruntés à la tradition antique,
ne se rencontrent guère au Salon. La peinture tourne au ménage plutôt qu'à l'épopée, à l'ode et à l'héroïsme ; ou bien elle continue les compositions banales do l'His- toire Sainte. Les sujets religieux ont été funestes en gé- néral au talent de nos peintres. Pour avoir de la verve et de l'éloquence, il faut, avant tout, de la conviction. M. Gleyre, qui est, dit-on, un esprit distinguo, et dont
le Soir, exposé au dernier Salon, annonçait un vif senti- ment poétique, a peint le Départ des Apôtres allant prê- cher l'Évangile. C'est un prétexte magnifique pour un artiste original. Ces douze hommes, de toute condition et de caractères divers, qui s'en vont par lo monde ré- |
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pandre la Bonne Nouvelle, ces hommes, animés par Ja
foi et le courage, qui s'en vont chercher le martyre, voilà de belles figures à peindre, M. Gleyre est resté froid devant cette poésie si caractérisée. Ses apôtres sont vulgaires et ils ne portent point l'esprit sacré de la Pen- tecôte, La langue de feu a glissé sur leurs têtes sans les animer. Les draperies sont roides, les figures communes; le dessin est lourd ; point de couleur et point d'effet. Le Christ descendu de la croix, par M. Adolphe Brune,
montre une exécution savante et vigoureuse. Le Christ est bien dessiné, et les figures qui l'entourent sont bien drapées. M. Brune est un de nos peintres les plus ha- biles et les plus robustes. Il a le tempérament des grands maîtres. Mais il semble avoir perdu la verve et la fougue de sa première manière. Il y a longtemps que M. Brune n'avait exposé. Est-ce que le découragement l'a saisi au milieu de cette époque au caractère débile et flottant? Qu'il ne se retire' pas de la lutte, où. son talent prêchera victorieusement en faveur de la bonne peinture. M. J.-B. Guignet est l'auteur d'un Christ appelant les
petits enfants; il ne manquo à tous ses personnages qu'un nez au milieu du visage pour avoir figure hu- maine. Le Christ, les enfants, les hommes, et surtout la femme agenouillée et vue do profil, sont absolument privés du nez, qui est pourtant indispensable dans une lôte normale et complète. M. Louis Boulanger a exposé une Sainte Famille et les
Bergers de Virgile : on ne saurait être à la fois païen et chrétien; M. Sébastien Cornu, un Jésus enfant prêchant au milieu des docteurs; M. Dugasseau, un Christ entouré des fondateurs du christianisme et une Sapho : la Sapho |
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est d'un beau mouvement; M. Boissard, un Christ en
croix; M. Tassaert, une Vierge entourée d'anges, où Ton admire des demi-teintes très-fines; M. Etex, le sculp- teur^ un Christ mort, qui paraît un souvenir du Christ do Philippe de Champagne; M. Lépaule, un Martyre de saint Sébastien; M. Achillo Devéria, une Sainte Anne instruisant la Vierge, qui est sans doute à l'antipode do l'Education de ία Vierge, refusée à Delacroix \ M. llippo- lyte Flandrin, une Mater dolorosa ; M. Grosclaudo, une Madeleine repentante, qui a raison de se repentir de sa laideur ; M. Hauser, un Massacre des Innocents, qui est fort innocent ; M. Auguste liesse, un Evanouissement de la Vierge; M. Claude Thévenin (de l'Institut ?), un Mar- tyre de saint Sébastien. Tout cela n'est pas gai pour les catholiques. |
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M. Brascnssat, eie,
Nous sommes assez embarrassé avec M. Brascassat,
non pas à cause du peintre, mais à cause do l'homme, qu'on dit d'un caractère modeste et contemplatif. On no croirait jamais, à voir celte peinture mesquine et su- perficielle, que l'auteur se replie en soi-même et médite ses impressions. Cependant, comme nous ne sommes pas ici pour nous faire des compliments, mais pour étu- dier l'art véritable, pour en exposer les principes et les |
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résultats, il faut oser dire ce qu'on pense. La liberté de
la critique est la condition première de la liberté de l'art. M. Brascassat nous parait en dehors de la tradition de
tous les maîtres, et absolument privé d'un sentiment vivace et original, outre que son exécution est la plus faible et la plus commune du monde. Il ressemble, par la débilité de son style et de sa pratique, à tous ces mauvais peintres petitement adroits, dont Bruxelles et La Haye nous envoient les ouvrages que les amateurs ont le mauvais goût do payer fort cher. Les grands pein- tres flamands et hollandais seraient bien tristes de voir leur héritage tombé aux mains de M. Yerboeckoven, de M. Koekkoek, de M. Schelfout et des autres, qui^ sont censés continuer van do Yelde , lluisdael ou Albert Cuyp. M. Brascassat a exposé cinq tableaux, dont le prin-
cipal est une Vache attaquée par des hups et défendue par des taureaux, à l'angle gauche du salon carré. On disait derrière moi qu'il avait fait tuer une vache dans son atelier, pour étudier celte agonie dramatique. On disait aussi, dans l'ancien temps, que Michel-Ange avait fait crucifier un homme en cachette, pour modeler son Christ à la croix, La sculpture môme de Michel- Ange ne valait pas le sacrifice d'un homme ; mais, en conscience, la peinture de M. Brascassat vaut-elle la mort d'une vache? La petite vacho terrassée et bêlante est déchirée à la
gorgo par do petits loups, tandis qu'à droite un petit taureau se précipite à son secours, tandis qu'à gauche un autre petit taureau blafard culbute un petit loup gris. Les autres petits loups se sauvent dans un petit |
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SAtON DÉ 1848, U9
bois, comme de petits rats effrayés, dans un petit trou.
Ces loups pour rire ressemblent, en effet, aux petits rats des champs, qu'on appelle des mulots, et qui se blottis- sent sous les herbes sèches. Tout cela tiendrait, tau- reaux, vache et loups anodins, dans une boîte en bois blanc, comme on en donne aux enfants le 1er janvier. Les animaux, les arbres, les maisons de M. Brascassat ont le même type et la même grandeur que ces char- mants jouets qui nous viennent, je crois, de la Suisse, dans des chalets en miniature, et qu'on range sur un guéridon pour l'ébahissement des petits enfants riches. Si l'on pouvait faire vivre ces petits automates, ils
'conviendraient à merveille au général Tom Thumb pour 'compléter sa ménagerie et son ameublement ·, le groom microscopique de l'illustre général américain étrangle- rait facilement une douzaine des loups-rats de M. Bras- cassat, et ses chevaux nains paraîtraient des colosses à 'côté du fameux taureau couleur d'orgeat délayé. M. Brascassat voit le paysage comme il voit ses ani-
maux de petite race. Peut-être réussirait-il à peindre en aquarelle les araignées et les fourmis, pour l'illustration des livres d'histoire naturelle. M. Brascassat tourne vers la nature le petit bout de sa lorgnette; mais cependant, si son œil était juste et son esprit créateur, il saisirait les proportions véritables des êtres, même sous leur aspect le plus diminutif ; car, en réalité, un éléphant est tou- jours grand comme un éléphant, le regardât-on à une lieue de distance. Les petits bronzes des statues du tom- beau de Jules II, qu'on voit au Louvre, sont aussi grands que les gigantesques statues originales, de Michel-Ange. Vous regarderiez avec la lunette grossissante de l'Obser- 9
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150 SALON ΏΕ 1845.
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vatoire les loups de M, Brascassat, qu'ils ne gagneraient
point en grandeur. L'artifice des fortes lunettes de M. Arago ne change pas les proportions delà lune, mais ces télescopes nous en rapprochent seulement et nous en font distinguer les détails. Le phénomène de la proportion des êtres, mesurés à
l'œil nu, ou avec le secours des lorgnettes et des micro- scopes, est un des mystères de la peinture. Il η'ββί nas, toutefois, absolument impossible de l'expliquer. L'exé- cution de Mieris, par exemple, qui est le plus petit des peintres, nous donnerait peut-être des éléments pour résoudre ce problème. Ce qui fait que Mieris est si mes- quin, c'est qu'il prodigue, dans une petite figure., autant de détails que les maîtres en pourraient mettre dans une figure colossale. Alors toute illusion de distance est dé- truite. Si vous regardez de près une figure de grandeur naturelle, vous en voyez nettement les lignes précises, le modelé, les méplats, les attaches, et tous les accents particuliers. Mais reculez cette figure à une distance où elle n'apparaît plus que de la hauteur de la main, est-ce que vous saisissez le grain delà peau et chaque inflexion des contours ? Vous voyez un ensemble qui est le même, mais qui s'accuse par des moyens très-différents. Il suffit do la tournure générale et de quelques points lumineux, pour que vous reconnaissiez la même structure que vous analysiez tout à l'heure sous votre regard. C'est là l'erreur des peintres en petite dimension, de
vouloir exprimer sur une miniature tout ce qui se ma- nifeste sur un objet examiné de près. Alors le résultat qu'ils obtiennent est au rebours de leur désir. Les figures qu'ils ont représentées ne sauraient plus grandir |
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SALON DE 1845. 15f
à leur proportion véritable aux yeux du spectateur, par
l'artifice conventionnel de la réflexion. On sent qu'ellps sont près de nous, comme une statuette ομ un joyau, pf; la meilleure volonté ne peut les supposer à une distance suffisante pour qu'elles reconquièrent leur grandeur réelle. Ce que les bourgeois admirent dans les tableau^: de
de M, Brascassat en est donc justement le défaut capita.j et irrémédiable. Les loups de M. Brascassat, et ses tau- reaux, et ses brebis, ont toutes sortes de petites recher- ches dans leur toilette. On compte leurs, poils, ou dis- tingue la couleur de chacun de ces poils, comme pn compte dans ses paysages chaque brin d'herbe ou de gazon, chaque feuille et chaque ride des arbres. Vous touchez donc du doigt à ces petits animaux de conven- tion, vous les prenez dans votre main comme ces petits jouets si parfaits, qui sont revêtus d'un poil véritable, avec de petits sabots en corne et des yeux en verre de couleur. Et ces ménageries factices sont disposées sur des plan-
ches peintes en vert jaune, ornées de pilastres plais qui simulent des arbres, et d'un fond en papier proprement lavé d'amidon délayé avec un peu de farine. C'est le procédé des décorations de théâtre ou des petits panora- mas en carton. Je connais à Paris une esquisse de Rubens, dont le
grand tableau, vendu en Angleterre, a été gravé par Panneels. C'est le David terrassant Vours et le lion. Le lion est déjà gisant par terre, et la lutte eontiime corps à corps entre l'ours debout et l'homme qui va l'étouffer. Cet ours de Rubens est à peu près de la même dimension |
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152 SALON DE 1845.
matérielle que les loups de M. Brascassat; mais il pa-
raît haut de six pieds. Sa terrible gueule engouffre toute l'épaule colossale du David, qui est fort comme l'Hercule Farnèse. Ce groupe de six pouces pourrait servir de cou- ronnement à l'Arc de l'Étoile. Les animaux de M. Bras- cassat seraient trop petits sur un socle de pendule. Le second tableau de M. Brascassat, n° 211, est un
pâturage voisin d'une ferme. Le chien jaune de la ferme apparaît à droite sous un échallier, et se tient en arrêt devant une petite vache rouge qui le regarde. Au milieu du paysage, une vache noire est couchée, et à gauche une chèvre blanche, en biscuit de Sèvres, vue pap der- rière, est occupée à se gratter. Nous n'avons pas pu reconnaître les deux autres toiles de M. Brascassat entre les sujets analogues peints par MM, Paris, Humbert et autres artistes de même force; ni sa fameuse Marine, Vue du golfe de Naples, qui se confond aussi avec le commun des marines et des paysages. L'exécution minutieuse et faible de M. Brascassat a
beaucoup d'analogie avec l'exécution des peintres suis- ses, qui ont la prétention de peindre les Alpes et les orages. Cependant il est moins sec et moins dur que MM. Calame et Diday. M. Brascassat voit la nature d'un ton jaune blafard; M. Calame voit vert bouteille, sous un mauvais jour. M. Calame a exposé un Orage, M. Di- day les Suites d'un orage dans les Alpes. Ces sujets sont ambitieux et difficiles. Rien que cela : les grandes Alpes avec les pins perdus dans le ciel, avec les cascades et les avalanches, avec les nuages et le vent, et toutes les fu- reurs de la tempête. Le talent froid et propre de M. Di- day convient tout au plus pour peindre un petit chalet |
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salon de 1845. 153
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sur une petite colline tranquille. Son orage dans les
Alpes n'inspire guère de terreur, A droite, quelques pins hauts d'une coudée, et les débris d'une chaumière sur de petits galets gris terne ; à gauche, un torrent déchaîné, dont les flots de coton tiendraient dans un verre à vin de Champagne, et, sur le tout, les pics des Alpes qui res- semblent à de petits rochers de sucre candi ou à ces frag- ments de composition chimique, vitreux et verdâtres, qu'on voit exposés à la montre des pharmaciens. Le ciel est d'un tempérament lymphatique et d'un ton blanc sale, sans colères et sans profondeur. Un homme ordi- naire cacherait dans ses poches les rochers du premier plan ; il enjamberait le torrent sans se mouiller la che- ville, et il se mettrait à cheval sur les Alpes. Le gouvernement français a nommé récemment
M. Diday chevalier de la Légion d'honneur. Les premiers tableaux de M. Calame ont eu beaucoup
de succès, il y a quelques années, sans doute à cause des sujets qu'ils représentent. M. Calame est élève de M. Diday, et il ne s'est point écarté de la manière de son maître. Π n'a pas plus de grandeur et de poésie, en pré- sence des magnifiques aspects de son pays. Rousseau a bien mieux compris et exprimé le caractère de la nature, en Suisse, lorsqu'il a peint la. Descente des vaches dans un ravin. M. Calame n'est pas fort sur les ciels, et par con- séquent sur la lumière. Or, il n'y a point de paysage sans ciel. C'est la qualité particulière du ciel qui donne à toutes les représentations de la nature leur valeur et leur accent. Les ciels de M. Calame sont toujours gris et plats, sans rayonnement. La lumière et la chaleur ne circulent donc point sur la terre stérile et inanimée. Faute |
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d'ombrë ét Üë lumière, M. Càlame emploie ùniformë-
tnent tiHë sorte dé teinte crépusculaire et neutre qui est là même partout. Sa palette n'a que deux, tons qui se combinent maigrement, un pauvre vert et un méchant gris. Son' Effet d'orage est exécuté comme tous ses tableaux
précédents, et nous pensons que M: Câlahie est destiné à peindre toujours de là même sbrië, quoiqu'il ait publié Quelques dessins bien préférables à ses tableaux. Ce qui manque surtout à M. Calame., c'est urië qualité native, qui ne s'acquiert point, là qualité de la couleur. On peut réformer la composition, étudier le dessin, développer même son sentiment poétique par la contemplation de la nature et lé commerce avec les grands artistes ; mais l'éducation et la volonté sont impuissantes à donner le sentiment de l'harmonie dès couleurs, comme le senti- ment de l'harmonie musicale. On naît coloriste, ou mu- sicien, bu poète, par la grâce de Dieu, et cette royauté de droit divin n'échoit qu'à de rares privilégiés. Les arbres de M. Calamë, qui sont bourbes comme des
rbseaüx, à là droite de sa composition, sont du même tert acre et monotone que lès herbes èbtictiées sur le terràih. On pourrait faire dés branches d'arbre avec ces herbes, ou du gazon avec lès rameaux, tatit il y â peu dé variété daris l'exécution de ces objets si différents. Le ciel est faible et ne recèle point la ibHicirë. Cependant, le paysage à ùtiè certaine tristesse eh rapport avec l'im- pression que l'auteur à voulu rendre. Un critique éërivait l'autre jour : « Π y n'a point de
mauvaises écoles, il n'y a que de mauvais peintres. » Si vraiment, bërtàins systëniës sbüt dangereux à suivre, |
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SAiON υΕ 18-45. lèé
et ils peuvent annuler les meilleurs peintres ; c'est en ce
sens-là que les fausses méthodes sont pernicieuses. Il est bien vrai qu'au milieu des plus déplorables écoles, les artistes de race montrent leur originalité par des écarts qui sont la critique même de' la routine imposée autour d'eux. Gros a été un excellent peintre, quoiqu'il appar- tînt à une école détestable. M. Ingres est un grand ar- tiste, quoique son système soit radicalement vicieux. M. Brascassat, MM. Calamè et Diday, do leur côté, par- tent d'abord d'un principe qui les égare : en se propo- sant d'exprimer tous les détails, ils aboutissent fatalement à sacrifier l'ensemble, l'effet général, par préoccupation d'une réalité minutieuse. Leur école est mauvaise au premier chef, et, par malheur aussi, ce sont de faux bons peintres, comme disait Diderot. Voyez, encore une fois, où l'amoür de la réalité,, en
opposition à tout idéal et à toute poésie, conduit l'école actuelle des Pays-Bas. M. Verboeckhoven peint un petit mouton aussi finement que feu Bèrré, qui s'étale au Luxembourg, et il croit être dans la tradition d'Adrien van de Velde. M. Koekkoek pointillé maigrement do petits paysages comme un élève timide, et il croit ap- procher de Wynànts. M. Brias, de Bruxelles, avec sa Boutique de fruitier, qui arrête la foule au Salon, songe peut-être à Metsu, et il reproduit simplement Franquelin. Le beau triomphe pour ces peintres et pour leur école ! L'art, réduit ainsi à une simple question d'adresse, indé- pendante de tout sentiment idéal, détruit aussitôt l'origi- nalité et va droit à l'imitation. Il n'y a pas aujourd'hui en Belgique et en Hollande ùh seul peintre qui ne soit imitateur : M\ van Schendel, dans ses effets dé lumière, |
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156 SALON DE 1845.
imite prodigieusement Schalcken ; M. Schelfhout croit
imiter Willem van de Velde; M, de Keyser pense à Ru- bens; M. Waapers à Paul Delaroche; M. van der Plaet- sen, dans sa Noce en voyage, cherche Léopold Robert, et madame Fanny Geefs, dans son Portrait de femme, sur- passe M. Dubufe. M. Hornung est, commo M. Calame, du pays des
Alpes. C'est pour cela qu'il a peint jusqu'ici dans la ma- nière de Dernier, le plus abominable des peintres dont on ait conservé le souvenir. Ce Denner, qui était un Al- lemand du commencement du dix-huitième siècle, avait imaginé de choisir d'affreuses têtes de vieilles femmes, et de les représenter avec toutes leurs rides les plus imper- ceptibles, avec les moindres petits poils, les moindres rugosités de la peau, constatées au microscope. Il y met- tait une patience, une conscience, une obstination, dignes d'un meilleur but. C'est le Gérard Dov de la grande peinture, moins l'esprit et la finesse. M. Hornung imitait donc cette manière peu alpestre
de l'Allemand Denner, et la curiosité d'un de ses portraits a fait parler de lui à un des derniers Salons. Aujourd'hui, il expose un petit tableau de genre, intitulé : Le plus têtu des trois n'est pas celui qu'on pense, un garçon monté sur un âne, avec une fille en croupe. Ce tableau jovial remplace agréablement les bouffonneries de M. Biard, dont nous regrettons bien d'être privés. Cherchons encore les tableaux qui plaisent au public
et qui naturellement n'ont pas, en général, les faveurs de notre admiration; car, si la foule avait le sentiment complet et harmonieux des arts, la critique serait inu- tile; de même qu'il n'y aurait pas besoin de journaux, |
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SALON DE 1845. 157
si tout le monde avait la même opinion politique. Tout
le monde aime les choses claires, simples,, bien positives qui sautent aux yeux, et tout le monde a raison en cela. J'imagine qu'on ne s'attroupe pas devant les tableaux du général baron Lejeune, qui, de peur qu'on ne prît ses arbres pour des moulins à vent, a eu l'ingénieuse pré- caution de faire imprimer au livret : « Les arbres sont : Folivier, le palmier, la vigne, le laurier-rose, l'aloës. » Il ne manque qu'une étiquette ou une banderole à chaque objet, comme au temps de l'enfance de l'art, où, faute de savoir peindre une pensée par le geste et l'ex- pression des personnages, on leur mettait un écriteau en guise de langue. Tout le monde aime encore les sujets dramatiques,
mystérieux ou terribles. VInquisition de M. Robert Fleury révolte les consciences honnêtes et vaut pour la morale publique un sermon du père dominicain Lacor- daire, ou du père jésuite Ravignan. Le Salomon de Caus à Bicètre, par M. Lecurieux, passionne aussi la foule, qui s'intéresse vivement à ce pauvre grand homme, traité comme fou par Richelieu. Tandis que Marion Delorme et le marquis de Worcester traversent la cour de Bicê- tre, Salomon de Caus s'agite derrière les barreaux de sa cage. Il avait tout simplement inventé la vapeur. M, Le- curieux a peint ce tableau et les Fiançailles de Rébecca dans un ton jaune feuille-morte, très-désagréable. On pourrait dire que ces peintures sont des jaunailles, comme on dit des grisailles. Après cela, on se repose devant quelque jeune mère
portant un enfant dans ses bras, ou devant les Jeunes colons de Petit-Bourg secourant la vieillesse indigente, 9,
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i5ë siÖS M AM.
par M,le Allier. Öii sait les admirables résultats que
M. Allier obtient à la colonie de Petit-Bourg, fondée ré- cemment dans l'ancien château de M. Agüaclö,, sur lés bords de la Seine. Il y à là une centaine d'enfants pau- vres,, c[ùi vivent dans une étroite fraternité, travaillant à Γ agriculture et aux arts mécaniques. M. Allier s'est tourmenté surtout de leur éducation morale, et la jeu- nesse est si naturellement bonne, quand elle n'est pas pervertie par des conditions anormales, que les colons de Petit-Bourg servent aujourd'hui d'exemple dans tout le pays, te tableau de Mlle Allier représente une de leurs bonnes actions habituelles. Ces enfants pauvres trouvent moyen de porter le nécessaire à une vieille femme ma- lade et dénuée de tout. Les têtes, naïves et bien por- tantes, sont des portraits, et l'on aperçoit dans le fond la tête intelligente de M. Allier, leur père adoptif. Mais toutes ces émotions douces et terribles du pro-
meneur au Salon ne sont rien, comparées à l'intérêt universel qu'inspire la Bataille de la Smala, Les maris expliquent tous ces épisodes à leurs femmes, les pères à leurs enfants, les voltigeurs aux conscrits. Il faut en- tendre toutes ces conversations qui durent un quart de lieue : —Tiens, en voilà uii qui tire un fameux coup de sabre! —Tiens, celui-là qui se sauve avec son ar~ geht! — Tiens, une femme qui dégringole de dessus son chameau! — Comme ces troupeaux se culbutent: comirie ces soldats ont les yeux flambants et le geste prompt! C'est un succès prodigieux, et l'on assure qu'un in-
dustriel habile va ouvrir sur le boulevard le Café de la Smala, où un régiment de peintres en décors est déjà |
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SALON DE 1845,
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occupé à reproduire sur les rüürs Pincbmmensurable
composition de M. Horace Yernët. |
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V
MM. Gigoux., Papety, Muller, Roultaud, Dauzats,
Boulanger , Lelcux , Hcdouin , lsabey , Glaizc * Bodolphc Lchmaïui, Baron, etc. |
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Plusieurs tableaux ont gagné aux déplacements qu'on
a faits vers la fin d'avril dans' l'exposition, La Manon, Lescaut de Gigoux, qui se recommande par de solides qualités, a été transportée clans la première travée à gauche. Il faut beaucoup de lumière à cette peinture, dont les fonds sombres accusent une intention de mélan- colie. Quelle que soit la liberté de l'artiste, on pourrait s'étonner que Gigoux ait choisi ce moment suprême de l'admirable roman de l'abbé Prévost. Le caractère do l'inconstante Manon est nécessairement effacé dans cette immobilité de la mort. Manon la fringante, Manon la folle maîtresse, qui aime tant la vie. l'agitation, lo luxe et îe plaisir, comment la retrouver dans ce cadavre étendu sur le sable du désert? Sa tête capricieuse ferait bien mieux sur les coussins d'un divan. La voila donc couchée pour toujours, et le pauvre
ciièvalier, accoude près d'elle, la contemple atec déses- poir; la tôtë, déjà marbrée par le froid de là mort, est fort belle, et la ferme poitrine est bien peinte. On re- trouvé dans ce torse toute l'habileié pratique de Gigoux ·Ί |
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SALON DE 4845.
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mais la tournure de l'amant désolé n'est pas heureuse.
Gigoux avait montré, dans quelques figures de sa grande composition de Cléopâtre, plus de sentiment du style. Peut-être cette proportion de grandeur naturelle s'ac- commodait-elle difficilement à un épisode romanesque, qui semble plutôt appartenir a la peinture de genre. Dans le salon carré, les grands tableaux n'ont pas été
déplacés, sauf la Bataille, de M. Debon, qui ravive maintenant le lambris de gauche, et les Martyrs chré- tiens, de M. Quecq, qui ont passé à droite- Le tableau de M. Papety, intitulé Mcmphis, a été repoussé vers la porte do la galerie, sans avoir encore trouvé une lumière favorable. L'auteur s'apercevra peut-être que la lumière doit être dans la peinture même. Le soleil extérieur ne saurait vivifier ces chairs couleur de suie, ni pénétrer jusqu'au fond de cette atmosphère opaque. M. Papety a eu là un beau mirage qu'il a été impuissant à exprimer. La pose en sphinx du jeune homme nu, qui écoute l'harmonie de la harpe, est très-originale, et le groupe des trois personnages a beaucoup de caractère et de charme. Le Sylphe endormi et le Lutin Puck, de M. Charles
Muller, qui se font pendant, ont été rapprochés l'un de l'autre. Ce sont deux gracieuses fantaisies, très-lumi- neuses et bien encadrées dans un paysage un peu vague, comme le paysage du Zépliir, de Prudhon. Les chairs sont modelées avec une réalité qui rappelle la grasse école de Rubens. Mais il ne faut pas reprocher au peintre d'avoir matérialisé son sylphe diaphane et son lutin fantastique. La peinture est bien forcée de traduire en imagos saisissables les rêves légers et flottants de la |
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poésie écrite. La jeune Fanny, entraînée par son che-
vreau dans un petit sentier bordé d'arbustes printaniers, est très-attrayante et d'une bonne couleur. Roubaud, qui a eu le bonheur de visiter l'Afrique, a
exposé une Fête mauresque aux environs d'Alger, achetée par le roi de Wurtemberg. Une belle fille cuivrée danse au milieu d'un cercle d'hommes et de femmes noncha- lamment couchés sous l'ombre d'une tente accrochée aux grands arbres. Les types mauresques sont bien ren- dus, et la couleur a de la richesse et de la variété. Le Couvent de Sainte-Catherine au mont Sinat nous
paraît un des meilleurs tableaux de Dauzats, qui com- prend à merveille la nature de l'Orient. Le site de ce couvent escarpé est extrêmement pittoresque. La lu- mière frappe en plein sur les murailles de cette cage inaccessible, qui se dessine sur un fond de montagnes. Une caravane arrêtée au pied des rochers anime cette triste solitude. Les chameaux au cou de serpent sont bien petits le long de ces blocs de granit, que Dauzats a peints avec une fermeté d'exéculion digne de Decamps, et qu'on retrouve encore dans ses Ruines de Djimilah. Les Baigneuses, de Louis Boulanger, ont un aspect
mythologique très-séduisant. Leurs formes rondes et voluptueuses, leur peau veloutée, toute cette beauté épanouie exigeait un talent de coloriste qui préoccupe sans cesse Louis Boulanger. M. Armand Leleux a peint aussi des Baigneuses. Ce
sont de fortes montagnardes de la forêt Noire, trempant leurs pieds dans un gai ruisseau, ombragé d'arbres élé- gants qui s'élèvent comme les colonnettes de l'architec- ture arabe. Ces belles filles de la forêt ont une désinvol- |
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162 saîM de 1845.
turè aisée et superbe qui fait songer aux italiennes de
Léopolcl Robert. Cette analogie entre Robert et M. Ar- mand Leleux n'est pas si éloignée qu'on pourrait le penser à preniièrè comparaison. Τομβ deux prennent leurs types dans une race plébéienne très-originale, dont ils savent exprimer l'élégance et la beauté. Tous deux ont une pratique sobre, mais vigoureuse et caractérisée. On reconnaît facilement entre tous les autres un tableau de M. Leleux, et c'est le meilleur signe d'un talent dis- tingué. Ses Zingari de la Lombardie Vénitienne, arrêtés à faire leurs paquets sur les marches d'une hôtellerie, sont, à notre avis, le meilleur tableau du Salon dans lé genre de la peinture familière, qui n'a pas d'autres pré- tentions que de représenter les mœurs et la' nature. A gauche, une femme assise, avec une belle robe bar- riolée, tient son enfant entre ses bras; à droite, uii homme se courbe sur un mannefcjuih rempli de hardës, et au milieu tin autre homme charge sur sdri âne le reste du mobilier ambulant. Ces trois personnages si bien groupés ressortant sur l'architecture eh arcades de bâti- ments égayés par des plantes murales et par des rayons capricieux du soleil couchant. Les deux tableaux de È. Adolphe Leleux sont dans le
même style et offrent des qualités analogues. Les Sujets sont pris dans la Basse-Bretagne et dans lès Pyrénées. Les paysans des Pyrénées ont encore trouvé un digne
interprète dàris M. Hédouirî. Me file d'hohihies et de femmes, qui courent en chàiitaiit, barfo toute la rliö d'un viliage. Ils se précipiterit eh avant, avec un élan si brusqué et si joyeux, qu'ils menacent d'entraîner là foule du Salbh. Les pauvres maisons qui bordent le chemin |
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slLÖN de 1845. 163
dans l'ombre, les fonds éteints dans un ton néiilre, tout
cela s'arrange très-harmonieusement. Les attitudes des figures sont vraies et franches, la touche est ferme et assurée, la couleur sobre et forte, dans le sentiment de M. Leleux. On ne peut reprocher à M. Hédouin qu'une négligence naïve dans le dessin des extrémités. M. Brun a exposé aussi deux tableaux très-naïfs et
très-spirituels en riiême temps, dans le goût populaire. Le Propriétaire 'et son fermier à surtout beaucoup de succès. Il est imposible d'imaginer une pose plus humble et plus burlesque que celle du fermier qui se présente, chapeau bas et le cou désarticulé, devant son terrible maître en robe dé chambre. Le petit dû paysan siâit le père pas à pas, geste à geste, comme son' ombre. On voit bien que ce brave homme n'a pas p^yé son Îerhiagë, 'éï tout fait craindre que le bourgeois qui tourne le dos Sdit impitoyable. Cette scène de itibeürs, φαΐ se reproduit si souvent et qui touche à la vie des travailleurs, est près- que de la bonne comédie, et, eh outré, elle a le mérite d'être très-bien peinte. Les fartes dé M; Birâd n'ont pas ordinairement ces deux b;üaiitës\ M. Guillemin est à peu près de la même école, qui
compose simplement tiri sujet très-simple, sans fausse recherche dramatique. C'est quelque intérieur d'ouvriers, une famille pauvre, lih fils près de son përè ihört. Son exécution est aussi très-vigoureuse et sa couleur solide, mais un peu lourde. Parmi les autres petits tabiëÜÜx qui Ont dû charme et
de la finesse, on remarque lift Petit chien assis prèâ d'utl chapeau de paille et encadré dans un berceau de feuillages, par M. Philippe Éousseau, l'autour dö \%i~ |
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164 SALON DE 1845,
cellente peinture qui représente la fable de La Fontaine,
le Rat de ville et le Rat des champs; une petite nature morte, avec des oiseaux d'une délicatesse exquise, par le même peintre ; Mon petit doigt me Γα dit, par M. Stein- hel, qui songe à Meissonier ; les Deux conseils, par M. Compte Calix, et plusieurs Enfantillages très-distin- gués, par Mme Cave, qui a peint avec amour les pre- mières années de la vie de Paul Véronèse, de Thomas Lawrence et de Haydn; enfin, la Jeune fille, de M. Alexandre Couder, qui est assise devant une cage vide et qui déplore la mort de son perroquet ; elle est vêtue d'une robe rose, d'un ton charmant. Tout est ten- dre autour d'elle et comme elle, le fond gris perle et les petits accessoires de table. Cela manque d'expression, de vivacité et de style, mais non pas de finesse et d'at- trait. M. Landelle, dont nous avons déjà cité les Saintes
femmes allant au tombeau, est l'auteur d'un petit tableau digne d'éloges, Fleurette abandonnée par Henri IV, La jeune fille que Henri IV a séduite et délaissée s'avance vers la fontaine où elle va se noyer, en jetant au ciel un triste et dernier regard. Sa tournure est pleine de no- blesse et de sentiment. H y a quelque chose des petites Mignon, d'Ary Scheiïer. Les pieds nus sont dessinés avec une pureté délicate, et l'ensemble du tableau est très- harmonieux. M. Landelle, qui est jeune, à ce qu'on dit, deviendra sans doute un de nos bons peintres, s'il n'é- coute que sa propre inspiration, et s'il travaille sérieu- sement sans imiter personne. La Bataille d'Ocaha, en Espagne, par M. Hippolyte
Bellange, est une des meilleures batailles du Salon, |
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SALON DE 1845. l6S
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avec de petits personnages. M. Bellange, Charlet et
Raffet sont les trois artistes qui entendent le mieux la reproduction des troupiers de l'Empire, ce type presque perdu aujourd'hui, et ils seront certainement, après Gros, les historiens de cette époque guerroyante. Les groupes de la Bataille d'Ocana sont vivement entremêlés, et cha- que soldat conserve son expression originale. Le musée de Rouen ne saurait être en meilleures mains qu'en celles de M. Bellange. Eugène Isabey a un véritable talent pour les intérieurs
chatoyants, où tout le gâchis varié de la palette passe sur la toile. C'est un coloriste très-iîn et très-capricieux, qui n'hésiterait pas devant un monceau de pierres pré- cieuses. Il a tout l'éclat de l'agate aux mille nuances étincelant sous le soleil. C'est la qualité et le défaut de sa peinture. Dans son Alchimiste, qui est très-séduisant de couleur, tout semble de pierre, même les plumes des oiseaux empaillés. C'est comme un beau marbre veiné des tons les plus riches, comme la palette sèche d'Eu- gèno Delacroix ou de Théodore Rousseau. M. Glaize possède aussi quelques qualités de coloriste,
mais nous avons eu occasion de remarquer déjà que l'abus du jaune nuit à l'harmonie de ses tableaux. La Conversion de la Madeleine présente de beaux morceaux, largement enlevés, et la Galatée annonce un artiste qui peut essayer sans crainte la grande peinture et les su- jets poétiques. Nous reprocherons encore à M. Rodolphe Lehmann
d'abuser du jaune pour rendre le soleil d'Italie. La lu- mière ne résulte pas d'un ton local et isolé, mais de l'harmonie'dans la gamme générale des nuances. M. Ro- |
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166 SAîM de 1845.
dolpiië Lëhmann, cependant, a un sentiment très-vif de
la tournure et de la beauté. SI. Cherelle a peint une petite bacchanale, d'une
couleur très-àbondàhte, Enfants traînant un chariot chàr'g'ê de fruits, niais qui manque aussi de distinc- tion. Le petit tableau de' M. Baron, les Oies du père Philippe,
est très-eoqùettëfrîëîit exécuté. M. Baron emploie surtout le contraste des couleurs, comme faisait Clément,Bou- langer, conlme fait l'école de Camille Roqueplan. Les étoffes sont diaprées de mille reflets, et les chairs sont lumineuses comme dans lès tableaux de Couture. M. Baron à fait beaucoup de dessins, en compagnie do M. Français, pour les illustrations de la librairie. Nous n'avions jamais vu le nom de M. Fraguier, de
Besançon, qui est pourtant l'auteur d'une bonne pein- ture, intitulée : un Marchand à Syra. Le brave Oriental est tranquillement couché au soleil, contre un mur, sur lequel des plantes grimpantes dessinent de capricieuses arabesques. Pil. Lésecq, cjüi dólt être élève de là villa Albani, a
bien exprimé, dit-on, le ciel italien dans sa Sieste deè modèles à Rome. · \ % Mu,e Calamatta a exposé une Femme à sa toilette, dans
le goût étrusque, moins la finesse et le caractère du dessin. La femme nue de Mma Calamatta a pour pendant très-voisin une autre Femme nue à sa toilette du matin, par M. Dupré, de Lyon. L'une est vue par devant, l'au- tre par derrière : le visage de celle-ci n'est pas agréable, comme disait Diderot. Un autre peintre lyonnais, M. Jahmot, a presque reii-
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SALON M MU.
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1-67
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contré le style dans une étude de femme, intitulée :
Fleur des champs. Un tableau que tout le monde remarque, à gauche
dans le petit salon d'entrée, c'est une Marine faite avec un jaune d'œuf écrasé, par un Anglais, M. Barry, qui a peint aussi avec le môme succès VArrivée de la reine Victoria au Tréport. |
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Jamais en France,
Jamais l'Anglais ne régnera* |
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pas plus en peinture qu'en politique. Nous serions 'ce-
pendant volontiers cosmopolites en matière d'art, si l'incontestable supériorité de nos peintres et de nos sculpteurs ne nous forçait à un légitime patriotisme. On est fier d'être Français par une foule de raisons plus hautes et plus solides que la Colonne. Voici Lafayette, à propos de patriotisme. En 1777,
Lafayette s'embarque au port de los Pasages én Espagne, charmant tableau qui appartient à Mme de Rémusat Lafayette était fort jeune alors et fort enthousiaste: Qu'allait-il faire en Amérique ? il volait au premier appel de la Liberté, qu'il a toujours aimée. C'était la Révolu- tion, qui, pour rovenir en France, prenait le chomin des écoliers. |
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168 SALON DE 1845.
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VI
Portraits. |
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Les deux portraits les plus fermement peints du Salon
sont les portraits de M. Mole, ministre de la justice en 1813, et d'un Frère ignorantin, par M. Horace Vernet. Le portrait du comte Mole est dans le même système
de couleur acre et dure que le portrait de M. Pasquier, exposé au dernier Salon par le même peintre. Au lieu de la simarre violette et de la toque jaune de M. Pas- quier, nous avons une belle robe de velours rouge ama- ranthe. Le portrait du Frère ignorantin est plus simple. L'é-
toffe de sa lourde robe noire est une merveille d'exécu- tion. Sa tête est bien modelée, tenace et commune, comme il convient à un instituteur des enfants du dix- neuvième siècle. La figure se détache bien sur le mur, qui est malheureusement d'un affreux ton jaunâtre. L'harmonie des couleurs n'est pas ce qui distingue M. Horace Vernet. Maisil appartient à cette bonne école solide et positive qui descend de David. Il y a de l'ana- logie entre ses deux portraits et le portrait de Pagnest, qui est au Louvre. Ecole vulgaire et pesante, qui a cher- ché la réalité, sans inquiétude et sans hésitation. David, Gros, Pagnest, Géricault, sauf toutes réserves quant à |
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la diversité de leurs génies,, sont les maîtres d'une cer-
taine pratique de peindre qui est perdue aujourd'hui. On dessinait une figure au crayon blanc avec quelques arêtes de crayon noir; puis, on posait du premier coup sur la toile vierge la couleur comme on la voyait sur la nature. J'imagine qu'on devait peindre ainsi au dix-septième
siècle, du temps de Lebrun; car l'école de Napoléon ressemble à l'école de Louis XIV· non-seulement dans le style boursouflé et ridiculement grandiose, mais dans les moindres détails de l'exécution ; de même que l'art Pompadour ressemble à l'art Diane de Poitiers, Coustou à Germain Pilon, et François Lemoine au Pri- matice. Les ariistes dépendent, bien plus qu'ils ne le supposent, de la mode et des préjugés de leur temps. M. Horace Vernet a les qualités et les défauts de cette
manière réaliste, fort indifférente à la beauté et à l'effet d'une image. Aujourd'hui, on se tourmente, on torture l'exécution, on revient cent fois par des demi-teintes ou des glacis sur un ton posé. On n'a jamais eu plus de ficelles que dans l'école moderne. Mais, si la pratique est moins sobre et moins certaine, elle a bien plus d'im- prévu, de variété, d'éclat, d'originalité surprenante; elle trouve des mouvements, des contrastes, des effets de hasard, des caractères et des harmonies que n'offre jamais l'ancienne école. Il y avait aussi, à la suite de David, une autre brancho
de son école, qui méprisait la bonne pâte franchement posée de premier jet, et qui, au contraire, employant beaucoup d'huile, délayait la couleur et la frottait timi- dement, plutôt qu'elle ne la posait sur la toile. Girodet |
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170 SALON DE 1845.
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et quelques autres représentent ce système, dont on
peut apprécier aujourd'hui les résultats. Leurs tableaux, âgés de quelques lustres, ne tiennent déjà plus ; l'huile s'évaporant en peu d'années, leur peinture se crevasse, les écailles s'écartent et laissent la toile à nu. Cm con- state facilement cette détérioration sur la Psyché et sur le Déluge. Ces peintres sont punis par où ils p,nj péché. Les Raphaël du commencement de ce siècle ne légue- ront même pas à la postérité une seule! tp^le intacte sur laquelle on puisse les juger. Il est vrm qu'ils sont jugés déjà et effacés de la tradition. Ön pourrait reprocher à l'école de M. Ingres le même
mépris de la pâte et de la couleur. C'est qne hérésie tout à fait singulière, dans un art plastique comme la peinture, que de nier la puissance des procédés maté- riels et les ressources de l'exécution pour exprimer une pensée et une image. Il est b.ien vrai que l'inspiration, la pensée, le sentiment de la beauté et du style, doivent procéder la pratique. Mais, une fois en train de traduire par la forme son idéalité, il conviendrait d'employer les meilleures méthodes, qui sont le résultat d'une expé- rience antérieure. Pourquoi donc les élèves de M. Ingres s'entêtent-ils dans leur protestation contre la pâte et la couleur ? Les portraits par M. Hippolyte Flandrin sont exécutés
dans ce système exclusif, qui renonce volontairement aux trésors de la palette et au génie de l'inspiration. Heureusement., M. Flandrin rachète cet ascétisme et cette stérilité de l'exécution par des qualités assez distinguées. Son portrait de femme, en buste et ovale, placé sous la Smala, dans le salon carré, est une œuvre remar- |
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quablo. La tête se dessine de trois quarts sur un fond
olive. Les traits, extrêmement purs, sont bien ensemble. La physionomie a beaucoup de noblesse et de caractère. Pour ma part, tout en condamnant la méthode un peu trop étique de M. Flandrin, et en l'absence de portraits plus passionnés et plus poétiques, je préfère ce portrait de femme à tous les portraits du Salon. Au-dessus du portrait de M. Flandrin, à gauche de la
Smala, est le portrait du héros constitutionnel de l'Al- gérie, M. Bugeaud, par M. Larivière. Le duc d'Isly a l'œil rond comme un oiseau de proie, et le nez un peu recourbé ; une bonne tête de paysan et de soldat. En pendant au portrait de M. Bugeaud, à droite du
tableau-monstre de M. Yernet, est le Portrait de Ferdi- nand II, roi de Portugal, par M. Krumkolz. Cela res- semble, à s'y méprendre, aux portraits aristocratiques de M. Winterhalter. Nous avons d'abord cherché dans notre mémoiro quel pouvait être ce prince aux longues jambes. Mais nous n'avons pas l'honneur de connaître Sa Majesté de Portugal, qui doit être fort satisfaite d,o son image. C'est une bonne fortune pour l'aristocratie portugaise que le talent d'un peintre comme M. Krum- kolz. Le Roi des Français, qui dispose de la première écolo
du monde, n'a pas été aussi heureux dans son portrajt, exposé à gauche en entrant dans le salon carré, f^ous: avons peine à comprendre ces erreurs d'un peintre aussi intel- ligent et aussi distinguo que l'est M. Henry Schiffer, Il n'y a personne qui raisonne ιηίβμχ que lui de son art et qui sente mieux les belles choses. M, Henry Scheffer se- rait un homme eminent, quand même il ne serait pas |
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112 SALON DE 1845.
un peintre renommé. Il a l'honneur de tenir à un autre
artiste, qui aura son rang dans la postérité, et qui est aussi un des esprits les plus poétiques, un des esprits supérieurs de notre temps. Notre critique un peu brusque nous coûte donc plus que jamais en cette occasion, avec un homme consciencieux et éclairé ; mais, en vérité, ce portrait du Roi, le portrait de M. Daru, architecte, et les autres, ne méritent guère l'approbation des artistes. Pourquoi persister dans ce système maigre et mesquin, qui n'est pas le style, il s'en faut tout, et qui répudie à la fois l'élégance, la force et les charmes de la couleur? La tête de M. Daru est commune et terreuse, sur un fond opaque et vineux. On voit ce qui préoccupe M. H. Scheffer. C'est la précision et la simplicité; mais la précision doit accuser le caractère, et la vraie simpli- cité ne sacrifie l'entourage et l'accessoire que pour don- ner plus de relief et de vie au principal, à la signification de la tête humaine. Pour les yeux bien ouverts, le visage est toujours
l'expression des facultés intérieures, qu'elles soient su- blimes ou humbles, originales ou vulgaires. Les plus beaux portraits faits par les grands maîtres ne sont pas ceux des plus belles figures, mais ceux où ils ont le mieux sculpté les vertus ou les vices de leurs person- nages. Il faut toujours citer Holbein, Titien, Velazquez, van Dyck, à propos do portraits. Quels sont les plus célèbres portraits de ces admirables historiens? C'est Henri VIII, c'est l'Arétin, c'est Philippe IV, c'est Char- les Ier, d'Angleterre. Henri VIII a la grossièreté d'un soldat et la sensualité d'un moine ; l'Arétin a du renard et de la chèvre ; Philippe IV ressemble à un mouton |
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malade; Charles Ier n'a aucun signe de volonté ou d'in-
telligence. Mais cependant ces portraits sont les plus no- bles et les plus beaux du monde, parce qu'ils représen- tent des hommes si profondément compris, qu'on ne saurait les confondre avec d'autres hommes. Il en est ainsi du talent de tous les grands portraitistes. Vous connaissez Albert Durer, Rembrandt, van Dyck et Pous- sin., aux excellents portraits qu'ils ont laissés d'eux- mêmes. Vous connaissez François Ier, dans le portrait du Titien ; Charles IX, dans le portrait de Clouet ; Louis XIV, dans les portraits de Rigaud; Marat, dans le portrait de David ; Napoléon, dans le portrait de Gros; — aussi bien que dans l'histoire. Tl y a même des peintres d'un talent assez médiocre
qui ont réussi à faire d'excellents portraits, parce qu'ils saisissaient dans leur modèle ces traits irrécusables que la nature grave sur la tête humaine, comme enseigne de ce qui est dedans. Un des beaux portraits du Louvre est ce portrait vénitien, n° 992, dont on ne connaît ni le héros ni le peintre. Il faut au portraitiste deux qualités bien rares : une sorte de pénétration philoso- phique qui interprète l'aspect extérieur du visage, et la science du peintre qui en exprime sur la toile les justes accents. M. Léon Coignet n'a pas non plus le don de ces im-
pressions fortes, subites ou réfléchies, qui expliquent un caractère par la conformation de la tête et les caprices de la physionomie. Il a exposé deux portraits, celui de M™ X*** dans le salon carré, et celui de M. G*** dans la galerie de bois, à gauche, vers la place où était au dernier Salon le fameux tableau du Tinloret 10
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peignant sa fille morte. On a voulu, bien h. tort, rajeunir
la réputation de M. £. Cpignet arec cette peinture plate et faussement dramatique, J\J. Coignetsait spn métier de peintre, comme M. Court et les aptres qui ont leur racine dans l'école académique; mais ce n'est pas à dire qu'ils aient un véritable sentiment artistique du §tyle, de la beauté, du dessin et de la couleur. Il estimpossible de voir un portrait plus rondement vulgaire que celui de M. G***, ou que celui de Mme L***, qui est assise de face, avec un beau châle bordé de fourrures. M. Rouget, M. Rouillard, M, Belloc, sont dans la
même route que M. Coignet. Mais M. Belloc a cepen- dant plus de recherche. Son portrait équestre du lieute- nant général Habert d'Ayallon, placé tout près du Khalife, de Chasseriau, montre bien la différence die l'exagération tourmentée et de la vraie grandeur. Ce portrait du général d'Avallon fera à merveille au musée de Versailles, entre tous les portraits des hommes de guerre, si misérablement posés et sj faiblement peints. M. Belloc a encore eu le privilège de tenir devant .son
regard la tête fine et nerveuse de Michelet. Mais qui pourrait reconnaître Michelet dans ce portrait exposé au-dessus de la porte d'entrée de la grande galerie? Il fallait tout l'esprit de Terburg, toute la finesse de Hol- bein darjs son portrait d'Erasme, pour ciseler ces traits mobiles, un peu aigus, quoique si doux et si harmonieux. Dans le portrait peint par M. Belloc, Michelet a simple- ment l'air d'un honnête homme, un peu blafard. J'aime mieux, en vérité, M. Dubufe, car il fait du
moins à peu près ce qu'il veut faire. Il se propose de |
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SAtON DE 1845. 175
peindre dès" ferrihies nonchalantes qui n'ont pas d'autre
prétention que l'élégance et le charme. Le talent de M. Dtibùfe serait à côte de la beauté grecque, correcte et précise, avec des plans solides et des attaches parfaites ; mais la poitrine de Îâ Vénus de' Milo, les bras de la maîtresse du Titien, né sbnt plus de notre temps. Les* femmes d'aujourd'hui n'ont plus les épaules et les poi- gnets fermement attaches comme dans les sculptures de Phidias et de Michel-Ange. La beauté aristocratique ne se pique que d'une certaine fraîcheur conventionnelle, dont les 'peintres anglais, et eii particulier Thomas LawreMcé, sont les inventeurs, M. Dùbiife est un peintre do sori époque, sans caractère et sdns fierté. Prenons-le comme il est. Le portrait de miss J***'; exposé à droite, dans le salon carré, sous le1 tableau d'Eugène Üelacröix, vaut bien tous les autres portraits de femmes minaüdières qui étalent leurs grâces le long de la galerie. Le concurrent sérieux de" M. Dubùfe, M. Court, est
l'auteur de trois portfdibj de femme, dont une comtesse fort belle et simplement drapée d'une robe dé mousse- line, à l'extrémité di'bite de la première travée. Mme Faririy Geefs, femme dû sculpteur de Oruxëlîës,
a exposé un portrait de ferrime, qui est tourné comme un portrait de M. Dubufë, ét fc|üi doit avoir un grand succès en Belgique. M. Perignon est, cette année, entré M. Court et M. t)u-
bufe. Son beau portrait du dernier Salon lui a amené neuf portraits depuis un' an. Quand on a le talent de M. Périgtion, il est bien légitime de chercher 15 succès ; mais il n'en faudrait pas moins Chercher encore les vé- ritables ëbnaitibns de l'art: Là plupart de ces portraits |
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de femmes, quoique bien peints, sont un sacrifice évi-
dent au goût factice qui règne. Un bon portrait, ferme et spirituel, est celui de
M110 Garrique, dans le rôle de Rosine, du Barbier de Sé- ville, par Marcel Verdier, Haffner a réussi dans deux genres bien différents, le paysage et le portrait. Qui croirait que le peintre de ces Marais des Landes, où les taureaux enfoncent jusqu'au poitrail, est l'auteur d'un excellent portrait de femme, en buste, à demi couchée sur un divan? Elle a de beaux cheveux noirs, une tête énergique et une physionomie pleine de passions. Nous avons encore un portrait de femme par M. Mot-
tez ; un autre portrait de femme, dans la manière de M. Flandrin, par M. Martin ·, un portrait de femme suisse, d'une douce harmonie, par Mrae Ernestine de Pelleport ; le portrait de Mme Eugénie Garcia, par M. Pichon ; un portrait par Louis Boulanger, deux par M. Sébastien Cornu, deux par M. Auguste Debay, l'auteur du Ber- ceau primitif, au Salon de sculpture ; un portrait en pied de M. Chaix-d'Est-Ange, par M. Flandrin, quel- ques portraits américains, par M. Healy; deux portraits espagnols par M. F. de Madrazo, fils de l'ancien direc- teur de l'Académie de Madrid ; deux portraits par l'il- lustre M. Pingretj le peintre de la cour ; deux bons por- traits de M. Tissier, etc. Mais où est donc le portrait peint par Riezener ? Le jury l'aura dissimulé dans quel- que ombre perfide. Il nous reste Diaz, avec ses trois petits portraits de
femme, on pied, sur un fond de paysage le plus vigou- reux, le plus riche, le plus charmant du monde. Le por- trait de Mme Leclanché est au milieu. Elle porte une |
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SALON DE 1845. 177
simple robe blanche, sur laquelle serpente légèrement
une écharpe bleu tendre. Elle a sur le sein un frais petit bouton de rose, qui fait écho avec les fleurettes du pay- sage et les tons brillants des feuilles. À ses pieds, deux petits chiens anglais courent sur le gazon. Une douce lumière fait scintiller sa peau transparente et ses che- veux dorés. Les demi-teintes sont d'une finesse extraor- dinaire, dont Eugène Delacroix et Rousseau offrent seuls des exemples parmi les contemporains. Il n'est pas dif- ficile de modeler une figure avec des ombres fortes et bien accentuées ; mais modeler dans un doux clair- obscur est un des secrets les plus rares de la peinture. Et comme ces feuillages d'automne sont d'une riche et vigoureuse couleur 1 On dirait un caprice des plus grands maîtres.
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Les deux autres portraits sont peints dans le même
sentiment et encadrés aussi dans un paysage. La tour- nure des femmes a peut-être moins d'élégance et de légèreté. Mais les qualités exquises du coloriste s'y re- trouvent en abondance. Les Salons de 1844 et de 1845 ont classe Diaz parmi les peintres les plus originaux ot les plus coloristes de notre école moderne. VII
Paysages.
On pourrait diviser les paysagistes actuels en trois
groupes bien distincts : Il y a, premièrement, les peintres de la fantaisie, qui contemplent la nature avec un sen- 10,
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178 salon dé 1845,
timent poétique et original, sans préoccupation d'école
öu de manière, et qui en expriment les effets dans une forme particulière à laquelle on reconnaît d'abord cha- que auteur. Ainsi Théodore Rousseau, Dëcamps, Jules Dupré, Marilhat, sont des maîtres qui iiè copient per- sonne, ni dans le présent, ni dans le passé, et qui Hè' re- lèvent que de leur propre inspiration. On trouve ensuite une sorte de queue obscure de l'é-
cole du Guaspre, dont la prétention est de composer là nature par un procédé réfléchi, mettant ça et la quel- ques fabriques monotones sur un ciel terne, agençant des lignes comme do simples géomètres à là recherche d'un problème scientifique. Ce n'est pas le moyen de résoudre le problème delà poésie, dés belles imagés et de la couleur. L'art a d'autres procédés que la science, et son caractère essentiel est la spontanéité. Là réflexion dans les arts n'est que la seconde vue qui perfectionne l'impression libre et subito, mais qui ne saurait la rem- placer absolument. Troisièmement, il y a la foule des paysagistes qui se
contente des lieux communs. Le terme s'applique à mer- veille ici, et sans métaphore. Les lieux communs et re- battus, les effets vulgaires, vulgairement peints, suffisent à l'immense majorité des paysagistes. Ils voient dans la nature ce que tous les esprits communs y voient, des arbres, des collines, des ruisseaux, des herbes et des pierres; mais ils ne saisissent point les différences pro- fondes des tempéraments dans tous ces êtres animés d'une vie individuelle qui éclate sur leur physionomie mobile, selon le temps ou le soleil. De même, les por- traitistes superficiels mettent régulièrement dans une |
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SALON DE 1845.
figure tin riez, dés yeux et le reste, saris accuser le carac-
tère distinctif des traits et l'unité constituante de la ph'y- sidBb'mie. ta nature est comme l'homme : elle a ses inquiétudes et ses passions, ses folies et ses tristesses, ragitatidii bu la sérénité, tes âmes poétiques commu- niquent avec cette vie rhystérieu-se qui nous enveloppe et nous influence sans cesse. Les grands artistes sont ceux qui eri traduisent les accents. L'art et la critique n'ont rien à voir dans la peinture
banale de ces ouvriers auxquels tout progrès est fatale- ment interdit. Il n'importe que leur pratique soit plus ou moins adroite. Tout le monde peut aligner des mots en file de douze syllabes avec une rime à la queue en guise de caporal; mais on n'est pas poète pour cela. Oh n'est pas riiusicien pour remplir de broches Une raie do musique. Il y faut de plus l'harmonie, comme il faut la signification dans les vers, et bien d'autres qualités qui s'appellent d'un seul nom, Fart. Les lieux communs en paysage sont encore plus insignifiants cfue dans la mu- sique ou dans les lettres, , Que les peintres de cette nullité soient utiles, comme
on le dit; pour exciter le goût de là peinture chez les organisations incultes à qui il ne saurait être donné de comprendre, du premier coup et sans éducation, la beauté de la nature, c'est fort contestable. Là poésie du ciel et de la terre est si lumineuse et si pénétraiite, qu'elle éclaire parfois subitemeht des esprits vierges de toute impression. La peinture du paysage est, d'ailleurs, biëh riioihs conventionnelle que la peinture du portrait ou do l'histoire, On se rappelle l'aventure de ce peintre qui, dyarit 6té choisi par quelque M. Jourdain, à l'effet |
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SALON DE 1845.
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de représenter au naturel le portrait du personnage, fit
une bonne tête, bien modelée, avec des lumières et des ombres. Quand M. Jourdain, fatigué d'une longue séance, se leva pour contempler son image, il se mit à jeter les hauts cris, disant qu'on lui avait barbouillé tout un côté du visage, que sa peau était blanche d'un côté comme de l'autre, que son habit bleu barbeau était tout neuf et d'une seule couleur, et qu'on Pavait sali à plaisir. Qui fut bien surpris ? ce fut le peintre. Cependant, comme le modèle insistait pour qu'on lui rendît son entière blancheur et son habit bleu cru, et qu'il voulait pour son argent être servi à sa fantaisie, l'artiste reprit sa palette. Quand il eut recouvert les demi-teintes d'un ton clair et uniformément plat, M. Jourdain se déclara très- ressemblant et il emporta son portrait, en se félicitant de transmettre à la postérité cette belle imago. La dégradation de la lumière, l'harmonie du clair-
obscur, le contraste des ombres, qui produisent le mo- delé des corps et qui concentrent l'effet, gênent l'exécu- tion de beaucoup do peintres ; et, de son côté, la foule aime les tableaux blêmes comme la Smala, de M. Ver- net. Avec plus de hardiesse dans la lumière et plus do vigueur dans l'effet, M. Vernet aurait bien moins de succès. C'est dans le paysage surtout qu'il faut avoir le senti-
ment de la lumière, autrement dit delà couleur. Les peintres crépusculaires de l'école ingrisle n'ont qu'un moment tout au plus dans le jour, où la nature puisse se rapprocher un peu de leurs tableaux : le soir, quand le soleil est couché, par un temps gris et couvert. J'ai saisi quelquefois ce hasard fugitif, durant lequel tous les |
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SALON DE 1845. 181
objets paraissent avoir la même valeur, quoiqu'on les
distingue encore avec certitude. Les arbres, les clochers, les maisons, les personnages, dessinent leurs silhouettes immobiles sur un fond monotone ; mais il faut en de- viner le relief, les proportions et la perspective ; la réa- lité vivante se perd sous un triste voile. Supposez encore que, dans cette saison transitoire où
la nature n'a plus le caractère de l'hiver et n'a pas en- core le caractère du printemps, vous regardiez le paysage par un temps uni et sombre, la terre privée de gazon et froide, les arbres dépouillés, le ciel sans caprice; sup- posez que tout à coupla parure du printemps tombe par magie sur la terre avec le luxe d'un plein soleil ; tout prend couleur variée, s'anime, s'égaye, éclate, resplen- dit : c'est la différence des paysages de MM. Flandrin, Desgoffe, Achille Benouville, Chevandier et autres, aux paysages de Rousseau, de Dupré et de Marilhat. Ce parti pris de l'école ingriste peut se concevoir jus-
qu'à un certain point dans la peinture des sujets histo- riques ou familiers, mais non pas dans le paysage. Quand vous peignez une scène quelconque, vous disposez de votre invention et de vos personnages. Vous avez le droit de créer pour votre drame un milieu plus ou moins fantastique, une décoration d'opéra, un cadre de fan- taisie, qui modifie l'intérieur de la composition. Rem- brandt, en sens contraire, n'a-t-il pas peint des combinai- sons si étranges de lumière, qu'elles sont impossibles peut-être, mais certainement très-poétiques? En paysage, vous ne pouvez pas modifier tout à fait à votre gré les conditions du soleil. Quand vous ne savez pas peindre une figure en pleine lumière, vous pouvez essayer de |
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Î82 SALON DE 1845.
l'enfermer dans une cave et vous allumez une iampe;
mais, en pleine campagne, vous ne pouvez pas étein- dre la lumière du soleil et la remplacer par une chan- delle. On m'a raconté, ces jours-Ci, en Belgique, une petite
histoire fort simple, mais qui est très-instructive sur Ce sujet de la lumière en peinture. Vers 1825, il y avait à La Haye une pauvre femme
chargée d'enfants. Son voisin, le vitrier, prit dans sa boutique un des petits garçons, qui s'appelait Pierre. Mais le jeune apprenti n'apprenait rien. Il cassait toutes les vitres et faisait le désespoir de son bourgeois. Quand celui-ci lui confiait à encadrer quelque mauvaise gra- vure enluminée, un Jixif errant ou Un Enfant prodigue, Pierre n'en finissait pas, afin de conserver plus longtemps âon trésor sous ses yëiix, et le Juif errant errait sur tous les murs dé la boutique et des rués voisines. Les doléances du vitrier attirèrent enfin l'attention de
sOS pratiques sûr le jeune ouvrier ; ori lui prêta des grctvilresj Oh essaya sa vocation, et un riche libraire, protecteur des arts, l'érivbyâ à l'Acàdéhiie d'Anvers, oti il obtint un prix de figure. Pierre était devenu peintre, et seà portraits avaient quelque réputation" ; mais cepen- dant il y avait dans sa peinture Un vice radical et incor- rigible. Pierre voyait jaùhé, et il peignait jàùne invaria- blement,' quelle tjue fût là couleur de les modèles; îf ddrinait la jaunisse à Ces fâcëS fiibicbndës de gros Fla- mands. Il barbouillait d'un" glacis de jaune d'œuf les fraîches jeûnes filles. C'était l'ocre qui le perdait. Y bus allez voir comment l'oCrë le sauva. Uii Soir qu'il était ëhféritië dans son atelier avec sa
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salon de 4845. 183
maîtresse, elle travaillant près d'un guéridon, à la lueur
épajsse et rousse d'une mauvaise lampe, lui noncha- lamment étendu sur une natte et fumant sa pipe, il se |eva tout à coup comme possédé d'un génie. Il venait de saisir sur la réalité la couleur et l'effet qu'il appli- quait uniformément malgré lui à toutes ses peintures. Il se mit à l'œuvre avec assurance, et il peignit son petit intérieur : Une Femme près d'une lampe. Le lendemain, son effet de lumière fit merveille, et son succès fut décidé. C'était le soleil qui l'avait gêné jusque-là ; il remplaça le soleil par une lampe. Aujourd'hui Pierre yan Schendel passe pour un des bons peintres de la Hollande, et ses tableaux sont hors de prix. Il est plus facile de peindre une lampe dans une
chambre que le soleil qui est partout. La lumière du jour est douée d'une pénétrabilité vive qui enve- loppe tous les corps et envahit jusqu'aux recoins les plus abrités. Il n'y a qu'un seul élément qui soit com- mun à tous les genres de peinture, et qui, en môme temps, domine surtout le paysage, c'est la lumière. Comment donc approuver le système de MM. Desgoffe ou Flandrin, quoiqu'ils aient, d'ailleurs, de séi^scs qualités? Nous n'avons malheureusement pas au Salon à leur
opposer des tableaux de nos premiers paysagistes. "Les maîtres sont absents. Mais on retrouve à peu près leurs analogues dans quelques talents distingués, et leur in- fluence dans un grand nombre de jeunes peintres qui ont le sentiment de la nature et une excellente pratique. Français cherche, comme Rousseau, la poésie des
effets. Son paysage appelé le Soir est un charmant nid |
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184 SALON BE 1845,
disposé au bord d'une fontaine, sous le mystère des saules
et des buissons. C'est comme un berceau ovale, où deux jeunes filles paraissent fort heureuses d'être au monde. L'une, demi-nue, touche de son petit pied l'eau claire et tranquille; l'autre, couronnée de fleurs et enveloppée d'une grande draperie, est étendue sur le gazon. Le so- leil couchant envoie des rayons orange et violets à travers la haie de 'saules. Le site est enchanteur. Fran- çais n'aime pas les lieux communs. Il sait choisir les bons endroits, comme nous disions l'autre jour que Delacroix savait choisir le bon moment. Le pendant de cet effet de soir est un paysage en
pleine lumière : Vue prise à BougivaÎ, sur la Seine, qui occupe presque toute la toile. Il n'y a pas d'autre moyen que d'entrer en bateau dans le tableau de Français et de se laisser aller au cours du fleuve, en passant près des pécheurs tapis dans lesoseraies, des nénuphars épanouis et des petites barques aventureuses. La vue est superbe et réjouissante, de notre bateau. Nous avons des bordu- res de frais feuillages, et, pour fond, en amphithéâtre, de petits coteaux bleus. Troyon a fait aussi un excellent paysage, où l'on entre
dans l'eau au premier plan. Mais il suffit de se retrousser un peu, et l'on se baigne seulement jusqu'au mollet dans les petites vagues joyeuses de ce ruisseau frétillant, où un homme debout pêche des goujons à la ligne. Le petit ruisseau s'enfonce devant nous. Un peu vers la droite, il se perd dans une campagne lumineuse. A gauche, sur le bord, de grands chênes découronnés annoncent déjà le voisinage de la forêt de Fontainebleau. L'exécution des premiers plans est d'une vigueur et d'un éclat ma- |
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SALON DE 1845. 18S
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gnifiques. Les troncs des chênes sont rugueux et forts;
mais cette énergie de la brosse, cette abondance de la pâte, qui font à merveille sur des objets solides et rap- prochés, ne conviennent plus dans l'exécution de la partie supérieure du tableau, dans les feuilles des ar- bres, dans les lointains et dans le ciel. Le défaut de Troyon est d'employer le même procédé pour peindre un petit nuage floconneux ou des feuilles tendres et agitées que pour peindre les pierres ou les terrains. Ici, l'empâtement donne une fermeté nécessaire, qui, dans l'air ou dans les lointains, devient de la pesanteur et de l'immobilité. Si le haut du paysage avait plus do légèreté et de transparence, ce tableau de Troyon serait peut-être le meilleur paysage du Salon. La Vue de Caudebec est moins heureuse et elle met en
relief les défauts de cette pratique vigoureuse, mais qui manque de souplesse et de variété. La lumière y est dispersée sur chaque point saillant des objets, comme faisait autrefois M, Giroux, et l'œil, provoqué de toutes parts, ne sait où se reposer. M. Louis Leroy s'est laissé prendre, comme Troyon, à
la ficelle des empâtements appliqués sans mesure à touies les difficultés de l'exécution. Dans sa Route cava- lière descendant à Vétang de Trivaux dans le bois de Meudon, le regard plane sur plusieurs étages de taillis qui se modèlent à merveille, s'enfoncent doucement dans la demi-teinte, pour se relever en croupes lumi- neuses, s'incliner encore et se fondre avec l'horizon. Cette route, infinie comme le chemin du paradis, tantôt montueuse, escarpée, tantôt déclive comme un précipice, -est un tour de force, ainsi abordée de face et inflexible- li
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SALON DE 1845.
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ment droite. Il s'agissait de peindre deux lieues de ru-
ban dans la longueur du doigt.' C'est là, un peu mal à propos, que M. Leroy a prodigué les empâtements, sur- tout pour accuser les éclats de la lumière. Il faut un ac- cent décidé, vite un paquet de couleur. La justesse d'un beau ton y suffirait; mais les procédés faciles et prompts ont bien de l'entraînement. Nos peintres sont en général si adroits maintenant, qu'ils finiront par substituer aux moyens les plus simples et les plus naturels des exer- cices très-scabreux. Les frottis légers qui recouvrent à peine la toile ou le panneau, et qui produisent des tons fins et transparents, sont presque abandonnés par l'école contemporaine, tandis qu'ils étaient le fond de la pra- tique des maîtres hollandais et flamands. Dans les Rem- brandt, les Pieter de Hooch, les Cuyp, les Ostade, les Brouwer, les Craesbecke et les Teniers^ les trois quarts d'un tableau n'offrent souvent qu'un frottis rapide,, sur lequel s'enlèvent les personnages et les objets princi- paux ; aussi l'air circule partout dans ces fines peintures, et les procédés de l'exécution sont tellement dissimulés, qu'ils sont parfois encore un mystère pour les praticiens les plus perspicaces. Le second paysage de M. Louis Leroy représente
une Avenue de mélèzes dans la -forêt de Fontainebleau. La couleur générale en est un peu trop jaune, mais le des- sin ne manque pas d'élégance. M. Leroy avait déjà publié des eaux-fortes très-distinguées. Paul Huet, à qui l'on a refusé deux tableaux, yomme
s'il n'était pas un artiste éminent et en quelque sorte consacré par quinze ou vingt ans d'études consciencieuses et de recherches inquiètes, Paul Huet n'a qu'un paysage |
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au Salon. C'est un Vieux château sur des rochers. Le site
est mélancolique et très-pittoresque. La carcasse des ruines percées à jour se dessine sur le ciel, et les flancs de la montagne aux broussailles rousses sont couverts d'une ombre mystérieuse. Paul Huet a souvent rencontré la grandeur et la poésie. Un jeune peintre qui est tourmenté aussi des grands
aspects poétiques de la nature, M. Teytaud, a exposé une vaste toile décorée d'un paysage d'imagination, in- titulé YMylle. Il s'est inspiré des beaux vers d'André Chénier : O coteaux d'Érymanthe ! ô vallons ! ô bocage !
O vent sonore et frais qui troublait le feuillage, Et faisait frémir l'onde, et sur leur jeune sein Agitait les replis de leur robe de lin ! VIdylle de M. Teytaud a de la fraîcheur et de l'élé-
gance, avec un vif désir de la beauté ; mais son cadre est trop grand et sa composition un peu vide. L'expé- rience lui prouvera qu'on peut dépenser les mômes qua- lités sur un tableau plus rétréci. Corot a fait aussi ses Idylles accoutumées, une Daphnis
et Chloé, et deux autres paysages. C'est une peinture naïve et harmonieuse dans une gamme très-débile. L'ordonnance des arbres a souvent beaucoup de grâce, et une douce lumière baigne les fonds. Fiers a exposé deux paysages, qui sont gras, solides et
abondamment remplis. La campagne de Fiers est bien portante et féconde. Nous pouvons être tranquilles sur les moissons et les pâturages. Les paysans et les trou- peaux ne manqueront de rien. Un jeune peintre qui débute, Haffner, est l'auteur de
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deux paysages qui annoncent de fortes qualités. Nous
avons déjà cité son portrait de femme. La Brasserie alle- mande, aux environs de Munich, rappelle un peu Diaz, et ses Marais près de Dax peuvent être classés parmi les meilleurs paysages du Salon. C'est le soir; les teintes lourdes du soleil couché brillent encore par bandes rou- geâtres à l'horizon ; les cultivateurs reviennent avec leurs chariots chargés de foin et attelés de taureaux vigoureux. Les contours sont déjà perdus dans l'ombre ; mais ce groupe du chariot et des figures est d'un effet très-juste et très-pittoresque. M. Coignard n'a pu se défendre aussi de l'influence de
Diaz. Ses Vaches dans une forêt sont une réminiscence du beau paysage des Bohémiens, La couleur est fine, brillante et capricieuse. Les petites vaches scintillent au milieu des arbres et des broussailles, M. Coignard doit maintenant se dispenser d'imiter quelqu'un. Les Pâturages en Camargue, par M. Loubon, parais-
sent peints d'après nature. L'orage menace dans le ciel, et les grandes herbes se balancent sous le vent comme les flots de la mer. Un troupeau de vaches, qui se bai- gnent jusqu'au mufle dans ces abondantes prairies, s'agite à l'approche de la tempête. Les unes lèvent leur tête étonnée., que les oiseaux en passant rasent de leurs ailes. Les autres mugissent aux mouettes, ou ruminent tristement. Quelques-unes demeurent impassibles au banquet de l'herbe tendre ; la tête perdue dans l'épais fourrage, elles ne laissent voir que le sommet de leur échine allongée, qui se dessine comme une petite barque livrée aux vagues. On est heureux de trouver un aspect si original à exprimer en peinture. |
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Il y a encore une foule de jeunes peintres qui font du
paysage dans un très-bon sentiment, et dont nous ne pouvons décrire tous les tableaux : MM. Curzon, Grésy, Achard, Lapierre, Lavieille, Toûdouze, Brissot, Bel- lel, etc. ; mais nous sommes sûrs de les revoir aux pro- chains Salons. Parmi les femmes peintres, treize seulement, le nom-
bre est néfaste, se livrent au paysage. Il faut citer, entre autres, MUo Rosa Bonheur, dont les taureaux au pâturage valent mieux que les taureaux de M. Bras- cassat; Mlle Knip, de Bois-le-Duc, M"0 €olombat, de l'Isère, MIIe ***, etc. Les femmes peintres aiment moins le paysage que les petites scènes sentimentales, que les fleurs ou les portraits. |
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VIII
Sculpture. — Gravure. — Architecture.
L'art, c'est la recherche de la beauté. L'expression de
la beauté est le but de tous les arts et en particulier de la sculpture. Si la création de l'artiste n'est pas belle, il vaut mieux regarder la création naturelle, qui se ré- fléchit toujours superbe et toujours variée dans les es- prits limpides. Mais cependant la nature vivante et réelle ne dispense pas de la poésie idéale. Car l'art est plus que la nature. C'est le grand interprète de ce langage infini que parlent tous les êtres, mais dont chacun ne saisit pas l'harmonie originale. Que si, au lieu d'expri- |
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mer la beauté, l'art vous montre la laideur ou la mons-
truosité, vous êtes comme ce curieux qui, voulant dénicher de charmants oiseaux, grimpa dans un arbre,, éleva son bras jusqu'au nid et mit la main sur un ser- pent entouré de crapauds. Il tomba de la branche et se brisa contre terre. Ainsi, vous tombez du haut de votre idéalité. La Phryné, de Pradier, est très-belle. Il a sculpté
admirablement la forme qui convient à la maîtresse de Praxitèle, à ce beau modèle qui séduisit les juges grecs quand sa robe fut entr'ouverte, comme un argument irrésistible, par son avocat. Ce n'est pas la femme, mère, épouse ou amante, c'est la courtisane antique. On n'est pas plus Grec que cela. Le caractère et l'expres- sion de la forme, dans l'ensemble comme dans le dé- tail, tout est de la courtisane. C'est la beauté purement plastique et la volupté comme l'entendaient les anciens, qui ne s'inquiétaient point de l'âme dans la femme, mais de la tournure des lignes et de la perfection du con- tour. Si c'était la femme destinée à être mère, il lui fau- drait plus d'ampleur dans les flancs, plus de tendresse dans l'ondulation de la taille. Si c'était la femme com- pagne de l'homme et solidaire de son existence, comme l'imagine la moralité moderne, il lui faudrait moins d'orgueil dans la pose et plus de sentiment dans la tête. Mais c'est la femme antique, c'est la fleur de beauté des- tinée à charmer les banquets par son élégance et son parfum. Sa taille est d'un seul jet, comme la pousse d'un palmier sauvage; ses reins se cambrent avec la sou- plesse du serpent ; les flancs sont fermes et serrés comme ceux d'une tigresse; les attaches sont fines'et mobiles |
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comme dans toutes les belles races. Oh! les charman-
tes mains pour passer la coupe ciselée ! Oh ! les beaux pieds pour reposer sur des semis de fleurs! il y a un feu secret dans ces formes correctes et hères. Le mou- vement du bras droit, retroussé au-dessus de la tête pour soutenir par derrière le pan d'une draperie flot- tante, fde une ligne élégante qui caresse toute la hau- teur delà statue, depuis la jambe jusqu'au coude. Cette beauté-là vaut bien la beauté austère et voilée du moyen âge, la beauté un peu tourmentée de la Renaissance, la beauté coquette du dix-huitième siècle, la beauté pas- sionnée de notre temps. M. Bosio et M. Bartolini, de Florence, cherchent aussi
la tradition antique dans leurs figures de femmes nues, placées en pendant, près de la Phryné de Pradier. La Jeune Indienne, do M. Bosio, et la Nymphe au scorpion, de M. Bartolini, ne manquent pas d'un certain agré- ment, mais le travail du marbre est un peu débile. Il faut dans le marbre une conviction invincible et une précision do lignes qui n'admet pas l'a peu près. David d'Angers a plus que personne cette certitude
d'exécution qui convient à la statuaire. On trouve tou- jours dans ses figures un modelé juste et ferme, et sa main puissante commande à la forme. De plus, David d'Angers est le maître qui représente le mieux la tradi- tion française et le sentiment moderne en sculpture. Dans son Histoire des peintres français, Charles Blanc a très-bien expliqué le caractère de notre école nationale, à propos du génie de Poussin. David est, en effet, tou- jours préoccupé de la pensée et de la composition. Pour lui, l'art doit porter toujours une signification et un en- |
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seignement. Aussi David s'est-il ordinairement inspiré
des sujets historiques et des sentiments contemporains. Il a ressuscité quelques-unes des glorieuses figures des dix-septième et dix-huitième siècles, et il a étudié pres- que toutes les têtes des hommes illustres de notre temps. r
Son Etude d'un enfant mordant à la grappe qui pend à
un cep de vigne a été faite d'après nature. C'est un charmant caprice qui se serait aussi bien accommodé de la terre cuite que du marbre. Le ventre bombé en avant montre toute la science et l'adresse de David. Par malheur, la tête se trouve dissimulée sous la grappe ; • mais le mouvement a de la naïveté et du naturel. Cette statue ferait à merveille dans un jardin, mêlée aux feuil- lages d'arbustes fleuris. Le comte d'Orsay, dont on connaît les succès à Lon-
dres dans Fart difficile du grand monde, a trouvé le loisir de se livrer à un autre art qui exige autant d'ex- périence et de bon goût que l'art du monde. M. d'Orsay a exposé une petite Statue équestre de Napoléon, en plâtre. Le cheval, de forte race, est bien établi sur ses jambes, sans aucune fanfaronnade, et le Napoléon a été mis en selle par un sportsman parfait. L'homme regarde et pense ; le cheval se tient tranquille jusqu'à ce qu'il faille exécuter la volonté du maître. M. d'Orsay a donné là aux artistes de profession, qui se tourmentent souvent pour violenter un sujet et le noyer dans des accessoires inutiles, une excellente leçon de convenance et de sim- plicité. M. Auguste Debay, qui est peintre, à ce qu'on dit, a
eu l'idée de faire une statue. Il en a le droit, comme Etex, le sculpteur, a le droit de faire un tableau. |
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Etex, dans son Christ du Salon, n'a fait qu'une ora-
geuse imitation de Philippe de Champaigne. M. Debay n'a fait qu'une sorte de calembourg, un mot assez heu- reux, au lieu d'un chef-d'œuvre qu'on annonçait. Il a mis deux enfants dansles bras de la mère et il a appelé cela le Premier berceau. Les bras de la mère sont le premier berceau de l'enfant, comme « les deux bras d'une femme aimée et qui aime » sont le plus beau collier pour un homme, selon le poète. Le mot est joli, mais la statue est faible et insignifiante. C'est de la sculpture de pein- tre, ronde et molle, sans tournure et sans accent. Le groupe de fféro et Lëandré, par Etcx, aurait pu être
repoussé du Salon par respect pour les mœurs. Il est impossible d'imaginer rien de plus mal avisé et de plus indécent à la fois. Tous les passants jettent quelque pa- role ironique ou leste à ce couple ridicule. ïïéro et Léandre sont nus tous deux, et debout, face à face, pied à pied, à six pouces de distance. Que font-ils et que vont- ils faire, ainsi plantés ? On a peine à comprendre que, durant les longueurs de l'exécution on marbre, il no se soit pas rencontré un ami du statuaire qui l'ait décidé à briser son modèle et à recommencer. Mais à quoi bon recommencer ? Le marbre de la Jeanne d'Arc, par Feuchères, a con-
servé le sentiment qui animait le plâtre ; le mouvement est plein d'expression, et les draperies sont bien exécu- tées ; mais les bras et les mains manquent de correction et de finesse. L'auteur du Premier secret confié à Vénus, le sculp-
teur que Lamartine profère, dit-on, à tous les autres, Jouffroy, a exposé deux statues destinées à la salle il.
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d'horticulture de la Chambre des pairs, Y Automne et le
Printemps. Jouffroy a déjà plusieurs fois très-bien réussi dans ces sujets allégoriques. C'est à la mythologie que M. Desbœufs a demandé
un motif poétique : Psyché abandonnée par Γ Amour ; voilà un charmant prétexte pour une statue de jeune fille gracieuse et mélancolique. M. Garraud est remonté au delà du paganisme jus-
qu'à la création du monde. Son groupe de la Première famille sur la terre est un ouvrage très-considérable. L'homme, la femme et l'enfant : Adam, Eve et Abel, sont unis en faisceau, Abel reposant sur les genoux de sa mère, qui enlace Adam de ses bras, comme le lierre avec sa fleur, accroché au chêne. Le jeune Caïn, un peu isolé du groupe, en complète la symétrie. Les types pourraient être plus élégamment choisis; mais il y a de bons morceaux d'exécution. M. Garraud est de force à tailler en marbre ou en pierre des compositions monu- mentales. M. Simard a exposé deux marbres, la Poésie épique et
la Vierge. Sa sculpture a du caractère et de la correc- tion ; les têtes sont belles et les draperies bien exécutées. Parmi les bustes, le plus excellent est celui de la com-
tesse de B*4*, par M. Bonnassieux, l'auteur de la statue du jeune David, au dernier Salon. Un modelé ferme et précis, une simplicité très-distinguée, placent M. Bonnas- sieuxàun rang élevé dans la statuaire contemporaine. On remarque encore le buste de M. Roger, de l'Acadé- mie Française, par Lescorné, qui vient de partir pour la Grèce ; les bustes sculptés par Dantan et par Elshoëct ; ceux de M. Ledru-Rollin, député, et de M. Rosier, par |
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M. Mathieu Meusnier, élève de M. Dumont, et le médail-
lon de M. Lacrosse, député, par M. Poitevin, qui sort de l'atelier de Maindron. Maindron, qui se recommande par des œuvres consa-
crées, avait envoyé au jury un beau marbre destiné à la Chambre des pairs. Le jury, sans doute par habitude, a refusé la statue de Maindron. Il a refusé encore un autre sculpteur plein de talent, Adrien Fourdrin, qui tente vainement depuis dix ans d'arriver à la pu- blicité. La gravure offre ^beaucoup d'intérêt. Henrjquel Du-
pont, avec sa finesse et sa précision ordinaires, a repro- duit le beau portrait de M. Bertin, d'après M. Ingres ; M. Desclaux, les Moissonneurs et les Pêcheurs, d'après Léopold Robert ; M. Geoffroy, un charmant Harem, pu- blié par Γ Artiste, d'après Diaz; Jacque et Marvy, dont l'Artiste contribue aussi à populariser le talent original, ont exposé plusieurs eaux-fortes vigoureuses, dignes des maîtres ; Eugène Leroux, quelques lithographies d'une belle couleur ; M. Allais, un Jérémie, d'après M. Horace Vernet, et trois autres gravures ; une cinquième gravure présentée par M. Allais, a été refusée par le jury. Pour- quoi ? parce que le sujet, tiré do l'Histoire de la marine, d'Eugène Sue, représentait Jean Bart enfant, levant vers le ciel son poing fermé, et s'écriant, à la vue de son père mourant d'une blessure reçue dans un combat contre les Anglais : — Oh ! les Anglais ! La crainte de vpir ce : Oh ! les Anglais I porter atteinte à l'entente cordiale, tel a été le motif d'une exclusion d'autant plus déplorable que la gravure de M. Allais est d'un excellent travail. |
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La rigueur du jury s'est étendue aux branches les plus
modestes de l'art. Le portrait, au pastel, de Félicien David, par M. Guilleminot, a été refusé. Les architectes de l'Académie sont-ils jaloux de la renommée du jeune musicien? Heureusement, nous avons encore, parmi les pastels, les coquettes jeunes filles de Vidal ; un grand portrait de femme, par Antonin Moyne ; quatre paysages, par Fiers ; une Scène calabraise, par M. Maréchal ; deux portraits de femme, par Mlle Nina Bianchi, élève d'Ary Scheffer ; quelques portraits d'enfant, par Rieze- ner ; une Scène savoyarde, par Vercfier, et une foule de portraits adroitement crayonnés. L'habileté pratique est extrêmement notable aujour-
d'hui dans tous les arts^lu dessin. La plupart des archi- tectes joignent à la science architectonique un véritable talent de peintres et de décorateurs. On examine avec plaisir ces restaurations d'anciens monuments de toutes les époques et de tous les styles, et ces études curieuses sur notre archéologie nationale. D'autres architectes songent, au contraire, aux besoins du présent et propo- sent les plans de constructions utiles, comme la réunion du Louvre aux Tuileries. Deux architectes se sont occu- pés de ce projet, M. Badenier et M. Amédée Couder. Celui-ci s'est trouvé d'accord avec le conseil municipal et avec une partie de la presse, pour compléter le projet de réunion du Louvre aux Tuileries par le projet d'un Opéra sur la place du Palais-Royal. L'Opéra pourrait être mieux sur le boulevard ; mais, si cette combinaison conduit à terminer le Louvre, tout le monde y applau- dira. M. Couder a d'ailleurs prévu toutes les objections, et ses plans sont indispensables à étudier quand on s'oc- |
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cupe de l'édilité parisienne et du perfectionnement de
notre belle cité. Le projet rival, imaginé et soutenu par M. Visconti et
quelques démolisseurs, consiste à raser la Bibliothèque Royale, qui serait transportée sur le quai d'Orsay; pour- quoi pas à la barrière du Maine? L'Opéra s'élèverait alors sur l'emplacement actuel de la Bibliothèque, entre les rues Vivienne et Richelieu. MM. Henard et Jacot re- présentent au Salon ces deux belles inventions qui pa- raissent, Dieu merci, condamnées aujourd'hui. M. Mouton (de Panurge) a inventé une statue en l'hon-
neur de feu le dauphin, M. le duc d'Orléans. M. Mou- ton ne sera pas suivi par la foule. Pour notre part, nous ne sautons pas après lui. M. Magne propose un musée de l'industrie sur l'em-
placement de l'île Louviers ; c'est trop loin. M. Garnaud, une prison cellulaire; c'est trop cruel. M. Dédéban, do nouvelles casernes au cœur de Paris ; c'est trop triste. Nous avons bien assez comme cela de citadelles, de for- tifications et de soldats. Parlez-nous plutôt d'un immense et magnifique palais dans les Champs-Elysées,, ouvert toute l'année à l'industrie et aux arts, avec des solenni- tés périodiques. Ce monument-là serait plus utile qu'une statue princière et plus gai qu'une prison. |
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SOMMAIRE.
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A George Sand.
Introduction. — Éludes sur la peinture française depuis la fin du
dix-huitième siècle. — I. Exposition de la Société des peintres. — Greuze. — Louis David. — Le Salon de 1822, par M. Thiers. — Le Salon de 1810, par M. Guizot. — Le Marat de David. — Caractère de l'école académique. — Les quatre G : Girodel, Guérin, Gérard, Gros. — Prudhon : sa pratique et son style. — II. Sigalon : sa copie du Jugement dernier. — Géricault. — De l'âge auquel mou- rurent les grands peintres. — La Méduse. — Léopold Robert el son suicide : caractère de son talent. — Gharlet. — Il n'y a point de juste milieu dans les arts. — III. M. Ingres : ses qualités érai- nentes. — De la tradition française dans les arts, — Indifférence sociale et philosophique de M. Ingres.— La musique et la peinture, — Lamartine, George Sand et Victor Hugo. — L'art chinois, — Série des ouvrages de M. Ingres. — La Stratonice. Le Salon. — I, Historique des précédentes expositions.— Institution
du jury d'examen : ses hauts faits. — M. Bidault et Decamps. — Le Louvre et la Liste civile. — Revue générale. IL Ary Scheffer : ses précédents ouvrages. — Les poêles qui sentent ·
et les poètes qui expriment. — Le Déluge du Poussin. — Le Faust de Goethe. — Les Marguerite de Scheffer. — Le portrait de La- mennais. III. Decamps : son talent pittoresque. — Passion de l'Orient. —
Empâtements exagérés. — De la pratique des maîtres. — La naïveté dans les arts. IV. Diaz. — La premiere condition de l'art est la singularité. —
Originalité de Diaz : il ne procède de personne. — Poésie char- mante et couleur magique. — Rubens et Watteau. — Meissonier, amateur. — L'écrivain et le peintre en paysage. — De la couleur des êtres. — Harmonies de la couleur et de la forme avec les des- tinées. |
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202 SOMMAIRE.
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V. M. Lehmanu. — De la perfection dans les arts. — Vénus toute
nue,— La poésie antique. — Hamlet et Ophélia.—M. Amaury Duval. — Les grands portraitistes. — Rembrandt et Murillo. — Porlrails
par M. Hippolyte Flandrin. — Impuissance de l'école qui répudie la couleur. VI. Les paysagistes. — La découverte des Alpes. — Le paysage, la
nuit. — Les étoiles et la lune. — Lever du soleil. — Les mon- tagnes et les nuages. — La neige et les torrents. — La mer et les forêts. — Ruisdael et Iluysmans. — MM. Français, Gabat, Aligny, Charles Leroux, Troyon, Coignard, Corot, Hoguet, etc. VII. Les étrangers, — Triple principe des arts. — Hérésie des
Belges et des Hollandais contemporains. — M. Verboeckhoven. — Landseer et M. Alfred Dedreux. — M. van Schendel et Schalcken. — La loupe et le microscope. — De l'effet en peinture. — De la
proportion et de la lumière. — L'art suisse. — Originalité de tous les grands maîtres.-MM. Schelfhout, van Ilove, Leys, de Keyser. — M. Heuss. — M, de Metlernich et M. Guizot, — MM. Schadow,
Cornélius et Overbeck. — Supériorité de l'art français. VIU. M. Haffner. — M. Adolphe Leleux. — Les vrais peintres pei-
gnent les figures et le paysage. — Portrait de Metsu en baigneur, — MM. Armand Leleux, Hédouîn, Guillemin, Besson, Brun, Pigal,
Alfred Arago, Jeanron, Saint-Jean, etc. IX. Nouveau classement ad Salon, — Prix de quelques tableaux. —
M. Horace Vernet et van der Meulen. — Salvator et Bourguignon. — Les tableaux du salon carré. — MM. Adolphe Brune, Gîgoux,
Chenavard, Debon, Boissard, etc. — Histoire d'un tableau de six francs. — L'Hôpital des Capucins, par Camille Fontallard. X. Sculpture. — M. David, d'Angers. — Les statuaires de la Re-
naissance. — Louis XIV en Apollon. — M. Rude et l'Apothéose de L'Empereur. — Les seize élèves de M. Rude refusés par le jury. — M. Maindron. — M. Pradier. — La Phryné et la Poésie légère.
— MM. Elshoect, Corporandi, Poitevin, Debay, Bonnassieux, etc.
XI. Dessins, aquaiieli.es, pastels. — Le Lion d'Eugène Delacroix.
— Les Lorettes, de M. Vidal. — Les portraits au pastel. —
MM. Antonin Moyne, Verdier, Calamatta.— La miniature. — Bou- cher et M"10 Pompadoui'. — Mme de Mirbel. — Gravures, eaux- fortes, lithographies. — Architecture. |
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A GEORGE SAND.
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Autrefois, en commençant quoique entreprise litté-
raire, on invoquait les Muses, l'Olympe et les Dieux immortels : mais les anciens dieux sont morts. Un grand homme enterre souvent plusieurs générations de dieux. Homère a vécu plus longtemps que Jupiter. L'année dernière, j'ai dédié mon Salon à un immortel
qui n'est pourtant pas de l'Académie : permettez-moi de mettre le Salon de 1846 sous l'invocation de George Sand et de son immortalité. Comme Béranger, vous êtes de votre temps et de
votre pays ; vous êtes à la fois de la France du dix-neu- vième siècle et de l'Humanité'éternelle. Les autres sont plus ou moins étrangers et résurrectionnistes ; il leur faut l'Espagne et l'Angleterre, Charles Quint et Crom- well, le moyen âge ou les nuages de l'histoire. Vous vous contentez d'une fleuriste, d'un compagnon ou d'un meunier ; et, si vous ressuscitez Jeanne d'Arc, par une métempsycose poétique, vous transplantez son âme dans une paysanne du Berri. La Lélia est bien du dix-neuvième siècle, comme le
Misanthrope était de la cour de Louis XIV, comme Ma- non Lescaut était de la Régence. Votre invention n'est |
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A GEORGE SAND.
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pas dans le cadre, mais dans le caractère du portrait que
vous créez d'après une figure imaginaire. Pourquoi y ajouter une bordure gothique ou Pompadour ? Vous avez l'originalité véritable, celle qui résulte do
la vue intérieure et d'un certain tour du sentiment. Vous percevez d'abord des choses neuves et qui ne s'étaient jamais formées ailleurs ; vous les prenez comme votre génie vous les donne, et vous les mettez au monde par un enfantement naturel. Aussi, toutes vos créations sont-elles bien vivantes et reconnaissables à leur santé vigoureuse, à leur physionomie très-particulière, à leurs allures délibérées. Spiridion lui-même rêve dans Pombre de son cloître, comme un alchimiste de Rembrandt au milieu de ses fioles et de ses livres poudreux. Votre style est aussi original que votre invention est
poétique. Ce qui le rend distingué, rare, c'est le senti- ment qui bat dessous, comme la poitrine sous une dra- perie. Cette draperie, souple et colorée, est de la fa- brique des grands maîtres, étoffe et qualité : de Jean-Jacques Rousseau par exemple; mais elle prend des inflexions et des accents lumineux, modelés sur l'a- gitation de votre cœur ; elle laisse transparaître, à la façon des belles et simples draperies de la statuaire an- tique, des mouvements et des passions qui ne sont qu'«à votre génie. Vous n'avez point, en effet, de procédé spé- cial pour mouler la phrase ; votre idée naît comme cela, avec un vêtement qui n'a pas besoin de Tart du tailleur. Je pense que Molière improvisait ainsi, même ses vers, quoiqu'il tienne par sa coupe et sa couleur à la grande mode du dix-septième siècle. Une phrase de vous, on la découvre tout d'abord à
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A GEORGE SAND. 20S
un certain parfum qu'elle exhale, plus encore qu'à sa
forme : il n'y a que votre sentiment qui fleurisse ainsi. Le coloris de cette fleur poétique resplendit, comme la peinture d'Eugène Delacroix, par la lumière dans la- quelle se fondent les nuances variées et harmonieuses. Vous avez, comme Eugène Delacroix, le ton très-haut, mais sans discord, grâce à votre instinct des demi-teintes et du clair-obscur. Vous possédez le mineur, comme Beethoven dans sa musique. Jamais de noir ni de blanc, jamais déteintes plates : près d'un ton éclatant, des dé- gradations riches, mais insensibles à cause de leur abon- dance ; une gamme infinie, comme dans la création na- turelle, illuminée par le soleil. Vous êtes peintre autant que les plus grands peintres,
ot vous avez les deux qualités qui nous passionnent dans Fart, nous autres raffinés de la peinture. Vous avez l'originalité de la couleur et de l'image, en même temps que la signification de la pensée. « L'art n'est pas, comme vous le dites à merveille, une étude de la réalité positive, mais une libre recherche de la vérité idéale, » |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1840
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ÉTUDES
suu
LA PEINTURE FRANÇAISE
Depuis Ia fin du dix-huitième siècle
A PROPOS DE L'EXPOSITION
DE LA SOCIÉTÉ DES PEINTRES
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I
Greuze, — David. — Kcgnault. — Giiodct___Guciiii.
— Gérard. — Gros. — Prudhon.
Nous ambitionnons d'être, pour une .heure, la posté-
rité. L'occasion est solennelle. Il s'agit de juger nos rois qui sont morts, et ceux qui prétendent à les remplacer. Nous pouvons remplir ici, du moins, le rôle du peuple égyptien, du chœur antique, disant la vérité à ses tyrans, comme à ses bienfaiteurs et à ses héros. Les cendres de Louis David et de sa dynastie sont encore chaudes, et de nouveaux dictateurs ont déjà la main sur la couronne. |
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208 INTRODUCTION AU SALON ί)Ε 184(1
Ces nobles prétendants n'accuseront pas sans doute l'or-
gueil de la critique, quand ils ont eux-mêmes tout sim- plement l'ambition d'égaler les princes du génie. Si vous êtes monarque, permettez-nous d'être peuple. Ra- phaël ne saurait craindre Diderot. Il faut bien que la souveraineté de l'art soit consacrée par l'assentiment public. Si vous êtes de droit divin, nous sommes de droit populaire. A côté des papes infaillibles, les Luther ont leur légitimité. L'Exposition de la Société des peintres est certainement
la plus curieuse qu'on ait vue au dix-neuvième siècle, car elle réunit tous les noms des artistes éminents qui ont influencé les arts depuis la Révolution Française, excepté peut-être ceux des contemporains qui représen- tent l'avenir. Mais le passé de cinquante années, nous l'avons sous les yeux dans une série continue ; et, si quelques-uns de ces maîtres, comme Prudhon, Géricault, Sigalon et Léopold Robert, ne brillent pas selon leur mérite à l'Exposition des peintres, il nous sera facile de compléter leur œuvre par nos souvenirs récents. Quel puissant intérêt eût offert un catalogue descriptif
et raisonné de ces tableaux, la plupart célèbres, mais dont cependant on ne trouve guère de traces dans les écrits contemporains ! Ceux de M. Ingres, par exemple, ont échappé à la publicité des Salons, et les biblio- graphes futurs seront bien embarrassés pour reconstituer l'histoire des ouvrages du noble Romain. Un bon cata- logue eût conservé pour l'avenir les plus précieux ren- seignements sur Fart français pendant la première moitié du siècle. Il est encore temps de substituer à la notice brève et désordonnée de l'Exposition un travail chrono- |
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logique, plus étendu et plus sérieux, qui se classera dans
les bibliothèques spéciales, à côté des catalogues du Salon, dont la collection est déjà si rare aujourd'hui. Nous adjurons les commissaires de la Société de songer à cette publication, pour laquelle ils sont assurés du concours de tous les amis des arts et de la bibliographie. Mais, puisque la notice de l'Exposition mentionne au
hasard et sommairement les tableaux épars dans la ga- lerie, nous voulons les coordonner selon leur date et présenter les maîtres selon leur génération logique et régulière. C'est une intéressante introduction historique au Salon prochain. Greuze est le seul qui tienne à l'ancienne école du
dix-huitième siècle, par des analogies indirectes à la vérité; car Greuze fut un peintre très-excentrique, en dehors de l'inspiration habituelle de son temps. C'est un anneau détaché de la chaîne des peintres de Louis XV, quoique sa forme et sa ciselure soient du même style et du môme travail que Part Pompadour. Les sujets de Greuze sont différents des sujets de Boucher; mais le fond de sa pratique est le même à peu près, moins l'es- prit et la fantaisie. La peinture do Greuze est ordinaire- ment lâchée et molle, blafarde et laiteuse, si l'on peut ainsi dire; elle manque de ces réveillons capricieux avec lesquels Boucher agaçait les lumières de ses figures. Boucher est le poëte des petites maisons et des ruelles; Greuze est le bourgeois de la ville, singeant quelquefois avec naïveté la coquetterie de la cour. Ses tableaux de l'Exposition sont dans des genres très-
différents. Le portrait de Wille, appartenant à M. Deles- sert, est daté 1763; Greuze avait trente-sept ans. Dide- 12
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rot ne lui avait pas encore donné ses encouragements au
Salon de 1765. Ce portrait de Wille n'a donc pas toute l'originalité qu'on remarque plus tard dans les œuvres de Greuze. Il pourrait être aussi bien d'un autre peintre quelconque. La pâte en est flasque et cotonneuse, d'un jaune un peu monotone ; mais l'abondance de l'exécution et un certain air de tête, libre et familier, donnent beau- coup de charme à cette peinture. Lord Hertford a envoyé deux Greuze qui ont une
grande réputation .· un buste du jeune fille, la tête incli- née sur sa main, et le Miroir cassé, acheté 18,000 francs, à la vente du cardinal Fesch. La jeune Fille passe pour une des plus fines têtes de Greuze,· cependant nous pré- férons les deux jeunes Filles de M. le marquis Maison, qui offrent des qualités de couleur plus rares et plus fraîches; celle-là n'en est pas moins admirable pour les amateurs de la peinture douce et voluptueuse. La composition du Miroir cassé est connue par la gra-
vure : une charmante femme, vêtue de satin blanc et assise devant sa toilette, regarde avec dépit son miroir qui vient de se briser en éclats sur le parquet. Elle a les bras nus et les mains jointes sur les genoux. Sa cheve- lure abondante est retroussée en rouleaux sur la tête. La robe chatoya-nte, les petites mains et les accessoires sont finement exécutés. Il y a toutefois des connaisseurs qui trouvent un peu cher ce tableau de genre. Pour 18,000 francs, on aurait une galerie de tableaux italiens; pour 18,000 francs, on aurait une collection complète de tous les autres maîtres français du dix-huitième siècle. Une tête de petit Garçon, appartenant à M. Robinet,
et un portrait de Diderot, vu de profil, dessin assez fai- |
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ble, mais précieux pour la ressemblance, sont encore
exposés dans la grande rotonde d'entrée, à côté des au- tres ouvrages de Greuze. A Louis David commence la réaction contre l'école
aristocratique de l'ancienne monarchie. La Mort de So- crate est de 1787. Le Bélisaire avait déjà été exposé en 1781, et le Serment des floraces en 1785; c'était la Liste civile du temps qui avait commandé à l'artiste ce der- nier tableau. Dès 1783, David avait été reçu académi- cien. Son nom et son talent étaient déjà populaires, quand parut la Mort de Socrate. M. Thiers, dans son curieux Salon de 1822, cite cette composition comme un chef-d'œuvre : « Socrate, dans sa prison, assis sur un lit, montre le ciel, ce qui indique la nature de son entretien ; reçoit la coupe, ce qui rappelle sa condamnation; tâ- tonne pour la saisir, ce qui annonce sa préoccupation philosophique et son indifférence sublime pour la mort. » L'ordonnance du Socrate est, en effet, profondément intelligente. Les autres figures qui entourent le précur- seur du Christ sont bien dans le caractère du sujet.'Il y a un disciple qui s'appuie contre la muraille pour cacher son désespoir. Cette même intention a été reproduite par M. Delaroche, dans une des suivantes de la Jane Gray, et par M. Ingres, dans un des personnages de la Sù-atonice. Par ce côté réfléchi de la composition, le talent de David, et en particulier la Mort de Socrate, continuent la tradition philosophique de l'école fran- çaise, dont Poussin est le meilleur représentant. Pour ces peintres méditatifs, la pensée précède l'image, et les qualités de l'exécution n'ont qu'une valeur secondaire. Aussi David, et toute son école légitime quant à la forme, |
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ont manqué des vraies facultés du peintre. En ce sens-
là; comme nous le montrerons plus tard, on peut, sans paradoxe, signaler une analogie intime entre M. Ingres et David, l'un et l'autre ayant une violente passion pour une certaine poésie sérieuse., que leur pratique, volon- tairement bornée, est impuissante à exprimer avec toute son énergie. Il est évident que M. Ingres néglige les moyens mêmes de son art, les plus naturels et les plus directs, demandant à des procédés étrangers à la peinture le secret de peindre ses images. David aussi était moins peintre que sculpteur. C'est le caractère dominant de son école, caractère fort bien remarqué par M. Guizot dans son Salon de 1810 ; car, en nous reportant à l'étude de la peinture pendant le premier quart du dix-neuvième siècle, nous retrouvons sur l'arène de la critique les deux hommes politiques qui combattent aujourd'hui sur un autre terrain. M. Guizot est vivement frappé de « cette influence de la sculpture sur une école de pein- ture qui s'est formée d'après des statues. Les maîtres, dit-il, enseignent à peindre à leurs élèves en leur don- nant d'abord pour modèles des plâtres. Comment ne seraient-ils pas des coloristes gris et froids? » L'observa- tion est d'une justesse incontestable. Le système des co- loristes, c'est-à-dire des grands peintres, est tout autre. Rembrandt faisait commencer ses écoliers par le modèle vivant. M. Guizot ajoutait encore en 1810 : « Le soin que l'école actuelle donne aux formes, aux dépens de la cou- leur, prouve clairement qu'elle méconnaît le domaine particulier de la peinture, et qu'elle suit trop exclusive- ment les traces des statuaires, » On en pourrait dire autant de M. Ingres et de son école. |
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Après la Mort de Socrate, David peignit le Brutus,
en 89. Les Horaces, Socrate, Brutus ! la Révolution n'est pas loin! Pendant la Révolution^ David n'a fait que trois compositions : le Serment du jeu de paume, V'Assas- sinat de Lepelletier Saint-Far g eau, et le Marat. L'homme politique avait bien assez de suivre les terribles mouve- ments du peuple et des assemblées ; et l'artiste s'occu- pait à ordonner les fêtes nationales. Le Serment du jeu de paume n'a jamais été peint ; la
gravure fut exécutée d'après un dessin terminé. Le ta- bleau de Lepelletier a été racheté et caché par sa famille, peu amoureuse des souvenirs révolutionnaires. Enfin, le Marat, qui mériterait d'être au Musée, est resté entre les mains de M. Chassagnole, petit-fils de David. Il excite à l'Exposition la plus vive curiosité. La pein- ture ne saurait guère offrir un drame plus sinistre et plus simple. On voit que l'artiste a été impressionné par le mort encore tiède ; car cette image saisissante a été faite d'après nature^ et par un homme convaincu jusqu'au fanatisme. Il ne faut pas oublier qu'à ce moment même, la Convention décernait à Marat les honneurs du Pan- théon, et que David avait été l'ami du fameux tribun. Auprès de la baignoire sont le couteau ensanglanté et
le billot de bois, avec une écritoire de plomb et une plume brisée ; c'est tout le mobilier de la pièce nue et grise. Dans la main droite, étendue hors de la baignoire sur un drap rapiécé, Marat tient un billet ainsi conçu : « Vous donnerez cet assignat à cette mère de sept en- fants, et dont le mari est mort pour la deffense (sic) de la patrie. » La tête, renversée douloureusement, est d'une ressemblance profondément sentie. Par terre, le billet |
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de Charlotte est ouvert : « Il suffît que je sois bien mal-
heureuse pour avoir droit à votre bienveillance. 13 juil- let 1793. Charlotte à Marat. » Et au-dessous : « David à Marat, l'an II. » N'est-ce pas là une des pièces les plus curieuses de
l'histoire de notre Révolution? Et il se trouve, en outre, que c'est la meilleure peinture de Louis David. Cependant le peintre de Marat et l'ami de Robespierre,
après avoir subi les persécutions des Thermidoriens, fut entraîné parle nouveau maître qui dominait la France. L'artiste républicain devint le peintre de l'Empereur., auprès duquel, d'ailleurs, il conserva toujours son indé- pendance et ses convictions populaires. Plus tard, Gros, l'historien des batailles impériales, renia aussi son héros, en peignant la duchesse d'Angoulême et les Bourbons. Mais l'un et l'autre n'ont jamais été plus forts que dans l'expression de leur premier amour. Le Bonaparte au mont Saint-Bernard fut répété qua-
tre ou cinq fois par David, et chaque répétition payée 25,000 francs. Celui de l'Exposition appartient à Mmela baronne Janin, petite-fille de David. Cette figure éques- tre aé té mille fois reproduite par le bronze et le plâtre, sur le socle des pendules et sur les bahuts des chau- mières, par le burin et par le crayon, sur les papiers points et sur les étoffes, partout. Le cheval pie, dressé sur ses jarrets, escalade les Alpes, comme le Pégase de la guerre; un manteau orange flotte comme dos ailes au- tour du jeune homme au profil aquilin. Mais comment critiquer cette pose théâtrale, quand on sait que la com- position est en quelque sorte de Bonaparte lui-même, qui avait dit à son peintre : « Faites-moi calme sur un |
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cheval fougueux. » Le mot est superbe, et les lignes le
traduisent à merveille ; mais la couleur est sèche et dis- cordante. L'excellent statuaire que Louis David! Le Télêmaque, appartenant à M. A. Didot, est de la
vieillesse du peintre, qui, avant de partir pour l'exil;, avait fait ses adieux à son pays par le Léonidas aux Tkermopyks, héroïque pensée, sculptée sur la toile, au moment où les alliés envahissaient la France. Une fois en Belgique, le proscrit cherchait, dans les images gra- cieuses, l'oubli de sa vieillesse et do l'ingratitude du gouvernement officiel. Ses derniers ouvrages ne sont plus soutenus par l'enthousiasme politique et la profon- deur de la pensée, et malheureusement les qualités spécifiques du peintre n'y sont point. Mais sa vie glo- rieuse est assez remplie sous la République et sous l'Empire, pour que le nom de David demeure ineffaçable dans la tradition de l'art français. On voit encore à l'Exposition plusieurs portraits par
David, qui datent de différentes époques : un charmant portrait de M1,e Fleury, l'actrice, très-bien peint et ap- partenant à M. Dantan; on y sent la coquetterie de Part du dix-huitième siècle, avant la Révolution; le portrait du chargé d'affaires de la Hollande près la République, avec un long gilet rouge-sang et un habit vert-pomme; il fut terminé en quelques heures, et la physionomie est extrêmement vive ; un portrait de M. et Mmo Mongez sur la môme toile, où l'on remarque une main très-habile- ment peinte; le portrait de Mni" David, d'une grasse exécution ; et un portrait de femme, appartenant à M. Léon Cogniet. Passons vite sur un détestable tableau de Regnault,
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qu'on appelait le rival de David, Y Amour endormi dans
les bras de Psyché. Si David n'avait fait que des Amours ou des Centaures Chiron, il n'aurait pas renouvelé l'in- spiration de la peinture française. Par malheur, ses élèves que nous allons rencontrer à l'Exposition, Gros excepté, perdirent eux-mêmes ce sentiment social et historique qui est le vrai génie de David,— grand homme trahi par la plupart de ses enfants. Voici l'auteur à'Aiala, holàl et de Chactas, hélas!
Girodet qu'on a comparé à Raphaël, à Michel-Ange et au Corrége. David lui-même disait devant la Scène du Déluge : « Il a la fierté de Michel-Ange et la grâce de Raphaël. » C'est encore David qui décida la profession de Girodet, en disant à la mère de celui-ci : « Vous avez beau faire, votre fils sera peintre. » Hélas ! on a eu beau faire pendant trente ans, Girodet n'a jamais été bon peintre. Pendant qu'il étudiait en Italie, il écrivait qu'il voulait faire du neuf. Ses nouveautés sont bien vieilles aujourd'hui. Il écrivait aussi, l'ingrat, à propos de Γ'Endymion ; « Ce qui me fait plaisir, c'est qu'il n'y a eu qu'une seule voix sur mon tableau : cela ne res- semble pas à David! » Voici Guérin, l'auteur d'Fnée endormi devant Didon,
et du Marcus Sextus vitrifié, qu'un plaisant disait avoir été exilé en Afrique et calciné parle soleil, Guérin qu'on a comparé à Virgile pour son Éne'e, à Euripide et à Ra- cine pour sa Clytemnestre, Guérin qui a fait écrire à M. Guizot : « Je ne connais rien de plus beau que le Céphale! » Guérin, qui est resté les seize dernières an- nées de sa vie, de 1817 à 1833, sans faire un seul tableau, quoiqu'il eût été nommé en 1822 à la direction de l'École |
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française à Rome ; l'heureux indifférent, qui, grâce à
cette apathie, a couvé la nouvelle école révolutionnaire; car c'est dans son atelier que s'insurgèrent Géricault, Si- galon, Scheffer et Delacroix. Guérin, c'est l'homme placide par excellence, le sage sans passion de Sénèquc. « De tous les états, dit un de ses biographes, celui pour lequel il avait le moins de répugnance, sinon le plus de vocation., c'était la peinture. » Nous sommes bien éloi- gnés de ces furieux artistes des seizième et dix-sep- tième siècles,, qui prodiguaient partout un talent inépui- sable et qui mouraient devant le chevalet. Murillo, ayant été contraint de passer quelques jours dans un couvent, enrichit de sujets religieux tous les murs et plafonds, pour remercier les moines de leur hospitalité. Il mourut à soixante-quatre ans d'une chute du haut de l'écha- faudage où il peignait un 'plafond dans une église de Cadix. Le Titien, presque centenaire, ne manquait ja- mais à son atelier, et il avait la manie de retoucher im- pitoyablement ses anciennes compositions. Voici Gérard, qui aurait dû naître sous Louis XIV. La
Providence a fait un anachronisme. Au lieu de Napo- léon à Austerlitz, c'était un héros à manchettes et à ru- bans qu'il fallait à Gérard ; c'était le fameux Passage du Rhin qu'il aurait pu peindre comme Boileau l'a décrit. Gérard aurait été en peinture le pendant du sculpteur Girardon. Le pêle-mêle ne convient pas à son talent propre et tranquille. Sa brosse aime mieux le velours que le fer. Son esprit est méthodique, ennemi du désor- dre et de tout ce qui blesse les convenances. Gérard eût fait un diplomate habile ou un excellent maître des cérémonies ; homme d'un esprit distinguo et du carac- |
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tère le plus honorable ; c'est lui qui contribua au succès
officiel de la Méduse de Géricault, qui fit acheter les premiers tableaux de M. Ingres, et qui appuya chaude- ment Leopold Robert ; noble protecteur des peintres, mais peintre médiocre. Tout le monde, en ce temps-là, était dupe ou complice
d'une admiration frénétique, que, d'ailleurs, toutes les écoles successives, si différentes, ont eu tour à tour le privilège d'inspirer à leurs contemporains. Molière lui- même sacrifiait Raphaël à Mignard, dans sa pièce sur le Val-de-Grâce. Boucher était le roi absolu de la peinture, quand Mme de Pompadour était la reine capricieuse de la cour de France. Et aujourd'hui, M. Ingres a sa cha- pelle et ses encensoirs. Le Journal des Débats compare la Sixtine au Concile de Trente, du grand Titien. ! Girodet et Corrége, M. Ingres et Titien ; le rapprochement est singulier! Bes quatre G, comme on appelait sous l'Empire Gi-
rodet, Guérin, Gérard et Gros (nous avons aujourd'hui au besoin quatre D : Delacroix, Decamps, Dupré, Diaz, et même cinq, avec M. Delaroche) ; des quatre G, Gros mérita seul, à notre avis, une place dans l'histoire, parce qu'il s'est inspiré au même sentiment que l'initia- teur David, quoique son tempérament d'artiste fût tout différent et sa pratique bien supérieure. Outre que Gros a retracé l'épopée de Napoléon, il a encore des qualités de peintre, qu'aucun de ses contemporains ne possède au même degré. Plusieurs morceaux de ses peintures sont enlevés de main de maître, et les bons praticiens qui ont succédé aux faibles artistes de l'Empire tiennent de sa méthode et de son exécution, par exemple Sigalon et |
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INTBODUCTION Aü SALON DE 1846. 219
Géricault. Gros a été certainement le meilleur professeur
de peinture depuis un demi-siècle. L'Exposition de la Galerie des Arts offre un beau por-
trait de Galle, graveur en médaille, par Gros ; un autre portrait du jeune M. de La JRivalière, avec des mains immenses; une vive esquisse du Moi Lear, un Arabe et son coursier, une esquisse de la Bataille d'Aboukir, que nous n'avons pas vue, un trait d'après le Moïse de Michel- Ange, dessiné en maître, et un excellent petit Bonaparte à cheval, appartenant à M. de Lasalle. De Guérin, il y a une petite esquisse en verre colorié,
la Mort de Priam, et une esquisse de Thésée et le Mine- taure. De Girodet, l'esquisse du Déluge, une tête d'étude, femme en buste, le sein nu,— deux maigres dessins, dont l'un a le malheur d'être près d'un superbe dessin de Prudhon,— et le fameux Hippocrate. Il faut voir les tôles et les physionomies de ces beaux représentants du monde antique ! Ce tableau est &rt malade d'une contraction de l'épiderme, la mauvaise qualité de la fibre ayant pro- duit des fissures immenses. La Faculté de médecine à qui il appartient ne pourra Je guérir. Gérard a cinq peintures et deux dessins, qui sont do sa
jeunesse, au temps où il passa par la misère avant de conquérir la célébrité. Le Bèlisaire, appartenant à M. Delessert, fut son premier tableau, exposé en 1797. Tout le monde alors voulait faire des Bélisaires, après celui de David. Chose singulière, le Marcus Sextus de Guérin était aussi un Bèlisaire, qui fut débaptisé. Celui de Gérard, malgré son succès, ne tira pas l'auteur de sa situation difficile. Les frais de son second tableau, Psyché et l''Amour, maintenant au Louvre, furent généreusement |
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avancés par son ami, M, Isabey ; mais la Psyché ne se
vendit pas plus que le Bélisaire. Quel beau groupe cepen- dant on pourrait sculpter d'après le Bélisaire de Gérard ! Ce furent les portraits qui sauvèrent Gérard et qui lui
attirèrent la faveur de Napoléon et de Joséphine. Après VOssian (tout le monde alors faisait aussi son Ossian), il fut chargé de la Bataille d'Auslerlitz, dont on voit l'es- quisse à l'Exposition, ainsi qu'une petite esquisse de Marius rentrant dans Rome. Les autres ouvrages les plus estimés de Gérard sont Y Entrée de Henri IV h Paris ; la Corinne, qui est le portrait de Mme de Staël, et qui ap- partient aujourd'hui à Mme Récamier ; la Sainte Thérèse, exposée en 1828, et appartenant, je crois, à M. de Cha- teaubriand. Gérard, comme autrefois Rubens, a tenu sous son re-
gard presque toutes les têtes couronnées de l'Europe et une foule de personnages illustres, presque tous les membres de la famille Napoléon, les empereurs de Russie et d'Autriche, les rois de Prusse et de Saxe, lors de l'invasion ; Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe ; un grand nombre de généraux de l'Empire, le général Moreau, le général Foy, Regnault de Saint-Jean-d'An- gély ; Canning et Wellington ; M. Isabey, Mlle Brongniart, le chirurgien Dubois, Ducis et Mlic Mars ; ces deux der- niers sont à l'Exposition. Il est impossible de trouver un portrait plus commun
que.celui de Ducis, avec sa fourrure jaunâtre et ses traits arrondis. Nous soupçonnons aussi Mllc Mars d'avoir été plus belle que son portrait. À côté de cette école de statuaires et d'académiciens,
il y avait un autre homme qui vécut obscur et misérable |
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durant presque toute sa carrière, et qui finit par mourir
de chagrin. Il était fils d'un maçon, comme Rembrandt était fils d'un meunier, et Watteau d'un couvreur, comme Claude Lorrain avait été pâtissier et domestique. Cet homme-là était pourtant le plus peintre de toute sa génération, et on aurait pu le comparer au Corrége avec plus de justice que Girodet. Prudhon était né en 1760, douze ans après David, sept ans avant Girodet. On lui avait donné au baptôme les deux prénoms de Rubens et de Puget : Pierre-Paul. Il eut ceci de commun avec An- dré dei Sarte et Albert Durer, qu'il fut longtemps tour- menté par sa femme. Il n'avait que dix-huit ans quand il eut le malheur de l'épouser. Dès 1783, il obtint le prix de Rome ; en 1793, il faisait partie du jury central des arts nommé par la Convention et destiné à rempla- cer l'Académie; en 1816, il entra à l'Institut ; mais ce- pendant son talent fut toujours vivement contesté : sous la République, il faisait pour vivre des miniatures et des vignettes ; sous l'Empire, il faisait des tableaux à peine remarqués au Salon ; jusqu'à sa mort, combien d'hom- mes ont apprécié son génie ? On disait de lui qu'au lieu d'imiter l'antique, il co-
piait la nature. L'étude de la nature n'est-clle pas aussi féconde que l'étude de la tradition, et l'une et l'autre ne sont-elles pas les sources de l'art, après le sentiment original de l'artiste? Mais, au contraire, Prudhon n'a jamais peint un tableau d'après nature ; il consultait son inspiration idéale bien plus que la réalite. S'il dessinait d'après le modèle, combien aussi n'a-t-il pas laissé d'admirables croquis d'après les statues et les bas-reliefs antiques! Il y a même bien plus de tournure antique
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dans la mythologie interprétée par Prudhon et dans ses
compositions allégoriques que dans tous les pastiches de Fart impérial. Plusieurs de ses petits dessins rappel- lent la sculpture grecque. Nous avons vu de lui un pré- cieux album tout parsemé de motifs grecs et romains, avec des extraits de l'histoire pour sujets de tableaux sur Cimon d'Athènes et Périclès, sur Horatius Coclès, Lucrèce et Mucius Scévola. On disait encore de Prudhon qu'il ne savait malheu-
reusement pas dessiner. Il est vrai qu'il ne dessinait pas comme ses rivaux. Son procédé est radicalement diffé- rent, et le résultat bien préférable. Tandis que l'école de David dessinait le trait extérieur,, croyant avoir la forme d'une figure quand elle en avait la ligne géométrique et, en quelque sorte, les limites sans la réalité intérieure, — lui, commençait ordinairement par les grands plans de lumière, par le modelé positif de la forme. Il y a, chez ίΛ Marcille et chez M. Carrier, de curieuses académies, ébauchées d'après nature, suivant ce procédé. Pour la couleur, Prudhon est bien plus différent en-
core de ses contemporains. Ses préparations/toutes par- ticulières, rappellent les ébauches du Corrége, du Par- mesan et de Pécole de Parme ; exemple, le tableau de M. le comte de Morny. Les dessous ont une légèreté, une transparence inimitables. Il avait proscrit le jaune des tons de chair, parce que le jaune pousse au noir, comme onle voit par expérience dans les peintures de l'é- cole impériale, ternies aujourd'hui et détériorées, tandis que la peinture de Prudhon a conservé sa fraîcheur. Il a quelque analogie avec Greuze dans les demi-teintes bleutées ou violacées. Mais Greuze aussi passait pour |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846. 223
un original, indigne de la pléiade officielle. Tous deux
sont bien vengés aujourd'hui par la faveur publique et le prix do leurs tableaux. C'est un peu tard pour Prudhon qui n'en a jamais profité. L'Exposition de la galerie des Beaux-Arts contient
quatre peintures de Prudhon : un portrait d'homme, peint en 1810 sous une mauvaise influence; une petite esquisse de Phrosine et Mélidor, sujet gravé par l'auteur dans la même dimension; Y Innocence entraînée par l'A- mour et suivie par le Repentir ; un petit Génie portant une corbeille de fleurs les précède ; l'Amour tout nu ca- resse le menton de l'Innocence, voilée de draperies qui tomberont bientôt; le fond du paysage est légèrement frotté; enfin Vénus et Adonis, provenant de la galerie Sommariva, et appartenant à M. Marcille. Cette adorable esquisse, haute d'un pied, a été payée
huit mille francs, à la môme vente où la fameuse Gala- tée do Girodet, qui avait coûté un prix fou, fut adjugée pour quelques mille francs. On dit que la Didon, du Louvre, a été payée cent mille francs; combien se ven- drait-elle aujourd'hui? L'esquisse de VAssomption, qui n'est pas plus grande que l'esquisse de Vénus et Adonis, a coûté douze mille francs au marquis de Hertford, à la vente de M. Paul Périer. Prudhon peut être jugé sur ce petit tableau de Vénus
et Adonis, qui est de première qualité et digne du Cor- rége. Le talent de Prudhon est encore appréciable sur les
cinq dessins réunis à l'Exposition : l'Amour appuyé sur son arc contemple la femme qu'il a blessée, et un pen- dant dans le même cadre, appartiennent à M. le comte |
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224 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
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de la Riboissière ; les trois autres sont à M. Marcillö :
Minerve conduisant les Beaux-Arts à l'Immortalité, com- position analogue, je crois, au plafond do la salle de billard du château de Saint-Cloud ; Y Amour qui blesse ou le Coup de patte du chat, dont M. Carrier possède un des- sin plus grand et dont la peinture était à la vente du comtedeCypierre; et une Allégorie, femme drapée, avec de petits Génies, sorte de caryatide, d'une série de déco- rations qu'on voit chez M. le marquis Maison. Avec Prudhon finit l'histoire de cette première période
de l'art au dix-neuvième siècle. Une génération plus jeune allait bientôt s'épanouir ; elle a déjà fourni ses morts illustres, Gtéricault, Léopold Robert, Sigalon, Char- let, qui furent contemporains des illustres vivants, MM. Ingres, Ary Scheffer, Horace Vernet, Paul Delà- roche; tous représentés à l'Exposition des peintres. Il faut encore ajouter parmi les artistes de la génération impériale, M. Abel de Pujol et M. Hersent. On voit à la galerie des Beaux-Arts le dernier tableau de M. Pujol, exposé en 1843, Chlodsinde ou l'Épreuve par l'eau bouil- lante, et cinq peintures de M. Hersent, honorablement cité en 1810 par M. Guizot : le portrait de Mme de Gi- rardin, et deux autres portraits de femme, le Ruth et Bûoz, analysé par M. Thiers en 1822, et Comment l'es- prit vient aux filles. Il vaudrait mieux savoir comment l'esprit vient aux peintres. |
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Sigalon, — (Jéricault. — Léopold Robert. —
Char let, Sigalon était né en 1790 au pied des Cévennes.
Trente.ans après, en quittant ses montagnes, il emporta pour toute fortune une résolution qui devait gravir les plus rudes obstacles malgré la misère et l'isolement; car il conserva toujours les vertus d'un montagnard, le courage, l'obstination, la patience, la sobriété. Sa jeu- nesse fut perdue à des métiers obscurs dans quelque bourgade de son pays. C'est une rareté qu'un peintre qui ne l'ait pas été dès son enfance. Les commencements de presque tous les peintres se ressemblent : charbonnages sur les murs, barbouillages sur le papier, qui annon- cent la vocation. Il n'y a guère que Guérin qui, étant petit comme étant vieux, se soit dispensé de faire des bonshommes. Cependant Sigalon avait essayé son talent par une
foule de dessins et de tableaux qu'on découvrirait sans doute encore dans les petites villes du Languedoc. Une fois à Paris, vers 1820, il refît son éducation de peintre, avec les conseils d'un de ses compatriotes, ancien élève de David,, M. Souchon, qu'on retrouve près de lui au Salon de 1827 et dansles derniers travaux de la copie du Jugement dernier. Le Lazare, de M. Souchon, exposé en même temps que VAtàaiïe, et qu'on voit à l'église |
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Saint-Merry, est une peinture vigoureuse et expressive
qui méritait d'être plus remarquée. On peut dire que Souchon a été le maître de Sigalon, plutôt que Guérin, dans l'atelier duquel Sigalon travailla quelque temps avec Bonington, Delacroix et les autres novateurs. Le premier tableau public de Sigalon est la Courti-
sane, exposée en 1822, et placée aujourd'hui dans uno des salles françaises du Louvre. Elle a été gravée par Reynolds. Au même Salon était le Dante et Virgile, le premier tableau d'Eugène Delacroix. En 1824 parut la Locuste, composition terrible et liardie, qui, malgré cela, eut un grand succès. Dans le môme journal où nous écrivons aujourd'hui, M. Thiers s'écria que la France comptait un bon peintre de plus; il avait aussi, en 1822; pressenti l'avenir d'Eugène [Delacroix. Mais, malgré la vivo impression qu'avait faite la Locuste sur les critiques et sur les artistes, le pauvre Sigalon de- meura dans la misère, sans pouvoir vendre son tableau et sans avoir des ressources pour commencer des œuvres nouvelles. M. Laffitte, qui était alors le protecteur libé- ral de toutes les nobles infortunes, fit remettre six mille francs à Sigalon, et la Locuste fut installée dans l'hôtel du financier. Elle n'y devait pas rester longtemps, le sujet offusquant la délicatesse des bourgeois qui en- touraient M. Laffitte. C'est cependant àù doux Racine que le sujet est emprunté : Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
Et le fer est moins prompt pour trancher une vie
Que le nouveau poison que sa main me confie.
Sigalon fut prié de reprendre son tableau et d'en exé-
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' cuter un autre. La Locuste est maintenant dans la patrie
du peintre, au Musée de Nîmes. La jalousie et d'injustes critiques s'acharnèrent sur
Y Athalie, une des compositions les plus grandioses, une des plus fortes peintures de l'école moderne. Nous l'a- vons vue au Musée de Nantes, qui devrait bien la céder au Musée de Paris. Sigalon y a manifesté toute sa puis- sance, dans la fermeté du dessin, la grande tournure des personnages et l'abondance de la couleur. C'est une œuvre de maître, savante et complète. Elle a bien plus d'éclat et de verdeur que les tableaux postérieurs de Si- galon. L'Athalie et la Locuste resteront ses deux titres principaux devant la postérité. Il est remarquable que le rude Sigalon avait encore
pris dans Racine le sujet de son Athalie : De princes égorgés la chambre était remplie :
Un poignard à la main, l'implacable Athalie Au carnage animait ses barbares soldats, Et poursuivait le cours de ses assassinats. A la vérité, la poésie harmonieuse de Racine n'est pas
si sanglante et si colorée que l'image vivante du peintre méridional. Jusqu'à la révolution de Juillet, l'artiste découragé
n'osa plus entreprendre de grandes peintures. C'est alors surtout qu'il fit des portraits, pour vivre: celui de la mère du docteur Moreau, son ami ; celui de M. Schœlcher père, et autres. VAmour captif, exposé à la galerie des Beaux- Arts, et appartenant à M. Moreau, doit être de cette époque. Le sujet prêtait au talent de Sigalon : un homme et une femme nus sont couchés au milieu d'un |
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228 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
paysage, l'Amour enchaîné près d'eux. On voit par la
science anatomique de ces figures que Sigalon appar- tient indirectement à la grande école des praticiens ha- biles dont Gros était le chef. Le dessin et le modelé sont irréprochables, et la pâte est d'une belle qualité. On en jugerait mieux encore si le tableau était placé plus bas., à portée du regard. Sigalon ne craint pas d'être analysé par la critique et étudié par les connaisseurs. Il ne faut pas nous dissimuler cependant qu'il est un peu lourd et qu'il manque de distinction. La Vision de saint Jérôme et le Christ en croix furent
exposés en 1831. Mais le produit minime de ces tableaux ne pouvait encore soutenir Sigalon au milieu de la vie parisienne et des dépenses que nécessite la grande pein- ture. Après douze ans de luttes, il fut forcé de retourner à Nîmes, « plus pauvre qu'il n'en était sorti, » comme dit Jeanron dans une excellente notice sur son maître et son ami. Il espérait y donner des leçons de dessin et y faire des portraits. Mais, en 1834, la direction des Beaux- Arts vint l'enlever à sa retraite en lui confiant la copie du Jugement dernier et des autres fresques de Michel- Ange dans la chapelle Sixtine. On dit que cette mission difficile avait été refusée par plusieurs peintres privi- légiés. Sigalon y a consacré quatre années d'un travail opiniâtre, secondé par ses énergiques qualités de prati- cien, et, en 1839, sa gigantesque copie fut plaquée dans le fond d'une salle de l'École des Beaux-Arts. Tout Paris accourut contempler la conception immortelle de Michel-Ange, qui souleva, il faut bien le dire, d'absurdes contestations. Oui, en France, au dix-neuvième siècle, il s'est trouvé des impuissants, et de pitoyables orgueilleux, |
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qui n'ont pas été satisfaits du génie de Buonarotti. Siga-
lon fut bien étonné de ces niaiseries, quand il vint lui- même pour assister au triomphe de l'illustre Floren- tin, qui l'avait préservé, disait-il, « de mourir à l'hô- pital". » Il repartit plus triste que jamais, et, quelques mois après, il mourait à Rome, dans les bras de l'abbé Lacordaire. Gigoux a exposé, en 1841, un très-beau portrait de
Sigalon, dont la tête a été peinte d'après nature. Géricault mourut presque à l'âge où Sigalon commen-
çait véritablement son métier. Quand il exposa la Mé- duse f en 1819, au même Salon où étaient la Galatée de Girodet et YOdalisque de M. Ingres, un journal écrivit : « M. Géricault est un jeune homme de grande espérance, et qui promet beaucoup. » Il avait alors vingt-huit ans : cinq ans après, il était mort. C'est un préjugé très-singulier que de refuser à la jeu-
nesse le don des productions durables et supérieures. Dans les arts surtout, la barbe grise n'est pas indis- pensablement la compagne du talent. Il est curieux de constater l'âge auquel moururent les plus grands peintres. Nous citerons rapidement ceux dont nous avons les dates dans la mémoire : Paulus Potter mourut à vingt-huit ans, Valentin et Brouwer à trente-deux,ans, Adrien van de Velde à trente-trois ans, comme Géricault, le Giorgione à trente-quatre ans, Raphaël, le Parmesan et Watteau à trente-sept ans, Lesueur à trente huit ans, le Corrégeet le Garavage à quarante ans, Lucas de Leyde à quarante et un ans, van Dyck et André del Sar te à quarante-deux ans, Albert Cuyp à quarante-trois ans. Et Hobbema, j'ai toujours pensé qu'il était mort fort 13.
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230 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
jeune ij sans quoi la trace de sa vie n'eût pas été com-
plètement perdue. Il est vrai qu'on peut mettre en parallèle Rubens et
Prudhon, qui moururent à soixante-trois ans, Murillo et Zurbaran à soixante-quatre ans, Léonard à soixante- sept ans, Rembrandt à soixante-trois ans, Poussin à soixante et onze ans, David à soixante-dix-sept ans, Greuze à soixante-dix-neuf ans, le Primatice et Chardin à quatre-vingts ans, Claude et le Tintoret à quatre-vingt- deux ans, Michel-Ange à quatre-vingt-dix ans, Titien à quatre-vingt-dix-neuf ans, et môme Jean Cousin, qui, suivant le catalogue du Musée, aurait vécu cent vingt ans, et Velazquez cent un ans 1 Nous accorderons volon- tiers que ces deux dernières dates du catalogue officiel soient des fautes typographiques. Mais un catalogue na- tional et permanent devrait être parfaitement corrigé. L'histoire des diverses fortunes de la Méduse n'est pas
gaie pour les hommes de talent. Après le Salon, M. Ho- race Vernet s'entremit auprès du directeur du Musée, M. de Forbin, pour faire acheter cette belle peinture. On offrit à contre-cœur 5,000 francs, c'est-à-dire moins que les frais d'exécution. Alors, Géricault partit pour l'An- gleterre, où il avait déjà fait un voyage en compagnie de son ami Charlet. En Angleterre, il exposa la. Méduse, qui avait grande renommée à l'étranger. Cette exhibition et quelques dessins lui rapportèrent plus de20,000 francs. Quand il fut mort, la Méduse fut de nouveau proposée à M. de Forbin, et, sur son refus, achetée aux enchères 1 Hobbema n'est mort qu'en 1709 1 1res vieux, par conséquent.
Voir une brochure de Scbelteraa, archiviste d'Amsterdam, annotée par W. B. |
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par l'ami et même le collaborateur de Géricault, M. de
Dreux-Dorcy, en concurrence de marchands de tableaux qui voulaient la couper en fragments et en faire des études. Plus tard, la réputation de Géricault ayant grandi, la direction des Musées se décida, et Dorcy fut heureux de céder au Louvre le chef-d'œuvre de son ami, pour le prix qu'il avait coûté, 6,000 francs. Géricault a laissé, outre la Méduse, exécutée en six
mois, les deux grandes figures à cheval du Palais-Royal : le Chasseur, exposé en 1822, le Cuirassier, en 1814, et une foule d'études et de dessins, épars dans les collec- tions particulières, chez MM. Scheffer, Marcille, Collot, Barroilhet, Etienne Arago, etc. Les deux études de Chevaux, exposées à la galerie des
Beaux-Arts, appartiennent à lord Seymour. Elles ont été peintes d'après nature dans une écurie célèbre. Chacun de ces nobles animaux porte un nom auquel se ratta- chent ses exploits. Il y en a de toute couleur et de tout reflet, orange, perle, citron, bleu-ciel, vert-d'eau, rose ; la lumière glisse sur ces poils lustrés toutes les nuances du prisme. Chacun a sa physionomie, sa tournure, son style et le caractère original de sa race, naseaux brûlants, fins jarrets, flancs d'acier. Dans la première étude, sept chevaux sont vus par-devant et de face, avec leur têtes expressives et leur poitrail impatient. Dans la seconde, il y a trois rangées de huit chevaux vus de croupe. C'est merveilleux et bien digne de l'enthousiasme des sports- men. Géricault eut toujours une furieuse passion pour los
chevaux. Au collège, il rêvait Franconi et s'attachait des barres de fer le long des genoux en dedans, pour se cour- |
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232 INTHODUCTION au salon de 1846.
ber les jambes en arc, à la manière des cavaliers. Il étu-
dia un instant chez Carie Vernet avant d'entrer chez Guérin, où son instinct de coloriste le fît appeler « le cuisinier de Rubens. » Ses premières peintures furent des cavaliers et des chevaux. En 1814, il s'engagea dans la cavalerie. Plus tard, on le voyait toujours à cheval dans les Champs-Elysées ou au Bois. C'est en se prome- nant à cheval, sur les bords de la Tamise, qu'il contracta une sciatique, origine de sa longue maladie. C'est une chute de cheval qui lui causa un abcès à la cuisse. C'est à une course du Champ de Mars qu'il fut heurté violem- ment à l'endroit de sa blessure, dont finalement il mou- rut, après une année de souffrances cruelles. La bibliothèque des Estampes possède une précieuse
lettre de conseils qu'il adressait, durant sa maladie, à Eugène Isabey, et qui finit par cette apostrophe mélan- colique : «Ta jeunesse aussi se passera, mon jeune ami!» C'était le regret de n'avoir pas réalisé tous ses projets
de peintre qui tourmentait Géricault sur son lit de mort. La douleur le trouva toujours d'un courage héroïque, fortement exprimé sur sa belle tête d'aigle : au milieu d'une opération chirurgicale, comme son médecin pâlis- sait : « Tenez, lui dit-il, prenez ce flacon de sels, vous en avez plus besoin que moi. » Mais tous ces sujets dra- matiques qu'il avait esquissés autrefois, comme la Traite des Nègres, toutes ces batailles et ces courses de chevaux, faisaient de terribles mêlées dans sa tête en délire. On sait par le nombre de ses croquis de la Méduse, dont il a retourné la composition sous mille aspects différents, combien son imagination était vive et féconde \ il se pre- nait à songer que, de tous ses rêves poétiques, un seul |
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demeurait écrit sur la toile pour témoigner de son talent.
Encore la Méduse lui avait-elle valu peu d'encourage- ment, un mot flatteur du roi Louis XVIII à l'exposition, et ce jeu de mots d'un de ses camarades d'atelier : «Mon cher Géricault, vous avez fait là un Naufrage qui n'en sera pas un pour vous. » On voit encore à l'Exposition des peintres un petit
Combat de cavalerie, esquisse de Géricault, appartenant à M. Ferdinand Laneuville, et deux brusques dessins au trait, des Chevaux en liberté et des Taureaux luttant avec des hommes. Continuons la triste histoire de ces vies agitées et de
ces morts funestes sur le champ de bataille des arts : David, mort en exil; Gros, mort aux bords de la Seine; Prudhon, mort de chagrin après le suicide de MUc Mayer ; Sigalon, mort de découragement; Géricault, mort de hasard; Léopold Robert s'est coupé la gorge pour un mystérieux amour. Il semble que nous sommes à Ver- sailles, dans cette galerie des généraux de l'Empire, où, sur chaque socle des statues, on lit ; Tué à Austerlilz, tué à Waterloo... Il n'y manque que la statue de Na- poléon., tué à Sainte-Hélène par les Anglais. Nous avons raconté longuement ailleurs la vie de Ro-
bert1 et son amour, et les diverses phases de son talent. Le caractère de Robert est tout autre que celui de Géri- cault; il a plutôt de l'analogie avec celui de Sigalon. Léopold Robert était Suisse, fils d'artisan, comme Jean- Jacques, son compatriote, esprit rêveur et timide comme lui, travaillant comme lui à grand'peine,et arrivant dans |
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Dans les Beaux-Arts, publiés par Curraer.
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son art jusqu'à la beauté, comme Jean-Jacques, dans
son style, jusqu'à l'éloquence. Il y a, dans les lettres de Robert, plusieurs passages mélancoliques qui rappellent les Confessions. Il écrivait, avant de mourir : « J'étais si heureux, quand je pouvais travailler depuis le commen- cement du jour jusqu'à la nuit, par passion, non point par devoir. Hélas ! j'ai aspiré à des choses impossibles. Je suis pris du mal qui attaque ceux qui désirent trop. Et pourtant j'ai toujours aimé la simplicité. Une vie douce et contemplative n'est-elle pas préférable aux élans d'un cœur ambitieux? J'ai lu cette nuit la Bible, et j'ai cherché dans ses sublimes exhortations une tran- quillité d'esprit qui me fuit toujours. La religion et la nature sont mes deux seules consolations. Les préceptes de toutes les croyances peuvent concourir au bonheur de l'homme, parce que tous tendent à amortir les pas- sions, qui rendent quelquefois bien malheureux. » Il faisait allusion à son amour et à son art.
Ailleurs, il écrit, comme le misanthrope Rousseau :
« On finit par se persuader qu'on n'est plus en rapport avec personne... ; mais on n'échappe point à sa des- tinée. » Au moment où il exécutait à Venise sa fatale résolu-
tion, le 20 mars 1835, le tableau des Pêcheurs de l'Adria- tique arrivait à Paris. On se rappelle l'enthousiasme qu'excita ce chef-d'œuvre, qui est comme le testament de l'auteur. L'exposition à la mairie du 2e arrondissement produisit 16,000 francs pour les pauvres. Nous préférons de beaucoup les Pêcheurs de VAdriatique aux Moisson- neurs, h. la Madone de Γ Arc et aux autres productions de Léopold Robert, il y a dans cette œuvre suprême une |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846. 233
tristesse ineffable et comme un cri de désespoir. Ces pê-
cheurs ne reviendront point. Aucune des compositions de Robert n'a été plus tra-
vaillée que celle-là. M. Marcotte en possède plusieurs dessins et esquisses superbes, que son ami lui envoyait d'Italie, chaque fois qu'il modifiait l'ordonnance de son image. C'est M. Marcotte qui est le plus riche des ama- teurs en peinture de Léopold Robert. Il est regrettable qu'il n'ait pas prêté à l'Exposition la Mère heureuse ou la Mère tenant sur ses genoux son enfant mort ; car on ne saurait juger Robert sur la Scène de Brigands empruntée à M. le baron de Foucaucourt. Cette faible peinture est datée de Rome, 1820; Léopold Robert n'avait que vingt-six ans, et il n'était que depuis deux ans en Italie, où il était allé, dit-il, « avec l'idée d'y vaincre ou d'y mourir. » Ses qualités particulières, l'ordonnance, le sentiment,
la beauté, sont absentes de làScène de Brigands, quoiqu'il ait souvent réussi plus tard dans des scènes analogues. Il faut voir Robert dans les sujets médités qui exigent une belle disposition des groupes et des figures, un agen- cement régulier des lignes; aussi son maître de prédi- lection fut-il toujours le Poussin, que personne n'a sur- passé pour l'ordonnance d'un tableau. C'est le Poussin qui lui avait enseigné la composition pyramidale qu'on admire dans Y Improvisateur napolitain, dans les Mois- . sonneurs, dans la Madone de l'Arc, dans les Pêcheurs de l'Adriatique : une figure principale au sommet et des groupes symétriques qui se balancent de chaque côté. Ce système, en quelque sorte architectural, est aussi celui de Raphaël dans tous ses grands ouvrages. Le Poussin et Raphaël ne Pavaient d'ailleurs point inventé* |
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C'est le système de tous les bas-reliefs antiques. Bien
plus, c'est le système de toutes les créations de la na- ture -, car les hommes ne font que découvrir les lois éternelles de la divine harmonie. Il faut voir encore Robert dans le style de ses figures
prises isolément, dans le caractère de noble beauté qu'il a imprimé à la tournure de ses paysannes romaines et de ses rudes travailleurs. Mais,, si Robert est un grand poëte, on peut dire aussi qu'il est un faible praticien dans son art. Son dessin et sa couleur, tant vantés, sont fort reprochables; l'un est souvent incorrect et maladroit: il suffît d'examiner le galbe des pieds ou des mains; l'autre, la couleur, manque de demi-teintes et de variété. Léopold Robert nous paraît très-bien apprécié dans cette remarque d'un critique de nos amis : «Pendant toute sa vie, Robert n'a eu qu'un sentiment, dont il est mort : il a rêvé la perfection. Il a, comme il le dit, aspiré à des choses impossibles. Il a trop désiré, et ce désir immodéré, qu'il a transporté dans son art, il n'a jamais pu le satis- faire, pas plus dans son art que dans son malheureux amour. Mais cependant il doit à cette insatiable aspira- tion, d'avoir approché de son type de beauté humaine, s'il ne l'a pas atteint. » Charlet, dont la perte récente a été sentie par tous les
artistes, était moins ambitieux : voilà un homme d'im- provisation^ un talent spontané, facile et spirituel. Char- let est une espèce de journaliste qui fait de la vive po- lémique avec son crayon. Otez à Charlet son patriotisme et son cœur de plébéien, vous n'avez plus qu'un obser- vateur ingénieux et un dessinateur adroit. Charlet a fait de la comédie pendant que Gros faisait de l'histoire. On |
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l'a quelquefois comparé à Béranger. Assurément, il est
de la même famille; mais le sentiment de Béranger est bien plus profond, plus humain, plus durable, outre que le style du poëte est d'une qualité tout autre que le style du peintre. Béranger est de son temps, mais il est do tous les temps. Charlet est de la Restauration : grognard posthume, qui vint au monde en 92, au moment où les troupes républicaines partaient pour promener en Eu- rope le principe populaire, et qui devait continuer la guerre contre les Bourbons dans leur propre royaume, après s'être battu à Clichy contre les alliés. Charlet est le fils d'un dragon et le filleul d'un maître d'armes. Fiez- vous à lui pour venger nos revers par un sarcasme per- sévérant. C'est lui qui a fait le mot de Cambronne, in- scrit sous un pamphlet dont le succès fut prodigieux : « La garde meurt et ne se rend pas. » La réputation de Charlet date de cette première lithographie, et, durant quinze ans, il a représenté à merveille Fesprit national. Les chansons et les images ont fait autant de mal aux Bour- bons que la presse et la tribune. Charlet a sa place dans l'histoire politique aussi bien que dans l'histoire de l'art. Les dessins et les lithographies de Charlet sont innom- brables. Il en a laissé, dans sa succession, des cartons pleins, dont il eût été bien intéressant de conserver le catalogue. Il a exposé, en 1836, un Episode de la guerre de Russie, belle peinture à l'huile, qui est au Musée de Lyon; en 1837, le Passage du Rhin, qui ne ressemble pas à celui de Boileau ; eu 1843, le Ravin; mais cepen- dant ses tableaux sont fort rares et se vendront assez cher. Charlet a dessiné jusqu'au dernier moment. La veille
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de sa mort, il a fait les deux dessins de l'Exposition, dé-
diés à Mme Belloc, et intitulés la Tête et la Queue de la République ; ici un marquis, là un sans-culotte; au dé- but, le peuple; à la fin, une aristocratie nouvelle. Char- iot a toujours été de l'opposition. Il disait aussi qu'il n'y a point de juste-milieu dans les arts. M. Delaroche n'a jamais été de son avis. III
M, Ingres.
Une seule qualité véritablement eminente et distinc-
tive suffit pour faire vivre un homme dans l'avenir. M. Ingres a de quoi vivre. On peut aimer plus ou moins sa peinture ; son nom restera. M. Ingres ne sera point effacé de la tradition ; mais il y sera toujours contesté. On remarque, d'ailleurs, tout le long de l'histoire et dans tous les ordres de faits, cette hésitation de l'esprit hu- main sur certaines choses et sur certains hommes, cette sorte d'ambiguïté de jugement. En beaucoup de procès historiques, on ne trouve point de Salomon qui sache deviner la vraie mère. Il y a toujours eu, depuis dix-huit siècles, deux voix contradictoires sur Brutus et sur César, comme dit l'Encyclopédie de Pierre Leroux ; qui a raison de César ou de Brutus? deux voix sur Machiavel, dont on a pratiqué les préceptes au profit des convictions les plus différentes : pendant que Voltaire réfutait Vinfâme Machiavel, avec Frédéric qui ne valait guère mieux, Rousseau écrivait : « Le livre du prince est le livre des |
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républicains. «Et, sans aller si loin, sans sortir du domaine
de la peinture, il y a toujours eu deux voix sur le Cara- vage et les peintres fougueux, sur les Carrache et l'école bolonaise, sur Pierre de Cortone et les maniéristes qui eurent tant de célébrité, et qui, finalement, ont produit la décadence. Watteau et Boucher, David et son école, n'ont-ils pas subi déjà deux ou trois ballottages dans l'estime publique? Il arrive donc souvent qu'un homme puisse avoir des titres à l'histoire, même avec un génie fort incomplet, même avec une influence pernicieuse. Mais il y a toujours dans un nom historique, quelles que soient les imperfections du personnage, une cause effi- cace et particulière de durée, et c'est celte cause qu'il faut pénétrer. M. Ingres représente un élément essentiel de la
poésie. 11 est à la recherche du style, de la correction, de la tournure, de la beauté. Il est vrai que la beauté, comme il paraît la comprendre, est circonscrite dans une combinaison étroite de la forme, abstraction faite de toutes les autres qualités vivantes et infiniment variées de la nature. Le système, à notre avis, même à ne con- sidérer que l'esthétique et la poésie, sans les conditions de son art, est radicalement vicieux. Mais M. Ingres apporte dans sa conviction tant de violence et de ténacité, que ses œuvres ont toujours du caractère. Nous Pavons comparé ailleurs à M. Guizot, avec qui certainement il a beaucoup de ressemblance. Nous avons signalé aussi, dans notre premier paragraphe, ses analogies avec Da- vid, en ce sens que tous les deux ont un principe d'inspi- ration que leur pratique trahit sans cesse. David voulait dansles arts la signification sociale, la moralité, Pensei- |
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gnement historique; mais le peintre reste bien au-des-
sous du théoricien, M. Ingres désire la beauté pour elle- même, sans aucun tourment social, sans souci des pas- sions qui agitent les hommes, et de la destinée qui mène le monde. Il ambitionne la perfection plastique. Mais vraiment son exécution ne répond pas à sa vo- lonté. Au fond, M. Ingres est l'artiste le plus romantique du
dix-neuvième siècle., si le romantisme est Famour exclu- sif de la forme, l'indifférence absolue sur tous les mys- tères de la vie humaine, le scepticisme en philosophie et en politique, le détachement égoïste de tous les senti- ments communs et solidaires. La doctrine de l'art pour l'art est, en effet, une sorte de brahmanisme matérialiste, qui absorbe ses adeptes, non point dans la contempla- tion des choses éternelles, mais dans la monomanie de la forme extérieure et périssable. Il est remarquable que le romantisme, dont on ne saurait contester la bonne in- fluence quant au style, n'a pas produit un seul homme de conviction sociale. Leurs poètes ont chanté tous les enfants du miracle, toutes les grandeurs et toutes les iniquités. L'art pour l'art, en dehors des hommes, est une hérésie singulière dans la patrie de Rabelais, de Corneille et de Molière, de Voltaire et de Rousseau, de Poussin et de David. Les arts en France ont toujours eu la tendance philosophique, et, le plus souvent, ils ont même été une arme de guerre sociale : prédications ou pamphlets. Les romans des grands écrivains du dix-huitième siècle sont toujours une thèse d'utilité générale ou de perfec- tionnement moral. Scribitur adprobandum. Le dix-neu- vième siècle, qui a tant à faire partout, dans ses institu- |
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tions et dans ses mœurs, aurait bien dû conserver la
noble inspiration de ses prédécesseurs. M. Ingres est donc tout à fait au rebours de la tradi-
tion nationale, et particulièrement de la doctrine récente de Louis David.^C'était là pourtant ce qui devait survivre de David dans l'école française, l'amour des choses généreuses, l'enthousiasme pour tous les dévouements héroïques. A Brutus, à Socrate, à Léonidas, ont succédé les Odalisques. L'artiste n'a plus d'opinion; il ne relève que de sa fantaisie, et, ainsi isolé des autres hommes, il méprise, du haut de son orgueil, tous les accidents de la vie commune. Par exemple, durant l'invasion de la patrie en 1814, M. Ingres peignait VArétin, la Fornarina et Henri IV. Dans le même temps, comme nous l'avons déjà dit, David ressuscitait Léonidas. L'un criait : Vive Henri IV le vert-galant ! l'autre : Vivent la patrie et la liberté! Nous insistons sur cette remarque, parce que, en défi-
nitive, la pensée, l'inspiration, le sentiment, le génie, l'invention, comme on voudra, sont toujours le fond des arts, dans les lettres comme dans la peinture. Les arts ne sont que l'expression de la vie intérieure qui s'agite au sein de l'homme pour se communiquer aux autres hommes. Malheureusement, en ce temps-ci, la forme emporte le fond, et personne ne paraît même songer à cette dégradation de Fart national. Si l'on dis- cute, c'est tout au plus sur le procédé, sur l'adresse de l'exécution. La littérature en faveur n'a pas d'autre mé- rite; la peinture n'a pas d'autre inquiétude. Nous sommes fort à l'aise pour nos critiques en cette matière, parce que nous pensons avoir prouvé que personne plus |
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que nous n'estime la pratique elle-même dans les arts,
la couleur, le mouvement, l'abondance, l'esprit en pein- ture. Nous ne méprisons point les odalisques et les ber- gères; Watteau et Boucher nous semblent môme préfé- rables aux lourds compilateurs qui s'imaginent faire un tableau avec une grosse idée ou une intention honnête. L'intention ne saurait être réputée pour le fait, quand il s'agit d'art, c'est-à-dire de réalisation, de création. Il faut que l'enfant vienne au monde avec toutes les condi- tions de vitalité. Nous sommes assez exigeant, toutefois, pour souhaiter qu'il ait une âme. Est-ce trop? Eh bien, quel est le principe de vie qui anime
M. Ingres et son école? Que pense-t-il de la société an- tique, du moyen âge et de notre temps? Vous ne pouvez donner à la beauté son caractère, sans toucher au vrai et au juste. Le beau est la splendeur du vrai, comme disait Platon. Où sont la vérité et la justice, pour les revêtir de beauté? Si vous ne croyez à rien, où mettrez- vous le signe de la beauté? sur le bien ou sur le mal? Vous me présentez une image : à quoi faut-il que je m'intéresse? à la victime ou au bourreau ? à la passion ou àl'égoïsme? Pour faire une image, il faut donc avoir un sentiment quelconque, qui saisira·ensuite le specta- teur. Voici la Mort de Soerate, de David ; c'est une apo- théose : en contemplant ce tableau, il est impossible de ne pas prendre parti pour le philosophe et pour la vé- rité. La Mort de Sacrale, peinte par un sceptique, ne signifierait rien du tout. Voici le Léonidas de David ; courons vite à la frontière, défendre la patrie contre l'étranger î Voici le Massacre de Scio, d'Eugène Dela- croix; n'êtes-vous pas révolté contre les oppresseurs? |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846, 243
Ce n'est pas à dire que l'âme de l'artiste vivifie seule-
ment les sujets historiques et directement significatifs. On peut mettre beaucoup de sentiment humain dans une scène la plus simple du monde, dans une figure quel- conque, et même dans le paysage. Mais encore faut-il que l'artiste ait premièrement éprouvé lui-même une im- pression, sans quoi le daguerréotype suffit à reproduire l'image. On peut donc reprocher à M. Ingres son indifférence
en matière de religion, de philosophie, de politique, de morale, d'histoire, et de tout ce qui intéresse profondé- ment l'homme et la société. La position de M. Ingres est si eminente dans notre école, qu'il est responsable de la direction où s'engagent une foule d'artistes. Un mauvais principe, une fois accepté, peut compromettre toute une génération. A notre avis, il importe de ne pas laisser croire aux peintres qu'ils peuvent réussir parla recherche exclusive de la forme, ou par des qualités de pratique plus ou moins heureuses. « Celui qui se contente de voir l'extérieur, de peindre la forme, ne saura pas même la voir, » dit avec raison M. Michelet dans son livre du Peuple. Encore une fois, le scepticisme est funeste dans les arts comme dans toutes les autres manifestations de l'esprit humain. Les procédés de M. Ingres, les moyens spéciaux de
son art, la théorie de son exécution, nous paraissent aussi très-discutables. On ne discute, d'ailleurs, que les grands hommes. M. Ingres méconnaît le domaine particulier de la peinture, comme dit M. Guizot. Quel beau bas-relief à faire pour un sculpteur avec VApothéose d'Homère ! Quelle statue toute moulée dans Γ'Odalisque!M. Ingres |
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244 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
était peut-être un statuaire, C'est assurément le procédé
des statuaires qui le préoccupe dans la peinture, et même, le croirait-on? dans la musique. M. Ingres est très-musicien, et son bonheur est de faire sa partie de violon dans quelque quatuor de Haydn. ïl aime à causer musique autant que peinture, et il répète souvent : « Ce qui me séduit dans la musique, c'est le dessin, la ligne. » Le mot est caractéristique, et il peint à merveille la pas- sion excessive de l'illustre artiste pour la forme, qui est pourtant secondaire en peinture, et surtout en musique. 11 y a, en effet, du dessin dans la musique, comme il
y en a en littérature, comme il y en a en peinture. Un morceau de musique, une phrase, peuvent être bien dessinés dans l'ensemble et le détail. La proportion est une condition de tous les arts; mais le moyen de la mu- sique, c'est le son avec toutes ses combinaisons et ses rhythmes qui le dessinent et le circonscrivent. Le moyen de la peinture, c'est la couleur avec le dessin, qui la limitent et la circonscrivent. Le dessin est en peinture ce que la mesure est en mu-
sique ; pas autre chose. Qu'est-ce que la mesure sans le son? le vide, l'impossible. La mesure est la borne du son; de même, le dessin est le cadre de la couleur. Si la poésie, prise en général, est une, les arts sont multiples, et leurs moyens d'expression, différents. Faire de la pein- ture sans la couleur, comme procédé fondamental, comme point de départ, c'est nier son art lui-même; car la peinture est une convention qui ne s'explique que par la lumière, c'est-à-dire par la couleur. C'est la lu- mière qui fait comprendre le relief et l'espace sur une surface plane. On ne songe pas assez au tour de force |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
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incroyable de la peinture, qui arrive à matérialiser Fair
infini et la profondeur du ciel sur une toile sans profon- deur ; artifice merveilleux, exigeant même une certaine éducation de la part de ceux qui regardent les images ainsi réalisées. On sait que les enfants, les sauvages et quelquefois les paysans, ont beaucoup de peine à saisir ce qui est représenté dans un tableau. J'ai rencontre, dans les montagnes, des pâtres si étonnés de voir peindre la perspective et l'espace sur des études prises devant eux d'après nature, qu'ils croyaient à un sortilège. La peinture est une magicienne bien surprenante,
dont tous les secrets sont dans la couleur. Les poètes aussi sortent parfois du domaine spécial de
leur art, en faisant des vers uniquement avec des mots sonores. Cela peut être de la musique. M. Lamartine-en offre des exemples. George Sand est souvent peintre, et M. Hugo, sculpteur, comme M. Lamartine est musicien. La peinture de M. Ingres a plus de rapport qu'on ne
pense avec les peintures primitives des peuples orien- taux, qui sont une espèce de sculpture coloriée. Chez les Indiens, les Chinois, les Egyptiens, les Etrusques, par où commencent les arts ? par le bas-relief sur lequel on applique la couleur ; puis, on supprime le relief, et il ne reste que le galbe extérieur, le trait, la ligne ; appliquez la couleur dans l'intérieur de ce dessin élémentaire, voilà la peinture; mais l'air et l'espace n'y sont point. Les tableaux chinois conservent encore ce caractère, si bien écrit surles vases étrusques, où les figures, colo- riées de teintes plates, n'ont pas d'autre prétention que de singer la statuaire et la ciselure. J'ai entendu plusieurs personnes, à l'Exposition, com-
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246 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
parer la Stratoniceh\a. peinture chinoise et à la peinture
étrusque : Tune si fine de ton, si minutieuse dans le dé- tail; l'autre si accusée dans la ligue, si précise dans la tournure, un peu étrange, mais toujours superbe ; toutes deux privées cependant des artifices de l'air et de l'espace. Les mêmes défauts, tenant aux mêmes .causes, c'est- à-dire au même procédé, sont faciles à signaler dans les tableaux de M. Ingres. Prenons la Stratonice, le plus beau tableau de l'Exposition : tout est sur le même plan, le lit, les colonnes, les personnages du drame et les per- sonnages qui sont censés peints sur les lambris. Prenons la seconde Odalisque : l'eunuque noir touche à la belle sultane, et cependant il est plus petit de moitié ; car, dans l'intention de M. Ingres, il est à une certaine dis- tance. Faute de perspective. Dans la fameuse Clytem- nestre, de Guérin,il y avait un effet analogue : la Cly- temnestre saisit Le rideau qui la sépare du lit d'Agu- memnon; on dirait qu'elle va mettre la main sur l'homme endormi, et cependant la proportion du corps d'Agamemnon indique un éloignement considérable. C'est donc la couleur ou la lumière qui classe les objets à Jeur plan. Les coloristes ne tombent jamais dans ces aberrations. Le manque de perspective, qui trouble l'effet des ta-
bleaux de M. Ingres, tient encore à ce que le peintre rend trop minutieusemeut les détails, et avec la même valeur ,deton? quelle que soit leur localité. Ainsi, entre l'oda- lisque et l'eunuque noir, on compte exactement les des- sins du tapis : il y a entre eux cinq ou six carreaux qui peuvent faire une distance de cinq à six pieds. Pourquoi donc l'eunuque est-il si petit? |
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INTRODUCTION AU SALON Ï)E 1846. 247
La galerie des Beaüx-Arts renferme Onze peintures
de M. Ingres : Œdipe expliquant l''énigme, appartenant à M™e la duchesse d'Orléans; la' Chapelle Sixtine, à M. Marcotte ; Y Odalisque, à M. le comté Pourtalès ; le Philippe V, à M. le duc de FitZ-James; Françoise dé Rimini, à M. le comte Turpin de Crissé ; Jehan Pastou- rel et Charles F, à M. le marquis de Pastôret ; le portrait de M. Bertin l'aîné; le portrait de M. lé comte Mole; VOdalisque, appartenant à M. Marcotte ; la Stratonice^ à Mme la duchesse d'Orléans, et le portrait de Mmo la vi- comtesse d'Haussonville, Nous les avons rangés à des- sein dans leur ordre chronologique pour suivre le déve- loppement du talent de l'auteur. UOEdipe date de 1808 ; M. Ingres avait alors environ
vingt-neuf ans. Il avait quitté Montaubàn à l'âge de seize ans, pour étudier dans l'atelier de David, contre le style duquel sa vie tout entière devait être une longue pro- testation. En 1800, il remporta le prix de Rome, où il ne put aller qu'en 1806, après la réorganisatiOrT de l'écolo française à la villa Médicis. lion tableau de concours, exposé encore aujourd'hui à l'école des Beaux-Arts, re- présente Achille recevant dans sa tente les ambassadeurs d'Agamemnon. Lorsque Flaxmàft vint en France, il dé- clara que cet Achille de M. Ingres était la plus belle chose qu'il eût vue à Paris. Il faut remarquer que Flax- man était sculpteur et Anglais. M. Ingres demeura en Italie jusqu'à l'année 1824, et
il y retourna en qualité de directeur de notre école, après le succès du Saint Symphorien au Salon de 1835. Cet exil volontaire explique en partie ses prédilections et le caractère de son Styles étranger à la tradition frdn* |
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248 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
çaise. Poussin aussi resta longtemps à Rome, et il fut
influencé parla manière de Raphaël, mais sans atteinte à l'originalité de son propre génie. La composition de VŒdipe est très-saisissante. Il y a
un mystère terrible entre l'homme et le sphinx. Œdipe, nu et de grandeur naturelle, est vu de profil, dans l'at- titude d'une profonde réflexion. Le sphinx, à lête et ma- melles de femme, avance déjà sa griffe de lion vers l'au- dacieux jeune homme. La chair et les rochers sont à peu près du même ton, tirant sur le pain d'épice. Les che- veux d'OEdipe paraissent en bois travaillé, et son oreille est perdue hors de la ligne naturelle et régulière. La Chapelle Sixtine fut exposée en 1814, quoiqu'elle
soit datée 1820, à ce que je crois. C'est sans doute à cette dernière époque que l'auteur compléta sa composition en ajoutant la rangée de figures, au bas à gauche. La quatrième tête de chanoine est le portrait de M. Ingres. Quelques personnes admirent dans la Sixtine les quali- tés de la cdïïleur. Le ton local est, en effet, plus vigou- reux que dans les autres tableaux du peintre. Mais, ce qui conslituo le coloriste, c'est la valeur relative des tons, l'harmonie et la distribution de la lumière, d'où résulte la perspective. Or, ici encore, les fresques de Michel-Ange ont presque la même valeur que les per- sonnages disséminés aux divers plans. VOdalisque, de M. Pourtalès, datée 1814, Roma, ne
fut exposée qu'en 1819, avec le Philippe V, daté 1818. Il est curieux de retrouver l'opinion de la presse sur VOdalisque tant vantée aujourd'hui. Le Journal de Pa- ris, le seul qui eût osé critiquer, avec réserve toutefois, la Galatée de Girodet, disait de VOdalisque : « Malgré |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846. 249
toute ma disposition à l'indulgence, je ne ferai point de
compliments à M. Ingres, qui, parvenu à l'âge où le talent des artistes doit être dans toute sa force, semble prendre à tâche de nous ramener au goût de la peinture gothique. Il n'y a qu'un sentiment sur le compte de son Odalisque, et je ne doute pas qu'il ne s'empressât de la soustraire à nos regards, s'il entendait seulement une partie des propos qu'elle fait tenir dans le public. » Depuis vingt-sept ans, la critique a bien changé;
mais je doute que le public d'aujourd'hui soit beaucoup plus indulgent pour VOdalisque. Le procédé de cette peinture est si étrange, le modelé si insaisissable, les ac- cessoires sont d'un ton si cru, qu'on s'y accoutume dif- ficilement. Cela ne ressemble point au velouté de la chair vivante. Le dessous des pieds est comme une ves- sie pleine ; l'oreille est trop haute, comme dans VŒ- dipe; les cheveux sont vert-d'eau, comme dans le por- trait de Mme d'Haussonville ; le bras droit est trop long et trop roide, mais il est terminé par une main superbe, La tournure générale a du style et de la grandeur. Ce- pendant on se demande ce que le peintre a voulu expri- mer dans celte figure sans caractère précis. Est-ce la volupté, la beauté, le calme, la mélancolie? Femme, qui es-tu, et que me veux-tu? Le Philippe F donnant une décoration quelconque au
maréchal de Berwick, est semé de plaques rouges, si effrayantes pour un œil en bonne santé, que nous n'a- vons pas osé nous arrêter sur le détail. Nous avons seule- ment remarqué que le Berwick prosterné avait au moins dix-huit têtes de hauteur, et point de cervelle. On ne vi- vrait pas avec un crâne si horriblement aplati. 14.
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250 INTRODUCTION AU SALON DÉ 1846.
La Françoise de Rimini est de 1819. Lé jeune homme
qui l'embrasse a la tête d'un mouton. L'ensemble rap- pelle un peu les miniatures des anciens manuscrits. Le Charles V et Jehan Pastourel est de 1821 s Le caractère historique y est bien conservé. Plusieuis figures sont fermement tournées. La réputation de M. Ingres ne commença guère qu'a-
près la révolution de Juillet, quoique VApothcuse soit do 1827. Le portrait de M. Bertin l'aîné, peint eu 1832, fut son premier succès public. M. Ingres a copié la na- ture, qui ne se trouvait pas dans le style antique, et il lui a donné un grand caractère. Les ombres de la tête sont de la couleur de l'acajou du fauteuil, et le fond est d'un ton peu agréable. Ce portrait cependant est utte œuvre très-forte, où l'individualité du personnage est empreinte avec une rare énergie. M. Ilenriquel Dupont vient d'en publier une belle gravure. On admire les mêmes qualités dans le portrait de
M. Mole, une grande sobriété d'entourages et la repré- sentation très - intelligente de la personnalité que le peintre avait devant les yeux. La seconde Odalisque, datée 1839, avait été commen-
cée bien longtemps auparavant : la composition en fut modifiée plusieurs fois, et la toile a même été agrandie de deux pouces tout alentour, le sujet no pouvant tenir dans la proportion primitive. Il y a des qualités exquises dans le dessin de la sultane couchée. Le bras gauche et la main, jetés comme une couronne au-dessus de la tête, ont une distinction parfaite t, au contraire , la main gauche qui repose sous le cou est incompréhensible et ne présente qu'un moignon disgracieux. Le modelé du |
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INTRODUCTION AU SALON DE 4846. 251
ventre est fort risqué et le nombril paraît égaré datis le
flanc droit. Le visage et les yeux montrent bien là non- chalance et la volupté d'une courtisane qui sort du bain. Il faudrait voir cependant cet intérieur de harem à côté des Femme? d'Alger, d'Eugène Delacroix. Il existe une répétition dé cette Odalisque avec des
changements, peinte en 1841 par M. Ingres lui-même, pour la cour de Wurtemberg. Les amateurs ont pu, la voir exposée chez Ms Léopold, au boulevard Italien. Le fond est un paysage qui donne un peu d'air et d'espace. Nous croyons qu'il a été exécuté par M. Flandrm, le meilleur paysagiste de l'école ingriste. Cette répétition de VOdalisque, est aujourd'hui chez M. Delessert fils. Suivant nous, la Stratonice est, de tous les tableaux
de M. Ingres, celui où son système est le mieux en évi- dence, avec ses qualités et ses défauts. Le mouvement du jeune Antiochus, qui dresse son bras gauche sur sa tête maladive et effarée, pour ne pas voir Stratonice qui passe, pensive, au pied du lit, est sublime. Érasislrate, le médecin, debout derrière lui, le couvre de sa protec- tion et fait un geste d'élonnement. Il devine, en ce mo- ment môme, la cause de la maladie. Par une délicatesse de composition qui est un trait de génie, le père d'An- tiochus, le mari de Stralonice, prosterné sur le lit, la tête cachée dans les draperies, n'aperçoit rien de ce drame mystérieux, et Stratonice elle-même se tient de- bout et détournée, dans l'attitude d'une rêverie mélan- colique. Cette figure de Stratonice est admirable de sim- plicité et de calme. La tête est appuyée sur la main droite, à la manière des statues antiques qui symbolisent la pensée ou la méditation intime. Sa draperie, d'un |
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252 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
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bleu fin argenté, est d'un ensemble très-gracieux, quoi-
qu'elle ne laisse pas assez transparaître le modelé de la forme. Par malheur, le bras gauche est perdu, et la main vient on ne sait d'où. A gauche, un jeune garçon, planté sur ses jarrets effilés, par la bordure comme des piquets, verse des parfums dans une cassolette à trépied ; sa tête est fine et l'attache de sa main très-distinguée. A droite, le jeune homme en manteau violet, vu de dos, est collé au lambris comme une draperie suspendue à un clou, comme la draperie bleue, jetée négligemment sur la chaise du premier plan ; on devine, encore du même côté, un fragment de figure de femme assise sous un guéridon et écrasée par une colonne ; car c'est le re- lief qui manque aux corps dans cette singulière pein- ture. Il faut y regarder à deux fois pour soupçonner qu'il y a un homme sous le manteau du père agenouillé contre le lit ; j'ai vu des amateurs qui l'ont pris pour une couverture drapée. Mais avec quel acharnement sont terminés tous les détails du mobilier, la frise du lit, les colonnettes des portes, les décorations copiées sur Tan- tique! M. Ingres n'a pas su faire le sacrifice des acces- soires pour concentrer l'intérêt sur ce drame de famille, si bien compris et si bien ordonné. Au contraire, il a sa- crifié la pensée à des minuties locales, qui peuvent avoir l'approbation des archéologues, mais qui détruisent tout l'effet principal. Nous trouverions puéril d'entrer dans la critique des
parties secondaires; cependant l'oreille de Stratonice est encore perdue trop haut en arrière ; les doigts de sa petite main, si heureusement infléchie sous le menton, sont peu correctement dessinés. |
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846, 253
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Girodet aussi avait fait à Naples une Stratonice pour
son ami Cirillo. Il serait curieux de la comparer à celle de M. Ingres. Enfin^ le portrait de Mm0 d'Haussonville présente en-
core le talent do M. Ingres sous un nouvel aspect. Ici, l'auteur a cherché la grâce et le charme ; il a prodigue les détails, les vases de fleurs et les glaces, tandis qu'il affecte l'austérité dans ses portraits d'hommes. Le sujet y prêtait sans doute; mais la manière de M. Ingres ne s'arrange guère de ces coquetteries. La pose de Mme d'Haussonville est presque la même que celle de Stratonice. Le bras nu qui supporte la tête a de l'agré- ment ; il sort d'un corsage lilas dont la couleur se heurte violemment contre le velours bleu qui recouvre la console. Le portrait de MmC d'Haussonville est le der- nier ouvrage de M. Ingres, et il porte la date de 1845. Pour compléter son oeuvre, on a exposé dans la ro-
tonde d'entrée trois beaux dessins de M. Calamatta, d'a- près le Vœu de Louis XIII, exposé en 1824, d'après le Saint Symphorien et d'après la Vierge à Vhostie, qui est maintenant à Saint-Pétersbourg. Il faudrait encore ajouter aux titres de M. Ingres : Jupiter et Thétis, le Triomphe de Romulus, et quelques tableaux plus ou moins mythologiques, peints autrefois en Italie, le beau portrait de Chérubini, le portrait du duc d'Orléans , l'Apothéose d'Homère, et les peintures en exécution au château de M. le duc de Luynes. Rubens avait fait trois mille tableaux quand il mourut, à l'âge de soixante- trois ans. On compte, je crois, environ quinze cents gravures d'après lui. Il est vrai que Rubens n'est qu'un coloriste. |
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SALON DE 1846
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I
Revue générale.
L'exposition de 1846 est la soixante-neuvième exposi-
tion publique de peinture et de sculpture dans les salles du Louvre. La première exposition date do 1699. Dès 1637, les artistes, réunis en corps académique, avaient fait une exhibition dont le livret rarissime a pour titre ; « Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans la court du Palais-Royal par MM. les peintres et sculp- teurs de l'Académie royale. » Lebrun y avait mis la Défaite de Porus, le Passage du Granique, la Bataille 4'Arùelles et le Triomphe d'Alexandre, quatre toiles qui ont environ cent trente pieds de long. Charles Lebrun était l'Horace Vernet de ce temps-là. Une seconde exposition au Louvre eut lieu avant la
mort de Louis XIV, en 1704. Sous la Régence, il n'y en eut pas. Sous Louis XV, on compte vingt-quatre Salons, de 1737 à 1773 ; sous Louis XVI, nôuf, de 1775 à 1791. C'est d'ans la série de ces curieux catalogues, devenus |
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256 SALON DE 1846.
très-rares, qu'il faut étudier Pécole française du dix-
huitième siècle. Quoique le privilège de ces expositions solennelles fût réservé aux seuls académiciens, on y ren- contre, à côté de noms oubliés aujourd'hui, tous les noms qui ont conservé quelque célébrité. Tout le monde a passé par l'Académie : Watteau lui-môme, avec le titre de peintre des fêtes galantes ; mais Watteau, cependant, ne figure pas dans la collection ; car, en 1704, il n'avait que vingt ans, et il mourut en 1721. A l'exposition du 8 septembre 1791, tous les artistes
français, membres ou non de l'Académie, furent admis à présenter leurs œuvres, en vertu d'un décret de l'As- semblée nationale, qui confiait au Directoire du dépar- tement de Paris la direction et la surveillance du Salon, quant à l'ordre, au respect dû aux lois et aux mœurs. Sous la République, le Directoire et le Consulat, huit
expositions, de 1793 à 1802 : tous les ans, sauf 1794. Jusqu'alors, il n'y a pas trace de jury pour l'admission au Louvre ; seulement, le \ 8 juillet 1793, la Convention, ayant supprimé toutes les Académies, avait institué la Commune générale des arts, que David fit transformer presque immédiatement en un Jury des arts, chargé de juger les concours de peinture, sculpture, architecture. Ce jury spécial fut nommé le 15 novembre de la même année. Il était composé de soixante membres, artistes, magistrats, savants, acteurs, hommes de lettres, hommes de guerre, hommes de toute profession. On y remarque Pache, le maire de Paris ; Hébert (le père Duchesne) ; Fleuriot, le substitut de l'accusateur public ; le fameux Ronsin, général de Parmée révolutionnaire; André Thouin, jardinier du roi; Cels, cultivateur, et même le |
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SALON DE 1846.
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patriote Hazard, cordonnier; parmi les littérateurs, La-
harpe, Lebrun, Taillasson; parmi les savants, Monge ; parmi les acteurs, Monvel, Lays, Michaud et Talma ; parmi les sculpteurs, Julien, Boichot, Chaudet ; parmi les peintres, Fragonard, Lebrun, marchand de tableaux, Gérard et Prudhon. La Convention exigeait que chaque membre du jury, en votant, donnât par écrit les motifs de son opinion. Le procès-verbal de la première séance a été imprimé. La loi du 25 octobre 1795, en créant l'Institut natio-
nal des sciences et des arts, abolit naturellement ce jury transitoire ; mais le nouveau corps académique n'avait aucun droit sur les admissions au Louvre. Le jury de censure n'a commencé que sous l'Empire : six mem- bres, le directeur des Musées, deux amateurs et trois artistes, nommés par le gouvernement. La même insti- tution arbitraire a persisté sous la Restauration. Aux cinq expositions de l'Empire, aux six de la Restauration, les nouveaux exposants étaient seuls soumis à l'exameu du jury. Les autres artistes, académiciens, médaillistes ou décorés, en étaient dispensés, et entraient d'emblée au Salon. Il ne paraît pas que les six dictateurs exer- çassent alors bien sévèrement leur omnipotence. Au moment même de la lutte romantique, les portes n'ont jamais été fermées aux novateurs. Nous devons au gouvernement de Juillet l'institution
du jury actuel, qui, depuis quinze ans, a excité tant de justes protestations. En 1831, quelques artistes eurent l'imprudence de demander que le privilège des libres ad- missions fût supprimé, mais que le tribunal suprême fût composé pour moitié en dehors de l'Académie. L'Aca- 15
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SALON DE 1846.
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demie se saisit aussitôt de la proposition pour en écarter
la partie principale, et la Liste civile conféra exclusive- ment aux quatre sections de l'Académie des beaux-arts le droit d'examen sur tous les artistes. Les lettres d'invi- tation, pour chacune des séances du jury annuel, sont adressées individuellement aux membres des quatre sec- tions, par l'intendant de la Liste civile, de la part du roi ; si bien que l'Académie elle-même n'a pas à discuter dans son sein les conditions de sa terrible dictature. Si le jury était appelé en qualité de corps académique, David d'Angers, M, Ingres et les cinq ou six artistes de l'Insti- tut qui s'abstiennent noblement de prendre part aux proscriptions arbitraires, auraient sans doute proposé quelque réforme indiquée par les règlements de la Con- stituante et de la Convention, quelques garanties effi- caces, ou du moins plus de tolérance. Mais, par la con- vocation individuelle, la Liste civile échappe à toute controverse, et les vieux académiciens continuent, sans scrupule et sans responsabilité, de donner carrière à leurs jalousies ou à leurs caprices. Il ne faut que neuf membres présents pour délibérer. Cette année, vingt membres de l'Académie ont assisté
aux opérations du jury : MM. Bidault, Abel de Pujol, Hersent, Picot, Couder, Granet, Blondel, Heim, Garnier, peintres ; Ramey, Nanteuil, Petitot, Lemaire, Duret, Dumont, sculpteurs; Gatteaux, graveur en médailles; Fontaine, architecte de la place du Carrousel ; Huvé, architecte de la Madeleine ; Lebas, architecte de Notre- Dame-de-Lorette ; Debret, architecte de Saint-Denis. M. Fontaine aurait mieux fait de paver sa place qui s'en- fonce ; M. Huvé, de méditer sur l'architecture moderne; |
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SALON DE 1846. 259
M. Lebas, d'entreprendre la décoration d'un café ; M, De-
bret, de consolider sa tour qui s'écroule- On s'est rassemblé quatorze fois, pendant quatre
heures environ, pour examiner plus de cinq mille ou^ vrages ; soit à peu près cent par heure ; deux tableaux par minute. C'est juste le temps de passer devant la file des tableaux sans s'arrêter, en supposant qu'ils fussent rangés en ordre. Si le nombre des exposants vient à augmenter, il faudra employer les machines à vapeur*. La chaise curule de chaque académicien sera fixée sur une locomotive. Quelque habitude qu'on ait de la pein- ture, il est impossible, avec la plus honnête impartialité, de ne pas décider au hasard dans une pareille précipi- tation. Les exclusions ont été nombreuses, comme d'habi-
tude. Elles ont atteint des hommes que leur réputation et leurs travaux antérieurs recommandent à l'attention publique : Decamps, Diaz, Corot, Gudin ; parmi les sculpteurs, Duseigneur, une vierge en marbre ; Fratin, quatre groupes d'animaux en bronze; Maindron, l'au- teur de la Velléda, du Luxembourg, et les seize élèves de Rude. On sait que Rude, un de nos meilleurs sta- tuaires, n'est pas très-bien avec l'Institut ; l'animosité du jury est trop évidente. En vérité* M* Bidault, le paysagiste, n'est pas compétent pour juger la peinture de Decamps, ni M. Abel de Pujol pour juger Diaz^ ni M. Ramey pour juger Duseigneur. Supposons un jury composé de vrais peintres, d'amateurs éclairés comme MM. Maison, de Morny et autres, de gens de lettres et de critiques comme Béranger, Eugène Sue, Delécluxe, Gautier et autres; d'hommes influents dans les arts, |
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260 salon de 1846.
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comme MM, Cavé, Taylor, Mérimée, etcl> le scandale
de ces proscriptions ne se renouvellerait pas. Il suffirait peut-être que cette magistrature distinguée surveillât l'ordre du Salon, le respect dû aux lois et aux mœurs, comme disait la Constituante. Mais il se présente ici une autre question, celle de
l'emplacement des expositions annuelles, tant discutée depuis 1830. N'est-il pas déplorable que notre Musée français soit fermé six mois de l'année ; que les étran- gers et los artistes soient privés de l'étude de nos chefs- d'œuvre? N'est-il pas effrayant que les tableaux des vieux maîtres risquent tous les ans d'être crevés par les angles des bordures modernes ? On a dissimulé ainsi plus d'un accident produit par le rangement du Salon. Tout commande donc à la Liste civile, puisque c'est elle qui est encore chargée de la haute direction des arts en France, de choisir un autre local pour les expositions périodiques ; notre avis serait qu'on les maintînt au Louvre, à proximité du vieux Musée, comme moyen de comparaison ; mais il faudrait terminer le Louvre, et les nouvelles salles du Nord satisferaient à toutes les exi- gences. Voilà une belle entreprise pour M. Fontaine. La Liste civile s'y est engagée après 1830, par l'organe de M. de Schonen. Mais, si la Liste civile, avec ses mil- lions et ses châteaux, est trop pauvre, une souscription publique pourrait couvrir les frais de ce monument na- tional. Sur les 5 000 ouvrages présentés, le jury en a reçu
2 412, moins de la moitié : 1 833 tableaux, 273 minia- tures, aquarelles ou dessins ; 133 sculptures ou gravures en médailles, 39 dessins d'architecture, 89 gravures, |
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40 lithographies. La table des artistes contient
1,231 noms, français, étrangers, hommes, femmes et enfants. On voit par ces nombres, auxquels il faudrait ajouter les artistes qui n'ont rien envoyé au Salon, ceux qui ont été refusés et la foule des élèves et des amateurs, combien l'art s'est développé en France depuis 1830, et quelle multitude d'intérêts il agite. Il resterait à exami- ner si la qualité n'a pas un peu souffert de la quantité ; car l'aspect général du Salon est assez attristant. On cherche en vain une école française et le sens de tous ces efforts et de ces tentatives diverses. A toutes les épo- ques d'art et dans tous les pays, on remarque constam- ment une certaine unité qu'on peut approuver ou criti- quer comme système ; mais un système n'est pas mau- vais, quand il est bon. Cette harmonie dans chaque grande école du passé est si réelle, qu'en examinant un ancien tableau dont le nom du maître n'est pas saillant, on commence par dire : école vénitienne, ou école hol- landaise, ou école française de tel siècle ; ce qui n'em- pêche pas la diversité. Titien et Véronèse, Rembrandt et Cuyp, Rigaud et Largillière sont bien distincts, quoi- qu'ils se rapprochent par des affinités incontestables, comme pensée et comme exécution. Les anciens maî- tres entendaient la liberté individuelle comme on doit l'entendre. Aujourd'hui, nous avons le désordre et l'in- signifiance, au lieu de l'originalité et de la fantaisie. Le Salon de 1846 offre pourtant une trentaine de ta-
bleaux remarquables, dont nous donnerons ici l'indica- tion, sur première vue. Nous n'avons encore parcouru que les salles de peinture. Les dessins, l'architecture, la gravure et la sculpture viendront une autre fois. |
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C'est toujours un peu la même nomenclature, qui
n'aura pas aujourd'hui l'intérêt d'une critique raisonnée. Il suffit de signaler les principaux ouvrages qui excite- ront la sympathie publique et sur lesquels s'engagera la discussion, Ary Scheffer a sept tableaux : Faust et Marguerite au
jardin ; Faust au sabbat, apercevant le fantôme de Mar- guerite, appartenant à MM. Susse ; Saint Augustin et sainte Monique, appartenant à la reine ; le Christ et les saintes Femmes, le Christ portant sa croix, et le portrait de M, Lamennais, tous placés côte à côte, dans la grande galerie à droite, vers le milieu; et l'Enfant cha- ritable, de Goetz de Berlichingen, placé à gauche dans le grand salon. Le Faust au Sabbat est une des belles peintures d'Ary Scheffer. Les quatre tableaux de Decamps sont dispersés : le
Retour du Berger, appartenant à M. Dubois, dans le grand salon, à droite, après la Bataille d'Isly, de M. Ho- race Vernet ; Y École turque, à gauche en entrant dans la première travée ; le Souvenir de la Turquie d'Asie, ap- partenant à M. le marquis Maison, près de la rangée des Scheffer; le Paysage de Turquie, dans la galerie de bois. Par malheur, la plupart sont en mauvaise lumière : Y Ecole turque dans l'ombre, le Souvenir de la Turquie d'Asie, sous un jour qui éparpille l'effet lumineux ; ajoutez qu'ils n'ont pas été vernis et que les embus dis- simulent la qualité du ton. On à refusé à Decamps un cinquième tableau, sous prétexte que c'était une es- quisse. Esquisse ou non< Decamps devrait avoir le droit de se montrer comme il lui plaît. Eugène Delacroix n'a envoyé que trois tableaux : les
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Adieux de Roméo et Juliette, dans le grand salon, en
face de la Bataille d'Jsly; le Sac du château de Front-de- Bœuf, sujet tiré du roman d'/vanhoé; et la Marguerite à Γ église, appartenant à M. Collot, dans la galerie à gauche. Diaz a exposé huit tableaux. On dit qu'on lui en a re-
fusé un neuvième, Nous nous consolerons avec les Dé- laissées, la Magicienne, la Sagesse et VOrientnIe, placées à gauche dans la galerie ; avec le Jardin des Amours, à M. de Montpensier; avec V Intérieur de forêt, à M. Perler, dans la galerie à droite ; avec la petite Léda, de la ga- lerie de bois ; avec l'Abandon, charmant dos de femme nue, assise dans un paysage. Celui-ci a les honneurs du grand salon. Un succès légitime est assuré, cette année, à Henri
Lehmann. Les Océanides, beau groupe de femmes nues en pyramides, d'après le Promèthée enchaîné d'Eschyle, occupent la droite de la rotonde, au milieu des galeries. LOphélia et Y Hamlet sont à droite, un peu avant les Faust de M. Scheffer, ainsi qu'un charmant portrait de profil de Mme la comtesse d'Agout. Le plus beau portrait du Salon, un chef-d'œuvre, est
un portrait de femme en robe de soie bleue, la tête de profil, par M. Amaury Duval. C'est d'une correction et d'un style superbes. M. Amaury Duval a trouvé l'éléva- tion dans la simplicité. Pour ma, part, j'aime mieux ce portrait que ceux du maître, M. Ingres, dont il procède. Il y a plus de jeunesse et de véritable sentiment de la beauté. On le voit en entrant dans le grand salon, en face de la Bataille d'Isly, qui nous servira, du moins, comme une enseigne pour nous guider à l'Exposition. |
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Cette Bataille d'Jsly est une miniature, comparée à
la Smala. Elle n'a guère que trente pieds de large, un peu plus que le Repas chez Simon, de Paul Véronèse, qu'elle recouvre, C'est la même facilité, le même esprit que dans la Smala, des épisodes disséminés çà et là, d'un bord à l'autre de la toile, le tout surmonté d'un ciel en papier peint. Cabat est revenu avec deux paysages, un Ruisseau à
la Judie (Haute-Vienne), placé dans le grand salon, et le Repos, vue prise sur les bords d'un fleuve, placé dans la galerie à droite. Cela inspire le calme et la médita- tion : mais la vie s'est un peu retirée de cette nature austère. La dévotion de l'art vaut bien l'autre, et Cabat ne perdrait rien en reprenant sa première religion. Un charmant tableau, voisin du Ruisseau de Cabat,
est le petit paysage de Saint-Cloud, par Français ; les figures microscopiques sont de Meissonier tout simple- ment ; le catalogue n'en dit rien, mais tout le monde regarde avec curiosité ces élégants marquis en veste gris-perle et ces petites femmes qui font des mines sur le gazon, comme s'ils avaient cinq pieds de haut, et comme si nous étions encore au temps de Mme de Pom- padour. Les deux autres paysages de Français, les Nymphes et le Soleil couchant, sont à gauche en entrant dans la galerie de bois. Il y a un jeune homme, Félix Haffner, dont nous
avons parlé déjà au dernier Salon, et qui mérite aujour- d'hui d'être classé en première ligne. C'est une réputa- tion que le Salon de 1846 consacrera. M, Haffner a exposé trois excellents tableaux qui rappellent les meil- leurs peintres, Decarnps et Diaz, tout en conservant |
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leur originalité : un Intérieur de ville (Fontarabie), des
Chaudronniers catalans et un Intérieur de ferme dans les Landes. Arrêtez-vous devant l'Intérieur de Fontara- bie, en passant dans l'antichambre, à gauche ; vous ne trouverez guère de meilleure peinture tout le long de la galerie. Presque au-dessus se trouve aussi un Trou- peau de vaches sur la lisière d'une forêt, par M. Coi- gnard. C'est gai comme la nature et lumineux comme les fins coloristes. Notre école de paysage est en véritable progrès. Il
nous manque au Salon Dupré, qui a rapporté de l'Isle- Adam deux beaux paysages, l'un pour M. Paul Périer, l'autre pour M. Collot ; il nous manque, hélas I Maril- hat, Camille Roqueplan et plusieurs autres qui inter- prètent la nature avec un sentiment très-original; mais leur influence se fait sentir chez une foule de jeunes ar- tistes bien doués, comme Charles Leroux, qui a exposé deux grands paysages vigoureux ; Troyon, quatre paysages, dont un Dessous de bois à Fontainebleau, fer- mement peint; M. Chevandier, qui cherche le haut style; M, Teytaud, les sujets poétiques; MM. Wéry, Toudouze, Victor Dupré, Schaeffer, Tournemine, Ho- guet, et Mlle Rosa Bonheur, qui ont des qualités diverses et distinguées. MM. Desgoffe et Paul Flandrin conti- nuent, de leur côté, le paysage triste et gris, sous pré- texte de style sévère. Corot fait aussi, avec un amour naïf, son même paysage très-juste et harmonieux dans une gamme faible. Parmi les peintres de genre, on remarque MM. Le-
leus, Roubaux, Nanteuil ; MM. Landelle et Tassaert, qui font des Tôles do jeunes lilles du peuple, pleines 15.
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de sentiment^ M. Luminais, qui touche à Leleux ,
M. Hédouin, qui cherche à s'en écarter; M. Verdier, dont la peinture est solide et lumineuse comme celle de Couture ; M. Fontaine, qui songe aussi au même artiste ; Mi Gendron, auteur des Willis, ronde de fantômes qui voltigent sur un lac; Mme Cave, dont les tableaux sont très-fins; MM. Philippe Rousseau, Steinheil, Chavet, Emile Béranger( Alexandre Couder, qui approche aussi de la finesse de Meissonier ; M. Brun, qui fait toujours delà comédie naïve et spirituelle ; M. Schlesinger, dont le Colin-Maillard arrête la foule, et M. Biard, qui perd un peu de sa popularité. Les faiseurs de portraits n'ont pas roussi : M. Granet
est couvert de suie dans la peinture de M. Léon Coignet ; Auguste Maquet paraît fort maladOj terreux et lympha- tique j sur la toile de Louis Boulanger; M. Granier de Cassagnao est effrayant comme un Romain de la déca- dence, dans la peinture de M. Victor Robert; Charpen- tier n'a pas tout à fait donné à Diaz sa forte couleur espagnole j mais la toile qui resplendit sur le chevalet est d'un ton superbe ; je soupçonne Diaz lui-même d'a- voir peint le tableau de son portrait. M. Pérignon n'a jamais retrouvé le style de son portrait de femme à robe rayée. Ses portraits actuels sont plus faibles et plus communs. Un seul se distingue des autres, le portrait de Mlle P..., n° 1409, placé à droite en entrant dans là ga- lerie. La tête, les bras nus, la main droite, sont très- correctement dessinés, La robe blanche et l'écharpe noire s'enlèvent à merveille sur le fond vert. M. Court est toujours le même·, c'est de la peinture du dimanche. Il n'y a guère que le portrait d'Amaury Duval et celui |
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de Lehmann qui soient de la peinture du samedi.
M. Papety a fait aussi un portrait en pied qui ne
manque pas de lumière, et un Solon dictant ses lois, digne des académiciens du jury ; la statue du fond est particulièrement remarquable. M. Rouget a parodié Napoléon sur son Ht de mort. Les familles royales de France et d'Angleterre ne nous paraissent pas peintes à leur avantage par MM. Winterhalter, Eugène Lamy et Tony Johannot, Je voudrais être roi pour ne pas faire faire mon por-
trait comme celui de Louis-Philippe qui orne l'angle gauche du grand salon. Nous avons encore le portrait de M. de Theux, mi-
nistre d'Etat en Belgique, par Gallait, auteur d'une Séance du Conseil des Troubles, qui rappelle un peu M. Robert Fleury; le portrait de Guillaume II, roi des Pays-Bas, et celui de la princesse d'Orange, par M. de Keyser, d'Anvers. M. de Keyser passe pour un très- grand peintre dans le pays de Rubens. Nous croyons que les Flamands se trompent de moitié. La France, qui n'a jamais eu de Rubens, pourrait offrir deux dou- zaines de peintres capables de faire un portrait comme celui de la princesse d'Orange. Quelle triste et mesquine peinture la Belgique et la
Hollande nous envoient chaque année ! tous leurs pein- tres renommés sont là au Salon de 1846 : MM. Werboek- hoven et van Schendel, de Bruxelles; M. Loys, d'Anvers · MM. Schelfhout, van Hove et Valdorp, de La Haye. Il n'y manque que M. Koekkoek. La plupart de ces tableaux se vendront des prix fous ; fous, en effet, car c'est une école dégénérée. Nous en sommes bien fâchés pour les |
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Flamands et les Hollandais que nous aimons tant, peu-
ple et anciens peintres ; mais leur peinture actuelle est en dehors de l'art véritable. L'imitation et la patience ne remplaceront jamais la poésie et l'originalité. M. Stanfîeld, l'Anglais, si apprécié à Londres, n'est
pas de meilleure qualité. M. Kwiathowski a peint trois Sirènes au milieu des flots; mettons que c'est par allu- f
sion patriotique, la Liberté, l'Egalité, la Fraternité, qui
appellent les généreux Polonais. M, Catlin a exposé deux portraits de Sauvages, qui ont plus de caractère que les portraits de civilisés. Voyez ce qu'on a fait de M. Guizot ! M. Guizot aurait dû se contenter du beau portrait en busle qui est gravé. On dit qu'on a refusé huit tableaux â M. Gudin. Il en
compte encore treize au Salon. Nombre néfaste ! Et le livret lui consacre des pages entières en mignonne. Nous recommandons la Marine écossaise (n° 850) qu'on sur- nommait près de nous l'île des Pingouins. On voit, en effet, sur un rocher une assemblée de ces spirituels oi- seaux, qui ont plus d'importance dans le tableau que la mer infinie, mystérieuse et terrible. Alfred Dedreux a exposé six tableaux de chasse, large-
ment peints. La Chasse au vol et la Chasse à courre, des- tinées au nouvel hôtel de Mme la comtesse Lehon, ont quelques défauts de perspective que le peintre corrigera sans doute sur place, Gigoux a exposé un Mariage de la sainte Vierge, grande composition commandée pour une église ; M. Granet, huit tableaux, dont la Célébration de la messe à Notre-Dame de Bon-Secours. Quoique les fi- gures n'aient pas plus d'un pied de haut, on lit facilement 'inscription de l'autel; c'est un onfantillage usité par les |
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peintres d'enseignes. M. Glaize n'est pas en progrès :
ses deux grands tableaux sont rouges et criards. M. Saint- Jean, de Lyon, est toujours jaune : son cep de vigne, du grand salon, offre pourtant do belles qualités. Jeanron a trois tableaux, et Muller deux. Le Prin-
temps, de Muller, rappelle le Décaméron et les Fontaines de Jouvence ; mais cette peinture est si lumineuse, si libre, si abondante, si réjouie, qu'elle enlèvera un succès d'agrément. La peinture ennuyeuse ne roussira jamais à Paris. II
Ary Scheffer,
Ary Scheffer n'avait rien exposé depuis sept ans. Le
Salon de 1839 fut un des plus glorieux pour Scheffer. Les deux Mignon, d'après Wilhelm Meister, de Gœthe, eurent un succès prodigieux, bien mérité. Elles apparte- naient au duc d'Orléans, qui les a léguées par testament à M. Mole. Elles ont été gravées par M. Aristide Louis. L'une, debout et errante, exprime le regret de la patrie; l'autre, assise et accoudée, aspire au ciel. Cela fait songer aux deux portraits attribués à Raphaël, nos 1196 et 1197 du Musée. Il y avait encore, à l'Exposition de 1839, le Vieillard de la ballade de Gœthe, le Roi de Thulé, serrant la coupe entre ses mains puissantes ; le Christ sur ία montagne des Oliviers, devant le calice présenté par un ange, interprétation profonde de l'Évangile, compris dans le sentiment moderne ; et Faust apercevant Marguerite |
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pour la première fois à la sortie de l'église : la tête du
Faust était très-inquiète, et la gracieuse Marguerite, drapée de blanc comme une vierge naïve, descendait les marches du temple, sans paraître effleurée par le regard de l'homme appuyé sur Méphistophélès. Tout récemment nous avons revu, à la galerie des
Beaux-Arts, quatre tableaux de Scheffer. En arrêtant à M. Ingres notre examen de l'Exposition de la Société des peintres* nous savions bien que nous retrouverions Scheffer et les autres contemporains au Salon de 1846. Cette Exposition de la galerie des Beaux-Arts rapprochait deux peintures de Scheffer, exécutées à treize ans d'in- tervalle, la Veuve du Soldat (1822), appartenant à M. Delessert, et la Françoise de Rimini (1835), à Mrae la duchesse d'Orléans. La Veuve du Soldat est très-faible d'exécution. La Françoise de Rimini est certainement un chef-d'œuvre de Scheffer, avec les Faust et les Mignon. Françoise et Paolo s'étreignenl avec un sentiment exquis dans leur vol surnaturel. Les longs cheveux de la femme glissent sur ses beaux flancs comme des ailes déployées. Virgile, la tête appuyée sur sa main, considère cette ap- parition avec recueillement, comme un immortel habi- tué aux fantômes, tandis que le Dante paraît songer à la vie et à sa chère Béatrix; dans le fond, des myriades de groupes perdus au milieu des nuages. Les têtes des deux poètes sont pleines de noblesse et de pensée. Les deux amants sont dessinés avec une correction irrépro- chable et dans un style délicieux. L'aspect de cette belle peinture est tout à fait original et ne rappelle aucun des grands maîtres du passé, quoiqu'il soit digne des com- positions les plus poétiques de l'école italienne. |
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Quelle distance de la Veuve du Soldai à la Françoise
de Rimini! Quel progrès immense de 1822 à 1835 ! Il y a des peintres qui, du premier jet, produisent une œuvre aussi forte, aussi complète que toutes les œuvres sui- vantes de leur vie, si longue qu'elle soit. Dès l'atelier de Rubens, van Dyck n'était pas moins habile qu'au mo- ment de sa mort prématurée. On peut dire que ces pré- destinés n'ont point de jeunesse. Ils viennent au monde avec la rare faculté d'exprimer tout de suite ce qu'ils ont de poésie. Au contraire, pour certaines natures profon- dément poétiques, Fart qu'ils choisissent comme moyen, le procédé spécial de l'émission de leur sentiment intime, exigent une éducation longue et difficile : lutte héroï- que et persévérante dont le spectacle est curieux pour les observateurs. Il y a, selon Sainte-Beuve, les poètes qui sentent et les poêles qui expriment. Que de poètes secrets sont morts sans avoir pu traduire leur idéal dans une forme réalisée! L'art, en effet, n'est pas seulement dans la pensée so-
litaire ; il est aussi et surtout dans l'expression ; bien plus, il est inséparable de l'expression. Une belle pensée doit se révéler par une belle forme. Les poètes qui sen- tent, comme dit Sainte-Beuve, ne sont pas pour cela des artistes. Sans doute, il y a des rêveurs qui aperçoivent au fond de leur esprit une poésie confuse, comme une perle au fond de la mer. Trésor inutile. Les vrais artistes sont ceux qui plongent et retirent la perle pour la mon- trer à tous les regardsj étincolante sous la lumière du soleil. Tout homme a senti la jalousie dans son cœur;, mais c'est Shakespeare qui a fait Othello. Tout le monde a songé à la désolation du Déluge, |
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mais c'est Poussin qui en a fait le tableau sublime : une
mer immense, sombre, inexorable, calme comme la mort ; car il n'y a pas besoin de tempêtes sur cet océan sans rivages. A gauche seulement, un petit coin de ro- cher avec un serpent qui siffle contre le ciel. Ça et là, quelques têtes d'hommes ou de chevaux qui luttent dans l'abîme. Où vont-ils? Ils ont beau nager, la terre n'est nulle part. Et le flot monte, monte encore au-dessus de la cime des arbres et des montagnes. Voilà une image dramatique en peinture ; voilà un peintre qui est poëte, mais qui est peintre aussi, car l'image est grande comme la pensée. Ary Scheffer est de la race des penseurs et des poètes,
dont le tourment est la réalisation. S'il eût écrit au lieu de peindre, sans aucun doute il serait un grand écrivain; car il est doué d'une intelligence compréhensive et d'une rare sensibilité, comme on disait au dix-huitième siècle. La tournure de son esprit est surtout métaphysique, comme le génie des hommes du Nord ; et en effet, il est né à Dordrecht, en 1795; plus Allemand que Hollandais, toutefois. Poëte, peintre ou statuaire, jamais l'invention ne lui eût manqué. C'est en 1831 que Scheffer exposa la première Mar-
guerite. Il avait trouvé dans Gœthe une veine sympa- thique à son propre génie. Personne n'a mieux que lui traduit la poésie allemande, qui est bien un peu fran- çaise et révolutionnaire. Dans Gœthe surtout; car si, au milieu du dix-huitième siècle, comme le dit M. Cousin, Voltaire eut le malheur d'importer en France la mau- vaise philosophie des Anglais, la doctrine matérialiste de Locke, il est vrai aussi que la France l'eut bientôt |
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transformée avec son inspiration généreuse, et qu'elle
eut l'honneur, depuis la fin du dix-huitième siècle, d'inspirer à son tour presque tous les travaux des nations rivales. La philosophie récente de l'Allemagne, qui pa- raît au premier aspect si indigène,, a pourtant sa source, en ce qu'elle a de vivace et de destiné à l'avenir, dans le sentiment français. C'est une justice et une gloire que nous pouvons revendiquer pour nos grands écrivains, pour nos grands artistes et nos grands penseurs. Si vous enlevez au Faust de Gœthe sa forme un peu
nuageuse et errante, il reste une trame simple et logi- que, quoique d'une poésie sublime, à savoir : l'homme tourmenté de mille désirs ambitieux ou insensés, reve- nant par la passion fatale, c'est-à-dire par l'entraînement de sa nature, à la réalité, à la vie normale et à l'amour. Il est vrai que Faust était tranquille jusque-là dans la retraite de sa philosophie solitaire et que, par son amour pour Marguerite, il entre dans un monde d'aventures, de luttes, de périls et de douleurs. Mais n'est-ce pas là cependant la condition humaine, et cetto fatalité appa- rente n'est-elle pas naturelle et juste? Il s'en faut donc bien que la conclusion du drame de Gœthe soit immorale ou proprement sceptique. Elle est au contraire très-philo- sophique, en encourageant l'homme hors de lui-même, à la recherche de l'activité. En ce sens-là, il n'y a pas d'œuvre plus opposée au
caractère allemand, car c'est une critique de la contem- plation stérile ; et plus française, car elle pousse à la passion et à la réalité; ou plutôt elle est de tous les pays et de tous les temps, car l'homme est ballotté sans cesse entre le moi et le non-moi, suivant la formule allemande, |
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entre l'égoïsme et la passion dangereuse, entre la non-
chalance et l'audace, entre le calme et la jouissance, entre l'esprit et le cœur. Ary Schef'fer s'est épris d'amour pour le poëme de
Gœthe. Comme Faust, il aspire à s'élancer hors du monde abstrait de la conception, à embrasser la réalité de la vie. Sa Marguerite qu'il poursuit est la forme et la beauté. A quoi bon toutes les richesses de l'esprit, si elles n'éclatent pas dans des images lumineuses et saisis- santes I il a donc emprunté au poëte allemand deux nouvelles
compositions : Faust et Marguerite se promenant dans le jardin, et Faust apercevant au sabbat le fantôme de celle qu'il avait vue fraîche et vivante au sortir de l'église. La Promenade au jardin présente deux groupes : sur
le premier plan, Faust tient entre ses mains les bras de Marguerite, et il la contemple avec une curiosité pleine d'inquiétude; le philosophe sent bien qu'il a saisi la vie ; il interroge le sphinx pour avoir le mot qui échappe à la science isolée ; mais la jeune fille n'y prend garde et détourne ses yeux bleus, tranquilles et fixes; peut-être lui répond-elle en ce moment par'le naïf récit de l'inté- rieur de sa maison : « Notre ménage est peu do chose, mais il faut pourtant s'en occuper... Comment pouvez- vous baiser cette main, elle est si rude?... Ma petite sœur est morte ; la chère petite me donnait bien du mal ; c'était comme mon enfant, toujours dans mes bras, sur mes genoux; elle avait pour moi une tendresse de fille... » La belle tête de Faust a une expression sublime, et la
Marguerite est adorable : sa taille, souple et ronde, est |
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chastement emprisonnée dans un corsage blanc. C'est
encore la vierge allemande que nous avons vue descen- dre les marches du temple, un missel sous le bras. La figure de Marthe n'a pas été aussi bien comprise, à notre avis, et le groupe secondaire ne vaut pas le groupe principal. La Marthe de Gœthe n'est pas distraite, comme Scheffer l'a représentée, regardant du côté de Margue- rite. Dans la scène de Gœthe, elle ne s'inquiète guère de surveiller sa jeune voisine, mais elle prend au sérieux les galanteries en l'air de Méphistophélès : « Mon cher monsieur, n'avez-vous jamais eu d'inclination pour per- sonne ?>> Marthe n'est pas si vieille non plus que Scheiïer l'a faite, ni si laide; elle est encore bonne à choisir un mari, et elle voudrait bien « voir dans les Petites Affiches l'annonce de la mort de son premier. » La couleur de cette partie droite du tableau ne modèle pas suffisam- ment les personnages, et le ton des murailles du fond ne laisse pas assez d'espace et de liberté à la scène mysté- rieuse de ce premier rendez-vous. Dans le pendant, la couleur est, en général, plus
vigoureuse : l'exécution ne fait point défaut à la pensée. Il y a certaines œuvres où la poésie et l'expression m trouvent en pleine harmonie, si bien qu'on ne songe plus aucunement aux procédés de l'artiste pour traduire son image ; le praticien disparaît sous le poète. La Mar- guerite au sabbat est de ces œuvres rares et privilégiées. On est entraîné par le sentiment de la composition, et les détails plus ou moins habiles ne s'aperçoivent plus. A droite, Marguerite se dresse pâle comme sa robe de morte. Sa prunelle opaque n'a plus le reflet bleu du ciel. Ses mains délicates, rapprochées machinalement |
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sur le devant de sa taille, soutiennent à peine le cadavre
de son petit enfant, fleur décolorée pendue'^à la branche flétrie. Une lumière indécise glisse sur cette belle statue, qui a peut-être trop de réalite pour un fantôme; car nous sommes dans le monde fantastique, et le corbeau du sabbat agite ses ailes sombres près du pied blanc et pur de la maîtresse de Faust. Scheffer a un peu dissimulé le caractère terrible du
drame de Goethe. Où est le ruban rouge qui entoure ce beau cou, comme la trace sanglante d'un couteau? Celte tête magique, le fantôme pourrait la porter sous son bras, dit Méphistophélès. Hélas! Faust a reconnu Mar- guerite : « C'est le corps charmant que j'ai possédé ! » Et il se penche, désolé, vers la pâle jeune fille. La Marguerite au sabbat sera gravée dans la même
proportion que la Sortie de Γ église. Entre les deux Faust du Salon est la Sainte Monique,
les yeux levés vers le ciel. Il est impossible de mieux exprimer par la physionomie l'extase religieuse. L'âme de la sainte paraît détachée de son enveloppe terrestre et montant vers Dieu sur le rayon du regard. Le fond du ciel manque pourtant de transparence et d'infini ; la mer manque d'espace et d'agitation ; la ligne qui les unit n'est pas perdue dans l'air. La valeur des bleus sourds est la même pour la mer et pour le ciel, à ce point qu'on pourrait transposer ces bandes plates et immobiles. C'est peut-être un sacrifice que le peintre a voulu faire ; mais la recherche de la simplicité ne doit pas être poussée si loin. Un beau ciel poétique avec une mer immense n'au- rait pas nui à l'effet moral et religieux du tableau. Nous sommes forcé de convenir que la pratique de
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Scheffer est souvent embarrassée, timide, froide, et
quelquefois impuissante. L'ordonnance de ses composi- tions est toujours profondément intelligente, le sentiment est toujours poétique et les têtes sont admirables; mais la touche du peintre n'est jamais délibérée, et ne rencontre jamais d'effets imprévus. C'est une exécution réservée, contenue, un peu monotone. La valeur locale du ton et la manière de brosser la pâte ne varient pas de la chair aux étoffes, au ciel ou aux terrains. Supposez un peu plus d'abondance et de fantaisie dans les accessoires; ces nobles tournures et ces têtes expressives, ainsi enchâs- sées dans de riches montures, gagneraient certainement en puissance. Mettez une perle fine et mate sur une plaque d'argent, unie, sans aucun travail de ciselure, elle n'aura pas le même éclat qu'au milieu d'une mon- ture ciselée avec caprice et diversement colorée par la lumière. Ces défauts sont assez sensibles dans le Christ et les
saintes femmes. Le Christ est étendu sur un linceul blanc, sans demi-teinte, qui rencontre vers la droite le gris plat de la draperie de la Vierge penchée sur le corps de son fils. Trois autres figures occupent le fond du tableau; la femme du milieu a la tête mi-couverte d'un voile et ap- puyée sur la main. Cette tête, celle de la Vierge, et sur- tout celle du Christ, offrent toutes les qualités exquises de Scheffer. Il n'y a pas de peintre dont les œuvres soient plus dif-
ficiles à décrire que celles de Scheffer. Nous nous en a percevons dans cet article. Le moindre tableau de genre, le moindre paysage prête plus à la traduction de l'image en paroles et à l'analyse, que les œuvres si poétiques et |
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tant admirées de l'illustre artiste. N'est-ce point que le ta-
lent deScheffer est extrêmement sobre, peu pittoresque et en quelque sorte moral, abstrait, idéal ? C'est à la fois une qualité eminente et sans doute une imperfection. Scheffer s'est peut-être trop préoccupé, en ces dernières années* do l'art allemand, qui cherche son succès dans la métaphysique, dans la poésie, dans l'histoire, partout, excepté dans le progrès technique de la peinture. Si Scheffer était aussi grand peintre qu'il est poëte et pen- seur, je ne connais aucun artiste dans aucune école qu'il n'aurait pu égaler. Il a ceci de rare parmi les con- temporains, que personne n'a jamais osé le nier, du haut en bas des critiques, des amateurs et du public, et qu'il inspire à tout le monde une vivo sympathie. M. Ingres a une petite église de fanatiques et il laisse la foule indif- férente; M. Delaroche est fort admiré des bourgeois et contesté parles artistes; Delacroix soulève la passion ou Fanimosité. Ary Scheffer seul a le privilège d'une ad- miration universelle, quoique les vrais artistes ne se dis- simulent pas l'incertitude et ta débilité de son exécution, Scheffer a encore exposé le beau portrait de Lamennais, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois dans nos Re- vues des Arts, et Γ'Enfant charitable, d'après Gœthe. lia réservé dans son atelier une de ses peintures les plus distinguées, le Dante et Beatrix, qui doit cependant être terminée aujourd'hui. Mais Scheffer n'est jamais pleine- ment satisfait de ses créations, et il peut dire modeste- ment, comme le grand Buonarotti : « Si j'avais attendu, pour montrer mes ouvrages, qu'ils fussent perfectionnés selon mon désir, je n'en aurais jamais livré aucun à la publicité. » |
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III
Decamps,
Depuis l'immense succès de la Défaite des Cimbres et
du Corps de garde tu?x, au Salon de 1834, Decamps n'a exposé qu'une fois de la peinture, en 1839, au même Sa- lon où Scheffer avait la Marguerite sortant de l'église. En 1842, on vit seulement deux dessins et une aquarelle, et, l'année dernière, la belle série des dessins du Samson. La réputation de Decamps s'est entretenue en dehors des expositions publiques ; sa peinture est, d'ailleurs, partout : dans toutes les galeries un peu distinguées, chez tous les marchands, et aux ventes de tableaux mo- dernes. On ne saurait commencer une collection sans un Decamps, et tout homme qui a un Decamps est perdu : il se met à aimer la peinture ; il lui faut des tableaux ; le voilà collectionneur. La difficulté est de trouver beaucoup de peintures aussi chaudement assaisonnées que celles de Decamps. Il y a tout au plus, parmi les vivants, quatre ou cinq artistes qui soutiennent ce voisinage. A propos, pourquoi n'est-il donc pas aux galeries des Beaux-Arts ? La Patrouille turque, par exemple, aurait fait un singu- lier contraste non loin de la Stratonice de M. Ingres. C'est peut-être M. Hersent et M. Léon Coignet qui l'ont fait exclure de l'exposition de la Société des peintres, où Delacroix n'a été convoqué qu'à la fin et par concession. Ce sont là des peintres cependant, et vous mêleriez toutes |
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les couleurs des neuf académiciens de la section de pein-
ture, ayant pris part au jury, que vous n'obtiendriez que de l'eau trouble à côté delà couleur ardente et variée de Decamps. Au contraire des peintres organisés comme Ary Schef-
fer, et qui tâtonnent l'expression de leur poésie, Decamps est un homme qui voit tout de suite ce qu'il veut faire et qui n'hésite point : manu promptus. L'image lui saute aux yeux, et glisse aussitôt au bout du pinceau, pour s'é- taler brûlante sur la toile. C'est là certainemenl la na- ture de Decamps, quelles que soient ses ficelles d'exécu- tion. Il est spontané, vivant, pittoresque, original ; il a rinstinct de la beauté, de la tournure et du mouvement; il a la passion de la lumière et de la riche couleur. Aussi quitte-t-il rarement le pays du soleil, et des campagnes éblouissantes, et des murs blancs, et des visages brunis, et des étoffes splendides. Sa peinture est un Turc qui se promène en plein midi. Demandez au Turc à quoi il pense, et quel sentiment le tourmente; il vous répondra noblement qu'il se contente de vivre, laissant Dieu faire le reste, comme le frère de Bou-Maza dans son interro- gatoire au tribunal : — « Votre âge ? — Je l'ignore. Nous autres Musulmans, nous vivons jusqu'à notre mort, sans nous inquiéter des années. » Tranquillité sublime et un peu fataliste, qui a de quoi surprendre les Fran- çais. Au fond, cette poésie de l'Orient, qui ne se réfléchit pas complètement dans l'esprit, mais qui resplendit dans la forme, est aussi humaine et aussi divine que la poé- sie métaphysique des peuples du Nord. Votre Turc, indifférent à la destinée et à la conscience intérieure de sa vie, n'en est pas moins homme. Il porte dans sa |
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heauté et dans sa forme une signification que vous avez
le droit d'interpréter vous-même. Tout ce qui vit, tout ce qui est beau, ne saurait être insignifiant et inutile. Peu importe que la rose ne sache pas comment elle distille son parfum. Ainsi de la peinture de Decamps. Nous qui demandons
ù l'art une valeur morale, nous déclarons quo les ta- bleaux de Decamps nous ont toujours fait aimer les hom- mes et la nature. L'impression que le peintre lui-même a ressentie devant le monde extérieur est si vivement traduite dans l'effet et dans la tournure, que la nature vous apparaît avec toute sa poésie : il y a de quoi faire rever et penser comme devant une belle figure vivante ou devant les splendeurs du paysage. Λ la vérité, les su- jets de Decamps ne sont pas prétentieux : c'est un enfant qui joue avec une tortue, un pacha qui fume, un garde- chasse qui patrouille dans un fossé, suivi de ses bassets ; un cavalier dont le cheval se cabre, ou n'importe quoi ; mais c'est la vie. Les Turcs et les paysans ont une âme tout comme les martyrs ou les héros. On dit cependant que Decamps s'inquiète aujourd'hui
de la grande peinture, et ses beaux dessins, un peu froids, du Samson, paraissent indiquer en effet cette propension nouvelle. Decamps veut faire son Christ, et M. Cave s'est empressé do lui commander un tableau religieux. Le Christ maltraité par les soldats est déjà commencé dans l'atelier de Decamps, et nous verrons sans doute cette grave composition à un des Salons prochains. Decamps a prouvé, par ses'batailles et quelques tableaux touchant à l'histoire, qu'il est de force à exprimer tous les sujets. Rembrandt a peint des Christ aussi extraor- 16
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dinaires que ses mendiants, Mais, toutefois, l'auteur de
la Patrouille turque, qui a beaucoup d'analogie avec la Ronde de nuit de Rembrandt* risque peut-être de s'éga- rer dans ce nouveau style. Tous les sujets ne convien - nent pas également à un certain génie. Decamps peut se contenter d'être le peintre le plus pittoresque de toute l'école française. Espérons que le Christ, qui est venu pour sauver les hommes, ne perdra pas Decamps. Les quatre tableaux de Decamps excitent une grande
curiosité au Salon. Ils ont, en effet, des qualités de cou- leur bien rares dans les peintures qui les environnent. Le Souvenir de la Turquie d'Asie représente la galerie intérieure d'une maison turque sur le bord d'un canal ; au milieu, un enfant debout, appuyé contre un pilier 3 à gauche, un autre enfant, couché à plat ventre sur la pierre et penché vers l'eau, où il regarde des canards qui nagent; un mur percé d'une fenêtre, et frappé d'une lu- mière d'argent, fait le fond, très-rapproché, dans cette partie du tableau ; à droite, une échappée en clair-obs- cur sur les bâtiments intérieurs, et une troisième figure d'enfant. Tout le haut de la galerie s'avance inondé de soleil, avec quelques feuillages qui tapissent le mur et le tachètent d'ombres fines et bleutées. La vigueur des tons variés, l'éclat des lumières blanches, la fermeté de l'architecture, donnent à cette scène toute simple un as- pect très-réjouissant ; mais il y a beaucoup à dire sur les procédés de l'exécution, ou plutôt sur l'abus exagéré des empâtements dans tous les coins de la toile. Les lu- mières sont obtenues par un mortier épais d'un pouce et dont on voit le relief, comme dans la singulière pein- ture de feu M. de Forbin. Gare à la maçonnerie ! Si cette |
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sorte de bâtisse opaque et solide va bien aux murs, aux
pierres, et quelquefois aux terrains dans le clair, elle est assurément déplacée dans les parties sombres, dans les demi teintes, dans l'exécution de tous les objets qui exigent de la transparence et de la légèreté. Quelle va- leur ont les empâtements bien ménagés dans les corps solides et lumineux, quand ils s'enlèvent par contraste sur'des touches limpides, lestes et capricieuses! Les maîtres sont bons à consulter sur cette question de pra- tique. Examinez la variété de la touche chez les Hollan* dais, qui sont de grands praticiens. Chaque objet est mo- delé dans un sentiment très-particulier. Les draperies ne sont pas peintes avec le môme mouvement de la main que les chairs et les têtes. Quant aux fonds, presque tou- jours ils sont obtenus par des frottis qui recouvrent à peine la toile ou le panneau. Aussi, quelle est la trans- parence et la profondeur des ombres de Rembrandt, do Cuyp, dePieter de Hooch et d'Ostade 1 Dans la nouvelle peinture de Decamps, on dirait que le pinceau est rem- placé par la truelle ; il est certain que la brosse y fonc- tionne moins que le couteau à palette. Il semble que De- camps prenne à pleines mains de la couleur pâteuse dans un baquet, et la jette contre sa toile; après quoi le couteau-truelle étend cette matière dense, l'égalise et la consolide. On peut bâtir ainsi une maison, même en peinture ; mais comment appliquer ce procédé à l'air et à l'eau ? Dans le canal du Souvenir de la Turquie d'Asie, les canards ont bien de la peine à se dépêtrer de cette fange où ils sont collés comme sur une glu perfide. Lo petit enfant qui les regarde n'a qu'à baisser les mains pour les prendre et les dégager. |
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• Je sais bien que les empâtements successifs, après
avoir gratté chaque couche, donnent des valeurs de ton auxquelles on ne saurait arriver du premier coup, et une richesse infinie de couleur. Chaque couche laisse tou- jours une traînée qui transparaît sous le voile de la nou- velle pâte ; vous avez ainsi ces mille accidents de la lu- mière et, en quelque sorte, le miroitement du soleil sur les objets; vous avez ainsi une couleur locale qui con- tient toutes les autres, de même qu'un rayon de lumière peut se décomposer en plusieurs nuances diverses. C'est sans contredit un des aspects de la nature ; mais la nature ne se manifeste pas de la même façon partout et toujours. A côté de ces fantaisies étourdissantes de la lumière, la nature se plaît à réserver des effets simples et tranquilles, qui font même valoir les oppositions et les contraires. On ne montre pas la lanterne magique à midi ; la fantasma- gorie a besoin d'être isolée dans Pombre. Il faut à la poé- sie fantastique la nuit et le dessous d'une forêt. Le phos- phore est pâle en plein jour, et la flamme du punch ne lance ses gerbes multicolores qu'après le coucher du soleil. Les premiers coloristes des anciennes écoles ont bien
compris et pratique la variété dans leur exécution. Cor- rége, dont la couleur est si lumineuse qu'elle éclaire la nuit, empâte vigoureusement les chairs et les plans sail- lants, mais sa brosse glisse, légère, dans les fonds mysté- rieux. Il y a des parties qui doivent être neutres et vagues dans tous les effets de la nature. Velazquez, qui est si brave et si emporté dans les accents principaux de sa peinture, est transparent, vaporeux et presque insaisis- sable dans le clair-obscur des profondeurs. Watteau, dont |
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on sent chaque touche spirituelle et élégante, comme
les fines ciselures d'un bijou de Cellini, Watteau est peut-être le plus léger de tous les peintres dans ses feuil- lages aérés, dans ses lointains féeriques,, dans ses ciels lucides, semés de nuages impondérables. Le procédé d'empâtement queDecamps a inventé, qu'il
pratique si habilement et qui a fait école, est une con- quête véritable pour rendre certains objets fermes, positifs et résistants. Je ne crois pas qu'aucun peintre ait jamais fait des murs et des terrains mieux que Decamps; mais, encore une fois, l'exécution du peintre doit varier selon la qualité des choses qu'il représente. L'école de l'Em- pire abusait de l'huile et peignait presque tout par tou- ches plates et monotones ; ne nous jetons pas aujourd'hui dans un autre système aussi exclusif en sens contraire. Si l'eau du Souvenir de Turquie était légère et agitée, comme les murs de la terrasse sont fermes et impéné- trables, si la lumière était dégradée avec plus de ména- gement dans les accessoires, ce tableau serait un chef- d'œuvre. La même exagération se remarque dans le Retour du
berger. La figure du pâtre, avec son grand chapeau, son manteau foncé et sa culotte bariolée, est parfaite. Decamps excelle dans ces tournures sauvages et ces ajus- tements capricieux. Le troupeau et le chien noir sont un peu trop confus, quoique la nuit vienne et que la pluie voile les objets. Le ciel est lourd d'exécution, et la bande d'argent qui a conservé quelque lumière à l'horizon ne nous semble pas très-juste d'effet. C'est là, dans un ciel lourd et plombé, que l'abondance de la pâle est dan- gereuse. Le ciel, si bas qu'il soit, est toujours impai- 16.
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pable, et il ne ressemble jamais à une cloche de métal.
Môme «u milieu des nuages les plus épais, sur le som- met des montagnes, où, par certains temps, on ne voit pas le bout de ses pieds, l'air ambiant donne toujours l'impression de l'infini. Tout ciel qui paraît borné et tangible, réel comme la matière, est faux en peinture et il écrase une composition. C'est pourtant, malgré cette pesanteur de la touche
en certaines parties, une belle et vigoureuse peinture que le Retour du berger. Les tableaux de Decamps sont de ceux que nous préférons à l'Exposition de 1846, et c'est même pour cela que nous osons leur adresser quel- que critique. Il ne nous prendra jamais l'envie d'analy- ser et de disséquer cette foule innombrable de tableaux insignifiants qu'aucune qualité originale ne recommande,. La mission du critique est triste et ennuyeuse, quand il ne rencontre sous son regard que des lieux communs qui se traduisent forcément sous sa plume en banalités. Avec des artistes comme Decamps, Delacroix, Scheffer, la passion de l'art est agitée dans quelque fibre bien vivante, et l'on peut étudier les sentiments divers de ces grands hommes, leurs styles et leurs procédés, On est toujours sûr de se tenir dans les régions poétiques et pittoresques, et la discussion apprend toujours quelque chose aux peintres, aux critiques et au public. V'École de petits enfants turcs est un sujet que Decamps
affectionne, et qu'il a traité plusieurs fois dans des com- positions différentes, Celle-ci est capitale par sa dimen- sion, par le bel effet de lumière sur le lambris et les charmants groupes d'enfants, accroupis à droite dans le clair-obscur. Sur la muraille gris-perle tremblote le |
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rayon de soleil qui pénètre par la fenêtre de gauche.
Decamps s'est souvenu de Rembrandt et de Pieter de Hooch. Le vieux maître d'école est étendu comme un pacha sur son divan, avec son écolier d'affection. Les autres moutards s'amusent dans leur coin à n'importe quoi. Vous pensez qu'il ne s'agit pas beaucoup d'étudier ; nous sommes chez les Turcs et dans une salle d'asile. Les heureux Turcs, d'avoir, dans le peuple, des enfants si bien costumés, avec leurs petits turbans, leurs vestes oranges, écarlates, vertes et brunes 1 C'est comme un monceau de belles étoffes et de pierreries, où apparais- sent des têtes rubicondes et malicieuses. Ce groupe d'en- fants est de la belle qualité de couleur de Decamps. Son quatrième tableau, Paysage turc, à droite en
montant la galerie de bois, appartient à M. Thevenin. Sur un chemin qui longe des maisons de campagne très- éclairées, on voit trois ou quatre petits cavaliers au ga- lop, et, un peu en avant, une femme portant sur la tête un vase. Les édifices sont tout blancs, le ciel tout bleu, les petits arbres très-verts. On dit que l'Orient est comme cela : Decamps doit bien le savoir. Cependant l'effet gé- néral n'est pas aussi harmonieux qu'on pourrait le dési- rer, et l'exécution est un peu mesquine. C'est du De- camps fort adouci. Nous aimons mieux le peintre quand il s'abandonne à son tempérament et à son caprice ; alors il trouve des mouvements imprévus et superbes, des combinaisons de couleurs étranges, un style hardi et original. La plupart des artistes perdent la moitié de leurs forces dans des recherches étrangères à leur talent. Il est rare qu'on acquière une qualité dont on n'a pas senti dans sa jeunesse les entraînements irrésistibles. |
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Cette inquiétude hasardeuse qui pousse notre génération
et qui est presque son génie et la source de ses plus pré- cieuses découvertes dans les arts comme dans la pensée., est en môme temps parfois la cause de son impuissance ; elle sied bien à la période de la jeunesse; mais, dans l'âge de la maturité, quand un homme doit être sûr de lui-même, il est beau de voir le calme et l'assurance succéder à l'agitation. Les anciens maîtres étaient bien plus naïfs et plus simples que nous. Après les anxiétés de l'initiation, ils produisaient selon ce que le cœur leur inspirait. Le génie est une fortune qui ne se gagne pas dans les jeux de la terre ; il tombe d'en haut, en pluie d'images ou de pensées, IV
Diaz,
Ce qui fait les maîtres, c'est la singularité, dans le
sens grammatical du mot. Un artiste n'est pas au plu- riel. Que plusieurs hommes fassent la même chose, c'est inutile. Un seul dispenserait des autres. La condition de l'art et du talent est, comme on dit, de se distinguer de la foule. Il n'y a pas deux grands maîtres qui se ressem- blent, quelles que soient les analogies d'époque et de pays, de sentiment et d'école, qui les rapprochent. Toutes les fois qu'un connaisseur ne dit pas du premier coup le nom du peintre devant un ancien tableau, le tableau est de pacotille. Les grands maîtres n'ont même point de maître. Un homme de génie est toujours le premier |
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venu, relativement à sa pensée et à son style. Vous ne
prétendrez pas que Raphaël soit élève du Pérugin : un siècle les sépare ; ni Corrégo du Mantègne, ni Rubens d'Otto Venius, ni Murillo des Castillo, ni David de Bou- cher. De même pour les contemporains. Vous entrez au Sa-
lon : Tiens, un Decamps! un Scheffer! un Delacroix! un Diaz ! un Dupré ! un Roqueplan ! Vous reconnaissez aussi les tableaux de M. Ingres, de M. Paul Delaroche, de M. Horace Vernet, et de quelques autres dont l'indi- vidualité est bien marquée. C'est à l'originalité person- nelle que se mesure le talent. Je défie les critiques les plus compétents de deviner, sans le secours du catalogue, les auteurs de toutes ces grandes toiles qui tapissent le Salon carré, de tous ces portraits sans caractère, de toutes ces compositions banales qui encombrent les galeries. On ne les nomme qu'à livre ouvert, après avoir consulté le numéro. Un peintre peut être fort habile, et n'avoir pas cependant d'existence distincte, quand il ne se sépare pas suffisamment de l'inspiration et de la pratique d'un autre peintre-, témoins MM. Flandrin, Envoyant un de leurs tableaux, vous dites d'abord : Ecole de M. Ingres. C'est seulement après examen, que vous pouvez consta- ter leurs différences avec les autres écoliers du même maître. Diaz, voilà un singulier peintre ! D'où vient-il? qui est
son maître? où a-t-il pris cette couleur et ce charme? Mais d'où viennent aussi Decamps et Ary Scheffer ? d'où vient Eugène Delacroix? Ce n'est pas de Guérin, assurément, quoiqu'il ait étudié dans l'atelier de Guérin. Tous ces hommes ont des tempéraments si divers et des signes de |
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race si accentués, qu'on devrait connaître leurs parents.
Eh bien! ils font mentir le proverbe de Brid'Oison; ils ne sont les fils de personne ; mais ils ont tous la môme origine, c'est-à-dire qu'ils procèdent de leur propre in- néité. Sans doute, après le génie, l'art procède encore de la tradition et de l'étude de la nature ; mais le principe de tout talent, c'est un caractère particulier. Cherchez à qui comparer Eugène Delacroix j vous
croyez le prendre à Rubens, il vous déroute par le Vé- ronèse; vous le suivez à Venise, il vous emporte à Ma- drid, près de Velazquez, pour revenir quelquefois en France, près de Watleau. Decamps n'est pas moins ori* ginal. Il ne ressemble certainement à personne de l'école française; il faudrait aller jusqu'aux Lenain pour lui trouver une analogie lointaine. Est-il Flamand ? point du tout; Hollandais? un peu, dans la famille de Rem- brandt; mais il s'en sépare par les procédés de sa pra- tique ; Espagnol ? pas davantage, quoiqu'il ait la richesse, et les contrastes, et la vigueur des maîtres de Sévjile ou de Madrid ; il est plutôt Italien, de l'école napolitaine, avec Salvator Rosa, et presque Vénitien pour la fermeté de la pâte et la splendeur du coloris ; mais, cependant, vous ne pouvez le fixer dans aucune école, il est lui-même. Diaz est encore plus difficile à classer. Dans toute la
série des maîtres, on lui chercherait vainement des affi- nités. Il rappelle peut-être la fougue et l'abondance de Tiepolo, la finesse de Chardin, mais surtout Watleau et Velazquez. Il a la couleur argentine et harmonieuse de celui-ci, la légèreté et la fantaisie de l'autre. Il fait pen- ser aussi à l'école de Parme dans la qualité des tons de chair, la transparence des ombres et la suavité de la |
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touche. Je ne connais pas de plus charmant coloriste,
quelque part que ce soit. Tous les dons de la couleur, il les a réunis : la vigueur, l'éclat, la finesse, la variété, la lumière. 11 dispose du soleil comme Claude Lorrain ; mais il s'en sert tout autrement. L'admirable Claude Lorrain répand le soleil partout, sur les horizons perdus, sur la mer infinie, avec la sérénité de la nature. Diaz, au contraire, prend un coin de forêt, un intérieur de ha- rem, un bocage mystérieux, et il agace la lumière pour y faire produire mille coquetteries et des effets impré- vus. Le soleil de Diaz est une maîtresse capricieuse, qui rit, qui pleure, qui s'agite, et qui, dans ces accès de pas- sion, montre toute sa puissance et sa beauté. La rareté du talent de Diaz tient à son inspiration
poétique autant qu'à sa couleur délicieuse. Son art n'est point la nature, ni une convention quelconque d'a- près la nature; c'est la poésie des rêves; c'est l'évoca- tion d'un monde surnaturel. Nous disions que la pein- ture de Decamps ressemblait à un Turc au soleil ; la peinture de Diaz est un songe dans les pays enchantés. Il n'y a de ces forêts et de ces créatures voluptueuses que dans les visions ; visions charmantes que donnent l'opium ou le haschich, quand on se porte bien et qu'on est déjà parfaitement heureux. C'est à ce charme féerique qu'il faut attribuer le succès de Diaz; car sa peinture en elle-même, ou plutôt son exécution, est un peu effrayante pour les bourgeois, qui aiment en général la peinture finie, propre et bien compréhensible. S'il faisait des dé- mons au lieu de femmes, et des cavernes au lieu de jar- dins fleuris, les mêmes qualités de couleurne sauveraient pas le sujet. La plupart des artistes qui ont cherché le |
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292 salon de 1846.
fantastique y ont trouvé la terreur et les cauchemars.
Diaz a eu l'esprit de rêver debout les plus belles ma- gies du monde chimérique. La fécondité de Diaz est inépuisable ; car la poésie
imaginaire n'a pas de bornes comme Fimitation réaliste des objets physiques. Dans ce domaine lumineux et par- fumé de l'imagination, il y a toujours quelqu'un, pour parodier le mot de Diderot à propos du sculpteur Le- moine : « Il a beau frapper à la porte du génie, il n'y a jamais personne. » Diaz vous ferait, en un jour, vingt es- quisses toutes différentes, avec des éléments qui sont pourtant les mêmes, du soleil, des arbres, de la peau veloutée, des étoffes brillantes. Que voulez-vous de plus ? La réputation publique de Diaz ne date guère que du
Salon de 1844, où fut exposée la Descente des Bohémiens. Depuis deux ans, sa peinture est extrêmement recher- chée et se vend à des prix élevés. Son abondance n'y peut suffire, quelle que soit la vivacité de son invention et la prestesse de son pinceau. L'heureux poëte, qui, au fond, est peut-être "fort triste ! Walteau, le peintre des fêtes galantes, n'est-il pas mort d'ennui ! Rien n'est plus égayant que les tableaux de Diaz. Ce
sont des fleurs, des pierres précieuses, du printemps et du beau soleil. On aurait dû exposer tous ses tableaux du Salon à la file les uns des autres, comme on a fait pour Ary Scheffer. Après l'examen fastidieux de ces ba- tailles où l'on ne se bat point, de ces tableaux d'église sans inspiration religieuse, de ces paysages sans air, de tant de peintures grises et malades, on serait venu re- prendre do la santé et de la vie dans le monde féerique de Diaz, |
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Ses tableaux sont dispersés partout. Un des principaux,
les Délaissées, se trouve presque en face des Océan/des, de Lehmann, dans la rotonde du milieu des galeries. Quatre femmes demi-nues, dans des attitudes diverses, pleurent les beaux temps de la passion et l'Amour qui s'envole entre les arbres du paysage. Gomment de si charmantes femmes peuvent-elles être délaissées? s'écrie spirituellement VArtiste. Tout le monde voudrait les consoler. Les unes cependant s'affaissent sur le gazon comme des Madeleines, une autre élance ses bras vers le volage Amour5 la quatrième cache sa tête dans ses mains crispées et dans les ondes de ses blonds cheveux ; on ne voit que son dos finement modelé sur lequel fris- sonne une pâle demi-teinte. Le paysage est un intérieur de foret, caressé par les rayons vaporeux du matin. Es- pérons que l'Amour reviendra le soir. La nuit est faite pour les amours, comme dit le vaudeville, et le jour est fait pour se promener sous ces beaux arbres. Le paysage n° 540 est do la plus exquise qualité. Il a
été exposé quelques jours chez M. Durand Ruel, et c'est Meissonier qui l'a acheté ; oui, Mcissonier, le peintre délicat de ces petits marquis si pomponnés, si précieu- sement finis jusqu'à la pointe des ongles. Meissonier est devenu fou de cette peinture ardente, prestigieuse, à la- quelle on reproche souvent de n'être pas terminée, il aime mieux ces prétendues esquisses que les porcelaines luisantes des Belges contemporains. Meissonier s'y con- naît, et il a fait là un acte de protestation contre l'exé- cution mesquine des imitateurs. N'ayez pas peur qu'il achète un Verboeckhoven ou un Koekkoek. Qu'est-ce donc que ce paysage? un intérieur de forêt,
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des arbres blonds, roux, jaunes, verts, dorés, par une lu-
mière qui éclate partout, des ronces et des plantes qui s'entremêlent joyeusement et qui grimpent au tronc des chênes pour avoir leur part de soleil; au milieu^ une petite figure, vêtue d'un rouge harmonieux, concentre le regard. Il est impossible de ne pas adorer la nature, exprimée avec tant de poésie. Aussi Meissonier est-il parti subitement pour quelque forêt, après avoir acheté son Diaz. Peut-être reviendra-t-il paysagiste. N'a-t-il pas déjà essayé les figures en plein air dans le charmant paysage de Français? Le Jardin des Amours appartient au duc de Montpen-
sier. C'est un peu révolutionnaire pour un prince. Les honnêtes conservateurs ne seront pas de son goût en cette circonstance. La France ne resterait pas ce qu'elle est, si la majorité des électeurs votait pour une pareille peinture. Il faudrait recommencer la révolution. Ce Jardin des Amours ressemble un peu au fameux Jardin d'Amour, de Rubens, et beaucoup à l'Ile de Cythère, cette délicieuse esquisse de Watteau, le seul Watleau que possède le Musée. Excepté Watteau et Rubens, il n'y a rien de plus charmant dans tous les maîtres. On dit que c'est une esquisse, comme Vile de Cythère. Je le veux bien 5 mais l'idéal ne saurait être la réalité. Lais- sons les Belges actuels peindre des pots qu'on prendrait par l'anse, et des carottes qui font tirer le couteau des cuisinières; laissons l'école allemande dessiner de tristes pastiches dans le sentiment du moyen âge; mais félici- tons la France de son instinct poétique, de sa fantaisie et de son originalité. La peinture do Diaz est aussi difficile à décrire que
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celle d'Ary Scheffer, par des raisons contraires. Scheffer
s'adresse à cette faculté intime et profonde de l'esprit humain, dont l'expression échappe au langage. Jamais le style écrit ne traduira la physionomie de Jeanne d'Arc sur le bûcher. Scheffer pourrait y prétendre, puis- qu'il s'est élevé jusqu'à la divine inspiration du Christ portant sa croix. De même, Diaz, qui s'adresse surtout aux sens, à la faculté que nous possédons de jouir de la nature et de la vie extérieure, peut exprimer des images devant lesquelles les plus grands écrivains sentiraient leur impuissance; car le procédé de l'écrivain est indi- rect à côté du procédé des peintres. George Sand a écrit de magnifiques paysages ; mais encore faut-il que le lec- teur évoque à chaque mot magique la forme lumineuse de ces belles campagnes, et qu'il y ajoute le détail infini, brodé sur l'harmonie générale. L'image du peintre, si vague qu'elle soit, est bien plus
réelle, et laisse moins à faire au spectateur. Vous avez, dans le Jardin, des Amours, le ciel avec sa lumière rayon- nant partout, les arbres avec leurs nuances variées, el les femmes capricieusement étendues sur le gazon, et leurs draperies chatoyantes qui se mêlent aux fleurettes, fraîches comme la rosée, étincelantes comme le soleil. Le grand artifice de Diaz, sa supériorité extraordinaire, c'est la qualité de la couleur, qui est toujours déterminée par la lumière. Il ne vous montre pas un arbre ou une figure, mais l'effet de soleil sur cette figure ou sur cet arbre. Les meilleurs peintres, excepté quelques coloristes fanatiques, vous présentent d'abord l'objet quelconque dans une sorte d'isolement et d'abstraction, si l'on peut ainsi dire, sauf à y superposer ensuite l'influence des |
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SALON DE 184G.
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objets environnants. Diaz, au contraire, peint le général
dans le particulier, reflétant en quelque sorte le tout dans chaque partie. Les métaphysiciens comprendront à merveille cette observation un peu subtile -, les poètes aussi; car la véritable poésie n'a jamais été le sentiment du détail, mais la haute intelligence des harmonies et de l'ensemble ; être poète, c'est sentir la vie universelle dans chaque atome de la création. LOrientale, exposée dans le salon carré, est un autre
Jardin d'Amour., avec un effet plus vigoureux et des fonds d'une valeur incomparable. Derrière les arbres aux larges feuilles, roussies par l'ardeur du ciel, se de- vinent les bâtiments du harem et quelques figures vive- ment colorées. L'Abandon, qu'on voit aussi dans la même salle, à droite de la porte des galeries, représente une jeune femme nue, assise dans un paysage, et vue de dos. On n'a jamais besoin d'être habillé dans les campagnes de Diaz. L'art du tailleur est inconnu dans ces climats brûlants. Cette petite peinture est de la plus fine qualité. La Léda, des galeries de bois, annonce toujours une
riche palette et une touche délibérée; le ton des chairs fait souvenir du Corrége ; mais la tournure du dessin n'est pas aussi distinguée que dans les autres groupes du même peintre ; le cou du cygne n'a pas la délica- tesse spirituelle et voluptueuse que le poète des sérails aurait pu rêver. A gauche, dans les galeries, se rencontrent encore la
Sagesse et la Magicienne, deux fées de la même famille. La Sagesse est bien folle de ne pas écouter les petits Amours qui voltigent autour d'elle et les provocations de ce paysage enivrant. Soyez sûr qu'elle finira cepen- |
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SALON DE 1841).
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dant par tomber sur les herbes odorantes, enlacée par
les guirlandes dont les perfides génies couvrent sa chaste nudité. La Magicienne, avec sa baguette, n'a rien à faire pour évoquer les prodiges. N'est-elle pas déjà en plein monde fantastique ? Diaz se trouve ainsi, avec Scheffer, Decamps, Dela-
croix, Lehmann et quelques autres, dans les genres les plus divers, un des principaux exposants au Salon de 1846, comme il est un des peintres les plus vivants do notre époque actuelle. Personne ne le surpasse pour la poésie et la couleur. Il n'est pas Espagnol pour rien, et il s'est senti de force, cette année, à porter son nom De la Pena. On a toujours la couleur de son pays. Dis-moi ta cou-
leur et je te dirai d'où tu es ; car tout est harmonique dans la nature. Les Belges sont couleur de bière ; les Espagnols couleur da soleil. Nous avons souvent pour- suivi dans la nature les harmonies de la couleur, qui ne montent jamais sur les hommes, sur les animaux, sur la végétation, sur tout. Les chevaux flamands sont gris- pommelé comme le ciel de Flandre ; voyez les chevaux de Rubens. Les chevaux bourguignons sont péchards, comme les vignerons du pays sont couleur de vin. Les chevaux limousins sont le plus souvent couleur de fer, toujours foncés, comme la végétation locale. L'ours blanc des mers glaciales est couleur de glace; le cygne, cou- leur de neige ; le lion de l'Afrique torride, couleur de feu; les oiseaux des tropiques, jaunes, oranges, rouges, étincelants, couleur de lumière. La perdrix rouge est couleur de bruyère; la grise, couleur de guéret; la caille, couleur de chaume blond ; le renard, couleur de |
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298 SALON DE 1840.
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taillis; le lièvre, couleur de lande; la corneille, couleur
de ruines; le chat-huant, couleur de la nuit ; le halbran, couleur de marais ; la grenouille, couleur de jonc éme- raude; le crapaud, couleur de bourbe; le lézard gris, couleur de muraille. Nous ne faisons qu'indiquer ici une remarque fort si-
gnificative dans les arts, suivant nous, et très-impor- tante en peinture ; car il en ressort mille conséquences pour la couleur et l'harmonie. Ceux qui se préoccupent surtout de la forme pourraient trouver dans la nature les mêmes concordances. La forme, comme la couleur, révèle la destination et indique la localité des êtres. C'est avec cette idée que Cuvier a su reconstruire tout un monde perdu. Donnez-lui une phalange fossile, il vous dessinera l'individu à qui elle appartient. Les oi- seaux aquatiques qui vivent de la pêche, comme le hé- ron au bord des eaux, ont de longues echasses pour arpenter les marécages, et de longs becs pour saisir le poisson dans son transparent domaine ; le mulet a les jambes rapprochées pour marcher sur les chemins étroits ; le cerf des hautes forêts porte des bois sur la tête pour écarter les branches. L'harmonie est jusque dans le mot ; car le fond même du langage, comme le fond de tous les arts, c'est l'analogie. La vie est une, et en. toutes choses. L'artiste est celui qui exprime la vie dans n'importe quoi. |
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SALON DE 1816. 299
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V
JIM. Lelimauii, Aniaury iluval, FI;uuli-in.
Lehmann avait été jusqu'ici un peu étrange, ce qui
est de bon augure, et en même temps un peu imitateur, ce qui est dangereux. Nous avons, presque seul·au Sa- lon de 1844, défendu contre le goût commun son por- trait de Mme Belgiojoso, de même que, cette année, nous risquons de demeurer un peu isolé dans notre admiration de l'excellent portrait d'Amaury Duval. La minorité peut avoir raison par pressentiment, à condition que la majorité lui donne raison dans l'avenir. Nous sommes d'autant plus désintéressé dans le succès de cette école, issue de M, Ingres, et qui cherche la correction et le style aux dépens de la couleur, de la lumière, de la pas- sion, de la fantaisie, de la spontanéité, que nos prédi- lections personnelles nous emportent vers les coloristes et les passionnés. A notre sentiment, Delacroix est plus peintre que M. Ingres et toute son école, que Louis Da- vid et toute l'école de l'Empire, que M. Delaroche et toute l'école bourgeoise ; mais cependant nous sommes de ceux qui ont réhabilité le génie de Louis David et qui applaudissent aux tentatives sérieuses de M. Ingres dans le sens du style et de la beauté correcte. Il n'a été donné qu'à Raphaël de résumer dans sa peinture toutes les perfections de l'art. Après lui, les plus grands artistes sont toujours incomplets de quelque côté ; et c'est là le |
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lien merveilleux qui doit faire comprendre aux hommes
leur solidarité mutuelle et le besoin incessant qu'ils ont les uns des autres. Il est facile de montrer les défauts d'une œuvre d'art
quelconque. Tout guerrier est vulnérable, ne fût-ce qu'au talon. Il n'y a guère de belle femme qui puisse laisser tomber ses draperies devant un aréopage d'ar- tistes et de voluptueux ; mais il faut être d'un tempéra- ment bien triste, pour s'arrêter à une ride secrète, à une inflexion de lignes douteuse , au lieu d'admirer l'en- semble ou les parties irréprochables. Vénus, la déesse parfaite, n'est jamais sortie de la mer, comme le sup- posaient les anciens. Elle nJa jamais été qu'un idéal pour- suivi parles poètes ; mais le flot mystérieux a toujours recouvert quelque fragment de sa beauté. Dans la mythologie antique, elle avait encore les pieds dans la mer. C'était son talon d'Achille. Notre époque n'est pas destinée à la dresser toute nue, en plein soleil. La beauté et la vérité ne sortiront jamais entières du puits symbo- lique. Heureux les privilégiés qui aperçoivent le visage radieux ou le chaste sein de ces immortelles! Lehmann a l'ambition d'évoquer les nymphes anti-
ques. Il s'est attaqué tout simplement à Eschyle et à Prométhée. Il a cherché dans ses Océanides un reflet de la poésie grecque, si simple et si grandiose. Ce groupe des Océanides est très-bien disposé : quatre femmes nues sur un rocher battu par les vagues ; l'une, au sommet, debout et tournée à gauche vers la cime lointaine où Prométhée est enchaîné; un peu au-dessous, deux au- tres femmes : celle-ci assise, de profil à droite, les bras allongés et les mains jointes contre les genoux; celle-là |
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SALON DE 1846. 301
accoudée et vue de face ; la dernière est affaissée, à la
base de cette pyramide humaine, et vue de dos. Nous avons ainsi tous les aspects de la forme féminine. C'est le tour de force que Giorgion fit avec une seule figure dont les quatre faces se reflétaient dans l'eau ou dans le miroir d'une armure accrochée aux branches des arbres. Les Océanides de Lehmann sont d'une belle tournure et d'une belle forme; les têtes ont de la rêverie et une expression profonde; les corps sont modelés avec préci- sion. On pourrait seulement reprocher à ces quatre femmes de présenter le même type, sans une variété suffisante. C'est le défaut de Lehmann, de faire toujours les mêmes personnages, et de peindre un peu dans la même gamme, quel que soit le sujet de son tableau. Ici, les tons verdâtres dominent à bon droit, puisque le groupe est cerné par la mer; mais nous retrouverons tout à l'heure l'abus du vert d'eau dans le Hamlet et dans YOphélia, et même dans les portraits. Shakespeare donc, après Eschyle, puisque nos pein-
tres se font les traducteurs des poètes. Le Hamlet de Shakespeare est peut-être la création littéraire la plus difficile à exprimer en peinture. Il le dit lui-même en frappant sur sa poitrine : «J'ai là quelque chose qu'au- cune manifestation ne peut rendre. » C'est un caractère complexe et vague, quoiqu'il soit en même temps ex- trêmement réel : nature rêveuse et inquiète, qui hésite et disserte toujours devant l'action, et qui cependant tue | olonius comme un rat, tue l'assassin de son père, tue le frère d'Ophélie; esprit judicieux et sensé, qui touche pourtant à la folie; monomane qui lance à travers ses accès les plus purs éclairs de la raison; misanthrope qui |
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302 SALON DE 1^46.
est passionnç pour la justice ; fils dévoué qui martyrise
sa mère; amant impérieux qui raille sa bien-aimée. Hamlet est le plus indéfinissable de tous les types créés par les poètes. Othello , Macbeth, Alceste, Tartufe , Don Quichotte et les autres, trouvent, dans la langue, des a'djectifs qui leur correspondent, ou même ils sont devenus des substantifs · mais comment; qualifier Hamlet en un seul mot, ou, ce qui est presque même chose, en une seule image? Qu'est-ce que Hamlet? la piété filiale, la vengeance humaine, la justice divine, le scepticisme, la rêverie, le devoir, la réflexion, la fatalité. C'est à la fois tout cela, et bien plus encore. Lehmann a rencontré dans sa peinture quelques-uns
des traits de Hamlet, mais non pas l'ensemble du carac- tère. Son personnage est vu de face, de grandeur natu- relle, jusqu'aux genoux. Il est enveloppé de son deuil so- lennel, comme dit Shakespeare : vêtements noirs sur lesquels tranche une ligne de linge, mat, au cou et aux poignets. Il porte une toque noire et de longs cheveux qui tombent de chaque côté, comme dos branches de saule pleureur autour d'une urne funéraire. Son front, plein de tempêtes, est incliné vers le sol, et ses yeux voilés contemplent au dedans sa vengeance méditée. Ses belles mains sont abandonnées le long des plis d'un manteau négligemment drapé. Il a bien l'âge que lui donne Shakespeare, près de trente ans, quoiqu'on l'ap- pelle le jeune Hamlet; car il a connu ce pauvre Yorick, le bouffon, dont le crâne reposeen terre depuis vingt- trois ans. Eugène Delacroix l'a fait plus jeune dans son tableau du fossoyeur, pénétré en ce point de l'esprit plu- tôt que de la lettre du drame. |
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SALON DE 1846. 303
C'est une audace singulière et peut-être imprudente à
Lehmann d'avoir voulu peindre en quelque sorte le per- sonnage abstrait, hors des actes successifs de son rôle. Je sais bien qu'il pense plus qu'il n'agit; mais cepen- dant il est difficile de le séparer d'une des situations émouvantes où Shakespeare l'entraîne, tantôt sur l'es-, plcm.ade devant l'ombre terrible, tantôt à la scène de la comédie, ou tirant l'épée sur le roi agenouillé, ou à la scène du cimetière, ou bien au duel sanglant de la fin. Au contraire, Delacroix avait suivi dans ses magnifiques illustrations le mouvement du poëme anglais. Aussi vous connaissez bien Hamlet, quand vous l'avez vu agité par toutes ces impressions et variable comme olies, médi- tatif et calme au commencement, puis tour à tour ora- geux, caustique, raisonneur, insensé, violent et funeste. Ces passions successives ont môme jeté Delacroix dans une diversité de physionomies qui, ne semblent pas ap- partenir au môme personnage. A chaque scène dont le peintre a tracé l'image, son Hamlet est une nouvelle création. Celui de Lehmann dit sans doute en lui-môme : « Mon
père, ton commandement figurera seul sur les tablettes de mon cerveau. » Ou bien : « Mourir... dormir. Rôver peut-être. » La contemplation pure se prôte-t-ello aux moyens des arts plastiques ? Scheffer, entre autres, sem- ble l'avoir prouvé dans ses Mignons de Ga^the. Lehmann a fait certainement, dans son Hamlet, une belle figure de rêveur, quoique le front, un peu fuyant, convienno encore davantage à un homme d'action. VÖphéiia, en pendant, est représentée au moment où
elle donne des fleurs à son frère Laërte, qu'elle ne re- |
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salon υκ 1846.
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connaît plus. La pauvre folle a des fleurs partout, dans
sa draperie relevée en corbeille, dans ses cheveux, sur son sein, dans sa main gaucho. Elle est de face, comme le Hamlet, et ses grands yeux vous regardent fixement. Une légère demi-teinte voile presque son visage, mais la lumière frappe son cou bleuté de veines et ses fines épaules. Son corsage est ouvert en désordre; sa robe, de riche étoffe, est bariolée de ramages. J'ai entendu critiquer, bien à tort, la bizarrerie de son ajustement et de sa coiffure. Dans Shakespeare, elle est couronnée de paille et de guirlandes. Il y a des gens qui préfèrent les grisettes de M. Court, avec un bonnet de dentelles et une robe bleu-ciel, bien proprement agrafée. Pour notre part, nous félicitons Lehmann de se main-·
tenir dans la haute poésie, tout en lui conseillant de se tourner vers l'art grec ou italien plutôt que vers les fan- taisies du Nord. Shakespeare et Goethe, par exemple, exigent deux qualités presque contraires au talent de Lehmann, Il y a dans Gœthe, et même dans Shake- speare, un certain mysticisme que Scheffer atteint par l'exaltation de son sentiment, qu'Eugène Delacroix tra- duit à merveille par le vague indéfini de sa peinture. Il y a une rêverie profonde et nuageuse qui s'accuse par l'expression, ou par l'exubérance de la couleur, plutôt que par la précision des formes. Le génie a ses latitudes comme l'espace géographique. Winkelmann, quoiqu'il fût d'origine allemande, faillit mourir de mélancolie, quand, après avoir vécu à Rome, au milieu des études antiques, il revint visiter le ciel opaque et les toits an- guleux de sa patrie. Lehmann a exposé aussi trois portraits : un portrait
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de femme, vue de face, à gauche dans le salon carré,
avec des cheveux verts, comme M. Ingres les a peints dans le portrait de Mme d'Haussonvillc ; une belle étude de tête de femme, vue de profil et coiffée d'un châle bleu, retenu par une agrafe ; et le portrait de M. de Nieuwerkerko, qui a le malheur d'être trop verdâtre. Le second portrait de femme, très-correct et très-distingué, est daté: Rome, 1838. Nous avons déjà cité le portrait de femme, p'ar
Amaury Duval, comme le plus beau portrait du Salon, sans comparaison aucune, si ce n'est avec l'austère por- trait de Lamennais, par Ary Scheffer. Les coloristes do notre temps paraissent avoir abandonné le portrait, quoique la figure humaine ait été aussi bien interprétée dans le passé par les Titien , les Velazquez, les Rem- brandt et les van Dyck, que par Raphaël, Léonard ou Poussin, en un sens opposé. Les splendeurs du coloris accompagnent bien le visage, témoin Rigaud chez nous et Reynolds chez les Anglais. Dans le portrait par Amaury Duval, il faut renoncer d'avance à toute magie étrangère à la forme même de la personne qu'il avait devant les yeux. Mais, s'il a sculpté irréprochablement le galbe de ce beau modèle, s'il a exprimé par des lignes précises une certaine individualité, c'est un résultat ar- tiste, digne d'admiration. A la vérité, le procédé est celui des statuaires ou des ciseleurs, et il trahit l'école systé- matique du peintre de Stratonice. Mais encore n'est pas bon sculpteur qui veut. Le portrait d'Amaury Duval est tourné à droite, de
profil, et il s'enlève sur un lambris gris. On dirait une image naturelle, immobilisée dans une glace. À droite, |
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306 SALON DE 1846.
le dossier d'une bergère en étoffe jaune, sur lequel est
jeté un cachemire. Les deux mains de la femme sont élégamment jointes en avant.La robe de soie bleue estcol- laiite et elle modèle faiblement les contours de la taille, Il y a de la noblesse et de la domination dans la pose, un grand caractère dans le profil régulier, qui rappelle un peu le profil de Bonaparte. Lavater pourrait dire la bonne aventure sur ces traits fermement dessinés : beau- coup de résolution, une ardeur ambitieuse mais con- tenue, un coup d'œil perçant, un esprit inflexible. La belle courbure des sourcils indique la vivacité des per- ceptions et un sentiment artiste très-prononcé. La ligne du cou est superbe et d'une pureté rare. Une tête si bien portée n'est pas faite pour s'incliner jamais dans les combats de la vie. Elle conviendrait à symboliser J,a Vic- toire ou la Liberté. La sobriété de l'exécution et la stérilité de la peinture
dans l'entourage ajoutent encore au caractère de la per- sonne représentée. On est bien forcé de ne voir que la tête elle-même et la forme de la taille ; mais la perfec- tion du dessin arrête longtemps les yeux et l'esprit. Il ne manque à ce bas-relief italien que la palpitation do la vie. Le sang ne circule point dans l'intérieur, et rien ne bat sous le corsage glacé. Un pareil système nesera.it pas tolérable, appliquée
des modèles vulgaires. Mais Amaury Duval a eu, le bon- heur de choisir un type extrêmement distingué. Qu'il es- saye la peinture linéaire, si l'on peut ainsi dire, sur l'in · faute naïve de Velazquez, sur la tête flamboyante de Rubens ou sur la tête de Rembrandt 1 Le dédain des ar- tifices de la couleur et des ressources de la variété le |
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SALON DE 184β, 'à$i
condamnent, malgré, son talent, à borner ses, sujets à
des personnages exceptionnels et isolés, à s'arrêter de- vant l'espace, devant les scènes compliquées où s/agitent des passions,. La foule, lui est interdite, au,ssi bien que le plein air ; car c'est le jeu capricieux de la lumière, c'est 1^ puissance du coloris, qui donnent la valeur relative aux divers objets et qui les classent à leur plan. Murillo a, fait, une fois, le Miracle de la multiplication des pains ; les cinq mille hommes y sont ; il n'en manque pas μη. Toute cette foule d'hommes, de femmes et d'enfants se. remue à l'aise sur la croupe d'une colline, Rubens aussi a fait des armées innombrables qui se déploient à l'in- fini. Tours de coloristes. Ici, nous avons, un fond plat, très-rapproçhé; avec μηο figure découpée dessus. Dans un groupe, il faudrait de la profondeur et des tons plus ou moins montés. Amaury Duval aime les sujets anti- ques, qui prêtent au style et à la beauté; nous le dé- fions cependant de peindre un Chœur de nymphes, dan- sant en rond sous l'éclat du soleil; ce qui ne l'empêche pas d'avoir réalisé une mervoille dans son portrait de femme. M. Hippolyto Flandrin montre mieux que personne
les défauts et l'impuissance de cette pratique monotone. Nous n'avons trouvé qu'après de longues recherches ses deux portraits de la galerie, et notre regard n'a pu découvrir encore le n° 660. Mais je suppose que M. Flan- drin consentirait à être jugé sur le portrait 659, placé à droite, en entrant dans la première travée. C'est une peinture très-travaillée et assez, importante par la di- mension. La femme est assise, tournée à gauche, les deux bras nus croisés sur les genoux. Le bras droit est |
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vu en raccourci. La robe est en velours gros bleu ; car
l'auteur affectionne exclusivement le bleu cru , comme Lehmann le vert de mer. Les tons rompus et la combi- naison des couleurs lui sont antipathiques. Il considère toujours la nuance locale en elle-même, sans aucun mé- lange des entourages et abstraction faite de l'action lu- mineuse. Aussi ses chairs et ses étoffes paraissent en carton et en papier colorié. Il a étudié avec une patience consciencieuse la forme de son modèle ; mais la séche- resse et la rigidité ne sont pas le style et la précision. Par malheur, malgré les armoiries peintes sur le fond; le dessin que lui offrait la nature n'a pas les qualités d'é- légance, de distinction et de charme, quipeuventdonner de l'intérêt à la ligne seule quand elle est saisie avec jus- tesse, comme dans le portrait d'Amaury Duval. C'est le commun pris au sérieux et analysé avec une obstinalion digne d'un meilleur sort. C'est l'ennui en peinture. Le soleil et la couleur sont faits pour réjouir les hommes et pour varier incessamment tous les aspects de la nature. Gardons-nous de renoncer à ces présents poétiques. Le portrait n° 662 est un buste sur une toile ovale. La
tête, finement modelée, est de face; le fond sombre; la robe invariablement gros-bleu. On dirait une peinture sur porcelaine. Le portrait du salon carré, n° 661, nous paraît plus librement exécuté. Une collerette en guipure recouvre le sein et le corsage. Le visage a plus de carac- tère et de vigueur. Il est bien regrettable qu'un artiste intelligent et pro-
fondément amoureux de son art, comme M, Flandrin, dé- pense tant de volonté et de courage à poursuivre des fan- tômes dans les ténèbres. On dit qu'il a peint avec succès |
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SALON DE 1846.
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une chapelle où les figures se dessinent sur fond d'or. À
la bonne heure. Ce fond de métal invariable dispense de l'air et de la perspective. La composition est censée une ciselure en relief, collée contre la muraille plate. C'est un pastiche des anciens maîtres catholiques, qui auto- rise à nier le progrès des arts depuis quatre ou cinq siè- cles. Pour une pareille entreprise, un moine érudit conviendrait mieux que Decamps ou Delacroix. Mais, dans le domaine de la vie, il faut le mouvement, la pas- sion et la couleur. En descendant encore un degré plus bas dans ces lim-
bes de Part, on rencontre un petit portrait d'homme, par M. Paul Flandrin, le paysagiste. C'est l'exagération de l'exagération de son frère. Il n'y a plus au delà que le néant et la nuit. MM. Lehmann, Amaury Duval, Hippolyte Flandrin
représentent au Salon l'école do M. Ingres. Tous trois se sont formés à Rome, d'après les austères enseigne- monts du maître. Le système s'est inoculé dans leur sang ot figé sur leur palette. Ils y ont gagné des qualités sé- rieuses, avec des défauts peut-être inguérissables. Mais chez Lehmann et chez Amaury Duval, les qualités ont pris le dessus. Le résultat fait oublier la théorie. Mau- vaise école, et cependant bons peintres. Il est glorieux, de vaincre, quand on est mal armé, sur un terrain dan- gereux, entouré d'abîmes. |
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SALON DE 1846.
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Les paysagistes.
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il y a deux mois, tourmenté par quelques idées sur
le paysage, je partis brusquement à la découverte des Alpes. J'avais un excellent compagnon de voyage, un peu mélancolique, mais poète et spirituel, sans le van- ter. Il sommeillait à moitié dans les passages tristes de la route, mais il se réveillait tout à coup, quand le ciel ou la terre offraient des aspects pittoresques. 11 m'a fait voir bien des choses nouvelles etintéressantes pour les ar- tites.Un soir, après avoir monté à pied unecôte immense, nous nous arrêtâmes sur la hauteur et il m'expliqua, par des exemples naturels, le mystère de la couleur et de la lumière. La nuit était assez profonde, quoiqu'il y eût des étoiles au ciel. Sous nos pieds, autour de nous, la lerre paraissait comme une surface plate et sombre, comme une mer noire, immobile, sans relief. Les quel- ques lumières des maisons isolées semblaient la répéti- tion affaiblie des étoiles dans une mare. Vous voyez bien, me dit-il, que la couleur seule dessine les objets. A preuve que c'est la lumière qui donne la forme, le modelé, le plan ; où est la forme, la nuit ? En effet, les grands arbres décharnés, bordant la route,
étaient collés à plat sur le ciel sourd et opaque, comme une guipure de papier découpé ; l'étendue n'étant pas manifestée entre les arbres et le ciel, les étoiles, qu'on |
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apercevait à travers le tamis des feuilles, avaient l'air
de vers-luisants grimpés sur les branches. La lune vint, quand la voiture reprit son galop sonore,
et nous regardions à la portière les arbres et les haies fantastiques, indistinctes, qui passaient rapides comme une armée de fantômes courant à quelque bataille, avec leurs cuirasses d'argent, Ιβμ^ bras crispés et leurs che- velures ébouriffées. Don Quichotte, seul, aurait pu dé- crire tous ces héros bizarres. Mon compagnon se conten- tait d'en tirer des enseignements pour les peintres. Je lui ai demandé son nom. Il s'appello l'Amour delà nature. Avec ce guide passionné et sans cesse impression-
nable, que d'effets magiques nous avons analysés du- rant le voyage ! Nous avons vu lover le soleil sur le bateau à vapeur de la Saône. Les bords de cette rivière sont plats et découverts. Il faisait encore nuit, mais le jour se préparait. Une bande allongée, incolore, neutre, séparait deux ciels, le ciel d'en haut, et le firmament répercuté dans le fleuve calme. Devant nous, ces deux ciels avaient une teinte violacée qui s'étendait à droite et à gauche, s'adoucissant jusqu'au lilas tendre, un peu bleuté et opaque, comme la couleur de l'amidon ; puis le violet se nuança d'orange et s'assombrit le long de la bande plate. Bientôt des rayons glissèrent en haut et on bas dans les deux ciels, comme une double gerbe, et il se leva deux soleils, pu plutôt Fun montait, l'autre des- cendait avec une allure pareille : alors , au-dessus des bandes de terrain brun qui filaient à nos yeux comme un câble immense, tiré par des mains d'Hercule, les se- conds plans commencèrent à se montrer, et paraissaient immobiles. La terre se modela, les collines s'arron- |
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312 SALON DE 1846.
dirent. Tout reprit sa forme et son dessin sous l'in-
fluence du soleil. Mon compagnon me suivit dans les montagnes et sur
le bord des torrents. Devant ces aspects sublimes, je convenais avec lui qu'aucun peintre n'a jamais repré- senté les montagnes, môme parmi les maîtres anciens ; les cascades de Ruisdael ou* d'Everdingen ne tombent pas de bien haut. Salvator a fait des rochers ; il s'est arrêté au pied des montagnes. Et quant aux verroteries de MM. Calame et Diday, qui ont pourtant le bonheur d'habiter la Suisse, le regard le plus complaisant ne sau- rait y voir les Alpes. Les mauvais peintres donnent pour les Alpes de petites collines enfarinées. Notre histoire de la découverte des montagnes fut
assez curieuse. Quand les premières cimes neigeuses pa- rurent bien loin à l'horizon, nos yeux inquiets hésitèrent entre le nuage et la montagne. Nous nous gardions bien de questionner autour de nous. Il nous fallait des images, et non pas des mots. Où serait la poésie de Christophe Colomb, si on lui eût dit : Cette ligne grise qui borde la mer comme un liséré, c'est la terre promise? Nous vou- lions deviner nous-mêmesnotre Amérique. L'incertitude dura longtemps. Il nous semblait que nous avions sou- vent vu des montagnes plus belles et plus hautes dans les nuages du couchant. Cette petite souris blanche, tapie à l'horizon, accouchera-t-elled'une montagne? Les grandes passions sont quelquefois comme les mon-
tagnes ; on en approche sans soupçonner leur élévation et leurs tourments; à mesure qu'on grimpe, les déchire- ments se font de toutes parts. On croit qu'on se reposera au sommet ; mais, après tant d'efforts, on ne trouve sur |
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la cime que le vertige et l'aveuglement. On en re-
vient le cœur sillonné comme les flancs de la nature. De loin, c'est peu de chose; au pied, c'est superbe;
en haut, c'est effrayant. Enfin, notre doute tomba, et c'est encore le ciel qui
nous fit comprendre la terre. Sur la croupe de celte ap- parition un peu vague, nous distinguâmes un nuage vé- ritable, couché comme un crocodile antédiluvien. L'union de la terre et du ciel était surprise. Mais les nuages ne sont pas si amoureux de la terre, qu'ils la viennent visiter sous leur forme réelle. Il faut que la terre monte vers eux pour ces embrassements. D'ordi- naire, ils ne tombent guère qu'en monnaie, en pluie d'argent, à la façon de Jupiter visitant Danaé en pluie d'or. Les nuages sont fiers et attendent les avances de leur fiancée.C'était donc la montagnequi touchait au ciel. Une fois dans la montagne, combien nous regrettions
de n'être pas peintres 1 11 y avait là-haut des effets étranges que personne n'a traduits en images : dos crêtes • roses qui s'enflamment comme des fournaises sous le soleil, des profondeurs impénétrables, des accents fu- rieux où l'on peut voir des formes d'un autre monde, et, sur le flanc du rocher, de petits pins d'un vert noir et mat qui demeure sombre malgré la plus vive lumière, en opposition à la blancheur éblouissante do la neige. On dirait des millions de moines enfroqués qui escaladent la montagne pour voler à un sabbat dans les nuages. Nous avons vu, là-haut, la source des grands fleuves.
Ça commence par un flocon de neige qui s'abat, fatigué, sur le roc vif, comme un papillon sur une fleur. Les au- tres flocons viennent se reposer bientôt près de celui |
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qui s'est déjà posé. Mais, quand le soleil jaloux arrête
son regard doré sur la montagne, une première goutte d'eau' s'échappe comme une larme, et glisse, attiédie. Ainsi, la montagne pleure en été les baisers que les nuages lui ont donnés pendant l'hiver. C'est le soleil, son amant, qui la fait pleurer. Les larmes viennent tou- jours du ciel. Les montagnes sont des Madeleines dont la peau vigoureuse se sillonne de ruisseaux, sans qu'elles se repentent jamais de leurs amours. Le torrent qui passe à travers tout, c'est cette goutte
de rosée., attirée vers la mer. En descendant, les flots se précipitent, galopent et caracolent, et se heurtent dans les ravitis étroits, comme une foule impatiente. Il y en a qui rebroussent violemment contre les autres, comme une charge effrénée de cavalerie ; mais la vague cepen- dant et la foule, irrésistible comme elle, s'écoulent tou- jours. Rien ne ressemble plus au galop ondoyant et régulier des chevaux que le trémoussement cadencé des vagues sur le roc sonore, avec leur crinière agitée et leur croupe luisante. Pressez-vous, pressez-vous, les hommes vous attendent en bas, entre des rives fleuries., dans un lit tranquille, où vous oublierez la lutte avec le roc im- pénétrable. On ne saurait demander aux paysagistes de s'attaquer
toujours à ces fortes impressions. L'aspect des montagnes est un spectacle extraordinaire. L'aspect de la mer est aussi une exception. Les paysagistes français sont plus naturellement tournés vers la peinture des forêts ou des campagnes. La poésie des arbres n'est-elle pas aussi émouvante que celle des rochers ou des flots? Les forêts conviennent à ombrager la méditation et les |
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sentiments intimes. Dans la plupart des états de l'âme,
un arbre est préférable à un torrerlt. Un prisonnier aimerait mieux devant sa fenêtre un petit peuplier agité par le vent qu'une noble montagne immobile. Cepen- dant toutes les formes de la nature se baignent dans l'infini du ciel. Tout est bien dans les immortels tableaux de l'Auteur
des choses, comme aurait dit Jean-Jacques Rousseau ; tout dégénère sous la main des artistes vulgaires. Tout est beau dans la nature, parce que l'air colore et harmo- nise tout. Il ne s'agit que de bien voir cette peinture na- turelle pour en copier la couleur et le dessin. De pauvres haillons de paysans étendus sur quelque haie au soleil, prennent, à distance, les Ions les plus splendides. Diaz trouve sur sa palette un paradis enchanté, à propos d'un arbre d'automne et d'un buisson qui se tord entre des cailloux. Notre école de paysage affectionne, depuis quelques
années, celte tournure poétique. Ils sont trois ou quatre jeunes peintres qui valent les anciens maîtres et qui ont même apporté dans leur art des éléments tout à fait nouveaux, par exemple, la variété de ton, que les Hol- landais n'ont jamais cherchée. Ruisdael est vert inva- riablement; Huysmans de Malines est brun; van Goien est gris : chacun a sa dominante sur laquelle ne ressor- tent guère de nuances un peu éloignées. C'est de l'har- monie, sans doute, mais de l'harmonie Un peu mono- tone. Quelle que soit la supériorité des maîtres, il est certain que la peinture peut gagner de ce côté. C'est co que notre école nouvelle a entrepris et obtenu jusqu'à un certain point, chez un ou deux des plus habiles. |
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Français vient à leur suite, préoccupé comme eux de
la poésie champêtre et de la richesse de l'expression. Son petit paysage, illustré par Meissonier, obtient une grande vogue dans le salon carré. Il a été acheté 1,500 francs par un amateur dont on ne dit pas le nom. C'est une des raretés les plus curieuses de la peinture actuelle. Les figures de Meissonier sont si fines, si spiri- tuelles, qu'elles font paraître un peu lourd le feuille des arbres de Français, quoique Pexécution du paysage soit très-délicate. Le Soleil couchant, placé à gauche en montant dans la
galerie de bois, rougit le fond d'une campagne déli- cieuse, arrosée par un ruisseau. Il y a un pêcheur. Tout ruisseau entraîne un pêcheur ou des baigneuses. Le ciel est tacheté de nuages capricieux et do rubis. L'effet est très-poétique. Dans son troisième paysage, intitulé les Nymphes, on
sent un peu trop la composition étudiée. Ne retombons pas dans le paysage historique, à la façon de M. Remond ou de M. Bidault, qui ajustent la nature à quelque scène de la mythologie, faisant déteindre Niobé ou Diane sur les arbres et les terrains, Français publie en ce moment même, de concert avec
Charles de Tournemine, un charmant album intitule : les Artistes contemporains. La première livraison contient quatre excellentes lithographies d'après Decamps, Ma- rilhat, Roqueplan et Jules Dupré. La seconde com- prendra Rousseau, Cabat, Decamps et Français lui- même. On trouvera encore, dansles livraisons suivantes, Eugène Delacroix, Bonington, Diaz, Vidal, Rafïet, Ga- varni, Dauzats, Isabey, etc. Le choix est distingué, et un |
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pareil album sera sans doute fort recherché sur les tables
des salons et dans les portefeuilles des collectionneurs. Cabat, que nous aimions tant, reparaît au Salon. Mais,
hélas! il a conservé son domicile dans les ombres du cloîlre étranger ; car le livret donne son adresse chez M. Susse. M. Cave devrait lui offrir un logement dans les ateliers de l'Institut. L'Italie est funeste au talent sin- cère et naïf de Cabat. Il ferait mieux d'habiter une ferme de Normandie qu'un couvent. Ce sont nos grasses et , joyeuses campagnes de la Normandie qui lui avaient in- spiré ses paysages charmants. Il est singulier que le so- leil se voile pour la plupart des peintres qui s'acclimatent dans le Midi. Si l'Italie leur ouvre l'esprit, elle leur ferme les yeux. Cabat a gagné certainement du côté de la composition et du style, mais il a bien perdu du coté delà lumière, de la richesse et de la variété. LeGuaspre l'a ensorcelé comme tant d'autres. Cabat ne songe plus autant à la nature extérieure ; il regarde le paysage dans son esprit, croyant mieux arranger un site que la nature ne l'a pu faire avec sa magie toute-puissante. Il n'y a qu'un seul homme au monde qui ait roussi dans le paysage qu'on appelle de style : c'est Nicolas Poussin, Il est vrai que Poussin l'avait inventé lui-môme. Mais tous ceux qui l'ont voulu imiter se sont perdus dans un faux système. Le paysage composé est, d'ailleurs, une hérésie incon-
testable en peinture. L'homme peut créer un homme dont il porte le type en soi-même; mais le ciel insaisis- sable et le monde infini forment une image si complexe et si variée, que le peintre a besoin d'en saisir les élé- ments sur la réalité, sauf à les animer ensuite d'un reflet 18
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de sa propre vie. Il n'y a pas de paysages moins pro-
fonds que ceux du Guaspre, de Francisque Millet et de l'Orizonti, avec leur prétention aux horizons immenses, et leurs majestueuses découpures de ruines et de mon- tagnes sur le ciel. L'air n'y est point, et c'est justement le ciel qui manque. Or, il n'y a point de terre sans ciel, c'est-à-dire point de paysage sans air et sans lu- mière. Si vous vous occupez exclusivement de la forme, des lignes, de la tournure de vos troncs d'arbres, ou dû dessin de la matière, le ciel vous échappe. Tous les paysagistes savent bien que le ciel ne se met pas après la composition. Les deux tableaux de Cabat sont des œuvres de maître,
mais de maître égaré. Les terrains ont une fermeté rare, les arbres une belle prestance, le ton local une certaine vigueur ; mais l'ensemble est monotone et étouffant. Le soleil ne joue plus comme autrefois entre les panaches mobiles des branches. Une pareille nature peut inspirer sans doute la mélancolie et la placidité; mais les hom- mes ont inventé déjà assez de vilains monuments comme les prisons, les cimetières et les monastères, où l'on trouve ces tristes impressions. Que le paysage conserve du moins sa gaieté et le soleil ses caprices, pour nous consoler des ennuis de tout le reste ! M. Aligny est aussi triste, quoiqu'il feigne dans ses
tableaux une vivo lumière et le plein jour ; cela tient à son système de dessin trop accusé et trop minutieux. Sa villa italienne du salon carré et sa Vue des Etats Ro- mains, exposée dans la première travée à gauche, sont d'un jaune clair peu harmonieux. Vous pouvez compter les feuilles de l'arbre de safran qui occupe le milieu de |
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la Vue des Etats Romains. La composition de la Villa
est très-heureuse, mais les qualités du peintre y font défaut. Elle aurait sans doute du succès en lithographie ou en gravure. Un jeune peintre que nous avons déjà rencontré aux
précédents Salons, Charles Leroux, a exposé deux grands paysages, un Souvenir du haut Poitou et une Lande \ ils sont tous les deux à gauche dans la galerie do bois ; si le classement des tableaux était plus impartial, ils auraient droit à une meilleure place. Charles Leroux a des qua- lités très attirantes, le sentiment poétique et l'exécution vigoureuse. Il ne lui manque que de savoir couper avec proportion le morceau de paysage qu'il veut peindre. De sa Lande, on ferait deux tableaux assez complets. Λ droite, la lisière d'une foret et des arbres bien étudiés; à gauche, la rase campagne, dos terrains solides, cou- verts d'herbes de toute couleur, et un ciel un peu trop marqueté de rouge et de bleu. Dans le Souvenir du haut Poitou, on.pourrait aussi cou-
per toute la partie gauche, qui contrarie l'unité do la composition. Le centre du tableau est invinciblement marqué à la petite rivière mystérieuse dans laquelle se baigne l'ombre des arbres élégants qui font un rideau sur le ciel. Les terrains du premier plan, les eaux et le galbe des hautes futaies, appartiennent à la bonne école dont Jules Du pré est un des plus habiles représentants. Que Charles Leroux mette un peu moins de tout dans sa peinture ; elle y gagnera. Nous avons vu de lui des ébauches excellentes, d'une couleur exquise et d'une fa- cilité très-naïve. L'excès du travail sur un sujet donné peut être un défaut. |
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Le défaut de Troyon, qui est un praticien adroit et
énergique, c'est l'uniformité de son exécution..Tout est peint en pleine pâte., et comme par une cadence réglée du pinceau. Le fond de sa couleur est un vert argenté, sur lequel il paraît poser, après coup, des lumières iso- lées, à la façon de l'ancien paysagiste, M. Giroux, qui faisait miroiter ainsi tous ses tableaux. Nous préférons ses petits paysages, et surtout Y Etude de Fontainebleau^ à sa Vallée de Chevreuse, grand paysage' en hauteur, placé à gaucho dans la galerie après la rotonde. Le Troupeau de vaches sur la lisière d'une forêt, par
M. Coignard, a été très-remarque, comme nous l'avions prévu le premier jour. C'est, en effet, un des paysages les plus amusants du Salon. Si vous avez l'esprit malade, arrêtez-vous devant cette radieuse forêt, où les vaches foulent des herbes odorantes, devant le Printemps ar- gentin de Muller, où les étoffes resplendissent au milieu des fleurs, devant les Diaz où le soleil ne se couche ja- mais. M. Coignard a volé un rayon de lumière à ce ma- gicien inépuisable ; mais le feu et la lumière ont le pri- vilège de se communiquer sans s'éteindre. Diaz a con- servé tout son soleil, quoique M. Coignard se soit allumé à son foyer. Corot aurait besoin de quelque vive étincelle. Avec
une chaleur plus élevée, sa Vue de Fontainebleau serait un excellent paysage. Le tempérament est bon, l'hu- meur poétique, le cœur honnête, l'esprit distingué; mais la peau est trop pâle. M. Hoguet est trop gris, mais très-fin et très-harmo-
nieux dans cette gamme mineure. Le Souvenir d'Ecosse, avec un pont sur des rochers, l'a enlevé à l'imitation |
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d'Eugène Isabey. Après avoir passé ce pont, M. Hoguot
peut marcher tout seul. M. Louis Leroy n'est pas si heureux que l'année der-
nière ; M. Achard non plus. M. Victor Dupré est dans le bon sens, ainsi que M. Bronquart ; M. Brissot de War- ville et M. Toudouzc feront bientôt parler d'eux; MM. Anaslasi, Bron, Mazure et plusieurs autres nous promettenl des peintres. M. Joyant fait toujours ses vues d'architecture dans la manière du Canalelti ou du Guardi. MM. Garbet et Lottier ont peint en mosaïque, l'un le Carnaval, l'autre le Port d'Alger. Le Troupeau de moutons de MUe Rosa Bonheur donne envie de se faire berger, avec une houlette, une veste de soie et des rubans. |
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VII
L,es étrangers.
Il n'est pas difficile d'expliquer la cause de l'infério-
rité actuelle des peintres flamands et hollandais. Nous croyons que tout le monde est d'accord avec nous sur le triple principe des arts, que nous faisons souvent appa- raître dans notre critique, à savoir : l'étude de la nature, l'étude de la tradition ou des anciens maîtres, et l'inspi- ration personnelle de l'artiste. Ces trois éléments sont également indispensables : le premier conduit à la réa- lité, le second à la science ou à l'adresse, le troisième à la poésie. On peut s'égarer en s'attachanl exclusivement à l'un des trois, soit en copiant la nature sans idéal, soit 18.
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en écoutant la poésie sans écouter la nature^ soit en imi-
tant les vieux maîtres sans consulter ses propres impres- sions. C'est là le vice radical dos peintres contemporains qui ont tant de succès en Belgique et en Hollande, de renoncer à la contemplation de la nature et à l'origina- lité de leur sentiment, pour reproduire les œuvres de leurs prédécesseurs. Nous avons déjà fait remarquer cent fois que M. Ver-
boeckhoven cherche Adrien van de Velde, ou Paulus Potter, ou Ommeganck, jamais la nature et la poésie ; M. van Schendel s'acharne aux effets de Schalcken : M.Koekkoek songe àWynants ou à Moucheron; M. Schelf- hout, à Backhuysen ou à Willem van de Velde; M. Leys, à Jan Steen, àOslade, à Pieter dellooch, à Neveu ou à Metsu. Tous ces ouvriers adroits en sont venus à com- poser des tableaux, do mémoire, sans invention et sans vérité, comme faisaient les paysagistes do l'ancienne école sur la foi du Guaspre ou du Poussin, et les grands peintres de l'Empire, d'après les bas-reliefs et les statues antiques : encore ces derniers étudiaient-ils la nature en même temps que la tradition. Nos Belges actuels n'ad- mettent qu'un tiers de l'origine des arts. M. Eugène Verboeckhoven, de Bruxelles, ne nous pa-
raît pas avoir jamais regardé des vaches en plein so- leil, ni les fertiles campagnes de son pays. Jamais ne s'est fait dans son imagination ce travail mystérieux qu'on appelle la poésie, et qui transforme les impressions reçues de la nature. Il procède tout simplement d'après un tableau ou une gravure, arrangeant un arbre dé- pouillé et une verte prairie de Paulus Potter, avec un troupeau d'Adrien van de Velde; aussi ses moutons ne |
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sont que des singes, très-adroits sans contredit et très-
finement grimés; mais la grimace factice perce sous la toison. La naïveté n'y est pas plus que roriginalité. Son Paysage et animaux, exposé dans la première
travée à droite, représente un berger assis, une vache debout et de profil, et des moutons couchés. Regardez à la loupe le rendu minutieux de ces petits animaux; c'est une merveille de patience, une délicatesse de pinceau, qui font pâmer les amateurs de peinture finie. Un ta- bleau de Verboockhoven est toujours accompagné d'une loupe dans les cabinets de mauvais goût. Nous con- seillons à ces fanatiques de Tart délicat de ne se jamais hasarder dans la campagne sans une paire de lunettes; mais nous continuerons, pour notre compte, à regarder avec des yeux bien ouverts le spectacle de la nature. L'art n'est pas# fait pour les myopes, si ce n'est peut- être la miniature et la porcelaine. Assurément la poin- ture à l'huile doit prétendre à l'espace, à la lumière, à Γ infini. L'autre petit tableau de M. Verboeckhoven est dans
le salon carré. C'est encore un pastiche, bien éloigné de van de Velde. On dit que le célèbre peintre de Bruxelles est.arrivé à lécher très-promptement ces petits phéno- mènes si terminés, qui se vendent fort cher. Rubens n'estimait sa journée que 100 florins, et il faisait, à ce taux, des chefs-d'œuvre en quelques jours. Ce n'est pas exagéré ; trois jours de génie : 600 fr. fl est vrai que les tableaux de Rubens ont centuplé de valeur. Tel paysage de M. Verboeckhoven a été payé aussi cher, peut-être, que la Descente de croix de la cathédrale d'Anvers. Mais combien, d,ans vingt ans d*ici, vaudront les tableaux de |
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M. Verboeckhoven? 100 écus, le prix actuel d'un De-
marne, qui montait autrefois à 6 ou 8,000 fr. Le Chien des Pyrénées, avec un aras du Brésil et deux
petits épagneuls, placé à l'extrémité des galeries, à droite , a été fort admiré à l'exposition de Bruxelles. Les animaux sont grands comme nature. En regardant cette peinture débile et fausse, nous songions malgré nous au beau perroquet de la Sainte Famille, de Ru- bens, du musée d'Anvers, et à ces chiens vigoureux de Rubens lui-même, de Snyders ou de Jordaens, dans leurs magnifiques compositions. Ce portrait de chien mérite d'être mis au même rang que les portraits de M. Court ou de M. Dubufe. Nos peintres d'animaux sont plus forts que cela, et peuvent lutter avec le célèbre Landseer, de Londres, qu'on a surnommé le roi des ani- maux. Les lévriers et les chiens de chasse, peints par M. Alfred Dedreux avec tant d'esprit et de facilité, ont, au moins, les caractères de leur race, et des physiono- mies très-originales. Les directeurs du classement au Salon , qui ont eu l'intention ingénieuse d'encadrer les tableaux de Scheffer entre un vigoureux Decarnps et une peinture rubiconde de M. Debon, les ont flanqués, dans le haut, de deux couples de chiens courants, par Alfred Dedreux. Voilà de nobles bêtes, bien comprises et bien exprimées. Les deux chiens de droite, assis côte à côte, nez à nez, les yeux en coulisse, paraissent conver- ser, avec une philosophie digne des personnages de Dau- mier. Il y en a un vieux, à moustache négligée, qui est sans doute revenu des vanités de la vie, tandis que l'au- tre, ambitieux, a conservé les illusions de la gloire. On devine qu'ils se racontent les aventures de la der- |
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nière chasse, et qu'ils méditent de futurs exploits. Le
terre-neuve de M. Verboeckhoven ne songe à rien du tout; il n'a jamais sauvé des flots un enfant qui se noie ; à peine serait-il bon à porter un panier au mar- ché. Qu'on l'empaille pour un cabinet d'histoire natu- relle. M. van Schendel a encore exposé son même tableau ;
il n'en a fait qu'un seul, sous différents titres, depuis le soir où, à la clarté d'une lampe, il a découvert sa spécia- lité, comme nous l'avons raconté au dernier Salon. Sa spécialité, c'est d'imiter Schalcken dans les effets de lu- mière factice. La composition de cette année s'appelle : Fête de village au. sud de la Hollande, avec un double effet de lune et de flambeau. Un effet simple vaudrait mieux, s'il était juste et poétique. Je préfère les à-peu~ près splendides des décorations de théâtre, à ces tableaux tourmentés et prétentieux, et les hallucinations fantas- tiques de John Martin à ces prosaïques trompe-l'œil. L'effet général, d'ailleurs, est absolument manqué. C'est dans la nature fécondée par l'imagination qu'on pour- rait trouver ces aspects étranges et saisissants ; la pra- tique d^un maître et la routine ne servent de rien pour l'ensemble; tout au plus aident-elles dans l'exécution de détails. La bagatelle est, en effet, très-finement tra- vaillée, dans les tableaux de M. van Schendel, et c'est là le défaut principal de sa peinture. Regardez une foule éclairée par des flambeaux, à une distance suffisante pour que les figures paraissent hautes comme la main, soit à un quart de lieue, et vous me direz si vous voyez distinctement le frais visage des jeunes paysannes et le dessin de leurs robes d'indienne. En croyant approcher |
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de la réalité, ces peintres microscopiques sortent de
toutes les conditions de la vie et de la nature. La môme observation s'applique exactement à M. Ver-
boeckhoven et à ses petites vaches, dont on compte les poils, quoiqu'elles soient grosses comme des souris. Peindre des objets éloignés, comme s'ils posaient sous la lentille d'un microscope, c'est une absurdité et une folie. C'est contraire, non-seulement à toute poésie et à l'art véritable, mais encore aux apparences naturelles. Puis- que les Belges veulent imiter, que M. van Schendcl imite, du moins, les effets de nuit ou de lumière de l'immortel Rembrandt. Dans la Ronde de nuit, où les figures sont de grandeur naturelle, et, par conséquent, près du spectateur, cherchez à saisir des détails positifs et immobiles! Λ peine comptez-vous le nombre des per- sonnages, et démêlez-vous leurs attitudes, la réalité cependant est comme cela, outre que l'imagination y trouve son compte. Que M. Verboeckhoven aussi songe plutôt à imiter Albert Cuyp que le faible Ommeganck. Les troupeaux d'Albert Cuyp sont toujours dans la lu- mière, enveloppés d'une atmosphère blonde qui harmo- nise les détails dans l'ensemble et qui dévore les contours extérieurs pour fixer l'attention sur la tournure générale. Sont-ils grands et forts, ces taureaux couchés, avec leur échine noueuse et leurs mufles allongés qui mugissent contre le ciel ! Mais, à la vérité, on ne distinguerait point, avec la loupe la plus phénoménale, le grain de leurs na- seaux, la ciselure imperceptible de leurs cornes et les mille accidents de leur pelage. Nous avons insisté, l'année dernière, sur cette façon
d'interpréter la nature, à propos de M. Brascassat, qui |
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est de l'école de M. Verboeckhoveny de Üomarno et d'Om-
meganck, et à propos de MM. Calame et Diday, les Ge- nevois. Il est si singulier, par exemple, que la Suisse, le plus beau pays du monde, n'ait jamais produit un grand génie dans les arts plastiques ! Genève ne compte qu'un peintre digne de mémoire; savez-vous qui? un minia- turiste , Petitot. Elle honore aujourd'hui comme un Michel-Ange, savez-vous qui? un peintre sur porcelaine, M. Constantin. Genève est bien heureuse d'avoir Jean- Jacques Rousseau ; mais Jean-Jacques est un peu Fran- çais. Anomalie étrange, que Tart suisse soit un art d'hor- loger, ingénieux, bien combiné, avec un système do ressorts bien ajustés et bien polis· art do protestants, triste et compassé ; ou plutôt pays sans art comme il est sans culte, sans grandeur quand il a les montagnes, sans rêverie quand il a son lac ; pays do régularité morne, au milieu d'une nature irrégulière et splendide; gouvernement d'aristocratie, où l'on no parle que d'éga- lité; gouvernement de compression, où l'on ne parle que do liberté. N'cst-il pas merveilleux que l'on fasse des montres et des horloges, le plus minutieux travail de l'industrie, quand on demeure au pied du Mont- Blanc, et de tous ces rochers sauvages et révoltés? Au contraire, la Flandre, qui est un pays calme et uni,
a produit le plus majestueux et le plus emporté des pein- tres, Pierre-Paul Rubens, et une pléiade de coloristes dignes de lui, dans les tableaux de toute dimension. La Hollande, couverte do brouillards, a inspiré Rembrandt, le plus fantastique et le plus original de tous les peintres, et autour de lui une douzaine d'artistes parfaits en ce qu'ils sont, Pieter de Ilooch, Cuyp, lesOstade, les van de |
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Velde, Ruisdael, Hobbema, Metsu, Terburg. Comment
les Belges et les Hollandais d'aujourd'hui peuvent-ils renier de si nobles traditions? L'esprit de tous ces grands hommes est mort en eux et ils croient remplacer l'inspi- ration par la lettre. En imitant un artiste, dont la qualité est justement d'être original, vous êtes à l'antipode même de son talent. On ne peut trop répéter que tous les maîtres, sans exception, sont des types particuliers. Pourquoi voudriez-vous ressembler à Rubens qui ne
ressemble à personne ? Pour être quelqu'un il faut être soi, et non pas quelque autre. Les écoles d'imitateurs ne laissent guère de souvenir dans l'histoire, et elles égarent toujours leurs successeurs. Il a fallu aux Carrache et aux Bolonais une extrême puissance d'assimilation, pour créer des œuvres durables, malgré le vice de leur prin- cipe éclectique. Encore ont-ils entraîné la décadence de l'art en Italie et le scepticisme partout. Nous avons beau chercher parmi tous les tableaux
envoyés de l'étranger, nous ne trouvons nulle part une inspiration vivante, un sentiment d'invention. Partout, le système et le pastiche, au lieu de l'amour de la nature et de la poésie. Qu'on nous pardonne cette triste sévérité envers nos hôtes, qui se risquent à consulter l'opinion de la France, L'hospitalité fraternelle ne dispense pas d'être sincère. Si Vouet eût exposé ses œuvres en Italie, où Titien et Michel-Ange venaient de mourir, l'Italie au- rait pu lui montrer ses imperfections ; elle aurait pu con- voquer , autour de sa peinture vide, une foule de con- temporains qui illustraient encore le pays de Raphaël, comme Annibal Carrache, le Dominiquin, le Guerchin, le Guide, le Caravage et Salvalor^ elle aurait pu même |
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SALON DE 1846. 329
rappeler à la France son art glorieux du seizième siècle,
qujmd Cousin, Goujon, Germain Pilon, décoraient les palais des Valois. Qu'on nous permette donc de parler do Prudhon ou de Géricault, d'Eugène Delacroix ou do Scheffer, aux héritiers de Rubens. L'art, d'ailleurs, est cosmopolite; l'espace est sa patrie; il ne relève que do l'humanité. M. Schelfhout, do La Haye, a exposé une Marine qui
vaut celles de M. Gudin, et un Effet d'hiver, mesquin et pointillé, digne de M. Wickemberg ou de feu Malle- branche. Nous sommes bien loin des maîtres. M. E. van Hove, de La Haye^ a représenté deux épisodes de la vie de Rembrandt et de Teniers, empruntés à la vie dos peintres. Le premier appartient au roi des Pays-Bas, qui possède une belle collection de tableaux hollandais dans son château du Bois, outre lo Musée de La Haye. Le tableau de M. van Hove sera-t-il placé entre un Teniers et un Rembrandt? M. Leys, d'Anvers, est le plus fort de ces peintres
à qui nous reprochons de ne pas suivre leur instinct personnel. Il a une touche grasse et facile, dans la ma- nière de Jan Steen ou de Metsu, une couleur assez va- riée, des ombres qui no manquent pas de transparence. Ses sujets, choisis dans la vie familière, sont abondam- ment composés. On les recherche beaucoup dans quel- ques cabinets, où vous les prendriez pour d'anciennes peintures. Sa Fête bourgeoise au dix-septième siècle est en face de la Bataille d'Isly, C'est un tableau capital dans son. œuvre. Il y a une foule do petites figures très- bien mises en scène et des accessoires à l'infini. M. De- lessert, M. Rhoné et plusieurs autres amateurs ont 19
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dans leur collection des tableaux intéressants de
M. Leys.
Les deux portraits de M. de Keyser, d'Anvers, sont
aussi dans le salon carré, aux angles d'honneur; à gau- che, le portrait de la princesse d'Orange; à droite, celui du roi Guillaume. Car le privilège des meilleures places a été accordé à la peinture exotique. Sous le portrait de la princesse d'Orange est celui de Mllc Adélaïde, par M. Heuss, l'auteur du portrait de M. Guizot. M. Heuss est on ne peut plus étranger. C'est M. de Metternich qui l'a donné à M. Guizot, qui l'a donné à la cour, qui le gardera; car personne n'en voudrait en France. TNfos écoliers font de meilleure peinture. M. Schadow, le célèbre maître de Dusseldorf, n'a pas
eu la même faveur. Son Ecce Homo, que nous avons cher- ché bien longtemps, est à droite dans la galerie do bois, non loin de la porte du grand salon. On sait quelle est la réputation et l'influence de M. Schadow en Allemagne. L'école allemande a été renouvelée par trois hommes, Cornélius, Overbeck et Schadow; le premier trône à Munich, où il gouverne de nombreux disciples. Sa pré- tention est do ressusciter Michel-Ange, par l'ampleur de ses compositions et la tournure de son dessin. Les murs de la GlyptothèquG et des palais de Munich sont cou- verts de ses grandes allégories et de sujets historiques, peints le plus souvent d'après ses cartons par une école bien disciplinée. Cornélius est venu récemment a Paris, et l'on dit qu'il a été fort surpris de la peinture française. 11 ne s'attendait pas, sans doute, à tant d'éclat et de poésie. Overbeck mène un vie modeste et retirée, à Rome;
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mais son système rayonne au loin dans l'Allemagne. U
a quelques analogies avec M. Ingres et des prédilections pareilles, si ce n'est qu'Overbeck est un génie tendre et mystique, naturellement chrétien et rêveur, qui songe à Pérugin, un peu à la jeunesse de Raphaël, mais surtout à l'école ombrienne et à Angelico da Fiesole. Ses compositions sont pures, naïves et religieuses. L'école néocalholique le considère comme un de ses soutiens. Cornélius et Overbeck sont préoccupés exclusivement
du dessin et du style; traitant la couleur comme une fantaisie grossière en peinture. Le troisième chef de l'école allemande., M. Schadow,
est aussi de leur avis, comme le prouve suffisamment son Ecce Homo ; mais nous nous attendions à trouver, du moins, dans son tableau plus de correction, plus de grandeur, plus de sentiment et d'expression. Pour avoir obtenu celte importance dans l'école germanique, nous supposions que M. Schadow, qui occupe Düsseidorf, Cologne et les bords du Rhin, devait posséder quelques- unes des violentes qualités des conquérants, l'autorité de la ligne, ou la persuasion d'une poésie profonde, ou une science magistrale, ou un certain caractère ferme- ment accusé. Les anciens maîtres gothiques, que M. Schadow affectionne, ne manquent pas de ces traits dislinctifs. Albert Durer, Holbein, Cranach, voilà des vainqueurs puissants et d'une forme originale. La vérité est que le Christ du chef de l'école de Düsseidorf ne res- semble ni à Albert Durer, ni à Pérugin, ni à Raphaël, ni aux gothiques, ni aux artistes de la Renaissance, ni aux modernes. C'est une peinture terne et peu signiii- |
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cative, qu'on ne remarquerait pas sans le nom illustre
de l'auteur. La France peut donc être rassurée sur sa supériorité
dans les arts. Les peintres italiens et espagnols, les pein- tres anglais, allemands, flamands, hollandais, sont ve- nus tour à tour se présenter au concours de l'Europe, ouvert chaque année dans les salons du Louvre. Le grand juge, qui est le public français, et dont le désin- téressement universel éloigne toute partialité, nous pa- raît avoir prononcé sur la valeur relative des diverses écoles. La France ne considère jamais sa propre cause dans tout ce qui intéresse la philosophie, la politique ou les arts. Par nature et par générosité, elle s'élève tou- jours à des vues d'ensemble qui dominent les rivalités nationales. C'était la cause de la vérité, que la philosophie de
notre dix-huitième siècle soutenait dans le monde de la pensée. C'était la cause de la civilisation, aussi bien que la cause du peuple français, que la Révolution défen- dait. Aujourd'hui, si la politique française a perdu son influence en Europe, les arts et les lettres nous main- tiennent encore à la tête du monde. VIII
MM. HaiTiiei', Leleux., Bédouin, Cnuillcmin, Besson»
Pigal, .leanron, Saint-Jean, Bellange, etc. Haffner est un vrai bon peintre, suivant l'expression de
Diderot, qui appelait Boucher, bien à tort, un faux bon peintre et un hypocrite. La peinture de Haffner est fran- |
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che, vigoureuse,, et d'un aspect très-saisissant. Après les
belles compositions d'Eugène Delacroix, les brillantes Orientales de Decamps et les féeries de Diaz^ les tableaux de Haffner sont de ceux qui offrent les qualités les plus originales. Il a une manière très-vive de voir la nature ; il sait y démêler des contrastes et des harmonies qu'il exprime avec une variété merveilleuse. Sa pratique, dans les parties fermes, tient de la pratique de Decamps, encore plus de celle de Diaz, qui use également des em- pâtements et des frottis, des accents brusques et des glacis étendus. Il a voyagé dans les Pyrénées avec deux de nos meilleurs paysagistes, et c'est là qu'il a pris l'ha- bitude d'une palette éclatante, d'une touche délibérée et capricieuse. 11 est impossible, pour qui aime la bonne peinture,
de ne pas s'arrêter devant Y Intérieur de ville, n° 898 ; nous sommes à Fontarabie, sur le bord de l'Espagne, Nos villes régulières, blanches et proprettes, ne ressem- blent guère à ces rues en zigzag, à ces maisons qui grimpent l'une sur l'autre, à celte architecture fantasque, bronzée par le soleil. Les toits en éventail, les balcons avancés, les enfoncements sombres, les murs colorés de ces villes méridionales, sont extrêmement pittoresques. L'Intérieur, deHaffner, représente une rue étroite avec des ambages en galeries, comme un pont suspendu entre les maisons. A gauche, un mur croustillant sur lequel se dessinent un délicieux groupe de deux jeunes filles à cheval et un homme drapé dans un lourd manteau. Vous prendriez ces deux petites filles coquettement ac- croupies sur le même cheval, pour Rose et Blanche du Juif Errant, d'Eugène Sue, si lour guide ressemblait à |
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Dagobert, le soldat · mais leur compagnon mystérieux
est tout simplement un montagnard, avec un grand cha- peau rabattu et des chaussures tressées. Cette figure d'homme a le défaut d'être trop courte. Tout à fait à gauche, contre le mur, est acculé un petit bohémien, noir et débraillé comme le Pouilleux de Murillo. De- camps n'a jamais fait uti mur plus solide et plus lumi- neux ; à droite, une fontaine avec des femmes élégam- ment tournées. Dans le second tableau, des Chaudronniers catalans
sont à l'ouvrage devant une sorte de posacla, ombragée à droite par des arbres verts. Ils se penchent sur un bra- sier ardent, tandis que deux femmes debout les regar- dent; une servante curieuse, accoudée sur la terrasse de la posada, leur fait des signes, avec Une physionomie très-éveillée. Notre môme homme, à lourd manteau, fume tranquillement, adossé contre un pilier, et, sur le devant, l'âne porte-bagage est arrêté, de profil, avec sa grosse tête mélancolique. Cela fait songer aux hôtelle- ries de Cervantes dans Don Quichotte et surtout dans ses Nouvelles. L'exécution de ce tableau est très-légère, quoique très-vigoureuse. Le grain de la toile paraît en plusieurs endroits sous la couleur; l'âne, par exemple, est peint en frottis rehaussés par des accents vifs et spi- rituels. La partie supérieure de la maison, où. la jeuue servante montre sa tête joviale, resplendit comme les pierreries de Diaz. L'Intérieur de ferme est un souvenir des Landes, ce
pays singulier où la végétation et le ciel prennent des nuances introuvables ailleurs : une jeune fille tire de l'eau à un puits qui décore le milieu de la cour ; une |
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autre femme lave dans un bassin, et un jeune paysan
emporte sur sa tête une cruche pleine ; à gauche, les bâtiments; à droite, la campagne et les haies fourrées. L'herbe est verte comme certaines mousses des forêts sauvages, et le ciel bleu foncé, dans la gamme des ciels d'Egypte, peints par Marilhat, Adolphe Leleux est aussi un de nos meilleurs peintres
pour les images qui réunissent le sentiment de la nature extérieure à la tournure naïve et vraie des personnages. Celte harmonie des figures et du paysage dans lequel elles s'encadrent, est fort rare aujourd'hui. Les peintres de genre, comme on les appelle je ne sais pourquoi, ar- rangent ordinairement leurs personnages dans quelque petite scène bien combinée, où l'entourage n'a que peu d'importance : le plus souvent c'est un intérieur do chambre, qui esquive les difficultés du plein air. De leur côté, les paysagistes se contentent, en général, do peindre los terrains, les arbres et le ciel, sans les animer par le spectacle de la vie humaine. Legenre mixte, où l'homme et la nature s'expliquent et se complètent mutuellement, embarrasse les faiseurs de catégories. Decamps, par exemple, est à la fois paysagiste, peintre d'histoire et peintre do genre. Watteau aussi émaillait ses paysages délicieux de personnages galants, groupés comme dos buissons de fleurs, Presque tous les maîtres, excepté quelques Hollandais voués à la marine ou aux forêts, ont peint avec une égale supériorité les divers aspects des choses vivantes. Rubens n'allait chercher personne pour le paysage de son Jardin d''Amour, ni Albert Cuyp pour les bergers de ses pâturages, ou les cavaliers doses hôtelleries au bord du grand chemin. Chez les Italiens, |
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durant la belle époque., on no connaissait point ces dis-
tinctions impuissantes de peintre d'histoire ou de peintre d'arbres. Titien a fait les plus beaux paysages du monde. Regardez comme Giorgion peignait la nature dans son Concert champêtre, Corrége dans son Antiope, Tintoret dans sa Suzanne an bain f C'est une idée singulière que les Hollandais et les Flamands eurent de s'associer quel- quefois deux ou trois pour faire un tableau, comme Ruis- dael et Bcrchem, Brvegel et van Balen, Baut et Bau- douin, etmêmeWynants et Adrien van do Yelde. Il n'y a pas de raison pour no pas se mettre une douzaine après la même peinture, et cela s'est essayé vraiment. Est-ce que Ruisdael devrait avoir besoin de Berchem, qui est plus faible que lui ? Est-ce qu'Adrien van de Yelde ne fait pas des paysages mieux que YVynants? Les vrais peintres savent tout peindre quand ils le
veulent. Pieter deHooch n'a-t-il pas fait des paysages et des scènes en plein air, aussi extraordinaires que ses intérieurs; témoin le Jeu de boule de la vente Périer, et quelques tableaux conservés dans les cabinets hollan- dais, particulièrement chez M. van der Hoop, d'Amster- dam? On reprochait une fois à Metsu dépeindre toujours ses personnages coquettement habillés dans des intérieurs d'appartement. Pour prouver qu'il connaissait aussi bien l'anatomie que les étoffes de soie, et le grand soleil que le demi-jour d'un salon, il se mit aussitôt à l'œuvre. Dans un magnifique paysage , où. circule une rivière, il représenta un chasseur qui se déshabille au bord de l'eau pour se baigner. Le chasseur est le portrait de Metsu lui-même, tête et corps. C'est une merveille de science et de naturel. La grosse tête franche et intelligente de |
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Metsu ressemble un peu à celle de Rembrandt. Le torse
et les membres sont irréprochables et défieraient les cri- tiques d'un concile d'anatomistes et d'académiciens réu- nis. Près du chasseur est un beau chien épagneul, digne de Fyt ou de Gryef ; à gauche, suspendus à un arbre, un lièvre et du gibier mort, que Weenix pourrait signer; au second plan, sur un petit pont qui traverse le ruisseau, un bonhomme accoudé, qu'on prendrait pour une figure dOstade. L'harmonie vigoureuse du paysage, la touche abondante, les effets de lumière, ont quelque analogie avec le style magique de Rembrandt. La signature est sur la crosse du fusil. Metsu a démontré, par ce chef- d'œuvre, qu'il aurait pu être Fyt, ou Weenix, ou Ostade, et que l'art est en toutes choses. Nous avons vu ce ta- bleau célèbre, mentionné par divers auteurs, dans la belle collection de M. Tronchin, à Genève, entre des Claude, des van de Velde et des Wouwerman depremière qualité ; car, si Genève n'a pas d'artistes, si son Musée est insignifiant, elle renferme plusieurs collections dis- tinguées, entre autres celle de Mme la comtesse de Sellon et celle de M. Bertrand, qui possède un Hobbema in- comparable. Les paysages et les figures d'Adolphe Leleux sont dans
une harmonie parfaite. Le nid sauvage convient bien à ses couvées de contrebandiers ou de bohémiens. Leleux est un Breton de bonne race, avec une tête brune et ori- ginale qui rappelle Alphonse Karr. Il a commencé vers 1836 à envoyer au Salon des études naïves sur la Basse- Bretagne, où, sans y songer·, il ressuscitait le sentiment d'Adrien van Ostade, uniquement parce qu'il regardait la nature avec simplicité et sans préoccupation systéma- i9.
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tique. C'était quelque danse d'un paysan à la porte d'un
cabaret, une cour de ferme ou une étable ; mais le Midi l'attira bientôt, comme il attire tous les coloristes. De- camps et Marilhat sont devenus peintres en Orient, Dela- croix a voyagé dans le Maroc. Diaz est peut-être le seul qui se soit contenté de la forêt de Fontainebleau, il n'est pas mention que Diaz soit jamais entré dans aucun sé- rail de Constantinople. Mais Diaz eût été de force à in- venter la Turquie, si la Turquie n'existait pas, à ce qu'on dit. Lesultan devrait, en habile politique, appeler à sa cour Decamps et Diaz pour raffermir son empire en dé- cadence, et enseigner à ses peuples tous les charmes poé- tiques de la turquerie. Adolphe Leleux n'a guère poussé ses voyages plus loin
que dans les Pyrénées, la Navarre et Γ Aragon. Il on rap- porta au Salon de 1843 ses Bohémiens à la porte d'une posada ; en 1844, ses Cantonniers, navarrais ; deux ta- bleaux excellents, dont tous les artistes ont conservé le souvenir; en 1845, il exposa le Départ pour le marché, que nous avons revu depuis au foyer de lOdéon. Cette année, les Contrebandiers espagnols méritent d'être clas- sés en première ligne au Salon. Dans un site abrupte, une sorte de ravin encaissé entre des rochers, ayant pour fond des montagnes et des forêts, apparaissent les hardis fraudeurs ; ils sont précédés d'un jeune garçon qui lient en laisse deux limiers ardents. La maréchaussée offi- cielle a-t-elle passé par là ? Nos contrebandiers sont, d'ailleurs, résolus à défendre leur liberté et leur com- merce. Ce sont des hommes vigoureux, habitués à tout, et qui connaissent leurs montagnes. A leur tournure dé- terminée, à leur couleur sauvage, on voit bien qu'ils |
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sont chez eux. Leleux saisit à merveille cette étrangelé
des types et ce caractère particulier aux hommes qui vivent en dehors de la civilisation. Il y a, sur les ro- chers du premier plan, de grands partis-pris d'ombre, fermement exécutés, et, à l'horizon, des découpures har- dies qui donnent à la scène une certaine impression de terreur très-dramatique. Les Faneuses de la basse Bretagne marchent à la file,
comme une grave procession, dans un sentier traversant une lande de bruyères, bornée par un taillis épais et foncé. Elles portent solennellement sur l'épaule les in- struments de leur travail champêtre, fourches et râteaux. Les unes chantent, d'une voix mélancolique, quelque refrain des vieux temps ; les autres rêvent à quelque vague poésie, comme la Jeanne de George Sand, On de- vine que le travail est pour elles un devoir religieux, en même temps qu'une fête. Le peuple des campagnes iso- lées traite encore la terre comme Une Cérès bienfaisante dont il dessert les autels, et le culte catholique lui-même s'associe souvent aux cérémonies agrestes. Dans plu- sieurs provinces de France, on rencontre quelquefois au printemps, le long des petites voies verdoyantes et des blés en herbe, la croix et la bannière, avec le curé et le bedeau en surplis, accompagnés de la foule des labou- reurs, qui chantent les Rogations; ce sont des prières annuelles, adressées au Ciel pour qu'il favorise les moissons. Les Faneuses, de Leleux, nous ont rappelé ces solen-
nités touchantes. Leur tournure tranquille et austère fait songer aussi aux anciens druides, dont le type n'est point complètement effacé dans cette contrée si riche en |
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pierres sacrées, en pneumens, en dolmens et en tradi-
tions de toute espèce du culte primitif. Armand Leleux suit toujours son frère pas à pas de-
puis dix ans. Aux Pyrénées, il répond par la Forêt- Noire ; aux Faneuses de Bretagne, par les Villageoises des Alpes. Ses petites figures intitulées le Bouquet, le Matin, etc., sont très-adroitement peintes, dans un bon sentiment de couleur. Armand Leleux a, d'ailleurs, con- servé une certaine originalité à côté d'Adolphe Leleux. L'année dernière, ses Zingari de la Lombardie-Véni- tienne et ses Baigneuses de la Foret-Noire ne redou- taient aucuno comparaison. M. Hédouin appartient à la mémo école, c'est-à-dire
qu'il a le même instinct de la nature que MM. Leleux, et qu'il traite des sujets analogues. Pour montrer dis- tinctement son propre talent, qui est très-spirituel et très-vrai, il n'aurait qu'à s'inspirer devant les aspects d'une nature différente, ou à composer ses tableaux dans une autre proportion entre les figures et le paysage. M. Guillcmin se tourmente trop de Meissonier. Un de
ses plus fins tableaux, les Amateurs, accuse une rémi- niscence qui n'est point assez dissimulée. Cependant les petites compositions de M. Guillemin sont très-attrayan- tes et peintes avec beaucoup de vigueur. Besson pense aussi à Diaz, comme le montrent ses
trois petits tableaux : Un Jour d'été, le Jardinier du cou- vent et une Femme portent des fleurs. Le modèle est dangereux à suivre, car sa qualité est la plus indivi- duelle qui se puisse voir. Il est facile d'imiter M. Paul Delaroche, dont le talent est une sorte de convenance estimable et d'habileté tranquille, sans hasards et sans |
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audace. Mais comment imiter Diaz et tous les peintres à
bonne fortune, dont les visions glissent dans les rayons du soleil? Le soleil ne luit pas pour tout le monde avec la même magie. On peut copier un mannequin; mais il n'est pas donné à chacun de fixer le prisme sur une toile avec des couleurs pâteuses et bornées. Toutefois, Besson est très-coloriste, et sa Madeleine désespérée au- rait eu du succès, si on l'eût mise en meilleur jour. M. Brun n'imite personne et il invente chaque année
quelque petite comédie de mœurs qu'il peint naïvement dans son coin de province. L'année dernière, il nous a montré le Propriétaire et son fermier, question sociale; cette année, V Electeur et le candidat, question politique; mais les théories sociales et politiques de M. Brun ne sont pas effrayantes : elles se contentent de critiquer le côté ridicule des mœurs bourgeoises. La scène du candidat et do l'électeur est assez fréquente dans nos départe- ments. Un monsieur décoré, vêtu d'une belle redingote jaune, le chapeau sur la tête, une canne à pomme d'or dans la main, est assis à la table d'un cabaret, en face d'un paysan attentif, les deux coudes sur le marbre. Le monsieur décoré grimace ses mines les plus gracieuses, insinuant sans doute à son électeur qu'il fera passer un chemin de fer dans le village, et diminuer l'impôt sur les boissons; le paysan-propriétaire, avec sa bonne foi sérieuse, paraît à moitié gagné; quelques verres d'eau- de-vie feront le reste; et nous verrons sans doute à la Chambre la redingote jaune du candidat décoré. Un des maîtres en ce genre caustique et familier,
Pigal, a exposé une petite scène populaire dont le livret, par erreur, a changé le titre. Au lieu de la Sourde oreille, |
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on a imprimé le titre d'une autre composition de Pigàl,
la Mère Lajoie, refusée par le jury. Est-ce que, par hasard, Pigal aurait eu l'imprudence de caricaturer l'Académie sous le nom de la Mère Lajoie? 11 en est bien capable. M. Alfred Arago a rapporté d'Italie une Récréation de
Louis XI, et des Moines de différents ordres, attendant audience du pape, près d'un des escaliers du Vatican. Vous ne devineriez pas quel est le genre de récréation auquel se livre Louis XI, accompagné de son compère Tristan? Ces deux excellents hommes donnent à manger à des pigeons. La plupart de ces épouvantails histori- ques étaient ainsi parfaits dans leur intérieur. Toutefois, on aperçoit dans le lointain quelques potences avec des grappes de suppliciés. Le tableau des Moines attendant audience est bien
composé, et les têtes ne manquent pas de caractère. M. Alfred Arago paraît très-inquiet du style et de l'ex- pression, Le système de la Villa Médicis a ou sur lui quelque influence dont sa pratique se ressent. Depuis 1840., Jeanron n'avait exposé que deux por-
traits. Le talent de Jeanron a été très-populaire; il est de ceux qui ont tourné la peinture vers les scènes de notre vie contemporaine. On se rappelle ses héros de Juillet, aux bras nus, aux vêtements en lambeaux^ ou ses rudes travailleurs, comme les Forgerons de la Cor- rèze, ou ses Familles de mendiants. C'est Jeanron qui vient d'illustrer ΓHistoire de dix ans, de Louis Blanc. Il a fait aussi, récemment, pour Ledru-Rollin, une belle série de dessins terminés, représentant les diverses épi- sodes dó la vie du prolétaire. Au Salon, il n'a envoyé |
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que deux portraits, savamment peints, et uni buste de
Sixte-Quint, digne des maîtres espagnols, et, eii parti- culier, do Ribera. Jeanron est un dos praticiens les plus énergiques de notre école actuelle. Le talent de M. Saint-Jean, de Lyon, s'écarte heu-
reusement des traditions de l'école lyonnaise. Le carac- tère de l'école de Lyon, qui a une certaine existence à côté de l'école française, est la sécheresse, la minutie, la réalité; elle est représentée par MM. Boimefond, Richard et autres. Je soupçonne M. Brascassat d'être né entre la Saône et le Rhône; Boissieu lui-môme, qui est si fin dans ses eaux-fortes, a dans sa peinture toutes les imperfeclions de la manière de son pays : on en peut juger par le Paysage, du Louvre, n° 1358. M. Saint- Jean, suivant nous, n'est pas véritablement coloriste, comme le croient ses admirateurs. Il manque tout à fait de moelleux dans sa pratique ; défaut capital pour un peintre de fleurs. C'est là qu'il faut de la souplesse, de l'esprit, do la délicatesse, de la légèreté, le sentiment des douces demi-teintes et delà variété infinie dos nuan- ces. Dans les tableaux de M. Saint-Jean, les fleurs les plus subtiles sont peintes comme les feuilles de la tige, ou comme les ciselures métalliques du vase qui porte le bouquet. La peinture des fleurs est extrêmement difficile, et nous ne connaissons pas, dans toute l'histoire, trois peintres qui y aient excellé. Van Dael, van Spaendonck et Redouté, ne méritent pas d'être appelés peintres; ce sont des dessinateurs pour des livres de botanique. M. Saint-Jean a plus de largeur et de fermeté dans la touche; mais il n'a pas la transparence et la suavité de van Huysum. Il ne sait pas que toutes les fleurs sont |
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des sensitives qui s'inclinent, fanées, au moindre attou-
chement. J'aime mieux les fleurs de Diaz que les fleurs de M. Saint-Jean, qui est cependant le meilleur peintre de Lyon. M. Hippolyte Bellange, conservateur du Musée de
Rouen, a peint la Bataille de la Moskowa; M. Karl Gi- rardet, les Indiens loivays exécutant leurs danses devant le roi, aux Tuileries; M. Leullier, un Daniel dans la fosse aux lions; M. Nanteuil, une Bacchanale; M. Louis Garneray, une Pêche à l'anguille; M. Achille Giroux, des Chevaux en liberté; M. Tissier, un Christ portant sa croix; M. Wattier, une Galanterie dans la manière de Watteau; M. Fauvelet, une charmante Conversation; M, Penguilly-VAridon, une spirituelle Parade, Pierrot, Arlequin et Polichinelle ; M. Jame, une excellente Etude de femme, d'après la Louve des Mystères de Paris; Mrae Calamatta, trois tableaux d'un style sévère ; M. Favas, un portrait de femme en pied; M. Demoussy, le portrait de M. Brissot; M. Eugène Goyet, le portrait de M. Ganneron; M. J.-B. Ouignet, le portrait de M. Billaut; M. Decaisne, deux portraits; M. Court, la belle Gracia; M. Dubufe père, un portrait en pied d'en- fant {sic); et M. Dubufe fils, le portrait do Mme Jules Janin. Benjamin Roubaud a exposé deux Souvenirs d'Afri-
que, un Bivouac et un Déjeuner chez les Kabyles. Rou- baud comprend à merveille la tournure des Arabes. Tout le monde n'a pas eu le bonheur de déjeuner avec des Kabyles en plein soleil. M. Appert peint mieux la nature morte que la nature vivante. Son chevreuil pendu au milieu de gibier, est d'un ton très-harmonieux. |
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M. Adrien Guignet est trop noir, M, Chacaton, trop
jaune, M. Flandrin, trop bleu, M. d'Andert, trop violet; M. Bodinier est trop dur, M. Eugène Devéria, trop cru, M. Pingret, trop sec. M. Beaume a copié deux jeunes filles de Greuzo; M. Pichon, la Cène de Philippe de Champaigne. M. Jacquand a imité M. Paul Delaroche ; MmC Desnos a imité M. Henry Scheffer. M. Desgoffe est trop triste; M. Biard a trop d'esprit. Hélas! trop ou trop peu, de ceci ou do cela. Hélas! |
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IX
MM. Horace Ycrnet, Adolphe Brune, (iigoux,
Chenavard, Camille Fontallard, etc. Pressez-vous; les beaux jours du Salon sont passés,
avant que les beaux jours du printemps soient revenus; nous n'avons plus guère qu'un jour distingué, samedi prochain; encore avons-nous perdu déjà les trois De- camps : le Retour du Berger, qui est chez M. Dubois, de la rue de Lancry ; les Canards, chez M. le marquis Mai- son, à côté du Corps de garde turc, et YEcole des Enfants, Asie Mineure. Decamps s'est blessé du refus d'un de ses tableaux, le Baptême de saint Jean, et il a usé de son droit en retirant ses ouvrages pendant la fermeture du Salon. Nous avons perdu aussi le paysage de Français avec les figures de Meissonier, les grandes Chasses d'Al- fred Dedreux, transportées à l'hôtel Lehon, aux Champs- Elysées, et trois Scheffer : le portrait de Lamennais qui |
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est à la gravure, le Christ et les Saintes femmes, payé
15,000 ff. par M. Goupil, et le Christ portant sa croix ; tous deux enlevés pour la prochaine exposition de Lon- dres. Nous avions peur pour les deux Faust, payés 45,000 fr. par M. Susse ; pour les Délaissées, de Diaz, payées 4,500 fr. par M. de Narbonne; pour le Dos de femme, qui coûte 1,000 fr. à M. Collot. Heureusement, les Faust, d'Ary Scheffer, et les Diaz sont encore au Sa- lon. Les Delacroix ont été un peu mieux éclairés dans le nouveau classement. Les Lehmann ont été dérangés de quelques pieds. Le portrait à armoiries, de M. Flandrin, a été baissé à hauteur d'appui. Du reste, les étrangers tiennent toujours les places privilégiées. Honni soit qui mal y pense ! comme disent les Anglais et M. Guizot. Le lambris à droite, dans le salon carré, est toujours
occupé par la Bataille d'hly, de M. Horace Vernet. Nous n'en avions pas encore parlé, parce qu'elle est plus facile à apercevoir que les Marquis de Meissonier, ou les Magi- ciennes de Diaz. M. Horace Vernet n'a plus besoin des trompettes de la critique. Les trompettes de notre armée d'Afrique suffisent à sonner sa renommée, Depuis la mort de Chariot, personne no fait mieux que M. Horace Vernet les troupiers français. Cette Bataille d'hly, digne pendant de la Smala, de l'année dernière, est le tableau qui a le plus arrêté le public au présent Salon, avec les solennités royales de Windsor et des Tuileries. Les pein- tres officiels ont eu le soin de mettre sous leur peinture un dessin explicatif des personnages. Dans l'appendice inférieur du tableau de M. Vernet, les officiers ont le ti- tre de Monsieur ; le nom des sou s-officiers et soldats est écrit tout court : un tel, maréchal des logis aux |
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chasseurs d'Afrique, tué ; M. le capitaine un tel, etc. ;
c'est une convenance de la hiérarchie. Les parents des victimes plébéiennes de notre armée d'Afrique n'y ont pas fait attention. Officiers et soldats meurent, d'ail- leurs, avec le môme courage et le même amour de la patrie. La Bataille d'Jsly n'est pas plus un tableau que la
grande toile de la Smala. C'est un plan stratégique, très- intéressant pour les guerriers du dix-neuvième siècle et pour les rédacteurs de chroniques militaires. Je crois qu'on a déjà comparé Horace Vernet à van der Mculen, l'historien tranquille des parades de Louis XIV, quoique nos combats d'Afrique soient un peu plus meurtriers que les évolutions do la guerre des Flandres au dix-septième siècle. Il ne faut cependant point attendre de M. Horace Vernet des mêlées furieuses comme dans les batailles do Salvator ou du Bourguignon, mais des épisodes drama- tiques, vivement saisis et spirituellement exprimés. La Bataille d'hly est, en effet, partagée en quatre épisodes : à gauche, les tentes de nos soldats, puis le maréchal Bugeaud recevant du colonel des spahis le fameux parasol enlevé au fils de l'empereur du Maroc, puis l'ambulance des militaires blessés, et enfin, à droite, la charge des cavaliers. La plupart des groupes, considérés isolément, sont des merveilles d'expression ; on remarque surtout les officiers relevés mourants, vers le milieu de la toile, et les petits escadrons de droite qui partent ail galop. Tout le mondé voudrait avoir la lithographie de cette composition patriotique ; mais de tableau, point. Il est impossible de saisir l'ensemble de la scène, faute de cen- tre d'effet et d'Unité d'itripression. Les fonds manquent |
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de profondeur, et le ciel est, comme toujours, en papier
gris, légèrement bleuté. Les grands tableaux sont presque tous restés à leur
place dans le salon carré. Nous y retrouvons le Martyre de saint Genest, par M. Lestang-Parade, qui vient à point après la reprise du Saint-Genest, de Rotrou, àl'Odéon ; le Solon, de M. Papety, si bien caricaturé dans le Chari- vari, par Cham ; \q Saint-Mar tin, commando à M. Quecq, par le ministre de l'intérieur : le Sang de Vénus, par M. Glaize, qui a trop abusé de la pourpre ; une excel- lente peinture, malheureusement exposée trop haut, le Lendemain d'une tempête, par M. Duveau ; un immense tableau, par M. Jouy, en face de la toile de M. Horace Vernet ; le Château de Windsor, par M. Winterhalter ; le Château d'Eu, où M. Eugène Lamy a coquettement représenté la reine Victoria, reçue par la famille royale de France ; un lumineux portrait des enfants du comte de Laborde, par Muller ; et le Caïn tuant son frère Abel, par Adolphe Brune. Depuis 1840, Brune n'a exposé qu'un Christ descendu
de la croix, au dernier Salon. Son talent s'était vigoureu- sement annoncé, en 1834, par la Tentation de saint An- toine, et, en 1835, par Y Exorcisme de Charles II, d'Es- - pagne, qui rappelaient les maîtres espagnols ou les vénitiens. En 1837, les Filles de Loth, en 1838, les Vertus théologales, en 1839, Y Envie, maintinrent Adolphe Brune parmi les bons peintres de Pécole actuelle. Il semble aujourd'hui qu'il ait perdu de son originalité, mais non pas de sa science magistrale et de la fermeté de sa pra- tique. Personne, parmi les meilleurs anatomistes de l'école de Louis David, n'a enlevé des figures nues, de |
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grandeur naturelle, avec plus d'aplomb et de réalité.
Mais reproduire la nature ne suffit pas, même dans l'art plastique du peintre ou du statuaire. Il faut que l'artiste communique à ses images quelque étincelle de sa propre vie. Le Caïn tuant Abel, de Brune, a été peint sans en- thousiasme et sans inspiration, défaut qui n'est pas ha- bituel à l'auteur du Saint Antoine et des Filles de Loth. Gigoux représente assez bien pour notre époque ce
que représentent les Bolonais dans l'école italienne. C'est un maître très-habile et entièrement dévoué à son art. Comme les Carrache, qui avaient toujours le crayon à la main, et qui dessinaient en marchant, en mangeant, et presque en dormant, Gigoux est sans cesse occupé de son amour. Il peint dès le lever du soleil, et il dessine le soir. Il passe de son atelier dans l'atelier de ses élèves qu'il encourage de sa parole et de son pinceau. Comme les Carrache, il a formé une pléiade de peintres fort dis- tingués; il vient de perdre, hélas! un de ses disciples fa- voris, Hector Martin, un charmant artiste, qui était déjà un habile praticien à vingt ans, et qui avait exposé un paysage au foyer de l'Odéon. Nous l'avions élevé, — Gigoux, Rousseau et moi, — comme notre enfant à tous trois. Il est mort après avoir produit quelques fleurs d'une belle couleur. Le talent de Gigoux s'est déjà transformé plusieurs
fois; mais, au travers de ses métempsycoses, il lui reste toujours une exécution large et sévère, qui indique l'as- similation des maîtres de la grande école. Par malheur, son style manque d'individualité. A force de pratiquer les maîtres, comme avaient fait les Bolonais, ses compo- sitions n'ont plus de caractère particulier. Annibal Car- |
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rache avait la prétention de résumer dans ses tableaux le
dessin des Florentins, la couleur du Corrége et l'ordon- nance de l'école romaine. Ces résumés sont toujours dan- gereux et nuisent à la spontanéité de l'artiste. L'aspect général du Mariage de la Vierge, par Gigoux, n'est donc pas très-saisissant, quoique la disposition de la scène soit bien agencée et que les morceaux soient excellem- ment peints. La vierge, placée à droite, et les chastes figures de femmes groupées derrière elle, ont du charme et de la simplicité ; mais le saint Joseph et le grand prêtre sont un peu lourds. Le grand manteau jaune du Joseph n'est pas d'un goût parfait. Les compositions his- toriques paraissent mieux convenir au peintre de la Mort de Léonard de Vinci et de la Cléopâtre essayant des poi- sons sur ses esclaves. Chenavard est un Florentin, comme Gigoux est un Bo-
lonais. Pour Chenavard, à le juger sur son Enfer, du Salon, Michel-Ange est le seul dieu orthodoxe ; un dieu en effet, mais terrible et exclusif comme le Jéhovah de Moïse. Ce tableau de VEnfer n'est, suivant Chenavard, que l'esquisse terminée d'un sujet qu'il aurait voulu pein- dre en plus grande proportion; car Chenavard affec- tionne les toiles immenses, et il est de force à attaquer des compositions gigantesques, comme il l'a prouvé dans le Martyre de saint Poly'carpe, haut de dix-huit pieds, avec plus de trente figures, exposé en 1841,, et dans la Pentecôte et la Résurrection des morts, exécutées pour le ministère de l'intérieur. On se rappelle aussi deux des- sins remarquables de Chenavard, une Séance de la Con- stituante et le Jugement de Louis XVI, refusé autrefois par le jury, et exposé plus tard dans une galerie publique. |
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Chenavard n'est pas seulement un orateur en pemture,
comme l'a dit spirituellement VArtiste; c'est aussi un penseur éminent et un dessinateur vigoureux; mais son ambition du haut style et de la signification dans les arts réprime sa fécondité. Il a le malheur de penser que l'art actuel esl en dehors de toutes les grandes traditions, que l'esprit intérieur s'est enfui de la peinture, et qu'il faut ressusciter ce Lazare par une foi régénérée et par des moyens nouveaux. Cette croyance a bien quelque fondement; mais elle arrête souvent Chenavard au bord des productions faciles et vaines. La pensée critique im- mobilise la main puissante ; le système profond fait né- gliger les moyens extérieurs. Dans son Enfer, Chenavard n'a songé qu'à la tournure et à la grandeur, à la correc- tion et à la difficulté du dessin, oubliant que la couleur est un des moyens d'expression de la peinture. Il ne faut donc considérer son tableau que comme un carton de maître, destiné à être gravé ; mais encore pourra-t-on lui reprocher d'avoir copié trop pareillement plusieurs figures entières du Jugement dernier, comme avait déjà fait Kaulbaeh, de Munich, dans sa belle composition de la Bataille des Huns, dont la gravure fut très-admiréo à Paris, il y a quelques années. A son tour, M. Debon est un Flamand, de l'école de
Gaspar Crayer et de Gérard Honlhorsl, grands prati- ciens, larges brosseurs qui eurent le tort de délayer la palette de Rubens. M. Debon est à l'aise dans les figures colossales, et il peindrait volontiers avec un balai trempé dans un seau, comme Herrera le vieux. Son exécution est abondante, mais souvent lâchée; sa couleur violente, mais souvent trop crue; pour lui, la lumière n'a guère |
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de demi-teintes et elle s'étale brillante sur tous les ob-
jets. Ses rouges sont trop éclatants, ses tons, en général, trop entiers. La partie gauche de son Concert dans l'ate- lier, où un homme vêtu de noir et coiffé d'un grand cha- peau, dans le costume de quelque maître hollandais du dix-septième siècle, s'épanouit en saisissant un verre, est peinte avec une verve et une ampleur bien rares chez nos peintres actuels. Mais la couleur de là partie droite est dure et agaçante, comme aussi la couleur de son petit tableau, Henri Vlll et François /er. On dit que M. Lassale-Bordes a travaillé chez Dela-
croix : il n'y paraît qu'à demi dans son grand tableau de la Mort de Cléopâtre. Il a cherché, en effet, le côté dra- matique de son sujet, mais sa couleur âpre et saccadée, comme celle de M. Debon, manque tout à fait des qua- lités harmonieuses; les figures sont de bois sculpté et colorié à teinte plate, et l'air ne circule point autour d'elles. Quelle belle scène cependant, assez bien com- prise, du reste, par M. Lassai e l C'est le moment su- prême où Cléopâtre sent déjà dans ses veines le poison de l'aspic ; Iras est morte à ses pieds ; Charmion, mou- rante, arrange encore le diadème autour de la tête desa maîtresse qui se redresse devant l'envoyé de César, pour lui dire : « Tu cherches la fille des Ptolémées ? Tiens, regarde-la ! » Fernand Boissard, qui débuta, il y a dix ans, par un ta-
bleau très-original, Episode de la retraite de Moscou, a exposé une Madeleine au Désert, On voit que Boissard connaît bien les maîtres, et qu'il pratique habilement les procédés de la bonne peinture. Il pourrait oser des compositions plus vastes et plus variées, pour |
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mettre en évidence les ressources de son exécution,
M. Jules Varnier a représente les Troubles d'Avignon, en 1790, lorsque la garde nationale d'Orange prit pos- session du comtat, au nom de la Constituante. Le sujet, commandé par le ministère de l'intérieur, était difficile et compliqué. Eugène Devéria a représenté l'Inaugura- tion de la statue de Henri IV sur la place de Pau ·, Achille Devéria, un Repos de la Sainte Famille en Egypte; Eu- gène Giraud, les Fiévreux dans la campagne de Rome ; Gudin, une foule de Combats maritimes, outre ses fan- taisies, comme le Lion au lever du soleil, les Amants au lever de la lune, une Nuit de Naples, etc.; Tony Johan- not, le Roi offrant à la reine Victoria deux tapisseincs des Gobelins ;M. Morel-Falio, le Roi partant du Trëport pour aller recevoir la reine d'Angleterre. Nous omettons en- core beaucoup de tableaux commandés par la Liste civile ou par les ministères. La peinture officielle est, en général, peu réjouissante, le choix dos artistes dépen- dant moins du mérite que des prolecteurs et des rela- tions. J'ai chez moi un tableau qui m'a coûté six francs, en
vente publique, et qui vaut mieux que l'immense majo- rité des tableaux de Versailles. L'histoire de cette belle peinture représentant l'Hôpital des Capucins^ avec une vingtaine de figures, est assez curieuse. Personne ne pouvait nommer l'auteur; il y a des parties qui rap- pellent Géricault, d'autres Eugène Delacroix ; il y a des qualités d'expression, de physionomie et de mimique, de touche et de couleur, qui manifestent une vigoureuse organisation de poëte et de peintre. L'exécution est à la fois savante et naïve, la composition très-naturelle et ex- 20
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S Λ LOS DE 484»),
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trêmemewt originale en même temps. Qui donc peut
avoir fait cette merveilleuse esquisse? On nommait les meilleurs peintres; mais cependant diverses singularités échappaient à toute attribution. Les plus fins connais- seurs y ont passé, admirant cette œuvre anonyme, jus- qu'à ce que, par hasard, un profane dit, en entrant : « Tiens, voilà les Capucins que j'ai vu faire par Camille Fontallard 1 » Camille Fontallard n'a rien au Musée de Versailles ni
dans aucune église. Aucun député ne pourrait donner Γ Hôpital des Capucins à la chapelle do son endroit. Mais combien de tableaux d'église et de tableaux de Ver- sailles, payés 600 ou même 6,000 francs, ne se ven- draient pas six francs, le prix de quelque chef-d'œuvre inconnu ! |
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SCULPTURE.
David d'Angers, Rude, Maindroii, Pradier, etc. David d'Angers n'a rien envoyé au Salon. Sa grande
statue de Larrey, qui doit décorer la cour principale du Yal-de-Grâce, est chez le fondeur en bronze. Le pié- destal offrira quatre bas-reliefs : Larrey organisant les ambulances volantes, destinées à secourir les blessés sous le feu de l'ennemi : la Bataille d'Ausicrlîtz ; une des batailles en Egypte, et le Passage delà Béi'ésina. M. Da- vid est occupé encore à la statue de Casimir Dfkvigm; |
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et à celle de Bernardin de Saint-Pierre pour le Havre. Il
est bien regrettable que sa belle statue de Jean Bart n'ait pas pu attendre le Salon. La ville de Dunkerque était pressée d'inaugurer son héros sur la place publi- que; le peuple et les marins voulaient leur bronze tout de suite, et ils l'ont enlevé sans que Paris ait eu le temps de l'admirer. Nous l'avons vu cependant au milieu des ateliers de la fonte ; c'est un des excellents ouvrages de David, et qui prouvera, dans quelques siècles,que «nous n'étions pas des enfants, du moins en sculpture» .comme disait Diderot à propos de Falconnel. David d'Angers est certainement le statuaire qui, plus tard, représen- tera notre époque, comme Germain Pilon, la Renais- sance; Girardon, le siècle de Louis XIV; et les Coustou, le dix-huitième, siècle, il a sur eux l'avantage de tra- vailler pour des villes et pour Tout-le-monde, tandis qu'ils ne travaillaient que pour des palais et pour le prince. Depuis la Renaissance, la sculpture n'avait guère fait
que de la mythologie et de l'allégorie, transformant môme les personnages historiques en dieux païens, dés- habillant Louis XIV en Apollon avec une perruque, et les maîtresses royales en Dianes ou en Vénus. Notre siècle s'est retourné sérieusement vers l'histoire, et Da- vid d'Angers a eu le privilège de reproduire les plus grands hommes de tous les pays, sans les adoniser ni les travestir. L'œuvre de David d'Angers sera bien cu- rieux dans mille ans, quand on retrouvera tous nos contemporains illustres, en bronze ou en marbre, en ronde-bosse ou en bas-relief. La tête de Lamennais n'aura pas moins d'intérêt pour la postérité que les têtes |
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des Sénèque ou des Cicéron, découvertes sous les ruines
de l'ancienne Rome. Rude s'est abstenu, de son côté, de présenter au juge-
ment de ses amis les ennemis, composant le jury acadé- mique, une grande statue de Napoléon, destinée à la Bourgogne. Nous avons vu dans son atelier le modèle en terre, qui sera coulé en bronze, et qui surmontera un tombeau consacré à la mémoire de l'Empereur dans une propriété particulière, à Fixin, près de Dijon. Oui, co sont deux hommes qui ont imaginé d'élever, tout seuls, et à leurs frais, un monument à Napoléon; c'est Rude lui-même, avec un de ses camarades de l'Empire, officier de la vieille armée, qui se donnent le plaisir de célébrer en famille le guerrier qu'ils ont connu et ad- miré. Il se pourrait bien que le tombeau de Dijon valût le tombeau des Invalides. Quand M. Rude, avec sa grosse tête qui rappelle un
peu Michel-Ange, et sa longue barbe grise, m'a raconté cela très-simplement, comme quoi ils faisaient, à deux, leur épopée nationale, l'un fournissant le capital, l'au- tre le talent et le travail, il m'a semblé que le sentiment politique n'était pas mort en Franco. Les vieux de la Révolution et de l'Empire ont conservé le culte de la patrie et des choses héroïques. La fête de Jean Bart, de David d'Angers, nous l'avait montré dans les popula- tions provinciales; nous le retrouvions ici chez le vigou- reux auteur du bas-relief de 92, à l'arc de l'Etoile. Le Napoléon de Rude est couché sur le roc de Sainte-
Hélène, et enveloppé de son manteau comme d'un lin- ceul. Tl semble se réveiller de la mort dans l'immor- talité. Sa tête est belle et radieuse ; la draperie est |
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simple et modelée à grands plans qui laissent transpa-
raître la forme du corps. C'est une apothéose pleine de conviction, et presque religieuse; c'est comme une pro- messe de résurrection future. Peut-être, quelque jour, en passant par la Bourgogne, apercevrez-vous le mau- solée de Napoléon sur un tertre, entouré de cyprès, et vous songerez aux deux généreux patriotes qui ont entendu symboliser la France dans son empereur belliqueux. Les seize élèves de Rude ont été refusés par lo jury,
comme nous l'avons annoncé le jour de l'ouverture. La proscription est flagrante. L'Académie n'aime pas l'in- dépendance du caractère et l'énergie du talent. Pour- quoi les élèves de Rude ne vont-ils pas à l'atelier do M. Nanteuil ou de M. Ramey? Mais, à propos, quels sont donc les ouvrages publics do M. Ramey, de M. Nan- teuil et de ces autres Romains inflexibles, pour les re- commander à la jeunesse amoureuse des arts? Ces Mi- chel-Ange jaloux n'ont jamais fait de chefs-d'œuvre, à notre connaissance, ni dans le style antique, ni dans lo style religieux, ni dans le style moderne. Quel droit ont- ils de refuser une école tout entière, assurément bien conduite, de refuser la Lucrèce de Maindron, ou la Vierge de Du Seigneur, ou la Danseuse de Lévôque, ou les Ani- maux de Fratin, ou les bustes de tout le monde? Ils n'ont jamais sculpté ni dieu ni bête, ni homme ni femme, avec les apparences de la vie. Nous les défions, à eux tous, do modeler une statue do l'Impuissance, qui est leur déesse, pour l'exposer dans la salle secrète dé leurs proscriptions. L'habile enseignement do Rude a produit cependant
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plusieurs disciples, dont les œuvres méritaient la publi-
cité. On nous a montré une Vierge de M. Blanc, un Enfant prodigue de M. Montagni, un Saint-Pierre de M. Franceschi., un Ange funèbre de M. Capellanoau, qui annoncent des études sérieuses et un bon sentiment de la forme et du style. Mais, encore une fois, le jury a bien refusé Du Seigneur, qui a décoré des églises entières, et Maindron, qui a fait la Velléda du Luxembourg et la statue du général Travot, sur la place de Bourbon- Vendée. Par hasard, ou par indulgence, en compensation de
la Lucrèce, statue de sept pieds, et d'un bas-relief de huit pieds, en marbre, pour un tombeau, les sculpteurs de l'Académie ont reçu l'Aloys Senefelder, de Maindron. Senefelder est l'inventeur de la lithographie. Né à Pra- gue, en 1772, il fit, en 1796, sa découverte, importée en France par André d'Offenbach, mais popularisée seu- lement en 1815, par le comte de Lasleyrie et Engel- mann. Senefelder n'est mort qu'en 1834. Sa statue en pierre est destinée aux ateliers de M. Lemercier, qui doit sa fortune à l'invention de la lithographie. Il est toujours noble de vénérer l'image de son sauveur au milieu de la tempête sociale. La reconnaissance de M. Lemercier aura produit une
des belles figures de la statuaire contemporaine; car Maindron a mis dans son œuvre une science supérieure et une vigueur d'expression bien rare aujourd'hui. Sene- felder est debout, simplement vêtu à la moderne, et tenant de la main gauche une épreuve de la Vierge avec l'Enfant. Sa tête, vivement accentuée, indique la réflexion et la persévérance; la pose n'a aucune affecta- |
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tion theatrale; c'est un homme qui se présente droit et
ferme avec sa. pensée dont il est sûr. Les plis des drape- ries sont francs et sobres, accusant bien les dessous,, sans cliarlatanisme et sans exagération; mais tout y est juste dans le mouvement. Les lignes générales ont de la grandeur et une forte tournure, et l'exécution des détails est irréprochable. Il y a longtemps que Maindron a fait ses preuves comme excellent praticien. Le succès du Salon est pour Pradier, avec son marbre
de la Poésie légère; légère, en effet, car elle pose à peine sur ses pieds charmants; elle ne pose môme pas assez pour une femme réelle ; mais on peut prêter des ailes à la Poésie. Cependant la statue de Pradier pèche par la racine ; à la vérité, le contournement du torse, l'élan des bras, le jet de la tête et des cheveux en arrière, la folie délicieuse de la désinvolture, font ou- blier l'incertitude de l'aplomb général. Comme caractère aussi, il y a bien à dire que c'est une Bacchante ou une Nymphe autant que la Poésie, plus ou moins capri- cieuse; c'est la Musique, si l'on veut; c'est l'Incon- stance, ou la Fantaisie, ou une bohémienne quelconque, pou importe. Il suffit qu'elle ail la jambe bien tournée, la hanche arrondie, la gorge fraîche et les attaches dis- tinguées ; toutes qualités habituelles aux voluptueuses courtisanes de Pradier. Celle-ci, cependant, laisse aper- cevoir des défauts impardonnables à une femme de sa race : le bas de la jambe n'est pas svelte, le pli des flancs est trop marqué, les épaules sont grêles, l'orbe du cou est peu séduisant, la tiHe sans aucune expression. La Phryné du Salon de 1845 était plus parfaite; sous le nom de Poésie, elle a perdu de ces arguments irrosis- |
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tibles qui entraînaient l'aréopage grec. Et que répondrait-
elle, en outre, à ses juges, s'ils lui disaient avec M. Cou- sin dans sa brochure sur le Beau : « La fin de l'art est l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté physique?» Pradier serait bien embarrassé d'expli- quer l'idéal qui inspire ses créations, et quel est le genre de beauté morale qui le préoccupe. Pradier est un païen de la décadence, toujours amou-
reux de la forme, par tradition et par idolâtrie, mais sans inquiétude du secret que l'idole recouvre. Il n'a jamais eu envie de briser l'amande mystérieuse de l'art pour en goûter le fruit. Ce n'est pas lui qui songerait à ouvrir la boîte de Pandore, pour voir ce qui est dedans; il lui suffit qu'elle soit bien ciselée et de gracieuse ap- parence. Pour Pradier, le corps humain est un bijou qui signifie tout juste autant qu'une bague ou un collier. La forme est une coquetterie qui a pour but do plaire comme une pierre précieuse ou une fleur. C'est déjà quelque chose cependant que cet amour de la beauté plastique, inintelligente et incomplète. Il y a tant d'ar- tistes qui n'aiment rien du tout ! Nous avons déjà parlé de la statue du philosophe Jouf-
froy et de la statue du duc d'Orléans, dans une Revue des arts, Jouffroy est pour la ville de Besançon; il est debout, la tête inclinée et pensive, un rouleau de papiers dans ses mains bellement sculptées. Le duc d'Orléans est assis, avec des inflexions de bras et de jambes que la statuaire repousse. Ce choc des lignes qui s'accostent partout et se contrarient, blesse toutes les règles de la nature et de l'art. La simplicité et la symétrie sont les premières qualités de la sculpture. Le marbre et le bronze ne doi- |
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vent guère représenter des poses passagères et des mou-
vements compliqués. Si vous me montrez une danseuse avec le pied on
l'air pour l'éternité, je serai tenté do lui dire à chaque instant : Baissez la jambe et reposez-vous. M. Maro- chetti a représenté un héros à cheval, remettant son épéo dans le fourreau. Rien n'est plus impatientant que ce geste sempiternel et cette dépense d'un bronze colossal pour si peu de pensée. Π y a pourtant des exceptions, .par exemple dans les petites Atalantes antiques qui semblent voler et rasent à peine la terre du bout des pieds; mais justement elles sont faites pour exprimer la course rapide qui ne s'arrête point. Le marbre du duc d'Orléans est destiné, je crois, à
Alger. Le piédestal a été composé par M. Garnaud, ar- chitecte. Deux petits groupes en bronze, Anacréon et l'Amour, et la Sagesse repoussant les traits de l'Amour, sont encore de Pradier, qui a voulu pasticher les bron- zes antiques. M. Bosio, que nous avons perdu, a laissé plusieurs
élèves qui continuent sa manière fine et élégante ; tels sont Elshoëct, auteur de la Veuve du soldat franc, groupe en marbre, et M. Corporandi, auteur de la Mé- lancolie, statue en plâtre. Cette figure de jeune femme est bien tournée et pleine de sentiment. La meilleure statue de l'Exposition, après le Senefel-
der, et la Poésie, de Pradier, est le jeune Viala, par M. Auguste Poitevin, élève de Maindron et de Rude. La figure a du mouvement et de l'énergie. Le petit tam- bour républicain, mortellement blessé, se dresse sur ses genoux, et il agite en l'air son bonnet de la Liberté. Le |
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modelé anatomique est savamment accusé., et la tête a
beaucoup de caractère. On dit que le Cambronne colossal, de M. Debay, est
pour la ville de Nantes. Il n'y a pas de quoi exciter l'en- thousiasme, et les Nantais ne seront pas fiers de leur mo- nument. Le Cambronne est tout en jambes., sans tête et sans poitrine. Un tronçon de mât aurait fait le même effet sur un piédestal. Les bustes sont extrêmement nombreux. On remarque,
au-dessus de tous les autres, le buste de la comtesse de C.,,, par Bonnassieux, qui travaille le marbre avec cor- rection et finesse. Viennent ensuite un buste de Provost, de la Comédie-Française, par Feuchères ; le buste de Mn° M..., par Jouffroy ; un buste de Geoffroy Saint-Hi- laire, par M. Desbœufs. En fait de noms éminents, nous avons encore trois ministres, le maréchal Soult, M. Hu- mann, et M. Dumont ; puis Carnot, de la Convention; Cuvier; Etienne, par M. Vilain; M. Bernard,, député des Côtes-du-Nord, par M. Toulmouche ; Févôque du Mans, par M. Chenillion ; Artôt, le célèbre violoniste, mort si jeune ; et le groupe des enfants de M. de Montalivet, par M.Gayrard. C'est tout. Nous avons le malheur de trouver que le reste des ouvrages de sculpture ne vaut pas l'honneur d'une mention. Il s'en faut bien que la statuaire actuelle soit à la hau-
teur de notre peinture, Si l'on excepte David d'Angers, Pradier, Barye, qui ne se soucient guère de présenter leurs œuvres au jury, quels sont les sculpteurs dont le nom soit destiné à être connu de l'avenir? Que d'hommes; prônés en leur temps, ne laisseront aucun souvenir dans l'histoire! Toute la génération de l'Empire est oubliée. |
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SALON DE 1846. 363
et de la fin du dix-huitième sièclo il ne reste guère déjà
que Caffieri, à cause de son buste deRotrou, etHoudon, à cause de sa statue de Voltaire et do son buste de Molière. Notre époque n'est pas une époque de marbre et de bronze. XI
Dessins, aquarelles, pastels, gravure,
architecture, etc. Cherchons bien. N'avons-nous rien oublié? Si, vrai-
ment. Nous avons oublié plus de deux raille ouvrages qui crient vers nous du fond de leurs catacombes ou du haut de leur gibet. Deux mille voix fantastiques me bourdonnent dans l'oreille, et, la nuit, ƒ'entends des pas dans mon mur, comme le Tyran de Padoue, de M. Vic- tor Hugo ; la nuit, je vois, dessinés on traits de feu sur mes lambris, de superbes portraits de gardes nationaux ou de bourgeois, qui me font des mines gracieuses ou des grimaces ; je suis poursuivi par des femmes contre- faites, attifées de jaune et de gros bleu; j'ai un Decamps, dont les Turcs se travestissent en Grecs et étalent des ro- tules et des jarrets qui feraient envie à M. Abel de Pujol; mes paysages poétiques, do Rousseau, se métamor- phosent en paysages mythologiques, de M. Bidault, membre du jury (dernier cours, 45 fr.); mes Vaches, de Cuyp, portent sur le front la signature de M. Brascassat ou de M. Vorboeckhoven ; mes Boucher se changent en |
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Pingret ; mon plâtre de la Vénus de Milo prend les bras
d'une Vierge de quelque sculpteur de l'Institut, et joint ses mains pour me supplier ; mes fleurs naturelles se ter- nissent et se pétrifient comme les fleurs de M. de Saint- Jean, de Lyon ; mes armes anciennes sortent du four- reau, et je passe ma vie, comme Damoclès, avec des épées nues suspendues sur ma tête. Il vrai cependant que j'ai oublié la Noce bretonne, de
M. Couveley, dont la fine naïveté a quelque rapport avec la peinture de Vidal ; le Cimetière des palmiers nains, en Algérie, par M. Emile Lambinet; un Saint Firmin, patron du diocèse d'Amiens, par M. Leeurieux ; les Joies maternelles, par Decaisne ·, le portrait de Mme Géraldy, une des plus charmantes têtes du Salon, par M. Ques- net; quelques tableaux fort bien peints par M. Tassaert ; la Femme du Peuple, par M. Guermann; une Vue de Saint-Cloud, par Mirecourt, du Théâtre-Français ; un pe- tit portrait d'homme, qui a eu les honneurs du salon carré, par Chavet, etc. Bien d'autres charmants petits tableaux auraient mériléune description, comme le Chat et le vieux rat, de la fable de Lafontaine, par Philippe Rousseau; deux gracieuses compositions de Mme Cave, le Songe et la Consolation, où la vierge Marie est repré- sentée au milieu des Anges, après la mort du Christ, etc. Et qu'est-ce qu'un Christophe Colomb, par M. A. Colin? Je n'ai pu découvrir ce Colomb qui a bien su découvrir l'A- mérique. On ne découvre que ce qui existe. N'avons-nous pas inventé, cette année, les Delacroix, les Decamps, les Scheffer et les Diaz ? C'est assez pour une fois. Il reste, en outre, à examiner les dessins, aquarelles,
pastels, miniatures, porcelaines, les gravures et litho- |
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graphies, et tes dessins d'architecture. Le Lion, d'Eu-
gène Delacroix, est le chef-d'œuvre de ces salles un peu abandonnées, comme ses tableaux sont les meilleures peintures de la grande Exposition. Jamais on n'a fait une aquarelle plus pâteuse, plus solide et plus colorée. Delacroix excelle en tout ce qu'il entreprend. Qui a fait des lithographies comparables à celles du Faust ou du Hamlet ? Qui, dans l'école française, a fait des décora- tions comme ses frises de la Chambre des députés Quelle bataille, auMusée de Versailles, vaut celle doTail- lebourg? Quel tableau historique, au Luxembourg, vaut le Massacre de Scio? Delacroix est toujours le premier peintre de l'école contemporaine, et un des peintres les plus distingués do toute l'école française, depuis que la peinture est de la peinture. On ne saurait peut-être met- tre au-dessus de lui, dans toute notre tradition, que Poussin et Claude, deux Italiens, entre nous, dont la forme, sinon la pensée, a traversé les Alpes. Vous savez que les Anglais, qui, à la vérité, ont leurs raisons pour cela, rangent toujours Poussin dans l'école romaine, et que les Italiens mettent un o à la fin de son nom. Pre- nez garde que les Vénitiens ne débaptisent Eugène Dela- croix et ne l'appellent un jour Délia Croce, ou que les Flamands d'autrefois ne le réclament entre Rubens et van Dyck. Ce terrible lion, nonchalamment couché sur le flanc
dans un ravin, tient sous sa griffe frémissante un ser- pent qui ne l'inquiète guère. La roi du désert joue avec sa victime, comme le pape avec les conspirateurs de la Romagne, comme le tzar avec les révoltés polonais, comme la jeune Isabelle avec les officiers espagnols. 21
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Qu'il se garde pourtant de lever sa lourde patte qui com-
prime l'ennemi sifflant contre le ciel! La touche de celte aquarelle est large comme la· tou-
che de la peinture à l'huile avec la brosse la plus déli- bérée. Delacroix ne met guère d'eau dans sa couleur, et les tons y gagnent une énergie extraordinaire. La tour- nure du lion est surprise à la vie sauvage, et la forme anatomique est irréprochable. On dirait que Delacroix a passé son temps dansles solitudes de l'Afrique, ou devant les cages du Jardin des Plantes, en compagnie de Barye, son seul rival pour représenter les animaux. Mais les vrais artistes voient, sans se déranger, tous les spec- tacles dans l'intérieur magique de leur esprit. Vidal a dessiné, avec son charme habituel, une jeune
panthère, entortillée de liserons et de clématites, une gazelle curieuse, dressée sur ses fins jarrets, et une bi- che mélancolique qui rêve à ses amours ; trois folles lo- rettes, jalouses des bergères de Watteau, des courtisanes de Boucher, des baigneuses de Fragonard, des rosières de Greuze. Il est impossible d'imaginer rien de plus déli- cieux, de plus coquet et de plus spirituel que ces trois charmantes filles de Vidal : la Bacchante, couronnée de fleurs, rejette en arrière sa tête éclairée par ses dents et ses yeux; la Curieuse colle contre une porte sa tête im- patiente et sa petite main impossible comme les mains problématiques des femmes du Corrége; la Mélancolique, étendue sur un divan, considère, pour se désennuyer, ses doigts retroussés à l'envers et ses ongles roses. Le premier homme qui entrera dans ce boudoir parfumé risque d'être mal reçu. Il n'y a que Gavarni pour com- prendre aussi bien que Vidal l'élégance exquise et les |
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mœurs capricieuses de ces Madeleines de hasard, qui n'en
sont pas encore au repentir, Dieu merci. Les dessins de Vidal sont de légers pastels, à quelques
crayons, avec un filet de mine de plomb, presque im- perceptible dansles contours, peut-être un peu de lavis dans les dessous des demi-teintes, et un rien de touto couleur dans les ramages des robes, dans les fleurettes et dans les accessoires. Le ton de ces cheveux blondins est indéfinissable, et vous ne trouveriez pas les pareils dans toute l'Angleterre aristocratique de Reynolds ou de Lawrence ; il faut les rencontrer par bonne fortune dans Breda street et Lorette square, comme dit le Chari- vari, ou dans les Iles d'Amour de Watteau -, mais ces îles-là sont rares et tendent à disparaître de la mer orageuse. M. Borione cherche à imiter Vidal dans quelques pe-
tits portraits de femme, en pied, tournés avec beaucoup de délicatesse et de fantaisie. Il en a doux surtout qui réunissent un dessin très-pur à l'attrait de formes distin- guées. Ses portraits, eh buste, de grandeur naturelle, largement crayonnés, expriment bien la physionomie. Les traits accontués de la beauté italienne conviennent particulièrement à sa manière ample et colorée. MUe Nina Bianchi, élève d'Ary Scheffer, est correcte
et sévère dans ses portraits au pastel, un peu froide môme, quoique assez harmonieuse dans le mélange do ses crayons. On remarque, entre autres, une Etude de femme et le portrait d'Aristide Oxuilbert, directeur du grand ouvrage sur les villes de France. l-*Le pastel de Giraud est plus fleuri et plus réjouissant. Son portrait do femme épanouie fait songer aux brillants |
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pastels, que Muller, l'auteur de Primavera, et Couture,
l'auteur de Γ Amour de l'or, ont quelquefois esquissés dans le style du dix-huitième siècle. A ce propos du dix-huitième siècle, un homme
qui ferait merveilleusement le pastel, c'est Diaz ; mais il peut dire que sa couleur à l'huile est aussi fraîche et aussi veloutée que la fleur des plus tendres crayons. Antonin Moyne, le sculpteur, qui s'est souvent mon-
tré coloriste dans sa peinture et dans ses aquarelles, car il a pratiqué l'art par tous les procédés, est un peu trop vif de ton dans ses Éludes d'enfants au pastel. Sa touche est abondante et vigoureuse; ses compositions sont très- séduisantes. On sent qu'il aime Rubens autant que Jean Goujon et les Coustou. Marcel Verdier a fait un excellent petit portrait de
femme en robe noire, debout et appuyée contre un fau- teuil : M. Guilleminot, un portrait en buste de Félicien David;M. Tourneux, un grand pastel, très-énergique, la Fuite en Egypte ; Fiers, doux paysages de Normandie, dont la couleur se soutiendrait à côté d'une peinture à l'huile. La Fornarina, de Calamatta, d'après Raphaël, est un
dessin de maître, un peu minutieux, comme il convient à la gravure, mais ferme et bien modelé. Calamatta a encore exposé une figure de femme nue, tenant une branche de laurier, d'après une peinture originale, attri- buée à la jeunesse de Raphaël, et le portrait de Rubens, d'après le grand peintre flamand. Un élève de Mercury, M. Jeanneret, maladroitement
appelé Jeamierot par le Catalogue, a dessiné pour la |
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gravure VEnfant prodigue de Couture, La tête, pleine de
sentiment, traduit bien l'original. M. Jeanneret a publié récemment, d'après un dessin de M. Zacheroni, le Irait de la fameuse Cène, découverte à Florence dans une boutique de carrossier et attribuée à Raphaël. On sait ce que nous pensons do cette incroyable trouvaille ; nos doutes persistent après avoir vu la reproduction du ta- bleau, qui paraît, d'ailleurs, indiquer beaucoup de naï- veté et de style ; certainement c'est une oeuvre précieuse du commencement duseizième siècle, dans l'école du Pé- rugin; mais pourquoi Raphaël et non pas un autre? Les deux signatures n'y font rien. A-t-on jamais eu scrupule, en aucun temps, surtout en Italie, de contrefaire des si- gnatures et de barbouiller des tableaux? Les Italiens sont sujets à caution. Si Raphaël n'avait pas existé, ils seraient de force à l'inventer. Il y a encore quelques bons dessins de M. Roger, de
M. Curzon et de M. Guichard. La miniature, tombée en quenouille, a tout à fait dé-
généré. Il semble que la délicatesse de cet art le réserve au talent des femmes, et les femmes, en effet, l'ont pres- que accaparé depuis trente ans. Mais cependant, c'était Petitot, au dix-septième siècle, qui peignait, sur un ivoire d'un pouce carré, des portraits aussi splendides que les portraits de Rigaud ou de Largillière ; au dix-huitième siècle, Hall et Fragonard ont laissé des chefs-d'œuvre. N'est-il pas surprenant que Fragonard, ce brosseur large et facile dans ses tableaux sur toile, ait eu la patience de caresser des miniatures microscopiques? Ces artistes du dix-huitième siècle se sauvaient de tout par le charme et par l'esprit. |
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Boucher, le décoratenr expéditif qui improvisait en
une matinée une douzaine de pastorales pour dessus de porte, s'est reposé quelquefois aussi sur de petites gouaches extrêmement unes et travaillées, dont on peut étudier à la loupe tous les précieux détails. J'ai eu de Boucher un petit cartouche de pendule, peint à l'huile pour Mme de Pompadour avec la plus rare subtilité ; dans ce médaillon, grand comme la main, il avait mis une belle déclaration d'amour d'un berger aune bergère, sur l'herbe tendre et fleurie, avec des paniers de roses, des chapeaux enrubanés, des oiseaux en cage, et pour fond un bosquet d'arbres joyeux, élancés vers le ciel comme des fusées, de l'air partout, de la volupté partout, et plus d'espace que sur la toile de la Smala ou de la Bataille a'hly. Après les maîtres de la fin du dix-huitième siècle,
Augustin et Isabey père ont fait avec succès le portrait en miniature; Saint et Carrier, son élève, les ont conti- nués jusqu'à nous. La femme d'Augustin et Mme de Mirbel ont un peurompu cette chaîne masculine. La cour et l'a- ristocratie sont venues poser devant Mme de Mirbel, dont le gracieux talent plaît aux gens du monde ; il s'agit pour cela do donner un air pâle et distingué aux figures les plus communes. Aussi tous les portraits de Mme de Mir- bel ont de la parenté dans la couleur douce de la peau, dans l'indécision des traits. Cette année, Mme de Mirbel a exposé sept miniatures, dont une baronne, une vicom- tesse, une Anglaise, et M. Martin, le garde des sceaux, qui a payé mille écus ce titre de gentilhomme. Parmi les autres miniaturistes, on compte dix-sept femmes et quinze hommes : M. Maxime David a fait le portrait de |
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M. de Lasteyrie, député ; M. Gaye, ceux d'un comte,
d'un capitaine de hussards et d'une jeune miss; M. Pas- sot, ceux de Mme Damoreau-Cinti, deMrae Aguado, d'Ar- tbt et du prince Galitzin. La gravure offre plusieurs ouvrages importants : la
Vierge de Dresde, par M. Desnoyers, d'après Raphaël, qui peignit ce tableau pour le monastère de Saint-Sixte., à Plaisance; la Sainte Famille, du Musée de Madrid, connue sous le nom de la Perle, de Raphaël, par M. Nar- cisse Lecomte, qui grave le portrait de Lamennais d'a- près Scheffer ; la Vierge à la Rédemption, par M. Achille Martinet^ d'après un tableau de Raphaël, qui est à Mi- lan dans une galerie particulière ; la Vierge Niccolini, d'après le Raphaël de la galerie de lord Cooper, à Lon- dres ; la Fomarina, d'après le Raphaël de la galerie de Florence; le portrait de Michel-Ange, d'après le tableau peint par lui-même ; un portrait de Gros, par M. Vallot; le portrait du duc d'Orléans, d'après M. In- gres, par Calamatta ; la Marguerite sortant de l'église, et la Lénore, d'après Ary Scheller; plusieurs eaux- fortes, d'après Decamps, par Marvy; un petit chef- d'œuvre, par Jacque, et deux paysages à l'eau-forte, par M. Leroy. M. Aligny a exposé une série de huit eaux-fortes, qu'il
a, je crois, publiées en album. Ce sont des paysages grecs et italiens, l'Acropole d'Athènes, le mont Pente- lique, l'île de Caprée, etc. M. Aligny aime surtout les vues historiques et les campagnes à souvenirs. Un chêne roturier ne ferait pas son affaire ·, la forêt de Fontaine- bleau n'est pas même assez royale pour lui. Le malheur est que ses nobles arbres ne jouissent pas d'une santé |
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parfaite ; ils sont maigres dans leur élégance, et tristes
dans leur dignité. Mieux vaut quelque genévrier debout et bien vivant qu'un cèdre mort. Les eaux-fortes de M. Aligny ont les mêmes défauts
que sa peinture, une recherche trop prétentieuse, une sécheresse monotone, l'absence complète de la couleur et de l'animation. Son trait est toujours le même, ni plus ni moins capricieux ; aussi n'obtient-il jamais que du gris sur du blanc. Ces eaux-fortes sont tvhs-faibles et surtout très-sèches. En lithographie, M. Desmaisons a légèrement repro-
duit quatre délicieuses Jeunes filles de Vidal ; Mouille- ron,lM uto-da-fè, deM.RobertFleury, et Eugène Leroux, trois tableaux de Decamps, qu'il interprète avec un es- prit et une couleur dignes du maître. Les dessins d'architecture sont, comme d'ordinaire,
des restaurations, très-habiles sur le papier, de monu- ments antiques, moyen âge ou Renaissance. Le seul tra- vail d'un intérêt actuel est le projet de réunion du Lou- vre aux Tuileries, dont M. Badenier avait déjà exposé les premières études en 1844 et en 1845. Il ne paraît pas que la Liste civile soit disposée à réaliser ce projet national. Le Salonsera fermé la semaine prochaine. Nous se-
rions heureux qu'il eût entraîné quelques conversions dans le sens de notre critique profondément convaincue ; car il faut des croyances en art, tout aussi bien qu'en politique ou en religion, et un peu de passion en toutes choses. L'important est d'avoir la bonne croyance etune passion généreuse. Nous sommes très-rassuré, quant à nous, sur notre salut dans le royaume des arts. Tous les |
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faits sont en faveur de nos opinions, môme le fait finan-
cier. Je sais bien que l'argent est toujours du parti le plus fort, et que rien n'est plus bête qu'un billet de ban- que, si ce n'est deux billets de banque, comme dirait Odry; mais cependant vous pouvez honnêtement, sans vous compromettre, commencer à juger que nous avons raison en peinture. |
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À
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SOMMAIRE.
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Du sentiment de 1*
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A. Firmin Barrion, médecin de campagne,
nature et de la beauté. |
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Introduction. — Le foyer de la Comédie-Française; études sur la
statuaire du dix-huitième siècle.— La Renaissance, le dix-seplieme siècle et le dix-huitième. — Jean-Baptiste Lemoine, le sculpteur. — Diderot et d'Argenville. — Mot de Mmtî de Sévigné — L'homme
delà nature. — Falconnel et Caffieri, ~ Rotrou et Corneille. — Le Voltaire de lïoudon. — Le masque de Jean-Jacques. — Molière et le Médecin grec. —Racine et Louis XIV.— Pajou, Taunay, etc. — La sculpture sous l'Empire. — Winkelmann et Canova. — La
statue de Napoléon chez lord Wellington. — Le romantisme en sculpture. —M. David et M. Barye. — L'arc de l'Etoile et la Madeleine. — Mllc Mars et MUe Rachel. Le Salon. — I. Revue générale ; 17 mars. — Le Jury. — Insur-
rection delà bourgeoisie dans la république. — Nécessité d'enlever à la Liste civile la direction de l'art et des musées. — Charles.X à Rambouillet — Guide au Salon. —Peinture et dessins : 2,010 nu- méros; sculpture, 468; architecture, 19; gravure, 122. II. Couture. — Individualité des artistes. — Molière et Shakespeare.
— L'art est une passion. — Caractère du tableau de Couture. —
Le Moïse de Michel-Ange. — Juvénal, traduit par M. Jules Lacroix. — Description de l'Orgie romaine. — Brutus et don Juan. — Poète
et philosophes. — L'art et la critique. — Diderot et Lessing. — M. Ingres et Rubens. — Le Naufrage de Géricaull. III. Les grands tableaux. — Encore M. Couture. — Le scepticisme
dansles arts. — Le rapin de Decamps et les tableaux de Raphaël. — Molière et les poètes romantiques. — M. Ziégler. — Les deux
Judith. — M. Horace Vernet. —M. Robert Fleury. — Galilée et Christophe Colomb. — Il n'y a point de noir dans la nature.— Les peintres étrangers. — Belges, Savoyards, Italiens, Allemands, Suisses. — M.· Aur'elc Robert. — M. Hornung, de Genève, et |
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SOMMAIRE.
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M, Pingret. — M. Leys et M. van Schendel. — M. Brascassal} de
l'Institut, et Paul Potter. — Girodet et Raphaël. — M. Becker et les Moissonneurs allemands. — M. Gérôme et les jeunes Grecs. IV. Eugène Delacuoix. — La poésie et l'art. — Shakespeare et
Raphaël. — La Vénus de Praxitèle. — L'idéal et la nature. — Nar- cisse et Giotto. — Le sujet et l'expression. — L'art est partout. — Les degrés du Parnasse. — Un peintre de qualité. — Eugène De- lacroix et Velazquez, — La Liberté sur les barricades. — Variété du talent d'Eugène Delacroix. — Le Christ mourant. — L'icono- graphie chrétienne. — Quatre clous ou trois clous. — L'infini et le fini.— La musique et la couleur. — Rossini, Lablache, Beethoven, Gimarosa. — Les Exercices militaires des Marocains. — L'Hélio- dore de Raphaël. — L'Odalisque couchée. — M. Ingres et Corrége. — Le Char d'Apollon. — De la touche en peinture. — Les Musi-
ciens juifs de Mogador. — Corps de garde à Méquinez. — Les Naufrages d'Eugène Delacroix, et la Méduse de Géricault. V. Djaz. — MM. Longuet etBesson. — M. Haffner. — MM. Mul-
ler, Isabey et Baron. — M. Camille Roqueplan. — M. Adolphe Leleux. — MM. Armand Leleux, llédouin, Vetter. — Ce que vous savez. VI. Les Paysages. — Corot. — Mélancolie du soir. — Analogie de
la peinture et de la musique. — Charles Leroux — La Bretagne et la Vendée — Jeanron. — Les Laboureurs et les Contre- bandiers. — L'Aristocratie, la Bourgeoisie et le Peuple.— M. Goi- gnard. — La Forêt de Fontainebleau. — MUo Rosa Bonheur et M. Verboeckhoven. — Fiers et la Normandie. — MM. Hoguet,, Joyant, Lapierre, etc. — M. Paul Flandrin. — De la réalité dans les arts. — Le naturalisme absolu est impossible. — L'art est la combinaison de l'homme et de la nature. — M. Flandrin est <ie l'école de M. Bidauld. — Recette pour composer un paysage de style. — Zuccarelli, Panninî, Locatelli. — Guàspre, Orizonli et Lahyre. — MM. Watelet et Jolivard.— Louis XVI et Bailly. — Es- quisse de la révolution dans la peinture du paysage. VU. Lks Portraits. — 482 portraits à l'huile. — Swedenborg et
Lessing. — Alcibiade et César. — Les portraits symboles. — Don Quichotte et Sancho. — Le portrait de M. Adolphe Leleux. — Le médaillon de M. Lislz, par Henri Lehmann. — Le Titien et ses modèles. — Le Christ et Napoléon. -- Physionomie de M. Lislz. — Les portraits par Couture. — Portrait de* femme, par M. Haff-
ner. ■— MM. lissier, Besson, Yerdier, Yvon. — MM. liermann Winterhalter et Schlesinger.— MM. Pérignou et Court.— M. Hip- polyte Flandrin. — La peinture et la musique. — Le son et la couleur,— La mesure et le dessin.— La ligne du profil. — L'infini et le microscope. — M. Ingres et M. Amaury Duval. — Un faux |
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SOMMAIRE.
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nez.— MM. J.-B. Guignet, Decaisne, etc.— Portrait de Thorwald-
sen. — M. Navez, directeur du Musée de Bruxelles. — Van Eyck et Memling. — Deux portraits de Rubens. — Gloire et génie de l'an- cienne Flandre. — M. Elzidor Naigeon. — L'Alceste de Molière. — La dynastie des conservateurs du Luxembourg.
VIII. Promenade. — Uniformité de l'Ecole impériale. — Indépen-
dance de l'école actuelle. — Les tableaux religieux et le jury. — M. Appert.— Quand saint Joseph est-il mort? — Le Christ de M. Boissard. — MM Comairas, Tabar, Laemlein, etc. — La Made- leine, de M. Henri Delaborde. — La Sainte Catherine de M. Gen- dron.— Après la mort. — Le Sixte-Quint dé M. Rudolp Lehrriànn. MM. Wachsmuth, Devéria, Hesse, Granet, Lassale-Bordes, Bar- rias, etc. — M. Schœft, de Venise. —M. Heim et M. Biard. — M. Philippe Rousseau. — M. Stevens, de Bruxelles.— MM. Elme- rick, Millet, Arago, etc. IX. Les petits tableaux de genre. — La Vieille cuisinière, He
M. Dyckmans, d'Anvers. — Mieris et Gérard Dov. — Mœurs hol- landaises. — Pieter de Ilooch, Terburg et Metsu. — Les petits peintres français.— M. Meissonier. —Van der Helst et Salvatof.— Titien, van Dyck et Rembrandt. — Un faux Dënher,— MM. Stein- heil, Fauvelet et Ghavet. — Mme Gavé. — Véronèse et Walleau, — M. Guillemin et le Baptême. — M. Penguilly-l'llaridon — Mont- faucon et Joseph de Maislre. — MM. Auguste Delacroix, Couder, Lalaisse, Bellange, Garnerey, Fortin. — Les femmes au Salon. — Les enfants et les vieillards. — Résumé du Salon de 1847. — La critique et le public. — Monotonie de la presse. — L'art pour l'art, et l'art pour l'homme. — Apres 1850. — Platon et Léonidas. — L'homœopathie etl'éther. — Le canard de Vaucanson.
X. Dessins, pastels, aquarelles, miniatures, vitraux; — gravure;
— architecture. — Panselinos et l'école byzantine. — Portraits
du Christ et de la Vierge. — Les philosophes païens. — Immobilité de l'art en Orient.— Les dessins de M. Papely, d'après Panselinos. — M. Vidal et ses trois belles filles — Péché mignon.— MM. Wat-
tier, Schlesinger, Verdier, Borione, etc. — MM. Fiers, Grenier, Mausson et Ledoux. — Mmc de Mirbel et M. de Pommayrac. — MM. Hauder. Gonssolin et Bourrières. — Les vitraux de la manu- facture de Sevrés. — MM. Martinet et Saint-Eve. — Le portrait de _tamennais. — MM. Marvy, Masson, Leroy et Toudouze. —Trois dessins de Meissonier. —Etudes pour la réunion du Louvre aux Tuileries. XI Les artistes refusés par le jury. — MM. Chassériau, Gigoux et
Maindron. — M. Heim et M. Lebceuf-Nanteuil, de l'Institut.— Le baptême des artistes. — Couture et Glesinger au gibet, — Le Quartier des Juifs, à Constantine. — Le Jour du Sabbat. — Beauté |
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SOMMAIRE.
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des Juifs d'Orient. — Homère et la Bible. ~ M. Ingres et M. De-
lacroix.— Procédés des maîtres vénitiens et espagnols.— Le Char- lemagne de M. Gigoux. — L''Attila de M. Maindron. — Ruine, meurtre, suicide. — MM. Brun, Camille Fontallard, Haffner. — M. Heim et ses chefs-d'œuvre. — Nécessité d'une association des artistes. XII. Sculpture. — Clesinger. — Femme piquée par un serpent.
— Le Paradis terrestre. — Eve et Vénus. — Les marbres grecs.
— Le Serpent et le Jury. — Jean Goujon, Sarrazio et Puget. — Le
naturalisme dans les arts. — Le Murât de la statuaire. — Aspasie et Ninon. — MM. David, Barye et Pradier. — Il y a une statue dans tout bloc de marbre. — Michel-Ange et ses deux Esclaves.— Le poëte amoureux d'une statue. — MM. Nanteuil et Ramey. — Groupes et bustes. — Le collier de beauté. — Coysévox et Clodion. Le buste de George Sand. XIII. Sculpture.. — Clesinger et Pradier. — La Pietà de Pra-
dier et la Vierge de Michel-Ange. — Le duc de Penthievre et MUe de Montpensier. — Les Tombeaux de Saint-Denis. — Vénus et Marie. — Les bustes de MM. Leverrier, Aubert et de Salvaady. — Portrait de Mm0 d'Agoult, par M. Simard. — MM. Jaley, Jouf-
froy, Bosio. — La statue de saint Bernard.—Les reines de France. — Le Poussin, de M. Brian. — Molière, Géricault, Ulysse.—
MM. Hartung, Pascal, Henique, Toussaint. — Le Vase, de de M. Vechle. — La ciselure au seizième siècle. — L'art sous l'Empire. — Le romantisme et l'art moderne. — Michel-Ange et Raphaël. — Les orfèvres contemporains. |
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A FIRMIN BARRION,
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BU 8ENTIHEST ME LA NATURE ET DE LA BEAUTÉ,
Le commencement de toutes choses, c'est l'amour.
Le commencement de Fart, c'est le sentiment de la na- ture et la passion de la beauté. Mais il n'y a rien de plus rare que l'indépendance et l'originalité des impressions. Regarder simplement autour de soi est déjà une rareté insigne. La plupart des hommes passent à côté des plus belles choses sans les voir. Les dénicheurs d'étoiles ne sont pas communs en ce temps-ci. Combien sommes- nous en Europe qui ayons vu lever le soleil? L'immense majorité des hommes s'obstine à voir en uniforme blanc les chevaux roses, bleus ou verts. On va jusqu'à nier l'âme des arbres. Personne ne s'inquiète do la lune ou des nuages, de la couleur du printemps ou du caractère de l'automne. On ne songe pas à contempler le spectacle de la vie qui ne s'arrête jamais et qui a pour théâtre l'infini. Cependant tous les hommes sont poètes et artistes.
Tous ont, à quelque degré, la double faculté de sentir et d'exprimer : en Italie, chacun est improvisateur; le |
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382 A FIRMIN BARRION.
gondolier et le pâtre, l'homme des campagnes et l'homme
des villes; en Allemagne, musicien : l'ouvrier et le paysan, le bohémien et le philosophe. À certaines épo- ques, tout le monde a compris la statuaire et la pein- ture : en Grèce, au siècle d'Aspasie et d'Alcibiade; en Italie, à la Renaissance. Pourquoi donc notre époque a-t-elle perdu le senti-
ment de Tart? C'est qu'elle a perdu le sentiment de la nature.
La France, spécialement, a été entraînée hors de toutes
les influences saines et naturelles, vers do fantastiques rochers d'émeraudes, comme au temps de Law. On a persuadé au peuple français que l'intérêt matériel était la fin de notre destinée commune. Le mot argent est maintenant le fond de la langue qui prêchait autrefois le dévouement et le fanatisme des idées et des sentiments généreux. Illusion grossière 1 II n'y a de positif et de réel que la nature et la poésie. Tout ce qui est beau et bon ne coûte rien, et se trouve partout : les femmes et l'amour, la pensée et les rêveries intellectuelles, le ciel, la mer, les forets et les fleurs. Il n'y a de coûteux que les ridicules inventions des hommes, que les composés factices et pernicieux. Jl ne faut donc pas se tourmenter pour l'argent, et
déplacer son bonheur dans des conditions frauduleuses où l'âme humaine s'obscurcit. L'esclave a perdu la moitié de son âme, disaient les anciens. On pourrait dire aux modernes : la servitude consentie à l'intérêt matériel est plus dangereuse que la servitude imposée par des lois d'inégalité. L'esclavage social laisse au moins la liberté morale inlérieuro; on s'appartient encore à soi-même, |
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et l'on peut devenir Epictète ; la tyrannie est extérieure
et indirecte; les fers ne touchent que la peau. Que de grands hommes demeurés libres sous la verge du maître, dans la torture d'une prison., au milieu des flammes du bûcher 1 Mais celui qui, spontanément, accepte la domination
des choses matérielles, celui-là loge la tyrannie dans son propre cœur; car il renonce à tout ce qui fait l'homme, à l'intelligence, à l'héroïsme, à la passion idéale. J'aimerais mieux être sur les galères du roi, avec le coiur chaud et vaillant, que millionnaire à Paris, avec les instincts d'un usurier. Le devoir et le bonheur sont dans l'exercice do nos
facultés spirituelles, dans la simplicité, dans les émo- tions intimes que nous procure la communication avec nos semblables et avec la nature, par les sentiments et par la contemplation. Jean-Jacques Rousseau et le dix- huitième siècle n'avaient point tort de ressusciter leur homme de la nature, en contraste avec l'homme cor- rompu et insensé d'une civilisation pervertie. Rabelais et ^Montaigne, Corneille et Molière, Cervantes et Shake- speare, n'ont pas cherché autro chose que ce fossile perdu, cet homme primitif et divin, cette créature har- monieuse qui est l'écho de la musique universelle. Quelle fatalité sinistre a donc brisé dans l'âme hu-
maine toutes les cordes poétiques, sensibles au grand air comme les harpes eohennes, pour ne réserver qu'une corde de métal? La France en est là, qu'elle ne vibre plus sous les influences de l'esprit et de l'imagination. Aussi, l'art, en général, est-il devenu pour lés artistes
une industrie au lieu d'une passion, pour le public un |
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luxe au lieu d'un culte enthousiaste et religieux; car il
manque aux artistes et au public l'amour de la nature et de la beauté. Quand tu trottes mélancoliquement sur ton petit cheval
couleur de bruyère, mon cher médecin de campagne, au travers des chemins creux et ombragés de ta belle Vendée; quand tu regardes un effet de soleil sur les landes d'ajoncs aux fleurs d'or; bordées de broussailles capricieuses; quand tu t'arrêtes au coin d'un champ., face à face avec les grands bœufs conduits par un rustre qui leur chante le vieux refrain du soir ; quand tu ad- mires quelque brune bergère assise dans un fossé et cueillant des pâquerettes, comme la Jeanne de George Sand ; quand tu mêles ta vie à tous ces tableaux de la nature, tu es plus près de l'art, par ton émotion soli- taire, que le peintre qui, sans trouble et sans idéal, bar- bouille sur sa toile. Autre chose est assurément la faculté de sentir, autre
chose la faculté d'exprimer. On peut être vivement im- pressionné, sans avoir le don de l'image et du style. Il y a de grands penseurs qui n'ont jamais pu s'élever à l'éloquence. Mais l'artiste complet est justement celui qui manifeste au dehors son sentiment intérieur. Pour ces poètes d'action, si l'on peut ainsi dire, l'art est un langage naturel, et comme les cris soudains de la pas- sion. L'art n'est difficile que pour les faux artistes. On a défendu autrefois, avec beaucoup d'esprit et de raison, la littérature facile. Il est certain que le génie n'a pas besoin de forceps. Les enfants bien constitués viennent à la lumière naturellement et sans accoucheur breveté. On ne dit pas que Cervantes ait eu beaucoup de peine à |
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faire Don Quichotte ; ni Shakespeare, Othello; ni Molière,
VEcole des femmes. La peinture est facile aussi pour les vrais peintres qui obéissent à un génie intérieur et qui peignent ce qu'ils sentent. Les mots abondent à la véri- table éloquence, et les grands orateurs ont toujours été plus forts en improvisant. Bien plus, les grands artistes n'apprennent jamais rien
d'essentiel : ils savent tout dès le commencement. Dans 'ses premiers tableaux, Raphaël est sublime. Le métier n'est que le serviteur de l'imagination. Aujourd'hui, au contraire, on suppose que l'art est un
procédé, et que savoir peindre n'implique pas le senti- ment et la poésie. Peindre quoi? Le fond de l'art est donc premièrement l'amour de la
nature, cette manie constante et indomptable qui vous tourne vers la contemplation de la vie, et qui vous ré- vèle dans l'objet aimé mille trésors invisibles pour les regards indifférents, et qui vous fait tressaillir par mille bonheurs imprévus, par des riens précieux, par un ma- gnétisme étrange, comme l'amant avec sa maîtresse : l'amour de la nature est tout à fait analogue à l'amour des femmes. Les uns aiment les femmes calmes et lumi- neuses, transparentes et profondes : c'est Claude Lor- rain en peinture. Les autres aiment les femmes étranges, impénétrables, capricieuses, avec de vifs contrastes d'ombre et de lumière, de passion et de naïveté : c'est Rembrandt. Ceux-ci rêvent une grandeur souveraine, des tournures impossibles, et des accents de forme hé- roïque : c'est Michel-Ange. Ceux-là aiment les formes jeunes et fraîches, avec un duvet argentin sur la peau et mille recherches de la volupté : c'est Corrége. Ail- |
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leurs, la femme rude et forte, avec des élans sauvages :
Salvator. Ou la femme fine et élégante, avec des poses maniéréeset des mains délicates : Parmesan. Ou la femme austère et noble : Poussin. Ou la femme ample et magni- fique, abondante et voluptueuse : Rubens. Et ce carac- tère dominant de la passion de chaque artiste se retrouve dans toutes ses œuvres, dans le paysage comme dans l'expression de la forme humaine, dans la terre et dans le ciel, dans toute l'harmonie de sa création. Et chacun de ses tableaux est comme un nouvel amour où il a tou- jours cherché son idéal. En fait de galanterie, il est vrai de dire qu'on n'aime qu'une seule et même femme dans toutes les femmes; c'est une sorte de fidélité idéale, au milieu d'une inconstance qu'on ne saurait fixer. Dans l'art aussi, le poète ou le peintre poursuit sa chimère, sous toutes les formes, même quand il paraît s'écarter de son type. Mais, pour qui sait bien voir, c'est la même âme qui vit dans toutes ces images. Vous passez près d'une femme que vous ne remar-
quez pas; l'amant qui la voit passer est dans l'extase de sa tournure, de la moindre inflexion de sa taille, de la couleur de ses cheveux, de l'éclat de sa physionomie. Ce qui le charme, c'est la vie et l'expression de cette per- sonne qu'il aime. De même, l'amant de la nature saisit avec enthou-
siasme des expressions et des effets inaperçus par les indifférents. Il communique avec cette âme universelle dont la forme prend toutes les physionomies. Car l'effet dans la nature, c'est comme la physionomie d'une pas- sion. Phénomène sans cesse variable, toujours significatif et délicieux pour le poëte exalté. |
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Aussi la beauté est-elle infiniment multiple dans la
forme humaine et dans le monde extérieur, quoique les philosophes cherchent à déterminer abstractivement son caractère unique. La beauté, c'est l'harmonie? Soit. La Fornarina, avec ses lignes pures et régulières; la maî- tresse du Titien, avec sa splendeur dorée ; la Joconde au teint d'ambre, avec la finesse de son modelé; la Diane do Poitiers, du Primalice ; la femme de Rubens, avec sa fraîcheur et sa ferme santé -, la Vierge brune et hàlée de Murillo, sont également, mais diversement belles. Les nids tranquilles et sauvages de Hobbema, la mer blonde et le ciel infini de Claude, les horizons majestueux du Poussin, représentent aussi d'égales beautés dans la na- ture. La beauté et la poésie sont partout où est l'amour. C'est dans le paysage surtout que le sentiment de la
vie est un don rare et délicat. Peu d'hommes voient le paysage, parce qu'ils ne regardent point dans les cam- pagnes ce qui est impalpable et presque invisible,— quoique réel pourtant et de première importance, — ce qui est l'harmonie et le tout : —le ciel et l'air, simple- ment. Dans toute image quelconque, le ciel joue un grand
rôle. Il commence autour de la tête et de la forme hu- maine, et de la forme de tous les êtres. Îl entre partout, jusque dans les caves de Rembrandt. Le ciel est partout. Vous ouvrez une cassette, le ciel est dedans. La nature entière est baignée dans le ciel. De même, en paysage, le ciel commence à l'épidémie
de la terre. Il joue entre les forêts du gazon. Une petite fleur au rez du sol, un brin d'herbe, sont dans le ciel tout comme le clocher sublime dont la pointe semble |
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percer l'azur. Car, si vous vous couchez par terre pour
regarder la petite fleur qui était sous vos pieds, vous la verrez se dresser sur le ciel comme un chêne majestueux et se découper dans la lumière; et, si vous escaladez la montagne pour regarder dans la vallée le clocher qui tout à l'heure se dessinait sur le ciel, sa forme s'accu- sera maintenant sur les plans du paysage. Est-ce qu'il n'est plus dans le ciel ? Le ciel, c'est l'air infini et la lumière infinie. Il y a du
ciel dans l'intérieur d'un buisson, entre les mille finesses de l'architecture de ses petites branches mêlées et de ses feuilles innombrables. Le ciel caresse éternellement tous les reliefs les plus délicats de la forme universelle ; il s'étend à perte de vue, et jusqu'aux autres mondes dispersés dans l'immensité. Voici un petit étang où sont enchâssées des fleurs ar-
gentines et des boutons d'or. Mille végétations gaies et impatientes pullulent au sein de l'eau pour s'élancer à la surface et prendre l'air sur leur terrasse de cristal. Toute l'eau est pleine de fleurs, comme un parterre multicolore éclos dans un bloc de verre ; et l'eau circule partout cependant sans laisser de vide, et elle enveloppe toute cette forêt aquatique. Pareillement, l'air est aussi réel à l'entour des objets, et il remplit tous les creux de la sculpture extérieure du globe, fouillé et ciselé avec tant de caprice et de minutie. On ne peut donc séparer de l'ensemble quoi que ce
soit. La science, il est vrai, considère et étudie un être isolé, par abstraction, de tout ce qui l'entoure ; mais, au contraire, la poésie exprime l'être dans ses harmonies ambiantes. Le moindre coin de campagne a une percée |
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sur le ciel et tient à l'infiui. C'est ce qui rend si difficile
la peinture du paysage. La plupart des paysagistes s'entêtent à vouloir expli-
quer tout dans leurs tableaux, au lieu de chercher l'effet de l'ensemble, l'aspect delà physionomie de la nature qui les a frappés ; ils oublient que l'individualité des arbres, des terrains, des monuments, des personnages, est presque toujours noyée dans la lumière ou dans l'ombre, c'est-à- dire dans Γ air. De. près, on voit quelquefois le détail ; mais, à la moindre distance, la tournure seule des objets les révèle et laisse deviner le reste. Vous apercevez un cavalier dans une allée de forêt : vient-il, ou s'enva-t-il? une figure couchée au bord d'un chemin : est-ce un homme ou une femme? Combien de fois n'avons-nous pas fait ces expériences dans tes bocages de la Vendée! Combien de fois, avec nos yeux de chasseurs et notre habitude du plein air, n'avons-nous pas pu définir un objet immobile à quelques centaines de pas? Mais, quand la forme s'agite, on la reconnaît à dos accents particuliers, fugitifs, insaisissables pour des regards inexercés. Appelle-t-on cela voir la forme?Si nous de- vinions le chevreuil, foudroyant, comme un éclair, le petit ruban d'un sentier, ce n'est pas une raison pour qu'un paysagiste prétende le voir distinctement et le dessiner avec quatre pieds, deux oreilles et des yeux effarés. D'autres fois, par certains temps et par certains effets
de lumière, il arrive qu'un objet très-éloigné jaillit de la confusion du paysage avec une correction de forme et une réalité extraordinaires, tandis que très-souvent les plans plus rapprochés paraissent vagues et indescrip-
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tibles. Par les ciels orageux et foncés, quand des bandes
d'horizon s'enlèvent en clair sur les fonds, on peut saisir de ces mirages rapides qui disparaissent soudain, voilés par des rideaux mobiles. Dans les pays de montagnes, la nature se plaît à ces fantasmagories toujours nou- velles. D'autres fois, un objet commun et même un pays très-
laid prennent des aspects féeriques et délicieux, sous quelque caprice du soleil, ou à une certaine distance, ou à une certaine heure du jour. La butte du Calvaire, abo- minable quand on la voit de près avec ses casernesjau- nâlres, ses terrains nus et mal taillés, fait parfois à merveille, le soir, au bout d'une allée vaporeuse du bois de Meudon. Il n'y a que Montmartre qui soit tou- jours laid, vu de Paris, parce qu'il est au nord. Un des plus beaux paysages que j'aie vus de ma vie,
c'était le long d'une grande route, dans un pays vul- gaire, tout près d'ici. J'allais vers le couchant. Le ciel avait été très-agité tout le jour, et les nuages s'étaient amusés, depuis le matin, à courir enfouie dansle même sens que le soleil, pour lui cacher la terre qui roulait triste et grise. Cette armée vagabonde s'était donné ren- dez-vous à l'horizon, quand le soleil, avant son coucher, résolut de jeter à la terre un regard brûlant. Aussitôt l'univers visible fut transfiguré, et trois mondes distincts s'étagèrent depuis la route jusqu'au foyer lumineux. Devant moi, un premier monde vert, fermement taillé
en émeraude, où tous les objets s'accusaient par des formes nettes et significatives, des champs fertiles, des villages pittoresques, des arbres, quelques mouvements de terrain, — comme pour servir d'introduction au se- |
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cond monde de collines bleues, finement modelées, sans
accessoires saillants, et voluptueusement couchées comme ces longs oiseaux de la Chine sur l'orbe d'un vase haut en couleur : c'était le pays des fées et des syl- phides impondérables. Au delà, commençait le monde de feu, où, dans la fournaise, se tordaient des sala- mandres gigantesques et des lions ardents, à la porte de palais d'or, incrustés de pierreries. Et, autour de ces monuments sans fin, pétillaient des forêts en flammes et de rouges volcans. Des montagnes d'argent et d'opalose dégradaient dans les fonds et aux deux ailes de la déco- ration. Tout paraissait réel, bien dessiné, avec des reliefs solides et des formes irrécusables, dans ce monde flam- boyant. Quel tableau à peindre 1 Mais où est l'artiste qui le
peindrait? La nature se fait ainsi souvent à elle-même des fêtes splendides, avec le soleil, la lune, les étoiles, les saisons et les vents, la mer et les ruisseaux, les arbres et les animaux de toute sorte, et même avec des hommes enrôlés pour acteurs, malgré eux et sans qu'ils s'en doutent. J'ai assisté cet hiver à une des quatre grandes fêtes
saisonales de l'année, dans la forêt de Fontainebleau, où le givre s'était chargé de la décoration. Nous n'étions que deux, arrivés ensemble tout exprès, par instinct, au bon moment. Le théâtre était bien choisi. L'automne, avec sa pré-
voyance accoutumée, avait déjà tout disposé pour les tapis et pour les couleurs variées. Les feuilles sans ca- ractère étaient tombées en gouttes d'émail sur le soi mêlées aux mousses et aux lichens, Les rochers avaient |
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foncé leurs teintes sous la première humidité de Vatmo-
sphère. Les hautes bruyères étaient brunes comme des Espagnoles, et les fougères étalaient leurs peignes à double rang, barbouillésd'ocre jaune ou de'vertcuivré. Les bouleaux balançaient sur un tronc d'argent leurs feuilles rares et légères, finement glacées d'or clair. Les nôtres tournaient à l'oranger. Les chênes avaient secoué les feuilles superflues et s'étaient bronzésj d'un ton ferrugi- neux. Les broussailles étaient roussies. Les rosiers sau- vages s'étaient décorés de leurs graines rouges en que- nouille. Les genévriers avaient pâli et s'étaient^ affaissés comme des Madeleines éplorées. Le houx seul demeu- rait vert, ferme et luisant. Alors une puissance mystérieuse commanda aux
brouillards suspendus dans l'air de se congeler en per- lettes imperceptibles et de tomber en rosée sur ce jardin aux mille couleurs, afin d'enchâsser toutes les tiges, toutes les feuilles, toutes les herbes, toutes les pousses microscopiques;, dans l'argent, le diamant et les pierres fines. Le givre obéit, et en un quart d'heure les ro- ches furent do cristal, et la foret comme un écrin de la Renaissance; les feuilles devinrent des topazes, des rubis, des émeraudes, montées en perles et on métal richement ciselé. Dans ce semis merveilleux et subit, les brins d'herbe ne furent pas plus oubliés que les grands chênes, et tout le peuple des bois participa à cette florai- son de l'hiver. Vers midi, le soleil vint regarder la fête, et fit passer
chaque nuance locale par la gamme infinie de la cou- leur. Mais la décoration tomba bientôt sous la lumière, et nous pûmes emporter cependant un bouquet d'herbes |
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qui conserva tout le jour ses colliers de perles et ses ai-
grettes en diamant. Mais à quoi bon raviver, dans des tableaux exception-
nels, notre enthousiasme pour la nature? Brouwer aimait ses ivrognes de cabaret, comme Phidias son Jupi- ter Olympien. Ostade est aussi roi dans ses chaumières que Raphaël sur son Parnasse ou à VEcole d'Athènes, Les vaches de Cuyp, dans son paysage (n° 403), au Louvre, valent le Diogène du Poussin et la Picciola de Saintine ; la petite fleur, éclose entre deux pavés d'une cour obscure, remplace, pour le prisonnier, un chêne, une nature, un monde. Si vous laissez sur votre fenêtre les pots qui conte-
naient vos fleurs de l'été, regardez les orties qui se dressent en hiver autour de baguettes desséchées, ou-v trefois tiges vertes et fleuries. L'ortie est verte à son tour et vivace; sa brave petite feuille se hérisse en mille pointes comme des fers de lance ; on dirait un faisceau d'armes défensives ; et, sur le plan de ses filigranes, de petites flèches invisibles, mille fois plus aiguës que des aiguilles, se tiennent droites malgré tout, et ont la force de percer la peau. L'ortie, cette race persécutée, ce paria des plantes, est aussi intéressante que le cèdre. On pourrait l'aimer à défaut d'une forêt, comme Pellisson aimait son araignée à défaut d'un ami ou d'un chien. Je ne te cacherai pas que, cet hiver, n'ayant plus ni fleurs ni verdure^ je me suis amouraché d'une ortie venue sur mon balcon, de je ne sais où. J'ai soigné cet enfant de hasard comme une tulipe de qualité. Je n'aime pas à être pris sans vert. Hélas! personne, excepte quelques curieux comme
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nous, n'a même envie de regarder le Musée de l'uni-
vers. Autrefois, en Grèce, les derniers du peuple assis- taient aux fêtes publiques où la beauté était mise au concours, où les courtisanes parfaites, les modèles des Vénus, paraissaient à côté des lutteurs et même des philosophes. Tout le monde avait alors le sentiment de la beauté el l'amour de la nature; aussi tout le monde comprenait les arts; une belle statue passionnait tous les citoyens de la république. A la Renaissance, au sei- zième siècle, quand l'Italie était une cour perpétuelle- ment en fête, quand les Médicis jetaient le luxe à pro- fusion, quand Venise vivait en reine,—quand François Ier en France. Henri VIII en Angleterre, Charles-Quint dans le monde, bouleversaient le moyen âge, — quand l'esprit moderne agitait l'Europe et réhabilitait les passions morales, la nature et la beauté, —le peuple s'éprit encore d'une sympathie universelle pour les arts. C'est Tainour de la nature qui décide toujours du
progrès des arts et de leur succès social. Et voilà pourquoi les quelques artistes contemporains
qui interprètent les effets et la physionomie de la na- ture et qui aiment la beauté vivante, sont peu populai- res, faute d'une initiation générale, et d'un sentiment d'admiration commun et sympatique pour l'universalité des choses. Voilà pourquoi le public, aveugle devant les tableaux colorés par la lumière, adopte souvent les tableaux des peintres aveugles, de préférence aux ima- ges poétiques. L'argent éblouit plus que le soleil. Toi, mon cher médecin de campagne, tu as le privi-
lège de voir sans cesse la nature et de l'adorer naïve- ment. Quand tu galopes dans les chemins verts, le long |
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A F1RMIN BARItlON.
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des halliers impénétrables, sous un vent frais qui pro-
mène les parfums de la terre et de l'air, jouis pleine- ment de ta condition bienheureuse, et n'envie point nos luttes dans l'arène , au milieu d'une foule insensée. Mais, quand tu fumeras, le soir, au coin de ton feu, donne un souvenir aux gladiateurs de Paris. |
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T. T.
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INTRODUCTION.
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LE FOYER DE LA COMÉDIE--FRANÇAISE,
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ÉTUDES
SUR Ι.Λ STATUAIRE »U DIX-HUITIÊME SIECLE
Nous avons à Paris un Musée de sculpture dout on ne
parle guère, et qui est cependant très-curieux pour l'histoire de notre statuaire nationale à la fin du dix- huitième siècle. Le foyer public de la Comédie-Fran- çaise renferme une douzaine d'excellents bustes par les maîtres du règne de Louis XVI, quelques bustes de l'Empire, et une douzaine de bustes de Pécole contem- poraine; trois périodes successives et très-rapprochées, mais fort distinctes comme style et comme exécution. L'année dernière, le compte rendu de l'exposition de
la Société des peintres, où figuraient Greuze, David, Gros, Géricault, Prudhon, Léopold Robert, M. Ingres, nous a servi d'introduction au Salon de 1846, et nous en avons fait ressortir des enseignements imprévus sur la peinture. Cette année, en étudiant les nobles têtes de |
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398 INTRODUCTION AU SALON DE 1847.
Rotrou et des Corneille, de Molière et de Voltaire,
sculptées par Caffieri et par Houdon, et les autres bustes de Lemoine, Pajou, Foucou, et des maîtres qui leur ont succédé, nous nous préparerons utilement à juger les œuvres que nous réserve le Salon de sculpture en 1847. Je ne crois pas que la statuaire ait jamais été moins
estimée qu'en ce temps-ci. A la Renaissance, c'est une pléiade d'artistes qui se perpétuent depuis Louis XII et le cardinal d'Amboise jusqu'à Henri IV, depuis Jean Joconde et Paul Ponce, Italiens francisés, jusqu'à Jean de Bologne et Francavilla, ou plutôt Jean de Douai et Francheville, Français italianisés ; car, dans ces derniers siècles, l'Italie a toujours été le berceau, ou du moins le baptistère de l'art. Que de palais, d'églises et de châ- teaux, décorés par ces ouvriers sublimes : Cousin, Gou- jon, Bontems, Niccolo del Abate, Ponce Jacquio, Ger- main Pilou, Barthélémy Prieur, Bernard Palissy, Jean Juste, de Tours, Michel Columb, de Nantes, Gentil, de Troyes, et tant d'anonymes illustres par leurs œuvres, quoique leurs noms soient perdus aujourd'hui, Amboise, Gaillon, Ecouen, Anet, Villeroi, Chantilly, Meudon, Fon- tainebleau, Chambord, Chenonceajix, les tombeaux de Saint-Denis, les saints de Solesmes, le Louvre ! Art ma- gnifique, d'une élégance suprême et d'une variété in- finie. Au dix-septième siècle, la série mémorable commence
par Simon Guillain et Jacques Sarrazin, sculpteurs de Louis XIII, ou plutôt de Richelieu ; elle se continue par les Anguier, les Lerambert, les Marsy, les van Cleve, Regnauldin, Thierry, Desjardins, Girardon, que Lafon- taine et Boileau comparaient à Phidias, comme Molière |
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INTRODUCTION AU SALON BE 1847. 399
comparait Mignard à Raphaël! Praticiens habiles et fé-
conds, qui ont semé leurs œuvres de pierre dans le palais et les jardins de Versailles. Et, au-dessus d'eux tous, le grand Pujet. Ajoutez encore Théodon et Lepautre, Le- gros, les Fremin, l'école si nombreuse de Girardon, et Coysevox, le producteur infatigable., et les Coustou, qui conduisent à l'art de Louis XV. Toute l'école du dix-huitième siècle ^ort directement
ou indirectement des Coustou : Bouchardon, les Francin, •les Adam, les Lemoine, Falconnet, l'ami de Diderot, Pigale, Allegrain, et, après eux, Pajou, Caffieri, Houdon, Bridan,Foucou,Berruer, diluez, Julien,Dejoux, Moitié, Stouf, Mouchy, et enfin la génération qui enjambe sur l'Empire et le dix-neuvième siècle, Rolland, le maître de David (d'Angers), Chaudet, Callamard, Bosio, elc. Nous voici à nos bustes du foyer de la Comédie-Fran - çaise. Cette collection do portraits en marbre est ainsi dis-
tribuée ; dans le grand foyer, Pierre Corneille et Mo- lière, aux deux côtés d'un mauvais buste du roi Louis- Philippe; en face, Racine et Voltaire, des deux cotés de la cheminée; puis, Regnard etCrébillon, Casimir Dela- vigne et Marie-Joseph Chénier. Dans la galerie longeant la rue de Richelieu, à droite
en partant du foyer, Rotrou, Dancourt, Jean-Baptiste Rousseau, Destouches, Dufrény, Ducis, Sedaine, Lafon- taine et Lulli ; à gauche, Thomas Corneille, Piron, De- belloy, Lachaussée, Lesage, Marivaux, Duval, Andrieux et Picard. Dans le couloir conduisant au foyer des acteurs, Baron
et Gresset, Quinault et Beaumarchais. |
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400 INTRODUCTION AU SALON DE '1847.
Le plus ancien des bustes est celui de Crébillon le
père, modelé en 1760 par Lemoine, et exécuté en mar- bre par J.-B. d'Huez en 1778. Jean-Baptiste Lemoine, né à Paris en 1704, fils et élève de Jean-Louis, mort recteur de l'Académie en 1775, était neveu de Jean- Baptiste Lemoine, l'autour du plafond de Versailles. C'est de Jean-Baptiste, lesculpteur, que Diderot a écrit : « Il a beau se frapper le front, il n'y a personne. » Au contraire, d'Argenville lui applique le mot de Mme de Sévigné : « L'esprit lui sort de tous côtés. » Diderot ajoute : « Sa composition est sans grandeur, sans génie, sans verve, sans effet ; ses figures sont insipides, froides, lourdes et maniérées. C'est comme son caractère, où il ne l'esté pas la moindre trace de l'homme de nature. » Mais où trouver cet homme de la nature, que le dix-hui- tième siècle cherchait partout? Notre Diogène moderne avait cependant raison ici, quoique sa lanterne philoso- phique ait quelquefois jeté de fausses lueurs sur ses con- temporains. Savez-vous la cause de son enthousiasme pour Falconnet : « c'est qu'il est philosophe, qu'il ne croit rien et qu'il sait bien pourquoi !» A la vérité, c'est qu'il a aussi, suivant Diderot, « de la finesse, du goût, de l'esprit, de la délicatesse, de la gentillesse et de la grâce tout plein, et môme du génie. » Sur Caffieri, Diderot s'est un peu trompé en sens con-
traire. Après l'avoir maltraité en 1765 : «Que diable voulez-vous que je vous dise de Caffieri 1 » il le réhabilite pourtant au Salon de 1767 : « Tout ce que Caffieri a exposé cette année est digne d'éloges; cela ne manque pas de ce que vous savez.» Caffieri est, en effet, un ar- tiste très-chaleureux et très-énergique, et qui méritait |
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INTRODUCTION AU SALON DE 18-47. 401
uno plus vive sympathie de la part du généreux philo-
sophe. Ce qu'on appelait la flamme au dix-huitième siè- cle, ce jet brûlant et imprévu de l'image dans une forme rayonnante, Caffieri en est doué mieux qu'aucun des sculpteurs de son temps, et je ne sais pas si, dans toute l'école française, on rencontrerait do plus beaux bustes que ceux de Rotrou, de Thomas et de Pierre Corneille. Ils ont la grandeur et la hardiesse de Puget, l'élégance de Germain Pilon, l'adresse de Coyscvox, la vivacité de Coustou. Et comme le sculpteur a bien compris le carac- tère de ses modèles ! la noble et violente tournure qu'il a su donner à la tête de Rotrou ! Le mouvement du cou est superbe, la narine hennissante; les cheveux sont agités ; le regard est plein d'inquiétude. On devine lo précurseur héroïque et presque l'égal du grand Cor- neille. Celui-ci est plus calme, et sa tête pensive exprime une méditation profonde. Son front puissant repose sur deux arcades d'une admirable perfection. Sa lèvre infé- rieure est un peu crispée, et son menton accuse une fer- meté indomptable. Le Thomas Corneille est aussi un chef-d'œuvre d'exécution; les lignes sont correctes et fermes ; le modelé est savant ; l'ensemble est d'un style tout à fait magistral. Caffieri a signé encore six autres bustes du foyer de
la Comédie-Française : de Beïloy, Piron, Lulli, Lafon- taino, Lachaussée et Jean-Baptiste Rousseau; lo premier est de 1771, le dernier de 1787 ; Pierre Corneille de 1777, Rotrou de 1783, Thomas Corneille del785. Les célèbres bustes de Molière et de Voltaire, par
Houdon, sont de 1778, Tannée même de la mprt de Vol- taire et de Rousseau. A propos, pourquoi donc Jean- 23
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Jacques ne figure-t-il pas dans cette galerie dramatique?
c'est une omission à réparer, et David d'Angers, par exemple, pourrai! nous faire une belle sculpture d'après le masque moulé, qui, hélas I porte au front la trace d'une balle, Houdon lui-même n'a-t-il pas laissé aussi un buste de Rousseau, en pendant à celui de Voltaire? La tête de Voltaire est une répétition de celle de la
statue en marbre : regard fin et perçant, vaste front où s'agitaient tant d'idées, bouche dessinée comme un arc prêt à lancer des traits. Quelle différence de cette physionomie à celle de Mo-
lière ! La tête de Molière est la plus humaine, dans le vrai sens du mot, que la tradition nous ait conservée, comme son génie est le plus sympathique et le plus universel. Que la forme et l'expression du visage sont significatives 1 Pour ma part, je ne connais point de plus belle tête que celle de Molière; elle se soutient, comme beauté, mais avec un caractère tout autre, à côté des têtes parfaites, originales, sculptées par les artistes grecs. J'ai la terre- cuite du Molière, par Houdon, en pendant au bronze du Médecin grec, dont l'original est à la Bibliothèque. Mo- lière représente l'homme moderne, si l'on peut ainsi dire, en opposition à l'homme de l'antiquité. La tête grecque est régulière et inflexible ; la tête de Molière est mélancolique et passionnée; elle se fait aimer, tandis que l'autre se fait admirer. Le Grec a do l'aigle ; Molière n'a que do l'homme. Presque toutes les têtes de l'histoire ancienne ou moderne ont une analogie plus ou moins lointaine avec quelque race animale; Molière no res- semble à aucun type de la création inférieure. Il est véri- tablement formé à l'image de Dieu, suivant le symbole |
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de la Genèse. Et comme les Athéniens recommandaient
à leurs femmes, afin qu'elles procréassent de beaux en- fants, d'orner leurs maisons avec les statues des gladia- teurs et des héros, de môme on pourrait conseiller aux matrones de notre temps de placer dans leurs alcôves le portrait de Molière. Les générations futures y gagne- raient sans doute en beauté physique et morale. Le buste de Houdon est une merveille. La tête om-
bragée de cheveux flottants, séparés au milieu comme la chevelure du Christ, s'incline légèrement vers la droite. La moustache, un peu retroussée, laisse voir ces lèvres éloquentes, amplement dessinées dans un carac- tère de bienveillance et de chaste volupté. La narine, bien ouverte, paraît se mouvoir sous des impressions sublimes. Il n'y a jamais eu de nature généreuse et abondante avec le nez et les lèvres minces. Les arcs des sourcils sont proéminents et ils cintrent un grand œil loyal et clairvoyant. Sur le cou nu, le sculpteur a noué une écharpe négligée; simple ajustement qui fait valoir la physionomie poétique de l'auteur an Misanthrope, Le plus grand éloge qu'on puisse faire de ce buste de Mo- lière, outre le sentiment et l'habileté de l'exécution, c'est qu'il a l'air d'être exécuté d'après nature. La tête de Racine, sculptée, je crois, par Bridan, n'in-
spire pas le même enthousiasme On sait que Racine et Louis XIV, qui se ressemblaient à s'y tromper, passaient pour les deux plus beaux hommes du dix-septième siècle. C'est une beauté fort discutable, si l'on considère Γοχ- pression plus que la régularité. La tête de Louis XIV présente tous les signes de l'égoïsme, de la sécheresse et de l'orgueil. La postérité en a rabattu beaucoup, de |
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cette estime exagérée que les courtisans faisaient du
grand roi, de son génie et de sa beauté. Le génie de Ra- cine, son Menechme, n'a pas été entamé par les folles attaques de l'école romantique ; mais il est permis, du moins, de trouver la tête de Racine un peu mince, pru- dente et comprimée, à côté des têtes de Molière et de Corneille ; ce qui n'empêche pas Phèdre d'être un chef- d'œuvre et une véritable invention poétique. Pajou, qui eut une grande célébrité sous Louis XVI,
est Fauteur du buste de Dufrény, daté de 1781. Il avait passé douze années à Rome, et l'on voit quelques ou- vrages de lui au Musée de sculpture moderne, à Trianon et à Saint-Cloud. En 1782, il restaura la fontaine des Innocents, de Jean Goujon. Il mourut en 1809, âgé de soixante-dix-neuf ans. |
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le succès de leurs tableaux. Les Horaces de Louis David,
le Bélisaire de Gérard, le Marcus Sextus do Guérin, exé- cutés en pierre, offriraient des groupes assez convenables. Mais de sculpteur sculptant, avec l'ébauchoir ou le ci- seau, point. Chaudet, Rolland, ne manquent pas d'une certaine habileté; mais qui les connaîtra dans cent ans? La révolution classique ou académique qui s'opéra dans les arts, à la fin du dix-huitième siècle, et qui a conservé son influenco presque jusqu'à nos jours, n'a créé dans la statuaire aucun représentant illustre. C'est Winkelmann, surtout, qui commença cette réaction par son Histoi?-e de tart antique. En peinture, il fut accom- pagné aussitôt de son ami Raphaël Mengs, et un pou plus tard de Louis David. La formule de Winkelmann était : α Le beau absolu, dont l'art grec est le type ; » hérésie incroyable, qui sacrifie l'avenir au passé et nie complètement l'activité de la poésie vivante et la renais- sance éternelle du génie humain. La croisade entreprise par Winkelmann pour la conquête do la Jérusalem écroulée entraîna tous les savants de l'Europe, et à sa suite s'enrôlèrent subitement tous les seigneurs féodaux de l'art, de la critique et de la littérature. Mais cette ar- mée do fanatiques ne roussit pas à ressusciter le Lazare antique. Les plus intrépides ne parvinrent qu'à déchirer quelques plis du linceul enlevé au tombeau silencieux. Ce sont les loques qui ont traîné pendant cinquante ans sur le champ de l'art européen. La mort avare conserva ' la vie éteinte dans les profondeurs de la vieille Jéru- salem. Π se trouva pourtant un jeune homme qui, venu à
Home en 1779, consacra bientôt son talent avec ferveur |
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à restituer des pastiches de l'art antique. Quoique Ca-
nova tienne, par ses premiers instincts,à l'école gracieuse du dis-huitième siècle, ses œuvres postérieures, sauf la Madeleine, ont reproduit avec éclat l'imitation de la sta- tuaire grecque. Tels sont le Thésée terrassant le Mino- taure, et Y Hercule précipitant Lycas. C'est Canova qui fit du premier consul une statue colossale, entièrement nue, appartenant aujourd'hui, fatalité étrange, à lord Wel- lington. C'est Canova qui eut, en 1815, la mission de reprendre dans les muséos français ce que les conquêtes impériales avaient enlevé à l'Europe. Canova mourut en 1822. Cherchez bien. Connaissez-vous un grand sculpteur
français sous l'Empire ? Il n'y en a point. Et quand, au cours de la Restauration, la peinture s'émancipa en com- pagnie des lettres; quand, de toutes parts, se propo- sèrent des peintres nouveaux , si différents de l'école académique et si différents entre eux, Prudhon, M. In- gres, Géricault, Eugène Delacroix, Ary Scheffer, Sigalon, que faisait cependant la sculpture? Un seul homme sortit de la foule obscure, David d'Angers, dont les nobles convictions et la science vigoureuse ravivèrent l'inspiration plutôt môme que la forme de Part statuaire. Mais combien comptez-vous de sculpteurs éminents à côté de nos peintres modernes, assurés d'une gloire future ? Après la révolution de 1830, il y eut quelques tenta-
tives do rénovation, et le romantisme, comme on disait alors, tortura aussi, superficiellement, le marbre et le bronze; mais le mouvement ne fut pas unanime et pro- fond comme en peinture, comme dans les lettres et le |
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théâtre. Nous avons aujourd'hui une demi-douzaine de
bons sculpteurs autour de David d'Angers et de Barye. On peut douter cependant que notre école de statuaire laisse un souvenir lumineux et durable. Au foyer de la Comédie-Française, les bustes récents
qui complètent l'illustre série des auteurs dramatiques sont bien effacés par les bustes de Caflieri et de Houdon. Sedaine, 1813,estde M. Gatteaux, de l'institut; Le Sage, 1842, par M. Desbœufs; Marivaux, 1843, par M. Fau- ginet; Andrieux, 1836, par M. Elschoect; Duval, 1845, par M. Barre; Picard, par M. Dantan aîné; Beaumar- chais, par je ne sais qui. Les deux bustes qui sortent du commun sont ceux de Casimir Delavigne, 1844, et de Marie-Joseph Chénier, 1845, par David d'Angers. Nous voudrions voir ajouter à cette collection, cu-
rieuse comme iconographie, quelques bustes d'acteurs célèbres, Talma, par exemple, et les lotos distinguées de MUc Mars et de M11" Rachel. Mais qui pourrait aujour- d'hui ciseler sur le marbre l'esprit et la grâce de Céli- mène, la fi ère tournure et l'originalité de la sœur des Horaces ? |
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Revue génerale. — fï mars.
Nous sommes au 25 juillet, dans le royaume des arts.
Do mémoire de critique, on n'avait jamais vu pareille insurrection contre le jury patroné par la Liste civile. Mais aurons-nous les trois glorieuses journées qui assu- reront la victoire et promettront aux artistes la meil- leure des républiques ? Les Polignacs de l'Institut et la camarilla seront-ils expédiés à Cherbourg ? Malgré l'exas- pération générale, nous doutons que cette révolte de- vienne une sérieuse révolution. Donc, on a refusé tout le monde, dans toutes les
écoles et de tous les partis, dans le marais et dans la plaine aussi bien que sur la montagne. On a même re- fusé de très-mauvais peintres ; ce qui, les années précé- dentes, ne se pratiquait guère que par exception, le jury réservant ses foudres pour les peintres originaux. Cette année, le pouvoir arbitraire a été bien maladroit de s'attaquer ainsi aux médiocrités insignifiantes. Comment 23.
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s'est-il laissé emporter par la jalousie et par je ne sais
quelle fatalité, jusqu'à proscrire une bourgeoisie placide qui ne lui disait rien? Il y a plus do mauvais artistes que de bons ; aussi l'opposition aujourd'hui est-elle for- midable. Parmi ses chefs, elle compte des peintres il- lustres, et même des hommes très-riches, soutenus par une armée de malcontents et de modérés enragés. Tant que le despotisme ne persécutait que les hommes de ta- lent, la bourgeoisie du royaume de l'art se tenait tran- quille, et, comme elle trouvait porte ouverte, elle s'in- quiétait peu que le génie restât dehors ; tant que l'intérêt de l'art et de la poésie a été compromis tout seul, elle a laissé faire et laissé passer l'ancien régime. Aujour- d'hui que la censure académique blesse l'intérêt dos boutiquiers patentés et des gardes nationaux de la pein- ture, la majorité s'agite et menace. Ce sont toujours les anciens amis d'un pouvoir exagéré qui aident à le dé- truire quand le temps est venu. C'est la noblesse qui a sacrifié la féodalité dans la nuit du 4 août; ce sont les plus fougueux terroristes qui ont fait le 9 thermidor contre le Comité de salut public ; ce sont les vieux ser- viteurs de Napoléon qui ont décidé sa chute en 1815. Et parmi les plus ardents libéraux de la Restauration, ne remarquait-on pas des hommes qui avaient ramené les Bourbons en triomphe et fabriqué la Charte de Gand? Si j'étais roi, je me défierais de ceux qui m'auraient aidé à prendre la couronne. Que de cris indignés, que de plaintes modestes, que
de lamentations bien légitimes, nous avons entendus au- jourd'hui dans les galeries du Louvre ! Mais cependant si les artistes souffrent ainsi dans leur dignité, dans tous |
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leurs intérêts, c'est biert leur faute. Pourquoi se soumet-
tent-ils à cet esclavage '? Pourquoi acceptent-ils l'ancien régime ? S'il y a un jury ordonné par la Liste civile, c'est qu'il y a des peintres qui présentent leurs ouvrages à l'arbitraire de ce tribunal absolu, irresponsable, dont l'autorité s'exerce à la turque ou à la vénitienne. Si les artistes avaient le sentiment de leur solidarité et quelque indépendance, ils laisseraient MM. Garnier, Hersent, Pujol, Heim, Brascassat,Blondel, Petitot, Ramey, Nan- teuil, Huvé, Fontaine et autres, attendre dans la soli- tion de leur concile des rivaux à immoler, et ils organi- seraient tous ensemble une belle exposition libre et per- manente. A propos, pourquoi n'a-t-on donc pas refusé, cotte
année, Deeamps, Ary Scbefl'er, Rousseau, Dupré, Barye et Meissomer ? c'est qu'ils n'ont pas voulu subir la cen- sure, et qu'ils ont pris en commua la ferme résolution de ne plus jamais rien envoyer au Louvre. Que les autres en fassent autant.
Ainsi tomberait le jury, sous le ridicule et l'impuis-
sance. Ainsi les artistes s'émanciperaient de la domina- tion de la Liste civile, et, une fois librement associés, ils proposeraient à l'État, — à la Chambre des députés, — de reprendre sur l'art un patronage légitime, et de ré- glementer les expositions nationales. La Chambre ferait une loi plus ou moins bonne, meilleure assurément que les caprices de la cour et de l'Académie. Est-ce que les livres ont besoin maintenant, comme jadis, d'un privi- lège du Roi pour paraître ? La publication est censée de droit commun. C'est une loi mauvaise, suivant nous, qui régit les libertés des lettres et de la presse ; mais enfin |
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c'est une loi, et la nation peut la changer. Le droit est
acquis ; il ne reste qu'à conformer le fait au droit. Est-ce que les lettres dépendent de la Liste civile ? Pourquoi tous les intérêts de l'art, comme les Salons, la conser- vation des Musées, l'enseignement et les récompenses, ne seraient-ils pas rattachés à l'État par l'intervention d'un ministère ? Il n'y a rien là sans doute d'effrayant pour personne,
mais, au contraire, une garantie pour tout le monde. Sous l'ancienne royauté, et jusqu'à 1789, les académi- ciens seuls avaient le droit d'exposer au Louvre. Sitôt qu'une assemblée nationale s'empara de la question, la liberté fut décrétée. Le Salon du Louvre, c'est la presse pour les tableaux, disait Barrère; et la Constituante ne mit pas d'autre condition à cette liberté do l'art que do respecter l'ordre, les lois et les mœurs. Pourquoi les artistes et le gouvernement ont-ils abandonné les nobles traditions de nos assemblées nationales et de la Répu- blique? On dit que les artistes veulent recourir à la Liste ci-
vile elle-même., afin d'obtenir justice, et la Revue de Paris propose une supplique respectueuse au roi. C'est accepter d'abord la dépendance actuelle, tandis qu'il faudrait, suivant nous, soustraire à la cour le gouver- nement des arts. Que n'adressent-ils une pétition au jury en personne ! Le moyen serait délicat. Le jury et la Liste civile n'est-ce pas une môme chose? L'un obéit à l'autre qui le nomme. Quelle naïveté de demander une sorte de suicide à un privilège, jaloux, sans doute, de son autorité comme tous les privilèges ! En fait de droits, il faut les prendre ; ça ne se donne pas de bonne volonté. |
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S'il y a beaucoup de refus au Salon, c'est apparemment
que le château n'en est pas offusqué ; ce n'est pas M. Fontaine et M. Granet qui se risqueraient à contra- rier leurs patrons. Tout le monde sait, d'ailleurs, qu'ils se promènent le matin en compagnie de la Liste civile au milieu de la foule des ouvrages proposés au jury. Je soupçonne M. Montalivet d'avoir, autant que n'importe quel architecte, voix délibérative dans le conseil secret. Mettons donc, s'il vous plaît, que la réforme sollicitée
depuis si longtemps ne viendra point du côté de la cour. A ce train-là, les artistes ne feront pas leur révolution de Juillet. Est-ce que Charles X a retiré ses ordonnan- ces? Oui, quand il fut à Rambouillet. Eh bien, le jury sera renversé, et l'institution des Salons périodiques perfectionnée, quand la majorité des artistes, ou du moins les hommes de talent, protesteront noblement par leur volontaire retraite, et organiseront une publicité libérale en dehors de toutes influences étrangères. La presse tout entière applaudirait avec enthousiasme, et suivrait le peuple pittoresque sur le mont Aventin. En attendant, c'est à la Chambre des députés qu'il
faut adresser pétition, et les noms des victimes du jury feraient déjà une liste imposante ; car on a refusé, dit-on, près do trois mille ouvrages, presque la moitié, le livret contenant 2321 numéros. Nous nous proposons de visiter une partie des pros-
crits et nous leur consacrerons un article spécial, puis- qu'il faut aller chercher dans leurs ateliers Maindron, Gigoux, Vidal, Corot, Chasseriau, et toute cette jeunesse amoureuse de son art, Haffner, Hédouin, Besson, Mau- rice Dudevant. |
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Aujourd'hui, pressons-nous, il faut tout voir à la pre-
mière séance. Nous avons tout vu. C'est assez triste, plus triste certainement que les années précédentes, Si nous exceptons Diaz et Eugène Delacroix, le beau tableau de Couture, quelques tableaux de Roqueplan, Leleux, Isabey, Baron, Coignard, Jeanron, Corot, Muller, etc., le reste n'offre presque aucun intérêt. Nous chercherons encore cependant, et nous choisirons successivement les oeuvres qui indiquent un certain sentiment de Tort. Pour aujourd'hui, nous n'avons rien appris ait Salon, et rien oublié. Mais, à défaut de bonne peinture, la mauvaise peinture sert aussi bien à la critique, il y a plus d'en- seignements utiles aux artistes dans le ridicule Napoléon de M. Flandrin, que dans les œuvres originales des hommes de talent; car l'originalité ne s'apprend point. Un tableau franchement détestable apprend au moins ce qu'il faut éviter. Notre première revue ne sera donc qu'un guide, si-
gnalant en passant les ouvrages qu'on doit regarder à un titre quelconque, et selon les goûts. Dans le petit salon d'entrée : Andrea del Sarto pei-
gnant une fresque, par M. Baron, et un portrait de femme par M. Pérignon, qui a exposé neuf autres por- traits disséminés dans les galeries. En entrant au salon carré, les Romains de la décadence-,
par Couture, appellent tous les regards ; ils sont placés au-dessus de Sixte-Quint bénissant les Marais Pontins, par M. Rodolphe Lehmann. Couture sera incontestable- ment le lion du salon de 1847. Mais nous craignons qu'il ne lui arrive un grand bonheur, — un grand malheur ; son tableau est menacé de plaire à tout le monde. L'u- |
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nanimité ne vaut pas toujours la discussion. C'est ün
grand et bel ouvrage où éclatent les qualités des vrais peintres, et qui ne manque peut-être que d'un effet plus concentré au cœur de la composition. Les tableaux qui l'entourent l'ont encore valoir sa couleur générale, d'un beau gris argenté. Comme dit Barroilhet, qui s'y connaît, tous les maîtres sont gris, du gris Velaz - quez ou van Dyck, mais non pas du gris des élèves de M. Ingres. L'architecture de YOryie romaine est sur- tout d'une grande tournure, à la façon de Véronèse. Les figures se sont un peu rapetissées au Salon, ce qui prouve qu'on ne saurait mettre trop d'ampleur et de fougue dans le dessin de la grande peinture. Nous re- prendrons Couture un des premiers, comme il le mé- rite. Sur le lambris de gauche est le grand portrait équestre
du roi Louis-Philippe et de ses fils, par M. Horace Ver- net. Nous l'avons déjà vu à l'Exposition des peintres, rue Saint-Lazare ; puis le Triomphe de Pisani, en 1379, par M. Alexandre liesse, avec de beaux costumes, mais une exécution dure et une couleur désharmonieuse ; les Catacombes de Rome, par M. Granet, qui n'en est jamais sorti; aux deux angles, les portraits en pied d'Ibrahim- Pacha et du Bey de Tunis, par M. Champmartin et par M. Larivière; sous le portrait de M. Champmartin, un paysage d'enfant, par cet honnête M. Walelet, qui tient à une race d'artistes, et qui fut accusé, en son temps, ce n'est pas hier, d'être un révolutionnaire et un novateur. En face du tableau de Couture, le Saint Laurent, de
M. Brisset, déjà exposé avec les envois de Rome; à droite, un curieux Songe de Jacob, par Ziégler, la Mort |
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de Jeanne Seymour, par Eugène Devéria, une Femme
nue, de grandeur naturelle, par M. Hermann Winter- halter; à gauche, la Ronde du Mai, par Muller, char- mant tableau qui n'aura pas cependant autant de succès que le Printemps, de l'année dernière ; le fameux Napo- léon législateur, commandé à M. Hippolyte Flandrin pour une des salles du Conseil d'État. Il faut voir la tête de l'Empereur, les marches du trône, et surtout le ciel ! Près de cette incroyable peinture est un paysage de M. Desgoffe, appartenant à la même école, avec Argus et une vache blanche qui ne sort pas des troupeaux do Jules Dupré, de Diaz ou de Rousseau. Au milieu du quatrième lambris du grand salon, on
remarque le Galilée de M. Robert Fleury, sur lequel il faudra revenir ; à gauche, un beau tableau d'Adolphe Leleux ; un Chasseur de Java, monté sur un buffle et attaqué par un tigre, groupe énergique par M. Raden- Salek-Ben-Jagya ; et un portrait de femme on pied, par M. Court. Les petits tableaux intéressants sont les Musiciens juifs
de Mogador, par Eugène Delacroix ; un Intérieur do forêt, par Diaz; un excellent paysage, effet de soir, par Corot, peinture très-poétique et très-harmonieuse ; des Espagnols des environs de Penticosa, par Camille Ro- quoplan ; les Bords de la Seine, par Fiers ; le Baptême, par M. Guillemin ; un paysage avec une lutte de ber- gers, par M. Paul Flandrin; et doux tableaux de l'école d'Anvers : la Fête du curé, par M. Verheyden, et Y Ar- murier, par M. Leys ; c'est toujours le même pastiche adroit des maîtres flamands ou hollandais. N'oubliez pas aussi le curieux portrait du maréchal
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Soult, par M. Heuss, le protégé de M. de Metlernich et
l'auteur du portrait infligé par M. Guizot à ses électeurs deLisieux. Que ce portrait du maréchal Soult fera bien au milieu des chefs-d'œuvre de l'école espagnole, qui ornent l'hôtel du vainqueur de Toulouse, par exemple, à la place du Paralytique de Murillo, vendu aux An- glais ! La première travée des galeries contient quatre ta-
bleaux d'Eugène Delacroix, les Exercices militaires des Marocains, Y Odalisque, le Christ en croix et des Naufra- gés abandonnés dans un canot ; cinq tableaux de Diaz, le Repos oriental, une Baigneuse, la Causerie, des Chiens dans une forêt et Y Amour réveillant une nymphe; deux tableaux de Roqucplan, Paysan des Basses-Pyrénées et le Visa des passeports à la frontière d'Espagne; une écla- tante peinture d'Eugèno Isabey, Cérémonie dans l'Église de Delft, au seizième siècle ; le Christophe Colomb de M. Robert Fleury, en pendant au Galilée; une Bataille de M. Hippolyte Bellange, et une Marine de M. Gudin ; un Combat de coqs, par M. Géromo; le Récit de Téléma- que et les Moines caloyers, par M. Papoty ; Backhuysen contemplant les effets de forage, par M. Lepoitevin ; les Exilées, composition pleine de sentiment et de style, mais d'une couleur douteuse, par M. Duveau ; la Partie de musique, par M. Leys, d'Anvers ; Henri IV et Fleu- rette, avec un paysage très-naïf, par M. Biard; un paysage en hauteur, par Corot ; le Guitarrero d'Armand Leleux ; le Labourage, paysage et animaux, par MUe Rosa Bonheur; un fin Intérieur, par M. Fauvelet; des Fleurs et des papillons, d'une délicatesse et d'une harmonie charmantes, par Philippe Rousseau; un sévère portrait |
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de Listz, de profil, par Henri Lehmann; et un portrait
de M. Leverrier, par un peintre qui ne découvrira ja- mais aucune étoile. Un des juges de l'Institut, M. Heim, est représenté dans cette travée par un tableau des plus curieux : une Lecture au foyer du Théâtre-Français, avec les caricatures de Victor Hugo, Dumas, de Vigny, Tay- loïC Casimir Delavigne, Andrieux et autres. C'est amu- sant au possible. En passant à la seconde travée, arrêtez-vous devant
le portrait do femme placé sur la colonne de droite. Ce beau portrait est de Couture. Vous n'avez à voir dans cette travée obscure qu'un excellent Souvenir d'Espagne, par Hédouin ; les Femmes et le secret^ peinture lumi- neuse, par M. Verdier; un portrait de femme, par De- caisne; et un vigoureux paysage, par M. Hugues Martin, très-habile décorateur du Cirque-Olympique. Dans la rotonde qui conduit à la dernière travée, Zié-
gler occupe le milieu; sa Judith aux portes deBélhulie, et tenant la tête sanglante d'Holopherne, est durement peinte ·, ou y chercherait en vain les qualités du petit Giotto qui est au Luxembourg. Au-dessus-de la Judith, un groupe du Dante inspiré par Beatrix et par Virgile, tableau ovale en hauteur, par M. Glaize; à gauche, un vigoureux Combat de taureaux, par M. Coignard ; en face, le Bepos du laboureur, peinture forte et magistrale, par Jeanron; enfin, une marine de M. Gudin, avec un effet d'aurore boréale; nous ne voulons pas le croire. La troisième travée n'est pas si riche que la première.
Cependant on y voit encore le Corps-de-garde à Mequinez, par Delacroix ; un Intérieur du Bas-Bréau, parDiaz; un superbe portrait d'Adolphe Leleux, par lui-même, tête |
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énergique qui rappelle Alphonse Karr, Charles Blanc,
peint par M. Lepaulle, a l'air fort triste près de ce por- trait digne des maîtres. M. Champmartin a là aussi une tête d'homme très-drôlement beurrée sur la toile, et deux scènes de chats blancs qui nous reportent à l'en- fance de l'art. M. Gudin nous montre la plage do Sche- veningen, si souvent, si admirablement peinte par les maîtres hollandais, par Adrien van Ostade, Adrien van de Velde, Albert Cuyp et les autres, qui n'ont jamais pris la mer pour de l'eau de savon. M. van Schendel aussi, après ses anciens compatriotes, cherche dans son Ton- nelierun double effet de lune et de feu, que Schalcken, Gérard Dov, Pieter de Hooch, n'approuveraient point. M. Paul Flandrin est poursuivi par les lions, et sa Lionne en chasse reproduit agréablement les Lions as- sistant au lever de l'aurore du dernier Salon. M. Leullier a presque relrouvé pour sa Chasse aux caïmans, sur les rives du Mississipi, l'ancienne verve de son Cirque des chrétiens livrés aux bêtes. M. Biard assemble toujours une foule impénétrable devant ses Quatre heures au Sa- lon. M. Granet, de l'Institut, a stéréotypé, comme à l'ordinaire, quelques papiers peints, représentant des intérieurs et des moines. M. Hippolyte Flandrin à fait un portrait d'homme, qui a la prétention d'imiter le style de M. Ingres. Les autres portraits dignes de remarque sont un portrait de femme, intitulé : Dix-huit ans, par Besson; un portrait d'homme par M. 'Verdier, un por- trait de femme par M. Tissier. En paysages, nous avons un Bateau pêcheur en rade, par Hoguet ; une Vue des frontières d'Espagne, par Roqueplan ; quelques fines études par M. Anastasi. M. Baron est l'auteur d'une Soi- |
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rée d'été; M. Fontaine, d'une Scène d'invasion, un pou
imitée de Diaz ; M. Luminais, d'un vigoureux Champ de Bataille, dans le style et la couleur d'Adolphe Leleux; Chavet, d'un petit tableau très-fin, la Leçon de chant ; enfin, Philippe Rousseau, de la Taupe et les lapins, pein- ture très-spirituelle et très-harmonieuse. En tournant vers la galerie de bois, on rencontre une
série de dessins d'après la fresque de Panselinos, au cou- vent d'Aghia-Lavra, sur le mont Athos, par M. Papety : grand style, grande tournure, grand caractère ; c'est su- perbe. Puis, dans la galerie même, de très-beaux dessins pris en Russie par M. Yvon; une Noce de paysans béar- nais, par Haffner; une Parjsanne ossaloise, par Hé- douin ; une Orientale, de Diaz ; des Mendiants espagnols, par Armand Leleux; un Contrebandier, par Jeanron; un Œdipe détaché de l'arbre, par J.-F. Millet, dont nous avons vu ailleurs d'excellentes peintures ; quelques pay- sages d'une bonne couleur, par MM. Brissot, Adrien Guignet, Victor Dupré, Tournemine, et deux vues prises en Vendée, par Charles Leroux. Ici encore, nous trouvons égaré un portrait d'homme, peint en maître, par Couture. Après cette nomenclature rapide, simplement extraite
du livret entre 2,010 numéros consacrés à la peinture, nous serons plus à l'aise pour étudier les rares ouvrages qui en valent la peine. En outre, la sculpture nous of- frira 168 ouvrages, l'architecture 19, la gravure 122; en tout, 2,321 numéros portés au Catalogue, sur envi- ron 5,000 présentés au jury. |
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II
Couture.
Les sublimes raisonneurs du dix-huitième siècle eu-
rent une fois, — ce n'est pas la seule, — une idée très- singulière et très-drôle : voyant que, dans les arts, cha- cun, sauf peut-être Raphaël, ne possède que certaines qualités saillantes, lesquelles excluent même ordinaire- ment les qualités opposées, ils imaginèrent de faire exé- cuter un tableau par une coalition éphémère de peintres diversement doués. Celui-ci fut chargé de méditer la composition, celui là de dessiner l'ensemble, un autre d'accentuer des parties spéciales, un autre de poser la couleur. La pensée et la forme, la ligne et le modelé, le paysage et la figure, le ciel et la terre, la nature et l'homme, furent ainsi divisés pour cette folle entreprise. Je ne me rappelle qu'imparfaitement cette curieuse anecdote, et je ne sais plus quel en fut le dénoûment, fort peu poétique, sans doute, diamétralement op- posé au génie artistique qui implique l'unité de l'image et du sentiment ; résultat très - admiré probablement dans les fabriques d'épingles, où la division du tra- vail industriel est une condition de promptitude et de succès. L'art est, comme l'homme, une création spéciale et
imparfaite, qui ne saurait réunir en un seul exemplaire toutes les merveilles de la vie. Un homme n'a jamais |
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représenté l'Humanité tout entière. On ne peut être à la
fois audacieux et modéré, doux et brave, intelligent et naïf, abondant et sobre, capricieux et sensé, spontané et méditatif, gai et triste, fantastique et réel, poëte et po- sitif, en un mot toucher avec une égale vertu aux deux extrémités du clavier de l'âme humaine. Quelques rares génies, comme Molière et Shakespeare, ont eu seuls ce privilège. Encore est-il vrai que Molière a plus de bon sens que Shakespeare, et Shakespeare plus de fantaisie et de variété que Molière. Supposer un homme qui résume en soi la nature hu-
maine, c'est n'admettre pour toute musique que l'accord parfait, et rejeter du même coup toutes les combinaisons infinies des sons et les dominantes particulières qui font saillie sur l'harmonie générale. De même, supposer que la supériorité du peintre tienne à la perfection égale et uniforme de son œuvre, c'est nier le caractère de l'art et l'originalité du génie. Tous les grands maîtres dans les arts, et particulière-
ment dans la peinture, ont toujours violenté la gloire par quelque passion indomptable et rare, par une fa- culté dominante et exceptionnelle. Raphaël, lui-même, doit son immortalité à un amour persévérant dont il est mort, l'amour de la beauté dans la femme. Chaque ar- tiste illustre est un maniaque, emporté par un instinct irrésistible dans un cercle spécial du ciel, Michel-Ange est fou de la grandeur et du mouvement, Titien de la couleur, Rubens de la chair, Claude du soleil, Poussin de la tournure, Hobbema des arbres et de l'eau mélan- colique, Watteau de la volupté. Sublime délire qui en- seigne au commun des hommes le fanatisme de la na- |
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ture et le religieux enthousiasme de la vie universelle.
Il ne manque au tableau de Couture, pour qu'il soit un chef-d'œuvre, que ce cachet indescriptible d'une vio- lente originalité; et cependant sa peinture ne relève di- rectement de personne. Il lui manque je ne sais quel souffle d'unité poétique pour lui donner un caractère tout à fait distingué; et cependant sa pensée est écrite d'un bout à l'autre de la toile avec une liberté et une franchise très-magistrales. Il lui manque un centre d'effet qui rassemble les tronçons de cette grande imago et la fasse dresser de toutes pièces comme un être vi- vant; et cependant la vie est disséminée partout, la lu- mière, la forme et la volupté partout. C'est un ρβμ comme les pierres brillantes d'un collier démonté, éta- lées au hasard sous le soleil ; et cependant l'ordonnance de la composition est très-régulière, les lignes générales bien symétriques et contrebalancées, les groupes bien classés sur les divers plans d'une architecture parfaite. Nous défions les plus fins critiques de reprendre juste- ment dans le tableau de Couture, soit la perspective et la profondeur de l'air, soit le dessin des figures, soit l'harmonie de la couleur, soit l'adresse de la touche et l'habileté de l'exécution dans toutes les parties. Couture mérite presque, comme Andrea del Sarto, le nom de peintre sans défaut, senza errore. Je suis même sûr que si on lui cédait pour un jour le grand salon du Lou- vre, avec sa bravoure de pratique il jetterait sur l'en- semble de sa composition quelque audacieux effet d'ombre, pour déterminer l'unité d'aspect, car le seul défaut de ce tableau gigantesque est, à notre avis, l'épar- pillement de la lumière, comme dans les œuvres du So- |
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liniène et de quelques maîtres italiens du dix-septième
siècle. Il faut dire que Couture a peint ce palais magnifique
et cette foule innombrable, dans le fond d'un atelier or- dinaire, sans espace suffisant, presque sans reculée, et sans pouvoir embrasser du regard la toile entière, qui a trente pieds de long. Tout grand tableau doit être vu à distance et calculé comme une peinture de décoration. Ce qui semble souvent une exagération à l'œil rappro- ché prend une autre valeur quand l'air interposé neu- tralise les demi-teintes et dévore les contours. La môme figure, considérée de près ou de loin, s'accuse avec des relations de couleur ou de forme très-différentes. On est tout étonne, selon qu'on s'approche ou qu'on s'éloigne d'un objet, de voir apparaître des effets imprévus ou disparaître des caractères très-saillants d'abord. Toujours l'effet se simplifie à distance, et le détail se dissimule dans la grande tournure de la forme. Examinez sous votre main la sculpture de Michel-Ange; c'est fou et impossible; on n'a jamais vu sur la nature ces épaules violemment contournées, ces flancs immenses, ces at- taches de bronze, ces sourcils comme des escarpements au bord d'une caverne; mais cependant, une fois le Moïse sur son piédestal, une fois la statue de la Nuit couchée à sa place dans le monument de Jules II, vous n'apercevez plus ces accents exagérés, et vous êtes saisi par la majesté de l'ensemble. 11 ne faut donc jamais re- douter, dans les figures de haute proportion, les vigueurs les plus expressives et cet emportement de la forme, fa- milier aux grands maîtres comme le Véronèse ou Rubens. |
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Couture a pris l'inspiration de son sujet dans la
sixième satire de Juvénal, traduite en vers si colorés par Jules Lacroix : D'où sort-il ce torrent monstrueux de licence ?
Jadis un humble loit conservait l'innocence De la femme latine; et les travaux fréquents, Les mains qu'endurcissait la laine des Toscans, Annibal sous nos murs plantant sa javeline, Et les maris debout sur la porte Colline, Tout cela défendait au vice d'approcher. Mais le vice est venu dans la paix nous chercher : Le luxe, noir fléau, plus cruel que la guerre, En s'abaltant sur nous, venge toute la terre I La pauvreté romaine est morte en nos remparts. Depuis, les sept coteaux ont vu de toutes parts Descendre les forfaits que la débauche entraîne. Alors vint Sybaris, cette molle sirene, Et Rhodes et Milet, fécondes en malheurs. Et Tarente lascive, au front chargé de fleurs. Avec Juvénal pour texte, n'affectons pas, s'il vous
plaît, une pruderie déplacée. Il s'agit de peindre les mœurs de la décadence romaine et cette orgie furieuse ou morue qui va bientôt s'abîmer dans le christianisme. Gigoux avait déjà représenté Cléopâtre" et Antoine après la bataille d'Actium, dans un grand et superbe tableau, dont le tableau de Couture rappelle u»peu la composi- tion. A la manière do Plutarque, qui entremôle son récit de sages réflexions, Gigoux avait placé au coin de la scène quelques Gaulois indignés, protestation vivante en faveur de l'avenir. De même, aux deux angles de sa grande épopée, Couture a symbolisé, comme deux vers brûlants de Juvénal, la philosophie et la poésie qui coti- sa |
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templent tristement les excès d'un monde condamné.
Cette réserve intelligente donne toute satisfaction à la morale, et permet aux plus scrupuleux d'arrêter le re- gard sur les derniers Romains, ressuscites, d'ailleurs, depuis le seizième siècle, à la cour des papes et à la cour des rois, sans qu'aucun Juvénal ait flétri l'a décadence moderne avec autant de verve que le poêle antique. Le tableau de Couture offre un immense portique ou-
vert sur le ciel et soutenu par d'élégantes colonnes co- rinthiennes, entre lesquelles se dressent les statues des héros, impassibles témoins de marbre. Au milieu du fond, et dominant toute la scène, voici Brutus à la pose austère, à la tête carrée ; c'est le passé -de Rome qui couvre encore de sa gloire et de sa vertu un peuple dé- généré ; c'est la statue du Commandeur, qui ne descen- dra point de son piédestal pour punir l'impiété du Don Juan antique ; car la Providence emploiera pour le châtiment, au lieu de la main froide d'une statue do pierre, la main brûlante des esclaves et des barbares. Le contraste entre ce théâtre grandiose et sévère elle
caractère du drame qui s'agite follement au milieu des coupes d'or, des pampres et des fleurs, des courtisanes nues et des hommes enivrés, prépare déjà à la vive et profonde impression du tableau. Au milieu deia scène, sur un lit recouvert de splen-
dides draperies en désordre, une femme, vêtue de blanc, est couchée avec nonchalance, comme une nymphe rêveuse au bord de la mer sans horizon ; mais son beau visage exprime une lassitude infinie et l'hébétement de sens épuisés. Ses membres, abandonnés mollement sur les coussins de pourpre, se dessinent en reliefs volup- |
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tueux. Un homme, assis près d'elle, la soutient, et tend
sa coupe ciselée à une autre femme demi-nue qui y verse les acres épices de l'Orient. Celle-ci, soulevée et vue de profil en pleine lumière, resplendit do fraîcheur et de beauté ; sa main gauche repose sur les épaules ambrées d'un jeune garçon, étendu comme un nageur dans ce fleuve de délices. Pour pendant à ce groupe, Vitellius, accoudé en triomphateur, contemple l'orgie, sans s'apercevoir qu'une fille, couronnée de pampres, se serre contre lui. Le torse de cette femme, vue presque de dos, se modèle admirablement dans une demi-teinte transparente et légère qui recouvre à peine le grain de la toile. Derrière ces trois couples principaux, bondit ou s'af-
faisse une foule de voluptueux et de bacchantes, éniou- vés par Vénus et par le grand dieu que la mythologie païenne aurait dû marier avec elle. C'est une promis- cuité insensée avec tous les degrés de la débauche an- tique, adroitement dissimulés dans l'ensemble ; car la peinture ne saurait avoir les mêmes hardiesses que le poète latin. L'épisode le plus hardi rappelle seulement une des célèbres gravures du duc d'Orléans, régent, dans les illustrations de Daphnis et Chloè : l'image incomplète est risquée par les têtes, au lieu d'être risquée par les pieds, comme avait déjà fait Boucher dans un de ses pastels. Mais comment décrire tous les épisodes de cette bac-
chanale? A droite, un jeune garçon, grimpé sur un piédestal et s'accrochant au bras inflexible delà statue, offre au vieux Romain la coupe chancelante, et quel- ques têtes de femme le regardent en souriant ; à gauche, |
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une jeune fille, les bras crispés au-dessus de la tête, sou-
venir de la magnifique figure de l'Envie dans le Gouver- nement de la reine, par Rubens (n° 702, au Louvre) ; et les vaincus de l'orgie, emportés par des esclaves, et les faibles qui s'endorment sur les vases renversés, et les physionomies qui éclatent ou qui s'assombrissent, et les couronnes de feuillages et de roses qui s'entremêlent aux chevelures dénouées ou qui serpentent sur des poi- trines inondées de soleil, et l'éclat des étoffes et des bi- joux, et la tournure variée des personnages, et l'abon- dance de la couleur. Le premier plan, en avant du lit antique, est occupé
par des vases immenses, couverts de bas-reliefs et de ciselures, et parés de fleurs comme les convives eux- mêmes, et par deux figures très-habiles : à droite, un jeune homme, debout et vu de dos, la taille ceinte d'une peau de tigre à la mode de Bacchus, élève sa coupe dans les airs. A gauche, un autre homme est étalé sur le tapis, la tête pendante, sa couronne flétrie, tombant comme les rameaux d'un saule pleureur. Ce raccourci difficile est exécuté en maître. Mais cependant, voici la morale de cette chaleureuse
satire : c'est le jeune poëte, mélancoliquement assis à l'écart contre la base d'une colonne; ce sont les deux nobles figures de philosophes, debout sur la droite, en- veloppés de leurs manteaux et regardant avec inquiétude le suicide de la patrie. Le groupe de ces deux hommes, aux têtes pensives, aux belles formes respectées par la débauche, est dessiné dans le plus grand style et peint avec une ampleur et une certitude dignes de Véronèse et des vigoureux artistes de la Renaissance. |
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On voit que le tableau de Couture est aussi remar-
quable par l'ordonnance et la pensée que par la splen- deur de l'exécution. Il se pourrait bien que Couture n'eût guère songé à ces finesses du contraste, à l'inter- vention de la philosophie au milieu de la corruption antique et à la leçon qui en résulte pour le sens de son poëme. Les artistes s'étonnent quelquefois de tout ce que la critique prétend découvrir dans leurs œuvres. L'art étant primesautier, crée spontanément une image plus ou moins complète, que la critique analyse ensuite par les procédés de la réflexion. Les belles choses se décou- vrent le plus souvent comme les mots d'esprit, par une révélation subite dont on n'a conscience qu'après. La véritable éloquence ne cherche point son langage : elle prête sa voix au génie intérieur qui l'anime et qui lui commando. Les beaux vers naissent tout faits et ne pas- sent point par un moule factice. De môme, les belles images sautent aux yeux des peintres privilégiés. 11 n'y a rien de plus facile que de faire une comédie de Molière, — quand on est Molière. De môme, encore, Titien ou Rubens n'ont pas besoin de ruminer dans leur génie des spéculations abstraites, avant de jeter sur la toile une image vivante et significative. Les vrais peintres peignent d'abondance, comme parlent les vrais orateurs. Ce n'est pas dire absolument que l'art soit aisé et la
criliquo difficile, au rebours du vers célèbre dont la jus- tesse toutefois peut être contestée. La critique et l'art ne sont pas faciles, en ce sons qu'ils exigent une éducation préliminaire et l'habitude des procédés particuliers à leur essence. Si l'art crée, la critique explique; elle est la compagne familière do l'art; elle lui est subordonnée, 24-
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comme la réflexion est postérieure à la passion; mais
elle est, jusqu'à un certain point, solidaire du génie qui invente et qui réalise, de même qu'en bonne métaphy- sique, on ne saurait complètement séparer du sentiment l'intelligence. S'il y a de l'intelligence dans toute œuvre artiste, il y a aussi dans toute critique eminente un vé- ritable sentiment poétique ; sans quoi, de part et d'autre, on n'aboutirait qu'à l'insignifiance et à la stérilité. Mais les procédés de la critique sont tout autres que
les procédés de Part. Elle naît do facultés dominantes qui, par nature, diffèrent des facultés artistes, quoi - qu'elles aient beaucoup d'analogie. L'art est passionné, exclusif, tandis que la critique doit être compréhensive. Si l'on reproche aux critiques de n'être pas créateurs, il n'y a jamais eu non plus de grand artiste qui fût bon critique. L'art est trop individuel, trop indépendant, trop original, trop entraînant, pour laisser à l'esprit la placidité, l'équité distributive, la tolérance, nécessaires à une logique impartiale. Les grands peintres ne se con- naissent guère en peinture; les critiques intelligents n'ont jamais été peintres, témoins Diderot et Lessing, Comment un artiste original, c'est-à-dire distinct des autres artis- tes, apprécierait-il justement des qualités originales op- posées à son propre génie? On dit-que M. Ingres n'est pas fou de Rubens, qui le lui aurait bien rendu sans doute. Ces réflexions n'ont pas d'autre but que de montrer la
solidarité des lettres et des arts. Rien n'est plus fécond pour les écrivains que l'étude de la peinture. Les belles images enseignent le beau style. Mais l'esthétique ouvre aussi aux artistes, qui ne s'en soucient guère, des ho- |
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rizons nouveaux et immenses. C'est un pays dont l'ex-
ploration a été trop négligée par notre école moderne. Aussi, que de peintres bien doués sont tombés impuis- sants à l'entrée de la carrière, après un début glorieux 1 Pour notre part, nous ne nous sommes jamais trompés sur ces renommées passagères, dues au charme d'une peinture éclatante,, ou à l'intérêt du sujet, qui entraîne souvent l'admiration publique. L'avenir de Couture nous semble assuré par des raisons plus solides. L'auteur de la Décadence romaine est un peintre qui sait son métier comme les praticiens consommés, et qui joint à la viva- cité des impressions le sentiment de la grandeur et du style. Le merveilleux de cette exécution, outre la science du dessin et la beauté de la couleur, est une touche dé- libérée, libre, sans aucune fatigue, légère, et pour- tant très-vigoureuse. En plusieurs endroits, la toile, à peine frottée, sert de fond et de lien à l'harmonie géné- rale. Couture ά> choisi un moment de verve et de bonne fortune pour enlever chaque morceau. Il n'a pcut-ôlre à redouter que les séductions du succès. Cependant on pourrait dire sans crainte, que cette Décadence décidera son ascension, pour imiter ce mauvais bon mot d'un des amis de l'auteur de la Méduse, au Salon de 1819 : (( Mon cher Géricault, vous avez fait là un Naufrage qui n'en sera pas un pour vous. » |
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ΠΙ
MM. Xicgler, Horace Verliet, Robert Fleury» etc.
Nous avons applaudi d'enthousiasme au tableau de
Couture, signalant les qualités de cette peinture facile et lumineuse, au lieu d'y chercher des imperfections quel- conques, avec la sollicitude de certains artistes bilieux. L'admiration est saine à l'esprit; et, quant à nous, nous sommes très-heureux de ces rares occasions d'approuver un bel ouvrage. Sans doute, si nous étions forcés d'atta- cher le regard sur des détails plus ou moins faibles^ comme le Sganarelle de Molière était forcé d'être mé- decin et de palper la râtelle ou le foie, nous pourrions dire que le caractère romain n'est pas écrit sur la tête et la tournure de tous les personnages, qu'on désirerait re- trouver les beaux types conservés par la statuaire ou les médailles, que le dessin est un peu rond, que le style manque parfois de distinction ; mais, je vous prie, quels sont, dans l'école moderne, depuis la Méduse de Géri- cault, et parmi les grands tableaux, les compositions pré- férables à la Décadence romaine? les décorations d'Eu- gène Delacroix ? lo plafond .d'Homère, de M. Ingres? quelques poèmes cl'Ary Scheffer ? après ? Si vous ajoutez Rousseau, Decamps, Diaz, Meissonier, Dupré, Marilhat, ot quelques autres, combien comptez-vous donc de vrais bons peintres parmi les contemporains? On dit que l'école française est aujourd'hui saus rivale dans le |
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monde; empressons-nous de l'encourager avec sympa-
thie, quand elle combat vaillamment pour la bonne cause. D'ailleurs, il n'est pas si difficile qu'on le croit do critiquer même les chefs-d'œuvre consacrés. Je me char- gerais bien, si ce n'était pas une impiété, de montrer des tâches dans les meilleurs tableaux du vieux Musée, de manière à faire hésiter les demi-connaisseurs. Cette ten- dance malheureuse à attaquer tout ce qui sort du vul- gaire n'est propre qu'à enfanter le scepticisme, le pire de tous les vices dans les arts. Decamps raconte spirituellement qu'à l'époque de la
fièvre romantique, un des rapins do son atelier avait coutume de dire, toutes les fois qu'il revenait du Lou- vre : «J'ai revu les Raphaël..., je trouve cela mauvais 1 » Et comme on lui demandait ce qui pouvait lui déplaire dans Raphaël : « Co sont des galettes ! » ajoutait-il inva- riablement, et on ne pouvait en tirer d'autre réponse. Un jour, à un dîner littéraire, plusieurs de nos grands
romanciers étaient en train de déclarer que Molière avait volé sa réputation, et que le Misanthrope*, particu- lièrement, était une pièce détestable, quand survint un poète illustre, dont la pléiade acceptait l'autorité souve- raine. Onlui demanda là-dessus son avis : «Détestable..., non..., dit mielleusement le poëte illustre ; mais une pièce ennuyeuse et mal écrite. » C'était renouveler la scène du marquis et des précieuses dans la Critique de l'Ecole des Femmes. Ces gamineries, qu'on nous passe le mot, ne font rien
à Raphaël et à Molière. Racine en a vu bien d'autres. Velazquez, Rubens, Watteau, Prudhon, Eugène Dela- croix, aussi, |
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Couture, qui n'est pas de cette qualité, peut braver
hardiment toutes les critiques envieuses ou aveugles, et ses femmes romaines n'auront point mauvaise tournure au Luxembourg. Tous les grands tableaux du salon carré contribuent à
merveille au succès de notre jeune peintre. A droite de VOrgie, c'est une grande toile d'un liiasfaux, par je ne sais qui, M. Delorme ou un académicien ; à gauche, une grande toile, moitié cuivre, moitié orange, représentant je ne sais quoi, par M. Odier; au-dessus, un Christ en manteau, couleur de pivoine, et, de l'autre côté, une grande femme nue, couleur de réglisse. On est bien forcé de reposer ses yeux sur les gris argentés de Couture. Il faut, d'ailleurs, nous préparer à en voir de toutes
les couleurs, depuis le jaune d'œuf et le chocolat, jus- qu'à la flamme de punch qui distingue le Songe de Jacob, par Ziégler. Ziégler était jadis un peintre habile et vigou- reux ; il y a de beaux détails dans son hémicycle de la Madeleine, et son Giotto du Luxembourg est une esti- mable peinture. Ziégler n'a pas exposé depuis plusieurs années; sa résurrection ne sera pas glorieuse. Il nous paraît que Ziégler ne sait pas trop quel style, ni quelle couleur adopter. La meilleure couleur et le meilleur style sont ceux qu'on invente tout naturellement et de propre inspiration. Comment le même peintre a-t-il pu faire deux tableaux aussi différents l'un de l'autre que le Rêve et la Judith ? L& Judith est couleur de suie, avec les yeux, les sourcils, les narines et la bouche durement ta- toués de charbon. C'est une virago qui ne ressemble point à l'héroïne de la Bible. Arsène Houssaye a écrit dans Y Artiste qu'il donnerait |
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la Judith de M. Horace Vernet pour ne pas avoir celle de
Ziégler. Je ne suis pas éloigné de son opinion, si ce n'est que je donnerais bien volontiers les deux ensemble pour n'en pas avoir du tout. Cette Judith d'Horace Vernet, je l'ai omise dans la
revue générale, ayant pris, en passant,, la peinture d'Horace Vernet pour une peinture de M. Schopin. M. Vernet cependant est, sans aucun, doute, un bras- seur très-habile, et plusieurs parties de la Judith sont adroitement exécutées, entre autres le bras gauche en- sanglanté qui tient la tête coupée. La tête de Judith a de la fierté et une certaine beauté belliqueuse qui conviendrait mieux à la Liberté qu'à la chaste femme accomplissant par le meurtre un devoir religieux. Ju- dith, c'est le fanatisme inspiré, plutôt que lo courage brutal. Derrière elle, on aperçoit les pieds d'Holo- pherne renversé sur un lit, dont la perspective est tout à fait manquée, comme dans la Clytemnestre de Guérin. Tout le monde s'arrête au grand salon devant le por- '
trait du roi Louis-Philippe et de ses fils, à cheval, et vus de face, sortant de la cour de Versailles. Les figures et les chevaux sont de grandeur naturelle ; c'est un tour d'habileté d'avoir présenté cette cavalcade s'avançant en demi-cercle vers le spectateur. A droite du roi, sont MM. d'Orléans et de Joinville, et un peu en arrière M. de Montpensier; à gaucho, M. de Nemours et M. d'Aumale. Les têtes sont fort ressemblantes et assez bien peintes; les chevaux sont adroitement dessinés, mais d'une couleur de carton verni; tout cela est creux et sans nerf. Le fond du tableau est surtout médiocre 5 |
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la grille de la cour se dresse sur un ciel plat qu'elle raye
dans toute la largeur de la toile. On se demande pour- quoi cette singulière invention de maigres bâtons de fer, en guise de paysage ou d'architecture, quand les person- nages pouvaient se détacher sur les massifs du parc, ou sur les beaux groupes de sculpture. Regardez au-dessus de la tête du roi le cartouche aux trois fleurs de lis, que le peuple de 1830 oublia d'effacer. En face du tableau de M. Horace Vernet, on voit le
Galilée de M. Robert Fleury. Nous sommes en 1632, de- vant le saint-office à Rome. En ce temps-là., les affaires du ciel astronomique, contrariant le ciel des chrétiens, ne se décidaient pas si librement qu'aujourd'hui, et l'Inqui- sition aurait bien pu faire pendre M. Le Verrier., afin qu'il aperçût de plus près son étoile. Le grand homme qui ai- taquait la Bible en révélant la mobilité de la terre, vient d'abjurer sa découverte, les mains sur l'Evangile. Mais, au moment où il se relève, la vérité le saisit de nouveau et il s'écrie, malgré lui, en frappant du pied : « Cepen- dant elle se meut. » A droite, se tiennent les cardinaux qui président à l'abjuration devant un autel chargé de chandeliers d'or; à gauche, un homme d'armes, un bourreau en cuirasse, debout, prêt à mettre sa main do fer sur le vieux philosophe ; au second plan, le bureau des juges et des hauts dignitaires do l'Église. Dans le fond, des peintures sombres, la Messe de Bolsène, de Raphaël, et quelques décorations do sculpture. Cette composition bien ordonnée offre un certain inté-
rêt dramatique que M. Robert Eleury cherche partout dans ses tableaux ; on se rappelle YAuto-du-fé du Salon de 1845. Le sujet est pour beaucoup dans le succès de |
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M. Robert Fleury, qui a, d'ailleurs, une véritable intelli-
gence de l'histoire et un dévouement obstiné à son art. Nous professons une grande estime pour le caractère de M. Robert Fleury et pour les études sérieuses qu'il a faites de Rubens et de van Dyck, deRembrandt, et môme de quelques maîtres italiens ; mais il n'y paraît guère dans la pratique de sa peinture. Il procède par réflexion, quand les autres peignaient par enthousiasme ; il mas- tique péniblement ses lourdes couleurs, au lieu de bros- ser avec certitude de beaux tons transparents. La pein- ture de M. Fleury est toujours dure, sèche, calcinée, opaque et noire. On dirait que ses tableaux ont été cuits au four et enfumés durant un hiver dans une vaste che- minée de paysan. Il n'a pas surpris dans ses modèles leur mystère, qui est tout simple : ce mystère de la peinture, c'est la lumière. Voilà pourquoi Claude est un si grand peintre. Le noir n'existe dans la nature — que pour les mauvais coloristes. Je défie qu'on signale l'emploi du noir dans tout l'œuvre de Corrége, de Titien ou de Ru- bens. Le noir, s'il existait, serait la négation do la cou- leur, c'est-à-dire des degrés de valeur de la lumière sur les objets. L'ombre, si vigoureuse qu'elle soit, est tou- jours la transparence d'un ton plus ou moins déterminé. Il n'y a point de nuit pour les bons yeux. C'est là incontestablement la supériorité de l'école vé-
nitienne et do l'école.parmesane, où l'ombre comporte toujours la couleur du dessous. Cette incroyable dégra- dation de la lumière à l'infini est merveilleuse dans les chairs du Corrége, ou du Titien, ou du Giorgione et de quelques autres maîtres de leur école. L'art du clair- obscur, considéré avec raison dans toutes les fortes 25
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écoles comme un des trois principaux éléments de la
peinture, est tout à fait négligé aujourd'hui, et le mot lui- même, qui exprime assez bien la chose, disparaît pres- que de la langue des ateliers et des critiques. Il est vrai qu'autrefois renseignement des arts reposait sur une doctrine complète et précise, avec des règles et des pro- cédés, transmis de génération en génération, quelque- fois perfectionnés par les hommes de génie, le plus sou- vent obscurcis par les hommes vulgaires. Mais, cepen- dant, c'était à ces systèmes et à cette éducation technique que l'Italie devait ses nombreuses et savantes écoles, où les élèves., formés par une discipline sévère et initiés au grand œuvre par des travaux successifs, parvenaient le plus souvent à l'habileté de leurs maîtres, et multi- pliaient les créations de son génie. Le génie ne s'ensei- gnait pas, mais du moins la science et le métier. M. Robert Fleury est un laborieux artiste, et il serait
désirable que, comme lui, tous les peintres prissent au sérieux leur profession. On ne verrait pas ces brusques métamorphoses et toutes ces hérésies misérables qui tournent au premier vent. M. Fleury a toujours persé- véré dans la manière qui lui est propre, sans s'inquiéter do la mode et du public ; mais il a conservé aussi des défauts irrémédiables ; car, si l'on acquiert les qualités de composition et de dessin, il faut naître coloriste. Il faut voir d'abord la couleur et les harmonies de la lu- mière, pour en transporter le reflet, bien faible, dans la peinture. La couleur de M. Fleury est vigoureuse, mais fausse et bornée. Dans son tableau du salon carré, tout est du même ton, depuis les figures du premier plan jusqu'aux peintures de la voûte. Le mouvement du Ga- |
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lilée, dont la tête rappelle un peu Fourier, est tout à fait
commun et dépourvu de génie et d'inspiration. Ces défauts sont bien plus sensibles encore dans le
Christophe Colomb reçu à Barcelone, en 1493, par la cour d'Espagne, L'illustre navigateur, mettant un ge- nou en terre, montre les Indiens qu'il a ramenés du Nouveau-Monde. La scène se passant en plein air, la lu- mière et la couleur devraient y avoir une importance capitale. C'est une fête splendide qui eût convenu au talent de Véronèse et de Rubens. Dans le tableau do M. Robert Fleury, les Indiens sont mal tournés et d'une affreuse couleur. J'aime mieux les Sauvages de M.Catlin. Un des tableaux les plus curieux du salon carré est
l'allégorie du Temps, intitulée : le Passé, le Présent et l'Avenir, par M. Papety, Ce n'est pas quo l'exécution soit remarquable ; bien au contraire. Nous avions vu, le premier jour., cette grande toile, sans y arrêter le regard et sans chercher la signification de ces trois figures banales ; mais une trilogie philosophique prend tout de suite de l'intérêt, surtout quand elle est peinte par un jeune artiste dont le talent a été célèbre aux précédents Salons. On nous l'a montrée comme une rareté, à côté de celte autre merveille représentant Napoléon législateur. Le peintre du Rêve de bonheur no paraît pas connaître
la belle formule du Lessing : « Le Présent, fils du Passé, est gros de l'Avenir. » Ce qui implique l'indivisibilité du temps et l'unité de la vie éternelle. Au point de vue philosophique et poétique, le temps est un, et non pas multiple. La trinité : Passé, Présent et Avenir, n'existe que relativement à nous, et comme une division arbi- |
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traire. Le Passé., le Présent et l'Avenir se tiennent insé-
parablement, et sont l'un dans les autres. Une bonne allégorie doit donc manifester leur liaison indestructible, leur identité profonde, distinguée seulement par des caractères passagers. M. Papety a séparé ses trois Gé- nies : le vieux du Passé, assis dans l'ombre., et presque embaumé comme un burgrave ; l'homme du Présent, assis et prêt à tourner le dos; enfin l'Ange de l'A- venir, debout et radieux, presque sur le même plan que les autres. Rien ne les réunit, pas même l'étreinte de la main-, pas même la ressemblance de la race. L'Avenir, qui n'est pas encore, nous semble avoir un coupable mépris pour le Passé., emprisonné dans son coin. On dit que M. Papety est fouriériste ; cela expliquerait cette impiété envers la tradition et l'histoire, envers tous les grands hommes de l'antiquité. Le Présent n'est pas beau, nous sommes de l'avis du peintre ; mais cependant c'est le Présent qui engendre incessamment le blond Avenir, déguisé en pastoureau ou en favori du phalanstère. D'autres disent que l'Avenir est le portrait du comte de Paris, et que le roi a même remercié de cette flatterie misérable le peintre courtisan. Chenavard, qui est une sorte de rêveur de génie, puis-
sant à inventer des choses impossibles, impuissant à faire quoi que ce soit, avait eu, un jour, une idée ana- logue, à celle de M. Papety. Au lieu de symboliser le Temps sous la figure de quelque vieillard chauve et maigre, avec de grands bras et une grande faux, il avait imaginé de peindre la procession infinie de l'Humanité, représentée par ses héros et ses poètes depuis le com- mencement du monde, marchant tous, de concert et |
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entrelacés, à leurs destinées successives. Cette iile ma-
jestueuse montrait Moïse et Bacchus, Orphée et Homère, Périclès et Socrate, Alexandre et César, le Christ et Charlemagne, Dante et Raphaël, et Luther, et Molière, et Shakespeare, et Voltaire et Napoléon. Saint-Simon et Fourier étaient, ma foi, de l'illustre compagnie, qui s'abîmait finalement dans un paradis de bonheur et de justice. Ce tableau humanitaire devait avoir cent pieds, plus ou moins, selon le local que le gouvernement au- rait fait bâtir pour inaugurer l'histoire du monde en images. De tout cela, il y eut un dessin admirable qui fut exposé, je crois, au passage Colbert, lors de l'insur- rection grecque. Lg fameux Napoléon de M. Flandrin mérite à tous les
titres de figurer ici, comme au Salon, à côté de la su- blime allégorie do M. Papety. Que ce Napoléon fera bien comprendre à la postérité le dictateur do la France ! David et Gros ont peint d'après nature le guerrier et le vainqueur. Il était réservé aux artistes de notre temps de nous montrer Napoléon en culotte de molleton et en gilet de basin, comme l'a fait M. Steuben, ou en législa- teur, comme M. Flandrin vient de le réussir heureuse- ment. L'Empereur est debout sur un trône en bois blanc, peint de jaune malsain. Quel trône indigne de la chan- son de Béranger! Devant les trois marches de cette échoppe, je ne sais quel terrain glaireux, badigeonné do la même couche jaunâtre ; le tout appliqué à plat sur fond de papier bleu. La tête est extrêmement commune, et la main tient un pain d'épices où sont tracées des let- tres majuscules. Ce n'est pas Chenavard qui eût représenté ainsi le
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politique dont l'active pensée réglait, entre deux con-
quêtes, les destinées de PEurope, ou qui venait donner au Conseil d'Etat des leçons de droit romain. A quoi servent, hélas ! un esprit sérieux, des études
consciencieuses, un certain sentiment de la forme, quand le peintre n'est pas doué de la perception mystérieuse des grandes images et de la couleur qui leur donne la vie ! La troisième merveille du salon carré (nous en trouve-
rons peut-être sept,commeil y a sept merveilles du monde), est le portrait du maréchal Soul t, par M. Heuss. Quel mal- heur que M. Heuss soit parti pour Londres, où il y va faire lo portrait de lord Wellington ! car, grâce à la protection du spirituel M. de Metternich, toutes les épées illustres de l'Europe, tous les maîtres de la politique, vont avoir lo privilège d'être caricaturés par M. Heuss. C'est un bon tour que l'Autrichien joue à ses compères, afin de réjouir les peuples et de leur faire oublier momentanément Cra- covie et la Pologne. Si M. Heuss nous fait l'honneur de repasser en France, quand il ira massacrer le pays de Velazquez ou le pays de Raphaël, nous lui indiquerons quelques autres bonnes têtes, dignes de son talent. En attendant, le voici comme Titien ou Rubens, qui ont laissé les immortelles images des grands hommes de leur temps, comme M. Marochetti, qui exécute à la fois la statue de Napoléon pour le monument des Invalides, et la statue de Wellington, — pour le monument de Waterloo ! Le portrait du maréchal Soult est du dernier ridicule.
Un élève de l'Ecole des beaux-arts, pris au hasard dans la classe de M. Picot ou de M. Heim, dessinerait une tête avec quelque apparence de réalité. Ici, nous ne |
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trouvons ni modelé, ni dessin, ni caractère, ni couleur,
ni rien. L'oreille est particulièrement très-notable, et n'appartient pas à une créature humaine. Il faut que M. de Melternich soit bien puissant pour imposer à l'Eu- rope un peintre comme M. Heuss. Les étrangers n'avaient peut-être jamais été aussi
nombreux au Salon. Sans parler des peintres de pro- vince,, de Lyon, Montpellier, Toulon, Marseille, Tours, Bordeaux et Clermont-Ferrand, Rouen, Amiens, Saint- Omer, Brest, Nantes, Caen et Vire en Normandie, Troyes, Metz , Dôle, Besançon , Colmar, Versailles et Sèvres, Belleville et Batignolles, nous avons deux douzaines de Belges, MM. Ange, Champein, Decoene, Geefs, Stevens, van Schendel, van Eycken et Worvée, de Bruxelles ; M. Wauters, de Malines ; M. van Im- schoot, de Gand ; MM. Leys, van den Eycken et Ver- heyden, d'Anvers. Nous avons un prince javanais ; un Anglais, M. Patten, de Londres ; un Savoyard, M. ïïu- gard, de Cluses; plusieurs Italiens, M. Schaeft, de Venise, M. Leblanc, de Florence, MM. Rauch, Barrias, Guillot- Saguez, Pignerolle, Hillemacher, de Rome. L'Autriche, le Danemark, l'Allemagne, sont représentés par MM. En- der, devienne; Lovmann, de Copenhague·, Fries, de Heidelberg; Grund, de Carlsruhe; Becker, de Franc- fort-sur-Mein ; Grùnler, de Leipzig. Enfin, nous avons deux Suisses, M. Aurèle Robert, frère de Léopold Ro- bert, et le fameux M. Hornung, chevalier de la Légion- d'honneur et maître de M. Calame. M. Aurèle Robert a peint l'intérieur do l'église Saint-
Marc, à Venise. Hélas ! personne ne le savait, et je n'ai vu le tableau que sur le catalogue. |
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M. Hornung a le privilège du salon carré, tout à côté
des Musiciens juifs de Mogador. Quelle chance ! ce sont les antipodes de la peinture. Ce tableau de M. Hornung est intitulé : Jeunesse du cardinal Jean de Bvogni. On y voit deux figures, un jeune paysan et un cordonnier. Nous n'avons en France que M. Pingret qui soit de cette force-là. La peinture do M. Henry Leys est aussi à une place
de faveur, sous le Galilée. Sa Partie de musique est à gauche en entrant, dans la galerie, sous un tableau de M. van Schendel. Ces ouvrages de marqueterie et de pa- tience pourront bien se vendre cinq à six mille francs pièce, un peu plus cher que la Suzanne de Rembrandt, de la première vente Perrier, ou qu'un bon Pieter de Hooch. Les amateurs bourgeois trouvent, eu effet, qu'A- drien van de Veldoest surpassé par M. Verboeckhoven, et Hobbema par M. Koekkoek. Il est vrai que M. Brascas- sat, de l'Institut, leur semble aussi de la race de Paulus Potter et do Cuyp. Ces admirateurs intelligents sont les mêmes qui comparaient Girodet à Michel-Ange; à Ra- phaël et à Corrégo. Parmi les Allemands, M. Jacob Becker est certaine-
ment doué d'un sentiment poélique très-naïf. Le Retour des moissonneurs est une charmante procession de tra- vailleurs, de jeunes filles et d'enfants, dorés par les derniers rayons du soleil. Ils s'en vont avec leur non- chalance germanique, les filles appuyées sur l'épaule des jeunes garçons, les enfants accrochés à la main des mères ou roulant sur les fleurettes du chemin, tous chantant quelque ballade en l'honneur de la Nature ! La couleur générale est d'un blond un peu hasardé, |
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nuance délicieuse sur la souple chevelure des femmes
d'outre-Rhin, mais déplacée sur les draperies ou le paysage. Nous avons encore découvert un autre jeune peintre,
qui annonce un certain style assez distingué, quoiqu'il sorte de l'atelier de M. Paul Delaroche. M. Léon Gé- rôme n'a pas plus de vingt ans, à ce qu'on dit ; l'heu- reux artiste ! Son Combat de coqs a je ne sais quel par- fum de Théocrite et de la poésie légère des anciens. La petite Grecque, couchée mollement, regarde, avec
une expression très-fine, les deux coqs excités par son frère, demi-nu, et penché sur le sable brillant de lu- mière. Le dessin de ces figures est correct sans être froid, la couleur sobre, juste et harmonieuse. Comment le jury de censure a-t-il laissé passer ce premier ouvrage d'un écolier sans nom ? |
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III
Eugène Delacroix.
La poésie, en général, c'est la faculté de sentir inté-
rieurement la vie dans son essence, et l'art est la faculté de l'exprimer au dehors dans sa forme. Les artistes, lit- térateurs, peintres, statuaires, musiciens, n'inventent donc véritablement que la forme du sentiment poétique que leur inspire la nature ou la vie. Shakespeare n'a pas inventé la jalousie, mais il a été impressionné par cette passion humaine d'une façon si particulière et si 25.
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complète à la fois, que, l'exprimant comme il la sentait,
il en a réalisé le type dans Otello, et il a montré aux hommes la Jalousie vivante. Raphaël n'a pas inventé la beauté et la pureté de la femme, mais son amoureux génie a su incarner la Vierge dans un caractère immor- tel, sans mélange des autres qualités qui le compliquent. La Nature est le suprême artiste qui, dans sa galerio uni- verselle, offre à ses élèves privilégiés le principe de toutes les perfections ; il ne s'agit que d'en extraire une individualité quelconque et de la créer une seconde fois, avec sa signification distincte et originale. C'est cette création nouvelle, greffée sur l'arbre de
vie, qui constitue proprement l'art. C'est un choix et une combinaison où le génie de Partiste est souverain. La Vénus de Praxitèle offrait, dans son ensemble, la réunion de toutes les beautés éparses chez les plus ad- mirables femmes de la Grèce. L'idéal est le but dont la nature réelle est le moyen. La nature simplement sté- réotypée n'est pas de l'art. Au moment de la découverte du daguerréotype, on raconte que plusieurs bourgeois retirèrent leurs fils des ateliers de peinture, s'imaginant que l'art du peintre allait être remplacé par un procédé mécanique. Mais tous les miroirs du monde ne sauraient ajouter à une image ce qui lui donne son caractère poé- tique. Narcisse n'est pas un artiste quand il se penche sur le cristal d'un ruisseau pour y reproduire sa beauté. Le moindre pâtre des montagnes, sculptant sur le buis ou sur le grès une forme qu'il a rôvée, ou traçant sur le sable des lignes imaginaires, touche du pied à l'échelle infinie qui monte dans lo ciel de l'art, et, s'il grimpe un peu, il devient Giotto. |
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Les plus grands hommes dans la république de l'art
ne prennent, en définitive, pour motifs de leurs créa- tions, que ce qui appartient à tout le monde. Une mère et son enfant, quoi de plus banal'? c'est pourtant la su- blime Madone, de Raphaël. Une femme nue et couchée? c'est VAntiope, du Corrége. Une foule obscure dans une halle sombre? c'est la Ronde de nuit, de Rembrandt. Un coucher de soleil sur la mer blonde ? c'est un chef-d'œu- vre de Claude. Une chaumière avec des arbres et une mare? c'est un paysage de Hobbema. Un petit Bohémien accroupi sur la pierre? c'est lo Pouilleux, de Murillo. Une fête de village? c'est la Kermesse, de Rubens, Ces rares et féconds génies n'ont donc rien inventé, — rien que l'expression originale d'un sujet tout simple et tout naturel. Le sujet est absolument indifférent dans les arts. Les
arabesques fantastiques de la Renaissance ont survécu à des milliers de nobles statues. Un pot de Chardin vaut tous les Romains de l'école impériale. Un aventurier en vie vaut mieux qu'un pape mort. Les tabagies d'Adrien Brouwer sont préférables aux madones de Sasso-Ferrato. Les paysages composés avec des fantômes de temples et des arbres épiques sont bien loin d'un naïf buisson de Rousseau. Une miniature de Petitot coûte plus cher qu'une Bataille de Lebrun. Le mérite de toute œuvre d'art est dans le caractère profond, irrécusable, et eu quelque sorte spécifique, que l'artiste a su imprimer ù sa création. De même, dans l'ordre naturel, un petit lichen est
aussi intéressant, aussi compliqué, aussi vivant qu'un chêne. Un insecte microscopique a toutes les passions, |
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toutes les vicissitudes des animaux gigantesques. L'âme
d'un prolétaire est aussi divine que celle d'un César. Dieu est, en tout et partout, merveilleux à tous les degrés de son œuvre sans cesse renaissante. L'art est partout aussi, comme l'ont bien prouvé Cer-
vantes et Molière dans leurs fantaisies comiques, Lafon- taine dans ses fables et Béranger dans ses chansons, Cel- lini dans une coupe ciselée, Palissy dans ses plats émail- lés, Rembrandt dans ses portraits de gros bourgmestres, Adrien van de Yelde dans ses pastorales, Velazquez dans ses poissons éclatants, Rubens dans ses Chasses terribles, Goya dans ses Caprices, et tous ces originaux sublimes, qui, dans tous les temps et tous les pays, ont communi- qué leur propre génie à une imago quelconque du monde infini. Ce n'est pas nier cependant la hiérarchie dans l'O-
lympe des arts. On a souvent fait, surtout au dix- septième siècle, des Pâmasses où les grands hommes étaient classes du bas en haut de la montagne poétique. Raphaël étant au sommet, Walteau doit s'ébattre sur les fleurettes de la vallée, au bord des ruisseaux ·, le colibri n'habite pas les mômes régions que l'aigle. Il y a des dieux de plusieurs degrés : dii majores et dii minores. Mais le Génie qui ouvre la porte du ciel a baissé son épée flamboyante devant Watleau comme devant Ra- phaël, et tous deux ont conquis l'immortalité. L'art étant la forme, l'image d'une pensée, ou, si l'on
veut, la traduction humaine des imagos présentées par la nature, Fart doit être le plus humain qu'il est possi- hle. Plus l'artiste a transformé la réalité extérieure, plus il a mis de soi dans son œuvre, plus il a élevé l'image |
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vers l'idéal que chaque homme recèle en son cœur, —
et plus il s'est avancé dans le monde poétique. Au con- traire, s'il n'a rien ajouté à la nature envisagée vulgai- rement, il a fait acte d'industriel et non point d'artiste. Une mécanique y aurait suffi. Faire nature, comme on dit, c'est une bêtise. Prenez une chambre noire ou un daguerréotype. Je conviens que la majorité du public, peu initiée à la
poésie, s'arrête devant les images qui sont censées se rapprocher le mieux de la nature. VIntérieur de Drol- ling, au vieux Musée, fait l'admiration de la foule, et il faut déjà une éducation lumineuse ou un vif-sentiment pour comprendre le style et l'originalité des grands maîtres, c'est-à-dire de ceux qui ont vu la nature d'un regard particulier, et qui l'ont exprimée dans des images imprévues ; car chaque artiste original est un révélateur qui produit une nouveauté. Heureux les yeux bien ou- verts et les esprits prompts à saisir, dans les œuvres d'art, ces qualités délicates et rares dont peu de peintres sont doués parmi les contemporains : c'est comme un sixième sens auquel on doit des perceptions et des jouissances inconnues. Si Rembrandt revenait au monde pour envoyer des
tableaux à l'exposition, il est bien probable qu'on ne les trouverait pas assez finis et assez charmants, à supposer même que le jury les eût admis. Si Rubens, on l'accu- serait de ne pas savoir dessiner, et les élèves de M. In- gres se voileraient la face. Si Ribera, il paraîtrait noir et féroce à côté de M. Horace Vernet. Si Titien, ses por- traits n'auraient guère do succès à côté des portraits de M. Pérignon ou de M. Dubufe. |
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Les tableaux d'Eugène Delacroix sont bien égarés entre
toutes ces peintures discordantes. Mais quelle trouvaille de bonheur, quand on rencontre la perle limpide et har- monieuse au milieu des cailloux grossiers ! Voilà un homme de qualité par le droit du talent, comme on di- sait au dix-septième siècle à propos du hasard de la nais- sance. Delacroix n'aurait fait qu'un de ses petits tableaux de chevalet, ou la moindre de ses esquisses, qu'il serait encore le peintre le plus raffiné de l'école moderne. Mais il a produit avec une abondance digne des Rubens et des Murillo, dont les tableaux sont innombrables. Les œuvres d'Eugène Delacroix sont partout, et, depuis vingt-cinq ans, sa supériorité ne s'est jamais démentie. Il y a de fins connaisseurs qui trouvent le premier ta- bleau de l'adolescent^ le Dante et Virgile du Luxem- bourg, aussi fort que les tableaux du maître accompli. Le Massacre de Scio, qui excita tant de polémiques ar- dentes sous la Restauration, est demeuré radieux comme les tableaux de Versailles ou les décorations de la Chambre des députés. Les grands peintres ont le privi- lège de ne pas laisser un mauvais ouvrage à la postérité. Connaissez-vous un mauvais Corrége ou un mauvais Rubens? C'est qu'Eugène Delacroix a toujours eu le don de ces
perceptions étranges de la tournure et de la couleur, qui sortent ses images de la forme commune. Cet heureux artiste n'a jamais vu un sujet quelconque dans la lunetto des imitateurs. Il retourne son idée dans une attitude que personne ne saurait prévoir, sous une lumière inattendue. Il ne ressemble à aucun dos maîtres du passé, quoiqu'il ait, au fond, la même inspiration. Le |
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peintre dont il se rapproche le plus, c'est peut-être Ve-
lazquez, 11 en a le style un peu sauvage, les tons ar- gentés, la brusquerie de touche, les effets superbes; mais il n'est pas plus Espagnol que Vénitien ou Flamand. Il n'est pas très Français non plus. Génie excentrique
dont on ne devine pas la généalogie : prolem sine maire creatam. Il n'est pas assurément de la famille de Pous- sin ni de Louis David ; pas plus de la famille de Watteau ou de Bouclier ; deux races distinctes., dont les dynasties ont régne tour à tour sur notre école. Il n'est pas étran- ger cependant, l'homme qui a peint la Liberté sur les barricades, le seul beau tableau où le peuple retrouvera sa Révolution de Juillet. Toutes les époques de l'histoire, toutes les passions,
tous les genres, rien ne l'arrête. La religion* la poésie, la politique, l'allégorie, la vie intime et familière, il a touche à tout. Il a fait des batailles et des portraits, des intérieurs et des paysages, des marines et des animaux, des aquarelles et des lithographies, des plafonds de cent pieds et de petites eaux-fortes. L'Orient l'attire; mais de l'Asie ou de l'Afrique il vole aussitôt en Angleterre ou en Allemagne, évoqué par Shakespeare ou Gœthe : à côté de Sardanapale et des Femmes d'Alger, Hamlet et Faust, Le Christ mort ou VOdalisque voluptueuse, la Madeleine ou la Sibylle, les rois ou les fous, les anciens ou les mo- dernes, Trajan ou Saint Louis, les Sultans magnifiques ou les Sorcières do Macbeth, le Tasse ou Don Quichotte, ψ
les lions et les chevaux, le ciel orageux ou la douce clarté
do l'Elysée, tout lui roussit. Son œuvre est un des plus variés qui existent dans la série des maîtres. Au Salon de 1847. Delacroix a six tableaux très-diffé* |
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rents. Son Christ en croix, appartenant à Barroilhet,
rappelle les beaux crucifix de Rubens ; ressemblance de poésie et de couleur, comme de Giorgione à Titien. Ru- bens n'aurait jamais existé, qu'Eugène Delacroix n'en eût pas moins fait ce Christ dans le même sentiment et avec le même aspect. Le corps est de trois quarts, tourné à gauche, la tête penchée sur la poitrine, les deux pieds séparés et fixés à la croix, chacun par un clou. Delacroix ne sait peut-être pas que cette séparation des deux pieds du Christ, réunis toujours depuis le treizième siècle l'un sur l'autre et fixés par un seul clou, est aujourd'hui une hérésie iconographique ; ce qui lui est bien égal, et à vous aussi. Il est très-curieux cependant, laissant de' côté· la beauté de la peinture, d'étudier les traditions relatives à la Passion du Christ. Didron a écrit là-dessus et sur la symbolique chrétienne plusieurs livres d'un haut intérêt, dont il continue la science dans ses An- nales archéologiques. Êtes-vous pour quatre clous ou pour trois clous? Eugène Delacroix a de son côté Grégoire de Tours. Ce Calvaire, d'un sentiment et d'une couleur admi-
rables, se dessine sur un fond fantastique et sur le plus beau ciel de la poésie. Eugène Delacroix est incomparable dans l'exécution des ciels. L'infini est toujours ouvert devant lui ; c'est pourquoi on l'accuse de n'être pas fini · mais regardez la nature dans ses effets grandioses, tou- jours étranges et variés : jamais le détail ne se sépare de l'ensemble ; l'air enveloppe toutes les formes et les noie dans une harmonie significative. C'est absolument comme en musique, où toutes les notes s'arrondissent dans l'harmonie dominante et dansent en chœur. Si |
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Barroilhet n'était pas un chanteur illustre, je le tiendrais
pour un grand musicien, depuis qu'il a conquis le Christ d'Eugène Delacroix. Rossini et Lablache aiment aussi d'un amour passionné la peinture des coloristes, qui leur chante à l'oreille mille motifs délicieux. Eugène Dela- croix tient de près à Beethoven, et Cimarosa m'a tou- jours fait songer à Wattoau. Devant le monticule où. la croix est dressée, le peintre
a placé deux ou trois figures d'hommes., coupées par lo cadre ; beau geste, vigoureuse couleur qui aide à la re- lation des plans. Derrière la croix, à droite, arrivent le centurion et les soldats à cheval : groupe d'un grand caractère et qui a seulement le défaut de paraître trop rapproché, la dégradation de la lumière sur le terrain intermédiaire ne donnant pas une perspective suffisante ; un coup de pinceau d'Eugène Delacroix mettra ces ca- valiers à leur plan. Tout cela est terrible d'aspect, comme il convient à
l'agonie d'un Dieu : la nature est émouvée de la terre au ciel, et l'on entend passer dans l'air des légions d'es- prits qui jettent un voile sur l'ancien monde, et célè- brent les nouvelles destinées de l'homme. Nous avions déjà vu à l'exposition de l'Odéon une
esquisse de cette composition, appartenant à M. Alexan- dre Dumas. L'esquisse était délicieuse; lo tableau a pris une grandeur et un caractère qui ajoutent au charme do la couleur et à l'habileté impérieuse de l'exécution. Les Exercices militaires des Marocains offrent une
douzaine de cavaliers lancés au milieu de l'air et de la poussière. On disait près de moi comme une critique : « Aucun de ces chevaux ne touche la terre. » Je le crois |
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454 salon de 1847.
bien, ils volent. Dans YHéliodore de Raphaël, il y aune
figure déjeune homme, lancé en avant avec un élan si brusque et si léger, qu'on cherche volontiers où sont ses ailes. Ces enragés de chevaux arabes ont aussi des ailes au dos et aux pieds., et dans leur course rapide ils ont encore la coquetterie de risquer toute sorte de mouve- ments imprévus, Pour imiter le langage du dix-huitième siècle à propos des femmes, ils se donnent des airs de tête et de croupe les plus capricieux du monde. Chacun a déjà sa toilette particulière et ses couleurs, depuis l'opale jusqu'au fauve, depuis les vifs reflets de l'argent jusqu'aux tons sourds du café brûlé. La belle volée, et comme les cavaliers suivent la cadence du galop em- porté, comme ils se penchent sur les crinières, tenant au poing le fusil ciselé ; comme les burnous et les dra- peries multicolores se mêlent harmonieusement à la robe éclatante des chevaux ! C'est une furie échevelée qui se communique à la nature et qui paraît entraîner les nuages et les montagnes avec la poussière. Le fond de paysage émeraude et le ciel lumineux complètent ce chef-d'œuvre, appartenant à M. deWeiremberg. Presque en face des Cavaliers marocains est Y Oda-
lisque, voluptueusement couchée dans la demi-teinte, sous un rideau rouge, qui pourpre sa main veloutée. Sa tête est encadrée dans l'arc du bras gauche, et le bras droit s'étend le long des flancs amoureux, La jambe droite s'allonge jusqu'au bout du lit en soie et en duvet d'oiseau ; la cuisse gauche se replie par une inflexion un peu trop brusque. Sur un coussin, près de la belle rêveuse, sont de petits vases à parfums, exécutés avec la touche spirituelle de Teniers et la couleur splendide |
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SALON DB 1847, 488
de Paul Véronèse. Un air tiède, et comme une émana-
tion de fleur ou de femme, règne dans cet intérieur tranquille. Quel dieu ou quel sultan Va soulever le ri- deau mystérieux ? La figure de l'odalisque est dessinée avec une perfec-
tion irréprochable. M. Ingres n'en pourrait reprendre les contours, et le modelé intérieur est rebondissant comme dans le Corrége et les autres maîtres de l'école parmesane ou de l'école vénitienne. Cette qualité parti- culière de la peau doucement éclairée, avec son épi- derme de pêche et ses reflets chatoyants, est exprimée à merveille. La chair ne reçoit pas la lumière comme le carton, ou les draperies, ou les objets inanimés; la chair vivante pompe en quelque sorte les rayons solaires et ne les laisse jamais glisser avec indifférence. Le soleil est plus amoureux de la peau que de toutes les autres matières qu'il caresse distraitement. Apollon arrête tou- jours son char étincelant quand il passe sur une belle femme nue. Outre la tournure et la qualité de la couleur, Dela-
croix manifeste encore dans cette Odalisque uno particu- larité d'exécution très-rare aujourd'hui, même chez les plus adroits praticiens. La touche, ou la manière de poser la couleur et de promener le pinceau, est toujours dans le sens de la forme et contribue à décider le relief. Quand le modelé tourne, la brosse de l'artiste tourne dans le même sens, et la pâte, suivant la direction de la lumière, ne heurte jamais les rayons qui s'épanouissent sur le tableau. Supposez une statue taillée à rebrousse- poil avec le ciseau; quelle que soit la correction mathé- matique de la forme, jamais elle ne donnera un aspect |
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juste. En peinture, on ne se préoccupe pas assez de cette
logique impérieuse de la pratique ; la plupart des pein- tres mettent au hasard leur griffe sur la toile, contra- riant, sans y songer, la structure nécessaire de tous les objets et la géométrie naturelle. On peut bâtir un mur avec des coups de truelle par-ci, par-là ; mais on ne ca- resse pas le visage de sa maîtresse, à commencer par le menton. Les Musiciens juifs de Mogador sont dans le salon
carré, à droite du paysage de M. Watelet : trois figures qui se dessinent sur un lambris de perles, sans aucun accessoire ; il n'y a rien autour d'elles que le vide, mais ce vide est rempli par je ne sais quel air impondérable dont on a pourtant la sensation, comme dans les sobres intérieurs hollandais de Pieter de Hooch. Deux Juifs, vêtus de belles étoffes bariolées et d'un ton brisé très- harmonieux, sont accroupis par terre, et pincent leurs instruments avec une extase tout à fait orientale. Une belle jeune femme se penche entre eux deux, accoudée sur des tapis ; ses grands yeux se ferment à moitié sous l'influence des sons magnétiques. Peut-être va-t-elle se dresser tout à coup, et accompagner par une danse ex- pressive la musique de ses frères les bohémiens. L'Intérieur de corps de garde à Mequinez peint bien les
mœurs de ces soldats aventuriers qui traitent la guerre à leur fantaisie et passent d'une activité surhumaine à l'indolence la plus incroyable. Ils sont là deux hommes au visage farouche, endormis comme des pachas sous le luxe de magnifiques draperies ; et, autour d'eux, les selles argentées, les équipements militaires, les armes brillantos, entassés pêle-mêle, jusqu'à ce que Pennemi |
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appelle au combat. Voilà un camp bien gardé, et un
bel exemple pour nos soldats citoyens. La couleur de ce tableau est fine et transparente, comme à l'ordinaire, mais dominée par un ton général un peu trop violet, qui s'explique, d'ailleurs, par le reflet de tous ces rouges pourprant les costumes et les ustensiles d'Orient. Le rouge est la couleur chérie des enfants du soleil. Le sixième tableau d'Eugène Delacroix, Naufragés
abandonnés dans un canot, se trouve entre le Christ et l'Odalisque, à gauche dans la première travée de la ga- lerie. C'est une peinture extrêmement poétique et d'un effet très-saisissant. On se rappelle le Naufrage, expose en 1841., et appartenant aujourd'hui à M. Moreau, agent de change. Ce Naufrage ne craint aucune comparaison avec les plus fortes peintures des maîtres vénitiens ; chef-d'œuvre dont la couleur gagne encore par l'in- fluence du temps, au contraire de tous les mauvais ta- bleaux. Le petit canot du Salon de 1847 est de la qualité du grand Naufrage. La mer a pris ses furieux tons de vert glauque, étoile a déteint dans l'air jusqu'aux pro- fondeurs de l'horizon. Le ciel et l'eau sont comme un même élément confondu par la tempête. C'est le même infini partout, en bas et en haut, et autour de soi ; la co- lère partout, partout la nature impitoyable et frénétique. Aussi les marins du petit canot ne luttent plus. A quoi bon même jeter ce cadavre hors de la barque? ne vont- ils pas être engloutis tous ensemble ? Un des hommes est couché à plat sur le ventre ; un autre renverse sa tête effarée sur le bord de la poupe, avec une expression très-dramatique. C'est terrible par la composition, par le sentiment et par la couleur. |
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Eugène Delacroix a bien mieux compris, suivant nous,
le drame du naufrage, que ne Ta fait Géricault dans la Méduse. La scène du radeau se passe tout près de vous, et en quelque sorte à portée du secours. Si vous voyez ainsi sous vos yeux les agonisants et les désespérés, et les pères qui pleurent leur fils mort, et les physionomies vio- lentes, et les mains crispées qui, tout à l'heure, vont dé- chirer des membres humains, vous n'avez pas, cependant, l'impression complète de la situation ; car la mer im- mense et implacable, où est-elle? Je vois bien quelques vagues sombres qui bondissent à l'autre bout du radeau. Mais, par ici, vos planches touchent le cadre; les nau- fragés n'ont qu'à allonger le pied pour prendre terre, ils ne sont pas perdus dans l'infini. Le peintre a dissi- mulé la cause et ne nous montre que le résultat. Ce qui n'empêche pas la Méduse d'être un des meilleurs tableaux du dix-neuvième siècle. Mais si, au lieu de rapprocher du spectateur les ma-
rins abandonnés sur la mer, loin de tout rivage, vous enveloppez d'orages cette coquille de noix, ballottée sous son groupe d'hommes, combien l'impression est plus vive et plus irrésistible 1 II n'y a pas moyen de les sauver. La poésie de la nature renforce ainsi la poésie do Tâme humaine. C'est ce qui résulte de la composi- tion des deux Naufrages peints par Eugène Delacroix. Au Salon de 1847, Eugène Delacroix est donc, comme
toujours, un grand poète et un grand peintre, d'une fé- condité merveilleuse, et qui met autant d'art véritable dans une petite toile que dans ses belles décorations do la Chambre des députés ou de la Chambre des pairs. |
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Dia%, etc.
Vive le soleil ! vivent la couleur et les nymphes am-
brées, et la chair d'opale, et les chevelures ondoyantes, et les belles étoffes aux mille reflets, et les pierreries flamboyantes, et les bois poétiques, et les gazons émail- lés, et la lumière voluptueuse, et les ciels infinis! Vive la vie ! la vie partout, dans l'air insaisissable, dans le \ paysage sans cesse varié, dans les fleurs et les animaux
joyeux d'être au monde, dans les créatures humaines agitées de tant do passionsl Décidément, la peinture ennuyeuse n'est pas amusante. Nous avons tous assez | d'ennuis dans la vie politique et dans la vie intérieure, j| |
pour pardonner aux arts de nous rappeler la nature
naturelle, natura naturans, comme disaient les anciens, la nature éternellement féconde et luxuriante, qui contraste si cruellement avec nos mœurs factices et toutes les inventions douloureuses d'un monde à l'en- vers. Les anciens avaient eu l'esprit d'animer tout Punivers
par des allégories fantastiques. Tls avaient peuplé les nuages et les étoiles, la mer et les ruisseaux, les forêts, les prés, les montagnes et les grottes, de myriades de génies et de divinités gracieuses. Ils avaient personnifié dans la forme par excellence, dans la beauté humaine, les diverses influences de la réalité extérieure. Symbo- |
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lisme véritablement religieux, puisqu'il faisait aimer les
conditions de notre existence. Au contraire, le christianisme a voulu briser tous les
liens de l'homme à une terre maudite. Il a noyé les Naïades dans leurs ruisseaux murmurants; il a enterré les Dryades au pied des chênes attristés ; il a fait éva- nouir les Sylphes de l'air ; il a renvoyé aux enfers tous les génies évoqués par la poésie antique ; il a transformé le globe en Thébaïde déserte, en une vallée de larmes sur laquelle flotte, solitaire, l'ombre de Satan, offrant sa griffe perfide aux hommes fatigués de ce bain de pleurs. La Renaissance moderne, au seizième siècle, a cepen-
dant racheté le monde de cette damnation catholique., et l'on vit alors mourir stoïquement, pour sauver les droits imprescriptibles de la vie., une foule de martyrs aussi convaincus que les premiers chrétiens. Depuis trois siècles, l'humanité soulève avec effort le
sombre linceul dont le catholicisme avait enveloppé la vie universelle. Depuis les Valois, la France artiste et philosophe n'a cessé de protester en faveur de la nature et de la liberté humaine. Quand Rabelais créait Panurge et Gargantua, Germain Pilon modelait ses femmes aux longues cuisses, aux flancs voluptueux; quand Lafon- taine écrivait ses contes, Poussin peignait ses Baccha- nales ; quand l'abbé Prévost devinait Manon, Watteau renversait ses bergères au bord des fontaines. Le dix- huitième siècle tout entier n'a eu qu'une idée, la réhabi- litation de la nature,—qu'un amour, la liberté de l'esprit et la beauté de la forme. Gardons-nous bien de ïenier cette glorieuse tradition
de la pensée moderne, sous prétexte d'un ascétisme con- |
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damné et d'une pruderie insensée. Les artistes sont les
prêtres qui initient les hommes de bonne volonté à l'in- telligence du verbe de la nature ; car la nature parle sans cesse dans son langage mystérieux, et nous provo- que à l'admiration. Diaz est un des plus fanatiques de la lumière et de la
couleur. Sa monomanie lui montre partout des coups de soleil et des effets do pierres précieuses. Pour lui, la na- ture est toujours illuminée et frémissante de plaisir. Il no connaît point l'hiver et les climats gris. Ce n'est pas lui qui aurait imaginé que la terre est rondo avec des pôles glacés ; car il n'a jamais quitté les tropiques. Aussi les habitants de ses paysages se passent volontiers de vêtements,, et, s'ils se permettent quelques draperies légères, c'est un luxe et une fantaisie de couleur. Les arbres et les fleurs ne se couvrent pas de costumes étran- gers. Pourquoi les femmes cacheraient-elles l'éclat de leur beauté toute nue, qui se mêle si bien aux nuances variées do la terre et du ciel? A vrai dire, mémo, les personnages de Diaz ne sont que des ornements et dos accessoires. Ils sont faits pour compléter le poème du paysage, et, au besoin, on les remplacerait par un buis- son de roses, ou par l'épanouissement d'un rayon. Que signifie donc la peinture de Diaz ? Elle signifie
que la campagne réjouit toujours le cœur de l'homme, que les forêts nous offrent toujours des spectacles magnifiques, et qu'il fait bon se coucher sur l'herbe et regarder le scintillement du jour à travers les feuilles des arbres, et que nous avons tort de ne pas nous re- tremper souvent au sein de la nature, et que nous se- rions meilleurs si nous vivions un peu plus au grand air. 20
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A propos, que signifie donc un beau coucher de soleil V
Une promenade dans la forêt de Fontainebleau vaut, pour le perfectionnement de soi-même, tous les sermons de l'abbé Ravignan. Nous avons au Louvre neuf sermons de Diaz, ou, si
vous voulez, le même discours en neuf images. 1/'Inté- rieur de forêt, exposé dans le grand salon, à droite en entrant, est resplendissant de lumière, avec une percée sous les arbres, des ombres transparentes et des éclats de soleil, sur un terrain couvert de mousse. Première qualité. Le Bas-Brèau est à droite, au commencement de la troisième travée : grands et beaux arbres autour d'une mare sauvage, où s'abreuve un troupeau de vaches en parfaite santé. Les Chiens dans une forêt offrent encore le même aspect pittoresque et la même abondance de couleur ; seulement, la verdure est diaprée par les petits épagneuls au poil lustré, qui courent en tous sens comme des lutins au sabbat. Dans la Causerie, un bou- quet de femmes, au milieu de la campagne; le Rêve, je vous souhaite de lo faire ; la Baigneuse, je vous souhaite de la surprendre ; Y Orient, je vous souhaite d'y aller voir; les Femmes d'Alger, je vous en souhaite à Paris. Partout c'est la même exubérance et le même charme. C'est une ivresse de soleil. Le talent de Diaz a pourtant un défaut, c'est de ne
toucher qu'une corde de la nature. Prenons-le comme il est, puisqu'il a le bonheur d'être exquis. Un peintre n'est pas tous les peintres. Jouissons de cet endiablé de coloriste, en réservant aussi nos sympathies pour les au- tres qualités de l'art, pour la mélancolie et la profondeur de la pensée, pour la correction du dessin et la grandeur |
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du style, pour toutes les images qui font pénétrer dans
les passions humaines, si violentes et si complexes. Ai- mons à la fois Diaz et M. Ingres, Eugène Delacroix et Ary Scheffer. Faisons pour les contemporains comme pour les illustres morts. Ayons des couronnes pour tou- tes les gloires diverses. Que Raphaël ne fasse jamais nier Rubens. Claude Lorrain n'attaque point Hobbema, et Murillo vaut le Poussin. L'influence de Diaz a entraîné beaucoup d'artistes
dans le tourbillon de sa lumière. M. Longuet s'y baigne en plein, et il y trouve des harmonies délicates et riches. Mais, une fois qu'on s'est assimilé en partie les inspira- tions et les procédés d'un maître, il faut reprendre son caractère propre et [peindre selon son œil et son cœur. Faustin Besson est aussi un pou trop magnétisé par le
fluide de Diaz. Le Goûter au bois manque d'une origi- nalité véritable. Les portraits par Besson, dont nous parlerons ailleurs, ont plus de naturel que sa pastorale. On a refusé d'ailleurs à M. Besson ses meilleurs tableaux. Haffner est dans le même cas. Il a au Louvre un
excellent portrait de femme et des Paysans béarnais qu'on doit classer avec les productions des plus vigoureux artis- tes. Mais le jury a repoussé cinq autres tableaux de Haff- ner, qui auraient décidé de sa réputation. Nousrepren- drons Haffner avec Chasseriau et sa superbe Juiverie à Constantine, avec Gigoux etson grand Charlemagne, avec Maindron et son groupe d'Attila, avec les autres peintres ou sculpteurs écartés par le jury, malgré leur talent ot une position déjà eminente dans l'école française. MM. Muller, lsabey et Baron attirent, comme Diaz,
les amateurs de la peinture réjouissante, rehaussée parla |
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vivacité des tons. La Ronde du mai passe sans doute dans
le monde pour un des plus jolis tableaux de l'année. Il est impossible, en effet, d'avoir en peinture plus de gaieté folle et d'abandon. Contre le mai, habillé de fleurs de la tête au pied, se tiennent un jeune garçon qui joue du chalumeau, et une jeune fille qui agite en l'air son tambour de basque. Un collier de belles paysannes endimanchées tournoie alentour, comme le chœur des nymphes légères. Mais, en avant, le fil du collier s'est brisé et a laissé égrener par terre une femme souriante que la perle sa voisine veut rattraper. Ces deux filles sont délicieuses, l'une accroupie et relevant en l'air son frais visage, l'autre avec son mouvement d'épaules et de hanches qui s'inclinent, tandis que les jambes sont emportées par la danse. Au milieu et do face, est une autre femme dont les blanches draperies sont collées sur ses formes juvéniles. A droite, une femme se penche pour boire à une fontaine ; près d'elle, une mère montre la fêle à son enfant, et un peu en arrière, dans la demi-teinte du bocage, des amants se disent à la bouche de voluptueuses folies, sans s'aper- cevoir qu'une fillette écarte les branches pour prendre en cachette sa première leçon d'amour. La couleur du tableau de Muller est vive et variée,
le mouvement de ses figures capricieux et bien dessiné. Muller est un praticien qui ferait un savant Christ ou un tableau d'histoire, tout comme un autre, s'il ne pré- férait le charme et l'esprit à la peinture plus sévère. Il a fait, une fois dans sa vie, un Martyre de saint Barthé- lémy, vigoureux et terrible comme un Ribera. Les pre- miers plans de sa Ronde du mai sont surtout peints |
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avec une abondance et une liberté très-magistrales.
M. Isabey a toute sa coquetterie habituelle dans la
Cérémonie, où se pavanent au milieu de l'église de Delft ses personnages du seizième siècle, cavaliers raides et pomponnés, avec des justaucorps de toutes couleurs et des collerettes montantes ; femmelettes élégantes et bien tournées, dont les têtes éclalent sur les guimpes blan- ches, comme des bouquets sur les bords évasés d'une amphore chinoise. La jeune fille qui monte l'escalier est adorable. On remarque encore une foule de petites figures très-spirituelles, et qui minaudent le plus agréa- blement du monde. Le fond d'architecture est d'une belle couleur. Ce qu'on peut reprocher seulement à M. Eugène Isabey, c'est le miroitement do la lumière par- tout, d'un bord à l'autre de la toile, avec une valeur égale, sur les chairs, sur les dentelles, sur les étoffes de soie, sur les armes, sur les décorations de l'édifice. Il n'y a point d'effet général, mais beaucoup d'adresse, do fraîcheur et de délicatesse dans tous les détails. M. Baron abuse un peu du rouge et des tons francs,
rapprochés les uns des autres. Le Pupitre de PaleUrina surtout agace trop vivement le regard. Dans VAndréa del Sarto peignant une fresque au couvent de ΓΑηηοη- ciade, à Florence, la composition est ordonnée d'une façon très-pittoresque. Le peintre et son modèle, sa femme tant chérie qui pourtant le fit mourir de ohagrin, sont montés sur l'échafaudage, à la hauteur de la voûte. Il a déjà esquissé sa Madone, qui deviendra un chef- d'œuvre. Autour de lui, deux ou trois élèves sont occu- pés à broyer les couleurs ou à préparer les pinceaux. Ce tableau est à gauche, au milieu du petit salon d'ontréo. '26.
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La Soiree d'été nous semble préférable aux deux
autres tableaux de Baron. Ici le paysage et le ciel aident à l'harmonie. Les petites figures, mollement couchées dans un parc, jouissent de la fraîcheur du soir et de Fherbe.f C'est une scène de Boccace, si vous voulez,, ou une Conversation de Lancret. Camille Roqueplan était autrefois de cette pléiade
gracieuse' qui a toutes les sympathies du monde distin- gué et des jolies femmes, en conservant les qualités du peintre et du coloriste. Depuis qu'il a habité les Pyré- nées, il a un peu changé sa manière ; son dessin est plus serré, sa couleur moins évaporée, son sentiment plus mélancolique. Il prend les lumières dans une har- monie plus douce et plus reposée, il donne plus de ca- ractère à ses personnages, plus de véritable solidité au relief des formes. Cette métamorphose du peintre aura- t-elle servi son talent? Peut-être. Pour ma part, j'aime autant ses Montagnards faisant viser leur passe-port, ou son Paysage de la frontière espagnole, que n'importe quelle autre de ses peintures précédentes. Dans le Visa des passe-ports, un paysan, debout, se
dessine sur un mur blanc, avec son costume pittoresque, son chapeau de feutre et sa figure hâlée. Un grand chien, de cette belle race courageuse et patiente emi partage toutes les aventures de l'homme des montagnes, est assis à ses pieds. A droite, un enfant, demi-nu, se chauffe au soleil ; à gauche, sur un perron, monte un des paysans, entre de jeunes tilles curieuses. Tout cela doit représenter à merveille l'aspect du pays et l'indivi- dualité des habitants. Les Paysans de la vallée d'Ossau sont une répétition
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de l'aquarelle exécutée en grand pour l'album de la
duchesse de Montpensier. Je ne sais pourquoi, dans l'al- bum, cotte marche de montagnards a été intitulée : la Fuite en Egypte. A cause sans doute de la paysanne montée sur un âne et du jeune paysan qui le conduit. Ce gars-là n'accepterait jamais d'être saint Joseph. Le petit paysage est très-lumineux ol très-délica-
tement peint, surtout dans les fonds ; trop délicatement peut-être, pour l'expression d'un pays sauvage et fort accidenté. On a dit que Camille Roqueplan se rapprochait un
peu, dans ce nouveau style, du stylo d'Adolphe Leleux. Mais l'analogie est plutôt dans le sujet, dans les cos- tumes et dans la localité de la lumière, que dans le sen- timent qui inspire les deux peintres, ou que dans les procédés de leur exécution. Roqueplan a été frappé d'une certaine noblesse calme et sérieuse qui élève la tournure et la physionomie de ces enfants des montagnes, tandis qu'Adolphe Leleux a saisi leur côté farouche et aventureux. L'exécution de Camille Roqueplan est sobre, logique et correcte. La peinture d'Adolphe Leleux est plus vive, plus passionnée ; elle se préoccupe de l'effet juste, plus que de la perfection du détail. Leleux so garde bien de peigner et de débarbouiller ses bergers. Il les prend sans façon et sans apprêt, au coin d'un ro- cher, sur la bruyère épaisse, avec leurs peaux de bête comme des pâtres du temps d'Homère, ou même grim- pés sur leurs longues échassesde héron, quand ils arpen- tent les landes. Roqueplan leur donne le loisir d'en- dosser leurs belles vestes brunes pour aller à la ville ou pour se hasarder au delà des frontières. Los monta- |
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gnards de Roqueplan songent déjà à se dépayser ; ceux
d'Adolphe Leleux n'ont jamais vu la plaine, et ne soup- çonnent point la civilisation. M. Leleux a eu deux tableaux dans le salon carré. Il
le mérite bien. Le plus petit représente le Retour du marché, en Basse-Bretagne. Les figures ont un pouce de haut, mais une allure si particulière, un caractère si franc, une bretonnerie si décidée, qu'on leur suppose tout ce qu'il faut pour être de parfaits sauvages. Soyez. sûr qu'on ne parle pas français dans ce petit groupe de bouviers épatés et de brunes pastourelles. Les Jeunes Pâtres espag?}ols sont de plus grande pro-
portion. Garçons et filles se roulent pêle-mêle sur l'herbe rousse, ramassés en un monceau comme des aiglons dans une aire, et jouant avec des petits chiens. Leurs vi- sages cuivrés, leurs rudes crinières, leur bouche un peu bestiale, laissant apercevoir des crocs d'ivoire, leurs mouvements brusques, les étoffes couleur de mousse brûlée, le paysage âpre et stérile, le ciel vif, mais ora- geux, tout annonce une race bien distincte, et un coin perdu dans quelque sierra inaccessible. Les Bergers des Landes ont également leurs signes
autochthones. Ils arrivent du pâturage avec leurs écha- las de sept lieues, et touchent du front au toit des chau- mières. La couleur de ce tableau est très-vigoureuse Le chef-d'œuvre de M. Leleux, au Salon de 1847,
n'est pourtant pas une scène des Pyrénées ou de la Bre- tagne : c'est le portrait du peintre par lui-même, une belle tête qui aurait conduit son homme partout où il faut du courage et de l'originalité. M. Armand Leleux a quatre tableaux : des Mendiants
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espagnols qui marchent comme des princes; un Inté-
rieur, et deux petites figures d'Andalous, Lo Guittarero est plein de physionomie et très-bravement peint. M. Hédouin a deux tableaux : un Souvenir d'Espa-
gne, perdu dans la travée noire, et une petite Paysanne ossoloise, perdue dans la galerie de bois. M. Hédouin a déjà eu le malheur de voir refuser par lo jury ses ou- vrages les plus importants. La mauvaise place qu'on lui a donnée est un second refus de publicité. Qui donc a fait une certaine publicité à un tableau
médiocre : Molière chez le barbier, trouvant le type du bourgeois-gentilhomme? M. Vetter doit avoir étudié Ja peinture dans les lithographies de M. Madou, do Bruxelles. Son dessin est petit et sans accent, sa couleur commune et même discordante dans les rouges trop ar- dents du bourgeois. Les têtes sont insignifiantes ou d'une bouffonnerie grossière. Jamais vous n'auriez de- viné Molière dans ce petit bonhomme rondelet et banal. Cela manque d'esprit, de finesse, de véritable comique, et, comme disait Diderot, de ce que vous savez. Le α ce que vous savez, » ou plutôt lo α ce que vous
ne savez pas, » le « on ne sait quoi, » l'intraduisible, l'indéfinissable, cette chose vague, qui est pourtant la seule réelle, qui vous saisit et que vous ne pouvez sai- sir, qui est l'éloquence même et qui n'a pas de nom, qui invente sans y songer, et qui se comprend tout de suite, la poésie, le caractère, le sentiment, le feu sacré, le génie, «je ne sais quoi, » voilà le rare et le précieux dans les arts. |
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Les paysages.
Corot n'a jamais fait de meilleure peinture que son
effet de Soir, du grand salon : une rivière, vers le milieu une barque qui se dessine en noir, bouquets de grands arbres à droite et à gauche, fond de ciel plombé, pres- que tout du même ton crépusculaire, deux notes seule- ment qui se combinent ou qui se répondent, le bistre foncé et l'argent mat, une exécution simple et sobre, un sentiment très-mélancolique, le silence et la rêverie ; voilà. Arrêtez-vous devant ce petit tableau, qui a d'abord
l'air d'une esquisse confuse, vous sentirez un air mou et presque immobile, vous plongerez dans le brouillard diaphane qui flotte sur la rivière et se mêle, bien loin, bien loin, avec les nuances verdâtres du ciel à l'horizon, vous écouterez les bruits imperceptibles de cette calme nature, à peine un frissonnement de feuilles ou le sillage d'un poisson à fleur d'eau, vous retrouverez toutes !es émotions de quelque soirée où, solitairement assis au bord d'un lac, après un jour monotone, vous avez at- tendu que la nuit allumât ses premières étoiles. Si la pointure a pour but de communiquer aux autres
l'impression ressentie par l'artiste devant la nature, le paysage de Corot remplit les conditions de l'art. Com- ment ce paysage, assez singulièrement peint, produit-il |
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ce résultat ? Il me semble que la peinture un peu mys-
tique de Corot agit sur le spectateur à peu près comme la musique sur le dilettante, par un moyen indirect et inexplicable. Comment se fait-il qu'une phrase musicale de Beethoven, un son vague et fugitif, provoque inévi- tablement une certaine idée et non point une autre? On a cherché, de nos jours, l'expression de la musique dans des moyens directs et matériels, dans l'analogie du bruit avec la chose qu'on veut représenter; mais la grosse caisse et les timbales n'ont jamais si bien réussi qu'une simple et pure mélodie qui s'adresse à l'âme. La musique imitative no vaudra jamais la musique poé- tique. C'est assurément une faiblesse, dans un art plastique
"comme la peinture, d'indiquer imparfaitement l'image, même quand le sentiment est dessous. C'est la faiblesse naïve de Corot. Son originalité se présente sous de tri- ples voiles qu'il n'a jamais pu soulever dans aucun ta- bleau. Cette exécution embarrassée, ce dessin pénible, quoiqu'il arrive à l'élégance, celte couleur morne mal plâtrée, tout trahit une persévérance difficile et qui n'a jamais pu dominer la pratique de son art. Corot est comme un homme sensible et éloquent, dont la parole reste bien au-dessous de son impression. Nous avons vu de lui cependant des esquisses franchement peintes du premier coup, et si justes d'effet avec leur douce lumière, qu'elles se maintiennent à côté de peintures plus vigou- reuses et plus éclatantes. L'autre paysage de Corot est, comme à l'ordinaire,
une sorte d'idylle un peu blême, où un jeune ber- ger nu joue avec sa chèvre. J'ai toujours pensé que |
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Corot traduirait mieux le breton que le grec. C'est une
expérience qu'il pourrait faire, et sans doute sa répu- tation y gagnerait. Charles Leroux est presque l'opposé de Corot. Son
exécution est très-habile, très-vigoureuse, et peut-être trop compliquée. Le sentiment agreste qu'il cherche dans ses paysages est presque étouffé sous l'enveloppe réelle et solide d'une pâte tourmentée jusqu'à l'exagération. Ses esquisses ont bien plus de légèreté, de sentiment et de poésie que ses tableaux finis. On lui a refusé cette année une grande Vue d'Escublac sur la côte du Croisic, enlevée de verve d'après nature. Trois ou quatre arbres courbés par le vent dessinent leur silhouette étrange sur un fond de sable en talus, vivement éclairé par un soleil d'orage ; à droite, la mer ; en avant, un terrain crayeux avec quelques herbes marines. Marvy fait une eau- forte de cette belle composition. Dans le Souvenir de la forêt du Gavre en Bretagne,
grande allée prise de face et bordée de chênes ferme- ment rendus, la terre est tapissée partout d'une verdure un peu acre. Les arbres aussi sont en plein vert, et presque sans demi-teintes pour adoucir la couleur. Chaque branche, chaque groupe de feuilles, sont étudiés avec une obstination qui appesantit les formes. Ce qui manque surtout au tableau, c'est la variété, variété de touche et variété de coloris. La Prairie des ormeaux est plus librement peinte.
Charles Leroux s'y est moins préoccupé de fairo un ta- bleau pour l'Exposition. Ses arbres verts ou dépouillés, ses haies vives et son herbe drue, et son vivier profond et brun, s'arrangent bien ensemble. L'allée d'ormeaux |
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a beaucoup de caractère et de grandeur. Nous avons vu
souvent le pays de la Vendée, où Leroux prend ses pay- sages d'affection, pays sauvage et vigoureux, avec des tempéraments d'arbres qu'on ne trouve point ailleurs, une végétation courte et colorée, une qualité de ciel très-particulière ; pays où les hommes et les arbres res- pirent un air sain, tonique et valeureux. Charles Leroux possède les principales dispositions
d'un bon paysagiste. Sa passion rustique s'entretient par une vie habituelle au grand air ; aussi conserve-t-il à la nature ses traits décisifs. Le véritable style est celui qui exprime l'objet avec sa signification essentielle. Leroux est de plus un peintre très-adroit et très-éner- gique. S'il avait plus de légèreté dans la main, plus de variété dans la coloration, il faudrait le mettre tout de suite en première classe. On peut croire qu'il y arrivera. Jeanron a fait, cette année, un grand paysage très- remarquable, intitulé le Repos du laboureur. C'est la campagne des environs de Paris, triste et nue, mais pourtant fertile, une campagne prolétaire en quelque sorte, qui ne s'appartient pas à elle-même, qui renonce au luxe et au caprice, pour produire avec fécondité. Jeanron a toujours été un peintre plébéien, jusque dans l'expression du paysage. Il aime les plaines laborieuses qui ne se reposent jamais, ou les rochers sauvages et indomptés. Les fleurs exquises ne poussent point dans ses champs, pas plus que les bijoux sur les haillons de ses rudes ouvriers ou de ses mendiants. Il laisse aux peintres fashionables les dentelles et les riches étoffes, et aussi les gazons émaillés ou les halliers de roses. Son Labourage offre donc un aspect de la nature peu 27
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envisagé par les artistes, très-neuf et très-juste de carac-
tère. Je suis sûr que les laboureurs français lui donne- raient le prix au Salon. Un jury connaisseur en pein- ture l'aurait aussi placé dans un meilleur jour. Vous auriez vu la franche tournure des paysans arrêtés près de la charrue sur la terre raboteuse, les beaux chevaux membrus, comme Géricault savait les faire, la solidité des premiers plans, la dégradation de la perspective, si difficile sur une campagne plate, la profondeur du ciel, la virilité de la touche, et tous les signes d'une pratique consommée. Les paysagistes qui traitent ainsi les figures en accord
avec le monde extérieur sont rares, quoique les maîtres n'aient jamais fait autrefois ces distinctions dans la pein- ture, si ce n'est peut-être les Hollandais. Jeaïïron a encore exposé un autre tableau, Contre-
bandier silencieux et alerte, rasant l'angle d'un rocher. Ces sujets familiers au peintre des Forgerons de la Cor- rèze, des Gamins de Juillet, des mendiants et des bohé- miens, lui donnent donc quelque analogie avec le talent de Leleux. Tous deux aiment à raconter l'histoire des races et des individus que la civilisation n'a point attaqués ou qu'elle n'a pu vaincre. Nos peintres feraient bien de se tourner un peu du côté populaire. Si l'ancienne aristo- cratie fournissait à Titien et à van Dyck de nobles types à reproduire, la bourgeoisie actuelle s'éloigne chaque jour de l'élégance et de la grande tournure. Les scènes offi- cielles de la vie moderne ne se prêtent pas beaucoup aux images originales ou magnifiques. Les habits du tra- vailleur ont plus d'aisance que les habits de l'oisif ; un égoutier est plus beau en peinture qu'un notaire ou |
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salon de 1847. 475
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qu'un marchand. La .physionomie et la mimique du
peuple sont surtout bien plus expressives que le masque et le mannequin du tiers-État. En face des Laboureurs de Jeanron, dans la petite
rotonde qui coupe la longue galerie, on s'est retourné vers le Combat de taureaux, par M. Coignard, pendant à son paysage du dernier Salon, intérieur de forêt, avee un troupeau de vaches multicolores. M. Coignard a passé l'été aux alentours de la Gorge-aux-Loups, dans une des parties les plus vierges de la forêt de Fontaine- bleau, sans soupçonner qu'elle allait être violée, hélas! par la bande meurtrière du conservateur. Pourquoi le peintre a-t-il commis le même crime sur la haute futaie qui servait de fond à son tableau ? Dans la composition primitive, les taureaux enflammés se dessinaient sur des arbres, dont le ton vigoureux produisait un heureux contraste du rouge au vert. Depuis que M. Goignard a abattu sa forêt, il n'y a plus d'intermédiaire suffisant entre la pourpre du soleil qui jette ses derniers feux à l'horizon, et la couleur fauve des robustes lutteurs. Le ciel est trop également vif pour les violences du premier plan ; car ce combat de taureaux est peint avec une fougue tout à fait sauvage. La forme et les mouvements sont très-fièrement dessinés. Voilà des taureaux do pure race et de grandeur naturelle, quoiqu'ils aient sur la toile la proportion des taureaux d'un récent académicien. Mlle Rosa Bonheur, qui aurait été de l'Académie avant la Révolution française, a réduit sous le joug des bœufs de labour, et fait reposer ses troupeaux dans les pâtu- rages du Cantal. Mlle Rosa peint presque comme un homme. Je souhaite sa bravoure de pinceau à M. Ver- |
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boeckhoven et autres précieux, qui peignent comme des
demoiselles. Fiers rêve toujours sa Normandie où il a recule jour,
et, s'il s'arrête à l'île Saint-Ouen, c'est qu'il y trouve, comme dans ses prairies normandes, de l'herbe haute, des saules et des peupliers, et des joncs qui se mirent sur l'eau. Fiers est aussi de ces bons campagnards qui ont en horreur les jardins anglais et les allées à la Mac- Adam. 11 aime mieux prendre ses gros sabots pour marcher sur la rosée ; ce n'est pas lui qui sarclera son jardin, qui crucifiera ses pommiers en espalier, et qui enlèvera la cannetèe de sa petite mare émeraude. Il res- pecte les forêts microscopiques où bourdonnent les insectes, et les flaques d'eau où se cache la renazelle. Fiers est aussi Normand que Lelcux est Breton. · Nos paysagistes se sont partagé ainsi la Franco et le
monde : M. Hoguet a pris la butte Montmartre et les moulins à vent, qu'il agite avec une verve et une adresse extraordinaires ; M. Joyant a hérité du Canaletto et du Guardi, à Venise ; MM. Very, Brissot, Anastasi, Leroy, aiment les bois ; M. Thierry, les paysages fantas- tiques ; M. Victor Dupré, les chaumières cachées sous les arbres ; M. André, les taillis élégants· sur les collines; M. Adrien Guignet, les ravins sauvages et les brous- sailles rousses ; M. Michel Bouquet, les fraîches vallées -, M. Chardin, les effets d'automne et de soleil couchant. M. Karl Girardet s'est lancé jusqu'au Caire, et sa Vue prise d'un cimetière égyptien a beaucoup d'originalité. M. Hugues Martin a risqué le désert, le désert tout nu et sans horizon, avec un chameau jaune comme le sable mouvant, jaune comme l'air épais de l'atmosphère. |
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M. Delessart a fait un petit Soir très-mystérieux. M. La-
pierre et M. Chintreuil se sont réservé les pays poétiques inventés par Corot, et qui n'existent pas sur les cartes de géographie. Le tableau de Chintreuil est une sorte d'élégie, où les
arbres soupirent comme des ombres errantes. Une jeune fille rêve, assise au bord d'une fontaine. Tout cela trem- blote vaguement, sans tenir à la terre; peinture faible et indécise, où se devine cependant une certaine tendresse d'imagination, à ce que dit Béranger. M. Lapierre, dans le nouveau style sobre et élégant
qu'il a adopté, ne manque pas de qualités solides; car il a commencé par être un fervent naturaliste, et par lutter avec les granits de Fontainebleau. Aujourd'hui, il paraît vouloir s'arrêter entre M. Corot et M. PaulFlan- drin. Celui-ci a exposé quatre tableaux, la Paix et la
Violence, petits pendants ovales, dans le sentiment de Francisque Milet ; une Lionne en chasse, qui n'a rien de commun avec les lionnes du désert ou du jardin des Plantes, ni avec les lionnes de bronze sculptées par Barye; et un grand paysage arcadique, bucolique, mythologique, < antique, un paysage de convention, compose dans un système auquel la nature est abso- lument étrangère. Nous sommes bien éloigné de prêcher aux artistes
l'imitation de la nature, pas plus dans le paysage que dans les autres sujets où se trouve intéressée la personne humaine. D'ailleurs, qu'est-ce que la réalité, s'il vous plaît ? Y a-t-il pour tout le monde la même réalité? Point du tout, Car vingt peintres, les plus naïfs du monde, et se |
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proposant tous de copier un objet placé sous leurs yeux,
le yerront et l'exprimeront de vingt manières différentes et souvent opposées. Relativement à nous, tout ,ce qui existe prend une forme et une couleur en rapport avec notre propre organisation. Le vert est plus pu moins bleu, plus ou moins jaune, selon nos facultés visuelles, et les êtres nous frappent par certains caractères plus ou moins exagérés, selon nos tempéraments divers. Bien plus, le même homme ne voit jamais le même objet de la même façon. Admirable mystère de la variété et de l'infini 1 Comment donc pourrait-on, dans les arts, copier la
réalité ? On a vu des écoles dont c'était la prétention ; mais il est arrivé à ces sectaires étroits ce qui était inévi- table, que, malgré eux, ils n'ont jamais pu faire abstrac- tion de leur personnalité, et qu'ils ont abouti, comme toujours, à un mélange et à une approximation relative. Laissons donc de côté ce prétendu naturalisme qui
contrarie la nature et ne saurait même exister, cette théorie absurde de l'imitation matérielle, qui supposerait d'abord le suicide de l'artiste et le néant de toutes choses ; car il faudrait enlever du même coup l'âme du peintre et la vie incessamment mobile de l'être qu'il veut peindre. Prenons, comme c'est la vérité, que l'art résulte de l'impression produite sur l'homme par la nature, du reflet du monde extérieur dans le microcosme, dans ce petit monde que nous portons au dedans de nous. Mais cette combinaison exige la nature; à titre indispensable, aussi bien que le sentiment de l'artiste,. Si l'esprit tra- vaille seul, en dehors de l'influence naturelle, et en quelque sorte à vide, les images produites par cetona- |
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nisme ji'auront point les caractères de la vie et de la
durée. Elles s'évanouiront comme un germe livré aux vents. Au contraire, si l'artiste n'estpas son objet à lui-même,
comme dirait un philosophe allemand, s'il prend son objet'hors de soi, et son point de départ dans la nature, la génération de l'image est dans sa double condition normale. L'artiste a bien plus de contact sympathique avec les autres hommes qui poursuivent tous aussi, chacun à sa manière, l'interprétation des mômes objets naturels. M.· Flandrin appartient au système qui sacrifie la
nature à l'orgueil solitaire de l'homme. Il est revenu à l'école de M. Bidauld, de M. J.-V. Bertin et des paysa- gistes de l'Empire. Sa théorie est la môme, absolument : composer un paysage de style, sans sortir de chez soi. La recette est facile et simple : prenez un site grandiose, des arbres élégants, un peu d'architecture, des fonds de montagne et un ciel pur ; au premier plan, queîquo tombeau antique, du laurier-rose, un fragment de colonne, une figure nue ou drapée à la romaine. Mais nous connaissons déjà ce procédé trivial ; mais
nous l'avons déjà vu, non-seulement sous l'Empire, mais au dix-huitième siècle dans la froide école des Zuccarelli, des Pannini, des Locatelli ; mais au dix- septième, dans la mauvaise queue du Guaspre et du grand Nicolas Poussin. Nous avons assez d'Orizonti et de Lahyre comme cela ; assez de Bidauld et de Bertin. Passons à des exercices moins héroïques. Je conviens que M. Paul Flandrin est un esprit dis-
tingué, qui se sauve presque du commun, avec la théorie |
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la plus banale du monde, et qui a le talent de donner
un certain style à des vieilleries traînant partout. Son grand Paysage, avec une lutte de bergers nus, est un des meilleurs tableaux qu'il ait faits. Le théâtre de la bucolique est disposé à merveille : les planches au mi- lieu ; la coulisse d'arbres à droite et à gauche ; au fond, une décoration de papier, qu'on pourra changer à vo- lonté. Ce paysage a de la tranquillité et un certain charme; l'air a plus d'étendue et de profondeur que dans les paysages ordinaires de M. Flandrin. Je ne con- nais guère au Salon de tableau qui montre mieux, à la fois, les qualités d'un homme et los défauts d'un système de peinture. Je n'ai pas l'honneur d'avoir vu jamais M. Paul Flandrin ; mais je ne serais pas embarrassé de faire son portrait, Je réponds qu'il n'est pas dans les types de Rubens. M. Flandrin, qui est certainement un homme très-
intelligent, — et c'est pour cela que nous insistons sur son tableau, notre habitude étant de ne pas tourmenter les insignifiants et les neutres, — M. Flandrin devrait se rappeler la curieuse et instructive histoire du paysage au dix-neuvième siècle, épisode de l'art que nous racon- terons un jour plus en détail. Le Salon de 1847 nous présente, d'ailleurs, les jalons de cette révolution rapide et radicale, puisque nous y trouvons MM. Watelet et Jolivard, deux bourgeois de la Constituante, qui ne soupçonnaient pas Danton, Robespierre, Saint-Just et la Convention nationale. Sous le règne paisible de M. Bidauld, le Louis XVI
du paysage, — M. Watelet, qui devait en être le Bailly, — avec cette différence que tous deux, MM. Bidauld et |
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Watelet, ont coulé de longs et heureux jours, — M. Wa-
telet, l'homme simple et naïf, qui n'appartenait pas à la race des Césars, mais à une race d'honnêtes, artistes dont George Sand a peint l'intérieur de moulin dans ses Lettres d'un Voyageur, — M. Watelet arrive tout à coup avec une chaumière de paysans, un toit qui fume, une cour de ferme, un ruisseau et des canards, un petit sen- tier jonché de feuilles d'automne. La révolution ne semblait pas effrayante, au premier
aspect ; car M. Watelet n'était guère plus fort à peindre le caractère de la campagne moderne, que M. Bidauld avec ses temples antiques et ses paysages d'anté-chris- tianisme. La plèbe cependant se mit à comprendre que M. Watelet protestait contre l'aristocratie des tyrans romains et des arbres féroces. Comme Pancien maire de Paris, M. Watelet devint très-populaire, et bientôt on accepta près de lui M. Jollivard, qui avait l'audace de pénétrer dans l'intérieur des forêts véritables, avec des chênes en bois, des houx piquants, des genévriers mé- lancoliques et de l'herbe sans façon. Cela dura quelque temps. Mais la Bastille était prise,
et la jeunesse émouvée poussa plus avant ses conquêtes. Vers 1830, on vit tout à coup des bandes d'aventuriers qui s'emparèrent de la nature et de la poésie, et ren- versèrent l'ancienne royauté. Decamps, Cabat, Roque- plan, Paul Huet, Marilhat, Jules Dupré, Rousseau, fu- rent les chefs de cette révolution. Cabat, Paul Huet et Roqueplan, quoiqu'ils aient été du 10 août, sont de- meurés un peu girondins; mais Diaz, Français, Lelcux et une foule de jeunes intrépides sont venus réconforter les audacieux novateurs.
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M. Paul Flandrin espère-t-il une restauration en fa-
veur du droit divin et de l'ancienne religion? Il aurait tort, car la république de l'art n'a pas eu et n'aura pas son Napoléon, dont le despotisme a ramené les bar- bares. L'histoire ne se répète jamais, et dans les arts, comme en toutes choses, ce qui est mort est bien mort. |
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VII
Les portraits.
Nous avons eu le courage de regarder tous les por-
traits, l'un après l'autre, le livret en main, et nous les avons comptés par curiosité. Ils sont 482, peints à l'huile. Ajoutez les innombrables miniatures, pastels et dessins, les gravures, les bustes et médaillons, et mettez mille têtes, d'un fameux style et d'une tournure adorable, pour la plupart. Si par malheur on retrouvait cette col- lection dans quelques siècles, nous ne paraîtrions pas à notre avantage devant la postérité. Véritablement ce sont les mœurs qui commandent la
forme. A bel esprit, forme élégante ; à cœur loyal, noble expression. L'homme extérieur est moulé sur l'homme intérieur, comme dit Swedemborg ; ou, comme dit Lessing, le portrait est l'idéal de l'homme. Partout, l'homme représente la pensée de son temps. Les Grecs sont beaux, sous le règne d'Aspasie ou d'Alcibiade. Les Romains sont puissants, sous le règne de César. Le moyen âge est convaincu et inflexible, la Renaissance |
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est capricieuse et folle, le règne de Louis XIV est majes-
tueux, le dix-huitième siècle est tout charme et volupté, la Révolution est austère et philosophe, l'Empire est militaire, la Restauration bigote, — notre temps est usurier. L'art a laissé le portrait de tous ces symboles, Vénus,
Antinous, la Vierge, Diane de Poitiers, Montespan, Pompadour, Brutus, Murât, Charles X, et finalement l'Intérêt matériel, à la face plate, aux tempes rebon- dies, à l'œil vitreux, au teint de plomb. La race des hommes chevaleresques et bravement campés, la race des femmes fines et fortes comme l'acier, ont disparu du monde. Apollon et Vénus sont morts. Don Quichotte lui-mêjme a quitté les grands chemins, et, suivant sa prédiction, le globe, cette île perdue dans le ciel, est gouverné par Sancho, avec ses appétits grossiers. Comment accoster tous ces visages insignifiants et
prétentieux? Que dire de MM. K. L. M. N. 0. P. Q? Prenons l'alpha et l'oméga de cette kyrielle, une demi- douzaine d'excellents portraits, et autant de détestables; une vingtaine de portraits intéressants par la manière du peintre ou le nom du personnage ; le reste au ha- sard. Les plus remarquables sont incomparablement le
portrait d'Adolphe Leleux, peint par lui-même, le mé- daillon de Listz, par Henri Lehmann, et les deux por- traits, par Couture. Nous avons déjà parlé du portrait de Leleux : la tête est vue de face, le teint bistré, l'œil ombre par de beaux sourcils ; les cheveux sont noirs et courts. Le buste est coupé au-dessous des épaules. Point d'accessoires ; un fond neutre. Energique pein- |
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ture, pleine de caractère et exécutée à grandes touches,
comme les portraits des maîtres vénitiens. Le portrait de Listz est de profil sur fond uni gris-
perle ; c'est une tête correcte et ferme, coupée au cou comme dans les médailles de la Renaissance. De grands cheveux, rejetés en mèches plates comme des lanières, découvrent le front un peu court, semé de protubérances significatives. La ligne du profil est pure, superbe et d'une inflexibilité extraordinaire. Jamais le bronze n'a arrêté plus fixement le galbe d'une tête humaine. Le modelé intérieur, fin et serré, immobile et métallique, est obtenu par une fusion de demi-teintes dont on n'a- perçoit point les transitions ; procédé très-singulier où la touche du peintre disparaît absolument. L'exécution est dissimulée sous la volonté de l'artiste ; on s'étonne du résultat sans en saisir les moyens. On dirait que cette forme immuable s'est cristallisée sous un souffle subit et magique pour l'éternité. Le sang s'est figé dans cette enveloppe qui ne palpite plus ; la vie s'en est retirée avec ses variations incessantes. La statue immortelle a remplacé l'homme éphémère. Ce n'est pas le por- trait d'un vivant, c'est le souvenir idéal et durable d'un mort. Ce système en peinture a beaucoup d'analogie avec
la statuaire. Il est certain qu'il élève l'art au-dessus de la réalité, mais en le privant, toutefois, de ses condi- tions sympathiques. C'est un peu la métaphysique et presque l'algèbre de l'art. Tel homme donné, avec ses passions, son agitation insatiable, sa physionomie vi- brante et mobile, égale telle ligne déterminée et inva- riable. Pour de pareilles équations, il faut beaucoup |
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d'intelligence et de calcul, plus encore que de sentiment
poétique ; il faut une réflexion profonde et sûre, plutôt qu'une perception vive et spontanée ; car le peintre re- nonce ainsi à l'expression des effets, aux accents fugitifs de la forme agissante, au rayonnement de la lumière. Ce portrait étant fait, il n'y a pas moyen d'en faire un autre autrement. Le Titien aurait fait cent portraits différents du même modèle, parce qu'il y a cent hommes diffé- rents dans le même homme. Lehmann a resserré, en quelque sorte, tous les éléments de la personnalité qu'il voulait peindre, en leur symbole combiné. Le moyen âge avait à peu près le même système pour
ses types consacrés. Ainsi, l'image du Christ, une fois quintessenciée par les premiers fidèles, avait été adoptée et reproduite constamment sans aucune variation. Le profil de Napoléon est déjà presque coûté dans un moule qui passera à la postérité. Les grands person- nages historiques se prêtent bien à ces abstractions, qui représentent l'unité d'un génie solennel. Listz est de nature trop orageuse, pour que son portrait par Leh- mann lui ressemble beaucoup. C'est un sylphe insaisis- sable plutôt qu'un héros de bronze. Il est forme de nuages capricieux, plutôt qu'il n'est taillé dans le granit. S'il y a une physionomie nerveuse, flottante, déréglée, convulsive, c'est la physionomie de Listz. Toutes les émotions de sa fantasque musique, toutes les fantaisies de son improvisation passent sur son visage aussi vite que ses doigts courent sur le clavier; physionomie mou- vante, imprévue, un peu bizarre, toujours inspirée comme son talent. C'est donc un incroyable tour de force d'avoir arrêté
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ce torrent et immobilisé cette figure fantastique. Le por-
trait par Lehmann est une création très-rare, très-sur- prenante et très-belle. Elle a été faite sous l'influence de M. Ingres, à Rome, 1839. Les portraits de Couture sont à l'antipode de la pein-
ture de Lehmann, Dans ses portraits, Couture est plus près du naturalisme flamand que de la philosophie ger- manique, Le praticien habile, libre, un peu brusque, enlève l'image sous le premier aspect où elle le frappe, avec l'attitude surprise au moment même, sous le rayon de soleil qui illumine son modèle. Le voilà, regardez-le avec sa pose sans apprêt, la main gauche tout bonne- ment dans son gousset, la main droite appuyée sur une table, le visage frais et insouciant, la lèvre vermeille, l'œil sans inquiétude. Les tons de chair sont volés à une nature saine et rubiconde ; les habits sont peints, sans y songer, dans une belle couleur sourde qui ne dévore point le visage. Le fond est d'un beau vert, glacé de bistre et de gris. Cela manque un peu de caractère ; mais on ne fait pas poser tous les jours devant soi les pa- triciens de Venise ou les grands d'Espagne. Le portrait de femme, par Couture, n'a pas non plus
les signes de l'héroïsme et des castes orgueilleuses. C'est une figure intelligente et régulière, simplement drapée dans un châle foncé. La tête est bien modelée et la cou- leur d'une belle qualité. Haffner a peint, dans le même sentiment que Cou-
ture, un très-beau portrait, en buste, de Mme de W***, n° 796; mais l'administration du Louvre a eu soin de le placer si haut, à droite, première travée, qu'on n'en a pas remarqué tout le mérite. La femme est vue de trois |
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quarts, tournée à droite ; cheveux noirs, cou n,u, robe
noire, avec un liséré de dentelle sur la peau. Cela rap- pelle la grasse et vivante peinture de Maas et des maî- tres flamands du dix-septième siècle ; la touche en est ample et assurée, la couleur forte et harmonieuse, l'effet simple et juste, la physionomie spirituelle et expressive. IJaffner est un artiste qui fait son chemin, malgré le jury. MM. Tissier, Besson, Verdier, Yvon, tiennent encore
à la même école, ou, pour mieux dire, ils ont de l'ana- logie dans leur manière de voir et de traduire la nature. Le portrait de jeune femme presque collée à un lambris grisâtre, par M. Tissier, est une des bonnes peintures du Salon : couleur abondante, mouvement gracieux^ exé- cution franche. La Jeune fille de dix-huit ans, par Besson, est bien
tournée, dans un sentiment très-mélancolique. Avec ses cheveux blonds en désordre, son teint mat, sa robe d'un beau ton de safran, chiffonnée et entr'ouverte, son front penché sur ses mains qui viennent de détacher ses bi- joux, elle a Pair d'une Madeleine renonçant aux vanités du monde. A dix-huit ans, déjà ! Le raccourci du bras gauche est très-répréhensible. L'amour de la couleur ne doit pas faire négliger la correction de la forme et la pureté du style; au contraire, la couleur est mémo le moyen essentiel en peinture pour exprimer précisément la forme, le dessin et, le relief des corps, ou, si Pon veut, les aspects que la nature offre à nos regards. M. Yvon, l'auteur des vigoureux dessins pris en Rus-
sie, et que nous avons déjà signalés, a fait le portrait de M. Mathieu Meusnier, statuaire. C'est un peu. noir et un peu lourd, mais dans la bonne tradition. |
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M. Hermann Winterhalter, dans sa Tête de jeune
femme brune, et M. Henry Schlesinger, dans sa Jeune fille effeuillant une marguerite, ont cherché le charme et la coquetterie; M. Pérignon, dans ses neuf portraits en robe rouge acerbe ou vert cru, a cherché l'argent; M. Court a cherché le succès banal ; M. Hippolyte Flan- drin, dans son portrait d'homme, n'a cherché que le style. C'est un spectacle digne d'attention que la lutte cou-
rageuse de quelques hommes de talent, au milieu d'un système radicalement faux et même opposé à la pro- priété fondamentale de leur art. M. Hippolyte Flandrin se débat, avec une persévérance digne d'un meilleur ob- jet, contre les difficultés insurmontables que son école se crée volontairement en peinture. Le moyen de la peinture, c'est la couleur, comme le son est le moyen delà musique. Faites donc de la musique sans le son, seulement avec des mesures vides et des soupirs abs- traits ! En musique, la mesure ou le rhythme ne sont que les dépendances du son qu'ils resserrent ou qu'ils précipitent, avec sa variété infinie du haut en bas de la gamme, avec ses dégradations et ses demi-teintes, ses majeurs et ses mineurs, ses dièzes et ses bémols. En peinture, on opère sur la couleur, dont les lignes, ou ce qu'on appelle le dessin, ne sont aussi qu'une dépen- dance, sans existence propre et distincte de la couleur. Faites donc de la peinture avec quelques lignes, et rien dedans ni rien alentour, le vide comme les soupirs en musique ; n'est-ce pas comme un papier à musique, ré- glé, mais Sans notes, muet et morne, — le néant? Les lignes ou le dessin ne servent qu'à contenir la
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couleur, à en déterminer les harmonies. On pourrait
même dire que la ligne est une abstraction en peinture, elle n'existe pas ; mais on la suppose entre deux couleurs différentes, comme on la suppose entre les corps dans la nature. Est-ce qu'il y a, le long de votre front, de votre nez et votre menton, une ligne qui arrête votre profil? Ce qui dessine votre profil, c'est la couleur qui diffé- rencie de tout l'entourage extérieur voire tête placée dans une certaine attitude et sous une certaine lumière. La preuve qu'il n'y a point de ligne, c'est que votre profil change même de charpente sous des lumières diffé- rentes. Nous avons tout à fait à cœur cette question capitale
en peinture, et à laquelle se rattachent en même temps toutes les questions de procédé et toutes les questions d'effet et de résultat. La préoccupation exclusive de la ligne, substituée à la passion delà lumière et de la cou- leur, c'est l'anéantissement de toute peinture et de toute poésie. Dans un paysage baigné de lumière et d'ombre, si vous cherchez des lignes, vous trouverez peut-être quelques détails séparés de l'ensemble; mais l'impres- sion générale de la nature vous échappe. Au lieu d'avoir devant vous l'immensité, le ciel infini, la perspective profonde, les harmonies de la terre et de l'air, et le gra- cieux mélange des arbres sur des fonds mystérieux, vous obtenez une petite feuille découpée et vue à la loupe, un fragment de pierre, une minutie quelconque. S'il vous suffit de voir un petit phénomène isolé, ne prenez pas la peine de courir les bois ou d'escalader les mon- tagnes, enfermez-vous dans un herbier, avec des mi- croscopes et des bocaux pleins de choses curieuses. Vous |
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pouvez devenir un savant ; mais vous êtes au revers de
Tari. Pour la peinture des scènes historiques et des compo-
sitions compliquées avec des personnages et de l'espace, l'école dont nous parlons est tout aussi impuissante · car une foule d'hommes est comme une foret d'arbres : c'est la lumière qui les différencie les uns des autres et les met à leur plan, chacun avec sa tournure, sa forme ori- ginale, son mouvement et son expression. Sans la cou- leur, on ne saurait donner l'idée de la distance, de la profondeur et des relations de localités. Tous vos per- sonnages seront platement collés sur un papier uni. C'est ce qui est arrivé au Napoléon de M. Flandrin, et ce qui est bien plus sensible encore dans les tableaux à plu- sieurs figures. Le portrait, j'en conviens, subirait cette méthode
étique avec moins d'inconvénients que la grande pein- ture ou le paysage, parce qu'on est occupé d'une tête toute seule, sans entourage, sans accessoires et sans fond, et si l'on veut, en dehors du monde extérieur, dans un isolement supposé complet. Aussi M. Ingres et son école ont-ils fait quelquefois des portraits extrêmement distingués. Nous avons admiré, au dernier Salon, un portrait de femme, par Amaury Duval ; et le portrait de Listz, par Lehmann, nous semble de même une œuvre très-rare, malgré la bizarrerie du procédé do ces deux peintres. Mais notez que ces deux portraits sont de pro- fil. Quoique vous n'ayez pas trouvé sur votre peau la ligne que nous vous invitions à chercher tout à l'heure, la découpure du visage vu de profil se prête mieux à la convention d'un trait décidé, que le relief du visage vu |
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salon op 1,847, mi
de fa;e.e^ ayec ses plans divers, du froni, du nez, 4es
joues, de la bouche et du menton, La découpure du profil a beaucoup d'intérêt, puisqu'elle met en saillie les traits caractéristiques de l'homme ; mais la décou- pure extérieure d'une face n'est qu'une lune dans la- quelle il faut modeler la tête et le visage. On n'y arrive pas avec un mysticisme plus ou moins ingénieux, Le portrait d'homme, par M. Jrlippolyte Flandrin, est
bien préférable à son Napoléon, et il mérite un examen sérieux ; car, malgré le vice d'un système absurde, M. Flandrin a marqué ce portrait d'un caractère incon- testable. L'homme est vu de face, la tête appuyée sur la main droite, la bouche un peu crispée, les yeux fixes. C'est une tête commune, mais ferme; une espèce de ju- risconsulte ou de savant, au teint de carton. C'est gris, terne, triste, morne, ennuyeux et malsain. C'est assez bien imité, mais c'est vivant comme un faux nez. M. Jean-Baptiste Guignet est sur la lisière de ce pré-
cipice. Au lieu de découper ses figures en carton-pâte, il les découpe en pierre grise., à bas-relief sur fond gris. Sa gamme ne s'étend que du gris au noir, également appliqués aux chairs et aux étoffes. Son portrait de M. Frédéric de Mercey, tête bilieuse et fortement accen- tuée, est cependant un des meilleurs portraits qu'il ait faits. Il y a moins de prétention et de mélodrame que dans ses précédentes peintures. M. d'Anthoine paraît avoir songé à M. Guignet, dans
son portrait du conite d'A***, qui ne manque pas d'une certaine grandeur. M. Decaisne a Jait un portrait de femme en robe blan-
che, avec des mains fines et distinguées; M, jEugène |
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Quesnet, le portrait de M. Géraldy; M. Peronard, Ie
portrait de M. Achille Jubinal, fermement, trop dure- ment peint; Mme de Pelleport, un gracieux portrait de jeune tille, placé dans le salon carré; M. Brossard, son propre portrait en médaillon; M. Dubufe père, un por- trait de femme, très-apprécié par ses admirateurs ; M. Champmartin, le portrait, en pied, d'Ibrahim-Pacha, et M. Larivière, le portrait du bey de Tunis, qui se font pendant aux deux angles du grand salon. Un portrait curieux et qui a l'air d'une ancienne pein-
ture, est celui du célèbre sculpteur Thorwaldsen, par M. Griinler, de Leipzig. C'est un peu mince d'exécution, mais correct de forme et nettement accusé. Les étrangers., et en particulier l'auteur du portrait
du maréchal Soult, ne nous ont pas habitués à la bonne peinture et aux nobles portraits. Il faut voir encore, parmi les merveilles du Salon , un grand portrait d'homme assis et de face, par M. Navez, directeur du Musée de Bruxelles. A Bruxelles, tout près de Bruges, la ville des van Eyck et de Memling, dont leurs compa- triotes paraissent avoir perdu le souvenir, — tout près d'Anvers, la ville de Rubens et de van Dyck,— à Bruxelles, dont le Musée, trop peu estimé, renferme des chefs-d'œuvre que le conservateur n'a sans doute jamais regardés, voilà ce qu'ils font de la tête humaine. Il y a cependant au Musée de Bruxelles, tout au fond,
en regard., deux magnifiques portraits de Rubens, le prince Albert et sa femme Isabelle. Titien, et Veiazquez dans sa manière la plus magistrale, pourraient seuls se soutenir à côté de Rubens quand il s'élève à cette hau- teur majestueuse. |
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Le portrait d'homme, par M. Navez, semble peint avec
de la suie et de la cendre, délayées dans de l'eau sale. La tête est terreuse, grossière, boursouflée et commune. Est-ce que la patrie féconde et glorieuse qui enfanta
tant de génies naïfs ou sublimes au quinzième siècle et au dix-septième, est-ce que la Flandre, ce pays fertile et vigoureux, qui tient à la fois de l'Espagne par une infu- sion du sang, de la Franco par le voisinage, de l'Alle- magne par la race, n'a plus ce bon sens, cet esprit et cette passion valeureuse, qui ont illustré sa vie natio- nale, malgré les fatalités de la géographie et de l'his- toire? Est-ce que la Flandre perdrait ce caractère exubérant qu'elle a toujours conservé au milieu des conquêtes et des dominations successives d'une politique de hasard? Est-ce que le sol des franchises municipales et de la vie libre et naturelle n'a plus de sève pour faire pousser des hommes simples et forts, des artistes origi- naux ? Hélas 1 nous avons aussi à l'exposition un portrait
peint par le conservateur du Musée du Luxembourg, ou par son fils peut-être, ou par quelqu'un des siens. M. Elzidor Naigeon n'est pas plus près de Poussin ou de Rigaud, que M. Navez de Memling ou de van Dyck. Il a voulu faire le portrait de M. Dideiot, procureur géné- ral près la Cour royale de Bourges et député des Vosges : robe rouge, garnie d'hermine, tapis vert, fond gris. Ces trois couleurs, que la nature marie le mieux ensemble, font un atroce ménage dans la peinture de M. Naigeon. Elles sont, d'ailleurs, de tempérament si aigre et si faux, qu'elles ne s'associeraient pas mieux à d'autres con- joints. Laissons-les se battre ensemble. |
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494 salon M 1847.
Et la tête de M. DideÎot?1 nous fie' Favoris pas aperçue
dans ce fracas discordant. Elle y est peut-être, mais dé- vorée par la belette et le poisson, l'hermine et la pour- pre, Ou par le veit-de-gris. Nous n'avons jamais conïpris pourquoi les hommes
convenablement placés dans le monde affrontaient âînsïj de gaieté de coeur, le ridicule, quand le génie de' îart ne' les pousse pas malgré eux dans la mêlée' publique. Et qui diantre vous force à vous faire exposer?
comme dit Alceste :
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre. Croyez-moi, résistez à vos tentations, Dérobez au public ces occupations. Que M. Naigeon II, qui a tranquillement succédé à
son père dans la conservation du Musée du Luxem- bourg, se contente d'admirer MM. Abel de Pujol, Bi- dauld, Blondel, Delorme, Dueis, Garnier, Gosse, Gran- ger, Gros-Claude, Heim, Lancrenon, Mauzaisseet autres, au milieu des Delacroix et des Scheffer qui ornent ses galeries. Ou bien, si c'est M. Naigeon III, le dauphin de la dynastie, qu'il attende avec discrétion l'héritage du souverain régnant. Les proverbes sont faits pour les princes comme pour les peuples : Trop parler nuit, trop peindre cuit. |
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VIÏÏ
Promenade.
Aujourd'hui, nous irons un peu au hasard, le regard
levé vers les grandes toiles qui annoncent quelques qualités distinctives ou des efforts méritants. Notre école actuelle a ceci de bon, qu'elle est assez variée, et fort habile dans l'exécution. Les praticiens adroits sont très- nombreux, et en même temps leurs prédilections sont très-différentes. Sous l'Empire, quand on avait vu David, Gros, Girodet, Guérin, Gérard, Hennequin et Lethière, on avait tout vu ; le resté était pacotille du même atelier. Sauf quelques excentriques, alors inaperçus, comme Prudhon, sauf les compositions de l'histoire contem- poraine par Gros, l'Empire n'a fait qu'un seul tableau, composé des mêmes modèles déshabillés en héros ou en demi-dieux, et baptisés dans le calendrier mythologique. A présent, les peintres s'adressent à l'histoire do tous
les temps et de tous les pays, à la religion, à l'allégorie poétique, à la vie privée, à l'homme et à la nature exté- rieure. L'art a reconquis l'indépendance de ses affections et la liberté de ses moyens. Une compression excessive nous a conduits à une anarchie dont il ne faut pas trop se plaindre, puisqu'il en est sorti une douzaine de talents originaux, qui placent notre école à la tête de l'art en Europe, malgré la prétention des Allemands philosophes et des naturalistes belges ou hollandais. |
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Les tableaux religieux ont été, dit-on, écartés de pré-
férence par le jury. On a décimé les martyrs et pros- crit les saints, par cette raison qu'un tableau religieux, exposé au Salon, est toujours suivi d'une demande d'a- chat à la liste civile ou aux ministères ; et toujours il se trouve quelque député pour appuyer le peintre, chaque arrondissement électoral étant fort curieux d'orner ses églises et ses chapelles. Un tableau de dix pieds coûte au moins mille francs, à cent francs le pied, et le budget s'effraye avec raison de ces subventions forcées, dont il ne résulte aucun profit pour les arts. M. Appert a traité un sujet dont il n'y a guère
d'exemple dans toute la tradition des peintres et des gra- veurs. Je ne connais qu'une seule estampe de la mort de saint Joseph, et pas un tableau, si ce n'est une esquisse de Técole de David, où le vieux charpentier est assisté à son agonie par son fils adoptif et par la Vierge. L'his- toire catholique n'a guère laissé de renseignements précis sur Fópoque, le lieu et la circonstance de cette mort. Saint Joseph disparaît après l'épisode de la dispute avec les docteurs du temple. Il n'en est plus question parmi les apôtres, où il aurait dû figurer le premier, et il ne reparaît point à côté de la Vierge, lors de la Passion. Il mourut donc, probablement, durant la jeunesse du Christ. Jésus cependant ne se trouve pas dans la com- position de M. Appert, qui est bien le maître d'en faire à sa guise. Le saint mourant est entouré de quatre ou cinq personnages, tous plus grands que nature, et son corps demi-nu s'enlève sur une triste muraille. Au pre- mier plan, des vases et des draperies, d'une exécution vigoureuse. M. Appert peint la nature morte avec quel- |
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que succès, et il a envoyé au Salon un autre tableau
représentant des instruments de musique. Au-dessus du grand tableau do Couture, c'est-à-dire
à cinquante pieds en l'air, est un Christ descendu de la croix, et qui mériterait d'être descendu aussi do la voûte. L'auteur, Fernand Boissard, sait son métier de peintre, et le Souvenir de la retraite de Russie n'a pas été oublié par les artistes. Quand le Christ mort sera mis à portée du regard, après-le classement nouveau qu'on prépare, nous y verrons ressusciter de bonnes qualités d'exécution, ainsi que dans le Samaritain, de M. ïabar, qui paraît fermement peint. Il est juste que chacun soit mis à sa hauteur. Si la direction du Louvre ost embar- rassée pour choisir les tableaux qui devront remplacer au sommet de la frise le Christ ot le Samaritain, nous lui indiquerons d'excellents martyrs, dont personne ne remarquera l'ascension au ciel. Au-dessus du tableau de M. Horace Vernet, on voit
aussi, en pendant, un autre Christ et un autre Samari- tain. Le Christ au jardin des Oliviers, par M. Comairas, est agenouillé presque de face et soutenu par un ange. Après avoir donné, un moment, l'espérance d'un talent original, M. Comairas est demeuré un artiste laborieux et convaincu. H y a également un peintre dans M. Ro- not, auteur du Bon Samaritain. Ses figures sont dessi- nées avec science, et la couleur a de la solidité. On remarque encore sur le morne côté du grand salon
un Saint Martin, rudement brossé, par M. Bigand, de Versailles, et là Vision de Jacob, par M. Laemlein. Les figures d'anges qui escaladent l'échelle symbolique no manquent pas d'une certaine tournure, et le visionnaire 28
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lui-même, étendu par terre, ouvre de grands bras dra-
matiques comme pour saisir son rêve et s'accrocher à la robe flottante des célestes grimpeurs. Une peinture très-particulière, dans un style à la fois
très-prétentieux et très-naïf, tenant à l'école allemande et à l'école de M. Ingres, c'est le Christ apparaissant à la Madeleine éplorée près du tombeau sacré, par M. Henri Delaborde ; elle est placée sur le lambris de droite à l'extrémité, contre la petite porte de la galerie de bois. Nous nous sommes arrêté longtemps à considérer ce tableau singulier, dont le dessin paraît fort correct et l'exécution tout à fait précieuse. Les personnages sont de grandeur naturelle : la Madeleine couchée, dans une belle attitude, sur des fleurs terminées comme à la manu- facture de Sèvres, et couverte du cou jusqu'aux pieds par une robe rose d'un seul ton, presque sans demi- teinte et presque sans plis; le Christ debout,avec une draperie blanche, étendant vers elle sa main distinguée. Le paysage est d'une sobriété de couleur extrêmement rare, et les arbustes se dressent dans l'air avec élégance, quoiqu'ils soient découpés à l'emporte-pièce. Ce jeune talent nous inquiétait beaucoup, et nous serions heureux qu'il eût de l'avenir ; mais un petit tableau du même peintre, intitulé le Repos, vue prise aux environs de Flo- rence, ne justifie guère cet espoir. Il faudra voir les prochains Salons. Près de cette pâle Madeleine, un peintre qui est cer-
tainement poêle, M. Gendron, auteur des Willis au Salon de 1846, a exposé une Sainte Catherine ensevelie par les anges. La belle morte, chastement; voilée dans son linceul, est étendue au premier plan, tandis que les |
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esprits célestes descendent sur les nuées, apportant des
couronnes, des palmes et des parfums. L'apparition a beaucoup de grâce et de style, et la tête de la sainte semble dessinée avec un sentiment parfait. Le tableau gagnerait sans doute à être vu de près. M. Gendron a fait un autre tableau de petite dimen-
sion, intitulé : Après ία mort. L'idée est tout à fait poé- tique. Sur les tombes blanches d'un cimetière éclairé par la lune fantastique, les ombres de deux amants se rencontrent et s'embrassent. Leurs formes légères se sentent plutôt qu'elles ne se touchent, comme deux nuages qui s'entremêlent mollement sous la brise. Com- position pure et délicate, dans le goût des ballades alle- mandes. Le Sixte-Quint bénissant les marais Pontins, par M. Ru-
dolp Lehmann, est placé sous Y Orgie de Couture, voisinage dangereux pour un pape. Sixte-Quint, accom- pagné de sa cour, est debout sur le rocher qui porte encore son nom, au milieu des montagnes Volsques. Une vive lumière frappe ce groupe dominant toute la com- position, et entouré aux plans inférieurs de la foule des populations voisines et des fameux brigands de Sonnîno, accourus avec leurs femmes et leurs enfants pour pro- fiter d'une bonne occasion, et se faire absoudre en bloc de leurs crimes et de leurs vols habituels. Les autres tableaux de M. Rudolp Lehmann sont une Vierge avec l'Enfant Jésus et une Chevrière des Abruzzes, en pendant à sa belle Vendangeuse, la Grazia, du Salon de 1843. Quels sont encore les grands tableaux du salon carré ?
Un Saint Louis de Gonzague catéchisant les pauvres dans les rues de Rome, par M. Wachsmuth ; la Mort |
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de Jane Seymour, faible mais gracieuse peinture, par
Eugène Devéria; une Scène de torturera.? M. Vinchon ; la Chasse au tigre, du prince Javanais ; le Pisani, de M. liesse ;les Catacombes, de M. Granet. Mais nous avons déjà cité tout cela, et nous ne savons qu'en dire de nou- veau. Nous n'avons pas parlé cependant d'un tableau de
Lessore, intitulé la Bienfaisance. Une pauvre femme du peuple, mourant de faim ou de misère sur son grabat, serre sa petite fille amaigrie ; un autre enfant déguenillé regarde du côté de la porte, où l'on entrevoit une dôme qui s'éloigne après avoir déposé son aumône sur le lit. Hélas I l'aumône sera bien impuissante à soulager cette infortune. Lessore a de solides qualités comme praticien. Ses
figures sont bien peintes, les lumières sont justes ; la perspective est savaate, la touche large et simple., la couleur vigoureuse. ' M. Antigna se rapproche un peu de Lessore pour le
sujet et pour le style de ses tableaux. La Pauvre Famille, une mère debout contre un mur. avec deux enfants, est une peinture ferme, un peu commune, mais dont l'in- tention inspire une honnête sympathie. La galerie contient aussi quelques tableaux religieux
dignes d'examen. M. Lassale-Bordes, dont nous avons déjà remarque une Cléopâtre au précédent Salon, a peint le Christ et saint Pieire marchant sur les eaux ; c'est le moment où Pierre enfonce dans la mer et ap- pelle le secours du Christ, qui étend la main vers lui et lui reproche de manquer de foi. Ces deux figures ont de la grandeur et de la noblesse. Le groupe des apôtres, |
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qui se presse au second plan, est bien disposé et d'une
bonne couleur. M. Lassale cherche encore un peu son propre style ; mais il semble appartenir à une écolo où il a puisé de forts enseignements, et il possède assez maintenant les ressources du métier pour s'abandonner à ses inspirations. Nous voyons pour la première fois le nom de M. Au-
banel, auteur d'une Mort de saint Paul l'ermite. Au bord d'une grotte taillée dans le rocher, le vieux soli- taire, demi-nu, est agenouillé près d'un crucifix et d'une tête de mort. Cette figure, de grandeur naturelle, in- dique l'étude des maîtres savants et vigoureux, comme Ribera et les Carrache. Le dessin, le modelé anato- mique, la couleur, ont beaucoup d'effet ; à l'entrée de la cellule, paraît saint Antoine, vêtu d'une ample robe brune. L'ensemble de la composition est très-satisfai- sant, et M. Aubanel peut compter dès aujourd'hui parmi les peintres capables d'entreprendre les grandes toiles. M. Barrias, élève à la villa Mcdicis, a envoyé do Rome
une Sapho, nue et couchée, de grandeur naturelle, dessinée avec correction, modelée avec sobriété. C'est l'école de M. Ingres, dans un sentiment moins distin- gué. La patrie du Titien, du Giorgione, du Tintoret, do Paul Véronèse, nous a envoyé aussi un échantillon de la peinture que font aujourd'hui à Venise les successeurs des sublimes maîtres de la Renaissance. M. Schœlf n'est pas Vénitien, c'est impossible, et son nom cache quel- que Hongrois dépaysé, qui a traversé le golfe pour signer ses incroyables peintures — de Venise la belle et la glorieuse. La Fête dans l'intérieur d'un palais, et la Lecture des Hures sacrés doivent être classées entre
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SALON DE 1847.
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les tableaux les plus drolatiques du Salon de 1847.
La Lecture de la Bible est justement le premier tableau
qu'on rencontre à gauche, en entrant dans le petit salon. Quelle introduction joyeuse 1 Au-dessus se trouve une composition historique, les Obsèques de Guillaume le Conquérant. Les peintres d'histoire, comme on disait jadis, ne sont pas nombreux au Salon. Il faut en venir aux batailles impériales de M. Hippolyte Bellange, con- servateur du Musée de Rouen et fournisseur du Musée de Versailles, pour arriver au fameux Champ-de-Mai, 1" juin 1815, par M. Heim, l'académicien. Que le jury est bien représente par M. Heim ! Je donnerais tous mes tableaux de Decamps, Diaz, Eugène Delacroix, Rousseau et Dupré, je donnerais la Joconde de Léonard, pour les portraits de Victor Hugo, Alexandre Dumas, Casimir Delavigne, Scribe, Viennet, Taylor, de Vigny et autres, tels que M. Heim les a peints dans sa Lecture au foyer de la Comédie-Française. Que le père Andrieux a bonne mine au milieu de cette illustre assemblée ! M. Biard est vaincu. Si M. Biard a autant d'esprit qu'on le dit, il devrait reproduire librement au prochain Sa- lon le tableau de M. Heim. La parodie est permise quand elle s'applique à des œuvres de cette importance, si- gnées par des noms éminents comme le nom de M, Heim. Ici, la parodie est toute faite ; il n'y a qu'à copier, et nous applaudirions, cette fois, à la bonne charge de M. Biard. L'esprit est si rare en peinture, à défaut de qualités
plus profondes et plus véritablement artistes 1 Les hom- mes d'esprit, d'ailleurs, comprennent qu'il faut s'arrêter au croquis, au dessin, à la lithographie, comme Charlet et Granville, ces deux regrettables improvisateurs ; |
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SALON DE 1847. 503
comme Gavarni, Ie charmant romancier; comme Dau-
mier, Ie grand philosophe sans les avoir. Pourquoi Dau- mier n'est-il pas de l'Institut? M. Heim lui en remon- trerait encore pour la naïveté de la caricature et la sublime bêtise de l'expression. Les Lapins de Philippe Rousseau ont plus d'esprit
que les poètes de M. Heim. Voilà des lapins qui sont dignes de vivre, et qui ne céderaient pas leur destinée pour celle d'un académicien ! Quel conciliabule impo- sant, sous l'ombre de la garenne ! Nous préférons tou- tefois encore à la fable de Florian, traduite par Philippo Rousseau, son petit Intérieur orné d'un chou vert et d'un fromage de Brie, gardés par un chat, gravoment assis sur une chaise, comme les Ménagères des peintres hol- landais. La grande proportion ne va pas à ces sujets familiers et à la fine exécution do Philippe Rousseau. Il lui faut des objets microscopiques à caresser douce- ment, comme Gérard Dov, qui mettait trois jours à poin- dre un manche à balai. La pratique de Philippe Rous- seau a plus de largeur et d'abondance cependant que la manière léchée et précise de Gérard Dov ou de Mieris. Il est moins correct et moins précis, mais plus gras et non moins harmonieux. Il est, pour la nature morte, à peu près comme Meissonier pour les petits personnages, lequel suit la tradition de Terburg et de Metsu, ces petits peintres qui attaquaient une figure de six pouces comme une figure de six pieds. Les deux lapins qui ruminent sur le plancher, dans
l'Intérieur de cuisine, sont adorables. L'un a le poil gris-souris, et se présente de face; la main aimerait à glisser sur sa fourrure proprette et soyeuse ; l'autre est |
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504 SALON DE 1847.
vu de dos avec sa belle robe noire, tachetée d'hermine,
comme un gros magistrat endormi. Ces qualités, d'un coloris délicat et d'une touche lé-
gère, sont très-notables dans les Fleurs baisées par des papillons. C'est tendre, velouté, lumineux, comme les fleurs naturelles. M. Saint-Jean, de Lyon, ferait bien d'étudier cette esquisse de Philippe Rousseau. Il so pourrait que l'auteur des Branches en fleur,
n° 667, fût élève de son compatriote M. Saint-Jean, qu'il dépasse comme fraîcheur et comme réalité. Ces bran- ches d'amandiers et de roses, par M. Gallet, sont peintes dans le système des fines fleurs de la porcelaine fran - çaisé de Sèvres. Nous préférons, quant à nous, la ma- nière large et fantastique des porcelaines du Japon ou de la peinture de Diaz ; mais, pour ceux qui recher- chent une réalité minutieuse et la délicatesse du détail, M. Gallet doit être un phénomène qui n'a certainement pas son pareil. M. Stevens, de Bruxelles, a fait un des tableaux les
plus spirituels du Salon. Il a pris son sujet dans une fable de Lafontaine, comme Philippe Rousseau dans une fable de Florian. Le chien qui porte à son cou le dîner ' do son maître est on train de faire ripaille sur le pavé, avec la pitance que se disputent un tas de chiens sans aveu et sans éducation. Le confortable panier est là par terre, et le plus adroit des bandits, un caniche, tire du bout des dents la serviette qui recouvre un pâté splen- dide. Les autres tiennent déjà quelque morceau ou se battent pour le conquérir. Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille,
A qui mieux mieux... |
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SALON DE 1847. 505
Chiens prolétaires et déguenillés, chiens trouves ou
plutôt chiens perdus, véritables sans-culottes de chiens, qui n'ont jamais marché sur des tapis, ni senti sur Ué- chine le magnétisme nerveux d'une main parfumée chiens maigres et crottés, au jarret sec, à la dent blanche et aiguë, à l'œil flamboyant, à la tournure originale. Il y en a un surtout qui vaut tous les chiens aristocrates du monde : c'est le Diogène, certainement peint d'après na- ture, assis à droite, regardant faire le caniche. Je con- viens qu'il est un peu canaille, comme dit Lafontaine, et qu'il ne tient guère aux façons du grand monde. Il n'a jamais connu son père, et le fumier de la rue a été sa seule nourriture. Sa tête sans oreilles, large, osseuse, plate en arrière, a toute l'apparence d'une tête de soldat. Son œil inquiet lance des éclairs, et sa gueule est béante et rouge. Toute sa physionomie dénote l'aventurier et le philosophe sans souci. Mais quelle est donc cette gue- nille enroulée autour do sa patte gauche ? c'est le pan- sement de quelque blessure de hasard ; car sa vie doit se passer à des combats sans fin, et, au milieu de cotte existence de bohémien en plein air, il a pourtant le bon- heur de rencontrer encore des amis qui soignent ses plaies. Le courage, dans toutes les conditions, inspire toujours la sympathie et un certain respect. Ce chien-là ressemble à un fier mendiant espagnol, peint par Ve- lazquez ou par Goya. M. Elmerick a représenté aussi une famille de chiens
qui ont leur mérite : chiens courants, blanc-orangé, couchés dans le chenil, la mère et les petits. Bonne ni- chée qui courra le cerf et le sanglier. Le tableau do M. Elmerick est grassement peint et très-harmonieux |
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506 SALON DE 1817.
de couleur, quoique dans une gamme grise un peu
faible. Un excellent peintre et qui sera bientôt un peintre
célèbre, c'est Jean-François Millet, déjà connu par ses vigoureux pastels. Millet a quitté le pastel pour la pein- ture à l'huile, et il a bien fait. Ne le jugez pas encore sur son jeune Œdipe détaché de l'arbre, tableau singu- lier et presque incompréhensible. L'Œdipe pose une énigme au public, au lieu de deviner celle du sphinx. Il est difficile de débrouiller, dans ce mortier de toutes couleurs, la figure de l'enfant tenu en haut par un pied, en bas par la tête, et les personnages enfouis dans le paysage, et le chien noir qui tache le terrain. Mais il y a dans cette fantasmagorie un brosseur audacieux et un coloriste original. Nous avons vu des tableaux de Millet qui rappellent
à la fois Decamps et Diaz, un peu les Espagnols, et beaucoup les Lenain, ces grands et naïfs artistes du dix- septième siècle, auxquels la postérité n'a pas encore accordé leur place légitime parmi les meilleur» peintres de l'école française. Qui citerons-nous encore dans cette revue capricieuse?
le Pétrarque plantant un laurier sur les ruines du tom- beau de Virgile, composition poétique mais froide d'exé- cution, par Alfred Arago ; la Salle du Musée de Dijon, qui renferme les tombeaux de Philippe le Hardi, de Jean Sans-Peur et de Marguerite de Bavière, par M. Au- guste Mathieu ; la Revue d'un régiment de dragons, par Lorentz, qui a tant d'esprit dans ses dessins populaires j les Cuirassiers enlevant une batterie russe, et l'Ambu- lance dans un bois, par M. Fiévée ; les Marines, de |
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SALON DE 1847. 507
Mi Louis Garneray et de M. Durand-Rrager, de M. Morel-
Fatio, de M. Meyer ou de M, Gudin. C'est assez pour une fois. ÎX
Les petits tableaux, de genre.
Un des tableaux les plus admirés par les amateurs de
peinture à la loupe, est la Vieille cuisinière plumant un coq, par M. Dyckmans, d'Anvers, la patrie,de Rubens. C'est, assurément, une merveille de patience. Jamais Gérard Dov n'a été plus loin, comme minutie, dans ses erreurs si singulières pour un homme qui avait connu Rembrandt. Denner, dans ses monstres de vieilles fem- mes, n'ajamais pointillé plus maigrement les bagatelles de l'épiderme et les riens de la réalité banale. On voit le grain de la peau, les rides du front, une verrue au sour- cil, et l'on compte les plumes du coq. Quel beau chef- d'œuvre I II faut de la peinture pour tout le monde, même pour les myopes et les esprits courts. La Cuisinière, de M. Dyckmans, est assise de face et
vue jusqu'aux genoux ; elle porte un bonnet de paysanne sous lequel ses cheveux gris sont retroussés à la chi- noise, et autour du cou un mouchoir blanc, bordé de dessins roses. A droite, un chat monté sur une chaise avance tendrement sa patte vers le coq. Chat, coq et femme, sont dignes de VIntérieur de cuisine de Drolling. On appelle cela faire nature. Mon Dieu ! que c'est
laid! Mais c'est un prodige, qui a coûté bien du temps. |
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508 SALON DE 1847.
J'aime mieux un barbouillage de Velazquez, fait en un
quart d'heure. Les auteurs de ces marqueteries précieuses sont bien à plaindre de ne pas voir autre chose dans les spectacles magiques de la création. Il faudrait cependant savoir si c'est de l'art ou do l'industrie. Où finit l'indus- trie ? où commence l'art? A l'endroit où l'homme met quelque chose de lui-même dans son œuvre. L'art est le langage d'un sentiment original; c'est, comme dit M. de Lamartine, l'accent sonore qui fait retentir votre âme dans l'âme d'autrui. Quelle est donc la passion qui pousse M. Dyekmans?
L'amour de ses semblables, ou l'amour de la lumière, ou l'amour de la beauté? Quelle est aussi l'impression que sa peinture laisse aux autres hommes? Ce n'est pas l'en- thousiasme, ni la poésie, ni la réflexion, ni l'amour d'une réalité si disgracieuse. Mieris, au moins, faisait de petites dames en robe de satin blanc, assises près d'une table à thé, couverte d'un tapis bigarré, ou de jeunes servantes à une croisée garnie de fleurettes. Les Inté- rieurs de famille et les Scènes domestiques de Gérard Dov représentent au moins, avec naïveté quoique avec exa- gération, un certain côté des mœurs hollandaises, la pro- preté, l'ordre, la régularité, la vétille. Il voulait que la plissure de ses bonnets fût irréprochable comme celle de sa ménagère, que les meubles fussent luisants et que le carreau fût bien lavé. Le moindre duvet voltigeant, un fétu égaré, l'eussent rendu malheureux dans sa mai- son comme sur son tableau. Il y a de gros Hollandais qui sont comme cela, et qui s'évanouiraient à la rencontre d'une toile d'araignée. Mais cependant les maisons de Pieter de Hooch, les
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SALON DE 1847. 509
salons de Terburg et de Metsu sont aussi nets que les
intérieurs de Mieris ou de Gérard Dov ; ils ont autant de simplicité, mais bien plus de poésie et d'élégance. On peut donc représenter les mêmes sujets, dans leur véri- table caractère, par des moyens très-différents. Le pro- cédé patient et méticuleux de Mieris est peu artiste, sui- vant nous, et, s'il a le mérite d'être original chez les inventeurs premiers, il est dangereux pour les imitateurs, et il se réduit à une adresse de métier. Nospetits peintres français sont dans une meilleure di-
rection que les Belges contemporains. Meissonier, voilà un peintre de petite proportion, mais de grande manière. Si vous grossissez avec une loupe suffisante un de ses bonshommes, vous trouverez une exécution comme celle de van der Helst, et quelquefois comme celle de Salvalor Rosa. Un Pieter deHooch, grossi par un procédé d'op- tique, ressemblerait à un Titien; un Terburg à un van Dyck; un Cuyp à un Rembrandt. La Cuisinière de M. Dyckman saurait dix pieds de haut, qu'elle serait tou- jours de la petite peinture, léchée et maigrelette. C'est un Denner rabougri, qui rappelle la copie du portrait de vieille femme, faussement signé Denner, et installé autre fois comme original sous le Pharisien de Paul Véronèse. Le succès des petits tableaux de Meissonier a produit
une école déjeunes peintres très-fins et très-harmonieux. MM. Steinheli, Fauvelet et Chavet sont les plus avancés de la troupe légère. M. Steinheli avait commencé par le style religieux, presque gothique', avec un dessin correct et serré. Ses études sérieuses lui assurent la pureté et la précision dans le mouvement de ses petits personnages. Il sait dessiner une figure, une tête et les extrémités, tou- 29
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jours si difficiles, tandis que MM. Fauvelet et Chavet hé-
sitent dans le raccourci d'un bras, dans les lignes d'une petite main, dans les plans du corps qui se modèle sous les draperies. M. Steinbell a exposé deux petits tableaux, les Bulles
de savon, groupe d'enfants à mi-corps, et une Mère, assise, en négligé, et tenant son enfant sur ses genoux. Sa pein- ture n'est pas sèche et mince comme celle de M. Dyck- mans; elle a même de l'ampleur dans la touche, autant qu'il est possible pour ces figures microscopiques* La touche de M. Fauvelet est plus vive, très-spirituelle,
et la couleur est pleine d'éclat. Il cherche un peu Teniers dans la prestesse de ses coups de pinceau. Pour les mains, il se contente de copier Meissonier.Le Concert offre deux petites figures charmantes ; les cheveux crêpés de la femme volligent légèrement, et sa robe est pailletée de reflets argentés. Les Deux Moses luttent de fraîcheur : l'une, la jeune fille, coquettement étalée sur un fauteuil; l'autre, la fleur, épanouie près d'un pied imperceptible. La fillette a une belle robe rose; les joues et les mains du même ton fleuri. Tout cela exhale un parfum délicieux. Dans la Leçon de chant, de M. Chavet, une jeune fille
debout et de profil, en robe blanche, touche de la guitare devant son vieux professeur, en habit Louis XV, de cou- leur gris-perle. Los fonds ont beaucoup de transparence, et tous les accessoires sont finement rendus. Mm0 Elisabeth Cave a de la grâce, de la délicatesse et
de l'esprit, dans ses deux tableaux d'Enfants. La touche est légère et sa couleur lumineuse : elle aime les belles étoffes chatoyantes et les ajustements coquets, et le luxe des parures des anciennes cours. Paul Véronèse et Wat- |
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teau doivent être ses peintres d'affection. Sa nichée d'En-
fants singeant un Tournoi, a de la gaieté et de la naï- veté. Le pendant, intitulé : Convalescence de Louis X/If, est aussi un prétexte à petits personnages, fraîchement pomponnés, qui entourent le roi, M< Guillemin préfère les sujets empruntés aux mœurs
populaires. Il a une prédilection pour les bonnes d'en- fants et les conscrits, pour les ouvriers ou les paysans. Le Baptême aura certainement les honneurs de la litho- graphie. L'église est une cuisine, le prêtre une servante rondelette, le dieu visible un jeune soldat qui déguste un bouillon remplacé dans la marmite par un baptême d'eau claire et quelques grains de sel. La cérémonie est complète, lorsque le vieux maître, le vieux tyran, se dresse à la porte du sanctuaire. Les deux figures princi- pales, la fille et le soldat, sont franchement peintes. Le Mendiant, de M. Penguilly-l'Haridon, exposé dans
le salon carré, appartient au duc de Montpensier. Le Tri- pot représente un intérieur avec une table couverte de cartes. Un homme en costume du temps des Valois, la main droite sur une blessure saignante, s'appuie de la main gauche contre la table, et cherche à s'expliquer encore les derniers coups du hasard, pendant que ses assassins disparaissent par une porte obscure. L'exécution de M. Penguilly est très-ferme, un peu dure ; sa couleur vigoureuse; sa manière assez originale, quoiqu'elle par- ticipe à un certain degré et en même temps de M. Robert Fleury, de Decamps, de Leleux et de quelques autres. Son paysage, par un temps de pluie, ne serait pas
beaucoup plus gai par une matinée d'avril ou par un splendide soleil couchant. Les rayons d'or ou la rosée |
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n'y rencontreraient à caresser que des gibets au lieu
d'arbres, et des pendus au lieu de fruits; car nous sommes à Montfaucon : devant nous, la forêt de po- tences, et les cadavres balancés par le vent, et les cor- beaux perchés sur des os noircis. Deux cavaliers mysté- rieux, enveloppés de manteaux sombres, se tiennent à quelque distance. Est-ce Louis XI et son compère, le roi et le bourreau, ces deux piliers de toute honnête société, suivant Joseph de Maistre ? En cherchant bien, on trouverait encore une foule de
petits tableaux qui plaisent beaucoup au public, comme les Filles d'auberge et les Campagnardes de M. Auguste Delacroix, les menus fruits de M. Alexandre Couder (ne pas confondre avec M. Couder, l'académicien, qui rem- place M. Granet dans la conservation des tableaux du vieux· Musée) ; la Cage, jeune fille en tête-à-tete avec un oiseau, par M. Schopin; une Chasse aux canards, par M. Lestang; des Chevaux en liberté, par M. Lalaisse; un Rêve déjeune fille, par M. Beaume ; le Jour de barbe, par M. Hippolyte Bellange; des intérieurs de rues ou de vieilles maisons, finement historiés, par M. Hippolyte Garnerey ; des Bretons, de M. Fortin, etc. Nous avons aussi oublié le Michel-Ange sculptant la
statue de la Nuit, par M. Thomas ; Virgile lisant ses Géorgiques chez Mécène, composition qui rappelle M. Papety, par M. François Jalabert; la Crèche et les mages, tableau vigoureux et original, par M. ïourneux; et le Berger et la mer, paysage par M. Lecointe, d'après ces vers de Lafontaine : La mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y : les vents et les voleurs viendront. |
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L'exécution de M. Lecointe est ferme et même un peu
trop sèche; sa couleur harmonieuse, mais monotone. On sent, dans ses paysages, quelque influence de M. Calame, Quatre-vingt-cinq femmes ont exposé des tableaux à
l'huile ; les plus connues après celles que nous avons déjà mentionnées dans le cours de notre examen sont Mmes Geefs et Champein, de Bruxelles, Brune-Pagès, Franquebalme-Cousin, Empis et Leroux de Lincy. Il nous paraît qu'il y a aussi beaucoup de peinture
d'enfants et de vieillards au Salon; mais, comme le livret ne porte pas l'âge des exposants, nous nous contenterons de renvoyer pour cette catégorie aux œuvres des acadé- miciens, MM. Heim etBlondel, et des artistes drolatiques qui mériteraient d'entrer à l'Institut, comme M. Rou- get, pour son Viteïïius; M. Elzidor Naigeon, pour son portrait de magistrat; M. Delorme, pour son François Ier ; M. Pingret, pour son Chœur de sacrament istes à Naples. Ah ! si M. Hornung de Genève et M. Heuss de Metternich étaient Français ! quelles bonnes recrues pour l'Acadé- mie et le jury 1 En somme, le Salon de 1847 n'a pas été brillant. Il y
manquait la plupart des noms célèbres, M. Ingres et M. Delaroche, Ary Scheffer, Decamps, Rousseau, Dupré, Cabat, Meissonier ; mais il a mis en évidence deux talents nouveaux, Couture et Clesinger, qui viennent d'être dé- corés, à ce qu'on dit; mais il avait Delacroix et Diaz; mais il a montré Camille Roqueplan sous un nouveau jour ; mais il a annoncé un jeune peintre, l'auteur du Combat de coqs, et un habile ciseleur, M. Wechte. Il est arrivé, chose singulière, assez triste à notre avis,
que la critique militante a été presque unanime, et que |
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la foule a suivi la critique. Je ne parle pas de quelques
phrases banales, coulées dans un moule de plomb ou figées en glace, qui ont prétendu refroidir les deux suc- cès du Salon, comme jadis elles assommaient M. de La- martine et M. Victor Hugo. On a bien aussi parlé en l'air d'une résurrection des maniéristes français du dix-hui- tième siècle ; mais cependant l'ensemble du sentiment public a été d'accord avec les journaux. Nous avons le malheur de penser que c'est un symptôme d'affaiblisse- ment dans la presse et d'indifférence dans la nation. La révolution artiste est-ello donc finie, et sommes-nous à une de ces époques d'aveuglement et de faiblesse où la poésie a perdu ses inquiétudes, l'esprit sa virilité, le journalisme son initiative ? La critique, en effet, suit une route battue et bornée.
Elle regarde à ses pieds et se contente de décrire les buissons qui l'arrêtent ou les personnes qui l'accostent, sans demander à ceux-ci où ils vont et ce qu'ils veulent, sans lever son regard vers les horizons infinis. Il ne faut pas se dissimuler que l'art pour l'art, c'est-à-dire l'art saus passion profonde et sans conviction sociale, triom- phe pleinement en peinture, comme aux époques de dé- cadence. Sauf les paysagistes, qui ont ressuscité la poé- sie de la nature, avec un enthousiasme et une couleur dignes des grands maîtres, sauf deux ou trois cœurs d'ar- tistes qui vibrent en harmonie avec le cœur humain, nos peintres ne sont guère que des praticiens plus ou moins exercés. L'éloquence de l'art est oubliée pour la gram- maire. L'art pour l'homme vivant, et non pour la forme morte, ne fait plus entendre sa voix. Un moment après 1830, c'est bien loin déjà, la jeune
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presse, émue par le flot d'une révolution politique, avait
entrevu des destinées plus hautes pour les beaux-arts. On osait dire alors que l'art est un sacerdoce qui proche les saintes doctrines et corrige les mœurs par l'influence de la beauté idéale. On se souvenait du mot de Platon : le beau est la splendeur du vrai. Il y avait alors une école mi-philosophique et mi-poétique, dont nous nous glo- rifions d'avoir été un des combattants obscurs, qui s'in- quiétait de l'âme autant que de l'œil ou de la main, qui interrogeait la signification des images sous les magni- ficences de la tournure et du style. La rénovation de la langue et des procédés plastiques était assurée ; qu'al- lait-on faire maintenant de cet instrument retrempé ? Hélas ! l'instrument bien ciselé et orné de pierreries est resté une épée de luxe et comme un joyau inutile. Avec cette bonne lame de Tolède, il ne s'est point trouvé de soldats valeureux et dévoués pour graver sur le roc des légendes immortelles, comme les héros de Léonidas aux Thermopyles. L'arme de parade se rouille dans son fourreau ou s'agite follement dans les airs. Le scintille- ment du soleil sur l'acier suffit à l'amusement de nos poètes, et la patrie n'a plus que des jongleurs, au lieu de prêtres et de guerriers. Nous avons tous subi cette dégradation civique. Les uns,
découragés, se sont retirés dans une Thébaïde déserte, contemplant l'avenir au sein de leur pensée muette ; il serait plus brave de le préparer par l'action. Les autres, perdus dans la mêlée, ont lutté sans force contre des fa- talités prévues. Après quinze ans d'un traitement ano- din par l'homceopathie et par l'éther, quelquefois par la violence, la France a subi l'extraction du cœur, ce qui |
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ne s'était jamais vu en aucun amphithéâtre de chirurgie
sociale. Si bien que la peinture n'a plus rien dans la poi- trine, quoiqu'elle remue encore, avec agilité et par res- sort, les yeux et les mains. Le tour est fait. Cela vaut bien le canard de Vaucanson. |
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Dessins, pastels, aquarelles, miniatures, vitraux; —
gravure ; — architecture. |
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Les dessins les plus remarquables au Salon de 1847
sont ceux de M. Papety, d'après la fresque de Panseli- nos. Ce Manuel Panselinos, de Thessalonique, fut le maître souverain de l'école byzantine depuis le douzième siècle, — et son disciple, Denys, moine de Fourna d'A- grapha, a transmis à ses successeurs un Guide de la pein- ture, publié en 1845, par M. Didron, sur un manuscrit qu'il tenait d'un moine artiste du mont Athos. Rien n'est plus curieux que ce traité d'iconographie chrétienne pour l'Église grecque. Il détermine la forme immuable de tous les personnages sacrés et de toutes les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament : « Le corps de Notre- Seigneur a trois coudées. La tête est un peu penchée. Le principal caractère du visage est la douceur. De beaux sourcils se réunissant; de beaux yeux et un beau nez. Un teint couleur de blé. Une chevelure frisée et un peu dorée ; une barbe noire. Les doigts de ses mains si pures |
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sont très-longs et bien proportionnés. » Dans la lettre
attribuée à Publius Lentulus, qui a tracé le plus ancien portrait du Christ, reproduit par Jean Damascène, au huitième siècle, et par Nicéphore Callixte, au quator- zième, le Christ a les cheveux couleur de vin, la barbe abondante, de la couleur des cheveux, et fourchue. Suivant le Guide de la peinture, « la Vierge était dans
un âge moyen. Plusieurs assurent qu'elle avait aussi trois coudées ; le teint couleur de blé ; les cheveux bruns, ainsi que les yeux. De beaux yeux et de grands sourcils ; un nez moyen et de longs doigts. De beaux vêtements avec leurs couleurs naturelles. Humble, belle, sans défaut. » Les merveilles de l'ancienne loi, les merveilles de l'Evangile, la Passion, les Paraboles, les Apôtres, les Saints et les Martyrs, les allégories religieuses, tout est prévu et arrêté dans ce singulier code de l'art. On y voit la description du Paradis terrestre, de l'arche de Noé, de la tour de Babel, de l'arbre de Jessé, comment Job est assis sur le fumier, ou comment Joseph, s'apercevant de la grossesse de la sainte Vierge, lui adresse des reproches. L'iconographie byzantine, contrairement à l'Eglise latine, admet aussi dans son Panthéon les philo- sophes païens qui sont censés concorder au christianisme, Apollonius, Solon, Thucydide, Plutarque, Platon, Aris- tote, Socrate, Sophocle. Et depuis sept siècles, les Byzantins ne se sont jamais
écartés des mêmes types. Aujourd'hui encore, au mont Athos et dans toute la Grèce, on reproduit les mêmes compositions et les mêmes formes absolument. Vous pouvez voir, dans le petit tableau peint à l'huile par M. Papety, les moines caloyers appliquant naïvement aux 29.
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murailles leur procédé stéréotypé. Phénomène insigne,
quo oette constance d'un peuple et cette immobilité de l'art ! Il en a été ainsi pourtant à toutes les époques religieuses, et, dans l'Occident, le moyen âge en offre un exemple : idendité invariable des sculptures de nos cathédrales et de la peinture gothique, jusqu'au moment où l'esprit et la poésie s'émancipèrent à la Renaissance du seizième siècle. Dans les églises et les couvents du mont Athos et de
la Grèce, il est difficile de distinguer une peinture toute récente d'une peinture très-ancienne, car leurs artistes ont toujours copié les premiers modèles. Ils ont conservé · les grandes tournures et le caractère de l'inspiration chrétienne, complétée autrefois par le souvenir de la Grèce antique. Les figures de Panselinos, dessinées par M. Papety, rappellent, en effet, le plus noble style de l'antiquité païenne, si amoureuse de la forme et de la beauté. Quelques-unes pourraient être prises pour des statues de héros élevées sur les places publiques au temps de Périclès ; elles ont seulement plus d'austérité et de mélancolie que les chefs-d'œuvre antiques, et un certain aspect sauvage, particulier au génie chrétien. Les attitudes sont un peu raides et les mouvements corrects ; l'ensemble est d'une gravité souveraine et irrésistible. C'est très-puissant et très-beau. Comment M, Papety a-t-il si complètement oublié ce style magis- tral dans son tableau symbolique du Passé, du Présent et de l'Avenir ? M. Vidal est peu byzantin, et point du tout catholique.
Ses trois jeunes filles n'ont rien de commun avec les vertus théologales ou les saintes femmes de l'Evangile. |
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La première, de profil, approche de ses lèvres roses une
pêche qu'elle tient entre ses doigts minces et retroussés. De l'autre main, elle serre contre ses hanches une cor- beille de fruits et de pampres. Mais comment décrire le charme de cette souple et délicieuse fille ? La description ne signifie rien en critique. Vous entendez bien que nous faisons quelquefois de la description, seulement pour nous amuser un peu et nous entretenir le style ; car le plus détestable tableau peut prêter à la môme description qu'un chef-d'œuvre. Le même sujet, la môme ordonnance, les mômes attitudes, les mômes détails peuvent se rencontrer dans des productions excellentes ou ridicules. Tout le monde a le droit de faire une femme qui mord à une pêche et qui porte un panier. Par malheur, en racontant la chose, on exprime difficilement los qualités de l'exécution. Les adjectifs n'ont qu'une valeur relative et abstraite, et ils ne sup- pléent jamais à la vue d'une image. L'écrivain est presque toujours impuissant à côté du peintre. Après la friande, vient la nonchalante, belle fille à la
taille cambrée, qui étire ses bras rondelets par-dessus sa tetc voluptueuse. Une draperie légère flotte autour de sa taille et laisse voir son sein. Ses yeux sont mi-clos, sa bouche est mi-ouverte. D'où sort-elle ainsi nerveuse / d'un rêve d'amour ou d'une réalité? La troisième jenne fille de M. Vidal est intitulée :
Péché mignon. Comme Narcisse, elle s'est éprise desa propre image Penchée sur son miroir, elle effleure d'un baiser les lèvres fantastiques et fugitives reflétées par la glace. Péché mignon, en effet, que Boucher n'eût pas manqué de faire confesser en surprise par quelque Ado- |
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nis caché derrière une draperie et avançant sa tête
curieuse. Mais rassurez-vous : la jeune fille de Vidal est bien seule, et le danger n'est que dans son cœur. Ces trois dessins de Vidal ont la grâce, l'élégance et la
coquetterie des artistes les plus délicats du dix-huitième siècle. Sous le règne de Mmo de Pompadour, Vidal eût été le peintre de Louis XV et du petit Trianon. Les dessins de M. Wattier appartiennent aussi à l'école
du dix-huitième siècle. Son Souper sous la Bégence a été gravé à l'eau-forte par M. Riffaut. M. Schlesinger a fait au pastel une Femme turque, enivrée de café et renversée sur un divan; M. Appert, une Femme, demi-nue, saisis- sant à la treille une grappe de raisin ; M. Verdier, les deux Nonnains de Boccace et de Lafontaine, contemplant Mazot de Lamporechio endormi ; M. Borione, un grand portrait de femme en robe noire, n° 1685 ; M. Staal, un petit portrait, en pied, de Paul Féval, avec une finesse de couleur et d'expression qui rappelle Vidal ; Mllc Mira Vigneron, le portrait à l'estompe d'une charmante jeune femme, debout, avec une écharpe de velours noir, tom- bant négligemment sur la taille. Parmi les dessins russes de M. Yvon, le Tartare de
Toubianka est plein de caractère. C'est ferme, bien des- siné, d'une couleur vigoureuse, avec des rehauts àl'huile, comme un dessin de Decamps. M. Bida pourrait bien aussi avoir songé à Decamps, dans ses dessins représen- tant un Café à Constantinopk et au Café sur le Bosphore. M. Bellel n'a pas oublié non plus l'Histoire de Samson,
exposée en 1845. Ses quatre paysages au crayon noir, au pastel et à l'huile, ont de la grandeur et de la force. Dans Y Enfant prodigue, on retrouve ces plans solides |
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qu'on admirait dans le Samson regardant l'incendie
allumée par ses renards ; la Vue prise à Mnassa, dans le golfe de Naples, est un intérieur de forêt, avec de grands arbres et un effet de soir. Les dessins de M. Bellel manquent seulement de légèreté et de variété. Fiers n'a point exposé cette année de paysage au pas-
tel ; mais un jeune peintre que nous voyons pour la première fois, M. Grenier, a fait quatre bonnes Etudes de torrents dans les Pyrénées et une Vue des bords du Doubs, qui annoncent un paysagiste bien doué. Son pas- tel est gras et d'une couleur harmonieuse ; l'effet juste et mélancolique. Un autre jeune homme, dont l'exécu- tion est assez faible, a exposé un dessin au crayon noir, les Enfants du Nil, allégorie très-poétique, avec une foule de petits génies qui naviguent et combattent, mon- tés sur des crocodiles, sur des cygnes ou des ibis, au milieu des grandes herbes du fleuve. M. Mansson a fait, avec son habileté ordinaire, deux
vues d'architecture à l'aquarelle : le Portail de la cathé- drie d'Amiens et l'Eglise Saint-Vulfran, à Abbeville ; M. Ledoux, une série de miniatures à l'eau sur vélin, représentant le symbole des apôtres ; c'est un art peu pratiqué aujourd'hui et qui mérite encouragement. La miniature sur ivoire est encombrée. Mme de Mirbel
a toujours sa réputation dans le monde., et son portrait d'Ibrahim-Pacha est lestement peint, un peu en esquisse. Le talent de M. Paul de Pommayrac est plus serré et plus correct. MM. Hauder et Gonssolin ont exposé trois vitraux, les
Armoiries de Charles-Quint entourées de décorations dans le style do la Renaissance, la Vie de la Vierge en plu- |
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sieurs médaillons, style du treizième siècle, et une
Sainte Cécile entourée d'anges. MM. Hauder et Gonsso- lin ont obtenu de bonnes teintes ; il ne leur faudrait plus que de bons cartons à copier. L'Artiste a publié le dessin d'un autre vitrail exécuté
par M. Bouvières, le Portrait de Bernard Palissy, avec cette devise du maître ; ((Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir, ν Des médaillons, des arabesques, des mascarons et des frises en grisaille, dans le style do la Renaissance, encadrent le portrait du grand artiste, qui a tant contribué, do son génie à la régénération de l'art au seizième siècle. La manufacture de Sèvres a son exposition spéciale
dans la salle dite des séances royales, trois vitraux à grand effet, exécutés sur glace : le Christ au jardin des Oliviers, figures par M. Apoil, paysage par M. Jules André, d'après M. Larivière ; le Crucifiement du Christ, par M. Bonnet, d'après M. Gué; et les Saintes Femmes au tombeau du Christ, par M. A. Schilt, d'après le môme M. Gué, mort l'année dernière. Cela rappelle la lanterne magique ; mais ce n'est pas la faute de MM. Apoil, André, Bonnet et Schilt, s'ils sont forcés de reproduire les mau- vaises compositions de MM. Gué et Larivière. Les autres vitraux teints et peints, exécutés à Sèvros,
sont d'après MM. Dejuinne, Hesso etAlaux. On ne sau- rait plus mal choisir les modèles. Que de temps et de peines perdus dans les difficiles procédés de la teinture du verre, pour arriver à fixer ces formes communes et ces couleurs désharmonieuses ! La gravure au burin offre une foule de grandes pièces
sans intérêt. Les meilleurs travaux sont ceux de M. Mar- |
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S2.S
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tinet, dans le portrait de M, Pasquier, d'après M. Horace
Vernet, et de M. Saint-Eve, dans un sévère portrait d'An- dré del Sarte, d'après l'illustre maître florentin. Le por- trait de Lamennais, gravé par M. Narcisse Leeomte, d'après l'original d'Ary Scheffer, devait être à la présente exposition ; mais il ne viendra qu'au Salon prochain. Parmi les eaux-fortes, on distingue les fins paysages
deMarvy; le Lion, do M. Masson, d'après l'aquarelle d'Eugène Delacroix ; un Intérieur de forêt, par M. Leroy, cl les Tombeaux des Fathemites au Caire, par M. Tou~ douze. Les salles de gravure ont cependant leur chef-d'œu-
vre : c'est un cadre de trois petites gravures sur bois, taillées par M. Lavoignat, d'après les dessins de Meis- sonier. L'une représente les Joueurs de dés sur un tam- bour dans l'intérieur d'un corps de garde ; les autres, de petits intérieurs avec deux figures de bohémiens quelconques qui fument ou qui ne font rien du tout. Il y en a un, je crois, qui est occupé à mettre sa veste. C'est d'un esprit, d'une fantaisie, d'une, liberté de tour- nure, d'une finesse d'expression, d'une adresse de dessin incroyables. On dirait l'eau-forte la plus vive et la plus coloréoj ciselée par le peintre lui-même sur le métal. Cela se soutiendrait à côté des eaux-fortes de Rem- brandt. En dessins d'architecture, nous avons des églises pa-
roissiales, des clochers, des plans de châteaux ou de théâtres, une affreuse yuo de l'admirable Pierrefonds, et le complément des éludes pour la réunion du Louvre aux Tuileries, par M. Badenier. Les premiers plans de ce grand travail oiit été exposés en 1844, 1845 et 1846, |
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M. Badenier a encore le temps de perfectionner son
œuvre avant que la Liste civile se décide à terminer le plus beau monument du monde. |
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Les artistes refusés par le jury.
Nous leur devons bien la publicité de nos cent mille
lecteurs d'un jour, à défaut de la publicité du million de curieux qui visitent le Louvre durant les deux mois d'exposition. Le jury a d'ailleurs proscrit quelques ou- vrages d'importance et de grand intérêt : en première ligne, les Juifs de Constantine, par Chassériau, le Char- lemagne de Gigoux, Y Attila et Sainte Geneviève, par Maindron. On voit qu'il s'agit là d'hommes assez bien placés dans le monde des arts et qui ont fait leurs prou- ves. Maindron a des statues au Luxembourg et dans les monuments ; Gigoux figure dans nos églises, dans nos musées, et son Charlemagne est justement destiné aux salles du Conseil d'Etat. Chassériau a fait des cha- pelles, et il est occupé depuis quatre ans aux peintures murales de l'Hôtel de quai dOrsay, Que veut dire cette persécution de l'Académie contre
des artistes que les ministères, la direction des Beaux- Arts et la presse jugent dignes des grands travaux pu- blics? N'est-ce point jalousie de concurrents? Quels sont donc les titres des génies et des célébrités officielles ayant droit de juger et de condamner les grands artistes con- |
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temporains et toute la jeunesse à qui appartient l'a-
venir I Chassériau est précisément à l'époque décisive de sa
réputation. Ses succès au Salon ont été jusqu'ici partiels et contestés. Son Kalife de Constantine à cheval et suivi de son escorte révélait bien, au Salon de 1845, un peintre de franche tournure et d'exécution audacieuse ; mais qui s'en est aperçu, sauf quelques douzaines d'ar- tistes? Chassériau n'a pas encore eu, dans sa vie, ce jour de veine et de triomphe qui marque dans la des- tinée d'un homme, lui attache un signe ineffaçable et le classe à son rang. Delacroix a reçu ce baptême au Mas- sacre de Scio, Decamps à la Défaite des Cimbres, M. De- laroche à la Jane Gray ; moment de bonne fortune, qui ne fait rien au talent, mais qui assure la renommée ; flot qui vous monte à une certaine hauteur, mais qui peut vous y laisser à sec, sans jamais vous reprendre et vous agiter de nouveau ; mais il en reste, du moins, d'être en évidence. C'est une notoriété comme le gibet. Couture est accroché cette année à cette potence, Clo-
singer aussi. Ce sont les deux décrets du Salon de 1847. Le reste, parmi les causes nouvelles au rôle, n'est pas venu seulement à l'audience, sauf le jeune auteur du Combat de coqs} renvoyé à une prochaine session. Si Chassériau avait eu le bonheur d'être reçu au Lou-
vre, son affaire était faite, comme on dit vulgairement ; car son tableau est le plus étrange, le plus saisissant, le plus délibéré, le plus neuf d'aspect, le plus entier dans l'exécution, le plus original dans les tournures, qu'on ait exposé depuis longtemps. La curiosité publique eût été vivement excitée par celte ville éclatante, et ces |
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costumes splendides, et ces grandes femmes si .bien cam-
pées, et tout ce luxe de la nature orientale. Si l'Orient n'existait pas, les peintres auraient bien fait de l'in- venter. Nous sommes à Constantine, dans le quartier des Juifs,
le jour du Sabbat, dans une de ces rues pittoresques, avec des assises de pierre fichées comme des gargouilles dans les murs nus et solides, — avec les longs toits avancés, sur lesquels se perche la cigogne au tendre re- flet de lapis, et plane l'aigle roux, aux reflets d'or et de sang, — avec ces maisons fermées comme des forte- resses, qui donnent seulement accès par une porte étroite et profonde, ombre noire sur la muraille d'un blanc mat. C'est le jour du repos pour ces races singu- lières qui ont conservé les mœurs, le caractère et la forme des anciens Hébreux, race pur sang qui no s'est jamais mésalliée aux infidèles et qui reproduit encore aujourd'hui le type primitif. La séparation persévé- rante du peuple juif pondant dos milliers d'années est, sans doute, un des plus curieux phénomènes de l'his- toire et de l'anthropologie. Aussi ne retrouve-t-on que chez les Juifs d'Orient la beauté grandiose et simple, la perfection d'un ensemble harmonieux et sans mé- lange. Le jour du Sabbat, les Juifs sortent de leurs maisons,
s'étendent nonchalamment à leurs portes, ou forment des groupes dans leurs quartiers. Les femmes ne cachent pas leur visage, comme les femmes maures, sous un voile jaloux; elles portent encore, comme les femmes de la Bible, ces coiffures austères qui rappellent les ban- delettes de l'Egypte, de grandes et chastes draperies |
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montant jusqu'au cou, avec des écharpes magnifiques
et des ceintures d'argent ; leurs bras sont chargés de bracelets en pierreries, et leurs beaux piods nus jouent à Taise dans des sandales brodées. Hommes et femmes se reposent avec une majesté
grave et souverainement élégante. Do quoi se reposent- ils ? ils n'ont pas l'air de travailler beaucoup le reste de la semaine. Les mères allaitent leurs enfants ; les vieil- lards ruminent quelque rêve confus ;* les jeunes filles s'accoudent comme des sphinx mystérieux, et regardent fixement on ne sait quoi, sous les arcs bruns de leurs sourcils. Au milieu de la rue, s'avance de face une grando femme portant sur sa tête un vase de hachisch, soutenu par la main droite. Cela fait songer à la bello porte-amphore de Y Incendie du bourg, de Raphaël. Une douce pénombre cache son visage, ses longs yeux bleus, son nez régulier, sa bouche voluptueuse et sa peau am- brée, Tout le haut du torse est dans la demi-teinte; mais la lumière glisse sur les draperies à partir du genou, modèle les jambes et éclate sur un bout de pied nu, déli- cieux ; un jeune enfant marche à son côté, et veut lui saisir la main. C'est le cœur de la composition. A gauche, cinq ou
six femmes et un vieillard, assis en rang et silencieux, devant une porto, où apparaissent deux filles d'une grâce incomparable. On croit entendre les récits d'Homère ou de la Bible. A droite, un homme à barbe, assis sur un banc de pierre, quelques femmes avec leurs enfants, et, un peu en arrière, deux cavaliers arabes montés sur leurs chevaux d'un blanc rosé. Un Juif, vu de dos, se serre contre le mur, comme une cariatide en bas-relief, |
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pour les laisser passer avec leurs selles pourprées et
leurs sabres ciselés. Au milieu du fond, la percée de la ville, où la lumière blanche s'étend partout comme une poussière étincelante. On remarque encore, aux plans plus reculés, quelques personnages, entre autres une figure presque hiéroglyphique, debout et enveloppée comme d'un linceul. On dirait une momie roidie depuis les Pharaons, redressée par le galvanisme et plaquée sur le mur. La toile de Chassériau a plus de vingt pieds en tous
sens, et les personnages sont au moins de grandeur na- turelle, dans toutes les attitudes les plus distinguées. La réalité lui a donné des images superbes qu'il a mer- veilleusement traduites, dessin et couleur. Car le talent de Chassériau est un composé rare de l'influence de M. Ingres, dont il a reçu les premières leçons, et de l'in- fluence d'Eugène Delacroix, le coloriste exquis. Dans ces sujets d'Orient, traités déjà par Eugène Delacroix avec un génie supérieur, M. Ingres aurait peine à re- trouver chez Chassériau un disciple fidèle, que trahis- sent cependant des lignes pures et correctes et le senti- ment de l'antique. Chassériau ne se sert du procédé de M. Ingres qu'après avoir modelé l'intérieur de ses figu- res, tandis que le système orthodoxe consiste à sculpter d'abord un galbe géométrique qu'on remplit ensuite plus ou moins de couleur plate. Chassériau, au con- traire, accuse premièrement la forme de ses images par la relation des couleurs et la dégradation de la lumière, et, quand sa figure resplendit, il cerne les contours par des lignes de bistre et des accents vigoureux de dessin linéaire. Les maîtres vénitiens et espagnols ont souvent |
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employé ces artifices de rehauts extérieurs. Par ce
moyen complexe, Chassériau imprime purement les plus belles formes en leur conservant la splendeur du ton local. Il y a, dans cos Juives, des têtes, des bras et des pieds admirables. La qualité de la peau est très- variée chez ces peuples étranges, dont les femmes se tiennent souvent enfermées toute leur vie dans le mys- tère de fraîches demeures, sans affronter jamais les ar- dents baisers du soleil. Depuis l'opale jusqu'au bistre foncé, on trouve toutes les nuances sur la chair des Orientales de Chassériau, de même que les plus vives couleurs éclatent sur des draperies abondantes. Sujet neuf, belles désinvoltures, exécution libre et magistrale, le Quartier des Juifs de Chassériau avait toutes les qualités pour réussir auprès du public et des artistes. Gigoux a eu son brevet de maître au Salon où parut
Cléopâtre, dont Couture a conservé, malgré lui et de loin, quelque réminiscence. Gigoux est un des peintres les plus savants de l'école contemporaine. Vingt ans d'un travail opiniâtre dans le recueillement de l'atelier lui ont assuré une pratique sûre et positive. Il a formé les meilleurs élèves de ce temps-ci : Français, Baron et bien d'autres. Il a fait une chapelle entière à Saint- Germain-l'Auxerrois, de grands tableaux pour les mu- sées de province, comme le Léonard de Vinci, de petites compositions fines et transparentes, dans la manière des maîtres hollandais, et les plus belles illustrations de la librairie, comme le Gil Bias et les Lettres d'Héloïse. Cette année, il a peint deux grandes figures allégoriques pour les pendentifs au Conseil d'Etat, et son Chark- magne refusé par le jury. |
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Il faut bien qu'il y ail une raison secrète aux ana-*
thèmes du tribunal académique, car la peinture de Gi- goux n'a pas du tout l'excentricité de la peinture de Chassériau ; le Chaflemagne est une composition noble et forte, pleine de bon sens et fefmement exécutée. L'empereur est debout, plus grand que nature, dans une pose noble et tranquille. Pendant que sa tête médita- tive combine une législation immortelle, sa main com- mande au secrétaire assis près de lui d'écrire les for- mules, A droite, un personnage* en manteau rouge un peu vif, se penche sur la table et s'entretient avec le scribe. La scène est très-simple et bien comprise dans son caractère historique. Maindron n'en est pas non plus à son début. Sa Fa-
mille chrétienne dans le cirque, son Christ en croix^ sa Vellêda, dont le marbre est au jardin du Luxembourg, l'ont placé depuis longtemps parmi les bons praticiens de la statuaire. Il comptait sur son groupe de Sainte Geneviève*, la patronne de Paris, arrêtant le bras du guerrier barbare dont les hordes ont inondé la France. On dit que les sculpteurs du jury ont craint que la mu- nicipalité ou, le ministère n'achetât cette composition patriotique. Tout argent dépensé par l'Etat est un vol commis au préjudice des fournisseurs officiels. VAttila de Maindron est debout et terrible, cou-
vert de son armure en cotte de mailles, historiée de griffes de lion et de bandes de fer. Sa tête sauvage est inclinée vers la sainte pastourelle, qui, à genoux devant , lui, saisit la main rude du guerrier et le force à ren- gainer l'épée. La Geneviève est chaste et modeste, mais convaincue, et son geste est irrésistible. L'oxécution |
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de ce groupe colossal offre les fortes qualités habi-
tuelles à Maindron. Que va-t-il faire de ce plâtre maintenant 1 Une année
de travail herculéen, trois mille francs de frais, trois cents francs de transport au Louvre, tout est perdu. Non-seulement le jury.arrête l'essor poétique, mais il ruine les pauvres artistes français. Il a sur la conscience bien des désespoirs, bien des misères, bien des morts prématurées et des suicides 1 Nous en avons connu que le jury a tués l L'ancien régime n'était pas plus meur- trier et pas plus coupable envers la nation, quand la nation en fit justice. Qui donc délivrera l'art français de ce vieux régime de tyrannie ? Les sculpteurs souffrent bien plus encore que les
peiutres de l'autocratie du jury. Un tableau de chevalet peut se vendre dans l'atelier, chez Durand Ruel, en vente publique; mais un groupe de plâtre, une statue de marbre, où l'exposer et à qui la vendre ? 11 n'y a pas à Paris six existences de sculpteurs indépendantes de la publicité des Salons et de la protection de l'Etat : David, qui a la France et le monde pour Salon, ses œuvres étant répandues en Allemagne, en Angleterre, en Amé- rique, en Italie, en Grèce, partout ; Pradier, dont le talent gracieux a plus de demandes qu'il ne peut en satisfaire ; M. Marochetti et M. de Niewerkerke, parce qu'ils sont riches et qu'ils peuvent travailler pour eux- mêmes; Clesinger, depuis un mois, le succès de sa Volupté lui ayant assuré des Vénus en foule et les bustes de toutes les belles femmes de Paris. Les peintres cependant ont besoin aussi de la publi-
cité des expositions annuelles, comme enseignement |
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pour leur talent et comme moyen de vendre leurs ou-
vrages. Supposez un artiste modeste, peu répandu dans le monde, qui passe huit mois en forêt ou en voyage, et le reste du temps enfermé à peindre dans son atelier ; où produira-t-il ses tableaux refusés par l'Académie ? Le tableau reçu, au contraire, et s'il a quelque succès, l'auteur le vend sans se déranger, sur la lettre ou sur la visite d'un amateur ou d'un marchand. Je suis allé chez M. Gérôme, dans la huitaine de l'ouverture du Salon, pour acheter son Combat de coqs : il était déjà vendu 2,000 francs, à ce qu'on m'a dit. Parmi les jeunes peintres de talent, qui ne sont pas
d'ailleurs trop embarrassés pour vendre leurs tableaux, on a refusé M. Brun, l'auteur de deux compositions très- spirituelles et très-populaires aux derniers Salons, le Candidat et le Député, deux satires' de nos mœurs élec- torales, et que la lithographie a répandues à grand nombre. Le jury s'est montré plus scrupuleux sur la question cléricale que sur la question politique. Il n'a pas voulu admettre le Prêtre dans l'intérieur de la fa- mille, peint par M. Brun. C'est le titre d'un chapitre dans un des beaux livres de Michelet. Les braves académi- ciens ont-ils plus peur des jésuites que des députés? On a refusé deux tableaux de Camille Fontallard, un
Hôpital avec beaucoup de figures très-bien peintes, et une Folie assise sous un arbre avec une expression très- touchante. Le jury n'aime que les nobles sujets. On a refusé quatre tableaux à M. Haffner, qui est plus peintre à lui seul que toute l'Académie : un Forgeron au tra- vail, vigoureuse étude dans le style des Lenain; un Intérieur de ferme avec des bœufs et des instruments de |
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labour; un paysage mélancolique avec l'Enfant prodigue
et son troupeau, et un petit paysage d'une belle cou- leur. Toutes compositions très-différentes, qui montrent la variété du talent de Haffner. On peut les voir dans un magasin de tableaux, rue du Faubourg-Marmartre, en face de la rue de la Victoire. M. Gallimard, vice-président de la Société libre des
Beaux-Arts, auteur des cartons de la verrière de Saint- Landry, exposée à Saint-Germain-l'Auxerrois, compte aussi parmi les victimes. M. Borione, qui fait de char- mants pastels, a été mutilé ainsi que bien d'autres. Que de portraits restés sur le champ de bataille ! Que de saints à qui brutalement on a refusé l'entrée du pa- radis ! Mais à quoi bon dresser la liste de tous les artistes
célèbres ou inconnus, jeunes ou vieux, habiles ou inca- pables, qui ont subi les rigueurs de M. Heim et de ses glorieux compères? M. Heim ne va pas les chercher; il se contente de créer ses chefs-d'œuvre. Pourquoi vient-on se soumettre à son œil d'aigle, à son caractère do lion et à son jugement infaillible ? Il faut croire qu'un homme faisant de la peinture de cette qualité doit ap- précier sainement la peinture des autres. Si j'étais artiste, je n'irais pas me frotter à un maître de cette force-là. Sérieusement, il dépend des artistes de s'émanciper.
Qu'ils s'engagent en commun à ne plus envoyer au Louvre, tant qu'on n'aura pas modifié le jury ; qu'ils se réunissent en une société solidaire pour défendre leurs intérêts, comme est la Société des gens de lettres. L'an- née prochaine, cette association générale, forte de son 50
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droit et du nombre de ses membres, organiserait une
exposition générale en dehors du château ; la Liste civile alors serait bien obligée de céder, et, Tannée suivante, l'unanimité des artistes rentrerait en triomphe au palais du Louvre. XII
L.a sculpture. — M. Clesinger.
Quel serpent l'a donc piquée f comme elle se tord 1
comme ses beaux flancs s'agitent et soulèvent des reliefs superbes ! comme sa tête renversée se baigne dans les flots de sa chevelure ! comme ses bras sont crispés 1 comme sa poitrine est pleine de tempêtes ! quelle con- vulsion circule depuis sa bouche entr'ouverte jusqu'aux oncles des pieds'/Femme piquée par un serpent? Quel est donc ce petit serpent de bronze qui grimpe en sif- flant le long de sa belle jambe? c'est le même serpent qui, dans lo paradis terrestre, s'enroulait autour de l'Arbre de vie et parlait à l'oreille d'Eva la blonde. C'est l'immortel et invincible serpent de la Volupté. Cette femme nue, de Clesinger, est une des plus char-
mantes statues de l'école moderne, et je ne crois pas que, depuis les Coustou, on ait mieux fait palpiter le marbre. Au risque de contrarier les capucins qui ont feint de prendre les muscles rebondis de M,ue Keiler pour des pelotes de coton sous le maillot, on peut aimer les Vénus grecques sortant de Tonde, les Danaé du Titien et du Corrége, les Diane de Jean Goujon, les Bacchantes |
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de Rubens, les Andromède de Puget, les nymphes de
Coysevox, les courtisanes de Watteau, les bergères de Boucher. La forme de la femme est la suprêmo création divine et la dernière expression de la beauté. Quel est donc, dans la Genèse, le bouquet réservé pour la fin du septième jour ? Les montagnes sont dessinées, les arbres et les fleurs s'épanouissent, un peuple d'êtres éclatants s'ébat sur la terre, dans les eaux et dans les airs; cepen- dant l'homme solitaire se dresse, inquiet et mélanco- lique, regardant autour de soi. La vie n'est pas com- plète, l'idéal divin médite encore son chef-d'œuvre. Du cœur de l'homme, déjà formé à l'image de Dieu, s'élance la femme, la beauté parfaite, après laquelle Jéhovah n'a plus qu'à se reposer pour l'éternité. Aussi tous les artistes se sont-ils toujours tourmentés
de reproduire cette créature merveilleuse. Qu'y a-t-il de plus beau au monde qu'une femme jeune et belle? Deux belles jeunes femmes ? mais le nombre ne fait rien à la qualité. Vénus résume les Trois Grâces et les Nym- phes qui dansent autour d'elle, couronnées de myrte vert, comme dit Horace. Le marbre s'accommode surtout des formes pures et
lumineuses de la femme. Aux déesses le marbre blanc ; aux grands hommes et aux héros, le bronze, qui accuse plus fermement la beauté mâle et violente. Le marbre convient à la chair, dont il simule la transparence et l'imperceptible rugosité. Lorsque les Grecs ajoutaient par hasard des voiles à leurs statues, ils faisaient quel- quefois les draperies d'or ou de métal, comme à la Mi- nerve du Parthénon, réservant pour les nus le marbre immaculé. Lorsqu'on peignait les images des divinités |
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et des héros, comme c'était la coutume dans toute l'anti-
quité, les cuirasses ou les tuniques, les cothurnes et les pierreries s'émaillaient de tons variés, les chevelures se pourpraient du blond ardent, si apprécié par les femmes grecques et romaines ; mais le visage et les membres conservaient toujours le ton naturel du marbre ou de l'ivoire. Les anciens ont employé toute sorte de matières pour leurs statues, les bois, les pierres, les métaux ; ils ont laissé des chefs-d'œuvre en cèdre, en argent, en ivoire, en porphyre, en ambre, en granit; mais cependant ils ont toujours préféré, pour les statues de femmes, leurs célèbres marbres de Paros et d'Ephèse, du mont Hymette ou du mont Pentelès, et de cette veine intarissable du Carrare, sans cesse creusée depuis Jules César. La statue de Clesinger est en marbre blanc, couchée
sur un semis de fleurs légèrement teintées de rose et de bleu, par le moyen d'un acide. Le petit serpent de bronze n'a été ajouté que pour magnétiser le jury, sous prétexte de Cléopâtre, les nudités classiques ayant d'avance leur absolution auprès de l'Académie. La vérité est que Cléo- pâtre et la tradition antique n'y sont pour rien. Mettons que ce marbre vivant symbolise la Volupté, ou un Rôve d'amour. Le sujet importe peu dans les arts, et il serait difficile de nommer la plupart des chefs-d'œuvre de la Grèce ou de la renaissance moderne. C'est pourquoi les savants se décident, d'ordinaire, à classer les statues douteuses parmi les Venus ou parmi les Apollon. Cela revient aux synonymes d'homme ou de femme, tout sim- plement ; car la Vénus de Milo ressemble-t-elle aux autres Vénus, et que fait-elle? On n'en sait rien. Et que |
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fait l'Apollon du Belvédère? que font les figures de
Jean Goujon, accroupies dans leurs bas-reliefs? ou les cariatides de Sarrazin au fronton du Louvre ? ou les gigantesques fantaisies que Puget taillait sur la proue des navires? La beauté suffit et entraîne toujours avec elle sa signification. * Cléopâtre ou Volupté, la statue de Clesinger est tout à
fait moderne par le sentiment et la tournure. On no lui trouverait pas une mère dans toutes les statues de la tradition, Cette originalité tient à l'amour exclusif de la nature, qui domine dans le talent de Clesinger. C'est une qualité rare, et peut-être en même temps un défaut. Le naturalisme absolu, comme disent les philosophes, est parfois la source d'erreurs très-dangereuses ; mais c'est aussi le point de départ de tous les arts plastiques. Con- templer la nature, interroger Témotion qu'elle vous cause intérieurement, comparer cette impression tout indivi- duelle aux sentiments et aux images que la môme na- ture a inspirés aux grands poètes et aux grands artistes, tel est le travail secret qui doit précéder toute création d'art. Clesinger est un sculpteur de franche race, spon- tané, ardent comme toutes les organisations un peu sauvages, résolu comme tous les tempéraments passion- nés. Il fait une statue comme on va dans une bataille, avec un emportement qui ne connaît pas d'obstacle, avec une bravoure qui profite de l'imprévu. C'est le Mural de la statuaire. Il y a plus de bonheur aventureux que de combinaison profonde dans ses succès. Jamais il ne lira César pour décider une stratégie savanlo. On ne le surprendra point, la nuit, comme Napoléon dans sa tente, méditant sou plan de campagne. C'est un homme 50.
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de premier bond et de premior coup d'œil, qui se pré-
cipite à la victoire. Avec ce talent primesautier, Clesinger est très-propre
à sculpter les images frémissantes, les agitations exté- rieures, l'exubérance de la vie sensuelle, les splendeurs de la beauté .physique, Peut-être serait-il embarrassé de pénétrer dans ces caractères intimes et calmes qui appar- tiennent à certains types sublimes de la nature humaine. Il ferait mieux Aspasie que Platon, Ninon de Lenclos que Molière. Il est de la famille de Coysevox l'infati- gable, et allié, de loin, — parles femmes, — à Rubens. Le talent de Clesinger est donc très-neuf et très-
particulier dans notre école actuelle. Pendant que David d'Angers continue lanoble tradition de la pensée française, que Barye ressuscite les fins et capricieux artistes de la Renaissance, que Pradier est un païen de la décadence, avec quelques souvenirs de la Grèce antique, que plu- sieurs autres sculpteurs subissent des influences diverses, Clesinger a repris son art où il commence, sans s'in- quiéter d'aucun système ni des grands chemins frayés par ses prédécesseurs. Il ouvre les yeux et va droit aux images que la nature infinie offre à son enthousiasme. Bien voir, c'est comprendre. Pour les artistes doués
de cette révélation subite du regard, la nature s'est chargée de composer les images, toutes prêtes à être re- produites dans une forme d'art. Un paysagiste s'arrête au coin d'une allée de forêt, et y trouve un tableau com- plet, avec un effet central et des lignes bien ordonnées. Il n'a plus qu'à peindre le paysage simplement fait par la nature. Jamais les académiciens n'auraient inventé cette variété et cette harmonie. Un sculpteur fait poser |
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son modèle, et tout à coup une tournure lui apparaît
qui l'exalle et le passionne. La statue est faite. Il reste seulement à dégager cette figure d'un bloc de marbre. Michel-Ange disait qu'il voyait une statue dans tout mor- ceau de pierre ; c'est une baigneuse noyée dans une fon- taine,, et qui en sort pure et éblouissante, quand on a ôté l'eau dont ses formes sont enveloppées. Aussi Michel- Ange eut-il souvent l'audace d'attaquer le marbre sans autre modèle qu'une vision idéale dans son esprit, enle- vant les éclats jusqu'au vif de la peau, comme on ferait pour découvrir une statue fossile enterrée dans la matière adhérente. Et quelquefois la statue ne se trouvait pas entière dans le bloc, et il manquait un bras ou un pied perdu dans le fantastique de l'air, comme à un tron- çon antique. C'est ainsi que ses Esclaves du Musée de sculpture au Louvre ont été ébauchés : dans l'un, le pied se devine, imparfait, au milieu du piédestal aminci, la statue ayant pris une proportion trop haute pour le bloc de marbre ; dans l'autre, l'épaule se contracte et le dos s'aplatit, la matière manquant à l'ampleur de ces formes gigantesques. La tournure de la Femme sculptée par Clesinger, dans
une pose si difficile et si vivante, satisfait cependant à toutes les conditions de la statuaire. Il n'y a point de lignes brisées et disgracieuses, ni de membres égarés au hasard, quoique le mouvement soit on ne peut plus étrange et violent. Vue de face et en avant, sa figure forme comme un croissant splendide, étendu en demi- cercle sur le piédestal, le pied et la tête faisant les deux pointes, le bassin arrondi servant de centre. Considérée comme dessin qui s'enlève sur l'horizon, les hanches se |
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dressent au milieu en une montagne mouvante, qui s'in-
fléchit des deux côtés, se soulève en colline à l'endroit du sein et du genou, pour mourir dans les ondes des cheveux, et à l'autre extrémité dans le tapis jonché de roses. La figure pose sur le côté droit, la taille contournée rejetant le torse et la tête à plat en arrière, la gorge palpitante vers le ciel, la jambe droite pliée et enveloppée d'une draperie, la jambe gauche raidie dans toute sa longueur; le bras droit, retroussé en arc par-dessus la tête, se perd dans les cheveux dénoués, et le bras gauche s'étend convulsivement le long des reins et froisse la draperie. L'aspect principal offre donc le corps puissant de la
belle voluptueuse, avec une certaine exagération dos flancs et delà poitrine, et la tête se dissimule dans cette contorsion de serpent ; le mouvement du buste est d'une incroyable énergie : l'épaule gauche, attachée par un maître, le ventre redondant, la ligne de la jambe ferme et correcte, le pied fin et pur ; les accessoires, fleurs et draperies, sont très-coquettement exécutés. L'adresse de Clesinger, comme praticien, est en effet
très-remarquable : outre le charme de cette image si heureusement tournée, il faut louer la science do l'ana- tomie en action, l'ampleur de la touche qui glisse sur les détails inutiles et s'arrête sur les beaux plans carac- térisant la forme, la finesse de modelés délicieux, et cette vibration inexplicable de toutes les parties. On croirait que le sang de la jeunesse circule sous la peau trépitante et colore le marbre. Si vous osiez mettre la main sur cette blanche sirène, vous sentiriez la chaleur de la vie. |
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Je ne sais plus quel poëte maniaque devint, une fois,
amoureux d'une Vénus grecque dans un musée d'Italie. Chaque matin, il entrait le premier dans le boudoir de sa maîtresse pour rêver près d'elle ; mais sa passion pla- tonique s'égara bientôt jusqu'à des désirs insensés. La statue lui semblait une femme réelle, et il aurait voulu la serrer sur son cœur. On fut obligé de lui interdire l'approche de sa bion-aimée, et le pauvre poëte en mou- rut de désespoir. La statue de Clesinger n'a pas encore produit de ces
délires : elle a cependant séduit, nouvelle Phryné, les vieux juges de l'Institut, peu habitués aux enchanteresses de marbre. On dit que M. Nanleuil et M. Ramey sont décidés à entrer dans l'atelier de Clesinger et à renier les faux dieux. Le groupe des Enfants de M. de Las-Marismas, égale-
ment sculpté par Clesinger, est composé avec beaucoup de goût. L'un d'eux, nu et debout, saisit une grappe de raisin pendant à un cep vigoureux qui se courbe au- dessus de sa tête. L'autre, plus petit, est assis par terre et avance sa main potelée. Les têtes sont fort ressem- blantes. Un statuaire banal se serait contenté de deux petits garçons en blouse et en collerette : Clesinger a fait, avec le prétexte de portraits, une attrayante pasto- rale, qui touche à la poésie en conservant la réalité. Sa jeune Néréide portant des présents est à demi
couchée sur une conque marine. C'est un joli marbre de décoration, mais faible de style et dépourvu des qua- lités supérieures qu'on admire dans la Femme piquée par un serpent. Le sculpteur facile et charmant se retrouve dans un "
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Buste de Femme, d'une physionomie ravissante. La tête
s'incline mollement à droite et un peu en arrière, comme entraînée par les tresses abondantes de ses cheveux, entrelacés de fleurs. La naissance des cheveux autour du front est une merveille d'exécution. Les yeux sont bien enchâssés dans des sourcils corrects, les narines souples et mobiles ; la bouche est entr'ouverte, le sein demi-nu, le cou arrondi avec deux fins colliers de beauté, ces lignes rares que le doigt de la nature trace sur la peau des femmes vraiment belles. Une draperie flottante descend de l'épaule droite et va se nouer à la taille. Le caractère de ce buste rappelle le style de Coysevox, et un peu aussi les têtes voluptueuses, si grassement modelées par Clodion dans ses groupes de nymphes et de bac- chantes. Un des grands mérites do Clesinger est, en effet, de
travailler le marbre avec une aisance et une souplesse incomparables. On y sent la touche de l'artiste à chaque inflexion du modelé, à chaque trait de la forme, sur toute la surface de Fœuvre. La plupart des statuaires aban- donnent presque au praticien l'exécution de leurs mar- bres, après avoir mis dans la terre ou dans la cire toute la chaleur de leur talent. Aussi les modèles sont-ils souvent préférables à la statue terminée. Clesinger ne commence pour ainsi dire à exécuter que sur le marbre dégrossi. La terre et le plâtre ne lui semblent que des notes préliminaires et des renseignements, et, quand il attaque la forme définitive, il y apporte toute la fougue et la liberté d'une première inspiration. Clesinger fait en ce moment le buste de George Sand.
Avec cette tête si poétique, il nous faut un chef-d'œuvre |
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pour la postérité. Clesinger a là une belle occasion de
se lancer dans l'avenir, et il est de force à en profiler. Nous verrons sans doute ce buste au Salon prochain, ou à quelque grande exposition nationale que les artistes indépendants pourraient bien organiser en dehors du jury et de la Liste civile. |
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Sculpture. — M. Pradier, M. Vcclite, etc.
Le grand succès de la Bacchante de Clesinger a pres-
que empêché de regarder les autres ouvrages de sculp- ture. Le Salon est cependant très-riche en statues do marbre, en b.usles et en bas-reliefs. Une femme supé- rieurement belle éclipse loules les jolies femmes dans un bal. Quand Lélia apparaît souveraine au milieu du palais Bambucci, il n'y a plus de regards que pour Lélia. Ce ne sont pas les Eucharis, les Aspasie, les Andro-
mède, les Cléopâtre, les Chloé, les Hébé, les Ha'ïdée, les Leucosis, do MM. Caillouet, Chambart, Choiselat, Daniel, Gayrard, Huguenin, IViénard et Oltin, qui pour- raient conjurer le charme de l'irrésistible enchanteresse de Clesinger. La Pkryné de Pradier eût été seule de beauté à disputer la palme ou la pomme, comme on disait en langage olympique. Mais Pradier est tombé de courtisane amoureuse en
mère de douleur, de Grèce en moyen âge. On ne se ra- |
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jcunit pas ainsi de plusieurs siècles. Le talent de Pradier
a deux mille ans ou deux heures. Il peut reproduire le sentiment grec, ou la nature qu'il tient toute fraîche sous la main. De style austère., d'inspiration catholique, il n'en faut pas demander à Pradier. L'aubépine ne pousse pas dans le même sens que le saule pleureur. La Piela de Pradier est exposée entre deux marbres
académiques, ΓArchidamas de M. Lemaire et le Pèlerin de M. Petitot. Pradier a songé à la grande Vierge de Michel-Ange tenant sur ses genoux le corps de son fils mort. On connaît ce groupe sublime où la figure de la mère a tant d'élévation et d'ampleur, qu'elle paraît en- core porter son enfant Jésus, quoique la figure du Christ elle-même soit d'une proportion immense et d'une in- comparable tournure de dessin. Dans le groupe de Pra- dier, le corps du Christ est tout petit et rabougri disgra- cieusement entre les deux cuisses de la Vierge. Jamais cette idée inconvenante de la Vierge aux genoux écartés ne serait venue à un artiste du moyen âge, et je ne crois pas qu'il y en ait d'exemple dans toute la tradition. La chaste Marie est une tige virginale et élancée, pudique- ment voilée de draperies sans transparence, et qui fleurit en une tête poétique. Les Vierges de nos cathédrales ne laissent aucunement soupçonner la forme de la femme, à tous les endroits qui s'accuseraient sur la nature par des reliefs décidés. En bonne iconographie catholique, le corps de la Vierge est un mythe sans réalité. La composition générale du groupe de Pradier est
donc au rebours de toute image chrétienne, et, de plus, elle contrarie les lois de la bonne sculpture par des an- gles multipliés dans les lignes du corps du Christ, qui |
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se plie pour s'affaisser jusqu'à lerre. Michel-Angè avait
compris la Vierge enveloppant encore son fils de sa protection maternelle et de son divin amour. Ici, la Vierge le laisse glisser dans son giron avec une non- chalance par trop débile. Les têtes, tout à fait insigni- fiantes, ne se rapprochent ni des types consacrés, ni de la beauté idéale. Pradier n'a pas été plus à Taise pour ses deux mar-
bres turnulaires, destinés à la chapelle de Dreux. Les statues d'Emmanuel d'Orléans, duc de Penthièvro, et de Caroline d'Orléans, Mlle de Montpensier, sont cou- chées sur la dalle du tombeau, à la façon des figures sépulcrales du moyen âge ou de la Renaissance dans les tombeaux de Saint-Denis, les mains jointes sur la poi- trine, le corps roide et allongé tout d'une pièce, les pieds appliqués carrément contre le lion ou les autres sym- boles de leur puissance terrestre. Mais le caractère reli- gieux de la mort et de l'immortalité n'y est pas. On retrouve pourtant l'habileté de Pradier dans l'exécu- tion des mains et de quelques fragments des drape- ries. Les nymphes nues et vivantes lui conviennent mieux que les princesses mortes et ensevelies dans le suaire, et ses Vénus païennes intercèdent pour sa Mater dolorosa. Le buste de M. Leverrier est assez commun de phy-
sionomie et de tournure. Celui de M. Auber, compo- siteur, est plus correct et très-ressemblant, la tête fer- mement modelée de M. Auber se prêtant bien aux accents de la statuaire. Quant à M. de Salvandy, j'aimerais mieux le voir dans la peinture do M. Paul Delarocho, avec sa belle simarre violetto et ses glands dorés, en 31
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pendant au fameux portrait de M..le duc Pa«quier, par
Horace Vernet. Les bustes de personnes célèbres sont très-nombreux
au Salon : Cujas, le jurisconsulte ; Carnot, le conven- tionnel, vigoureux bronze par M. Yon ; Ravez, par M. Maggesi, de Bordeaux ; Etienne, par M. Villain, pour le foyer de la Comédie-Française ; Philippe Dupin, par M. Cumberworth ; l'amiral Lalande, par M. Che- nillion ; Cortot, par M. Caillouot ; le P. Lacordaire, par M. Bonnassieux ; Chérubini, le docteur Lallemand, M. Samson, et Mlle Rose Chéri, en terre cuite, par M. Dantan jeune. La tête spirituelle et intelligente de Mlle Rose Chéri s'épanouit comme une fleur en été. Ce n'est pas la beauté, c'est le charme et une certaine phy- sionomie chiffonnée, à la fois très-fine, très-malicieuse et très-bienveillante. La noble tête de Mme la comtesse d'Agoult, au con-
traire, a été exprimée par M. Siniart avec une austérité trop exagérée. Cela rappelle le cloître et les graves reli- gieuses de Philippe de Champaigne. On dirait quelque abbesse janséniste de Port-Royal, une sœur des Arnauld. M. Simart a songé surtout à Daniel Stern, l'auteur du livre sur la Liberté ·, mais il a un peu négligé la patri- cienne pour le penseur. J'aime mieux le beau profil peint à Rome par Henri Lehmann, et exposé au Salon de 1843. Le buste de Mme la comtesse d'Agoult est ce- pendant très-bien exécuté, et digne du talent correct de M. Simart, M, Jaley a fait un charmant buste d'un jeune enfant
a l'air capricieux ; M. Jouffroy, un buste de femme, très-fin et très-distinguo, sculpture délicate qui rend le |
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modelé le plus subtil et le plus fugitif ; c'était un peu la
manière de Bosio dans ses gracieux portraits de femme. A propos de ce maître récemment mort, la direction des Musées a refusé de recevoir à l'exposition le marbre de la jeune Nymphe, sous prétexte que les règlements ad- ministratifs s'opposent à l'admission des ouvrages de tout artiste décédé. Tâchez donc de ne pas mourir, ô mes glorieux artistes qui avez en train tant de toiles es- quissées ou de marbres ébauchés, car nous serions pri- vés de voir au Salon national les images de vos dernières pensées. Cette loi-là, qui enterre l'artiste sitôt après sa mort, est une mauvaise loi ; qu'on la change. Les vrais artistes sont le contraire de M. Lapalisse : un quart d'heure après leur mort ils sont encore en vie, — et souvent plusieurs siècles après. Jouffroy n'a pas envoyé au Louvre sa grande statue
de saint Bernard, destinée à une place publique de Dijon, mais il a obtenu de l'ériger provisoirement en plein air devant le portail de Saint-Germain-l'Auxerrois. La figure en bronze, haute de trois mètres, sera placée sur un piédestal de cinq mètres, orné de bas-reliefs en pierre. Elle est debout, toute droite, dans une attitude simple et calme. Le bras élevé vers le ciel prolonge encore cette grande ligne perpendiculaire·. La main gau- che se serre contre la poitrine. La têle, dont la cheve- lure est rasée et dont les traits sont accentués, annonce le prédicateur convaincu qui agita le monde par sa parole. Jouffroy a bien fait de ne pas risquer son bronze dans
les caves obscures où sont entassées toutes les statues de commande, la Fille de Louis Xï, l'Anne de Bretagne, la Marie de Médicis, la Marguerite de Provence, l'Anne |
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d'Autriche, par MM. Gâteaux, Debay, Caillouet, Husson
et Ramus, soi-disant pour la décoration du Luxem- bourg. Quelle décoration 1 Ces statues officielles sont, sans exception, d'une vulgarité désespérante. C'est pour- tant un beau motif qu'une reine comme Anne de Bre- tagne ou comme Marie de Médicis, avec leurs costumes magnifiques et leurs tournures superbes. Il n'en fallait pas tant aux sculpteurs de la Renaissance pour faire un chef-d'œuvre. Le premier sujet venu est propre à cela. Pourquoi M. Caillouet n'a-t-il pas tout bonnement copié la Marie do Médicis de Simon Guillain, conservée au Musée de sculpture moderne ? Les grands hommes sont aussi maltraités que les prin-
cesses par les sculpteurs du Salon. Poussin, que son ombre pardonne à M. Brian 1 Poussin a l'air d'un huis- sier au Parlement. Le portrait du Louvre nous avait habitués à un autre caractère. Quel bonheur, cependant, quand on veut ressusciter un homme, de retrouver sa forme et sa physionomie, interprétées déjà par lui-même dans une peinture immortelle ! Les documents ne man- quent pas sur ce peintre, qui a écrit sa vie dans ses œu- vres, depuis sa forte jeunesse, Y Enlèvement des Sabines, jusqu'aux poèmes sévères de sa maturité prolongée, et qui, avant de mourir, voulut encore envoyer à sa patrie le souvenir de sa tête pensive. Mais il était réservé à notre époque de travestir toutes
les illustrations de notre histoire. Molière est mort de- bout, au bord de la coulisse de son théâtre glorieux, et le sculpteur de la fontaine Richelieu l'a représenté assis, comme un magistrat à son siège, comme un usurier à son bureau. Molière s'est-il jamais reposé? |
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Géricault, ce n'est pas bien loin, et nos frères aines
Tont connu, Géricault, qui était toujours à cheval ou en mouvement, M. Etex Ta couché sur sa tombe comme un impotent ou un oisif. Peut-être avons-nous déjà cité l'Ulysse, en marbre, du
Palais-Royal. Il est assis, le voyageur infatigable, le héros de l'Odyssée, pour qui les dieux inventaient des tempêtes; il est assis, le dos rond comme un vieux vi- gneron de Bourgogne, qui a passé sa vie courbé sur les ceps, le bras pendant avec mollesse, comme s'il n'eût jamais lancé le javelot et tournoie gouvernail. Daumier, dans son Histoire romaine, n'a pas plus drôlement saisi le revers de la vérité. Ce qui manque à l'art de notre temps, c'est vraiment
le caractère, le côté essentiel, indélébile, des faits et des hommes, le signe original d'une existence distincte. Vous prenez une sculpture informe du moyen âge, n'im- porte où, sur un mur de cathédrale ; vous prenez un fragment de bronze, même de la décadence romaine, déterré à Pompei ou ailleurs : tout de suite cette œuvre singulière entraîne l'idée de sa date, de son pays ; elle a un aspect étrange,, particulier, qui vous impressionne et se grave dans la mémoire ; tandis qu'il est difficile de se rappeler les blocs gigantesques de nos sculpteurs con- temporains. Je dessinerais exactement un vase de Cel- lini, une médaille des Pisans, un petit tigre de Barye ou un médaillon de David d'Angers ; mais personne ne sau- rait reproduire, de souvenir, le Poussin de M. Brian. Dans les tableaux, vous savez la Stratonice de M. In- gres, le Christ d'Eugène Delacroix, les petits Joueurs d'échecs de Meissonier ; mais rappelez-vous, s'il vous |
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plaît, une grande peinture d'académicien. Impossible.
Passons donc les Malherbe, les Olivier de Serres, les
Michel de l'Hospital, les Laplace, et autres banalités. M. Hartung a fait un Siegfried en bronze, commandé par le roi de Prusse pour un château des bords du Rhin. Il y a du mouvement, mais c'est petit et sans style. M. Pascal a fait un petit groupe de deux Moines en dis- sertation ; c'est fin, spirituel comme un tableau de genre. Ne laissons pas tomber la statuaire jusqu'à la litho- graphie. M. Hénique a fait deux mauvaises statuettes en bois, un Christ et une Baigneuse ; il faut encourager l'intention et réhabiliter la sculpture en bois, malheu- reusement négligée aujourd'hui, après qu'elle a produit tant de chefs-d'œuvre autrefois. M. Toussaint, jeune artiste à ce qu'on dit, est l'auteur
de deux figures de décoration, Esclaves indiens, portant des torches, très-élégants et très-bien tournés. Ces es- claves feront à merveille au bas d'un escalier, avec leurs candélabres en l'air. M. Vechte..., il faut nous arrêter à ce nom-là. Qu'a donc fait M. Vechte? Un vase en argent repoussé.
Pas davantage, mais c'est un chef-d'œuvre. C'est surtout l'annonce de la régénération de ce bel art de la ciselure, illustré au seizième siècle par les Ghiberti, les Benve- nuto, les Albert Durer et tant d'autres, continué sous des formes diverses, et, à la vérité, inférieures, jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, et finalement perdu au dix- neuvième. Nous n'avons plus, depuis Louis XV, que des ouvriers en orfèvrerie au lieu d'artistes. Sous Louis XV, du moins, la fantaisie régnait encore dans l'ornementa- tion, dans le travail coquet des miroirs à la main, sculptés |
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en argent, des bracelets et des joyaux, des bordures ci-
selées, des boîtes pour la toilette, des manches d'éventail, des coupes semées de pierreries, et des mille objets de luxe pour les appartements et pour les femmes de la cour. On peut en critiquer le goût, mais non pas la fécondité, la variété et le caprice. L'Empire, avec ses pastiches romains, appliqués à toutes les choses usuelles de la vie, a donné le dernier coup aux arts familiers. L'Empire français a surmoulé l'empire romain de la dé- cadence, voilà tout. Nous ne sommes pas encore réveillés de cette mono-
tonie, quoique, Dieu merci, les meubles à fronton, à colonnes et à chapiteaux de cuivre aient disparu de nos appartements. Le romantisme a donné l'instinct d'un autre entourage dans le foyer domestique ; mais il nous avait enterrés dans les oratoires, les tentures sombres et les vitraux criards, agenouillés comme des moines avec des robes de bure sur des prie-Dieu en bois dur. Le chêne, couvert de velours grenat, n'est pas beaucoup plus gai que l'acajou ou le cuivre rouge. Sautons leste- ment par-dessus le moyen âge, après nous être dépê- trés d'une antiquité falsifiée. Le romantique n'est pas plus sain que la Rome antique (pardon do la vulgarité) ; le masculin et le féminin se valent à peu près. Au lieu de copier le père ou la mère, devenons des hommes à notre tour. C'était, au seizième siècle, la doctrine de la Renais-
sance, qui traduisait la pensée antique et le sentiment chrétien dans une forme nouvelle et révolutionnaire ; car il y a ces trois éléments bien notables dans les œu- vres des génies admirables auxquels le mondo moderne |
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doit son initiation. Michel-Ange, n'est-ce pas le Phidias
de l'Italie ? et cependant les. admirateurs du Jugement dernier le réclament comme un chef-d'œuvre catho- lique; mais, en conscience, le grand Buonarolti n'est pas plus chrétien qu'il n'est grec. L'autour du Moïse n'est pas juif, l'auteur du Bacchus n'est pas païen, l'auteur de la Mater dolorosa n'est pas catholique. Il est mo- derne, quoiqu'il soit de tous les temps, et c'est là sa gloire incomparable. De même pour Raphaël avec ses Madones, Corrége avec ses anges, Titien avec* ses Christ. Il serait bon qu'après ce résumé magnifique, fait à la Renaissance par tous les grands hommes au profit de l'avenir, le présent tirât une barre au commencement du quinzième siècle, et consentît enfin à dater sa tradition véritable seulement depuis la réformation moderne. M. Vechteen est là. Qu'il s'y tienne, ou qu'il s'avance
jusqu'à nous. Son vase ciselé rappelle les meilleures productions de l'orfèvrerie florentine, tout en conser- vant une certaine originalité. Il représente les Géants escaladant le ciel sous la foudre de Jupiter. Les figures du pied sont les allégories des passions vaincues ; aux bas-reliefs des côtés, les allégories des vices du genre humain. Le vase n'a que vingt pouces de haut, et il nous montre des figures innombrables, dessinées avec une grandeur merveilleuse et modelées dans la perfec- tion. Mouvements audacieux, anatomie savante, belles attaches des membres, extrémités souples çt déliées, abondance de la composition, finesse des détails, tout y est, comme dans un chef-d'œuvre de Cellini. Ce travail du ciseleur sur l'argent repoussé est pres-
que comme le travail du graveur sur la planche, et |
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M. Vechte n'a pas son pareil pour cette adresse de main
et cette justesse de coup d'œil. Le plus rare est d'expri- mer tout, minutieusement, avec une correction irrépro- chable, sans nuire à l'harmonie de l'ensemble, et c'est le mérite de M. Vechte. Les moindres inflexions de la peau, la naissance des cheveux, toutes les délicatesses microscopiques du burin le plus aigu, sont obtenues sans sécheresse, et contribuent ainsi à la perfection de ces excellents bas-reliefs. Le vase de M. Vechte se sépare tout à fait des riches
produits de notre industrie, dont on voit tous les cinq ans des modèles à l'exposition des Champs-Elysées; mais il serait à souhaiter que les chefs de l'orfèvrerie indus- trielle comprissent qu'ils ont besoin du concours des véritables artistes, non-seulement des dessinateurs, mais des praticiens qui, comme M. Vechte, inventent dans leur tête, dessinent sur le papier et sculptent sur lo métal. |
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A la suite de ces quatre Salons, qui furent publiés
en petits volumes, après avoir paru dans le Consti- tutionnel, il est curieux de reproduire un article sur le Salon de 1848, également publié par le Constitu- tionnel, devenu républicain, sitôt la révolution triomphante. C'est bien curieux, en effet, comme un souvenir de l'enthousiasme et des espérances que la révolution inspirait, — au premier moment. Et que cela semble loin de nous 1 Cet article, publié le 27 mars 1848, fut peut-être
suivi de quelques autres articles que nous n'avons pas retrouvés. L'auteur venait, d'ailleurs, de fonder un nouveau journal politique, qui le détourna mo- mentanément de la critique d'art. W. B.
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La révolution de Février a surpris le jury académique
en pleines fonctions. On avait commencé déjà la sépa- ration des élus et des réprouvés; déjà les légères es- quisses de Lessore étaient écartées, et Ton avait admis le fameux torse de femme qui fait la joie de la foule dans le bon coin. Mais, au bruit de l'insurrection contre la royauté, les familiers de la Liste civile n'ont eu que le temps d'ôter leurs lunettes et leurs perruques, et de se sauver. Pour n'être pas reconnu, M. A*** s'était tatoué le visage avec du bitume, et M. B***, comme Louis- Philippe, son maître, s'était coupé les favoris. Le jury, la direction des Beaux-Arts, l'ancienne admi-
nistration des Musées, ont donc disparu avec la Liste civile. Rien n'est encore reconstitué, si ce n'est que Jèanron est conservateur des tableaux au Louvre. Les arts ont été abandonnés au hasard depuis le commen- cement de cette tempête. Le ministère républicain a même employé, à je ne sais quelles missions, un ex- censeur et un ex-comte, ex-député conservateur, un des votants de l'adresse Guizot. Ces personnages paraissent tenir encore à l'administration; mais nous espérons que la République repoussera bientôt les anciens censeurs de |
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la pensée, et tous les serviteurs de la monarchie. On
n'est jamais trahi que par — ses ennemis. La première mesure à prendre en faveur des arts,
après la révolution, eût été de réunir tous les artistes, en les invitant à élire un comité permanent qui les re- présentât vis-à-vis de la République, et qui pût énoncer leurs vœux. On s'est contenté de faire nommer une com- mission chargée seulement de placer les ouvrages au Salon. L'assemblée avait lieu à l'École des beaux-arts, et les vieux professeurs avaient convoqué tous leurs éco- liers. Savez-vous qui a obtenu le plus de voix? M. Léon Cogniet. Du reste, sauf deux membres de l'ancien jury, M. Brascassat et M. Abel de Pujol, la composition de ce comité temporaire, assez juste expression de tous les talents et de toutes les écoles, prouve que le sys- tème du suffrage universel approche de la vérité plus qu'aucun autre. Par une bizarrerie de l'élection, c'est le nom de Couture qui est sorti do l'urne à côté de celui d'Abel de Pujol., et le nom de Théodore Rousseau à côté de celui de M. Brascassat. Parmi les sculpteurs, l'as- semblée a laissé passer aussi deux justiciers do l'ancien régime, mais elle a proclamé Barye, Rude, David, et autres artistes indépendants. Que la paix soit avec nous désormais^ puisque le peuple
artiste a mis à sa tête les proscrits de l'Académie, de même que nous avons au sommet de l'État un poète, un ouvrier et l'historien de l'ex-roi Louis-Philippe. Vrai- mont, il s'est passé un siècle depuis le 24 février ! M. Jeanron et ses aides ont déployé une activité
prodigieuse pour accrocher tant de cadres aux lambris du Musée, pour établir au premier étage tant de blocs de |
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marbre, de pierre et de plâtre. Mais il était utile que
l'exposition nationale ne fût pas reculée; il était impos- sible, d'ailleurs, de résoudre, pour cette année, les questions d'un nouveau jury et d'un nouveau local. Te- nons pour certain, cependant, qu'à l'avenir les galeries du Musée ne seront plus employées aux Salons pério- diques. La fuite de la royauté nous a laissé de la place au Louvre, aux Tuileries et dans tous les monuments nationaux. Les cinq mille cent quatre-vingts ouvrages présentés
avant la révolution ont donc été admis sans examen, et la commission des artistes n'a eu qu'à en surveiller le classement, afin de ne pas laisser égarer dans les cata- combes des productions dignes de lumière. Toutefois ce classement trop hâtif est fort imparfait, et nous avons vu un Portrait de Meissonier, une Forôt de Diaz, et quel- ques paysages distingués, perdus au milieu des peintures les plus drolatiques. Le Salon de 1848, en effet, offre un spectacle excessi-
vement curieux, Il y a là des tableaux comme on n'en a jamais vu chez les vitriers de campagne, comme on en voyait cependant quelques-uns à chaque Salon, admis par le jury de la Liste civile ; car l'ancien jury s'occupait bien plus volontiers à exiler ses ennemis qu'à examiner le mérite de la peinture. Tl n'y a de changé aujourd'hui que le nombre prodigieux de ces images excentriques. Mais l'enseignement de la publicité sera bon, et l'on peut es- pérer que l'accueil fait par la foule à plusieurs centaines de toiles barbouillées, décidera les barbouilleurs à em- brasser une autre profession. Hier, je veux dire il y a un siècle, sous le règne du dernier Bourbon, les pauvres |
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travailleurs égarés dans les arts pouvaient crier à la per-
sécution et à l'étouffement, et s'imaginer qu'il leur manquait seulement un rayon de lumière. Après l'aver- tissement du ridicule, pourquoi- d'estimables citoyens persisteraient-ils à forcer l'entrée du monde poétique, quand la société républicaine leur offrira la truelle au lieu du pinceau ? Pour ma part, malgré la bouffonnerie du Salon actuel,
je ne suis pas absolument édifié sur la nécessité d'un jury quelconque, si ce n'est pour le rangement. J'approu- verais encore, aux prochaines expositions nationales, l'essai de la liberté illimitée, à condition qu'un comité intelligent separaties œuvres d'art de toutes ces ordures inqualifiables. Le premier crétin a le droit de parler sur la place publique, sauf à être sifflé parla foule et réduit au silence par les vrais orateurs, La liberté est encore le meilleur moyen d'ordre et de justice. Ce qui est singulier et triste, c'est qu'il n'y a pas un
talent nouveau dans ce pêle-mêle d'oeuvres étranges. Mais comment les artistes auraient-ils pu se développer sous un régime consacré à la glorification des intérêts matériels et des passions mauvaises ? Parmi ceux que Dieu avait prédestinés à la poésie, les plus débiles sont morts dans le désenchantement et la misère, comme Hector Martin ; les forts par le caractère et par la pa- tience ont pris leur place légitime, maigre l'oppression. La génération actuelle est classée à peu près. L'espoir de la République est dans les générations vierges et vi- vaces dont la vocation sera encouragée par un enseigne- ment national, par l'exaltation des nobles pensées, par le rayonnement d'un art humain et universel. Nous |
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avons la confiance que nous verrons déjà au Salon de
l'année prochaine, et surtout dans les monuments pu- blics, des tentatives hardies do cet art nouveau, fécond et durable. Nous faisons donc aujourd'hui le dernier inventaire de
ce bric-à-brac de tableaux, enfants perdus, la plupart destinés à mourir sans avoir vécu, la plupart bâtards qui n'ont môme aucun droit à la reconnaissance sociale. La République, outre qu'elle fera éclore un art vérita- blement poétique et civilisateur, nous délivrera aussi de ces parasites qui s'attachaient aux mamelles do la grande Nature et déchiraient son flanc. Le principal bienfait de la République et de la liberté sera de distribuer les hommes dans des travaux où chacun, en servant à la gloire et au bonheur de la patrie, trouvera en mémo temps l'exercice régulier do ses facultés individuelles et son propre bonheur. Charité bien ordonnée commence par les autres. La charité qui commence par soi-même, suivant le proverbe, n'est que Pégoïsme et l'anarchie. Eugène Delacroix a toujours eu le sentiment de cet
art suprême qui s'inspire des idées d'un peuple et qui les traduit en images grandioses. Aussi, sa peinture est-elle radieuse sur les coupoles et les plafonds de nos monu- ments. Sa Liberté aux barricades de Juillet vient d'être installée au Luxembourg, à c0té de ses Grecs de Scio : deux beaux épisodes de l'histoire contemporaine. On dit qu'il a entrepris VEgalité sur les barricades de Fé- vrier-^ car notre révolution récente est la sœur de la révolution nationale, glorifiée il y a dix-huit ans. Cette fois-ci, le peuple tout entier a fait sa journée, et l'es bénéfices de la victoire ne lui seront pas disputés. Que |
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Delacroix se hâte, et nous verrons ses deux pendants
au-dessus de la tôle du président de l'Assemblée na- tionale. Mais Delacroix est comme les poètes épiques, qui, au
courant d'une œuvre générale, laissent tomber des vers précieux sur les marges du'manuscrit. Le peintre épique, pour se reposer de ses grands poëmes, jette sur la toile l'imagination, le sentiment et la couleur. Dans la première travée des galeries, à droite en en-
trant, est le Christ au tombeau, figures d'une proportion peu heureuse, au-dessous de la nature. Le corps du Christ est étalé horizontalement, plombé de la couleur verdatre des morts. L'anatomie y est indiquée dans ses plans saillants avec une science de l'effet qui condamne les folles recherches de la forme au moyen de la ligne et du dessin proprement dit. La Madeleine baise les pieds du Christ, la Vierge s'évanouit, les saintes femmes et saint Jean s'abandonnent à leur désespoir. Pour fond, à gauche, les parois sombres d'une grotte; à droite, une percée de paysage et de ciel. Il y a, dans ce tableau, le sentiment de Lesueur ajec l'abondance et l'harmonie de Rubens. Un peu plus loin, à gauche, nous avons retrouvé la
Mort de Valentin, le frère, de la Marguerite de Gœthe. La naïve et adorable fille du poëme allemand s'arrête à la porte de sa maison, devant le groupe qui entoure son frère blessé. Elle se cabre et se rejette en arrière, comme une cavale domptée par la fatalité. Et cependant Valentin lui crie : « Ma petite Marguerite, je te le dis en confidence, tu n'es qu'une catin, tu iras mourir sur la paille, dans un recoin obscur, au milieu des gueux et |
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des estropiés. » Elle n'ose pas s'approcher du mourant
qui la maudit. Au fond, le docteur Faust et Méphistophé- lès se sauvent dans l'ombre d'une rue étroite. Cette com- position dramatique et originale appartient à M. Collot. La Mort de Lara est terrible et mystérieuse comme le
poëme de Byron. Le guerrier, couvert de son armure, repose sur le sol : quoique la figure n'ait pas plus d'un pied de long, il paraît gigantesque comme une statue de Michel-Ange, à cause du caractère des formes. Sur lui se penche son page aux cheveux dénoués, — sa maîtresse, — un ange désolé, dont l'âme traverse ddjà la matière visible pour s'envoler vers le ciel. Le paysage est d'une grandeur sublime et le ciel en parfaite har- monie avec cette tempête morale. Personne n'a, mieux qu'Eugène Delacroix, traduit la poésie déchirante de Shakespeare dans Hamlet, de Byron et de Goethe. Le tableau des Comédiens arabes renferme une douzaine
de figures, dans la proportion habituelle des figures du Poussin. Au milieu de Maures et de Juifs, bariolés de costumes aux riches couleurs, de femmes assises ou contournées dans toutes les attitudes, les deux bouffons arabes jouent, en plein air, une espèce de pantomime. Il y a des figures majestueuses sous leurs draperies étranges, comme les Vénitiens du seizième siècle dans la peinture du Titien, des femmes voluptueuses et coquettes, dont la lumière frappe les bruns visages, un luxe in- croyable de tons francs, rouges, oranges, bleus, argentés; de tons rompus, feuille-morte, perle, café, lilas et roses, sur un vert paysage, mêlé au ciel profond de l'Orient. C'est un chef-d'œuvre de lumière, comme la Noce juive, du Luxembourg. |
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964 SALON DE i848.
Ainsi que Rubens, son maître de prédilection, Eugène
Delacroix est de première force dans la peinture des animaux. Ses .lions et ses chevaux rivalisent avec ceux deBarye. C'est un même caractère sauvage et indompté, une fougue à tous crins, une allure prise sur la réalité. On se rappelle la vive aquarelle du Lion tenant sous sa griffe un serpent. Nous avons au Salon de 1848 deux lions d'Eugène Delacroix, le Lion dévorant une gazelle, et le Lion duns son antre. Le Lion avec la gazelle n'est qu'une esquisse do pre-
mier jet, brillante comme une eau-forte, spirituelle comme un croquis, terrible comme une scène du désert. Le-lion palpite, fiévreux et rutilant, la griffe ensanglantée sur sa proie délicate. Chaque coup de pinceau, chaque touche capricieuse, chaque contraste de ton, est une note qui crie un chant farouche comme la musique des Yoways. Le Lion dans son antre offre un drame encore plus
émouvant. J'ai devant les yeux l'esquisse de cette com- position. Nous l'appelons, entre nous, la Leçon d'ana- tomie, ou le Chasseur imprudent. Notre lion, à la tête monstrueuse, à la crinière ébouriffée, est acculé sur ses jarrets dans une majesté tranquille, comme un roi assis à un banquet somptueux. Sa queue noueuse serpente derrière lui. en frémissant de volupté, ses oreilles s'agi- tent, son front plat est grincé, "ses yeux sont sanglants, sa gueule est béante, sa physionomie pleine de désirs et de béatitude, tandis que ses griffes aiguës s'allongent sur la poitrine d'un homme renversé. On dirait qu'il ca- resse de ses lourdes pattes la chair encore chaude. Il a plaisir à racler la peau saignante, à sentir l'odeur de son |
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SALON DE 1848. 565
ennemi mourant. Il ne se presse point, il ne regarde
point derrière son dos dans la campagne ; il est sûr de n'être pas troublé dans son festin, et il prend son temps pour dépecer sa victime. Qui pourrait se hasarder jus- qu'à cette caverne de pourpre, jusqu'à ce palais du roi solitaire? L'homme est bien petit sous cette force in- domptable de la nature. Le beau poëme antique, qui rap- pelle les symboles et la fatalité des religions primitives ! Après Eugène Delacroix, nous rencontrerons Diaz et et Meissonier, quelques paysages et quelques portraits, d'une qualité distinguée, trois ou quatre grands tableaux, les deux marbres do Clesinger et de Pradier, plusieurs statues importantes, et la foule des œuvres banales ou plaisantes parleur naïveté excentrique. Nous n'arrêterons pas longtemps nos lecteurs sur le Salon de 1848. La politique nous réserve des spectacles plus intéressants. Nous faisons aujourd'hui mieux que de Fart et de la poésie : nous faisons de l'histoire vivante. |
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FIN.
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SBüKKr.
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TABLE DES MATIERES.
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Pages.
Préface, par W. Bukgeb................. ν
Nouvelles tendances de l'art................ xm
SALON DE 1844.
Lettre à T. Rousseau................... 5
I. Caractère de l'école française............. 19
II. Souvenirs et regrets................ 50
III. Marilhal et autres. . . .-............. 40
IV. Portraits...................... 51
V. L'art antique.................... 60
VI. Pajsages ................. . , . . 71
VII. Sculpture, architecture................ 82
SALON DE 1845.
Lettre à Béranger.................... 99
Avant l'ouverture..................... 109
I. Première impression................ 114
II. Decam'ps..................... 124
III. Delacroix.................. . , , 137
IV. Brascassal et autres.......,......., . 147
V. Gigoux et autres.. . î............... 15Θ
VI. Portraits...................... 168
VII. Paysages................ .,...· 177
VIII. Sculpture, gravure, architecture........... 189
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S68 TABLE DES MATIÈRES.
SALON DE 1846.
Pages.
Lettre à George Sand. . ..'.... . . . %-■.......... 203
Introduction, Études sur la Peinture française depuis la fin du
dix-huitième siècle. .................. 207
I. Bévue générale................... 255
IL Ary Scheffer................... . 269
III. Decamps...................... 279
IV. Diaz....................... 288
V. Lehraann et autres................... 299
"VI. Les paysagistes....... ........■ . . . 310
VIL Les étrangers................... 321
Y11L Haffnerel autres.................. 332
IX. Horace Vernet et autres............... 345
X. Sculpture...................... 354
XL Dessins, aquarelles, pastels, gravures, etc....... 363
SALON DE 1847.
Lettre à Firmin Barrion...... . ........... 381
Introduction. Étude sur la Statuaire française du dix-huitième
siècle........................· 397
I. Revue générale................... 409
IL Couture...................... 421
III. Les grands tableaux................. 432
IV. Eugène Delacroix.................. 445
V. Diaz........... . . . .......... 459
VI. Les paysages.................... 470
VII. Les portraits.................... 482
VIII. Promenade.. .'...'............... 495
IX. Les petits tableaux de genre. . . '.......... ,f67
X. Dessins, miniatures, etc. ......,,....... 516
XL Les artistes refusés par le jury. . . ,........ 524
XII. Sculpture. Clesinger................. 534
XIII. Sculpture. Pradier et autres............. 543
SALON DE 1848.
Influence de la République sur l'art.. . . . . «...... 557
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Pari», m Typographie Henndybr bï his, rue du Boulevard, 7.
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KUNSTHISTORISCH INSTITUUT
DER RIJKSUNIVERSITEIT UTRECHT |
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