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22                                SALON DE 1844.
mulus était de la jeune garde, et Bélisaire des vétérans.
Les héros do l'antiquité portaient le sac sur le dos,
comme les troupiers de Napoléon.
Lors de la réaction romantique, vint le caprico et
l'étrangeté. Toutes les traditions furent sifflées, toutes
les règles détruites. Mais, du moins, cette liberté ef-
frénée encourageait l'originalité, l'audace et Pinvention.
Elle a fait épanouir quelques peintres de franche race,
que la compression d'un système exclusif eût étouffés.
C'est à cette révolution artistique que nous devons
Delacroix, Docamps, Ary Scheffer, Rousseau et les
jeunes paysagistes, Camille Roqueplan et tous les pein-
tres de la fantaisie, et môme M. Ingres, qui a profité du
désordre pour introduire un dogmatisme nouveau. Mais
le système de celui-ci n'a converti que de pâles et fai-
bles disciples ; car l'art a besoin, avant tout, de liberté,
comme disait Winkelmann à propos de l'art grec ; et le
succès des premiers n'a pas suffi à donner le génie à
leurs sectateurs; tant la poésie et la forme.sont do
rares qualités, qui ne s'empruntent point par l'imi-
tation.
Aujourd'hui, l'école française, telle que la présente le
Salon, en l'absence des individualités glorieuses qui
n'ont pas exposé leurs œuvres, n'a plus aucune règle,
aucun principe, aucun amour. La composition, le des-
sin, la couleur, s'y montrent rarement, et tout à fait par
hasard. Le hasard aveugle entraîne confusément et à
l'aventure tous ces artistes, dont les facultés essentielles
devraient être un œil perspicace, une raison droite, un
sentiment convaincu.
Allons donc au hasard le long des murs tapissés de
-ocr page 2-
SALONS
υκ
T. TÏÏORÉ
UNIVERSITEITSBIBLIOTHEEK UTRECHT
3833 3401
KON
DER. S
ISCH INSTITUUT
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-ocr page 3-
LIVRES DE W. BURGER
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Paris, 1866. 1 vol. in 8. Prix : 3 francs.
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W. Burger. Prix : 6 francs.
ι
Paris. — Typographie Hshnoyer tu ni.s, rue du Boulevard, 7.
-ocr page 4-
SiLONS
DE
T. THOR
1844, 4845, 4846, 4847, 4848
AVEC UNE PRÉFACE
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W. BURGER
PARIS
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A- LACROIX, VERBOECKHOVEN ET C°, ÉDITEURS
A Bruxelles, à Leipzig et à Livoume
1868
Tous droits de traduction et de reproduction réservée
DE,·' fïi;K5UNilVtRSlTen U7RECH
-ocr page 5-
Γνώθι εαυτόν.
Criliquc-toi toi-pème.
C'était il y a longtemps, — bien longtemps,—
avant la Révolution — de 1848. Ce temps-là ne res-
semblait point à ce temps-ci.
La génération actuelle est étrangère à la généra-
tion qui, de 1830 à Ί84δ, dépensa tant d'enthou-
siasme dans les arts, les lettres, la politique et la
philosophie.
Ce T. Thoré passait alors pour original. Il l'était.
Même à cette époque où il y avait tant d'originaux.
11 n'y en a plus guère aujourd'hui.
Son originalité consistait tout simplement à être
naturel, à chercher le vrai et le juste, Cela n'est pas
commun, en effet.
Étudiant en 1830 et affilié aux carbonari, il tou-
cha au saint-simonisme et au fouriérisme. Aventu-
rier dans toutes les généreuses excentricités de
l'intelligence à la recherche d'un nouveau monde.
a.
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Au demeurant, toujours républicain, avant, pen-
dant et après.
Passionné en politique comme en art et en litté-
rature, outre ses critiques dans l'Artiste, la Revue
de Paris, le Siècle, le Constitutionnel,
etc., il écri-
vait dans les journaux et revues politiques, dans le
Réformateur
de Raspail, la Revue républicaine d'Ar-
mand Marrast, le Journal du Peuple de Godefroy
Cavaignac, le Dictionnaire politique de Garnier
Pages V ancien, Y Encyclopédie moderne, la Revue
indépendante
de Pierre Leroux et George Sand, la
Revue britannique pendant la direction de Félix
Pyat, la Revue du progrès de Louis Blanc, la Ré-
forme
de Flocon, etc.
Et quel fameux journal il fit lui-même en 18481
Il a connu ainsi le Tout Paris d'un quart de siè-
cle, les plus excentriques et les plus illustres. Ayant
été membre du Comité des gens de lettres depuis la
fondation de la Société, il y rencontra toute la litté-
rature militante. Gomme artiste, il fut lié avec Eu-
gène Delacroix, Decamps, Ary Scheffer, Camille Ro-
queplan, Gigoux, Marilhat, Rousseau, Dupré, Diaz,
Couture, Daumier, Courbet, David d'Angers, Rude,
Barye, Préault, etc.
Hélas ! combien sont morts, de ces hommes actifs
qui révolutionnèrent la littérature, la poésie, les
arts, la philosophie, la politique, la science ! Plu-
-ocr page 7-
— VII —
sieurs ont fini dans la misère ou dans les maisons
de fous, quelques-uns à l'hôpital, comme Hégésippe
Moreau, ou par le suicide, comme Gérard de Nerval.
Qu'importe ! ce qu'ils ont fait est fait, et souvent
très-bien fait.
La jeunesse alors était vivace et tout enflammée.
Elle discutait de tout, et partout, dans les foyers de
théâtre, dans les cabinets de lecture, dans les ate-
liers, dans les boudoirs et dans les mansardes, dans
les jardins du Palais-Royal, des Tuileries, du Luxem-
bourg, sur les boulevards, dans les tavernes. Jour-
nalistes, poètes, critiques, auteurs dramatiques,
acteurs, peintres, statuaires conspiraient tous en-
semble pour la liberté humaine.
L'auteur de ces Salons n'était pas des moins
exaltés. Il aimait tout en général, si ce n'est qu'il
abhorrait les vieilles routines. Ses amis trouvaient
qu'il avait quelque chose de Diderot dans l'indépen-
dance de l'esprit et le sans-façon du style : sympathie
prompte, critique violente. Mais peut-être qu'il ne
s'est guère trompé? On en peut juger maintenant
par la confirmation d'une sorte de postérité.
Oui, sur le talent des artistes et sur leur valeur
relative, il semble qu'il eut presque toujours raison.
Decamps et Delacroix, sont-ce des peintres, décidé-
ment ? Les reconnaître et les consacrer, ce n'est pas
malin , à présent. Mais il faut se reporter à trente
-ocr page 8-
— VIII —
ans en arrière et se rappeler les grandes disputes
autour de ces novateurs. Delacroix est l'homme de
France qui fut le plus injurié. La persécution était
impitoyable contre la nouvelle école tout entière.
Et que sont devenus les prescripteurs ? Leurs œuvres
et même leurs noms sont déjà oubliés.
T. Thoré fut le compagnon et le défenseur persé-
vérant de la pléiade révolutionnaire. Les Salons de
4844, 1845, 1846, 1847 et 1848 ne sont que la fin
d'une série ininterrompue depuis 1852. Une année
seulement, en 1841, le critique d'art manque au
rendez-vous de l'Exposition, ayant été cloîtré à
Sainte-Pélagie pour une brochure politique. Quel-
quefois il a fait plusieurs comptes rendus d'un même
Salon, par exemple, en 4858, dans la Revue de Paris
et dans le Journal du Peuple; en 1859, dans l'Ar-
tiste
et dans le Constitutionnel; en 1842, dans le
Siècle
et dans la Revue du progrès, etc.-Les autres
Salons se trouvent soit dans ces journaux, soit dans
le Réformateur, dans la Loi, ou ailleurs. Les princi-
paux furent publiés par le Constitutionnel, que le
docteur Véron avait ressuscité, en y appelant Balzac,
George Sand, Eugène Sue, et en laissant toute li-
berté à la rédaction. On voit que le citoyen Thoré
ne s'y gênait pas trop, même dans ces années qui
précédèrent la révolution.
Le romantisme fut une protestation prime-sautière
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contre les règles anciennes : fantaisie entraînante,
comme l'instinct ; self-govemment, affranchi de
toute solidarité avec les autres expressions de la vie
humaine. L'artiste ne relevait que de lui-même; il
s'en allait tout seul, sans s'inquiéter de la philoso-
phie, de la politique, de l'économie sociale, do la
science, qui pourtant, à la même époque, tendaient
aussi à un renouvellement du monde.
Bien qu'engagé au vif de la mêlée romantique,
l'auteur de ces Salons ne s'accommodait point de
« l'art pour l'art,» et il y opposait dès lors une autre
formule, qui semble devoir caractériser l'art vrai-
ment moderne.
Jadis on faisait de l'art pour les dieux et pour les
princes. Peut-être que le temps est venu de faire
« l'art pour l'homme. » Ainsi pensait le citoyen Thoré,
et W. Burger trouve qu'il n'a pas tort.
Mais, malgré cette prévision d'un art régénéré par
le sentiment humain, par l'amour de la nature, par
la concordance avec les conquêtes effectives d'une
société si différente des sociétés passées, le critique
d'art est encore un peu-superstitieux en certains pas-
sages de ces Salons. La Providence y fait quelques
apparitions mystiques, et l'Idéal s'y balance dans
des phrases nuageuses.
C'était la mode littéraire. Ils ne savaient trop ce
qu'ils voulaient dire avec ces mois amphigouriques,
-ocr page 10-
mais on trouvait que ça faisait bien. On se préoccu-
pait moins de la précision de la pensée que de l'éclat
du langage. Être artiste en style, ce fut la manie
de toute cette génération. Il en restera des orfè-
vreries
merveilleuses, de vrais trésors d'art litté-
raire, où quelques ouvriers raffinés ont travaillé les
matières précieuses de la langue avec une perfection
sans pareille.
Une autre manie de l'époque, et qui persévérera
longtemps en France, est d'estimer le peuple fran-
çais au-dessus de tous les peuples de l'univers. On
trouvera encore dans les Salons de T. Thoré quel-
ques traces de ces prétentions naïves et ultrapa-
triotiques.
J'avais connu T. Thoré à Paris avant 1848, mais
je l'ai surtout fréquenté à l'étranger, durant son exil,
aux bords de la Tamise ou aux bords du Rhin, aux
bords du lac Léman ou aux bords du Zuyderzée.On
apprend en voyageant. Il avait beaucoup appris, et
surtout il avait beaucoup oublié. Il estimait Shake-
speare elGœthe à l'égal des grands auteurs français.
Je lui ai entendu dire que Rembrandt dessinait mieux
que Poussin!
Ayant vécu, sans espoir de retour dans sa pa-
trie, avec des peuples très-différents, il était de-
venu cosmopolite. Il avait compris que l'universa-
lité des relations, favorisée par tant de découvertes
-ocr page 11-
prodigieuses, transformait toutes les conditions des
anciennes sociétés isolées; que les caprices les plus
poétiques ne pouvaient plus tenir devant la science
positive, ni les préjugés les plus opiniâtres devant
une confrontation générale ; et, sur l'art spéciale-
ment, qu'il y avait à refaire une histoire compré-
hensive et une critique toute nouvelle, en vue d'un
art tout nouveau.
Ces idées le tourmentèrent après l'Exposition uni-
verselle de 1855, et il les esquissa dans un article
Nouvelles tendances de l'ait, — qui montre peut-
être combien l'esprit s'est remué depuis la période
romantique.
En France, aujourd'hui, les arts et les lettres,
comme les autres énergies créatrices, semblent
anéantis; mais, n'y a-t-il point cependant un
espoir de renaissance en toutes choses, — si la
Liberté renaissait?
W. BURGER.
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sa
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
ι
L'Exposition universelle de 1855 a donné une consé-
cration définitive aux grands artistes de l'école roman-
tique. Les premiers talents, toujours contestés jusque-là,
ont été reconnus décidément par la France et par l'Eu-
rope. Le Romantisme pittoresque, comme le Roman-
tisme littéraire, a triomphé devant l'opinion publique.
Donc il est fini. Qui a vaincu a vécu.C'est la lot inflexible :
Vicit, ergo vixit.
La conquête de la liberté d'invention et de style, ce
fut beaucoup. Mais la poésie et la forme, les sentiments
elles images, affranchis désormais, que feront-ils de la
liberté ?
Le Romantisme littéraire et pittoresque n'était que
l'instrument préparatoire d'un art nouveau, véritable-
ment humain, exprimant une société nouvelle, dont le
b
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XIV                  NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
dix-neuvième siècle offre tous les symptômes. Un des
initiateurs du Piomantismo en avait l'instinct, lorsqu'il
écrivait celte belle formule, éternellement vraie : — A
société nouvelle, art nouveau.
Eh bien, il y a maintenant en Franco, et partout, une
inquiétude singulière, une aspiration incompressible
vers une vie essentiellement différente de la vie passée.
Toutes les conditions de l'ancienne société sont boule-
versées, dans la science et dans les religions qui sont le
résumé do la science, dans la politique et dans l'écono-
mie sociale qui est l'application de la politique, dans
l'agriculture, l'industrie et le commerce, qui sont les
éléments de l'économie sociale. D'incomparables décou-
vertes ont donné à toutes les idées, à tous les faits, une
extension imprévue et indéfinie. Il y a comme un télé-
graphe invisible, qui fait circuler presque instantané-
ment et partout les impressions des peuples, les pensées
des hommes, les événements, les nouveautés de toute
sorte. Le moindre tressaillement moral ou physique,
éprouvé sur un point quelconque, se perpétue de proche
en proche et se transmet tout autour du globe. L'Hu-
manité est en train de se constituer, et bientôt elle aura
conscience d'elle-même jusqu'aux extrémités de ses
membres.
Le caractère de la société moderne — de la société
future — sera l'universalité.
Tandis qu'autrefois —- hier — chaque peuple se ren-
fermait dans les petites circonscriptions de son terri-
toire, de ses traditions spéciales, de son culte idolâlrique,
de ses lois égoïstes, de ses préjugés ténébreux, de ses
coutumes et de son langage, il tend aujourd'hui à s'é-
-ocr page 15-
NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.                   XV
pandre hors de ses bornes étroites, à ouvrir ses fron-
tières, à généraliser ses traditions et sa mythologie, à
humaniser ses lois, à éclairer ses conceptions, à élargir
ses usages, à confondre ses intérêts, à prodiguer partout
son activité, sa langue et son génie.
Telle est la propension actuelle de l'Europe, et môme
des autres parties du monde. Sauf co signe caractéristi-
que, le reste n'est qu'accident, phénomène éphémère,
indigne de figurer dans les grands calculs de la civilisa-
tion. Tout cela, d'ailleurs, est assez communément ad-
mis, ou, du moins, pressenti. Mais ce qui paraît peu
familier, même aux penseurs clairvoyants, c'est la'trans-
formalion que ces influences comportent dans la poésie,
la littérature cl les arts.
En quel sens le caractère des arts sera-t il forcément
modifié par la métempsycose sociale qui s'opère?
Cette question esthétique est assurément de haute cu-
riosité, et surtout do haute importance pour l'avenir de
la poésie et des beaux-arts.
TT
La dernière école littéraire et artiste voyageait volon-
tiers dans les temps passés, et une do ses qualités a été
de ressusciter et de restituer bien des traits de l'histoire,
— de sa propre histoire, — oubliés ou défigurés.
Souvent aussi, par instinct, elle s'est aventurée dans
l'espace, et elle a essayé son tour du monde... en ima-
gination. Car, d'habitude, ce fut au coin du foyer natio-
nal qu'elle inventa ses pointures de la vie « étrangère ;»
-ocr page 16-
XVI                 NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
ce fut à une sorte de miroir dont les artistes ont le secret
qu'elle emprunta des reflets fantasmagoriques de la na-
ture « étrange » qui resplendit sous les ciels lointains.
On disait bien que tel poëte était allé en Palestine,, tel
sur les bords du Rhin, tel au delà des Alpes ou des Pyré-
nées. Mais de ces odyssées merveilleuses, vraies ou
supposées, aucun poëte, aucun littérateur n'avait rap-
porté cette « couleur locale » que le romantisme préten-
dait employer dans ses tableaux.
Le Français, qui ne voyage guère, voyage très-mal.
Comme on parle presque partout sa langue, il se dis-
pense de savoir les langues « étrangères, » et c'est pour-
quoi, ne communiquant point avec les populations au-
tochthones des pays qu'il parcourt, il apprend peu et
il méprise beaucoup.
Ce fut donc à des excursions — intellectuelles, plus
qa'à des relations directes et profondes avec le génie
« élranger, » que tous ces fantaisistes habiles durent le
succès et môme la gloire.
II. en était ainsi non-seulement pour les lettres, mais
encore pour la philosophie, pour la politique, pour l'his-
toire.
Parmi les peintres, bien peu aussi avaient eu le pri-
vilège d'admirer les ciels « étrangers ; » et c'était dans
ces rares échappées que leur talent avait saisi l'origina-
lité et la force. Je ne parle pas de la petite colonie mo-
nacale qui s'enterre dans les catacombes de Rome. Mais
il se trouva, un beau jour, qu'un artiste enragé eut l'idée
d'aller voir en Orient des patrouilles et des caravanes,
des écoles et des cafés ; un autre, en Algérie et dans le
Maroc, dos femmes voilées, des Mauresques qui dan-
-ocr page 17-
NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.                 XVII
sent, des cavaliers arabes, des lions et des panthères; un
autre, en Suisse, une desconte de troupeaux, le long
d'un ravin; un autre... Quels aventuriers!
Peintres et littérateurs cependant, presque tous, con-
servèrent, sous le règne de la dernière école, outre leur
humeur française, — ce qui n'était pas un vice, bien au
contraire, — leur point do vue national et par consé-
quent borné, leurs préjugés français, c'est-à-dire exclu-
sifs, leurs idées particulières.
Mais, à présent que des communications faciles ont
mis tous les peuples en contact, il y a déjà une généra-
tion de jeunes hommes qui savent les langues, qui ont
étudié, loin φ leur patrie, le vieux monde asiatique ou
le nouveau monde américain. Comment rester enfermé
maintenant dans de petits systèmes philosophiques, re-
ligieux, politiques, littéraires, artistiques, dans de pe-
tites cellules, dans de petits symboles, dans de petites
mythologies, quand toutes les religions et toutes les in-
stitutions, toutes les pensées et toutes les formes, se pé-
nétrant après s'être confrontées, se modifiant par une
influence réciproque, altèrent ce qu'elles ont de trop
indigène et ravivent ce qu'elles ont de cosmopolite et
de général ; quand les cultes, les plus hostiles jadis, fra-
ternisent ensemble ; quand les révolutions politiques
ont dispersé dans toutes les contrées, et rapproché les
uns des autres, des missionnaires de tous les sentiments
et de tous les langages ; quand l'émigration de peu-
plades entières, so précipitant devant elles à l'aventure,
est devenue un phénomène chronique ; quand la Chine
est ouverte aux Européens et que les Chinois eux-
mêmes sortent de chez eux et envahissent l'Amérique
-ocr page 18-
XY1II                NOUVELLES TENDANCES DE l'àRT.
occidentale ; quand les Indiens et tous les habitants do
l'antique Asie viennent visiter les expositions européen-
nes, où le monde entier se donne rendez-vous ? Oh! c'en
est fait des vieux stigmates de race, des vieilles supersti-
tions locales, des vieilles formes embaumées par chaque
peuple à l'ombre de ses frontières. Il n'y a plus qu'une
race et qu'un peuple, il n'y a plus qu'une religion et
qu'un symbole : — l'Humanité!
III
La révolution à faire — la révolution qui se fait en
poésie, —art et littérature, — concerne donc directe-
ment la pensée, et non point seulement la forme, le
style, la manière, l'expression. Car le génie plastique
est libre dorénavant. L'originalité, l'individualité, ne
sont elles pas conquises? L'habileté des écrivains et des
artistes n'est-elle pas extraordinaire? Jamais on n'a
pratiqué les lettres et les arts, manié la langue, la cou-
leur, le dessin, la forme en général, avec plus de dex-
térité. Jamais on n'a exécuté plus adroitement. Ce n'est
pas sur ces points-là qu'on peut progresser aujour-
d'hui.
Et, si la révolution est à faire dans la pensée, elle est
à faire par conséquent dans le sujet môme des arts. C'est
étonnant peut-être, mais c'est vrai. Lorsqu'on a risqué
de soutenir que le sujet était indifférent dansles arts, ce
fut précisément une simple protestation contre l'impor-
tance prétendue des sujets héroïques et consacrés. Oui,
peut-être, le sujet n'importe, — pourvu que l'âme hu-
-ocr page 19-
'
NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.                  XIX
maine soit intéressée dans la création de l'artiste et que
l'homme lui-même en soit le « héros. »
Voici néanmoins comment le changement de la pen-
sée entraîne celui du sujet :
Legrand mouvement qui constitua ce qu'on a appelé
la Renaissance fut d'oser faire des figures selon des
types particuliers, au lieu des types orthodoxes et inva-
riables.
En ce sens-là, le Romantisme a suivi l'impulsion de
liberté donnée aux imaginations par le seizième siècle,
quoique, en un autre sens, il ait réagi contre la Renais-
sance qui avait ressuscité les vieux dieux do l'Olympe,
et que, se faisant résurrcctionnisto à son tour, il ait
surtout restauré le vieux style du moyen âge.
Mais, si la Renaissance, et après elle toutes les écoles
qui se sont succédé en Europe depuis trois siècles, ar-
rachèrent à l'allégorie religieuse sa forme immobile,
elles en conservèrent le fond, néanmoins. L'art chrétien
avait été, et il a continué d'être une mythologie, aussi
bien que l'art païen : — un véritable hiéroglyphe, en-
veloppant la pensée dans une forme symbolique.
Ainsi, tandis que les païens, au lieu de faire une
femme, avaient fait une Vénus, les chrétiens firent une
Vierge. Dans l'une comme dans l'autre allégorie, Vénus
et Vierge voulaient dire la femme parfaite. Et le sur-
plus du genre féminin avait pour emblèmes, chez les
païens les chœurs de déesses et de nymphes, gracieux
cortège de la mère de l'Amour, chez les chrétiens les
chœurs de saintes et do martyres, pieux cortège de la
mère du Rédempteur,
Il en fut de même pour exprimer toutes les autres
-ocr page 20-
XX                   NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
idées. Toute idée se traduisait dans une personnification
métaphorique. Voulant fabuliser la torture du génie,
les anciens attachaient le Prométhée à son Caucase; les
chrétiens ont attaché le Christ à sa croix. Pour la force
initiatrice et souveraine, les anciens avaient Jupiter ton-
nant, (i le maître des dieux et des hommes; » les chré-
tiens eurent le Père éternel, générateur primitif et juge
suprême; pour la jeunesse et la beauté poétique, les uns
glorifiaient l'harmonieux Apollon, les autres le doux
saint Jean, le disciple bien-aimé. Ainsi du reste.
Et au- dessous de ces allégories empruntées à la forme
humaine, les deux mythologies empruntaient également
aux autres formes vivantes, soit la colombe immaculée
et l'agneau sans tache, soit l'aigle conquérant et le
cygne voluptueux.
Les systèmes végétal et minéral eux-mêmes appor-
taient leurs notes dans cette langue conventionnelle et
jusqu'à un certain point ésotérique.
Tout avait été envahi par des êtres imaginaires : le
paganisme, qui affectionnait le domaine de l'homme
ici-bas, avait peuplé de faunes et de satyres les forêts,
de naïades les fontaines, de tritons et de sirènes la mer;
le christianisme, tourné vers la future demeure des
âmes, avait étoile son ciel d'anges et d'archanges, do
chérubins et de séraphins, intermédiaires entre l'homme
et la Divinité.
Ces créations singulières pouvaient signifier beaucoup,
et elles signifiaient, en effet, toute une doctrine pour les
initiés au culte antique ou pour les fidèles du culte qui
le remplaça. Mais, en dehors des adeptes, lettre close
et logogriphe.
-ocr page 21-
NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.                   XXI
Nos anges ailés sont pour les Orientaux ce que sont
pour nous leurs chimères ailées : des fantaisies plus ou
moins charmantes. Les Chinois ne sauraient deviner ce
que veut dire l'agneau couché sur la croix, pas plus que
nous ne devinons le sens des dragons et des monstres
fantastiques qui flamboient sur leur architecture, sur
leurs étendards, sur leurs vases, sur leurs étoffes. C'est
pourtant le langage de leurs croyances, de leur science,
de leur pensée, de leur vie, et le résumé de leur civili-
sation partielle. Nous appelons ici cette langue plastique
— des chinoiseries. Soit. Mais comment appelle-t-on là-
loin les produits de l'imagination occidentale?
La Renaissance, ni les écoles subséquentes jusqu'ici,
n'ont donc point rompu avec le symbolisme du moyen
âge. Les grands hommes du seizième siècle ont toujours
mis en œuvre la même idée, quoique dans leur moule
individuel. Ils ont métaphorisé autrement, mais sur le
même thème. Peu importe que Raphaël ait pris sa Mar-
garita pour faire une Madone : c'est, au fond, l'idée
catholique. De plus, ils ont ravivé, à côté des fictions
chrétiennes, les fictions du paganisme. En pendant à
ses Madones, à sa Transfiguration, à sa Messe de Bolsène,
à ses Archanges aux ailes irisées, Raphaël peignait des
Apollon et des Vénus, VEcole d'Athènes et le Parnasse ;
do môme que Titien peignait ses Vénus et ses Danaé, en
pondants à son Assomption de la Vierge et à ses Sainte
Famille.
Et Michel-Ange, et le Vinci, et le Corrége, et
tous les autres ont fait comme eux.
C'est entre ces deux langues — ces deux arts — qu'ont
alterné toutes les écoles artistes et littéraires depuis
trois siècles. Il n'y a, en effet, dans notre Occident, que
b.
-ocr page 22-
XXII                NOUVELLES TENDANCES DE L ART.
deux formes, qui expriment chacune une idée partielle,
— l'allégorie catholique et l'allégorie païenne, — éga-
lement impénétrables pour les « étrangers, » et même
également indifférentes à l'esprit moderne des peuples
qui s'en servent encore.
Ce n'est pas cela qu'il faut à l'art du dix-neuvième
siècle.
IV
Mais, dira-t-on, voilà, si l'on veut, pour la poésie
religieuse, tout naturellement mystique, puisqu'elle tra-
duit des dogmes plus ou moins abstraits. En tout pays,
les cultes ont matérialisé dans un art emblématique
l'idée, qui, pour pénétrer jusqu'à l'esprit, a souvent be-
soin de passer par les sens. N'est-ce pas par l'œil, cette
«fenêtre do l'âme, » qu'entre la lumière'? L'Egypte et
l'Inde antique ne sont pas en reste avec les Occidentaux
modernes. Chaque nation a soniconolâtrie, et les sau-
vages ont leurs idoles. Il n'y a que les peuples issus de
la Réforme qui n'en aient plus.
Oui. Il est certain que notre art religieux — comme
tous les autres, d'ailleurs, — exprime une idée par-
tielle, spéciale à notre Occident, incommunicable aux
autres peuples qui ne partagent pas nos doctrines et nos
superstitions. Ecartons cela, et examinons d'autres idées,
que les arts ont aussi traduites en tout temps, et qui
sont, apparemment, l'objet de la poésie, tout comme
les idées supernaturelles. Les arts ne raprésentent-ils
pas aussi les traditions historiques, la vie réelle des
peuples ?
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.                XXIII
— Eh bien, là encore, dans l'évocation de l'histoire,
l'art employa toujours une espèce de mythologie. Là
encore, c'est une langue fictive et détournée. Il y a
toute une série de personnages, brevetés par les auto-
rités soi-disant compétentes, qu'on s'accorde à employer
pour représenter des qualités humaines, comme tout à
l'heure on employait des personnifications divines pour
représenter des pensées immatérielles. C'est une comé-
die, comme tout à l'heure c'était un « mystère. » Dégui-
sement toujours,, et mascarade. Achille, n'est-ce pas le
courage, Ulysse la prudence, Ajax l'audace furieuse,
Léonidas le dévouement patriotique, le vieux Brutus la
vertu stoïque, etc. ? Véritables signes d'un alphabet con-
venu par les poètes et les artistes, caractères hiérogly-
phiques qui ont une valeur reconnue comme dos mots
de la langue, prétextes qui couvrent et enveloppent un
sens voilé, sortes de coquilles qu'il faut casser pour
saisir le fruit qui est dedans, — mannequins qui simu-
lent la vie.
Après les dieux, les demi-dieux, les héros.
— Oui, en effet, cela tient encore à la Fable et exige,
pour être compris, une initiation particulière aux loca-
lités, spéciale à certains groupes de peuples, étrangère
aux autres. Passons.
—  Eh bien, après les héros, plus ou moins fabuleux,
nous avons encore les monarques et les princes, qui
sont à leur tour les représentants de l'histoire plus ou
moins proche, comme les héros signifient les vieilles
traditions. N'est-ce pas là toujours une fiction, un esca-
motage delà nature humaine?
Bien plus, dans la représentation de la nature exté-
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XXIV               NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
rieure à l'homme, de la terre et de ses magnificences,
— dans le paysage, — on a presque toujours introduit
des ornements empruntés à la Fable.
Au début de la Renaissance, on ne connaissait guère
la spécialité du paysage : quand le Titien peignit cette
superbe campagne où il a couché sa Vénus (n° 468 du
Louvre), quand le Corrége peignit le bosquet sous lequel
dort sa blonde Antiopo, la terre et le ciel étaient en-
core considérés comme des dépendances et des acces-
soires des personnages, La seconde génération des maî-
tres, trop vantés jusqu'ici, les Carrache, l'Albane, le
Dominiquin, le Guide, etc., commencèrent à subor-
donner les figures à la nature extérieure. Le « genre »
du paysage se trouva créé et détaché du grand faisceau
poétique, mais à condition toutefois de l'illustrer avec
de belles mythologiades.
Ce n'était point vraiment cette nature vulgaire de
l'Italie contemporaine qu'on peignait : c'était une
Grèce imaginaire et apocryphe, avec des Apollon et des
Daphné, des Diane et des Actéon, des Hercule et des
Acheloüs, des Adonis et des Narcisse.
A la suite des Romains et des Bolonais, Poussin, le
noble Poussin, inventa— à Rome — des paysages indiens
(Bacchm), égyptiens (Moïse), athéniens (Diogène), etc.,
des Bacchanales et des Arcadies ; et son ami, le grand
amoureux du soleil, Claude le Lorrain, ne se contentait
pas des splendides lumières qu'il faisait rayonner sur la
terre, il fallait encore que, dans ses délicieux paysages, il
mît ou fit mettre des Ulysse et des Cléopâtre. Le soleil ne
se fût pas couché tranquille sans unEnée au premier plan.
Cette antidate do nature, si l'on peut ainsi dire, est
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXV
singulière, et pourtant, — sauf quelques caprices des
Napolitains et des Espagnols, sauf aussi certaines frac-
tions des écoles du Nord, dont nous parlerons plus loin,
— elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours, jusqu'à la
nouvelle école de paysagistes qui fait aujourd'hui la
gloire de la France.
Ainsi, pour représenter des idées, on représentait les
dieux; pour des facultés, les héros; pour dos faits, les
princes; et pour représenter la nature elle-même, on
Vallégorisait encore, quant aux lieux et aux temps, par
des placages stéréotypés do figures mythiques !
Voilà, malgré leur variété d'expression, les sujets in-
variables, adoptés jusqu'ici par la généralité des poètes
et des peintres.
Chacun peut s'en convaincre, en analysant à ce point
de vue les œuvres des maîtres, soit dans les musées, soit
dans les livres.
A la sculpture s'appliquent également toutes ces
observations relatives à la peinture. En sculpture, cet
examen serait bien plus probatif encore : toujours les
deux mêmes moules, depuis le Moïse et le Bacchus de
Michel-Ange, la Diane et le Christ au tombeau de Jean
Goujon, le Milon et l'Andromède de Puget, la Madeleine
et la Psyché de Canova, jusqu'à la Psyché de Pradier,
au Spartacus de Foyatier, à la Minerve de Simart, à
l'Eparninondas de David d'Angers, aux Gracques de
M. Cavelier, et à tous les sujets symboliques qui en-
combrent les expositions contemporaines.
Et sur l'architecture, que ne pourrait-on pas dire de
ses anachronismes et de ses pastiches, ou de son insi-
gnifiance absolue!
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NOUVELLES TENDANCES DE L ART.
XXVI
Mais nous avons-là, sous la main, le catalogue (van
Hasselt) de l'œuvre immense produit par un dos plus
libres génies delà peinture. 1461 sujetsI Quels sujets?
c'est curieux :
565 sujets empruntés à la tradition chrétienne ; 295 à
la Fable païenne et à l'allégorie; 74 seulement à l'his-
toire, — à l'histoire des héros et des princes, bien en-
tendu , depuis Romulus jusqu'à l'archiduc Albert ;
277 portraits, presque tous, — sauf ceux du peintre lui-
même (15), de ses femmes (5 Isabelle, 17 Hélène), et de
quelques amis (van Dyck, Brvegel, Snyders), — presque
tous portraits de héros ou de princes; 66 paysages, la
plupart enrichis de sujets païens ou catholiques; enfin,
46 « sujets familiers et d'imagination, » parmi lesquels
se trouvent encore classés des portraits, des Jardins
d'Amour, des Guerriers romains et des études. Peut-être
bien reste-t-il une douzaine de tableaux où ce fougueux
naturaliste, comme on se plaît à nommer Rubens, ait
peint « l'homme pour l'homme, » en dehors des my-
thologies et allégories, des héros et des princes.
Il fallait donc que calte ancienne société fût bien
absolument théocratique et oligarchique ! Mais où est
donc représentée la société — sociale, — scientifique et
industrielle, intelligente et laborieuse?
Où est l'homme?
V
L'homme n'existait pas dans les arts d'autrefois,—
d'hier ; et il reste encore à l'inventer.
Presque jamais l'homme, en sa simple qualité
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.              XXVII
d'homme, n'a été le sujet direct de la peinture et des au-
tres arts plastiques, ni môme de la littérature ; car les
deux écoles poétiques se suivent toujours parallèlement
et n'en font qu'une,
Sans doute il y eut des exceptions, et ceux-ci sont
grands parmi les pius grands, dont le génie a peint la
nature humaine sans le prestige des fictions religieuses
et poétiques. C'est même là leur véritable cachet d'im-
mortalité.
Ce sera l'éternelle gloire de Rabelais, de Molière, do
Shakespeare, de Cervantes et de quelques autres bien
rares, d'avoir fait des hommes, et de ces hommes des
noms propres, aussi dignes d'admiration que les héros
α chéris des muses. » Panurge vaut bien Thersite ;
Othello, le furieux Oreste ; don Quichotte, l'invincible
Achille; et le bon Arnolphe courant après son Agnès
n'est pas moins intéressant que l'époux de la perfide
Hélène, sous les rnurs d'Ilion.
11 se trouva môme, vers ce temps-là, un malin génie,
qui, n'ayant pas, selon l'orthodoxie poétique, le droit de
prendre des hommes pour les exploiter en scène, et n'ai-
mant pas à se compromettre avec les héros, prit des
bêtes, et les fit parier avec autant d'esprit que des
princes : — La Fontaine.
Le roman aussi, presque dès sa naissance, risqua des
allures très-audacieuses, et l'on sait quelle émotion ex-
traordinaire causa la Nouvelle Hèloïse de Jean Jacques,
qui se permettait d'attendrir le public avec une « hé-
roïne» dont la race, noblo encore pourtant, ne tenait
ni à Jupiter, ni à César, ni à Louis XLV.
Pour le théâtre également, ce téméraire dix-huitième
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XXYIH              NOUVELLES TENDANCES DE L ART.
siècle, qui a tout essayé, s'aventure avec Diderot dans le
drame vulgaire, on réaction contre la tragédie héroïque.
Et, de nos jours, après une assez longue diversion,
quelques écrivains de théâtre et de roman, Balzac et
George Sand, entre autres, devront à cette tendance ré-
novatrice leurs principaux titres devant l'avenir.
En peinture, les exceptions à la furia héroïque n'ont
pas été plus communes que dans les lettres.
La vieille race latine a toujours été naturellement ré-
tive au sacrifice de ses momies traditionnelles. Quel
scandale en Italie quand le Caravaggio et ses compa-
gnons, y compris le Français Valentin, se mirent à pein-
dre, de grandeur naturelle, do rudes aventuriers comme
eux-mêmes, bien armés et empanachés, et fort contents
d'être au monde! Auprès d'eux, Ribera l'Espagnol, et
après lui Salvator, son élève, s'éprirent aussi de sujets
analogues et montrèrent quelquefois « l'homme ordi-
naire, » avec une vigueur grandiose et une vérité ter-
rible. Encore ces violents «naturalistes»exprimèrent-ils
mieux les rides de la peau ou les friperies du costume
que la profondeur des sentiments et des caractères.
En Espagne, à côté de l'art le plus mystique qui ait
peut-être jamais existé, en Espagne, ce pays des con-
trastes extrêmes, le peintre de Philippe IV, le splendide
Velazquez, a peint royalement des buveurs et des bohé-
miens, de grandeur naturelle 1 et après lui, le peintre
des extases et des apparitions vaporeuses, le suave Mu-
rillo, a donné aussi la vie à des mendiants etilluminé de
sa chaude couleur de simples mortels riant à la coupe
ou mordant à la grappe.
Chez les Français, un moment, les frères Lenain,
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NOUVELLES TENDANCES UE L'ART.                 XXIX
sorte d'Espagnols égarés , représentèrent , avec une
gravité naïve qui atteint au style, des paysans et des
travailleurs, mais en diminutif. C'était le bon moyen
d'ôtre peu remarqués sous le règne de l'emphatique Le-
brun ; aussi ne sait-on presque rien de la biographie de
ces maîtres singuliers.
Au dix-huilième siècle, Watteau, Chardin, Greuze,
Boucher môme etFragonard, firent des sujets familiers,
pastorales et paysanneries, boudoirs et conversations,
scènes do famillo et de ménage ; en petit toujours, la
grandeur naturelle étant réservée de droit à Vénus et à
Pompadour.
Les amateurs du «grand genre» ont beau contredire :
cette « petite » école-là est peut-être la plus française —
la seule française—de toute notre tradition. Au seizième
siècle, nos artistes, — sauf les Clouet, Flamands d'ori-
gine, — ne furent-ils pas tous Florentins? au dix-sep-
tième siècle, Romains? L'illustre Poussin, quelle que
soit sa valeur philosophique, n'est-il pas encore plus dé
Rome que des Andelys?
Aussi cette école fringante des « petits)) maîtres du
dix-huitième siècle inspira-t-elle bientôt une profonde
horreur. La mythologie et l'héroïlogie reprirent vite le
dessus, et Louis David, qui avait pourtant ses sans-
culottes sous la main, retourna chercher dans les temps
antiques des figures déshabillées. Mais les déshabillés
de Watteau valent mieux que les siens. Ce qui demeu-
rera le chef-d'œuvre du peintre des Horaces, de Brutus,
de Léonidas, c'est précisément un sujet de son temps,
qu'il peignit d'impression, d'après nature, le Marat as-
sassiné dans sa baignoire.
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XXX                NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
A la vérité, ces écoles de fossoyeurs et de résurrec ·
tionnistes semblent enfin avoir été vaincues à leur tour
par le Romantisme.
VI
Une seule exception à la mythomanie, exception ca-
ractéristique parce qu'elle fut durable et profonde, se
remarque dans l'histoire de l'art : — chez les Néer-
landais.
Le génie germanique, en opposition au vieux génie
romain, ne s'est jamais affolé de traditions qui lui sont
étrangères. La race du Nord n'est point portée à dissi-
muler l'homme sous le dieu et le héros. Chez elle,
l'homme de la nature, comme on eût dit au dix-hui-
tième siècle, s'affirme et s'étale carrément, tel qu'il est,
sans nimbe ni auréole.
Aussi les Pays-Bas, malgré la pression persévérante
do la civilisation latine, sont-ils demeurés fermement
attachés à la terre et à l'humanité, tandis que les Ita-
liens, et à leur suiteMous les peuples romanisés, se per-
daient dans de célestes fantasmagories.
Ce type réaliste, ce n'est point dire antipoétique, il
s'en faut bien , la Néerlande l'avait conservé au cours
du moyen âge, et c'est là l'originalité de ses grands
hommes du quinzième siècle, des van Eyck et des Mem-
linc par exemple, qui néanmoins, on en conviendra, se
tiennent assez glorieusement à côté des plus nobles maî-
tres de tous les pays.
Un instant, au seizième siècle, la passion de l'Italie
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.                XXXI
saisit, à la vérité, les artistes du Nord, et il arriva,
ce qui était infaillible, que leur école, dénaturée par
l'imitation, disparut obscurément. Tous ces transfuges
insensés, qui coururent alors au delà des Alpes pour
apprendre à pasticher un art hétérogène, ne comptent
point dans l'art de leur patrie.
C'est au dix-septième siècle que resplendit de nou-
veau la peinture néerlandaise; et, pour la partie fla-
mande, ce n'est pas tant Rubens et van Dyck qui la
caractérisent, que Jordaens et Snydors, Brvegel, Teuiers,
Craesbeck et autres. Entre nous, Rubens et van Dyck
sont autant de Venise que d'Anvers, et, par leur biogra-
phie comme par l'analyse de leur talent, on pourrait
prouver sans aucun paradoxe, sous réserve assurément
do leur génie natif, que leur inspiration, leur stylo, leurs
qualités, leurs pratiques et leurs sujets, appartiennent
aux écoles vénitienne, génoise, parmesane, à l'école es-
pagnole de Velazquez, et spécialement pour Rubens à
l'école florentine, oui, à l'école de Michel-Ange; il en est.
Les autres artistes des Flandres, cependant, faisaient
tout tranquillement leurs bonshommes peu héroïques,
leurs magots, comme disait Louis XIV, et traduisaient
sans vergogne la Vie de leurs contemporains.
Mais c'est surtout au nord des Pays-Bas, dans la Hol-
lande d'aujourd'hui, que s'accusa le caractère profondé-
ment humain de l'école néerlandaise. Los luttes de la
Réforme et du patriotisme à la fois y furent pour beau-
coup sans doute.
Rembrandt... C'estcelui-là qui n'est point mystagogue,
et qui est pourtant le plus magicien des peintres ; c'est
celui-là'qui aimo «le genre humain,» et fort peu le
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ΧΧΧΠ              NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
genre héroïque ; c'est celui-là qui s'attache à la nature,
à la réalité, et qui est pourtant le plus bizarre, le plus
chimérique , le plus original de tous les inventeurs
d'images.
Et pourquoi donc Rembrandt est-il un si grand pein-
tre et un si grand poëte ? pourquoi donc, en ces der-
niers temps, a-t-il monté, monté, dans l'estime des ar-
tistes, jusqu'à être'sur la môme ligne que les princes
de l'art, ainsi que leurs sujets révérencieux les appel-
lent? Pourquoi ce paysan du Rhin, van Rijn, qui s'est
formé dans son moulin, se trouve-t-il désormais à la
hauteur des «nobles» et α divins » peintres qui ornè-
rent les cours des papes et des souverains?
Et quels sont donc les tableaux sublimes qu'il a lé-
gués à la postérité? A quel héros a-t-il attaché son nom
pour le rendre immorlel ? Quels sont ses Achille et ses
Enéo, ses Léon X et ses Charles-Quint, ses François Ier
ou ses Louis XIV?
Il a fait une bande d'arquebusiers, qui sortent pêle-
mêle de leur doele, capitaine et lieutenant en tête, un
gamin qui court devant, coiffé à la grotesque d'un
vieux morion, une petite fille lumineuse qui porte un
coq, un gros tambour contre qui un chien aboie, des
groupes confus qui s'agitent dans l'ombre ou qui scin-
tillent sous un rayon. C'est tout, et cela s'appelle la
Ronde de nuit, de Nachtwacht, te Nightguard, the Night-
ivatch,
ou autrement, si vous l'aimez mieux. Le nom ne
fait rien à Paffaire.
Il a peint aussi un chirurgien, l'honnête professeur
Nicolas Tulp, qui dissèque un cadavre et démontre l'a-
natomie à de jeunes curieux de la science. Cela s'appelle
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.            XXXtll
la Leçon d'anatomie, mais ce serait un mauvais pendant
à V Ecole d'Athènes, de Raphaël.
Il a point encore cinq bourgeois d'Amsterdam , paisi-
blement assis autour d'une table, et coiffés de chapeaux
à grands bords, qui ombragent leurs têtes sérieuses. On
les appelle les Staalmeesters, ou les Syndics, ou les maî-
tres plombeurs de la corporation des drapiers. Ils sont
là pour les affaires de leur gilde, mais ils pourraient
aussi bien s'occuper ensemble des destinées du monde,
de la Réforniation religieuse peut-être, ou de la poli-
tique de l'Europe, ou du commerce avec les Grandes-
Indes, ou de science, ou de beaux-arts. On a vu de pa-
reils bourgeois, dans ces pays-là, sur les bords du Rhin
ou de l'Escaut, contrarier les royales maisons d'Autriche
et d'Espagne.
Notez que tous ces illustres inconnus sont de grandeur
naturelle.
Quelles sont encore les autres œuvres de Rembrandt,
après ces chefs-d'œuvre? Au musée du Louvre, par
exemple , un voyageur blessé qu'on transporte dans une
hôtellerie (dit : le bon Samaritain) ; deux hommes qui re-
connaissent un de leurs amis à la table d'un estaminet
de campagne (dit : les Pèlerins d'Emmaï/s); le ménage
d'un menuisier (dit : la Sainte Famille); un philosophe
en méditation (n'est-ce point Diogène ou quelque autre
Grec?). Puis, dans toutes les galeries de l'Europe, bien
d'autres sujets aussi peu ambitieux : des femmes qui se
baignent et qu'on appelle des Suzanne, des vagabonds
qui pèchent à la ligne et qu'on appelle des Tobie, de
vrais paysages — sans Enée, — et une foule de portraits
assez surprenants.
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XXXIV              NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
Et autour de Rembrandt, toute l'école de son pays a
la même tendance : Frans Hals et van dor Helst, Ferdi-
nand Bol et Govert Flinck, Adriaan Brouwer et les van
Ostade, Aalbert Cuijp et Paulus Potter, Terburg et Metsu,
Jan Steen, Pieter do Hooch et van der Meer de Delft,
les Wouwermans et les van de Velde,, Ruisdael et Hob-
bema, et une douzaine d'autres historiens de génie, qui
ont représenté la vie de leurs compatriotes,, à l'intérieur
des maisons et sur les places publiques, sur les canaux
et les grands chemins, par terre ou par mer, sous les ar-
bres ou au bord des ruisseaux ; cavaliers, chasseurs,
marins et pêcheurs, bourgeois et marchands , pâtres et
bûcherons, laboureurs et ouvriers, musiciens et ribauds,
femmes et filles, avec leurs enfants, celles qui en ont;
dans le recueillement de la famille, dans la joie des ker-
messes, dans le débraillé de la guinguette, dans les tra-
vaux rustiques , aussi dans les graves assemblées et les
conciles ; — dans toutes les occupations et les distrac-
tions de la vie. Où trouver, chez n'importe quel peuple,
une histoire plus consciencieuse, plus naïve et plus spi-
rituelle , plus vivante , que celte histoire peinte des
mœurs et des actions ? C'est la peinture qui a écrit l'his-
toire des Pays-Bas, et même une certaine histoire de
l'humanité.
Tout cela cependant a été considéré jusqu'ici comme
« petite » peinture, — peinture « de genre, » — et les
« petits » maîtres, — Rembrandt lui-même ! — comme
des naturalistes grossiers, à la queue du grand art euro-
péen.
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• NOUVELLES TENDANCES DE L'ART. XXXV
Vil
Non, l'homme pour l'homme n'a presque jamais été
traité dans sa proportion et selon son mérite, excepté
par ce fils de meunier hollandais, par les quelques réa-
listes
que nous avons rappelés précédemment et par
quelques excentriques de notre époque.
Ce fut la valeur de Géricault et do Léopold Robert
d'avoir touché à la vie contemporaine, celui-là en pei-
gnant sa Méduse et ses Cavaliers, celui-ci ses Moisson-
neurs
et ses Pêcheurs. D'autres encore, même parmi les
vivants, sont entrés, avec plus ou moins de hardiesse,
dans ce chemin désert, mais lumineux,— qui ne con-
duit point au Parnasse.
Il ne faut pas croire cependant que l'insurrection du
Romantisme ait absolument chassé de l'art du dix-neu-
vième siècle les faux dieux, balayé l'Olympe et l'Ein-
pyrée, congédié les vieux héros, et rendu à l'homme ce
qui est à l'homme.
L'art ne se métamorphose que par les convictions
fortes, assez fortes pour métamorphoser en même temps
les sociétés.
Quand les premiers chrétiens sculptaient leur foi sur
la pierre, sur le marbre ou le métal, ils étaient prêts à
mourir pour elle. C'était l'idée elle-même qui les pas-
sionnait et qu'ils tenaient à imprimer sur leurs images.
Aussi ce Christianisme primitif eut-il un art tout à fait
nouveau, qui se différencia essentiellement de l'art an-
térieur.
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XXXVI             NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
Le Romantisme était si bien une forme indifférente
au fond, qu'on pouvait être romantique et cependant se
ranger dans les différentes cases des partis : catholique,
protestant, philosophe, absolutiste, libéral, républicain.
Les peintres contemporains, en général, n'ont donc
guère fait que ce qu'avaient fait ceux de la Renaissance ;
bien moins encore assurément : je veux dire qu'ils ont
changé de creux, mais pour y couler toujours les mômes
sujets et la même idée. Il serait facile de le prouver en
analysant le catalogue de l'Exposition universelle ou les
catalogues des expositions plus récentes. Feuilletez-y
l'œuvre des artistes les plus célèbres : mi-partie sym-
boles catholiques, mi-partie symboles païens; le reste,
allégories., apothéoses, souvenirs ou portraits de princes ;
ici une Vierge, là une Madeleine ; un Sphinx ou une
Sibylle ; une Odalisque ou une Vénus. Parfois, quelque
reine dont le bourreau va trancher la tête, ou de petits
princes condamnés à mort., la majesté de la race étant
la condition première de l'intérêt et de Γ attendrissement;
ou bien, des images empruntées h la haute poésie et qui
exigent une éducation de raffiné.
C'est impitoyablement la double langue hiérogly-
phique, déjà signalée dans les œuvres des anciens maî-
tres depuis la Renaissance.
Combien compterait-on de peintres contemporains qui
fassent exception? peut-être le peintre du Massacre de
Scio
et des Femmes d'Alger ? peut-être le peintre des
Braconniers qui s'en vont à l'affût, des Turcs qui fument
à l'ombre, des Enfants qui jouent au soleil? S'ils ont
encore des adhérences au pur romantisme, à «l'art pour
l'art, » ot non pas précisément à « l'art pour l'homme, »
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.             ΧΧΧΥΙ1
dans leurs caprices plus spontanés que réfléchis, ils sa-
vent néanmoins mettre tant de feu, de naturel et de vie,
qu'ils élèvent leurs sujets quelconques à une significa-
tion pleine de sentiment et de caractère. Mettons qu'Eu-
gène Delacroix et üecamps appartiennent, jusqu'à un
certain point et par certaines tendances irrésistibles, à
cet arfnouvcau dont le Romantisme fut le précurseur,
et que Courbet, presque seul encore, exprime tant qu'il
peut.
Mais n'y a-t-il pas à compter sur la génération qui
grandit et qui se débat aux arrière-plans? C'est la jeu-
nesse qui trouve tout sans peine. L'instinct a chance
d'inventer plus souvent que la raison. Ce sont les jeunes
qui découvrent tout, qui, en tout temps et en tout
pays, conduisent le monde, quoi qu'en puissent dire les
vieux. Quel âge avaient les initiateurs de la présente
école quand ils montraient la liberté à conquérir, et qui
est conquise aujourd'hui ? plusieurs étaient déjà célèbres
il y a trente ans 1 Quel âge avait donc Raphaël quand il
a peint ses premiers chefs-d'œuvre?
O jeunesse immortelle, c'est toi qui as l'audace et la
conviction. C'est toi qui te hasardes résolument vers
l'inconnu. C'est toi qui passes à la nage les fleuves et les
torrents pour aller sur l'autre rive cueillir des fleurs
d'un parfum étrange et d'une couleur innommée. C'est
toi qui escalades les montagnes et les glaciers pour aller
regarder d'en haut ce qui resplendit tout autour. C'est
toi qui cours après les chimères, qui les apprivoises et
finis par les asservir au foyer domestique. C'est de toi
qu'il faut attendre toute initiative et toute pénétration,
tout entraînement salutaire vers la destinée.
c
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χχχνιπ nouvelles tendances de l'art.
Ο mes chers artistes, que je ne connais pas, et qui
ambitionnez la Beauté et la Vérité, tournez-vous vers ce
qui est jeune comme vous, et qui demeure éternellement
jeune, et qui ne meurt point , vers la Nature, C'est par
l'amour et l'étude de la Nature que se sont renouvelés,
comme elle qui se renouvelle sans cesse, tous les arts et
toutes les poésies. Attachez-vous à la pensée qui embrasse
«le genre humain. » Car l'art est comme le chèvre-
feuille : il a besoin de s'accrocher à quelque tige ferme
et vivace, qui ne dépende point des saisons, de s'enrouler
autour d'une idée résistante ; et quand le chèvrefeuille
a trouvé ce tuteur complaisant que lui préparent les
buissons et les hailiers, alors ne grimpe-t-il pas on toute
liberté, souvent jusque parmi les branches des chênes ;
alors il s'enfeuille, il boulonne et il fleurit.
O mes jeunes amis, que je n'ai jamais vus, votre divi-
nation mieux que l'expérience, votre impatience mieux
que la sagesse, vous crient, n'est-ce pas, que ce qui est
ne doit pas être, par la seule raison que cela est ; car ce
qui est le présent n'est pas l'avenir, et sera le passé de-
main. Ce qui doit être,— le mot indique à la fois l'avenir
et le devoir, —c'est à vous de le réaliser. Chaque géné-
ration a charge d'idées, comme on a dit du poëte qu'il
avait charge d'âmes.
Pensez, parle/.,, agissez. En vieillissant, on se reproche
toujours de n'avoir point assez fait. Faites ! Il n'y a rien
d'indifférent. Il n'y a pas un de vos gestes qui ne se ré-
percute à l'infini. Tout homme est un dieu dont le fron-
cement de sourcils agite l'univers.
Quand on jette le moindre caillou dans un lac, tout en
est émouvé jusqu'au fond des abîmes. Chaque molécule
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.              XXXIX
d'eau en est déplacée, et s'engage dans une série nou-
velle. Et si, après le plissement de la surface,, qui a glissé
d'un bord à l'autre, tout semble comme auparavant, le
niveau du lac n'en est pas moins exhaussé d'un degré
imperceptible et incalculable. L'ancien ordre a été bou-
leversé — par un caillou.
VIII
En peinture et en littérature, dans tous les arts, les
dieux, — qui s'en allaient, on le disait depuis long-
temps, — s'en sont allés. Ils sont partis et ne revien-
dront plus. Et les héros avec eux sont déjà loin. On peut
croire que le temps des hommes est enfin arrive. Seu-
lement, et c'est la condition de leur succès futur, ils de-
vront avoir meilleure mine que les héros de l'académie.
Peut-être, à cette heure, y a-t-il quelque part des ar-
tistes obscurs, préoccupés de recherche intellectuelle et
de tâtonnements pittoresques, volontairement confinés
dans de misérables ateliers, et qui, comme Corneille,
ont à peine des souliers pour sortir le jour et une lampe
pour dessiner la nuit, et qui ruminent à vide, doulou-
reusement, la pensée universelle, pour l'exprimer dans
une langue intelligible à tous : Fiat lux !
Car ce qui importe maintenant, c'est de briser d'abord
la vieille prison du double symbole, de sortir de la Babel
aux langues confuses, et de créer, par la vertu de la
pensée commune, une langue commune aussi, une forme
lumineuse, dégagée de toutes les ombres portées sur la
nature humaine par les hautes frontières des systèmes
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XL                     NOUVELLES TENDANCES DE l'àRT.
absolus, des préventions locales, par les erreurs de toute
sorte qui divisent encore la famille des nations.
Et l'alphabet de cette typographie vraiment univer-
selle ne saurait avoir qu'un caractère commun, —
l'homme.
Alors los beaux-arts et les belles-lettres, au lieu de
n'être qu'une distraction de raffinés et d'érudits, une-
sorte de curiosité aristocratique, comme ils Vont toujours
été depuis la Renaissance, comme ils le sont encore,
deviendraient une monnaie courante pour la transmis-
sion et l'échange des sentiments, une langue usuelle à
la portée de tous.
Croyez-vous que le vulgaire en France, c'est-à-dire le
peuple français, se soit jamais beaucoup intéressé à
Marot et à Ronsart, à Boileau et à Racine, à M. La-
martine et à M. Hugo, parmi les lettrés, —à Poussin et
à Lesueur, à Watteau et à Boucher, à Delacroix ou à
Ingres, parmi les peintres? Pur amusement de raffinés,
— desquels nous sommes, hélas !
On dit avec raison que les arts et les lettres ont tou-
jours été la véritable noblesse de la France. Noblesse,
en effet, et qui n'a jamais beaucoup dérogé jusqu'à se
mêler parmi la roture ineduquée. Mais c'est justement
cette démarcation de classes intellectuelles qui est in-
juste, et qu'il faut effacer.
Et quand, suivant l'expression de M. Edgar Quinet,
« les formules fictives ayant fait place à l'accent spon-
tané, » tout le monde serait initié à la languo des arts,
exprimant des conceptions humaines, et par conséquent
générales, alors, sans doute, sur la pensée commune se
reformeraient de nouvelles allégories ; car l'allégorie
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NOUVELLES TENDANCES DE l'AUT.                   XH
elle-même, nous le reconnaissons très-volontiers, est
aussi immortelle que la poésie sa mère; car tout art,
comme toute langue, si universels qu'ils soient, reposent
sur des rapports groupés : il n'y a point de mot ni d'i-
mage, qui, dans l'usage, ne passe forcément d'une signi-
fication d'abord spéciale et concrète à une harmonie
analogue, plus ou moins collective et abstraite; sans
quoi il faudrait autant de mots et d'images qu'il y a
d'idées dans la tôte humaine et d'objets différents dans
la nature, c'est-à-dire à l'infini.
Mais de ces métaphores imprévues, de ces fables en-
fantées par l'accord réciproque de toutes les intelli-
gences, tout le monde en pourrait soulever le voile.
Il n'y aura plus de danger à enfermer l'idée dans des
hiéroglyphes, quand tout le monde, en ayant les clefs,
pourra la délivrer.
Voltaire, qui avait écrit quelque part : « Los fables ne
sont que l'histoire des temps grossiers, » a écrit ailleurs :
« Une fiction qui annonce des vérités intéressantes et
neuves n'est-elle pas une belle chose ? »
Assurément. La métaphore littéraire et pittoresque
est un beau masque de rhétorique ; mais encore s'agit-il
de savoir ce qui est dessous.
IX
Si la forme seule était intéressée dans les arts, quand
une certaine perfection plastique pour une certaine idée
a été atteinte par un certain peuple, — et cela s'est vu
plusieurs fois : en Grèce, au temps do Phidias et d'A-
c
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XLII                NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
pelles; en Italie, au temps de Michel-Ange et de Ra-
phaël, — il n'y aurait plus rien à faire pour la postérité,
■— rien, qu'admirer et imiter.
Aussi les esprits superficiels qui ne pénètrent point
l'essence même des choses, les esprits courts qui ne se
projettent point dans l'avenir, voyant derrière eux des
images réalisées en toute perfection, et ne soupçonnant
pas qu'on puisse réaliser une perfection analogue, ou
môme supérieure, par l'invention d'une pensée tout
autre, fixent le type de l'art et de la beauté, les uns
dans l'Antiquité grecque, les autres dans la Renaissance
talienne, quelques-uns même dans le moyen âge.
Mais vraiment il n'y a point de type en art, pas plus
qu'il n'y en a dans la nature.
Quel est le type du beau paysage? la campagne tor-
réfiée des tropiques, ou la campagne glacée du Nord?
τ
l'Italie ou l'Ecosse? Aimez-vous mieux la mer, ou les
montagnes? le printemps ou l'automne? le calme ou la
tempête?
Quel est le plus beau type dans la race humaine ? le
type grec, ou le type romain? ou le type arabe, ou le
type anglais? ou peut-être le type parisien?
On demande souvent aussi aux phrénologistes : mais
enfin quel est le type parfait de l'organisation cérébrale?
montrez-moi donc une tête qui ait tout comme il faut !
Mais Raphaël qui est peintre, Richelieu politique,
Molière poëte, Newton savant, Beethoven musicien,
Watt mécanicien, tels qu'ils sont no les trouvez-vous
pas comme il faut — pour ce qu'ils ont à faire ? car ils
no sont, l'un peintre et l'autre poëte, celui-ci savant et
celui- là politique, que parce qu'ils diffèrent. S'ils se
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NOUVELLES TENDANCES DE L'Alix.                XLIII
ressemblaient tous, et les autres à eux dans un type
commun, un seul homme dispenserait do tous les hom-
mes ; et alors il n'y aurait plus ni humanité, ni société ;
il n'y aurait plus ni art, ni science, ni pensée, ni action.,
ni rien. Un dieu tout seul. Le néant.
La recherche d'un type en art est donc absurde. Com-
ment croire que l'avenir soit — derrière nous 1
L'art est incessamment et indéfiniment muable et
perfectible, comme toutes les manifestations.de l'homme,
comme tout ce qui vit au sein de l'univers.
Pourquoi donc Michel-Ange et Raphaël n'ont-ils pas
désespéré, après Phidias et A pelles? Et comment se sont-
ils élevés dans la poésie aussi haut que ces Grecs inimi-
tables ?
En noies imitant pas.
Ils poursuivaient une autre pensée, distincte de la
pensée antique, et ils Tont exprimée à l'aide de facultés
qui, apparemment, ne sont pas le privilège d'un seul
peuple, ni d'une seule civilisation, mais qui constituent
le génie indéfectible de l'espèce humaino.
Et pourquoi les siècles qui viennent ne produiraient-
ils pas des artistes aussi grands que Raphaël et Michel-
Ange? Rien ne l'empêche. A la condition pourtant qui
permit aux Italiens d'égaler les Grecs : à la condition de
no point imiter la Renaissance, et par conséquent d'a-
voir une autre idée et d'exprimer une autre civilisation.
Sans cela, tout est fini,
Seule, la pensée fait les véritables révolutions. Chan-
ger la forme, c'est pure fantaisie, et chacun y peut con-
tribuer du bout de sa plume ou du bout de son pinceau.
Mais changer le fond, cela no so fait pas à plaisir. Il no
β
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NOUVELLES TENDANCES DE L'ART.
XLIV
dépend pas d'unhomme, ni môme de plusieurs, de chan-
ger un art dans ses racines, pas plus que de changer une
société dans sa constitution intime,
La transmutation de Fart ne se fera donc que si, ef-
fectivement, l'esprit universel change. Change-t-il?
Changera-t-il !
T. T.
Bruxelles, 1857.
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SALON DE 1844
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Ι
SOMMAIRE.
Lettre a Théodore Rousseau. — Les Pyrénées..— M. Lamennais
en Italie. — Caractère de la peinture. — Le soleil couchant. — La
mer. — L'art, l'industrie et la politique. — Abel le poète. —
L'amour de la nature et le devoir social. — Paysages par-dessus
les maisons. — Le soleil et la lune. — Les bois de Meudon. —
Eugène Delacroix et George Sand. — Intérieur d'atelier.
§ I<r. — Désordre de l'exposiltoV — Principe et moyen de la pein-
ture. — L'invention et la pratique. — La musique et la couleur.
—  Caractère de l'école française. — Le romantisme. — Les gran-
des toiles. — MM. Couder, Biard, Gudin, Isabey, Dauzats, Phi-
lippoleaux, Roubaud, Gigoux. — L'Andromède, du Puget.
g II. — Souvenirs et Regrets. — Prudhon et Sigalon. —■ Louis Da-
vid, Géricault, Eugène Delacroix. — MM. Corot, Leleux, Diaz et
Couture.
§ III. — Marilhat et l'Orient. — MM. Muller el Glai/.e. — Une
réponse de Michel-Ange. — Importance de la composition. — Le
Buisson de Ruisdael. — Poussin, Géricault, Léopold Robert.
—  M, Paul Delarochc.— De Lemud, Etex, Armand Leleux, etc. —
M. Papety. — M. Court. — Décadences et révolutions.
§ IV. — Le portrait,— Titien et liolbein. — Yelazquez et van Dyck.
—  L'Homme au gant, — Deux portraits, par Raphaël. —- Rubens
eUordaens. — MM. Lehmann, Pérignon, Gallait, Jeanrou, Henry
Scheffer, Horace Vemet, Winlerhaller, Alfred Dedreux, Louis Bou-
langer, Anlonin Moyne, etc. — Margaïtta Blatter. — Pastels, mi-
niatures et dessins.
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4
SOMMAIRE.
§ V. — Femme et enfant. — Vierge et Jésus. —La Charité, d'An-
dré del Sarte. — Caractère de la statuaire antique. — Le Faune à
l'enfant. — La louve romaine. — Vénus et l'Amour. — Castor et
Pollux. — L'art égyptien. — Isis el Horus. — L'art chrétien. —
La Sainte Famille. — L'ange Gabriel et saint Joseph. — Ziegler.
—   De l'Allégorie. — Le Zéyhyr, de Frudhon. — Ary Scheffer.
—   MM, Gallait, Charpentier, Jourdy, Decaisne, Saint - Evre,
Champmartin, Chasseriau., Saint-Jean, etc.
§ VI. — Le diable et le paysagiste. — Hoffmann et Schubert. — Un
paysage de Rousseau. — La nouvelle Lélia. — Histoire d'un pein-
tre et d'un buisson.— L'imilalion el l'idéal.— MM. Coignet, Fiers,
Troyon, etc. — Le ciel et la terre. — Suppression du soleil. —
MM. Flandrin, Desgoffe, Aligny, Guignet, Jadin, etc. — M. Fran-
çais. — Une énigme.
§ VII. — La sculpture,— La nature et la tradition. — L'art antique.
—  L'amour chez les Grecs. — Jupiter, Léda, Ganymède. — Wiu-
kelmann et la phrénologie. — La Vénus grecque. — Le César ro-
main. — Le Christ. — Histoire de la tête humaine. — La Renais-
sance et Jean Goujon. — Le Puget. — Les Couslou. — David
d'Angers et Barye. — MM. Bonassieux, Maindron, Gechler, Meu-
nier, Jouffroy, Jaley, Bosio. — Calembour de l'Institut. — Le
géant Encelade. —L'architecture et le palais des Beaux-Arts.
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A THÉODORE ROUSSEAU
Tandis que nous apercevons à peine quelque petit
carré de ciel, durement découpé comme à l'cmporte-
pièce par nos fenêtres anguleuses, lu contemples en
plein air les grands horizons du Midi. Où êtes-vous
maintenant, toi et Dupré? dans les Landes, ou dans les
Pyrénées? et que faites-vous, toi et lui? Bien sûr, tu re-
gardes, comme toujours, avec tes grands yeux fixes et
voraces qui n'en ont jamais assez et qui s'ouvrent comme
des arcs de triomphe. Tout y passe, la grande armée des
chênes de Fontainebleau sans se baisser, les montagnes
et les torrents. A celte heure, les Pyrénées défilent sans
doute sous la voûte de tes sourcils, pour s'arrêter do
l'autre côté, en dedans, au milieu de ton imagination.
Tu sauras bien, quelque jour, nous les retrouver dans la
provision de souvenirs, et tu les verras toi-même plus
clairement de loin que de près. M. Lamennais me disait
à Sainte-Pélagie : « C'est singulier... je n'ai jamais
bien vu l'Italie que depuis que je suis en prison. Quand
j'ai été à Rome chercher un pape éclipsé, j'étais replié
dans ma pensée; mais voici que s'éveillent aujourd'hui
les images qui so sont glissées furlivement dans ma tête
en traversant les yeux. »
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A THÉODORE ROUSSEAU.
6
Toi, cher poêle, tu as passé ta vie à regarder le grand
air, la pluie et le beau temps, et mille choses insaisis-
sables pour l'œil vulgaire, La nature a pour toi des
beautés mystiques qui nous échappent, et des faveurs
secrètes que tu exploites avec amour. Devant la nature,
quand on la sent et quand on l'aime, on est bien heu-
reux d'être peintre comme toi. Autrement, le bonheur
de la contemplation est en même temps une vive souf-
france, puisqu'on est impuissant à exprimer son enthou-
siasme. Nous autres profanes, nous n'avons qu'un amour
stérile et douloureux comme une passion romanesque,
impossible à satisfaire. Ton amour, ô peintre, est bien
plus réel. La peinture, c'est le véritable entretien avec
le monde extérieur, c'est une communication positive et
matérielle. C'est une domination que tu exerces sur la
nature, et de ce mélange amoureux il résulte un être
nouveau, une création qui reproduit les éléments du
père et de la mère, de la nature et de l'artiste.
La plupart des hommes ne songent pas à voir. Ils
s'occupent d'autres choses qui leur bouchent les yeux :
quand il faudrait, par occasion excellente, se servir du
regard, ils se mettent à réfléchir bêtement. Aussi, que
réfléchissent-ils? N'ayant point d'image à réfléchir, le
miroir de leur cerveau demeure comme une mare con-
fuse sous le brouillard. Au lieu de se livrer à une con-
templation vivifiante, ils s'égarent sur quelque idée sans
rapport avec la situation.
J'étais une fois en voyage avec un bourgeois qui
s'était accroché à moi pour me faire voir son pays.
Après une course fatigante dans des chemins tortueux,
nous découvrons le soir une petite rivière profondément
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A THÉODORE ROUSSEAU.                               7
couchée entre deux rocs escarpés. Le soleil descendait
devant nous et commençait à enflammer les pics des ro-
chers; tout un côté des bords du peut torrent était dans
l'ombre, avec des valeurs de ton extraordinaires, qui se
répondaient dans l'eau. Ces profils sombres, ces deux
images entremêlées par les pieds, l'une frissonnante, la
tête en bas, et noyée dans le gouffre du ruisseau comme
la pâle Ophélia de Shakspeare, l'autre morne et immo-
bile comme une immense statue de bronze, c'était une
fantasmagorie pareille aux rêves d'Hoffmann. En môme
temps, le bord opposé, recevant les jets du soleil cou-
chant, était clair, rose, élincelant, pailleté de mille
pierreries Quel site et quel contraste 1 quel admirable
effet 1
Mon homme cependant se penchait avec curiosité
vers la rivière, et il s'écria plusieurs fois : « Comme l'eau
est claire, comme l'eau est claire! » Moi, sans tourner
les yeux, je lo poussai brusquement : «Mais regardez
donc, lui dis-je, la lumière et le paysage. Lo soleil est
prompt et l'effet capricieux. Vous aurez le temps, une
autre fois, de vous extasier sur la limpidité de l'eau. »
Ne t'ai-je point conté aussi ma première visite à la
mer? Nous étions parus d'un village qui n'était plus
qu'à une lieue de la côte, toute une bande, à pied. Nous
avions résolu d'arriver exprès par des dunes très-hautes,
pour que je fusse saisi tout à coup par le grand spectacle
de la mer. Je courus en avant de la troupe et, quand
j'arrivai au sommet des dunes d'où je planais sur l'im-
mensité, il y avait dans le ciel et sur la mer un effet
d'argent, que je n'ai jamais revu depuis avec tant d'éclat,
La mer et le ciel me semblèrent confondus dans un
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8                              Λ THÉODORE ROUSSEAU.
rayonnement surnaturel. Je me demandais où était la
mer. Il me paraissait que j'étais transporté bien au-des-
sus de la mer et de la terre, dans une sphère plus lumi-
neuse. Je fus saisi d'un enthousiasme expansif qui me
serra la gorge. Ne pouvant m'onvoler, je me laissai
glisser par terre, tout de mon long, pour ne plus sentir
mon corps. Ne pouvant crier la gloire de la nature avec
la vigueur des tempêtes, je me mis à pleurer doucement,
doucement, sans faire de bruit, afin d'entendre la grande
voix harmonieuse de l'immensité.
J'étais là, sur le flanc, les yeux baignés dans la lu-
mière, quand notre monde arriva. Le premier do nos
compagnons, m'apercevant ainsi affaissé et sans mouve-
ment, vint fort empressé, et il me dit : « Est-ce que vous
êtes malade? »
Le sens de l'art, la Vision de la beauté, l'amour de la
nature, l'enthousiasme de la vie, sont bien rares. Au
seizième siècle, c'était un sentiment presque général,
Aujourd'hui, la société bourgeoise est tournée vers l'ex-
ploitation des choses mortes, sous le nom d'industrie.
Mais l'industrie n'est que le revers de la médaille so-
ciale. La signification essentielle et profonde est écrite
de l'autre côté. Ainsi, dans les médailles romaines, le
revers de la tôle vivante est quelque emblème matériel,
un fronton d'architecture ou une figure allégorique, un
accessoire ou un moyen.
Il est bien vrai que l'industrie est aussi humaine que
l'art. Il est bien vrai qu'elle se lie aux arts par des affi-
nités encore mystérieuses; mais jusqu'ici ce sont deux
mondes presque séparés. Car notre civilisation a frac-
tionné l'homme en tronçons étrangers l'un à l'autre. La
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A THÉODORE ROUSSEAU.                               9
politique s'est toujours attachée à faire des castes, au
lieu de se proposer pour idéal « l'homme complet dans
la société complète, » comme dit Pierre Leroux.
Je conviens volontiers que cette race matérielle qui
n'a point encore accès dans le monde de l'esprit et
qui se tient en dehors de la vie véritable, est fort
utile; mais, tout en péchant des goujons dans la rivière,
on peut admirer la lumière sur l'eau transparente et
sur les rochers de la rive. 11 serait possible que, sans
l'esclavage des classes inférieures, les riches n'eussent
pas des habits neufs et une table somptueuse. Mais
l'homme se passerait bien., à quelque degré, des recher-
ches exagérées de ce qu'on appelle l'utile. La poésie est
aussi utile que le pain et le fer. Pour ma part, j'aime-
rais mieux vivre dans une belle campagne, moitié pen-
seur, moitié paysan, avec une blouse et des sabots, du
pain de ménage, des pommes de terre de mon jardin et
du petit vin naturel, que de m'agiter dans une vie fac-
tice et turbulente, au milieu du luxe et des jouissances
matérielles. M. Lamennais me disait encore dans les
découragements de sa prison : « J'étais né pour être jar-
dinier. L'ambition du beau, du bien, du vrai, vaut mieux
que l'ambition de l'argent. La véritable richesse est dans
la modération, dans la fraternité humaine, dans un tra-
vail bien ordonné, dans les jouissances du cœur et de
l'esprit. » C'est le trésor caché du beau romau de Jeanne,
par George Sand.
Je ne vois pas que le problème social soit si difficile à
résoudre, posé dans les conditions naturelles, et Jean-
Jacques avait quelque raison dans son début mélanco-
lique de Y Emile : « Tout est bien sortant des mains de
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10                            A THÉODORE ROUSSEAU.
l'auteur des choses; tout dégénère entre les mains de
l'homme, » La cité de Dieu est au sein de la nature et do
l'Egalité. C'est la République de l'avenir.
Il y aura toujours, d'ailleurs, des tempéraments et
des caractères plus spécialement portés à la production
matérielle : Caïn, le fort, à côté d'Abel, le poëte. Per-
mets-moi un petit apologue qui sera sûrement de ton
goût, mon cher Abel :
Dans une famille de prolétaires, il y avait trois
frères : l'aîné était un homme vigoureux, sain de corps
et d'esprit; le second, un pauvre infirme, privé de l'ouïe
et de la vue, et perclus des membres ; le plus jeune, une
organisation frêle et poétique, un esprit rêveur et vaga-
bond, incapable de se fixer sur la réalité. Ses mains dé-
licates se déchiraient à manier la bêche ou la charrue ;
et, quand son frère l'emmenait aux champs pour le tra-
vail de la saison, le jeune poëte s'arrêtait involontaire-
ment devant les fleurs des prés, ou bien il considérait
les découpures de la terre à l'horizon et les nuages du
ciel.
Alors, le travailleur aux larges épaules, aux mains
calleuses, lui dit : α Abel, mon frère, chargés de nourrir
notre frère le perclus, nous avons donné au malade les
premiers fruits de la terre et le plus pur extrait du fro-
ment. Mais ces rudes fatigues t'épuisent, et la terre ré-
siste à ton action débile. Abel, mon petit poëte, retourne
à la maison. Va t'asseoir avec le pauvre malade sous
l'ombre des charmilles; ou bien, va garder nos trou-
peaux le long des montagnes. Fais ce que ton cœur
t'inspirera. Le soir, quand je reviendrai du travail cham-
pêtre, tu me raconteras tes impressions naïves et tu
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A THÉODORE ROUSSEAU.                           li
m'enseigneras à aimer les beautés de la nature. La pen-
sée te révélera des secrets qui allégeront mon travail et
lo rendront de plus en plus productif. J'aime à oxercer
mon bras sur le monde. Le travail de mon bras suffira
bien à notre aisance à tous trois. Car nous ne sommes
pas destinés tous au même œuvre; mais l'ordre des
choses est réglé, pour que nous vivions tous clans la
liberté. »
ïl ne faut pas cependant que l'amour de la nature, la
poésie ot l'art, nous isolent absolument des hommes et
de la société. Bien au contraire, c'est là le lien normal
de tous les hommes et de toutes les choses. C'est le môme
sentiment que la religion universelle. Toi, cher Rous-
seau, tu as pratiqué avec naïveté un détachement exclu-
sif de tout ce qui n'est pas ton art. Tu es demeuré tou-
jours étranger aux passions qui nous agitent et aux
intérêts légitimes de la vie commune. Tu as vécu comme
les solitaires do la Thébaïde dans une concentration un
peu impie. Il est vrai que ta Thébaïde était un paradis
cérébral, resplendissant de vie et de couleur. Mais tes
inquiétudes secrètes et tes agitations, et tes souffrances
instinctives, et quelquefois ton impuissance même dans
l'expression de ta poésie, ne venaient-elles point de cetto
séquestration excessive, de ce suicide d'une partie de tes
facultés? En te mêlant un peu plus avec les hommes et
avec les femmes, ton talent eût gagné sans doute en pé-
nétration et en magnétisme, sans perdre de son origina-
lité. Et d'ailleurs, si les hommes comme toi vivaient
dans la vie commune, que n'apporteraient-ils pas à leurs
semblables! Peut-être n'as-tu compris et pratiqué que la
moitié du devoir, qui est le perfectionnement et l'éléva-
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12                            A THÉODORE BOUSSEAU.
lion de notre propre nature. Nous avons aussi le devoir
de contribuer directement au perfectionnement des au-
tres créatures par une sainte communion de nos senti-
ments et de nos pensées. Diras-tu que c'est là de la
politique et non plus de l'art?
Mais la politique est la sœur de ta poésie bien-aimée.
Quand la politique est fausse, la poésie souffre et ne
peut étendre ses ailes. Te rappelles-tu le temps où, dans
nos mansardes de la rue Taitbout, assis sur nos fenêtres
étroites, les pieds pendants au bord du toit, nous regar-
dions les angles des maisons et les tuyaux de cheminée,
que tu comparais, en clignant de l'œil, à des montagnes
et à de grands arbres épars sur les accidents du terrain?
Ne pouvant aller dans les Alpes ou dans les joyeuses
campagnes, tu te faisais avec ces hideuses carcasses de
plâtre un paysage pittoresque. Te rappelles-tu le petit
arbre du jardin Rothschild, que nous apercevions entre
deux toits? C'était la seule verdure qu'il nous fût donné
de voir. Au printemps, nous nous intéressions à la pousse
des feuilles du petit peuplier, et nous comptions les
feuilles qui tombaient à l'automne. Et avec cet arbre,
avec un coin de ciel brumeux, avec cette forêt de mai-
sons entassées, sur lesquelles notre œil glissait comme
sur une plaine, tu créais des mirages qui te trompaient
souvent dans ta peinture sur la réalité des effets naturels.
Tu te débattais ainsi, par excès de puissance, te nour-
rissant de ta propre invention, que la vue de la nature
vivante ne venait point renouveler. La nuit, tourmenté
d'images sans cesse variables et flottantes, faute d'un re-
pos sur de véritables campagnes baignées de soleil, la
nuit, tu te levais fiévreux et désespéré. A la clarté d'une
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A THÉODORE HOUSSE AU.                             13
lampe hâtive, tu essayais de nouveaux effets sur ta toile
déjà couverte bien des fois, et, le matin, je te trouvais
fatigué, triste, comme la veille, mais toujours ardent et
inépuisable.
N'as-tu pas fait vingt paysages différents et successifs
avec le même motif, musique fantasque et toujours har-
monieuse, variante sur le mémo thème, ton sur ton,
couleur sur couleur? Quand je surprenais malgré toi ces
caprices nouveau-nés, qui remplaçaient dans le môme
berceau un caprice chéri pendant vingt-quatre heures et
caressé avec passion, combien je te grondais do tuer
ainsi tes enfants, de ne pas les élever jusqu'à une belle
et forte jeunesse! Mais tu ne pouvais laisser une image
fixe, ni prendre de nouvelles toiles pour tes nouvelles
fantaisies. Que do fois j'ai voulu emporter de force tes
ébauches sublimes! Tu aurais aujourd'hui une belle his-
toire peinte do tes tourments d'artiste. Mais tu ne te
contentais point d'une esquisse incomplète. Je le disais
qu'on peut aussi accuser le soleil de faire le plus souvent
des esquisses, et que les effets vagues sont les plus fré-
quents dans la nature. Il est rare, du moins dans nos cli-
mats, que le paysage soit écrit positivement avec des
lignes arrêtées. Cependant tu no t'émouvais pas davan-
tage à mes raisons, parce que tu ne cherchais pas lofini
dans la peinture,, mais l'infini dans la poésie. Je conviens
que j'étais à peu près aussi raisonnable qu'un homme
qui, voyant sur la campagne un bel effet de lumière,
voudrait arrêter le soleil et emporter la terro avec cet as-
pect invariable, disant au soleil de prendre uno autre
terre pour ses ébats ; comme si Ton ne pouvait pas se
fier au soleil pour recommencer sans cesse sa magie
1.
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14                            A THÉODORE ROUSSEAU.
éblouissante et pour vous surprendre à chaque nouveau
tableau.
Alors tu me répondais comme pourrait faire le soleil :
« Bah! est-ce que je ne referai pas cela quand je vou-
drai! » En effet, le soleil varie éternellement ses effets.
A chaque seconde, il crée une nouvelle nature ; il fait de
nouvelles images sur la môme toile.
Ne ris pas, cher poêle, de te voir comparer au soleil,
comme Louis XIV, qui ne le méritait guère. Louis XIV
était bien plutôt une lune qu'un soleil; car il recevait
sa lumière des hommes de génie qui illustrèrent son
siècle. Toi, tu illumines ta toile : tu es soleil relative-
ment à la peinture; lune seulement par rapport à l'autre,
qui rayonne dans l'immensité, et dont tu imites la splen-
deur.
Te rappelles-tu encore nos rares promenades aux bois
de Meudon ou sur les bords de la Seine, quand nous
avions pu réunir à nous deux, en fouillant dans tous les
tiroirs, une pièce de cinquante sous? Alors, c'était une
fête presque folle au départ. On mettait ses plus gros
souliers, comme s'il s'agissait de partir pour un voyage
à pied autour du monde; car nous avions toujours l'idée
de ne plus revenir; mais la misère tenait le bout du
cordon de nos souliers, et nous rattirait de force vers la
mansarde, condamnés ainsi à ne jamais voir dehors qu'un
seul tour de soleil. Notre bourse ne durait guère. L'air
de la Seine est bien vif, et il fait faim sous les bois. Le
tabac de caporal est si bon, quand on court comme des
chevaux échappés sous le vent, ou quand on se couche
sur quelque colline pour regarder les bandes bleues de
l'horizon ! Je ne me rappelle pas que la régie nous ait
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A THÉODORE ROUSSEAU.                              15
jamais fait présent d'une once de tabac, ni que les
cabaretiers de Saint-Cloud nous aient jamais offert l'hos-
pitalité.
Cependant nos promenades si modestes et si sobres,
mais si ardentes et si enthousiastes, valaient bien une
course en équipage dans ce pauvre bois de Boulogne,
saccagé par les fortifications. Que nous avons vu de
belles choses ensemble, là-bas, pas plus loin que Meu-
don ou Saint-Cloud l La nature nous faisait des orages
gratis et des spectacles imprévus, tout exprès pour nous.
Que tu étais heureux, mon cher peintre, quand le ciel
voulait bien avoir des caprices, se voiler de nuages, et
laisser passer au hasard des rayons mélancoliques 1
Après ces décorations splendides, que nos mansardes
nous paraissaient grises, malgré leur superbe mobilier
suffisant à nos besoins : un lit délabré, quelques fauteuils
de la Renaissance, en bois de chêne, avec des loques de
velours, un petit guéridon au pied contourné, une bougie
chancelante dans un vase du Japon, une bouilloire à
café, des livres poudreux et de belles esquisses des an-
ciens maîtres, pendues aux lambris! C'était bien pauvre,
mais moins laid qu'un salon bourgeois.
C'est là que George Sand vint un jour le voir, amenée
par Eugène Delacroix. Toi qui n'as jamais songé à la
faveur publique, et qui as toujours fait de l'art par
amour, ce fut cependant, je pense, un des beaux jours
de ta vie. Les deux plus grands peintres du dix-neuvième
siècle, Eugène Delacroix et George Sand, venant te trai-
ter de frère; Delacroix trouvant par modestie sa palette
terne à côté de ta couleur, lui qui a fait les plus beaux
ciels du monde ; George Sand reniant ses paysages du
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16                            Λ THÉODORE ROUSSEAU.
Berry à côté de tes paysages de la rue Taitbout, elle qui
a peint avec la parole mieux que Claude ou Hobbema.
N'est-ce pas que tu oublias alors toutes tes nuits sans
sommeil et tes jours de désespoir?
Il y avait dans ton atelier ta Descente de vaches, le pre-
mier ouvrage complet de ta jeunesse, un paysage où la
nature est comprise avec la sensibilité de Jean-Jacques,
et exprimée avec l'originalité de Rembrandt. Il y avait
quelques études de ta première échappée en Auvergne,
quand, à dix-sept ans, tu abandonnas l'atelier acadé-
mique pour aller regarder les arbres et le ciel ; et l'on te
demanda si une de ces vigoureuses études n'était pas un
caprice de Géricault. Il y en avait d'autres qui, par la
finesse, ressemblaient à Bonington, d'autres à Salvator,
par la rudesse de la touche et la spontanéité de l'effet.
Il y avait aussi sur le chevalet un petit morceau do
buisson, bien admiré par tes deux hôtes illustres, mais
qui disparut malheureusement sous un désir nouveau.
Hélas! que j'en ai vu changer ainsi de charmants poèmes
entre les arbres et la tempête, entre le soleil et les ruis-
seaux ! mais la nature ne dévoilait jamais le mystère que
tu poursuivais avec l'opiniâtreté patiente et passionnée
d'un génie valeureux.
C'est la certitude de tes impressions fortes et originales,
autant que la sympathie des vrais artistes, qui t'a sou-
tenu dans cette lutte obscure; et, peu à peu, malgré ta
solitude et ta modestie, malgré la persévérance du jury
qui t'a toujours refusé la publicité, ton nom se répan-
dait, si tes œuvres étaient inconnues. On se disait qu'il
se préparait un grand peintre dans un petit atelier fermé
à la curiosité vulgaire. On écrivait à chaque Salon, sur
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Λ THÉODORE ROUSSEAU.                                 1"
les paysages de Rousseau, comme s'ils eussent été ex-
posés au Louvre. Eugène Delacroix, George Sand,
Ary Scheffer et quelques autres racontaient ce qu'ils
avaient vu, si bien que l'atelier a été forcé par les con-
naisseurs intelligents.
Aujourd'hui, plusieurs do tes paysages ornent les deux
ou trois cabinets les plus distingués de Paris. Ton Allée
de châtaigniers,
d'une composition si hardie qui fait
songer aux cathédrales du moyen âge, resplendit chez
M. Périer, à côté des belles peintures de Decamps. Au-
jourd'hui, le succès extérieur et la renommée, qui n'ont
jamais été ton but, se trouvent le résultat légitime de ta
vie laborieuse et de ton amour.
En mémo temps, le talent inquiet et sauvage de ta
première jeunesse s'est tranquillisé par la série de tes
expériences aventureuses sur les ressources de la cou-
leur. Tu as conquis une pratique victorieuse qui ne s'ar-
rête plus devant les difficultés de l'expression. Tu es sui-
de ta forme et de ton style pour traduire ta poésie intime.
Tu es entré dans ta période de force productive. Montre
maintenant tes fleurs et tes fruits.
Là-bas, quand tu rentreras le soir de les courses sous
le ciel méridional, ouvre ce Salon que je t'envoie comme
un souvenir de notre vieille amitié et do nos luttes com-
munes. Pardonne-moi, dans ce travail sans ordre, im-
provisé au jour le jour pour le journalisme rapide, beau-
coup d'hérésies bienveillantes et quelques banalités
volontaires. Pour écrire un Salon digne d'un intérêt du-
rable, il faudrait prendre une demi-douzaine d'hommes
comme Delacroix, Decamps, Ary Scheffer, M. Ingres,
qui représentent des qualités particulières, et rattacher
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18                            Λ THÉODORE ROUSSEAU.
à ces chefs d'école les autres talents qui n'ont pas uno
véritable originalité. Avec de pareils artistes, on s'é-
lèverait naturellement aux plus hautes questions de
l'art, fond et forme. Mais combien de peintres, au Salon
de 1844, qui ne soient pas des rejetons?
Cependant, puisque la nature a créé mille humbles
plantes, joyeuses de recevoir les rayons du soleil à travers
les grands chênes, ne méprisons pas absolument les ta-
lents secondaires. Rembrandt ne dispense pas de Bol et
de Fiinck. On peut apporter à la suite des maîtres une
certaine originalité et un mérite incontestable. Heureux
quand, à côté de Rubens, on trouve van Dyck, Snyders
et Jordaens,
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SALON DE 1844
I
Comment plonger dans cet océan de pointures, et on
retirer quelques petites perles bien nettes et bien fines?
Lorsqu'on apporte au lapidaire un pôle-môle do pierre-
ries de toutes couleurs et do toutes qualités, il com-
mence par mettre la main sur les diamants, puis il
choisit les bijoux: précieux et rares, les rubis lumineux
et les émeraudes au reflet de serpent. Le reste, il le
compte tout au plus, pour le vendre en nombre. Les pe-
tites turquoises valent cinquante francs le mille 1 C'est
bien joli pourtant, mais c'est si commun! On en récolte
des millions contre un seul rubis. Il y a plus commun
encore, c'est l'agate; on n'en veut pas du tout. L'agate
n'est plus môme un objet d'art. Le luxe la renvoie aux
industries roturières ; car, au-dessous de l'agate, vous
n'avez plus que le simple caillou qui est bon à sabler le
chemin.
Nous sommes au Salon comme le lapidaire devant
son tas de pierres. Hélas! que d'agates bigarrées de
grosses nuances communes et opaques ! Où est le dia-
mant qui porto l'arc-en-ciol ? Où est l'émeraudo qui,
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20                                SALON DE 1844.
comme le paysage, prend sous la lumière les couleurs
diverses de la végétation? Où sont toutes ces pierreries
transparentes comme des rayons do soleil qu'on aurait
le pouvoir de cristalliser?
Où est l'art?nous ne trouvons que l'industrie au lieu
de l'art.
Demandez à ces ouvriers sans inspiration quel est le
principe de la peinture, ils n'en savent rien. La plupart
vous diront que c'est rimitalion de la réalité. On pour-
rait alors les renvoyer au daguerréotype et à la chambre
noire. On pourrait substituer une figure en cire roso à
la Vénus de Milo. Et la musique, est-ce l'imitation de la
réalité?
La poésie, qui est le principe de tous les arts, rhylhme.
son, forme ou couleur, est justement le contraire de
l'imitation. C'est l'invention, c'est l'originalité, c'est le
signe manifesté d'une impression particulière. La poésie
n'est pas la nature, mais le sentiment que la nature in-
spire à l'artiste. C'est la nature reflétée dans l'esprit hu-
main.
Demandez encore à ces peintres quel est le moyen
spécial de leur art. N'est-ce pas la couleur, ou l'har-
monie ? Ils n'en savent rien. Dans quel ton jouent-ils?
Quelle est la note dominante de l'harmonie de leur ta-
bleau ? Velazquez aurait pu répondre : α Je suis dans le
ton gris argenté. » Decamps répondrait : « Grenat ou
feuille-morte. » Delacroix dirait,, à la façon de Beetho-
ven : « Ma symphonie commence en pourpre ma-
jeur et continue en vert mineur. » Le Titien, Rem-
brandt, Rubens et Murillo n'étaient point embar-
rassés pour cette divine musique, dont le secret n'est
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21
SALON DE 1844.
plus môme soupçonné par la majorité des exposants.
A la vérité, l'école française n'a jamais été très-colo-
riste; mais elle a suppléé, presque toujours, par une
qualité intellectuelle, au talent spécial do l'expression
en peinture, qui est la couleur. La qualité do la com-
position est ce qui distingue nos artistes nationaux, et
c'est là leur principe de vie. Le principe de l'école flo-
rentine, c'était le dessin, la tournure des lignes, le stylo
de la forme. Le principe de l'école vénitienne, c'était
la couleur et la lumière. Le principe de l'école ro-
maino fut la composition générale, la mise en scène
et l'ordonnance du sujet. La France, en ce point, a tou-
jours suivi la tradition romaino. Nos grands artistes sont
de l'école de Raphaël, avec non moins de logique et do
raison, si ce n'est avec autant de poésie. Le Poussin et
Lesueur, et plus récemment Léopold Robert, appar-
tiennent à ce système. Aussi la tendance de notre école
fut-elle toujours historique, pendant que la peinture
italienne en général aspire à la poésie, pendant que les
écoles flamande et hollandaise expriment la vie domes-
tique.
A toutes les époques, il y a au fond d'un art indigène
une certaine raison déterminante, une logique qui ne se
d,ément point. Au dix-huitième siècle, l'art de la Ré-
gence et de Louis XV était inspiré par la volupté. L'école
de la Révolution affectait un stoïcisme austère. L'école
impériale se drapa militairement, avec une roideur cal-
culée. On sentait que ces figures nues venaient d'ôlro
déshabillées pour le besoin du moment. Elles n'étaient
pas à l'aise sans col et sans bottes fortes. Léonidas avait
servi dans les cuirassiers, Énée dans les dragons. Ro-
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SALON DE 1844.                                23
tableaux, de môme que chaque peintre a brossé au ha-
sard sur sa toile. On nous pardonnera si, par imitation,
cette revue manque d'ordonnance et peut-être aussi de
style et de couleur.
Que do grandes toiles ! que de grosses et lourdes fi-
gures, pour peu de pensée ! que de temps et de maté-
riaux perdus! Que l'avenir fera-t-il de ces immenses ta-
bleaux vides ? Ce ciel do trois mètres carrés pouvait tenir
dans un petit coin de quelques pouces. Il n'en fallait
pas tant à lluisdael pour exprimer les tempêtes do l'air
et les profondeurs de l'infini. Ces animaux, de propor-
tion monstrueuse, Albert Cuyp les faisait bien plus gi-
gantesques, sur un panneau d'un pied. La proportion
mathématique no préjuge rien pour la grandeur. La
moindre figure, dans un petit dessin do Michel-Ange^
est plus haute que vos majestueux personnages. Ben-
vonuto ciselait, sur le pommeau d'une épée, dos com-
bats qui valent bien les deux lieues de peinture guer-
rière exposée à Versailles ; et l'éléphant de la Bastille
tiendrait dans le ventre d'un de ces merveilleux petits
éléphants qu'on trouve quelquefois gravés sur les pierres
antiques, après la conquête d'Alexandre.
Il y a au Salon quelques centaines de toiles qui ont
plus de dix pieds. C'est dix fois, cent fois trop. La plu-
part sont commandées pour le Musée de Versailles ou
pour les églises de département. L'art et le culte n'y ga-
gneront rien. Les tableaux religieux ont perdu leur signi-
fication ; les tableaux historiques n'ont d'intérêt que le
sujet. Voici cependant un tableau qui attire les regards :
c'est la" Fédération au Champ-de-Mars, en 1790, par
M. Auguste Couder. On dit que le roi Louis-Philippe
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SALON DE 1844.
24
allait souvent voir travailler M. Couder dans les ateliers
du Louvre : il pouvait lui prêter les souvenirs du duc
de Chartres. Il ne paraît pas, toutefois, que le peintre
ait eu le sentiment de cette grande fête nationale. La
composition manque absolument d'unité. On cherche en
vain le centre de l'action. Est-ce le groupe de Louis XVI
et de sa famille? Est-ce l'autel où Talleyrand célèbre
l'office? Est-ce la Constituante? Est-ce la municipalité
de Paris? L'œil se perd dans les détails, sans pouvoir
saisir l'ensemble. On remarque seulement les petites
figures coquettes et brillantes du premier plan, qui mon-
tent les gradins : les épisodes couvrent le point prin-
cipal.
Je sais bien que le sujet et le lieu de la scène compor-
taient des difficultés excessives : un espace vide, au mi-
lieu ; une couronne bariolée, tout à l'entour. Où placer
le nœud de la composition?.Par quel artifice de perspec-
tive et de lumière sacrifier la garniture de ce collier à la
décoration centrale ? Il faut toute cette foule, et un grand
peintre en eût mis encore bien davantage ; mais il faut,
de plus, que ces rayons ne soient pas isolés. La vie doit
être au cœur et non dans les extrémités. Paul Véronèse
est le grand maître de ces compositions compliquées.
Le Titien a fait quelquefois aussi des assemblées im-
menses, comme le Concile qui est au Louvre. Dans le
tableau du Titien, on admire l'harmonie de la composi-
tion, quoique le peintre n'eût pas la ressource d'un sujet
en action bien vive. Dans le tableau de M. Couder, l'in-
térêt devait se porter sur l'autel de la patrie et sur les
corps nationaux qui l'environnent. Il fallait dissimuler
les premiers plans par des demi-teintes habiles, et con-
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SALON DE 1844.                                25
centrer le soleil au cœur de la scène. Vous voulez nous
représenter une des plus augustes solennités publiques
de l'histoire de France, et nous n'apercevons que quel-
ques femmelettes cambrées, avec des muscadins en ha-
bits de soie. La fédération do 90 devait laisser une autre
impression.
Le tableau de M. Couder est comme une pièce de
théâtre dont les cinq grands actes seraient remplis d'a-
necdotes plus ou moins piquantes, en dehors de toute
conception dramatique. Quelques vers faciles, quelques
mots spirituels et chatoyants, ne suffiraient pas pour
sauver la pièce. Failesun madrigal ou un couplet, si le
drame et la comédie sont au-dessus de vos forces. La
peinture historique, comme le théâtre sérieux, exige
l'unité, une action nette et une pensée en relief.
Soyez Gavarni, Charlet ou Daumier, si vous ne pouvez
pas atteindre Paul Yéronèse, Raphaël ou le Poussin. Il
vaut mieux être un bon lithographe qu'un peintre mé-
diocre. Sancho préférait son grison joyeux au triste cour-
sier de Don Quichotte.
Un autre peintre qui a grand tort de s'égarer sur des
toiles immenses, c'est M. Biard. Le public ne le suivra
point au Bivouac de la garde nationale. M. Biard sera
perdu par les commandes officielles. Comment peindre
l'histoire politique, après la Pudeur orientale ou la Con-
valescence?
Les plus hauts personnages prendront tou-
jours une tournure équivoque sous la main qui fait gri-
macer des caricatures boursouflées. On ne saurait être à
la fois Corneille et Trissotin. M. Biard a d'ailleurs trop de
succès pour qu'il puisse, sans ambition coupable, envier
aucun des contemporains. Il est plus admiré le di-
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26                                SALON DE 1844.
manche que MM, Ingres et Delacroix toute la semaine.
Il a pour lui tout ce public qui s'arrête au vieux Musée
devant Y Intérieur de M. Drolling, qui méprise les Ita-
liens et qui s'aventure à peine chez les Flamands jus-
qu'aux porcelaines du chevalier van der Wcrff ou de
Mieris.
Le salon carré contient la plupart des grands tableaux
de commande : des Batailles, par MM. Larivière et De-
bay, la Prise de Marrah, par M. Dccaisne, une foule de
compositions empruntées à l'Ancien et au Nouveau Tes-
tament, comme le Jardin des Oliviers, par M. Chasso-
riau, des portraits, des paysages, et le fameux In-
cendie du quartier de Péra ,
à Constantinople , par
M. Gudin.
M. Gudin compte six tableaux à l'exposition, et il oc-
cupe six pages du livret ; une page en petit texte pour
chaque tableau. Est-ce que la peinture de M. Gudin ne
s'explique pas d'elle-même, pour avoir besoin do si
longs commentaires? Le langage de la l'orme et de la
couleur devrait dispenser de ces interprétations déme-
surées.
L'Incendie de M. Gudin est un déluge d'affreuse cou-
leur jaunâtre, sans le pétillement de la flamme, sans la
vivacité du feu. Les incendies de van der Foei. et même
du vieux Brvegel sont bien plus terribles et bien plus
naïfs en même temps. Dans le tableau de M. Gudin, les
figures, et en tète le prince de Joinville, se dessinent sur
ce fond opaque, comme les personnages des papiers
peints. L'effet est complètement manqué.
Il est vrai que M. Gudin prend l'entreprise de trop de
tableaux au compte delà Liste civile, pour conserver les
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c2~
SALON DE '1844.
qualités de peintre qu'il annonçait dans ses premiers
ouvrages. Il faut choisir entre Tart et l'argent. M. Gudin
a préféré la fortune rapide à un talent développé par
l'étude et la réflexion.
M, Eugène Isabey est aussi un de ces improvisateurs
qui n'ont pas le loisir de travailler un tableau. Pour
faire du premier jet une œuvre digne d'approbation, il
faut plus que du talent, il faut du génie. Les grands
maîtres, en effet, sont admirables dans leurs ébauches
et dans le moindre croquis. Souvent une esquisse a plus
de style et de vigueur qu'un tableau terminé. Mais ce-
pendant ces études primesautières ne doivent être que
des motifs destinés à une élaboration plus consciencieuse
et plus sévère. La Rencontre du roi Louis-Philippe et de
la reine "Victoria,
en rade du Tréport, a de l'éclat et de
la spontanéité ; la couleur en est riche, mais fausse.
M. Isabey est plus heureux dans ses petites marines
sans prétention.
M. Dauzals a représenté une scène de notre expédition
d'Afrique, la Soumission a"el Mokrany. On voit les
ruines romaines de l'ancienne Silifis, les tentes des
Arabes, et les principaux chefs entourés de troupes nom-
breuses. La composition est un peu confuse, mais l'as-
pect a de la couleur et du mouvement.
Deux autres épisodes de la guerre d'Alger ont été ex-
posés par MM. Philippoteaux et Benjamin Roubaud,
M. Philippoteaux est un jeune peintre qui cherche une
manière et qui se jette étourdiment dans des imitations
successives, à la découverte du succès. M. Horace Ver-
net parait être aujourd'hui l'objet de sa prédilection.
M. Philippoteaux a de l'adresse et de la verve. Il ferait
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Ι
28                                SALON DE 1844.
mieux de suivre ses impressions personnelles, que de
regarder sans cesse d'où vient le vent.
Le tableau de Benjamin Roubaud est certainement
un des mieux composés entre tous ces tableaux sans
intérêt et sans unité. C'est le Retour du duc d'Aumale
dans la plaine de la Mitidja,
après la prise de la smala
d'Abd-el-Kader. L'auteur a bien compris le caractère de
son sujet. Ce ciel d'Afrique, ce paysage désolé, ces cos-
tumes étranges, la vie aventureuse dans un pays neuf
et sauvage relativement à la vieille Europe, pourraient
fournira nos peintres des effets originaux, s'ils n'avaient
pas la triste habitude de se copier les uns les autres;
les scènes d'Afrique sont déjà stéréotypées et uniformes,
comme tous les sujets épuisés par la peinture officielle.
On a dit avec raison que les innombrables batailles du
Musée de Versailles n'étaient qu'une seule bataille, et
que les auteurs n'avaient pas réussi à donner à chacune
son drapeau distinctif et particulier. Quelle que soit
l'époque, c'est, en effet,.toujours la même ordonnance :
de gros chevaux et des combattants en posture théâtrale
au premier plan., le reste au hasard ; un paysage de con-
vention, partout le môme; le môme ciel partout; voilà
le type des batailles de nos peintres privilégiés. Il ne
faut excepter que la Bataille de Taillebourg, par Eugène
Delacroix.
La Caravane, par Roubaud, est très-pittoresquc-
ment rangée. Chaque figure est juste de mouvement et
d'expression, tout en concourant à l'ensemble. Il y a sur
cette scène comme un signe de résignation valeureuse.
Le courage, l'amour de la patrie, l'enthousiasme
propre au caractère français, font oublier à ces soldats
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SALON DE 1844.                                29
harassés la fatigue cl les dangers. Roubaud connaît
aussi bien son soldat d'Afrique que Chariot connaît le
troupier impérial. Raffet seul pourrait lui donner dos
leçons sur la physionomie de l'armée d'Alger.
Gigoux est l'auteur d'un grand tableau où Ton re-
marque des qualités d'exécution. La réputation do
Gigoux est faite depuis plusieurs armées. Sa Cléopâtre,
exposée en 1838, est une des compositions notables do
notre école contemporaine. Personne ne manie la brosse
avec plus de certitude que Gigoux. C'est un praticien
consommé et un excellent maître pour les élèves en
peinture. Il a de la science et de la conscience, de la
réflexion et delà volonté, il a étudié les anciens maîtres
au Louvre et en Italie. Il possède et pratique les procé-
dés des meilleures écoles. Il est inquiet du style et de la
grandeur, mais ses tableaux manquent quelquefois du
sentiment de la beauté. Son Baptême de Clovis présente
trois ou quatre figures excellemment peintes, les deux
femmes de droite et l'hommo casqué qui porte un grand
manteau bleu. Les draperies blanches de la jeune fille,
la robe rouge et les joyaux éclatants de la seconde
femme, le manteau du soldat, sont dignes, en plusieurs
parties, des artistes vénitiens. Malheureusement, la
figure principale, ce Clovis qui courbe la tête devant
saint Remi, n'a point la tournure historique du glorieux
Sicambre, Ses jambes grossières et lourdes, ses bras
rouges et sans accent, les attaches arrondies, les mains
communes, enlèvent tout caractère au premier héros de
notre tradition nationale. Chaque type doit avoir ce-
pendant sa beauté spéciale, dont l'art est l'interprète.
Clovis nous apparaît toujours comme une grando figure
2
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30                               SALON DE 4844.
élancée par sa conviction et son audace. Ces barbares
prédestinés ont dans nos annales une allure si brusque,
si franche, si imprévue; ils vont au-devant de la civili-
sation et de la lumière^ sans savoir où ils vont, mais
rien ne saurait les retarder. C'est cette marque radieuse
d'une fatalité salutaire, qui n'est point écrite au front du
Clovis par G-igoux.
Tous les artistes connaissent dans les jardins de Ver-
sailles le magnifique groupe $ Andromède, du Puget : la
femme enchaînée est tapie sur son rocher, comme un
oiseau peureux qui attend ; et Persée s'élance pour briser
les fers. On sent que l'irrésistible vainqueur n'a qu'à
allonger sa main nerveuse et que le charme sera rompu.
Il va cueillir sa bien-aimée comme un fruit désiré, et
l'emporter dans ses bras.
Clovis ne fut-il pas le Persée de la France gallo-ro-
maine? la nation, enchaînée par l'ancien culte et par
une politique oppressive, attendait son sauveur, et c'est
le fier Sicambre qui se précipita pour délivrer cette An-
dromède.
II
Où est le temps de ces grandes disputes qui passion-
naient les artistes et la critique? On s'agitait alors pour
un effet de lumière, pour l'expression d'une physiono-
mie, pour la contorsion d'un membre. Alors il fallait que
les personnages qui se permettaient de paraître au théâ-
tre public eussent le bon goût d'avoir quelque tournure
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SALON DE IBM.                                31
et d'exécuter bravement leur rôle. On prenait au sérieux
le drame représenté sur la toile, comme les drames qui
se jouent sur les planches. VAthalieda Sigalon, le Dante
d'Eugène Delacroix, on les comparait à l'esprit de Ra-
cine, à l'esprit de lïmmortel poète italien. Le Massacre
de Scio
a fait tirer l'épôe, comme le Hernam de M. Victor
Hugo. Il y avait alors des factions aux couleurs diverses,
comme au cirque de Néron ·, la Rose blanche et la Rose
rouge, comme dans la guerre des Stuarts ; les Bleus et
les Blancs, comme dans l'ancienne Vendée; les élus et
les réprouvés; le fanatisme de part et d'autre, l'indiffé-
rence nulle part; une sorte de religion partout, comme
dans les époques ardentes de révolution. Le sentiment
de la beauté, l'amour do la couleur et do la forme,
avaient leurs apôtres et leurs martyrs. Plusieurs on sont
morts, non pas parmi les critiques, race de spectateurs
curieux et réfléchis, qui ont toujours soin de leur santé,
et qui se contentent d'applaudir au développement du
drame et au jeu des acteurs, pendant que ceux-ci se
consument à réaliser la pensée poétique. Mais les pre-
miers rôles de la pièce, mais Prudhon, Géricault, Léo-
pold Robert, Sigalon, et combien d'autres plus obscurs,
mais ces nobles artistes, dont la vie fut une aspiration
insatiable et un désir comprimé, ils ont été tués par leur
génie. L'art est long et la vie est courte, selon le pro-
verbe ancien. Leur passage fut bien rapide, en effet, et
leur œuvre bien contestée. A leur moment suprême, ils
n'ont point, comme les gladiateurs antiques, salué le
César qui les faisait mourir : Cœsar, moriluri te solulant!
car la plupart sont morts en désespérés, maudissant
l'art, ce César impérissable, ce despolo pour qui se sa-
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32                                SALON DE 1844.
crifieiit toujours les plus généreux athlètes, sans autre
espoir qu'une gloire chanceuse, sans autre satisfaction
que l'accomplissement d'un amour fatal.
Où est le temps de la Locuste, de Sigalon, du Nau-
frage de la Méduse,
de Géricault, du Sardanopale, d'Eu-
gène Delacroix, de la Patrouille turque, de Decamps, et
môme des Pêcheurs, do Léopold Robert, ou du Saint
Symphorien,
de M. Ingres? La médiocrité a remplacé
l'inspiration chez les artistes ; l'indifférence a succédé à
l'intérêt dans le public. On pouvait mieux attendre de
cette crise fiévreuse qui promettait un complet rétablis ·
sèment. En littérature, du moins, l'insurrection roman-
tique a conquis un instrument plus agile, une pratique
plus libre et plus éclatante. Le mouvement littéraire
s'est continué avec un notable progrès. Les écrits do
George Sand, par exemple, joignent à l'éloquence et à
la conviction de J.-J. Rousseau les allures délibérées et
faïitasques du dix-neuvième siècle. En peinture, la tra-
dition française est perdue, quant à la pensée. C'est en
vain que Louis David, reprenant indirectement l'œuvre
du Poussin, a ressuscité les héros de l'histoire. L'école
contemporaine abjure le génie français, qui est la préoc-
cupation des grandes choses sociales et politiques. Et
de même, quant à la forme, les peintres actuels no pro-
fitent pas davantage des conquêtes de la révolution ro-
mantique. Cependant, les deux écoles qui se sont suc-
cédé depuis la fin du dix-huitième siècle auraient pu,
en combinant leurs éléments, produire un art national,
plein de sève et d'originalité. Oui, David avait raison
d'évoquer Socratc, Léohidas et les Horaces ; car ce sont
des types que la mémoire des hommes doit conserver
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SALON DE 1844.                                33
éternellement·, et la reproduction des hauts faits histo-
riques est une allégorie féconde pour les générations
vivantes. Oui, Géricault et Delacroix avaient raison, au
même litre, en peignant les drames de l'histoire con-
temporaine; carie domaine de Tart est infini : l'huma-
nité tout entière, la nature tout entière, lai appartien-
nent. L'art est partout : il no s'agit que de le voir. Les
artistes sont ceux dont le regard saisit une image et un
sentiment, et dont le métier habile sait reproduire celle
impression dans un moule particulier. Quand la nature
ou la méditation vous donnent une idée abstraite, vous
êtes un philosophe; quand elles créent au dedans de
vous-même des formes vivantes, vous êtes un poète; si
vous avez la puissance divine de jeter hors de votre cer-
veau ces êtres animés, avec une couleur distinctive et
des proportions normales, vous êtes peintre.
Les exposants au Salon de 1844 no sont guère tour-
mentés de cet esprit intérieur, de cette flamme poétique,
comme on disait au dix-septième siècle. La peinture
n'est plus qu'un métier vulgaire, ainsi que les autres
professions. L'art pour l'art valait encore mieux. Cha-
cun, du moins, cherchait à se distinguer par une cer-
taine interprétation do la nature, par un sentiment ori-
ginal. Aujourd'hui, vous allez le long des galeries du
Salon, sans qu'aucune œuvre caractérisée vous force à
vous arrêter. Tous les tableaux se ressemblent. On dirait
les produits de la même manufacture industrielle. Quand
on se promène au vieux Louvre, avec quelque pratique
de la peinture, on peut, du premier coup d'œil, appliquer
un nom à chaque tableau : Rembrandt, Ostado, Cuyp,
Yéronèse, Carrége, André del Sarte ; même aux maîtres
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34
SALON DE 1844.
secondaires, qui ont pourtant un signe de race et une
physionomie distincte, quoiqu'ils appartiennent à la
môme famille. Aujourd'hui, c'est une promiscuité misé-
rable. La race est effacée. Il ne reste que le cachet
d'une débilité générale et d'une commune laideur. C'est
comme ces pauvres enfants des grandes manufactures
anglaises, qui ont tous perdu la forme et la santé, qui
ont tous la taille fatiguée, les traits frustes, et la peau
décolorée.
Quelques artistes cependant se recommandent par des
qualités individuelles. Los tableaux do MM. Corot, Le-
leux, Diaz, Couture, Marilhat, Muller, Glaize, Charpen-
tier, Français, Aligny ; les portraits de MM. Lehmann,
Louis Boulanger, Gallait, Pérignon, Alfred Dedreux, etc.,
méritent un examen spécial.
M. Corot est un paysagiste très-apprécié en dehors
de l'Institut, qui lui a refusé, cette année encore, un
tableau. Les trois paysages de Corot sont incontesta-
blement parmi les meilleurs de l'exposition : Vue de la
campagne, de Rome, Destruction de Sodome, Paysage avec
figures.
Celui-ci est dans le salon carré. Il représente
une sorte de concert champêtre, au milieu d'une nature
harmonieuse et mélancolique. Quelques figures drapées
avec fantaisie font de la musique, à l'ombre de grands
arbres mystérieux. Les compositions de Corot rappel-
lent involontairement les idylles antiques. Son talent
modeste et solitaire le porte à une rêverie touchante qui
se réfléchit dans sa peinture. Il n'a jamais péché par
l'ambition d'un éclat pompeux. Ses figures ne font pas
grand bruit dans ses paysages tranquilles. L'aspect est
toujours extrêmement juste d'ensemble, Une lumière
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SALON DE 1844.                                35
douce, des demi-teintes bien ménagées, enveloppent
toute sa composition.
.11 no faut pas lui demander l'ardeur du soleil d'Orient
et ces ombres qui coupent la terre ; mais le vent du soir
agite mollement les branches élégantes de ses arbres et
caresse les cheveux de ses petits personnages. Dans son
concert champêtre, il semble que le son des instruments
se mêle aux ondulations de l'air. Pendant qu'une femme
demi-nue touche les cordes d'un violoncelle, une jeune
fille étendue sur le gazon l'écoute avec recueillement.
Quelques autres figures sont éparses au second plan du
paysage : Fortunatos nimiurn agricolas. Heureusement,
il n'y a pas de danger que la poésie agreste de Corot
nous enlève à l'agitation de la société politique ; mais
c'est un contraste avec nos mœurs contemporaines, ana-
logue à la poésie du temps d'Auguste, moins l'épicu-
réisme d'Horace et l'Alexis de Virgile.
La Destruction de Sodorne a tiré par hasard M. Corot
de sa placidité habituelle. C'est une grande scène de
désastre, où la terre et le ciel sont confondus. La tem-
pête souffle sur la ville couleur de cendre; les grands
arbres sont dépouillés; la désolation couvre la nature,
et la famille de Loth s'enfuit au premier plan, poursui-
vie par un reflet livide. Ne regardez pas de trop près
les figures de Corot; elles sont balafrées de touches
larges et brusques, qui sacrifient le détail microscopique
à l'effet général. Celle manière incomplète a, du moins,
le mérite de produire un ensemble harmonieux et uno
impression saisissante. Au lieu d'analyser un membre,
vous éprouvez un sentiment.
M· Leleux possède aussi cette qualité de l'harmonie,
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SALON DE 1844.
3 G
si rare parmi nos peintres. Il n'importe pas absolument
que la peinture soit montée au ton le plus élevé, pourvu
que la dégradation des nuances soit juste et en accord
avec la dominante. Le gris domino sans doute un peu
la palette de M. Leleux, et lui impose le sacrifice des
hauts éclats de la couleur. Mais il n'est pas donné à tout
le monde de courir toutes les gammes, comme font Eu-
gène Delacroix et Rousseau.
La Posada espagnole, de M. Adolphe Leleux, et quel-
ques paysages de la Bretagne, avaient déjà révélé un
artiste adroit et d'un sentiment distingué. Ses Canton-
niers navarrais,
couchés dans un site très-pittoresque,
donnent bien l'idée de ces hommes indomptés et de ce
pays sauvage. Il n'y manque qu'une lumière plus mé-
ridionale, un ciel plus chaud. M. Leleux a voulu flatter
le soleil breton, qui n'en rougira pas moins, en appro-
chant de l'Espagne voluptueuse.
Voici Diaz. Celui-là ne craint pas la plus vive lu-
mière. Ses tableaux ressemblent à un monceau de pier-
reries. Le rouge, le bleu, le vert, le jaune, tous les tons
francs et tous les tons combinés de mille manières, jail-
lissent en rayons de chaquo point de ses tableaux; c'est
comme un semis de feuilles de coquelicots, de tulipes,
do feuilles do houx, do bouquets disséminés sous le
soleil; c'est comme la palette capricieuse d'un grand
coloriste. Il est impossible d'avoir plus d'audace et de
mieux réussir. Diaz a beaucoup étudié dans les coins
les plus vierges de la forêt de Fontainebleau. Il y a saisi
des effets d'automne qu'une nature plus cultivée ne sau-
rait offrir. Les arbres, les terrains, les ombres de ses
paysages, ont des aspects étranges et très-poétiques.
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SALON DE 1844.                                37
La Vue du bas Bréau est une excellente élude, tout à fait
en dehors du sentiment vulgaire. Il faut être un grand
artiste pour voir ainsi le paysage et pour le peindre avec
cette bravoure digne des maîtres espagnols.
Les Bohémiens se rendant à une fête sont un peu in-
spirés par la Descente de vaches dans un ravin suisse, de
Th. Rousseau. Tous les amis de la belle peinture con-
naissent cotte œuvre singulière de Rousseau, qui fut
longtemps exposée chez Ary Scheffer, après avoir eu
les honneurs d'un refus au Salon. Le long d'une route
escarpée, couverte do sombres végétations} quelques
pâtres descendent avec leurs troupeaux dans une plaine
aux herbes gigantesques, où les vaches plongent jus-
qu'au poitrail. Diaz, empruntant le dessin général de
cette composition poétique, en a changé le caractère
pour la convenance do son sujet. Au lieu du mystère et
de la solitude, il a animé son tableau d'une joie exubé-
rante et d'une sorte de folie. Ses Bohémiens, diaprés de
mille couleurs, avec des costumes de tous les pays,
avec des tournures les plus diverses du monde, roulent
jusqu'au bas du sentier. Quelques-uns se perdent dans
les broussailles ; mais les Bohémiens se retrouvent tou-
jours, et ils ont trop d'ardeur pour manquer à la fêle.
Un autre tableau de Diaz, Y Orientale, est aussi
une réminiscence d'Eugène Delacroix. A tant faire
que d'imiter, on ne saurait mieux choisir ses modèles.
L'Orientale représente l'intérieur d'un harem, où Ton
voit rassemblées des femmes aux yeux veloutés, aux
poses nonchalantes,, aux riches ajustements. Cette fraî-
che oasis, cachée au fond du sérail, est voilée d'uno
demi-teinte transparente, dans le même sentiment que
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38                                SALON DE 1844.
la Noce dans le Maroc, d'Eugène Delacroix. On aper-
çoit, entre les arcades mauresques qui ouvrent sur
les jardins, des fontaines limpides et des buissons de
fleurs.
Le quatrième sujet exposé par Diaz, le Maléfice,
nous paraît le plus original et le plus complet de ses
tableaux. C'est une petite toile, grande comme la main,
avec deux figures, au milieu d'un paysage fantastique.
Une jeune fille, fraîche et radieuse, va droit devant elle
au hasard, et sans doute enivrée par les parfums de
l'air et des arbres. A son côté, l'une des sorcières do
Macbeth, ou Méphistophélès grimé en vieille femme,
lui souffle dans l'oreille je no sais quels perfides con-
seils. La jeune fille cependant, inquiète et rêveuse, va
toujours, écoutant les séductions do sa compagne. L'al-
légorie est très-bien traduite et très-réelle. C'est un
sujet charmant, souvent traité par les peintres, que celte
personnification des pensées secrètes et des entraîne-
ments irrésistibles de la vie. Les maîtres italiens, et
surtout les Bolonais, l'ont exprimé bien des fois, sous le
motif d'Hercule entre le Vice et la Vertu. Les maîtres
modernes, comme Ary Scheffer et Delacroix, Font ap-
pelé Marguerite, à la suite do Gœthe. Le symbole
est bien plus touchant et plus vrai dans la personne
d'une femme. 11 convenait d'enlever à Hercule cette
couronne de rosière ; il lui reste d'ailleurs assez de tra-
vaux, et, pour ma part, je préfère Marguerite l'ingénue,
avec sa simple cotte de laine et sa collerette blanche,
au grossier porte-massue, avec sa peau de lion.
Couture a, comme Diaz, de belles qualités de colo^
riste et de praticien. Son grand tableau, intitulé l'A-
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SALON DE 1844.                                89
mour de l'or, est fort remarqué des artistes et môme
de la foule. On admire, avec raison, celte lumière qui
éclate sur les chairs, et la physionomie étrange des per-
sonnages. Un homme aux cheveux hérissés, aux joues
creuses., au regard inquiet et fauve, défend son trésor
contre les passions qui l'assaillent do toutes parts. Ses
mains se crispent avec désespoir sur des pièces amon-
celées. Résistera-t-il à cette belle femme demi-nue qui
le provoque par ses rondes épaules et ses flancs potelés?
Et la poésie qui l'attire et qui veut lui dicter le langage
des dieux! Plutus trîomphera-t-il de tout l'antique
Olympe? Notre homme paraît du dix-neuvième siècle,
et l'on peut parier qu'Apollon sera vaincu.
Ce tableau est ordonné dans la manière des tableaux
du Valentin et du Caravage. Les figures, de grandeur
naturelle, sont coupées à mi-corps. Le talent de Cou-
ture se prête bien aux larges compositions. Il a de l'am-
pleur et de la fougue. 11 distribue franchement l'ombre
et la lumière. Peut-être manque-t-il encore de la science
positive qui attache solidement tous les membres d'une
figure de haute proportion.
M. Couture est jeune, à ce qu'on dit. L'étude et l'expé-
rience peuvent lui donner, avec le temps, cette certitude
qu'on acquérait autrefois dans les grandes écoles ita-
liennes par l'enseignement journalier des maîtres, par
de fortes traditions, et par des méthodes infaillibles. Les
peintres aujourd'hui sont malheureusement abandonnés
à leurs propres essais, et souvent ils recommencent à
leurs dépens et en pure perte des tentatives dont l'issue
n'est pas douteuse. C'était là surtout l'excellence des
écoles du seizième siècle, de livrer aux jeunes artistes
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40                               SALON DE 4844,
les secrets d'une pratique vérifiée par le génie. Après le
noviciat de l'atelier de Raphaël ou de Michel-Ange, il
ne restait plus qu'à cire poëte. Le praticien était formé.
Couture a encore exposé un por Irait en pied, re-
présentant un jeune homme debout, la main, gauche
appuyée sur la hanche. La tête est bien modelée, et les
mains sont inondées de lumière. C'est une grasse pein-
ture, qui laisse seulement désirer plus do distinction
et plus de style. Le dessin de Couture est commun et
sans accent décidé. La finesse de la tournure et l'élé-
gance du style ne se gagnent, hélas ! pas si facilement
que la science du praticien.
III
Marilhat a exposé quelques tableaux qui consolent
un peu de l'absence de Decamps. Après le grand
peintre des Turcs et des Arabes, c'est, en effet, Marilhat
qui exprime le mieux la nature de l'Orient.
On se souvient du temps où Marilhat, arrivant des
bords du Nil, rapportait, comme une curiosité qui valait
bien un sphinx égyptien, son excellente vue de la Place
de ΐttsbekieh
au Caire. Cette énigme singulière fut de-
vinée du premier coup par les artistes, malgré l'épais-
seur des ombres, le caractère hiéroglyphique des figures
et l'étrangeté du paysage. Marilhat paraissait avoir ou-
blié, depuis quelques années, ses impressions de voya-
geur, de poëte et de peintre. Le ciel de l'Occident étouffe
sa couleur et son caprice. Aussi ses Vues d'Auvergne ne
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SALON DE 1844.                                41
sont-elles pas comparables aux Arabes Syriens en voyage
et au Café sur une route en Syrie.
La petite caravane d'Arabes voyageurs présente une
procession de chameaux, d'hommes et de femmes, qui
se découpent sur le ciel avec des profils Ires-accentués.
Les terrains sont vigoureux, les figures spirituelles et la
lumière très-vive. Le Café sur une route de Syrie est
encore d'une qualité de peinture bien supérieure. Le
premier plan, enveloppé d'ombre, où Ton remarque des
chameaux qui se désaltèrent, rappelle l'épisode de la
femme puisant à une fontaine, dans le Joseph, de
M. Decamps. A gauche, au second plan, un homme
monté sur un chameau saisit une branche d'arbre. Au
milieu de la scène, quelques groupes se dessinent sur
les murs blancs de l'hôtellerie. Le contraste de l'air
éclatant et des demi-teintes sombres est extrêmement
juste. Et c'est là le point difficile des tableaux en plein
soleil.
M. Charles Muller s'est aussi préoccupé presque ex-
clusivement d'un effet de lumière, dans son tableau de
Y Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem. Mais la qualité de
coloriste ne suffit pas seule pour une image de cette im-
portance. La pensée réfléchie doit précéder l'exécution,
surtout quand il s'agit de sujets religieux ou de sujets
historiques. Les Allemands, qui sont plutôt do braves
philosophes que des peintres adroits, ont aujourd'hui,
plus que les peintres français, cette faculté que nos tra-
ditions nationales sembleraient assurer à notre école.
M. Muller a peint sa fête religieuse comme il eût peint
une scène quelconque, une kermesse flamande, ou une
course au Champ de Mars. Il y a de la foule, du soleil
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42                               SALON DE 1844.
el de la poussière, de la couleur et du mouvement ;
mais le caractère historique de ce triomphe du prolé-
taire de Bethléem n'est marqué nulle part. La grande
ligure de Jésus n'est point en relief comme il convient ;
elle se perd entre les autres, et, si ce n'était sa monture,
on aurait peine à deviner le Christ. La disproportion des
figures échelonnées aux divers plans fausse partout la
perspective, et la grande femme couchée à gauche écrase
les autres groupes. Cependant plusieurs morceaux de
peinture, par exemple les hommes qui soulèvent les
portes de Jérusalem et ceux qui courent avec des palmes
à la main, sont vigoureusement exécutés; leurs atti-
tudes, leurs draperies, indiquent l'étude intelligente des
maîtres vénitiens.
M. Glaixe a, comme M. Muller, une incontestable fa-
cilité d'exécution \ mais il jette trop vite ses images sur
la toile. Pourquoi ne pas tourner sept fois le crayon
blanc entre ses doigts avant d'arrêter définitivement
l'ordonnance d'un grand tableau 1 On s'étonne toujours
avec raison de voir dépenser cette richesse de pratique
pour des motifs confus. Combien do peintres, combien
de littérateurs, à qui peut-être il ne manque qu'une
heure d'attention pour passer à la postérité 1 Mais l'in-
quiétude de la perfection est chose rare. Il n'est donné
qu'aux génies du premier ordre d'être toujours mécon-
tents de leurs œuvres. Michel-Ange répondait souvent
aux éloges de ses admirateurs : « Si je n'avais consulté
que ma conscience, je n'aurais jamais mis au jour ces
statues imparfaites. Mon désir est toujours trompé
quand ma statue sort du marbre, comme une femme
qui s'élance hors du bain. Au travers de l'imagination
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m
SALON DE 1844.
comme au travers do Γ onde, on rêve dos formes élé-
gantes et pures qui perdent leur beauté une fois sous le
soleil. » Encore la peinture exige-t-elle moins de correc-
tion que la statuaire ; mais ses images sont plus com-
pliquées, ses personnages plus nombreux et ses moyens
plus artificiels. C'est pourquoi le peintre a besoin d'une
méditation sérieuse pour mettre en scène le drame qu'il
a choisi.
Je sais bien qu'il n'importe guère, en résultat, qu'on
arrive à une belle composition par une élaboration ré-
fléchie ou par la spontanéité d'un génie naturel. Le
procédé ne fait rien à la chose, pourvu que le théâlre
soit bien construit et que les personnages soient bien en
relief, pourvu que l'œil et l'esprit soient satisfaits on
mémo temps. Si vous avez la faculté d'enfanter sans
gestation VEcole d'Athènes, à la bonne heure. Mais le
divin Raphaël lui-môme était soumis à la loi commune
de celte inquiétude intellectuelle, qui ne trouve qu'après
avoir cherché.
La qualité de la composition ast si essentielle, qu'elle
vient la première, même dans le paysage; et c'est par
olle que les maîtres ont assuré la durée do leurs œuvres.
On sent cette qualité précieuse dans les grandes lignes
du Poussin et de son écolo. Car la nature a son unité,
son ensemble, sa physionomie, comme la société hu-
maine. Quand vous regardez un immense horizon,
ou le moindre paysage, vous n'avez pas un lablcau
circonscrit devant les yeux, mais les éléments d'un ta-
bleau. Le talent consiste à encadrer dans les accessoires
un effet principal. La vieille école classique en paysage
avait un mot qui, à la vérité, ne lui a pas fait faire de
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44                                SALON DE 1844.
chefs-d'œuvre, mais qui la reliait à la tradition des.
grandes écoles. Elle disait : un pa}rsago composé. Le
motif le plus simple prend en effet son importance du
bonheur de la composition.
Les Flamands et les Hollandais, ces artistes naïfs et
modestes, lui doivent eux-mêmes une partie de leur
mérite. Ruisdael n'était pas peut-être un philosophe
bien subtil, et le petit Buisson, qui est au Louvre, n'af-
fiche pas l'étalage de la pensée. C'est un triste bouquet
de ronces et de broussailles mal peignées, sur une pe-
tite éminence ; à gauche, la campagne s'étend sur un
fond de ciel gris ; à droite, un sentier lumineux conduit
à une maisonnette. Mais ce petit buisson, est-ce par ha-
sard qu'il se trouve là sur un trône de terrain pierreux
recouvert de mousse, en guise de velours et de clous do-
rés? Suivant moi, le Buisson de Ruisdael ressemble à la
statue mélancolique de Laurent de Médicis, de Michel-
Ange, laquelle ornait le tombeau de Jules IL, et est ap-
pelée en Italie le Penseur. Le guerrier, fatigué de la vie,
est replié sur lui-même ; ses reins sont recourbés en
arc ; son coude repose sur la cuisse, et la main supporte
la tête inclinée. Le petit buisson, harassé par la tempête
qui fouette ses membres et qui courbe son front, se re-
pose aussi des agitations de la nature. Ses feuilles re-
tombent sur ses branches désolées, et il paraît gémir
dans sa solitude.
S'il y a tant de composition et de sentiment dans un
petit coin de campagne sauvage, qu'est-ce donc qu'un
tableau de Raphaël ou du Poussin? Le Poussin, si sobre
dans ses tableaux, si sûr de lui-même, il faut voir avec
quelle persévérance il étudiait ses compositions. Il y a
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SALON DE 1844.                                45
peut-être cent croquis du Poussin sur le sujet do Moïse
sauvé des eaux,
pour trois ou quatre peintures qu'il exé-
cuta. Et quels singuliers dessins, à la plume ou au
crayon, aussi rapides, aussi fugitifs, aussi vagues, que la
peinture est calme et correcte ! Ce sont les élans de l'es-
prit tourmenté par la recherche de la perfection.
Les peintres les plus spontanés ont eu souvent, tout
comme les autres, cette inquiétude. Le Naufrage de la
Méduse
ne brille pas par l'ordonnance, qu'on a juste-
ment critiquée de mille façons. Et cependant, combien
Géricault n'a-t-il pas fait d'esquisses de la Méduse!
Ary Scheffer en possédait plus d'une douzaine, sans
compter celles de M. Etienne Arago, de M. Marcillc et
de plusieurs autres amateurs. On en remarquait une
surtout, bien caractéristique et bien intéressante pour
expliquer l'ardeur de Géricault. Sur la marge d'une
grande étude de sujet différent, se trouve un petit cro-
quis du radeau, que le peintre a jeté là comme une nou-
velle image qui lui sautait aux yeux.
Et Robert, que d'ébauches préliminaires pour ses ta-
bleaux de prédilection ! N'a-t-il pas changé dix fois l'or-
donnance de ses Pêcheurs de l'Adriatique? M. Marcotte
a les principales esquisses, à la plume ou à l'huile. On
y voit les transitions du génie de l'artiste, qui s'arrêta
enfin sur un chef-d'œuvre.
Il y a un homme qui jouit d'une réputation euro-
péenne, avec un talent sans poésie véritable, sans inspi-
ration et sans style, c'est l'auteur de Jane Grey et de tous
ces drames bien conçus, sinon bien exécutés, dont la
foule s'est enthousiasmée aux expositions. A quoi
M. Paul Delaroche doit-il ce succès, en partie légitime?
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46                               SALON DE 1844.
A l'ordonnance générale du sujet, à l'adroit arrangement
du tableau.
Quelle fut la cause du succès de M. Winterhalter dans
le Décaméron, de M, Papety dans le Rêve de bonheur?
Presque uniquement la composition.
Nos jeunes improvisateurs négligent malheureuse-
ment cette qualité primordiale de l'art. C'est le défaut
commun à M. Glaize, à M. Muller, et à bien d'autres,
qui ont peut-être plus d'habileté d'exécution que
MM. Delaroche, Winterhalter ou Papety. Dans la Sainte
Elisabeth de Hongrie,
par M. Glaize, la première figure
qui vous frappe, c'est une grande paysanne, vue de dos
et portant des fruits et des légumes, comme une Fla-
mande d'un Marché de Jordaens. Mais la princesse de
Hongrie qui va mendier entourée de ses enfants, elle
n'apparaît qu'après la paysanne, pour laquelle M. Glaize
a prodigué toute la hardiesse de sa brosse, toute la vé-
rité de sa couleur.
Dans un sujet moins ambitieux, M. de Lemud manifeste
un sentiment exquis et la poésie la plus touchante. Son
élégie, intitulée les Hirondelles, représente un prisonnier
demi-nu, assis sur la pierre d'un, cachot et collant son
visage aux barreaux de fer, pour apercevoir un coin du
ciel. Une petite hirondelle passe comme un trait dans
l'air, comme l'espérance fugitive au cœur du captif. Le
talent de M. de Lemud a beaucoup de distinction, mais
son exécution est un peu débile, M. de Lemud n'a guère
fait jusqu'ici que d'excellentes lithographies, et le peintre
est à son début. On peut espérer qu'avec l'étude, le pra-
ticien secondera le poëte.
M. Antoine Etex, le sculpteur, débute aussi dans la
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SALON DE 1844.                                47
peinture. Son Martyre de saint Sébastien a des qualités
et des défauts qu'on ne supposerait jamais à un statuaire.
Le corps du saint, présenté d'une façon originale, est
mou et mal attaché; l'anatomie manque de fermeté et
de précision. Au contraire, l'effet de paysage, les figures
qui accourent dans le fond du tableau, l'harmonie de la
couleur, sont dignes d'un peintre très-exercé et très-
heureusement doué. M. Etex s'est peut-être trompé dans
sa vocation. Son premier tableau vaut certainement
mieux que sa dernière sculpture.
Parmi les peintres nouveaux, dont le nom n'est pas
encore familier au public, on remarque M. Victor Robert,
l'auteur de la Peste du Velay en 1586 ; M. Daniel Casey,
qui annonce de grandes qualités d'exécution, et dont le
tableau exposé l'année dernière a déjà laissé un bon
souvenir ; M. Millet, l'auteur d'une petite esquisse dans
le sentiment de Boucher, et d'un grand pastel très-har-
monieux; M. Brun, qui a fait un charmant petit tableau
d'intérieur ; M. Guillemin, l'auteur de la Consolation,
scène de famille, où un vieux paysan pleure son enfant
mort; plusieurs jeunes paysagistes, comme MM. Charles
Leroux, Thierry, Collignon, Teytaud, Gaspard Lacroix,
qui expose depuis plusieurs années, et bien d'autres en-
core; enfin M.Armand Leleux, dont les Laveuses à la
fontaine
valent presque les Cantonniers, de son frère,
Adolphe Leleux. Ces charmantes laveuses montrent
des formes très-attrayantes, et l'on conçoit bien que le
voyageur à cheval se retourne pour les admirer, avant
de s'enfoncer dans le sombre chemin du bois. Les figures
sont très - coquettes, les physionomies très-fines, le
paysage très-mystérieux. Il n'y a guère au Salon de
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48                               SALON DE 1844.
meilleur tableau de genre que ces Laveuses, et voilà un
pied de toile mieux employé que les trente pieds de la
Fédération,
de M, Couder.
La peinture ne se mesure pas à l'aune. Vous regardez
un tableau par le gros bout d'une lorgnette, ou par
l'autre bout, n'est-ce pas le même tableau? La dimension
générale est seule changée, car les proportions relatives
ne varient pas. C'est pourquoi une petite composition
offre autant de difficultés qu'une grande, et même elle
met souvent en évidence des défauts inaperçus dans des
œuvres plus étendues. M. Papety a pu tromper sur ses
qualités d'artiste le public et une partie de la critique,
lorsqu'il exposa, l'année dernière, son grand papier
peint, intitulé : le Bonheur, avec des figures empruntées
à tout le monde, à Léopold Robert, à M. Winterhalter,
à M. Ingres, avec une exécution sèche, une lumière
fausse, une couleur criarde, un dessin lourd et commun,
quoique très-prétentieux. Et voilà que le petit tableau
de l'exposition actuelle, la Tentation de saint ffilarion,
prouve l'impuissance du peintre qui avait su jeter du
prestige dans une vaste scène. M. Papety flatte le goût
vulgaire, au lieu d'imposer son sentiment d'artiste. Il
ressemble aux journalistes qui se mettent à la suite de
l'opinion, au lieu d'éclairer la conscience générale. Les
journalistes doivent être meilleurs politiques que les
bourgeois; c'est leur état, et les études de toute leur
vie sont censées leur ouvrir l'intelligence du monde so-
cial. De même, par nature et par éducation, le véritable
artiste a des impressions toutes personnelles et le privi-
lège d'exprimer son sentiment dans une forme distinguée.
La Tentation de saint Hilarion place M. Papety au de-
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SALON DE 1844.                                49
gré de M. Schopin et de M. Gué, un peu au-dessous de
M. Jacquand, si c'est possible. Malgré son instinct poé-
tique, ce jeune artiste est-il destiné à tomber dans les
Bouquetières, comme M. Court; qui cependant avait fait
des études bien plus solides que les lauréats actuels de
l'école de Rome? En songeant au premier tableau de
M. Papety, où l'on voulait reconnaître un grand peintre,
on dira : C'est de Fauteur du Rêve de bonheur. Quel mal-
heur et quel rêve !
Il y a deux figures dans cette Tentation : le saint qui
tombe à la renverse et la femme qui montre ses flancs.
Les femmes un peu indécentes réussissent toujours. Le
goût revient à la chair, comme au dix-huitième siècle,
au temps où Diderot, fatigué des nudités aphrodisiaques
exposées au Salon, demandait grâce pour la vertu pu-
blique. Ce n'est pas que Diderot voulût proscrire de
Part les femmes nues et la statuaire grecque. La conve-
nance et la pudeur peuvent se montrer sans voile. La
Vénus de Milo est plus décente que les vierges ernbé-
guinées des peintres fashionables.
La Tentation de M. Papety a donc beaucoup d'attrait
pour la foule, qui ne se pique pas d'un sentiment très-
fin sur la beauté. Il suffit qu'on ait déshabillé le modèle.
Les formes sont molles et sans accent, les lignes sans
élégance et sans précision ; la couleur est de plâtre et de
fard, l'exécution faible et ronde. Qu'importe? Le sujet
et une certaine disposition dramatique satisfont le pu-
blic. On s'arrête devant la Tentation comme devant les
épisodes des Mystères de Paris, par M. Schopin, de-
vant un intérieur d'atelier où posent deux modèles de
femmes, dovant quelques têtes de grisettes coquette-
5.
-ocr page 93-
50                               SALON DE 1844.
ment tournées, ou devant les caricatures do M. Biard.
Que de talents qui n'ont pas réalisé les espérances lé-
gèrement conçues par une critique aveugle et par des
amateurs ignorants! Que de royautés déchues ! Combien
d'artistes habitués à la flatterie ne recueillent plus que
l'indifférence ou le sarcasme! La décadence de M. Court
est une des plus tristes. On ne saurait imaginer un plus
ridicule tableau que le Duc d'Orléans posant la première
pierre du pont-canal d'Agen.
Et M. Alexandre Hesse,
dont le Titien fut proclamé presque un chef-d'œuvre ! et
M. Wieken berg, qu'on a mis à la hauteur des maîtres
flamands et hollandais! Aliez voir les œuvres misé-
rables de ces célébrités avortées!
C'est surtout pour l'histoire du paysage que le Salon
présente un enseignement curieux. Il y a quatre géné-
rations de paysagistes, qui, tour à lour, ont eu la préten-
tion d'enlever le soleil aux gloires précédentes. M, Bi-
dault, de l'Institut, avait quelque motif de se croire
supérieur à Boucher et à Watteau, de toute la distance
qui sépare Napoléon de la Dubarry. L'illustre M. Bidault
eut cependant son Waterloo, et, comme l'empereur, il
monta sur le rocher de Sainte-Hélène. M. Watelet lui
succéda; puis M. Jolivard. Hélas! ceux-ci eurent aussi
leur Bévolulion de Juillet, et la branche cadette des La-
pito gouverne aujourd'hui le royaume de la nature, tan-
dis que ces monarques découronnés errent comme des
fantômes autour de leurs œuvres désertées. Et les géné-
rations nouvelles ne donnent pas même un regret ou un
souvenir pour consolation à ces grandes infortunes.
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SALON DE 1844.                                51
IV
Le portrait n'est pas œuvre facile par ce temps-ci.
Lorsque le Titien peignait l'aristocratie du seizième
siècle, lorsqu'il avait sous le regard la tête de lion fauve
de l'empereur Charles-Quint, ou la tête de sanglier de
François Ier, le caractère de ses personnages s'imprimait
dans sa forte peinture. Les grandes époques font les
grands artistes Un homme supérieur trouve toujours un
peintre digne de lui. Le génie inspire le génie. Luther
eut Albert Durer·, Henri ΥΙΠ, Holbein ; les Médicis
eurent Michel-Ange. Le dix-neuvième siècle n'a produit
peut-être qu'un beau portrait ; c'est la tête d'aigle de
Napoléon, par Gros.
Depuis le portrait de Gros, cherchez les portraits dignes
delà postérité. Ce n'est pas celui de Charles X, par Robert
Lefebvre. Et tous les héros de la Restauration, où sont
leurs portraits? Et tous ces bourgeois qui s'étalent par-
tout depuis quatorze ans, que deviendront leurs images
vulgaires? Sauf quelques portraits par M. Ingres, sauf le
portrait de George Sand, et certains portraits d'originaux
célèbres, pour représenter les personnages de notre
temps devant l'avenir, il restera seulement toutes ces
faces bouffies, sans forme, sans accent et sans nom, qui
recouvrent chaque année, au vieux 'Louvre, les images
robustes des hommes de la Renaissance, les élégants
portraits de van Dyck ou les splendides portraits du
siècle de Louis XTV.
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o2
SALON DE '1844.
Il se pourrait bien que la race eût dégénéré. Il est
certain, du moins, que la peinture est en décadence ;
car les grands peintres ont souvent fait de beaux por-
traits avec des types abâtardis. Yelazquez a peint plu-
sieurs chefs-d'œuvre avec la figure de Philippe IV, ce
successeur débile des Charles-Quint et des Philippe II.
Charles Ier d'Angleterre est une pâle figure, bien effa-
cée, et cependant quel magnifique tableau que le
Charles 1er de van Dyck !
La tête humaine a, d'ailleurs, toujours un caractère
profond et une signification intéressante pour les artistes
bien doués. Il ne s'agit que de voir l'oiseau à travers la
cage. Si l'esprit s'envole quelquefois et laisse sa prison
vide, la porte n'est point close derrière lui sans retour.
La porte de l'esprit ne se ferme point en dehors, pour
imiter le mot du poète. L'oiseau qui brille et qui chante
dans le cerveau de l'homme ne brise jamais le cordon
qui attache sa patte aux barreaux. Le talent de l'artiste,
au regard du portrait, est de choisir le moment où l'es-
prit intérieur s'agite et resplendit.
Aussi les grands maîtres ont-ils laissé des portraits su-
blimes de personnages inconnus. Qui est le Vénitien
superbe qu'on appelle Y Homme au gant, du Titien? Qui
est cet autre, attribué à Tintoret, et placé au Louvre en
pendant au portrait du Titien? Il a la tête carrée, les
traits énergiques, l'œil franc, la barbe rousse, la main
fermement posée sur la hanche ; c'est, à coup sûr, un
homme d'action. Et les deux charmants poètes sans nom,
attribués à Raphaël : l'un a quelques nuages au front,
qui descendent, sur ses paupières, la narine mobile, les
coins de la bouche retroussés On pourrait le nommer la
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SALON DE 1844.                                53
Mélancolie. L'autre représente la lendre rêverie de l'ado-
lescence. Le doux ovale de son visage repose sur sa pe-
tite main délicate. Ses cheveux blonds et sa peau satinée
sont en harmonie avec ses yeux couleur de ciel. L'arc do
sa bouche est fin et tranquille. C'est Chérubin dans un
accès de sentiment.
On ne fait pas un homme, avec un nez plus ou moins
bien placé au milieu du visage, avec un habit neuf et un
jabot empesé, mais avec un caractère, une passion quel-
conque, une intelligence et une volonté. Chaque époque
a sa physionomie et chaque individu porte des traits dis-
tinctifs. L'air de famille n'obscurcit jamais complè-
tement le signe de la personnalité. Est-ce que vous ne
reconnaissez pas les frères du môme sang, malgré les
analogies les plus accusées? On est toujours soi d'abord,
de môme qu'on est toujours le fils de quelqu'un, comme
disait Brid'Oison.
Sans doute, les signes particuliers aux hommes de
notre temps s'éloignent du haut style. Los préoccupa-
tions no sont pas de nature à donner au visage un aspect
héroïque. Aussi, quelle vulgarité! Mais cependant,
pourquoi toutes ces femmes et tous ces hommes se res-
semblent-ils? C'est la faute des peintres, assurément,
non moins que la faute de leurs modèles.
Il y a toutefois quelques portraits distingués au milieu
de cette foule d'images inertes. Le portrait de la prin-
cesse Beljoioso, par Lehmann, attire les yeux par son
étrangeté. C'est une peinture qui a de grandes qualités
et de grands défauts. L'auteur n'est pas un homme vul-
gaire. Il voit la nature au travers d'un nuage un peu
confus, et comme une apparition fantastique. On dirait
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qu'il a saisi cette poétique figure, par un clair de lune et
dans la réflexion d'une glace. La lumière du soleil mo-
dèle plus fermement les corps. Prenons donc le portrait
par Lehmann comme un effet de lune et comme un
rêve d'artiste. Les autres peintres n'y voient, d'ailleurs,
pas si clair en plein jour, et bien éveillés.
Nous nous sommes arrêté, un dimanche, devant le
portrait de Mme Beljoioso ; il n'est sorte d'injures que le
public grossier n'ait adressées à celte ombre. On ne lui
pardonne pas d'être frêle et verte, tranquille, simple et
mélancolique. Jordaens aurait un grand succès aujour-
d'hui. Le public aime la chair fraîche et l'embonpoint.
Les femmes de Jordaens et de Rubens sont estimables
assurément. La santé, l'exubérance, l'animation, c'est
presque la beauté. C'est la beauté même, dans la pein-
ture de Rubens. Quelle puissance, quel entrain, quelle
joie luxuriante, quelle abondance, quelle richesse de vie,
quel éclat de lumière ! N'ayez pas peur que nous re-
tombions dans l'ascétisme, après cette glorieuse apo-
théose de la nature.
Cependant, Rubens n'est pas le seul poëte de la
beauté. L'art grec, si pur, si correct et si calme , l'art
chrétien, si mystique et si rêveur, n'ont-ils pas exprimé
des formes et des sentiments qui méritent à jamais l'ad-
miration des hommes? Le véritable caractère de la Re-
naissance, nu seizième siècle, fut justement d'admettre
toutes les beautés dans le panthéon moderne, tous les
styles dans unB langue universelle. La variété remplaça
l'uniformité. Michel-Ange, Raphaël, André del Sarte,
Léonard de Vinci, Corrége, Titien, puis Velazquez et
Murillo; Rubens et van Dyck, Rembrandt et Terburg,
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SALON DE 1844.                                55
Poussin et Lesueur, ne furent-ils pas les interprètes
divers de la création?
Il y a une certaine beauté qui est dans la distinction,
dans l'élégance et même dans la faiblesse. Hercule est
un fort bel homme au goût du public; mais les ApoUons
de la statuaire grecque ont plus de finesse et plus de
charme. L'Artésienne de M. Hesse, les Jardinières de
M. Court, sont fermes et bien portantes; mais j'aime
encore mieux la peinture maladive de Lehmann, soit
dit sans comparaison avec la statuaire antique. Il y a,
du reste, dans le portrait de la princesse Beljoioso deux
mains exquises de dessin, et d'une adorable couleur de
perle, Le public du dimanche n'a jamais compris ces
mains-là.
Un autre portrait fort remarquable, c'est encore un
portrait de femme par M. Pérignon, n° 1413. Il est placé
dans le grand salon, au dessus delà porte de la galerie.
Le mérite do cette peinture est à l'opposé de la peinture
de Lehmann. M. Pérignon est arrivé à une réalité
extraordinaire, un peu commune, mais saisissante. Sa
jeune fille est debout, à mi-corps et presque de face. Elle
porte une simple robe de soie rayée, et elle se dessine
sur un fond uni, de couleur neutre. La tête, ornée de
cheveux noirs onduleux, est fermement modelée et se
détache dans l'air. Comment l'auteur de cette image si
naturelle a-t-il pu faire les deux autres portraits signés
4e son nom?
Un peu ή droite, aussi dans le grand salon, est le por-
trait de M. Dubois, par Gallait. Sans charlatanisme,
sans accessoires multicolores, Gallait a très-bien rendu
son modèle. Le visage s^ul est éclairé, et le buste se
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56
SALON DE '1844.
perd dans l'ombre. C'était la manière la plus habituelle
aux maîtres italiens. C'est le procédé qu'a suivi Jean-
ron dans le vigoureux portrait de M. Mala. Λ quoi
bon le luxe et les falbalas, à moins de peindre comme
vanDyck? Nous conseillons cette sobriété aux artistes
contemporains,
M. Henry Scheffer ne recherche point non plus la
richesse des entourages; mais sa modération va jusqu'à
la sécheresse. On a beaucoup loué ses premiers por-
traits. Ceux de M. de Rambuteau et de M. Jourdan n'ex-
citent plus la même approbation, quoiqu'ils soient exé-
cutés dans le môme système. Il est difficile d'ô're plus
aride, plus maigre et plus froid. M. de Rambuteau a
l'air fort contrit dans cette grise peinture. Ses mains
communes se croisent au bout des bras pendants. Le
gant du Titien vaut mieux que les deux mains du por-
trait de M. Henry Scheffer.
Quelle assemblée de hauts personnages se sont donné
rendez-vous au grand salon! Voici le Chancelier de
France, par M. Horace Vernet. Je conviens qu'il n'est
pas fait à peindre, avec sa belle simarre amarante et
violette, et sa toque jaune d'œuf. Le plus habile tour do
force d'un grand coloriste n'irait pas jusqu'à marier ces
vilaines nuances disparates. M. Horace Vernet s'est con-
tenté d'enlever la perruque jaune qui compliquait l'ac-
cord avec le bonnet; mais il a laissé la tôle naturelle et
la robe d'apparat. Impossible d'harmoniser les fonds
avec le violet faux et luisant. Je suppose que le peintre
aura essayé bien des accessoires, avant d'imaginer son
fameux bureau d'acajou, couleur chocolat.
Le portrait du duc de Nemours, par M, Winterhal ter,
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SALON DE 1844.                                5T
est d'une exécution facile et trop lâchée. La pose rap-
pelle le portrait du duc d'Orléans par M. Ingres. La
main droite tient le chapeau à plumes, et le bras gauche
s'appuie sur la hanche. Par malheur, il est si mal at-
taché à l'épaule, qu'il paraît avoir quitté le corps. La
tête est tout à fait disproportionnée à la taille. Un prince
n'a pas besoin de si longues jambes pour être assis sur
un trône. Ce n'est pas la botte bien vernie, mais la tête
bien intelligente, qui fait l'homme.
Plusieurs artistes ont exposé des portraits du duc d'Or-
léans. Les portraits équestres, par MM. Alfred Dedreux
et de Lansac, paraissent destinés au Musée de Versailles.
Le premier est lestement peint, avec une certaine élé-
gance et avec une grande habitude du cheval. Le per-
sonnage est un peu sacrifié à sa monture ; cependant il
est bien campé, quoique trop en arrière sur la selle. La
tête, vue presque de profil, est très-ressemblante. Les
chevaux de la suite, qui piaffent dans la poussière,
montrent toute l'adresse de M. Alfred Dedreux, bien su-
périeur ici à M. de Lansac. La composition du portrait
de M. de Lansac n'est pas heureuse. Un cavalier de face
est difficile à modeler sur la toile.
M. Dedreux a encore au Salon un autre portrait
équestre et do grandeur naturelle. Une jeune fille est
montée sur un poney gris de fer. Son grand chien de
Terre-Neuve est couché aux pieds du cbeval, dont le
poil lustré brille de reflets capricieux.M, Alfred Dedreux
mérite une couronne du Jockey's Club, surtout pour son
cheval abandonné sur un champ de bataille, tout san-
glant et poussant vers le ciel son dernier soupir.
Après les portraits de princes, viennent les portraits
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O8                               SALON BE 1844.
officiels des maréchaux de France, des grands digni-
taires, des pairs ou députés. M. Rouillard, qui passait
autrefois pour un bon peintre, a couvert de décorations
un personnage quelconque, à perruque de couleur ha-
sardée ; M. Guignet a habillé en papier la fille de Lucien
Bonaparte et quelques duchesses; M. Court a peint un
Polonais en grand costume; M. Dubufe, une marquise
en velours; M, Champmartin, un monsieur jaune qui
n'est pas beau; M. Boissard s'est déguisé lui-même en
Turc ; M. Ravergie a déguisé Mme Guyon en Etrusque ;
M. Alophe, une charmante femme en Espagnole.
M. Louis Boulanger, qui a déjà peint plusieurs beaux
portraits, celui de M1»6 Hugo et celui de Pétrus Borel, en-
tre autres, a exposé cette année deux portraits do femmes,
Mlle C. et Mme Bonnias. Mlle C. a les bras nus, blancs et
potelés, et les cheveux d'une couleur très-particulière.
M>c Bonnias est représentée debout et presque de profil ;
elle porte une robe lilas tendre, qui s'harmonise avec le
fond de ciel. Son visage est noble, calme et intelligent.
Dans les pastels on remarque un portrait de femme,
de grandeur naturelle et jusqu'au genou, par Antonin
Moyne, le sculpteur. Il y a longtemps que Moyno fait
de gracieux pastels, des aquarelles et même de la pein-
ture. Son talent, fin, élégant et souple, se retrouve par-
tout, dans une robe diaprée de mille crayons, comme
dans la dentelle ciselée d'un bénitier.
Mais quelle est cette charmante jeune fille qui sourit
au-dessous du pastel d'Antonin Moyne? C'est Margaïta
Blatter, la fille du maître de poste d'Unterseen, canton de
Berne, Yoilà un canton bien heureux de posséder cette
jolie fille. Cela vaut la peine de faire le voyage exprès.
.--
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SALON DE 1844.                                59
On verrait encore les montagnes et les lacs, par-dessus
le marché. Margaïta Blatter est fraîche et proprette
comme son prénom Marguerite, fine et lisse comme une
feuille de rose. Elle a l'œil bleu clair, l'ovale pur et la
peau ferme. Oh ! la helle jeune fille, innocente comme
l'aquarelle naïve qui nous fait connaître cette merveille
d'Unterseen.
Nous avons encore de vigoureux pastels par M. Tour-
ncux, une Bohémienne accroupie, et un autre portrait.
Nous avons, dans les miniatures, M"10 de Mirbel qui se
répèle un peu, et M. Carrier qui fait des portraits en
pied, tout simplement comme s'il peignait à l'huile et
sur toile. M. Carrier sort de la meilleure écolo. Il fut
élève de Gros et ami de Prudhon.
C'est tout, avec cependant encore le portrait de Cho-
rubini, lithographie par M. Sudre d'après M. Ingres ;
tous les portraits de la famille royale, plus ou moins
bien gravés, d'après M. Winterhalter ; une série d'excel-
lentes éludes de portraits à la mine de plomb et destinés
à la gravure, par M. Mercuri; et cinq cents autres por-
traits que nous n'avons point vus, faute de patience, de
courage et de curiosité.
Mercuri a beaucoup de style et de force. On se
rappelle les Moissonneurs publiés dans Y Artiste. Ces por-
traits à la mine de plomb sont d'un grand caractère, ils
ont plus de couleur et de liberté que les gravures de
Fauteur : c'est co qui arrive souvent aux%maîlres. Si le
dessin d'après nature n'a pas toute la correction àe
l'œuvre longtemps travaillée, il a, d'ordinaire, plus de
verve et plus d'accent.
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SALON DE 1844.
60
V
Il n'y a rien qui aille mieux aux branches du pom-
mier que les pommes. Les plus belles oranges n'y fe-
raient pas si bien. Il n'y a rien qui aille mieux à la femme
que l'enfant. Son fruit naturel la pare plus richement
que les pierreries arrachées au sein de la terre. Le plus
beau collier pour un homme, ce sont les deux bras d'une
femme aimée et qui aime. Le bijou le plus précieux
pour la femme, c'est aussi l'enfant qu'elle porte à son
sein.
Femme et enfant, mère et fils, Vierge et Jésus, la Cha-
rité, la Fécondité, la Maternité, quels chefs-d'œuvre on a
faits avec ce symbole et cette image 1 Tout le moyen âge
s'en inspira. Du huitième au seizième siècle, l'art chré-
tien se résume presque dans la Vierge et l'Enfant. A la
Renaissance, c'est encore la femme mère et pure qu'aima
le génie de Raphaël. Le plus magnifique André del
Sarte, c'est la Charité du Musée, cette puissante nour-
rice, avec des grappes d'enfants qui pendent à son cou,
à son sein, à ses flancs, à ses bras. Chacun des nobles
artistes du moyen âge et de la Renaissance a fait sa Ma-
done à l'Enfant, et ce fut toujours Jusqu'au dix-huitième
siècle, le sujet affectionné des maîtres, dans toutes les
écoles, autour du Titien, autour des Carrache, de Ru-
bens ou de Murillo, et de tous les autres.
On n'a jamais remarqué que l'art grec n'offre nulle
part la mère avec l'enfant. Cherchez dans votre mé-
/
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salon de 18M.                             til
moire quelque statue, quelque groupe, quelque bas-
relief, dans tous les ouvrages grecs ou romains, qui
présente la femme et son fruit, qui indique cet attache-
ment et celle solidarité des deux êtres. Dans le paga-
nisme antique, chaque individu était séparé de l'espèce,
comme chaque peuple était circonscrit au milieu des
autres peuples étrangers, hosles. Quand on sculptait des
enfants, on les faisait seuls comme les grands, etoccupés
à une action indépendante. C'est VEnfant à Voie, c'est
Cupidon aiguisant ses flèches. Dans l'art grec il sem-
blerait que l'enfant vient par hasard et sans lien avec
ses semblables. Si l'on trouve peut-être quelque enfant
dans un groupe, c'est un petit Bacchus entre les nym-
phes, comme le Moïse juif entre les filles du Pharaon :
un enfant d'occasion qui est là on ne sait comment. La
recherche de la maternité est interdite. Chose singu-
lière: les dieux païens ont souvent plusieurs mères. La
maternité a si peu d'importance dans le monde an-
tique, qu'on la laisse douteuse. Quelle est la mère de
Bacchus?
Bien plus : cherchons encore s'il n'y aurait pas
d'exemple d'un enfant lié à quelque autre figure. Oui,
il y en a un exemple dans l'art grec et dans une des
belles statues de l'art grec : il y a le Faune à l'enfant,
un homme tenant un enfant entre ses deux mains. Cette
idée-là ne viendrait jamais à un moderne. L'enfant doit
être attaché à la mère comme le fruit à la branche. Un
enfant dans les bras d'un homme, c'est comme un fruit
ramassé par terre et recueilli dans un panier. Et le porte-
enfant grec n'est même pas un homme, c'est une créa-
tion mixte qui a sur l'échiné les traces velues de l'am-
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62                                SALON DE '1844.
malité. Quel mépris de l'enfance et quel mépris de la
femme I
Et chez les Romains, il y a aus i une naissance, un
allaitement et une éducation, sculptés sur les monu-
ments, sur le marbre, sur la pierre, sur les médailles :
c'est la naissance de Romulus et do Rémus. La mère, la
nourrice, est une louve!
La remarque est singulière et nouvelle, et valait la
peine qu'on la fît La femme n'est rien dans l'art de ces
belles civilisations. Elle n'est rien comme mère et comme
épouse, comme créature douée d'intelligence et de sen-
timent. Elle n'existe qu'à l'état de Vénus, c'est-à-dire de
volupté. Si l'on cite les Amours qui accompagnent quel-
quefois la Vénus païenne, on ne prendra pas sans doute
l'Amour pour le fils de Vénus. C'est son attribut et non
son fruit. Elle est censée créée par et pour l'amour,
plutôt qu'elle n'engendre l'amour.
Le véritable amour n'est pas plus indiqué dans l'art
païen que la maternité. Cherchez encore si vous no trou-
verez point dans la statuaire grecque un groupe d'homme
et de femme, d'époux et d'épouse. La solidarité existe
d'homme à homme, jamais d'homme à femme, non
plus que de femme à enfant Vous avez le beau groupe
de Castor et Pollux. Il y a des amis, point d'amanls.
c< Quant au véritable amour, dit sérieusement Plutarque,
la femme y est complètement étrangère.»
Il manque donc bien des choses à fart grec, relati-
vement à nos idées modernes. Il ne lui manque rien
comme forme et comme exécution, assurément. Une
certaine conception de la vie étant donnée, il l'a expri-
mée avec une supériorité victorieuse, et l'art d'aucun
\
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63
salon de 1841.
autre temps n'a atteint cette perfection. Mais cependant
l'humanité se développe et inspire a l'art de nouvelles
conceptions.
La période grecquo et romaine n'a pas dans l'histoire
universelle l'importance exagérée et presque exclusive
qu'on a voulu lui attribuer. C'est une fleur magnifique qui
s'est épanouie sur une branche capricieuse du grand arbre
de la tradition humaine. L'arbre de la civilisation est
planté plus loin en Orient, dans l'Egypte et dans l'Inde ·,
et il semble (nie les rameaux du monde moderne en
sortent plus directement. L'art égyptien, par exemple,
comme l'art indien, présente le type de la génération im-
mortelle des hommes, dans la figure d'Isis et d'IIorus.
Voilà la mère et l'enfant. Yoilà le germe do la famille
et la solidarité humaine.
Le christianisme doit sans doute sa puissance histo-
rique et son intérêt archéologique à cette nouvello
expression delà vie. Outre ce type de la Vierge-Mère, le
christianisme a encore introduit dans l'art un sujet re-
tourné de toutes les façons. C'est la Sainte Famille. Π
ne suffit pas de lier l'enfant à la femme, il faut lier la
femme et l'enfant à l'homme. Cette trinité indissoluble,
c'est l'humanité entière. L'art chrétien a donc affec-
tionné, par-dessus tout, le sujet de la Sainte Famille.
Mais sa famille est encore fausse et incomplète : où est
le père et l'époux? Voici lo tuteur officieux et dévoué ;
mais saint Joseph n'est pas le patron des maris. La
femme mystique du christianisme n'a qu'un époux mys-
tique et invisible. Le christianisme n'a pas incarné l'ange
Gabriel et le Saint-Esprit. La femme et l'enfant sont dî-
yinises, mais l'homme ne partage point leur céleste na-
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64
SALON DE 1844.
ture. Je sais bien que le christianisme, voulant glorifier
la femme, a dû laisser dans l'ombre et subalterniser
l'ancien dominateur. Mais il serait plus philosophique de
réhabiliter Joseph à son tour, et dele mettre sur le même
plan que la femme, dans la même lumière. Le char-
pentier de Bethléem quittera un jour sa figure rébarba-
tive et ses sombres vêtements, pour prendre la jeunesse
et l'élégance, et les draperies radieuses de Gabriel. Il y
aune famille plus poétique que celle du christianisme,
c'est la Sainte Famille de l'Humanité, égale et solidaire.
Il manque donc aussi quelque chose à la pensée du
christianisme, au point de vue de Tart et de la poésie.
L'avenir peut donc espérer un art de plus en plus com-
plet, expressif et religieux, à mesure que le sentiment
de la vie et l'inspiration de la vérité se développeront
dans les sociétés modernes. Ainsi la forme n'est pas tout
dans l'art. Le principe de l'art c'est l'idéal, le sentiment
et l'invention.
Une foule d'artistes ont exposé des Vierges et des
Saintes Familles. Il y a pourtant beaucoup moins de su-
jets religieux que les années précédentes. L'inspiration
catholique s'en va, malgré les sermons et les jésuites. Les
peintres font des Vierges comme ils feraient des Rigo-
lettes. Il n'est pas rare de trouver dans le livret, au nom
du même artiste : 1° la Sainte Vierge ; 2° Intérieur d'é-
curie ; ou bien : 1° Tête de Christ; 2° Portrait d'un co-
lonel de hussards. Les peintres ne se mettent plus en
prière avant d'évoquer l'image de la Vierge, comme An-
gelico de Fiesole; on ne les trouve plus baignés de
tormes devant leur chevalet, comme Luis de Vargas, et
ils ne se condamneraient pas volontiers, comme le divin
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Morales, à no jamais peindre que les doux types de la
Vierge et du Christ. Ce n'est pas la vocation, mais lo
hasard ou l'argent qui décident le sujet.
La Noire Dame des Neiges, par Ziegler, est une
charmante mère avec son petit enfant. Elle baisse ses
tendres paupières et le caresse coquettement. Ses che-
veux crêpés en bandeau sont recouverts d'un voile flot-
tant. La tête de la mère est très-fine, et la tête de l'en-
fant pleine d'intelligence. De Vierge, il n'y en a point ;
mais il y a une femme belle et distinguée, et cela nous
suffit par le temps qui court. On pourrait reprendre le
modelé de la tête de l'enfant et le dessin des pieds, qui
sont ronds et communs ; mais l'arrangement du groupe,
le calme de la pose et le charme de la physionomie
compensent ces imperfections.
Ziegler, qui a déjà fait tant de grandes peintures,
sans parler même de l'hémicycle de la Madeleine, paraît
aujourd'hui fort embarrassé sur la direction de son ta-
lent. Outre cette Madone, il a encore exposé une étude
de femme nue, dont les formes sont loin d'être irrépro-
chables. La tournure en est assez gracieuse, mais lo
dessin est faible. Les bras retroussés manquent d'élégance
et de précision dans les attaches. Pour de pareils sujets,
on est en droit d'exiger le style et la beauté.
La beauté, l'élégance, la finesse et le charme sont
bien plus nécessaires encore dans une composition poé-
tique comme l'allégorie de la Rosée. Ce n'est pas nous
qui blâmerons Ziegler d'avoir entrepris d'exprimer par
la peinture la Rosée répandant ses perles sur les fleurs.
L'art des grandes époques a toujours trouvé dans les su-
jets allégoriques ses plus sublimes inspirations. Toute la
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mythologie et la plupart des sujets chrétiens sont des
symboles plus ou moins directs. La Sainte Vierge, c'est
l'incarnation de la pureté. Le Christ, c'est l'incarnation
du dévouement. L'art ne vit presque que d'analogie, et
c'est même là le caractère essentiel du génie poétique,
de receler, sous une forme réalisée, des intentions ab-
straites et un idéal impalpable. Les grandes créations des
poètes, qu'elles se traduisent parles vers, parles sons,
par le relief ou par la couleur, sont toujours Vimagina-
tion
d'une pensée, c'est-à-dire la métaphore d'une pen-
sée et d'une image.
L'Olympe antique, c'était l'assemblée des facultés
humaines, de l'intelligence créatrice, de la sagesse, de
la force, du courage, de la volupté, de la poésie, etc.,
sous les figures de Jupiter, de Minerve, d'Hercule, de
Mars, de Vénus et d'Apollon ; et, de môme, les anciens
avaient personnifié toutes les forces delà nature dans les
divinités inférieures, dans les nymphes et les faunes,
dans une infinité de créations allégoriques L'art mo-
derne a continué aussi ces poétiques abstractions. Qu'est-
ce qu'Othello ? la jalousie. Qu'est-ce que Tartufe? qu'est-
ce que Don Quichotte'? Nous citions tout à l'heure la
Charité
d'André del Sarte. Albert Durer a fait la Mé-
lancolie.; Rubens, la Fécondité. Chaque peintre a son
mystère do l'incarnation.
Il est vrai que ces types immortels sont ordinairement
le symbole d'une faculté de l'âme, plulôt que le rapport
d'un fait de l'ordre naturel, extérieur à l'homme, avec la
forme humaine. Prudhon, cependant, a bien peint le
Zéphyr, qui semblerait appartenir à la musique plus qu'à
la peinture. Pourquoi n'imaginerait-on pas la Rosée? Si
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salon m 1844.                           ö7
l'on peut représenter le souffle de l'air dans le corps léger
d'un enfant qui so balance entre les feuillages et qui ride
la surface de l'eau, pst-il plus difficile de représenter la
rosée du ciel par la figure d'une fraîche jouno fille qui
secoue sa chevelure sur le gazon?
Ziegler a sans doute pensé au gracieux peintre du
Zéphyr; mais il n'a pas eu le bonheur de rencontrer
comme· Prudhon la douco et vaporeuse harmonie d'une
couleur suave et transparente. Les tons de chair de la
Rosée
sont pâteux et opaques, au lieu d'avoir le scintille-
ment du diamant lumineux. Les formes de cette nym-
phe aérienne manquent de finesse etde légèreté. La Rosée
devrait être en quelque sorte suspendue dans l'air et s'é-
pandre mollement sur la terre fleurie. Le vert des feuilles
est un peu acre et rappelle le bocage de Γ Endymion.
M. Gallait a aussi donné des noms substantifs, Ron-
fleur
et Malheur, à deux groupes de femmes avec un
enfant. Le Malheur ressemble trop aux compositions
sentimentales de M. Ary Scheffer ; c'est le même type
de tête et la même ordonnance. Ary Scheffer est un
grand poëte ; mais Gallait, qui est un bon peintre, ne
perdrait rien à consulter ses propres impressions. Ses
deux groupes ont, d'ailleurs, comme le portrait de
M, Dubois, un succès mérité.
M. Charpentier a peint la Misère., une belle jeune fille
mélancolique et couverte de haillons, au milieu d'une
campagne d'hiver. Cette étude vigoureuse et d'une cou-
leur originale montre une habileté de pratique dont Tau-
leur a déjà fait preuve dans ses excellents portraits des
années précédentes. Charpentier est de force à brosser
les plus grandes compositions ; il a donc exécuté celte
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68                               SALON DE 1844.
année une Adoration des bergers, avec de nombreuses
figures de grandeur naturelle. Chaque morceau est en-
levé en maître. Les têtes, les bras, les draperies, les
accessoires, pris isolément, sont dignes des meilleurs
ouvrages de notre école contemporaine, mais l'ensemble
n'a guère d'effet; peut-être est-ce faute de quelque arti-
fice de lumière ou d'ombre, qui concentre en un point
principal Pintérêt de la scène. Charpentier a encore au
Salon une peinture remarquable par l'ampleur et la
liberté de l'exécution. Ses Paires dans un paysage ont clé
reproduits par la lithographie.
Un ancien élève de l'école de Rome, M. Jourdy, a
fait aussi sa Vierge à l'Enfant et son Baptême du Christ.
Cela ne vaut pas le portrait de M. Vionnet, par le môme
peintre. Il est vrai que le spirituel président de la Société
des gens de lettres n'a pas la prétention d'une Vierge ni
la gravité d'un Christ.
VEducation de Jésus, par M. Decaisne, plaît beaucoup
aux femmes et sans doute aussi à M. de Lamartine, qui
estimait la Baigneuse au-dessus de tous les tableaux du
Salon de 1838. Les figures de M. Decaisne ont, en effet,
delà grâce et un certain agrément; mais le modelé en
est faible, et l'exécution n'a pas l'accent et l'abondance
qu'on pourrait attendre d'un compatriote do Rubens.
M. Saint-Evre a représenté Jésus enfant discutant
parmi les docteurs.
La composition est bien ordonnée.
il y a plusieurs rabbins noblement tournés, dans l'at-
titude de la méditation, et le petit Christ est fort in-
spiré. La scène est enveloppée d'un clair obscur assez,
juste. C'est une peinture sage et méritante, qui ne fait
pas de bruit et qui gagnerait à être vue isolément, à
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l'écart de ces tableaux criards dont le Salon est tapissé.
M. Chatnpmartin est toujours le memo depuis quel-
ques années. Si vous avez vu sa Prédication de saint
Jeun,
vous connaissez son tableau intitulé : Laissez venir
ά moi les petits enfants.
M. Champmartin était plus colo-
riste dans ses premiers ouvrages. Aujourd'hui, c'est une
peinture laiteuse et molle qui coule, jaune et huileuse,
sur la. toile, comme du beurre fondant au soleil.
M. Wachsmuth a plus de solidité. Son Saint François-
Xavier prêchant dans l'Inde
indique l'élude consciencieuse
de la nature; mais la lumière n'a pas l'éclat de l'Orient,
quoique M. Wachsmuth ait vule chaud soleil de l'Afrique.
M. Lécurieux a emprunté deux sujets à la Vie des
Saints,
un Martyre de sainte Bénigne et un Saint Bernard
ά Clairvaux.
M. Mouchy a copié tout simplement dans
son Saint François d'Assise la figure principale des
Pères du désert, de Boissieu. M. Odier a fait aussi un
Saint François d'Assise, qui ne vaut pas son Cuirassier,
du Luxembourg; M. Achille Dovéria, un Archange saint
Michel;
M. Eugène Devéria et M. Lépaulle une Résur-
rection du Christ,
Il n'y a pas de quoi devenir catho-
lique, à voir ces drôles de fantasmagories. Madame Ca-
lamatta cherche à traduire sérieusement l'histoire sainte,
dans son martyre a'Eudare et Cymodocée; mais les tûtes
sont d'un vilain type, et la panthère qui attaque Eudore
est grosse comme un chat. M. Stâttler, de Cracovie, a
peint les Machabées, un grand tableau très-admiré par
ses compatriotes; M. Léon Benouville, une Fsther;
M. Tissier, une Vierge; madame Jeanron, une Sainte
Catherine;
M. Tassacrl, un Christ au jardin des Oliviers.
Le même sujet» traité par M. Chasseriau, a produit
4.
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"20                                SALON DE 1844.
un des bons tableaux dits religieux..Les grandes pein-
tures de sa chapelle ont fortifié le talent de M. Chasse -
riau. Sans doute on pourrait critiquer l'incorrection et
la mollesse du dessin, la monotonie de la couleur, l'en-
flure et la vacuité du style. Les têtes ne sont guère en-
semble.
Les corps n'ont point de réalité sous les drape-
ries, et ils se dressent ou s'étalent comme· des fantômes
creux. On en ferait presque autant avec quelques nippes
bien drapées. Mais encore faudrait-il être un costumier
habile et un metteur en scène expérimenté.
Après toutes ces apparitions, ces extases, ces miracles
et ces martyres, finissons par Saint-Jean, non pas le saint
Jean de Patmos, mais le Saint-Jean de Lyon ; non pas
saint Jean l'Apocalyptique, mais Saint-Jean le réel ; non
pas le peintre mystique des terribles tableaux de la fin
du monde et des vengeapees divines, mais le peintre de
ces fruitsi substantiels qu'on prendrait avec la main.
M. Saint-Jean de Lyon a déjà exposé plusieurs fois des
fruits et des fleurs, et personne ne le surpasse pour ces
sortes de peintures, M. Glaize, dans les légumes portés
par la grande femme de la Sainte Elisabeth de Hongrie,
et M. Charpentier, dans le panier de fruits offert par ses
bergers en adoration, ont seuls égalé l'abondance et
l'éclat de sa pratique. Il est malheureux que M. Saint-
Jean use un peu trop du jaune de chromo pour dorer
ses raisins. Cette couleur, désagréable quand elle n'est
pas rompue par des, tons voisins, a, de plus, l'inconvé-
nient de pousser au noir. Les beaux fruits de M. Saint-
Jean perdront ainsi, en peu de temps, leur transparence
et leur finesse. L'exécution de M. Saint-Jean manque,
d'ailleurs, de la légèreté admirable dans la touche du
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SALON DE 1844·                                   Hi
Jésuite d'Anvers, ou dans les esquisses de van Huysum.
Mais, il faudrait peu de chose de plus, ou peut-être de
moins, pour que ces Fruits et Fleurs près d'un bas-relief
fussent aussi parfajls que les tableau?: analogues des
maîtres anciens.
Un jour, le diable, faisant ses tournées, avisa, au coin
d'un hois, un jeune artiste qui peignait d'après nature
quelque morceau de paysage. Le diable, qui aime à tout
voir, courut regarder la peinture pardessus l'épaule du
peintre ; et, comme il aime à tout dire, il lui dit dans
l'oreille ;
r- Vous êtes amoureux.
— C'est vrai, répondit l'artiste ; mais à quoi voyez-
vous que je suis amoureux ?
Sans être le diable du conte d'Hoffmann, on peut de-
viner, à considérer une peinture, même un paysage,
quelles idées occupent le peintre, quelles passions l'agi-
tent. 11 y a quatre ou cinq ans, Théodore Rousseau eut
le malheur de perdre sa mère bien-aimée. Pendant long-
temps, ses paysages furent d'une incroyable tristesse.
11 ne voyait que les retraites les plus sauvages et les
plus désolées de Fontainebleau, ou les noirs aspects de
la campagne d'Auvergne. J'ai sous les yeux un paysage
de cette époque, un effet de soir et de tempête, à la
lisière d'une forêt. Le terrain fauve et calciné est hérissé
de ruines d'arbres, de troncs déchirés, de branches
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mortes et de feuilles sèches balayées par le vent, de
pierres ferrugineuses, aux tons bruns, gris et bleuâtres,
comme le reflet d'une vieille armure rouillée. Les ar-
bres, découronnés et chauves, tombent en poussière ; à
peine ont-ils conservé quelques feuilles rousses comme
les débris d'un incendie. Il n'y a point de ciel au-dessus
de ces arbres. Une atmosphère lourde, sombre, impé-
nétrable, pèse sur celte composition, qui a beaucoup
d'analogie avec le Roi des Aulnes, de Schubert, sans que
Rousseau y ait aucunement songé. On étouffe dans celte
peinture. Point d'air, point de lumière. Seulement, à
l'horizon, tout le long de la ligne qui unit la terre au
ciel,, il y a une éclaircie blême, un choc de nuages phos-
phorescents, agités comme les vagues de la mer, et l'on
aperçoit un petit cavalier qui se perd entre les arbres.
Enveloppé d'un manteau couleur feuille-morte, et pen-
ché sur son cheval noir, il lutte contre la tempête et se
hâte sans doute d'arriver à une chaumière, dont les
éclairs illuminent le toit dans l'éloignement. Il ne man-
que, pour traduire tout à fait la ballade de Schubert,
que le fils dans les bras du cavalier et le fantôme dans
le nuage.
Il est vrai que Rousseau est, sans comparaison, le
premier de nos paysagistes. La suprême qualité de sa
peinture, c'est la qualité la plus rare dans tous les arts,
c'est le sentiment poétique. Parmi les anciens maîtres et
les premiers dans chaque école, il n'y en a pas qui aime
davantage la nature et qui la comprenne mieux. Il n'y
en a pas de plus spiritualisto, en ce sens qu'il pénètre
la vie intime de la nature, qu'il tressaille à toutes ses
agitations et aux moindres mouvements de sa physiono-
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SALON DE 1844.                               73
mie. Un amant ne partage pas plus vivement les impres-
sions secrètes de sa maîtresse. Rousseau partage en
quelque sorte toutes les passions de la nature. Il lit,
pour ainsi dire, dans les yeux de la nature. 11 s'inquiète
de la pâleur de la lumière, de la fièvre du vent, de la
santé dos arbres. Il frissonne avec la tempête, ou il res-
plendit avec le soleil. Personne n'exprime aussi parfai-
tement les caractères du paysage ·, car il a le don de la
couleur au môme degré que celui de la poésie. Grâce à
cette double puissance, il a peint les aspects les plus dif-
ficiles de la nature, l'orage et la pluie, le printemps et
l'automne, le soir et même la nuit, le lever et le cou-
cher du soleil. Un seul peintre a fait un lever de soleil
supérieur au tableau de Rousseau ; c'est George Sand,
dans la Nouvelle Lélio,.
Il faut être fou pour s'imaginer qu'on peut copier le
paysage. La belle théorie de l'imitation de la nature est
encore plus impuissante ici qu'ailleurs. Est-ce que yous
avez jamais vu pendant deux heures le même effet dans
le ciel ou sur la campagne? La physionomie de la na-
ture est plus incessamment variable que la physionomie
de l'homme. La terre, emportée dans son tourbillon
éternel, prend toutes les couleurs et toutes les formes,
sous la caresse rapide de la lumière. La fortune et les
flots
sont moins changeants que le soleil. Il n'y a, dans
le paysage, que des expressions fugitives et des effets
capricieux, qu'on peut reproduire au moyen de la mé-
moire visuelle et de l'invention poétique.
On connaît l'histoire de ce pauvre Delaberge, mort si
jeune, à la poursuite d'un dessein irréalisable. C'était
un homme qui parlait à merveille de son art, et qui
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74                           salon m 1844,
avait commencé par une peinture abondante et vigou-
reuse. Par malheur, il se mit en tête que le paysagiste
devait étudier et rendre consciencieusement le moindre
détail de la nature. Son premier essai de ce système
produisit un mouton et une vieille femme, scrupuleuse-
ment et petitement, patiemment et péniblement rape-
tassés sur une petite toile. Quoique le système fu! ab-
surde , le talent et la volonté de l'artiste excitèrent
l'attention. Mais Delaberge n'était guère content de son
œuvre,, et il résolut d'entreprendre, avec une nouvelle
ténacité, quelque copie exacte d'un morceau de pay-
sage. Il choisit un petit buisson élégant, tapi contre un
pan de muraille. Alors, il dit adieu à Paris et à ses
amis; il loua une maisonnette à côté de son cher buis-
son, et il commença son œuvre, pareille à l'œuvre des
Danaïdes, comme vous allez le voir. Quand il fallut es-
quisser les lignes générales, lo vent qui agitait les bran-
ches légères contrariait déjà l'opiniâtre utopiste. Hélas!
le matin, à midi, le soir, notre buisson passait sans
cesse de l'ombre à la lumière, de la tristesse à l'éclat,
d'une demi teinte à une autre. A peine le peintre avait il
posé un ton sur sa toile, que le ton du modèle était
changé Hélas 1 chaque jour amenait de terribles cata-
clysmes dans le petit monde que Delaberge contemplait
sans cesse avec inquiétude. C'était une feuille que le
vent cruel détachait de la branche; c'était la poussière
de la muraille qui s'écoulait lentement, ouvrant des
trous et des ombres entre les pierres; c'était un insecte
imperceptible qui rongeait un bourgeon avec une obsti-
nation ég.ile à celle du peintre; c'était la branche qui
[toussait ot s'allongeait, sans s'inquiéter des proportions
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SALON DE 1844.                                Ιο
déjà fixées. Quelquefois, il trouvait sur son buisson une
draperie d'argent brillante au lever du soleil : c'était la
toile d'une araignée laborieuse. Toute la nature conju-
rait le changement. La rosée, le vent, la pluie, le soleil,
tout dérangeait son microcosme. Quelle activité sans
relâche! quelle mobilité! quelle viel
Et quand vint l'automne, comment continuer là pein-
ture entamée par un aspect d'été? Delaberge s'enve-
loppa dans son manteau pendant l'hiver, attendant avec
stoïcisme le renouveau. Mais, l'année suivante, le petit
buisson ne ressemblait plus au buisson du printemps
dernier. Il persista pourtant, le courageux artiste, pen-
dant trois années, à ce qu'on dit. Il y avait bien de quoi
mourir.
Beaucoup de paysagistes en sont toujours à la théo-
rie de l'imitation de la nature. Mais ils n'ont pas, heu-
reusement pour leur santé, la persévérance et l'inquié-
tude de M Delaberge. La recherche de l'art dans ces
fausses conditions ne tuera pas M. J. Coignet et les pré-
tendus réalistes, qui ont, du moins, la modération de
la médiocrité. Il n'est donné qu'aux hommes d'un cer-
tain caractère de s'entêter dans ces ambitieux tourments.
Quelques autres peintres naïfs et sans prétention repro-
duisent simplement la nature comme ils la voient, en
dehors de toute poésie élevée, mais avec une vérité
frappante pour tous les yeux. Tel est M. Fiers dans ses
modestes fermes et ses gras pâturages de la Normandie.
M. Fiers est Flamand par cette qualité; mais il a moins
de finesse que les maîtres flamands. Troyon fait de
bonne peinture franche et solide, dont le défaut est la
pesanteur. Cependant, quelques parties de sa Forêt
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de Fontainebleau, les eaux et les herbes du premier
plan, sont presque dignes de Jules Dupré, dont il suit
souvent les procédés et la manière. Le paysage de
Charles Leroux, Site du haut Poitou, est fermement
peint, mais un peu trop dur d'exécution. Les arbres
manquent do légèreté, et l'air ne circule point entre les
branches. Les fonds ont plus de transparence et se mê-
lent bien avec le ciel.
C'est là le point difficile du paysage, d'harmoniser le
ciel et la terre. Nous croyons que la plupart des paysa-
gistes ont le toit de commencer toujours leurs tableaux
par la charpente réelle du site qu'ils veulent repro-
duire, et de chercher ensuite à mettre le ciel d'accord
avec les terrains et les arbres. Les habiles restaurateurs
de vieille peinture savent combien il est difficile de re-
toucher un ciel, tandis qu'on rétablit heureusement les
autres parties du tableau, si le ciel est intact. De même,
dans un paysage composé par l'artiste, quand le ciel est
fait, le reste du tableau est sauvé. H suffit d'avoir le
sentiment do l'harmonie et la patience du travail. Car
l'effet produit sur la campagne résulte toujours de la
lumièro du ciel. Mais quelle difficulté dans ce passage
de l'atmosphère profonde, vague et infinie, à la forme
réelle et déterminée d'une image en plein air! Nous
avons vu Rousseau, dont le talent est un des enseigne-
ments les plus curieux pour les artistes, s'acharner, dans
une douzaine de tableaux consécutifs, à exprimer la
juste harmonie de cet embrassement du ciel et de la
terre, du soleil et de la nature, à la ligne extreme de
l'horizon. Il n'y a jamais là de séparation précise et
positive, de ligne mathématique et inflexible; car toute
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SALON DE 1844,                                77
lumière dévore un peu les bords de l'image qu'elle
éclaire.
Quelques peintres ont trouvé une manière fort simple
mais très-radicale d'esquiver les difficultés de la lu-
mière et de la couleur. Ils ont tout bonnement supprimé
le soleil de leurs paysages. Le procédé est un peu leste.
Aussi la variété, le mouvement, le charme, la vie, ont
déserté leur peinture avec le soleil. Presque toute l'é-
cole de M. Ingres, dans le paysage comme dans les
autres genres de Part, en est arrivée à ce triste sacrifice,
M. Paul Flandrin se complaît depuis longtemps en celte
obscurité. Il a le sentiment du style et quelquefois une
certaine élégance; mais de lumière, point. Son paysage
audacieusement intitulé Chênes verls ne représente que
des chênes gris et plats. Car c'est la lumière qui modèle
les corps, outre qu'elle leur donne la couleur. Tous les
tableaux de M. Flandrin se ressemblent, les arbres étant
comme les chats : la nuit, tous les arbres sont gris.
La qualité de la couleur est si essentielle en peinture,
qu'on ne saurait être peintre qu'à la condition d'être,
premièrement et avant tout, coloriste. Aucune autre
qualité ne remplace celle-là. Quand on renonce d'a-
bord à la lumière, il n'y a plus moyen d'ôlre un pra-
ticien habile. M. Flandrin a bien prouvé son impuis-
sance d'exécution dans le double portrait, n° 686, au
milieu d'un de ses paysages stéréotypés. La figure de la
femme surtout est d'une rare maladresse et absolument
sans expression. Les mains jointes en raccourci n'ont
aucune forme, la lumière manquant sur les divers plans
de la chair. Le visage terne de l'homme n'est pas plus
vivant, et ce groupe rappelle les images coloriées de la
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78                                SALON DE 1844.
bonne bière de mars, collées à la porte des auberges ou à
la vitre des cafés.
MM. Desgoffe, Achille Benouville et les autres péni-
tents gris n'ont pas davantage à se louer de leur sys-
tème. M. Benouville avait commencé la peinture dans
un sens presque opposé; c'est la claustration de l'école
de Rome qui l'a perdu. M. Desgoffo annonçait plus de
force et plus de style dans ses premiers paysages. Son
Narcisse qui se mire dans une mare incolore doit se
trouver fort laid, si le cristal de l'onde est assez limpide
pour lui renvoyer son image.
M. Aligny tient aussi, indirectement, à l'école des
secs, comme on les appelle dans les ateliers. Mais
M. Aligny est un maître consommé, quoiqu'il n'obtienne
pas des résultats très-heureux. Les défauts qu'il a, il les
garde bien gratuitement au milieu de qualités très dis-
tinguées. Il a fait parfois des dessins du plus haut style
et d'une noble élégance. Ses anciennes études de la cam-
pagne del Rome, avec de grands arbres et quelques
buffles revenant du travail, indiquaient le même senti-
ment calme et poétique qu'on admire dans le talent de
Léopold Robert. C'est ainsi, sans doute, que le peintre
des Pêcheurs eût traduit la nature, s'il eût été paysagiste.
M. Aligny cherche surtout la grandeur dans la simpli-
cité. Mais il ne trouve le plus souvent dans sa peinture
que la roideur et la monotonie. Il cherche encore l'éclat
de la lumière et la finesse du clair-obscur. Il est vrai que
ses demi-tein!es ont de la transparence, mais sa lumière
est trop méthodiquement étendue et n'a point le scintil-
lement mobile du soleil. Sa palette est très-rétrécie; il
borne les ressources infinies de la couleur h quelques
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SALON DE 1844,                                79
tons, qu'il a, du moins, le mérite de combiner assez har-
monieusement. Le meilleur de ses tableaux nous paraît
être la Vue de l'Acropole d'Athènes, prise de l'ancienne
tribune aux harangues. On remarque, au premier plan,
trois figures dans l'ombre, une femme et deux petits
enfants.
Un jeune paysagiste, M. Gourlier, procède en môme
temps de M. Aiigny et de Corot. Il aspire au paysage
poétique. Sa Naissance de Bacchus est un tableau d'une
belle ordonnance. Au milieu d'un collier de grands ar-
bres entrelacés, le groupe mythologique s'éclaire comme
les figures d'un médaillon au centre d'une guirlande do
fleurs, peinte par Segers ou van Kessel. L'effet général
invite à oublier l'inexpérience de l'exécution dans les
détails, et les tons crus des herbes et du terrain.
M. Thierry, au contraire, a fait un paysage d'une
adresse extraordinaire, et d'une finesse harmonieuse qui
rappelle Wynants. Il y a encore plusieurs jeunes peintres
qui mériteraient d'être cités : par exemple, M. Toudouze,
M. Castan, M. Grésy, M. Duvieux, l'auteur d'un Effet
de soir,
très-juste de ton, avec de petites figures bien
tournées dans le goût deSalvalor ; M. Hédouin, qui pa-
raît avoir peint ses Bûcherons Ossaloîs dansles Basses-
Pyrénées, en compagnie de M. Loleux ; M. Montfort,
dont, la Vue de Nazareth peut être prise pour un Ma-
rilhat; et M. Elmerïck, l'auteur d'un tableau très-lumi-
neux, représentant les Vendanges en Bourgogne,
M. Joyant continue sesVues deVenise, sous l'inspiration
du Canaletti ; M. Adrien Guignet s'inspire à la fois de
Salvator et do Decamps. Sa Mêlée, ses Brigands, et
surtout son grand dessin, ii° 1976, ont de fortes qua-
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80                                SALON DE 1844.
lités d'exécution et une vigoureuse couleur. M. Jadin a
pris le monopole des chasses, et il s'en tire à la satis-
faction des sportsmen, heureux de retrouver là le sou-
venir de leurs aventures et les portraits de leurs chiens
favoris. Les Chasses de Jadin sont entendues comme
des tableaux de décoration, à grand spectacle, et d'un
effet divertissant. L'allure des animaux est vivement
saisie. Oudry n'était pas plus fort sur le sanglier.
Les deux paysages de Français sont en première
ligne au Salon, avec ceux de Marilhat, de Corot, de
Leleux et de Diaz. Il y a quelques années, Français
débuta par un grand tableau, intitulé les Sorcières de
Macbeth.
C'était une nature sauvage et fantastique,
étudiée dans les gorges d'Apremont. Les figures avaient
été peintes par Baron, l'auteur d'un excellent Épisode
de la vie du Giorgione
à l'exposition actuelle. Fran-
çais a beaucoup d'invention et de fantaisie, et un véri-
table sentiment poétique. Outre ses tableaux peints,
il a prodigué avec succès ses compositions de paysage
dans une foule de gracieux dessins pour les livres
illustrés.
V Automne est une étude mélancolique dune allée de
la forêt de Fontainebleau. Des arbres élégants, aux
feuilles rares et jaunies, un ciel gris perle, des terrains
nus, quelques bûcherons récoltant des branches mortes,
voilà le tableau. Le caractère de l'automne est si bien
rendu, l'harmonie est si juste, la touche si légère, qu'on
se tient pour satisfait. C'est une chose complète en ce
qu'elle est.
Le second paysage de Français est très-original et
Irès-pitloresque. Sur une hauteur des bois touffus de
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SALON DE 1844.                                8i
Meudon, deux personnages sont assis à l'ombre d'un
chêne. M. Français est amoureux ; rien n'est plus sûr.
La jeune femme tient un papier, une lettre peut-être,
ou quelque croquis d'après nature. Le grand garçon qui
est étendu près d'elle la regarde paresseusement. Il fait
bon sous ces arbres qui ne laissent passer du soleil
qu'une guipure d'or, balancée sur le gazon. Et puis,
quelle vue immense à traversées colonnes et les arcades
du bois : toute la plaine de Paris baignée de lumière et
perdue dans le bleu argentin du ciel ! Le lieu est bien
choisi. Cette nature gaie, voluptueuse, pleine de caprice,
ressemble à l'art mauresque. On se croirait dans une
galerie de l'Alhambra. Français, mon ami, le diable
verrait bien que vous êtes amoureux !
Quels autres paysages citerons-nous après cette char-
mante peinture? On dit que nous avons oublié bien des
noms dans cet examen rapide. On nous a parlé encore
d'une foule de tableaux que nous n'avons pas su ren-
contrer au Salon, ou qui se sont égarés sous notre
plume. Pourquoi n'avoir rien dit du portrait de la femme
et de la fille de Léon Gozlan, par M. Verdier; des
portraits, par M. Pichon, par M. Laby, par M. Berly;
des excellentes eaux-fortes de M. Eugène Bléry et do
M. Louis Leroy; des fins portraits de femmes, au pastel,
par M. Vidal, etc. Pourquoi?
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82                                SALON DE 1844.
VII
La plupart des sculpteurs ont grand tort de chercher
presque uniquement leurs modèles dans le passé. L'âge
d'or est devant nous, comme disait Saint-Simon. Ce-
pendant, tandis que les peintres étudient surtout la réa-
lité, les sculpteurs étudient surtout la tradition. Méthode
incomplete et stérile. C'est en eux-mêmes, dans le senti-
ment de la vie immortelle, que les artistes devraient
trouver l'inspiration, après avoir toutefois contemplé
riiistoire et la nature. Car étudier, c'est comprendre et
interpréter. Les trois éléments essentiels de l'art, comme
de la philosophie, de la science et de toute création
intellectuelle, sont le monde extérieur, l'humanité et
l'homme lui-même. La nature et la tradition doivent
s'unir dans le cœur de l'artiste par un mariage mysté-
rieux qui produit un enfantement. C'est la loi de toute
génération spirituelle, aussi bien que de la génération
naturelle.
Cet élément principal de toute poésie, l'élément vivant
du génie individuel, qui se traduit par l'interprétation
originale de la nature et de l'histoire, est pourtant le
plus négligé dans notre école contemporaine. C'est la
spontanéité et l'invention qui manquent surtout à nos
artistes. L'habileté manuelle, l'adresse et un certain ta-
lent de pratique sont très-notables chez les sculpteurs,
plus encore que chez les peintres. Mais, faute de la
poésie intérieure, ils ne fabriquent guère que des œuvres
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SALON DJ5 1844,                                   83
banales et communes, sans caractère et sans beauté.
Où sont le caractère ot la beauté do la sculpture an-
tique ? dans l'expression de l'idéal que les artistes sen-
taient en leur propre cœur. La pensée antique était si
nette, si bien définie, qu'elle s'incarnait dans la forme
avec une rare perfection. Mais, encore une fois, le sen-
timent du monde moderne est à l'antipode de l'antiquité.
Nos idées et nos. systèmes, notre civilisation, ayant
changé, la faculté poétique, cette seconde vue qui est la
plus perspicace et la plus lucide, ne saurait envisager la
vie comme l'envisageaient les Grecs, et la forme doit
changer avec l'idée.
Par exemple, il y a un sentiment qui est au fond de
tous nos arts modernes, qui inspire la poésie, le roman,
le drame, la musique: c'est l'amour. Eh bienl consi-
dérons de nouveau l'amour dans la société grecque et
dans la mythologie : Jupitor, qui est sans doute le type
de la perfection et le suprême modèle de l'homme an-
tique, quand il veut séduire les femmes, est-ce qu'il
prend la forme humaine? Il se fait cygne pour Léda,
pluie d'or pour Danaé, taureau pour Pasiphaé ; c'est-à-
dire que la beauté, l'or ou la force, en dehors de toutes
qualités spirituelles, sont des charmes irrésistibles au-
près de la femme. El, lorsqu'on vertu de la morale for-
mulée par Plutarque sur les ruines de la société païenne,
le père des dieux et des hommes veut installer Gany-
mède au ciel, il le ravit dans les serres d'un aigle. C'est
le courage qui attaque l'homme, de mémo que la cor-
ruption, la force ou la beauté attaquent la femme.
Le principe do la poésie antique, comme inspiration
de la poésie moderne, nous paraît condamné par cette
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84                                SALON DE 1844.
seule remarque, qui peut être étendue à tous les senti-
ments du passé. Ce ne serait pas la peine de vivre, si le
Temps n'opérait pas une métempsycose féconde qui
élève sans cesse le monde vers un perfectionnement in-
défini. L'antiquité fataliste mettait une faux dans la main
du vieux Saturne, malgré ce vers du poëte : Omnia
muiantur, nil interit.
L'allégorie moderne devrait rem-
placer la faux par un flambeau.
Le monde physique lui-même proteste contre l'imita-
tion plastique de l'art grec ou romain. La forme humaine
s'est modifiée sensiblement depuis le paganisme, et pa-
rallèlement aux révolutions de l'esprit. C'est la phréno-
logie surtout, qui, en étudiant la conformation de la tête,
a signalé ces différences singulières. Lorsque, à la fin du
dix-huitième siècle, Winkelmann, ce grand résurrec-
tionniste des fossiles de marbre., ce Cuvier de l'art, a
donné, avec son fanatisme ingénieux, les formules de la
statuaire antique et la règle des proportions de la figure
grecque : le front, a-t-il dit, pour être beau, doit être
court. Après quoi, il injurie le Bernin et les autres
sculpteurs, ces corrupteurs de Γ art, qui ont élevé les
fronts dans la statuaire moderne. Il est certain que la
moyenne de la hauteur de la tête au-dessus de la ligne
des yeux n'était, chez les Grecs, que d'une fois et demie
la longueur du nez, tandis qu'aujourd'hui une tête bien
conformée a deux fois cette longueur, c'est-à-dire que
la ligne horizontale des yeux partage la tête en deux. Et
toutes les autres proportions de la statuaire grecque
étaient en harmonie avec la tête. Ainsi, l'Apollon du
Belvédère a, au moins, douze têtes en hauteur.
C'est chez les Vénus surtout que la tête est petite. La
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85
SALON DE 18M.
femme grecque n'a pas besoin de tête. Il suffit que ses
flancs magnifiques soient portés sur les belles colonnes
de ses cuisses arrondies. Les Vénus ne vivraient pas avec
si peu de cerveau, ou elles seraient condamnées à l'idio-
tisme. La Vénus de Milo, ce chef-d'œuvre incompa-
rable, cette perfection do beauté, la plus idéale des
statues grecques, et qui est dans la statuaire comme le
poëme de Virgile au seuil du christianisme,, la Vénus
de Milo a la tête grosse comme le bras. C'est encore la
volupté, mais une volupté plus chaste et plus rêveuse,
qui tend à se spiritualiser.
Rien n'est plus curieux que l'étude phrénologique de
la transformation de la tête humaine depuis la période
grecque. Chez les Grecs, ce qui prédomine, c'est la belle
architecture des sourcils et des parties inférieures du
front où siègent les facultés artistes, comme la forme,
la couleur, la musique, l'amour de la nature, le sens
des faits, la perception des détails, les impressions du
monde extérieur et l'imagination. Ces qualités sont com-
munes à tous les types que l'art grec nous a transmis.
Deux têtes seulement s'écartent de cette forme naturelle
et consacrée, celles de Platon et de Socrate, le christ
grec!
Chez les Romains, destinés à l'action et à la conquête,
peuple dominateur et politique, la tête s'élargit latéra-
lement. Le type romain a deux montagnes au-dessus des
oreilles : c'est le groupe de la Destruction, du Courage
et do la Prudence. L'aigle grec s'est transformé en lion.
La tête romaine, si démesurément large, est plate au
sommet ; cependant la partie supérieure du front, or-
gane des facultés réflectives, s'avance et domine les arcs
5.
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86
SALON DE 1844.
des sourcils. Ajoutez l'immense développement de la
partie postérieure du crâne et de la nuque. Voilà tout le
caractère romain. Epanouissement des instincts sensuels,
puissance d'action, aptitude politique, mais point d'art
original et point de sentiment religieux.
On lit dans Suétone que Caligula eut le caprice de
faire décapiter les statues les plus célèbres de la Grèce
transportées à Rome, et de remplacer les têtes grecques
par la tête de ses propres statues. Tandis que la tête
romaine pesait ainsi sur les épaules de l'ancien monde,
une nouvelle puissance s'incarnait dans une forme nou-
velle. Jésus, ce César pacifique, devait décapiter à son
tour le colosse romain. La tête du Christ no ressemble
plus à la tête antique : les tempes sont rétrécies, et le
vertex s'élève vers le ciel. C'est le signe de la Religio-
sité, noble couronnement au cerveau de l'homme. Le
christianisme a comblé le sillon profond qu'on remarque
sur les têtes des Césars romains ; et, autour du sentiment
religieux, s'exaltent les sentiments de la Justice et de la
Charité universelle. C'est ce qui distingue essentiellement
les deux types. La forme humaine s'est renouvelée avec
la civilisation.
Si le fond des sentiments et la forme plastique ont
changé, comment pourrait-on donc copier une société
fossile?
Et, de même, il en faut dire autant aux imitateurs du
moyen âge. La Renaissance et la Philosophie moderne
ont transformé le monde catholique et féodal. Les
Christs de Michel-Ange et les Vierges de Raphaël ne
sont plus les types consacrés des premiers temps. L'hu-
manité infatigable n'a pas plus consenti h s'immobiliser
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SALON DE 1844.
87
dans le christianisme mystique que dans le sensualisme
païen. L'histoire n'est qu'une procession aventureuse et
opiniâtre, qui marche sans repos vers des horizons in-
connus, tournant parfois la tête vers ce qui n'est plus
qu'un souvenir, mais éternellement amoureuse do ce
qui n'est encore qu'une espérance.
Il n'y a donc qu'une manière fructueuse d'emprunter
à la tradition : c'est de voir ce que nos prédécesseurs ont
fait dans le sentiment et dans la forme de leur temps,
de pénétrer leurs systèmes d'interprétation, et d'inter-
préter soi-même à son tour, avec une inspiration vivanto
et complètement originale.
La Renaissance du seizième siècle a pratiqué celto
méthode avec un instinct merveilleux. Il semble que
toutes les qualités des arts antérieurs soient résumées
dans les œuvres des grands artistes de l'Italie et de la
France ; car la France, en sculpture du moins, peut ri-
valiser avec l'Italie au seizième siècle. Jean Cousin,
Jean Goujon, Pierre Bontems, Germain Pilon et tous
ces ouvriers sublimes qui travaillèrent avec eux dans les
palais et les monuments publics, ne relèvent directement
d'aucune époque et d'aucune école : ils ont l'élégance et
la beauté de l'antique, la force et le mouvement de Mi-
chel-Ange, l'abondance et la fantaisie de l'art mau-
resque, et quelquefois le sentiment et l'expression de
l'art catholique. Nos sculpteurs ont toujours été bien
plus forts que nos peintres. Que possède-t-on aujourd'hui
de notre école indigène de peinture au seizième siècle?
Un tableau de Cousin, peut-ôtre, et quelques portraits
de Clouet ; le reste revient aux Italiens appelés en Franco,
comme le Primatice ou le Rosso, lesquels, à la vérité,
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88                                SALON DE 1844.
furent secondés dignement par des artistes formés à leur
génie. Mais, de la sculpture française à la Renaissance,,
nous avons Fontainebleau, Chambord, Chenonceaux,
Blois, Soleisme, l'école des Beaux-Arts, quelques parties
du Louvre, et combien de châteaux, et combien de sta-
tues réunies au Musée de sculpture moderne, et combien
d'arabesques, de médaillons et de caprices de toute
sorte, disséminés partout! Et, après les illustres fonda-
tours de notre école renouvelée, c'est Barthélémy Prieur,
Gentil de Troyes, Francheville, Jacques Sarrazin, les
Anguier, et combien d'autres! jusqu'au Puget. Voilà un
génie qui est français et qui n'imite personne; à ce point
que le Puget est, pour ainsi dire, excentrique dans notre
tradition. Il domine toute la sculpture du grand siècle,
les Girardon, les Desjardin, comme Michel-Ange domine
l'école florentine.
Après Puget, il y a, au dix-huitième siècle, une char-
mante branche de l'école française : c'est la famille des
Coustou et leurs élèves, supérieurs encore aux peintres
leurs contemporains, si ce n'est à Watteau.
Depuis l'école des Coustou, les grands sculpteurs,
mais non pas les praticiens habiles, sont rares en France.
Il faut citer Cafiîeri, l'auteur des bustes de Rotrou et des
Corneille à la Comédie-Française, et Houdon, l'auteur
do la statue de Voltaire. Les sculpteurs de l'Empire
n'ont pas su laisser seulement un buste de Napoléon ;
c'est David, le peintre de la Révolution, qui, à leur dé-
faut, a fait la statue équestre de l'Empereur, dans le
fameux portrait peint en relief sur les Alpes.
David, le sculpteur, a essayé avec éclat la régéné-
ration de notre école ; c'est lui qui a le plus produit de-
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SALON DE 1844,
89
puis vingt ans ; il a envoyé ses œuvres partout, dans les
villes de France et dans les villes des autres Etats ; il a
le mérite de chercher la pensée en même temps que lo
grand style, et son exécution est tout à fait magistrale.
Barye a restitué dans la sculpture un élément complè-
tement oublié depuis quelques générations d'artistes,
l'élément de la fantaisie, de la finesse et de la vivacité.
Barye est un homme du siècle de Benvenuto. Plu-
sieurs autres artistes, comme Antonin Moyne, Pradier,
Préault, Foyatier, Duseigneur, Maindron , etc., ont
contribué, chacun avec des qualités différentes, à raviver
la sculpture française. Aujourd'hui, l'école est très-ha-
bile, et le Salon a popularisé quelques jeunes talents.
M. Bonassieux, ancien élève de l'école de Rome,
a exposé trois marbres, qui le placent dans les pre-
miers rangs. Son buste de Mme de C**f est excellent :
le dessin des traits est irréprochable; la physionomie a
beaucoup de caractère et de pensée; les cheveux crêpés
se séparent en bandeaux et s'attachent derrière le cou;
la ligne du cou et des épaules est très-élégante et très-
fine. M. Bonassieux a trouvé la simplicité et la beauté.
Sa manière rappelle un peu la manière sobre et précise
de M. Bosio, dans quelques bustes des précédents Sa-
lons; mais les bustes de M. Bosio, savamment et ferme-
ment modelés, ont toujours manqué de caractère et
d'élévation. Je ne sais pas quelles critiques on pourrait
faire de ce noble portrait; il a autant de distinction et de
charme que de pureté et de correction. M. Bonassieux a
obtenu un résultat difficile, qui est de satisfaire à la
fois les gens du monde et les gens du métier.
Sa Tête d'étude est l'image d'une vierge voilée et bais-
i
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90                                SALON DE 1844.
sant les yeux. C'est de l'art très-simple et très-fort, qui
annonce beaucoup de sentiment et beaucoup de science.
Le David balançant sa fronde présente dans la pose
quelque réminiscence de l'Apollon du Belvédère ; les
jambes sont alignées de la même façon, mais les extré-
mités sont un peu fortes et lourdes. C'est le seul reproche
que mérite cette figure très-hardiment tournée et d'un
grand style. Personne aujourd'hui, parmi nos sculp-
teurs, ne saurait faire mieux.
Nous avons déjà vu au Salon de 1839 le plâtre de
la Velléda, de Maindron, exécutée en marbre pour le
jardin du Luxembourg. Le marbre nous paraît repro-
duire exactement le modeleen plâtre, mais il montre de
vigoureuses qualités d'exécution. Le travail du marbre
est tout autre chose que le modelage j il exige une cer-
titude et une précision sans défaut. Maindron avait
déjà attaqué la pierre et le bronze avec une supériorité
incontestable. Ce nouvel ouvrage augmentera encore sa
réputation.
Les meilleures statues, après le David et la Velléda,
sont la Madeleine, de M. Gechter, et le Viala, de
M. Meunier. Nous félicitons M. Meunier d'avoir em-
prunté son sujet à nos souvenirs patriotiques. Sa sculp-
ture a du mouvement et de l'énergie, M. Meunier, qui
n'a pas vingt ans, a surpassé la plupart de nos artistes
les plus exercés.
Le Baptistère, exécuté en marbre par M. Jouffroy,
d'après le dessin de Mme de Lamartine, est fort admiré.
Ce sont trois enfants qui unissent leurs petites mains
pour porter la croix.
M. Rinaldi, de Rome, a exposé une Rébecca, dont les
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SH
SALON DE 1844.
draperies sont simples et d'un style sévère; M. Barto-
lini, do Florence, un buste assez correct de la comtesse
d'A***; M. Geefs, de Bruxelles, une Geneviève de Brabant,
dent la pose est copiée sur la Madeleine de Ganova, et
dont l'exécution est faible et molle; M. Dubray, un petit
Joueur de trottola, copié sur le Dunseur napolitain de
M. Duret; M. Gayrard, de l'Institut, une statue de
YEvêque d'Jïermopolis, copiée sur les statues tumulaires
du moyen âge ; M. Foyatier, une statue d'Etienne Pas-
quier, inférieure à ses précédents ouvrages : son buste
de Mmj F"* vaut beaucoup mieux; M. Brian, un buste
très-mesquin de la belle tête de M. de Lamartine;
M.Dantan aîné, deux grandes statues insignifiantes, pour
le Musée de Versailles; M. Dantan jeune, une statue et
deux bustes; M. Desbœufs, le buste de M. Jacqueminot;
MinC Dubufe, le buste de M. Paul Delaroche; M. Etex, un
buste ampoulé de M. Odilon Barrot; M. Guillot, deux
bustes; M Garraud, la statue de Laplace, pour l'Obser-
vatoire; M. Husson, un Christ peu catholique; M. Ro-
cher, un saint Évoque; M. Suc, de Nantes, la Mélancolie;
M. Droz, la statue on pierre de Mathieu Mole, pour
rHôtel-de-ViUe, avec ce spirituel calembour inscrit en
toutes lettres dans le livret officiel : Stat Mole im-
motus.
La statue en marbre du duc dOrléans, destinée à la
Chambre des pairs, est de M. Jaley. M. Jaley, comme
M. Winterhal ter, a grandi démesurément son modèle.
Il n'y a point de Grec antique, fût-ce l'Apollon du Bel-
védère, pour avoir une si petite tête sur un si long
corps. N'est-ce point M. Jaley qui a déjà fait pour la
Chambre des députés un Bailly, effilé comme une as,-
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92                                SALON DE 4844.
perge d'hiver? Nous conseillons à Tom Pouce, le nain
favori do la reine Viitoria, et le singe de Napoléon, de
poser pour sa statue devant M. Jaley, qui ne manquera
pas de lui donner au moins la taille d'un voltigeur do
FEmpire.
M. le baron Bosio, de l'Institut, a enfin terminé YJJis-
toire et les Arts consacrant les gloires de la France.
Ce
groupe colossal, en marbre, remplaçait, dans une niche,
je ne sais quel groupe innocent de l'ancienne école aca-
démique. L'œuvre de M. Bosio ne laissera pas beaucoup
plus de souvenir, quoiqu'il y ait des parties très-fine -
ment exécutées. Cette grande figure allégorique, avec lo
casque de rigueur et la lance à la main, est entourée de
trois ou quatre figures accessoires ; c'est apparemment
Γ Histoire-bataille, comme dirait M. Alexis Monteil.
Mais voici le morceau capital du Salon par la grosseur
et le ridicule, un personnage monstrueux et tout nu,
étendu horizontalement en équilibre sur une pointe de
rocher, et qui détire ses abominables membres comme
au sortir d'un cauchemar. La vieille sculpture n'a jamais
rien fait de plus indécent et de plus stupide, si ce n'est
le Promet fiée des Tuileries, Le géant du Salon s'appelle
Encelade foudroyé par Jupiter, Qui nous délivrera des
géants mythologiques?
L'architecture s'est tournée vers les projets utiles et
réalisables. M. Badenier a exposé des études sur la réu-
nion du Louvre aux Tuileries ; M. Bei thelin, le dessin
d'une fontaine à élever place Bellechasse; M. Amédée
Couder, un projet de décoration pour l'intérieur de
Notre-Dame ·, M. Dupuy, un plan d'hôpital pour sept
cents malades; M. Garnaud, un projet de cathédrale;
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SALON DE 1844.
93
M. Lacroix, le projet d'une mairie pour le onzième ar-
rondissement sur la place Saint-Sulpice ; M. Renaud, la
façade d'une maison parisienne ; et M. Magne, le plan
d'un palais de l'industrie et des arts. Puisse ce palais,
depuis si longtemps réclame par toute la presse, ne pas
rester toujours en projet sur le papier !
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SALON DE 1845
■ I
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à£'
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SOMMAIRE.
A Béranger, — Du style chez les grands maîtres. — L'Ecole des
Femmes,
de Molière. — Caractère du talent de Béranger. — Ten-
dances diverses de la critique. — L'art pour l'art, et l'art pour
l'homme. — La Tempête, de Ruisdael. — L'Allée de châtaigniers,
de Rousseau. — Don Quichotte et Sancho, de Deeamps, — Le
dix-huitième siècle de Béranger.
Avant l'ouverture, — Découragement des artistes. — Le jury. —
Peintres absents du Salon.— La Smala de M. H. Vernel, — M. De-
eamps, M. Brascassat, elc. — Les sculpteurs.
§ Ier. — Variété du Salon de 1845. — Les refus du jury. — De-
camps, Delacroix, Horace Verwet, Meissonier, Diaz, Henry
Scheffer, Ghasseriau, Robert Fleury, etc. — Les paysagistes.—
Revue générale.
§ II. — Deeamps. — Histoire de Samson. — Trois actes, neuf ta-
bleaux, — La Nuit en peinture. — Rembrandt et Rousseau, —
M. Granet,— M. Jacquand. — M. Pingret et Boileau. — Le natu-
ralisme du laid. — Brouwer et Raphaël. — Diderot et Vénus.
§ III. — Delacroix. — Deeamps et Ary Scheffer. — De l'éducation
poétique. — La Beauté dans les Arts. — La Beauté dans la Na-
ture. -— Œuvres de Delacroix. — La Mort de Marc-Aurèle. — Le
vieux Musée. — La Madeleine. — La Sibylle. — M. Gleyre. —
M. A. Brune. — M. Guignet, etc.
§ IV. — M. Brascassat. — Les peintres modernes de Bruxelles et de
La Haye. — Petitesse du, style de M. Brascassat. — Le général
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98
SOMMAIRE.
Tom Pouce. — De la grandeur dans les ails. — Mieris el Rubens,
—  M. Diday et les Alpes. — M. Calame et l'orage. — Les mau-
vaises écoles. — Les imitateurs flamands et hollandais. — M Hor-
- nung et Denner. — M. Robert Fleury, etc.
§ V. — MM. Gigoux, Debon, Que'q, Papety, Muller, Roubaud,
Dauzats, Boulanger, Leleux, Hédouin, Brun, Guillemin, Philippe
Rousseau, — Madame Gavé. — MM. A. Couder, Landelle, Eugène
Isabey, Glaize.
g VI. — Portraits. — M. Horace Veruet. — Procédés de l'école de
David. — École de M. Ingres. — M; IL Flandrin. — M. Lariviére.
—  M. Henry Scheffer. — Les portraits des anciens maîtres. —
M. Léon Coignet. — MM. Belloc, Dubufe, Court, Perignon, etc. —
M. Diaz.
g VU. — Paysages. — Trois écoles distinctes. — Les lieux com-
muns
en paysage. — Poésie delà nature. — Aventure d'un pein-
tre de portrait. — La lumière et la couleur. — Les paysagistes
crépusculaires. — M. van Schendel, de La Haye. — MM. Fran-
çais, Troyon, Leroy, Huet, Teytaud, Corot;, Fiers, Haffner, elc —
Les femmes peintres
§ VIII. — Sculpture, Gravure, Architecture. — La recherche de
la beauté. — La f'hryné de Pradier. — Caractère de la cour-
tisane antique. — MM. Bosio et Bartolini, de Florence. — David
d'Angers. — M. le comte d'Orsay. — MM. Debay, Elex, Feu-
chéres, .louffroy, Desbœufs, Garraud, etc. — Les bustes. — Les
graveurs. — Jean Bart et Eugène Sue. — Les pastels. —■ Les
architectes. — M. Mouton, de Panuige. — Palais, des Arts, aux
Champs-Elysées.
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A BEHANGER.
Votre nom, monsieur, représente mieux qu'aucun autre
le sens direct de notre tradition nationale dans les let-
tres et dans les arts. Vous êtes de la grande famille fran-
çaise de Rabelais, de Molière et de La Fontaine. Tandis
que la poésie du dix-neuvième siècle s'aventurait dans
des routes obscures et étrangères, vous, monsieur, au
lieu d'être cosmopolite par la forme du style, vous vous
êtes contenté d'être humain par le fond même du sen-
timent et de la pensée. C'est une synthèse qui vaut bien
l'autre. C'est la qualité des artistes immortels; car ils so
continuent ainsi dans l'âme de l'humanité dont ils ont
réfléchi quelque vertu permanente. Au contrairo, l'art
qui s'attache imprudemment à la forme seule, passe do
mode et se renouvelle sans cesse, quel que soit le charme
du style extérieur.
L'art des vrais grands maîtres dissimule naturellement
les procédés de l'exécution ; il vous frappe par un ca-
ractère plus essentiel et plus profond que l'enveloppe
plastique. Telle est la sculpture grecque de la belle
époque, quoique l'art antique, en général, puisse être
accusé de sensualisme relativement à l'art chrétien. La
Minerve duParthénon était sortie vivante et chaste du
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■100
A BEHANGER.
cerveau de Phidias, suivant le symbole mythologique.
En contemplant la Vénus de Milo, vous avez d'abord un
sentiment qui précède l'analyse de sa beauté. Tel est
encore l'art de Raphaël, où l'habileté n'est considérable
qu'après l'invention. Tel est Molière,, supérieur peut-
être à tous les grands hommes de toutes les littératures
par le naturel et la simplicité de son style. Le beau
style est comme une flèche dont on sent la piqûre sans
avoir vu le trait dans l'air. Ainsi, le génie de Molière est
un arc si bien tendu, qu'il vous envoie au cœur une at-
teinte inévitable, avant que vous ayez saisi le mouve-
ment de la main qui prépare le coup. Mais, arrachez la
flèche, et vous admirerez comme elle est aiguë, fine et
souple, et vigoureuse, et ciselée à plaisir.
Votre talent a de l'analogie avec celui de Molière : la
grandeur dans la naïveté, la clarté et la raison; dessin
ferme, couleur franche ; toutes qualités particulièrement
propres au génie français. Vous avez comme Molière une
sensibilité mélancolique qui donne souvent à vos vers
une teinte douce et harmonieuse. Vous avez comme lui
cette rare faculté de mettre dans le premier sujet venu
une signification profondément humaine. Une comédie
de Molière, tirée au hasard, vaut sans doute un poëme
épique. Je ne parle pas du Misanthrope et du Tartufe,
qui sont deux chefs-d'œuvre travaillés et qui annoncent,
par leur conception même, devoir toucher à la philoso-
phie, à la morale, à la politique, aux vices et aux vertus
du cœur, et aux conditions de la société. Ce sont des
tableaux d'histoire, comportant la méditation du sujet
et le soin de la forme. Mais prenons cet autre chef-
d'œuvro sans prétention, ce délicieux tableau de genre
-ocr page 144-
A BÉRANGER.
101
qui a nom Γ Ecole des Femmes : un homme coiffé d'une
idée ridicule, un ami bavard, une fille niaise et rusée,
et un jeune fou. Le comique superficiel est assurément
dans la situation de confident où Horace tient sans cesse
Arnolphe ; il est aussi dans le caractère d'Agnès, dans
l'entêtement de son tuteur, dans l'impassibilité railleuse
de Chrysalde. Cela suffit à en faire une pièce char-
mante et la plus amusante du monde. Mais pénétrez
plus avant dans le caractère d'Arnolphe. Cet Arnolphe,
avec son esprit borné et opiniâtre, ne vous inspirerait
qu'un médiocre intérêt, s'il n'avait pas en même temps
de la passion :
Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse,
Et cependant je l'aime, après ce lâche tour,
Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour.
Voilà un trait de grand maître, et qui touche subite-
ment. De la plus légère des fantaisies de Molière, comme
de cette sublime comédie de Γ Ecole des Femmes, jaillit
toujours un sentiment vrai, naturel, impérissable dans
l'humanité.
Vous aussi, monsieur, comme Molière dans ses im-
provisations, que vous touchiez un sujet quelconque, les
Gueux,
ou les Deux Sœurs de Charité, le Petit Homme
grisou,
la Frétillon, vous êtes l'interprète si juste du sen-
timent commun, que tout le monde vous sait aussitôt
par cœur, rien qu'à vous entendre ; car vous exprimez
simplement ce qui est la vie, et vous découvrez la vie où
elle est, — partout.
C'est ici que j'en voulais venir, par application à Tart
des peintres et des sculpteurs. Vous vous rappelez
G
-ocr page 145-
402                                   A BERANGEB.
ces luttes de la critique depuis quinze ans, les uns
soutenant que l'art ne signifie rien du tout, que c'est
un caprice bizarre et individuel, inintelligible pour le
vulgaire; les autres, ayant l'instinct do la sublimité
de l'art, exigeant que le style et la forme fussent tou-
jours le vêtement d'une pensée significative. Ceux là ré-
pondaient qu'il suffisait que la statue fût belle, oubliant
que Pygmalion voulait encore l'animer d'un rayon volé
dans les cieux. Mais nous, plus ambitieux que ces maté-
rialistes modernes, nous aspirions toujours, comme l'ar-
tiste antique, à voir descendre la vie dans la forme créée
spontanément. Nous appellions l'art une création vi-
vante, ou l'expression de la vie. On nous passait volon-
tiers cette manie dans les sujets historiques ou dans les
grandes compositions. Mais, disait-on, que vient faire
votre art humanitaire dans une fantaisie improvisée par
un peintre? Vous n'avez pas besoin d'être un grand phi-
losophe pour représenter quelque bohémien en haillons,
couché au soleil, ou une bergère cueillant des fleu-
rettes.
Si bien que cette théorie frivole aboutissait à suppri-
mer l'homme sous le haillon, la femme sous l'étoffe de
soie. Il ne restait plus de l'art qu'une défroque vide.
Mais ces apôtres de l'indifférence oubliaient même l'art
hollandais et l'art flamand, dont les maîtres ont su faire
naïvement des hommes et des femmes sous la plus
humble apparence. Les buveurs débraillés d'Adrien
Brouwer ou de Craesbecke sont des personnages vivants
au même titre que les nobles personnages de Raphaël,
quoique dans une condition différente. Les Sgana-
relles de Molière ne céderaient pas leur âme à Hamlet,
-ocr page 146-
Λ BÉRANGEll.                                 '103
ce fils de roi, ou à Agamemnon, le roi des hommes.
Nos adversaires s'imaginaient triompher bien plus fa-
cilement encore à l'endroit du paysage et de la nature
inanimée. Quelle signification donner à un intérieur de
forêt, à une vue de campagne baignée de lumière, à une
cour de ferme, à une mare où les canards barbotent
entre les joncs? Mais ils oubliaient aussi, sans parler des
grands paysagistes comme le Poussin et Claude, que les
petits maîtres hollandais ont empreint leurs paysages
d'un sentiment immatériel et profondément poétique.
Nous avons cité souvent la Vache philosophe, de Paul us
Potter, et le Buisson mélancolique, de Ruisdael, qui sont
au Louvre. Il y a encore au Musée un autre paysage de
Ruisdael, une sombre marine, appelée la Tempête,
l'artiste a jeté sa vive poésie. La mer furieuse occupe
toute la toile et s'insurge partout contre un ciel lépreux,
taché de plaques noires. A droite, dans un petit coin,
on voit cependant une maisonnette en chaume, plantée
comme sur une motte de terre que protège une grossière
palissade de pieux enfoncés dans l'eau. Le vent, la pluie,
l'orage, battent par en haut cette frêle retraite, tandis
que les vagues en font le siège tout autour et se préci-
pitent avec grand bruit contre le talus, comme des
guerriers grimpant à l'assaut, La masure accroupie sur
un sol mobile résistera-t-elle à cette attaque impla-
cable? Cela ne me paraît point insignifiant du tout, et
ce drame vaut, à mon avis, tous les drames castillans,
moyen âge et autres, où s'agitent de belles loques avec
un cliquetis de ferraille ; car la vie humaine se trouve
intéressée dans un grand chaos naturel. A propos, cette
maisonnette n'est-elle point habitée? Puisque voici le
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104                                   A BÉRA.NGER.
fourreau, comme dirait un romantique, où donc est la
lame? Hélas! il y a peut-être, sous ce chaume, une fa-
mille de paysans qui attendent la mort; ou, peut-être,
ces hardis enfants de la côte ont-ils abandonné leur nid
à la tempête, pour aller dans quelque barque secourir
de leurs bras les navires égarés et ballottés contre le ri-
vage.
Mais, parmi les contemporains, les véritables peintres,
les véritables poètes, n'ont-ils pas toujours transporté
l'homme, ou plutôt le sentiment humain, même dans
la nature déserte. Rousseau, qui nous revient sans cesse
quand il s'agit de poésie dans la peinture, a trouvé, un
jour, une allée de châtaigniers dans un coin retiré delà
Vendée, ce pays si original et si sauvage, dont la végé-
tation vigoureuse a une couleur particulière, dont les
arbres sans souci ont des tournures merveilleuses. Il a
copié tout bonnement son allée de face. On y entre au
bord de la toile comme dans la grande gueule d'un en-
tonnoir, et l'on n'en sort pas; mais, tout au fond, bien
loin, on aperçoit le jour, à l'orifice extrême de cette ca-
verne de branches entrelacées et d'épais feuillages.
Vous n'avez point de ciel au-dessus de vous, ni à
droite, ni à gauche·, car les arbres plantés tronc à tronc
s'emmêlent comme les lianes dans une forêt vierge, ou
comme des arabesques le long des lambris et de la
voûte d'un édifice. Seulement, à quelques points de celte
voûle verdoyante, de petits rayons de lumière tremblo-
tants éclatent entre les feuilles agitées, comme des étoiles
scintillantes au firmament du soir.
En considérant cette belle peinture, on éprouve la
môme impression que lorsqu'on entre seul dans une
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A BÉRANGER,                                    105
vaste cathédrale gothique, aux colonnes élancées, aux
décorations capricieuses. La percée de ciel, à l'extré-
mité de l'allée mystérieuse, est comme l'autel radieux
au fond du monument sombre.
Un pareil tableau est assurément de Γαιιτ pour
l'homme et non point de l'art pour l'art. Je ne dis pas
que cette poésie no soit pas dans la nature ; mais encore
il faut l'y sentir, et il faut rexprimor. L'artiste n'est pas
seulement un œil comme le daguerréotype, un miroir
fatal et passif, qui reproduit physiquement l'image qu'on
lui présente ; c'est une force mouvante et créatrice qui fé-
conde à son tour la création extérieure. La nature est la
mère voluptueuse qui provoque la passion de son amant,
et l'art est le fruit de cette union.
L'allégorie est tellement inhérente à l'art véritable,
que les peintres les plus spontanés, dévoués seulement à
l'image, sans préoccupation de la pensée qui est des-
sous, font quelquefois des tableaux où la réflexion dé-
couvre des poëmes symboliques et des analogies que
l'auteur n'a pas soupçonnés. J'ai vu souvent des artistes
bien surpris des explications que la critique donnait de
leurs ouvrages. Ils disent à cela qu'ils se moquent du
symbole, et que l'art est un entraînement irréfléchi, qui
n'est pas forcé d'avoir conscience desa raison. Raphaël
et le Poussin n'en disaient pas autant. Mais prenons les
peintres comme ils sont aujourd'hui. Ce n'est pas leur
faute si la philosophie et la pensée ont été proscrites do
la société bourgeoise ; et, après tout, qu'importe le pro-
cédé, si le résultat satisfait aux conditions de l'art?
Decamps, qui est un homme de vive impression,
niais très-indifférent aux théories, s'est inspiré souvent
6.
-ocr page 149-
106                                   A BEHANGER.
du Don Quichotte de Cervantes, ce poëme si humain
dans le fond, si espagnol par la forme ; car le procédé
de l'art espagnol est invariablement le contraste, dans
la peinture comme dans la littérature; contraste de la
lumière et de l'ombre dans les tableaux; lutte de deux
principes opposés dans les drames et les romans. C'est
là tout Cervantes, avec une forme inimitable : d'un côté,
l'élan héroïque de l'âme à la recherche des aventures
ρ 'rilleuses ; de l'autre, la résistance du corps sensuel et
prudent. DonQuichotte ressemble plus qu'on ne le pense
aux moines ascétiques do Zurbaran, et Sancho aux
joyeux compagnons que Velazquez et Murillo ont en-
flammés de leurs belles couleurs.
Je suppose que Decamps ne s'est jamais tourmenté
du sens de Don Quichotte, et quelquefois, en effet, il a
peint l'austère chevalier avec une grave irrévérence,
bien voisine de la caricature. Mais cependant, un certain
jour, il a vu les deux aventuriers entrant solennellement
dans la montagne Noire, sous un aspect qui est une inter-
prétation parfaite du roman espagnol. Le petit chef d'oeu-
vre de Decamps, exécuté légèrement à l'aquarelle, a été
gravé à l'aqua-tinte par Prévost, et publié autrefois par
VArtiste, Il représente Don Quichotte etSancho, arrivant
de face sur un grand chemin, au milieu d'une campagne
brûlée par le soleil et sillonnée déroches arides. Ce che-
min delà vie est un théâtre sinistre qui dispose bien au
drame. Le chevalier errant, armé de pied en cap et serrant
sa lance, se tient droit et ferme sur ses étriers, toujours
disposé au combat. Il regarde devant lui ce que la Provi-
dence daignera lui envoyer. Il est effilé verticalement,
long et haut comme un peuplier qui monte au ciel,
-ocr page 150-
A BÉRANGER.
107
tandis qu'à son côté, Sancho, qui l'accompagne, s'étale
horizontalement sur son âne, la panse en avant, sa
grosse main reposée mollement sur sa cuisse arrondie.
Le corps insouciant prend ses aises en suivant l'âme in-
quiète. Tandis que Don Quichotte est casqué jusqu'aux
sourcils, et comprimé dans son armure de fer, Sancho
a rejeté en arrière son souple chapeau, pour s'éventer
un peu le crâne, et il a lâché quelques boutons de sa ca-
saque pour ne pas gêner sa digestion. Sa tête rubiconde
est tournée vers le maître, qui n'y prend garde, et qui
contemple sans doute quelque grande chose dans sa
pensée, sans écouter les propos et les sages conseils de
son écuyer.
Ne connaissez-vous pas tout Cervantes, après ce cro-
quis spirituel, où la vie humaine est symbolisée dans ses
deux types les plus différents 1
Il s'agit' donc, quels que soient le sujet et la forme
d'une œuvre d'art, tableau ou statue, que l'artiste y fasse
intervenir un sentiment intime, naturel, irrécusable, qui
se communique aux autres hommes, qui les éclaire ou
les moralise. Le vieux proverbe du théâtre est applicable
à tous les arts, ainsi que le vers du poète latin : corriger
en amusant, mêler l'utile à l'agréable. Hélas! l'art con-
temporain est si éloigné de cette tendance élémentaire,
qu'on ne sait même comment s'y prendre pour le ra-
mener à une signification quelconque, et que les vérités
les plus simples semblent de hardis paradoxes aux yeux
éblouis de notre génération.
Là, monsieur, est votre supériorité glorieuse et in-
contestable, et vous êtes un exemple vivant qu'on peut
citer à nos peintres, sans grande espérance de le voir
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108                                   A BÉRANGER.
imiter. Vous avez bien prouvé qu'il n'y a point de petits
sujets ni de petites formes, qu'il n'y a que de petits
artistes ; car le génie change les proportions de toutes
choses. Vous avez pris la chanson et vous l'avez élevée
à l'ode et au poëme. Vous avez pris des gueux, et vous
en avez fait de grands philosophes. Vous avez pris des
fous, et vous en avez fait des révélateurs. A propos de
bouteilles et de vivandières, ou de n'importe quoi, vous
avez ravivé l'esprit français et évoqué tous les senti-
ments généreux du patriotisme et de l'Egalité. Vous êtes,
comme l'a dit Pierre Leroux, le fils de celte grande gé-
nération de la fin du dix-huitième siècle, qui fit la Ré-
volution. Vous êtes peuple et philosophe, comme Di-
derot et Voltaire, et, comme eux, vous avez mis voire
poésie au service de l'Humanité.
__
-ocr page 152-
SALON M 1845
Avant l'ouverture. — lcl' février.
Le temps qui court ne paraît pas nous présager des
merveilles. Il n'y a dans l'air aucun do ces signes qui
font lever les yeux vers le ciel ; la mêlée du Salon sera,
sans doute, terre-à-terre et confuse, et l'on n'apercevra
point au-dessus de la tête des combattants quelque aigle
radieux aux ailes déployées, à moins pourtant que le
jury n'admette cette fois Eugène Delacroix qui présente
cinq tableaux. La plupart des victorieux du passé sont
assis à l'écart, dans l'attitude delà Mélancolie d'Albert
Durer, la tôle penchée sur une main oisive. L'art est
surtout le reflet des sentiments de tout le monde. Si la
société n'aime rien avec passion, l'art perd son enthou-
siasme et sa vertu expresive. Lorsque Raphaël peignait
Galatée triomphante, chacun voyait dans cette femme
nue et debout sur sa conque la résurrection de la Beauté,
la renaissance de la forme, enterrée comme une momie
antique dans les inflexibles bandelettes du moyen âge.
Hélas 1 Galatée ne tarda pas à faire naufrage. On ne
-ocr page 153-
'110                              SALON DE 1845.
sauva de la mer que quelques nymphes fatiguées et de
petits Amours que chassèrent bientôt les soldats romains
de David. Aujourd'hui, il faut de nouveau se mettre à la
recherche de la Beauté.
Mais les artistes sont découragés, plusieurs par l'in-
différence publique, d'autres par l'autocratie du jury
qui choisit les tableaux et qui les classe au Salon. On
dit que ce malheureux tribunal secret et irresponsable a
eu bien de la peine à se constituer cette année. Il serait
curieux que cette institution vicieuse pérît de mort natu-
relle, après avoir résisté depuis quinze ans à toutes les
attaques. 11 y a de grands coupables qui finissent ainsi
tranquillement dans leur lit.
L'autorité usurpée de ces vieux censeurs officiels a
déjà écarté du Salon plusieurs artistes des plus distin-
gués. Ary Scheffer, Barye, Rousseau, Dupré, Jeanron,
et bien d'autres, ont renoncé à passer sous les lunettes
de l'Académie. Vous n'aurez donc point cette année les
beaux portraits de Scheffer, célèbres avant qu'on les ait
vus, Barye garde ses lions et ses gazelles dans l'intimité
de son atelier. Les paysages que Dupré et Rousseau ont
rapportés des Pyrénées iront tout droit dans la collection
de M. Périer. De son côté, M. Ingres se soustrait volon-
tairement à la publicité commune. Le dieu se tient voilé
dans le sanctuaire, et ne se manifeste qu'aux prêtres et
aux initiés qui desservent l'autel. M. Delaroche est en
voyage, et son beau-père, M. Horace Vernet, ne lui a
pas encore appris le secret de peindre en courant sur les
grands chemins. M. Steuben est en Russie, où la couleur
de son talent prouve bien qu'il est né. Camille Roque-
plan a été malade toute l'année. M. Gudin s'est marié
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SALON DE 1845.                              Ht
outre-Manche. M. Wintcrhaller a eu la douleur de voir
un de ses ouvrages refusé par le Roi. Les uns ont fait des
chapelles ; les autres sont morts. Il ne reste que M. Ho-
race Vernet pour remplir le Louvre de son nom el de
son incommensurable Bataille de la Smala.
Comment M. Vernet, qui est un homme de tant d'es-
prit, n'a-t-il pas fait sa Bataille de la Smala, sur une pe-
tite toile de chevalet ou sur une pierre lithographique?
Les splendides Vénitiens des Noces de Cana vont, étouffer
sous ce pâle linceul qui doit les recouvrir au Louvre.
Mais pourquoi donc cette proportion démesurée pour un
fait d'armes qui n'égale pas sans doute les batailles d'A-
lexandre, de César, de Charlemagnc ou de Napoléon ?
On nous a dit que quelque prince belligérant devait
emporter en Afrique cette bonne toile roulée pour s'en
faire une tente. Le fameux parasol de Maroc, fabriqué
rue Saint-Denis, est vaincu.
Si cependant la tente déployée de M. Horace Vernet
ne s'étend pas depuis le salon carré jusqu'au fond do la
galerie italienne, nous demandons place pour les ta-
bleaux d'Eugène Delacroix ; il y a de quoi nous consoler
de l'absence de plusieurs autres. L'infatigable Delacroix
a peint, cette année, outre sa grande composition delà
rue de l'église Saint-Louis, au Marais, un Marc-Aurèle
mourant^ recommandant son fils à ses amis, l'Empereur
du Maroc au milieu de ses officiers, Y Education de la
Vierge,
une Sibylle et "Une tête de Madeleine, On peut
assurer que Delacroix sera encore le premier peintre do
notre école contemporaine.
Nous déclarons que nous n'avons rien voulu voir
d'avance dans les ateliers. Rien. C'est une manière
■V™-.,#-V,™^,i.- ■
-ocr page 155-
112                              SALON DE 1845.
comme une autre. C'est peut-être la bonne. Π y a plaisir
à entrer à l'exposition comme un simple amateur de la
foule, et à s'arrêter naïvement, sans propos délibéré,
devant les tableaux qui ont de l'aspect et du magné-
tisme. On peut juger ainsi, sans prévention et sous le
même jour, toutes ces toiles qu'on apprécie avec moins
de justesse dans l'isolement d'un atelier.
Voici cependant l'indication des principaux ouvrages
présentés à l'exposition. Decamps a fait neuf dessins.
Diaz a envoyé trois portraits de femmes, d'une distinc-
tion charmante, entre -autres le portrait de Mme Le-
clanché, qui ressemble à mademoiselle de Cardoville ou
à quelque jeune fille dorée des tableaux de Paul Véro-
nèse. Couture, l'auteur de Γ Amour de for, a commencé
une grande composition excellente, qu'il intitule la Dé-
cadence romaine.
Il a voulu mettre en scène toute la civi-
lisation antique à son agonie. C'est un superbe prétexte
pour une belle peinture. Nous ne doutons pas que Cou-
ture et Diaz, qui ont conquis, tout d'un coup, l'année
dernière, une réputation eminente parmi nos peintres,
n'aient encore développé leur talent.
Gigoux a fait une Manon Lescaut, de grandeur natu-
relle ; M. Henry Scheffer une Madame Roland, M. Robert
Fleury un Auto-da-fé, M. Debon une grande bataille,
Meissonier trois petits tableaux microscopiques, les Rou-
tiers jouant aux dés,
la Partie de piquet, et un Homme
feuilletant un carton de dessins ;
M. Rodolphe Lehmann,
une Madone; M. Glaize, la Conversion de la Madeleine ;
M. Isabey, un Alchimiste; M. Alfred de Dreux, une Jeune
Femme à cheval.
Parmi les paysagistes, on cite Corot,
Français, Troyon, Fiers, etc. ; nous retrouverons sans
-ocr page 156-
SALON DE 1845.                              413
doute encore MM. Leleux, Muller, Flandrin et quelques
autres dont on a remarqué la peinture au Salon de 1844.
On parle beaucoup de M. Brascassat et de ses ani-
maux. M. Brascassat a-t-il, par hasard, été étudier Al-
bert Cuyp et les anciens maîtres hollandais,, depuis qu'il
a disparu de nos expositions publiques? Ses taureaux ont-
ils grandi depuis six ans? M. Brascassat a déjà l'estime
des amateurs bourgeois qui payent sa peinture aussi
cher que la mauvaise peinture de M. Verboeckoven, de
M. Koekkoek, de M. Schelfout et des autres miniatu-
ristes étrangers. Mais cet engouement passager ne sou-
tiendra pas longtemps les faibles successeurs de la naïve
et forte école des Pays-Bas. La peinture ne s'estime pas
à la somme d'écus qu'elle déplace. Ne laissons-pas les
* financiers faire la loi dans les arts. La sympathie dos
vrais artistes vaut mieux que l'argent.
Les sculpteurs ont beaucoup travaillé cette année.
Pradier a fait une Phryné en marbre, David, une statue
d'enfant, M. Bosio, une jeune fille nue. L'auteur de la
statue du jeune David balançant sa fronde, M. Bonassieux,
a envoyé un buste ; Jouffroy, deux charmantes statues
de femmes ; Etex, un groupe, plusieurs bustes et quel-
ques peintures. Il a fait, en outre, un modèle du monu-
ment de Vauban pour les Invalides, lequel ne sera point
exposé. La Statue équestre du duc d'Orléans, par M. Ma-
rochetti, et le Jean Bart de David, seront placés, dit-
on, dans la cour du Louvre. On jugera mieux de l'effet
en plein air. C'est un privilège qu'envieront sans doute
les autres statuaires condamnés à l'obscurité do la salle
basse du Louvre; car la statuaire exige l'espace et la
grande lumière.
7
-ocr page 157-
H4                         salon de 1845.
Le Salon de 1845 s'annonce donc comme les autres
Salons depuis dix ans. Peu d'inspiration nouvelle, quel-
ques artistes de talent, et la foule des médiocrités. Mais
les arts comme le monde se renouvellent lentement, et
personne n'a le secret des rêves qui agitent sourdement
la poésie pendant son sommeil.
I
Première impression. — 15 mars.
Au temps où Diderot écrivait ses charmants Salons,
vers la fin do Louis XV, il se trouvait entre deux écoles,
dont l'une allait bientôt mourir avec Boucher, dont
l'autre commençait à vivre avecVien, Peyron et les pré-
décesseurs de Louis David. Aujourd'hui, après avoir vu
mourir à notre tour l'école héroïque de l'Empire, après
avoir vu naître au moins deux écoles, celle de Géricault
et d'Eugène Delacroix, et celle de M. Ingres, nous trou-
vons la peinture française sans système et sans direction,
abandonnée à la fantaisie individuelle. Ce n'est pas un
mal assurément, puisque l'originalité est la première
condition de l'art.
Voyez la variété infinie du Salon do 1845; cherchez
à grouper logiquement tous ces tableaux dans quelques
catégories qui permettent une critique un peu étendue,
impossible. Le choix dos sujets, la mise en scène, la
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SALON DE 1845.
115
tournure des personnages, le dessin, la couleur, tout dif-
fère de l'un à l'autre. Parmi les mille exposants, il n'y
en a pas six qui soient réunis dans un mémo principe,
dans un môme désir, ou dans une pratique analogue.
Quelle diversité! Prenez les peintres éminents à qui le
succès clu Salon est réservé : Decamps, Eugène Dela-
croix, Horace Vernet, Henry Scheffcr, Meissonier,
Diaz, MM. Leleux, Isahey, Papety, Brascassat, Robert
Fleury. Ceux-ci seront admirés de la foule, ceux-là des
artistes. Ici, le sujet dramatique ou ingénieusement pré-
senté déterminera l'approbation vulgaire; là, c'est la
poésie, ou le style, ou la grâce, ou la naïveté, ou la
puissance de l'exécution, qui mériteront l'estime des con-
naisseurs difficiles. Ici et là, les qualités sont absolument
différentes, et recommandables à des titres presque op-
posés. Ainsi, Decamps est un maître comparable par le
style à la grande école romaine, et par la vigueur de
son coloris, aux peintres vénitiens. Delacroix a l'ampleur
de Rubens, la richesse harmonieuse de Paul Véronèse,
et le sentiment du Corrége. M. Horace Vernet a l'esprit
et la facilité des plus adroits dessinateurs. Meissonier
est fin comme Metsu; Diaz est étincelant comme Wat-
leau ou Velazquez. Chacun a son attrait pour les goûts
distingués ou pour les prédilections banales.
Le Salon do 1845 sera donc fort amusant pour les ar-
tistes, pour les critiques et pour le public. Il nous
manque, à la vérité, dans cette grande exposition do
l'école contemporaine, quelques talents originaux qui
offrent encore des qualités supérieures et particulières :
Ary Scheffer, M. Ingres, M. Delaroche, M. Winterhalter,
Camille Roqueplan, Lehmann, Théodore Rousseau,
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116                             SALON DE 1845.
Jules Dupré, Marilhat, Cabat et plusieurs autres. Π est
vrai encore que le jury, implacable, a repoussé des ta-
bleaux d'Eugène Delacroix, de Paul Huet, de Chasse -
riau, de Riezener, pour ne citer que des talents dignes
de sympathie; mais cependant le jury a bien voulu ad-
mettre quatre tableaux d'Eugène Delacroix., un superbe
groupe d'hommes à cheval, par Chasseriau; un portrait,
par Riezener ; et un paysage,, par Paul Huet. Nous en pro-
fiterons pour donner à leurs autres ouvrages la publicité
que leur refuse une jalousie ridicule,
A chaque Salon nouveau, les critiques commencent
toujours par regretter les expositions précédentes. Il est
rare qu'on ne sacrifie pas le présent au passé ou à l'ave-
nir, car il y a toujours dans les arts, comme dans la po-
litique, trois partis inconciliables, qui regardent en
arrière,, en avant, ou à leurs pieds. Nous déclarons,
quant à nous, que nos espérances sont bien dépassées,
que le Salon de 1845 nous paraît, à première vue, plus
intéressant, plus riche et plus complet qu'aucun des Sa-
lons de ces dernières années, depuis les grandes luttes
où figuraient Gros près de mourir, Léopold Robert et
Sigalon, qui sont morts aussi; Eugène Delacroix, déjà
illustre; M. Ingres, alors si contesté, et M. PaulDela-
roche, l'idole de la bourgeoisie.
Les neuf dessins exposés par Decamps sont tout un
poëme biblique en trois chants, et qui restera comme les
sublimes cartons des grands maîtres italiens. Ces composi-
tions sévères et vigoureuses sont exécutées dans le môme
style que le Siège de Clermont et la Défaite des Cimbres,
du Salon de 1842, au fusin, à tous crayons, avec des
rehauts de couleur à l'huile. 11 est impossible d'arriver à
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SALON DE 1845.
117
un effet plus puissant, même avec toutes les ressources
de la plus riche palette. Il y a des contrastes merveil-
leux et des degrés incalculables depuis les fortes ombres
jusqu'à une lumière éblouissante. Chaque scène est pré-
sentée avec une unité et une symétrie qui ressuscitent
le système des maîtres les plus habiles dans cet art dif-
ficile de la composition. Qui le croirait? Decamps, le
peintre capricieux et emporté, qu'on a souvent comparé
aux maîtres flamands, s'est élevé jusqu'à l'ordonnance
austère et réfléchie de Raphaël et du Poussin. Chacun
de ses tableaux a un centre lumineux autour duquel
s'arrangent les lignes secondaires, et l'effet se concontro
au milieu, par l'artifice des lignes et de la couleur. Le
dessin des figures, le caractère des têtes, sont du plus
haut style. Dans le Samson renversant les colonnes du
Temple,
il y a au premier plan un homme qui se sauve
en avant avec un élan si-fougueux, qu'on a envie de so
reculer pour le laisser passer ; cela rappelle ces figures
si bien jetées de VHéliodore, de Raphaël, et les légères
Ataiantes de l'art antique. De même, les cavaliers de
Decamps font songer aux cavaliers du Parthénon. Le
peintre spirituel des singes, des fumeurs et des vieux
gardes-chasse, a montré ici, comme dans quelques-uns
de ses ouvrages précédents, un sentiment de la tournure
et de la beauté, qu'on rencontre rarement dans l'art
contemporain.
La plus belle peinture du salon carré est incontesta-
blement le Sultan de Maroc sortant de son palais, par
Eugène. Delacroix. Au milieu, le sultan à cheval; à
droite et à gauche, ses ministres et sa suite ·, dans le fond,
les murailles du palais do Mequinez, sur un ciel bleu,
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118                         saw>n de 1845.
du ton le plus vigoureux. La couleur générale est si
harmonieuse, que celte peinture éclatante et variée pa-
raît sombre au premier regard. C'est là le talent incom-
parable d'Eugène Delacroix, de marier les nuances les
plus riches et les plus diverses, comme les musiciens qui
parcourent toute la gamme des sons. On ne reprochera
pas, cette fois, au peintre du Massacre de Scia d'avoir
contourné ses personnages et d'avoir exagéré les mouve-
ments. Toutes ces figures sont calmes et nobles, comme
il convient à de tranquilles Orientaux. Delacroix a at-
teint un point suprême en art, la magnificence et la
grandeur dans la simplicité.
La Mort de Marc-Aurèle est presque composée comme
la Mort de Socrate, do Louis David. L'empereur est as-
sis sur son lit, entouré de ses amis, qui recueillent ses
dernières volontés. Singulier rapprochement entre les
deux chefs de ces écoles qui paraissaient aux antipodes
de l'art. Mais vraiment les Romains d'Eugène Delacroix
valent bien les Grecs de Louis David. Ils ont plus d'hu-
manité, si l'on peut ainsi dire. L'homme debout, à
droite, et l'homme assis par terre contre le lit, sont ad-
mirables de tournure et de sentiment. L'effet général de
la composition inspire la méditation et le respect. Il
n'est pas indispensable d'être froid et guindé pour re-
présenter ces grandes scènes du monde antique.
On trouve encore à droite, dans la galerie, deux autres
tableaux d'Eugène Delacroix, une Sibylle à mi-corps,
étendant la main vers le rameau sacré, et une tête do
Madeleine, qui est un chef-d'œuvre.
Après Decamps et Delacroix, qui tiennent le premier
rang dans l'école française, il faut parler de M. Horace
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119
SALON DE 1845.
Vernet, qui occupe la plus grande place à l'exposition
et six pages dans le livret. La Prise de la Smala d'Abd-
el-Kader
s'étend au nord jusqu'au-dessus du Déluge, de
Girodet; au raidi, jusqu'au-dessus de la Descente de Croix,
de Jouvenet, et occupe tout le lambris qui fait face à la
porte d'entrée dans le grand salon. C'est cette place pri~
vilégiéo qui a déterminé la dimension de la toile; nous
n'y voyons pas d'autre raison. Combien do longueur?
Cent pieds, peut-être. On n'avait jamais fait sur toile un
tableau de cette immensité. Il est vrai que c'est une sé-
rie d'épisodes qui pourraient se prolonger sans fin ou
se détacher en charmants tableaux de genre. Le génie
de tous les peintres italiens n'aurait pas suffi à donner
de l'unité à une pareille composition. Il ne faut donc
pas s'attendre à être saisi par un effet principal. On peut
commencer à examiner cette enfilade de soldats français,
d'Arabes en fuite, de fouîmes désolées, de troupeaux
culbutés, par le flanc droit ou le flanc gauche. Ce sont
partout des groupes isolés, qui ont chacun son caractère
fort spirituellement exprimé. Ce sont des motifs de li-
thographies, dignes de Chariot et de Raffel; mais ce
n'est point un tableau.
L'ambition de Meissonier est à l'inverse do celle de
M. Horace Vernet. Il cherche la plus petite toile possible,
et il y met une ou deux figures microscopiques qui ont
cependant toutes les qualités de la couleur, de l'expres-
sion et de la vie. Meissonier a exposé trois tableaux,
d'une finesse exquise : un Jeune Homme assis cl regar-
dant des dessins
dans un carton; il a une charmante pe-
tite culotte gris-perle et un habit de même couleur;
devant lui, sur une table, sont des livres et des statuettes;
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120
SALON DE 1845.
— un Corps de garde, groupe de quelques soldats qui
jouent aux dés sur un tambour; la couleur est plus vi-
goureuse, mais non moins juste que dans les autres petits
intérieurs; —enfin, une Partie de piquet entre deux hom-
mes assis et vus de profil ; les têtes sont extrêmement
spirituelles, et l'homme de droite est habillé de ce rose
tendre qu'on admire dans les pastels de Boucher.
Les trois portraits par Diaz ont beaucoup de charme
et de distinction. Ils se détachent sur un fond d'arbres
très-mystérieux et d'une adorable couleur. Théodore
Rousseau est le seul qui surpasse Diaz dans l'expression
de la poésie de la nature. Diaz, qui est un grand paysa-
giste, possède aussi un vif sentiment de la beauté hu-
maine et des magies de la couleur. Il fait jouer la lu-
mière sur la chair, sur les cheveux, sur les étoffes, avec
un éclat, une harmonie, une légèreté, une grâce, tout à
fait séduisants. Les jolies femmes pourraient bien, après
avoir vu ces merveilleux petits portraits, quitter M. Du-
bufe pour Diaz.
M. Henry Scheffer a exposé plusieurs portraits, un peu
ternes, et une Madame Roland marchant au supplice,
qui est le pendant de la Charlotte Corday du Luxem-
bourg. La scène est disposée dans le même ordre, et les
moyens dramatiques sont les mêmes ; ils résultent du
contraste entre une belle et noble jeune femme et les
hommes qui la conduisent au supplice. Si M. Henry
Scheffer eût vécu au temps de la Révolution, il aurait
été girondin. C'est le parti des femmes et du sentiment en
politique. Comme exécution, le tableau de Madame Ro-
land
accuse la transformation qui s'est opérée dans la
manière de M. Henry Scheffer. En comparant Ma-
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SALON DE 1845.                              121
dame Roland à Charlotte, il peut se convaincre qu'il était
autrefois plus vigoureux et moins sec.
M. Pérignon est bien changé aussi, seulement depuis
l'année dernière. Il est impossible de retrouver dans ses
portraits du présent Salon la fermeté, la science et le
caractère qu'on admirait dans le portrait de femme
brune, exposé en 1844 au-dessus de la porte de la galerie.
Passons vite, dans cette revue rapide, devant la foule
des portraits, et contentons-nous d'indiquer aujourd'hui
les tableaux qui méritent l'attention. Nous analyserons
plus tard les qualités de chaque peinture. Parmi les
grands tableaux, la Bataille d'Hastings, par M. Hippo-
lyte Debon, est une des plus remarquables; il y a beau-
coup de force, de vie et de couleur dans cette mêlée. Le
Khalife de Comtantine, par Chasseriau, est une compo-
sition pleine de grandeur et do majesté ; elle révèle trop
cependant l'imitation d'Eugène Delacroix, que Chasse-
riau a déjà copié sans scrupule dans ses illustrations de
Y Othello. Si les membres du cheval que monte le khalife
étaient plus solidement attachés, s'il y avait plus de
science et de fermeté dans le dessin, le tableau de Chas-
seriau serait certainement en première ligne au Salon.
Adolphe Brune a exposé un Christ descendu de la
croix,
que nous avons eu le malheur de no pas encore
rencontrer, non plus que les deux tableaux do Gigoux,
les quatre tableaux de Louis Boulanger, le portrait de
Riezener, le paysage de Paul Iluet, etc.; mais., avec des
hommes de ce talent, on est sûr que leurs ouvrages va-
lent la peine d'être recherchés.
M. Philippoteaux est l'auteur d'une bataille assez
bien peinte, M. Victor Robert d'une grande composition
7.
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■MM
■PP"
122
SALON DE 1845.
allégorique, M. Tissier d'une Descente de croix, M. Eu-
gène Goyet d'un Christ au jardin des Oliviers, M. Schnetz
de plusieurs scènes d'Italie, M. Landello des Saintes
femmes allant au tombeau,
bonne peinture, d'un senti-
ment distingué.
Un grand succès attend sans doute M. Robert Fleury,
dont YAuto-da-fê est très-dramatique. On y remarque
plusieurs figures vigoureusement exécutées, et surtout
l'homme accroché à la croix, et vu de dos, qui indique
l'étude de van Dyck et des maîtres flamands. M. Robert
Fleury a aussi cherché à imiter Rembrandt, dans l'épi-
sode que la vie de ce grand pointre lui a inspiré. Rem-
brandt est représenté assis et peignant la Suzanne au
bain,
d'après un modèle debout à sa droite. C'est la ré-
pétition de la Suzanne même de Rembrandt, que possède
M. Carrier, peintre et ami de M. Robert Fleury.
Nous avons vu encore deux tableaux de M. Papely, le
Siège d'une ville et Memphis, composition de trois figures,
dont l'une est couchée comme un sphinx. 11 y a beau-
coup à dire là-dessus, malgré la foule qui contemple
avec admiration les défauts mêmes do cette peinture.
M. Papety est un artiste distingué, qui, suivant nous,
néglige l'art véritable pour les apparences de l'art.
On pourrait adresser la même critique à quelques ta-
lents qui nous répondront sans doute par un succès
populaire, comme M. Brascassat, qui est au gi-and com-
plet dans l'exposition présente, comme M. Calame et
M. Diday, les deux peintres suisses, dont la manière, il
faut l'espérer, ne se naturalisera jamais en France,
pas plus que celle de M. van Schendel et des autres
Belges ou Hollandais, pas plus que celle de MU, Des,-
^^M
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SALON DE 1845.                              123
goffe et Flaridrin, qui se sont dèfranciscs en Italie.
Les véritables paysagistes français de l'école contem-
poraine ont un sentiment bien plus vif et bien plus naïf
de la nature, en même temps qu'une exécution moins
grise, moins sèche, moins minutieuse. Π y a au Salon
vingt peintres de paysage qui ont fait d'excellents ta-
bleaux : Français, un Coucher de soleil, très-poétique,
avec deux baigneuses au premier plan, et un Pécheur à
la ligne,
qui est bien heureux d'être assis dans cette
belle campagne ; M. Louis Leroy, deux vues prises à
Fontainebleau et à Meudon; il avait déjà prouvé, dans
ses belles eaux-fortes, un véritable talent do paysagiste ;
Corot, plusieurs paysages simples et tranquilles ; ïroyon,
une vue prise à Caudebec·, MM. Toudouze, Wéry, La-
pierre , Legentile, Louis Coignard , Teytaud, Félix
Haffner et bien d'autres. Quelques-uns de ces jeunes
peintres sont encore peu connus du public; mais nous
espérons que la critique contribuera à faire connaître
leurs tableaux de l'exposition actuelle.
M. Saint-Jean a envoyé, comme d'habitude, un seul
tableau de fruits, très-grassement peint, mais trop jaune.
Philippe Rousseau, dansles mêmes sujets, a une exécu-
tion moins monotone et un sentiment plus harmonieux
do la couleur. Le Rat de ville et le rat des champs, par
P. Rousseau, vaut les tableaux des meilleurs maîtres
qui se sont consacrés à peindre les objets inanimés. Sur
la table où les deux rats font bombance, il y a une gui-
pure, des vases et des fruits, que .Tan Fyt eût pu signer.
Les plus charmants tableaux do genre sont ceux de
MM. Leleux ot do M. Hédouin, leur ami, qui est devenu
leur égal; c'est une peinture do M. Henri Baron, qui
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124
SALON ΠΕ '1845.
participe à la fois de Camille Roqueplan, de Couture et
de Diaz ; c'est VA Ichimiste, de M. lsabey, qui fera ou-
blier, Dieu merci; la marine intitulée : Départ de la reine
cl'Angleterre
;c'est le Dernier Blanc, de M. Guillemin, etc.
M. Granet a exposé un grand tableau d'intérieur;
Dauzats, une vue très-pittoresque d'un Couvent au mont
Sinaï;
Alfred de Dreux, une Châtelaine vêtue de blanc,
sur un cheval blanc, avec des lévriers blancs, le tout en
pleine lumière : c'est un tour de force; M. Glaize, la
Conversion de la Madeleine, qui ne vaut pas la Reine de
Hongrie
du dernier Salon ; M. Jacquand et M. Lepoi-
tevin, plusieurs tableaux; et M. Rodolphe Lehmann,
une belle Italienne des Marais-Pontins.
Dans les pastels, Antoine Moine a un gracieux portrait
do femme, de grandeur naturelle; M. Maréchal, quel-
ques compositions vigoureuses; M. Vidal, plusieurs
jeunes femmes si distinguées, si élégantes, si coquettes,
si fines et si fraîches, qu'elles feraient le désespoir des
bergères de Watteau, de Boucher et de Fragonard.
II
Decamps, etc.
■.;-.' ' I
Decamps a déjà traduit plusieurs passages de la
Bible. On se rappelle son exposition de 1839, le Supplice
des crochets
et les Bourreaux turcs, les Singes experts, le
Joseph et le Samson tuant les Philistins à la porte de la
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SALON DE 1845.                              12o
caverne d'Etam. Celte histoire dramatiquo de l'Hercule
aux longs cheveux a toujours préoccupe Decamps. Il
n'y a pas, en effet, dans toute la tradition antique, môme
dans la tradition grecque ou romaine, une histoire qui
représente mieux l'antiquité que la vie de Samson. C'est
un héros tout à fait homérique. C'est la fatalité, la
force, l'amour, la trahison, la vengeance. Il n'y a pas
non plus d'histoire plus humaine et plus profondément
symbolique. Les croyances, les moeurs, les caractères
de la civilisation primitive, y sont gravés dans chaque
t'ait, avec un relief et une violence incomparables. Cette
légende est tout d'une pièce et se déroule inexorable-
ment en quelques versets. La femme qui décide de tout
dans ce drame rapide apparaît dès la première scène. La
femme sera le mauvais génie de l'homme fort, du pré-
destiné dont le nom signifie semblable au soleil.
A peine le fils de Manué est-il sorti de l'enfance, qu'il
descend chez les Philistins pour voir leurs femmes, et
il revient aussitôt vers son père demandant pour épouse
une fille qui a plu à ses yeux. Premier amour. C'est en
retournant vers elle qu'il déchire le jeune lion, comme
pour préluder aux grands combats qui l'attendent. Du-
rant les sept jours de fêtes nuptiales, sa femme pleure
devant lui et l'importune, afin de savoir le secret de
l'énigme qu'il a proposée aux Philistins. Le brave Samson
se laisse attendrir. Première trahison. Mais pour payer
le prix do sa gageure, il tue et dépouille trente de ses
ennemis. Première vengeance.
Cependant sa femme l'attire encore, et lorsqu'il ap-
prend qu'on l'a donnée à un autre, Vesprit de Dieu le
saisit.
Il incendie les campagnes, il entasse les morts sur
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126                             SALON DE 1845.
les morts, et il tue mille hommes avec une mâchoire
d'âne. Tout va bien et Samson se félicite de sa victoire,
en chantant.
Après cela, comme dit la Bible, il alla à Paza, et,
voyant une courtisane, il monta chez elle. Les Philistins
fermèrent les portes de la ville pour le tuer, quand il
sortirait au matin. Mais il se lève au milieu de la nuit et
il vole les portes, qu'il va cacher au sommet d'une mon-
tagne. Les Philistins sont bien attrapés.
Après cela, il aima une femme qui demeurait dans la
vallée de Sorec, et qui s'appelait Dalila. Samson ne ré-
siste jamais aux femmes. Troisième amour, qui sera le
dernier.
Dalila, comme les autres, conspire avec les ennemis
de Samson. La fille d'Eve est corrompue par l'argent,
comme laDanaë grecque. Elle supplie son amant de lui
révéler le mystère de la force qu'il a. Samson se moque
d'elle, avec son insouciance ordinaire, et il continue de
jouir de la courtisane. Une nuit, pendant qu'il dort, elle
le lie avec des cordes neuves et elle lui crie : — Samson,
voilà les Philistins qui fondent sur vous!
Samson se précipite hors du lit et il rompt les cordes
comme un fil léger.
— Tu m'as trompée et tu as menti, dit la femme. Jus-
qu'à quand me tromperas-tu? Comment peux-tu dire
que tu m'aimes,
puisque ton esprit n'est pas avec moi ?
La patience du tranquille Hercule est enfin vaincue.
Dernière trahison, qui roussit. La Bible n'a pas flatté le
caractère de la femme.
Comme Hercule aux pieds d'Omphale, Samson dort
sur les genoux de Dalila, et repose sa tête sur le sein de
_■>.
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SALON DE 1845.                              127
la courtisane ; et le ciseau perfide rase les sept tresses du
Nazaréen.
Alors les Philistins enchaînèrent le lion sans crinière ;
ils lui crevèrent les yeux et l'attelèrent à une meule dans
une sombre prison.
Cependant les cheveux de Samson repoussaient petit
à petit.
Et les Philistins, pour célébrer leur triomphe, se réu-
nirent en un grand festin, et ils firent amener le captif
dans le temple. Samson dit à l'enfant qui le conduisait :
— Laisse-moi m'appuyer contre les colonnes, pour me
reposer; et aussitôt, secouant les colonnes de l'édifice,
tous ses ennemis furent écrasés sous les ruines. Une seule
vengeance pour la perte de ses deux yeux.
Il en tua plus
en mourant qu'il n'en avait tué pendant sa vie.
Decamps a divisé celte légende sublime en trois
actes et neuf tableaux. Le premier dessin représente
l'Annonciation. Au milieu d'une plaine immense, Manuó
et sa femme offrent un holocauste au Seigneur, qui leur
promet un fils, et l'ange de Dieu s'envole vers le ciel,
dans la flamme du sacrifice.
Le second tableau est le Combat avec le lion. Le pauvre
lionceau suspendu dans les griffes de l'homme fait une
triste figure. Decamps l'a rapetissé à dessein par con-
traste avec son jeune Hercule. Cette tête de lion grimace
un peu comme une têto de singe, et la victoire paraît
trop facile. Rubens, que Decamps connaît à merveille,
a mis bien plus de terreur dans ces luttes souvent répé-
tées du roi de la création avec le roi des animaux. Chez
Rubens l'homme et le lion se tiennent corps à corps, et
les deux têtes se ressemblent ; mais cependant on n'a.
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128                         salon m 1845.
point d'inquiétude pour l'homme. Le Samson de De-
camps est assez fort aussi pour déchirer un vrai lion.
Après la force, voici la ruse. Le paysage est éclairé
par les derniers rayons du soir et par les feux sinistres
qui courent çà et là sur les moissons et sur les cabanes.
La campagne est désolée et les populations fuient. Un
ciel rayé d'ombres noires et d'éclats lumineux s'appe-
santit sur ce grand désastre.
Au premier plan, une statue gigantesque est assise
sur un roc, comme le génie de la destruction. C'est le
juif terrible, qui suit de l'œil ses renards aux torches en-
flammées. Cette figure de Samson est d'une grandeur
et d'un style qui rappellent les œuvres de Michel-Ange.
La tête, presque en profil perdu, est belle et pleine d'iro-
nie. Le dessin des membres est ferme et correct comme
chez les maîtres les plus savants. L'effet général est sai-
sissant, étrange, fantastique, comme les hallucinations
de John Martin, avec autant de poésie et de mystère,
mais avec bien plus de vigueur et de réalité. Los ta-
bleaux de John Martin sont des rêves débiles qui flottent
vaguement comme des fantômes aux formes imparfaites.
Ici, tout est accentué, irrécusable. L'exécution est aussi
énergique que la conception est vaste, originale et sur-
prenante.
La vengeance est commencée rie second acte nous en
montre d'autres épisodes. Dans le quatrième tableau,
Samson défait l'armée des Philistins. Sa chevelure flotte
à tout vent. Ses jambes robustes foulent des corps
meurtris. Il étouffe entre ses bras je ne sais combien de
guerriers, qui pendent comme des lambeaux autour de
ce colosse ; et l'irrésistible vainqueur brandit en l'air la
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SALON DE 1845.                              129
fatale mâchoire. Les soldats dispersés se sauvent de tous
côtés. C'est là qu'on retrouve, vers la droite, ces cava-
liers des bas-reliefs grecs, que Deeamps s'est déjà appro-
priés avec tant de bonheur dans la Défaite des Cimbres
et le Siège de Ciermont. A gauche, sur une éminence
couronnée d'arbres, les Israélites contemplent le mas-
sacre et la déroute do leurs ennemis.
De même que, dans le tableau précédent, le peintre
avait rompu la tristesse du fusin par des rehauts de cou-
leur à l'huile dans le ciel, de même, ici, il a employé le
pastel pour enrichir et varier le centre de sa composition.
Le groupe de Samson est sanglant et fauve, tandis que
les fonds sont enveloppés d'une demi-teinte grise, très-
harmonieuse. La chevelure noire sur le ciel est superbe.
On ne pourrait critiquer que la jambe droite du Samson,
dont le dessin manque d'accent et de finesse à rattache
du pied, quoique le mouvement soit juste et fort. *
Le cinquième tableau est un effet de nuit en plein
paysage. Le talent de M. Deeamps ne s'effraye de rien. Il
n'y a pas beaucoup d'artistes qui aient osé peindre l'obs-
curité de la nuit. Car la peinture ou la couleur, c'est la
lumière. ï.es tableaux de van der Neer sont générale-
ment des effets de soir ; van der Neer se couche avant
minuit. L'obscurité n'est donc jamais complète et mono-
tone dans les tableaux de van der Neer; le peintre so
sauve de la difficulté par quelques pointes de rayons qui
blêmissent encore à l'horizon ; Phébus lui permet tou-
jours de retenir quelques boucles de sa longue cheve-
lure dorée, tandis qu'il continue sa course circulaire.
Van der Neer a ainsi la ressource des contrastes et d'une
certaine dégradation de la lumière, depuis les premiers
-ocr page 173-
130                             SALON DE 1845.
plans sombres jusqu'au crépuscule du ciel. Dans les
clairs de lune qu'il a risqués, dans les clairs de lune
d'Adam Elzheimer et de quelques autres, c'est encore la
môme ressource d'une gamme en mineur. Sous la lune,
le principe lumineux est blanc, au lieu qu'il est jaune
sous le soleil. Les clairs de lune et les soirs sont donc
bien moins difficiles que la pleine nuit.
Mais la nuit est un préjugé. Il n'y a jamais nuit noire;
au minuit le plus obscur, l'air n'est jamais absolument
opaque. L'œil s'habitue à la transparence des ombres les
plus épaisses. N'y a-t-il pas des animaux et des oiseaux
qui voient clair la nuit? La faculté n'est pas seulement
dans leur œil ; elle est encore dans la nature. La nuit,
relativement à l'homme, accuse l'imperfection de sos or-
ganes, mais non pas l'opacité impénétrable des ténèbres.
Rembrandt, cet amoureux-fou de la lumière, s'est
aussi arrangé quelquefois de la nuit, sans lune ni
lampe, dans plusieurs eaux-fortes ou paysages. Parmi
les contemporains, je ne connais que Rousseau qui s'en
soit tiré à son honneur ; car celui-là aussi regarde la
nature à toute heure, la nuit, le matin ou le soir,
comme en plein midi.
Decamps a donc lancé son regard perçant jusqu'au
sommet de la montagne que Samson escalade avec son
fardeau. Il est minuit juste, suivant Le Maistre de Saci,
et le dos de la montagne tranche à peine sur les fonds.
Samson paraît comme une petite fourmi noire, traînant
un fétu sur un talus immense. Nous doutons cependant
que la nuit donne cet effet et permette de distinguer à
une pareille distance. Le génie du peintre aurait pu
trouver une combinaison plus heureuse et plus fantas-
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SALON DE 1845.                              131
tique. L'ombre des premiers plans est lourde et uni-
forme, surtout dans le panache arrondi d'un arbre qui
sert de repoussoir.
Voici un autre effet de nuit, qui est admirable ; mais
la scène se passe dans un intérieur. Dalila est couchée
sur son lit et appuyée sur le coude, le bras droit étendu
en avant. Son attitude noble et sereine, la beauté de sa
figure et de son geste, ont beaucoup d'analogie avec les
femmes antiques représentées sur les bas-reliefs ou les
camées. L'art romain nous a laisse plusieurs Cléopâlres
dans ce style simple et grandiose qu'il tenait encore do
Tart grec. Les draperies de Dalila sont élégamment col-
lées au torse, comme les draperies antiques, et elles
dessinent le modelé parfait du corps de la courtisane.
Samson s'élance à tous crins hors do la couche de sa
perfide maîtresse qui demeure impassible. Il ouvre de
grands yeux pour voir où sont les Philistins. Sa cheve-
lure rayonne dans une auréole touffue autour de sa tele
effarée, et la corde brisée glisse sur ses membres.
L'homme et la femme sont superbes de contraste ; celui-
là, toutefois, porte sur son visage une expression exa-
gérée et un peu commune. L'entourage du groupe est
simple, sans accessoires, tranquille et harmonieux.
Ce tableau sert de transition au troisième acte et au
septième tableau : l'imprudent amant a perdu ses tresses
magiques et sa vigueur indomptable. Des soldats armés
l'entraînent hors du palais de la courtisane. Le soldat
qui marche à sa droite ressemble à quelque vigoureuse
figure de Salvator. A une fenôtre, on voit une femme
paisiblement accoudée, et qui tient en main des ciseaux.
Le peintre aurait pu lui mettre une bourse dans l'autre
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SALON DE 1845.
main, comme à Judas Iscariote, L'architecture du palais
est d'un très-beau style, que Decamps a sans doute in-
venté. Decamps ne serait pas embarrassé pour nous faire
des édifices publics un peu plus magnifiques que les
baraques des architectes officiels.
Cependant Samson tourne sa meule avec une puis-
sance et un stoïcisme antiques. Sa grosse tôle aveugle,
inclinée vers le sol, médite sans doute une vengeance
digne des premiers exploits. Le gardien est assis contre
un mur, tenant son pied dans ses mains. Aux grilles ex-
térieures de cette sombre cave, s'accrochent quelques
figures curieuses, qui contemplent l'ennemi dompté. La
lumière, pénétrant par une ouverture étroite, glisse sur
l'homme et sur la machine à laquelle il donne le mou-
vement, et laisse tout le reste de la prison dans une
triste obscurité. Hélas ! Samson n'est plus réjoui par les
rayons du soleil. Quand Jéhovah qu'il implore lui ac-
cordera-t-il une seule vengeance pour la perte de ses
deux yeux ? Pro amissione duorum luminum imam
ultionem.
Nous touchons au dénoûment : le palais où sont as-
semblés les chefs des Philistins, les hommes et les
femmes, et tout le peuple qui pèse sur Israël, le pa-
lais où Samson vient d'être introduit, craque de
toutes parts. Les colonnes de granit s'écartent comme
des roseaux, éclatent comme du verre, sous les mains
puissantes du Nazaréen. 11 est là, de face, au milieu de
l'édifice qui s'écroule sur la tête des convives, et qui les
recouvre d'une nouvelle couche de morts et de mourants,
précipités d'en haut comme un torrent par la gueule
d'une caverne. Les hommes et les femmes tombent pèle-
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SALON DE Ί845.                              133
môle, les cadavres sur les vivants qui veulent échapper
à cette grêle do ruines. Mais les issues sont encombrées,
et celte foule splendide va périr écrasée autour du héros
juif.
Ce neuvième tableau est d'une rare magnificence.
Plusieurs figures de femme ont une tournure et une
expression qu'on trouve seulement dans les écoles de la
Renaissance italienne. La couleur des groupes est riche
et abondante ; mais la lumière qui frappe l'architecture
en précise un peu trop maigrement les lignes. La pierre
est d'un ton moins sec dans les dessins précédents. C'est
le seul reproche qu'on puisse adresser à cette composi-
tion grandiose et compliquée. Peut-être aussi renconlre-
t-on quelques mouvements un peu trop vulgaires dans
certaines figures qui sont en désaccord avec le carac-
tère sévère et élevé du style général. Il arrive quelque-
fois à ce grand artiste de laisser tomber une imago ha-
sardée, qui est une réminiscence de ses sujets spirituels
où il manie la caricature avec tant de finesse. Le lion
du second tableau ressemblait à un singe, voici que
l'ombre de cet homme qui se sauve ressemble à un
caniche galopant côte à côte avec son maître; ce qui
n'empêche pas l'homme et l'ombre d'être un tour de
force dans ce chef-d'œuvre.
Celle épopée du Sarnson est certainement une des
productions les plus extraordinaires et les plus fortes de
l'art contemporain. C'est pourquoi nous l'avons étudiée
avec enthousiasme et décrite avec un soin particulier.
Les œuvres dignes d'enthousiasme sont si rares,
même à ce beau Salon do 1845! Après Decamps et De-
lacroix, après les charmants portraits de Diaz et les lins
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SALON DE 1845.
caprices de Meissonier, il y a encore beaucoup d'hom-
mes habiles et de tableaux intéressants; mais de tableaux
qui vous émeuvent, qui vous impressionnent vivement,
qui surexcitent votre sentiment poétique, combien en
compte-t-on ? Le succès des tableaux que la foule admire
est un succès de banalité et non point un témoignage
d'art.
Par exemple, un tableau où sont noyées de véritables
qualités de peintre , c'est le Chapitre de Γ ordre du
Temple,
par M. Granet. Il est dans le salon carré, en
face de la Smala. M. Granet n'avait guère fait encore de
composition de cette importance. Les nombreux person-
nages rangés à droite et à gaucho et vus de dos sont
très bien peints, d'une bonne couleur, juste, sobre et
forte à la fois; mais le centre de l'assemblée, où siège
Robert le Bourguignon et où s'étale une lumière jau-
nâtre et fausse entre les colonnes recouvertes d'un
rouge vineux, perd le tableau. Il n'y a plus d'ensemble,
plus d'effet, plus d'unité, plus d'harmonie. L'œil blessé
se détourne de cette couleur disgracieuse, et l'on oublie
même l'ordonnance et l'exécution du premier plan.
Non loin de ce Chapitre de l'ordre du Temple, est un
autre chapitre contemporain, le Conseil des ministres
terni aux Tuileries le
15 août 1842. M. Jaequand, qui a
tant cherché à imiter M. Paul Delaroche et qui a réussi
dans ce dessein héroïque avec un bonheur de daguerréo-
type, est l'auteur de ce tableau sans esprit, sans éléva-
tion, sans caractère et sans couleur. Les personnages,
qui, à la vérité, ne sont pas tous faits à peindre, se tien-
nent roides et engoncés dans leurs habits luisants, comme
des figures do carton. Les congrès de MM. Granet et
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SALON DE 1845.                              135
Jacquand ne valent pas tout à fait le Congrès de Munster,
par Terburg, ni le Concile du Titien, ni môme VAssem-
blée des experts,
par Decamps.
Lo commun est en plein succès aujourd'hui, et je ne
veux pas croire qu'il en ait été ainsi dans tous les temps,
ni que, dans l'avenir, la foule ne soit pas destinée à
avoir jamais le sentiment de l'art véritable et de la
beauté, de la poésie et du style. Il est malheureux qu'on
encourage aujourd'hui officiellement les incapacités les
plus vulgaires au détriment des artistes distingués. Tan-
dis qu'on refuse Delacroix, et Maindron, le sculpteur,
et Fernand Boissard, et bien d'autres jeunes artistes
dont nous avons appris l'exclusion, c'est M. Pingret qui
est appelé à la faveur de représenter les scènes solen-
nelles de la monarchie. C'était Velazquez qui accompa-
gnait Philippe IV au dix-septième siècle; c'était Titien
qui peignait Charles-Quint et François Ier au seizième.
M. Pingret répondra devant la postérité pour le dix-neu-
vième siècle.
M. Pingret a donc expose à l'admiration publique
une bataille quelconque, commandée par la maison du
roi, Γ Arrivée du roi au château de Windsor et l'Empe-
reur de toutes les Russies occupant Paris avec les alliés
en
1814. Voilà un sujet peu orthodoxe et un souvenir
malencontreux pour le peintre du roi des Français.
Le chantre du Lutrin dirait que la peinture de M. Pin-
gret est comme son nom, sèche, pingre, mince, avare,
aiguë, sifflante et criarde. C'est la Providence qui a
baptisé
El Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
lit Gervais l'agréai le, el Guérin l'insipide,
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136                              SALON DE 1845.
afin que chacun soit prévenu par une enseigne sonore.
Le nom de M. Pingret n'est point trompeur.
Mais nous avons voulu de l'actualité dans les arts.
Nous avons tous, plus ou moins, crié depuis dix ans que
l'art devait se tourner quelque peu vers la réalité con-
temporaine. Nous en sommes bien punis aujourd'hui par
ce prosaïsme ridicule qui a pullulé comme la mauvaise
herbe et qui menace d'étouffer les pousses timides de la
poésie. Ah ! vous demandez des habits de drap et des
chapeaux en tuyau de poêle; en voilà. Ah! vous de-
mandez qu'on habille Hercule et Apollon; voilà des cu-
lottes et des faux-cols et des bottes à reflet. Si bien que
la nature humaine a disparu sous cette friperie.
Nous sommes tombés dans le naturalisme du laid,
non pas dans ce naturalisme ardent et capricieux du Ca-
ravage, du Valentin, du Manfredi, ou d'Ostade, ou de
Murillo, mais dans une imitation grossière et basse. Il y
a plus d'art dans les tournures violentes du Caravage,
dans les partis d'ombre et de lumière du Valentin, dans
les gueux d'Ostade, dans les pouilleux de Murillo, que
dans tous les sujets ingénieux des peintres bourgeois.
On disait, au temps du romantisme, qu'il y avait plus
de poésie dans un bonhomme de Brouwer que dans tous
les dieux de l'école académique. Nous revenons encore
à Brouwer. A défaut du sublime, qu'on nous rende l'es-
prit et la naïveté. Les fumeurs des peintres hollandais
et flamands sont moins laids que les portraits du Salon.
Ils ont de l'originalité, des nez bizarres, et une façon de
porter les culottes, que vous ne saurez jamais imiter. Ils
n'ont guère de bretelles ni de sous-pieds, ces mendiants
superbes, ces Diogènes de tabagie, ces grands philoso-
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SALON DE 1845.                              137
plies. Ils ne posent point la main sur la hanche, mais le
coude sur la table. Comme ils pensent, comme ils cau-
sent, comme ils traitent gaiement la vie 1 La comparaison
avec nous est tout à leur avantage. A défaut de Raphaël,
rendez-nous Brouwer. A défaut de Gros, rendez-nous
Prudhon. Rendez-nous Ajax lui-même et les héros an-
tiques habillés avec un simple casque et des cothurnes.
Au rebours de Diderot qui s'écriait en 1755: Délivrez-
nous des nudités ! nous pourrions réclamer aujourd'hui
un peu de paganisme en plein air. Rendez-nous Vénus
et Cupidon.
HT
Delacroix, etc.
Il serait intéressant qu'on expliquât une bonne fois au
public pourquoi Delacroix est un grand peintre, non-
seulement dans le présent et dans toute la série des
peintres français, mais encore par comparaison avec
toutes les écoles éminentes d'Italie, d'Espagne ou de
Flandre ; pourquoi les quelques critiques qui entendent
les arts s'acharnent, malgré le jury, malgré le vulgaire,
à admirer ses œuvres; pourquoi enfin, depuis vingt ans
que Delacroix est un artiste illustre, et qu'il répand par-
tout les trésors de son talent, il n'a pu conquérir cepen-
dant l'approbation de la foule. On ne peut nier que
M. Delaroche, M. Horace Vernet, M. Dubufe, M. Bras-
cassat, M. Biard et quelques autres sont plus populaires
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438                         salon de 1845.
à l'exposition. Il est certain aussi que Decamps et Ary
Scheffer, deux artistes supérieurs, sont bien plus acces-
sibles au public qu'Eugène Delacroix.
Decamps doit son succès universel aux premiers sujets
qu'il a représentés, sujets simples et clairs qu'il prenait
très-bas et qu'il élevait très-haut. On peut douter que
Decamps eût réussi s'il avait commencé parles superbes
dessins de 1842 et de 1845. On s'est décidé à l'accepter,
non parce qu'il est un grand artiste, mais quoique. Ses
qualités plastiques, originales et distinguées, ont bien
failli le brouiller avec les profanes.
Ary Scheffer serait incompris assurément, en vertu des
qualités mêmes de son art et de l'élévation de sa pensée,
s'il n'aboutissait au cœur par une fibre commune qui
est le sentiment humain.
Ces deux peintres éminents sont les seuls peut-ôlro
qui aient le privilège d'unir le suffrage des promeneurs
au suffrage dos artistes et des critiques.
Mais Delacroix, nous sommes quelques centaines en
France, tout au plus, qui avons imposé à la multitude
une sorte de respect aveugle pour sa renommée, sans
avoir réussi à le rendre sympathique. N'est-ce point que
la critique a toujours eu le tort do vouloir faire com-
prendre la peinture à des gens qui ne comprennent point
l'objet de la peinture ? Pour être initié à la beauté do
l'art, il faut commencer par être initié à la beauté do
la nature et de la· vie. C'est peut-être une hérésie, dont
nous sommes complices, que d'avoir toujours soutenu
que l'art est une chose exceptionnelle, radieuse pour les
adeptes, obscure pour les profanes. Du moins, la ques-
tion est mal posée, car, qui sent bien la nature, con-
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SALON DE 1845.
corde ordinairement à une certaine expression de la na-
ture, par une forme ou par une autre, par les lettres ou
par la musique, sinon par la peinture. Il en est ainsi,
dans tous les arts, non·seulement dans les arts plas-
tiques, mais dans l'art le plus populaire et le plus ex-
pansif, dans l'art de l'écrivain et du romancier.
C'est là vraiment le grand rôle de la critique, d'élever
à soi les indifférents ou les aveugles. Cette mission est
absolument la môme que celle du journalisme politique,
qui défend un certain principe, qui en expose les raisons
fondamentales, et qui le montre fonctionnant et se ma-
nifestant dans ses résultats. Quand l'éducation poétique
en général est faite, alors commence l'éducation d'un
art spécial ; car il est possible d'être très-artiste de sen-
timent, sans pénétrer la peinture, témoin plusieurs
grands poètes contemporains, qui s'égarent complètement
dans leurs admirations.
L'introduction à toute critique d'art devrait donc être
une explication de la beauté. La beauté est le fond mémo
de l'art, comme la justice est le fond de la politique,
comme la vérité est le fond de la philosophie. Ces no-
tions sont même si élémentaires, que tout le monde a la
prétention de se connaître en art, comme tout le monde
juge avec assurance la politique ou la morale; c'est-à-
dire que la justice et la beauté sont des choses si hu-
maines, que le premier venu se sent une conscience et
un cœur pour prononcer.
Seulement, la beauté est multiple, variable, fugitive,
insaisissable, éternellement renaissante. Il y a tant do
manières de sentir la beauté 1
Rien n'est plus près du rire que les pleurs.
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SALON DE 1845.
La beauté est variable comme l'esprit, parce que la
beauté est la vie extérieure, comme l'esprit est la vie
intérieure. L'esprit étincelle par moments, ou il s'obs-
curcit. De môme, la beauté se manifeste dans certaines
attitudes, sous certaines impressions, dans certains
effets. Cette beauté est si subtile, que le même objet
peut être très-laid ou très-beau, selon le moment où
vous le prenez. Un panier de pommes est froid et acre
de couleur, ou il peut ressembler à des pierreries. Le
môme être a bien des aspects. Il faut le retourner à
droite ou à gauche, par ici ou par là, pour trouver son
sens poétique; car tout est beau à un moment donné.
Montaigne a écrit : « On ne peut pas dire : tel homme est
brave, mais tel homme a été bravo tel jour. » Il est rare
que la plus charmante femme soit belle avec la colique.
Mais on peut la peindre en pleine santé, quand elle res-
plendit. Diderot a dit aussi : « Une femme nue peut être
moins indécente qu'une femme habillée. » L'art est donc
surtout un choix, un parti pris, une conviction.
Qu'est-ce donc que la beauté? On a fait un million de
torses d'après les plus belles femmes de tous les pays;
mais le torse de la Vénus de Milo est resté le plus beau
du monde. Pourquoi?
Il s'agirait donc encore une fois de s'entendre sur la
beauté.
Il y a d'abord la beauté éternelle, immuable, abso-
lue, et en quelque sorte abstraite, beauté régulière et
permanente, qui est du domaine de la philosophie au-
tant que du domaine de Tart, quoique la sculpture
grecque l'ait atteinte en quelques chefs-d'œuvre. Le
beau, c'est la splendeur du vrai, comme dit Platon ; mais
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SALON DE 1845.
141
ily a aussi la beauté accidentelle, contingente, la beauté
d'effet, si l'on peut ainsi dire.
Vous vous arrêtez dans la rue à voir passer une belle
femme, à voir marcher un ouvrier, à voir caracoler un
cheval, à contempler un effet de lumière sur lo toit
d'une maison. Pourquoi ? Vous rencontrez partout des
femmes plus élégantes, des hommes mieux bâtis, des
chevaux plus chers, des maisons plus riches ; mais vous
avez saisi par hasard un mouvement heureux, un as-
pect original. En ce sens-là, ily a de la beauté en toutes
choses, sous certaines influences, comme sont les pas-
sions pour les hommes, ou comme est le temps pour les
objets inanimés. Mais il n'y a pas beaucoup de gens qui
sentent la beauté, bien moins encore qui sachent dire ou
peindre par quoi une chose est belle. Les paysans no
comprennent rien à la nature qui les enveloppe; la plu-
part des hommes civilisés no comprennent rien à l'hu-
manité qui vit en eux et autour d'eux.
Voici une belle femme bien campée et bien portante.
Combien elle sera plus belle sous une impression vive,
sous le magnétisme des passions ! Et, de memo, prenez
la première personne venue, une paysanne qui allaite
son enfant, un chiffonnier qui va se battre en Juillet,
leur tournure peut s'élever jusqu'au sublime.
J'étais une fois sur le trottoir de la rue Saint-Antoine,
regardant autour de moi un peuple de travailleurs et do
mendiants. Une femme hâve et déguenillée, tenant un
enfant entre ses bras, venait à marencontre. Elle n'avait
guère de tournure ni do beauté, avec sa maigreur ché-
tiveet ses haillons. Comme elle traversait la chaussée,
une voiture bourgeoise lancée au galop la renversa, elle
8,
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142                             SALON DE 1845.
et son enfant, sous la roue. Son buste se redressa subi-
tement, les bras étendus pour protéger l'enfant. Elle
eut un instant de suprême beauté, un mouvement ma-
ternel de protection, comme un oiseau sacré qui couve-
rait un dieu do ses ailes. Je n'ai jamais rien vu de plus
souverainement admirable dans le Massacre des Inno-
cents,
de Raphaël, ou dans les Sabines, du Poussin.
Heureusement, l'enfant et la mère se trouvèrent entre
les deux lignes des roues et se relevèrent sans blessures.
La beauté dans la na'ure, dans le paysage, dans le
ciel, est bien plus incommunicable encore aux: esprils
vulgaires. Celte vie qui circule dans les arbres, dans les
rochers, qui rit dans les eaux, qui scintille sur les flancs
de la campagne, qui anime joyeusement toute la créa-
tion, échappe aux indifférents et aux heureux du monde.
Eugène Delacroix sent surtout la beauté de l'effet. Il
n'eût éié sans doute qu'un sculpteur étrange, car la
sculpture exige une beauté calme et permanente; mais
l'essence môme de la peinture est de saisir un aspect
variable, un imperceptible moment·, voilà pourquoi les
esquisses sont ordinairement plus belles et môme plus
vivantes que les études d'après nature ou les tableaux
finis sur le modèle. Delacroix est un homme qui sait
choisir le bon moment. Il lui faut en général la beauté
agitée, passionnée, ardente, comme dans les femmes
grecques du Massacre de Scio, ou dans la Médêe, celle
magnifique peinture, qui, au musée de Lille, lutte avec
les Rubens et les van Dyck. Et cependant Eugène Dela-
croix a encore exprimé avec un rare bonheur la beauté
tranquille et voluptueuse dans ses Femmes d'Alger, du
Luxembourg- C'est que les personnages d'Eugène Delà-
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SALON DE 1845.                              143
croix font toujours bien ce qu'ils font. On n'est pas plus
pensif et plus noble que le jeune Hamlet contemplant le
crâne d'Yorik présenté parle fossoyeur avec un brusque
mouvement. Au 'Pont, de Taillebourg, on se bat à mer-
veille. Dans la Noce au Maroc, on danse avec volupté.
Dans la Mort de Marc-Aurèle, on écoute avec recueille-
ment. Et comme tous les détails sont en harmonie avec
la pensée principale ! Le passé s'assombrit dans les
figures et dans les draperies des amis de Marc-Aurèle, et
l'avenir est rouge comme la robe do Commode. La lu-
mière ne frappe que sur le torse sanguinolent du jeune
César, tandis que les philosophes du règne précédent
s'éteignent dans l'ombre, aux pieds du grand empereur
qui va mourir. Et comme la scène est austère et silen-
cieuse ! Quelle douleur morne dans les attitudes et les
figures des vieux serviteurs de Marc-Aurèle 1 On sent
bien qu'il s'agit, dans ce testament solennel, de la des-
tinée de Rome et du monde.
Nous insistons sur la signification du talent d'Eugène
Delacroix, parce que les qualités de sa peinture touchent
aux principes mêmes de l'art. C'est une bonne fortune
que d'avoir sous la main un poêle et un praticien de
cotte force, pour expliquer et défendre la bonne cause
dans les arts plastiques. L'art et la politique sont perdus,
s'ils laissent dépraver leurs principes essentiels. Une fois
le dogme fondamental entamé, l'hérésie s'introduit do
toutes parts et enveloppe la vérité.
On pourrait encore éclaircir cette question depuis si
longtemps pendante, en la déplaçant dans des termes
analogues. Lorsqu'on n'est pas d'accord sur les contem-
porains, on n'a d'autre ressource que l'affirmation, en
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attendant le jugement de la postérité. Mais, du moins,
le passé un peu éloigné de nous a été jugé sans appel
possible à une révision future. On doit s'entendre au-
jourd'hui ou jamais sur les maîtres des seizième et dix-
septième siècles. Eh bien , voyons si par hasard la sym-
pathie de nos adversaires ne s'adresserait pas aux plus
faibles peintres de toutes les écoles. S'ils se trompent sur
les maîtres consacrés, ils peuvent bien se tromper sur
les vivants. Allons au vieux Louvre.
Avez-vous vu les admirateurs de M. Brascassat s'ar-
rêter devant Cuyp, Pieler de Hooch ou Rembrandt?
Non, ils préfèrent de beaucoup Ommeganck qui est le
plus froid et le plus mesquin des peintres d'animaux.
Ceux qui admirent à l'exposition les paysages do
MM. Lapito, J. Coignet, Hubert et autres, sont assez mal
à Taise, au Louvre, devant Huysmans de Malines, Pous-
sin ou Salvator. Enfin, ceux qui nient Eugène Delacroix
s'extasient devant XIntérieur de cuisine, de fou Drolling,
ou devant Y Atelier, de feu Cochereau, mais ils passent de-
vant Rubens, qu'ils trouvent faux et ignorant. Quant à
Raphaël, on sait que, les dimanches, il est solitaire au
Louvre,otandis qu'on fait queue à l'Albane ou à Mieris.
Nous avons donc quelque raison de persister dans
l'admiration des artistes originaux. Prudhon avait rai-
son contre Girodet, et Géricault contre Guérin. Laissons
Marc-Aurèle et le Sultan du Maroc, qui émerveilleront
l'avenir et placeront Delacroix au rang des plus grands
peintres. Prenons le sujet de la Madeleine, cette Cléo-
pâtre qui se convertit en Héloïse. La femme aimée du
Christ est renversée dans sa grotte. Sa belle tôle repose
sur la pierre sombre, comme dans un sépulcre. On disait
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SALON DE 1845.                              145
près de moi : Tiens ! une morte. — Oh ! la belle morte !
Comme on voit bien que cette femme a beaucoup aimé!
Le sentiment frissonne le long de ses tempes, à la nais-
sance de ses cheveux rejetés en arrière ; le mouvement
do sa bouche violacée exprime encore la prière et la
volupté. Oh! que sa peau est fine et douce sous cette
demi-teinte d'un tendre lilas bleuté ! Il n'y a que le Cor-
rige, ou quelquefois Murillo, pour avoir ces tons exquis
et transparents. Dans un siècle; cette tête do la Made-
leine vaudra plus cher que la Bataille de la Smala,
La Sibylle montrant le rameau d'or est représentée à
mi-corps et de trois-quarts. Sa main droite va toucher
la brancho sacrée. Sa télé a bien la sérénité antique ;
ses draperies sont belles et bien ajustées. Le bois qui
sert de fond s'harmonise poétiquement avec la couleur
générale, quoique le dessin du tronc de laurier, à droite,
manque un peu d'élégance, et que les plans du paysage
ne soient pas irréprochables.
Ces sortes de sujets, empruntés à la tradition antique,
ne se rencontrent guère au Salon. La peinture tourne
au ménage plutôt qu'à l'épopée, à l'ode et à l'héroïsme ;
ou bien elle continue les compositions banales do l'His-
toire Sainte. Les sujets religieux ont été funestes en gé-
néral au talent de nos peintres. Pour avoir de la verve
et de l'éloquence, il faut, avant tout, de la conviction.
M. Gleyre, qui est, dit-on, un esprit distinguo, et dont
le Soir, exposé au dernier Salon, annonçait un vif senti-
ment poétique, a peint le Départ des Apôtres allant prê-
cher l'Évangile.
C'est un prétexte magnifique pour un
artiste original. Ces douze hommes, de toute condition
et de caractères divers, qui s'en vont par lo monde ré-
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146                              SALON DE '1845,
pandre la Bonne Nouvelle, ces hommes, animés par Ja
foi et le courage, qui s'en vont chercher le martyre,
voilà de belles figures à peindre, M. Gleyre est resté
froid devant cette poésie si caractérisée. Ses apôtres sont
vulgaires et ils ne portent point l'esprit sacré de la Pen-
tecôte, La langue de feu a glissé sur leurs têtes sans les
animer. Les draperies sont roides, les figures communes;
le dessin est lourd ; point de couleur et point d'effet.
Le Christ descendu de la croix, par M. Adolphe Brune,
montre une exécution savante et vigoureuse. Le Christ
est bien dessiné, et les figures qui l'entourent sont bien
drapées. M. Brune est un de nos peintres les plus ha-
biles et les plus robustes. Il a le tempérament des grands
maîtres. Mais il semble avoir perdu la verve et la fougue
de sa première manière. Il y a longtemps que M. Brune
n'avait exposé. Est-ce que le découragement l'a saisi au
milieu de cette époque au caractère débile et flottant?
Qu'il ne se retire' pas de la lutte, où. son talent prêchera
victorieusement en faveur de la bonne peinture.
M. J.-B. Guignet est l'auteur d'un Christ appelant les
petits enfants;
il ne manquo à tous ses personnages
qu'un nez au milieu du visage pour avoir figure hu-
maine. Le Christ, les enfants, les hommes, et surtout la
femme agenouillée et vue do profil, sont absolument
privés du nez, qui est pourtant indispensable dans une
lôte normale et complète.
M. Louis Boulanger a exposé une Sainte Famille et les
Bergers de Virgile : on ne saurait être à la fois païen et
chrétien; M. Sébastien Cornu, un Jésus enfant prêchant
au milieu des docteurs;
M. Dugasseau, un Christ entouré
des fondateurs du christianisme
et une Sapho : la Sapho
^MMHMWMHH
-ocr page 190-
SALON DE 1845.                              147
est d'un beau mouvement; M. Boissard, un Christ en
croix;
M. Tassaert, une Vierge entourée d'anges, où Ton
admire des demi-teintes très-fines; M. Etex, le sculp-
teur^ un Christ mort, qui paraît un souvenir du Christ
do Philippe de Champagne; M. Lépaule, un Martyre de
saint Sébastien;
M. Achillo Devéria, une Sainte Anne
instruisant la Vierge,
qui est sans doute à l'antipode do
l'Education de ία Vierge, refusée à Delacroix \ M. llippo-
lyte Flandrin, une Mater dolorosa ; M. Grosclaudo, une
Madeleine repentante, qui a raison de se repentir de sa
laideur ; M. Hauser, un Massacre des Innocents, qui est
fort innocent ; M. Auguste liesse, un Evanouissement de
la Vierge;
M. Claude Thévenin (de l'Institut ?), un Mar-
tyre de saint Sébastien.
Tout cela n'est pas gai pour les
catholiques.
IV
M. Brascnssat, eie,
Nous sommes assez embarrassé avec M. Brascassat,
non pas à cause du peintre, mais à cause do l'homme,
qu'on dit d'un caractère modeste et contemplatif. On no
croirait jamais, à voir celte peinture mesquine et su-
perficielle, que l'auteur se replie en soi-même et médite
ses impressions. Cependant, comme nous ne sommes
pas ici pour nous faire des compliments, mais pour étu-
dier l'art véritable, pour en exposer les principes et les
-ocr page 191-
148                             SALON DE 1845.
résultats, il faut oser dire ce qu'on pense. La liberté de
la critique est la condition première de la liberté de l'art.
M. Brascassat nous parait en dehors de la tradition de
tous les maîtres, et absolument privé d'un sentiment
vivace et original, outre que son exécution est la plus
faible et la plus commune du monde. Il ressemble, par
la débilité de son style et de sa pratique, à tous ces
mauvais peintres petitement adroits, dont Bruxelles et
La Haye nous envoient les ouvrages que les amateurs
ont le mauvais goût do payer fort cher. Les grands pein-
tres flamands et hollandais seraient bien tristes de voir
leur héritage tombé aux mains de M. Yerboeckoven, de
M. Koekkoek, de M. Schelfout et des autres, qui^ sont
censés continuer van do Yelde , lluisdael ou Albert
Cuyp.
M. Brascassat a exposé cinq tableaux, dont le prin-
cipal est une Vache attaquée par des hups et défendue par
des taureaux,
à l'angle gauche du salon carré. On disait
derrière moi qu'il avait fait tuer une vache dans son
atelier, pour étudier celte agonie dramatique. On disait
aussi, dans l'ancien temps, que Michel-Ange avait fait
crucifier un homme en cachette, pour modeler son
Christ à la croix, La sculpture môme de Michel-
Ange ne valait pas le sacrifice d'un homme ; mais, en
conscience, la peinture de M. Brascassat vaut-elle la
mort d'une vache?
La petite vacho terrassée et bêlante est déchirée à la
gorgo par do petits loups, tandis qu'à droite un petit
taureau se précipite à son secours, tandis qu'à gauche
un autre petit taureau blafard culbute un petit loup
gris. Les autres petits loups se sauvent dans un petit
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SAtON DÉ 1848,                         U9
bois, comme de petits rats effrayés, dans un petit trou.
Ces loups pour rire ressemblent, en effet, aux petits rats
des champs, qu'on appelle des mulots, et qui se blottis-
sent sous les herbes sèches. Tout cela tiendrait, tau-
reaux, vache et loups anodins, dans une boîte en bois
blanc, comme on en donne aux enfants le 1er janvier.
Les animaux, les arbres, les maisons de M. Brascassat
ont le même type et la même grandeur que ces char-
mants jouets qui nous viennent, je crois, de la Suisse,
dans des chalets en miniature, et qu'on range sur un
guéridon pour l'ébahissement des petits enfants riches.
Si l'on pouvait faire vivre ces petits automates, ils
'conviendraient à merveille au général Tom Thumb pour
'compléter sa ménagerie et son ameublement ·, le groom
microscopique de l'illustre général américain étrangle-
rait facilement une douzaine des loups-rats de M. Bras-
cassat, et ses chevaux nains paraîtraient des colosses à
'côté du fameux taureau couleur d'orgeat délayé.
M. Brascassat voit le paysage comme il voit ses ani-
maux de petite race. Peut-être réussirait-il à peindre en
aquarelle les araignées et les fourmis, pour l'illustration
des livres d'histoire naturelle. M. Brascassat tourne vers
la nature le petit bout de sa lorgnette; mais cependant,
si son œil était juste et son esprit créateur, il saisirait les
proportions véritables des êtres, même sous leur aspect
le plus diminutif ; car, en réalité, un éléphant est tou-
jours grand comme un éléphant, le regardât-on à une
lieue de distance. Les petits bronzes des statues du tom-
beau de Jules II, qu'on voit au Louvre, sont aussi grands
que les gigantesques statues originales, de Michel-Ange.
Vous regarderiez avec la lunette grossissante de l'Obser-
9
-ocr page 193-
150                             SALON ΏΕ 1845.
vatoire les loups de M, Brascassat, qu'ils ne gagneraient
point en grandeur. L'artifice des fortes lunettes de
M. Arago ne change pas les proportions delà lune, mais
ces télescopes nous en rapprochent seulement et nous
en font distinguer les détails.
Le phénomène de la proportion des êtres, mesurés à
l'œil nu, ou avec le secours des lorgnettes et des micro-
scopes, est un des mystères de la peinture. Il η'ββί nas,
toutefois, absolument impossible de l'expliquer. L'exé-
cution de Mieris, par exemple, qui est le plus petit des
peintres, nous donnerait peut-être des éléments pour
résoudre ce problème. Ce qui fait que Mieris est si mes-
quin, c'est qu'il prodigue, dans une petite figure., autant
de détails que les maîtres en pourraient mettre dans une
figure colossale. Alors toute illusion de distance est dé-
truite. Si vous regardez de près une figure de grandeur
naturelle, vous en voyez nettement les lignes précises,
le modelé, les méplats, les attaches, et tous les accents
particuliers. Mais reculez cette figure à une distance où
elle n'apparaît plus que de la hauteur de la main, est-ce
que vous saisissez le grain delà peau et chaque inflexion
des contours ? Vous voyez un ensemble qui est le même,
mais qui s'accuse par des moyens très-différents. Il suffit
do la tournure générale et de quelques points lumineux,
pour que vous reconnaissiez la même structure que
vous analysiez tout à l'heure sous votre regard.
C'est là l'erreur des peintres en petite dimension, de
vouloir exprimer sur une miniature tout ce qui se ma-
nifeste sur un objet examiné de près. Alors le résultat
qu'ils obtiennent est au rebours de leur désir. Les
figures qu'ils ont représentées ne sauraient plus grandir
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SALON DE 1845.                              15f
à leur proportion véritable aux yeux du spectateur, par
l'artifice conventionnel de la réflexion. On sent qu'ellps
sont près de nous, comme une statuette ομ un joyau, pf;
la meilleure volonté ne peut les supposer à une distance
suffisante pour qu'elles reconquièrent leur grandeur
réelle.
Ce que les bourgeois admirent dans les tableau^: de
de M, Brascassat en est donc justement le défaut capita.j
et irrémédiable. Les loups de M. Brascassat, et ses tau-
reaux, et ses brebis, ont toutes sortes de petites recher-
ches dans leur toilette. On compte leurs, poils, ou dis-
tingue la couleur de chacun de ces poils, comme pn
compte dans ses paysages chaque brin d'herbe ou de
gazon, chaque feuille et chaque ride des arbres. Vous
touchez donc du doigt à ces petits animaux de conven-
tion, vous les prenez dans votre main comme ces petits
jouets si parfaits, qui sont revêtus d'un poil véritable,
avec de petits sabots en corne et des yeux en verre de
couleur.
Et ces ménageries factices sont disposées sur des plan-
ches peintes en vert jaune, ornées de pilastres plais qui
simulent des arbres, et d'un fond en papier proprement
lavé d'amidon délayé avec un peu de farine. C'est le
procédé des décorations de théâtre ou des petits panora-
mas en carton.
Je connais à Paris une esquisse de Rubens, dont le
grand tableau, vendu en Angleterre, a été gravé par
Panneels. C'est le David terrassant Vours et le lion. Le
lion est déjà gisant par terre, et la lutte eontiime corps
à corps entre l'ours debout et l'homme qui va l'étouffer.
Cet ours de Rubens est à peu près de la même dimension
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152                             SALON DE 1845.
matérielle que les loups de M. Brascassat; mais il pa-
raît haut de six pieds. Sa terrible gueule engouffre toute
l'épaule colossale du David, qui est fort comme l'Hercule
Farnèse. Ce groupe de six pouces pourrait servir de cou-
ronnement à l'Arc de l'Étoile. Les animaux de M. Bras-
cassat seraient trop petits sur un socle de pendule.
Le second tableau de M. Brascassat, n° 211, est un
pâturage voisin d'une ferme. Le chien jaune de la ferme
apparaît à droite sous un échallier, et se tient en arrêt
devant une petite vache rouge qui le regarde. Au milieu
du paysage, une vache noire est couchée, et à gauche
une chèvre blanche, en biscuit de Sèvres, vue pap der-
rière, est occupée à se gratter. Nous n'avons pas pu
reconnaître les deux autres toiles de M. Brascassat entre
les sujets analogues peints par MM, Paris, Humbert et
autres artistes de même force; ni sa fameuse Marine,
Vue du golfe de Naples, qui se confond aussi avec le
commun des marines et des paysages.
L'exécution minutieuse et faible de M. Brascassat a
beaucoup d'analogie avec l'exécution des peintres suis-
ses, qui ont la prétention de peindre les Alpes et les
orages. Cependant il est moins sec et moins dur que
MM. Calame et Diday. M. Brascassat voit la nature d'un
ton jaune blafard; M. Calame voit vert bouteille, sous
un mauvais jour. M. Calame a exposé un Orage, M. Di-
day les Suites d'un orage dans les Alpes. Ces sujets sont
ambitieux et difficiles. Rien que cela : les grandes Alpes
avec les pins perdus dans le ciel, avec les cascades et les
avalanches, avec les nuages et le vent, et toutes les fu-
reurs de la tempête. Le talent froid et propre de M. Di-
day convient tout au plus pour peindre un petit chalet
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salon de 1845.                         153
sur une petite colline tranquille. Son orage dans les
Alpes n'inspire guère de terreur, A droite, quelques pins
hauts d'une coudée, et les débris d'une chaumière sur
de petits galets gris terne ; à gauche, un torrent déchaîné,
dont les flots de coton tiendraient dans un verre à vin de
Champagne, et, sur le tout, les pics des Alpes qui res-
semblent à de petits rochers de sucre candi ou à ces frag-
ments de composition chimique, vitreux et verdâtres,
qu'on voit exposés à la montre des pharmaciens. Le ciel
est d'un tempérament lymphatique et d'un ton blanc
sale, sans colères et sans profondeur. Un homme ordi-
naire cacherait dans ses poches les rochers du premier
plan ; il enjamberait le torrent sans se mouiller la che-
ville, et il se mettrait à cheval sur les Alpes.
Le gouvernement français a nommé récemment
M. Diday chevalier de la Légion d'honneur.
Les premiers tableaux de M. Calame ont eu beaucoup
de succès, il y a quelques années, sans doute à cause
des sujets qu'ils représentent. M. Calame est élève de
M. Diday, et il ne s'est point écarté de la manière de son
maître. Π n'a pas plus de grandeur et de poésie, en pré-
sence des magnifiques aspects de son pays. Rousseau a
bien mieux compris et exprimé le caractère de la nature,
en Suisse, lorsqu'il a peint la. Descente des vaches dans un
ravin.
M. Calame n'est pas fort sur les ciels, et par con-
séquent sur la lumière. Or, il n'y a point de paysage
sans ciel. C'est la qualité particulière du ciel qui donne
à toutes les représentations de la nature leur valeur et
leur accent. Les ciels de M. Calame sont toujours gris et
plats, sans rayonnement. La lumière et la chaleur ne
circulent donc point sur la terre stérile et inanimée. Faute
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1S4                         SALON DE 184Ü.
d'ombrë ét Üë lumière, M. Càlame emploie ùniformë-
tnent tiHë sorte dé teinte crépusculaire et neutre qui est
là même partout. Sa palette n'a que deux, tons qui se
combinent maigrement, un pauvre vert et un méchant
gris.
Son' Effet d'orage est exécuté comme tous ses tableaux
précédents, et nous pensons que M: Câlahie est destiné
à peindre toujours de là même sbrië, quoiqu'il ait publié
Quelques dessins bien préférables à ses tableaux. Ce qui
manque surtout à M. Calame., c'est urië qualité native,
qui ne s'acquiert point, là qualité de la couleur. On peut
réformer la composition, étudier le dessin, développer
même son sentiment poétique par la contemplation de
la nature et lé commerce avec les grands artistes ; mais
l'éducation et la volonté sont impuissantes à donner le
sentiment de l'harmonie dès couleurs, comme le senti-
ment de l'harmonie musicale. On naît coloriste, ou mu-
sicien, bu poète, par la grâce de Dieu, et cette royauté
de droit divin n'échoit qu'à de rares privilégiés.
Les arbres de M. Calamë, qui sont bourbes comme des
rbseaüx, à là droite de sa composition, sont du même
tert acre et monotone que lès herbes èbtictiées sur le
terràih. On pourrait faire dés branches d'arbre avec ces
herbes, ou du gazon avec lès rameaux, tatit il y â peu
dé variété daris l'exécution de ces objets si différents. Le
ciel est faible et ne recèle point la ibHicirë. Cependant, le
paysage à ùtiè certaine tristesse eh rapport avec l'im-
pression que l'auteur à voulu rendre.
Un critique éërivait l'autre jour : « Π y n'a point de
mauvaises écoles, il n'y a que de mauvais peintres. »
Si vraiment, bërtàins systëniës sbüt dangereux à suivre,
-ocr page 198-
SAiON υΕ 18-45.                           lèé
et ils peuvent annuler les meilleurs peintres ; c'est en ce
sens-là que les fausses méthodes sont pernicieuses. Il est
bien vrai qu'au milieu des plus déplorables écoles, les
artistes de race montrent leur originalité par des écarts
qui sont la critique même de' la routine imposée autour
d'eux. Gros a été un excellent peintre, quoiqu'il appar-
tînt à une école détestable. M. Ingres est un grand ar-
tiste, quoique son système soit radicalement vicieux.
M. Brascassat, MM. Calamè et Diday, do leur côté, par-
tent d'abord d'un principe qui les égare : en se propo-
sant d'exprimer tous les détails, ils aboutissent fatalement
à sacrifier l'ensemble, l'effet général, par préoccupation
d'une réalité minutieuse. Leur école est mauvaise au
premier chef, et, par malheur aussi, ce sont de faux
bons peintres,
comme disait Diderot.
Voyez, encore une fois, où l'amoür de la réalité,, en
opposition à tout idéal et à toute poésie, conduit l'école
actuelle des Pays-Bas. M. Verboeckhoven peint un petit
mouton aussi finement que feu Bèrré, qui s'étale au
Luxembourg, et il croit être dans la tradition d'Adrien
van de Velde. M. Koekkoek pointillé maigrement do
petits paysages comme un élève timide, et il croit ap-
procher de Wynànts. M. Brias, de Bruxelles, avec sa
Boutique de fruitier, qui arrête la foule au Salon, songe
peut-être à Metsu, et il reproduit simplement Franquelin.
Le beau triomphe pour ces peintres et pour leur école !
L'art, réduit ainsi à une simple question d'adresse, indé-
pendante de tout sentiment idéal, détruit aussitôt l'origi-
nalité et va droit à l'imitation. Il n'y a pas aujourd'hui
en Belgique et en Hollande ùh seul peintre qui ne soit
imitateur : M\ van Schendel, dans ses effets dé lumière,
-ocr page 199-
156                              SALON DE 1845.
imite prodigieusement Schalcken ; M. Schelfhout croit
imiter Willem van de Velde; M, de Keyser pense à Ru-
bens; M. Waapers à Paul Delaroche; M. van der Plaet-
sen, dans sa Noce en voyage, cherche Léopold Robert, et
madame Fanny Geefs, dans son Portrait de femme, sur-
passe M. Dubufe.
M. Hornung est, commo M. Calame, du pays des
Alpes. C'est pour cela qu'il a peint jusqu'ici dans la ma-
nière de Dernier, le plus abominable des peintres dont
on ait conservé le souvenir. Ce Denner, qui était un Al-
lemand du commencement du dix-huitième siècle, avait
imaginé de choisir d'affreuses têtes de vieilles femmes, et
de les représenter avec toutes leurs rides les plus imper-
ceptibles, avec les moindres petits poils, les moindres
rugosités de la peau, constatées au microscope. Il y met-
tait une patience, une conscience, une obstination, dignes
d'un meilleur but. C'est le Gérard Dov de la grande
peinture, moins l'esprit et la finesse.
M. Hornung imitait donc cette manière peu alpestre
de l'Allemand Denner, et la curiosité d'un de ses portraits
a fait parler de lui à un des derniers Salons. Aujourd'hui,
il expose un petit tableau de genre, intitulé : Le plus
têtu des trois n'est pas celui qu'on pense,
un garçon
monté sur un âne, avec une fille en croupe. Ce tableau
jovial remplace agréablement les bouffonneries de
M. Biard, dont nous regrettons bien d'être privés.
Cherchons encore les tableaux qui plaisent au public
et qui naturellement n'ont pas, en général, les faveurs
de notre admiration; car, si la foule avait le sentiment
complet et harmonieux des arts, la critique serait inu-
tile; de même qu'il n'y aurait pas besoin de journaux,
-ocr page 200-
SALON DE 1845.                              157
si tout le monde avait la même opinion politique. Tout
le monde aime les choses claires, simples,, bien positives
qui sautent aux yeux, et tout le monde a raison en cela.
J'imagine qu'on ne s'attroupe pas devant les tableaux du
général baron Lejeune, qui, de peur qu'on ne prît ses
arbres pour des moulins à vent, a eu l'ingénieuse pré-
caution de faire imprimer au livret : « Les arbres sont :
Folivier, le palmier, la vigne, le laurier-rose, l'aloës. »
Il ne manque qu'une étiquette ou une banderole à
chaque objet, comme au temps de l'enfance de l'art, où,
faute de savoir peindre une pensée par le geste et l'ex-
pression des personnages, on leur mettait un écriteau en
guise de langue.
Tout le monde aime encore les sujets dramatiques,
mystérieux ou terribles. VInquisition de M. Robert
Fleury révolte les consciences honnêtes et vaut pour la
morale publique un sermon du père dominicain Lacor-
daire, ou du père jésuite Ravignan. Le Salomon de Caus
à Bicètre,
par M. Lecurieux, passionne aussi la foule,
qui s'intéresse vivement à ce pauvre grand homme, traité
comme fou par Richelieu. Tandis que Marion Delorme
et le marquis de Worcester traversent la cour de Bicê-
tre, Salomon de Caus s'agite derrière les barreaux de sa
cage. Il avait tout simplement inventé la vapeur. M, Le-
curieux a peint ce tableau et les Fiançailles de Rébecca
dans un ton jaune feuille-morte, très-désagréable. On
pourrait dire que ces peintures sont des jaunailles, comme
on dit des grisailles.
Après cela, on se repose devant quelque jeune mère
portant un enfant dans ses bras, ou devant les Jeunes
colons de Petit-Bourg secourant la vieillesse indigente,
9,
-ocr page 201-
i5ë                   siÖS M AM.
par M,le Allier. Öii sait les admirables résultats que
M. Allier obtient à la colonie de Petit-Bourg, fondée ré-
cemment dans l'ancien château de M. Agüaclö,, sur lés
bords de la Seine. Il y à là une centaine d'enfants pau-
vres,, c[ùi vivent dans une étroite fraternité, travaillant à
Γ agriculture et aux arts mécaniques. M. Allier s'est
tourmenté surtout de leur éducation morale, et la jeu-
nesse est si naturellement bonne, quand elle n'est pas
pervertie par des conditions anormales, que les colons
de Petit-Bourg servent aujourd'hui d'exemple dans tout
le pays, te tableau de Mlle Allier représente une de leurs
bonnes actions habituelles. Ces enfants pauvres trouvent
moyen de porter le nécessaire à une vieille femme ma-
lade et dénuée de tout. Les têtes, naïves et bien por-
tantes, sont des portraits, et l'on aperçoit dans le fond la
tête intelligente de M. Allier, leur père adoptif.
Mais toutes ces émotions douces et terribles du pro-
meneur au Salon ne sont rien, comparées à l'intérêt
universel qu'inspire la Bataille de la Smala, Les maris
expliquent tous ces épisodes à leurs femmes, les pères à
leurs enfants, les voltigeurs aux conscrits. Il faut en-
tendre toutes ces conversations qui durent un quart de
lieue : —Tiens, en voilà uii qui tire un fameux coup de
sabre! —Tiens, celui-là qui se sauve avec son ar~
geht! — Tiens, une femme qui dégringole de dessus son
chameau! — Comme ces troupeaux se culbutent:
comirie ces soldats ont les yeux flambants et le geste
prompt!
C'est un succès prodigieux, et l'on assure qu'un in-
dustriel habile va ouvrir sur le boulevard le Café de la
Smala,
où un régiment de peintres en décors est déjà
-ocr page 202-
ISij
SALON DE 1845,
occupé à reproduire sur les rüürs Pincbmmensurable
composition de M. Horace Yernët.
V
MM. Gigoux., Papety, Muller, Roultaud, Dauzats,
Boulanger , Lelcux , Hcdouin , lsabey , Glaizc *
Bodolphc Lchmaïui, Baron, etc.
Plusieurs tableaux ont gagné aux déplacements qu'on
a faits vers la fin d'avril dans' l'exposition, La Manon,
Lescaut
de Gigoux, qui se recommande par de solides
qualités, a été transportée clans la première travée à
gauche. Il faut beaucoup de lumière à cette peinture,
dont les fonds sombres accusent une intention de mélan-
colie. Quelle que soit la liberté de l'artiste, on pourrait
s'étonner que Gigoux ait choisi ce moment suprême de
l'admirable roman de l'abbé Prévost. Le caractère do
l'inconstante Manon est nécessairement effacé dans cette
immobilité de la mort. Manon la fringante, Manon la
folle maîtresse, qui aime tant la vie. l'agitation, lo luxe
et îe plaisir, comment la retrouver dans ce cadavre
étendu sur le sable du désert? Sa tête capricieuse ferait
bien mieux sur les coussins d'un divan.
La voila donc couchée pour toujours, et le pauvre
ciièvalier, accoude près d'elle, la contemple atec déses-
poir; la tôtë, déjà marbrée par le froid de là mort, est
fort belle, et la ferme poitrine est bien peinte. On re-
trouvé dans ce torse toute l'habileié pratique de Gigoux ·Ί
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160
SALON DE 4845.
mais la tournure de l'amant désolé n'est pas heureuse.
Gigoux avait montré, dans quelques figures de sa grande
composition de Cléopâtre, plus de sentiment du style.
Peut-être cette proportion de grandeur naturelle s'ac-
commodait-elle difficilement à un épisode romanesque,
qui semble plutôt appartenir a la peinture de genre.
Dans le salon carré, les grands tableaux n'ont pas été
déplacés, sauf la Bataille, de M. Debon, qui ravive
maintenant le lambris de gauche, et les Martyrs chré-
tiens,
de M. Quecq, qui ont passé à droite- Le tableau de
M. Papety, intitulé Mcmphis, a été repoussé vers la
porte do la galerie, sans avoir encore trouvé une lumière
favorable. L'auteur s'apercevra peut-être que la lumière
doit être dans la peinture même. Le soleil extérieur ne
saurait vivifier ces chairs couleur de suie, ni pénétrer
jusqu'au fond de cette atmosphère opaque. M. Papety a
eu là un beau mirage qu'il a été impuissant à exprimer.
La pose en sphinx du jeune homme nu, qui écoute
l'harmonie de la harpe, est très-originale, et le groupe
des trois personnages a beaucoup de caractère et de
charme.
Le Sylphe endormi et le Lutin Puck, de M. Charles
Muller, qui se font pendant, ont été rapprochés l'un de
l'autre. Ce sont deux gracieuses fantaisies, très-lumi-
neuses et bien encadrées dans un paysage un peu vague,
comme le paysage du Zépliir, de Prudhon. Les chairs
sont modelées avec une réalité qui rappelle la grasse
école de Rubens. Mais il ne faut pas reprocher au peintre
d'avoir matérialisé son sylphe diaphane et son lutin
fantastique. La peinture est bien forcée de traduire en
imagos saisissables les rêves légers et flottants de la
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SALON DE 1845.                              161
poésie écrite. La jeune Fanny, entraînée par son che-
vreau dans un petit sentier bordé d'arbustes printaniers,
est très-attrayante et d'une bonne couleur.
Roubaud, qui a eu le bonheur de visiter l'Afrique, a
exposé une Fête mauresque aux environs d'Alger, achetée
par le roi de Wurtemberg. Une belle fille cuivrée danse
au milieu d'un cercle d'hommes et de femmes noncha-
lamment couchés sous l'ombre d'une tente accrochée
aux grands arbres. Les types mauresques sont bien ren-
dus, et la couleur a de la richesse et de la variété.
Le Couvent de Sainte-Catherine au mont Sinat nous
paraît un des meilleurs tableaux de Dauzats, qui com-
prend à merveille la nature de l'Orient. Le site de ce
couvent escarpé est extrêmement pittoresque. La lu-
mière frappe en plein sur les murailles de cette cage
inaccessible, qui se dessine sur un fond de montagnes.
Une caravane arrêtée au pied des rochers anime cette
triste solitude. Les chameaux au cou de serpent sont
bien petits le long de ces blocs de granit, que Dauzats a
peints avec une fermeté d'exéculion digne de Decamps,
et qu'on retrouve encore dans ses Ruines de Djimilah.
Les Baigneuses, de Louis Boulanger, ont un aspect
mythologique très-séduisant. Leurs formes rondes et
voluptueuses, leur peau veloutée, toute cette beauté
épanouie exigeait un talent de coloriste qui préoccupe
sans cesse Louis Boulanger.
M. Armand Leleux a peint aussi des Baigneuses. Ce
sont de fortes montagnardes de la forêt Noire, trempant
leurs pieds dans un gai ruisseau, ombragé d'arbres élé-
gants qui s'élèvent comme les colonnettes de l'architec-
ture arabe. Ces belles filles de la forêt ont une désinvol-
-ocr page 205-
162                         saîM de 1845.
turè aisée et superbe qui fait songer aux italiennes de
Léopolcl Robert. Cette analogie entre Robert et M. Ar-
mand Leleux n'est pas si éloignée qu'on pourrait le
penser à preniièrè comparaison. Τομβ deux prennent
leurs types dans une race plébéienne très-originale, dont
ils savent exprimer l'élégance et la beauté. Tous deux
ont une pratique sobre, mais vigoureuse et caractérisée.
On reconnaît facilement entre tous les autres un tableau
de M. Leleux, et c'est le meilleur signe d'un talent dis-
tingué. Ses Zingari de la Lombardie Vénitienne, arrêtés
à faire leurs paquets sur les marches d'une hôtellerie,
sont, à notre avis, le meilleur tableau du Salon dans lé
genre de la peinture familière, qui n'a pas d'autres pré-
tentions que de représenter les mœurs et la' nature. A
gauche, une femme assise, avec une belle robe bar-
riolée, tient son enfant entre ses bras; à droite, uii
homme se courbe sur un mannefcjuih rempli de hardës,
et au milieu tin autre homme charge sur sdri âne le
reste du mobilier ambulant. Ces trois personnages si bien
groupés ressortant sur l'architecture eh arcades de bâti-
ments égayés par des plantes murales et par des rayons
capricieux du soleil couchant.
Les deux tableaux de È. Adolphe Leleux sont dans le
même style et offrent des qualités analogues. Les Sujets
sont pris dans la Basse-Bretagne et dans lès Pyrénées.
Les paysans des Pyrénées ont encore trouvé un digne
interprète dàris M. Hédouirî. Me file d'hohihies et de
femmes, qui courent en chàiitaiit, barfo toute la rliö
d'un viliage. Ils se précipiterit eh avant, avec un élan si
brusqué et si joyeux, qu'ils menacent d'entraîner là foule
du Salbh. Les pauvres maisons qui bordent le chemin
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slLÖN de 1845.                         163
dans l'ombre, les fonds éteints dans un ton néiilre, tout
cela s'arrange très-harmonieusement. Les attitudes des
figures sont vraies et franches, la touche est ferme et
assurée, la couleur sobre et forte, dans le sentiment de
M. Leleux. On ne peut reprocher à M. Hédouin qu'une
négligence naïve dans le dessin des extrémités.
M. Brun a exposé aussi deux tableaux très-naïfs et
très-spirituels en riiême temps, dans le goût populaire.
Le Propriétaire 'et son fermier à surtout beaucoup de
succès. Il est imposible d'imaginer une pose plus humble
et plus burlesque que celle du fermier qui se présente,
chapeau bas et le cou désarticulé, devant son terrible
maître en robe dé chambre. Le petit dû paysan siâit le
père pas à pas, geste à geste, comme son' ombre. On voit
bien que ce brave homme n'a pas p^yé son Îerhiagë, 'éï
tout fait craindre que le bourgeois qui tourne le dos Sdit
impitoyable. Cette scène de itibeürs, φαΐ se reproduit si
souvent et qui touche à la vie des travailleurs, est près-
que de la bonne comédie, et, eh outré, elle a le mérite
d'être très-bien peinte. Les fartes dé M; Birâd n'ont pas
ordinairement ces deux b;üaiitës\
M. Guillemin est à peu près de la même école, qui
compose simplement tiri sujet très-simple, sans fausse
recherche dramatique. C'est quelque intérieur d'ouvriers,
une famille pauvre, lih fils près de son përè ihört. Son
exécution est aussi très-vigoureuse et sa couleur solide,
mais un peu lourde.
Parmi les autres petits tabiëÜÜx qui Ont dû charme et
de la finesse, on remarque lift Petit chien assis prèâ
d'utl chapeau de paille et encadré dans un berceau de
feuillages, par M. Philippe Éousseau, l'autour dö \%i~
-ocr page 207-
164                              SALON DE 1845,
cellente peinture qui représente la fable de La Fontaine,
le Rat de ville et le Rat des champs; une petite nature
morte,
avec des oiseaux d'une délicatesse exquise, par le
même peintre ; Mon petit doigt me Γα dit, par M. Stein-
hel, qui songe à Meissonier ; les Deux conseils, par
M. Compte Calix, et plusieurs Enfantillages très-distin-
gués, par Mme Cave, qui a peint avec amour les pre-
mières années de la vie de Paul Véronèse, de Thomas
Lawrence et de Haydn; enfin, la Jeune fille, de
M. Alexandre Couder, qui est assise devant une cage
vide et qui déplore la mort de son perroquet ; elle est
vêtue d'une robe rose, d'un ton charmant. Tout est ten-
dre autour d'elle et comme elle, le fond gris perle et les
petits accessoires de table. Cela manque d'expression,
de vivacité et de style, mais non pas de finesse et d'at-
trait.
M. Landelle, dont nous avons déjà cité les Saintes
femmes allant au tombeau,
est l'auteur d'un petit tableau
digne d'éloges, Fleurette abandonnée par Henri IV, La
jeune fille que Henri IV a séduite et délaissée s'avance
vers la fontaine où elle va se noyer, en jetant au ciel un
triste et dernier regard. Sa tournure est pleine de no-
blesse et de sentiment. H y a quelque chose des petites
Mignon, d'Ary Scheiïer. Les pieds nus sont dessinés avec
une pureté délicate, et l'ensemble du tableau est très-
harmonieux. M. Landelle, qui est jeune, à ce qu'on dit,
deviendra sans doute un de nos bons peintres, s'il n'é-
coute que sa propre inspiration, et s'il travaille sérieu-
sement sans imiter personne.
La Bataille d'Ocaha, en Espagne, par M. Hippolyte
Bellange, est une des meilleures batailles du Salon,
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SALON DE 1845.                              l6S
avec de petits personnages. M. Bellange, Charlet et
Raffet sont les trois artistes qui entendent le mieux la
reproduction des troupiers de l'Empire, ce type presque
perdu aujourd'hui, et ils seront certainement, après Gros,
les historiens de cette époque guerroyante. Les groupes
de la Bataille d'Ocana sont vivement entremêlés, et cha-
que soldat conserve son expression originale. Le musée
de Rouen ne saurait être en meilleures mains qu'en
celles de M. Bellange.
Eugène Isabey a un véritable talent pour les intérieurs
chatoyants, où tout le gâchis varié de la palette passe
sur la toile. C'est un coloriste très-iîn et très-capricieux,
qui n'hésiterait pas devant un monceau de pierres pré-
cieuses. Il a tout l'éclat de l'agate aux mille nuances
étincelant sous le soleil. C'est la qualité et le défaut de
sa peinture. Dans son Alchimiste, qui est très-séduisant
de couleur, tout semble de pierre, même les plumes des
oiseaux empaillés. C'est comme un beau marbre veiné
des tons les plus riches, comme la palette sèche d'Eu-
gèno Delacroix ou de Théodore Rousseau.
M. Glaize possède aussi quelques qualités de coloriste,
mais nous avons eu occasion de remarquer déjà que
l'abus du jaune nuit à l'harmonie de ses tableaux. La
Conversion de la Madeleine présente de beaux morceaux,
largement enlevés, et la Galatée annonce un artiste qui
peut essayer sans crainte la grande peinture et les su-
jets poétiques.
Nous reprocherons encore à M. Rodolphe Lehmann
d'abuser du jaune pour rendre le soleil d'Italie. La lu-
mière ne résulte pas d'un ton local et isolé, mais de
l'harmonie'dans la gamme générale des nuances. M. Ro-
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166                         SAîM de 1845.
dolpiië Lëhmann, cependant, a un sentiment très-vif de
la tournure et de la beauté.
SI. Cherelle a peint une petite bacchanale, d'une
couleur très-àbondàhte, Enfants traînant un chariot
chàr'g'ê de fruits,
niais qui manque aussi de distinc-
tion.
Le petit tableau de' M. Baron, les Oies du père Philippe,
est très-eoqùettëfrîëîit exécuté. M. Baron emploie surtout
le contraste des couleurs, comme faisait Clément,Bou-
langer, conlme fait l'école de Camille Roqueplan. Les
étoffes sont diaprées de mille reflets, et les chairs
sont lumineuses comme dans lès tableaux de Couture.
M. Baron à fait beaucoup de dessins, en compagnie do
M. Français, pour les illustrations de la librairie.
Nous n'avions jamais vu le nom de M. Fraguier, de
Besançon, qui est pourtant l'auteur d'une bonne pein-
ture, intitulée : un Marchand à Syra. Le brave Oriental
est tranquillement couché au soleil, contre un mur, sur
lequel des plantes grimpantes dessinent de capricieuses
arabesques.
Pil. Lésecq, cjüi dólt être élève de là villa Albani, a
bien exprimé, dit-on, le ciel italien dans sa Sieste deè
modèles à Rome.
                                            · \ %
Mu,e Calamatta a exposé une Femme à sa toilette, dans
le goût étrusque, moins la finesse et le caractère du
dessin. La femme nue de Mma Calamatta a pour pendant
très-voisin une autre Femme nue à sa toilette du matin,
par M. Dupré, de Lyon. L'une est vue par devant, l'au-
tre par derrière : le visage de celle-ci n'est pas agréable,
comme disait Diderot.
Un autre peintre lyonnais, M. Jahmot, a presque reii-
-ocr page 210-
ïi-f:
SALON M MU.
1-67
contré le style dans une étude de femme, intitulée :
Fleur des champs.
Un tableau que tout le monde remarque, à gauche
dans le petit salon d'entrée, c'est une Marine faite avec
un jaune d'œuf écrasé, par un Anglais, M. Barry, qui a
peint aussi avec le môme succès VArrivée de la reine
Victoria au Tréport.
Jamais en France,
Jamais l'Anglais ne régnera*
pas plus en peinture qu'en politique. Nous serions 'ce-
pendant volontiers cosmopolites en matière d'art, si
l'incontestable supériorité de nos peintres et de nos
sculpteurs ne nous forçait à un légitime patriotisme. On
est fier d'être Français
par une foule de raisons plus
hautes et plus solides que la Colonne.
Voici Lafayette, à propos de patriotisme. En 1777,
Lafayette s'embarque au port de los Pasages én Espagne,
charmant tableau qui appartient à Mme de Rémusat
Lafayette était fort jeune alors et fort enthousiaste:
Qu'allait-il faire en Amérique ? il volait au premier appel
de la Liberté, qu'il a toujours aimée. C'était la Révolu-
tion, qui, pour rovenir en France, prenait le chomin des
écoliers.
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168                           SALON DE 1845.
VI
Portraits.
Les deux portraits les plus fermement peints du Salon
sont les portraits de M. Mole, ministre de la justice
en 1813, et d'un Frère ignorantin, par M. Horace Vernet.
Le portrait du comte Mole est dans le même système
de couleur acre et dure que le portrait de M. Pasquier,
exposé au dernier Salon par le même peintre. Au lieu
de la simarre violette et de la toque jaune de M. Pas-
quier, nous avons une belle robe de velours rouge ama-
ranthe.
Le portrait du Frère ignorantin est plus simple. L'é-
toffe de sa lourde robe noire est une merveille d'exécu-
tion. Sa tête est bien modelée, tenace et commune,
comme il convient à un instituteur des enfants du dix-
neuvième siècle. La figure se détache bien sur le mur,
qui est malheureusement d'un affreux ton jaunâtre.
L'harmonie des couleurs n'est pas ce qui distingue
M. Horace Vernet. Maisil appartient à cette bonne école
solide et positive qui descend de David. Il y a de l'ana-
logie entre ses deux portraits et le portrait de Pagnest,
qui est au Louvre. Ecole vulgaire et pesante, qui a cher-
ché la réalité, sans inquiétude et sans hésitation. David,
Gros, Pagnest, Géricault, sauf toutes réserves quant à
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SALON DE 184ο.                              169
la diversité de leurs génies,, sont les maîtres d'une cer-
taine pratique de peindre qui est perdue aujourd'hui.
On dessinait une figure au crayon blanc avec quelques
arêtes de crayon noir; puis, on posait du premier coup
sur la toile vierge la couleur comme on la voyait sur la
nature.
J'imagine qu'on devait peindre ainsi au dix-septième
siècle, du temps de Lebrun; car l'école de Napoléon
ressemble à l'école de Louis XIV· non-seulement dans
le style boursouflé et ridiculement grandiose, mais
dans les moindres détails de l'exécution ; de même que
l'art Pompadour ressemble à l'art Diane de Poitiers,
Coustou à Germain Pilon, et François Lemoine au Pri-
matice. Les ariistes dépendent, bien plus qu'ils ne le
supposent, de la mode et des préjugés de leur temps.
M. Horace Vernet a les qualités et les défauts de cette
manière réaliste, fort indifférente à la beauté et à l'effet
d'une image. Aujourd'hui, on se tourmente, on torture
l'exécution, on revient cent fois par des demi-teintes ou
des glacis sur un ton posé. On n'a jamais eu plus de
ficelles que dans l'école moderne. Mais, si la pratique est
moins sobre et moins certaine, elle a bien plus d'im-
prévu, de variété, d'éclat, d'originalité surprenante;
elle trouve des mouvements, des contrastes, des effets
de hasard, des caractères et des harmonies que n'offre
jamais l'ancienne école.
Il y avait aussi, à la suite de David, une autre brancho
de son école, qui méprisait la bonne pâte franchement
posée de premier jet, et qui, au contraire, employant
beaucoup d'huile, délayait la couleur et la frottait timi-
dement, plutôt qu'elle ne la posait sur la toile. Girodet
-ocr page 213-
170                             SALON DE 1845.
et quelques autres représentent ce système, dont on
peut apprécier aujourd'hui les résultats. Leurs tableaux,
âgés de quelques lustres, ne tiennent déjà plus ; l'huile
s'évaporant en peu d'années, leur peinture se crevasse,
les écailles s'écartent et laissent la toile à nu. Cm con-
state facilement cette détérioration sur la Psyché et sur
le Déluge. Ces peintres sont punis par où ils p,nj péché.
Les Raphaël du commencement de ce siècle ne légue-
ront même pas à la postérité une seule! tp^le intacte sur
laquelle on puisse les juger. Il est vrm qu'ils sont jugés
déjà et effacés de la tradition.
Ön pourrait reprocher à l'école de M. Ingres le même
mépris de la pâte et de la couleur. C'est qne hérésie
tout à fait singulière, dans un art plastique comme la
peinture, que de nier la puissance des procédés maté-
riels et les ressources de l'exécution pour exprimer une
pensée et une image. Il est b.ien vrai que l'inspiration,
la pensée, le sentiment de la beauté et du style, doivent
procéder la pratique. Mais, une fois en train de traduire
par la forme son idéalité, il conviendrait d'employer les
meilleures méthodes, qui sont le résultat d'une expé-
rience antérieure. Pourquoi donc les élèves de M. Ingres
s'entêtent-ils dans leur protestation contre la pâte et la
couleur ?
Les portraits par M. Hippolyte Flandrin sont exécutés
dans ce système exclusif, qui renonce volontairement
aux trésors de la palette et au génie de l'inspiration.
Heureusement., M. Flandrin rachète cet ascétisme et cette
stérilité de l'exécution par des qualités assez distinguées.
Son portrait de femme, en buste et ovale, placé sous
la Smala, dans le salon carré, est une œuvre remar-
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ij.\LQN DE 1845.                              ^71
quablo. La tête se dessine de trois quarts sur un fond
olive. Les traits, extrêmement purs, sont bien ensemble.
La physionomie a beaucoup de noblesse et de caractère.
Pour ma part, tout en condamnant la méthode un peu
trop étique de M. Flandrin, et en l'absence de portraits
plus passionnés et plus poétiques, je préfère ce portrait
de femme à tous les portraits du Salon.
Au-dessus du portrait de M. Flandrin, à gauche de la
Smala, est le portrait du héros constitutionnel de l'Al-
gérie, M. Bugeaud, par M. Larivière. Le duc d'Isly a
l'œil rond comme un oiseau de proie, et le nez un peu
recourbé ; une bonne tête de paysan et de soldat.
En pendant au portrait de M. Bugeaud, à droite du
tableau-monstre de M. Yernet, est le Portrait de Ferdi-
nand II, roi de Portugal, par M. Krumkolz. Cela res-
semble, à s'y méprendre, aux portraits aristocratiques
de M. Winterhalter. Nous avons d'abord cherché dans
notre mémoiro quel pouvait être ce prince aux longues
jambes. Mais nous n'avons pas l'honneur de connaître
Sa Majesté de Portugal, qui doit être fort satisfaite d,o
son image. C'est une bonne fortune pour l'aristocratie
portugaise que le talent d'un peintre comme M. Krum-
kolz.
Le Roi des Français, qui dispose de la première écolo
du monde, n'a pas été aussi heureux dans son portrajt,
exposé à gauche en entrant dans le salon carré, f^ous: avons
peine à comprendre ces erreurs d'un peintre aussi intel-
ligent et aussi distinguo que l'est M. Henry Schiffer, Il
n'y a personne qui raisonne ιηίβμχ que lui de son art et
qui sente mieux les belles choses. M, Henry Scheffer se-
rait un homme eminent, quand même il ne serait pas
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112                              SALON DE 1845.
un peintre renommé. Il a l'honneur de tenir à un autre
artiste, qui aura son rang dans la postérité, et qui est
aussi un des esprits les plus poétiques, un des esprits
supérieurs de notre temps. Notre critique un peu brusque
nous coûte donc plus que jamais en cette occasion, avec
un homme consciencieux et éclairé ; mais, en vérité, ce
portrait du Roi, le portrait de M. Daru, architecte, et les
autres, ne méritent guère l'approbation des artistes.
Pourquoi persister dans ce système maigre et mesquin,
qui n'est pas le style, il s'en faut tout, et qui répudie à
la fois l'élégance, la force et les charmes de la couleur?
La tête de M. Daru est commune et terreuse, sur un
fond opaque et vineux. On voit ce qui préoccupe
M. H. Scheffer. C'est la précision et la simplicité; mais
la précision doit accuser le caractère, et la vraie simpli-
cité ne sacrifie l'entourage et l'accessoire que pour don-
ner plus de relief et de vie au principal, à la signification
de la tête humaine.
Pour les yeux bien ouverts, le visage est toujours
l'expression des facultés intérieures, qu'elles soient su-
blimes ou humbles, originales ou vulgaires. Les plus
beaux portraits faits par les grands maîtres ne sont pas
ceux des plus belles figures, mais ceux où ils ont le
mieux sculpté les vertus ou les vices de leurs person-
nages. Il faut toujours citer Holbein, Titien, Velazquez,
van Dyck, à propos do portraits. Quels sont les plus
célèbres portraits de ces admirables historiens? C'est
Henri VIII, c'est l'Arétin, c'est Philippe IV, c'est Char-
les Ier, d'Angleterre. Henri VIII a la grossièreté d'un
soldat et la sensualité d'un moine ; l'Arétin a du renard
et de la chèvre ; Philippe IV ressemble à un mouton
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SALON DE 1845.                              Π3
malade; Charles Ier n'a aucun signe de volonté ou d'in-
telligence. Mais cependant ces portraits sont les plus no-
bles et les plus beaux du monde, parce qu'ils représen-
tent des hommes si profondément compris, qu'on ne
saurait les confondre avec d'autres hommes. Il en est
ainsi du talent de tous les grands portraitistes. Vous
connaissez Albert Durer, Rembrandt, van Dyck et Pous-
sin., aux excellents portraits qu'ils ont laissés d'eux-
mêmes. Vous connaissez François Ier, dans le portrait
du Titien ; Charles IX, dans le portrait de Clouet ;
Louis XIV, dans les portraits de Rigaud; Marat, dans le
portrait de David ; Napoléon, dans le portrait de Gros;
— aussi bien que dans l'histoire.
Tl y a même des peintres d'un talent assez médiocre
qui ont réussi à faire d'excellents portraits, parce qu'ils
saisissaient dans leur modèle ces traits irrécusables que
la nature grave sur la tête humaine, comme enseigne
de ce qui est dedans. Un des beaux portraits du Louvre
est ce portrait vénitien, n° 992, dont on ne connaît
ni le héros ni le peintre. Il faut au portraitiste deux
qualités bien rares : une sorte de pénétration philoso-
phique qui interprète l'aspect extérieur du visage, et la
science du peintre qui en exprime sur la toile les justes
accents.
M. Léon Coignet n'a pas non plus le don de ces im-
pressions fortes, subites ou réfléchies, qui expliquent un
caractère par la conformation de la tête et les caprices
de la physionomie. Il a exposé deux portraits, celui
de M™ X*** dans le salon carré, et celui de M. G***
dans la galerie de bois, à gauche, vers la place où
était au dernier Salon le fameux tableau du Tinloret
10
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174                              SALQN njî fó4§.
peignant sa fille morte. On a voulu, bien h. tort, rajeunir
la réputation de M. £. Cpignet arec cette peinture plate
et faussement dramatique, J\J. Coignetsait spn métier de
peintre, comme M. Court et les aptres qui ont leur racine
dans l'école académique; mais ce n'est pas à dire qu'ils
aient un véritable sentiment artistique du §tyle, de la
beauté, du dessin et de la couleur. Il estimpossible de voir
un portrait plus rondement vulgaire que celui de M. G***,
ou que celui de Mme L***, qui est assise de face, avec un
beau châle bordé de fourrures.
M. Rouget, M. Rouillard, M, Belloc, sont dans la
même route que M. Coignet. Mais M. Belloc a cepen-
dant plus de recherche. Son portrait équestre du lieute-
nant général Habert d'Ayallon, placé tout près du
Khalife, de Chasseriau, montre bien la différence die
l'exagération tourmentée et de la vraie grandeur. Ce
portrait du général d'Avallon fera à merveille au musée
de Versailles, entre tous les portraits des hommes
de guerre, si misérablement posés et sj faiblement
peints.
M. Belloc a encore eu le privilège de tenir devant .son
regard la tête fine et nerveuse de Michelet. Mais qui
pourrait reconnaître Michelet dans ce portrait exposé
au-dessus de la porte d'entrée de la grande galerie? Il
fallait tout l'esprit de Terburg, toute la finesse de Hol-
bein darjs son portrait d'Erasme, pour ciseler ces traits
mobiles, un peu aigus, quoique si doux et si harmonieux.
Dans le portrait peint par M. Belloc, Michelet a simple-
ment l'air d'un honnête homme, un peu blafard.
J'aime mieux, en vérité, M. Dubufe, car il fait du
moins à peu près ce qu'il veut faire. Il se propose de
-ocr page 218-
SAtON DE 1845.                          175
peindre dès" ferrihies nonchalantes qui n'ont pas d'autre
prétention que l'élégance et le charme. Le talent de
M. Dtibùfe serait à côte de la beauté grecque, correcte et
précise, avec des plans solides et des attaches parfaites ;
mais la poitrine de Îâ Vénus de' Milo, les bras de la
maîtresse du Titien, né sbnt plus de notre temps. Les*
femmes d'aujourd'hui n'ont plus les épaules et les poi-
gnets fermement attaches comme dans les sculptures de
Phidias et de Michel-Ange. La beauté aristocratique ne
se pique que d'une certaine fraîcheur conventionnelle,
dont les 'peintres anglais, et eii particulier Thomas
LawreMcé, sont les inventeurs, M. Dùbiife est un peintre
do sori époque, sans caractère et sdns fierté. Prenons-le
comme il est. Le portrait de miss J***'; exposé à droite,
dans le salon carré, sous le1 tableau d'Eugène Üelacröix,
vaut bien tous les autres portraits de femmes minaüdières
qui étalent leurs grâces le long de la galerie.
Le concurrent sérieux de" M. Dubùfe, M. Court, est
l'auteur de trois portfdibj de femme, dont une comtesse
fort belle et simplement drapée d'une robe dé mousse-
line, à l'extrémité di'bite de la première travée.
Mme Faririy Geefs, femme dû sculpteur de Oruxëlîës,
a exposé un portrait de ferrime, qui est tourné comme
un portrait de M. Dubufë, ét fc|üi doit avoir un grand
succès en Belgique.
M. Perignon est, cette année, entré M. Court et M. t)u-
bufe. Son beau portrait du dernier Salon lui a amené
neuf portraits depuis un' an. Quand on a le talent de
M. Périgtion, il est bien légitime de chercher 15 succès ;
mais il n'en faudrait pas moins Chercher encore les vé-
ritables ëbnaitibns de l'art: Là plupart de ces portraits
-ocr page 219-
176                             SALON DE 1845.
de femmes, quoique bien peints, sont un sacrifice évi-
dent au goût factice qui règne.
Un bon portrait, ferme et spirituel, est celui de
M110 Garrique, dans le rôle de Rosine, du Barbier de Sé-
ville,
par Marcel Verdier, Haffner a réussi dans deux
genres bien différents, le paysage et le portrait. Qui
croirait que le peintre de ces Marais des Landes, où les
taureaux enfoncent jusqu'au poitrail, est l'auteur d'un
excellent portrait de femme, en buste, à demi couchée
sur un divan? Elle a de beaux cheveux noirs, une tête
énergique et une physionomie pleine de passions.
Nous avons encore un portrait de femme par M. Mot-
tez ; un autre portrait de femme, dans la manière de
M. Flandrin, par M. Martin ·, un portrait de femme suisse,
d'une douce harmonie, par Mrae Ernestine de Pelleport ;
le portrait de Mme Eugénie Garcia, par M. Pichon ; un
portrait par Louis Boulanger, deux par M. Sébastien
Cornu, deux par M. Auguste Debay, l'auteur du Ber-
ceau primitif,
au Salon de sculpture ; un portrait en
pied de M. Chaix-d'Est-Ange, par M. Flandrin, quel-
ques portraits américains, par M. Healy; deux portraits
espagnols par M. F. de Madrazo, fils de l'ancien direc-
teur de l'Académie de Madrid ; deux portraits par l'il-
lustre M. Pingretj le peintre de la cour ; deux bons por-
traits de M. Tissier, etc. Mais où est donc le portrait
peint par Riezener ? Le jury l'aura dissimulé dans quel-
que ombre perfide.
Il nous reste Diaz, avec ses trois petits portraits de
femme, on pied, sur un fond de paysage le plus vigou-
reux, le plus riche, le plus charmant du monde. Le por-
trait de Mme Leclanché est au milieu. Elle porte une
-ocr page 220-
SALON DE 1845.                              177
simple robe blanche, sur laquelle serpente légèrement
une écharpe bleu tendre. Elle a sur le sein un frais petit
bouton de rose, qui fait écho avec les fleurettes du pay-
sage et les tons brillants des feuilles. À ses pieds, deux
petits chiens anglais courent sur le gazon. Une douce
lumière fait scintiller sa peau transparente et ses che-
veux dorés. Les demi-teintes sont d'une finesse extraor-
dinaire, dont Eugène Delacroix et Rousseau offrent seuls
des exemples parmi les contemporains. Il n'est pas dif-
ficile de modeler une figure avec des ombres fortes et
bien accentuées ; mais modeler dans un doux clair-
obscur est un des secrets les plus rares de la peinture.
Et comme ces feuillages d'automne sont d'une riche et
vigoureuse couleur 1 On dirait un caprice des plus grands
maîtres.
■*>
Les deux autres portraits sont peints dans le même
sentiment et encadrés aussi dans un paysage. La tour-
nure des femmes a peut-être moins d'élégance et de
légèreté. Mais les qualités exquises du coloriste s'y re-
trouvent en abondance. Les Salons de 1844 et de 1845
ont classe Diaz parmi les peintres les plus originaux ot
les plus coloristes de notre école moderne.
VII
Paysages.
On pourrait diviser les paysagistes actuels en trois
groupes bien distincts : Il y a, premièrement, les peintres
de la fantaisie, qui contemplent la nature avec un sen-
10,
-ocr page 221-
178                         salon dé 1845,
timent poétique et original, sans préoccupation d'école
öu de manière, et qui en expriment les effets dans une
forme particulière à laquelle on reconnaît d'abord cha-
que auteur. Ainsi Théodore Rousseau, Dëcamps, Jules
Dupré, Marilhat, sont des maîtres qui iiè copient per-
sonne, ni dans le présent, ni dans le passé, et qui Hè' re-
lèvent que de leur propre inspiration.
On trouve ensuite une sorte de queue obscure de l'é-
cole du Guaspre, dont la prétention est de composer là
nature par un procédé réfléchi, mettant ça et la quel-
ques fabriques monotones sur un ciel terne, agençant
des lignes comme do simples géomètres à là recherche
d'un problème scientifique. Ce n'est pas le moyen de
résoudre le problème delà poésie, dés belles imagés et
de la couleur. L'art a d'autres procédés que la science, et
son caractère essentiel est la spontanéité. Là réflexion
dans les arts n'est que la seconde vue qui perfectionne
l'impression libre et subito, mais qui ne saurait la rem-
placer absolument.
Troisièmement, il y a la foule des paysagistes qui se
contente des lieux communs. Le terme s'applique à mer-
veille ici, et sans métaphore. Les lieux communs et re-
battus, les effets vulgaires, vulgairement peints, suffisent
à l'immense majorité des paysagistes. Ils voient dans la
nature ce que tous les esprits communs y voient, des
arbres, des collines, des ruisseaux, des herbes et des
pierres; mais ils ne saisissent point les différences pro-
fondes des tempéraments dans tous ces êtres animés
d'une vie individuelle qui éclate sur leur physionomie
mobile, selon le temps ou le soleil. De même, les por-
traitistes superficiels mettent régulièrement dans une
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SALON DE 1845.
figure tin riez, dés yeux et le reste, saris accuser le carac-
tère distinctif des traits et l'unité constituante de la ph'y-
sidBb'mie. ta nature est comme l'homme : elle a ses
inquiétudes et ses passions, ses folies et ses tristesses,
ragitatidii bu la sérénité, tes âmes poétiques commu-
niquent avec cette vie rhystérieu-se qui nous enveloppe
et nous influence sans cesse. Les grands artistes sont
ceux qui eri traduisent les accents.
L'art et la critique n'ont rien à voir dans la peinture
banale de ces ouvriers auxquels tout progrès est fatale-
ment interdit. Il n'importe que leur pratique soit plus
ou moins adroite. Tout le monde peut aligner des mots
en file de douze syllabes avec une rime à la queue en
guise de caporal; mais on n'est pas poète pour cela. Oh
n'est pas riiusicien pour remplir de broches Une raie do
musique. Il y faut de plus l'harmonie, comme il faut la
signification dans les vers, et bien d'autres qualités qui
s'appellent d'un seul nom, Fart. Les lieux communs en
paysage sont encore plus insignifiants cfue dans la mu-
sique ou dans les lettres,
                       ,
Que les peintres de cette nullité soient utiles, comme
on le dit; pour exciter le goût de là peinture chez les
organisations incultes à qui il ne saurait être donné de
comprendre, du premier coup et sans éducation, la
beauté de la nature, c'est fort contestable. Là poésie
du ciel et de la terre est si lumineuse et si pénétraiite,
qu'elle éclaire parfois subitemeht des esprits vierges de
toute impression. La peinture du paysage est, d'ailleurs,
biëh riioihs conventionnelle que la peinture du portrait
ou do l'histoire, On se rappelle l'aventure de ce peintre
qui, dyarit 6té choisi par quelque M. Jourdain, à l'effet
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180
SALON DE 1845.
de représenter au naturel le portrait du personnage, fit
une bonne tête, bien modelée, avec des lumières et des
ombres. Quand M. Jourdain, fatigué d'une longue séance,
se leva pour contempler son image, il se mit à jeter les
hauts cris, disant qu'on lui avait barbouillé tout un côté
du visage, que sa peau était blanche d'un côté comme
de l'autre, que son habit bleu barbeau était tout neuf
et d'une seule couleur, et qu'on Pavait sali à plaisir.
Qui fut bien surpris ? ce fut le peintre. Cependant, comme
le modèle insistait pour qu'on lui rendît son entière
blancheur et son habit bleu cru, et qu'il voulait pour
son argent être servi à sa fantaisie, l'artiste reprit sa
palette. Quand il eut recouvert les demi-teintes d'un ton
clair et uniformément plat, M. Jourdain se déclara très-
ressemblant et il emporta son portrait, en se félicitant de
transmettre à la postérité cette belle imago.
La dégradation de la lumière, l'harmonie du clair-
obscur, le contraste des ombres, qui produisent le mo-
delé des corps et qui concentrent l'effet, gênent l'exécu-
tion de beaucoup do peintres ; et, de son côté, la foule
aime les tableaux blêmes comme la Smala, de M. Ver-
net. Avec plus de hardiesse dans la lumière et plus do
vigueur dans l'effet, M. Vernet aurait bien moins de
succès.
C'est dans le paysage surtout qu'il faut avoir le senti-
ment de la lumière, autrement dit delà couleur. Les
peintres crépusculaires de l'école ingrisle n'ont qu'un
moment tout au plus dans le jour, où la nature puisse
se rapprocher un peu de leurs tableaux : le soir, quand
le soleil est couché, par un temps gris et couvert. J'ai
saisi quelquefois ce hasard fugitif, durant lequel tous les
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SALON DE 1845.                           181
objets paraissent avoir la même valeur, quoiqu'on les
distingue encore avec certitude. Les arbres, les clochers,
les maisons, les personnages, dessinent leurs silhouettes
immobiles sur un fond monotone ; mais il faut en de-
viner le relief, les proportions et la perspective ; la réa-
lité vivante se perd sous un triste voile.
Supposez encore que, dans cette saison transitoire où
la nature n'a plus le caractère de l'hiver et n'a pas en-
core le caractère du printemps, vous regardiez le paysage
par un temps uni et sombre, la terre privée de gazon et
froide, les arbres dépouillés, le ciel sans caprice; sup-
posez que tout à coupla parure du printemps tombe par
magie sur la terre avec le luxe d'un plein soleil ; tout
prend couleur variée, s'anime, s'égaye, éclate, resplen-
dit : c'est la différence des paysages de MM. Flandrin,
Desgoffe, Achille Benouville, Chevandier et autres, aux
paysages de Rousseau, de Dupré et de Marilhat.
Ce parti pris de l'école ingriste peut se concevoir jus-
qu'à un certain point dans la peinture des sujets histo-
riques ou familiers, mais non pas dans le paysage. Quand
vous peignez une scène quelconque, vous disposez de
votre invention et de vos personnages. Vous avez le
droit de créer pour votre drame un milieu plus ou moins
fantastique, une décoration d'opéra, un cadre de fan-
taisie, qui modifie l'intérieur de la composition. Rem-
brandt, en sens contraire, n'a-t-il pas peint des combinai-
sons si étranges de lumière, qu'elles sont impossibles
peut-être, mais certainement très-poétiques? En paysage,
vous ne pouvez pas modifier tout à fait à votre gré les
conditions du soleil. Quand vous ne savez pas peindre
une figure en pleine lumière, vous pouvez essayer de
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Î82                              SALON DE 1845.
l'enfermer dans une cave et vous allumez une iampe;
mais, en pleine campagne, vous ne pouvez pas étein-
dre la lumière du soleil et la remplacer par une chan-
delle.
On m'a raconté, ces jours-Ci, en Belgique, une petite
histoire fort simple, mais qui est très-instructive sur Ce
sujet de la lumière en peinture.
Vers 1825, il y avait à La Haye une pauvre femme
chargée d'enfants. Son voisin, le vitrier, prit dans sa
boutique un des petits garçons, qui s'appelait Pierre.
Mais le jeune apprenti n'apprenait rien. Il cassait toutes
les vitres et faisait le désespoir de son bourgeois. Quand
celui-ci lui confiait à encadrer quelque mauvaise gra-
vure enluminée, un Jixif errant ou Un Enfant prodigue,
Pierre n'en finissait pas, afin de conserver plus longtemps
âon trésor sous ses yëiix, et le Juif errant errait sur tous
les murs dé la boutique et des rués voisines.
Les doléances du vitrier attirèrent enfin l'attention de
sOS pratiques sûr le jeune ouvrier ; ori lui prêta des
grctvilresj Oh essaya sa vocation, et un riche libraire,
protecteur des arts, l'érivbyâ à l'Acàdéhiie d'Anvers, oti
il obtint un prix de figure. Pierre était devenu peintre,
et seà portraits avaient quelque réputation" ; mais cepen-
dant il y avait dans sa peinture Un vice radical et incor-
rigible. Pierre voyait jaùhé, et il peignait jàùne invaria-
blement,' quelle tjue fût là couleur de les modèles; îf
ddrinait la jaunisse à Ces fâcëS fiibicbndës de gros Fla-
mands. Il barbouillait d'un" glacis de jaune d'œuf les
fraîches jeûnes filles. C'était l'ocre qui le perdait. Y bus
allez voir comment l'oCrë le sauva.
Uii Soir qu'il était ëhféritië dans son atelier avec sa
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salon de 4845.                         183
maîtresse, elle travaillant près d'un guéridon, à la lueur
épajsse et rousse d'une mauvaise lampe, lui noncha-
lamment étendu sur une natte et fumant sa pipe, il se
|eva tout à coup comme possédé d'un génie. Il venait
de saisir sur la réalité la couleur et l'effet qu'il appli-
quait uniformément malgré lui à toutes ses peintures. Il
se mit à l'œuvre avec assurance, et il peignit son petit
intérieur : Une Femme près d'une lampe. Le lendemain,
son effet de lumière fit merveille, et son succès fut décidé.
C'était le soleil qui l'avait gêné jusque-là ; il remplaça le
soleil par une lampe. Aujourd'hui Pierre yan Schendel
passe pour un des bons peintres de la Hollande, et ses
tableaux sont hors de prix.
Il est plus facile de peindre une lampe dans une
chambre que le soleil qui est partout. La lumière
du jour est douée d'une pénétrabilité vive qui enve-
loppe tous les corps et envahit jusqu'aux recoins les
plus abrités. Il n'y a qu'un seul élément qui soit com-
mun à tous les genres de peinture, et qui, en môme
temps, domine surtout le paysage, c'est la lumière.
Comment donc approuver le système de MM. Desgoffe
ou Flandrin, quoiqu'ils aient, d'ailleurs, de séi^scs
qualités?
Nous n'avons malheureusement pas au Salon à leur
opposer des tableaux de nos premiers paysagistes. "Les
maîtres sont absents. Mais on retrouve à peu près leurs
analogues dans quelques talents distingués, et leur in-
fluence dans un grand nombre de jeunes peintres qui ont
le sentiment de la nature et une excellente pratique.
Français cherche, comme Rousseau, la poésie des
effets. Son paysage appelé le Soir est un charmant nid
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184                              SALON BE 1845,
disposé au bord d'une fontaine, sous le mystère des saules
et des buissons. C'est comme un berceau ovale, où deux
jeunes filles paraissent fort heureuses d'être au monde.
L'une, demi-nue, touche de son petit pied l'eau claire et
tranquille; l'autre, couronnée de fleurs et enveloppée
d'une grande draperie, est étendue sur le gazon. Le so-
leil couchant envoie des rayons orange et violets à
travers la haie de 'saules. Le site est enchanteur. Fran-
çais n'aime pas les lieux communs. Il sait choisir les bons
endroits, comme nous disions l'autre jour que Delacroix
savait choisir le bon moment.
Le pendant de cet effet de soir est un paysage en
pleine lumière : Vue prise à BougivaÎ, sur la Seine, qui
occupe presque toute la toile. Il n'y a pas d'autre moyen
que d'entrer en bateau dans le tableau de Français et de
se laisser aller au cours du fleuve, en passant près des
pécheurs tapis dans lesoseraies, des nénuphars épanouis
et des petites barques aventureuses. La vue est superbe
et réjouissante, de notre bateau. Nous avons des bordu-
res de frais feuillages, et, pour fond, en amphithéâtre,
de petits coteaux bleus.
Troyon a fait aussi un excellent paysage, où l'on entre
dans l'eau au premier plan. Mais il suffit de se retrousser
un peu, et l'on se baigne seulement jusqu'au mollet dans
les petites vagues joyeuses de ce ruisseau frétillant, où
un homme debout pêche des goujons à la ligne. Le petit
ruisseau s'enfonce devant nous. Un peu vers la droite,
il se perd dans une campagne lumineuse. A gauche, sur
le bord, de grands chênes découronnés annoncent déjà
le voisinage de la forêt de Fontainebleau. L'exécution
des premiers plans est d'une vigueur et d'un éclat ma-
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SALON DE 1845.                         18S
gnifiques. Les troncs des chênes sont rugueux et forts;
mais cette énergie de la brosse, cette abondance de la
pâte, qui font à merveille sur des objets solides et rap-
prochés, ne conviennent plus dans l'exécution de la
partie supérieure du tableau, dans les feuilles des ar-
bres, dans les lointains et dans le ciel. Le défaut de
Troyon est d'employer le même procédé pour peindre
un petit nuage floconneux ou des feuilles tendres et
agitées que pour peindre les pierres ou les terrains. Ici,
l'empâtement donne une fermeté nécessaire, qui, dans
l'air ou dans les lointains, devient de la pesanteur et de
l'immobilité. Si le haut du paysage avait plus do légèreté
et de transparence, ce tableau de Troyon serait peut-être
le meilleur paysage du Salon.
La Vue de Caudebec est moins heureuse et elle met en
relief les défauts de cette pratique vigoureuse, mais qui
manque de souplesse et de variété. La lumière y est
dispersée sur chaque point saillant des objets, comme
faisait autrefois M, Giroux, et l'œil, provoqué de toutes
parts, ne sait où se reposer.
M. Louis Leroy s'est laissé prendre, comme Troyon, à
la ficelle des empâtements appliqués sans mesure à
touies les difficultés de l'exécution. Dans sa Route cava-
lière descendant à Vétang de Trivaux dans le bois de
Meudon,
le regard plane sur plusieurs étages de taillis
qui se modèlent à merveille, s'enfoncent doucement
dans la demi-teinte, pour se relever en croupes lumi-
neuses, s'incliner encore et se fondre avec l'horizon.
Cette route, infinie comme le chemin du paradis, tantôt
montueuse, escarpée, tantôt déclive comme un précipice,
-est un tour de force, ainsi abordée de face et inflexible-
li
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186
SALON DE 1845.
ment droite. Il s'agissait de peindre deux lieues de ru-
ban dans la longueur du doigt.' C'est là, un peu mal à
propos, que M. Leroy a prodigué les empâtements, sur-
tout pour accuser les éclats de la lumière. Il faut un ac-
cent décidé, vite un paquet de couleur. La justesse d'un
beau ton y suffirait; mais les procédés faciles et prompts
ont bien de l'entraînement. Nos peintres sont en général
si adroits maintenant, qu'ils finiront par substituer aux
moyens les plus simples et les plus naturels des exer-
cices très-scabreux. Les frottis légers qui recouvrent à
peine la toile ou le panneau, et qui produisent des tons
fins et transparents, sont presque abandonnés par l'école
contemporaine, tandis qu'ils étaient le fond de la pra-
tique des maîtres hollandais et flamands. Dans les Rem-
brandt, les Pieter de Hooch, les Cuyp, les Ostade, les
Brouwer, les Craesbecke et les Teniers^ les trois quarts
d'un tableau n'offrent souvent qu'un frottis rapide,, sur
lequel s'enlèvent les personnages et les objets princi-
paux ; aussi l'air circule partout dans ces fines peintures,
et les procédés de l'exécution sont tellement dissimulés,
qu'ils sont parfois encore un mystère pour les praticiens
les plus perspicaces.
Le second paysage de M. Louis Leroy représente
une Avenue de mélèzes dans la -forêt de Fontainebleau. La
couleur générale en est un peu trop jaune, mais le des-
sin ne manque pas d'élégance. M. Leroy avait déjà publié
des eaux-fortes très-distinguées.
Paul Huet, à qui l'on a refusé deux tableaux, yomme
s'il n'était pas un artiste éminent et en quelque sorte
consacré par quinze ou vingt ans d'études consciencieuses
et de recherches inquiètes, Paul Huet n'a qu'un paysage
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SALON DE 1845.                              187
au Salon. C'est un Vieux château sur des rochers. Le site
est mélancolique et très-pittoresque. La carcasse des
ruines percées à jour se dessine sur le ciel, et les
flancs de la montagne aux broussailles rousses sont
couverts d'une ombre mystérieuse. Paul Huet a souvent
rencontré la grandeur et la poésie.
Un jeune peintre qui est tourmenté aussi des grands
aspects poétiques de la nature, M. Teytaud, a exposé
une vaste toile décorée d'un paysage d'imagination, in-
titulé YMylle. Il s'est inspiré des beaux vers d'André
Chénier :
O coteaux d'Érymanthe ! ô vallons ! ô bocage !
O vent sonore et frais qui troublait le feuillage,
Et faisait frémir l'onde, et sur leur jeune sein
Agitait les replis de leur robe de lin !
VIdylle de M. Teytaud a de la fraîcheur et de l'élé-
gance, avec un vif désir de la beauté ; mais son cadre
est trop grand et sa composition un peu vide. L'expé-
rience lui prouvera qu'on peut dépenser les mômes qua-
lités sur un tableau plus rétréci.
Corot a fait aussi ses Idylles accoutumées, une Daphnis
et Chloé,
et deux autres paysages. C'est une peinture
naïve et harmonieuse dans une gamme très-débile.
L'ordonnance des arbres a souvent beaucoup de grâce,
et une douce lumière baigne les fonds.
Fiers a exposé deux paysages, qui sont gras, solides et
abondamment remplis. La campagne de Fiers est bien
portante et féconde. Nous pouvons être tranquilles sur
les moissons et les pâturages. Les paysans et les trou-
peaux ne manqueront de rien.
Un jeune peintre qui débute, Haffner, est l'auteur de
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188                         salon de 4845.
deux paysages qui annoncent de fortes qualités. Nous
avons déjà cité son portrait de femme. La Brasserie alle-
mande,
aux environs de Munich, rappelle un peu Diaz,
et ses Marais près de Dax peuvent être classés parmi
les meilleurs paysages du Salon. C'est le soir; les teintes
lourdes du soleil couché brillent encore par bandes rou-
geâtres à l'horizon ; les cultivateurs reviennent avec
leurs chariots chargés de foin et attelés de taureaux
vigoureux. Les contours sont déjà perdus dans l'ombre ;
mais ce groupe du chariot et des figures est d'un effet
très-juste et très-pittoresque.
M. Coignard n'a pu se défendre aussi de l'influence de
Diaz. Ses Vaches dans une forêt sont une réminiscence
du beau paysage des Bohémiens, La couleur est fine,
brillante et capricieuse. Les petites vaches scintillent au
milieu des arbres et des broussailles, M. Coignard doit
maintenant se dispenser d'imiter quelqu'un.
Les Pâturages en Camargue, par M. Loubon, parais-
sent peints d'après nature. L'orage menace dans le ciel,
et les grandes herbes se balancent sous le vent comme
les flots de la mer. Un troupeau de vaches, qui se bai-
gnent jusqu'au mufle dans ces abondantes prairies,
s'agite à l'approche de la tempête. Les unes lèvent leur
tête étonnée., que les oiseaux en passant rasent de leurs
ailes. Les autres mugissent aux mouettes, ou ruminent
tristement. Quelques-unes demeurent impassibles au
banquet de l'herbe tendre ; la tête perdue dans l'épais
fourrage, elles ne laissent voir que le sommet de leur
échine allongée, qui se dessine comme une petite barque
livrée aux vagues. On est heureux de trouver un aspect
si original à exprimer en peinture.
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SALON DE 1845.                              189
Il y a encore une foule de jeunes peintres qui font du
paysage dans un très-bon sentiment, et dont nous ne
pouvons décrire tous les tableaux : MM. Curzon, Grésy,
Achard, Lapierre, Lavieille, Toûdouze, Brissot, Bel-
lel, etc. ; mais nous sommes sûrs de les revoir aux pro-
chains Salons.
Parmi les femmes peintres, treize seulement, le nom-
bre est néfaste, se livrent au paysage. Il faut citer,
entre autres, MUo Rosa Bonheur, dont les taureaux
au pâturage valent mieux que les taureaux de M. Bras-
cassat; Mlle Knip, de Bois-le-Duc, M"0 €olombat, de
l'Isère, MIIe ***, etc. Les femmes peintres aiment moins
le paysage que les petites scènes sentimentales, que les
fleurs ou les portraits.
VIII
Sculpture. — Gravure. — Architecture.
L'art, c'est la recherche de la beauté. L'expression de
la beauté est le but de tous les arts et en particulier de
la sculpture. Si la création de l'artiste n'est pas belle,
il vaut mieux regarder la création naturelle, qui se ré-
fléchit toujours superbe et toujours variée dans les es-
prits limpides. Mais cependant la nature vivante et réelle
ne dispense pas de la poésie idéale. Car l'art est plus
que la nature. C'est le grand interprète de ce langage
infini que parlent tous les êtres, mais dont chacun ne
saisit pas l'harmonie originale. Que si, au lieu d'expri-
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190                             SALON DE 1845.
mer la beauté, l'art vous montre la laideur ou la mons-
truosité, vous êtes comme ce curieux qui, voulant
dénicher de charmants oiseaux, grimpa dans un arbre,,
éleva son bras jusqu'au nid et mit la main sur un ser-
pent entouré de crapauds. Il tomba de la branche et
se brisa contre terre. Ainsi, vous tombez du haut de
votre idéalité.
La Phryné, de Pradier, est très-belle. Il a sculpté
admirablement la forme qui convient à la maîtresse de
Praxitèle, à ce beau modèle qui séduisit les juges grecs
quand sa robe fut entr'ouverte, comme un argument
irrésistible, par son avocat. Ce n'est pas la femme,
mère, épouse ou amante, c'est la courtisane antique. On
n'est pas plus Grec que cela. Le caractère et l'expres-
sion de la forme, dans l'ensemble comme dans le dé-
tail, tout est de la courtisane. C'est la beauté purement
plastique et la volupté comme l'entendaient les anciens,
qui ne s'inquiétaient point de l'âme dans la femme,
mais de la tournure des lignes et de la perfection du con-
tour. Si c'était la femme destinée à être mère, il lui fau-
drait plus d'ampleur dans les flancs, plus de tendresse
dans l'ondulation de la taille. Si c'était la femme com-
pagne de l'homme et solidaire de son existence, comme
l'imagine la moralité moderne, il lui faudrait moins
d'orgueil dans la pose et plus de sentiment dans la tête.
Mais c'est la femme antique, c'est la fleur de beauté des-
tinée à charmer les banquets par son élégance et son
parfum. Sa taille est d'un seul jet, comme la pousse d'un
palmier sauvage; ses reins se cambrent avec la sou-
plesse du serpent ; les flancs sont fermes et serrés comme
ceux d'une tigresse; les attaches sont fines'et mobiles
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191
SALON DE 1845,
comme dans toutes les belles races. Oh! les charman-
tes mains pour passer la coupe ciselée ! Oh ! les
beaux pieds pour reposer sur des semis de fleurs! il y a
un feu secret dans ces formes correctes et hères. Le mou-
vement du bras droit, retroussé au-dessus de la tête
pour soutenir par derrière le pan d'une draperie flot-
tante, fde une ligne élégante qui caresse toute la hau-
teur delà statue, depuis la jambe jusqu'au coude. Cette
beauté-là vaut bien la beauté austère et voilée du moyen
âge, la beauté un peu tourmentée de la Renaissance, la
beauté coquette du dix-huitième siècle, la beauté pas-
sionnée de notre temps.
M. Bosio et M. Bartolini, de Florence, cherchent aussi
la tradition antique dans leurs figures de femmes nues,
placées en pendant, près de la Phryné de Pradier. La
Jeune Indienne, do M. Bosio, et la Nymphe au scorpion,
de M. Bartolini, ne manquent pas d'un certain agré-
ment, mais le travail du marbre est un peu débile. Il
faut dans le marbre une conviction invincible et une
précision do lignes qui n'admet pas l'a peu près.
David d'Angers a plus que personne cette certitude
d'exécution qui convient à la statuaire. On trouve tou-
jours dans ses figures un modelé juste et ferme, et sa
main puissante commande à la forme. De plus, David
d'Angers est le maître qui représente le mieux la tradi-
tion française et le sentiment moderne en sculpture.
Dans son Histoire des peintres français, Charles Blanc a
très-bien expliqué le caractère de notre école nationale,
à propos du génie de Poussin. David est, en effet, tou-
jours préoccupé de la pensée et de la composition. Pour
lui, l'art doit porter toujours une signification et un en-
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192                              SALON DE 1845.
seignement. Aussi David s'est-il ordinairement inspiré
des sujets historiques et des sentiments contemporains.
Il a ressuscité quelques-unes des glorieuses figures des
dix-septième et dix-huitième siècles, et il a étudié pres-
que toutes les têtes des hommes illustres de notre temps.
r
Son Etude d'un enfant mordant à la grappe qui pend à
un cep de vigne a été faite d'après nature. C'est un
charmant caprice qui se serait aussi bien accommodé
de la terre cuite que du marbre. Le ventre bombé en
avant montre toute la science et l'adresse de David. Par
malheur, la tête se trouve dissimulée sous la grappe ;
• mais le mouvement a de la naïveté et du naturel. Cette
statue ferait à merveille dans un jardin, mêlée aux feuil-
lages d'arbustes fleuris.
Le comte d'Orsay, dont on connaît les succès à Lon-
dres dans Fart difficile du grand monde, a trouvé le
loisir de se livrer à un autre art qui exige autant d'ex-
périence et de bon goût que l'art du monde. M. d'Orsay
a exposé une petite Statue équestre de Napoléon, en plâtre.
Le cheval, de forte race, est bien établi sur ses jambes,
sans aucune fanfaronnade, et le Napoléon a été mis en
selle par un sportsman parfait. L'homme regarde et
pense ; le cheval se tient tranquille jusqu'à ce qu'il faille
exécuter la volonté du maître. M. d'Orsay a donné là
aux artistes de profession, qui se tourmentent souvent
pour violenter un sujet et le noyer dans des accessoires
inutiles, une excellente leçon de convenance et de sim-
plicité.
M. Auguste Debay, qui est peintre, à ce qu'on dit, a
eu l'idée de faire une statue. Il en a le droit, comme
Etex, le sculpteur, a le droit de faire un tableau.
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SALON DE 1845.
193
Etex, dans son Christ du Salon, n'a fait qu'une ora-
geuse imitation de Philippe de Champaigne. M. Debay
n'a fait qu'une sorte de calembourg, un mot assez heu-
reux, au lieu d'un chef-d'œuvre qu'on annonçait. Il a mis
deux enfants dansles bras de la mère et il a appelé cela
le Premier berceau. Les bras de la mère sont le premier
berceau de l'enfant, comme « les deux bras d'une femme
aimée et qui aime » sont le plus beau collier pour un
homme, selon le poète. Le mot est joli, mais la statue
est faible et insignifiante. C'est de la sculpture de pein-
tre, ronde et molle, sans tournure et sans accent.
Le groupe de fféro et Lëandré, par Etcx, aurait pu être
repoussé du Salon par respect pour les mœurs. Il est
impossible d'imaginer rien de plus mal avisé et de plus
indécent à la fois. Tous les passants jettent quelque pa-
role ironique ou leste à ce couple ridicule. ïïéro et
Léandre sont nus tous deux, et debout, face à face, pied
à pied, à six pouces de distance. Que font-ils et que vont-
ils faire, ainsi plantés ? On a peine à comprendre que,
durant les longueurs de l'exécution on marbre, il no se
soit pas rencontré un ami du statuaire qui l'ait décidé à
briser son modèle et à recommencer. Mais à quoi bon
recommencer ?
Le marbre de la Jeanne d'Arc, par Feuchères, a con-
servé le sentiment qui animait le plâtre ; le mouvement
est plein d'expression, et les draperies sont bien exécu-
tées ; mais les bras et les mains manquent de correction
et de finesse.
L'auteur du Premier secret confié à Vénus, le sculp-
teur que Lamartine profère, dit-on, à tous les autres,
Jouffroy, a exposé deux statues destinées à la salle
il.
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194                                SALON DJE 18-45.
d'horticulture de la Chambre des pairs, Y Automne et le
Printemps. Jouffroy a déjà plusieurs fois très-bien
réussi dans ces sujets allégoriques.
C'est à la mythologie que M. Desbœufs a demandé
un motif poétique : Psyché abandonnée par Γ Amour ;
voilà un charmant prétexte pour une statue de jeune
fille gracieuse et mélancolique.
M. Garraud est remonté au delà du paganisme jus-
qu'à la création du monde. Son groupe de la Première
famille sur la terre
est un ouvrage très-considérable.
L'homme, la femme et l'enfant : Adam, Eve et Abel,
sont unis en faisceau, Abel reposant sur les genoux de
sa mère, qui enlace Adam de ses bras, comme le lierre
avec sa fleur, accroché au chêne. Le jeune Caïn, un peu
isolé du groupe, en complète la symétrie. Les types
pourraient être plus élégamment choisis; mais il y a de
bons morceaux d'exécution. M. Garraud est de force à
tailler en marbre ou en pierre des compositions monu-
mentales.
M. Simard a exposé deux marbres, la Poésie épique et
la Vierge. Sa sculpture a du caractère et de la correc-
tion ; les têtes sont belles et les draperies bien exécutées.
Parmi les bustes, le plus excellent est celui de la com-
tesse de B*4*, par M. Bonnassieux, l'auteur de la statue
du jeune David, au dernier Salon. Un modelé ferme et
précis, une simplicité très-distinguée, placent M. Bonnas-
sieuxàun rang élevé dans la statuaire contemporaine.
On remarque encore le buste de M. Roger, de l'Acadé-
mie Française, par Lescorné, qui vient de partir pour la
Grèce ; les bustes sculptés par Dantan et par Elshoëct ;
ceux de M. Ledru-Rollin, député, et de M. Rosier, par
-ocr page 238-
SALON DE 4845.                              195
M. Mathieu Meusnier, élève de M. Dumont, et le médail-
lon de M. Lacrosse, député, par M. Poitevin, qui sort de
l'atelier de Maindron.
Maindron, qui se recommande par des œuvres consa-
crées, avait envoyé au jury un beau marbre destiné à
la Chambre des pairs. Le jury, sans doute par habitude,
a refusé la statue de Maindron. Il a refusé encore
un autre sculpteur plein de talent, Adrien Fourdrin,
qui tente vainement depuis dix ans d'arriver à la pu-
blicité.
La gravure offre ^beaucoup d'intérêt. Henrjquel Du-
pont, avec sa finesse et sa précision ordinaires, a repro-
duit le beau portrait de M. Bertin, d'après M. Ingres ;
M. Desclaux, les Moissonneurs et les Pêcheurs, d'après
Léopold Robert ; M. Geoffroy, un charmant Harem, pu-
blié par Γ Artiste, d'après Diaz; Jacque et Marvy, dont
l'Artiste contribue aussi à populariser le talent original,
ont exposé plusieurs eaux-fortes vigoureuses, dignes des
maîtres ; Eugène Leroux, quelques lithographies d'une
belle couleur ; M. Allais, un Jérémie, d'après M. Horace
Vernet, et trois autres gravures ; une cinquième gravure
présentée par M. Allais, a été refusée par le jury. Pour-
quoi ? parce que le sujet, tiré do l'Histoire de la marine,
d'Eugène Sue, représentait Jean Bart enfant, levant vers
le ciel son poing fermé, et s'écriant, à la vue de son
père mourant d'une blessure reçue dans un combat
contre les Anglais : — Oh ! les Anglais ! La crainte de
vpir ce : Oh ! les Anglais I porter atteinte à l'entente
cordiale, tel a été le motif d'une exclusion d'autant plus
déplorable que la gravure de M. Allais est d'un excellent
travail.
*
-ocr page 239-
196                             SALON DE 1845.
La rigueur du jury s'est étendue aux branches les plus
modestes de l'art. Le portrait, au pastel, de Félicien
David, par M. Guilleminot, a été refusé. Les architectes
de l'Académie sont-ils jaloux de la renommée du jeune
musicien? Heureusement, nous avons encore, parmi les
pastels, les coquettes jeunes filles de Vidal ; un grand
portrait de femme, par Antonin Moyne ; quatre paysages,
par Fiers ; une Scène calabraise, par M. Maréchal ;
deux portraits de femme, par Mlle Nina Bianchi, élève
d'Ary Scheffer ; quelques portraits d'enfant, par Rieze-
ner ; une Scène savoyarde, par Vercfier, et une foule de
portraits adroitement crayonnés.
L'habileté pratique est extrêmement notable aujour-
d'hui dans tous les arts^lu dessin. La plupart des archi-
tectes joignent à la science architectonique un véritable
talent de peintres et de décorateurs. On examine avec
plaisir ces restaurations d'anciens monuments de toutes
les époques et de tous les styles, et ces études curieuses
sur notre archéologie nationale. D'autres architectes
songent, au contraire, aux besoins du présent et propo-
sent les plans de constructions utiles, comme la réunion
du Louvre aux Tuileries. Deux architectes se sont occu-
pés de ce projet, M. Badenier et M. Amédée Couder.
Celui-ci s'est trouvé d'accord avec le conseil municipal
et avec une partie de la presse, pour compléter le projet
de réunion du Louvre aux Tuileries par le projet d'un
Opéra sur la place du Palais-Royal. L'Opéra pourrait
être mieux sur le boulevard ; mais, si cette combinaison
conduit à terminer le Louvre, tout le monde y applau-
dira. M. Couder a d'ailleurs prévu toutes les objections,
et ses plans sont indispensables à étudier quand on s'oc-
-ocr page 240-
SALON DE 1845.                              197
cupe de l'édilité parisienne et du perfectionnement de
notre belle cité.
Le projet rival, imaginé et soutenu par M. Visconti et
quelques démolisseurs, consiste à raser la Bibliothèque
Royale, qui serait transportée sur le quai d'Orsay; pour-
quoi pas à la barrière du Maine? L'Opéra s'élèverait
alors sur l'emplacement actuel de la Bibliothèque, entre
les rues Vivienne et Richelieu. MM. Henard et Jacot re-
présentent au Salon ces deux belles inventions qui pa-
raissent, Dieu merci, condamnées aujourd'hui.
M. Mouton (de Panurge) a inventé une statue en l'hon-
neur de feu le dauphin, M. le duc d'Orléans. M. Mou-
ton ne sera pas suivi par la foule. Pour notre part, nous
ne sautons pas après lui.
M. Magne propose un musée de l'industrie sur l'em-
placement de l'île Louviers ; c'est trop loin. M. Garnaud,
une prison cellulaire; c'est trop cruel. M. Dédéban, do
nouvelles casernes au cœur de Paris ; c'est trop triste.
Nous avons bien assez comme cela de citadelles, de for-
tifications et de soldats. Parlez-nous plutôt d'un immense
et magnifique palais dans les Champs-Elysées,, ouvert
toute l'année à l'industrie et aux arts, avec des solenni-
tés périodiques. Ce monument-là serait plus utile qu'une
statue princière et plus gai qu'une prison.
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SALON DE 1846
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SOMMAIRE.
A George Sand.
Introduction. — Éludes sur la peinture française depuis la fin du
dix-huitième siècle.
— I. Exposition de la Société des peintres. —
Greuze. — Louis David. — Le Salon de 1822, par M. Thiers. — Le
Salon de 1810, par M. Guizot. — Le Marat de David. — Caractère
de l'école académique. — Les quatre G : Girodel, Guérin, Gérard,
Gros. — Prudhon : sa pratique et son style. — II. Sigalon : sa
copie du Jugement dernier. — Géricault. — De l'âge auquel mou-
rurent les grands peintres. — La Méduse. — Léopold Robert el
son suicide : caractère de son talent. — Gharlet. — Il n'y a point
de juste milieu dans les arts. — III. M. Ingres : ses qualités érai-
nentes. — De la tradition française dans les arts, — Indifférence
sociale et philosophique de M. Ingres.— La musique et la peinture,
— Lamartine, George Sand et Victor Hugo. — L'art chinois, —
Série des ouvrages de M. Ingres. — La Stratonice.
Le Salon. — I, Historique des précédentes expositions.— Institution
du jury d'examen : ses hauts faits. — M. Bidault et Decamps. — Le
Louvre et la Liste civile. — Revue générale.
IL Ary Scheffer : ses précédents ouvrages. — Les poêles qui sentent ·
et les poètes qui expriment. — Le Déluge du Poussin. — Le Faust
de Goethe. — Les Marguerite de Scheffer. — Le portrait de La-
mennais.
III.   Decamps : son talent pittoresque. — Passion de l'Orient. —
Empâtements exagérés. — De la pratique des maîtres. — La
naïveté dans les arts.
IV.  Diaz. — La premiere condition de l'art est la singularité. —
Originalité de Diaz : il ne procède de personne. — Poésie char-
mante et couleur magique. — Rubens et Watteau. — Meissonier,
amateur. — L'écrivain et le peintre en paysage. — De la couleur
des êtres. — Harmonies de la couleur et de la forme avec les des-
tinées.
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202                                      SOMMAIRE.
V.  M. Lehmanu. — De la perfection dans les arts. — Vénus toute
nue,—
La poésie antique. — Hamlet et Ophélia.—M. Amaury Duval.
—  Les grands portraitistes. — Rembrandt et Murillo. — Porlrails
par M. Hippolyte Flandrin. — Impuissance de l'école qui répudie
la couleur.
VI.  Les paysagistes. — La découverte des Alpes. — Le paysage, la
nuit. — Les étoiles et la lune. — Lever du soleil. — Les mon-
tagnes et les nuages. — La neige et les torrents. — La mer et les
forêts. — Ruisdael et Iluysmans. — MM. Français, Gabat, Aligny,
Charles Leroux, Troyon, Coignard, Corot, Hoguet, etc.
VII.  Les étrangers, — Triple principe des arts. — Hérésie des
Belges et des Hollandais contemporains. — M. Verboeckhoven. —
Landseer et M. Alfred Dedreux. — M. van Schendel et Schalcken.
—  La loupe et le microscope. — De l'effet en peinture. — De la
proportion et de la lumière. — L'art suisse. — Originalité de tous
les grands maîtres.-MM. Schelfhout, van Ilove, Leys, de Keyser.
—  M. Heuss. — M, de Metlernich et M. Guizot, — MM. Schadow,
Cornélius et Overbeck. — Supériorité de l'art français.
VIU. M. Haffner. — M. Adolphe Leleux. — Les vrais peintres pei-
gnent les figures et le paysage. — Portrait de Metsu en baigneur,
—  MM. Armand Leleux, Hédouîn, Guillemin, Besson, Brun, Pigal,
Alfred Arago, Jeanron, Saint-Jean, etc.
IX.  Nouveau classement ad Salon, — Prix de quelques tableaux. —
M. Horace Vernet et van der Meulen. — Salvator et Bourguignon.
—  Les tableaux du salon carré. — MM. Adolphe Brune, Gîgoux,
Chenavard, Debon, Boissard, etc. — Histoire d'un tableau de
six francs. — L'Hôpital des Capucins, par Camille Fontallard.
X.  Sculpture. — M. David, d'Angers. — Les statuaires de la Re-
naissance. — Louis XIV en Apollon. — M. Rude et l'Apothéose de
L'Empereur. — Les seize élèves de M. Rude refusés par le jury.
— M. Maindron. — M. Pradier. — La Phryné et la Poésie légère.
—  MM. Elshoect, Corporandi, Poitevin, Debay, Bonnassieux, etc.
XI.   Dessins, aquaiieli.es, pastels. — Le Lion d'Eugène Delacroix.
—  Les Lorettes, de M. Vidal. — Les portraits au pastel. —
MM. Antonin Moyne, Verdier, Calamatta.— La miniature. — Bou-
cher et M"10 Pompadoui'. — Mme de Mirbel. — Gravures, eaux-
fortes, lithographies. — Architecture.
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A GEORGE SAND.
Autrefois, en commençant quoique entreprise litté-
raire, on invoquait les Muses, l'Olympe et les Dieux
immortels : mais les anciens dieux sont morts. Un grand
homme enterre souvent plusieurs générations de dieux.
Homère a vécu plus longtemps que Jupiter.
L'année dernière, j'ai dédié mon Salon à un immortel
qui n'est pourtant pas de l'Académie : permettez-moi de
mettre le Salon de 1846 sous l'invocation de George
Sand et de son immortalité.
Comme Béranger, vous êtes de votre temps et de
votre pays ; vous êtes à la fois de la France du dix-neu-
vième siècle et de l'Humanité'éternelle. Les autres sont
plus ou moins étrangers et résurrectionnistes ; il leur
faut l'Espagne et l'Angleterre, Charles Quint et Crom-
well, le moyen âge ou les nuages de l'histoire. Vous
vous contentez d'une fleuriste, d'un compagnon ou d'un
meunier ; et, si vous ressuscitez Jeanne d'Arc, par une
métempsycose poétique, vous transplantez son âme
dans une paysanne du Berri.
La Lélia est bien du dix-neuvième siècle, comme le
Misanthrope était de la cour de Louis XIV, comme Ma-
non Lescaut était de la Régence. Votre invention n'est
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204
A GEORGE SAND.
pas dans le cadre, mais dans le caractère du portrait que
vous créez d'après une figure imaginaire. Pourquoi y
ajouter une bordure gothique ou Pompadour ?
Vous avez l'originalité véritable, celle qui résulte do
la vue intérieure et d'un certain tour du sentiment. Vous
percevez d'abord des choses neuves et qui ne s'étaient
jamais formées ailleurs ; vous les prenez comme votre
génie vous les donne, et vous les mettez au monde par
un enfantement naturel. Aussi, toutes vos créations
sont-elles bien vivantes et reconnaissables à leur santé
vigoureuse, à leur physionomie très-particulière, à leurs
allures délibérées. Spiridion lui-même rêve dans Pombre
de son cloître, comme un alchimiste de Rembrandt au
milieu de ses fioles et de ses livres poudreux.
Votre style est aussi original que votre invention est
poétique. Ce qui le rend distingué, rare, c'est le senti-
ment qui bat dessous, comme la poitrine sous une dra-
perie. Cette draperie, souple et colorée, est de la fa-
brique des grands maîtres, étoffe et qualité : de
Jean-Jacques Rousseau par exemple; mais elle prend
des inflexions et des accents lumineux, modelés sur l'a-
gitation de votre cœur ; elle laisse transparaître, à la
façon des belles et simples draperies de la statuaire an-
tique, des mouvements et des passions qui ne sont qu'«à
votre génie. Vous n'avez point, en effet, de procédé spé-
cial pour mouler la phrase ; votre idée naît comme cela,
avec un vêtement qui n'a pas besoin de Tart du tailleur.
Je pense que Molière improvisait ainsi, même ses vers,
quoiqu'il tienne par sa coupe et sa couleur à la grande
mode du dix-septième siècle.
Une phrase de vous, on la découvre tout d'abord à
Λ
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A GEORGE SAND.                                 20S
un certain parfum qu'elle exhale, plus encore qu'à sa
forme : il n'y a que votre sentiment qui fleurisse ainsi.
Le coloris de cette fleur poétique resplendit, comme la
peinture d'Eugène Delacroix, par la lumière dans la-
quelle se fondent les nuances variées et harmonieuses.
Vous avez, comme Eugène Delacroix, le ton très-haut,
mais sans discord, grâce à votre instinct des demi-teintes
et du clair-obscur. Vous possédez le mineur, comme
Beethoven dans sa musique. Jamais de noir ni de blanc,
jamais déteintes plates : près d'un ton éclatant, des dé-
gradations riches, mais insensibles à cause de leur abon-
dance ; une gamme infinie, comme dans la création na-
turelle, illuminée par le soleil.
Vous êtes peintre autant que les plus grands peintres,
ot vous avez les deux qualités qui nous passionnent
dans Fart, nous autres raffinés de la peinture. Vous
avez l'originalité de la couleur et de l'image, en même
temps que la signification de la pensée. « L'art n'est
pas, comme vous le dites à merveille, une étude de la
réalité positive, mais une libre recherche de la vérité
idéale, »
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INTRODUCTION AU SALON DE 1840
ÉTUDES
suu
LA PEINTURE FRANÇAISE
Depuis Ia fin du dix-huitième siècle
A PROPOS DE L'EXPOSITION
DE LA SOCIÉTÉ DES PEINTRES
I
Greuze, — David. — Kcgnault. — Giiodct___Guciiii.
— Gérard. — Gros. — Prudhon.
Nous ambitionnons d'être, pour une .heure, la posté-
rité. L'occasion est solennelle. Il s'agit de juger nos rois
qui sont morts, et ceux qui prétendent à les remplacer.
Nous pouvons remplir ici, du moins, le rôle du peuple
égyptien, du chœur antique, disant la vérité à ses tyrans,
comme à ses bienfaiteurs et à ses héros. Les cendres de
Louis David et de sa dynastie sont encore chaudes, et
de nouveaux dictateurs ont déjà la main sur la couronne.
-ocr page 251-
208               INTRODUCTION AU SALON ί)Ε 184(1
Ces nobles prétendants n'accuseront pas sans doute l'or-
gueil de la critique, quand ils ont eux-mêmes tout sim-
plement l'ambition d'égaler les princes du génie. Si
vous êtes monarque, permettez-nous d'être peuple. Ra-
phaël ne saurait craindre Diderot. Il faut bien que la
souveraineté de l'art soit consacrée par l'assentiment
public. Si vous êtes de droit divin, nous sommes de droit
populaire. A côté des papes infaillibles, les Luther ont
leur légitimité.
L'Exposition de la Société des peintres est certainement
la plus curieuse qu'on ait vue au dix-neuvième siècle,
car elle réunit tous les noms des artistes éminents qui
ont influencé les arts depuis la Révolution Française,
excepté peut-être ceux des contemporains qui représen-
tent l'avenir. Mais le passé de cinquante années, nous
l'avons sous les yeux dans une série continue ; et, si
quelques-uns de ces maîtres, comme Prudhon, Géricault,
Sigalon et Léopold Robert, ne brillent pas selon leur
mérite à l'Exposition des peintres, il nous sera facile de
compléter leur œuvre par nos souvenirs récents.
Quel puissant intérêt eût offert un catalogue descriptif
et raisonné de ces tableaux, la plupart célèbres, mais
dont cependant on ne trouve guère de traces dans les
écrits contemporains ! Ceux de M. Ingres, par exemple,
ont échappé à la publicité des Salons, et les biblio-
graphes futurs seront bien embarrassés pour reconstituer
l'histoire des ouvrages du noble Romain. Un bon cata-
logue eût conservé pour l'avenir les plus précieux ren-
seignements sur Fart français pendant la première moitié
du siècle. Il est encore temps de substituer à la notice
brève et désordonnée de l'Exposition un travail chrono-
l^^^^^g^^Hfcug^^MJiaSiiÉl^^^M^^^^Îfc» l         l l*
-ocr page 252-
INTRODUCTION AU SALON DE 1846.              209
logique, plus étendu et plus sérieux, qui se classera dans
les bibliothèques spéciales, à côté des catalogues du
Salon, dont la collection est déjà si rare aujourd'hui.
Nous adjurons les commissaires de la Société de songer
à cette publication, pour laquelle ils sont assurés du
concours de tous les amis des arts et de la bibliographie.
Mais, puisque la notice de l'Exposition mentionne au
hasard et sommairement les tableaux épars dans la ga-
lerie, nous voulons les coordonner selon leur date et
présenter les maîtres selon leur génération logique et
régulière. C'est une intéressante introduction historique
au Salon prochain.
Greuze est le seul qui tienne à l'ancienne école du
dix-huitième siècle, par des analogies indirectes à la
vérité; car Greuze fut un peintre très-excentrique, en
dehors de l'inspiration habituelle de son temps. C'est un
anneau détaché de la chaîne des peintres de Louis XV,
quoique sa forme et sa ciselure soient du même style et
du môme travail que Part Pompadour. Les sujets de
Greuze sont différents des sujets de Boucher; mais le
fond de sa pratique est le même à peu près, moins l'es-
prit et la fantaisie. La peinture do Greuze est ordinaire-
ment lâchée et molle, blafarde et laiteuse, si l'on peut
ainsi dire; elle manque de ces réveillons capricieux avec
lesquels Boucher agaçait les lumières de ses figures.
Boucher est le poëte des petites maisons et des ruelles;
Greuze est le bourgeois de la ville, singeant quelquefois
avec naïveté la coquetterie de la cour.
Ses tableaux de l'Exposition sont dans des genres très-
différents. Le portrait de Wille, appartenant à M. Deles-
sert, est daté 1763; Greuze avait trente-sept ans. Dide-
12
-ocr page 253-
210 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
rot ne lui avait pas encore donné ses encouragements au
Salon de 1765. Ce portrait de Wille n'a donc pas toute
l'originalité qu'on remarque plus tard dans les œuvres
de Greuze. Il pourrait être aussi bien d'un autre peintre
quelconque. La pâte en est flasque et cotonneuse, d'un
jaune un peu monotone ; mais l'abondance de l'exécution
et un certain air de tête, libre et familier, donnent beau-
coup de charme à cette peinture.
Lord Hertford a envoyé deux Greuze qui ont une
grande réputation .· un buste du jeune fille, la tête incli-
née sur sa main, et le Miroir cassé, acheté 18,000 francs,
à la vente du cardinal Fesch. La jeune Fille passe pour
une des plus fines têtes de Greuze,· cependant nous pré-
férons les deux jeunes Filles de M. le marquis Maison,
qui offrent des qualités de couleur plus rares et plus
fraîches; celle-là n'en est pas moins admirable pour les
amateurs de la peinture douce et voluptueuse.
La composition du Miroir cassé est connue par la gra-
vure : une charmante femme, vêtue de satin blanc et
assise devant sa toilette, regarde avec dépit son miroir
qui vient de se briser en éclats sur le parquet. Elle a les
bras nus et les mains jointes sur les genoux. Sa cheve-
lure abondante est retroussée en rouleaux sur la tête.
La robe chatoya-nte, les petites mains et les accessoires
sont finement exécutés. Il y a toutefois des connaisseurs
qui trouvent un peu cher ce tableau de genre. Pour
18,000 francs, on aurait une galerie de tableaux italiens;
pour 18,000 francs, on aurait une collection complète
de tous les autres maîtres français du dix-huitième siècle.
Une tête de petit Garçon, appartenant à M. Robinet,
et un portrait de Diderot, vu de profil, dessin assez fai-
-ocr page 254-
INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               211
ble, mais précieux pour la ressemblance, sont encore
exposés dans la grande rotonde d'entrée, à côté des au-
tres ouvrages de Greuze.
A Louis David commence la réaction contre l'école
aristocratique de l'ancienne monarchie. La Mort de So-
crate
est de 1787. Le Bélisaire avait déjà été exposé en
1781, et le Serment des floraces en 1785; c'était la Liste
civile du temps qui avait commandé à l'artiste ce der-
nier tableau. Dès 1783, David avait été reçu académi-
cien. Son nom et son talent étaient déjà populaires,
quand parut la Mort de Socrate. M. Thiers, dans son
curieux Salon de 1822, cite cette composition comme un
chef-d'œuvre : « Socrate, dans sa prison, assis sur un lit,
montre le ciel, ce qui indique la nature de son entretien ;
reçoit la coupe, ce qui rappelle sa condamnation; tâ-
tonne pour la saisir, ce qui annonce sa préoccupation
philosophique et son indifférence sublime pour la mort. »
L'ordonnance du Socrate est, en effet, profondément
intelligente. Les autres figures qui entourent le précur-
seur du Christ sont bien dans le caractère du sujet.'Il y
a un disciple qui s'appuie contre la muraille pour cacher
son désespoir. Cette même intention a été reproduite
par M. Delaroche, dans une des suivantes de la Jane
Gray,
et par M. Ingres, dans un des personnages de la
Sù-atonice. Par ce côté réfléchi de la composition, le
talent de David, et en particulier la Mort de Socrate,
continuent la tradition philosophique de l'école fran-
çaise, dont Poussin est le meilleur représentant. Pour
ces peintres méditatifs, la pensée précède l'image, et les
qualités de l'exécution n'ont qu'une valeur secondaire.
Aussi David, et toute son école légitime quant à la forme,
-ocr page 255-
212                INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
ont manqué des vraies facultés du peintre. En ce sens-
là; comme nous le montrerons plus tard, on peut, sans
paradoxe, signaler une analogie intime entre M. Ingres
et David, l'un et l'autre ayant une violente passion pour
une certaine poésie sérieuse., que leur pratique, volon-
tairement bornée, est impuissante à exprimer avec toute
son énergie. Il est évident que M. Ingres néglige les
moyens mêmes de son art, les plus naturels et les plus
directs, demandant à des procédés étrangers à la peinture
le secret de peindre ses images. David aussi était moins
peintre que sculpteur. C'est le caractère dominant de
son école, caractère fort bien remarqué par M. Guizot
dans son Salon de 1810 ; car, en nous reportant à l'étude
de la peinture pendant le premier quart du dix-neuvième
siècle, nous retrouvons sur l'arène de la critique les
deux hommes politiques qui combattent aujourd'hui sur
un autre terrain. M. Guizot est vivement frappé de
« cette influence de la sculpture sur une école de pein-
ture qui s'est formée d'après des statues. Les maîtres,
dit-il, enseignent à peindre à leurs élèves en leur don-
nant d'abord pour modèles des plâtres. Comment ne
seraient-ils pas des coloristes gris et froids? » L'observa-
tion est d'une justesse incontestable. Le système des co-
loristes, c'est-à-dire des grands peintres, est tout autre.
Rembrandt faisait commencer ses écoliers par le modèle
vivant. M. Guizot ajoutait encore en 1810 : « Le soin que
l'école actuelle donne aux formes, aux dépens de la cou-
leur, prouve clairement qu'elle méconnaît le domaine
particulier de la peinture,
et qu'elle suit trop exclusive-
ment les traces des statuaires, » On en pourrait dire
autant de M. Ingres et de son école.
-ocr page 256-
INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               213
Après la Mort de Socrate, David peignit le Brutus,
en 89. Les Horaces, Socrate, Brutus ! la Révolution
n'est pas loin! Pendant la Révolution^ David n'a fait que
trois compositions : le Serment du jeu de paume, V'Assas-
sinat de Lepelletier Saint-Far g eau,
et le Marat. L'homme
politique avait bien assez de suivre les terribles mouve-
ments du peuple et des assemblées ; et l'artiste s'occu-
pait à ordonner les fêtes nationales.
Le Serment du jeu de paume n'a jamais été peint ; la
gravure fut exécutée d'après un dessin terminé. Le ta-
bleau de Lepelletier a été racheté et caché par sa
famille, peu amoureuse des souvenirs révolutionnaires.
Enfin, le Marat, qui mériterait d'être au Musée, est resté
entre les mains de M. Chassagnole, petit-fils de David.
Il excite à l'Exposition la plus vive curiosité. La pein-
ture ne saurait guère offrir un drame plus sinistre et plus
simple. On voit que l'artiste a été impressionné par le
mort encore tiède ; car cette image saisissante a été faite
d'après nature^ et par un homme convaincu jusqu'au
fanatisme. Il ne faut pas oublier qu'à ce moment même,
la Convention décernait à Marat les honneurs du Pan-
théon, et que David avait été l'ami du fameux tribun.
Auprès de la baignoire sont le couteau ensanglanté et
le billot de bois, avec une écritoire de plomb et une
plume brisée ; c'est tout le mobilier de la pièce nue et
grise. Dans la main droite, étendue hors de la baignoire
sur un drap rapiécé, Marat tient un billet ainsi conçu :
« Vous donnerez cet assignat à cette mère de sept en-
fants, et dont le mari est mort pour la deffense (sic) de la
patrie. » La tête, renversée douloureusement, est d'une
ressemblance profondément sentie. Par terre, le billet
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214                INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
de Charlotte est ouvert : « Il suffît que je sois bien mal-
heureuse pour avoir droit à votre bienveillance. 13 juil-
let 1793. Charlotte à Marat. » Et au-dessous : « David
à Marat, l'an II. »
N'est-ce pas là une des pièces les plus curieuses de
l'histoire de notre Révolution? Et il se trouve, en outre,
que c'est la meilleure peinture de Louis David.
Cependant le peintre de Marat et l'ami de Robespierre,
après avoir subi les persécutions des Thermidoriens, fut
entraîné parle nouveau maître qui dominait la France.
L'artiste républicain devint le peintre de l'Empereur.,
auprès duquel, d'ailleurs, il conserva toujours son indé-
pendance et ses convictions populaires. Plus tard, Gros,
l'historien des batailles impériales, renia aussi son héros,
en peignant la duchesse d'Angoulême et les Bourbons.
Mais l'un et l'autre n'ont jamais été plus forts que dans
l'expression de leur premier amour.
Le Bonaparte au mont Saint-Bernard fut répété qua-
tre ou cinq fois par David, et chaque répétition payée
25,000 francs. Celui de l'Exposition appartient à Mmela
baronne Janin, petite-fille de David. Cette figure éques-
tre aé té mille fois reproduite par le bronze et le plâtre,
sur le socle des pendules et sur les bahuts des chau-
mières, par le burin et par le crayon, sur les papiers
points et sur les étoffes, partout. Le cheval pie, dressé
sur ses jarrets, escalade les Alpes, comme le Pégase de
la guerre; un manteau orange flotte comme dos ailes au-
tour du jeune homme au profil aquilin. Mais comment
critiquer cette pose théâtrale, quand on sait que la com-
position est en quelque sorte de Bonaparte lui-même,
qui avait dit à son peintre : « Faites-moi calme sur un
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               215
cheval fougueux. » Le mot est superbe, et les lignes le
traduisent à merveille ; mais la couleur est sèche et dis-
cordante. L'excellent statuaire que Louis David!
Le Télêmaque, appartenant à M. A. Didot, est de la
vieillesse du peintre, qui, avant de partir pour l'exil;,
avait fait ses adieux à son pays par le Léonidas aux
Tkermopyks,
héroïque pensée, sculptée sur la toile, au
moment où les alliés envahissaient la France. Une fois
en Belgique, le proscrit cherchait, dans les images gra-
cieuses, l'oubli de sa vieillesse et do l'ingratitude du
gouvernement officiel. Ses derniers ouvrages ne sont
plus soutenus par l'enthousiasme politique et la profon-
deur de la pensée, et malheureusement les qualités
spécifiques du peintre n'y sont point. Mais sa vie glo-
rieuse est assez remplie sous la République et sous
l'Empire, pour que le nom de David demeure ineffaçable
dans la tradition de l'art français.
On voit encore à l'Exposition plusieurs portraits par
David, qui datent de différentes époques : un charmant
portrait de M1,e Fleury, l'actrice, très-bien peint et ap-
partenant à M. Dantan; on y sent la coquetterie de Part
du dix-huitième siècle, avant la Révolution; le portrait
du chargé d'affaires de la Hollande près la République,
avec un long gilet rouge-sang et un habit vert-pomme;
il fut terminé en quelques heures, et la physionomie est
extrêmement vive ; un portrait de M. et Mmo Mongez sur
la môme toile, où l'on remarque une main très-habile-
ment peinte; le portrait de Mni" David, d'une grasse
exécution ; et un portrait de femme, appartenant à
M. Léon Cogniet.
Passons vite sur un détestable tableau de Regnault,
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216               INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
qu'on appelait le rival de David, Y Amour endormi dans
les bras de Psyché.
Si David n'avait fait que des Amours
ou des Centaures Chiron, il n'aurait pas renouvelé l'in-
spiration de la peinture française. Par malheur, ses élèves
que nous allons rencontrer à l'Exposition, Gros excepté,
perdirent eux-mêmes ce sentiment social et historique
qui est le vrai génie de David,— grand homme trahi par
la plupart de ses enfants.
Voici l'auteur à'Aiala, holàl et de Chactas, hélas!
Girodet qu'on a comparé à Raphaël, à Michel-Ange et
au Corrége. David lui-même disait devant la Scène du
Déluge :
« Il a la fierté de Michel-Ange et la grâce de
Raphaël. » C'est encore David qui décida la profession
de Girodet, en disant à la mère de celui-ci : « Vous
avez beau faire, votre fils sera peintre. » Hélas ! on a
eu beau faire pendant trente ans, Girodet n'a jamais été
bon peintre. Pendant qu'il étudiait en Italie, il écrivait
qu'il voulait faire du neuf. Ses nouveautés sont bien
vieilles aujourd'hui. Il écrivait aussi, l'ingrat, à propos
de Γ'Endymion ; « Ce qui me fait plaisir, c'est qu'il n'y
a eu qu'une seule voix sur mon tableau : cela ne res-
semble pas à David! »
Voici Guérin, l'auteur d'Fnée endormi devant Didon,
et du Marcus Sextus vitrifié, qu'un plaisant disait avoir
été exilé en Afrique et calciné parle soleil, Guérin qu'on
a comparé à Virgile pour son Éne'e, à Euripide et à Ra-
cine pour sa Clytemnestre, Guérin qui a fait écrire à
M. Guizot : « Je ne connais rien de plus beau que le
Céphale! » Guérin, qui est resté les seize dernières an-
nées de sa vie, de 1817 à 1833, sans faire un seul tableau,
quoiqu'il eût été nommé en 1822 à la direction de l'École
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.                217
française à Rome ; l'heureux indifférent, qui, grâce à
cette apathie, a couvé la nouvelle école révolutionnaire;
car c'est dans son atelier que s'insurgèrent Géricault, Si-
galon, Scheffer et Delacroix. Guérin, c'est l'homme
placide par excellence, le sage sans passion de Sénèquc.
« De tous les états, dit un de ses biographes, celui pour
lequel il avait le moins de répugnance, sinon le plus de
vocation., c'était la peinture. » Nous sommes bien éloi-
gnés de ces furieux artistes des seizième et dix-sep-
tième siècles,, qui prodiguaient partout un talent inépui-
sable et qui mouraient devant le chevalet. Murillo, ayant
été contraint de passer quelques jours dans un couvent,
enrichit de sujets religieux tous les murs et plafonds,
pour remercier les moines de leur hospitalité. Il mourut
à soixante-quatre ans d'une chute du haut de l'écha-
faudage où il peignait un 'plafond dans une église de
Cadix. Le Titien, presque centenaire, ne manquait ja-
mais à son atelier, et il avait la manie de retoucher im-
pitoyablement ses anciennes compositions.
Voici Gérard, qui aurait dû naître sous Louis XIV. La
Providence a fait un anachronisme. Au lieu de Napo-
léon à Austerlitz,
c'était un héros à manchettes et à ru-
bans qu'il fallait à Gérard ; c'était le fameux Passage du
Rhin qu'il aurait pu peindre comme Boileau l'a décrit.
Gérard aurait été en peinture le pendant du sculpteur
Girardon. Le pêle-mêle ne convient pas à son talent
propre et tranquille. Sa brosse aime mieux le velours
que le fer. Son esprit est méthodique, ennemi du désor-
dre et de tout ce qui blesse les convenances. Gérard
eût fait un diplomate habile ou un excellent maître des
cérémonies ; homme d'un esprit distinguo et du carac-
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218                INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
tère le plus honorable ; c'est lui qui contribua au succès
officiel de la Méduse de Géricault, qui fit acheter les
premiers tableaux de M. Ingres, et qui appuya chaude-
ment Leopold Robert ; noble protecteur des peintres,
mais peintre médiocre.
Tout le monde, en ce temps-là, était dupe ou complice
d'une admiration frénétique, que, d'ailleurs, toutes les
écoles successives, si différentes, ont eu tour à tour le
privilège d'inspirer à leurs contemporains. Molière lui-
même sacrifiait Raphaël à Mignard, dans sa pièce sur le
Val-de-Grâce. Boucher était le roi absolu de la peinture,
quand Mme de Pompadour était la reine capricieuse de
la cour de France. Et aujourd'hui, M. Ingres a sa cha-
pelle et ses encensoirs. Le Journal des Débats compare
la Sixtine au Concile de Trente, du grand Titien. ! Girodet
et Corrége, M. Ingres et Titien ; le rapprochement est
singulier!
Bes quatre G, comme on appelait sous l'Empire Gi-
rodet, Guérin, Gérard et Gros (nous avons aujourd'hui
au besoin quatre D : Delacroix, Decamps, Dupré, Diaz,
et même cinq, avec M. Delaroche) ; des quatre G, Gros
mérita seul, à notre avis, une place dans l'histoire,
parce qu'il s'est inspiré au même sentiment que l'initia-
teur David, quoique son tempérament d'artiste fût tout
différent et sa pratique bien supérieure. Outre que Gros
a retracé l'épopée de Napoléon, il a encore des qualités
de peintre, qu'aucun de ses contemporains ne possède au
même degré. Plusieurs morceaux de ses peintures sont
enlevés de main de maître, et les bons praticiens qui ont
succédé aux faibles artistes de l'Empire tiennent de sa
méthode et de son exécution, par exemple Sigalon et
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INTBODUCTION Aü SALON DE 1846.              219
Géricault. Gros a été certainement le meilleur professeur
de peinture depuis un demi-siècle.
L'Exposition de la Galerie des Arts offre un beau por-
trait de Galle, graveur en médaille, par Gros ; un autre
portrait du jeune M. de La JRivalière, avec des mains
immenses; une vive esquisse du Moi Lear, un Arabe et
son coursier, une esquisse de la Bataille d'Aboukir, que
nous n'avons pas vue, un trait d'après le Moïse de Michel-
Ange, dessiné en maître, et un excellent petit Bonaparte
à cheval,
appartenant à M. de Lasalle.
De Guérin, il y a une petite esquisse en verre colorié,
la Mort de Priam, et une esquisse de Thésée et le Mine-
taure.
De Girodet, l'esquisse du Déluge, une tête d'étude,
femme en buste, le sein nu,— deux maigres dessins, dont
l'un a le malheur d'être près d'un superbe dessin de
Prudhon,— et le fameux Hippocrate. Il faut voir les tôles
et les physionomies de ces beaux représentants du monde
antique ! Ce tableau est &rt malade d'une contraction
de l'épiderme, la mauvaise qualité de la fibre ayant pro-
duit des fissures immenses. La Faculté de médecine à
qui il appartient ne pourra Je guérir.
Gérard a cinq peintures et deux dessins, qui sont do sa
jeunesse, au temps où il passa par la misère avant de
conquérir la célébrité. Le Bèlisaire, appartenant à
M. Delessert, fut son premier tableau, exposé en 1797.
Tout le monde alors voulait faire des Bélisaires, après
celui de David. Chose singulière, le Marcus Sextus de
Guérin était aussi un Bèlisaire, qui fut débaptisé. Celui
de Gérard, malgré son succès, ne tira pas l'auteur de sa
situation difficile. Les frais de son second tableau, Psyché
et l''Amour,
maintenant au Louvre, furent généreusement
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220 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
avancés par son ami, M, Isabey ; mais la Psyché ne se
vendit pas plus que le Bélisaire. Quel beau groupe cepen-
dant on pourrait sculpter d'après le Bélisaire de Gérard !
Ce furent les portraits qui sauvèrent Gérard et qui lui
attirèrent la faveur de Napoléon et de Joséphine. Après
VOssian (tout le monde alors faisait aussi son Ossian), il
fut chargé de la Bataille d'Auslerlitz, dont on voit l'es-
quisse à l'Exposition, ainsi qu'une petite esquisse de
Marius rentrant dans Rome. Les autres ouvrages les
plus estimés de Gérard sont Y Entrée de Henri IV h Paris ;
la Corinne, qui est le portrait de Mme de Staël, et qui ap-
partient aujourd'hui à Mme Récamier ; la Sainte Thérèse,
exposée en 1828, et appartenant, je crois, à M. de Cha-
teaubriand.
Gérard, comme autrefois Rubens, a tenu sous son re-
gard presque toutes les têtes couronnées de l'Europe et
une foule de personnages illustres, presque tous les
membres de la famille Napoléon, les empereurs de
Russie et d'Autriche, les rois de Prusse et de Saxe, lors
de l'invasion ; Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe ;
un grand nombre de généraux de l'Empire, le général
Moreau, le général Foy, Regnault de Saint-Jean-d'An-
gély ; Canning et Wellington ; M. Isabey, Mlle Brongniart,
le chirurgien Dubois, Ducis et Mlic Mars ; ces deux der-
niers sont à l'Exposition.
Il est impossible de trouver un portrait plus commun
que.celui de Ducis, avec sa fourrure jaunâtre et ses
traits arrondis. Nous soupçonnons aussi Mllc Mars d'avoir
été plus belle que son portrait.
À côté de cette école de statuaires et d'académiciens,
il y avait un autre homme qui vécut obscur et misérable
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               221
durant presque toute sa carrière, et qui finit par mourir
de chagrin. Il était fils d'un maçon, comme Rembrandt
était fils d'un meunier, et Watteau d'un couvreur,
comme Claude Lorrain avait été pâtissier et domestique.
Cet homme-là était pourtant le plus peintre de toute sa
génération, et on aurait pu le comparer au Corrége avec
plus de justice que Girodet. Prudhon était né en 1760,
douze ans après David, sept ans avant Girodet. On lui
avait donné au baptôme les deux prénoms de Rubens et
de Puget : Pierre-Paul. Il eut ceci de commun avec An-
dré dei Sarte et Albert Durer, qu'il fut longtemps tour-
menté par sa femme. Il n'avait que dix-huit ans quand
il eut le malheur de l'épouser. Dès 1783, il obtint le
prix de Rome ; en 1793, il faisait partie du jury central
des arts nommé par la Convention et destiné à rempla-
cer l'Académie; en 1816, il entra à l'Institut ; mais ce-
pendant son talent fut toujours vivement contesté : sous
la République, il faisait pour vivre des miniatures et des
vignettes ; sous l'Empire, il faisait des tableaux à peine
remarqués au Salon ; jusqu'à sa mort, combien d'hom-
mes ont apprécié son génie ?
On disait de lui qu'au lieu d'imiter l'antique, il co-
piait la nature. L'étude de la nature n'est-clle pas aussi
féconde que l'étude de la tradition, et l'une et l'autre ne
sont-elles pas les sources de l'art, après le sentiment
original de l'artiste? Mais, au contraire, Prudhon n'a
jamais peint un tableau d'après nature ; il consultait son
inspiration idéale bien plus que la réalite. S'il dessinait
d'après le modèle, combien aussi n'a-t-il pas laissé
d'admirables croquis d'après les statues et les bas-reliefs
antiques! Il y a même bien plus de tournure antique
13
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222 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
dans la mythologie interprétée par Prudhon et dans ses
compositions allégoriques que dans tous les pastiches
de Fart impérial. Plusieurs de ses petits dessins rappel-
lent la sculpture grecque. Nous avons vu de lui un pré-
cieux album tout parsemé de motifs grecs et romains,
avec des extraits de l'histoire pour sujets de tableaux
sur Cimon d'Athènes et Périclès, sur Horatius Coclès,
Lucrèce et Mucius Scévola.
On disait encore de Prudhon qu'il ne savait malheu-
reusement pas dessiner. Il est vrai qu'il ne dessinait pas
comme ses rivaux. Son procédé est radicalement diffé-
rent, et le résultat bien préférable. Tandis que l'école de
David dessinait le trait extérieur,, croyant avoir la forme
d'une figure quand elle en avait la ligne géométrique
et, en quelque sorte, les limites sans la réalité intérieure,
— lui, commençait ordinairement par les grands plans de
lumière, par le modelé positif de la forme. Il y a, chez
ίΛ Marcille et chez M. Carrier, de curieuses académies,
ébauchées d'après nature, suivant ce procédé.
Pour la couleur, Prudhon est bien plus différent en-
core de ses contemporains. Ses préparations/toutes par-
ticulières, rappellent les ébauches du Corrége, du Par-
mesan et de Pécole de Parme ; exemple, le tableau de
M. le comte de Morny. Les dessous ont une légèreté,
une transparence inimitables. Il avait proscrit le jaune
des tons de chair, parce que le jaune pousse au noir,
comme onle voit par expérience dans les peintures de l'é-
cole impériale, ternies aujourd'hui et détériorées, tandis
que la peinture de Prudhon a conservé sa fraîcheur. Il a
quelque analogie avec Greuze dans les demi-teintes
bleutées ou violacées. Mais Greuze aussi passait pour
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               223
un original, indigne de la pléiade officielle. Tous deux
sont bien vengés aujourd'hui par la faveur publique et
le prix do leurs tableaux. C'est un peu tard pour Prudhon
qui n'en a jamais profité.
L'Exposition de la galerie des Beaux-Arts contient
quatre peintures de Prudhon : un portrait d'homme,
peint en 1810 sous une mauvaise influence; une petite
esquisse de Phrosine et Mélidor, sujet gravé par l'auteur
dans la même dimension; Y Innocence entraînée par l'A-
mour et suivie par le Repentir ;
un petit Génie portant
une corbeille de fleurs les précède ; l'Amour tout nu ca-
resse le menton de l'Innocence, voilée de draperies qui
tomberont bientôt; le fond du paysage est légèrement
frotté; enfin Vénus et Adonis, provenant de la galerie
Sommariva, et appartenant à M. Marcille.
Cette adorable esquisse, haute d'un pied, a été payée
huit mille francs, à la môme vente où la fameuse Gala-
tée
do Girodet, qui avait coûté un prix fou, fut adjugée
pour quelques mille francs. On dit que la Didon, du
Louvre, a été payée cent mille francs; combien se ven-
drait-elle aujourd'hui? L'esquisse de VAssomption, qui
n'est pas plus grande que l'esquisse de Vénus et Adonis,
a coûté douze mille francs au marquis de Hertford, à
la vente de M. Paul Périer.
Prudhon peut être jugé sur ce petit tableau de Vénus
et Adonis,
qui est de première qualité et digne du Cor-
rége.
Le talent de Prudhon est encore appréciable sur les
cinq dessins réunis à l'Exposition : l'Amour appuyé sur
son arc contemple la femme qu'il a blessée, et un pen-
dant dans le même cadre, appartiennent à M. le comte
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224                INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
de la Riboissière ; les trois autres sont à M. Marcillö :
Minerve conduisant les Beaux-Arts à l'Immortalité, com-
position analogue, je crois, au plafond do la salle de
billard du château de Saint-Cloud ; Y Amour qui blesse ou
le Coup de patte du chat, dont M. Carrier possède un des-
sin plus grand et dont la peinture était à la vente du
comtedeCypierre; et une Allégorie, femme drapée, avec
de petits Génies, sorte de caryatide, d'une série de déco-
rations qu'on voit chez M. le marquis Maison.
Avec Prudhon finit l'histoire de cette première période
de l'art au dix-neuvième siècle. Une génération plus
jeune allait bientôt s'épanouir ; elle a déjà fourni ses
morts illustres, Gtéricault, Léopold Robert, Sigalon, Char-
let, qui furent contemporains des illustres vivants,
MM. Ingres, Ary Scheffer, Horace Vernet, Paul Delà-
roche; tous représentés à l'Exposition des peintres. Il
faut encore ajouter parmi les artistes de la génération
impériale, M. Abel de Pujol et M. Hersent. On voit à la
galerie des Beaux-Arts le dernier tableau de M. Pujol,
exposé en 1843, Chlodsinde ou l'Épreuve par l'eau bouil-
lante, et cinq peintures de M. Hersent, honorablement
cité en 1810 par M. Guizot : le portrait de Mme de Gi-
rardin, et deux autres portraits de femme, le Ruth et
Bûoz,
analysé par M. Thiers en 1822, et Comment l'es-
prit vient aux filles.
Il vaudrait mieux savoir comment
l'esprit vient aux peintres.
; i
i
-ocr page 268-
*
INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               225
II
Sigalon, — (Jéricault. — Léopold Robert. —
Char let,
Sigalon était né en 1790 au pied des Cévennes.
Trente.ans après, en quittant ses montagnes, il emporta
pour toute fortune une résolution qui devait gravir les
plus rudes obstacles malgré la misère et l'isolement;
car il conserva toujours les vertus d'un montagnard, le
courage, l'obstination, la patience, la sobriété. Sa jeu-
nesse fut perdue à des métiers obscurs dans quelque
bourgade de son pays. C'est une rareté qu'un peintre qui
ne l'ait pas été dès son enfance. Les commencements de
presque tous les peintres se ressemblent : charbonnages
sur les murs, barbouillages sur le papier, qui annon-
cent la vocation. Il n'y a guère que Guérin qui, étant
petit comme étant vieux, se soit dispensé de faire des
bonshommes.
Cependant Sigalon avait essayé son talent par une
foule de dessins et de tableaux qu'on découvrirait sans
doute encore dans les petites villes du Languedoc. Une
fois à Paris, vers 1820, il refît son éducation de peintre,
avec les conseils d'un de ses compatriotes, ancien élève
de David,, M. Souchon, qu'on retrouve près de lui au
Salon de 1827 et dansles derniers travaux de la copie
du Jugement dernier. Le Lazare, de M. Souchon, exposé
en même temps que VAtàaiïe, et qu'on voit à l'église
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226 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
Saint-Merry, est une peinture vigoureuse et expressive
qui méritait d'être plus remarquée. On peut dire que
Souchon a été le maître de Sigalon, plutôt que Guérin,
dans l'atelier duquel Sigalon travailla quelque temps
avec Bonington, Delacroix et les autres novateurs.
Le premier tableau public de Sigalon est la Courti-
sane,
exposée en 1822, et placée aujourd'hui dans uno
des salles françaises du Louvre. Elle a été gravée par
Reynolds. Au même Salon était le Dante et Virgile, le
premier tableau d'Eugène Delacroix. En 1824 parut la
Locuste, composition terrible et liardie, qui, malgré
cela, eut un grand succès. Dans le môme journal où
nous écrivons aujourd'hui, M. Thiers s'écria que la
France comptait un bon peintre de plus; il avait aussi,
en 1822; pressenti l'avenir d'Eugène [Delacroix. Mais,
malgré la vivo impression qu'avait faite la Locuste sur
les critiques et sur les artistes, le pauvre Sigalon de-
meura dans la misère, sans pouvoir vendre son tableau
et sans avoir des ressources pour commencer des œuvres
nouvelles. M. Laffitte, qui était alors le protecteur libé-
ral de toutes les nobles infortunes, fit remettre six
mille francs à Sigalon, et la Locuste fut installée dans
l'hôtel du financier. Elle n'y devait pas rester longtemps,
le sujet offusquant la délicatesse des bourgeois qui en-
touraient M. Laffitte. C'est cependant àù doux Racine
que le sujet est emprunté :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
Et le fer est moins prompt pour trancher une vie
Que le nouveau poison que sa main me confie.
Sigalon fut prié de reprendre son tableau et d'en exé-
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227
INTRODUCTION AU SALON DE 1846,
' cuter un autre. La Locuste est maintenant dans la patrie
du peintre, au Musée de Nîmes.
La jalousie et d'injustes critiques s'acharnèrent sur
Y Athalie, une des compositions les plus grandioses, une
des plus fortes peintures de l'école moderne. Nous l'a-
vons vue au Musée de Nantes, qui devrait bien la céder
au Musée de Paris. Sigalon y a manifesté toute sa puis-
sance, dans la fermeté du dessin, la grande tournure des
personnages et l'abondance de la couleur. C'est une
œuvre de maître, savante et complète. Elle a bien plus
d'éclat et de verdeur que les tableaux postérieurs de Si-
galon. L'Athalie et la Locuste resteront ses deux titres
principaux devant la postérité.
Il est remarquable que le rude Sigalon avait encore
pris dans Racine le sujet de son Athalie :
De princes égorgés la chambre était remplie :
Un poignard à la main, l'implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares soldats,
Et poursuivait le cours de ses assassinats.
A la vérité, la poésie harmonieuse de Racine n'est pas
si sanglante et si colorée que l'image vivante du peintre
méridional.
Jusqu'à la révolution de Juillet, l'artiste découragé
n'osa plus entreprendre de grandes peintures. C'est alors
surtout qu'il fit des portraits, pour vivre: celui de la mère
du docteur Moreau, son ami ; celui de M. Schœlcher père,
et autres. VAmour captif, exposé à la galerie des Beaux-
Arts, et appartenant à M. Moreau, doit être de cette
époque. Le sujet prêtait au talent de Sigalon : un
homme et une femme nus sont couchés au milieu d'un
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228                INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
paysage, l'Amour enchaîné près d'eux. On voit par la
science anatomique de ces figures que Sigalon appar-
tient indirectement à la grande école des praticiens ha-
biles dont Gros était le chef. Le dessin et le modelé sont
irréprochables, et la pâte est d'une belle qualité. On en
jugerait mieux encore si le tableau était placé plus bas.,
à portée du regard. Sigalon ne craint pas d'être analysé
par la critique et étudié par les connaisseurs. Il ne faut
pas nous dissimuler cependant qu'il est un peu lourd et
qu'il manque de distinction.
La Vision de saint Jérôme et le Christ en croix furent
exposés en 1831. Mais le produit minime de ces tableaux
ne pouvait encore soutenir Sigalon au milieu de la vie
parisienne et des dépenses que nécessite la grande pein-
ture. Après douze ans de luttes, il fut forcé de retourner
à Nîmes, « plus pauvre qu'il n'en était sorti, » comme
dit Jeanron dans une excellente notice sur son maître et
son ami. Il espérait y donner des leçons de dessin et y
faire des portraits. Mais, en 1834, la direction des Beaux-
Arts vint l'enlever à sa retraite en lui confiant la copie
du Jugement dernier et des autres fresques de Michel-
Ange dans la chapelle Sixtine. On dit que cette mission
difficile avait été refusée par plusieurs peintres privi-
légiés. Sigalon y a consacré quatre années d'un travail
opiniâtre, secondé par ses énergiques qualités de prati-
cien, et, en 1839, sa gigantesque copie fut plaquée
dans le fond d'une salle de l'École des Beaux-Arts. Tout
Paris accourut contempler la conception immortelle de
Michel-Ange, qui souleva, il faut bien le dire, d'absurdes
contestations. Oui, en France, au dix-neuvième siècle, il
s'est trouvé des impuissants, et de pitoyables orgueilleux,
-ocr page 272-
INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               229
qui n'ont pas été satisfaits du génie de Buonarotti. Siga-
lon fut bien étonné de ces niaiseries, quand il vint lui-
même pour assister au triomphe de l'illustre Floren-
tin, qui l'avait préservé, disait-il, « de mourir à l'hô-
pital". » Il repartit plus triste que jamais, et, quelques
mois après, il mourait à Rome, dans les bras de l'abbé
Lacordaire.
Gigoux a exposé, en 1841, un très-beau portrait de
Sigalon, dont la tête a été peinte d'après nature.
Géricault mourut presque à l'âge où Sigalon commen-
çait véritablement son métier. Quand il exposa la Mé-
duse f
en 1819, au même Salon où étaient la Galatée de
Girodet et YOdalisque de M. Ingres, un journal écrivit :
« M. Géricault est un jeune homme de grande espérance,
et qui promet beaucoup. » Il avait alors vingt-huit ans :
cinq ans après, il était mort.
C'est un préjugé très-singulier que de refuser à la jeu-
nesse le don des productions durables et supérieures.
Dans les arts surtout, la barbe grise n'est pas indis-
pensablement la compagne du talent. Il est curieux de
constater l'âge auquel moururent les plus grands
peintres. Nous citerons rapidement ceux dont nous avons
les dates dans la mémoire : Paulus Potter mourut à
vingt-huit ans, Valentin et Brouwer à trente-deux,ans,
Adrien van de Velde à trente-trois ans, comme Géricault,
le Giorgione à trente-quatre ans, Raphaël, le Parmesan
et Watteau à trente-sept ans, Lesueur à trente huit ans,
le Corrégeet le Garavage à quarante ans, Lucas de Leyde
à quarante et un ans, van Dyck et André del Sar te à
quarante-deux ans, Albert Cuyp à quarante-trois ans.
Et Hobbema, j'ai toujours pensé qu'il était mort fort
13.
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230 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
jeune ij sans quoi la trace de sa vie n'eût pas été com-
plètement perdue.
Il est vrai qu'on peut mettre en parallèle Rubens et
Prudhon, qui moururent à soixante-trois ans, Murillo et
Zurbaran à soixante-quatre ans, Léonard à soixante-
sept ans, Rembrandt à soixante-trois ans, Poussin à
soixante et onze ans, David à soixante-dix-sept ans,
Greuze à soixante-dix-neuf ans, le Primatice et Chardin
à quatre-vingts ans, Claude et le Tintoret à quatre-vingt-
deux ans, Michel-Ange à quatre-vingt-dix ans, Titien à
quatre-vingt-dix-neuf ans, et môme Jean Cousin, qui,
suivant le catalogue du Musée, aurait vécu cent vingt
ans, et Velazquez cent un ans 1 Nous accorderons volon-
tiers que ces deux dernières dates du catalogue officiel
soient des fautes typographiques. Mais un catalogue na-
tional et permanent devrait être parfaitement corrigé.
L'histoire des diverses fortunes de la Méduse n'est pas
gaie pour les hommes de talent. Après le Salon, M. Ho-
race Vernet s'entremit auprès du directeur du Musée,
M. de Forbin, pour faire acheter cette belle peinture. On
offrit à contre-cœur 5,000 francs, c'est-à-dire moins que
les frais d'exécution. Alors, Géricault partit pour l'An-
gleterre, où il avait déjà fait un voyage en compagnie
de son ami Charlet. En Angleterre, il exposa la. Méduse,
qui avait grande renommée à l'étranger. Cette exhibition
et quelques dessins lui rapportèrent plus de20,000 francs.
Quand il fut mort, la Méduse fut de nouveau proposée à
M. de Forbin, et, sur son refus, achetée aux enchères
1 Hobbema n'est mort qu'en 1709 1 1res vieux, par conséquent.
Voir une brochure de Scbelteraa, archiviste d'Amsterdam, annotée
par W. B.
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231
INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
par l'ami et même le collaborateur de Géricault, M. de
Dreux-Dorcy, en concurrence de marchands de tableaux
qui voulaient la couper en fragments et en faire des
études. Plus tard, la réputation de Géricault ayant grandi,
la direction des Musées se décida, et Dorcy fut heureux
de céder au Louvre le chef-d'œuvre de son ami, pour le
prix qu'il avait coûté, 6,000 francs.
Géricault a laissé, outre la Méduse, exécutée en six
mois, les deux grandes figures à cheval du Palais-Royal :
le Chasseur, exposé en 1822, le Cuirassier, en 1814, et
une foule d'études et de dessins, épars dans les collec-
tions particulières, chez MM. Scheffer, Marcille, Collot,
Barroilhet, Etienne Arago, etc.
Les deux études de Chevaux, exposées à la galerie des
Beaux-Arts, appartiennent à lord Seymour. Elles ont été
peintes d'après nature dans une écurie célèbre. Chacun
de ces nobles animaux porte un nom auquel se ratta-
chent ses exploits. Il y en a de toute couleur et de tout
reflet, orange, perle, citron, bleu-ciel, vert-d'eau, rose ;
la lumière glisse sur ces poils lustrés toutes les nuances
du prisme. Chacun a sa physionomie, sa tournure, son
style et le caractère original de sa race, naseaux brûlants,
fins jarrets, flancs d'acier. Dans la première étude, sept
chevaux sont vus par-devant et de face, avec leur têtes
expressives et leur poitrail impatient. Dans la seconde,
il y a trois rangées de huit chevaux vus de croupe. C'est
merveilleux et bien digne de l'enthousiasme des sports-
men.
Géricault eut toujours une furieuse passion pour los
chevaux. Au collège, il rêvait Franconi et s'attachait des
barres de fer le long des genoux en dedans, pour se cour-
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232              INTHODUCTION au salon de 1846.
ber les jambes en arc, à la manière des cavaliers. Il étu-
dia un instant chez Carie Vernet avant d'entrer chez
Guérin, où son instinct de coloriste le fît appeler « le
cuisinier de Rubens. » Ses premières peintures furent
des cavaliers et des chevaux. En 1814, il s'engagea dans
la cavalerie. Plus tard, on le voyait toujours à cheval
dans les Champs-Elysées ou au Bois. C'est en se prome-
nant à cheval, sur les bords de la Tamise, qu'il contracta
une sciatique, origine de sa longue maladie. C'est une
chute de cheval qui lui causa un abcès à la cuisse. C'est
à une course du Champ de Mars qu'il fut heurté violem-
ment à l'endroit de sa blessure, dont finalement il mou-
rut, après une année de souffrances cruelles.
La bibliothèque des Estampes possède une précieuse
lettre de conseils qu'il adressait, durant sa maladie, à
Eugène Isabey, et qui finit par cette apostrophe mélan-
colique : «Ta jeunesse aussi se passera, mon jeune ami!»
C'était le regret de n'avoir pas réalisé tous ses projets
de peintre qui tourmentait Géricault sur son lit de mort.
La douleur le trouva toujours d'un courage héroïque,
fortement exprimé sur sa belle tête d'aigle : au milieu
d'une opération chirurgicale, comme son médecin pâlis-
sait : « Tenez, lui dit-il, prenez ce flacon de sels, vous
en avez plus besoin que moi. » Mais tous ces sujets dra-
matiques qu'il avait esquissés autrefois, comme la Traite
des Nègres,
toutes ces batailles et ces courses de chevaux,
faisaient de terribles mêlées dans sa tête en délire. On
sait par le nombre de ses croquis de la Méduse, dont il a
retourné la composition sous mille aspects différents,
combien son imagination était vive et féconde \ il se pre-
nait à songer que, de tous ses rêves poétiques, un seul
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.              233
demeurait écrit sur la toile pour témoigner de son talent.
Encore la Méduse lui avait-elle valu peu d'encourage-
ment, un mot flatteur du roi Louis XVIII à l'exposition,
et ce jeu de mots d'un de ses camarades d'atelier : «Mon
cher Géricault, vous avez fait là un Naufrage qui n'en
sera pas un pour vous. »
On voit encore à l'Exposition des peintres un petit
Combat de cavalerie, esquisse de Géricault, appartenant
à M. Ferdinand Laneuville, et deux brusques dessins au
trait, des Chevaux en liberté et des Taureaux luttant avec
des hommes.
Continuons la triste histoire de ces vies agitées et de
ces morts funestes sur le champ de bataille des arts :
David, mort en exil; Gros, mort aux bords de la Seine;
Prudhon, mort de chagrin après le suicide de MUc Mayer ;
Sigalon, mort de découragement; Géricault, mort de
hasard; Léopold Robert s'est coupé la gorge pour un
mystérieux amour. Il semble que nous sommes à Ver-
sailles, dans cette galerie des généraux de l'Empire, où,
sur chaque socle des statues, on lit ; Tué à Austerlilz,
tué à Waterloo... Il n'y manque que la statue de Na-
poléon., tué à Sainte-Hélène par les Anglais.
Nous avons raconté longuement ailleurs la vie de Ro-
bert1 et son amour, et les diverses phases de son talent.
Le caractère de Robert est tout autre que celui de Géri-
cault; il a plutôt de l'analogie avec celui de Sigalon.
Léopold Robert était Suisse, fils d'artisan, comme Jean-
Jacques, son compatriote, esprit rêveur et timide comme
lui, travaillant comme lui à grand'peine,et arrivant dans
Dans les Beaux-Arts, publiés par Curraer.
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
234
son art jusqu'à la beauté, comme Jean-Jacques, dans
son style, jusqu'à l'éloquence. Il y a, dans les lettres de
Robert, plusieurs passages mélancoliques qui rappellent
les Confessions. Il écrivait, avant de mourir : « J'étais si
heureux, quand je pouvais travailler depuis le commen-
cement du jour jusqu'à la nuit, par passion, non point
par devoir. Hélas ! j'ai aspiré à des choses impossibles.
Je suis pris du mal qui attaque ceux qui désirent trop.
Et pourtant j'ai toujours aimé la simplicité. Une vie
douce et contemplative n'est-elle pas préférable aux
élans d'un cœur ambitieux? J'ai lu cette nuit la Bible,
et j'ai cherché dans ses sublimes exhortations une tran-
quillité d'esprit qui me fuit toujours. La religion et la
nature sont mes deux seules consolations. Les préceptes
de toutes les croyances peuvent concourir au bonheur
de l'homme, parce que tous tendent à amortir les pas-
sions, qui rendent quelquefois bien malheureux. »
Il faisait allusion à son amour et à son art.
Ailleurs, il écrit, comme le misanthrope Rousseau :
« On finit par se persuader qu'on n'est plus en rapport
avec personne... ; mais on n'échappe point à sa des-
tinée. »
Au moment où il exécutait à Venise sa fatale résolu-
tion, le 20 mars 1835, le tableau des Pêcheurs de l'Adria-
tique
arrivait à Paris. On se rappelle l'enthousiasme
qu'excita ce chef-d'œuvre, qui est comme le testament
de l'auteur. L'exposition à la mairie du 2e arrondissement
produisit 16,000 francs pour les pauvres. Nous préférons
de beaucoup les Pêcheurs de VAdriatique aux Moisson-
neurs, h.
la Madone de Γ Arc et aux autres productions de
Léopold Robert, il y a dans cette œuvre suprême une
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.               233
tristesse ineffable et comme un cri de désespoir. Ces pê-
cheurs ne reviendront point.
Aucune des compositions de Robert n'a été plus tra-
vaillée que celle-là. M. Marcotte en possède plusieurs
dessins et esquisses superbes, que son ami lui envoyait
d'Italie, chaque fois qu'il modifiait l'ordonnance de son
image. C'est M. Marcotte qui est le plus riche des ama-
teurs en peinture de Léopold Robert. Il est regrettable qu'il
n'ait pas prêté à l'Exposition la Mère heureuse ou la Mère
tenant sur ses genoux son enfant mort ;
car on ne saurait
juger Robert sur la Scène de Brigands empruntée à M. le
baron de Foucaucourt. Cette faible peinture est datée de
Rome, 1820; Léopold Robert n'avait que vingt-six ans, et
il n'était que depuis deux ans en Italie, où il était allé,
dit-il, « avec l'idée d'y vaincre ou d'y mourir. »
Ses qualités particulières, l'ordonnance, le sentiment,
la beauté, sont absentes de làScène de Brigands, quoiqu'il
ait souvent réussi plus tard dans des scènes analogues.
Il faut voir Robert dans les sujets médités qui exigent
une belle disposition des groupes et des figures, un agen-
cement régulier des lignes; aussi son maître de prédi-
lection fut-il toujours le Poussin, que personne n'a sur-
passé pour l'ordonnance d'un tableau. C'est le Poussin
qui lui avait enseigné la composition pyramidale qu'on
admire dans Y Improvisateur napolitain, dans les Mois-
. sonneurs, dans la Madone de l'Arc, dans les Pêcheurs de
l'Adriatique :
une figure principale au sommet et des
groupes symétriques qui se balancent de chaque côté.
Ce système, en quelque sorte architectural, est aussi
celui de Raphaël dans tous ses grands ouvrages. Le
Poussin et Raphaël ne Pavaient d'ailleurs point inventé*
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236 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
C'est le système de tous les bas-reliefs antiques. Bien
plus, c'est le système de toutes les créations de la na-
ture -, car les hommes ne font que découvrir les lois
éternelles de la divine harmonie.
Il faut voir encore Robert dans le style de ses figures
prises isolément, dans le caractère de noble beauté qu'il
a imprimé à la tournure de ses paysannes romaines et
de ses rudes travailleurs. Mais,, si Robert est un grand
poëte, on peut dire aussi qu'il est un faible praticien
dans son art. Son dessin et sa couleur, tant vantés, sont
fort reprochables; l'un est souvent incorrect et maladroit:
il suffît d'examiner le galbe des pieds ou des mains;
l'autre, la couleur, manque de demi-teintes et de variété.
Léopold Robert nous paraît très-bien apprécié dans cette
remarque d'un critique de nos amis : «Pendant toute sa
vie, Robert n'a eu qu'un sentiment, dont il est mort : il
a rêvé la perfection. Il a, comme il le dit, aspiré à des
choses impossibles. Il a trop désiré, et ce désir immodéré,
qu'il a transporté dans son art, il n'a jamais pu le satis-
faire, pas plus dans son art que dans son malheureux
amour. Mais cependant il doit à cette insatiable aspira-
tion, d'avoir approché de son type de beauté humaine,
s'il ne l'a pas atteint. »
Charlet, dont la perte récente a été sentie par tous les
artistes, était moins ambitieux : voilà un homme d'im-
provisation^ un talent spontané, facile et spirituel. Char-
let est une espèce de journaliste qui fait de la vive po-
lémique avec son crayon. Otez à Charlet son patriotisme
et son cœur de plébéien, vous n'avez plus qu'un obser-
vateur ingénieux et un dessinateur adroit. Charlet a fait
de la comédie pendant que Gros faisait de l'histoire. On
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.                237
l'a quelquefois comparé à Béranger. Assurément, il est
de la même famille; mais le sentiment de Béranger est
bien plus profond, plus humain, plus durable, outre que
le style du poëte est d'une qualité tout autre que le style
du peintre. Béranger est de son temps, mais il est do
tous les temps. Charlet est de la Restauration : grognard
posthume, qui vint au monde en 92, au moment où les
troupes républicaines partaient pour promener en Eu-
rope le principe populaire, et qui devait continuer la
guerre contre les Bourbons dans leur propre royaume,
après s'être battu à Clichy contre les alliés. Charlet est le
fils d'un dragon et le filleul d'un maître d'armes. Fiez-
vous à lui pour venger nos revers par un sarcasme per-
sévérant. C'est lui qui a fait le mot de Cambronne, in-
scrit sous un pamphlet dont le succès fut prodigieux :
« La garde meurt et ne se rend pas. » La réputation de
Charlet date de cette première lithographie, et, durant
quinze ans, il a représenté à merveille Fesprit national. Les
chansons et les images ont fait autant de mal aux Bour-
bons que la presse et la tribune. Charlet a sa place dans
l'histoire politique aussi bien que dans l'histoire de l'art.
Les dessins et les lithographies de Charlet sont innom-
brables. Il en a laissé, dans sa succession, des cartons
pleins, dont il eût été bien intéressant de conserver le
catalogue. Il a exposé, en 1836, un Episode de la guerre
de Russie,
belle peinture à l'huile, qui est au Musée de
Lyon; en 1837, le Passage du Rhin, qui ne ressemble
pas à celui de Boileau ; eu 1843, le Ravin; mais cepen-
dant ses tableaux sont fort rares et se vendront assez
cher.
Charlet a dessiné jusqu'au dernier moment. La veille
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238 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
de sa mort, il a fait les deux dessins de l'Exposition, dé-
diés à Mme Belloc, et intitulés la Tête et la Queue de la
République ;
ici un marquis, là un sans-culotte; au dé-
but, le peuple; à la fin, une aristocratie nouvelle. Char-
iot a toujours été de l'opposition. Il disait aussi qu'il n'y
a point de juste-milieu dans les arts. M. Delaroche n'a
jamais été de son avis.
III
M, Ingres.
Une seule qualité véritablement eminente et distinc-
tive suffit pour faire vivre un homme dans l'avenir.
M. Ingres a de quoi vivre. On peut aimer plus ou moins
sa peinture ; son nom restera. M. Ingres ne sera point
effacé de la tradition ; mais il y sera toujours contesté.
On remarque, d'ailleurs, tout le long de l'histoire et dans
tous les ordres de faits, cette hésitation de l'esprit hu-
main sur certaines choses et sur certains hommes, cette
sorte d'ambiguïté de jugement. En beaucoup de procès
historiques, on ne trouve point de Salomon qui sache
deviner la vraie mère. Il y a toujours eu, depuis dix-huit
siècles, deux voix contradictoires sur Brutus et sur César,
comme dit l'Encyclopédie de Pierre Leroux ; qui a raison
de César ou de Brutus? deux voix sur Machiavel, dont
on a pratiqué les préceptes au profit des convictions les
plus différentes : pendant que Voltaire réfutait Vinfâme
Machiavel, avec Frédéric qui ne valait guère mieux,
Rousseau écrivait : « Le livre du prince est le livre des
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.                239
républicains. «Et, sans aller si loin, sans sortir du domaine
de la peinture, il y a toujours eu deux voix sur le Cara-
vage et les peintres fougueux, sur les Carrache et l'école
bolonaise, sur Pierre de Cortone et les maniéristes qui
eurent tant de célébrité, et qui, finalement, ont produit
la décadence. Watteau et Boucher, David et son école,
n'ont-ils pas subi déjà deux ou trois ballottages dans
l'estime publique? Il arrive donc souvent qu'un homme
puisse avoir des titres à l'histoire, même avec un génie
fort incomplet, même avec une influence pernicieuse.
Mais il y a toujours dans un nom historique, quelles que
soient les imperfections du personnage, une cause effi-
cace et particulière de durée, et c'est celte cause qu'il
faut pénétrer.
M. Ingres représente un élément essentiel de la
poésie. 11 est à la recherche du style, de la correction,
de la tournure, de la beauté. Il est vrai que la beauté,
comme il paraît la comprendre, est circonscrite dans une
combinaison étroite de la forme, abstraction faite de
toutes les autres qualités vivantes et infiniment variées
de la nature. Le système, à notre avis, même à ne con-
sidérer que l'esthétique et la poésie, sans les conditions
de son art, est radicalement vicieux. Mais M. Ingres
apporte dans sa conviction tant de violence et de ténacité,
que ses œuvres ont toujours du caractère. Nous Pavons
comparé ailleurs à M. Guizot, avec qui certainement il
a beaucoup de ressemblance. Nous avons signalé aussi,
dans notre premier paragraphe, ses analogies avec Da-
vid, en ce sens que tous les deux ont un principe d'inspi-
ration que leur pratique trahit sans cesse. David voulait
dansles arts la signification sociale, la moralité, Pensei-
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240               INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
gnement historique; mais le peintre reste bien au-des-
sous du théoricien, M. Ingres désire la beauté pour elle-
même, sans aucun tourment social, sans souci des pas-
sions qui agitent les hommes, et de la destinée qui
mène le monde. Il ambitionne la perfection plastique.
Mais vraiment son exécution ne répond pas à sa vo-
lonté.
Au fond, M. Ingres est l'artiste le plus romantique du
dix-neuvième siècle., si le romantisme est Famour exclu-
sif de la forme, l'indifférence absolue sur tous les mys-
tères de la vie humaine, le scepticisme en philosophie et
en politique, le détachement égoïste de tous les senti-
ments communs et solidaires. La doctrine de l'art pour
l'art est, en effet, une sorte de brahmanisme matérialiste,
qui absorbe ses adeptes, non point dans la contempla-
tion des choses éternelles, mais dans la monomanie de
la forme extérieure et périssable. Il est remarquable que
le romantisme, dont on ne saurait contester la bonne in-
fluence quant au style, n'a pas produit un seul homme de
conviction sociale. Leurs poètes ont chanté tous les enfants
du miracle, toutes les grandeurs et toutes les iniquités.
L'art pour l'art, en dehors des hommes, est une hérésie
singulière dans la patrie de Rabelais, de Corneille et de
Molière, de Voltaire et de Rousseau, de Poussin et de
David. Les arts en France ont toujours eu la tendance
philosophique, et, le plus souvent, ils ont même été une
arme de guerre sociale : prédications ou pamphlets.
Les romans des grands écrivains du dix-huitième siècle
sont toujours une thèse d'utilité générale ou de perfec-
tionnement moral. Scribitur adprobandum. Le dix-neu-
vième siècle, qui a tant à faire partout, dans ses institu-
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.                241
tions et dans ses mœurs, aurait bien dû conserver la
noble inspiration de ses prédécesseurs.
M. Ingres est donc tout à fait au rebours de la tradi-
tion nationale, et particulièrement de la doctrine récente
de Louis David.^C'était là pourtant ce qui devait survivre
de David dans l'école française, l'amour des choses
généreuses, l'enthousiasme pour tous les dévouements
héroïques. A Brutus, à Socrate, à Léonidas, ont succédé
les Odalisques. L'artiste n'a plus d'opinion; il ne relève
que de sa fantaisie, et, ainsi isolé des autres hommes, il
méprise, du haut de son orgueil, tous les accidents de la
vie commune. Par exemple, durant l'invasion de la
patrie en 1814, M. Ingres peignait VArétin, la Fornarina
et Henri IV. Dans le même temps, comme nous l'avons
déjà dit, David ressuscitait Léonidas. L'un criait : Vive
Henri IV le vert-galant ! l'autre : Vivent la patrie et la
liberté!
Nous insistons sur cette remarque, parce que, en défi-
nitive, la pensée, l'inspiration, le sentiment, le génie,
l'invention, comme on voudra, sont toujours le fond
des arts, dans les lettres comme dans la peinture. Les
arts ne sont que l'expression de la vie intérieure qui
s'agite au sein de l'homme pour se communiquer aux
autres hommes. Malheureusement, en ce temps-ci, la
forme emporte le fond, et personne ne paraît même
songer à cette dégradation de Fart national. Si l'on dis-
cute, c'est tout au plus sur le procédé, sur l'adresse de
l'exécution. La littérature en faveur n'a pas d'autre mé-
rite; la peinture n'a pas d'autre inquiétude. Nous
sommes fort à l'aise pour nos critiques en cette matière,
parce que nous pensons avoir prouvé que personne plus
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
242
que nous n'estime la pratique elle-même dans les arts,
la couleur, le mouvement, l'abondance, l'esprit en pein-
ture. Nous ne méprisons point les odalisques et les ber-
gères; Watteau et Boucher nous semblent môme préfé-
rables aux lourds compilateurs qui s'imaginent faire un
tableau avec une grosse idée ou une intention honnête.
L'intention ne saurait être réputée pour le fait, quand il
s'agit d'art, c'est-à-dire de réalisation, de création. Il
faut que l'enfant vienne au monde avec toutes les condi-
tions de vitalité. Nous sommes assez exigeant, toutefois,
pour souhaiter qu'il ait une âme. Est-ce trop?
Eh bien, quel est le principe de vie qui anime
M. Ingres et son école? Que pense-t-il de la société an-
tique, du moyen âge et de notre temps? Vous ne pouvez
donner à la beauté son caractère, sans toucher au vrai
et au juste. Le beau est la splendeur du vrai, comme
disait Platon. Où sont la vérité et la justice, pour les
revêtir de beauté? Si vous ne croyez à rien, où mettrez-
vous le signe de la beauté? sur le bien ou sur le mal?
Vous me présentez une image : à quoi faut-il que je
m'intéresse? à la victime ou au bourreau ? à la passion
ou àl'égoïsme? Pour faire une image, il faut donc avoir
un sentiment quelconque, qui saisira·ensuite le specta-
teur. Voici la Mort de Soerate, de David ; c'est une apo-
théose : en contemplant ce tableau, il est impossible de
ne pas prendre parti pour le philosophe et pour la vé-
rité. La Mort de Sacrale, peinte par un sceptique, ne
signifierait rien du tout. Voici le Léonidas de David ;
courons vite à la frontière, défendre la patrie contre
l'étranger î Voici le Massacre de Scio, d'Eugène Dela-
croix; n'êtes-vous pas révolté contre les oppresseurs?
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846,                243
Ce n'est pas à dire que l'âme de l'artiste vivifie seule-
ment les sujets historiques et directement significatifs.
On peut mettre beaucoup de sentiment humain dans une
scène la plus simple du monde, dans une figure quel-
conque, et même dans le paysage. Mais encore faut-il
que l'artiste ait premièrement éprouvé lui-même une im-
pression, sans quoi le daguerréotype suffit à reproduire
l'image.
On peut donc reprocher à M. Ingres son indifférence
en matière de religion, de philosophie, de politique, de
morale, d'histoire, et de tout ce qui intéresse profondé-
ment l'homme et la société. La position de M. Ingres est
si eminente dans notre école, qu'il est responsable de la
direction où s'engagent une foule d'artistes. Un mauvais
principe, une fois accepté, peut compromettre toute une
génération. A notre avis, il importe de ne pas laisser
croire aux peintres qu'ils peuvent réussir parla recherche
exclusive de la forme, ou par des qualités de pratique
plus ou moins heureuses. « Celui qui se contente de voir
l'extérieur, de peindre la forme, ne saura pas même la
voir, » dit avec raison M. Michelet dans son livre du
Peuple. Encore une fois, le scepticisme est funeste dans
les arts comme dans toutes les autres manifestations de
l'esprit humain.
Les procédés de M. Ingres, les moyens spéciaux de
son art, la théorie de son exécution, nous paraissent aussi
très-discutables. On ne discute, d'ailleurs, que les grands
hommes. M. Ingres méconnaît le domaine particulier de
la peinture, comme dit M. Guizot. Quel beau bas-relief
à faire pour un sculpteur avec VApothéose d'Homère !
Quelle statue toute moulée dans Γ'Odalisque!M. Ingres
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244 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
était peut-être un statuaire, C'est assurément le procédé
des statuaires qui le préoccupe dans la peinture, et
même, le croirait-on? dans la musique. M. Ingres est
très-musicien, et son bonheur est de faire sa partie de
violon dans quelque quatuor de Haydn. ïl aime à causer
musique autant que peinture, et il répète souvent : « Ce
qui me séduit dans la musique, c'est le dessin, la ligne. »
Le mot est caractéristique, et il peint à merveille la pas-
sion excessive de l'illustre artiste pour la forme, qui est
pourtant secondaire en peinture, et surtout en musique.
11 y a, en effet, du dessin dans la musique, comme il
y en a en littérature, comme il y en a en peinture. Un
morceau de musique, une phrase, peuvent être bien
dessinés dans l'ensemble et le détail. La proportion est
une condition de tous les arts; mais le moyen de la mu-
sique, c'est le son avec toutes ses combinaisons et ses
rhythmes qui le dessinent et le circonscrivent. Le moyen
de la peinture, c'est la couleur avec le dessin, qui la
limitent et la circonscrivent.
Le dessin est en peinture ce que la mesure est en mu-
sique ; pas autre chose. Qu'est-ce que la mesure sans le
son? le vide, l'impossible. La mesure est la borne du
son; de même, le dessin est le cadre de la couleur. Si la
poésie, prise en général, est une, les arts sont multiples,
et leurs moyens d'expression, différents. Faire de la pein-
ture sans la couleur, comme procédé fondamental,
comme point de départ, c'est nier son art lui-même; car
la peinture est une convention qui ne s'explique que
par la lumière, c'est-à-dire par la couleur. C'est la lu-
mière qui fait comprendre le relief et l'espace sur une
surface plane. On ne songe pas assez au tour de force
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
245
incroyable de la peinture, qui arrive à matérialiser Fair
infini et la profondeur du ciel sur une toile sans profon-
deur ; artifice merveilleux, exigeant même une certaine
éducation de la part de ceux qui regardent les images
ainsi réalisées. On sait que les enfants, les sauvages et
quelquefois les paysans, ont beaucoup de peine à saisir
ce qui est représenté dans un tableau. J'ai rencontre, dans
les montagnes, des pâtres si étonnés de voir peindre la
perspective et l'espace sur des études prises devant eux
d'après nature, qu'ils croyaient à un sortilège.
La peinture est une magicienne bien surprenante,
dont tous les secrets sont dans la couleur.
Les poètes aussi sortent parfois du domaine spécial de
leur art, en faisant des vers uniquement avec des mots
sonores. Cela peut être de la musique. M. Lamartine-en
offre des exemples. George Sand est souvent peintre, et
M. Hugo, sculpteur, comme M. Lamartine est musicien.
La peinture de M. Ingres a plus de rapport qu'on ne
pense avec les peintures primitives des peuples orien-
taux, qui sont une espèce de sculpture coloriée. Chez les
Indiens, les Chinois, les Egyptiens, les Etrusques, par où
commencent les arts ? par le bas-relief sur lequel on
applique la couleur ; puis, on supprime le relief, et il ne
reste que le galbe extérieur, le trait, la ligne ; appliquez
la couleur dans l'intérieur de ce dessin élémentaire,
voilà la peinture; mais l'air et l'espace n'y sont point.
Les tableaux chinois conservent encore ce caractère, si
bien écrit surles vases étrusques, où les figures, colo-
riées de teintes plates, n'ont pas d'autre prétention que
de singer la statuaire et la ciselure.
J'ai entendu plusieurs personnes, à l'Exposition, com-
14
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246               INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
parer la Stratoniceh\a. peinture chinoise et à la peinture
étrusque : Tune si fine de ton, si minutieuse dans le dé-
tail; l'autre si accusée dans la ligue, si précise dans la
tournure, un peu étrange, mais toujours superbe ; toutes
deux privées cependant des artifices de l'air et de l'espace.
Les mêmes défauts, tenant aux mêmes .causes, c'est-
à-dire au même procédé, sont faciles à signaler dans les
tableaux de M. Ingres. Prenons la Stratonice, le plus
beau tableau de l'Exposition : tout est sur le même plan,
le lit, les colonnes, les personnages du drame et les per-
sonnages qui sont censés peints sur les lambris. Prenons
la seconde Odalisque : l'eunuque noir touche à la belle
sultane, et cependant il est plus petit de moitié ; car,
dans l'intention de M. Ingres, il est à une certaine dis-
tance. Faute de perspective. Dans la fameuse Clytem-
nestre,
de Guérin,il y avait un effet analogue : la Cly-
temnestre saisit Le rideau qui la sépare du lit d'Agu-
memnon; on dirait qu'elle va mettre la main sur
l'homme endormi, et cependant la proportion du corps
d'Agamemnon indique un éloignement considérable.
C'est donc la couleur ou la lumière qui classe les objets à
Jeur plan. Les coloristes ne tombent jamais dans ces
aberrations.
Le manque de perspective, qui trouble l'effet des ta-
bleaux de M. Ingres, tient encore à ce que le peintre rend
trop minutieusemeut les détails, et avec la même valeur
,deton? quelle que soit leur localité. Ainsi, entre l'oda-
lisque et l'eunuque noir, on compte exactement les des-
sins du tapis : il y a entre eux cinq ou six carreaux qui
peuvent faire une distance de cinq à six pieds. Pourquoi
donc l'eunuque est-il si petit?
-ocr page 290-
INTRODUCTION AU SALON Ï)E 1846.                247
La galerie des Beaüx-Arts renferme Onze peintures
de M. Ingres : Œdipe expliquant l''énigme, appartenant
à M™e la duchesse d'Orléans; la' Chapelle Sixtine, à
M. Marcotte ; Y Odalisque, à M. le comté Pourtalès ; le
Philippe V, à M. le duc de FitZ-James; Françoise dé
Rimini,
à M. le comte Turpin de Crissé ; Jehan Pastou-
rel et Charles
F, à M. le marquis de Pastôret ; le portrait
de M. Bertin l'aîné; le portrait de M. lé comte Mole;
VOdalisque, appartenant à M. Marcotte ; la Stratonice^ à
Mme la duchesse d'Orléans, et le portrait de Mmo la vi-
comtesse d'Haussonville, Nous les avons rangés à des-
sein dans leur ordre chronologique pour suivre le déve-
loppement du talent de l'auteur.
UOEdipe date de 1808 ; M. Ingres avait alors environ
vingt-neuf ans. Il avait quitté Montaubàn à l'âge de seize
ans, pour étudier dans l'atelier de David, contre le style
duquel sa vie tout entière devait être une longue pro-
testation. En 1800, il remporta le prix de Rome, où il
ne put aller qu'en 1806, après la réorganisatiOrT de l'écolo
française
à la villa Médicis. lion tableau de concours,
exposé encore aujourd'hui à l'école des Beaux-Arts, re-
présente Achille recevant dans sa tente les ambassadeurs
d'Agamemnon. Lorsque Flaxmàft vint en France, il dé-
clara que cet Achille de M. Ingres était la plus belle
chose qu'il eût vue à Paris. Il faut remarquer que Flax-
man était sculpteur et Anglais.
M. Ingres demeura en Italie jusqu'à l'année 1824, et
il y retourna en qualité de directeur de notre école,
après le succès du Saint Symphorien au Salon de 1835.
Cet exil volontaire explique en partie ses prédilections et
le caractère de son Styles étranger à la tradition frdn*
-ocr page 291-
248 INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
çaise. Poussin aussi resta longtemps à Rome, et il fut
influencé parla manière de Raphaël, mais sans atteinte
à l'originalité de son propre génie.
La composition de VŒdipe est très-saisissante. Il y a
un mystère terrible entre l'homme et le sphinx. Œdipe,
nu et de grandeur naturelle, est vu de profil, dans l'at-
titude d'une profonde réflexion. Le sphinx, à lête et ma-
melles de femme, avance déjà sa griffe de lion vers l'au-
dacieux jeune homme. La chair et les rochers sont à peu
près du même ton, tirant sur le pain d'épice. Les che-
veux d'OEdipe paraissent en bois travaillé, et son oreille
est perdue hors de la ligne naturelle et régulière.
La Chapelle Sixtine fut exposée en 1814, quoiqu'elle
soit datée 1820, à ce que je crois. C'est sans doute à cette
dernière époque que l'auteur compléta sa composition
en ajoutant la rangée de figures, au bas à gauche. La
quatrième tête de chanoine est le portrait de M. Ingres.
Quelques personnes admirent dans la Sixtine les quali-
tés de la cdïïleur. Le ton local est, en effet, plus vigou-
reux que dans les autres tableaux du peintre. Mais, ce
qui conslituo le coloriste, c'est la valeur relative des
tons, l'harmonie et la distribution de la lumière, d'où
résulte la perspective. Or, ici encore, les fresques de
Michel-Ange ont presque la même valeur que les per-
sonnages disséminés aux divers plans.
VOdalisque, de M. Pourtalès, datée 1814, Roma, ne
fut exposée qu'en 1819, avec le Philippe V, daté 1818.
Il est curieux de retrouver l'opinion de la presse sur
VOdalisque tant vantée aujourd'hui. Le Journal de Pa-
ris,
le seul qui eût osé critiquer, avec réserve toutefois,
la Galatée de Girodet, disait de VOdalisque : « Malgré
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846.                249
toute ma disposition à l'indulgence, je ne ferai point de
compliments à M. Ingres, qui, parvenu à l'âge où le
talent des artistes doit être dans toute sa force, semble
prendre à tâche de nous ramener au goût de la peinture
gothique. Il n'y a qu'un sentiment sur le compte de son
Odalisque, et je ne doute pas qu'il ne s'empressât de la
soustraire à nos regards, s'il entendait seulement une
partie des propos qu'elle fait tenir dans le public. »
Depuis vingt-sept ans, la critique a bien changé;
mais je doute que le public d'aujourd'hui soit beaucoup
plus indulgent pour VOdalisque. Le procédé de cette
peinture est si étrange, le modelé si insaisissable, les ac-
cessoires sont d'un ton si cru, qu'on s'y accoutume dif-
ficilement. Cela ne ressemble point au velouté de la
chair vivante. Le dessous des pieds est comme une ves-
sie pleine ; l'oreille est trop haute, comme dans VŒ-
dipe;
les cheveux sont vert-d'eau, comme dans le por-
trait de Mme d'Haussonville ; le bras droit est trop long
et trop roide, mais il est terminé par une main superbe,
La tournure générale a du style et de la grandeur. Ce-
pendant on se demande ce que le peintre a voulu expri-
mer dans celte figure sans caractère précis. Est-ce la
volupté, la beauté, le calme, la mélancolie? Femme,
qui es-tu, et que me veux-tu?
Le Philippe F donnant une décoration quelconque au
maréchal de Berwick, est semé de plaques rouges, si
effrayantes pour un œil en bonne santé, que nous n'a-
vons pas osé nous arrêter sur le détail. Nous avons seule-
ment remarqué que le Berwick prosterné avait au moins
dix-huit têtes de hauteur, et point de cervelle. On ne vi-
vrait pas avec un crâne si horriblement aplati.
14.
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250               INTRODUCTION AU SALON DÉ 1846.
La Françoise de Rimini est de 1819. Lé jeune homme
qui l'embrasse a la tête d'un mouton. L'ensemble rap-
pelle un peu les miniatures des anciens manuscrits. Le
Charles V et Jehan Pastourel est de 1821 s Le caractère
historique y est bien conservé. Plusieuis figures sont
fermement tournées.
La réputation de M. Ingres ne commença guère qu'a-
près la révolution de Juillet, quoique VApothcuse soit
do 1827. Le portrait de M. Bertin l'aîné, peint eu 1832,
fut son premier succès public. M. Ingres a copié la na-
ture, qui ne se trouvait pas dans le style antique, et il
lui a donné un grand caractère. Les ombres de la tête
sont de la couleur de l'acajou du fauteuil, et le fond est
d'un ton peu agréable. Ce portrait cependant est utte
œuvre très-forte, où l'individualité du personnage est
empreinte avec une rare énergie. M. Ilenriquel Dupont
vient d'en publier une belle gravure.
On admire les mêmes qualités dans le portrait de
M. Mole, une grande sobriété d'entourages et la repré-
sentation très - intelligente de la personnalité que le
peintre avait devant les yeux.
La seconde Odalisque, datée 1839, avait été commen-
cée bien longtemps auparavant : la composition en fut
modifiée plusieurs fois, et la toile a même été agrandie
de deux pouces tout alentour, le sujet no pouvant tenir
dans la proportion primitive. Il y a des qualités exquises
dans le dessin de la sultane couchée. Le bras gauche et
la main, jetés comme une couronne au-dessus de la tête,
ont une distinction parfaite t, au contraire , la main
gauche qui repose sous le cou est incompréhensible et
ne présente qu'un moignon disgracieux. Le modelé du
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INTRODUCTION AU SALON DE 4846.                251
ventre est fort risqué et le nombril paraît égaré datis le
flanc droit. Le visage et les yeux montrent bien là non-
chalance et la volupté d'une courtisane qui sort du bain.
Il faudrait voir cependant cet intérieur de harem à côté
des Femme? d'Alger, d'Eugène Delacroix.
Il existe une répétition dé cette Odalisque avec des
changements, peinte en 1841 par M. Ingres lui-même,
pour la cour de Wurtemberg. Les amateurs ont pu, la
voir exposée chez Ms Léopold, au boulevard Italien. Le
fond est un paysage qui donne un peu d'air et d'espace.
Nous croyons qu'il a été exécuté par M. Flandrm, le
meilleur paysagiste de l'école ingriste. Cette répétition
de VOdalisque, est aujourd'hui chez M. Delessert fils.
Suivant nous, la Stratonice est, de tous les tableaux
de M. Ingres, celui où son système est le mieux en évi-
dence, avec ses qualités et ses défauts. Le mouvement
du jeune Antiochus, qui dresse son bras gauche sur sa
tête maladive et effarée, pour ne pas voir Stratonice qui
passe, pensive, au pied du lit, est sublime. Érasislrate,
le médecin, debout derrière lui, le couvre de sa protec-
tion et fait un geste d'élonnement. Il devine, en ce mo-
ment môme, la cause de la maladie. Par une délicatesse
de composition qui est un trait de génie, le père d'An-
tiochus, le mari de Stralonice, prosterné sur le lit, la
tête cachée dans les draperies, n'aperçoit rien de ce
drame mystérieux, et Stratonice elle-même se tient de-
bout et détournée, dans l'attitude d'une rêverie mélan-
colique. Cette figure de Stratonice est admirable de sim-
plicité et de calme. La tête est appuyée sur la main
droite, à la manière des statues antiques qui symbolisent
la pensée ou la méditation intime. Sa draperie, d'un
Îilitrir'f' '? .yÎ^ÉlliÉ^
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252                INTRODUCTION AU SALON DE 1846.
bleu fin argenté, est d'un ensemble très-gracieux, quoi-
qu'elle ne laisse pas assez transparaître le modelé de la
forme. Par malheur, le bras gauche est perdu, et la
main vient on ne sait d'où. A gauche, un jeune garçon,
planté sur ses jarrets effilés, par la bordure comme des
piquets, verse des parfums dans une cassolette à trépied ;
sa tête est fine et l'attache de sa main très-distinguée.
A droite, le jeune homme en manteau violet, vu de dos,
est collé au lambris comme une draperie suspendue à
un clou, comme la draperie bleue, jetée négligemment
sur la chaise du premier plan ; on devine, encore du
même côté, un fragment de figure de femme assise sous
un guéridon et écrasée par une colonne ; car c'est le re-
lief qui manque aux corps dans cette singulière pein-
ture. Il faut y regarder à deux fois pour soupçonner
qu'il y a un homme sous le manteau du père agenouillé
contre le lit ; j'ai vu des amateurs qui l'ont pris pour une
couverture drapée. Mais avec quel acharnement sont
terminés tous les détails du mobilier, la frise du lit, les
colonnettes des portes, les décorations copiées sur Tan-
tique! M. Ingres n'a pas su faire le sacrifice des acces-
soires pour concentrer l'intérêt sur ce drame de famille,
si bien compris et si bien ordonné. Au contraire, il a sa-
crifié la pensée à des minuties locales, qui peuvent avoir
l'approbation des archéologues, mais qui détruisent tout
l'effet principal.
Nous trouverions puéril d'entrer dans la critique des
parties secondaires; cependant l'oreille de Stratonice
est encore perdue trop haut en arrière ; les doigts de sa
petite main, si heureusement infléchie sous le menton,
sont peu correctement dessinés.
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INTRODUCTION AU SALON DE 1846,                253
Girodet aussi avait fait à Naples une Stratonice pour
son ami Cirillo. Il serait curieux de la comparer à celle
de M. Ingres.
Enfin^ le portrait de Mm0 d'Haussonville présente en-
core le talent do M. Ingres sous un nouvel aspect. Ici,
l'auteur a cherché la grâce et le charme ; il a prodigue
les détails, les vases de fleurs et les glaces, tandis qu'il
affecte l'austérité dans ses portraits d'hommes. Le sujet
y prêtait sans doute; mais la manière de M. Ingres ne
s'arrange guère de ces coquetteries. La pose de
Mme d'Haussonville est presque la même que celle de
Stratonice. Le bras nu qui supporte la tête a de l'agré-
ment ; il sort d'un corsage lilas dont la couleur se
heurte violemment contre le velours bleu qui recouvre
la console. Le portrait de MmC d'Haussonville est le der-
nier ouvrage de M. Ingres, et il porte la date de 1845.
Pour compléter son oeuvre, on a exposé dans la ro-
tonde d'entrée trois beaux dessins de M. Calamatta, d'a-
près le Vœu de Louis XIII, exposé en 1824, d'après le
Saint Symphorien et d'après la Vierge à Vhostie, qui est
maintenant à Saint-Pétersbourg. Il faudrait encore
ajouter aux titres de M. Ingres : Jupiter et Thétis, le
Triomphe de Romulus, et quelques tableaux plus ou
moins mythologiques, peints autrefois en Italie, le beau
portrait de Chérubini, le portrait du duc d'Orléans ,
l'Apothéose d'Homère, et les peintures en exécution au
château de M. le duc de Luynes. Rubens avait fait trois
mille tableaux quand il mourut, à l'âge de soixante-
trois ans. On compte, je crois, environ quinze cents
gravures d'après lui. Il est vrai que Rubens n'est qu'un
coloriste.
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                          ——
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SALON DE 1846
I
Revue générale.
L'exposition de 1846 est la soixante-neuvième exposi-
tion publique de peinture et de sculpture dans les salles
du Louvre. La première exposition date do 1699. Dès
1637, les artistes, réunis en corps académique, avaient
fait une exhibition dont le livret rarissime a pour titre ;
« Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans
la court du Palais-Royal par MM. les peintres et sculp-
teurs de l'Académie royale. » Lebrun y avait mis la
Défaite de Porus, le Passage du Granique, la Bataille
4'Arùelles
et le Triomphe d'Alexandre, quatre toiles qui
ont environ cent trente pieds de long. Charles Lebrun
était l'Horace Vernet de ce temps-là.
Une seconde exposition au Louvre eut lieu avant la
mort de Louis XIV, en 1704. Sous la Régence, il n'y en
eut pas. Sous Louis XV, on compte vingt-quatre Salons,
de 1737 à 1773 ; sous Louis XVI, nôuf, de 1775 à 1791.
C'est d'ans la série de ces curieux catalogues, devenus
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256                             SALON DE 1846.
très-rares, qu'il faut étudier Pécole française du dix-
huitième siècle. Quoique le privilège de ces expositions
solennelles fût réservé aux seuls académiciens, on y ren-
contre, à côté de noms oubliés aujourd'hui, tous les
noms qui ont conservé quelque célébrité. Tout le monde
a passé par l'Académie : Watteau lui-môme, avec le titre
de peintre des fêtes galantes ; mais Watteau, cependant,
ne figure pas dans la collection ; car, en 1704, il n'avait
que vingt ans, et il mourut en 1721.
A l'exposition du 8 septembre 1791, tous les artistes
français, membres ou non de l'Académie, furent admis
à présenter leurs œuvres, en vertu d'un décret de l'As-
semblée nationale, qui confiait au Directoire du dépar-
tement de Paris la direction et la surveillance du Salon,
quant à l'ordre, au respect dû aux lois et aux mœurs.
Sous la République, le Directoire et le Consulat, huit
expositions, de 1793 à 1802 : tous les ans, sauf 1794.
Jusqu'alors, il n'y a pas trace de jury pour l'admission
au Louvre ; seulement, le \ 8 juillet 1793, la Convention,
ayant supprimé toutes les Académies, avait institué la
Commune générale des arts, que David fit transformer
presque immédiatement en un Jury des arts, chargé de
juger les concours de peinture, sculpture, architecture.
Ce jury spécial fut nommé le 15 novembre de la même
année. Il était composé de soixante membres, artistes,
magistrats, savants, acteurs, hommes de lettres, hommes
de guerre, hommes de toute profession. On y remarque
Pache, le maire de Paris ; Hébert (le père Duchesne) ;
Fleuriot, le substitut de l'accusateur public ; le fameux
Ronsin, général de Parmée révolutionnaire; André
Thouin, jardinier du roi; Cels, cultivateur, et même le
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SALON DE 1846.
257
patriote Hazard, cordonnier; parmi les littérateurs, La-
harpe, Lebrun, Taillasson; parmi les savants, Monge ;
parmi les acteurs, Monvel, Lays, Michaud et Talma ;
parmi les sculpteurs, Julien, Boichot, Chaudet ; parmi
les peintres, Fragonard, Lebrun, marchand de tableaux,
Gérard et Prudhon. La Convention exigeait que chaque
membre du jury, en votant, donnât par écrit les motifs
de son opinion. Le procès-verbal de la première séance
a été imprimé.
La loi du 25 octobre 1795, en créant l'Institut natio-
nal des sciences et des arts, abolit naturellement ce jury
transitoire ; mais le nouveau corps académique n'avait
aucun droit sur les admissions au Louvre. Le jury de
censure n'a commencé que sous l'Empire : six mem-
bres, le directeur des Musées, deux amateurs et trois
artistes, nommés par le gouvernement. La même insti-
tution arbitraire a persisté sous la Restauration. Aux
cinq expositions de l'Empire, aux six de la Restauration,
les nouveaux exposants étaient seuls soumis à l'exameu
du jury. Les autres artistes, académiciens, médaillistes
ou décorés, en étaient dispensés, et entraient d'emblée
au Salon. Il ne paraît pas que les six dictateurs exer-
çassent alors bien sévèrement leur omnipotence. Au
moment même de la lutte romantique, les portes n'ont
jamais été fermées aux novateurs.
Nous devons au gouvernement de Juillet l'institution
du jury actuel, qui, depuis quinze ans, a excité tant de
justes protestations. En 1831, quelques artistes eurent
l'imprudence de demander que le privilège des libres ad-
missions fût supprimé, mais que le tribunal suprême fût
composé pour moitié en dehors de l'Académie. L'Aca-
15
-ocr page 301-
258
SALON DE 1846.
demie se saisit aussitôt de la proposition pour en écarter
la partie principale, et la Liste civile conféra exclusive-
ment aux quatre sections de l'Académie des beaux-arts
le droit d'examen sur tous les artistes. Les lettres d'invi-
tation, pour chacune des séances du jury annuel, sont
adressées individuellement aux membres des quatre sec-
tions, par l'intendant de la Liste civile, de la part du
roi ; si bien que l'Académie elle-même n'a pas à discuter
dans son sein les conditions de sa terrible dictature. Si le
jury était appelé en qualité de corps académique, David
d'Angers, M, Ingres et les cinq ou six artistes de l'Insti-
tut qui s'abstiennent noblement de prendre part aux
proscriptions arbitraires, auraient sans doute proposé
quelque réforme indiquée par les règlements de la Con-
stituante et de la Convention, quelques garanties effi-
caces, ou du moins plus de tolérance. Mais, par la con-
vocation individuelle, la Liste civile échappe à toute
controverse, et les vieux académiciens continuent, sans
scrupule et sans responsabilité, de donner carrière à
leurs jalousies ou à leurs caprices. Il ne faut que neuf
membres présents pour délibérer.
Cette année, vingt membres de l'Académie ont assisté
aux opérations du jury : MM. Bidault, Abel de Pujol,
Hersent, Picot, Couder, Granet, Blondel, Heim, Garnier,
peintres ; Ramey, Nanteuil, Petitot, Lemaire, Duret,
Dumont, sculpteurs; Gatteaux, graveur en médailles;
Fontaine, architecte de la place du Carrousel ; Huvé,
architecte de la Madeleine ; Lebas, architecte de Notre-
Dame-de-Lorette ; Debret, architecte de Saint-Denis.
M. Fontaine aurait mieux fait de paver sa place qui s'en-
fonce ; M. Huvé, de méditer sur l'architecture moderne;
-ocr page 302-
SALON DE 1846.                              259
M. Lebas, d'entreprendre la décoration d'un café ; M, De-
bret, de consolider sa tour qui s'écroule-
On s'est rassemblé quatorze fois, pendant quatre
heures environ, pour examiner plus de cinq mille ou^
vrages ; soit à peu près cent par heure ; deux tableaux
par minute. C'est juste le temps de passer devant la file
des tableaux sans s'arrêter, en supposant qu'ils fussent
rangés en ordre. Si le nombre des exposants vient à
augmenter, il faudra employer les machines à vapeur*.
La chaise curule de chaque académicien sera fixée sur
une locomotive. Quelque habitude qu'on ait de la pein-
ture, il est impossible, avec la plus honnête impartialité,
de ne pas décider au hasard dans une pareille précipi-
tation.
Les exclusions ont été nombreuses, comme d'habi-
tude. Elles ont atteint des hommes que leur réputation
et leurs travaux antérieurs recommandent à l'attention
publique : Decamps, Diaz, Corot, Gudin ; parmi les
sculpteurs, Duseigneur, une vierge en marbre ; Fratin,
quatre groupes d'animaux en bronze; Maindron, l'au-
teur de la Velléda, du Luxembourg, et les seize élèves
de Rude. On sait que Rude, un de nos meilleurs sta-
tuaires, n'est pas très-bien avec l'Institut ; l'animosité
du jury est trop évidente. En vérité* M* Bidault, le
paysagiste, n'est pas compétent pour juger la peinture
de Decamps, ni M. Abel de Pujol pour juger Diaz^ ni
M. Ramey pour juger Duseigneur. Supposons un jury
composé de vrais peintres, d'amateurs éclairés comme
MM. Maison, de Morny et autres, de gens de lettres et de
critiques comme Béranger, Eugène Sue, Delécluxe,
Gautier et autres; d'hommes influents dans les arts,
-ocr page 303-
260                         salon de 1846.
comme MM, Cavé, Taylor, Mérimée, etcl> le scandale
de ces proscriptions ne se renouvellerait pas. Il suffirait
peut-être que cette magistrature distinguée surveillât
l'ordre du Salon, le respect dû aux lois et aux mœurs,
comme disait la Constituante.
Mais il se présente ici une autre question, celle de
l'emplacement des expositions annuelles, tant discutée
depuis 1830. N'est-il pas déplorable que notre Musée
français soit fermé six mois de l'année ; que les étran-
gers et los artistes soient privés de l'étude de nos chefs-
d'œuvre? N'est-il pas effrayant que les tableaux des
vieux maîtres risquent tous les ans d'être crevés par les
angles des bordures modernes ? On a dissimulé ainsi
plus d'un accident produit par le rangement du Salon.
Tout commande donc à la Liste civile, puisque c'est
elle qui est encore chargée de la haute direction des arts
en France, de choisir un autre local pour les expositions
périodiques ; notre avis serait qu'on les maintînt au
Louvre, à proximité du vieux Musée, comme moyen de
comparaison ; mais il faudrait terminer le Louvre, et les
nouvelles salles du Nord satisferaient à toutes les exi-
gences. Voilà une belle entreprise pour M. Fontaine.
La Liste civile s'y est engagée après 1830, par l'organe
de M. de Schonen. Mais, si la Liste civile, avec ses mil-
lions et ses châteaux, est trop pauvre, une souscription
publique pourrait couvrir les frais de ce monument na-
tional.
Sur les 5 000 ouvrages présentés, le jury en a reçu
2 412, moins de la moitié : 1 833 tableaux, 273 minia-
tures, aquarelles ou dessins ; 133 sculptures ou gravures
en médailles, 39 dessins d'architecture, 89 gravures,
-ocr page 304-
-•r^m^m^mm^mmmmmmmmmemmimmmtmmmmmimmm
SALON DE 1846.                              261
40 lithographies. La table des artistes contient
1,231 noms, français, étrangers, hommes, femmes et
enfants. On voit par ces nombres, auxquels il faudrait
ajouter les artistes qui n'ont rien envoyé au Salon, ceux
qui ont été refusés et la foule des élèves et des amateurs,
combien l'art s'est développé en France depuis 1830, et
quelle multitude d'intérêts il agite. Il resterait à exami-
ner si la qualité n'a pas un peu souffert de la quantité ;
car l'aspect général du Salon est assez attristant. On
cherche en vain une école française et le sens de tous
ces efforts et de ces tentatives diverses. A toutes les épo-
ques d'art et dans tous les pays, on remarque constam-
ment une certaine unité qu'on peut approuver ou criti-
quer comme système ; mais un système n'est pas mau-
vais, quand il est bon. Cette harmonie dans chaque
grande école du passé est si réelle, qu'en examinant un
ancien tableau dont le nom du maître n'est pas saillant,
on commence par dire : école vénitienne, ou école hol-
landaise, ou école française de tel siècle ; ce qui n'em-
pêche pas la diversité. Titien et Véronèse, Rembrandt
et Cuyp, Rigaud et Largillière sont bien distincts, quoi-
qu'ils se rapprochent par des affinités incontestables,
comme pensée et comme exécution. Les anciens maî-
tres entendaient la liberté individuelle comme on doit
l'entendre. Aujourd'hui, nous avons le désordre et l'in-
signifiance, au lieu de l'originalité et de la fantaisie.
Le Salon de 1846 offre pourtant une trentaine de ta-
bleaux remarquables, dont nous donnerons ici l'indica-
tion, sur première vue. Nous n'avons encore parcouru
que les salles de peinture. Les dessins, l'architecture, la
gravure et la sculpture viendront une autre fois.
. '____
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SALON DE 1846.
C'est toujours un peu la même nomenclature, qui
n'aura pas aujourd'hui l'intérêt d'une critique raisonnée.
Il suffit de signaler les principaux ouvrages qui excite-
ront la sympathie publique et sur lesquels s'engagera la
discussion,
Ary Scheffer a sept tableaux : Faust et Marguerite au
jardin ; Faust au sabbat, apercevant le fantôme de Mar-
guerite,
appartenant à MM. Susse ; Saint Augustin et
sainte Monique,
appartenant à la reine ; le Christ et les
saintes Femmes,
le Christ portant sa croix, et le portrait
de M, Lamennais, tous placés côte à côte, dans la
grande galerie à droite, vers le milieu; et l'Enfant cha-
ritable,
de Goetz de Berlichingen, placé à gauche dans
le grand salon. Le Faust au Sabbat est une des belles
peintures d'Ary Scheffer.
Les quatre tableaux de Decamps sont dispersés : le
Retour du Berger, appartenant à M. Dubois, dans le
grand salon, à droite, après la Bataille d'Isly, de M. Ho-
race Vernet ; Y École turque, à gauche en entrant dans la
première travée ; le Souvenir de la Turquie d'Asie, ap-
partenant à M. le marquis Maison, près de la rangée des
Scheffer; le Paysage de Turquie, dans la galerie de bois.
Par malheur, la plupart sont en mauvaise lumière :
Y Ecole turque dans l'ombre, le Souvenir de la Turquie
d'Asie
, sous un jour qui éparpille l'effet lumineux ;
ajoutez qu'ils n'ont pas été vernis et que les embus dis-
simulent la qualité du ton. On à refusé à Decamps un
cinquième tableau, sous prétexte que c'était une es-
quisse. Esquisse ou non< Decamps devrait avoir le droit
de se montrer comme il lui plaît.
Eugène Delacroix n'a envoyé que trois tableaux : les
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SALON DE 1846.                              263
Adieux de Roméo et Juliette, dans le grand salon, en
face de la Bataille d'Jsly; le Sac du château de Front-de-
Bœuf,
sujet tiré du roman d'/vanhoé; et la Marguerite à
Γ église,
appartenant à M. Collot, dans la galerie à
gauche.
Diaz a exposé huit tableaux. On dit qu'on lui en a re-
fusé un neuvième, Nous nous consolerons avec les Dé-
laissées,
la Magicienne, la Sagesse et VOrientnIe, placées
à gauche dans la galerie ; avec le Jardin des Amours, à
M. de Montpensier; avec V Intérieur de forêt, à M. Perler,
dans la galerie à droite ; avec la petite Léda, de la ga-
lerie de bois ; avec l'Abandon, charmant dos de femme
nue, assise dans un paysage. Celui-ci a les honneurs du
grand salon.
Un succès légitime est assuré, cette année, à Henri
Lehmann. Les Océanides, beau groupe de femmes nues
en pyramides, d'après le Promèthée enchaîné d'Eschyle,
occupent la droite de la rotonde, au milieu des galeries.
LOphélia et Y Hamlet sont à droite, un peu avant les
Faust de M. Scheffer, ainsi qu'un charmant portrait de
profil de Mme la comtesse d'Agout.
Le plus beau portrait du Salon, un chef-d'œuvre, est
un portrait de femme en robe de soie bleue, la tête de
profil, par M. Amaury Duval. C'est d'une correction et
d'un style superbes. M. Amaury Duval a trouvé l'éléva-
tion dans la simplicité. Pour ma, part, j'aime mieux ce
portrait que ceux du maître, M. Ingres, dont il procède.
Il y a plus de jeunesse et de véritable sentiment de la
beauté. On le voit en entrant dans le grand salon, en
face de la Bataille d'Isly, qui nous servira, du moins,
comme une enseigne pour nous guider à l'Exposition.
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264                         salon de 1846.
Cette Bataille d'Jsly est une miniature, comparée à
la Smala. Elle n'a guère que trente pieds de large, un
peu plus que le Repas chez Simon, de Paul Véronèse,
qu'elle recouvre, C'est la même facilité, le même esprit
que dans la Smala, des épisodes disséminés çà et là,
d'un bord à l'autre de la toile, le tout surmonté d'un
ciel en papier peint.
Cabat est revenu avec deux paysages, un Ruisseau à
la Judie
(Haute-Vienne), placé dans le grand salon, et
le Repos, vue prise sur les bords d'un fleuve, placé dans
la galerie à droite. Cela inspire le calme et la médita-
tion : mais la vie s'est un peu retirée de cette nature
austère. La dévotion de l'art vaut bien l'autre, et Cabat
ne perdrait rien en reprenant sa première religion.
Un charmant tableau, voisin du Ruisseau de Cabat,
est le petit paysage de Saint-Cloud, par Français ; les
figures microscopiques sont de Meissonier tout simple-
ment ; le catalogue n'en dit rien, mais tout le monde
regarde avec curiosité ces élégants marquis en veste
gris-perle et ces petites femmes qui font des mines sur
le gazon, comme s'ils avaient cinq pieds de haut, et
comme si nous étions encore au temps de Mme de Pom-
padour. Les deux autres paysages de Français, les
Nymphes et le Soleil couchant, sont à gauche en entrant
dans la galerie de bois.
Il y a un jeune homme, Félix Haffner, dont nous
avons parlé déjà au dernier Salon, et qui mérite aujour-
d'hui d'être classé en première ligne. C'est une réputa-
tion que le Salon de 1846 consacrera. M, Haffner a
exposé trois excellents tableaux qui rappellent les meil-
leurs peintres, Decarnps et Diaz, tout en conservant
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SALON DE 1846.                           265
leur originalité : un Intérieur de ville (Fontarabie), des
Chaudronniers catalans et un Intérieur de ferme dans
les Landes.
Arrêtez-vous devant l'Intérieur de Fontara-
bie, en passant dans l'antichambre, à gauche ; vous ne
trouverez guère de meilleure peinture tout le long de
la galerie. Presque au-dessus se trouve aussi un Trou-
peau de vaches
sur la lisière d'une forêt, par M. Coi-
gnard. C'est gai comme la nature et lumineux comme
les fins coloristes.
Notre école de paysage est en véritable progrès. Il
nous manque au Salon Dupré, qui a rapporté de l'Isle-
Adam deux beaux paysages, l'un pour M. Paul Périer,
l'autre pour M. Collot ; il nous manque, hélas I Maril-
hat, Camille Roqueplan et plusieurs autres qui inter-
prètent la nature avec un sentiment très-original; mais
leur influence se fait sentir chez une foule de jeunes ar-
tistes bien doués, comme Charles Leroux, qui a exposé
deux grands paysages vigoureux ; Troyon, quatre
paysages, dont un Dessous de bois à Fontainebleau, fer-
mement peint; M. Chevandier, qui cherche le haut
style; M, Teytaud, les sujets poétiques; MM. Wéry,
Toudouze, Victor Dupré, Schaeffer, Tournemine, Ho-
guet, et Mlle Rosa Bonheur, qui ont des qualités diverses
et distinguées. MM. Desgoffe et Paul Flandrin conti-
nuent, de leur côté, le paysage triste et gris, sous pré-
texte de style sévère. Corot fait aussi, avec un amour
naïf, son même paysage très-juste et harmonieux dans
une gamme faible.
Parmi les peintres de genre, on remarque MM. Le-
leus, Roubaux, Nanteuil ; MM. Landelle et Tassaert,
qui font des Tôles do jeunes lilles du peuple, pleines
15.
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SALON DË 1846.
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de sentiment^ M. Luminais, qui touche à Leleux ,
M. Hédouin, qui cherche à s'en écarter; M. Verdier,
dont la peinture est solide et lumineuse comme celle de
Couture ; M. Fontaine, qui songe aussi au même artiste ;
Mi Gendron, auteur des Willis, ronde de fantômes qui
voltigent sur un lac; Mme Cave, dont les tableaux sont
très-fins; MM. Philippe Rousseau, Steinheil, Chavet,
Emile Béranger( Alexandre Couder, qui approche aussi
de la finesse de Meissonier ; M. Brun, qui fait toujours
delà comédie naïve et spirituelle ; M. Schlesinger, dont
le Colin-Maillard arrête la foule, et M. Biard, qui perd
un peu de sa popularité.
Les faiseurs de portraits n'ont pas roussi : M. Granet
est couvert de suie dans la peinture de M. Léon Coignet ;
Auguste Maquet paraît fort maladOj terreux et lympha-
tique j sur la toile de Louis Boulanger; M. Granier de
Cassagnao est effrayant comme un Romain de la déca-
dence, dans la peinture de M. Victor Robert; Charpen-
tier n'a pas tout à fait donné à Diaz sa forte couleur
espagnole j mais la toile qui resplendit sur le chevalet
est d'un ton superbe ; je soupçonne Diaz lui-même d'a-
voir peint le tableau de son portrait. M. Pérignon n'a
jamais retrouvé le style de son portrait de femme à robe
rayée. Ses portraits actuels sont plus faibles et plus
communs. Un seul se distingue des autres, le portrait de
Mlle P..., n° 1409, placé à droite en entrant dans là ga-
lerie. La tête, les bras nus, la main droite, sont très-
correctement dessinés, La robe blanche et l'écharpe
noire s'enlèvent à merveille sur le fond vert. M. Court
est toujours le même·, c'est de la peinture du dimanche.
Il n'y a guère que le portrait d'Amaury Duval et celui
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salon de 1846.                         267
de Lehmann qui soient de la peinture du samedi.
M. Papety a fait aussi un portrait en pied qui ne
manque pas de lumière, et un Solon dictant ses lois,
digne des académiciens du jury ; la statue du fond est
particulièrement remarquable. M. Rouget a parodié
Napoléon sur son Ht de mort. Les familles royales de
France et d'Angleterre ne nous paraissent pas peintes à
leur avantage par MM. Winterhalter, Eugène Lamy et
Tony Johannot,
Je voudrais être roi pour ne pas faire faire mon por-
trait comme celui de Louis-Philippe qui orne l'angle
gauche du grand salon.
Nous avons encore le portrait de M. de Theux, mi-
nistre d'Etat en Belgique, par Gallait, auteur d'une
Séance du Conseil des Troubles, qui rappelle un peu
M. Robert Fleury; le portrait de Guillaume II, roi des
Pays-Bas, et celui de la princesse d'Orange, par M. de
Keyser, d'Anvers. M. de Keyser passe pour un très-
grand peintre dans le pays de Rubens. Nous croyons
que les Flamands se trompent de moitié. La France,
qui n'a jamais eu de Rubens, pourrait offrir deux dou-
zaines de peintres capables de faire un portrait comme
celui de la princesse d'Orange.
Quelle triste et mesquine peinture la Belgique et la
Hollande nous envoient chaque année ! tous leurs pein-
tres renommés sont là au Salon de 1846 : MM. Werboek-
hoven et van Schendel, de Bruxelles; M. Loys, d'Anvers ·
MM. Schelfhout, van Hove et Valdorp, de La Haye. Il n'y
manque que M. Koekkoek. La plupart de ces tableaux
se vendront des prix fous ; fous, en effet, car c'est une
école dégénérée. Nous en sommes bien fâchés pour les
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SALON DE 1846.
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Flamands et les Hollandais que nous aimons tant, peu-
ple et anciens peintres ; mais leur peinture actuelle est en
dehors de l'art véritable. L'imitation et la patience ne
remplaceront jamais la poésie et l'originalité.
M. Stanfîeld, l'Anglais, si apprécié à Londres, n'est
pas de meilleure qualité. M. Kwiathowski a peint trois
Sirènes au milieu des flots; mettons que c'est par allu-
f
sion patriotique, la Liberté, l'Egalité, la Fraternité, qui
appellent les généreux Polonais. M, Catlin a exposé deux
portraits de Sauvages, qui ont plus de caractère que les
portraits de civilisés. Voyez ce qu'on a fait de M. Guizot !
M. Guizot aurait dû se contenter du beau portrait en
busle qui est gravé.
On dit qu'on a refusé huit tableaux â M. Gudin. Il en
compte encore treize au Salon. Nombre néfaste ! Et le
livret lui consacre des pages entières en mignonne. Nous
recommandons la Marine écossaise (n° 850) qu'on sur-
nommait près de nous l'île des Pingouins. On voit, en
effet, sur un rocher une assemblée de ces spirituels oi-
seaux, qui ont plus d'importance dans le tableau que la
mer infinie, mystérieuse et terrible.
Alfred Dedreux a exposé six tableaux de chasse, large-
ment peints. La Chasse au vol et la Chasse à courre, des-
tinées au nouvel hôtel de Mme la comtesse Lehon, ont
quelques défauts de perspective que le peintre corrigera
sans doute sur place, Gigoux a exposé un Mariage de la
sainte Vierge,
grande composition commandée pour une
église ; M. Granet, huit tableaux, dont la Célébration de
la messe
à Notre-Dame de Bon-Secours. Quoique les fi-
gures n'aient pas plus d'un pied de haut, on lit facilement
'inscription de l'autel; c'est un onfantillage usité par les
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SALON DE 1846.
peintres d'enseignes. M. Glaize n'est pas en progrès :
ses deux grands tableaux sont rouges et criards. M. Saint-
Jean, de Lyon, est toujours jaune : son cep de vigne, du
grand salon, offre pourtant do belles qualités.
Jeanron a trois tableaux, et Muller deux. Le Prin-
temps,
de Muller, rappelle le Décaméron et les Fontaines
de Jouvence ; mais cette peinture est si lumineuse, si
libre, si abondante, si réjouie, qu'elle enlèvera un succès
d'agrément. La peinture ennuyeuse ne roussira jamais à
Paris.
II
Ary Scheffer,
Ary Scheffer n'avait rien exposé depuis sept ans. Le
Salon de 1839 fut un des plus glorieux pour Scheffer.
Les deux Mignon, d'après Wilhelm Meister, de Gœthe,
eurent un succès prodigieux, bien mérité. Elles apparte-
naient au duc d'Orléans, qui les a léguées par testament
à M. Mole. Elles ont été gravées par M. Aristide Louis.
L'une, debout et errante, exprime le regret de la patrie;
l'autre, assise et accoudée, aspire au ciel. Cela fait songer
aux deux portraits attribués à Raphaël, nos 1196 et 1197
du Musée. Il y avait encore, à l'Exposition de 1839, le
Vieillard de la ballade de Gœthe, le Roi de Thulé, serrant
la coupe entre ses mains puissantes ; le Christ sur ία
montagne
des Oliviers, devant le calice présenté par un
ange, interprétation profonde de l'Évangile, compris dans
le sentiment moderne ; et Faust apercevant Marguerite
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SALON DE 1846.
pour la première fois à la sortie de l'église : la tête du
Faust était très-inquiète, et la gracieuse Marguerite,
drapée de blanc comme une vierge naïve, descendait les
marches du temple, sans paraître effleurée par le regard
de l'homme appuyé sur Méphistophélès.
Tout récemment nous avons revu, à la galerie des
Beaux-Arts, quatre tableaux de Scheffer. En arrêtant
à M. Ingres notre examen de l'Exposition de la Société
des peintres* nous savions bien que nous retrouverions
Scheffer et les autres contemporains au Salon de 1846.
Cette Exposition de la galerie des Beaux-Arts rapprochait
deux peintures de Scheffer, exécutées à treize ans d'in-
tervalle, la Veuve du Soldat (1822), appartenant à
M. Delessert, et la Françoise de Rimini (1835), à Mrae la
duchesse d'Orléans. La Veuve du Soldat est très-faible
d'exécution. La Françoise de Rimini est certainement un
chef-d'œuvre de Scheffer, avec les Faust et les Mignon.
Françoise et Paolo s'étreignenl avec un sentiment exquis
dans leur vol surnaturel. Les longs cheveux de la femme
glissent sur ses beaux flancs comme des ailes déployées.
Virgile, la tête appuyée sur sa main, considère cette ap-
parition avec recueillement, comme un immortel habi-
tué aux fantômes, tandis que le Dante paraît songer à
la vie et à sa chère Béatrix; dans le fond, des myriades
de groupes perdus au milieu des nuages. Les têtes des
deux poètes sont pleines de noblesse et de pensée. Les
deux amants sont dessinés avec une correction irrépro-
chable et dans un style délicieux. L'aspect de cette belle
peinture est tout à fait original et ne rappelle aucun des
grands maîtres du passé, quoiqu'il soit digne des com-
positions les plus poétiques de l'école italienne.
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SALON DE 1846.                             271
Quelle distance de la Veuve du Soldai à la Françoise
de Rimini!
Quel progrès immense de 1822 à 1835 ! Il y
a des peintres qui, du premier jet, produisent une œuvre
aussi forte, aussi complète que toutes les œuvres sui-
vantes de leur vie, si longue qu'elle soit. Dès l'atelier de
Rubens, van Dyck n'était pas moins habile qu'au mo-
ment de sa mort prématurée. On peut dire que ces pré-
destinés n'ont point de jeunesse. Ils viennent au monde
avec la rare faculté d'exprimer tout de suite ce qu'ils ont
de poésie. Au contraire, pour certaines natures profon-
dément poétiques, Fart qu'ils choisissent comme moyen,
le procédé spécial de l'émission de leur sentiment intime,
exigent une éducation longue et difficile : lutte héroï-
que et persévérante dont le spectacle est curieux pour
les observateurs. Il y a, selon Sainte-Beuve, les poètes
qui sentent et les poêles qui expriment. Que de poètes
secrets sont morts sans avoir pu traduire leur idéal dans
une forme réalisée!
L'art, en effet, n'est pas seulement dans la pensée so-
litaire ; il est aussi et surtout dans l'expression ; bien
plus, il est inséparable de l'expression. Une belle pensée
doit se révéler par une belle forme. Les poètes qui sen-
tent, comme dit Sainte-Beuve, ne sont pas pour cela des
artistes. Sans doute, il y a des rêveurs qui aperçoivent
au fond de leur esprit une poésie confuse, comme une
perle au fond de la mer. Trésor inutile. Les vrais artistes
sont ceux qui plongent et retirent la perle pour la mon-
trer à tous les regardsj étincolante sous la lumière du
soleil. Tout homme a senti la jalousie dans son cœur;,
mais c'est Shakespeare qui a fait Othello.
Tout le monde a songé à la désolation du Déluge,
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SALON DE 1846.
272
mais c'est Poussin qui en a fait le tableau sublime : une
mer immense, sombre, inexorable, calme comme la
mort ; car il n'y a pas besoin de tempêtes sur cet océan
sans rivages. A gauche seulement, un petit coin de ro-
cher avec un serpent qui siffle contre le ciel. Ça et là,
quelques têtes d'hommes ou de chevaux qui luttent
dans l'abîme. Où vont-ils? Ils ont beau nager, la terre
n'est nulle part. Et le flot monte, monte encore au-dessus
de la cime des arbres et des montagnes. Voilà une
image dramatique en peinture ; voilà un peintre qui est
poëte, mais qui est peintre aussi, car l'image est grande
comme la pensée.
Ary Scheffer est de la race des penseurs et des poètes,
dont le tourment est la réalisation. S'il eût écrit au lieu
de peindre, sans aucun doute il serait un grand écrivain;
car il est doué d'une intelligence compréhensive et d'une
rare sensibilité, comme on disait au dix-huitième siècle.
La tournure de son esprit est surtout métaphysique,
comme le génie des hommes du Nord ; et en effet, il est
né à Dordrecht, en 1795; plus Allemand que Hollandais,
toutefois. Poëte, peintre ou statuaire, jamais l'invention
ne lui eût manqué.
C'est en 1831 que Scheffer exposa la première Mar-
guerite.
Il avait trouvé dans Gœthe une veine sympa-
thique à son propre génie. Personne n'a mieux que lui
traduit la poésie allemande, qui est bien un peu fran-
çaise et révolutionnaire. Dans Gœthe surtout; car si, au
milieu du dix-huitième siècle, comme le dit M. Cousin,
Voltaire eut le malheur d'importer en France la mau-
vaise philosophie des Anglais, la doctrine matérialiste
de Locke, il est vrai aussi que la France l'eut bientôt
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salon de 1846.                         273
transformée avec son inspiration généreuse, et qu'elle
eut l'honneur, depuis la fin du dix-huitième siècle,
d'inspirer à son tour presque tous les travaux des nations
rivales. La philosophie récente de l'Allemagne, qui pa-
raît au premier aspect si indigène,, a pourtant sa source,
en ce qu'elle a de vivace et de destiné à l'avenir, dans le
sentiment français. C'est une justice et une gloire que
nous pouvons revendiquer pour nos grands écrivains,
pour nos grands artistes et nos grands penseurs.
Si vous enlevez au Faust de Gœthe sa forme un peu
nuageuse et errante, il reste une trame simple et logi-
que, quoique d'une poésie sublime, à savoir : l'homme
tourmenté de mille désirs ambitieux ou insensés, reve-
nant par la passion fatale, c'est-à-dire par l'entraînement
de sa nature, à la réalité, à la vie normale et à l'amour.
Il est vrai que Faust était tranquille jusque-là dans la
retraite de sa philosophie solitaire et que, par son amour
pour Marguerite, il entre dans un monde d'aventures,
de luttes, de périls et de douleurs. Mais n'est-ce pas là
cependant la condition humaine, et cetto fatalité appa-
rente n'est-elle pas naturelle et juste? Il s'en faut donc
bien que la conclusion du drame de Gœthe soit immorale
ou proprement sceptique. Elle est au contraire très-philo-
sophique, en encourageant l'homme hors de lui-même,
à la recherche de l'activité.
En ce sens-là, il n'y a pas d'œuvre plus opposée au
caractère allemand, car c'est une critique de la contem-
plation stérile ; et plus française, car elle pousse à la
passion et à la réalité; ou plutôt elle est de tous les pays
et de tous les temps, car l'homme est ballotté sans cesse
entre le moi et le non-moi, suivant la formule allemande,
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SALON DE 184b.
274
entre l'égoïsme et la passion dangereuse, entre la non-
chalance et l'audace, entre le calme et la jouissance,
entre l'esprit et le cœur.
Ary Schef'fer s'est épris d'amour pour le poëme de
Gœthe. Comme Faust, il aspire à s'élancer hors du
monde abstrait de la conception, à embrasser la réalité
de la vie. Sa Marguerite qu'il poursuit est la forme et la
beauté. A quoi bon toutes les richesses de l'esprit, si
elles n'éclatent pas dans des images lumineuses et saisis-
santes I
il a donc emprunté au poëte allemand deux nouvelles
compositions : Faust et Marguerite se promenant dans le
jardin, et Faust apercevant au sabbat le fantôme de celle
qu'il avait vue fraîche et vivante au sortir de l'église.
La Promenade au jardin présente deux groupes : sur
le premier plan, Faust tient entre ses mains les bras de
Marguerite, et il la contemple avec une curiosité pleine
d'inquiétude; le philosophe sent bien qu'il a saisi la vie ;
il interroge le sphinx pour avoir le mot qui échappe à la
science isolée ; mais la jeune fille n'y prend garde et
détourne ses yeux bleus, tranquilles et fixes; peut-être
lui répond-elle en ce moment par'le naïf récit de l'inté-
rieur de sa maison : « Notre ménage est peu do chose,
mais il faut pourtant s'en occuper... Comment pouvez-
vous baiser cette main, elle est si rude?... Ma petite
sœur est morte ; la chère petite me donnait bien du mal ;
c'était comme mon enfant, toujours dans mes bras, sur
mes genoux; elle avait pour moi une tendresse de
fille... »
La belle tête de Faust a une expression sublime, et la
Marguerite est adorable : sa taille, souple et ronde, est
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salon de 4846.                         275
chastement emprisonnée dans un corsage blanc. C'est
encore la vierge allemande que nous avons vue descen-
dre les marches du temple, un missel sous le bras. La
figure de Marthe n'a pas été aussi bien comprise, à
notre avis, et le groupe secondaire ne vaut pas le groupe
principal. La Marthe de Gœthe n'est pas distraite, comme
Scheffer l'a représentée, regardant du côté de Margue-
rite. Dans la scène de Gœthe, elle ne s'inquiète guère de
surveiller sa jeune voisine, mais elle prend au sérieux
les galanteries en l'air de Méphistophélès : « Mon cher
monsieur, n'avez-vous jamais eu d'inclination pour per-
sonne ?>> Marthe n'est pas si vieille non plus que Scheiïer
l'a faite, ni si laide; elle est encore bonne à choisir un
mari, et elle voudrait bien « voir dans les Petites Affiches
l'annonce de la mort de son premier. » La couleur de
cette partie droite du tableau ne modèle pas suffisam-
ment les personnages, et le ton des murailles du fond ne
laisse pas assez d'espace et de liberté à la scène mysté-
rieuse de ce premier rendez-vous.
Dans le pendant, la couleur est, en général, plus
vigoureuse : l'exécution ne fait point défaut à la pensée.
Il y a certaines œuvres où la poésie et l'expression m
trouvent en pleine harmonie, si bien qu'on ne songe
plus aucunement aux procédés de l'artiste pour traduire
son image ; le praticien disparaît sous le poète. La Mar-
guerite au sabbat
est de ces œuvres rares et privilégiées.
On est entraîné par le sentiment de la composition, et
les détails plus ou moins habiles ne s'aperçoivent plus.
A droite, Marguerite se dresse pâle comme sa robe de
morte. Sa prunelle opaque n'a plus le reflet bleu du
ciel. Ses mains délicates, rapprochées machinalement
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sur le devant de sa taille, soutiennent à peine le cadavre
de son petit enfant, fleur décolorée pendue'^à la branche
flétrie. Une lumière indécise glisse sur cette belle statue,
qui a peut-être trop de réalite pour un fantôme; car
nous sommes dans le monde fantastique, et le corbeau
du sabbat agite ses ailes sombres près du pied blanc et
pur de la maîtresse de Faust.
Scheffer a un peu dissimulé le caractère terrible du
drame de Goethe. Où est le ruban rouge qui entoure ce
beau cou, comme la trace sanglante d'un couteau? Celte
tête magique, le fantôme pourrait la porter sous son
bras, dit Méphistophélès. Hélas! Faust a reconnu Mar-
guerite : « C'est le corps charmant que j'ai possédé ! »
Et il se penche, désolé, vers la pâle jeune fille.
La Marguerite au sabbat sera gravée dans la même
proportion que la Sortie de Γ église.
Entre les deux Faust du Salon est la Sainte Monique,
les yeux levés vers le ciel. Il est impossible de mieux
exprimer par la physionomie l'extase religieuse. L'âme
de la sainte paraît détachée de son enveloppe terrestre et
montant vers Dieu sur le rayon du regard. Le fond du
ciel manque pourtant de transparence et d'infini ; la mer
manque d'espace et d'agitation ; la ligne qui les unit
n'est pas perdue dans l'air. La valeur des bleus sourds
est la même pour la mer et pour le ciel, à ce point qu'on
pourrait transposer ces bandes plates et immobiles. C'est
peut-être un sacrifice que le peintre a voulu faire ; mais
la recherche de la simplicité ne doit pas être poussée si
loin. Un beau ciel poétique avec une mer immense n'au-
rait pas nui à l'effet moral et religieux du tableau.
Nous sommes forcé de convenir que la pratique de
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SALON DE 1846.
Scheffer est souvent embarrassée, timide, froide, et
quelquefois impuissante. L'ordonnance de ses composi-
tions est toujours profondément intelligente, le sentiment
est toujours poétique et les têtes sont admirables; mais la
touche du peintre n'est jamais délibérée, et ne rencontre
jamais d'effets imprévus. C'est une exécution réservée,
contenue, un peu monotone. La valeur locale du ton et
la manière de brosser la pâte ne varient pas de la chair
aux étoffes, au ciel ou aux terrains. Supposez un peu
plus d'abondance et de fantaisie dans les accessoires;
ces nobles tournures et ces têtes expressives, ainsi enchâs-
sées dans de riches montures, gagneraient certainement
en puissance. Mettez une perle fine et mate sur une
plaque d'argent, unie, sans aucun travail de ciselure,
elle n'aura pas le même éclat qu'au milieu d'une mon-
ture ciselée avec caprice et diversement colorée par la
lumière.
Ces défauts sont assez sensibles dans le Christ et les
saintes femmes.
Le Christ est étendu sur un linceul blanc,
sans demi-teinte, qui rencontre vers la droite le gris plat
de la draperie de la Vierge penchée sur le corps de son
fils. Trois autres figures occupent le fond du tableau; la
femme du milieu a la tête mi-couverte d'un voile et ap-
puyée sur la main. Cette tête, celle de la Vierge, et sur-
tout celle du Christ, offrent toutes les qualités exquises
de Scheffer.
Il n'y a pas de peintre dont les œuvres soient plus dif-
ficiles à décrire que celles de Scheffer. Nous nous en
a percevons dans cet article. Le moindre tableau de genre,
le moindre paysage prête plus à la traduction de l'image
en paroles et à l'analyse, que les œuvres si poétiques et
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278                             SALON DE 1846,
tant admirées de l'illustre artiste. N'est-ce point que le ta-
lent deScheffer est extrêmement sobre, peu pittoresque
et en quelque sorte moral, abstrait, idéal ? C'est à la fois
une qualité eminente et sans doute une imperfection.
Scheffer s'est peut-être trop préoccupé, en ces dernières
années* do l'art allemand, qui cherche son succès dans
la métaphysique, dans la poésie, dans l'histoire, partout,
excepté dans le progrès technique de la peinture. Si
Scheffer était aussi grand peintre qu'il est poëte et pen-
seur, je ne connais aucun artiste dans aucune école
qu'il n'aurait pu égaler. Il a ceci de rare parmi les con-
temporains, que personne n'a jamais osé le nier, du haut
en bas des critiques, des amateurs et du public, et qu'il
inspire à tout le monde une vivo sympathie. M. Ingres a
une petite église de fanatiques et il laisse la foule indif-
férente; M. Delaroche est fort admiré des bourgeois et
contesté parles artistes; Delacroix soulève la passion ou
Fanimosité. Ary Scheffer seul a le privilège d'une ad-
miration universelle, quoique les vrais artistes ne se dis-
simulent pas l'incertitude et ta débilité de son exécution,
Scheffer a encore exposé le beau portrait de Lamennais,
dont nous avons déjà parlé plusieurs fois dans nos Re-
vues des Arts, et Γ'Enfant charitable, d'après Gœthe. lia
réservé dans son atelier une de ses peintures les plus
distinguées, le Dante et Beatrix, qui doit cependant être
terminée aujourd'hui. Mais Scheffer n'est jamais pleine-
ment satisfait de ses créations, et il peut dire modeste-
ment, comme le grand Buonarotti : « Si j'avais attendu,
pour montrer mes ouvrages, qu'ils fussent perfectionnés
selon mon désir, je n'en aurais jamais livré aucun à la
publicité. »
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SALON DE 1846.                             279
III
Decamps,
Depuis l'immense succès de la Défaite des Cimbres et
du Corps de garde tu?x, au Salon de 1834, Decamps n'a
exposé qu'une fois de la peinture, en 1839, au même Sa-
lon où Scheffer avait la Marguerite sortant de l'église.
En 1842, on vit seulement deux dessins et une aquarelle,
et, l'année dernière, la belle série des dessins du Samson.
La réputation de Decamps s'est entretenue en dehors
des expositions publiques ; sa peinture est, d'ailleurs,
partout : dans toutes les galeries un peu distinguées,
chez tous les marchands, et aux ventes de tableaux mo-
dernes. On ne saurait commencer une collection sans un
Decamps, et tout homme qui a un Decamps est perdu :
il se met à aimer la peinture ; il lui faut des tableaux ; le
voilà collectionneur. La difficulté est de trouver beaucoup
de peintures aussi chaudement assaisonnées que celles
de Decamps. Il y a tout au plus, parmi les vivants, quatre
ou cinq artistes qui soutiennent ce voisinage. A propos,
pourquoi n'est-il donc pas aux galeries des Beaux-Arts ?
La Patrouille turque, par exemple, aurait fait un singu-
lier contraste non loin de la Stratonice de M. Ingres.
C'est peut-être M. Hersent et M. Léon Coignet qui l'ont
fait exclure de l'exposition de la Société des peintres, où
Delacroix n'a été convoqué qu'à la fin et par concession.
Ce sont là des peintres cependant, et vous mêleriez toutes
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280
SALON DE 1846.
les couleurs des neuf académiciens de la section de pein-
ture, ayant pris part au jury, que vous n'obtiendriez que
de l'eau trouble à côté delà couleur ardente et variée de
Decamps.
Au contraire des peintres organisés comme Ary Schef-
fer, et qui tâtonnent l'expression de leur poésie, Decamps
est un homme qui voit tout de suite ce qu'il veut faire et
qui n'hésite point : manu promptus. L'image lui saute
aux yeux, et glisse aussitôt au bout du pinceau, pour s'é-
taler brûlante sur la toile. C'est là certainemenl la na-
ture de Decamps, quelles que soient ses ficelles d'exécu-
tion. Il est spontané, vivant, pittoresque, original ; il a
rinstinct de la beauté, de la tournure et du mouvement;
il a la passion de la lumière et de la riche couleur. Aussi
quitte-t-il rarement le pays du soleil, et des campagnes
éblouissantes, et des murs blancs, et des visages brunis,
et des étoffes splendides. Sa peinture est un Turc qui se
promène en plein midi. Demandez au Turc à quoi il
pense, et quel sentiment le tourmente; il vous répondra
noblement qu'il se contente de vivre, laissant Dieu faire
le reste, comme le frère de Bou-Maza dans son interro-
gatoire au tribunal : — « Votre âge ? — Je l'ignore.
Nous autres Musulmans, nous vivons jusqu'à notre mort,
sans nous inquiéter des années. » Tranquillité sublime
et un peu fataliste, qui a de quoi surprendre les Fran-
çais. Au fond, cette poésie de l'Orient, qui ne se réfléchit
pas complètement dans l'esprit, mais qui resplendit dans
la forme, est aussi humaine et aussi divine que la poé-
sie métaphysique des peuples du Nord. Votre Turc,
indifférent à la destinée et à la conscience intérieure de
sa vie, n'en est pas moins homme. Il porte dans sa
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SALON DE 1846,                              281
heauté et dans sa forme une signification que vous avez
le droit d'interpréter vous-même. Tout ce qui vit, tout
ce qui est beau, ne saurait être insignifiant et inutile. Peu
importe que la rose ne sache pas comment elle distille
son parfum.
Ainsi de la peinture de Decamps. Nous qui demandons
ù l'art une valeur morale, nous déclarons quo les ta-
bleaux de Decamps nous ont toujours fait aimer les hom-
mes et la nature. L'impression que le peintre lui-même
a ressentie devant le monde extérieur est si vivement
traduite dans l'effet et dans la tournure, que la nature
vous apparaît avec toute sa poésie : il y a de quoi faire
rever et penser comme devant une belle figure vivante
ou devant les splendeurs du paysage. Λ la vérité, les su-
jets de Decamps ne sont pas prétentieux : c'est un enfant
qui joue avec une tortue, un pacha qui fume, un garde-
chasse qui patrouille dans un fossé, suivi de ses bassets ;
un cavalier dont le cheval se cabre, ou n'importe quoi ;
mais c'est la vie. Les Turcs et les paysans ont une âme
tout comme les martyrs ou les héros.
On dit cependant que Decamps s'inquiète aujourd'hui
de la grande peinture, et ses beaux dessins, un peu froids,
du Samson, paraissent indiquer en effet cette propension
nouvelle. Decamps veut faire son Christ, et M. Cave
s'est empressé do lui commander un tableau religieux.
Le Christ maltraité par les soldats est déjà commencé
dans l'atelier de Decamps, et nous verrons sans doute
cette grave composition à un des Salons prochains.
Decamps a prouvé, par ses'batailles et quelques tableaux
touchant à l'histoire, qu'il est de force à exprimer tous
les sujets. Rembrandt a peint des Christ aussi extraor-
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282                              SALON DE 1846.
dinaires que ses mendiants, Mais, toutefois, l'auteur de
la Patrouille turque, qui a beaucoup d'analogie avec la
Ronde de nuit de Rembrandt* risque peut-être de s'éga-
rer dans ce nouveau style. Tous les sujets ne convien -
nent pas également à un certain génie. Decamps peut se
contenter d'être le peintre le plus pittoresque de toute
l'école française. Espérons que le Christ, qui est venu
pour sauver les hommes, ne perdra pas Decamps.
Les quatre tableaux de Decamps excitent une grande
curiosité au Salon. Ils ont, en effet, des qualités de cou-
leur bien rares dans les peintures qui les environnent.
Le Souvenir de la Turquie d'Asie représente la galerie
intérieure d'une maison turque sur le bord d'un canal ;
au milieu, un enfant debout, appuyé contre un pilier 3 à
gauche, un autre enfant, couché à plat ventre sur la
pierre et penché vers l'eau, où il regarde des canards qui
nagent; un mur percé d'une fenêtre, et frappé d'une lu-
mière d'argent, fait le fond, très-rapproché, dans cette
partie du tableau ; à droite, une échappée en clair-obs-
cur sur les bâtiments intérieurs, et une troisième figure
d'enfant. Tout le haut de la galerie s'avance inondé de
soleil, avec quelques feuillages qui tapissent le mur et
le tachètent d'ombres fines et bleutées. La vigueur des
tons variés, l'éclat des lumières blanches, la fermeté de
l'architecture, donnent à cette scène toute simple un as-
pect très-réjouissant ; mais il y a beaucoup à dire sur
les procédés de l'exécution, ou plutôt sur l'abus exagéré
des empâtements dans tous les coins de la toile. Les lu-
mières sont obtenues par un mortier épais d'un pouce
et dont on voit le relief, comme dans la singulière pein-
ture de feu M. de Forbin. Gare à la maçonnerie ! Si cette
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283
SALON DE 1846.
sorte de bâtisse opaque et solide va bien aux murs, aux
pierres, et quelquefois aux terrains dans le clair, elle est
assurément déplacée dans les parties sombres, dans les
demi teintes, dans l'exécution de tous les objets qui
exigent de la transparence et de la légèreté. Quelle va-
leur ont les empâtements bien ménagés dans les corps
solides et lumineux, quand ils s'enlèvent par contraste
sur'des touches limpides, lestes et capricieuses! Les
maîtres sont bons à consulter sur cette question de pra-
tique. Examinez la variété de la touche chez les Hollan*
dais, qui sont de grands praticiens. Chaque objet est mo-
delé dans un sentiment très-particulier. Les draperies ne
sont pas peintes avec le môme mouvement de la main
que les chairs et les têtes. Quant aux fonds, presque tou-
jours ils sont obtenus par des frottis qui recouvrent à
peine la toile ou le panneau. Aussi, quelle est la trans-
parence et la profondeur des ombres de Rembrandt, do
Cuyp, dePieter de Hooch et d'Ostade 1 Dans la nouvelle
peinture de Decamps, on dirait que le pinceau est rem-
placé par la truelle ; il est certain que la brosse y fonc-
tionne moins que le couteau à palette. Il semble que De-
camps prenne à pleines mains de la couleur pâteuse
dans un baquet, et la jette contre sa toile; après quoi le
couteau-truelle étend cette matière dense, l'égalise et la
consolide. On peut bâtir ainsi une maison, même en
peinture ; mais comment appliquer ce procédé à l'air et
à l'eau ? Dans le canal du Souvenir de la Turquie d'Asie,
les canards ont bien de la peine à se dépêtrer de cette
fange où ils sont collés comme sur une glu perfide. Lo
petit enfant qui les regarde n'a qu'à baisser les mains
pour les prendre et les dégager.
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284
SALON BE 1846.
• Je sais bien que les empâtements successifs, après
avoir gratté chaque couche, donnent des valeurs de ton
auxquelles on ne saurait arriver du premier coup, et une
richesse infinie de couleur. Chaque couche laisse tou-
jours une traînée qui transparaît sous le voile de la nou-
velle pâte ; vous avez ainsi ces mille accidents de la lu-
mière et, en quelque sorte, le miroitement du soleil sur
les objets; vous avez ainsi une couleur locale qui con-
tient toutes les autres, de même qu'un rayon de lumière
peut se décomposer en plusieurs nuances diverses. C'est
sans contredit un des aspects de la nature ; mais la nature
ne se manifeste pas de la même façon partout et toujours.
A côté de ces fantaisies étourdissantes de la lumière, la
nature se plaît à réserver des effets simples et tranquilles,
qui font même valoir les oppositions et les contraires. On
ne montre pas la lanterne magique à midi ; la fantasma-
gorie a besoin d'être isolée dans Pombre. Il faut à la poé-
sie fantastique la nuit et le dessous d'une forêt. Le phos-
phore est pâle en plein jour, et la flamme du punch ne
lance ses gerbes multicolores qu'après le coucher du
soleil.
Les premiers coloristes des anciennes écoles ont bien
compris et pratique la variété dans leur exécution. Cor-
rége, dont la couleur est si lumineuse qu'elle éclaire la
nuit, empâte vigoureusement les chairs et les plans sail-
lants, mais sa brosse glisse, légère, dans les fonds mysté-
rieux. Il y a des parties qui doivent être neutres et vagues
dans tous les effets de la nature. Velazquez, qui est si
brave et si emporté dans les accents principaux de sa
peinture, est transparent, vaporeux et presque insaisis-
sable dans le clair-obscur des profondeurs. Watteau, dont
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SALON DE 1846.                              285
on sent chaque touche spirituelle et élégante, comme
les fines ciselures d'un bijou de Cellini, Watteau est
peut-être le plus léger de tous les peintres dans ses feuil-
lages aérés, dans ses lointains féeriques,, dans ses ciels
lucides, semés de nuages impondérables.
Le procédé d'empâtement queDecamps a inventé, qu'il
pratique si habilement et qui a fait école, est une con-
quête véritable pour rendre certains objets fermes, positifs
et résistants. Je ne crois pas qu'aucun peintre ait jamais
fait des murs et des terrains mieux que Decamps; mais,
encore une fois, l'exécution du peintre doit varier selon
la qualité des choses qu'il représente. L'école de l'Em-
pire abusait de l'huile et peignait presque tout par tou-
ches plates et monotones ; ne nous jetons pas aujourd'hui
dans un autre système aussi exclusif en sens contraire.
Si l'eau du Souvenir de Turquie était légère et agitée,
comme les murs de la terrasse sont fermes et impéné-
trables, si la lumière était dégradée avec plus de ména-
gement dans les accessoires, ce tableau serait un chef-
d'œuvre.
La même exagération se remarque dans le Retour du
berger.
La figure du pâtre, avec son grand chapeau,
son manteau foncé et sa culotte bariolée, est parfaite.
Decamps excelle dans ces tournures sauvages et ces ajus-
tements capricieux. Le troupeau et le chien noir sont un
peu trop confus, quoique la nuit vienne et que la pluie
voile les objets. Le ciel est lourd d'exécution, et la bande
d'argent qui a conservé quelque lumière à l'horizon
ne nous semble pas très-juste d'effet. C'est là, dans un
ciel lourd et plombé, que l'abondance de la pâle est dan-
gereuse. Le ciel, si bas qu'il soit, est toujours impai-
16.
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SALON DE 1846.
pable, et il ne ressemble jamais à une cloche de métal.
Môme «u milieu des nuages les plus épais, sur le som-
met des montagnes, où, par certains temps, on ne voit
pas le bout de ses pieds, l'air ambiant donne toujours
l'impression de l'infini. Tout ciel qui paraît borné et
tangible, réel comme la matière, est faux en peinture et
il écrase une composition.
C'est pourtant, malgré cette pesanteur de la touche
en certaines parties, une belle et vigoureuse peinture
que le Retour du berger. Les tableaux de Decamps sont
de ceux que nous préférons à l'Exposition de 1846, et
c'est même pour cela que nous osons leur adresser quel-
que critique. Il ne nous prendra jamais l'envie d'analy-
ser et de disséquer cette foule innombrable de tableaux
insignifiants qu'aucune qualité originale ne recommande,.
La mission du critique est triste et ennuyeuse, quand il
ne rencontre sous son regard que des lieux communs
qui se traduisent forcément sous sa plume en banalités.
Avec des artistes comme Decamps, Delacroix, Scheffer,
la passion de l'art est agitée dans quelque fibre bien
vivante, et l'on peut étudier les sentiments divers de ces
grands hommes, leurs styles et leurs procédés, On est
toujours sûr de se tenir dans les régions poétiques et
pittoresques, et la discussion apprend toujours quelque
chose aux peintres, aux critiques et au public.
V'École de petits enfants turcs est un sujet que Decamps
affectionne, et qu'il a traité plusieurs fois dans des com-
positions différentes, Celle-ci est capitale par sa dimen-
sion, par le bel effet de lumière sur le lambris et les
charmants groupes d'enfants, accroupis à droite dans le
clair-obscur. Sur la muraille gris-perle tremblote le
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287
SALON DE 1846.
rayon de soleil qui pénètre par la fenêtre de gauche.
Decamps s'est souvenu de Rembrandt et de Pieter de
Hooch. Le vieux maître d'école est étendu comme un
pacha sur son divan, avec son écolier d'affection. Les
autres moutards s'amusent dans leur coin à n'importe
quoi. Vous pensez qu'il ne s'agit pas beaucoup d'étudier ;
nous sommes chez les Turcs et dans une salle d'asile.
Les heureux Turcs, d'avoir, dans le peuple, des enfants
si bien costumés, avec leurs petits turbans, leurs vestes
oranges, écarlates, vertes et brunes 1 C'est comme un
monceau de belles étoffes et de pierreries, où apparais-
sent des têtes rubicondes et malicieuses. Ce groupe d'en-
fants est de la belle qualité de couleur de Decamps.
Son quatrième tableau, Paysage turc, à droite en
montant la galerie de bois, appartient à M. Thevenin.
Sur un chemin qui longe des maisons de campagne très-
éclairées, on voit trois ou quatre petits cavaliers au ga-
lop, et, un peu en avant, une femme portant sur la tête
un vase. Les édifices sont tout blancs, le ciel tout bleu,
les petits arbres très-verts. On dit que l'Orient est comme
cela : Decamps doit bien le savoir. Cependant l'effet gé-
néral n'est pas aussi harmonieux qu'on pourrait le dési-
rer, et l'exécution est un peu mesquine. C'est du De-
camps fort adouci. Nous aimons mieux le peintre quand
il s'abandonne à son tempérament et à son caprice ; alors
il trouve des mouvements imprévus et superbes, des
combinaisons de couleurs étranges, un style hardi et
original. La plupart des artistes perdent la moitié de
leurs forces dans des recherches étrangères à leur talent.
Il est rare qu'on acquière une qualité dont on n'a pas
senti dans sa jeunesse les entraînements irrésistibles.
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288                         salon de 4846.
Cette inquiétude hasardeuse qui pousse notre génération
et qui est presque son génie et la source de ses plus pré-
cieuses découvertes dans les arts comme dans la pensée.,
est en môme temps parfois la cause de son impuissance ;
elle sied bien à la période de la jeunesse; mais, dans
l'âge de la maturité, quand un homme doit être sûr de
lui-même, il est beau de voir le calme et l'assurance
succéder à l'agitation. Les anciens maîtres étaient bien
plus naïfs et plus simples que nous. Après les anxiétés
de l'initiation, ils produisaient selon ce que le cœur leur
inspirait. Le génie est une fortune qui ne se gagne pas
dans les jeux de la terre ; il tombe d'en haut, en pluie
d'images ou de pensées,
IV
Diaz,
Ce qui fait les maîtres, c'est la singularité, dans le
sens grammatical du mot. Un artiste n'est pas au plu-
riel. Que plusieurs hommes fassent la même chose, c'est
inutile. Un seul dispenserait des autres. La condition de
l'art et du talent est, comme on dit, de se distinguer de
la foule. Il n'y a pas deux grands maîtres qui se ressem-
blent, quelles que soient les analogies d'époque et de
pays, de sentiment et d'école, qui les rapprochent. Toutes
les fois qu'un connaisseur ne dit pas du premier coup le
nom du peintre devant un ancien tableau, le tableau est
de pacotille. Les grands maîtres n'ont même point de
maître. Un homme de génie est toujours le premier
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SALON DE 1846.
venu, relativement à sa pensée et à son style. Vous ne
prétendrez pas que Raphaël soit élève du Pérugin : un
siècle les sépare ; ni Corrégo du Mantègne, ni Rubens
d'Otto Venius, ni Murillo des Castillo, ni David de Bou-
cher.
De même pour les contemporains. Vous entrez au Sa-
lon : Tiens, un Decamps! un Scheffer! un Delacroix!
un Diaz ! un Dupré ! un Roqueplan ! Vous reconnaissez
aussi les tableaux de M. Ingres, de M. Paul Delaroche,
de M. Horace Vernet, et de quelques autres dont l'indi-
vidualité est bien marquée. C'est à l'originalité person-
nelle que se mesure le talent. Je défie les critiques les
plus compétents de deviner, sans le secours du catalogue,
les auteurs de toutes ces grandes toiles qui tapissent le
Salon carré, de tous ces portraits sans caractère, de toutes
ces compositions banales qui encombrent les galeries.
On ne les nomme qu'à livre ouvert, après avoir consulté
le numéro. Un peintre peut être fort habile, et n'avoir
pas cependant d'existence distincte, quand il ne se sépare
pas suffisamment de l'inspiration et de la pratique d'un
autre peintre-, témoins MM. Flandrin, Envoyant un de
leurs tableaux, vous dites d'abord : Ecole de M. Ingres.
C'est seulement après examen, que vous pouvez consta-
ter leurs différences avec les autres écoliers du même
maître.
Diaz, voilà un singulier peintre ! D'où vient-il? qui est
son maître? où a-t-il pris cette couleur et ce charme? Mais
d'où viennent aussi Decamps et Ary Scheffer ? d'où vient
Eugène Delacroix? Ce n'est pas de Guérin, assurément,
quoiqu'il ait étudié dans l'atelier de Guérin. Tous ces
hommes ont des tempéraments si divers et des signes de
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290
SALON DE 1846.
race si accentués, qu'on devrait connaître leurs parents.
Eh bien! ils font mentir le proverbe de Brid'Oison; ils
ne sont les fils de personne ; mais ils ont tous la môme
origine, c'est-à-dire qu'ils procèdent de leur propre in-
néité. Sans doute, après le génie, l'art procède encore de
la tradition et de l'étude de la nature ; mais le principe de
tout talent, c'est un caractère particulier.
Cherchez à qui comparer Eugène Delacroix j vous
croyez le prendre à Rubens, il vous déroute par le Vé-
ronèse; vous le suivez à Venise, il vous emporte à Ma-
drid, près de Velazquez, pour revenir quelquefois en
France, près de Watleau. Decamps n'est pas moins ori*
ginal. Il ne ressemble certainement à personne de l'école
française; il faudrait aller jusqu'aux Lenain pour lui
trouver une analogie lointaine. Est-il Flamand ? point
du tout; Hollandais? un peu, dans la famille de Rem-
brandt; mais il s'en sépare par les procédés de sa pra-
tique ; Espagnol ? pas davantage, quoiqu'il ait la richesse,
et les contrastes, et la vigueur des maîtres de Sévjile ou
de Madrid ; il est plutôt Italien, de l'école napolitaine,
avec Salvator Rosa, et presque Vénitien pour la fermeté
de la pâte et la splendeur du coloris ; mais, cependant,
vous ne pouvez le fixer dans aucune école, il est lui-même.
Diaz est encore plus difficile à classer. Dans toute la
série des maîtres, on lui chercherait vainement des affi-
nités. Il rappelle peut-être la fougue et l'abondance de
Tiepolo, la finesse de Chardin, mais surtout Watleau et
Velazquez. Il a la couleur argentine et harmonieuse de
celui-ci, la légèreté et la fantaisie de l'autre. Il fait pen-
ser aussi à l'école de Parme dans la qualité des tons de
chair, la transparence des ombres et la suavité de la
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SALON DE 1846.-                           291
touche. Je ne connais pas de plus charmant coloriste,
quelque part que ce soit. Tous les dons de la couleur, il
les a réunis : la vigueur, l'éclat, la finesse, la variété, la
lumière. 11 dispose du soleil comme Claude Lorrain ;
mais il s'en sert tout autrement. L'admirable Claude
Lorrain répand le soleil partout, sur les horizons perdus,
sur la mer infinie, avec la sérénité de la nature. Diaz,
au contraire, prend un coin de forêt, un intérieur de ha-
rem, un bocage mystérieux, et il agace la lumière pour
y faire produire mille coquetteries et des effets impré-
vus. Le soleil de Diaz est une maîtresse capricieuse, qui
rit, qui pleure, qui s'agite, et qui, dans ces accès de pas-
sion, montre toute sa puissance et sa beauté.
La rareté du talent de Diaz tient à son inspiration
poétique autant qu'à sa couleur délicieuse. Son art n'est
point la nature, ni une convention quelconque d'a-
près la nature; c'est la poésie des rêves; c'est l'évoca-
tion d'un monde surnaturel. Nous disions que la pein-
ture de Decamps ressemblait à un Turc au soleil ; la
peinture de Diaz est un songe dans les pays enchantés.
Il n'y a de ces forêts et de ces créatures voluptueuses
que dans les visions ; visions charmantes que donnent
l'opium ou le haschich, quand on se porte bien et qu'on
est déjà parfaitement heureux. C'est à ce charme féerique
qu'il faut attribuer le succès de Diaz; car sa peinture en
elle-même, ou plutôt son exécution, est un peu effrayante
pour les bourgeois, qui aiment en général la peinture
finie, propre et bien compréhensible. S'il faisait des dé-
mons au lieu de femmes, et des cavernes au lieu de jar-
dins fleuris, les mêmes qualités de couleurne sauveraient
pas le sujet. La plupart des artistes qui ont cherché le
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292                         salon de 1846.
fantastique y ont trouvé la terreur et les cauchemars.
Diaz a eu l'esprit de rêver debout les plus belles ma-
gies du monde chimérique.
La fécondité de Diaz est inépuisable ; car la poésie
imaginaire n'a pas de bornes comme Fimitation réaliste
des objets physiques. Dans ce domaine lumineux et par-
fumé de l'imagination, il y a toujours quelqu'un, pour
parodier le mot de Diderot à propos du sculpteur Le-
moine : « Il a beau frapper à la porte du génie, il n'y a
jamais personne.
» Diaz vous ferait, en un jour, vingt es-
quisses toutes différentes, avec des éléments qui sont
pourtant les mêmes, du soleil, des arbres, de la peau
veloutée, des étoffes brillantes. Que voulez-vous de plus ?
La réputation publique de Diaz ne date guère que du
Salon de 1844, où fut exposée la Descente des Bohémiens.
Depuis deux ans, sa peinture est extrêmement recher-
chée et se vend à des prix élevés. Son abondance n'y
peut suffire, quelle que soit la vivacité de son invention
et la prestesse de son pinceau. L'heureux poëte, qui, au
fond, est peut-être "fort triste ! Walteau, le peintre des
fêtes galantes, n'est-il pas mort d'ennui !
Rien n'est plus égayant que les tableaux de Diaz. Ce
sont des fleurs, des pierres précieuses, du printemps et
du beau soleil. On aurait dû exposer tous ses tableaux
du Salon à la file les uns des autres, comme on a fait
pour Ary Scheffer. Après l'examen fastidieux de ces ba-
tailles où l'on ne se bat point, de ces tableaux d'église
sans inspiration religieuse, de ces paysages sans air, de
tant de peintures grises et malades, on serait venu re-
prendre do la santé et de la vie dans le monde féerique
de Diaz,
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SALON ΡΕ 1840.
293
Ses tableaux sont dispersés partout. Un des principaux,
les Délaissées, se trouve presque en face des Océan/des,
de Lehmann, dans la rotonde du milieu des galeries.
Quatre femmes demi-nues, dans des attitudes diverses,
pleurent les beaux temps de la passion et l'Amour qui
s'envole entre les arbres du paysage. Gomment de si
charmantes femmes peuvent-elles être délaissées? s'écrie
spirituellement VArtiste. Tout le monde voudrait les
consoler. Les unes cependant s'affaissent sur le gazon
comme des Madeleines, une autre élance ses bras vers
le volage Amour5 la quatrième cache sa tête dans ses
mains crispées et dans les ondes de ses blonds cheveux ;
on ne voit que son dos finement modelé sur lequel fris-
sonne une pâle demi-teinte. Le paysage est un intérieur
de foret, caressé par les rayons vaporeux du matin. Es-
pérons que l'Amour reviendra le soir. La nuit est faite
pour les amours, comme dit le vaudeville, et le jour est
fait pour se promener sous ces beaux arbres.
Le paysage n° 540 est do la plus exquise qualité. Il a
été exposé quelques jours chez M. Durand Ruel, et c'est
Meissonier qui l'a acheté ; oui, Mcissonier, le peintre
délicat de ces petits marquis si pomponnés, si précieu-
sement finis jusqu'à la pointe des ongles. Meissonier est
devenu fou de cette peinture ardente, prestigieuse, à la-
quelle on reproche souvent de n'être pas terminée, il
aime mieux ces prétendues esquisses que les porcelaines
luisantes des Belges contemporains. Meissonier s'y con-
naît, et il a fait là un acte de protestation contre l'exé-
cution mesquine des imitateurs. N'ayez pas peur qu'il
achète un Verboeckhoven ou un Koekkoek.
Qu'est-ce donc que ce paysage? un intérieur de forêt,
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294
SALON DE 1846.
des arbres blonds, roux, jaunes, verts, dorés, par une lu-
mière qui éclate partout, des ronces et des plantes qui
s'entremêlent joyeusement et qui grimpent au tronc des
chênes pour avoir leur part de soleil; au milieu^ une
petite figure, vêtue d'un rouge harmonieux, concentre
le regard. Il est impossible de ne pas adorer la nature,
exprimée avec tant de poésie. Aussi Meissonier est-il
parti subitement pour quelque forêt, après avoir acheté
son Diaz. Peut-être reviendra-t-il paysagiste. N'a-t-il
pas déjà essayé les figures en plein air dans le charmant
paysage de Français?
Le Jardin des Amours appartient au duc de Montpen-
sier. C'est un peu révolutionnaire pour un prince. Les
honnêtes conservateurs ne seront pas de son goût en
cette circonstance. La France ne resterait pas ce qu'elle
est, si la majorité des électeurs votait pour une pareille
peinture. Il faudrait recommencer la révolution. Ce
Jardin des Amours ressemble un peu au fameux Jardin
d'Amour,
de Rubens, et beaucoup à l'Ile de Cythère,
cette délicieuse esquisse de Watteau, le seul Watleau
que possède le Musée. Excepté Watteau et Rubens, il n'y
a rien de plus charmant dans tous les maîtres. On dit
que c'est une esquisse, comme Vile de Cythère. Je le
veux bien 5 mais l'idéal ne saurait être la réalité. Lais-
sons les Belges actuels peindre des pots qu'on prendrait
par l'anse, et des carottes qui font tirer le couteau des
cuisinières; laissons l'école allemande dessiner de tristes
pastiches dans le sentiment du moyen âge; mais félici-
tons la France de son instinct poétique, de sa fantaisie
et de son originalité.
La peinture do Diaz est aussi difficile à décrire que
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SALON DE 1846.                              295
celle d'Ary Scheffer, par des raisons contraires. Scheffer
s'adresse à cette faculté intime et profonde de l'esprit
humain, dont l'expression échappe au langage. Jamais
le style écrit ne traduira la physionomie de Jeanne
d'Arc sur le bûcher. Scheffer pourrait y prétendre, puis-
qu'il s'est élevé jusqu'à la divine inspiration du Christ
portant sa croix. De même, Diaz, qui s'adresse surtout
aux sens, à la faculté que nous possédons de jouir de la
nature et de la vie extérieure, peut exprimer des images
devant lesquelles les plus grands écrivains sentiraient
leur impuissance; car le procédé de l'écrivain est indi-
rect à côté du procédé des peintres. George Sand a écrit
de magnifiques paysages ; mais encore faut-il que le lec-
teur évoque à chaque mot magique la forme lumineuse
de ces belles campagnes, et qu'il y ajoute le détail infini,
brodé sur l'harmonie générale.
L'image du peintre, si vague qu'elle soit, est bien plus
réelle, et laisse moins à faire au spectateur. Vous avez,
dans le Jardin, des Amours, le ciel avec sa lumière rayon-
nant partout, les arbres avec leurs nuances variées, el
les femmes capricieusement étendues sur le gazon, et
leurs draperies chatoyantes qui se mêlent aux fleurettes,
fraîches comme la rosée, étincelantes comme le soleil.
Le grand artifice de Diaz, sa supériorité extraordinaire,
c'est la qualité de la couleur, qui est toujours déterminée
par la lumière. Il ne vous montre pas un arbre ou une
figure, mais l'effet de soleil sur cette figure ou sur cet
arbre. Les meilleurs peintres, excepté quelques coloristes
fanatiques, vous présentent d'abord l'objet quelconque
dans une sorte d'isolement et d'abstraction, si l'on peut
ainsi dire, sauf à y superposer ensuite l'influence des
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c296
SALON DE 184G.
objets environnants. Diaz, au contraire, peint le général
dans le particulier, reflétant en quelque sorte le tout
dans chaque partie. Les métaphysiciens comprendront à
merveille cette observation un peu subtile -, les poètes
aussi; car la véritable poésie n'a jamais été le sentiment
du détail, mais la haute intelligence des harmonies et
de l'ensemble ; être poète, c'est sentir la vie universelle
dans chaque atome de la création.
LOrientale, exposée dans le salon carré, est un autre
Jardin d'Amour., avec un effet plus vigoureux et des
fonds d'une valeur incomparable. Derrière les arbres
aux larges feuilles, roussies par l'ardeur du ciel, se de-
vinent les bâtiments du harem et quelques figures vive-
ment colorées. L'Abandon, qu'on voit aussi dans la même
salle, à droite de la porte des galeries, représente une
jeune femme nue, assise dans un paysage, et vue de dos.
On n'a jamais besoin d'être habillé dans les campagnes
de Diaz. L'art du tailleur est inconnu dans ces climats
brûlants. Cette petite peinture est de la plus fine qualité.
La Léda, des galeries de bois, annonce toujours une
riche palette et une touche délibérée; le ton des chairs
fait souvenir du Corrége ; mais la tournure du dessin
n'est pas aussi distinguée que dans les autres groupes
du même peintre ; le cou du cygne n'a pas la délica-
tesse spirituelle et voluptueuse que le poète des sérails
aurait pu rêver.
A gauche, dans les galeries, se rencontrent encore la
Sagesse et la Magicienne, deux fées de la même famille.
La Sagesse est bien folle de ne pas écouter les petits
Amours qui voltigent autour d'elle et les provocations
de ce paysage enivrant. Soyez sûr qu'elle finira cepen-
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297
SALON DE 1841).
dant par tomber sur les herbes odorantes, enlacée par
les guirlandes dont les perfides génies couvrent sa chaste
nudité. La Magicienne, avec sa baguette, n'a rien à faire
pour évoquer les prodiges. N'est-elle pas déjà en plein
monde fantastique ?
Diaz se trouve ainsi, avec Scheffer, Decamps, Dela-
croix, Lehmann et quelques autres, dans les genres les
plus divers, un des principaux exposants au Salon
de 1846, comme il est un des peintres les plus vivants do
notre époque actuelle. Personne ne le surpasse pour la
poésie et la couleur. Il n'est pas Espagnol pour rien, et
il s'est senti de force, cette année, à porter son nom
De la Pena.
On a toujours la couleur de son pays. Dis-moi ta cou-
leur et je te dirai d'où tu es ; car tout est harmonique
dans la nature. Les Belges sont couleur de bière ; les
Espagnols couleur da soleil. Nous avons souvent pour-
suivi dans la nature les harmonies de la couleur, qui ne
montent jamais sur les hommes, sur les animaux, sur la
végétation, sur tout. Les chevaux flamands sont gris-
pommelé comme le ciel de Flandre ; voyez les chevaux
de Rubens. Les chevaux bourguignons sont péchards,
comme les vignerons du pays sont couleur de vin. Les
chevaux limousins sont le plus souvent couleur de fer,
toujours foncés, comme la végétation locale. L'ours blanc
des mers glaciales est couleur de glace; le cygne, cou-
leur de neige ; le lion de l'Afrique torride, couleur de
feu; les oiseaux des tropiques, jaunes, oranges, rouges,
étincelants, couleur de lumière. La perdrix rouge est
couleur de bruyère; la grise, couleur de guéret; la
caille, couleur de chaume blond ; le renard, couleur de
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298                              SALON DE 1840.
taillis; le lièvre, couleur de lande; la corneille, couleur
de ruines; le chat-huant, couleur de la nuit ; le halbran,
couleur de marais ; la grenouille, couleur de jonc éme-
raude; le crapaud, couleur de bourbe; le lézard gris,
couleur de muraille.
Nous ne faisons qu'indiquer ici une remarque fort si-
gnificative dans les arts, suivant nous, et très-impor-
tante en peinture ; car il en ressort mille conséquences
pour la couleur et l'harmonie. Ceux qui se préoccupent
surtout de la forme pourraient trouver dans la nature
les mêmes concordances. La forme, comme la couleur,
révèle la destination et indique la localité des êtres.
C'est avec cette idée que Cuvier a su reconstruire tout
un monde perdu. Donnez-lui une phalange fossile, il
vous dessinera l'individu à qui elle appartient. Les oi-
seaux aquatiques qui vivent de la pêche, comme le hé-
ron au bord des eaux, ont de longues echasses pour
arpenter les marécages, et de longs becs pour saisir le
poisson dans son transparent domaine ; le mulet a les
jambes rapprochées pour marcher sur les chemins
étroits ; le cerf des hautes forêts porte des bois sur la
tête pour écarter les branches. L'harmonie est jusque
dans le mot ; car le fond même du langage, comme le
fond de tous les arts, c'est l'analogie. La vie est une,
et en. toutes choses. L'artiste est celui qui exprime la
vie dans n'importe quoi.
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SALON DE 1816.                              299
V
JIM. Lelimauii, Aniaury iluval, FI;uuli-in.
Lehmann avait été jusqu'ici un peu étrange, ce qui
est de bon augure, et en même temps un peu imitateur,
ce qui est dangereux. Nous avons, presque seul·au Sa-
lon de 1844, défendu contre le goût commun son por-
trait de Mme Belgiojoso, de même que, cette année, nous
risquons de demeurer un peu isolé dans notre admiration
de l'excellent portrait d'Amaury Duval. La minorité
peut avoir raison par pressentiment, à condition que la
majorité lui donne raison dans l'avenir. Nous sommes
d'autant plus désintéressé dans le succès de cette école,
issue de M, Ingres, et qui cherche la correction et le
style aux dépens de la couleur, de la lumière, de la pas-
sion, de la fantaisie, de la spontanéité, que nos prédi-
lections personnelles nous emportent vers les coloristes
et les passionnés. A notre sentiment, Delacroix est plus
peintre que M. Ingres et toute son école, que Louis Da-
vid et toute l'école de l'Empire, que M. Delaroche et
toute l'école bourgeoise ; mais cependant nous sommes
de ceux qui ont réhabilité le génie de Louis David et qui
applaudissent aux tentatives sérieuses de M. Ingres dans
le sens du style et de la beauté correcte. Il n'a été
donné qu'à Raphaël de résumer dans sa peinture toutes
les perfections de l'art. Après lui, les plus grands artistes
sont toujours incomplets de quelque côté ; et c'est là le
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300                             SALON DE 1846.
lien merveilleux qui doit faire comprendre aux hommes
leur solidarité mutuelle et le besoin incessant qu'ils ont
les uns des autres.
Il est facile de montrer les défauts d'une œuvre d'art
quelconque. Tout guerrier est vulnérable, ne fût-ce
qu'au talon. Il n'y a guère de belle femme qui puisse
laisser tomber ses draperies devant un aréopage d'ar-
tistes et de voluptueux ; mais il faut être d'un tempéra-
ment bien triste, pour s'arrêter à une ride secrète, à une
inflexion de lignes douteuse , au lieu d'admirer l'en-
semble ou les parties irréprochables. Vénus, la déesse
parfaite, n'est jamais sortie de la mer, comme le sup-
posaient les anciens. Elle nJa jamais été qu'un idéal pour-
suivi parles poètes ; mais le flot mystérieux a toujours
recouvert quelque fragment de sa beauté. Dans la
mythologie antique, elle avait encore les pieds dans la
mer. C'était son talon d'Achille. Notre époque n'est pas
destinée à la dresser toute nue, en plein soleil. La beauté
et la vérité ne sortiront jamais entières du puits symbo-
lique. Heureux les privilégiés qui aperçoivent le visage
radieux ou le chaste sein de ces immortelles!
Lehmann a l'ambition d'évoquer les nymphes anti-
ques. Il s'est attaqué tout simplement à Eschyle et à
Prométhée. Il a cherché dans ses Océanides un reflet de
la poésie grecque, si simple et si grandiose. Ce groupe
des Océanides est très-bien disposé : quatre femmes nues
sur un rocher battu par les vagues ; l'une, au sommet,
debout et tournée à gauche vers la cime lointaine où
Prométhée est enchaîné; un peu au-dessous, deux au-
tres femmes : celle-ci assise, de profil à droite, les bras
allongés et les mains jointes contre les genoux; celle-là
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SALON DE 1846.                                 301
accoudée et vue de face ; la dernière est affaissée, à la
base de cette pyramide humaine, et vue de dos. Nous
avons ainsi tous les aspects de la forme féminine. C'est
le tour de force que Giorgion fit avec une seule figure
dont les quatre faces se reflétaient dans l'eau ou dans le
miroir d'une armure accrochée aux branches des arbres.
Les Océanides de Lehmann sont d'une belle tournure
et d'une belle forme; les têtes ont de la rêverie et une
expression profonde; les corps sont modelés avec préci-
sion. On pourrait seulement reprocher à ces quatre
femmes de présenter le même type, sans une variété
suffisante. C'est le défaut de Lehmann, de faire toujours
les mêmes personnages, et de peindre un peu dans la
même gamme, quel que soit le sujet de son tableau. Ici,
les tons verdâtres dominent à bon droit, puisque le
groupe est cerné par la mer; mais nous retrouverons
tout à l'heure l'abus du vert d'eau dans le Hamlet et
dans YOphélia, et même dans les portraits.
Shakespeare donc, après Eschyle, puisque nos pein-
tres se font les traducteurs des poètes. Le Hamlet de
Shakespeare est peut-être la création littéraire la plus
difficile à exprimer en peinture. Il le dit lui-même en
frappant sur sa poitrine : «J'ai là quelque chose qu'au-
cune manifestation ne peut rendre. » C'est un caractère
complexe et vague, quoiqu'il soit en même temps ex-
trêmement réel : nature rêveuse et inquiète, qui hésite
et disserte toujours devant l'action, et qui cependant tue
| olonius comme un rat, tue l'assassin de son père, tue
le frère d'Ophélie; esprit judicieux et sensé, qui touche
pourtant à la folie; monomane qui lance à travers ses
accès les plus purs éclairs de la raison; misanthrope qui
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302                             SALON DE 1^46.
est passionnç pour la justice ; fils dévoué qui martyrise
sa mère; amant impérieux qui raille sa bien-aimée.
Hamlet est le plus indéfinissable de tous les types créés
par les poètes. Othello , Macbeth, Alceste, Tartufe ,
Don Quichotte et les autres, trouvent, dans la langue,
des a'djectifs qui leur correspondent, ou même ils sont
devenus des substantifs · mais comment; qualifier Hamlet
en un seul mot, ou, ce qui est presque même chose, en
une seule image? Qu'est-ce que Hamlet? la piété filiale,
la vengeance humaine, la justice divine, le scepticisme,
la rêverie, le devoir, la réflexion, la fatalité. C'est à la
fois tout cela, et bien plus encore.
Lehmann a rencontré dans sa peinture quelques-uns
des traits de Hamlet, mais non pas l'ensemble du carac-
tère. Son personnage est vu de face, de grandeur natu-
relle, jusqu'aux genoux. Il est enveloppé de son deuil so-
lennel, comme dit Shakespeare : vêtements noirs sur
lesquels tranche une ligne de linge, mat, au cou et aux
poignets. Il porte une toque noire et de longs cheveux
qui tombent de chaque côté, comme dos branches de
saule pleureur autour d'une urne funéraire. Son front,
plein de tempêtes, est incliné vers le sol, et ses yeux
voilés contemplent au dedans sa vengeance méditée.
Ses belles mains sont abandonnées le long des plis d'un
manteau négligemment drapé. Il a bien l'âge que lui
donne Shakespeare, près de trente ans, quoiqu'on l'ap-
pelle le jeune Hamlet; car il a connu ce pauvre Yorick,
le bouffon, dont le crâne reposeen terre depuis vingt-
trois ans. Eugène Delacroix l'a fait plus jeune dans son
tableau du fossoyeur, pénétré en ce point de l'esprit plu-
tôt que de la lettre du drame.
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SALON DE 1846.                              303
C'est une audace singulière et peut-être imprudente à
Lehmann d'avoir voulu peindre en quelque sorte le per-
sonnage abstrait, hors des actes successifs de son rôle.
Je sais bien qu'il pense plus qu'il n'agit; mais cepen-
dant il est difficile de le séparer d'une des situations
émouvantes où Shakespeare l'entraîne, tantôt sur l'es-,
plcm.ade devant l'ombre terrible, tantôt à la scène de la
comédie, ou tirant l'épée sur le roi agenouillé, ou à la
scène du cimetière, ou bien au duel sanglant de la fin.
Au contraire, Delacroix avait suivi dans ses magnifiques
illustrations le mouvement du poëme anglais. Aussi vous
connaissez bien Hamlet, quand vous l'avez vu agité par
toutes ces impressions et variable comme olies, médi-
tatif et calme au commencement, puis tour à tour ora-
geux, caustique, raisonneur, insensé, violent et funeste.
Ces passions successives ont môme jeté Delacroix dans
une diversité de physionomies qui, ne semblent pas ap-
partenir au môme personnage. A chaque scène dont le
peintre a tracé l'image, son Hamlet est une nouvelle
création.
Celui de Lehmann dit sans doute en lui-môme : « Mon
père, ton commandement figurera seul sur les tablettes
de mon cerveau. » Ou bien : « Mourir... dormir. Rôver
peut-être. » La contemplation pure se prôte-t-ello aux
moyens des arts plastiques ? Scheffer, entre autres, sem-
ble l'avoir prouvé dans ses Mignons de Ga^the. Lehmann
a fait certainement, dans son Hamlet, une belle figure
de rêveur, quoique le front, un peu fuyant, convienno
encore davantage à un homme d'action.
VÖphéiia, en pendant, est représentée au moment où
elle donne des fleurs à son frère Laërte, qu'elle ne re-
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304.
salon υκ 1846.
connaît plus. La pauvre folle a des fleurs partout, dans
sa draperie relevée en corbeille, dans ses cheveux, sur
son sein, dans sa main gaucho. Elle est de face, comme
le Hamlet, et ses grands yeux vous regardent fixement.
Une légère demi-teinte voile presque son visage, mais la
lumière frappe son cou bleuté de veines et ses fines
épaules. Son corsage est ouvert en désordre; sa robe,
de riche étoffe, est bariolée de ramages. J'ai entendu
critiquer, bien à tort, la bizarrerie de son ajustement et
de sa coiffure. Dans Shakespeare, elle est couronnée de
paille et de guirlandes. Il y a des gens qui préfèrent les
grisettes de M. Court, avec un bonnet de dentelles et
une robe bleu-ciel, bien proprement agrafée.
Pour notre part, nous félicitons Lehmann de se main-·
tenir dans la haute poésie, tout en lui conseillant de se
tourner vers l'art grec ou italien plutôt que vers les fan-
taisies du Nord. Shakespeare et Goethe, par exemple,
exigent deux qualités presque contraires au talent de
Lehmann, Il y a dans Gœthe, et même dans Shake-
speare, un certain mysticisme que Scheffer atteint par
l'exaltation de son sentiment, qu'Eugène Delacroix tra-
duit à merveille par le vague indéfini de sa peinture. Il
y a une rêverie profonde et nuageuse qui s'accuse par
l'expression, ou par l'exubérance de la couleur, plutôt
que par la précision des formes. Le génie a ses latitudes
comme l'espace géographique. Winkelmann, quoiqu'il
fût d'origine allemande, faillit mourir de mélancolie,
quand, après avoir vécu à Rome, au milieu des études
antiques, il revint visiter le ciel opaque et les toits an-
guleux de sa patrie.
Lehmann a exposé aussi trois portraits : un portrait
.
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SALON DE I84Ü.                              305
de femme, vue de face, à gauche dans le salon carré,
avec des cheveux verts, comme M. Ingres les a peints
dans le portrait de Mme d'Haussonvillc ; une belle étude
de tête de femme, vue de profil et coiffée d'un châle
bleu, retenu par une agrafe ; et le portrait de M. de
Nieuwerkerko, qui a le malheur d'être trop verdâtre. Le
second portrait de femme, très-correct et très-distingué,
est daté: Rome, 1838.
Nous avons déjà cité le portrait de femme, p'ar
Amaury Duval, comme le plus beau portrait du Salon,
sans comparaison aucune, si ce n'est avec l'austère por-
trait de Lamennais, par Ary Scheffer. Les coloristes do
notre temps paraissent avoir abandonné le portrait,
quoique la figure humaine ait été aussi bien interprétée
dans le passé par les Titien , les Velazquez, les Rem-
brandt et les van Dyck, que par Raphaël, Léonard ou
Poussin, en un sens opposé. Les splendeurs du coloris
accompagnent bien le visage, témoin Rigaud chez nous
et Reynolds chez les Anglais. Dans le portrait par
Amaury Duval, il faut renoncer d'avance à toute magie
étrangère à la forme même de la personne qu'il avait
devant les yeux. Mais, s'il a sculpté irréprochablement
le galbe de ce beau modèle, s'il a exprimé par des lignes
précises une certaine individualité, c'est un résultat ar-
tiste, digne d'admiration. A la vérité, le procédé est celui
des statuaires ou des ciseleurs, et il trahit l'école systé-
matique du peintre de Stratonice. Mais encore n'est pas
bon sculpteur qui veut.
Le portrait d'Amaury Duval est tourné à droite, de
profil, et il s'enlève sur un lambris gris. On dirait une
image naturelle, immobilisée dans une glace. À droite,
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306                             SALON DE 1846.
le dossier d'une bergère en étoffe jaune, sur lequel est
jeté un cachemire. Les deux mains de la femme sont
élégamment jointes en avant.La robe de soie bleue estcol-
laiite et elle modèle faiblement les contours de la taille,
Il y a de la noblesse et de la domination dans la pose,
un grand caractère dans le profil régulier, qui rappelle
un peu le profil de Bonaparte. Lavater pourrait dire la
bonne aventure sur ces traits fermement dessinés : beau-
coup de résolution, une ardeur ambitieuse mais con-
tenue, un coup d'œil perçant, un esprit inflexible. La
belle courbure des sourcils indique la vivacité des per-
ceptions et un sentiment artiste très-prononcé. La ligne
du cou est superbe et d'une pureté rare. Une tête si bien
portée n'est pas faite pour s'incliner jamais dans les
combats de la vie. Elle conviendrait à symboliser J,a Vic-
toire ou la Liberté.
La sobriété de l'exécution et la stérilité de la peinture
dans l'entourage ajoutent encore au caractère de la per-
sonne représentée. On est bien forcé de ne voir que la
tête elle-même et la forme de la taille ; mais la perfec-
tion du dessin arrête longtemps les yeux et l'esprit. Il
ne manque à ce bas-relief italien que la palpitation do la
vie. Le sang ne circule point dans l'intérieur, et rien ne
bat sous le corsage glacé.
Un pareil système nesera.it pas tolérable, appliquée
des modèles vulgaires. Mais Amaury Duval a eu, le bon-
heur de choisir un type extrêmement distingué. Qu'il es-
saye la peinture linéaire, si l'on peut ainsi dire, sur l'in ·
faute naïve de Velazquez, sur la tête flamboyante de
Rubens ou sur la tête de Rembrandt 1 Le dédain des ar-
tifices de la couleur et des ressources de la variété le
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SALON DE 184β,                              'à$i
condamnent, malgré, son talent, à borner ses, sujets à
des personnages exceptionnels et isolés, à s'arrêter de-
vant l'espace, devant les scènes compliquées où s/agitent
des passions,. La foule, lui est interdite, au,ssi bien que le
plein air ; car c'est le jeu capricieux de la lumière, c'est 1^
puissance du coloris, qui donnent la valeur relative aux
divers objets et qui les classent à leur plan. Murillo a,
fait, une fois, le Miracle de la multiplication des pains ;
les cinq mille hommes y sont ; il n'en manque pas μη.
Toute cette foule d'hommes, de femmes et d'enfants se.
remue à l'aise sur la croupe d'une colline, Rubens aussi
a fait des armées innombrables qui se déploient à l'in-
fini. Tours de coloristes. Ici, nous avons, un fond plat,
très-rapproçhé; avec μηο figure découpée dessus. Dans
un groupe, il faudrait de la profondeur et des tons plus
ou moins montés. Amaury Duval aime les sujets anti-
ques, qui prêtent au style et à la beauté; nous le dé-
fions cependant de peindre un Chœur de nymphes, dan-
sant en rond sous l'éclat du soleil; ce qui ne l'empêche
pas d'avoir réalisé une mervoille dans son portrait de
femme.
M. Hippolyto Flandrin montre mieux que personne
les défauts et l'impuissance de cette pratique monotone.
Nous n'avons trouvé qu'après de longues recherches
ses deux portraits de la galerie, et notre regard n'a pu
découvrir encore le n° 660. Mais je suppose que M. Flan-
drin consentirait à être jugé sur le portrait 659, placé à
droite, en entrant dans la première travée. C'est une
peinture très-travaillée et assez, importante par la di-
mension. La femme est assise, tournée à gauche, les
deux bras nus croisés sur les genoux. Le bras droit est
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308                             SALON DE 1846.
vu en raccourci. La robe est en velours gros bleu ; car
l'auteur affectionne exclusivement le bleu cru , comme
Lehmann le vert de mer. Les tons rompus et la combi-
naison des couleurs lui sont antipathiques. Il considère
toujours la nuance locale en elle-même, sans aucun mé-
lange des entourages et abstraction faite de l'action lu-
mineuse. Aussi ses chairs et ses étoffes paraissent en
carton et en papier colorié. Il a étudié avec une patience
consciencieuse la forme de son modèle ; mais la séche-
resse et la rigidité ne sont pas le style et la précision.
Par malheur, malgré les armoiries peintes sur le fond;
le dessin que lui offrait la nature n'a pas les qualités d'é-
légance, de distinction et de charme, quipeuventdonner
de l'intérêt à la ligne seule quand elle est saisie avec jus-
tesse, comme dans le portrait d'Amaury Duval. C'est le
commun pris au sérieux et analysé avec une obstinalion
digne d'un meilleur sort. C'est l'ennui en peinture. Le
soleil et la couleur sont faits pour réjouir les hommes et
pour varier incessamment tous les aspects de la nature.
Gardons-nous de renoncer à ces présents poétiques.
Le portrait n° 662 est un buste sur une toile ovale. La
tête, finement modelée, est de face; le fond sombre;
la robe invariablement gros-bleu. On dirait une peinture
sur porcelaine. Le portrait du salon carré, n° 661, nous
paraît plus librement exécuté. Une collerette en guipure
recouvre le sein et le corsage. Le visage a plus de carac-
tère et de vigueur.
Il est bien regrettable qu'un artiste intelligent et pro-
fondément amoureux de son art, comme M, Flandrin, dé-
pense tant de volonté et de courage à poursuivre des fan-
tômes dans les ténèbres. On dit qu'il a peint avec succès
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SALON DE 1846.
309
une chapelle où les figures se dessinent sur fond d'or. À
la bonne heure. Ce fond de métal invariable dispense de
l'air et de la perspective. La composition est censée une
ciselure en relief, collée contre la muraille plate. C'est
un pastiche des anciens maîtres catholiques, qui auto-
rise à nier le progrès des arts depuis quatre ou cinq siè-
cles. Pour une pareille entreprise, un moine érudit
conviendrait mieux que Decamps ou Delacroix. Mais,
dans le domaine de la vie, il faut le mouvement, la pas-
sion et la couleur.
En descendant encore un degré plus bas dans ces lim-
bes de Part, on rencontre un petit portrait d'homme, par
M. Paul Flandrin, le paysagiste. C'est l'exagération de
l'exagération de son frère. Il n'y a plus au delà que le
néant et la nuit.
MM. Lehmann, Amaury Duval, Hippolyte Flandrin
représentent au Salon l'école do M. Ingres. Tous trois
se sont formés à Rome, d'après les austères enseigne-
monts du maître. Le système s'est inoculé dans leur sang
ot figé sur leur palette. Ils y ont gagné des qualités sé-
rieuses, avec des défauts peut-être inguérissables. Mais
chez Lehmann et chez Amaury Duval, les qualités ont
pris le dessus. Le résultat fait oublier la théorie. Mau-
vaise école, et cependant bons peintres. Il est glorieux,
de vaincre, quand on est mal armé, sur un terrain dan-
gereux, entouré d'abîmes.
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":■:,:-■ : .:■}-■                    -
310
SALON DE 1846.
Les paysagistes.
il y a deux mois, tourmenté par quelques idées sur
le paysage, je partis brusquement à la découverte des
Alpes. J'avais un excellent compagnon de voyage, un
peu mélancolique, mais poète et spirituel, sans le van-
ter. Il sommeillait à moitié dans les passages tristes de
la route, mais il se réveillait tout à coup, quand le ciel
ou la terre offraient des aspects pittoresques. 11 m'a fait
voir bien des choses nouvelles etintéressantes pour les ar-
tites.Un soir, après avoir monté à pied unecôte immense,
nous nous arrêtâmes sur la hauteur et il m'expliqua,
par des exemples naturels, le mystère de la couleur et
de la lumière. La nuit était assez profonde, quoiqu'il y
eût des étoiles au ciel. Sous nos pieds, autour de nous,
la lerre paraissait comme une surface plate et sombre,
comme une mer noire, immobile, sans relief. Les quel-
ques lumières des maisons isolées semblaient la répéti-
tion affaiblie des étoiles dans une mare. Vous voyez
bien, me dit-il, que la couleur seule dessine les objets.
A preuve que c'est la lumière qui donne la forme, le
modelé, le plan ; où est la forme, la nuit ?
En effet, les grands arbres décharnés, bordant la route,
étaient collés à plat sur le ciel sourd et opaque, comme
une guipure de papier découpé ; l'étendue n'étant pas
manifestée entre les arbres et le ciel, les étoiles, qu'on
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apercevait à travers le tamis des feuilles, avaient l'air
de vers-luisants grimpés sur les branches.
La lune vint, quand la voiture reprit son galop sonore,
et nous regardions à la portière les arbres et les haies
fantastiques, indistinctes, qui passaient rapides comme
une armée de fantômes courant à quelque bataille, avec
leurs cuirasses d'argent, Ιβμ^ bras crispés et leurs che-
velures ébouriffées. Don Quichotte, seul, aurait pu dé-
crire tous ces héros bizarres. Mon compagnon se conten-
tait d'en tirer des enseignements pour les peintres. Je lui
ai demandé son nom. Il s'appello l'Amour delà nature.
Avec ce guide passionné et sans cesse impression-
nable, que d'effets magiques nous avons analysés du-
rant le voyage ! Nous avons vu lover le soleil sur le
bateau à vapeur de la Saône. Les bords de cette rivière
sont plats et découverts. Il faisait encore nuit, mais le
jour se préparait. Une bande allongée, incolore, neutre,
séparait deux ciels, le ciel d'en haut, et le firmament
répercuté dans le fleuve calme. Devant nous, ces deux
ciels avaient une teinte violacée qui s'étendait à droite
et à gauche, s'adoucissant jusqu'au lilas tendre, un peu
bleuté et opaque, comme la couleur de l'amidon ; puis
le violet se nuança d'orange et s'assombrit le long de la
bande plate. Bientôt des rayons glissèrent en haut et on
bas dans les deux ciels, comme une double gerbe, et il
se leva deux soleils, pu plutôt Fun montait, l'autre des-
cendait avec une allure pareille : alors , au-dessus des
bandes de terrain brun qui filaient à nos yeux comme
un câble immense, tiré par des mains d'Hercule, les se-
conds plans commencèrent à se montrer, et paraissaient
immobiles. La terre se modela, les collines s'arron-
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312                             SALON DE 1846.
dirent. Tout reprit sa forme et son dessin sous l'in-
fluence du soleil.
Mon compagnon me suivit dans les montagnes et sur
le bord des torrents. Devant ces aspects sublimes, je
convenais avec lui qu'aucun peintre n'a jamais repré-
senté les montagnes, môme parmi les maîtres anciens ;
les cascades de Ruisdael ou* d'Everdingen ne tombent
pas de bien haut. Salvator a fait des rochers ; il s'est
arrêté au pied des montagnes. Et quant aux verroteries
de MM. Calame et Diday, qui ont pourtant le bonheur
d'habiter la Suisse, le regard le plus complaisant ne sau-
rait y voir les Alpes. Les mauvais peintres donnent pour
les Alpes de petites collines enfarinées.
Notre histoire de la découverte des montagnes fut
assez curieuse. Quand les premières cimes neigeuses pa-
rurent bien loin à l'horizon, nos yeux inquiets hésitèrent
entre le nuage et la montagne. Nous nous gardions bien
de questionner autour de nous. Il nous fallait des images,
et non pas des mots. Où serait la poésie de Christophe
Colomb, si on lui eût dit : Cette ligne grise qui borde la
mer comme un liséré, c'est la terre promise? Nous vou-
lions deviner nous-mêmesnotre Amérique. L'incertitude
dura longtemps. Il nous semblait que nous avions sou-
vent vu des montagnes plus belles et plus hautes dans
les nuages du couchant. Cette petite souris blanche,
tapie à l'horizon, accouchera-t-elled'une montagne?
Les grandes passions sont quelquefois comme les mon-
tagnes ; on en approche sans soupçonner leur élévation
et leurs tourments; à mesure qu'on grimpe, les déchire-
ments se font de toutes parts. On croit qu'on se reposera
au sommet ; mais, après tant d'efforts, on ne trouve sur
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313
SALON DE 1846.
la cime que le vertige et l'aveuglement. On en re-
vient le cœur sillonné comme les flancs de la nature.
De loin, c'est peu de chose; au pied, c'est superbe;
en haut, c'est effrayant.
Enfin, notre doute tomba, et c'est encore le ciel qui
nous fit comprendre la terre. Sur la croupe de celte ap-
parition un peu vague, nous distinguâmes un nuage vé-
ritable, couché comme un crocodile antédiluvien.
L'union de la terre et du ciel était surprise. Mais les
nuages ne sont pas si amoureux de la terre, qu'ils la
viennent visiter sous leur forme réelle. Il faut que la
terre monte vers eux pour ces embrassements. D'ordi-
naire, ils ne tombent guère qu'en monnaie, en pluie
d'argent, à la façon de Jupiter visitant Danaé en pluie
d'or. Les nuages sont fiers et attendent les avances de
leur fiancée.C'était donc la montagnequi touchait au ciel.
Une fois dans la montagne, combien nous regrettions
de n'être pas peintres 1 11 y avait là-haut des effets
étranges que personne n'a traduits en images : dos crêtes
• roses qui s'enflamment comme des fournaises sous le
soleil, des profondeurs impénétrables, des accents fu-
rieux où l'on peut voir des formes d'un autre monde, et,
sur le flanc du rocher, de petits pins d'un vert noir et
mat qui demeure sombre malgré la plus vive lumière,
en opposition à la blancheur éblouissante do la neige. On
dirait des millions de moines enfroqués qui escaladent
la montagne pour voler à un sabbat dans les nuages.
Nous avons vu, là-haut, la source des grands fleuves.
Ça commence par un flocon de neige qui s'abat, fatigué,
sur le roc vif, comme un papillon sur une fleur. Les au-
tres flocons viennent se reposer bientôt près de celui
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SALON DE 1846.
qui s'est déjà posé. Mais, quand le soleil jaloux arrête
son regard doré sur la montagne, une première goutte
d'eau' s'échappe comme une larme, et glisse, attiédie.
Ainsi, la montagne pleure en été les baisers que les
nuages lui ont donnés pendant l'hiver. C'est le soleil,
son amant, qui la fait pleurer. Les larmes viennent tou-
jours du ciel. Les montagnes sont des Madeleines dont
la peau vigoureuse se sillonne de ruisseaux, sans qu'elles
se repentent jamais de leurs amours.
Le torrent qui passe à travers tout, c'est cette goutte
de rosée., attirée vers la mer. En descendant, les flots se
précipitent, galopent et caracolent, et se heurtent dans
les ravitis étroits, comme une foule impatiente. Il y en
a qui rebroussent violemment contre les autres, comme
une charge effrénée de cavalerie ; mais la vague cepen-
dant et la foule, irrésistible comme elle, s'écoulent tou-
jours. Rien ne ressemble plus au galop ondoyant et
régulier des chevaux que le trémoussement cadencé des
vagues sur le roc sonore, avec leur crinière agitée et leur
croupe luisante. Pressez-vous, pressez-vous, les hommes
vous attendent en bas, entre des rives fleuries., dans un
lit tranquille, où vous oublierez la lutte avec le roc im-
pénétrable.
On ne saurait demander aux paysagistes de s'attaquer
toujours à ces fortes impressions. L'aspect des montagnes
est un spectacle extraordinaire. L'aspect de la mer est
aussi une exception. Les paysagistes français sont plus
naturellement tournés vers la peinture des forêts ou des
campagnes. La poésie des arbres n'est-elle pas aussi
émouvante que celle des rochers ou des flots? Les
forêts conviennent à ombrager la méditation et les
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3ί3
SAlON DE 1846.
sentiments intimes. Dans la plupart des états de l'âme,
un arbre est préférable à un torrerlt. Un prisonnier
aimerait mieux devant sa fenêtre un petit peuplier agité
par le vent qu'une noble montagne immobile. Cepen-
dant toutes les formes de la nature se baignent dans
l'infini du ciel.
Tout est bien dans les immortels tableaux de l'Auteur
des choses, comme aurait dit Jean-Jacques Rousseau ;
tout dégénère sous la main des artistes vulgaires. Tout
est beau dans la nature, parce que l'air colore et harmo-
nise tout. Il ne s'agit que de bien voir cette peinture na-
turelle pour en copier la couleur et le dessin. De pauvres
haillons de paysans étendus sur quelque haie au soleil,
prennent, à distance, les Ions les plus splendides. Diaz
trouve sur sa palette un paradis enchanté, à propos d'un
arbre d'automne et d'un buisson qui se tord entre des
cailloux.
Notre école de paysage affectionne, depuis quelques
années, celte tournure poétique. Ils sont trois ou quatre
jeunes peintres qui valent les anciens maîtres et qui ont
même apporté dans leur art des éléments tout à fait
nouveaux, par exemple, la variété de ton, que les Hol-
landais n'ont jamais cherchée. Ruisdael est vert inva-
riablement; Huysmans de Malines est brun; van Goien
est gris : chacun a sa dominante sur laquelle ne ressor-
tent guère de nuances un peu éloignées. C'est de l'har-
monie, sans doute, mais de l'harmonie Un peu mono-
tone. Quelle que soit la supériorité des maîtres, il est
certain que la peinture peut gagner de ce côté. C'est co
que notre école nouvelle a entrepris et obtenu jusqu'à
un certain point, chez un ou deux des plus habiles.
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316                              SALON DE 1846.
Français vient à leur suite, préoccupé comme eux de
la poésie champêtre et de la richesse de l'expression.
Son petit paysage, illustré par Meissonier, obtient une
grande vogue dans le salon carré. Il a été acheté
1,500 francs par un amateur dont on ne dit pas le nom.
C'est une des raretés les plus curieuses de la peinture
actuelle. Les figures de Meissonier sont si fines, si spiri-
tuelles, qu'elles font paraître un peu lourd le feuille des
arbres de Français, quoique Pexécution du paysage soit
très-délicate.
Le Soleil couchant, placé à gauche en montant dans la
galerie de bois, rougit le fond d'une campagne déli-
cieuse, arrosée par un ruisseau. Il y a un pêcheur. Tout
ruisseau entraîne un pêcheur ou des baigneuses. Le ciel
est tacheté de nuages capricieux et do rubis. L'effet est
très-poétique.
Dans son troisième paysage, intitulé les Nymphes, on
sent un peu trop la composition étudiée. Ne retombons
pas dans le paysage historique, à la façon de M. Remond
ou de M. Bidault, qui ajustent la nature à quelque
scène de la mythologie, faisant déteindre Niobé ou
Diane sur les arbres et les terrains,
Français publie en ce moment même, de concert avec
Charles de Tournemine, un charmant album intitule :
les Artistes contemporains. La première livraison contient
quatre excellentes lithographies d'après Decamps, Ma-
rilhat, Roqueplan et Jules Dupré. La seconde com-
prendra Rousseau, Cabat, Decamps et Français lui-
même. On trouvera encore, dansles livraisons suivantes,
Eugène Delacroix, Bonington, Diaz, Vidal, Rafïet, Ga-
varni, Dauzats, Isabey, etc. Le choix est distingué, et un
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SALON DE 1846.                              317
pareil album sera sans doute fort recherché sur les tables
des salons et dans les portefeuilles des collectionneurs.
Cabat, que nous aimions tant, reparaît au Salon. Mais,
hélas! il a conservé son domicile dans les ombres du
cloîlre étranger ; car le livret donne son adresse chez
M. Susse. M. Cave devrait lui offrir un logement dans les
ateliers de l'Institut. L'Italie est funeste au talent sin-
cère et naïf de Cabat. Il ferait mieux d'habiter une ferme
de Normandie qu'un couvent. Ce sont nos grasses et ,
joyeuses campagnes de la Normandie qui lui avaient in-
spiré ses paysages charmants. Il est singulier que le so-
leil se voile pour la plupart des peintres qui s'acclimatent
dans le Midi. Si l'Italie leur ouvre l'esprit, elle leur
ferme les yeux. Cabat a gagné certainement du côté de
la composition et du style, mais il a bien perdu du coté
delà lumière, de la richesse et de la variété. LeGuaspre
l'a ensorcelé comme tant d'autres. Cabat ne songe plus
autant à la nature extérieure ; il regarde le paysage dans
son esprit, croyant mieux arranger un site que la nature
ne l'a pu faire avec sa magie toute-puissante. Il n'y a
qu'un seul homme au monde qui ait roussi dans le
paysage qu'on appelle de style : c'est Nicolas Poussin, Il
est vrai que Poussin l'avait inventé lui-môme. Mais tous
ceux qui l'ont voulu imiter se sont perdus dans un faux
système.
Le paysage composé est, d'ailleurs, une hérésie incon-
testable en peinture. L'homme peut créer un homme
dont il porte le type en soi-même; mais le ciel insaisis-
sable et le monde infini forment une image si complexe
et si variée, que le peintre a besoin d'en saisir les élé-
ments sur la réalité, sauf à les animer ensuite d'un reflet
18
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318
SALON BE 1846,
de sa propre vie. Il n'y a pas de paysages moins pro-
fonds que ceux du Guaspre, de Francisque Millet et de
l'Orizonti, avec leur prétention aux horizons immenses,
et leurs majestueuses découpures de ruines et de mon-
tagnes sur le ciel. L'air n'y est point, et c'est justement
le ciel qui manque. Or, il n'y a point de terre sans
ciel, c'est-à-dire point de paysage sans air et sans lu-
mière. Si vous vous occupez exclusivement de la forme,
des lignes, de la tournure de vos troncs d'arbres, ou dû
dessin de la matière, le ciel vous échappe. Tous les
paysagistes savent bien que le ciel ne se met pas après
la composition.
Les deux tableaux de Cabat sont des œuvres de maître,
mais de maître égaré. Les terrains ont une fermeté rare,
les arbres une belle prestance, le ton local une certaine
vigueur ; mais l'ensemble est monotone et étouffant. Le
soleil ne joue plus comme autrefois entre les panaches
mobiles des branches. Une pareille nature peut inspirer
sans doute la mélancolie et la placidité; mais les hom-
mes ont inventé déjà assez de vilains monuments comme
les prisons, les cimetières et les monastères, où l'on
trouve ces tristes impressions. Que le paysage conserve
du moins sa gaieté et le soleil ses caprices, pour nous
consoler des ennuis de tout le reste !
M. Aligny est aussi triste, quoiqu'il feigne dans ses
tableaux une vivo lumière et le plein jour ; cela tient à
son système de dessin trop accusé et trop minutieux. Sa
villa italienne du salon carré et sa Vue des Etats Ro-
mains,
exposée dans la première travée à gauche, sont
d'un jaune clair peu harmonieux. Vous pouvez compter
les feuilles de l'arbre de safran qui occupe le milieu de
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salon de 1846.                           :M9
la Vue des Etats Romains. La composition de la Villa
est très-heureuse, mais les qualités du peintre y font
défaut. Elle aurait sans doute du succès en lithographie
ou en gravure.
Un jeune peintre que nous avons déjà rencontré aux
précédents Salons, Charles Leroux, a exposé deux grands
paysages, un Souvenir du haut Poitou et une Lande \ ils
sont tous les deux à gauche dans la galerie do bois ; si le
classement des tableaux était plus impartial, ils auraient
droit à une meilleure place. Charles Leroux a des qua-
lités très attirantes, le sentiment poétique et l'exécution
vigoureuse. Il ne lui manque que de savoir couper avec
proportion le morceau de paysage qu'il veut peindre. De
sa Lande, on ferait deux tableaux assez complets. Λ
droite, la lisière d'une foret et des arbres bien étudiés;
à gauche, la rase campagne, dos terrains solides, cou-
verts d'herbes de toute couleur, et un ciel un peu trop
marqueté de rouge et de bleu.
Dans le Souvenir du haut Poitou, on.pourrait aussi cou-
per toute la partie gauche, qui contrarie l'unité do la
composition. Le centre du tableau est invinciblement
marqué à la petite rivière mystérieuse dans laquelle se
baigne l'ombre des arbres élégants qui font un rideau
sur le ciel. Les terrains du premier plan, les eaux et le
galbe des hautes futaies, appartiennent à la bonne école
dont Jules Du pré est un des plus habiles représentants.
Que Charles Leroux mette un peu moins de tout dans
sa peinture ; elle y gagnera. Nous avons vu de lui des
ébauches excellentes, d'une couleur exquise et d'une fa-
cilité très-naïve. L'excès du travail sur un sujet donné
peut être un défaut.
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320                              SALON DE 1846.
Le défaut de Troyon, qui est un praticien adroit et
énergique, c'est l'uniformité de son exécution..Tout est
peint en pleine pâte., et comme par une cadence réglée
du pinceau. Le fond de sa couleur est un vert argenté,
sur lequel il paraît poser, après coup, des lumières iso-
lées, à la façon de l'ancien paysagiste, M. Giroux, qui
faisait miroiter ainsi tous ses tableaux. Nous préférons
ses petits paysages, et surtout Y Etude de Fontainebleau^ à
sa Vallée de Chevreuse, grand paysage' en hauteur, placé
à gaucho dans la galerie après la rotonde.
Le Troupeau de vaches sur la lisière d'une forêt, par
M. Coignard, a été très-remarque, comme nous l'avions
prévu le premier jour. C'est, en effet, un des paysages
les plus amusants du Salon. Si vous avez l'esprit malade,
arrêtez-vous devant cette radieuse forêt, où les vaches
foulent des herbes odorantes, devant le Printemps ar-
gentin de Muller, où les étoffes resplendissent au milieu
des fleurs, devant les Diaz où le soleil ne se couche ja-
mais. M. Coignard a volé un rayon de lumière à ce ma-
gicien inépuisable ; mais le feu et la lumière ont le pri-
vilège de se communiquer sans s'éteindre. Diaz a con-
servé tout son soleil, quoique M. Coignard se soit allumé
à son foyer.
Corot aurait besoin de quelque vive étincelle. Avec
une chaleur plus élevée, sa Vue de Fontainebleau serait
un excellent paysage. Le tempérament est bon, l'hu-
meur poétique, le cœur honnête, l'esprit distingué; mais
la peau est trop pâle.
M. Hoguet est trop gris, mais très-fin et très-harmo-
nieux dans cette gamme mineure. Le Souvenir d'Ecosse,
avec un pont sur des rochers, l'a enlevé à l'imitation
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SALON BE 1846.                              321
d'Eugène Isabey. Après avoir passé ce pont, M. Hoguot
peut marcher tout seul.
M. Louis Leroy n'est pas si heureux que l'année der-
nière ; M. Achard non plus. M. Victor Dupré est dans le
bon sens, ainsi que M. Bronquart ; M. Brissot de War-
ville et M. Toudouzc feront bientôt parler d'eux;
MM. Anaslasi, Bron, Mazure et plusieurs autres nous
promettenl des peintres. M. Joyant fait toujours ses vues
d'architecture dans la manière du Canalelti ou du
Guardi. MM. Garbet et Lottier ont peint en mosaïque,
l'un le Carnaval, l'autre le Port d'Alger. Le Troupeau
de moutons
de MUe Rosa Bonheur donne envie de se faire
berger, avec une houlette, une veste de soie et des rubans.
VII
L,es étrangers.
Il n'est pas difficile d'expliquer la cause de l'infério-
rité actuelle des peintres flamands et hollandais. Nous
croyons que tout le monde est d'accord avec nous sur le
triple principe des arts, que nous faisons souvent appa-
raître dans notre critique, à savoir : l'étude de la nature,
l'étude de la tradition ou des anciens maîtres, et l'inspi-
ration personnelle de l'artiste. Ces trois éléments sont
également indispensables : le premier conduit à la réa-
lité, le second à la science ou à l'adresse, le troisième à
la poésie. On peut s'égarer en s'attachanl exclusivement
à l'un des trois, soit en copiant la nature sans idéal, soit
18.
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SALON BK '1846.
322
en écoutant la poésie sans écouter la nature^ soit en imi-
tant les vieux maîtres sans consulter ses propres impres-
sions. C'est là le vice radical dos peintres contemporains
qui ont tant de succès en Belgique et en Hollande, de
renoncer à la contemplation de la nature et à l'origina-
lité de leur sentiment, pour reproduire les œuvres de
leurs prédécesseurs.
Nous avons déjà fait remarquer cent fois que M. Ver-
boeckhoven cherche Adrien van de Velde, ou Paulus
Potter, ou Ommeganck, jamais la nature et la poésie ;
M. van Schendel s'acharne aux effets de Schalcken :
M.Koekkoek songe àWynants ou à Moucheron; M. Schelf-
hout, à Backhuysen ou à Willem van de Velde; M. Leys,
à Jan Steen, àOslade, à Pieter dellooch, à Neveu ou à
Metsu. Tous ces ouvriers adroits en sont venus à com-
poser
des tableaux, do mémoire, sans invention et sans
vérité, comme faisaient les paysagistes do l'ancienne
école sur la foi du Guaspre ou du Poussin, et les grands
peintres de l'Empire, d'après les bas-reliefs et les statues
antiques : encore ces derniers étudiaient-ils la nature en
même temps que la tradition. Nos Belges actuels n'ad-
mettent qu'un tiers de l'origine des arts.
M. Eugène Verboeckhoven, de Bruxelles, ne nous pa-
raît pas avoir jamais regardé des vaches en plein so-
leil, ni les fertiles campagnes de son pays. Jamais ne
s'est fait dans son imagination ce travail mystérieux
qu'on appelle la poésie, et qui transforme les impressions
reçues de la nature. Il procède tout simplement d'après
un tableau ou une gravure, arrangeant un arbre dé-
pouillé et une verte prairie de Paulus Potter, avec un
troupeau d'Adrien van de Velde; aussi ses moutons ne
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SALON DE 1846.                             3^3
sont que des singes, très-adroits sans contredit et très-
finement grimés; mais la grimace factice perce sous la
toison. La naïveté n'y est pas plus que roriginalité.
Son Paysage et animaux, exposé dans la première
travée à droite, représente un berger assis, une vache
debout et de profil, et des moutons couchés. Regardez à
la loupe le rendu minutieux de ces petits animaux; c'est
une merveille de patience, une délicatesse de pinceau,
qui font pâmer les amateurs de peinture finie. Un ta-
bleau de Verboockhoven est toujours accompagné d'une
loupe dans les cabinets de mauvais goût. Nous con-
seillons à ces fanatiques de Tart délicat de ne se jamais
hasarder dans la campagne sans une paire de lunettes;
mais nous continuerons, pour notre compte, à regarder
avec des yeux bien ouverts le spectacle de la nature.
L'art n'est pas# fait pour les myopes, si ce n'est peut-
être la miniature et la porcelaine. Assurément la poin-
ture à l'huile doit prétendre à l'espace, à la lumière, à
Γ infini.
L'autre petit tableau de M. Verboeckhoven est dans
le salon carré. C'est encore un pastiche, bien éloigné de
van de Velde. On dit que le célèbre peintre de Bruxelles
est.arrivé à lécher très-promptement ces petits phéno-
mènes si terminés, qui se vendent fort cher. Rubens
n'estimait sa journée que 100 florins, et il faisait, à ce
taux, des chefs-d'œuvre en quelques jours. Ce n'est pas
exagéré ; trois jours de génie : 600 fr. fl est vrai que les
tableaux de Rubens ont centuplé de valeur. Tel paysage
de M. Verboeckhoven a été payé aussi cher, peut-être,
que la Descente de croix de la cathédrale d'Anvers. Mais
combien, d,ans vingt ans d*ici, vaudront les tableaux de
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SALON DE 1846.
M. Verboeckhoven? 100 écus, le prix actuel d'un De-
marne, qui montait autrefois à 6 ou 8,000 fr.
Le Chien des Pyrénées, avec un aras du Brésil et deux
petits épagneuls, placé à l'extrémité des galeries, à
droite , a été fort admiré à l'exposition de Bruxelles.
Les animaux sont grands comme nature. En regardant
cette peinture débile et fausse, nous songions malgré
nous au beau perroquet de la Sainte Famille, de Ru-
bens, du musée d'Anvers, et à ces chiens vigoureux
de Rubens lui-même, de Snyders ou de Jordaens, dans
leurs magnifiques compositions. Ce portrait de chien
mérite d'être mis au même rang que les portraits de
M. Court ou de M. Dubufe. Nos peintres d'animaux sont
plus forts que cela, et peuvent lutter avec le célèbre
Landseer, de Londres, qu'on a surnommé le roi des ani-
maux. Les lévriers et les chiens de chasse, peints par
M. Alfred Dedreux avec tant d'esprit et de facilité, ont,
au moins, les caractères de leur race, et des physiono-
mies très-originales. Les directeurs du classement au
Salon , qui ont eu l'intention ingénieuse d'encadrer les
tableaux de Scheffer entre un vigoureux Decarnps et
une peinture rubiconde de M. Debon, les ont flanqués,
dans le haut, de deux couples de chiens courants, par
Alfred Dedreux. Voilà de nobles bêtes, bien comprises et
bien exprimées. Les deux chiens de droite, assis côte à
côte, nez à nez, les yeux en coulisse, paraissent conver-
ser, avec une philosophie digne des personnages de Dau-
mier. Il y en a un vieux, à moustache négligée, qui est
sans doute revenu des vanités de la vie, tandis que l'au-
tre, ambitieux, a conservé les illusions de la gloire. On
devine qu'ils se racontent les aventures de la der-
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SALON DE 1840.
nière chasse, et qu'ils méditent de futurs exploits. Le
terre-neuve de M. Verboeckhoven ne songe à rien du
tout; il n'a jamais sauvé des flots un enfant qui se
noie ; à peine serait-il bon à porter un panier au mar-
ché. Qu'on l'empaille pour un cabinet d'histoire natu-
relle.
M. van Schendel a encore exposé son même tableau ;
il n'en a fait qu'un seul, sous différents titres, depuis le
soir où, à la clarté d'une lampe, il a découvert sa spécia-
lité, comme nous l'avons raconté au dernier Salon. Sa
spécialité, c'est d'imiter Schalcken dans les effets de lu-
mière factice. La composition de cette année s'appelle :
Fête de village au. sud de la Hollande, avec un double
effet de lune et de flambeau. Un effet simple vaudrait
mieux, s'il était juste et poétique. Je préfère les à-peu~
près splendides des décorations de théâtre, à ces tableaux
tourmentés et prétentieux, et les hallucinations fantas-
tiques de John Martin à ces prosaïques trompe-l'œil.
L'effet général, d'ailleurs, est absolument manqué. C'est
dans la nature fécondée par l'imagination qu'on pour-
rait trouver ces aspects étranges et saisissants ; la pra-
tique d^un maître et la routine ne servent de rien pour
l'ensemble; tout au plus aident-elles dans l'exécution
de détails. La bagatelle est, en effet, très-finement tra-
vaillée, dans les tableaux de M. van Schendel, et c'est
là le défaut principal de sa peinture. Regardez une foule
éclairée par des flambeaux, à une distance suffisante
pour que les figures paraissent hautes comme la main,
soit à un quart de lieue, et vous me direz si vous voyez
distinctement le frais visage des jeunes paysannes et le
dessin de leurs robes d'indienne. En croyant approcher
-ocr page 369-
SALON DE 1846.
326
de la réalité, ces peintres microscopiques sortent de
toutes les conditions de la vie et de la nature.
La môme observation s'applique exactement à M. Ver-
boeckhoven et à ses petites vaches, dont on compte les
poils, quoiqu'elles soient grosses comme des souris.
Peindre des objets éloignés, comme s'ils posaient sous la
lentille d'un microscope, c'est une absurdité et une folie.
C'est contraire, non-seulement à toute poésie et à l'art
véritable, mais encore aux apparences naturelles. Puis-
que les Belges veulent imiter, que M. van Schendcl
imite, du moins, les effets de nuit ou de lumière de
l'immortel Rembrandt. Dans la Ronde de nuit, où les
figures sont de grandeur naturelle, et, par conséquent,
près du spectateur, cherchez à saisir des détails positifs
et immobiles! Λ peine comptez-vous le nombre des per-
sonnages, et démêlez-vous leurs attitudes, la réalité
cependant est comme cela, outre que l'imagination y
trouve son compte. Que M. Verboeckhoven aussi songe
plutôt à imiter Albert Cuyp que le faible Ommeganck.
Les troupeaux d'Albert Cuyp sont toujours dans la lu-
mière, enveloppés d'une atmosphère blonde qui harmo-
nise les détails dans l'ensemble et qui dévore les contours
extérieurs pour fixer l'attention sur la tournure générale.
Sont-ils grands et forts, ces taureaux couchés, avec leur
échine noueuse et leurs mufles allongés qui mugissent
contre le ciel ! Mais, à la vérité, on ne distinguerait point,
avec la loupe la plus phénoménale, le grain de leurs na-
seaux, la ciselure imperceptible de leurs cornes et les
mille accidents de leur pelage.
Nous avons insisté, l'année dernière, sur cette façon
d'interpréter la nature, à propos de M. Brascassat, qui
-ocr page 370-
SALON DE 1846.
327
est de l'école de M. Verboeckhoveny de Üomarno et d'Om-
meganck, et à propos de MM. Calame et Diday, les Ge-
nevois. Il est si singulier, par exemple, que la Suisse, le
plus beau pays du monde, n'ait jamais produit un grand
génie dans les arts plastiques ! Genève ne compte qu'un
peintre digne de mémoire; savez-vous qui? un minia-
turiste , Petitot. Elle honore aujourd'hui comme un
Michel-Ange, savez-vous qui? un peintre sur porcelaine,
M. Constantin. Genève est bien heureuse d'avoir Jean-
Jacques Rousseau ; mais Jean-Jacques est un peu Fran-
çais. Anomalie étrange, que Tart suisse soit un art d'hor-
loger, ingénieux, bien combiné, avec un système do
ressorts bien ajustés et bien polis· art do protestants,
triste et compassé ; ou plutôt pays sans art comme il est
sans culte, sans grandeur quand il a les montagnes,
sans rêverie quand il a son lac ; pays do régularité
morne, au milieu d'une nature irrégulière et splendide;
gouvernement d'aristocratie, où l'on no parle que d'éga-
lité; gouvernement de compression, où l'on ne parle
que do liberté. N'cst-il pas merveilleux que l'on fasse
des montres et des horloges, le plus minutieux travail
de l'industrie, quand on demeure au pied du Mont-
Blanc, et de tous ces rochers sauvages et révoltés?
Au contraire, la Flandre, qui est un pays calme et uni,
a produit le plus majestueux et le plus emporté des pein-
tres, Pierre-Paul Rubens, et une pléiade de coloristes
dignes de lui, dans les tableaux de toute dimension. La
Hollande, couverte do brouillards, a inspiré Rembrandt,
le plus fantastique et le plus original de tous les peintres,
et autour de lui une douzaine d'artistes parfaits en ce
qu'ils sont, Pieter de Ilooch, Cuyp, lesOstade, les van de
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328                         salon de 1846.
Velde, Ruisdael, Hobbema, Metsu, Terburg. Comment
les Belges et les Hollandais d'aujourd'hui peuvent-ils
renier de si nobles traditions? L'esprit de tous ces grands
hommes est mort en eux et ils croient remplacer l'inspi-
ration par la lettre. En imitant un artiste, dont la qualité
est justement d'être original, vous êtes à l'antipode
même de son talent. On ne peut trop répéter que tous
les maîtres, sans exception, sont des types particuliers.
Pourquoi voudriez-vous ressembler à Rubens qui ne
ressemble à personne ? Pour être quelqu'un il faut être
soi, et non pas quelque autre. Les écoles d'imitateurs ne
laissent guère de souvenir dans l'histoire, et elles égarent
toujours leurs successeurs. Il a fallu aux Carrache et aux
Bolonais une extrême puissance d'assimilation, pour
créer des œuvres durables, malgré le vice de leur prin-
cipe éclectique. Encore ont-ils entraîné la décadence de
l'art en Italie et le scepticisme partout.
Nous avons beau chercher parmi tous les tableaux
envoyés de l'étranger, nous ne trouvons nulle part une
inspiration vivante, un sentiment d'invention. Partout,
le système et le pastiche, au lieu de l'amour de la nature
et de la poésie. Qu'on nous pardonne cette triste sévérité
envers nos hôtes, qui se risquent à consulter l'opinion
de la France, L'hospitalité fraternelle ne dispense pas
d'être sincère. Si Vouet eût exposé ses œuvres en Italie,
où Titien et Michel-Ange venaient de mourir, l'Italie au-
rait pu lui montrer ses imperfections ; elle aurait pu con-
voquer , autour de sa peinture vide, une foule de con-
temporains qui illustraient encore le pays de Raphaël,
comme Annibal Carrache, le Dominiquin, le Guerchin,
le Guide, le Caravage et Salvalor^ elle aurait pu même
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SALON DE 1846.                              329
rappeler à la France son art glorieux du seizième siècle,
qujmd Cousin, Goujon, Germain Pilon, décoraient les
palais des Valois. Qu'on nous permette donc de parler
do Prudhon ou de Géricault, d'Eugène Delacroix ou do
Scheffer, aux héritiers de Rubens. L'art, d'ailleurs, est
cosmopolite; l'espace est sa patrie; il ne relève que do
l'humanité.
M. Schelfhout, do La Haye, a exposé une Marine qui
vaut celles de M. Gudin, et un Effet d'hiver, mesquin et
pointillé, digne de M. Wickemberg ou de feu Malle-
branche. Nous sommes bien loin des maîtres. M. E. van
Hove, de La Haye^ a représenté deux épisodes de la vie
de Rembrandt et de Teniers, empruntés à la vie dos
peintres. Le premier appartient au roi des Pays-Bas, qui
possède une belle collection de tableaux hollandais dans
son château du Bois, outre lo Musée de La Haye. Le
tableau de M. van Hove sera-t-il placé entre un Teniers
et un Rembrandt?
M. Leys, d'Anvers, est le plus fort de ces peintres
à qui nous reprochons de ne pas suivre leur instinct
personnel. Il a une touche grasse et facile, dans la ma-
nière de Jan Steen ou de Metsu, une couleur assez va-
riée, des ombres qui no manquent pas de transparence.
Ses sujets, choisis dans la vie familière, sont abondam-
ment composés. On les recherche beaucoup dans quel-
ques cabinets, où vous les prendriez pour d'anciennes
peintures. Sa Fête bourgeoise au dix-septième siècle est
en face de la Bataille d'Isly, C'est un tableau capital
dans son. œuvre. Il y a une foule do petites figures très-
bien mises en scène et des accessoires à l'infini. M. De-
lessert, M. Rhoné et plusieurs autres amateurs ont
19
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330                             SALON DE 1846.
dans leur collection des tableaux intéressants de
M. Leys.
Les deux portraits de M. de Keyser, d'Anvers, sont
aussi dans le salon carré, aux angles d'honneur; à gau-
che, le portrait de la princesse d'Orange; à droite, celui
du roi Guillaume. Car le privilège des meilleures places
a été accordé à la peinture exotique. Sous le portrait
de la princesse d'Orange est celui de Mllc Adélaïde, par
M. Heuss, l'auteur du portrait de M. Guizot. M. Heuss
est on ne peut plus étranger. C'est M. de Metternich qui
l'a donné à M. Guizot, qui l'a donné à la cour, qui le
gardera; car personne n'en voudrait en France. TNfos
écoliers font de meilleure peinture.
M. Schadow, le célèbre maître de Dusseldorf, n'a pas
eu la même faveur. Son Ecce Homo, que nous avons cher-
ché bien longtemps, est à droite dans la galerie do bois,
non loin de la porte du grand salon. On sait quelle est la
réputation et l'influence de M. Schadow en Allemagne.
L'école allemande a été renouvelée par trois hommes,
Cornélius, Overbeck et Schadow; le premier trône à
Munich, où il gouverne de nombreux disciples. Sa pré-
tention est do ressusciter Michel-Ange, par l'ampleur de
ses compositions et la tournure de son dessin. Les murs
de la GlyptothèquG et des palais de Munich sont cou-
verts de ses grandes allégories et de sujets historiques,
peints le plus souvent d'après ses cartons par une école
bien disciplinée. Cornélius est venu récemment a Paris,
et l'on dit qu'il a été fort surpris de la peinture française.
11 ne s'attendait pas, sans doute, à tant d'éclat et de
poésie.
Overbeck mène un vie modeste et retirée, à Rome;
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SALON DE 184(5.                              331
mais son système rayonne au loin dans l'Allemagne. U
a quelques analogies avec M. Ingres et des prédilections
pareilles, si ce n'est qu'Overbeck est un génie tendre et
mystique, naturellement chrétien et rêveur, qui songe
à Pérugin, un peu à la jeunesse de Raphaël, mais
surtout à l'école ombrienne et à Angelico da Fiesole.
Ses compositions sont pures, naïves et religieuses.
L'école néocalholique le considère comme un de ses
soutiens.
Cornélius et Overbeck sont préoccupés exclusivement
du dessin et du style; traitant la couleur comme une
fantaisie grossière en peinture.
Le troisième chef de l'école allemande., M. Schadow,
est aussi de leur avis, comme le prouve suffisamment
son Ecce Homo ; mais nous nous attendions à trouver,
du moins, dans son tableau plus de correction, plus de
grandeur, plus de sentiment et d'expression. Pour avoir
obtenu celte importance dans l'école germanique, nous
supposions que M. Schadow, qui occupe Düsseidorf,
Cologne et les bords du Rhin, devait posséder quelques-
unes des violentes qualités des conquérants, l'autorité
de la ligne, ou la persuasion d'une poésie profonde, ou
une science magistrale, ou un certain caractère ferme-
ment accusé. Les anciens maîtres gothiques, que
M. Schadow affectionne, ne manquent pas de ces traits
dislinctifs. Albert Durer, Holbein, Cranach, voilà des
vainqueurs puissants et d'une forme originale. La vérité
est que le Christ du chef de l'école de Düsseidorf ne res-
semble ni à Albert Durer, ni à Pérugin, ni à Raphaël,
ni aux gothiques, ni aux artistes de la Renaissance, ni
aux modernes. C'est une peinture terne et peu signiii-
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332
SALON DE 1846.
cative, qu'on ne remarquerait pas sans le nom illustre
de l'auteur.
La France peut donc être rassurée sur sa supériorité
dans les arts. Les peintres italiens et espagnols, les pein-
tres anglais, allemands, flamands, hollandais, sont ve-
nus tour à tour se présenter au concours de l'Europe,
ouvert chaque année dans les salons du Louvre. Le
grand juge, qui est le public français, et dont le désin-
téressement universel éloigne toute partialité, nous pa-
raît avoir prononcé sur la valeur relative des diverses
écoles. La France ne considère jamais sa propre cause
dans tout ce qui intéresse la philosophie, la politique ou
les arts. Par nature et par générosité, elle s'élève tou-
jours à des vues d'ensemble qui dominent les rivalités
nationales.
C'était la cause de la vérité, que la philosophie de
notre dix-huitième siècle soutenait dans le monde de la
pensée. C'était la cause de la civilisation, aussi bien que
la cause du peuple français, que la Révolution défen-
dait. Aujourd'hui, si la politique française a perdu son
influence en Europe, les arts et les lettres nous main-
tiennent encore à la tête du monde.
VIII
MM. HaiTiiei', Leleux., Bédouin, Cnuillcmin, Besson»
Pigal, .leanron, Saint-Jean, Bellange, etc.
Haffner est un vrai bon peintre, suivant l'expression de
Diderot, qui appelait Boucher, bien à tort, un faux bon
peintre et un hypocrite. La peinture de Haffner est fran-
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SALON DE 1846.'                            333
che, vigoureuse,, et d'un aspect très-saisissant. Après les
belles compositions d'Eugène Delacroix, les brillantes
Orientales de Decamps et les féeries de Diaz^ les tableaux
de Haffner sont de ceux qui offrent les qualités les plus
originales. Il a une manière très-vive de voir la nature ;
il sait y démêler des contrastes et des harmonies qu'il
exprime avec une variété merveilleuse. Sa pratique, dans
les parties fermes, tient de la pratique de Decamps,
encore plus de celle de Diaz, qui use également des em-
pâtements et des frottis, des accents brusques et des
glacis étendus. Il a voyagé dans les Pyrénées avec deux
de nos meilleurs paysagistes, et c'est là qu'il a pris l'ha-
bitude d'une palette éclatante, d'une touche délibérée
et capricieuse.
11 est impossible, pour qui aime la bonne peinture,
de ne pas s'arrêter devant Y Intérieur de ville, n° 898 ;
nous sommes à Fontarabie, sur le bord de l'Espagne,
Nos villes régulières, blanches et proprettes, ne ressem-
blent guère à ces rues en zigzag, à ces maisons qui
grimpent l'une sur l'autre, à celte architecture fantasque,
bronzée par le soleil. Les toits en éventail, les balcons
avancés, les enfoncements sombres, les murs colorés de
ces villes méridionales, sont extrêmement pittoresques.
L'Intérieur, deHaffner, représente une rue étroite avec
des ambages en galeries, comme un pont suspendu entre
les maisons. A gauche, un mur croustillant sur lequel se
dessinent un délicieux groupe de deux jeunes filles à
cheval et un homme drapé dans un lourd manteau.
Vous prendriez ces deux petites filles coquettement ac-
croupies sur le même cheval, pour Rose et Blanche du
Juif Errant, d'Eugène Sue, si lour guide ressemblait à
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334                       " salon de 1846.
Dagobert, le soldat · mais leur compagnon mystérieux
est tout simplement un montagnard, avec un grand cha-
peau rabattu et des chaussures tressées. Cette figure
d'homme a le défaut d'être trop courte. Tout à fait à
gauche, contre le mur, est acculé un petit bohémien,
noir et débraillé comme le Pouilleux de Murillo. De-
camps n'a jamais fait uti mur plus solide et plus lumi-
neux ; à droite, une fontaine avec des femmes élégam-
ment tournées.
Dans le second tableau, des Chaudronniers catalans
sont à l'ouvrage devant une sorte de posacla, ombragée
à droite par des arbres verts. Ils se penchent sur un bra-
sier ardent, tandis que deux femmes debout les regar-
dent; une servante curieuse, accoudée sur la terrasse de
la posada, leur fait des signes, avec Une physionomie
très-éveillée. Notre môme homme, à lourd manteau,
fume tranquillement, adossé contre un pilier, et, sur le
devant, l'âne porte-bagage est arrêté, de profil, avec sa
grosse tête mélancolique. Cela fait songer aux hôtelle-
ries de Cervantes dans Don Quichotte et surtout dans ses
Nouvelles. L'exécution de ce tableau est très-légère,
quoique très-vigoureuse. Le grain de la toile paraît en
plusieurs endroits sous la couleur; l'âne, par exemple,
est peint en frottis rehaussés par des accents vifs et spi-
rituels. La partie supérieure de la maison, où. la jeuue
servante montre sa tête joviale, resplendit comme les
pierreries de Diaz.
L'Intérieur de ferme est un souvenir des Landes, ce
pays singulier où la végétation et le ciel prennent des
nuances introuvables ailleurs : une jeune fille tire de
l'eau à un puits qui décore le milieu de la cour ; une
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SALON DE 1846,
335
autre femme lave dans un bassin, et un jeune paysan
emporte sur sa tête une cruche pleine ; à gauche, les
bâtiments; à droite, la campagne et les haies fourrées.
L'herbe est verte comme certaines mousses des forêts
sauvages, et le ciel bleu foncé, dans la gamme des ciels
d'Egypte, peints par Marilhat,
Adolphe Leleux est aussi un de nos meilleurs peintres
pour les images qui réunissent le sentiment de la nature
extérieure à la tournure naïve et vraie des personnages.
Celte harmonie des figures et du paysage dans lequel
elles s'encadrent, est fort rare aujourd'hui. Les peintres
de genre, comme on les appelle je ne sais pourquoi, ar-
rangent ordinairement leurs personnages dans quelque
petite scène bien combinée, où l'entourage n'a que peu
d'importance : le plus souvent c'est un intérieur do
chambre, qui esquive les difficultés du plein air. De leur
côté, les paysagistes se contentent, en général, do peindre
los terrains, les arbres et le ciel, sans les animer par le
spectacle de la vie humaine. Legenre mixte, où l'homme
et la nature s'expliquent et se complètent mutuellement,
embarrasse les faiseurs de catégories. Decamps, par
exemple, est à la fois paysagiste, peintre d'histoire et
peintre do genre. Watteau aussi émaillait ses paysages
délicieux de personnages galants, groupés comme dos
buissons de fleurs, Presque tous les maîtres, excepté
quelques Hollandais voués à la marine ou aux forêts,
ont peint avec une égale supériorité les divers aspects
des choses vivantes. Rubens n'allait chercher personne
pour le paysage de son Jardin d''Amour, ni Albert Cuyp
pour les bergers de ses pâturages, ou les cavaliers doses
hôtelleries au bord du grand chemin. Chez les Italiens,
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336                         salon de 1846.
durant la belle époque., on no connaissait point ces dis-
tinctions impuissantes de peintre d'histoire ou de peintre
d'arbres. Titien a fait les plus beaux paysages du monde.
Regardez comme Giorgion peignait la nature dans son
Concert champêtre, Corrége dans son Antiope, Tintoret
dans sa Suzanne an bain f C'est une idée singulière que
les Hollandais et les Flamands eurent de s'associer quel-
quefois deux ou trois pour faire un tableau, comme Ruis-
dael et Bcrchem, Brvegel et van Balen, Baut et Bau-
douin, etmêmeWynants et Adrien van do Yelde. Il n'y a
pas de raison pour no pas se mettre une douzaine après
la même peinture, et cela s'est essayé vraiment. Est-ce
que Ruisdael devrait avoir besoin de Berchem, qui est
plus faible que lui ? Est-ce qu'Adrien van de Yelde ne fait
pas des paysages mieux que YVynants?
Les vrais peintres savent tout peindre quand ils le
veulent. Pieter deHooch n'a-t-il pas fait des paysages et
des scènes en plein air, aussi extraordinaires que ses
intérieurs; témoin le Jeu de boule de la vente Périer, et
quelques tableaux conservés dans les cabinets hollan-
dais, particulièrement chez M. van der Hoop, d'Amster-
dam? On reprochait une fois à Metsu dépeindre toujours
ses personnages coquettement habillés dans des intérieurs
d'appartement. Pour prouver qu'il connaissait aussi
bien l'anatomie que les étoffes de soie, et le grand soleil
que le demi-jour d'un salon, il se mit aussitôt à l'œuvre.
Dans un magnifique paysage , où. circule une rivière, il
représenta un chasseur qui se déshabille au bord de l'eau
pour se baigner. Le chasseur est le portrait de Metsu
lui-même, tête et corps. C'est une merveille de science et
de naturel. La grosse tête franche et intelligente de
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SALON DE 1846.                              337
Metsu ressemble un peu à celle de Rembrandt. Le torse
et les membres sont irréprochables et défieraient les cri-
tiques d'un concile d'anatomistes et d'académiciens réu-
nis. Près du chasseur est un beau chien épagneul, digne
de Fyt ou de Gryef ; à gauche, suspendus à un arbre, un
lièvre et du gibier mort, que Weenix pourrait signer; au
second plan, sur un petit pont qui traverse le ruisseau,
un bonhomme accoudé, qu'on prendrait pour une figure
dOstade. L'harmonie vigoureuse du paysage, la touche
abondante, les effets de lumière, ont quelque analogie
avec le style magique de Rembrandt. La signature est
sur la crosse du fusil. Metsu a démontré, par ce chef-
d'œuvre, qu'il aurait pu être Fyt, ou Weenix, ou Ostade,
et que l'art est en toutes choses. Nous avons vu ce ta-
bleau célèbre, mentionné par divers auteurs, dans la
belle collection de M. Tronchin, à Genève, entre des
Claude, des van de Velde et des Wouwerman depremière
qualité ; car, si Genève n'a pas d'artistes, si son Musée
est insignifiant, elle renferme plusieurs collections dis-
tinguées, entre autres celle de Mme la comtesse de Sellon
et celle de M. Bertrand, qui possède un Hobbema in-
comparable.
Les paysages et les figures d'Adolphe Leleux sont dans
une harmonie parfaite. Le nid sauvage convient bien à
ses couvées de contrebandiers ou de bohémiens. Leleux
est un Breton de bonne race, avec une tête brune et ori-
ginale qui rappelle Alphonse Karr. Il a commencé vers
1836 à envoyer au Salon des études naïves sur la Basse-
Bretagne, où, sans y songer·, il ressuscitait le sentiment
d'Adrien van Ostade, uniquement parce qu'il regardait
la nature avec simplicité et sans préoccupation systéma-
i9.
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338                         salon de 1846.
tique. C'était quelque danse d'un paysan à la porte d'un
cabaret, une cour de ferme ou une étable ; mais le Midi
l'attira bientôt, comme il attire tous les coloristes. De-
camps et Marilhat sont devenus peintres en Orient, Dela-
croix a voyagé dans le Maroc. Diaz est peut-être le seul
qui se soit contenté de la forêt de Fontainebleau, il n'est
pas mention que Diaz soit jamais entré dans aucun sé-
rail de Constantinople. Mais Diaz eût été de force à in-
venter la Turquie, si la Turquie n'existait pas, à ce qu'on
dit. Lesultan devrait, en habile politique, appeler à sa
cour Decamps et Diaz pour raffermir son empire en dé-
cadence, et enseigner à ses peuples tous les charmes poé-
tiques de la turquerie.
Adolphe Leleux n'a guère poussé ses voyages plus loin
que dans les Pyrénées, la Navarre et Γ Aragon. Il on rap-
porta au Salon de 1843 ses Bohémiens à la porte d'une
posada ; en 1844, ses Cantonniers, navarrais ; deux ta-
bleaux excellents, dont tous les artistes ont conservé le
souvenir; en 1845, il exposa le Départ pour le marché,
que nous avons revu depuis au foyer de lOdéon. Cette
année, les Contrebandiers espagnols méritent d'être clas-
sés en première ligne au Salon. Dans un site abrupte,
une sorte de ravin encaissé entre des rochers, ayant pour
fond des montagnes et des forêts, apparaissent les hardis
fraudeurs ; ils sont précédés d'un jeune garçon qui lient
en laisse deux limiers ardents. La maréchaussée offi-
cielle a-t-elle passé par là ? Nos contrebandiers sont,
d'ailleurs, résolus à défendre leur liberté et leur com-
merce. Ce sont des hommes vigoureux, habitués à tout,
et qui connaissent leurs montagnes. A leur tournure dé-
terminée, à leur couleur sauvage, on voit bien qu'ils
Λ
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salon de 1846.                         339
sont chez eux. Leleux saisit à merveille cette étrangelé
des types et ce caractère particulier aux hommes qui
vivent en dehors de la civilisation. Il y a, sur les ro-
chers du premier plan, de grands partis-pris d'ombre,
fermement exécutés, et, à l'horizon, des découpures har-
dies qui donnent à la scène une certaine impression de
terreur très-dramatique.
Les Faneuses de la basse Bretagne marchent à la file,
comme une grave procession, dans un sentier traversant
une lande de bruyères, bornée par un taillis épais et
foncé. Elles portent solennellement sur l'épaule les in-
struments de leur travail champêtre, fourches et râteaux.
Les unes chantent, d'une voix mélancolique, quelque
refrain des vieux temps ; les autres rêvent à quelque
vague poésie, comme la Jeanne de George Sand, On de-
vine que le travail est pour elles un devoir religieux, en
même temps qu'une fête. Le peuple des campagnes iso-
lées traite encore la terre comme Une Cérès bienfaisante
dont il dessert les autels, et le culte catholique lui-même
s'associe souvent aux cérémonies agrestes. Dans plu-
sieurs provinces de France, on rencontre quelquefois au
printemps, le long des petites voies verdoyantes et des
blés en herbe, la croix et la bannière, avec le curé et le
bedeau en surplis, accompagnés de la foule des labou-
reurs, qui chantent les Rogations; ce sont des prières
annuelles, adressées au Ciel pour qu'il favorise les
moissons.
Les Faneuses, de Leleux, nous ont rappelé ces solen-
nités touchantes. Leur tournure tranquille et austère
fait songer aussi aux anciens druides, dont le type n'est
point complètement effacé dans cette contrée si riche en
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340                              SALON DE 1846.
pierres sacrées, en pneumens, en dolmens et en tradi-
tions de toute espèce du culte primitif.
Armand Leleux suit toujours son frère pas à pas de-
puis dix ans. Aux Pyrénées, il répond par la Forêt-
Noire ; aux Faneuses de Bretagne, par les Villageoises
des Alpes.
Ses petites figures intitulées le Bouquet, le
Matin, etc., sont très-adroitement peintes, dans un bon
sentiment de couleur. Armand Leleux a, d'ailleurs, con-
servé une certaine originalité à côté d'Adolphe Leleux.
L'année dernière, ses Zingari de la Lombardie-Véni-
tienne et ses Baigneuses de la Foret-Noire ne redou-
taient aucuno comparaison.
M. Hédouin appartient à la mémo école, c'est-à-dire
qu'il a le même instinct de la nature que MM. Leleux,
et qu'il traite des sujets analogues. Pour montrer dis-
tinctement son propre talent, qui est très-spirituel et
très-vrai, il n'aurait qu'à s'inspirer devant les aspects
d'une nature différente, ou à composer ses tableaux
dans une autre proportion entre les figures et le paysage.
M. Guillcmin se tourmente trop de Meissonier. Un de
ses plus fins tableaux, les Amateurs, accuse une rémi-
niscence qui n'est point assez dissimulée. Cependant les
petites compositions de M. Guillemin sont très-attrayan-
tes et peintes avec beaucoup de vigueur.
Besson pense aussi à Diaz, comme le montrent ses
trois petits tableaux : Un Jour d'été, le Jardinier du cou-
vent
et une Femme portent des fleurs. Le modèle est
dangereux à suivre, car sa qualité est la plus indivi-
duelle qui se puisse voir. Il est facile d'imiter M. Paul
Delaroche, dont le talent est une sorte de convenance
estimable et d'habileté tranquille, sans hasards et sans
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SALON DE 1846.                             341
audace. Mais comment imiter Diaz et tous les peintres à
bonne fortune, dont les visions glissent dans les rayons
du soleil? Le soleil ne luit pas pour tout le monde avec
la même magie. On peut copier un mannequin; mais
il n'est pas donné à chacun de fixer le prisme sur une
toile avec des couleurs pâteuses et bornées. Toutefois,
Besson est très-coloriste, et sa Madeleine désespérée au-
rait eu du succès, si on l'eût mise en meilleur jour.
M. Brun n'imite personne et il invente chaque année
quelque petite comédie de mœurs qu'il peint naïvement
dans son coin de province. L'année dernière, il nous a
montré le Propriétaire et son fermier, question sociale;
cette année, V Electeur et le candidat, question politique;
mais les théories sociales et politiques de M. Brun ne sont
pas effrayantes : elles se contentent de critiquer le côté
ridicule des mœurs bourgeoises. La scène du candidat
et do l'électeur est assez fréquente dans nos départe-
ments. Un monsieur décoré, vêtu d'une belle redingote
jaune, le chapeau sur la tête, une canne à pomme d'or
dans la main, est assis à la table d'un cabaret, en face
d'un paysan attentif, les deux coudes sur le marbre. Le
monsieur décoré grimace ses mines les plus gracieuses,
insinuant sans doute à son électeur qu'il fera passer un
chemin de fer dans le village, et diminuer l'impôt sur
les boissons; le paysan-propriétaire, avec sa bonne foi
sérieuse, paraît à moitié gagné; quelques verres d'eau-
de-vie feront le reste; et nous verrons sans doute à la
Chambre la redingote jaune du candidat décoré.
Un des maîtres en ce genre caustique et familier,
Pigal, a exposé une petite scène populaire dont le livret,
par erreur, a changé le titre. Au lieu de la Sourde oreille,
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342                             SALON DE 1846.
on a imprimé le titre d'une autre composition de Pigàl,
la Mère Lajoie, refusée par le jury. Est-ce que, par
hasard, Pigal aurait eu l'imprudence de caricaturer
l'Académie sous le nom de la Mère Lajoie? 11 en est
bien capable.
M. Alfred Arago a rapporté d'Italie une Récréation de
Louis
XI, et des Moines de différents ordres, attendant
audience du pape, près d'un des escaliers du Vatican.
Vous ne devineriez pas quel est le genre de récréation
auquel se livre Louis XI, accompagné de son compère
Tristan? Ces deux excellents hommes donnent à manger
à des pigeons. La plupart de ces épouvantails histori-
ques étaient ainsi parfaits dans leur intérieur. Toutefois,
on aperçoit dans le lointain quelques potences avec des
grappes de suppliciés.
Le tableau des Moines attendant audience est bien
composé, et les têtes ne manquent pas de caractère.
M. Alfred Arago paraît très-inquiet du style et de l'ex-
pression, Le système de la Villa Médicis a ou sur lui
quelque influence dont sa pratique se ressent.
Depuis 1840., Jeanron n'avait exposé que deux por-
traits. Le talent de Jeanron a été très-populaire; il est
de ceux qui ont tourné la peinture vers les scènes de
notre vie contemporaine. On se rappelle ses héros de
Juillet, aux bras nus, aux vêtements en lambeaux^ ou
ses rudes travailleurs, comme les Forgerons de la Cor-
rèze, ou ses Familles de mendiants. C'est Jeanron qui
vient d'illustrer ΓHistoire de dix ans, de Louis Blanc. Il
a fait aussi, récemment, pour Ledru-Rollin, une belle
série de dessins terminés, représentant les diverses épi-
sodes dó la vie du prolétaire. Au Salon, il n'a envoyé
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salon de 1846.                         343
que deux portraits, savamment peints, et uni buste de
Sixte-Quint, digne des maîtres espagnols, et, eii parti-
culier, do Ribera. Jeanron est un dos praticiens les plus
énergiques de notre école actuelle.
Le talent de M. Saint-Jean, de Lyon, s'écarte heu-
reusement des traditions de l'école lyonnaise. Le carac-
tère de l'école de Lyon, qui a une certaine existence à
côté de l'école française, est la sécheresse, la minutie,
la réalité; elle est représentée par MM. Boimefond,
Richard et autres. Je soupçonne M. Brascassat d'être né
entre la Saône et le Rhône; Boissieu lui-môme, qui est
si fin dans ses eaux-fortes, a dans sa peinture toutes les
imperfeclions de la manière de son pays : on en peut
juger par le Paysage, du Louvre, n° 1358. M. Saint-
Jean, suivant nous, n'est pas véritablement coloriste,
comme le croient ses admirateurs. Il manque tout à
fait de moelleux dans sa pratique ; défaut capital pour
un peintre de fleurs. C'est là qu'il faut de la souplesse,
de l'esprit, do la délicatesse, de la légèreté, le sentiment
des douces demi-teintes et delà variété infinie dos nuan-
ces. Dans les tableaux de M. Saint-Jean, les fleurs les
plus subtiles sont peintes comme les feuilles de la tige,
ou comme les ciselures métalliques du vase qui porte le
bouquet. La peinture des fleurs est extrêmement difficile,
et nous ne connaissons pas, dans toute l'histoire, trois
peintres qui y aient excellé. Van Dael, van Spaendonck
et Redouté, ne méritent pas d'être appelés peintres; ce
sont des dessinateurs pour des livres de botanique.
M. Saint-Jean a plus de largeur et de fermeté dans la
touche; mais il n'a pas la transparence et la suavité de
van Huysum. Il ne sait pas que toutes les fleurs sont
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344
SALON DE 1846.
des sensitives qui s'inclinent, fanées, au moindre attou-
chement. J'aime mieux les fleurs de Diaz que les fleurs
de M. Saint-Jean, qui est cependant le meilleur peintre
de Lyon.
M. Hippolyte Bellange, conservateur du Musée de
Rouen, a peint la Bataille de la Moskowa; M. Karl Gi-
rardet, les Indiens loivays exécutant leurs danses devant
le roi, aux Tuileries; M. Leullier, un Daniel dans la
fosse aux lions; M. Nanteuil, une Bacchanale; M. Louis
Garneray, une Pêche à l'anguille; M. Achille Giroux,
des Chevaux en liberté; M. Tissier, un Christ portant sa
croix; M. Wattier, une Galanterie dans la manière de
Watteau; M. Fauvelet, une charmante Conversation;
M, Penguilly-VAridon, une spirituelle Parade, Pierrot,
Arlequin et Polichinelle ; M. Jame, une excellente Etude
de femme, d'après la Louve des Mystères de Paris;
Mrae Calamatta, trois tableaux d'un style sévère ;
M. Favas, un portrait de femme en pied; M. Demoussy,
le portrait de M. Brissot; M. Eugène Goyet, le portrait
de M. Ganneron; M. J.-B. Ouignet, le portrait de
M. Billaut; M. Decaisne, deux portraits; M. Court, la
belle Gracia; M. Dubufe père, un portrait en pied d'en-
fant {sic);
et M. Dubufe fils, le portrait do Mme Jules
Janin.
Benjamin Roubaud a exposé deux Souvenirs d'Afri-
que, un Bivouac et un Déjeuner chez les Kabyles. Rou-
baud comprend à merveille la tournure des Arabes.
Tout le monde n'a pas eu le bonheur de déjeuner avec
des Kabyles en plein soleil. M. Appert peint mieux la
nature morte que la nature vivante. Son chevreuil pendu
au milieu de gibier, est d'un ton très-harmonieux.
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345
SALON DE 1846.
M. Adrien Guignet est trop noir, M, Chacaton, trop
jaune, M. Flandrin, trop bleu, M. d'Andert, trop violet;
M. Bodinier est trop dur, M. Eugène Devéria, trop cru,
M. Pingret, trop sec. M. Beaume a copié deux jeunes
filles de Greuzo; M. Pichon, la Cène de Philippe de
Champaigne. M. Jacquand a imité M. Paul Delaroche ;
MmC Desnos a imité M. Henry Scheffer. M. Desgoffe est
trop triste; M. Biard a trop d'esprit. Hélas! trop ou trop
peu, de ceci ou do cela. Hélas!
IX
MM. Horace Ycrnet, Adolphe Brune, (iigoux,
Chenavard, Camille Fontallard, etc.
Pressez-vous; les beaux jours du Salon sont passés,
avant que les beaux jours du printemps soient revenus;
nous n'avons plus guère qu'un jour distingué, samedi
prochain; encore avons-nous perdu déjà les trois De-
camps : le Retour du Berger, qui est chez M. Dubois, de
la rue de Lancry ; les Canards, chez M. le marquis Mai-
son, à côté du Corps de garde turc, et YEcole des Enfants,
Asie Mineure. Decamps s'est blessé du refus d'un de ses
tableaux, le Baptême de saint Jean, et il a usé de son
droit en retirant ses ouvrages pendant la fermeture du
Salon. Nous avons perdu aussi le paysage de Français
avec les figures de Meissonier, les grandes Chasses d'Al-
fred Dedreux, transportées à l'hôtel Lehon, aux Champs-
Elysées, et trois Scheffer : le portrait de Lamennais qui
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346                         salon de 1846.
est à la gravure, le Christ et les Saintes femmes, payé
15,000 ff. par M. Goupil, et le Christ portant sa croix ;
tous deux enlevés pour la prochaine exposition de Lon-
dres. Nous avions peur pour les deux Faust, payés
45,000 fr. par M. Susse ; pour les Délaissées, de Diaz,
payées 4,500 fr. par M. de Narbonne; pour le Dos de
femme,
qui coûte 1,000 fr. à M. Collot. Heureusement,
les Faust, d'Ary Scheffer, et les Diaz sont encore au Sa-
lon. Les Delacroix ont été un peu mieux éclairés dans le
nouveau classement. Les Lehmann ont été dérangés de
quelques pieds. Le portrait à armoiries, de M. Flandrin,
a été baissé à hauteur d'appui. Du reste, les étrangers
tiennent toujours les places privilégiées. Honni soit qui
mal y pense ! comme disent les Anglais et M. Guizot.
Le lambris à droite, dans le salon carré, est toujours
occupé par la Bataille d'hly, de M. Horace Vernet. Nous
n'en avions pas encore parlé, parce qu'elle est plus facile à
apercevoir que les Marquis de Meissonier, ou les Magi-
ciennes de Diaz. M. Horace Vernet n'a plus besoin des
trompettes de la critique. Les trompettes de notre armée
d'Afrique suffisent à sonner sa renommée, Depuis la
mort de Chariot, personne no fait mieux que M. Horace
Vernet les troupiers français. Cette Bataille d'hly, digne
pendant de la Smala, de l'année dernière, est le tableau
qui a le plus arrêté le public au présent Salon, avec les
solennités royales de Windsor et des Tuileries. Les pein-
tres officiels ont eu le soin de mettre sous leur peinture
un dessin explicatif des personnages. Dans l'appendice
inférieur du tableau de M. Vernet, les officiers ont le ti-
tre de Monsieur ; le nom des sou s-officiers et soldats
est écrit tout court : un tel, maréchal des logis aux
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salon OÉ 1846.
347
chasseurs d'Afrique, tué ; M. le capitaine un tel, etc. ;
c'est une convenance de la hiérarchie. Les parents des
victimes plébéiennes de notre armée d'Afrique n'y ont
pas fait attention. Officiers et soldats meurent, d'ail-
leurs, avec le môme courage et le même amour de la
patrie.
La Bataille d'Jsly n'est pas plus un tableau que la
grande toile de la Smala. C'est un plan stratégique, très-
intéressant pour les guerriers du dix-neuvième siècle et
pour les rédacteurs de chroniques militaires. Je crois
qu'on a déjà comparé Horace Vernet à van der Mculen,
l'historien tranquille des parades de Louis XIV, quoique
nos combats d'Afrique soient un peu plus meurtriers que
les évolutions do la guerre des Flandres au dix-septième
siècle. Il ne faut cependant point attendre de M. Horace
Vernet des mêlées furieuses comme dans les batailles do
Salvator ou du Bourguignon, mais des épisodes drama-
tiques, vivement saisis et spirituellement exprimés. La
Bataille d'hly est, en effet, partagée en quatre épisodes :
à gauche, les tentes de nos soldats, puis le maréchal
Bugeaud recevant du colonel des spahis le fameux parasol
enlevé au fils de l'empereur du Maroc, puis l'ambulance
des militaires blessés, et enfin, à droite, la charge des
cavaliers. La plupart des groupes, considérés isolément,
sont des merveilles d'expression ; on remarque surtout
les officiers relevés mourants, vers le milieu de la toile,
et les petits escadrons de droite qui partent ail galop.
Tout le mondé voudrait avoir la lithographie de cette
composition patriotique ; mais de tableau, point. Il est
impossible de saisir l'ensemble de la scène, faute de cen-
tre d'effet et d'Unité d'itripression. Les fonds manquent
-ocr page 391-
«
348                             SALON DE 1840.
de profondeur, et le ciel est, comme toujours, en papier
gris, légèrement bleuté.
Les grands tableaux sont presque tous restés à leur
place dans le salon carré. Nous y retrouvons le Martyre
de saint Genest,
par M. Lestang-Parade, qui vient à point
après la reprise du Saint-Genest, de Rotrou, àl'Odéon ;
le Solon, de M. Papety, si bien caricaturé dans le Chari-
vari,
par Cham ; \q Saint-Mar tin, commando à M. Quecq,
par le ministre de l'intérieur : le Sang de Vénus, par
M. Glaize, qui a trop abusé de la pourpre ; une excel-
lente peinture, malheureusement exposée trop haut, le
Lendemain d'une tempête, par M. Duveau ; un immense
tableau, par M. Jouy, en face de la toile de M. Horace
Vernet ; le Château de Windsor, par M. Winterhalter ;
le Château d'Eu, où M. Eugène Lamy a coquettement
représenté la reine Victoria, reçue par la famille royale
de France ; un lumineux portrait des enfants du comte
de Laborde, par Muller ; et le Caïn tuant son frère Abel,
par Adolphe Brune.
Depuis 1840, Brune n'a exposé qu'un Christ descendu
de la croix, au dernier Salon. Son talent s'était vigoureu-
sement annoncé, en 1834, par la Tentation de saint An-
toine,
et, en 1835, par Y Exorcisme de Charles II, d'Es-
- pagne, qui rappelaient les maîtres espagnols ou les
vénitiens. En 1837, les Filles de Loth, en 1838, les Vertus
théologales,
en 1839, Y Envie, maintinrent Adolphe Brune
parmi les bons peintres de Pécole actuelle. Il semble
aujourd'hui qu'il ait perdu de son originalité, mais non
pas de sa science magistrale et de la fermeté de sa pra-
tique. Personne, parmi les meilleurs anatomistes de
l'école de Louis David, n'a enlevé des figures nues, de
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SALON DE 1846.
349
grandeur naturelle, avec plus d'aplomb et de réalité.
Mais reproduire la nature ne suffit pas, même dans l'art
plastique du peintre ou du statuaire. Il faut que l'artiste
communique à ses images quelque étincelle de sa propre
vie. Le Caïn tuant Abel, de Brune, a été peint sans en-
thousiasme et sans inspiration, défaut qui n'est pas ha-
bituel à l'auteur du Saint Antoine et des Filles de Loth.
Gigoux représente assez bien pour notre époque ce
que représentent les Bolonais dans l'école italienne.
C'est un maître très-habile et entièrement dévoué à son
art. Comme les Carrache, qui avaient toujours le crayon
à la main, et qui dessinaient en marchant, en mangeant,
et presque en dormant, Gigoux est sans cesse occupé de
son amour. Il peint dès le lever du soleil, et il dessine le
soir. Il passe de son atelier dans l'atelier de ses élèves
qu'il encourage de sa parole et de son pinceau. Comme
les Carrache, il a formé une pléiade de peintres fort dis-
tingués; il vient de perdre, hélas! un de ses disciples fa-
voris, Hector Martin, un charmant artiste, qui était déjà
un habile praticien à vingt ans, et qui avait exposé un
paysage au foyer de l'Odéon. Nous l'avions élevé, —
Gigoux, Rousseau et moi, — comme notre enfant à tous
trois. Il est mort après avoir produit quelques fleurs
d'une belle couleur.
Le talent de Gigoux s'est déjà transformé plusieurs
fois; mais, au travers de ses métempsycoses, il lui reste
toujours une exécution large et sévère, qui indique l'as-
similation des maîtres de la grande école. Par malheur,
son style manque d'individualité. A force de pratiquer
les maîtres, comme avaient fait les Bolonais, ses compo-
sitions n'ont plus de caractère particulier. Annibal Car-
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350                             SALON DE d846.
rache avait la prétention de résumer dans ses tableaux le
dessin des Florentins, la couleur du Corrége et l'ordon-
nance de l'école romaine. Ces résumés sont toujours dan-
gereux et nuisent à la spontanéité de l'artiste. L'aspect
général du Mariage de la Vierge, par Gigoux, n'est donc
pas très-saisissant, quoique la disposition de la scène
soit bien agencée et que les morceaux soient excellem-
ment peints. La vierge, placée à droite, et les chastes
figures de femmes groupées derrière elle, ont du charme
et de la simplicité ; mais le saint Joseph et le grand
prêtre sont un peu lourds. Le grand manteau jaune du
Joseph n'est pas d'un goût parfait. Les compositions his-
toriques paraissent mieux convenir au peintre de la Mort
de Léonard de Vinci
et de la Cléopâtre essayant des poi-
sons sur ses esclaves.
Chenavard est un Florentin, comme Gigoux est un Bo-
lonais. Pour Chenavard, à le juger sur son Enfer, du
Salon, Michel-Ange est le seul dieu orthodoxe ; un dieu
en effet, mais terrible et exclusif comme le Jéhovah de
Moïse. Ce tableau de VEnfer n'est, suivant Chenavard,
que l'esquisse terminée d'un sujet qu'il aurait voulu pein-
dre en plus grande proportion; car Chenavard affec-
tionne les toiles immenses, et il est de force à attaquer
des compositions gigantesques, comme il l'a prouvé
dans le Martyre de saint Poly'carpe, haut de dix-huit pieds,
avec plus de trente figures, exposé en 1841,, et dans la
Pentecôte et la Résurrection des morts, exécutées pour le
ministère de l'intérieur. On se rappelle aussi deux des-
sins remarquables de Chenavard, une Séance de la Con-
stituante
et le Jugement de Louis XVI, refusé autrefois
par le jury, et exposé plus tard dans une galerie publique.
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SALON DE 1846.                              351
Chenavard n'est pas seulement un orateur en pemture,
comme l'a dit spirituellement VArtiste; c'est aussi un
penseur éminent et un dessinateur vigoureux; mais son
ambition du haut style et de la signification dans les
arts réprime sa fécondité. Il a le malheur de penser que
l'art actuel esl en dehors de toutes les grandes traditions,
que l'esprit intérieur s'est enfui de la peinture, et qu'il
faut ressusciter ce Lazare par une foi régénérée et par
des moyens nouveaux. Cette croyance a bien quelque
fondement; mais elle arrête souvent Chenavard au bord
des productions faciles et vaines. La pensée critique im-
mobilise la main puissante ; le système profond fait né-
gliger les moyens extérieurs. Dans son Enfer, Chenavard
n'a songé qu'à la tournure et à la grandeur, à la correc-
tion et à la difficulté du dessin, oubliant que la couleur
est un des moyens d'expression de la peinture. Il ne faut
donc considérer son tableau que comme un carton de
maître, destiné à être gravé ; mais encore pourra-t-on
lui reprocher d'avoir copié trop pareillement plusieurs
figures entières du Jugement dernier, comme avait déjà
fait Kaulbaeh, de Munich, dans sa belle composition de
la Bataille des Huns, dont la gravure fut très-admiréo à
Paris, il y a quelques années.
A son tour, M. Debon est un Flamand, de l'école de
Gaspar Crayer et de Gérard Honlhorsl, grands prati-
ciens, larges brosseurs qui eurent le tort de délayer la
palette de Rubens. M. Debon est à l'aise dans les figures
colossales, et il peindrait volontiers avec un balai trempé
dans un seau, comme Herrera le vieux. Son exécution
est abondante, mais souvent lâchée; sa couleur violente,
mais souvent trop crue; pour lui, la lumière n'a guère
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352                             SALON DE 1840.
de demi-teintes et elle s'étale brillante sur tous les ob-
jets. Ses rouges sont trop éclatants, ses tons, en général,
trop entiers. La partie gauche de son Concert dans l'ate-
lier, où un homme vêtu de noir et coiffé d'un grand cha-
peau, dans le costume de quelque maître hollandais du
dix-septième siècle, s'épanouit en saisissant un verre, est
peinte avec une verve et une ampleur bien rares chez nos
peintres actuels. Mais la couleur de là partie droite est
dure et agaçante, comme aussi la couleur de son petit
tableau, Henri Vlll et François /er.
On dit que M. Lassale-Bordes a travaillé chez Dela-
croix : il n'y paraît qu'à demi dans son grand tableau de
la Mort de Cléopâtre. Il a cherché, en effet, le côté dra-
matique de son sujet, mais sa couleur âpre et saccadée,
comme celle de M. Debon, manque tout à fait des qua-
lités harmonieuses; les figures sont de bois sculpté et
colorié à teinte plate, et l'air ne circule point autour
d'elles. Quelle belle scène cependant, assez bien com-
prise, du reste, par M. Lassai e l C'est le moment su-
prême où Cléopâtre sent déjà dans ses veines le poison
de l'aspic ; Iras est morte à ses pieds ; Charmion, mou-
rante, arrange encore le diadème autour de la tête desa
maîtresse qui se redresse devant l'envoyé de César, pour
lui dire : « Tu cherches la fille des Ptolémées ? Tiens,
regarde-la ! »
Fernand Boissard, qui débuta, il y a dix ans, par un ta-
bleau très-original, Episode de la retraite de Moscou, a
exposé une Madeleine au Désert, On voit que Boissard
connaît bien les maîtres, et qu'il pratique habilement
les procédés de la bonne peinture. Il pourrait oser
des compositions plus vastes et plus variées, pour
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SALON DE 1846.
353
mettre en évidence les ressources de son exécution,
M. Jules Varnier a représente les Troubles d'Avignon,
en 1790, lorsque la garde nationale d'Orange prit pos-
session du comtat, au nom de la Constituante. Le sujet,
commandé par le ministère de l'intérieur, était difficile
et compliqué. Eugène Devéria a représenté l'Inaugura-
tion de la statue de Henri IV
sur la place de Pau ·, Achille
Devéria, un Repos de la Sainte Famille en Egypte; Eu-
gène Giraud, les Fiévreux dans la campagne de Rome ;
Gudin, une foule de Combats maritimes, outre ses fan-
taisies, comme le Lion au lever du soleil, les Amants au
lever de la lune,
une Nuit de Naples, etc.; Tony Johan-
not, le Roi offrant à la reine Victoria deux tapisseincs des
Gobelins
;M. Morel-Falio, le Roi partant du Trëport pour
aller recevoir la reine d'Angleterre.
Nous omettons en-
core beaucoup de tableaux commandés par la Liste
civile ou par les ministères. La peinture officielle est, en
général, peu réjouissante, le choix dos artistes dépen-
dant moins du mérite que des prolecteurs et des rela-
tions.
J'ai chez moi un tableau qui m'a coûté six francs, en
vente publique, et qui vaut mieux que l'immense majo-
rité des tableaux de Versailles. L'histoire de cette belle
peinture représentant l'Hôpital des Capucins^ avec une
vingtaine de figures, est assez curieuse. Personne ne
pouvait nommer l'auteur; il y a des parties qui rap-
pellent Géricault, d'autres Eugène Delacroix ; il y a des
qualités d'expression, de physionomie et de mimique, de
touche et de couleur, qui manifestent une vigoureuse
organisation de poëte et de peintre. L'exécution est à la
fois savante et naïve, la composition très-naturelle et ex-
20
-ocr page 397-
354
S Λ LOS DE 484»),
trêmemewt originale en même temps. Qui donc peut
avoir fait cette merveilleuse esquisse? On nommait les
meilleurs peintres; mais cependant diverses singularités
échappaient à toute attribution. Les plus fins connais-
seurs y ont passé, admirant cette œuvre anonyme, jus-
qu'à ce que, par hasard, un profane dit, en entrant :
« Tiens, voilà les Capucins que j'ai vu faire par Camille
Fontallard 1 »
Camille Fontallard n'a rien au Musée de Versailles ni
dans aucune église. Aucun député ne pourrait donner
Γ Hôpital des Capucins à la chapelle do son endroit. Mais
combien de tableaux d'église et de tableaux de Ver-
sailles, payés 600 ou même 6,000 francs, ne se ven-
draient pas six francs, le prix de quelque chef-d'œuvre
inconnu !
SCULPTURE.
David d'Angers, Rude, Maindroii, Pradier, etc.
David d'Angers n'a rien envoyé au Salon. Sa grande
statue de Larrey, qui doit décorer la cour principale du
Yal-de-Grâce, est chez le fondeur en bronze. Le pié-
destal offrira quatre bas-reliefs : Larrey organisant les
ambulances volantes, destinées à secourir les blessés
sous le feu de l'ennemi : la Bataille d'Ausicrlîtz ; une des
batailles en Egypte, et le Passage delà Béi'ésina. M. Da-
vid est occupé encore à la statue de Casimir Dfkvigm;
-ocr page 398-
SALON DE 1840.                              355
et à celle de Bernardin de Saint-Pierre pour le Havre. Il
est bien regrettable que sa belle statue de Jean Bart
n'ait pas pu attendre le Salon. La ville de Dunkerque
était pressée d'inaugurer son héros sur la place publi-
que; le peuple et les marins voulaient leur bronze tout
de suite, et ils l'ont enlevé sans que Paris ait eu le temps
de l'admirer. Nous l'avons vu cependant au milieu des
ateliers de la fonte ; c'est un des excellents ouvrages de
David, et qui prouvera, dans quelques siècles,que «nous
n'étions pas des enfants, du moins en sculpture» .comme
disait Diderot à propos de Falconnel. David d'Angers
est certainement le statuaire qui, plus tard, représen-
tera notre époque, comme Germain Pilon, la Renais-
sance; Girardon, le siècle de Louis XIV; et les Coustou,
le dix-huitième, siècle, il a sur eux l'avantage de tra-
vailler pour des villes et pour Tout-le-monde, tandis
qu'ils ne travaillaient que pour des palais et pour le
prince.
Depuis la Renaissance, la sculpture n'avait guère fait
que de la mythologie et de l'allégorie, transformant
môme les personnages historiques en dieux païens, dés-
habillant Louis XIV en Apollon avec une perruque, et
les maîtresses royales en Dianes ou en Vénus. Notre
siècle s'est retourné sérieusement vers l'histoire, et Da-
vid d'Angers a eu le privilège de reproduire les plus
grands hommes de tous les pays, sans les adoniser ni
les travestir. L'œuvre de David d'Angers sera bien cu-
rieux dans mille ans, quand on retrouvera tous nos
contemporains illustres, en bronze ou en marbre, en
ronde-bosse ou en bas-relief. La tête de Lamennais
n'aura pas moins d'intérêt pour la postérité que les têtes
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3o6                              SALON DE 1846.
des Sénèque ou des Cicéron, découvertes sous les ruines
de l'ancienne Rome.
Rude s'est abstenu, de son côté, de présenter au juge-
ment de ses amis les ennemis, composant le jury acadé-
mique, une grande statue de Napoléon, destinée à la
Bourgogne. Nous avons vu dans son atelier le modèle
en terre, qui sera coulé en bronze, et qui surmontera
un tombeau consacré à la mémoire de l'Empereur dans
une propriété particulière, à Fixin, près de Dijon. Oui,
co sont deux hommes qui ont imaginé d'élever, tout
seuls, et à leurs frais, un monument à Napoléon; c'est
Rude lui-même, avec un de ses camarades de l'Empire,
officier de la vieille armée, qui se donnent le plaisir de
célébrer en famille le guerrier qu'ils ont connu et ad-
miré. Il se pourrait bien que le tombeau de Dijon valût
le tombeau des Invalides.
Quand M. Rude, avec sa grosse tête qui rappelle un
peu Michel-Ange, et sa longue barbe grise, m'a raconté
cela très-simplement, comme quoi ils faisaient, à deux,
leur épopée nationale, l'un fournissant le capital, l'au-
tre le talent et le travail, il m'a semblé que le sentiment
politique n'était pas mort en Franco. Les vieux de la
Révolution et de l'Empire ont conservé le culte de la
patrie et des choses héroïques. La fête de Jean Bart, de
David d'Angers, nous l'avait montré dans les popula-
tions provinciales; nous le retrouvions ici chez le vigou-
reux auteur du bas-relief de 92, à l'arc de l'Etoile.
Le Napoléon de Rude est couché sur le roc de Sainte-
Hélène, et enveloppé de son manteau comme d'un lin-
ceul. Tl semble se réveiller de la mort dans l'immor-
talité. Sa tête est belle et radieuse ; la draperie est
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SALON DE 1846.                              3θ7
simple et modelée à grands plans qui laissent transpa-
raître la forme du corps. C'est une apothéose pleine de
conviction, et presque religieuse; c'est comme une pro-
messe de résurrection future. Peut-être, quelque jour,
en passant par la Bourgogne, apercevrez-vous le mau-
solée de Napoléon sur un tertre, entouré de cyprès, et
vous songerez aux deux généreux patriotes qui ont
entendu symboliser la France dans son empereur
belliqueux.
Les seize élèves de Rude ont été refusés par lo jury,
comme nous l'avons annoncé le jour de l'ouverture. La
proscription est flagrante. L'Académie n'aime pas l'in-
dépendance du caractère et l'énergie du talent. Pour-
quoi les élèves de Rude ne vont-ils pas à l'atelier do
M. Nanteuil ou de M. Ramey? Mais, à propos, quels
sont donc les ouvrages publics do M. Ramey, de M. Nan-
teuil et de ces autres Romains inflexibles, pour les re-
commander à la jeunesse amoureuse des arts? Ces Mi-
chel-Ange jaloux n'ont jamais fait de chefs-d'œuvre, à
notre connaissance, ni dans le style antique, ni dans lo
style religieux, ni dans le style moderne. Quel droit ont-
ils de refuser une école tout entière, assurément bien
conduite, de refuser la Lucrèce de Maindron, ou la Vierge
de Du Seigneur, ou la Danseuse de Lévôque, ou les Ani-
maux
de Fratin, ou les bustes de tout le monde? Ils
n'ont jamais sculpté ni dieu ni bête, ni homme ni
femme, avec les apparences de la vie. Nous les défions,
à eux tous, do modeler une statue do l'Impuissance, qui
est leur déesse, pour l'exposer dans la salle secrète dé
leurs proscriptions.
L'habile enseignement do Rude a produit cependant
20.
-ocr page 401-
SALON DE 1846.
358
plusieurs disciples, dont les œuvres méritaient la publi-
cité. On nous a montré une Vierge de M. Blanc, un
Enfant prodigue de M. Montagni, un Saint-Pierre de
M. Franceschi., un Ange funèbre de M. Capellanoau,
qui annoncent des études sérieuses et un bon sentiment
de la forme et du style. Mais, encore une fois, le jury a
bien refusé Du Seigneur, qui a décoré des églises entières,
et Maindron, qui a fait la Velléda du Luxembourg et la
statue du général Travot, sur la place de Bourbon-
Vendée.
Par hasard, ou par indulgence, en compensation de
la Lucrèce, statue de sept pieds, et d'un bas-relief de
huit pieds, en marbre, pour un tombeau, les sculpteurs
de l'Académie ont reçu l'Aloys Senefelder, de Maindron.
Senefelder est l'inventeur de la lithographie. Né à Pra-
gue, en 1772, il fit, en 1796, sa découverte, importée
en France par André d'Offenbach, mais popularisée seu-
lement en 1815, par le comte de Lasleyrie et Engel-
mann. Senefelder n'est mort qu'en 1834. Sa statue en
pierre est destinée aux ateliers de M. Lemercier, qui
doit sa fortune à l'invention de la lithographie. Il est
toujours noble de vénérer l'image de son sauveur au
milieu de la tempête sociale.
La reconnaissance de M. Lemercier aura produit une
des belles figures de la statuaire contemporaine; car
Maindron a mis dans son œuvre une science supérieure
et une vigueur d'expression bien rare aujourd'hui. Sene-
felder est debout, simplement vêtu à la moderne, et
tenant de la main gauche une épreuve de la Vierge
avec l'Enfant. Sa tête, vivement accentuée, indique la
réflexion et la persévérance; la pose n'a aucune affecta-
-ocr page 402-
389
SALON DE 1846.
tion theatrale; c'est un homme qui se présente droit et
ferme avec sa. pensée dont il est sûr. Les plis des drape-
ries sont francs et sobres, accusant bien les dessous,,
sans cliarlatanisme et sans exagération; mais tout y est
juste dans le mouvement. Les lignes générales ont de la
grandeur et une forte tournure, et l'exécution des détails
est irréprochable. Il y a longtemps que Maindron a fait
ses preuves comme excellent praticien.
Le succès du Salon est pour Pradier, avec son marbre
de la Poésie légère; légère, en effet, car elle pose à
peine sur ses pieds charmants; elle ne pose môme pas
assez pour une femme réelle ; mais on peut prêter
des ailes à la Poésie. Cependant la statue de Pradier
pèche par la racine ; à la vérité, le contournement du
torse, l'élan des bras, le jet de la tête et des cheveux en
arrière, la folie délicieuse de la désinvolture, font ou-
blier l'incertitude de l'aplomb général. Comme caractère
aussi, il y a bien à dire que c'est une Bacchante ou une
Nymphe autant que la Poésie, plus ou moins capri-
cieuse; c'est la Musique, si l'on veut; c'est l'Incon-
stance, ou la Fantaisie, ou une bohémienne quelconque,
pou importe. Il suffit qu'elle ail la jambe bien tournée,
la hanche arrondie, la gorge fraîche et les attaches dis-
tinguées ; toutes qualités habituelles aux voluptueuses
courtisanes de Pradier. Celle-ci, cependant, laisse aper-
cevoir des défauts impardonnables à une femme de sa
race : le bas de la jambe n'est pas svelte, le pli des
flancs est trop marqué, les épaules sont grêles, l'orbe du
cou est peu séduisant, la tiHe sans aucune expression.
La Phryné du Salon de 1845 était plus parfaite; sous
le nom de Poésie, elle a perdu de ces arguments irrosis-
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360                             SALON DE 1846.
tibles qui entraînaient l'aréopage grec. Et que répondrait-
elle, en outre, à ses juges, s'ils lui disaient avec M. Cou-
sin dans sa brochure sur le Beau : « La fin de l'art est
l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté
physique?» Pradier serait bien embarrassé d'expli-
quer l'idéal qui inspire ses créations, et quel est le genre
de beauté morale qui le préoccupe.
Pradier est un païen de la décadence, toujours amou-
reux de la forme, par tradition et par idolâtrie, mais
sans inquiétude du secret que l'idole recouvre. Il n'a
jamais eu envie de briser l'amande mystérieuse de l'art
pour en goûter le fruit. Ce n'est pas lui qui songerait à
ouvrir la boîte de Pandore, pour voir ce qui est dedans;
il lui suffit qu'elle soit bien ciselée et de gracieuse ap-
parence. Pour Pradier, le corps humain est un bijou qui
signifie tout juste autant qu'une bague ou un collier. La
forme est une coquetterie qui a pour but do plaire
comme une pierre précieuse ou une fleur. C'est déjà
quelque chose cependant que cet amour de la beauté
plastique, inintelligente et incomplète. Il y a tant d'ar-
tistes qui n'aiment rien du tout !
Nous avons déjà parlé de la statue du philosophe Jouf-
froy et de la statue du duc d'Orléans, dans une Revue des
arts, Jouffroy est pour la ville de Besançon; il est debout,
la tête inclinée et pensive, un rouleau de papiers dans ses
mains bellement sculptées. Le duc d'Orléans est assis,
avec des inflexions de bras et de jambes que la statuaire
repousse. Ce choc des lignes qui s'accostent partout et
se contrarient, blesse toutes les règles de la nature et de
l'art. La simplicité et la symétrie sont les premières
qualités de la sculpture. Le marbre et le bronze ne doi-
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SALON DE 1846.                              361
vent guère représenter des poses passagères et des mou-
vements compliqués.
Si vous me montrez une danseuse avec le pied on
l'air pour l'éternité, je serai tenté do lui dire à chaque
instant : Baissez la jambe et reposez-vous. M. Maro-
chetti a représenté un héros à cheval, remettant son épéo
dans le fourreau. Rien n'est plus impatientant que ce
geste sempiternel et cette dépense d'un bronze colossal
pour si peu de pensée. Π y a pourtant des exceptions,
.par exemple dans les petites Atalantes antiques qui
semblent voler et rasent à peine la terre du bout des
pieds; mais justement elles sont faites pour exprimer la
course rapide qui ne s'arrête point.
Le marbre du duc d'Orléans est destiné, je crois, à
Alger. Le piédestal a été composé par M. Garnaud, ar-
chitecte. Deux petits groupes en bronze, Anacréon et
l'Amour, et la Sagesse repoussant les traits de l'Amour,
sont encore de Pradier, qui a voulu pasticher les bron-
zes antiques.
M. Bosio, que nous avons perdu, a laissé plusieurs
élèves qui continuent sa manière fine et élégante ; tels
sont Elshoëct, auteur de la Veuve du soldat franc,
groupe en marbre, et M. Corporandi, auteur de la Mé-
lancolie, statue en plâtre. Cette figure de jeune femme
est bien tournée et pleine de sentiment.
La meilleure statue de l'Exposition, après le Senefel-
der, et la Poésie, de Pradier, est le jeune Viala, par
M. Auguste Poitevin, élève de Maindron et de Rude. La
figure a du mouvement et de l'énergie. Le petit tam-
bour républicain, mortellement blessé, se dresse sur ses
genoux, et il agite en l'air son bonnet de la Liberté. Le
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362                             SALON DE 184(3,
modelé anatomique est savamment accusé., et la tête a
beaucoup de caractère.
On dit que le Cambronne colossal, de M. Debay, est
pour la ville de Nantes. Il n'y a pas de quoi exciter l'en-
thousiasme, et les Nantais ne seront pas fiers de leur mo-
nument. Le Cambronne est tout en jambes., sans tête et
sans poitrine. Un tronçon de mât aurait fait le même
effet sur un piédestal.
Les bustes sont extrêmement nombreux. On remarque,
au-dessus de tous les autres, le buste de la comtesse de
C.,,, par Bonnassieux, qui travaille le marbre avec cor-
rection et finesse. Viennent ensuite un buste de Provost,
de la Comédie-Française, par Feuchères ; le buste de
Mn° M..., par Jouffroy ; un buste de Geoffroy Saint-Hi-
laire, par M. Desbœufs. En fait de noms éminents, nous
avons encore trois ministres, le maréchal Soult, M. Hu-
mann, et M. Dumont ; puis Carnot, de la Convention;
Cuvier; Etienne, par M. Vilain; M. Bernard,, député des
Côtes-du-Nord, par M. Toulmouche ; Févôque du Mans,
par M. Chenillion ; Artôt, le célèbre violoniste, mort si
jeune ; et le groupe des enfants de M. de Montalivet,
par M.Gayrard. C'est tout. Nous avons le malheur de
trouver que le reste des ouvrages de sculpture ne vaut
pas l'honneur d'une mention.
Il s'en faut bien que la statuaire actuelle soit à la hau-
teur de notre peinture, Si l'on excepte David d'Angers,
Pradier, Barye, qui ne se soucient guère de présenter
leurs œuvres au jury, quels sont les sculpteurs dont le
nom soit destiné à être connu de l'avenir? Que d'hommes;
prônés en leur temps, ne laisseront aucun souvenir dans
l'histoire! Toute la génération de l'Empire est oubliée.
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SALON DE 1846.                              363
et de la fin du dix-huitième sièclo il ne reste guère déjà
que Caffieri, à cause de son buste deRotrou, etHoudon,
à cause de sa statue de Voltaire et do son buste de Molière.
Notre époque n'est pas une époque de marbre et de
bronze.
XI
Dessins, aquarelles, pastels, gravure,
architecture, etc.
Cherchons bien. N'avons-nous rien oublié? Si, vrai-
ment. Nous avons oublié plus de deux raille ouvrages
qui crient vers nous du fond de leurs catacombes ou du
haut de leur gibet. Deux mille voix fantastiques me
bourdonnent dans l'oreille, et, la nuit, ƒ'entends des pas
dans mon mur,
comme le Tyran de Padoue, de M. Vic-
tor Hugo ; la nuit, je vois, dessinés on traits de feu sur
mes lambris, de superbes portraits de gardes nationaux
ou de bourgeois, qui me font des mines gracieuses ou
des grimaces ; je suis poursuivi par des femmes contre-
faites, attifées de jaune et de gros bleu; j'ai un Decamps,
dont les Turcs se travestissent en Grecs et étalent des ro-
tules et des jarrets qui feraient envie à M. Abel de Pujol;
mes paysages poétiques, do Rousseau, se métamor-
phosent en paysages mythologiques, de M. Bidault,
membre du jury (dernier cours, 45 fr.); mes Vaches, de
Cuyp, portent sur le front la signature de M. Brascassat
ou de M. Vorboeckhoven ; mes Boucher se changent en
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364                              SALON DE 1846.
Pingret ; mon plâtre de la Vénus de Milo prend les bras
d'une Vierge de quelque sculpteur de l'Institut, et joint
ses mains pour me supplier ; mes fleurs naturelles se ter-
nissent et se pétrifient comme les fleurs de M. de Saint-
Jean, de Lyon ; mes armes anciennes sortent du four-
reau, et je passe ma vie, comme Damoclès, avec des
épées nues suspendues sur ma tête.
Il vrai cependant que j'ai oublié la Noce bretonne, de
M. Couveley, dont la fine naïveté a quelque rapport
avec la peinture de Vidal ; le Cimetière des palmiers nains,
en Algérie, par M. Emile Lambinet; un Saint Firmin,
patron du diocèse d'Amiens, par M. Leeurieux ; les Joies
maternelles,
par Decaisne ·, le portrait de Mme Géraldy,
une des plus charmantes têtes du Salon, par M. Ques-
net; quelques tableaux fort bien peints par M. Tassaert ;
la Femme du Peuple, par M. Guermann; une Vue de
Saint-Cloud,
par Mirecourt, du Théâtre-Français ; un pe-
tit portrait d'homme, qui a eu les honneurs du salon
carré, par Chavet, etc. Bien d'autres charmants petits
tableaux auraient mériléune description, comme le Chat
et le vieux rat,
de la fable de Lafontaine, par Philippe
Rousseau; deux gracieuses compositions de Mme Cave,
le Songe et la Consolation, où la vierge Marie est repré-
sentée au milieu des Anges, après la mort du Christ, etc.
Et qu'est-ce qu'un Christophe Colomb, par M. A. Colin?
Je n'ai pu découvrir ce Colomb qui a bien su découvrir l'A-
mérique. On ne découvre que ce qui existe. N'avons-nous
pas inventé, cette année, les Delacroix, les Decamps, les
Scheffer et les Diaz ? C'est assez pour une fois.
Il reste, en outre, à examiner les dessins, aquarelles,
pastels, miniatures, porcelaines, les gravures et litho-
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SALON DE 1846.                              365
graphies, et tes dessins d'architecture. Le Lion, d'Eu-
gène Delacroix, est le chef-d'œuvre de ces salles un peu
abandonnées, comme ses tableaux sont les meilleures
peintures de la grande Exposition. Jamais on n'a fait
une aquarelle plus pâteuse, plus solide et plus colorée.
Delacroix excelle en tout ce qu'il entreprend. Qui a fait
des lithographies comparables à celles du Faust ou du
Hamlet ? Qui, dans l'école française, a fait des décora-
tions comme ses frises de la Chambre des députés
Quelle bataille, auMusée de Versailles, vaut celle doTail-
lebourg? Quel tableau historique, au Luxembourg, vaut
le Massacre de Scio? Delacroix est toujours le premier
peintre de l'école contemporaine, et un des peintres les
plus distingués do toute l'école française, depuis que la
peinture est de la peinture. On ne saurait peut-être met-
tre au-dessus de lui, dans toute notre tradition, que
Poussin et Claude, deux Italiens, entre nous, dont la
forme, sinon la pensée, a traversé les Alpes. Vous savez
que les Anglais, qui, à la vérité, ont leurs raisons pour
cela, rangent toujours Poussin dans l'école romaine, et
que les Italiens mettent un o à la fin de son nom. Pre-
nez garde que les Vénitiens ne débaptisent Eugène Dela-
croix et ne l'appellent un jour Délia Croce, ou que les
Flamands d'autrefois ne le réclament entre Rubens et
van Dyck.
Ce terrible lion, nonchalamment couché sur le flanc
dans un ravin, tient sous sa griffe frémissante un ser-
pent qui ne l'inquiète guère. La roi du désert joue avec
sa victime, comme le pape avec les conspirateurs de la
Romagne, comme le tzar avec les révoltés polonais,
comme la jeune Isabelle avec les officiers espagnols.
21
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366
SALON DE 1840.
Qu'il se garde pourtant de lever sa lourde patte qui com-
prime l'ennemi sifflant contre le ciel!
La touche de celte aquarelle est large comme la· tou-
che de la peinture à l'huile avec la brosse la plus déli-
bérée. Delacroix ne met guère d'eau dans sa couleur, et
les tons y gagnent une énergie extraordinaire. La tour-
nure du lion est surprise à la vie sauvage, et la forme
anatomique est irréprochable. On dirait que Delacroix a
passé son temps dansles solitudes de l'Afrique, ou devant
les cages du Jardin des Plantes, en compagnie de Barye,
son seul rival pour représenter les animaux. Mais les
vrais artistes voient, sans se déranger, tous les spec-
tacles dans l'intérieur magique de leur esprit.
Vidal a dessiné, avec son charme habituel, une jeune
panthère, entortillée de liserons et de clématites, une
gazelle curieuse, dressée sur ses fins jarrets, et une bi-
che mélancolique qui rêve à ses amours ; trois folles lo-
rettes, jalouses des bergères de Watteau, des courtisanes
de Boucher, des baigneuses de Fragonard, des rosières
de Greuze. Il est impossible d'imaginer rien de plus déli-
cieux, de plus coquet et de plus spirituel que ces trois
charmantes filles de Vidal : la Bacchante, couronnée de
fleurs, rejette en arrière sa tête éclairée par ses dents et
ses yeux; la Curieuse colle contre une porte sa tête im-
patiente et sa petite main impossible comme les mains
problématiques des femmes du Corrége; la Mélancolique,
étendue sur un divan, considère, pour se désennuyer,
ses doigts retroussés à l'envers et ses ongles roses. Le
premier homme qui entrera dans ce boudoir parfumé
risque d'être mal reçu. Il n'y a que Gavarni pour com-
prendre aussi bien que Vidal l'élégance exquise et les
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salon de 1840.                         367
mœurs capricieuses de ces Madeleines de hasard, qui n'en
sont pas encore au repentir, Dieu merci.
Les dessins de Vidal sont de légers pastels, à quelques
crayons, avec un filet de mine de plomb, presque im-
perceptible dansles contours, peut-être un peu de lavis
dans les dessous des demi-teintes, et un rien de touto
couleur dans les ramages des robes, dans les fleurettes
et dans les accessoires. Le ton de ces cheveux blondins
est indéfinissable, et vous ne trouveriez pas les pareils
dans toute l'Angleterre aristocratique de Reynolds ou de
Lawrence ; il faut les rencontrer par bonne fortune dans
Breda street et Lorette square, comme dit le Chari-
vari,
ou dans les Iles d'Amour de Watteau -, mais ces
îles-là sont rares et tendent à disparaître de la mer
orageuse.
M. Borione cherche à imiter Vidal dans quelques pe-
tits portraits de femme, en pied, tournés avec beaucoup
de délicatesse et de fantaisie. Il en a doux surtout qui
réunissent un dessin très-pur à l'attrait de formes distin-
guées. Ses portraits, eh buste, de grandeur naturelle,
largement crayonnés, expriment bien la physionomie.
Les traits accontués de la beauté italienne conviennent
particulièrement à sa manière ample et colorée.
MUe Nina Bianchi, élève d'Ary Scheffer, est correcte
et sévère dans ses portraits au pastel, un peu froide
môme, quoique assez harmonieuse dans le mélange do
ses crayons. On remarque, entre autres, une Etude de
femme et le portrait d'Aristide Oxuilbert, directeur du
grand ouvrage sur les villes de France.
l-*Le pastel de Giraud est plus fleuri et plus réjouissant.
Son portrait do femme épanouie fait songer aux brillants
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368
SALON DE 1846.
pastels, que Muller, l'auteur de Primavera, et Couture,
l'auteur de Γ Amour de l'or, ont quelquefois esquissés
dans le style du dix-huitième siècle.
A ce propos du dix-huitième siècle, un homme
qui ferait merveilleusement le pastel, c'est Diaz ;
mais il peut dire que sa couleur à l'huile est aussi
fraîche et aussi veloutée que la fleur des plus tendres
crayons.
Antonin Moyne, le sculpteur, qui s'est souvent mon-
tré coloriste dans sa peinture et dans ses aquarelles, car
il a pratiqué l'art par tous les procédés, est un peu trop
vif de ton dans ses Éludes d'enfants au pastel. Sa touche
est abondante et vigoureuse; ses compositions sont très-
séduisantes. On sent qu'il aime Rubens autant que Jean
Goujon et les Coustou.
Marcel Verdier a fait un excellent petit portrait de
femme en robe noire, debout et appuyée contre un fau-
teuil : M. Guilleminot, un portrait en buste de Félicien
David;M. Tourneux, un grand pastel, très-énergique, la
Fuite en Egypte ; Fiers, doux paysages de Normandie,
dont la couleur se soutiendrait à côté d'une peinture à
l'huile.
La Fornarina, de Calamatta, d'après Raphaël, est un
dessin de maître, un peu minutieux, comme il convient
à la gravure, mais ferme et bien modelé. Calamatta a
encore exposé une figure de femme nue, tenant une
branche de laurier, d'après une peinture originale, attri-
buée à la jeunesse de Raphaël, et le portrait de Rubens,
d'après le grand peintre flamand.
Un élève de Mercury, M. Jeanneret, maladroitement
appelé Jeamierot par le Catalogue, a dessiné pour la
·««..:·, "ÏWW»
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SALON DE 1846.
369
gravure VEnfant prodigue de Couture, La tête, pleine de
sentiment, traduit bien l'original. M. Jeanneret a publié
récemment, d'après un dessin de M. Zacheroni, le Irait
de la fameuse Cène, découverte à Florence dans une
boutique de carrossier et attribuée à Raphaël. On sait ce
que nous pensons do cette incroyable trouvaille ; nos
doutes persistent après avoir vu la reproduction du ta-
bleau, qui paraît, d'ailleurs, indiquer beaucoup de naï-
veté et de style ; certainement c'est une oeuvre précieuse
du commencement duseizième siècle, dans l'école du Pé-
rugin; mais pourquoi Raphaël et non pas un autre? Les
deux signatures n'y font rien. A-t-on jamais eu scrupule,
en aucun temps, surtout en Italie, de contrefaire des si-
gnatures et de barbouiller des tableaux? Les Italiens
sont sujets à caution. Si Raphaël n'avait pas existé, ils
seraient de force à l'inventer.
Il y a encore quelques bons dessins de M. Roger, de
M. Curzon et de M. Guichard.
La miniature, tombée en quenouille, a tout à fait dé-
généré. Il semble que la délicatesse de cet art le réserve
au talent des femmes, et les femmes, en effet, l'ont pres-
que accaparé depuis trente ans. Mais cependant, c'était
Petitot, au dix-septième siècle, qui peignait, sur un ivoire
d'un pouce carré, des portraits aussi splendides que les
portraits de Rigaud ou de Largillière ; au dix-huitième
siècle, Hall et Fragonard ont laissé des chefs-d'œuvre.
N'est-il pas surprenant que Fragonard, ce brosseur large
et facile dans ses tableaux sur toile, ait eu la patience de
caresser des miniatures microscopiques? Ces artistes du
dix-huitième siècle se sauvaient de tout par le charme
et par l'esprit.
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SALON DE 1846.
370
Boucher, le décoratenr expéditif qui improvisait en
une matinée une douzaine de pastorales pour dessus de
porte, s'est reposé quelquefois aussi sur de petites
gouaches extrêmement unes et travaillées, dont on peut
étudier à la loupe tous les précieux détails. J'ai eu de
Boucher un petit cartouche de pendule, peint à l'huile
pour Mme de Pompadour avec la plus rare subtilité ; dans
ce médaillon, grand comme la main, il avait mis une
belle déclaration d'amour d'un berger aune bergère, sur
l'herbe tendre et fleurie, avec des paniers de roses, des
chapeaux enrubanés, des oiseaux en cage, et pour fond
un bosquet d'arbres joyeux, élancés vers le ciel comme
des fusées, de l'air partout, de la volupté partout, et plus
d'espace que sur la toile de la Smala ou de la Bataille
a'hly.
Après les maîtres de la fin du dix-huitième siècle,
Augustin et Isabey père ont fait avec succès le portrait
en miniature; Saint et Carrier, son élève, les ont conti-
nués jusqu'à nous. La femme d'Augustin et Mme de Mirbel
ont un peurompu cette chaîne masculine. La cour et l'a-
ristocratie sont venues poser devant Mme de Mirbel, dont
le gracieux talent plaît aux gens du monde ; il s'agit pour
cela do donner un air pâle et distingué aux figures les
plus communes. Aussi tous les portraits de Mme de Mir-
bel ont de la parenté dans la couleur douce de la peau,
dans l'indécision des traits. Cette année, Mme de Mirbel a
exposé sept miniatures, dont une baronne, une vicom-
tesse, une Anglaise, et M. Martin, le garde des sceaux,
qui a payé mille écus ce titre de gentilhomme. Parmi
les autres miniaturistes, on compte dix-sept femmes et
quinze hommes : M. Maxime David a fait le portrait de
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SALON DE 1840.
371
M. de Lasteyrie, député ; M. Gaye, ceux d'un comte,
d'un capitaine de hussards et d'une jeune miss; M. Pas-
sot, ceux de Mme Damoreau-Cinti, deMrae Aguado, d'Ar-
tbt et du prince Galitzin.
La gravure offre plusieurs ouvrages importants : la
Vierge de Dresde, par M. Desnoyers, d'après Raphaël,
qui peignit ce tableau pour le monastère de Saint-Sixte.,
à Plaisance; la Sainte Famille, du Musée de Madrid,
connue sous le nom de la Perle, de Raphaël, par M. Nar-
cisse Lecomte, qui grave le portrait de Lamennais d'a-
près Scheffer ; la Vierge à la Rédemption, par M. Achille
Martinet^ d'après un tableau de Raphaël, qui est à Mi-
lan dans une galerie particulière ; la Vierge Niccolini,
d'après le Raphaël de la galerie de lord Cooper, à Lon-
dres ; la Fomarina, d'après le Raphaël de la galerie
de Florence; le portrait de Michel-Ange, d'après le
tableau peint par lui-même ; un portrait de Gros, par
M. Vallot; le portrait du duc d'Orléans, d'après M. In-
gres, par Calamatta ; la Marguerite sortant de l'église,
et la Lénore, d'après Ary Scheller; plusieurs eaux-
fortes, d'après Decamps, par Marvy; un petit chef-
d'œuvre, par Jacque, et deux paysages à l'eau-forte, par
M. Leroy.
M. Aligny a exposé une série de huit eaux-fortes, qu'il
a, je crois, publiées en album. Ce sont des paysages
grecs et italiens, l'Acropole d'Athènes, le mont Pente-
lique, l'île de Caprée, etc. M. Aligny aime surtout les
vues historiques et les campagnes à souvenirs. Un chêne
roturier ne ferait pas son affaire ·, la forêt de Fontaine-
bleau n'est pas même assez royale pour lui. Le malheur
est que ses nobles arbres ne jouissent pas d'une santé
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SALON DE 1846.
parfaite ; ils sont maigres dans leur élégance, et tristes
dans leur dignité. Mieux vaut quelque genévrier debout
et bien vivant qu'un cèdre mort.
Les eaux-fortes de M. Aligny ont les mêmes défauts
que sa peinture, une recherche trop prétentieuse, une
sécheresse monotone, l'absence complète de la couleur
et de l'animation. Son trait est toujours le même, ni plus
ni moins capricieux ; aussi n'obtient-il jamais que du gris
sur du blanc. Ces eaux-fortes sont tvhs-faibles et surtout
très-sèches.
En lithographie, M. Desmaisons a légèrement repro-
duit quatre délicieuses Jeunes filles de Vidal ; Mouille-
ron,lM uto-da-fè, deM.RobertFleury, et Eugène Leroux,
trois tableaux de Decamps, qu'il interprète avec un es-
prit et une couleur dignes du maître.
Les dessins d'architecture sont, comme d'ordinaire,
des restaurations, très-habiles sur le papier, de monu-
ments antiques, moyen âge ou Renaissance. Le seul tra-
vail d'un intérêt actuel est le projet de réunion du Lou-
vre aux Tuileries, dont M. Badenier avait déjà exposé
les premières études en 1844 et en 1845. Il ne paraît
pas que la Liste civile soit disposée à réaliser ce projet
national.
Le Salonsera fermé la semaine prochaine. Nous se-
rions heureux qu'il eût entraîné quelques conversions
dans le sens de notre critique profondément convaincue ;
car il faut des croyances en art, tout aussi bien qu'en
politique ou en religion, et un peu de passion en toutes
choses. L'important est d'avoir la bonne croyance etune
passion généreuse. Nous sommes très-rassuré, quant à
nous, sur notre salut dans le royaume des arts. Tous les
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salon de 1846.                         373
faits sont en faveur de nos opinions, môme le fait finan-
cier. Je sais bien que l'argent est toujours du parti le
plus fort, et que rien n'est plus bête qu'un billet de ban-
que, si ce n'est deux billets de banque, comme dirait
Odry; mais cependant vous pouvez honnêtement, sans
vous compromettre, commencer à juger que nous avons
raison en peinture.
21.
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■■M^M—
■—■»
SALON DE 1847
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À
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SOMMAIRE.
Du sentiment de 1*
A. Firmin Barrion, médecin de campagne,
nature et de la beauté.
Introduction. — Le foyer de la Comédie-Française; études sur la
statuaire du dix-huitième siècle.— La Renaissance, le dix-seplieme
siècle et le dix-huitième. — Jean-Baptiste Lemoine, le sculpteur.
—  Diderot et d'Argenville. — Mot de Mmtî de Sévigné — L'homme
delà nature. — Falconnel et Caffieri, ~ Rotrou et Corneille. —
Le Voltaire de lïoudon. — Le masque de Jean-Jacques. — Molière
et le Médecin grec. —Racine et Louis XIV.— Pajou, Taunay, etc.
—  La sculpture sous l'Empire. — Winkelmann et Canova. — La
statue de Napoléon chez lord Wellington. — Le romantisme en
sculpture. —M. David et M. Barye. — L'arc de l'Etoile et la
Madeleine. — Mllc Mars et MUe Rachel.
Le Salon. — I. Revue générale ; 17 mars. — Le Jury. — Insur-
rection delà bourgeoisie dans la république. — Nécessité d'enlever
à la Liste civile la direction de l'art et des musées. — Charles.X à
Rambouillet — Guide au Salon. —Peinture et dessins : 2,010 nu-
méros; sculpture, 468; architecture, 19; gravure, 122.
II.  Couture. — Individualité des artistes. — Molière et Shakespeare.
—  L'art est une passion. — Caractère du tableau de Couture. —
Le Moïse de Michel-Ange. — Juvénal, traduit par M. Jules Lacroix.
— Description de l'Orgie romaine. — Brutus et don Juan. — Poète
et philosophes. — L'art et la critique. — Diderot et Lessing. —
M. Ingres et Rubens. — Le Naufrage de Géricaull.
III.   Les grands tableaux. — Encore M. Couture. — Le scepticisme
dansles arts. — Le rapin de Decamps et les tableaux de Raphaël.
— Molière et les poètes romantiques. — M. Ziégler. — Les deux
Judith. — M. Horace Vernet. —M. Robert Fleury. — Galilée et
Christophe Colomb. — Il n'y a point de noir dans la nature.— Les
peintres étrangers. — Belges, Savoyards, Italiens, Allemands,
Suisses. — M.· Aur'elc Robert. — M. Hornung, de Genève, et
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378
SOMMAIRE.
M, Pingret. — M. Leys et M. van Schendel. — M. Brascassal} de
l'Institut, et Paul Potter. — Girodet et Raphaël. — M. Becker et les
Moissonneurs allemands. — M. Gérôme et les jeunes Grecs.
IV.   Eugène Delacuoix. — La poésie et l'art. — Shakespeare et
Raphaël. — La Vénus de Praxitèle. — L'idéal et la nature. — Nar-
cisse et Giotto. — Le sujet et l'expression. — L'art est partout. —
Les degrés du Parnasse. — Un peintre de qualité. — Eugène De-
lacroix et Velazquez, — La Liberté sur les barricades. — Variété
du talent d'Eugène Delacroix. — Le Christ mourant. — L'icono-
graphie chrétienne. — Quatre clous ou trois clous. — L'infini et le
fini.— La musique et la couleur. — Rossini, Lablache, Beethoven,
Gimarosa. — Les Exercices militaires des Marocains. — L'Hélio-
dore
de Raphaël. — L'Odalisque couchée. — M. Ingres et Corrége.
—  Le Char d'Apollon. — De la touche en peinture. — Les Musi-
ciens juifs de Mogador.
Corps de garde à Méquinez. — Les
Naufrages d'Eugène Delacroix, et la Méduse de Géricault.
V.  Djaz. — MM. Longuet etBesson. — M. Haffner. — MM. Mul-
ler, Isabey et Baron. — M. Camille Roqueplan. — M. Adolphe
Leleux. — MM. Armand Leleux, llédouin, Vetter. — Ce que vous
savez.
VI.  Les Paysages. — Corot. — Mélancolie du soir. — Analogie de
la peinture et de la musique. — Charles Leroux — La Bretagne
et la Vendée — Jeanron. — Les Laboureurs et les Contre-
bandiers. — L'Aristocratie, la Bourgeoisie et le Peuple.— M. Goi-
gnard. — La Forêt de Fontainebleau. — MUo Rosa Bonheur et
M. Verboeckhoven. — Fiers et la Normandie. — MM. Hoguet,,
Joyant, Lapierre, etc. — M. Paul Flandrin. — De la réalité dans
les arts. — Le naturalisme absolu est impossible. — L'art est la
combinaison de l'homme et de la nature. — M. Flandrin est <ie
l'école de M. Bidauld. — Recette pour composer un paysage de
style. — Zuccarelli, Panninî, Locatelli. — Guàspre, Orizonli et
Lahyre. — MM. Watelet et Jolivard.— Louis XVI et Bailly. — Es-
quisse de la révolution dans la peinture du paysage.
VU. Lks Portraits. — 482 portraits à l'huile. — Swedenborg et
Lessing. — Alcibiade et César. — Les portraits symboles. —
Don Quichotte et Sancho. — Le portrait de M. Adolphe Leleux. —
Le médaillon de M. Lislz, par Henri Lehmann. — Le Titien et
ses modèles. — Le Christ et Napoléon. -- Physionomie de M. Lislz.
—  Les portraits par Couture. — Portrait de* femme, par M. Haff-
ner. ■— MM. lissier, Besson, Yerdier, Yvon. — MM. liermann
Winterhalter et Schlesinger.— MM. Pérignou et Court.— M. Hip-
polyte Flandrin. — La peinture et la musique. — Le son et la
couleur,— La mesure et le dessin.— La ligne du profil. — L'infini
et le microscope. — M. Ingres et M. Amaury Duval. — Un faux
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379
SOMMAIRE.
nez.— MM. J.-B. Guignet, Decaisne, etc.— Portrait de Thorwald-
sen. — M. Navez, directeur du Musée de Bruxelles. — Van Eyck et
Memling. — Deux portraits de Rubens. — Gloire et génie de l'an-
cienne Flandre. — M. Elzidor Naigeon. — L'Alceste de Molière.
—  La dynastie des conservateurs du Luxembourg.
VIII.   Promenade. — Uniformité de l'Ecole impériale. — Indépen-
dance de l'école actuelle. — Les tableaux religieux et le jury. —
M. Appert.— Quand saint Joseph est-il mort? — Le Christ de
M. Boissard. — MM Comairas, Tabar, Laemlein, etc. — La Made-
leine,
de M. Henri Delaborde. — La Sainte Catherine de M. Gen-
dron.— Après la mort. — Le Sixte-Quint dé M. Rudolp Lehrriànn.
MM. Wachsmuth, Devéria, Hesse, Granet, Lassale-Bordes, Bar-
rias, etc. — M. Schœft, de Venise. —M. Heim et M. Biard. —
M. Philippe Rousseau. — M. Stevens, de Bruxelles.— MM. Elme-
rick, Millet, Arago, etc.
IX.   Les petits tableaux de genre. — La Vieille cuisinière, He
M. Dyckmans, d'Anvers. — Mieris et Gérard Dov. — Mœurs hol-
landaises. — Pieter de Ilooch, Terburg et Metsu. — Les petits
peintres français.— M. Meissonier. —Van der Helst et Salvatof.—
Titien, van Dyck et Rembrandt. — Un faux Dënher,— MM. Stein-
heil, Fauvelet et Ghavet. — Mme Gavé. — Véronèse et Walleau, —
M. Guillemin et le Baptême. — M. Penguilly-l'llaridon — Mont-
faucon et Joseph de Maislre. — MM. Auguste Delacroix, Couder,
Lalaisse, Bellange, Garnerey, Fortin. — Les femmes au Salon. —
Les enfants et les vieillards. — Résumé du Salon de 1847. — La
critique et le public. — Monotonie de la presse. — L'art pour
l'art, et l'art pour l'homme. — Apres 1850. — Platon et Léonidas.
—  L'homœopathie etl'éther. — Le canard de Vaucanson.
X.   Dessins, pastels, aquarelles, miniatures, vitraux; — gravure;
—  architecture. — Panselinos et l'école byzantine. — Portraits
du Christ et de la Vierge. — Les philosophes païens. — Immobilité
de l'art en Orient.— Les dessins de M. Papely, d'après Panselinos.
—  M. Vidal et ses trois belles filles — Péché mignon.— MM. Wat-
tier, Schlesinger, Verdier, Borione, etc. — MM. Fiers, Grenier,
Mausson et Ledoux. — Mmc de Mirbel et M. de Pommayrac. —
MM. Hauder. Gonssolin et Bourrières. — Les vitraux de la manu-
facture de Sevrés. — MM. Martinet et Saint-Eve. — Le portrait de
_tamennais. — MM. Marvy, Masson, Leroy et Toudouze. —Trois
dessins de Meissonier. —Etudes pour la réunion du Louvre aux
Tuileries.
XI Les artistes refusés par le jury. — MM. Chassériau, Gigoux et
Maindron. — M. Heim et M. Lebceuf-Nanteuil, de l'Institut.—
Le baptême des artistes. — Couture et Glesinger au gibet, — Le
Quartier des Juifs, à Constantine. — Le Jour du Sabbat. — Beauté
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380
SOMMAIRE.
des Juifs d'Orient. — Homère et la Bible. ~ M. Ingres et M. De-
lacroix.— Procédés des maîtres vénitiens et espagnols.— Le Char-
lemagne
de M. Gigoux. — L''Attila de M. Maindron. — Ruine,
meurtre, suicide. — MM. Brun, Camille Fontallard, Haffner. —
M. Heim et ses chefs-d'œuvre. — Nécessité d'une association des
artistes.
XII.  Sculpture. — Clesinger. — Femme piquée par un serpent.
—  Le Paradis terrestre. — Eve et Vénus. — Les marbres grecs.
—  Le Serpent et le Jury. — Jean Goujon, Sarrazio et Puget. — Le
naturalisme dans les arts. — Le Murât de la statuaire. — Aspasie
et Ninon. — MM. David, Barye et Pradier. — Il y a une statue
dans tout bloc de marbre. — Michel-Ange et ses deux Esclaves.—
Le poëte amoureux d'une statue. — MM. Nanteuil et Ramey. —
Groupes et bustes. — Le collier de beauté. — Coysévox et Clodion.
Le buste de George Sand.
XIII.  Sculpture.. — Clesinger et Pradier. — La Pietà de Pra-
dier et la Vierge de Michel-Ange. — Le duc de Penthievre et
MUe de Montpensier. — Les Tombeaux de Saint-Denis. — Vénus
et Marie. — Les bustes de MM. Leverrier, Aubert et de Salvaady.
— Portrait de Mm0 d'Agoult, par M. Simard. — MM. Jaley, Jouf-
froy, Bosio. — La statue de saint Bernard.—Les reines de France.
— Le Poussin, de M. Brian. — Molière, Géricault, Ulysse.—
MM. Hartung, Pascal, Henique, Toussaint. — Le Vase, de
de M. Vechle. — La ciselure au seizième siècle. — L'art sous
l'Empire. — Le romantisme et l'art moderne. — Michel-Ange et
Raphaël. — Les orfèvres contemporains.
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A FIRMIN BARRION,
BU 8ENTIHEST ME LA NATURE ET DE LA BEAUTÉ,
Le commencement de toutes choses, c'est l'amour.
Le commencement de Fart, c'est le sentiment de la na-
ture et la passion de la beauté. Mais il n'y a rien de plus
rare que l'indépendance et l'originalité des impressions.
Regarder simplement autour de soi est déjà une rareté
insigne. La plupart des hommes passent à côté des plus
belles choses sans les voir. Les dénicheurs d'étoiles ne
sont pas communs en ce temps-ci. Combien sommes-
nous en Europe qui ayons vu lever le soleil? L'immense
majorité des hommes s'obstine à voir en uniforme blanc
les chevaux roses, bleus ou verts. On va jusqu'à nier
l'âme des arbres. Personne ne s'inquiète do la lune ou
des nuages, de la couleur du printemps ou du caractère
de l'automne. On ne songe pas à contempler le spectacle
de la vie qui ne s'arrête jamais et qui a pour théâtre
l'infini.
Cependant tous les hommes sont poètes et artistes.
Tous ont, à quelque degré, la double faculté de sentir
et d'exprimer : en Italie, chacun est improvisateur; le
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382                              A FIRMIN BARRION.
gondolier et le pâtre, l'homme des campagnes et l'homme
des villes; en Allemagne, musicien : l'ouvrier et le
paysan, le bohémien et le philosophe. À certaines épo-
ques, tout le monde a compris la statuaire et la pein-
ture : en Grèce, au siècle d'Aspasie et d'Alcibiade; en
Italie, à la Renaissance.
Pourquoi donc notre époque a-t-elle perdu le senti-
ment de Tart?
C'est qu'elle a perdu le sentiment de la nature.
La France, spécialement, a été entraînée hors de toutes
les influences saines et naturelles, vers do fantastiques
rochers d'émeraudes, comme au temps de Law. On a
persuadé au peuple français que l'intérêt matériel était
la fin de notre destinée commune. Le mot argent est
maintenant le fond de la langue qui prêchait autrefois
le dévouement et le fanatisme des idées et des sentiments
généreux. Illusion grossière 1 II n'y a de positif et de
réel que la nature et la poésie. Tout ce qui est beau et
bon ne coûte rien, et se trouve partout : les femmes et
l'amour, la pensée et les rêveries intellectuelles, le ciel,
la mer, les forets et les fleurs. Il n'y a de coûteux que
les ridicules inventions des hommes, que les composés
factices et pernicieux.
Jl ne faut donc pas se tourmenter pour l'argent, et
déplacer son bonheur dans des conditions frauduleuses
où l'âme humaine s'obscurcit. L'esclave a perdu la moitié
de son âme, disaient les anciens. On pourrait dire aux
modernes : la servitude consentie à l'intérêt matériel est
plus dangereuse que la servitude imposée par des lois
d'inégalité. L'esclavage social laisse au moins la liberté
morale inlérieuro; on s'appartient encore à soi-même,
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383
Λ FIB.MM lîAlUUON.
et l'on peut devenir Epictète ; la tyrannie est extérieure
et indirecte; les fers ne touchent que la peau. Que de
grands hommes demeurés libres sous la verge du maître,
dans la torture d'une prison., au milieu des flammes du
bûcher 1
Mais celui qui, spontanément, accepte la domination
des choses matérielles, celui-là loge la tyrannie dans
son propre cœur; car il renonce à tout ce qui fait
l'homme, à l'intelligence, à l'héroïsme, à la passion
idéale. J'aimerais mieux être sur les galères du roi, avec
le coiur chaud et vaillant, que millionnaire à Paris, avec
les instincts d'un usurier.
Le devoir et le bonheur sont dans l'exercice do nos
facultés spirituelles, dans la simplicité, dans les émo-
tions intimes que nous procure la communication avec
nos semblables et avec la nature, par les sentiments et
par la contemplation. Jean-Jacques Rousseau et le dix-
huitième siècle n'avaient point tort de ressusciter leur
homme de la nature, en contraste avec l'homme cor-
rompu et insensé d'une civilisation pervertie. Rabelais
et ^Montaigne, Corneille et Molière, Cervantes et Shake-
speare, n'ont pas cherché autro chose que ce fossile
perdu, cet homme primitif et divin, cette créature har-
monieuse qui est l'écho de la musique universelle.
Quelle fatalité sinistre a donc brisé dans l'âme hu-
maine toutes les cordes poétiques, sensibles au grand
air comme les harpes eohennes, pour ne réserver qu'une
corde de métal? La France en est là, qu'elle ne vibre
plus sous les influences de l'esprit et de l'imagination.
Aussi, l'art, en général, est-il devenu pour lés artistes
une industrie au lieu d'une passion, pour le public un
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384                              A FIRMIN BARR10N.
luxe au lieu d'un culte enthousiaste et religieux; car il
manque aux artistes et au public l'amour de la nature
et de la beauté.
Quand tu trottes mélancoliquement sur ton petit cheval
couleur de bruyère, mon cher médecin de campagne,
au travers des chemins creux et ombragés de ta belle
Vendée; quand tu regardes un effet de soleil sur les
landes d'ajoncs aux fleurs d'or; bordées de broussailles
capricieuses; quand tu t'arrêtes au coin d'un champ.,
face à face avec les grands bœufs conduits par un rustre
qui leur chante le vieux refrain du soir ; quand tu ad-
mires quelque brune bergère assise dans un fossé et
cueillant des pâquerettes, comme la Jeanne de George
Sand ; quand tu mêles ta vie à tous ces tableaux de la
nature, tu es plus près de l'art, par ton émotion soli-
taire, que le peintre qui, sans trouble et sans idéal, bar-
bouille sur sa toile.
Autre chose est assurément la faculté de sentir, autre
chose la faculté d'exprimer. On peut être vivement im-
pressionné, sans avoir le don de l'image et du style. Il y
a de grands penseurs qui n'ont jamais pu s'élever à
l'éloquence. Mais l'artiste complet est justement celui
qui manifeste au dehors son sentiment intérieur. Pour
ces poètes d'action, si l'on peut ainsi dire, l'art est un
langage naturel, et comme les cris soudains de la pas-
sion. L'art n'est difficile que pour les faux artistes. On a
défendu autrefois, avec beaucoup d'esprit et de raison,
la littérature facile. Il est certain que le génie n'a pas
besoin de forceps. Les enfants bien constitués viennent à
la lumière naturellement et sans accoucheur breveté.
On ne dit pas que Cervantes ait eu beaucoup de peine à
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Α. FIRMIN MRRION.                           385
faire Don Quichotte ; ni Shakespeare, Othello; ni Molière,
VEcole des femmes. La peinture est facile aussi pour les
vrais peintres qui obéissent à un génie intérieur et qui
peignent ce qu'ils sentent. Les mots abondent à la véri-
table éloquence, et les grands orateurs ont toujours été
plus forts en improvisant.
Bien plus, les grands artistes n'apprennent jamais rien
d'essentiel : ils savent tout dès le commencement. Dans
'ses premiers tableaux, Raphaël est sublime. Le métier
n'est que le serviteur de l'imagination.
Aujourd'hui, au contraire, on suppose que l'art est un
procédé, et que savoir peindre n'implique pas le senti-
ment et la poésie. Peindre quoi?
Le fond de l'art est donc premièrement l'amour de la
nature, cette manie constante et indomptable qui vous
tourne vers la contemplation de la vie, et qui vous ré-
vèle dans l'objet aimé mille trésors invisibles pour les
regards indifférents, et qui vous fait tressaillir par mille
bonheurs imprévus, par des riens précieux, par un ma-
gnétisme étrange, comme l'amant avec sa maîtresse :
l'amour de la nature est tout à fait analogue à l'amour
des femmes. Les uns aiment les femmes calmes et lumi-
neuses, transparentes et profondes : c'est Claude Lor-
rain en peinture. Les autres aiment les femmes étranges,
impénétrables, capricieuses, avec de vifs contrastes
d'ombre et de lumière, de passion et de naïveté : c'est
Rembrandt. Ceux-ci rêvent une grandeur souveraine,
des tournures impossibles, et des accents de forme hé-
roïque : c'est Michel-Ange. Ceux-là aiment les formes
jeunes et fraîches, avec un duvet argentin sur la peau
et mille recherches de la volupté : c'est Corrége. Ail-
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i486                              A FIRMIN BARB1ÜN.
leurs, la femme rude et forte, avec des élans sauvages :
Salvator. Ou la femme fine et élégante, avec des poses
maniéréeset des mains délicates : Parmesan. Ou la femme
austère et noble : Poussin. Ou la femme ample et magni-
fique, abondante et voluptueuse : Rubens. Et ce carac-
tère dominant de la passion de chaque artiste se retrouve
dans toutes ses œuvres, dans le paysage comme dans
l'expression de la forme humaine, dans la terre et dans
le ciel, dans toute l'harmonie de sa création. Et chacun
de ses tableaux est comme un nouvel amour où il a tou-
jours cherché son idéal. En fait de galanterie, il est vrai
de dire qu'on n'aime qu'une seule et même femme dans
toutes les femmes; c'est une sorte de fidélité idéale, au
milieu d'une inconstance qu'on ne saurait fixer. Dans
l'art aussi, le poète ou le peintre poursuit sa chimère,
sous toutes les formes, même quand il paraît s'écarter
de son type. Mais, pour qui sait bien voir, c'est la même
âme qui vit dans toutes ces images.
Vous passez près d'une femme que vous ne remar-
quez pas; l'amant qui la voit passer est dans l'extase de
sa tournure, de la moindre inflexion de sa taille, de la
couleur de ses cheveux, de l'éclat de sa physionomie. Ce
qui le charme, c'est la vie et l'expression de cette per-
sonne qu'il aime.
De même, l'amant de la nature saisit avec enthou-
siasme des expressions et des effets inaperçus par les
indifférents. Il communique avec cette âme universelle
dont la forme prend toutes les physionomies. Car l'effet
dans la nature, c'est comme la physionomie d'une pas-
sion. Phénomène sans cesse variable, toujours significatif
et délicieux pour le poëte exalté.
'
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387
Λ. FIIVMIN RAIIRION.
Aussi la beauté est-elle infiniment multiple dans la
forme humaine et dans le monde extérieur, quoique les
philosophes cherchent à déterminer abstractivement son
caractère unique. La beauté, c'est l'harmonie? Soit. La
Fornarina, avec ses lignes pures et régulières; la maî-
tresse du Titien, avec sa splendeur dorée ; la Joconde au
teint d'ambre, avec la finesse de son modelé; la Diane
do Poitiers, du Primalice ; la femme de Rubens, avec sa
fraîcheur et sa ferme santé -, la Vierge brune et hàlée de
Murillo, sont également, mais diversement belles. Les
nids tranquilles et sauvages de Hobbema, la mer blonde
et le ciel infini de Claude, les horizons majestueux du
Poussin, représentent aussi d'égales beautés dans la na-
ture. La beauté et la poésie sont partout où est l'amour.
C'est dans le paysage surtout que le sentiment de la
vie est un don rare et délicat. Peu d'hommes voient le
paysage, parce qu'ils ne regardent point dans les cam-
pagnes ce qui est impalpable et presque invisible,—
quoique réel pourtant et de première importance, — ce
qui est l'harmonie et le tout : —le ciel et l'air, simple-
ment.
Dans toute image quelconque, le ciel joue un grand
rôle. Il commence autour de la tête et de la forme hu-
maine, et de la forme de tous les êtres. Îl entre partout,
jusque dans les caves de Rembrandt. Le ciel est partout.
Vous ouvrez une cassette, le ciel est dedans. La nature
entière est baignée dans le ciel.
De même, en paysage, le ciel commence à l'épidémie
de la terre. Il joue entre les forêts du gazon. Une petite
fleur au rez du sol, un brin d'herbe, sont dans le ciel
tout comme le clocher sublime dont la pointe semble
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388
A FIRM1N BARR10N.
percer l'azur. Car, si vous vous couchez par terre pour
regarder la petite fleur qui était sous vos pieds, vous la
verrez se dresser sur le ciel comme un chêne majestueux
et se découper dans la lumière; et, si vous escaladez la
montagne pour regarder dans la vallée le clocher qui
tout à l'heure se dessinait sur le ciel, sa forme s'accu-
sera maintenant sur les plans du paysage. Est-ce qu'il
n'est plus dans le ciel ?
Le ciel, c'est l'air infini et la lumière infinie. Il y a du
ciel dans l'intérieur d'un buisson, entre les mille finesses
de l'architecture de ses petites branches mêlées et de ses
feuilles innombrables. Le ciel caresse éternellement
tous les reliefs les plus délicats de la forme universelle ;
il s'étend à perte de vue, et jusqu'aux autres mondes
dispersés dans l'immensité.
Voici un petit étang où sont enchâssées des fleurs ar-
gentines et des boutons d'or. Mille végétations gaies et
impatientes pullulent au sein de l'eau pour s'élancer à
la surface et prendre l'air sur leur terrasse de cristal.
Toute l'eau est pleine de fleurs, comme un parterre
multicolore éclos dans un bloc de verre ; et l'eau circule
partout cependant sans laisser de vide, et elle enveloppe
toute cette forêt aquatique. Pareillement, l'air est aussi
réel à l'entour des objets, et il remplit tous les creux de
la sculpture extérieure du globe, fouillé et ciselé avec
tant de caprice et de minutie.
On ne peut donc séparer de l'ensemble quoi que ce
soit. La science, il est vrai, considère et étudie un être
isolé, par abstraction, de tout ce qui l'entoure ; mais, au
contraire, la poésie exprime l'être dans ses harmonies
ambiantes. Le moindre coin de campagne a une percée
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A FIRMIN BARRION.                           389
sur le ciel et tient à l'infiui. C'est ce qui rend si difficile
la peinture du paysage.
La plupart des paysagistes s'entêtent à vouloir expli-
quer tout dans leurs tableaux, au lieu de chercher l'effet
de l'ensemble, l'aspect delà physionomie de la nature qui
les a frappés ; ils oublient que l'individualité des arbres,
des terrains, des monuments, des personnages, est presque
toujours noyée dans la lumière ou dans l'ombre, c'est-à-
dire dans Γ air. De. près, on voit quelquefois le détail ;
mais, à la moindre distance, la tournure seule des objets
les révèle et laisse deviner le reste. Vous apercevez un
cavalier dans une allée de forêt : vient-il, ou s'enva-t-il?
une figure couchée au bord d'un chemin : est-ce un
homme ou une femme? Combien de fois n'avons-nous
pas fait ces expériences dans tes bocages de la Vendée!
Combien de fois, avec nos yeux de chasseurs et notre
habitude du plein air, n'avons-nous pas pu définir un
objet immobile à quelques centaines de pas? Mais,
quand la forme s'agite, on la reconnaît à dos accents
particuliers, fugitifs, insaisissables pour des regards
inexercés. Appelle-t-on cela voir la forme?Si nous de-
vinions le chevreuil, foudroyant, comme un éclair, le
petit ruban d'un sentier, ce n'est pas une raison pour
qu'un paysagiste prétende le voir distinctement et le
dessiner avec quatre pieds, deux oreilles et des yeux
effarés.
D'autres fois, par certains temps et par certains effets
de lumière, il arrive qu'un objet très-éloigné jaillit de
la confusion du paysage avec une correction de forme
et une réalité extraordinaires, tandis que très-souvent les
plans plus rapprochés paraissent vagues et indescrip-
22
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390                                 A FIE MIN BA RB TON.
tibles. Par les ciels orageux et foncés, quand des bandes
d'horizon s'enlèvent en clair sur les fonds, on peut saisir
de ces mirages rapides qui disparaissent soudain, voilés
par des rideaux mobiles. Dans les pays de montagnes,
la nature se plaît à ces fantasmagories toujours nou-
velles.
D'autres fois, un objet commun et même un pays très-
laid prennent des aspects féeriques et délicieux, sous
quelque caprice du soleil, ou à une certaine distance, ou
à une certaine heure du jour. La butte du Calvaire, abo-
minable quand on la voit de près avec ses casernesjau-
nâlres, ses terrains nus et mal taillés, fait parfois à
merveille, le soir, au bout d'une allée vaporeuse du
bois de Meudon. Il n'y a que Montmartre qui soit tou-
jours laid, vu de Paris, parce qu'il est au nord.
Un des plus beaux paysages que j'aie vus de ma vie,
c'était le long d'une grande route, dans un pays vul-
gaire, tout près d'ici. J'allais vers le couchant. Le ciel
avait été très-agité tout le jour, et les nuages s'étaient
amusés, depuis le matin, à courir enfouie dansle même
sens que le soleil, pour lui cacher la terre qui roulait
triste et grise. Cette armée vagabonde s'était donné ren-
dez-vous à l'horizon, quand le soleil, avant son coucher,
résolut de jeter à la terre un regard brûlant. Aussitôt
l'univers visible fut transfiguré, et trois mondes distincts
s'étagèrent depuis la route jusqu'au foyer lumineux.
Devant moi, un premier monde vert, fermement taillé
en émeraude, où tous les objets s'accusaient par des
formes nettes et significatives, des champs fertiles, des
villages pittoresques, des arbres, quelques mouvements
de terrain, — comme pour servir d'introduction au se-
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391
A FIRMIN BÀMION.
cond monde de collines bleues, finement modelées, sans
accessoires saillants, et voluptueusement couchées
comme ces longs oiseaux de la Chine sur l'orbe d'un
vase haut en couleur : c'était le pays des fées et des syl-
phides impondérables. Au delà, commençait le monde
de feu, où, dans la fournaise, se tordaient des sala-
mandres gigantesques et des lions ardents, à la porte de
palais d'or, incrustés de pierreries. Et, autour de ces
monuments sans fin, pétillaient des forêts en flammes et
de rouges volcans. Des montagnes d'argent et d'opalose
dégradaient dans les fonds et aux deux ailes de la déco-
ration. Tout paraissait réel, bien dessiné, avec des reliefs
solides et des formes irrécusables, dans ce monde flam-
boyant.
Quel tableau à peindre 1 Mais où est l'artiste qui le
peindrait? La nature se fait ainsi souvent à elle-même
des fêtes splendides, avec le soleil, la lune, les étoiles,
les saisons et les vents, la mer et les ruisseaux, les
arbres et les animaux de toute sorte, et même avec des
hommes enrôlés pour acteurs, malgré eux et sans qu'ils
s'en doutent.
J'ai assisté cet hiver à une des quatre grandes fêtes
saisonales de l'année, dans la forêt de Fontainebleau,
où le givre s'était chargé de la décoration. Nous n'étions
que deux, arrivés ensemble tout exprès, par instinct, au
bon moment.
Le théâtre était bien choisi. L'automne, avec sa pré-
voyance accoutumée, avait déjà tout disposé pour les
tapis et pour les couleurs variées. Les feuilles sans ca-
ractère étaient tombées en gouttes d'émail sur le soi
mêlées aux mousses et aux lichens, Les rochers avaient
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392
A FIB.MIN BAMIION,
foncé leurs teintes sous la première humidité de Vatmo-
sphère. Les hautes bruyères étaient brunes comme des
Espagnoles, et les fougères étalaient leurs peignes à
double rang, barbouillésd'ocre jaune ou de'vertcuivré. Les
bouleaux balançaient sur un tronc d'argent leurs feuilles
rares et légères, finement glacées d'or clair. Les nôtres
tournaient à l'oranger. Les chênes avaient secoué les
feuilles superflues et s'étaient bronzésj d'un ton ferrugi-
neux. Les broussailles étaient roussies. Les rosiers sau-
vages s'étaient décorés de leurs graines rouges en que-
nouille. Les genévriers avaient pâli et s'étaient^ affaissés
comme des Madeleines éplorées. Le houx seul demeu-
rait vert, ferme et luisant.
Alors une puissance mystérieuse commanda aux
brouillards suspendus dans l'air de se congeler en per-
lettes imperceptibles et de tomber en rosée sur ce jardin
aux mille couleurs, afin d'enchâsser toutes les tiges,
toutes les feuilles, toutes les herbes, toutes les pousses
microscopiques;, dans l'argent, le diamant et les pierres
fines. Le givre obéit, et en un quart d'heure les ro-
ches furent do cristal, et la foret comme un écrin de
la Renaissance; les feuilles devinrent des topazes, des
rubis, des émeraudes, montées en perles et on métal
richement ciselé. Dans ce semis merveilleux et subit, les
brins d'herbe ne furent pas plus oubliés que les grands
chênes, et tout le peuple des bois participa à cette florai-
son de l'hiver.
Vers midi, le soleil vint regarder la fête, et fit passer
chaque nuance locale par la gamme infinie de la cou-
leur. Mais la décoration tomba bientôt sous la lumière,
et nous pûmes emporter cependant un bouquet d'herbes
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A FIRMIN BARRION.                              393
qui conserva tout le jour ses colliers de perles et ses ai-
grettes en diamant.
Mais à quoi bon raviver, dans des tableaux exception-
nels, notre enthousiasme pour la nature? Brouwer
aimait ses ivrognes de cabaret, comme Phidias son Jupi-
ter Olympien. Ostade est aussi roi dans ses chaumières
que Raphaël sur son Parnasse ou à VEcole d'Athènes,
Les vaches de Cuyp, dans son paysage (n° 403), au
Louvre, valent le Diogène du Poussin et la Picciola de
Saintine ; la petite fleur, éclose entre deux pavés d'une
cour obscure, remplace, pour le prisonnier, un chêne,
une nature, un monde.
Si vous laissez sur votre fenêtre les pots qui conte-
naient vos fleurs de l'été, regardez les orties qui se
dressent en hiver autour de baguettes desséchées, ou-v
trefois tiges vertes et fleuries. L'ortie est verte à son tour
et vivace; sa brave petite feuille se hérisse en mille
pointes comme des fers de lance ; on dirait un faisceau
d'armes défensives ; et, sur le plan de ses filigranes, de
petites flèches invisibles, mille fois plus aiguës que des
aiguilles, se tiennent droites malgré tout, et ont la
force de percer la peau. L'ortie, cette race persécutée,
ce paria des plantes, est aussi intéressante que le cèdre.
On pourrait l'aimer à défaut d'une forêt, comme Pellisson
aimait son araignée à défaut d'un ami ou d'un chien.
Je ne te cacherai pas que, cet hiver, n'ayant plus ni
fleurs ni verdure^ je me suis amouraché d'une ortie
venue sur mon balcon, de je ne sais où. J'ai soigné cet
enfant de hasard comme une tulipe de qualité. Je
n'aime pas à être pris sans vert.
Hélas! personne, excepte quelques curieux comme
22,
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394
Λ F1RM1N BARfilON.
nous, n'a même envie de regarder le Musée de l'uni-
vers. Autrefois, en Grèce, les derniers du peuple assis-
taient aux fêtes publiques où la beauté était mise au
concours, où les courtisanes parfaites, les modèles des
Vénus, paraissaient à côté des lutteurs et même des
philosophes. Tout le monde avait alors le sentiment de
la beauté el l'amour de la nature; aussi tout le monde
comprenait les arts; une belle statue passionnait tous
les citoyens de la république. A la Renaissance, au sei-
zième siècle, quand l'Italie était une cour perpétuelle-
ment en fête, quand les Médicis jetaient le luxe à pro-
fusion, quand Venise vivait en reine,—quand François Ier
en France. Henri VIII en Angleterre, Charles-Quint dans
le monde, bouleversaient le moyen âge, — quand l'esprit
moderne agitait l'Europe et réhabilitait les passions
morales, la nature et la beauté, —le peuple s'éprit encore
d'une sympathie universelle pour les arts.
C'est Tainour de la nature qui décide toujours du
progrès des arts et de leur succès social.
Et voilà pourquoi les quelques artistes contemporains
qui interprètent les effets et la physionomie de la na-
ture et qui aiment la beauté vivante, sont peu populai-
res, faute d'une initiation générale, et d'un sentiment
d'admiration commun et sympatique pour l'universalité
des choses. Voilà pourquoi le public, aveugle devant les
tableaux colorés par la lumière, adopte souvent les
tableaux des peintres aveugles, de préférence aux ima-
ges poétiques. L'argent éblouit plus que le soleil.
Toi, mon cher médecin de campagne, tu as le privi-
lège de voir sans cesse la nature et de l'adorer naïve-
ment. Quand tu galopes dans les chemins verts, le long
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395
A F1RMIN BARItlON.
des halliers impénétrables, sous un vent frais qui pro-
mène les parfums de la terre et de l'air, jouis pleine-
ment de ta condition bienheureuse, et n'envie point nos
luttes dans l'arène , au milieu d'une foule insensée.
Mais, quand tu fumeras, le soir, au coin de ton feu,
donne un souvenir aux gladiateurs de Paris.
T. T.
-ocr page 439-
ð
k> .
-ocr page 440-
INTRODUCTION.
LE FOYER DE LA COMÉDIE--FRANÇAISE,
ÉTUDES
SUR Ι.Λ STATUAIRE »U DIX-HUITIÊME SIECLE
Nous avons à Paris un Musée de sculpture dout on ne
parle guère, et qui est cependant très-curieux pour
l'histoire de notre statuaire nationale à la fin du dix-
huitième siècle. Le foyer public de la Comédie-Fran-
çaise renferme une douzaine d'excellents bustes par les
maîtres du règne de Louis XVI, quelques bustes de
l'Empire, et une douzaine de bustes de Pécole contem-
poraine; trois périodes successives et très-rapprochées,
mais fort distinctes comme style et comme exécution.
L'année dernière, le compte rendu de l'exposition de
la Société des peintres, où figuraient Greuze, David,
Gros, Géricault, Prudhon, Léopold Robert, M. Ingres,
nous a servi d'introduction au Salon de 1846, et nous
en avons fait ressortir des enseignements imprévus sur
la peinture. Cette année, en étudiant les nobles têtes de
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398 INTRODUCTION AU SALON DE 1847.
Rotrou et des Corneille, de Molière et de Voltaire,
sculptées par Caffieri et par Houdon, et les autres bustes
de Lemoine, Pajou, Foucou, et des maîtres qui leur ont
succédé, nous nous préparerons utilement à juger les
œuvres que nous réserve le Salon de sculpture en 1847.
Je ne crois pas que la statuaire ait jamais été moins
estimée qu'en ce temps-ci. A la Renaissance, c'est une
pléiade d'artistes qui se perpétuent depuis Louis XII et
le cardinal d'Amboise jusqu'à Henri IV, depuis Jean
Joconde et Paul Ponce, Italiens francisés, jusqu'à Jean
de Bologne et Francavilla, ou plutôt Jean de Douai et
Francheville, Français italianisés ; car, dans ces derniers
siècles, l'Italie a toujours été le berceau, ou du moins le
baptistère de l'art. Que de palais, d'églises et de châ-
teaux, décorés par ces ouvriers sublimes : Cousin, Gou-
jon, Bontems, Niccolo del Abate, Ponce Jacquio, Ger-
main Pilou, Barthélémy Prieur, Bernard Palissy, Jean
Juste, de Tours, Michel Columb, de Nantes, Gentil, de
Troyes, et tant d'anonymes illustres par leurs œuvres,
quoique leurs noms soient perdus aujourd'hui, Amboise,
Gaillon, Ecouen, Anet, Villeroi, Chantilly, Meudon, Fon-
tainebleau, Chambord, Chenonceajix, les tombeaux de
Saint-Denis, les saints de Solesmes, le Louvre ! Art ma-
gnifique, d'une élégance suprême et d'une variété in-
finie.
Au dix-septième siècle, la série mémorable commence
par Simon Guillain et Jacques Sarrazin, sculpteurs de
Louis XIII, ou plutôt de Richelieu ; elle se continue par
les Anguier, les Lerambert, les Marsy, les van Cleve,
Regnauldin, Thierry, Desjardins, Girardon, que Lafon-
taine et Boileau comparaient à Phidias, comme Molière
-ocr page 442-
INTRODUCTION AU SALON BE 1847.               399
comparait Mignard à Raphaël! Praticiens habiles et fé-
conds, qui ont semé leurs œuvres de pierre dans le palais
et les jardins de Versailles. Et, au-dessus d'eux tous, le
grand Pujet. Ajoutez encore Théodon et Lepautre, Le-
gros, les Fremin, l'école si nombreuse de Girardon, et
Coysevox, le producteur infatigable., et les Coustou, qui
conduisent à l'art de Louis XV.
Toute l'école du dix-huitième siècle ^ort directement
ou indirectement des Coustou : Bouchardon, les Francin,
•les Adam, les Lemoine, Falconnet, l'ami de Diderot,
Pigale, Allegrain, et, après eux, Pajou, Caffieri, Houdon,
Bridan,Foucou,Berruer, diluez, Julien,Dejoux, Moitié,
Stouf, Mouchy, et enfin la génération qui enjambe sur
l'Empire et le dix-neuvième siècle, Rolland, le maître
de David (d'Angers), Chaudet, Callamard, Bosio, elc.
Nous voici à nos bustes du foyer de la Comédie-Fran -
çaise.
Cette collection do portraits en marbre est ainsi dis-
tribuée ; dans le grand foyer, Pierre Corneille et Mo-
lière, aux deux côtés d'un mauvais buste du roi Louis-
Philippe; en face, Racine et Voltaire, des deux cotés de
la cheminée; puis, Regnard etCrébillon, Casimir Dela-
vigne et Marie-Joseph Chénier.
Dans la galerie longeant la rue de Richelieu, à droite
en partant du foyer, Rotrou, Dancourt, Jean-Baptiste
Rousseau, Destouches, Dufrény, Ducis, Sedaine, Lafon-
taine et Lulli ; à gauche, Thomas Corneille, Piron, De-
belloy, Lachaussée, Lesage, Marivaux, Duval, Andrieux
et Picard.
Dans le couloir conduisant au foyer des acteurs, Baron
et Gresset, Quinault et Beaumarchais.
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400                INTRODUCTION AU SALON DE '1847.
Le plus ancien des bustes est celui de Crébillon le
père, modelé en 1760 par Lemoine, et exécuté en mar-
bre par J.-B. d'Huez en 1778. Jean-Baptiste Lemoine,
né à Paris en 1704, fils et élève de Jean-Louis, mort
recteur de l'Académie en 1775, était neveu de Jean-
Baptiste Lemoine, l'autour du plafond de Versailles.
C'est de Jean-Baptiste, lesculpteur, que Diderot a écrit :
« Il a beau se frapper le front, il n'y a personne. » Au
contraire, d'Argenville lui applique le mot de Mme de
Sévigné : « L'esprit lui sort de tous côtés. » Diderot
ajoute : « Sa composition est sans grandeur, sans génie,
sans verve, sans effet ; ses figures sont insipides, froides,
lourdes et maniérées. C'est comme son caractère, où il
ne l'esté pas la moindre trace de l'homme de nature. »
Mais où trouver cet homme de la nature, que le dix-hui-
tième siècle cherchait partout? Notre Diogène moderne
avait cependant raison ici, quoique sa lanterne philoso-
phique ait quelquefois jeté de fausses lueurs sur ses con-
temporains. Savez-vous la cause de son enthousiasme
pour Falconnet : « c'est qu'il est philosophe, qu'il ne
croit rien et qu'il sait bien pourquoi !» A la vérité, c'est
qu'il a aussi, suivant Diderot, « de la finesse, du goût,
de l'esprit, de la délicatesse, de la gentillesse et de la
grâce tout plein, et môme du génie. »
Sur Caffieri, Diderot s'est un peu trompé en sens con-
traire. Après l'avoir maltraité en 1765 : «Que diable
voulez-vous que je vous dise de Caffieri 1 » il le réhabilite
pourtant au Salon de 1767 : « Tout ce que Caffieri a
exposé cette année est digne d'éloges; cela ne manque
pas de ce que vous savez.» Caffieri est, en effet, un ar-
tiste très-chaleureux et très-énergique, et qui méritait
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INTRODUCTION AU SALON DE 18-47.                401
uno plus vive sympathie de la part du généreux philo-
sophe. Ce qu'on appelait la flamme au dix-huitième siè-
cle, ce jet brûlant et imprévu de l'image dans une forme
rayonnante, Caffieri en est doué mieux qu'aucun des
sculpteurs de son temps, et je ne sais pas si, dans toute
l'école française, on rencontrerait do plus beaux bustes
que ceux de Rotrou, de Thomas et de Pierre Corneille.
Ils ont la grandeur et la hardiesse de Puget, l'élégance
de Germain Pilon, l'adresse de Coyscvox, la vivacité de
Coustou. Et comme le sculpteur a bien compris le carac-
tère de ses modèles ! la noble et violente tournure qu'il
a su donner à la tête de Rotrou ! Le mouvement du cou
est superbe, la narine hennissante; les cheveux sont
agités ; le regard est plein d'inquiétude. On devine lo
précurseur héroïque et presque l'égal du grand Cor-
neille. Celui-ci est plus calme, et sa tête pensive exprime
une méditation profonde. Son front puissant repose sur
deux arcades d'une admirable perfection. Sa lèvre infé-
rieure est un peu crispée, et son menton accuse une fer-
meté indomptable. Le Thomas Corneille est aussi un
chef-d'œuvre d'exécution; les lignes sont correctes et
fermes ; le modelé est savant ; l'ensemble est d'un style
tout à fait magistral.
Caffieri a signé encore six autres bustes du foyer de
la Comédie-Française : de Beïloy, Piron, Lulli, Lafon-
taino, Lachaussée et Jean-Baptiste Rousseau; lo premier
est de 1771, le dernier de 1787 ; Pierre Corneille de 1777,
Rotrou de 1783, Thomas Corneille del785.
Les célèbres bustes de Molière et de Voltaire, par
Houdon, sont de 1778, Tannée même de la mprt de Vol-
taire et de Rousseau. A propos, pourquoi donc Jean-
23
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402                INTRODUCTION AU SALON DE 1847.
Jacques ne figure-t-il pas dans cette galerie dramatique?
c'est une omission à réparer, et David d'Angers, par
exemple, pourrai! nous faire une belle sculpture d'après
le masque moulé, qui, hélas I porte au front la trace
d'une balle, Houdon lui-même n'a-t-il pas laissé aussi
un buste de Rousseau, en pendant à celui de Voltaire?
La tête de Voltaire est une répétition de celle de la
statue en marbre : regard fin et perçant, vaste front où
s'agitaient tant d'idées, bouche dessinée comme un arc
prêt à lancer des traits.
Quelle différence de cette physionomie à celle de Mo-
lière ! La tête de Molière est la plus humaine, dans le vrai
sens du mot, que la tradition nous ait conservée, comme
son génie est le plus sympathique et le plus universel.
Que la forme et l'expression du visage sont significatives 1
Pour ma part, je ne connais point de plus belle tête que
celle de Molière; elle se soutient, comme beauté, mais
avec un caractère tout autre, à côté des têtes parfaites,
originales, sculptées par les artistes grecs. J'ai la terre-
cuite du Molière, par Houdon, en pendant au bronze du
Médecin grec, dont l'original est à la Bibliothèque. Mo-
lière représente l'homme moderne, si l'on peut ainsi
dire, en opposition à l'homme de l'antiquité. La tête
grecque est régulière et inflexible ; la tête de Molière est
mélancolique et passionnée; elle se fait aimer, tandis
que l'autre se fait admirer. Le Grec a do l'aigle ; Molière
n'a que do l'homme. Presque toutes les têtes de l'histoire
ancienne ou moderne ont une analogie plus ou moins
lointaine avec quelque race animale; Molière no res-
semble à aucun type de la création inférieure. Il est véri-
tablement formé à l'image de Dieu, suivant le symbole
-ocr page 446-
INTRODUCTION AU SALON DE 1847,                403
de la Genèse. Et comme les Athéniens recommandaient
à leurs femmes, afin qu'elles procréassent de beaux en-
fants, d'orner leurs maisons avec les statues des gladia-
teurs et des héros, de môme on pourrait conseiller aux
matrones de notre temps de placer dans leurs alcôves
le portrait de Molière. Les générations futures y gagne-
raient sans doute en beauté physique et morale.
Le buste de Houdon est une merveille. La tête om-
bragée de cheveux flottants, séparés au milieu comme
la chevelure du Christ, s'incline légèrement vers la
droite. La moustache, un peu retroussée, laisse voir ces
lèvres éloquentes, amplement dessinées dans un carac-
tère de bienveillance et de chaste volupté. La narine,
bien ouverte, paraît se mouvoir sous des impressions
sublimes. Il n'y a jamais eu de nature généreuse et
abondante avec le nez et les lèvres minces. Les arcs des
sourcils sont proéminents et ils cintrent un grand œil
loyal et clairvoyant. Sur le cou nu, le sculpteur a noué
une écharpe négligée; simple ajustement qui fait valoir
la physionomie poétique de l'auteur an Misanthrope, Le
plus grand éloge qu'on puisse faire de ce buste de Mo-
lière, outre le sentiment et l'habileté de l'exécution, c'est
qu'il a l'air d'être exécuté d'après nature.
La tête de Racine, sculptée, je crois, par Bridan, n'in-
spire pas le même enthousiasme On sait que Racine et
Louis XIV, qui se ressemblaient à s'y tromper, passaient
pour les deux plus beaux hommes du dix-septième siècle.
C'est une beauté fort discutable, si l'on considère Γοχ-
pression plus que la régularité. La tête de Louis XIV
présente tous les signes de l'égoïsme, de la sécheresse
et de l'orgueil. La postérité en a rabattu beaucoup, de
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404 INTRODUCTION AU SALON DE 1847.
cette estime exagérée que les courtisans faisaient du
grand roi, de son génie et de sa beauté. Le génie de Ra-
cine, son Menechme, n'a pas été entamé par les folles
attaques de l'école romantique ; mais il est permis, du
moins, de trouver la tête de Racine un peu mince, pru-
dente et comprimée, à côté des têtes de Molière et de
Corneille ; ce qui n'empêche pas Phèdre d'être un chef-
d'œuvre et une véritable invention poétique.
Pajou, qui eut une grande célébrité sous Louis XVI,
est Fauteur du buste de Dufrény, daté de 1781. Il avait
passé douze années à Rome, et l'on voit quelques ou-
vrages de lui au Musée de sculpture moderne, à Trianon
et à Saint-Cloud. En 1782, il restaura la fontaine des
Innocents, de Jean Goujon. Il mourut en 1809, âgé de
soixante-dix-neuf ans.
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INTRODUCTION AU SALON DE 4847.                405
le succès de leurs tableaux. Les Horaces de Louis David,
le Bélisaire de Gérard, le Marcus Sextus do Guérin, exé-
cutés en pierre, offriraient des groupes assez convenables.
Mais de sculpteur sculptant, avec l'ébauchoir ou le ci-
seau, point. Chaudet, Rolland, ne manquent pas d'une
certaine habileté; mais qui les connaîtra dans cent ans?
La révolution classique ou académique qui s'opéra
dans les arts, à la fin du dix-huitième siècle, et qui a
conservé son influenco presque jusqu'à nos jours, n'a
créé dans la statuaire aucun représentant illustre. C'est
Winkelmann, surtout, qui commença cette réaction par
son Histoi?-e de tart antique. En peinture, il fut accom-
pagné aussitôt de son ami Raphaël Mengs, et un pou
plus tard de Louis David. La formule de Winkelmann
était : α Le beau absolu, dont l'art grec est le type ; »
hérésie incroyable, qui sacrifie l'avenir au passé et nie
complètement l'activité de la poésie vivante et la renais-
sance éternelle du génie humain. La croisade entreprise
par Winkelmann pour la conquête do la Jérusalem
écroulée entraîna tous les savants de l'Europe, et à sa
suite s'enrôlèrent subitement tous les seigneurs féodaux
de l'art, de la critique et de la littérature. Mais cette ar-
mée do fanatiques ne roussit pas à ressusciter le Lazare
antique. Les plus intrépides ne parvinrent qu'à déchirer
quelques plis du linceul enlevé au tombeau silencieux.
Ce sont les loques qui ont traîné pendant cinquante ans
sur le champ de l'art européen. La mort avare conserva
' la vie éteinte dans les profondeurs de la vieille Jéru-
salem.
Π se trouva pourtant un jeune homme qui, venu à
Home en 1779, consacra bientôt son talent avec ferveur
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406                INTRODUCTION AU SALON DE 18-47.
à restituer des pastiches de l'art antique. Quoique Ca-
nova tienne, par ses premiers instincts,à l'école gracieuse
du dis-huitième siècle, ses œuvres postérieures, sauf la
Madeleine, ont reproduit avec éclat l'imitation de la sta-
tuaire grecque. Tels sont le Thésée terrassant le Mino-
taure,
et Y Hercule précipitant Lycas. C'est Canova qui fit
du premier consul une statue colossale, entièrement nue,
appartenant aujourd'hui, fatalité étrange, à lord Wel-
lington. C'est Canova qui eut, en 1815, la mission de
reprendre dans les muséos français ce que les conquêtes
impériales avaient enlevé à l'Europe. Canova mourut
en 1822.
Cherchez bien. Connaissez-vous un grand sculpteur
français sous l'Empire ? Il n'y en a point. Et quand, au
cours de la Restauration, la peinture s'émancipa en com-
pagnie des lettres; quand, de toutes parts, se propo-
sèrent des peintres nouveaux , si différents de l'école
académique et si différents entre eux, Prudhon, M. In-
gres, Géricault, Eugène Delacroix, Ary Scheffer,
Sigalon, que faisait cependant la sculpture? Un seul
homme sortit de la foule obscure, David d'Angers, dont
les nobles convictions et la science vigoureuse ravivèrent
l'inspiration plutôt môme que la forme de Part statuaire.
Mais combien comptez-vous de sculpteurs éminents à
côté de nos peintres modernes, assurés d'une gloire
future ?
Après la révolution de 1830, il y eut quelques tenta-
tives do rénovation, et le romantisme, comme on disait
alors, tortura aussi, superficiellement, le marbre et le
bronze; mais le mouvement ne fut pas unanime et pro-
fond comme en peinture, comme dans les lettres et le
-ocr page 450-
INTRODUCTION AU SALON DE 1847.                -407
théâtre. Nous avons aujourd'hui une demi-douzaine de
bons sculpteurs autour de David d'Angers et de Barye.
On peut douter cependant que notre école de statuaire
laisse un souvenir lumineux et durable.
Au foyer de la Comédie-Française, les bustes récents
qui complètent l'illustre série des auteurs dramatiques
sont bien effacés par les bustes de Caflieri et de Houdon.
Sedaine, 1813,estde M. Gatteaux, de l'institut; Le Sage,
1842, par M. Desbœufs; Marivaux, 1843, par M. Fau-
ginet; Andrieux, 1836, par M. Elschoect; Duval, 1845,
par M. Barre; Picard, par M. Dantan aîné; Beaumar-
chais, par je ne sais qui. Les deux bustes qui sortent du
commun sont ceux de Casimir Delavigne, 1844, et de
Marie-Joseph Chénier, 1845, par David d'Angers.
Nous voudrions voir ajouter à cette collection, cu-
rieuse comme iconographie, quelques bustes d'acteurs
célèbres, Talma, par exemple, et les lotos distinguées de
MUc Mars et de M11" Rachel. Mais qui pourrait aujour-
d'hui ciseler sur le marbre l'esprit et la grâce de Céli-
mène, la fi ère tournure et l'originalité de la sœur des
Horaces ?
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-----------^                   é
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SALON DE 1847
Ι
Revue génerale. — fï mars.
Nous sommes au 25 juillet, dans le royaume des arts.
Do mémoire de critique, on n'avait jamais vu pareille
insurrection contre le jury patroné par la Liste civile.
Mais aurons-nous les trois glorieuses journées qui assu-
reront la victoire et promettront aux artistes la meil-
leure des républiques ? Les Polignacs de l'Institut et la
camarilla seront-ils expédiés à Cherbourg ? Malgré l'exas-
pération générale, nous doutons que cette révolte de-
vienne une sérieuse révolution.
Donc, on a refusé tout le monde, dans toutes les
écoles et de tous les partis, dans le marais et dans la
plaine aussi bien que sur la montagne. On a même re-
fusé de très-mauvais peintres ; ce qui, les années précé-
dentes, ne se pratiquait guère que par exception, le jury
réservant ses foudres pour les peintres originaux. Cette
année, le pouvoir arbitraire a été bien maladroit de
s'attaquer ainsi aux médiocrités insignifiantes. Comment
23.
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SALON DE 1847.
MO
s'est-il laissé emporter par la jalousie et par je ne sais
quelle fatalité, jusqu'à proscrire une bourgeoisie placide
qui ne lui disait rien? Il y a plus do mauvais artistes
que de bons ; aussi l'opposition aujourd'hui est-elle for-
midable. Parmi ses chefs, elle compte des peintres il-
lustres, et même des hommes très-riches, soutenus par
une armée de malcontents et de modérés enragés. Tant
que le despotisme ne persécutait que les hommes de ta-
lent, la bourgeoisie du royaume de l'art se tenait tran-
quille, et, comme elle trouvait porte ouverte, elle s'in-
quiétait peu que le génie restât dehors ; tant que l'intérêt
de l'art et de la poésie a été compromis tout seul, elle
a laissé faire et laissé passer l'ancien régime. Aujour-
d'hui que la censure académique blesse l'intérêt dos
boutiquiers patentés et des gardes nationaux de la pein-
ture, la majorité s'agite et menace. Ce sont toujours les
anciens amis d'un pouvoir exagéré qui aident à le dé-
truire quand le temps est venu. C'est la noblesse qui a
sacrifié la féodalité dans la nuit du 4 août; ce sont les
plus fougueux terroristes qui ont fait le 9 thermidor
contre le Comité de salut public ; ce sont les vieux ser-
viteurs de Napoléon qui ont décidé sa chute en 1815.
Et parmi les plus ardents libéraux de la Restauration,
ne remarquait-on pas des hommes qui avaient ramené
les Bourbons en triomphe et fabriqué la Charte de Gand?
Si j'étais roi, je me défierais de ceux qui m'auraient aidé
à prendre la couronne.
Que de cris indignés, que de plaintes modestes, que
de lamentations bien légitimes, nous avons entendus au-
jourd'hui dans les galeries du Louvre ! Mais cependant
si les artistes souffrent ainsi dans leur dignité, dans tous
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SALON DE 1847.                              4il
leurs intérêts, c'est biert leur faute. Pourquoi se soumet-
tent-ils à cet esclavage '? Pourquoi acceptent-ils l'ancien
régime ? S'il y a un jury ordonné par la Liste civile, c'est
qu'il y a des peintres qui présentent leurs ouvrages à
l'arbitraire de ce tribunal absolu, irresponsable, dont
l'autorité s'exerce à la turque ou à la vénitienne. Si les
artistes avaient le sentiment de leur solidarité et quelque
indépendance, ils laisseraient MM. Garnier, Hersent,
Pujol, Heim, Brascassat,Blondel, Petitot, Ramey, Nan-
teuil, Huvé, Fontaine et autres, attendre dans la soli-
tion de leur concile des rivaux à immoler, et ils organi-
seraient tous ensemble une belle exposition libre et per-
manente.
A propos, pourquoi n'a-t-on donc pas refusé, cotte
année, Deeamps, Ary Scbefl'er, Rousseau, Dupré, Barye
et Meissomer ? c'est qu'ils n'ont pas voulu subir la cen-
sure, et qu'ils ont pris en commua la ferme résolution
de ne plus jamais rien envoyer au Louvre.
Que les autres en fassent autant.
Ainsi tomberait le jury, sous le ridicule et l'impuis-
sance. Ainsi les artistes s'émanciperaient de la domina-
tion de la Liste civile, et, une fois librement associés, ils
proposeraient à l'État, — à la Chambre des députés, —
de reprendre sur l'art un patronage légitime, et de ré-
glementer les expositions nationales. La Chambre ferait
une loi plus ou moins bonne, meilleure assurément que
les caprices de la cour et de l'Académie. Est-ce que les
livres ont besoin maintenant, comme jadis, d'un privi-
lège
du Roi pour paraître ? La publication est censée de
droit commun. C'est une loi mauvaise, suivant nous, qui
régit les libertés des lettres et de la presse ; mais enfin
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SALON DE 1847.
412
c'est une loi, et la nation peut la changer. Le droit est
acquis ; il ne reste qu'à conformer le fait au droit. Est-ce
que les lettres dépendent de la Liste civile ? Pourquoi
tous les intérêts de l'art, comme les Salons, la conser-
vation des Musées, l'enseignement et les récompenses,
ne seraient-ils pas rattachés à l'État par l'intervention
d'un ministère ?
Il n'y a rien là sans doute d'effrayant pour personne,
mais, au contraire, une garantie pour tout le monde.
Sous l'ancienne royauté, et jusqu'à 1789, les académi-
ciens seuls avaient le droit d'exposer au Louvre. Sitôt
qu'une assemblée nationale s'empara de la question, la
liberté fut décrétée. Le Salon du Louvre, c'est la presse
pour les tableaux, disait Barrère; et la Constituante ne
mit pas d'autre condition à cette liberté do l'art que do
respecter l'ordre, les lois et les mœurs. Pourquoi les
artistes et le gouvernement ont-ils abandonné les nobles
traditions de nos assemblées nationales et de la Répu-
blique?
On dit que les artistes veulent recourir à la Liste ci-
vile elle-même., afin d'obtenir justice, et la Revue de
Paris
propose une supplique respectueuse au roi. C'est
accepter d'abord la dépendance actuelle, tandis qu'il
faudrait, suivant nous, soustraire à la cour le gouver-
nement des arts. Que n'adressent-ils une pétition au jury
en personne ! Le moyen serait délicat. Le jury et la Liste
civile n'est-ce pas une môme chose? L'un obéit à l'autre
qui le nomme. Quelle naïveté de demander une sorte
de suicide à un privilège, jaloux, sans doute, de son
autorité comme tous les privilèges ! En fait de droits, il
faut les prendre ; ça ne se donne pas de bonne volonté.
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SALON DE 1847.
S'il y a beaucoup de refus au Salon, c'est apparemment
que le château n'en est pas offusqué ; ce n'est pas
M. Fontaine et M. Granet qui se risqueraient à contra-
rier leurs patrons. Tout le monde sait, d'ailleurs, qu'ils
se promènent le matin en compagnie de la Liste civile
au milieu de la foule des ouvrages proposés au jury. Je
soupçonne M. Montalivet d'avoir, autant que n'importe
quel architecte, voix délibérative dans le conseil secret.
Mettons donc, s'il vous plaît, que la réforme sollicitée
depuis si longtemps ne viendra point du côté de la cour.
A ce train-là, les artistes ne feront pas leur révolution
de Juillet. Est-ce que Charles X a retiré ses ordonnan-
ces? Oui, quand il fut à Rambouillet. Eh bien, le jury
sera renversé, et l'institution des Salons périodiques
perfectionnée, quand la majorité des artistes, ou du
moins les hommes de talent, protesteront noblement par
leur volontaire retraite, et organiseront une publicité
libérale en dehors de toutes influences étrangères. La
presse tout entière applaudirait avec enthousiasme, et
suivrait le peuple pittoresque sur le mont Aventin.
En attendant, c'est à la Chambre des députés qu'il
faut adresser pétition, et les noms des victimes du jury
feraient déjà une liste imposante ; car on a refusé, dit-on,
près do trois mille ouvrages, presque la moitié, le livret
contenant 2321 numéros.
Nous nous proposons de visiter une partie des pros-
crits et nous leur consacrerons un article spécial, puis-
qu'il faut aller chercher dans leurs ateliers Maindron,
Gigoux, Vidal, Corot, Chasseriau, et toute cette jeunesse
amoureuse de son art, Haffner, Hédouin, Besson, Mau-
rice Dudevant.
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414
SALON DE 1847.
Aujourd'hui, pressons-nous, il faut tout voir à la pre-
mière séance. Nous avons tout vu. C'est assez triste, plus
triste certainement que les années précédentes, Si nous
exceptons Diaz et Eugène Delacroix, le beau tableau
de Couture, quelques tableaux de Roqueplan, Leleux,
Isabey, Baron, Coignard, Jeanron, Corot, Muller, etc.,
le reste n'offre presque aucun intérêt. Nous chercherons
encore cependant, et nous choisirons successivement les
oeuvres qui indiquent un certain sentiment de Tort. Pour
aujourd'hui, nous n'avons rien appris ait Salon, et rien
oublié. Mais, à défaut de bonne peinture, la mauvaise
peinture sert aussi bien à la critique, il y a plus d'en-
seignements utiles aux artistes dans le ridicule Napoléon
de M. Flandrin, que dans les œuvres originales des
hommes de talent; car l'originalité ne s'apprend point.
Un tableau franchement détestable apprend au moins ce
qu'il faut éviter.
Notre première revue ne sera donc qu'un guide, si-
gnalant en passant les ouvrages qu'on doit regarder à
un titre quelconque, et selon les goûts.
Dans le petit salon d'entrée : Andrea del Sarto pei-
gnant une fresque, par M. Baron, et un portrait de
femme par M. Pérignon, qui a exposé neuf autres por-
traits disséminés dans les galeries.
En entrant au salon carré, les Romains de la décadence-,
par Couture, appellent tous les regards ; ils sont placés
au-dessus de Sixte-Quint bénissant les Marais Pontins,
par M. Rodolphe Lehmann. Couture sera incontestable-
ment le lion du salon de 1847. Mais nous craignons qu'il
ne lui arrive un grand bonheur, — un grand malheur ;
son tableau est menacé de plaire à tout le monde. L'u-
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SALON DE 1847.                              415
nanimité ne vaut pas toujours la discussion. C'est ün
grand et bel ouvrage où éclatent les qualités des vrais
peintres, et qui ne manque peut-être que d'un effet plus
concentré au cœur de la composition. Les tableaux qui
l'entourent l'ont encore valoir sa couleur générale,
d'un beau gris argenté. Comme dit Barroilhet, qui s'y
connaît, tous les maîtres sont gris, du gris Velaz -
quez ou van Dyck, mais non pas du gris des élèves
de M. Ingres. L'architecture de YOryie romaine est sur-
tout d'une grande tournure, à la façon de Véronèse. Les
figures se sont un peu rapetissées au Salon, ce qui
prouve qu'on ne saurait mettre trop d'ampleur et de
fougue dans le dessin de la grande peinture. Nous re-
prendrons Couture un des premiers, comme il le mé-
rite.
Sur le lambris de gauche est le grand portrait équestre
du roi Louis-Philippe et de ses fils, par M. Horace Ver-
net. Nous l'avons déjà vu à l'Exposition des peintres,
rue Saint-Lazare ; puis le Triomphe de Pisani, en 1379,
par M. Alexandre liesse, avec de beaux costumes, mais
une exécution dure et une couleur désharmonieuse ; les
Catacombes de Rome, par M. Granet, qui n'en est jamais
sorti; aux deux angles, les portraits en pied d'Ibrahim-
Pacha et du Bey de Tunis, par M. Champmartin et par
M. Larivière; sous le portrait de M. Champmartin, un
paysage d'enfant, par cet honnête M. Walelet, qui tient
à une race d'artistes, et qui fut accusé, en son temps, ce
n'est pas hier, d'être un révolutionnaire et un novateur.
En face du tableau de Couture, le Saint Laurent, de
M. Brisset, déjà exposé avec les envois de Rome; à
droite, un curieux Songe de Jacob, par Ziégler, la Mort
*
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SALON DE 1847.
416
de Jeanne Seymour, par Eugène Devéria, une Femme
nue, de grandeur naturelle, par M. Hermann Winter-
halter; à gauche, la Ronde du Mai, par Muller, char-
mant tableau qui n'aura pas cependant autant de succès
que le Printemps, de l'année dernière ; le fameux Napo-
léon législateur,
commandé à M. Hippolyte Flandrin
pour une des salles du Conseil d'État. Il faut voir la tête
de l'Empereur, les marches du trône, et surtout le ciel !
Près de cette incroyable peinture est un paysage de
M. Desgoffe, appartenant à la même école, avec Argus
et une vache blanche qui ne sort pas des troupeaux do
Jules Dupré, de Diaz ou de Rousseau.
Au milieu du quatrième lambris du grand salon, on
remarque le Galilée de M. Robert Fleury, sur lequel il
faudra revenir ; à gauche, un beau tableau d'Adolphe
Leleux ; un Chasseur de Java, monté sur un buffle et
attaqué par un tigre, groupe énergique par M. Raden-
Salek-Ben-Jagya ; et un portrait de femme on pied, par
M. Court.
Les petits tableaux intéressants sont les Musiciens juifs
de Mogador, par Eugène Delacroix ; un Intérieur do
forêt, par Diaz; un excellent paysage, effet de soir, par
Corot, peinture très-poétique et très-harmonieuse ; des
Espagnols des environs de Penticosa, par Camille Ro-
quoplan ; les Bords de la Seine, par Fiers ; le Baptême,
par M. Guillemin ; un paysage avec une lutte de ber-
gers, par M. Paul Flandrin; et doux tableaux de l'école
d'Anvers : la Fête du curé, par M. Verheyden, et Y Ar-
murier,
par M. Leys ; c'est toujours le même pastiche
adroit des maîtres flamands ou hollandais.
N'oubliez pas aussi le curieux portrait du maréchal
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SALON DE 1847.
417
Soult, par M. Heuss, le protégé de M. de Metlernich et
l'auteur du portrait infligé par M. Guizot à ses électeurs
deLisieux. Que ce portrait du maréchal Soult fera bien
au milieu des chefs-d'œuvre de l'école espagnole, qui
ornent l'hôtel du vainqueur de Toulouse, par exemple,
à la place du Paralytique de Murillo, vendu aux An-
glais !
La première travée des galeries contient quatre ta-
bleaux d'Eugène Delacroix, les Exercices militaires des
Marocains, Y Odalisque,
le Christ en croix et des Naufra-
gés abandonnés dans un canot ;
cinq tableaux de Diaz, le
Repos oriental, une Baigneuse, la Causerie, des Chiens
dans une forêt
et Y Amour réveillant une nymphe; deux
tableaux de Roqucplan, Paysan des Basses-Pyrénées et
le Visa des passeports à la frontière d'Espagne; une écla-
tante peinture d'Eugèno Isabey, Cérémonie dans l'Église
de Delft,
au seizième siècle ; le Christophe Colomb de
M. Robert Fleury, en pendant au Galilée; une Bataille
de M. Hippolyte Bellange, et une Marine de M. Gudin ;
un Combat de coqs, par M. Géromo; le Récit de Téléma-
que
et les Moines caloyers, par M. Papoty ; Backhuysen
contemplant les effets de forage,
par M. Lepoitevin ; les
Exilées, composition pleine de sentiment et de style,
mais d'une couleur douteuse, par M. Duveau ; la Partie
de musique,
par M. Leys, d'Anvers ; Henri IV et Fleu-
rette,
avec un paysage très-naïf, par M. Biard; un
paysage en hauteur, par Corot ; le Guitarrero d'Armand
Leleux ; le Labourage, paysage et animaux, par MUe Rosa
Bonheur; un fin Intérieur, par M. Fauvelet; des Fleurs
et des papillons,
d'une délicatesse et d'une harmonie
charmantes, par Philippe Rousseau; un sévère portrait
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SALON DE 1847.
418
de Listz, de profil, par Henri Lehmann; et un portrait
de M. Leverrier, par un peintre qui ne découvrira ja-
mais aucune étoile. Un des juges de l'Institut, M. Heim,
est représenté dans cette travée par un tableau des plus
curieux : une Lecture au foyer du Théâtre-Français, avec
les caricatures de Victor Hugo, Dumas, de Vigny, Tay-
loïC Casimir Delavigne, Andrieux et autres. C'est amu-
sant au possible.
En passant à la seconde travée, arrêtez-vous devant
le portrait do femme placé sur la colonne de droite. Ce
beau portrait est de Couture. Vous n'avez à voir dans
cette travée obscure qu'un excellent Souvenir d'Espagne,
par Hédouin ; les Femmes et le secret^ peinture lumi-
neuse, par M. Verdier; un portrait de femme, par De-
caisne; et un vigoureux paysage, par M. Hugues Martin,
très-habile décorateur du Cirque-Olympique.
Dans la rotonde qui conduit à la dernière travée, Zié-
gler occupe le milieu; sa Judith aux portes deBélhulie,
et tenant la tête sanglante d'Holopherne, est durement
peinte ·, ou y chercherait en vain les qualités du petit
Giotto qui est au Luxembourg. Au-dessus-de la Judith,
un groupe du Dante inspiré par Beatrix et par Virgile,
tableau ovale en hauteur, par M. Glaize; à gauche, un
vigoureux Combat de taureaux, par M. Coignard ; en
face, le Bepos du laboureur, peinture forte et magistrale,
par Jeanron; enfin, une marine de M. Gudin, avec un
effet d'aurore boréale; nous ne voulons pas le croire.
La troisième travée n'est pas si riche que la première.
Cependant on y voit encore le Corps-de-garde à Mequinez,
par Delacroix ; un Intérieur du Bas-Bréau, parDiaz; un
superbe portrait d'Adolphe Leleux, par lui-même, tête
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Χ
y
f
SALON DE 1847.
419
énergique qui rappelle Alphonse Karr, Charles Blanc,
peint par M. Lepaulle, a l'air fort triste près de ce por-
trait digne des maîtres. M. Champmartin a là aussi une
tête d'homme très-drôlement beurrée sur la toile, et
deux scènes de chats blancs qui nous reportent à l'en-
fance de l'art. M. Gudin nous montre la plage do Sche-
veningen, si souvent, si admirablement peinte par les
maîtres hollandais, par Adrien van Ostade, Adrien van
de Velde, Albert Cuyp et les autres, qui n'ont jamais pris
la mer pour de l'eau de savon. M. van Schendel aussi,
après ses anciens compatriotes, cherche dans son Ton-
nelier
un double effet de lune et de feu, que Schalcken,
Gérard Dov, Pieter de Hooch, n'approuveraient point.
M. Paul Flandrin est poursuivi par les lions, et sa
Lionne en chasse reproduit agréablement les Lions as-
sistant au lever de l'aurore
du dernier Salon. M. Leullier
a presque relrouvé pour sa Chasse aux caïmans, sur
les rives du Mississipi, l'ancienne verve de son Cirque
des chrétiens livrés aux bêtes.
M. Biard assemble toujours
une foule impénétrable devant ses Quatre heures au Sa-
lon.
M. Granet, de l'Institut, a stéréotypé, comme à
l'ordinaire, quelques papiers peints, représentant des
intérieurs et des moines. M. Hippolyte Flandrin à fait
un portrait d'homme, qui a la prétention d'imiter le style
de M. Ingres. Les autres portraits dignes de remarque
sont un portrait de femme, intitulé : Dix-huit ans, par
Besson; un portrait d'homme par M. 'Verdier, un por-
trait de femme par M. Tissier. En paysages, nous avons
un Bateau pêcheur en rade, par Hoguet ; une Vue des
frontières d'Espagne,
par Roqueplan ; quelques fines
études par M. Anastasi. M. Baron est l'auteur d'une Soi-
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420                             SALON DE 1847.
rée d'été; M. Fontaine, d'une Scène d'invasion, un pou
imitée de Diaz ; M. Luminais, d'un vigoureux Champ de
Bataille,
dans le style et la couleur d'Adolphe Leleux;
Chavet, d'un petit tableau très-fin, la Leçon de chant ;
enfin, Philippe Rousseau, de la Taupe et les lapins, pein-
ture très-spirituelle et très-harmonieuse.
En tournant vers la galerie de bois, on rencontre une
série de dessins d'après la fresque de Panselinos, au cou-
vent d'Aghia-Lavra, sur le mont Athos, par M. Papety :
grand style, grande tournure, grand caractère ; c'est su-
perbe. Puis, dans la galerie même, de très-beaux dessins
pris en Russie par M. Yvon; une Noce de paysans béar-
nais,
par Haffner; une Parjsanne ossaloise, par Hé-
douin ; une Orientale, de Diaz ; des Mendiants espagnols,
par Armand Leleux; un Contrebandier, par Jeanron; un
Œdipe détaché de l'arbre, par J.-F. Millet, dont nous
avons vu ailleurs d'excellentes peintures ; quelques pay-
sages d'une bonne couleur, par MM. Brissot, Adrien
Guignet, Victor Dupré, Tournemine, et deux vues prises
en Vendée, par Charles Leroux. Ici encore, nous trouvons
égaré un portrait d'homme, peint en maître, par Couture.
Après cette nomenclature rapide, simplement extraite
du livret entre 2,010 numéros consacrés à la peinture,
nous serons plus à l'aise pour étudier les rares ouvrages
qui en valent la peine. En outre, la sculpture nous of-
frira 168 ouvrages, l'architecture 19, la gravure 122;
en tout, 2,321 numéros portés au Catalogue, sur envi-
ron 5,000 présentés au jury.
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SALON DE 1847.
421
II
Couture.
Les sublimes raisonneurs du dix-huitième siècle eu-
rent une fois, — ce n'est pas la seule, — une idée très-
singulière et très-drôle : voyant que, dans les arts, cha-
cun, sauf peut-être Raphaël, ne possède que certaines
qualités saillantes, lesquelles excluent même ordinaire-
ment les qualités opposées, ils imaginèrent de faire exé-
cuter un tableau par une coalition éphémère de peintres
diversement doués. Celui-ci fut chargé de méditer la
composition, celui là de dessiner l'ensemble, un autre
d'accentuer des parties spéciales, un autre de poser la
couleur. La pensée et la forme, la ligne et le modelé, le
paysage et la figure, le ciel et la terre, la nature et
l'homme, furent ainsi divisés pour cette folle entreprise.
Je ne me rappelle qu'imparfaitement cette curieuse
anecdote, et je ne sais plus quel en fut le dénoûment,
fort peu poétique, sans doute, diamétralement op-
posé au génie artistique qui implique l'unité de l'image
et du sentiment ; résultat très - admiré probablement
dans les fabriques d'épingles, où la division du tra-
vail industriel est une condition de promptitude et de
succès.
L'art est, comme l'homme, une création spéciale et
imparfaite, qui ne saurait réunir en un seul exemplaire
toutes les merveilles de la vie. Un homme n'a jamais
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422                         salon de Ί847.
représenté l'Humanité tout entière. On ne peut être à la
fois audacieux et modéré, doux et brave, intelligent et
naïf, abondant et sobre, capricieux et sensé, spontané et
méditatif, gai et triste, fantastique et réel, poëte et po-
sitif, en un mot toucher avec une égale vertu aux deux
extrémités du clavier de l'âme humaine. Quelques rares
génies, comme Molière et Shakespeare, ont eu seuls ce
privilège. Encore est-il vrai que Molière a plus de bon
sens que Shakespeare, et Shakespeare plus de fantaisie
et de variété que Molière.
Supposer un homme qui résume en soi la nature hu-
maine, c'est n'admettre pour toute musique que l'accord
parfait, et rejeter du même coup toutes les combinaisons
infinies des sons et les dominantes particulières qui font
saillie sur l'harmonie générale. De même, supposer que
la supériorité du peintre tienne à la perfection égale et
uniforme de son œuvre, c'est nier le caractère de l'art et
l'originalité du génie.
Tous les grands maîtres dans les arts, et particulière-
ment dans la peinture, ont toujours violenté la gloire
par quelque passion indomptable et rare, par une fa-
culté dominante et exceptionnelle. Raphaël, lui-même,
doit son immortalité à un amour persévérant dont il est
mort, l'amour de la beauté dans la femme. Chaque ar-
tiste illustre est un maniaque, emporté par un instinct
irrésistible dans un cercle spécial du ciel, Michel-Ange
est fou de la grandeur et du mouvement, Titien de la
couleur, Rubens de la chair, Claude du soleil, Poussin
de la tournure, Hobbema des arbres et de l'eau mélan-
colique, Watteau de la volupté. Sublime délire qui en-
seigne au commun des hommes le fanatisme de la na-
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SALQN DE 1847.                              m
ture et le religieux enthousiasme de la vie universelle.
Il ne manque au tableau de Couture, pour qu'il soit
un chef-d'œuvre, que ce cachet indescriptible d'une vio-
lente originalité; et cependant sa peinture ne relève di-
rectement de personne. Il lui manque je ne sais quel
souffle d'unité poétique pour lui donner un caractère
tout à fait distingué; et cependant sa pensée est écrite
d'un bout à l'autre de la toile avec une liberté et une
franchise très-magistrales. Il lui manque un centre
d'effet qui rassemble les tronçons de cette grande imago
et la fasse dresser de toutes pièces comme un être vi-
vant; et cependant la vie est disséminée partout, la lu-
mière, la forme et la volupté partout. C'est un ρβμ
comme les pierres brillantes d'un collier démonté, éta-
lées au hasard sous le soleil ; et cependant l'ordonnance
de la composition est très-régulière, les lignes générales
bien symétriques et contrebalancées, les groupes bien
classés sur les divers plans d'une architecture parfaite.
Nous défions les plus fins critiques de reprendre juste-
ment dans le tableau de Couture, soit la perspective et
la profondeur de l'air, soit le dessin des figures, soit
l'harmonie de la couleur, soit l'adresse de la touche et
l'habileté de l'exécution dans toutes les parties. Couture
mérite presque, comme Andrea del Sarto, le nom de
peintre sans défaut, senza errore. Je suis même sûr que
si on lui cédait pour un jour le grand salon du Lou-
vre, avec sa bravoure de pratique il jetterait sur l'en-
semble de sa composition quelque audacieux effet
d'ombre, pour déterminer l'unité d'aspect, car le seul
défaut de ce tableau gigantesque est, à notre avis, l'épar-
pillement de la lumière, comme dans les œuvres du So-
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SALON DE 1847.
424
liniène et de quelques maîtres italiens du dix-septième
siècle.
Il faut dire que Couture a peint ce palais magnifique
et cette foule innombrable, dans le fond d'un atelier or-
dinaire, sans espace suffisant, presque sans reculée, et
sans pouvoir embrasser du regard la toile entière, qui a
trente pieds de long. Tout grand tableau doit être vu à
distance et calculé comme une peinture de décoration.
Ce qui semble souvent une exagération à l'œil rappro-
ché prend une autre valeur quand l'air interposé neu-
tralise les demi-teintes et dévore les contours. La môme
figure, considérée de près ou de loin, s'accuse avec des
relations de couleur ou de forme très-différentes. On est
tout étonne, selon qu'on s'approche ou qu'on s'éloigne
d'un objet, de voir apparaître des effets imprévus ou
disparaître des caractères très-saillants d'abord. Toujours
l'effet se simplifie à distance, et le détail se dissimule
dans la grande tournure de la forme. Examinez sous
votre main la sculpture de Michel-Ange; c'est fou et
impossible; on n'a jamais vu sur la nature ces épaules
violemment contournées, ces flancs immenses, ces at-
taches de bronze, ces sourcils comme des escarpements
au bord d'une caverne; mais cependant, une fois le
Moïse sur son piédestal, une fois la statue de la Nuit
couchée à sa place dans le monument de Jules II, vous
n'apercevez plus ces accents exagérés, et vous êtes saisi
par la majesté de l'ensemble. 11 ne faut donc jamais re-
douter, dans les figures de haute proportion, les vigueurs
les plus expressives et cet emportement de la forme, fa-
milier aux grands maîtres comme le Véronèse ou
Rubens.
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SALON DE 1847.
425
Couture a pris l'inspiration de son sujet dans la
sixième satire de Juvénal, traduite en vers si colorés par
Jules Lacroix :
D'où sort-il ce torrent monstrueux de licence ?
Jadis un humble loit conservait l'innocence
De la femme latine; et les travaux fréquents,
Les mains qu'endurcissait la laine des Toscans,
Annibal sous nos murs plantant sa javeline,
Et les maris debout sur la porte Colline,
Tout cela défendait au vice d'approcher.
Mais le vice est venu dans la paix nous chercher :
Le luxe, noir fléau, plus cruel que la guerre,
En s'abaltant sur nous, venge toute la terre I
La pauvreté romaine est morte en nos remparts.
Depuis, les sept coteaux ont vu de toutes parts
Descendre les forfaits que la débauche entraîne.
Alors vint Sybaris, cette molle sirene,
Et Rhodes et Milet, fécondes en malheurs.
Et Tarente lascive, au front chargé de fleurs.
Avec Juvénal pour texte, n'affectons pas, s'il vous
plaît, une pruderie déplacée. Il s'agit de peindre les
mœurs de la décadence romaine et cette orgie furieuse ou
morue qui va bientôt s'abîmer dans le christianisme.
Gigoux avait déjà représenté Cléopâtre" et Antoine après
la bataille d'Actium, dans un grand et superbe tableau,
dont le tableau de Couture rappelle u»peu la composi-
tion. A la manière do Plutarque, qui entremôle son récit
de sages réflexions, Gigoux avait placé au coin de la
scène quelques Gaulois indignés, protestation vivante en
faveur de l'avenir. De même, aux deux angles de sa
grande épopée, Couture a symbolisé, comme deux vers
brûlants de Juvénal, la philosophie et la poésie qui coti-
sa
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426                             SALON DE 1847.
templent tristement les excès d'un monde condamné.
Cette réserve intelligente donne toute satisfaction à la
morale, et permet aux plus scrupuleux d'arrêter le re-
gard sur les derniers Romains, ressuscites, d'ailleurs,
depuis le seizième siècle, à la cour des papes et à la cour
des rois, sans qu'aucun Juvénal ait flétri l'a décadence
moderne avec autant de verve que le poêle antique.
Le tableau de Couture offre un immense portique ou-
vert sur le ciel et soutenu par d'élégantes colonnes co-
rinthiennes, entre lesquelles se dressent les statues des
héros, impassibles témoins de marbre. Au milieu du
fond, et dominant toute la scène, voici Brutus à la pose
austère, à la tête carrée ; c'est le passé -de Rome qui
couvre encore de sa gloire et de sa vertu un peuple dé-
généré ; c'est la statue du Commandeur, qui ne descen-
dra point de son piédestal pour punir l'impiété du
Don Juan antique ; car la Providence emploiera pour le
châtiment, au lieu de la main froide d'une statue do
pierre, la main brûlante des esclaves et des barbares.
Le contraste entre ce théâtre grandiose et sévère elle
caractère du drame qui s'agite follement au milieu des
coupes d'or, des pampres et des fleurs, des courtisanes
nues et des hommes enivrés, prépare déjà à la vive et
profonde impression du tableau.
Au milieu deia scène, sur un lit recouvert de splen-
dides draperies en désordre, une femme, vêtue de blanc,
est couchée avec nonchalance, comme une nymphe
rêveuse au bord de la mer sans horizon ; mais son beau
visage exprime une lassitude infinie et l'hébétement de
sens épuisés. Ses membres, abandonnés mollement sur
les coussins de pourpre, se dessinent en reliefs volup-
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427
SALON DE 1847.
tueux. Un homme, assis près d'elle, la soutient, et tend
sa coupe ciselée à une autre femme demi-nue qui y
verse les acres épices de l'Orient. Celle-ci, soulevée et
vue de profil en pleine lumière, resplendit do fraîcheur
et de beauté ; sa main gauche repose sur les épaules
ambrées d'un jeune garçon, étendu comme un nageur
dans ce fleuve de délices. Pour pendant à ce groupe,
Vitellius, accoudé en triomphateur, contemple l'orgie,
sans s'apercevoir qu'une fille, couronnée de pampres,
se serre contre lui. Le torse de cette femme, vue presque
de dos, se modèle admirablement dans une demi-teinte
transparente et légère qui recouvre à peine le grain de
la toile.
Derrière ces trois couples principaux, bondit ou s'af-
faisse une foule de voluptueux et de bacchantes, éniou-
vés par Vénus et par le grand dieu que la mythologie
païenne aurait dû marier avec elle. C'est une promis-
cuité insensée avec tous les degrés de la débauche an-
tique, adroitement dissimulés dans l'ensemble ; car la
peinture ne saurait avoir les mêmes hardiesses que le
poète latin. L'épisode le plus hardi rappelle seulement
une des célèbres gravures du duc d'Orléans, régent, dans
les illustrations de Daphnis et Chloè : l'image incomplète
est risquée par les têtes, au lieu d'être risquée par les
pieds, comme avait déjà fait Boucher dans un de ses
pastels.
Mais comment décrire tous les épisodes de cette bac-
chanale? A droite, un jeune garçon, grimpé sur un
piédestal et s'accrochant au bras inflexible delà statue,
offre au vieux Romain la coupe chancelante, et quel-
ques têtes de femme le regardent en souriant ; à gauche,
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428
SALON DE 1847.
une jeune fille, les bras crispés au-dessus de la tête, sou-
venir de la magnifique figure de l'Envie dans le Gouver-
nement de la reine,
par Rubens (n° 702, au Louvre) ; et
les vaincus de l'orgie, emportés par des esclaves, et les
faibles qui s'endorment sur les vases renversés, et les
physionomies qui éclatent ou qui s'assombrissent, et les
couronnes de feuillages et de roses qui s'entremêlent
aux chevelures dénouées ou qui serpentent sur des poi-
trines inondées de soleil, et l'éclat des étoffes et des bi-
joux, et la tournure variée des personnages, et l'abon-
dance de la couleur.
Le premier plan, en avant du lit antique, est occupé
par des vases immenses, couverts de bas-reliefs et de
ciselures, et parés de fleurs comme les convives eux-
mêmes, et par deux figures très-habiles : à droite, un
jeune homme, debout et vu de dos, la taille ceinte d'une
peau de tigre à la mode de Bacchus, élève sa coupe dans
les airs. A gauche, un autre homme est étalé sur le
tapis, la tête pendante, sa couronne flétrie, tombant
comme les rameaux d'un saule pleureur. Ce raccourci
difficile est exécuté en maître.
Mais cependant, voici la morale de cette chaleureuse
satire : c'est le jeune poëte, mélancoliquement assis à
l'écart contre la base d'une colonne; ce sont les deux
nobles figures de philosophes, debout sur la droite, en-
veloppés de leurs manteaux et regardant avec inquiétude
le suicide de la patrie. Le groupe de ces deux hommes,
aux têtes pensives, aux belles formes respectées par la
débauche, est dessiné dans le plus grand style et peint
avec une ampleur et une certitude dignes de Véronèse et
des vigoureux artistes de la Renaissance.
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429
SALON DE 1847.
On voit que le tableau de Couture est aussi remar-
quable par l'ordonnance et la pensée que par la splen-
deur de l'exécution. Il se pourrait bien que Couture
n'eût guère songé à ces finesses du contraste, à l'inter-
vention de la philosophie au milieu de la corruption
antique et à la leçon qui en résulte pour le sens de son
poëme. Les artistes s'étonnent quelquefois de tout ce que
la critique prétend découvrir dans leurs œuvres. L'art
étant primesautier, crée spontanément une image plus
ou moins complète, que la critique analyse ensuite par
les procédés de la réflexion. Les belles choses se décou-
vrent le plus souvent comme les mots d'esprit, par une
révélation subite dont on n'a conscience qu'après. La
véritable éloquence ne cherche point son langage : elle
prête sa voix au génie intérieur qui l'anime et qui lui
commando. Les beaux vers naissent tout faits et ne pas-
sent point par un moule factice. De môme, les belles
images sautent aux yeux des peintres privilégiés. 11 n'y
a rien de plus facile que de faire une comédie de Molière,
— quand on est Molière. De môme, encore, Titien ou
Rubens n'ont pas besoin de ruminer dans leur génie des
spéculations abstraites, avant de jeter sur la toile une
image vivante et significative. Les vrais peintres peignent
d'abondance, comme parlent les vrais orateurs.
Ce n'est pas dire absolument que l'art soit aisé et la
criliquo difficile, au rebours du vers célèbre dont la jus-
tesse toutefois peut être contestée. La critique et l'art ne
sont pas faciles, en ce sons qu'ils exigent une éducation
préliminaire et l'habitude des procédés particuliers à leur
essence. Si l'art crée, la critique explique; elle est la
compagne familière do l'art; elle lui est subordonnée,
24-
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SALON DE 1847.
comme la réflexion est postérieure à la passion; mais
elle est, jusqu'à un certain point, solidaire du génie qui
invente et qui réalise, de même qu'en bonne métaphy-
sique, on ne saurait complètement séparer du sentiment
l'intelligence. S'il y a de l'intelligence dans toute œuvre
artiste, il y a aussi dans toute critique eminente un vé-
ritable sentiment poétique ; sans quoi, de part et d'autre,
on n'aboutirait qu'à l'insignifiance et à la stérilité.
Mais les procédés de la critique sont tout autres que
les procédés de Part. Elle naît do facultés dominantes
qui, par nature, diffèrent des facultés artistes, quoi -
qu'elles aient beaucoup d'analogie. L'art est passionné,
exclusif, tandis que la critique doit être compréhensive.
Si l'on reproche aux critiques de n'être pas créateurs, il
n'y a jamais eu non plus de grand artiste qui fût bon
critique. L'art est trop individuel, trop indépendant,
trop original, trop entraînant, pour laisser à l'esprit la
placidité, l'équité distributive, la tolérance, nécessaires
à une logique impartiale. Les grands peintres ne se con-
naissent guère en peinture; les critiques intelligents n'ont
jamais été peintres, témoins Diderot et Lessing, Comment
un artiste original, c'est-à-dire distinct des autres artis-
tes, apprécierait-il justement des qualités originales op-
posées à son propre génie? On dit-que M. Ingres n'est
pas fou de Rubens, qui le lui aurait bien rendu sans
doute.
Ces réflexions n'ont pas d'autre but que de montrer la
solidarité des lettres et des arts. Rien n'est plus fécond
pour les écrivains que l'étude de la peinture. Les belles
images enseignent le beau style. Mais l'esthétique ouvre
aussi aux artistes, qui ne s'en soucient guère, des ho-
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salon m 1847.                         431
rizons nouveaux et immenses. C'est un pays dont l'ex-
ploration a été trop négligée par notre école moderne.
Aussi, que de peintres bien doués sont tombés impuis-
sants à l'entrée de la carrière, après un début glorieux 1
Pour notre part, nous ne nous sommes jamais trompés
sur ces renommées passagères, dues au charme d'une
peinture éclatante,, ou à l'intérêt du sujet, qui entraîne
souvent l'admiration publique. L'avenir de Couture nous
semble assuré par des raisons plus solides. L'auteur de
la Décadence romaine est un peintre qui sait son métier
comme les praticiens consommés, et qui joint à la viva-
cité des impressions le sentiment de la grandeur et du
style. Le merveilleux de cette exécution, outre la science
du dessin et la beauté de la couleur, est une touche dé-
libérée, libre, sans aucune fatigue, légère, et pour-
tant très-vigoureuse. En plusieurs endroits, la toile, à
peine frottée, sert de fond et de lien à l'harmonie géné-
rale. Couture ά> choisi un moment de verve et de bonne
fortune pour enlever chaque morceau. Il n'a pcut-ôlre
à redouter que les séductions du succès. Cependant on
pourrait dire sans crainte, que cette Décadence décidera
son ascension, pour imiter ce mauvais bon mot d'un des
amis de l'auteur de la Méduse, au Salon de 1819 :
(( Mon cher Géricault, vous avez fait là un Naufrage
qui n'en sera pas un pour vous. »
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432                             SALON DE 1847.
ΠΙ
MM. Xicgler, Horace Verliet, Robert Fleury» etc.
Nous avons applaudi d'enthousiasme au tableau de
Couture, signalant les qualités de cette peinture facile et
lumineuse, au lieu d'y chercher des imperfections quel-
conques, avec la sollicitude de certains artistes bilieux.
L'admiration est saine à l'esprit; et, quant à nous, nous
sommes très-heureux de ces rares occasions d'approuver
un bel ouvrage. Sans doute, si nous étions forcés d'atta-
cher le regard sur des détails plus ou moins faibles^
comme le Sganarelle de Molière était forcé d'être mé-
decin et de palper la râtelle ou le foie, nous pourrions
dire que le caractère romain n'est pas écrit sur la tête et
la tournure de tous les personnages, qu'on désirerait re-
trouver les beaux types conservés par la statuaire ou les
médailles, que le dessin est un peu rond, que le style
manque parfois de distinction ; mais, je vous prie, quels
sont, dans l'école moderne, depuis la Méduse de Géri-
cault, et parmi les grands tableaux, les compositions pré-
férables à la Décadence romaine? les décorations d'Eu-
gène Delacroix ? lo plafond .d'Homère, de M. Ingres?
quelques poèmes cl'Ary Scheffer ? après ? Si vous ajoutez
Rousseau, Decamps, Diaz, Meissonier, Dupré, Marilhat,
ot quelques autres, combien comptez-vous donc de vrais
bons peintres parmi les contemporains? On dit que
l'école française est aujourd'hui saus rivale dans le
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salon DE 1847.                         433
monde; empressons-nous de l'encourager avec sympa-
thie, quand elle combat vaillamment pour la bonne
cause. D'ailleurs, il n'est pas si difficile qu'on le croit do
critiquer même les chefs-d'œuvre consacrés. Je me char-
gerais bien, si ce n'était pas une impiété, de montrer des
tâches dans les meilleurs tableaux du vieux Musée, de
manière à faire hésiter les demi-connaisseurs. Cette ten-
dance malheureuse à attaquer tout ce qui sort du vul-
gaire n'est propre qu'à enfanter le scepticisme, le pire
de tous les vices dans les arts.
Decamps raconte spirituellement qu'à l'époque de la
fièvre romantique, un des rapins do son atelier avait
coutume de dire, toutes les fois qu'il revenait du Lou-
vre : «J'ai revu les Raphaël..., je trouve cela mauvais 1 »
Et comme on lui demandait ce qui pouvait lui déplaire
dans Raphaël : « Co sont des galettes ! » ajoutait-il inva-
riablement, et on ne pouvait en tirer d'autre réponse.
Un jour, à un dîner littéraire, plusieurs de nos grands
romanciers étaient en train de déclarer que Molière avait
volé sa réputation, et que le Misanthrope*, particu-
lièrement, était une pièce détestable, quand survint un
poète illustre, dont la pléiade acceptait l'autorité souve-
raine. Onlui demanda là-dessus son avis : «Détestable...,
non..., dit mielleusement le poëte illustre ; mais une
pièce ennuyeuse et mal écrite. » C'était renouveler la
scène du marquis et des précieuses dans la Critique de
l'Ecole des Femmes.
Ces gamineries, qu'on nous passe le mot, ne font rien
à Raphaël et à Molière. Racine en a vu bien d'autres.
Velazquez, Rubens, Watteau, Prudhon, Eugène Dela-
croix, aussi,
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mm ' mv^^^^^^^^^^^^mii^mmmmfgmgiggmpmmmmmmamm
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Couture, qui n'est pas de cette qualité, peut braver
hardiment toutes les critiques envieuses ou aveugles, et
ses femmes romaines n'auront point mauvaise tournure
au Luxembourg.
Tous les grands tableaux du salon carré contribuent à
merveille au succès de notre jeune peintre. A droite de
VOrgie, c'est une grande toile d'un liiasfaux, par je ne
sais qui, M. Delorme ou un académicien ; à gauche, une
grande toile, moitié cuivre, moitié orange, représentant
je ne sais quoi, par M. Odier; au-dessus, un Christ en
manteau, couleur de pivoine, et, de l'autre côté, une
grande femme nue, couleur de réglisse. On est bien forcé
de reposer ses yeux sur les gris argentés de Couture.
Il faut, d'ailleurs, nous préparer à en voir de toutes
les couleurs, depuis le jaune d'œuf et le chocolat, jus-
qu'à la flamme de punch qui distingue le Songe de Jacob,
par Ziégler. Ziégler était jadis un peintre habile et vigou-
reux ; il y a de beaux détails dans son hémicycle de la
Madeleine, et son Giotto du Luxembourg est une esti-
mable peinture. Ziégler n'a pas exposé depuis plusieurs
années; sa résurrection ne sera pas glorieuse. Il nous
paraît que Ziégler ne sait pas trop quel style, ni quelle
couleur adopter. La meilleure couleur et le meilleur
style sont ceux qu'on invente tout naturellement et de
propre inspiration. Comment le même peintre a-t-il pu
faire deux tableaux aussi différents l'un de l'autre que le
Rêve et la Judith ? L& Judith est couleur de suie, avec les
yeux, les sourcils, les narines et la bouche durement ta-
toués de charbon. C'est une virago qui ne ressemble
point à l'héroïne de la Bible.
Arsène Houssaye a écrit dans Y Artiste qu'il donnerait
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SALON DE 1847.
435
la Judith de M. Horace Vernet pour ne pas avoir celle de
Ziégler. Je ne suis pas éloigné de son opinion, si ce n'est
que je donnerais bien volontiers les deux ensemble pour
n'en pas avoir du tout.
Cette Judith d'Horace Vernet, je l'ai omise dans la
revue générale, ayant pris, en passant,, la peinture
d'Horace Vernet pour une peinture de M. Schopin.
M. Vernet cependant est, sans aucun, doute, un bras-
seur très-habile, et plusieurs parties de la Judith sont
adroitement exécutées, entre autres le bras gauche en-
sanglanté qui tient la tête coupée. La tête de Judith
a de la fierté et une certaine beauté belliqueuse qui
conviendrait mieux à la Liberté qu'à la chaste femme
accomplissant par le meurtre un devoir religieux. Ju-
dith, c'est le fanatisme inspiré, plutôt que lo courage
brutal. Derrière elle, on aperçoit les pieds d'Holo-
pherne renversé sur un lit, dont la perspective est
tout à fait manquée, comme dans la Clytemnestre de
Guérin.
Tout le monde s'arrête au grand salon devant le por- '
trait du roi Louis-Philippe et de ses fils, à cheval, et
vus de face, sortant de la cour de Versailles. Les figures
et les chevaux sont de grandeur naturelle ; c'est un tour
d'habileté d'avoir présenté cette cavalcade s'avançant
en demi-cercle vers le spectateur. A droite du roi, sont
MM. d'Orléans et de Joinville, et un peu en arrière
M. de Montpensier; à gaucho, M. de Nemours et
M. d'Aumale. Les têtes sont fort ressemblantes et assez
bien peintes; les chevaux sont adroitement dessinés,
mais d'une couleur de carton verni; tout cela est creux
et sans nerf. Le fond du tableau est surtout médiocre 5
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436                             SALON DE '1847.
la grille de la cour se dresse sur un ciel plat qu'elle raye
dans toute la largeur de la toile. On se demande pour-
quoi cette singulière invention de maigres bâtons de fer,
en guise de paysage ou d'architecture, quand les person-
nages pouvaient se détacher sur les massifs du parc, ou
sur les beaux groupes de sculpture. Regardez au-dessus
de la tête du roi le cartouche aux trois fleurs de lis, que
le peuple de 1830 oublia d'effacer.
En face du tableau de M. Horace Vernet, on voit le
Galilée de M. Robert Fleury. Nous sommes en 1632, de-
vant le saint-office à Rome. En ce temps-là., les affaires
du ciel astronomique, contrariant le ciel des chrétiens, ne
se décidaient pas si librement qu'aujourd'hui, et l'Inqui-
sition aurait bien pu faire pendre M. Le Verrier., afin qu'il
aperçût de plus près son étoile. Le grand homme qui ai-
taquait la Bible en révélant la mobilité de la terre, vient
d'abjurer sa découverte, les mains sur l'Evangile. Mais,
au moment où il se relève, la vérité le saisit de nouveau
et il s'écrie, malgré lui, en frappant du pied : « Cepen-
dant elle se meut. » A droite, se tiennent les cardinaux
qui président à l'abjuration devant un autel chargé de
chandeliers d'or; à gauche, un homme d'armes, un
bourreau en cuirasse, debout, prêt à mettre sa main do
fer sur le vieux philosophe ; au second plan, le bureau
des juges et des hauts dignitaires do l'Église. Dans le fond,
des peintures sombres, la Messe de Bolsène, de Raphaël,
et quelques décorations do sculpture.
Cette composition bien ordonnée offre un certain inté-
rêt dramatique que M. Robert Eleury cherche partout
dans ses tableaux ; on se rappelle YAuto-du-fé du Salon
de 1845. Le sujet est pour beaucoup dans le succès de
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saION de 1847.                         437
M. Robert Fleury, qui a, d'ailleurs, une véritable intelli-
gence de l'histoire et un dévouement obstiné à son art.
Nous professons une grande estime pour le caractère de
M. Robert Fleury et pour les études sérieuses qu'il a
faites de Rubens et de van Dyck, deRembrandt, et môme
de quelques maîtres italiens ; mais il n'y paraît guère
dans la pratique de sa peinture. Il procède par réflexion,
quand les autres peignaient par enthousiasme ; il mas-
tique péniblement ses lourdes couleurs, au lieu de bros-
ser avec certitude de beaux tons transparents. La pein-
ture de M. Fleury est toujours dure, sèche, calcinée,
opaque et noire. On dirait que ses tableaux ont été cuits
au four et enfumés durant un hiver dans une vaste che-
minée de paysan. Il n'a pas surpris dans ses modèles leur
mystère, qui est tout simple : ce mystère de la peinture,
c'est la lumière. Voilà pourquoi Claude est un si grand
peintre. Le noir n'existe dans la nature — que pour les
mauvais coloristes. Je défie qu'on signale l'emploi du
noir dans tout l'œuvre de Corrége, de Titien ou de Ru-
bens. Le noir, s'il existait, serait la négation do la cou-
leur, c'est-à-dire des degrés de valeur de la lumière sur
les objets. L'ombre, si vigoureuse qu'elle soit, est tou-
jours la transparence d'un ton plus ou moins déterminé.
Il n'y a point de nuit pour les bons yeux.
C'est là incontestablement la supériorité de l'école vé-
nitienne et do l'école.parmesane, où l'ombre comporte
toujours la couleur du dessous. Cette incroyable dégra-
dation de la lumière à l'infini est merveilleuse dans les
chairs du Corrége, ou du Titien, ou du Giorgione et de
quelques autres maîtres de leur école. L'art du clair-
obscur,
considéré avec raison dans toutes les fortes
25
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438                             SALON DE 4847.
écoles comme un des trois principaux éléments de la
peinture, est tout à fait négligé aujourd'hui, et le mot lui-
même, qui exprime assez bien la chose, disparaît pres-
que de la langue des ateliers et des critiques. Il est vrai
qu'autrefois renseignement des arts reposait sur une
doctrine complète et précise, avec des règles et des pro-
cédés, transmis de génération en génération, quelque-
fois perfectionnés par les hommes de génie, le plus sou-
vent obscurcis par les hommes vulgaires. Mais, cepen-
dant, c'était à ces systèmes et à cette éducation technique
que l'Italie devait ses nombreuses et savantes écoles, où
les élèves., formés par une discipline sévère et initiés au
grand œuvre par des travaux successifs, parvenaient le
plus souvent à l'habileté de leurs maîtres, et multi-
pliaient les créations de son génie. Le génie ne s'ensei-
gnait pas, mais du moins la science et le métier.
M. Robert Fleury est un laborieux artiste, et il serait
désirable que, comme lui, tous les peintres prissent au
sérieux leur profession. On ne verrait pas ces brusques
métamorphoses et toutes ces hérésies misérables qui
tournent au premier vent. M. Fleury a toujours persé-
véré dans la manière qui lui est propre, sans s'inquiéter
do la mode et du public ; mais il a conservé aussi des
défauts irrémédiables ; car, si l'on acquiert les qualités
de composition et de dessin, il faut naître coloriste. Il
faut voir d'abord la couleur et les harmonies de la lu-
mière, pour en transporter le reflet, bien faible, dans la
peinture. La couleur de M. Fleury est vigoureuse, mais
fausse et bornée. Dans son tableau du salon carré, tout
est du même ton, depuis les figures du premier plan
jusqu'aux peintures de la voûte. Le mouvement du Ga-
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SALON DE 1847,
lilée, dont la tête rappelle un peu Fourier, est tout à fait
commun et dépourvu de génie et d'inspiration.
Ces défauts sont bien plus sensibles encore dans le
Christophe Colomb reçu à Barcelone, en 1493, par la
cour d'Espagne, L'illustre navigateur, mettant un ge-
nou en terre, montre les Indiens qu'il a ramenés du
Nouveau-Monde. La scène se passant en plein air, la lu-
mière et la couleur devraient y avoir une importance
capitale. C'est une fête splendide qui eût convenu au
talent de Véronèse et de Rubens. Dans le tableau do
M. Robert Fleury, les Indiens sont mal tournés et
d'une affreuse couleur. J'aime mieux les Sauvages de
M.Catlin.
Un des tableaux les plus curieux du salon carré est
l'allégorie du Temps, intitulée : le Passé, le Présent et
l'Avenir,
par M. Papety, Ce n'est pas quo l'exécution
soit remarquable ; bien au contraire. Nous avions vu, le
premier jour., cette grande toile, sans y arrêter le regard
et sans chercher la signification de ces trois figures
banales ; mais une trilogie philosophique prend tout de
suite de l'intérêt, surtout quand elle est peinte par un
jeune artiste dont le talent a été célèbre aux précédents
Salons. On nous l'a montrée comme une rareté, à côté de
celte autre merveille représentant Napoléon législateur.
Le peintre du Rêve de bonheur no paraît pas connaître
la belle formule du Lessing : « Le Présent, fils du Passé,
est gros de l'Avenir. » Ce qui implique l'indivisibilité du
temps et l'unité de la vie éternelle. Au point de vue
philosophique et poétique, le temps est un, et non pas
multiple. La trinité : Passé, Présent et Avenir, n'existe
que relativement à nous, et comme une division arbi-
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440
SALON DE 1847,
traire. Le Passé., le Présent et l'Avenir se tiennent insé-
parablement, et sont l'un dans les autres. Une bonne
allégorie doit donc manifester leur liaison indestructible,
leur identité profonde, distinguée seulement par des
caractères passagers. M. Papety a séparé ses trois Gé-
nies : le vieux du Passé, assis dans l'ombre., et presque
embaumé comme un burgrave ; l'homme du Présent,
assis et prêt à tourner le dos; enfin l'Ange de l'A-
venir, debout et radieux, presque sur le même plan que
les autres. Rien ne les réunit, pas même l'étreinte de la
main-, pas même la ressemblance de la race. L'Avenir,
qui n'est pas encore, nous semble avoir un coupable
mépris pour le Passé., emprisonné dans son coin. On dit
que M. Papety est fouriériste ; cela expliquerait cette
impiété envers la tradition et l'histoire, envers tous les
grands hommes de l'antiquité. Le Présent n'est pas beau,
nous sommes de l'avis du peintre ; mais cependant c'est
le Présent qui engendre incessamment le blond Avenir,
déguisé en pastoureau ou en favori du phalanstère.
D'autres disent que l'Avenir est le portrait du comte de
Paris, et que le roi a même remercié de cette flatterie
misérable le peintre courtisan.
Chenavard, qui est une sorte de rêveur de génie, puis-
sant à inventer des choses impossibles, impuissant à
faire quoi que ce soit, avait eu, un jour, une idée ana-
logue, à celle de M. Papety. Au lieu de symboliser le
Temps sous la figure de quelque vieillard chauve et
maigre, avec de grands bras et une grande faux, il avait
imaginé de peindre la procession infinie de l'Humanité,
représentée par ses héros et ses poètes depuis le com-
mencement du monde, marchant tous, de concert et
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SALON DE 1847.                              -441
entrelacés, à leurs destinées successives. Cette iile ma-
jestueuse montrait Moïse et Bacchus, Orphée et Homère,
Périclès et Socrate, Alexandre et César, le Christ et
Charlemagne, Dante et Raphaël, et Luther, et Molière,
et Shakespeare, et Voltaire et Napoléon. Saint-Simon
et Fourier étaient, ma foi, de l'illustre compagnie, qui
s'abîmait finalement dans un paradis de bonheur et de
justice. Ce tableau humanitaire devait avoir cent pieds,
plus ou moins, selon le local que le gouvernement au-
rait fait bâtir pour inaugurer l'histoire du monde en
images. De tout cela, il y eut un dessin admirable qui
fut exposé, je crois, au passage Colbert, lors de l'insur-
rection grecque.
Lg fameux Napoléon de M. Flandrin mérite à tous les
titres de figurer ici, comme au Salon, à côté de la su-
blime allégorie do M. Papety. Que ce Napoléon fera
bien comprendre à la postérité le dictateur do la France !
David et Gros ont peint d'après nature le guerrier et le
vainqueur. Il était réservé aux artistes de notre temps
de nous montrer Napoléon en culotte de molleton et en
gilet de basin, comme l'a fait M. Steuben, ou en législa-
teur,
comme M. Flandrin vient de le réussir heureuse-
ment. L'Empereur est debout sur un trône en bois blanc,
peint de jaune malsain. Quel trône indigne de la chan-
son de Béranger! Devant les trois marches de cette
échoppe, je ne sais quel terrain glaireux, badigeonné do
la même couche jaunâtre ; le tout appliqué à plat sur
fond de papier bleu. La tête est extrêmement commune,
et la main tient un pain d'épices où sont tracées des let-
tres majuscules.
Ce n'est pas Chenavard qui eût représenté ainsi le
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SALON DE 4847.
442
politique dont l'active pensée réglait, entre deux con-
quêtes, les destinées de PEurope, ou qui venait donner
au Conseil d'Etat des leçons de droit romain.
A quoi servent, hélas ! un esprit sérieux, des études
consciencieuses, un certain sentiment de la forme, quand
le peintre n'est pas doué de la perception mystérieuse
des grandes images et de la couleur qui leur donne la vie !
La troisième merveille du salon carré (nous en trouve-
rons peut-être sept,commeil y a sept merveilles du monde),
est le portrait du maréchal Soul t, par M. Heuss. Quel mal-
heur que M. Heuss soit parti pour Londres, où il y va faire
lo portrait de lord Wellington ! car, grâce à la protection
du spirituel M. de Metternich, toutes les épées illustres de
l'Europe, tous les maîtres de la politique, vont avoir lo
privilège d'être caricaturés par M. Heuss. C'est un bon
tour que l'Autrichien joue à ses compères, afin de réjouir
les peuples et de leur faire oublier momentanément Cra-
covie et la Pologne. Si M. Heuss nous fait l'honneur de
repasser en France, quand il ira massacrer le pays de
Velazquez ou le pays de Raphaël, nous lui indiquerons
quelques autres bonnes têtes, dignes de son talent. En
attendant, le voici comme Titien ou Rubens, qui ont
laissé les immortelles images des grands hommes de
leur temps, comme M. Marochetti, qui exécute à la fois
la statue de Napoléon pour le monument des Invalides,
et la statue de Wellington, — pour le monument de
Waterloo !
Le portrait du maréchal Soult est du dernier ridicule.
Un élève de l'Ecole des beaux-arts, pris au hasard dans
la classe de M. Picot ou de M. Heim, dessinerait une
tête avec quelque apparence de réalité. Ici, nous ne
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SALON DE 1847.                              443
trouvons ni modelé, ni dessin, ni caractère, ni couleur,
ni rien. L'oreille est particulièrement très-notable, et
n'appartient pas à une créature humaine. Il faut que
M. de Melternich soit bien puissant pour imposer à l'Eu-
rope un peintre comme M. Heuss.
Les étrangers n'avaient peut-être jamais été aussi
nombreux au Salon. Sans parler des peintres de pro-
vince,, de Lyon, Montpellier, Toulon, Marseille, Tours,
Bordeaux et Clermont-Ferrand, Rouen, Amiens, Saint-
Omer, Brest, Nantes, Caen et Vire en Normandie,
Troyes, Metz , Dôle, Besançon , Colmar, Versailles
et Sèvres, Belleville et Batignolles, nous avons deux
douzaines de Belges, MM. Ange, Champein, Decoene,
Geefs, Stevens, van Schendel, van Eycken et Worvée,
de Bruxelles ; M. Wauters, de Malines ; M. van Im-
schoot, de Gand ; MM. Leys, van den Eycken et Ver-
heyden, d'Anvers. Nous avons un prince javanais ; un
Anglais, M. Patten, de Londres ; un Savoyard, M. ïïu-
gard, de Cluses; plusieurs Italiens, M. Schaeft, de Venise,
M. Leblanc, de Florence, MM. Rauch, Barrias, Guillot-
Saguez, Pignerolle, Hillemacher, de Rome. L'Autriche,
le Danemark, l'Allemagne, sont représentés par MM. En-
der, devienne; Lovmann, de Copenhague·, Fries, de
Heidelberg; Grund, de Carlsruhe; Becker, de Franc-
fort-sur-Mein ; Grùnler, de Leipzig. Enfin, nous avons
deux Suisses, M. Aurèle Robert, frère de Léopold Ro-
bert, et le fameux M. Hornung, chevalier de la Légion-
d'honneur et maître de M. Calame.
M. Aurèle Robert a peint l'intérieur do l'église Saint-
Marc, à Venise. Hélas ! personne ne le savait, et je n'ai
vu le tableau que sur le catalogue.
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444                             SALON DE 1847.
M. Hornung a le privilège du salon carré, tout à côté
des Musiciens juifs de Mogador. Quelle chance ! ce sont
les antipodes de la peinture. Ce tableau de M. Hornung
est intitulé : Jeunesse du cardinal Jean de Bvogni. On y
voit deux figures, un jeune paysan et un cordonnier.
Nous n'avons en France que M. Pingret qui soit de cette
force-là.
La peinture do M. Henry Leys est aussi à une place
de faveur, sous le Galilée. Sa Partie de musique est à
gauche en entrant, dans la galerie, sous un tableau de
M. van Schendel. Ces ouvrages de marqueterie et de pa-
tience pourront bien se vendre cinq à six mille francs
pièce, un peu plus cher que la Suzanne de Rembrandt,
de la première vente Perrier, ou qu'un bon Pieter de
Hooch. Les amateurs bourgeois trouvent, eu effet, qu'A-
drien van de Veldoest surpassé par M. Verboeckhoven, et
Hobbema par M. Koekkoek. Il est vrai que M. Brascas-
sat, de l'Institut, leur semble aussi de la race de Paulus
Potter et do Cuyp. Ces admirateurs intelligents sont les
mêmes qui comparaient Girodet à Michel-Ange; à Ra-
phaël et à Corrégo.
Parmi les Allemands, M. Jacob Becker est certaine-
ment doué d'un sentiment poélique très-naïf. Le Retour
des moissonneurs
est une charmante procession de tra-
vailleurs, de jeunes filles et d'enfants, dorés par les
derniers rayons du soleil. Ils s'en vont avec leur non-
chalance germanique, les filles appuyées sur l'épaule
des jeunes garçons, les enfants accrochés à la main des
mères ou roulant sur les fleurettes du chemin, tous
chantant quelque ballade en l'honneur de la Nature !
La couleur générale est d'un blond un peu hasardé,
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SALON DE 18-47.
445
nuance délicieuse sur la souple chevelure des femmes
d'outre-Rhin, mais déplacée sur les draperies ou le
paysage.
Nous avons encore découvert un autre jeune peintre,
qui annonce un certain style assez distingué, quoiqu'il
sorte de l'atelier de M. Paul Delaroche. M. Léon Gé-
rôme n'a pas plus de vingt ans, à ce qu'on dit ; l'heu-
reux artiste ! Son Combat de coqs a je ne sais quel par-
fum de Théocrite et de la poésie légère des anciens.
La petite Grecque, couchée mollement, regarde, avec
une expression très-fine, les deux coqs excités par son
frère, demi-nu, et penché sur le sable brillant de lu-
mière. Le dessin de ces figures est correct sans être froid,
la couleur sobre, juste et harmonieuse. Comment le
jury de censure a-t-il laissé passer ce premier ouvrage
d'un écolier sans nom ?
III
Eugène Delacroix.
La poésie, en général, c'est la faculté de sentir inté-
rieurement la vie dans son essence, et l'art est la faculté
de l'exprimer au dehors dans sa forme. Les artistes, lit-
térateurs, peintres, statuaires, musiciens, n'inventent
donc véritablement que la forme du sentiment poétique
que leur inspire la nature ou la vie. Shakespeare n'a
pas inventé la jalousie, mais il a été impressionné par
cette passion humaine d'une façon si particulière et si
25.
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SALON DE 1847.
446
complète à la fois, que, l'exprimant comme il la sentait,
il en a réalisé le type dans Otello, et il a montré aux
hommes la Jalousie vivante. Raphaël n'a pas inventé la
beauté et la pureté de la femme, mais son amoureux
génie a su incarner la Vierge dans un caractère immor-
tel, sans mélange des autres qualités qui le compliquent.
La Nature est le suprême artiste qui, dans sa galerio uni-
verselle, offre à ses élèves privilégiés le principe de
toutes les perfections ; il ne s'agit que d'en extraire une
individualité quelconque et de la créer une seconde fois,
avec sa signification distincte et originale.
C'est cette création nouvelle, greffée sur l'arbre de
vie, qui constitue proprement l'art. C'est un choix et
une combinaison où le génie de Partiste est souverain.
La Vénus de Praxitèle offrait, dans son ensemble, la
réunion de toutes les beautés éparses chez les plus ad-
mirables femmes de la Grèce. L'idéal est le but dont la
nature réelle est le moyen. La nature simplement sté-
réotypée n'est pas de l'art. Au moment de la découverte
du daguerréotype, on raconte que plusieurs bourgeois
retirèrent leurs fils des ateliers de peinture, s'imaginant
que l'art du peintre allait être remplacé par un procédé
mécanique. Mais tous les miroirs du monde ne sauraient
ajouter à une image ce qui lui donne son caractère poé-
tique. Narcisse n'est pas un artiste quand il se penche
sur le cristal d'un ruisseau pour y reproduire sa beauté.
Le moindre pâtre des montagnes, sculptant sur le buis
ou sur le grès une forme qu'il a rôvée, ou traçant sur le
sable des lignes imaginaires, touche du pied à l'échelle
infinie qui monte dans lo ciel de l'art, et, s'il grimpe un
peu, il devient Giotto.
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SALON DE 1847.                              447
Les plus grands hommes dans la république de l'art
ne prennent, en définitive, pour motifs de leurs créa-
tions, que ce qui appartient à tout le monde. Une mère
et son enfant, quoi de plus banal'? c'est pourtant la su-
blime Madone, de Raphaël. Une femme nue et couchée?
c'est VAntiope, du Corrége. Une foule obscure dans une
halle sombre? c'est la Ronde de nuit, de Rembrandt. Un
coucher de soleil sur la mer blonde ? c'est un chef-d'œu-
vre de Claude. Une chaumière avec des arbres et une
mare? c'est un paysage de Hobbema. Un petit Bohémien
accroupi sur la pierre? c'est lo Pouilleux, de Murillo.
Une fête de village? c'est la Kermesse, de Rubens, Ces
rares et féconds génies n'ont donc rien inventé, — rien
que l'expression originale d'un sujet tout simple et tout
naturel.
Le sujet est absolument indifférent dans les arts. Les
arabesques fantastiques de la Renaissance ont survécu à
des milliers de nobles statues. Un pot de Chardin vaut
tous les Romains de l'école impériale. Un aventurier en
vie vaut mieux qu'un pape mort. Les tabagies d'Adrien
Brouwer sont préférables aux madones de Sasso-Ferrato.
Les paysages composés avec des fantômes de temples et
des arbres épiques sont bien loin d'un naïf buisson de
Rousseau. Une miniature de Petitot coûte plus cher
qu'une Bataille de Lebrun. Le mérite de toute œuvre
d'art est dans le caractère profond, irrécusable, et eu
quelque sorte spécifique, que l'artiste a su imprimer ù
sa création.
De même, dans l'ordre naturel, un petit lichen est
aussi intéressant, aussi compliqué, aussi vivant qu'un
chêne. Un insecte microscopique a toutes les passions,
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448
SALON DE 1847.
toutes les vicissitudes des animaux gigantesques. L'âme
d'un prolétaire est aussi divine que celle d'un César.
Dieu est, en tout et partout, merveilleux à tous les degrés
de son œuvre sans cesse renaissante.
L'art est partout aussi, comme l'ont bien prouvé Cer-
vantes et Molière dans leurs fantaisies comiques, Lafon-
taine dans ses fables et Béranger dans ses chansons, Cel-
lini dans une coupe ciselée, Palissy dans ses plats émail-
lés, Rembrandt dans ses portraits de gros bourgmestres,
Adrien van de Yelde dans ses pastorales, Velazquez dans
ses poissons éclatants, Rubens dans ses Chasses terribles,
Goya dans ses Caprices, et tous ces originaux sublimes,
qui, dans tous les temps et tous les pays, ont communi-
qué leur propre génie à une imago quelconque du monde
infini.
Ce n'est pas nier cependant la hiérarchie dans l'O-
lympe des arts. On a souvent fait, surtout au dix-
septième siècle, des Pâmasses où les grands hommes
étaient classes du bas en haut de la montagne poétique.
Raphaël étant au sommet, Walteau doit s'ébattre sur les
fleurettes de la vallée, au bord des ruisseaux ·, le colibri
n'habite pas les mômes régions que l'aigle. Il y a des
dieux de plusieurs degrés : dii majores et dii minores.
Mais le Génie qui ouvre la porte du ciel a baissé son
épée flamboyante devant Watleau comme devant Ra-
phaël, et tous deux ont conquis l'immortalité.
L'art étant la forme, l'image d'une pensée, ou, si l'on
veut, la traduction humaine des imagos présentées par
la nature, Fart doit être le plus humain qu'il est possi-
hle. Plus l'artiste a transformé la réalité extérieure, plus
il a mis de soi dans son œuvre, plus il a élevé l'image
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salon de 1847.                         449
vers l'idéal que chaque homme recèle en son cœur, —
et plus il s'est avancé dans le monde poétique. Au con-
traire, s'il n'a rien ajouté à la nature envisagée vulgai-
rement, il a fait acte d'industriel et non point d'artiste.
Une mécanique y aurait suffi. Faire nature, comme on
dit, c'est une bêtise. Prenez une chambre noire ou un
daguerréotype.
Je conviens que la majorité du public, peu initiée à la
poésie, s'arrête devant les images qui sont censées se
rapprocher le mieux de la nature. VIntérieur de Drol-
ling, au vieux Musée, fait l'admiration de la foule, et il
faut déjà une éducation lumineuse ou un vif-sentiment
pour comprendre le style et l'originalité des grands
maîtres, c'est-à-dire de ceux qui ont vu la nature d'un
regard particulier, et qui l'ont exprimée dans des images
imprévues ; car chaque artiste original est un révélateur
qui produit une nouveauté. Heureux les yeux bien ou-
verts et les esprits prompts à saisir, dans les œuvres d'art,
ces qualités délicates et rares dont peu de peintres sont
doués parmi les contemporains : c'est comme un sixième
sens auquel on doit des perceptions et des jouissances
inconnues.
Si Rembrandt revenait au monde pour envoyer des
tableaux à l'exposition, il est bien probable qu'on ne les
trouverait pas assez finis et assez charmants, à supposer
même que le jury les eût admis. Si Rubens, on l'accu-
serait de ne pas savoir dessiner, et les élèves de M. In-
gres se voileraient la face. Si Ribera, il paraîtrait noir
et féroce à côté de M. Horace Vernet. Si Titien, ses por-
traits n'auraient guère do succès à côté des portraits de
M. Pérignon ou de M. Dubufe.
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Les tableaux d'Eugène Delacroix sont bien égarés entre
toutes ces peintures discordantes. Mais quelle trouvaille
de bonheur, quand on rencontre la perle limpide et har-
monieuse au milieu des cailloux grossiers ! Voilà un
homme de qualité par le droit du talent, comme on di-
sait au dix-septième siècle à propos du hasard de la nais-
sance. Delacroix n'aurait fait qu'un de ses petits tableaux
de chevalet, ou la moindre de ses esquisses, qu'il serait
encore le peintre le plus raffiné de l'école moderne. Mais
il a produit avec une abondance digne des Rubens et
des Murillo, dont les tableaux sont innombrables. Les
œuvres d'Eugène Delacroix sont partout, et, depuis
vingt-cinq ans, sa supériorité ne s'est jamais démentie.
Il y a de fins connaisseurs qui trouvent le premier ta-
bleau de l'adolescent^ le Dante et Virgile du Luxem-
bourg, aussi fort que les tableaux du maître accompli.
Le Massacre de Scio, qui excita tant de polémiques ar-
dentes sous la Restauration, est demeuré radieux comme
les tableaux de Versailles ou les décorations de la
Chambre des députés. Les grands peintres ont le privi-
lège de ne pas laisser un mauvais ouvrage à la postérité.
Connaissez-vous un mauvais Corrége ou un mauvais
Rubens?
C'est qu'Eugène Delacroix a toujours eu le don de ces
perceptions étranges de la tournure et de la couleur, qui
sortent ses images de la forme commune. Cet heureux
artiste n'a jamais vu un sujet quelconque dans la lunetto
des imitateurs. Il retourne son idée dans une attitude
que personne ne saurait prévoir, sous une lumière
inattendue. Il ne ressemble à aucun dos maîtres du
passé, quoiqu'il ait, au fond, la même inspiration. Le
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SALON DE 1847.                             451
peintre dont il se rapproche le plus, c'est peut-être Ve-
lazquez, 11 en a le style un peu sauvage, les tons ar-
gentés, la brusquerie de touche, les effets superbes;
mais il n'est pas plus Espagnol que Vénitien ou Flamand.
Il n'est pas très Français non plus. Génie excentrique
dont on ne devine pas la généalogie : prolem sine maire
creatam.
Il n'est pas assurément de la famille de Pous-
sin ni de Louis David ; pas plus de la famille de Watteau
ou de Bouclier ; deux races distinctes., dont les dynasties
ont régne tour à tour sur notre école. Il n'est pas étran-
ger cependant, l'homme qui a peint la Liberté sur les
barricades, le seul beau tableau où le peuple retrouvera
sa Révolution de Juillet.
Toutes les époques de l'histoire, toutes les passions,
tous les genres, rien ne l'arrête. La religion* la poésie,
la politique, l'allégorie, la vie intime et familière, il a
touche à tout. Il a fait des batailles et des portraits, des
intérieurs et des paysages, des marines et des animaux,
des aquarelles et des lithographies, des plafonds de cent
pieds et de petites eaux-fortes. L'Orient l'attire; mais de
l'Asie ou de l'Afrique il vole aussitôt en Angleterre ou en
Allemagne, évoqué par Shakespeare ou Gœthe : à côté
de Sardanapale et des Femmes d'Alger, Hamlet et Faust,
Le Christ mort ou VOdalisque voluptueuse, la Madeleine
ou la Sibylle, les rois ou les fous, les anciens ou les mo-
dernes, Trajan ou Saint Louis, les Sultans magnifiques
ou les Sorcières do Macbeth, le Tasse ou Don Quichotte,
ψ
les lions et les chevaux, le ciel orageux ou la douce clarté
do l'Elysée, tout lui roussit. Son œuvre est un des plus
variés qui existent dans la série des maîtres.
Au Salon de 1847. Delacroix a six tableaux très-diffé*
--- ■*■"-'■■*--.....■·-■■.....-■........-:
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452                         salon de 1847.
rents. Son Christ en croix, appartenant à Barroilhet,
rappelle les beaux crucifix de Rubens ; ressemblance de
poésie et de couleur, comme de Giorgione à Titien. Ru-
bens n'aurait jamais existé, qu'Eugène Delacroix n'en
eût pas moins fait ce Christ dans le même sentiment et
avec le même aspect. Le corps est de trois quarts, tourné
à gauche, la tête penchée sur la poitrine, les deux pieds
séparés et fixés à la croix, chacun par un clou. Delacroix
ne sait peut-être pas que cette séparation des deux pieds
du Christ, réunis toujours depuis le treizième siècle l'un
sur l'autre et fixés par un seul clou, est aujourd'hui une
hérésie iconographique ; ce qui lui est bien égal, et à
vous aussi. Il est très-curieux cependant, laissant de'
côté· la beauté de la peinture, d'étudier les traditions
relatives à la Passion du Christ. Didron a écrit là-dessus
et sur la symbolique chrétienne plusieurs livres d'un
haut intérêt, dont il continue la science dans ses An-
nales archéologiques.
Êtes-vous pour quatre clous ou pour
trois clous? Eugène Delacroix a de son côté Grégoire
de Tours.
Ce Calvaire, d'un sentiment et d'une couleur admi-
rables, se dessine sur un fond fantastique et sur le plus
beau ciel de la poésie. Eugène Delacroix est incomparable
dans l'exécution des ciels. L'infini est toujours ouvert
devant lui ; c'est pourquoi on l'accuse de n'être pas fini ·
mais regardez la nature dans ses effets grandioses, tou-
jours étranges et variés : jamais le détail ne se sépare
de l'ensemble ; l'air enveloppe toutes les formes et les
noie dans une harmonie significative. C'est absolument
comme en musique, où toutes les notes s'arrondissent
dans l'harmonie dominante et dansent en chœur. Si
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SALON DE 1847.                              453
Barroilhet n'était pas un chanteur illustre, je le tiendrais
pour un grand musicien, depuis qu'il a conquis le Christ
d'Eugène Delacroix. Rossini et Lablache aiment aussi
d'un amour passionné la peinture des coloristes, qui leur
chante à l'oreille mille motifs délicieux. Eugène Dela-
croix tient de près à Beethoven, et Cimarosa m'a tou-
jours fait songer à Wattoau.
Devant le monticule où. la croix est dressée, le peintre
a placé deux ou trois figures d'hommes., coupées par lo
cadre ; beau geste, vigoureuse couleur qui aide à la re-
lation des plans. Derrière la croix, à droite, arrivent le
centurion et les soldats à cheval : groupe d'un grand
caractère et qui a seulement le défaut de paraître trop
rapproché, la dégradation de la lumière sur le terrain
intermédiaire ne donnant pas une perspective suffisante ;
un coup de pinceau d'Eugène Delacroix mettra ces ca-
valiers à leur plan.
Tout cela est terrible d'aspect, comme il convient à
l'agonie d'un Dieu : la nature est émouvée de la terre
au ciel, et l'on entend passer dans l'air des légions d'es-
prits qui jettent un voile sur l'ancien monde, et célè-
brent les nouvelles destinées de l'homme.
Nous avions déjà vu à l'exposition de l'Odéon une
esquisse de cette composition, appartenant à M. Alexan-
dre Dumas. L'esquisse était délicieuse; lo tableau a pris
une grandeur et un caractère qui ajoutent au charme do
la couleur et à l'habileté impérieuse de l'exécution.
Les Exercices militaires des Marocains offrent une
douzaine de cavaliers lancés au milieu de l'air et de la
poussière. On disait près de moi comme une critique :
« Aucun de ces chevaux ne touche la terre. » Je le crois
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454                         salon de 1847.
bien, ils volent. Dans YHéliodore de Raphaël, il y aune
figure déjeune homme, lancé en avant avec un élan si
brusque et si léger, qu'on cherche volontiers où sont
ses ailes. Ces enragés de chevaux arabes ont aussi des
ailes au dos et aux pieds., et dans leur course rapide ils ont
encore la coquetterie de risquer toute sorte de mouve-
ments imprévus, Pour imiter le langage du dix-huitième
siècle à propos des femmes, ils se donnent des airs de
tête et de croupe les plus capricieux du monde. Chacun
a déjà sa toilette particulière et ses couleurs, depuis
l'opale jusqu'au fauve, depuis les vifs reflets de l'argent
jusqu'aux tons sourds du café brûlé. La belle volée, et
comme les cavaliers suivent la cadence du galop em-
porté, comme ils se penchent sur les crinières, tenant
au poing le fusil ciselé ; comme les burnous et les dra-
peries multicolores se mêlent harmonieusement à la robe
éclatante des chevaux ! C'est une furie échevelée qui se
communique à la nature et qui paraît entraîner les
nuages et les montagnes avec la poussière. Le fond de
paysage émeraude et le ciel lumineux complètent ce
chef-d'œuvre, appartenant à M. deWeiremberg.
Presque en face des Cavaliers marocains est Y Oda-
lisque,
voluptueusement couchée dans la demi-teinte,
sous un rideau rouge, qui pourpre sa main veloutée.
Sa tête est encadrée dans l'arc du bras gauche, et le
bras droit s'étend le long des flancs amoureux, La jambe
droite s'allonge jusqu'au bout du lit en soie et en duvet
d'oiseau ; la cuisse gauche se replie par une inflexion
un peu trop brusque. Sur un coussin, près de la belle
rêveuse, sont de petits vases à parfums, exécutés avec
la touche spirituelle de Teniers et la couleur splendide
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SALON DB 1847,                              488
de Paul Véronèse. Un air tiède, et comme une émana-
tion de fleur ou de femme, règne dans cet intérieur
tranquille. Quel dieu ou quel sultan Va soulever le ri-
deau mystérieux ?
La figure de l'odalisque est dessinée avec une perfec-
tion irréprochable. M. Ingres n'en pourrait reprendre
les contours, et le modelé intérieur est rebondissant
comme dans le Corrége et les autres maîtres de l'école
parmesane ou de l'école vénitienne. Cette qualité parti-
culière de la peau doucement éclairée, avec son épi-
derme de pêche et ses reflets chatoyants, est exprimée à
merveille. La chair ne reçoit pas la lumière comme le
carton, ou les draperies, ou les objets inanimés; la chair
vivante pompe en quelque sorte les rayons solaires et
ne les laisse jamais glisser avec indifférence. Le soleil
est plus amoureux de la peau que de toutes les autres
matières qu'il caresse distraitement. Apollon arrête tou-
jours son char étincelant quand il passe sur une belle
femme nue.
Outre la tournure et la qualité de la couleur, Dela-
croix manifeste encore dans cette Odalisque uno particu-
larité d'exécution très-rare aujourd'hui, même chez les
plus adroits praticiens. La touche, ou la manière de
poser la couleur et de promener le pinceau, est toujours
dans le sens de la forme et contribue à décider le relief.
Quand le modelé tourne, la brosse de l'artiste tourne
dans le même sens, et la pâte, suivant la direction de la
lumière, ne heurte jamais les rayons qui s'épanouissent
sur le tableau. Supposez une statue taillée à rebrousse-
poil avec le ciseau; quelle que soit la correction mathé-
matique de la forme, jamais elle ne donnera un aspect
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456                             SALON DE 1847.
juste. En peinture, on ne se préoccupe pas assez de cette
logique impérieuse de la pratique ; la plupart des pein-
tres mettent au hasard leur griffe sur la toile, contra-
riant, sans y songer, la structure nécessaire de tous les
objets et la géométrie naturelle. On peut bâtir un mur
avec des coups de truelle par-ci, par-là ; mais on ne ca-
resse pas le visage de sa maîtresse, à commencer par le
menton.
Les Musiciens juifs de Mogador sont dans le salon
carré, à droite du paysage de M. Watelet : trois figures
qui se dessinent sur un lambris de perles, sans aucun
accessoire ; il n'y a rien autour d'elles que le vide, mais
ce vide est rempli par je ne sais quel air impondérable
dont on a pourtant la sensation, comme dans les sobres
intérieurs hollandais de Pieter de Hooch. Deux Juifs,
vêtus de belles étoffes bariolées et d'un ton brisé très-
harmonieux, sont accroupis par terre, et pincent leurs
instruments avec une extase tout à fait orientale. Une
belle jeune femme se penche entre eux deux, accoudée
sur des tapis ; ses grands yeux se ferment à moitié sous
l'influence des sons magnétiques. Peut-être va-t-elle se
dresser tout à coup, et accompagner par une danse ex-
pressive la musique de ses frères les bohémiens.
L'Intérieur de corps de garde à Mequinez peint bien les
mœurs de ces soldats aventuriers qui traitent la guerre
à leur fantaisie et passent d'une activité surhumaine à
l'indolence la plus incroyable. Ils sont là deux hommes
au visage farouche, endormis comme des pachas sous
le luxe de magnifiques draperies ; et, autour d'eux, les
selles argentées, les équipements militaires, les armes
brillantos, entassés pêle-mêle, jusqu'à ce que Pennemi
-ocr page 500-
457
SALON DE 4847.
appelle au combat. Voilà un camp bien gardé, et un
bel exemple pour nos soldats citoyens. La couleur de
ce tableau est fine et transparente, comme à l'ordinaire,
mais dominée par un ton général un peu trop violet,
qui s'explique, d'ailleurs, par le reflet de tous ces rouges
pourprant les costumes et les ustensiles d'Orient. Le
rouge est la couleur chérie des enfants du soleil.
Le sixième tableau d'Eugène Delacroix, Naufragés
abandonnés dans un canot, se trouve entre le Christ et
l'Odalisque, à gauche dans la première travée de la ga-
lerie. C'est une peinture extrêmement poétique et d'un
effet très-saisissant. On se rappelle le Naufrage, expose
en 1841., et appartenant aujourd'hui à M. Moreau, agent
de change. Ce Naufrage ne craint aucune comparaison
avec les plus fortes peintures des maîtres vénitiens ;
chef-d'œuvre dont la couleur gagne encore par l'in-
fluence du temps, au contraire de tous les mauvais ta-
bleaux. Le petit canot du Salon de 1847 est de la qualité
du grand Naufrage. La mer a pris ses furieux tons de
vert glauque, étoile a déteint dans l'air jusqu'aux pro-
fondeurs de l'horizon. Le ciel et l'eau sont comme un
même élément confondu par la tempête. C'est le même
infini partout, en bas et en haut, et autour de soi ; la co-
lère partout, partout la nature impitoyable et frénétique.
Aussi les marins du petit canot ne luttent plus. A quoi
bon même jeter ce cadavre hors de la barque? ne vont-
ils pas être engloutis tous ensemble ? Un des hommes
est couché à plat sur le ventre ; un autre renverse sa
tête effarée sur le bord de la poupe, avec une expression
très-dramatique. C'est terrible par la composition, par
le sentiment et par la couleur.
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488
SALON DB 1847.
Eugène Delacroix a bien mieux compris, suivant nous,
le drame du naufrage, que ne Ta fait Géricault dans la
Méduse. La scène du radeau se passe tout près de vous,
et en quelque sorte à portée du secours. Si vous voyez
ainsi sous vos yeux les agonisants et les désespérés, et les
pères qui pleurent leur fils mort, et les physionomies vio-
lentes, et les mains crispées qui, tout à l'heure, vont dé-
chirer des membres humains, vous n'avez pas, cependant,
l'impression complète de la situation ; car la mer im-
mense et implacable, où est-elle? Je vois bien quelques
vagues sombres qui bondissent à l'autre bout du radeau.
Mais, par ici, vos planches touchent le cadre; les nau-
fragés n'ont qu'à allonger le pied pour prendre terre,
ils ne sont pas perdus dans l'infini. Le peintre a dissi-
mulé la cause et ne nous montre que le résultat. Ce qui
n'empêche pas la Méduse d'être un des meilleurs tableaux
du dix-neuvième siècle.
Mais si, au lieu de rapprocher du spectateur les ma-
rins abandonnés sur la mer, loin de tout rivage, vous
enveloppez d'orages cette coquille de noix, ballottée
sous son groupe d'hommes, combien l'impression est
plus vive et plus irrésistible 1 II n'y a pas moyen de les
sauver. La poésie de la nature renforce ainsi la poésie
do Tâme humaine. C'est ce qui résulte de la composi-
tion des deux Naufrages peints par Eugène Delacroix.
Au Salon de 1847, Eugène Delacroix est donc, comme
toujours, un grand poète et un grand peintre, d'une fé-
condité merveilleuse, et qui met autant d'art véritable
dans une petite toile que dans ses belles décorations do
la Chambre des députés ou de la Chambre des pairs.
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salon de 4847. ■                        4S9
Dia%, etc.
Vive le soleil ! vivent la couleur et les nymphes am-
brées, et la chair d'opale, et les chevelures ondoyantes,
et les belles étoffes aux mille reflets, et les pierreries
flamboyantes, et les bois poétiques, et les gazons émail-
lés, et la lumière voluptueuse, et les ciels infinis! Vive
la vie ! la vie partout, dans l'air insaisissable, dans le
                              \
paysage sans cesse varié, dans les fleurs et les animaux
joyeux d'être au monde, dans les créatures humaines
agitées de tant do passionsl Décidément, la peinture
ennuyeuse n'est pas amusante. Nous avons tous assez
                             |
d'ennuis dans la vie politique et dans la vie intérieure,                         j| |
pour pardonner aux arts de nous rappeler la nature
naturelle, natura naturans, comme disaient les anciens,
la nature éternellement féconde et luxuriante, qui
contraste si cruellement avec nos mœurs factices et
toutes les inventions douloureuses d'un monde à l'en-
vers.
Les anciens avaient eu l'esprit d'animer tout Punivers
par des allégories fantastiques. Tls avaient peuplé les
nuages et les étoiles, la mer et les ruisseaux, les forêts,
les prés, les montagnes et les grottes, de myriades de
génies et de divinités gracieuses. Ils avaient personnifié
dans la forme par excellence, dans la beauté humaine,
les diverses influences de la réalité extérieure. Symbo-
le **^~^-=~.,.,.^ "Ί r laiii^iiiir^r^^^
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460                             SALON DE 1847.
lisme véritablement religieux, puisqu'il faisait aimer les
conditions de notre existence.
Au contraire, le christianisme a voulu briser tous les
liens de l'homme à une terre maudite. Il a noyé les
Naïades dans leurs ruisseaux murmurants; il a enterré
les Dryades au pied des chênes attristés ; il a fait éva-
nouir les Sylphes de l'air ; il a renvoyé aux enfers tous
les génies évoqués par la poésie antique ; il a transformé
le globe en Thébaïde déserte, en une vallée de larmes
sur laquelle flotte, solitaire, l'ombre de Satan, offrant sa
griffe perfide aux hommes fatigués de ce bain de pleurs.
La Renaissance moderne, au seizième siècle, a cepen-
dant racheté le monde de cette damnation catholique.,
et l'on vit alors mourir stoïquement, pour sauver les
droits imprescriptibles de la vie., une foule de martyrs
aussi convaincus que les premiers chrétiens.
Depuis trois siècles, l'humanité soulève avec effort le
sombre linceul dont le catholicisme avait enveloppé la
vie universelle. Depuis les Valois, la France artiste et
philosophe n'a cessé de protester en faveur de la nature
et de la liberté humaine. Quand Rabelais créait Panurge
et Gargantua, Germain Pilon modelait ses femmes aux
longues cuisses, aux flancs voluptueux; quand Lafon-
taine écrivait ses contes, Poussin peignait ses Baccha-
nales ; quand l'abbé Prévost devinait Manon, Watteau
renversait ses bergères au bord des fontaines. Le dix-
huitième siècle tout entier n'a eu qu'une idée, la réhabi-
litation de la nature,—qu'un amour, la liberté de l'esprit
et la beauté de la forme.
Gardons-nous bien de ïenier cette glorieuse tradition
de la pensée moderne, sous prétexte d'un ascétisme con-
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SALON DE iH'il.                              461
damné et d'une pruderie insensée. Les artistes sont les
prêtres qui initient les hommes de bonne volonté à l'in-
telligence du verbe de la nature ; car la nature parle
sans cesse dans son langage mystérieux, et nous provo-
que à l'admiration.
Diaz est un des plus fanatiques de la lumière et de la
couleur. Sa monomanie lui montre partout des coups de
soleil et des effets do pierres précieuses. Pour lui, la na-
ture est toujours illuminée et frémissante de plaisir. Il
no connaît point l'hiver et les climats gris. Ce n'est pas
lui qui aurait imaginé que la terre est rondo avec des
pôles glacés ; car il n'a jamais quitté les tropiques.
Aussi les habitants de ses paysages se passent volontiers
de vêtements,, et, s'ils se permettent quelques draperies
légères, c'est un luxe et une fantaisie de couleur. Les
arbres et les fleurs ne se couvrent pas de costumes étran-
gers. Pourquoi les femmes cacheraient-elles l'éclat de
leur beauté toute nue, qui se mêle si bien aux nuances
variées do la terre et du ciel? A vrai dire, mémo, les
personnages de Diaz ne sont que des ornements et dos
accessoires. Ils sont faits pour compléter le poème du
paysage, et, au besoin, on les remplacerait par un buis-
son de roses, ou par l'épanouissement d'un rayon.
Que signifie donc la peinture de Diaz ? Elle signifie
que la campagne réjouit toujours le cœur de l'homme,
que les forêts nous offrent toujours des spectacles
magnifiques, et qu'il fait bon se coucher sur l'herbe
et regarder le scintillement du jour à travers les feuilles
des arbres, et que nous avons tort de ne pas nous re-
tremper souvent au sein de la nature, et que nous se-
rions meilleurs si nous vivions un peu plus au grand air.
20
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462                         salon de 4847.
A propos, que signifie donc un beau coucher de soleil V
Une promenade dans la forêt de Fontainebleau vaut,
pour le perfectionnement de soi-même, tous les sermons
de l'abbé Ravignan.
Nous avons au Louvre neuf sermons de Diaz, ou, si
vous voulez, le même discours en neuf images. 1/'Inté-
rieur de forêt,
exposé dans le grand salon, à droite en
entrant, est resplendissant de lumière, avec une percée
sous les arbres, des ombres transparentes et des éclats
de soleil, sur un terrain couvert de mousse. Première
qualité. Le Bas-Brèau est à droite, au commencement
de la troisième travée : grands et beaux arbres autour
d'une mare sauvage, où s'abreuve un troupeau de vaches
en parfaite santé. Les Chiens dans une forêt offrent
encore le même aspect pittoresque et la même abondance
de couleur ; seulement, la verdure est diaprée par les
petits épagneuls au poil lustré, qui courent en tous sens
comme des lutins au sabbat. Dans la Causerie, un bou-
quet de femmes, au milieu de la campagne; le Rêve,
je vous souhaite de lo faire ; la Baigneuse, je vous
souhaite de la surprendre ; Y Orient, je vous souhaite d'y
aller voir; les Femmes d'Alger, je vous en souhaite à
Paris. Partout c'est la même exubérance et le même
charme. C'est une ivresse de soleil.
Le talent de Diaz a pourtant un défaut, c'est de ne
toucher qu'une corde de la nature. Prenons-le comme
il est, puisqu'il a le bonheur d'être exquis. Un peintre
n'est pas tous les peintres. Jouissons de cet endiablé de
coloriste, en réservant aussi nos sympathies pour les au-
tres qualités de l'art, pour la mélancolie et la profondeur
de la pensée, pour la correction du dessin et la grandeur
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SALON DE 1847.                             463
du style, pour toutes les images qui font pénétrer dans
les passions humaines, si violentes et si complexes. Ai-
mons à la fois Diaz et M. Ingres, Eugène Delacroix et
Ary Scheffer. Faisons pour les contemporains comme
pour les illustres morts. Ayons des couronnes pour tou-
tes les gloires diverses. Que Raphaël ne fasse jamais nier
Rubens. Claude Lorrain n'attaque point Hobbema, et
Murillo vaut le Poussin.
L'influence de Diaz a entraîné beaucoup d'artistes
dans le tourbillon de sa lumière. M. Longuet s'y baigne
en plein, et il y trouve des harmonies délicates et riches.
Mais, une fois qu'on s'est assimilé en partie les inspira-
tions et les procédés d'un maître, il faut reprendre son
caractère propre et [peindre selon son œil et son cœur.
Faustin Besson est aussi un pou trop magnétisé par le
fluide de Diaz. Le Goûter au bois manque d'une origi-
nalité véritable. Les portraits par Besson, dont nous
parlerons ailleurs, ont plus de naturel que sa pastorale.
On a refusé d'ailleurs à M. Besson ses meilleurs tableaux.
Haffner est dans le même cas. Il a au Louvre un
excellent portrait de femme et des Paysans béarnais qu'on
doit classer avec les productions des plus vigoureux artis-
tes. Mais le jury a repoussé cinq autres tableaux de Haff-
ner, qui auraient décidé de sa réputation. Nousrepren-
drons Haffner avec Chasseriau et sa superbe Juiverie à
Constantine,
avec Gigoux etson grand Charlemagne, avec
Maindron et son groupe d'Attila, avec les autres peintres
ou sculpteurs écartés par le jury, malgré leur talent ot
une position déjà eminente dans l'école française.
MM. Muller, lsabey et Baron attirent, comme Diaz,
les amateurs de la peinture réjouissante, rehaussée parla
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464
SALON DE 1847.
vivacité des tons. La Ronde du mai passe sans doute dans
le monde pour un des plus jolis tableaux de l'année. Il
est impossible, en effet, d'avoir en peinture plus de
gaieté folle et d'abandon. Contre le mai, habillé de
fleurs de la tête au pied, se tiennent un jeune garçon
qui joue du chalumeau, et une jeune fille qui agite
en l'air son tambour de basque. Un collier de belles
paysannes endimanchées tournoie alentour, comme le
chœur des nymphes légères. Mais, en avant, le fil du
collier s'est brisé et a laissé égrener par terre une femme
souriante que la perle sa voisine veut rattraper. Ces
deux filles sont délicieuses, l'une accroupie et relevant
en l'air son frais visage, l'autre avec son mouvement
d'épaules et de hanches qui s'inclinent, tandis que les
jambes sont emportées par la danse. Au milieu et do
face, est une autre femme dont les blanches draperies
sont collées sur ses formes juvéniles. A droite, une
femme se penche pour boire à une fontaine ; près d'elle,
une mère montre la fêle à son enfant, et un peu en
arrière, dans la demi-teinte du bocage, des amants se
disent à la bouche de voluptueuses folies, sans s'aper-
cevoir qu'une fillette écarte les branches pour prendre
en cachette sa première leçon d'amour.
La couleur du tableau de Muller est vive et variée,
le mouvement de ses figures capricieux et bien dessiné.
Muller est un praticien qui ferait un savant Christ ou
un tableau d'histoire, tout comme un autre, s'il ne pré-
férait le charme et l'esprit à la peinture plus sévère. Il
a fait, une fois dans sa vie, un Martyre de saint Barthé-
lémy,
vigoureux et terrible comme un Ribera. Les pre-
miers plans de sa Ronde du mai sont surtout peints
»
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SALON DE 1847.                              4θ5
avec une abondance et une liberté très-magistrales.
M. Isabey a toute sa coquetterie habituelle dans la
Cérémonie, où se pavanent au milieu de l'église de Delft
ses personnages du seizième siècle, cavaliers raides et
pomponnés, avec des justaucorps de toutes couleurs et
des collerettes montantes ; femmelettes élégantes et bien
tournées, dont les têtes éclalent sur les guimpes blan-
ches, comme des bouquets sur les bords évasés d'une
amphore chinoise. La jeune fille qui monte l'escalier est
adorable. On remarque encore une foule de petites
figures très-spirituelles, et qui minaudent le plus agréa-
blement du monde. Le fond d'architecture est d'une
belle couleur. Ce qu'on peut reprocher seulement à M.
Eugène Isabey, c'est le miroitement do la lumière par-
tout, d'un bord à l'autre de la toile, avec une valeur
égale, sur les chairs, sur les dentelles, sur les étoffes de
soie, sur les armes, sur les décorations de l'édifice. Il
n'y a point d'effet général, mais beaucoup d'adresse, do
fraîcheur et de délicatesse dans tous les détails.
M. Baron abuse un peu du rouge et des tons francs,
rapprochés les uns des autres. Le Pupitre de PaleUrina
surtout agace trop vivement le regard. Dans VAndréa
del Sarto
peignant une fresque au couvent de ΓΑηηοη-
ciade, à Florence, la composition est ordonnée d'une
façon très-pittoresque. Le peintre et son modèle, sa
femme tant chérie qui pourtant le fit mourir de ohagrin,
sont montés sur l'échafaudage, à la hauteur de la voûte.
Il a déjà esquissé sa Madone, qui deviendra un chef-
d'œuvre. Autour de lui, deux ou trois élèves sont occu-
pés à broyer les couleurs ou à préparer les pinceaux. Ce
tableau est à gauche, au milieu du petit salon d'ontréo.
'26.
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466
SALON DB 1847.
La Soiree d'été nous semble préférable aux deux
autres tableaux de Baron. Ici le paysage et le ciel aident
à l'harmonie. Les petites figures, mollement couchées
dans un parc, jouissent de la fraîcheur du soir et de
Fherbe.f C'est une scène de Boccace, si vous voulez,, ou
une Conversation de Lancret.
Camille Roqueplan était autrefois de cette pléiade
gracieuse' qui a toutes les sympathies du monde distin-
gué et des jolies femmes, en conservant les qualités du
peintre et du coloriste. Depuis qu'il a habité les Pyré-
nées, il a un peu changé sa manière ; son dessin est
plus serré, sa couleur moins évaporée, son sentiment
plus mélancolique. Il prend les lumières dans une har-
monie plus douce et plus reposée, il donne plus de ca-
ractère à ses personnages, plus de véritable solidité au
relief des formes. Cette métamorphose du peintre aura-
t-elle servi son talent? Peut-être. Pour ma part, j'aime
autant ses Montagnards faisant viser leur passe-port, ou
son Paysage de la frontière espagnole, que n'importe
quelle autre de ses peintures précédentes.
Dans le Visa des passe-ports, un paysan, debout, se
dessine sur un mur blanc, avec son costume pittoresque,
son chapeau de feutre et sa figure hâlée. Un grand chien,
de cette belle race courageuse et patiente emi partage
toutes les aventures de l'homme des montagnes, est
assis à ses pieds. A droite, un enfant, demi-nu, se
chauffe au soleil ; à gauche, sur un perron, monte un
des paysans, entre de jeunes tilles curieuses. Tout cela
doit représenter à merveille l'aspect du pays et l'indivi-
dualité des habitants.
Les Paysans de la vallée d'Ossau sont une répétition
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467
SALON DE 1847.
de l'aquarelle exécutée en grand pour l'album de la
duchesse de Montpensier. Je ne sais pourquoi, dans l'al-
bum, cotte marche de montagnards a été intitulée : la
Fuite en Egypte. A cause sans doute de la paysanne
montée sur un âne et du jeune paysan qui le conduit. Ce
gars-là n'accepterait jamais d'être saint Joseph.
Le petit paysage est très-lumineux ol très-délica-
tement peint, surtout dans les fonds ; trop délicatement
peut-être, pour l'expression d'un pays sauvage et fort
accidenté.
On a dit que Camille Roqueplan se rapprochait un
peu, dans ce nouveau style, du stylo d'Adolphe Leleux.
Mais l'analogie est plutôt dans le sujet, dans les cos-
tumes et dans la localité de la lumière, que dans le sen-
timent qui inspire les deux peintres, ou que dans les
procédés de leur exécution. Roqueplan a été frappé
d'une certaine noblesse calme et sérieuse qui élève la
tournure et la physionomie de ces enfants des montagnes,
tandis qu'Adolphe Leleux a saisi leur côté farouche et
aventureux. L'exécution de Camille Roqueplan est sobre,
logique et correcte. La peinture d'Adolphe Leleux est
plus vive, plus passionnée ; elle se préoccupe de l'effet
juste, plus que de la perfection du détail. Leleux so
garde bien de peigner et de débarbouiller ses bergers.
Il les prend sans façon et sans apprêt, au coin d'un ro-
cher, sur la bruyère épaisse, avec leurs peaux de bête
comme des pâtres du temps d'Homère, ou même grim-
pés sur leurs longues échassesde héron, quand ils arpen-
tent les landes. Roqueplan leur donne le loisir d'en-
dosser leurs belles vestes brunes pour aller à la ville ou
pour se hasarder au delà des frontières. Los monta-
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SALON DE 1847.
468
gnards de Roqueplan songent déjà à se dépayser ; ceux
d'Adolphe Leleux n'ont jamais vu la plaine, et ne soup-
çonnent point la civilisation.
M. Leleux a eu deux tableaux dans le salon carré. Il
le mérite bien. Le plus petit représente le Retour du
marché,
en Basse-Bretagne. Les figures ont un pouce de
haut, mais une allure si particulière, un caractère si
franc, une bretonnerie si décidée, qu'on leur suppose
tout ce qu'il faut pour être de parfaits sauvages. Soyez.
sûr qu'on ne parle pas français dans ce petit groupe de
bouviers épatés et de brunes pastourelles.
Les Jeunes Pâtres espag?}ols sont de plus grande pro-
portion. Garçons et filles se roulent pêle-mêle sur l'herbe
rousse, ramassés en un monceau comme des aiglons
dans une aire, et jouant avec des petits chiens. Leurs vi-
sages cuivrés, leurs rudes crinières, leur bouche un peu
bestiale, laissant apercevoir des crocs d'ivoire, leurs
mouvements brusques, les étoffes couleur de mousse
brûlée, le paysage âpre et stérile, le ciel vif, mais ora-
geux, tout annonce une race bien distincte, et un coin
perdu dans quelque sierra inaccessible.
Les Bergers des Landes ont également leurs signes
autochthones. Ils arrivent du pâturage avec leurs écha-
las de sept lieues, et touchent du front au toit des chau-
mières. La couleur de ce tableau est très-vigoureuse
Le chef-d'œuvre de M. Leleux, au Salon de 1847,
n'est pourtant pas une scène des Pyrénées ou de la Bre-
tagne : c'est le portrait du peintre par lui-même, une
belle tête qui aurait conduit son homme partout où il
faut du courage et de l'originalité.
M. Armand Leleux a quatre tableaux : des Mendiants
-ocr page 512-
SALON DE 1847,
469
espagnols qui marchent comme des princes; un Inté-
rieur,
et deux petites figures d'Andalous, Lo Guittarero
est plein de physionomie et très-bravement peint.
M. Hédouin a deux tableaux : un Souvenir d'Espa-
gne,
perdu dans la travée noire, et une petite Paysanne
ossoloise,
perdue dans la galerie de bois. M. Hédouin a
déjà eu le malheur de voir refuser par lo jury ses ou-
vrages les plus importants. La mauvaise place qu'on lui
a donnée est un second refus de publicité.
Qui donc a fait une certaine publicité à un tableau
médiocre : Molière chez le barbier, trouvant le type du
bourgeois-gentilhomme? M. Vetter doit avoir étudié
Ja peinture dans les lithographies de M. Madou, do
Bruxelles. Son dessin est petit et sans accent, sa couleur
commune et même discordante dans les rouges trop ar-
dents du bourgeois. Les têtes sont insignifiantes ou
d'une bouffonnerie grossière. Jamais vous n'auriez de-
viné Molière dans ce petit bonhomme rondelet et banal.
Cela manque d'esprit, de finesse, de véritable comique,
et, comme disait Diderot, de ce que vous savez.
Le α ce que vous savez, » ou plutôt lo α ce que vous
ne savez pas, » le « on ne sait quoi, » l'intraduisible,
l'indéfinissable, cette chose vague, qui est pourtant la
seule réelle, qui vous saisit et que vous ne pouvez sai-
sir, qui est l'éloquence même et qui n'a pas de nom, qui
invente sans y songer, et qui se comprend tout de suite,
la poésie, le caractère, le sentiment, le feu sacré, le
génie, «je ne sais quoi, » voilà le rare et le précieux
dans les arts.
-ocr page 513-
470                             SALON DE '1847.
Les paysages.
Corot n'a jamais fait de meilleure peinture que son
effet de Soir, du grand salon : une rivière, vers le milieu
une barque qui se dessine en noir, bouquets de grands
arbres à droite et à gauche, fond de ciel plombé, pres-
que tout du même ton crépusculaire, deux notes seule-
ment qui se combinent ou qui se répondent, le bistre
foncé et l'argent mat, une exécution simple et sobre, un
sentiment très-mélancolique, le silence et la rêverie ;
voilà.
Arrêtez-vous devant ce petit tableau, qui a d'abord
l'air d'une esquisse confuse, vous sentirez un air mou et
presque immobile, vous plongerez dans le brouillard
diaphane qui flotte sur la rivière et se mêle, bien loin,
bien loin, avec les nuances verdâtres du ciel à l'horizon,
vous écouterez les bruits imperceptibles de cette calme
nature, à peine un frissonnement de feuilles ou le sillage
d'un poisson à fleur d'eau, vous retrouverez toutes !es
émotions de quelque soirée où, solitairement assis au
bord d'un lac, après un jour monotone, vous avez at-
tendu que la nuit allumât ses premières étoiles.
Si la pointure a pour but de communiquer aux autres
l'impression ressentie par l'artiste devant la nature, le
paysage de Corot remplit les conditions de l'art. Com-
ment ce paysage, assez singulièrement peint, produit-il
-ocr page 514-
SALON DB 1847.                             471
ce résultat ? Il me semble que la peinture un peu mys-
tique de Corot agit sur le spectateur à peu près comme
la musique sur le dilettante, par un moyen indirect et
inexplicable. Comment se fait-il qu'une phrase musicale
de Beethoven, un son vague et fugitif, provoque inévi-
tablement une certaine idée et non point une autre?
On a cherché, de nos jours, l'expression de la musique
dans des moyens directs et matériels, dans l'analogie du
bruit avec la chose qu'on veut représenter; mais la
grosse caisse et les timbales n'ont jamais si bien réussi
qu'une simple et pure mélodie qui s'adresse à l'âme. La
musique imitative no vaudra jamais la musique poé-
tique.
C'est assurément une faiblesse, dans un art plastique
"comme la peinture, d'indiquer imparfaitement l'image,
même quand le sentiment est dessous. C'est la faiblesse
naïve de Corot. Son originalité se présente sous de tri-
ples voiles qu'il n'a jamais pu soulever dans aucun ta-
bleau. Cette exécution embarrassée, ce dessin pénible,
quoiqu'il arrive à l'élégance, celte couleur morne mal
plâtrée, tout trahit une persévérance difficile et qui n'a
jamais pu dominer la pratique de son art. Corot est
comme un homme sensible et éloquent, dont la parole
reste bien au-dessous de son impression. Nous avons vu
de lui cependant des esquisses franchement peintes du
premier coup, et si justes d'effet avec leur douce lumière,
qu'elles se maintiennent à côté de peintures plus vigou-
reuses et plus éclatantes.
L'autre paysage de Corot est, comme à l'ordinaire,
une sorte d'idylle un peu blême, où un jeune ber-
ger nu joue avec sa chèvre. J'ai toujours pensé que
-ocr page 515-
472
SALON DE 1847.
Corot traduirait mieux le breton que le grec. C'est une
expérience qu'il pourrait faire, et sans doute sa répu-
tation y gagnerait.
Charles Leroux est presque l'opposé de Corot. Son
exécution est très-habile, très-vigoureuse, et peut-être
trop compliquée. Le sentiment agreste qu'il cherche dans
ses paysages est presque étouffé sous l'enveloppe réelle
et solide d'une pâte tourmentée jusqu'à l'exagération.
Ses esquisses ont bien plus de légèreté, de sentiment et
de poésie que ses tableaux finis. On lui a refusé cette
année une grande Vue d'Escublac sur la côte du Croisic,
enlevée de verve d'après nature. Trois ou quatre arbres
courbés par le vent dessinent leur silhouette étrange sur
un fond de sable en talus, vivement éclairé par un soleil
d'orage ; à droite, la mer ; en avant, un terrain crayeux
avec quelques herbes marines. Marvy fait une eau-
forte de cette belle composition.
Dans le Souvenir de la forêt du Gavre en Bretagne,
grande allée prise de face et bordée de chênes ferme-
ment rendus, la terre est tapissée partout d'une verdure
un peu acre. Les arbres aussi sont en plein vert, et
presque sans demi-teintes pour adoucir la couleur.
Chaque branche, chaque groupe de feuilles, sont étudiés
avec une obstination qui appesantit les formes. Ce qui
manque surtout au tableau, c'est la variété, variété de
touche et variété de coloris.
La Prairie des ormeaux est plus librement peinte.
Charles Leroux s'y est moins préoccupé de fairo un ta-
bleau pour l'Exposition. Ses arbres verts ou dépouillés,
ses haies vives et son herbe drue, et son vivier profond
et brun, s'arrangent bien ensemble. L'allée d'ormeaux
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SALON DE 1847,                              473
a beaucoup de caractère et de grandeur. Nous avons vu
souvent le pays de la Vendée, où Leroux prend ses pay-
sages d'affection, pays sauvage et vigoureux, avec des
tempéraments d'arbres qu'on ne trouve point ailleurs,
une végétation courte et colorée, une qualité de ciel
très-particulière ; pays où les hommes et les arbres res-
pirent un air sain, tonique et valeureux.
Charles Leroux possède les principales dispositions
d'un bon paysagiste. Sa passion rustique s'entretient
par une vie habituelle au grand air ; aussi conserve-t-il
à la nature ses traits décisifs. Le véritable style est celui
qui exprime l'objet avec sa signification essentielle.
Leroux est de plus un peintre très-adroit et très-éner-
gique. S'il avait plus de légèreté dans la main, plus de
variété dans la coloration, il faudrait le mettre tout de
suite en première classe. On peut croire qu'il y arrivera.
Jeanron a fait, cette année, un grand paysage très-
remarquable, intitulé le Repos du laboureur. C'est la
campagne des environs de Paris, triste et nue, mais
pourtant fertile, une campagne prolétaire en quelque
sorte, qui ne s'appartient pas à elle-même, qui renonce
au luxe et au caprice, pour produire avec fécondité.
Jeanron a toujours été un peintre plébéien, jusque dans
l'expression du paysage. Il aime les plaines laborieuses
qui ne se reposent jamais, ou les rochers sauvages et
indomptés. Les fleurs exquises ne poussent point dans
ses champs, pas plus que les bijoux sur les haillons de
ses rudes ouvriers ou de ses mendiants. Il laisse aux
peintres fashionables les dentelles et les riches étoffes, et
aussi les gazons émaillés ou les halliers de roses.
Son Labourage offre donc un aspect de la nature peu
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4Vi                             SALON DE 18-47.
envisagé par les artistes, très-neuf et très-juste de carac-
tère. Je suis sûr que les laboureurs français lui donne-
raient le prix au Salon. Un jury connaisseur en pein-
ture l'aurait aussi placé dans un meilleur jour. Vous
auriez vu la franche tournure des paysans arrêtés près
de la charrue sur la terre raboteuse, les beaux chevaux
membrus, comme Géricault savait les faire, la solidité
des premiers plans, la dégradation de la perspective, si
difficile sur une campagne plate, la profondeur du ciel,
la virilité de la touche, et tous les signes d'une pratique
consommée.
Les paysagistes qui traitent ainsi les figures en accord
avec le monde extérieur sont rares, quoique les maîtres
n'aient jamais fait autrefois ces distinctions dans la pein-
ture, si ce n'est peut-être les Hollandais.
Jeaïïron a encore exposé un autre tableau, Contre-
bandier
silencieux et alerte, rasant l'angle d'un rocher.
Ces sujets familiers au peintre des Forgerons de la Cor-
rèze,
des Gamins de Juillet, des mendiants et des bohé-
miens, lui donnent donc quelque analogie avec le talent
de Leleux. Tous deux aiment à raconter l'histoire des
races et des individus que la civilisation n'a point attaqués
ou qu'elle n'a pu vaincre. Nos peintres feraient bien de se
tourner un peu du côté populaire. Si l'ancienne aristo-
cratie fournissait à Titien et à van Dyck de nobles types
à reproduire, la bourgeoisie actuelle s'éloigne chaque jour
de l'élégance et de la grande tournure. Les scènes offi-
cielles de la vie moderne ne se prêtent pas beaucoup
aux images originales ou magnifiques. Les habits du tra-
vailleur ont plus d'aisance que les habits de l'oisif ; un
égoutier est plus beau en peinture qu'un notaire ou
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salon de 1847.                         475
qu'un marchand. La .physionomie et la mimique du
peuple sont surtout bien plus expressives que le masque
et le mannequin du tiers-État.
En face des Laboureurs de Jeanron, dans la petite
rotonde qui coupe la longue galerie, on s'est retourné
vers le Combat de taureaux, par M. Coignard, pendant
à son paysage du dernier Salon, intérieur de forêt, avee
un troupeau de vaches multicolores. M. Coignard a
passé l'été aux alentours de la Gorge-aux-Loups, dans
une des parties les plus vierges de la forêt de Fontaine-
bleau, sans soupçonner qu'elle allait être violée, hélas!
par la bande meurtrière du conservateur. Pourquoi le
peintre a-t-il commis le même crime sur la haute futaie
qui servait de fond à son tableau ? Dans la composition
primitive, les taureaux enflammés se dessinaient sur des
arbres, dont le ton vigoureux produisait un heureux
contraste du rouge au vert. Depuis que M. Goignard a
abattu sa forêt, il n'y a plus d'intermédiaire suffisant
entre la pourpre du soleil qui jette ses derniers feux à
l'horizon, et la couleur fauve des robustes lutteurs. Le
ciel est trop également vif pour les violences du premier
plan ; car ce combat de taureaux est peint avec une
fougue tout à fait sauvage. La forme et les mouvements
sont très-fièrement dessinés. Voilà des taureaux do pure
race et de grandeur naturelle, quoiqu'ils aient sur la
toile la proportion des taureaux d'un récent académicien.
Mlle Rosa Bonheur, qui aurait été de l'Académie avant
la Révolution française, a réduit sous le joug des bœufs
de labour, et fait reposer ses troupeaux dans les pâtu-
rages du Cantal. Mlle Rosa peint presque comme un
homme. Je souhaite sa bravoure de pinceau à M. Ver-
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470                              SALON DE 1847.
boeckhoven et autres précieux, qui peignent comme des
demoiselles.
Fiers rêve toujours sa Normandie où il a recule jour,
et, s'il s'arrête à l'île Saint-Ouen, c'est qu'il y trouve,
comme dans ses prairies normandes, de l'herbe haute,
des saules et des peupliers, et des joncs qui se mirent
sur l'eau. Fiers est aussi de ces bons campagnards qui
ont en horreur les jardins anglais et les allées à la Mac-
Adam. 11 aime mieux prendre ses gros sabots pour
marcher sur la rosée ; ce n'est pas lui qui sarclera son
jardin, qui crucifiera ses pommiers en espalier, et qui
enlèvera la cannetèe de sa petite mare émeraude. Il res-
pecte les forêts microscopiques où bourdonnent les
insectes, et les flaques d'eau où se cache la renazelle.
Fiers est aussi Normand que Lelcux est Breton. ·
Nos paysagistes se sont partagé ainsi la Franco et le
monde : M. Hoguet a pris la butte Montmartre et les
moulins à vent, qu'il agite avec une verve et une
adresse extraordinaires ; M. Joyant a hérité du Canaletto
et du Guardi, à Venise ; MM. Very, Brissot, Anastasi,
Leroy, aiment les bois ; M. Thierry, les paysages fantas-
tiques ; M. Victor Dupré, les chaumières cachées sous
les arbres ; M. André, les taillis élégants· sur les collines;
M. Adrien Guignet, les ravins sauvages et les brous-
sailles rousses ; M. Michel Bouquet, les fraîches vallées -,
M. Chardin, les effets d'automne et de soleil couchant.
M. Karl Girardet s'est lancé jusqu'au Caire, et sa Vue
prise d'un cimetière égyptien
a beaucoup d'originalité.
M. Hugues Martin a risqué le désert, le désert tout nu et
sans horizon, avec un chameau jaune comme le sable
mouvant, jaune comme l'air épais de l'atmosphère.
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477
SALON DE 1847.
M. Delessart a fait un petit Soir très-mystérieux. M. La-
pierre et M. Chintreuil se sont réservé les pays poétiques
inventés par Corot, et qui n'existent pas sur les cartes
de géographie.
Le tableau de Chintreuil est une sorte d'élégie, où les
arbres soupirent comme des ombres errantes. Une jeune
fille rêve, assise au bord d'une fontaine. Tout cela trem-
blote vaguement, sans tenir à la terre; peinture faible et
indécise, où se devine cependant une certaine tendresse
d'imagination, à ce que dit Béranger.
M. Lapierre, dans le nouveau style sobre et élégant
qu'il a adopté, ne manque pas de qualités solides; car
il a commencé par être un fervent naturaliste, et par
lutter avec les granits de Fontainebleau. Aujourd'hui, il
paraît vouloir s'arrêter entre M. Corot et M. PaulFlan-
drin.
Celui-ci a exposé quatre tableaux, la Paix et la
Violence, petits pendants ovales, dans le sentiment de
Francisque Milet ; une Lionne en chasse, qui n'a rien de
commun avec les lionnes du désert ou du jardin des
Plantes, ni avec les lionnes de bronze sculptées par
Barye; et un grand paysage arcadique, bucolique,
mythologique, < antique, un paysage de convention,
compose dans un système auquel la nature est abso-
lument étrangère.
Nous sommes bien éloigné de prêcher aux artistes
l'imitation de la nature, pas plus dans le paysage que
dans les autres sujets où se trouve intéressée la personne
humaine. D'ailleurs, qu'est-ce que la réalité, s'il vous
plaît ? Y a-t-il pour tout le monde la même réalité? Point
du tout, Car vingt peintres, les plus naïfs du monde, et se
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proposant tous de copier un objet placé sous leurs yeux,
le yerront et l'exprimeront de vingt manières différentes
et souvent opposées. Relativement à nous, tout ,ce qui
existe prend une forme et une couleur en rapport avec
notre propre organisation. Le vert est plus pu moins
bleu, plus ou moins jaune, selon nos facultés visuelles,
et les êtres nous frappent par certains caractères plus ou
moins exagérés, selon nos tempéraments divers. Bien
plus, le même homme ne voit jamais le même objet de
la même façon. Admirable mystère de la variété et de
l'infini 1
Comment donc pourrait-on, dans les arts, copier la
réalité ? On a vu des écoles dont c'était la prétention ;
mais il est arrivé à ces sectaires étroits ce qui était inévi-
table, que, malgré eux, ils n'ont jamais pu faire abstrac-
tion de leur personnalité, et qu'ils ont abouti, comme
toujours, à un mélange et à une approximation relative.
Laissons donc de côté ce prétendu naturalisme qui
contrarie la nature et ne saurait même exister, cette
théorie absurde de l'imitation matérielle, qui supposerait
d'abord le suicide de l'artiste et le néant de toutes
choses ; car il faudrait enlever du même coup l'âme du
peintre et la vie incessamment mobile de l'être qu'il veut
peindre. Prenons, comme c'est la vérité, que l'art résulte
de l'impression produite sur l'homme par la nature, du
reflet du monde extérieur dans le microcosme, dans ce
petit monde que nous portons au dedans de nous. Mais
cette combinaison exige la nature; à titre indispensable,
aussi bien que le sentiment de l'artiste,. Si l'esprit tra-
vaille seul, en dehors de l'influence naturelle, et en
quelque sorte à vide, les images produites par cetona-
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salon υΕ 1847.                         479
nisme ji'auront point les caractères de la vie et de la
durée. Elles s'évanouiront comme un germe livré aux
vents.
Au contraire, si l'artiste n'estpas son objet à lui-même,
comme dirait un philosophe allemand, s'il prend son
objet'hors de soi, et son point de départ dans la nature,
la génération de l'image est dans sa double condition
normale. L'artiste a bien plus de contact sympathique
avec les autres hommes qui poursuivent tous aussi,
chacun à sa manière, l'interprétation des mômes objets
naturels.
M.· Flandrin appartient au système qui sacrifie la
nature à l'orgueil solitaire de l'homme. Il est revenu à
l'école de M. Bidauld, de M. J.-V. Bertin et des paysa-
gistes de l'Empire. Sa théorie est la môme, absolument :
composer un paysage de style, sans sortir de chez soi.
La recette est facile et simple : prenez un site grandiose,
des arbres élégants, un peu d'architecture, des fonds de
montagne et un ciel pur ; au premier plan, queîquo
tombeau antique, du laurier-rose, un fragment de
colonne, une figure nue ou drapée à la romaine.
Mais nous connaissons déjà ce procédé trivial ; mais
nous l'avons déjà vu, non-seulement sous l'Empire,
mais au dix-huitième siècle dans la froide école des
Zuccarelli, des Pannini, des Locatelli ; mais au dix-
septième, dans la mauvaise queue du Guaspre et du
grand Nicolas Poussin. Nous avons assez d'Orizonti et
de Lahyre comme cela ; assez de Bidauld et de Bertin.
Passons à des exercices moins héroïques.
Je conviens que M. Paul Flandrin est un esprit dis-
tingué, qui se sauve presque du commun, avec la théorie
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480                             SALON DE 1847.
la plus banale du monde, et qui a le talent de donner
un certain style à des vieilleries traînant partout. Son
grand Paysage, avec une lutte de bergers nus, est un
des meilleurs tableaux qu'il ait faits. Le théâtre de la
bucolique est disposé à merveille : les planches au mi-
lieu ; la coulisse d'arbres à droite et à gauche ; au fond,
une décoration de papier, qu'on pourra changer à vo-
lonté. Ce paysage a de la tranquillité et un certain
charme; l'air a plus d'étendue et de profondeur que
dans les paysages ordinaires de M. Flandrin. Je ne con-
nais guère au Salon de tableau qui montre mieux, à la
fois, les qualités d'un homme et los défauts d'un système
de peinture. Je n'ai pas l'honneur d'avoir vu jamais
M. Paul Flandrin ; mais je ne serais pas embarrassé de
faire son portrait, Je réponds qu'il n'est pas dans les
types de Rubens.
M. Flandrin, qui est certainement un homme très-
intelligent, — et c'est pour cela que nous insistons sur son
tableau, notre habitude étant de ne pas tourmenter les
insignifiants et les neutres, — M. Flandrin devrait se
rappeler la curieuse et instructive histoire du paysage au
dix-neuvième siècle, épisode de l'art que nous racon-
terons un jour plus en détail. Le Salon de 1847 nous
présente, d'ailleurs, les jalons de cette révolution rapide
et radicale, puisque nous y trouvons MM. Watelet et
Jolivard, deux bourgeois de la Constituante, qui ne
soupçonnaient pas Danton, Robespierre, Saint-Just et la
Convention nationale.
Sous le règne paisible de M. Bidauld, le Louis XVI
du paysage, — M. Watelet, qui devait en être le Bailly,
— avec cette différence que tous deux, MM. Bidauld et
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SALON DE 1847.                              481
Watelet, ont coulé de longs et heureux jours, — M. Wa-
telet, l'homme simple et naïf, qui n'appartenait pas à
la race des Césars, mais à une race d'honnêtes, artistes
dont George Sand a peint l'intérieur de moulin dans ses
Lettres d'un Voyageur, — M. Watelet arrive tout à coup
avec une chaumière de paysans, un toit qui fume, une
cour de ferme, un ruisseau et des canards, un petit sen-
tier jonché de feuilles d'automne.
La révolution ne semblait pas effrayante, au premier
aspect ; car M. Watelet n'était guère plus fort à peindre
le caractère de la campagne moderne, que M. Bidauld
avec ses temples antiques et ses paysages d'anté-chris-
tianisme. La plèbe cependant se mit à comprendre que
M. Watelet protestait contre l'aristocratie des tyrans
romains et des arbres féroces. Comme Pancien maire de
Paris, M. Watelet devint très-populaire, et bientôt on
accepta près de lui M. Jollivard, qui avait l'audace de
pénétrer dans l'intérieur des forêts véritables, avec des
chênes en bois, des houx piquants, des genévriers mé-
lancoliques et de l'herbe sans façon.
Cela dura quelque temps. Mais la Bastille était prise,
et la jeunesse émouvée poussa plus avant ses conquêtes.
Vers 1830, on vit tout à coup des bandes d'aventuriers
qui s'emparèrent de la nature et de la poésie, et ren-
versèrent l'ancienne royauté. Decamps, Cabat, Roque-
plan, Paul Huet, Marilhat, Jules Dupré, Rousseau, fu-
rent les chefs de cette révolution. Cabat, Paul Huet et
Roqueplan, quoiqu'ils aient été du 10 août, sont de-
meurés un peu girondins; mais Diaz, Français, Lelcux
et une foule de jeunes intrépides sont venus réconforter
les audacieux novateurs.
27.
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482                         saison de 1847.
M. Paul Flandrin espère-t-il une restauration en fa-
veur du droit divin et de l'ancienne religion? Il aurait
tort, car la république de l'art n'a pas eu et n'aura pas
son Napoléon, dont le despotisme a ramené les bar-
bares. L'histoire ne se répète jamais, et dans les arts,
comme en toutes choses, ce qui est mort est bien mort.
VII
Les portraits.
Nous avons eu le courage de regarder tous les por-
traits, l'un après l'autre, le livret en main, et nous les
avons comptés par curiosité. Ils sont 482, peints à l'huile.
Ajoutez les innombrables miniatures, pastels et dessins,
les gravures, les bustes et médaillons, et mettez mille
têtes, d'un fameux style et d'une tournure adorable,
pour la plupart. Si par malheur on retrouvait cette col-
lection dans quelques siècles, nous ne paraîtrions pas à
notre avantage devant la postérité.
Véritablement ce sont les mœurs qui commandent la
forme. A bel esprit, forme élégante ; à cœur loyal, noble
expression. L'homme extérieur est moulé sur l'homme
intérieur, comme dit Swedemborg ; ou, comme dit
Lessing, le portrait est l'idéal de l'homme. Partout,
l'homme représente la pensée de son temps. Les Grecs
sont beaux, sous le règne d'Aspasie ou d'Alcibiade. Les
Romains sont puissants, sous le règne de César. Le
moyen âge est convaincu et inflexible, la Renaissance
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salon de 1847.                         483
est capricieuse et folle, le règne de Louis XIV est majes-
tueux, le dix-huitième siècle est tout charme et volupté,
la Révolution est austère et philosophe, l'Empire est
militaire, la Restauration bigote, — notre temps est
usurier.
L'art a laissé le portrait de tous ces symboles, Vénus,
Antinous, la Vierge, Diane de Poitiers, Montespan,
Pompadour, Brutus, Murât, Charles X, et finalement
l'Intérêt matériel, à la face plate, aux tempes rebon-
dies, à l'œil vitreux, au teint de plomb. La race des
hommes chevaleresques et bravement campés, la race
des femmes fines et fortes comme l'acier, ont disparu
du monde. Apollon et Vénus sont morts. Don Quichotte
lui-mêjme a quitté les grands chemins, et, suivant sa
prédiction, le globe, cette île perdue dans le ciel, est
gouverné par Sancho, avec ses appétits grossiers.
Comment accoster tous ces visages insignifiants et
prétentieux? Que dire de MM. K. L. M. N. 0. P. Q?
Prenons l'alpha et l'oméga de cette kyrielle, une demi-
douzaine d'excellents portraits, et autant de détestables;
une vingtaine de portraits intéressants par la manière
du peintre ou le nom du personnage ; le reste au ha-
sard.
Les plus remarquables sont incomparablement le
portrait d'Adolphe Leleux, peint par lui-même, le mé-
daillon de Listz, par Henri Lehmann, et les deux por-
traits, par Couture. Nous avons déjà parlé du portrait
de Leleux : la tête est vue de face, le teint bistré, l'œil
ombre par de beaux sourcils ; les cheveux sont noirs et
courts. Le buste est coupé au-dessous des épaules.
Point d'accessoires ; un fond neutre. Energique pein-
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484                         salon de 1847.
ture, pleine de caractère et exécutée à grandes touches,
comme les portraits des maîtres vénitiens.
Le portrait de Listz est de profil sur fond uni gris-
perle ; c'est une tête correcte et ferme, coupée au cou
comme dans les médailles de la Renaissance. De grands
cheveux, rejetés en mèches plates comme des lanières,
découvrent le front un peu court, semé de protubérances
significatives. La ligne du profil est pure, superbe et
d'une inflexibilité extraordinaire. Jamais le bronze n'a
arrêté plus fixement le galbe d'une tête humaine. Le
modelé intérieur, fin et serré, immobile et métallique,
est obtenu par une fusion de demi-teintes dont on n'a-
perçoit point les transitions ; procédé très-singulier où
la touche du peintre disparaît absolument. L'exécution
est dissimulée sous la volonté de l'artiste ; on s'étonne
du résultat sans en saisir les moyens. On dirait que cette
forme immuable s'est cristallisée sous un souffle subit et
magique pour l'éternité. Le sang s'est figé dans cette
enveloppe qui ne palpite plus ; la vie s'en est retirée
avec ses variations incessantes. La statue immortelle
a remplacé l'homme éphémère. Ce n'est pas le por-
trait d'un vivant, c'est le souvenir idéal et durable d'un
mort.
Ce système en peinture a beaucoup d'analogie avec
la statuaire. Il est certain qu'il élève l'art au-dessus de
la réalité, mais en le privant, toutefois, de ses condi-
tions sympathiques. C'est un peu la métaphysique et
presque l'algèbre de l'art. Tel homme donné, avec ses
passions, son agitation insatiable, sa physionomie vi-
brante et mobile, égale telle ligne déterminée et inva-
riable. Pour de pareilles équations, il faut beaucoup
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485
SALON DE 1847.
d'intelligence et de calcul, plus encore que de sentiment
poétique ; il faut une réflexion profonde et sûre, plutôt
qu'une perception vive et spontanée ; car le peintre re-
nonce ainsi à l'expression des effets, aux accents fugitifs
de la forme agissante, au rayonnement de la lumière.
Ce portrait étant fait, il n'y a pas moyen d'en faire un autre
autrement. Le Titien aurait fait cent portraits différents
du même modèle, parce qu'il y a cent hommes diffé-
rents dans le même homme. Lehmann a resserré, en
quelque sorte, tous les éléments de la personnalité qu'il
voulait peindre, en leur symbole combiné.
Le moyen âge avait à peu près le même système pour
ses types consacrés. Ainsi, l'image du Christ, une fois
quintessenciée par les premiers fidèles, avait été adoptée
et reproduite constamment sans aucune variation. Le
profil de Napoléon est déjà presque coûté dans un
moule qui passera à la postérité. Les grands person-
nages historiques se prêtent bien à ces abstractions, qui
représentent l'unité d'un génie solennel. Listz est de
nature trop orageuse, pour que son portrait par Leh-
mann lui ressemble beaucoup. C'est un sylphe insaisis-
sable plutôt qu'un héros de bronze. Il est forme de
nuages capricieux, plutôt qu'il n'est taillé dans le granit.
S'il y a une physionomie nerveuse, flottante, déréglée,
convulsive, c'est la physionomie de Listz. Toutes les
émotions de sa fantasque musique, toutes les fantaisies
de son improvisation passent sur son visage aussi vite
que ses doigts courent sur le clavier; physionomie mou-
vante, imprévue, un peu bizarre, toujours inspirée
comme son talent.
C'est donc un incroyable tour de force d'avoir arrêté
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486                         salon de 1847.
ce torrent et immobilisé cette figure fantastique. Le por-
trait par Lehmann est une création très-rare, très-sur-
prenante et très-belle. Elle a été faite sous l'influence de
M. Ingres, à Rome, 1839.
Les portraits de Couture sont à l'antipode de la pein-
ture de Lehmann, Dans ses portraits, Couture est plus
près du naturalisme flamand que de la philosophie ger-
manique, Le praticien habile, libre, un peu brusque,
enlève l'image sous le premier aspect où elle le frappe,
avec l'attitude surprise au moment même, sous le rayon
de soleil qui illumine son modèle. Le voilà, regardez-le
avec sa pose sans apprêt, la main gauche tout bonne-
ment dans son gousset, la main droite appuyée sur une
table, le visage frais et insouciant, la lèvre vermeille,
l'œil sans inquiétude. Les tons de chair sont volés à une
nature saine et rubiconde ; les habits sont peints, sans y
songer, dans une belle couleur sourde qui ne dévore
point le visage. Le fond est d'un beau vert, glacé de
bistre et de gris. Cela manque un peu de caractère ; mais
on ne fait pas poser tous les jours devant soi les pa-
triciens de Venise ou les grands d'Espagne.
Le portrait de femme, par Couture, n'a pas non plus
les signes de l'héroïsme et des castes orgueilleuses. C'est
une figure intelligente et régulière, simplement drapée
dans un châle foncé. La tête est bien modelée et la cou-
leur d'une belle qualité.
Haffner a peint, dans le même sentiment que Cou-
ture, un très-beau portrait, en buste, de Mme de W***,
n° 796; mais l'administration du Louvre a eu soin de le
placer si haut, à droite, première travée, qu'on n'en a pas
remarqué tout le mérite. La femme est vue de trois
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SALON DB i,8|7.                              487
quarts, tournée à droite ; cheveux noirs, cou n,u, robe
noire, avec un liséré de dentelle sur la peau. Cela rap-
pelle la grasse et vivante peinture de Maas et des maî-
tres flamands du dix-septième siècle ; la touche en est
ample et assurée, la couleur forte et harmonieuse, l'effet
simple et juste, la physionomie spirituelle et expressive.
IJaffner est un artiste qui fait son chemin, malgré le jury.
MM. Tissier, Besson, Verdier, Yvon, tiennent encore
à la même école, ou, pour mieux dire, ils ont de l'ana-
logie dans leur manière de voir et de traduire la nature.
Le portrait de jeune femme presque collée à un lambris
grisâtre, par M. Tissier, est une des bonnes peintures du
Salon : couleur abondante, mouvement gracieux^ exé-
cution franche.
La Jeune fille de dix-huit ans, par Besson, est bien
tournée, dans un sentiment très-mélancolique. Avec ses
cheveux blonds en désordre, son teint mat, sa robe d'un
beau ton de safran, chiffonnée et entr'ouverte, son front
penché sur ses mains qui viennent de détacher ses bi-
joux, elle a Pair d'une Madeleine renonçant aux vanités
du monde. A dix-huit ans, déjà ! Le raccourci du bras
gauche est très-répréhensible. L'amour de la couleur ne
doit pas faire négliger la correction de la forme et la
pureté du style; au contraire, la couleur est mémo le
moyen essentiel en peinture pour exprimer précisément
la forme, le dessin et, le relief des corps, ou, si Pon veut,
les aspects que la nature offre à nos regards.
M. Yvon, l'auteur des vigoureux dessins pris en Rus-
sie, et que nous avons déjà signalés, a fait le portrait de
M. Mathieu Meusnier, statuaire. C'est un peu. noir et un
peu lourd, mais dans la bonne tradition.
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488                             SALON DE 1847.
M. Hermann Winterhalter, dans sa Tête de jeune
femme brune, et M. Henry Schlesinger, dans sa Jeune
fille effeuillant une marguerite,
ont cherché le charme et
la coquetterie; M. Pérignon, dans ses neuf portraits en
robe rouge acerbe ou vert cru, a cherché l'argent;
M. Court a cherché le succès banal ; M. Hippolyte Flan-
drin, dans son portrait d'homme, n'a cherché que le
style.
C'est un spectacle digne d'attention que la lutte cou-
rageuse de quelques hommes de talent, au milieu d'un
système radicalement faux et même opposé à la pro-
priété fondamentale de leur art. M. Hippolyte Flandrin
se débat, avec une persévérance digne d'un meilleur ob-
jet, contre les difficultés insurmontables que son école
se crée volontairement en peinture. Le moyen de la
peinture, c'est la couleur, comme le son est le moyen
delà musique. Faites donc de la musique sans le son,
seulement avec des mesures vides et des soupirs abs-
traits ! En musique, la mesure ou le rhythme ne sont
que les dépendances du son qu'ils resserrent ou qu'ils
précipitent, avec sa variété infinie du haut en bas de la
gamme, avec ses dégradations et ses demi-teintes, ses
majeurs et ses mineurs, ses dièzes et ses bémols. En
peinture, on opère sur la couleur, dont les lignes, ou ce
qu'on appelle le dessin, ne sont aussi qu'une dépen-
dance, sans existence propre et distincte de la couleur.
Faites donc de la peinture avec quelques lignes, et rien
dedans ni rien alentour, le vide comme les soupirs en
musique ; n'est-ce pas comme un papier à musique, ré-
glé, mais Sans notes, muet et morne, — le néant?
Les lignes ou le dessin ne servent qu'à contenir la
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salon de 1847.                         489
couleur, à en déterminer les harmonies. On pourrait
même dire que la ligne est une abstraction en peinture,
elle n'existe pas ; mais on la suppose entre deux couleurs
différentes, comme on la suppose entre les corps dans la
nature. Est-ce qu'il y a, le long de votre front, de votre
nez et votre menton, une ligne qui arrête votre profil?
Ce qui dessine votre profil, c'est la couleur qui diffé-
rencie de tout l'entourage extérieur voire tête placée dans
une certaine attitude et sous une certaine lumière. La
preuve qu'il n'y a point de ligne, c'est que votre profil
change même de charpente sous des lumières diffé-
rentes.
Nous avons tout à fait à cœur cette question capitale
en peinture, et à laquelle se rattachent en même temps
toutes les questions de procédé et toutes les questions
d'effet et de résultat. La préoccupation exclusive de la
ligne, substituée à la passion delà lumière et de la cou-
leur, c'est l'anéantissement de toute peinture et de toute
poésie. Dans un paysage baigné de lumière et d'ombre,
si vous cherchez des lignes, vous trouverez peut-être
quelques détails séparés de l'ensemble; mais l'impres-
sion générale de la nature vous échappe. Au lieu d'avoir
devant vous l'immensité, le ciel infini, la perspective
profonde, les harmonies de la terre et de l'air, et le gra-
cieux mélange des arbres sur des fonds mystérieux, vous
obtenez une petite feuille découpée et vue à la loupe,
un fragment de pierre, une minutie quelconque. S'il
vous suffit de voir un petit phénomène isolé, ne prenez
pas la peine de courir les bois ou d'escalader les mon-
tagnes, enfermez-vous dans un herbier, avec des mi-
croscopes et des bocaux pleins de choses curieuses. Vous
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49,0                             SALON DE 1847.
pouvez devenir un savant ; mais vous êtes au revers de
Tari.
Pour la peinture des scènes historiques et des compo-
sitions compliquées avec des personnages et de l'espace,
l'école dont nous parlons est tout aussi impuissante · car
une foule d'hommes est comme une foret d'arbres : c'est
la lumière qui les différencie les uns des autres et les
met à leur plan, chacun avec sa tournure, sa forme ori-
ginale, son mouvement et son expression. Sans la cou-
leur, on ne saurait donner l'idée de la distance, de la
profondeur et des relations de localités. Tous vos per-
sonnages seront platement collés sur un papier uni. C'est
ce qui est arrivé au Napoléon de M. Flandrin, et ce qui
est bien plus sensible encore dans les tableaux à plu-
sieurs figures.
Le portrait, j'en conviens, subirait cette méthode
étique avec moins d'inconvénients que la grande pein-
ture ou le paysage, parce qu'on est occupé d'une tête
toute seule, sans entourage, sans accessoires et sans
fond, et si l'on veut, en dehors du monde extérieur, dans
un isolement supposé complet. Aussi M. Ingres et son
école ont-ils fait quelquefois des portraits extrêmement
distingués. Nous avons admiré, au dernier Salon, un
portrait de femme, par Amaury Duval ; et le portrait de
Listz, par Lehmann, nous semble de même une œuvre
très-rare, malgré la bizarrerie du procédé do ces deux
peintres. Mais notez que ces deux portraits sont de pro-
fil. Quoique vous n'ayez pas trouvé sur votre peau la
ligne que nous vous invitions à chercher tout à l'heure,
la découpure du visage vu de profil se prête mieux à la
convention d'un trait décidé, que le relief du visage vu
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salon op 1,847,                         mi
de fa;e.e^ ayec ses plans divers, du froni, du nez, 4es
joues, de la bouche et du menton, La découpure du
profil a beaucoup d'intérêt, puisqu'elle met en saillie
les traits caractéristiques de l'homme ; mais la décou-
pure extérieure d'une face n'est qu'une lune dans la-
quelle il faut modeler la tête et le visage. On n'y arrive
pas avec un mysticisme plus ou moins ingénieux,
Le portrait d'homme, par M. Jrlippolyte Flandrin, est
bien préférable à son Napoléon, et il mérite un examen
sérieux ; car, malgré le vice d'un système absurde,
M. Flandrin a marqué ce portrait d'un caractère incon-
testable. L'homme est vu de face, la tête appuyée sur la
main droite, la bouche un peu crispée, les yeux fixes.
C'est une tête commune, mais ferme; une espèce de ju-
risconsulte ou de savant, au teint de carton. C'est gris,
terne, triste, morne, ennuyeux et malsain. C'est assez
bien imité, mais c'est vivant comme un faux nez.
M. Jean-Baptiste Guignet est sur la lisière de ce pré-
cipice. Au lieu de découper ses figures en carton-pâte, il
les découpe en pierre grise., à bas-relief sur fond gris.
Sa gamme ne s'étend que du gris au noir, également
appliqués aux chairs et aux étoffes. Son portrait de
M. Frédéric de Mercey, tête bilieuse et fortement accen-
tuée, est cependant un des meilleurs portraits qu'il ait
faits. Il y a moins de prétention et de mélodrame que
dans ses précédentes peintures.
M. d'Anthoine paraît avoir songé à M. Guignet, dans
son portrait du conite d'A***, qui ne manque pas d'une
certaine grandeur.
M. Decaisne a Jait un portrait de femme en robe blan-
che, avec des mains fines et distinguées; M, jEugène
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492                         salon öE 1847.
Quesnet, le portrait de M. Géraldy; M. Peronard, Ie
portrait de M. Achille Jubinal, fermement, trop dure-
ment peint; Mme de Pelleport, un gracieux portrait de
jeune tille, placé dans le salon carré; M. Brossard, son
propre portrait en médaillon; M. Dubufe père, un por-
trait de femme, très-apprécié par ses admirateurs ;
M. Champmartin, le portrait, en pied, d'Ibrahim-Pacha,
et M. Larivière, le portrait du bey de Tunis, qui se font
pendant aux deux angles du grand salon.
Un portrait curieux et qui a l'air d'une ancienne pein-
ture, est celui du célèbre sculpteur Thorwaldsen, par
M. Griinler, de Leipzig. C'est un peu mince d'exécution,
mais correct de forme et nettement accusé.
Les étrangers., et en particulier l'auteur du portrait
du maréchal Soult, ne nous ont pas habitués à la bonne
peinture et aux nobles portraits. Il faut voir encore,
parmi les merveilles du Salon , un grand portrait
d'homme assis et de face, par M. Navez, directeur du
Musée de Bruxelles. A Bruxelles, tout près de Bruges,
la ville des van Eyck et de Memling, dont leurs compa-
triotes paraissent avoir perdu le souvenir, — tout près
d'Anvers, la ville de Rubens et de van Dyck,— à
Bruxelles, dont le Musée, trop peu estimé, renferme des
chefs-d'œuvre que le conservateur n'a sans doute jamais
regardés, voilà ce qu'ils font de la tête humaine.
Il y a cependant au Musée de Bruxelles, tout au fond,
en regard., deux magnifiques portraits de Rubens, le
prince Albert et sa femme Isabelle. Titien, et Veiazquez
dans sa manière la plus magistrale, pourraient seuls se
soutenir à côté de Rubens quand il s'élève à cette hau-
teur majestueuse.
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SALON DE 1847.                              493
Le portrait d'homme, par M. Navez, semble peint avec
de la suie et de la cendre, délayées dans de l'eau sale.
La tête est terreuse, grossière, boursouflée et commune.
Est-ce que la patrie féconde et glorieuse qui enfanta
tant de génies naïfs ou sublimes au quinzième siècle et
au dix-septième, est-ce que la Flandre, ce pays fertile et
vigoureux, qui tient à la fois de l'Espagne par une infu-
sion du sang, de la Franco par le voisinage, de l'Alle-
magne par la race, n'a plus ce bon sens, cet esprit et
cette passion valeureuse, qui ont illustré sa vie natio-
nale, malgré les fatalités de la géographie et de l'his-
toire? Est-ce que la Flandre perdrait ce caractère
exubérant qu'elle a toujours conservé au milieu des
conquêtes et des dominations successives d'une politique
de hasard? Est-ce que le sol des franchises municipales
et de la vie libre et naturelle n'a plus de sève pour faire
pousser des hommes simples et forts, des artistes origi-
naux ?
Hélas 1 nous avons aussi à l'exposition un portrait
peint par le conservateur du Musée du Luxembourg, ou
par son fils peut-être, ou par quelqu'un des siens.
M. Elzidor Naigeon n'est pas plus près de Poussin ou de
Rigaud, que M. Navez de Memling ou de van Dyck. Il a
voulu faire le portrait de M. Dideiot, procureur géné-
ral près la Cour royale de Bourges et député des Vosges :
robe rouge, garnie d'hermine, tapis vert, fond gris. Ces
trois couleurs, que la nature marie le mieux ensemble,
font un atroce ménage dans la peinture de M. Naigeon.
Elles sont, d'ailleurs, de tempérament si aigre et si faux,
qu'elles ne s'associeraient pas mieux à d'autres con-
joints. Laissons-les se battre ensemble.
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494                         salon M 1847.
Et la tête de M. DideÎot?1 nous fie' Favoris pas aperçue
dans ce fracas discordant. Elle y est peut-être, mais dé-
vorée par la belette et le poisson, l'hermine et la pour-
pre, Ou par le veit-de-gris.
Nous n'avons jamais conïpris pourquoi les hommes
convenablement placés dans le monde affrontaient âînsïj
de gaieté de coeur, le ridicule, quand le génie de' îart
ne' les pousse pas malgré eux dans la mêlée' publique.
Et qui diantre vous force à vous faire exposer?
comme dit Alceste :
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations.
Que M. Naigeon II, qui a tranquillement succédé à
son père dans la conservation du Musée du Luxem-
bourg, se contente d'admirer MM. Abel de Pujol, Bi-
dauld, Blondel, Delorme, Dueis, Garnier, Gosse, Gran-
ger, Gros-Claude, Heim, Lancrenon, Mauzaisseet autres,
au milieu des Delacroix et des Scheffer qui ornent ses
galeries. Ou bien, si c'est M. Naigeon III, le dauphin de
la dynastie, qu'il attende avec discrétion l'héritage du
souverain régnant. Les proverbes sont faits pour les
princes comme pour les peuples : Trop parler nuit, trop
peindre cuit.
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SALON DE 1847.                              496
VIÏÏ
Promenade.
Aujourd'hui, nous irons un peu au hasard, le regard
levé vers les grandes toiles qui annoncent quelques
qualités distinctives ou des efforts méritants. Notre école
actuelle a ceci de bon, qu'elle est assez variée, et fort
habile dans l'exécution. Les praticiens adroits sont très-
nombreux, et en même temps leurs prédilections sont
très-différentes. Sous l'Empire, quand on avait vu David,
Gros, Girodet, Guérin, Gérard, Hennequin et Lethière,
on avait tout vu ; le resté était pacotille du même atelier.
Sauf quelques excentriques, alors inaperçus, comme
Prudhon, sauf les compositions de l'histoire contem-
poraine par Gros, l'Empire n'a fait qu'un seul tableau,
composé des mêmes modèles déshabillés en héros ou en
demi-dieux, et baptisés dans le calendrier mythologique.
A présent, les peintres s'adressent à l'histoire do tous
les temps et de tous les pays, à la religion, à l'allégorie
poétique, à la vie privée, à l'homme et à la nature exté-
rieure. L'art a reconquis l'indépendance de ses affections
et la liberté de ses moyens. Une compression excessive
nous a conduits à une anarchie dont il ne faut pas trop
se plaindre, puisqu'il en est sorti une douzaine de
talents originaux, qui placent notre école à la tête de
l'art en Europe, malgré la prétention des Allemands
philosophes et des naturalistes belges ou hollandais.
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496
SALON DE 1847.
Les tableaux religieux ont été, dit-on, écartés de pré-
férence par le jury. On a décimé les martyrs et pros-
crit les saints, par cette raison qu'un tableau religieux,
exposé au Salon, est toujours suivi d'une demande d'a-
chat à la liste civile ou aux ministères ; et toujours il se
trouve quelque député pour appuyer le peintre, chaque
arrondissement électoral étant fort curieux d'orner ses
églises et ses chapelles. Un tableau de dix pieds coûte au
moins mille francs, à cent francs le pied, et le budget
s'effraye avec raison de ces subventions forcées, dont il
ne résulte aucun profit pour les arts.
M. Appert a traité un sujet dont il n'y a guère
d'exemple dans toute la tradition des peintres et des gra-
veurs. Je ne connais qu'une seule estampe de la mort
de saint Joseph, et pas un tableau, si ce n'est une esquisse
de Técole de David, où le vieux charpentier est assisté à
son agonie par son fils adoptif et par la Vierge. L'his-
toire catholique n'a guère laissé de renseignements précis
sur Fópoque, le lieu et la circonstance de cette mort.
Saint Joseph disparaît après l'épisode de la dispute avec
les docteurs du temple. Il n'en est plus question parmi
les apôtres, où il aurait dû figurer le premier, et il ne
reparaît point à côté de la Vierge, lors de la Passion. Il
mourut donc, probablement, durant la jeunesse du
Christ. Jésus cependant ne se trouve pas dans la com-
position de M. Appert, qui est bien le maître d'en faire
à sa guise. Le saint mourant est entouré de quatre ou
cinq personnages, tous plus grands que nature, et son
corps demi-nu s'enlève sur une triste muraille. Au pre-
mier plan, des vases et des draperies, d'une exécution
vigoureuse. M. Appert peint la nature morte avec quel-
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SALON DE 1847.                              497
que succès, et il a envoyé au Salon un autre tableau
représentant des instruments de musique.
Au-dessus du grand tableau do Couture, c'est-à-dire
à cinquante pieds en l'air, est un Christ descendu de la
croix,
et qui mériterait d'être descendu aussi do la
voûte. L'auteur, Fernand Boissard, sait son métier de
peintre, et le Souvenir de la retraite de Russie n'a pas
été oublié par les artistes. Quand le Christ mort sera mis
à portée du regard, après-le classement nouveau qu'on
prépare, nous y verrons ressusciter de bonnes qualités
d'exécution, ainsi que dans le Samaritain, de M. ïabar,
qui paraît fermement peint. Il est juste que chacun soit
mis à sa hauteur. Si la direction du Louvre ost embar-
rassée pour choisir les tableaux qui devront remplacer
au sommet de la frise le Christ ot le Samaritain, nous
lui indiquerons d'excellents martyrs, dont personne ne
remarquera l'ascension au ciel.
Au-dessus du tableau de M. Horace Vernet, on voit
aussi, en pendant, un autre Christ et un autre Samari-
tain.
Le Christ au jardin des Oliviers, par M. Comairas,
est agenouillé presque de face et soutenu par un ange.
Après avoir donné, un moment, l'espérance d'un talent
original, M. Comairas est demeuré un artiste laborieux
et convaincu. H y a également un peintre dans M. Ro-
not, auteur du Bon Samaritain. Ses figures sont dessi-
nées avec science, et la couleur a de la solidité.
On remarque encore sur le morne côté du grand salon
un Saint Martin, rudement brossé, par M. Bigand, de
Versailles, et là Vision de Jacob, par M. Laemlein. Les
figures d'anges qui escaladent l'échelle symbolique no
manquent pas d'une certaine tournure, et le visionnaire
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498                         salon de 1847.
lui-même, étendu par terre, ouvre de grands bras dra-
matiques comme pour saisir son rêve et s'accrocher à la
robe flottante des célestes grimpeurs.
Une peinture très-particulière, dans un style à la fois
très-prétentieux et très-naïf, tenant à l'école allemande
et à l'école de M. Ingres, c'est le Christ apparaissant à la
Madeleine
éplorée près du tombeau sacré, par M. Henri
Delaborde ; elle est placée sur le lambris de droite à
l'extrémité, contre la petite porte de la galerie de bois.
Nous nous sommes arrêté longtemps à considérer ce
tableau singulier, dont le dessin paraît fort correct et
l'exécution tout à fait précieuse. Les personnages sont
de grandeur naturelle : la Madeleine couchée, dans une
belle attitude, sur des fleurs terminées comme à la manu-
facture de Sèvres, et couverte du cou jusqu'aux pieds
par une robe rose d'un seul ton, presque sans demi-
teinte et presque sans plis; le Christ debout,avec une
draperie blanche, étendant vers elle sa main distinguée.
Le paysage est d'une sobriété de couleur extrêmement
rare, et les arbustes se dressent dans l'air avec élégance,
quoiqu'ils soient découpés à l'emporte-pièce. Ce jeune
talent nous inquiétait beaucoup, et nous serions heureux
qu'il eût de l'avenir ; mais un petit tableau du même
peintre, intitulé le Repos, vue prise aux environs de Flo-
rence, ne justifie guère cet espoir. Il faudra voir les
prochains Salons.
Près de cette pâle Madeleine, un peintre qui est cer-
tainement poêle, M. Gendron, auteur des Willis au
Salon de 1846, a exposé une Sainte Catherine ensevelie
par les anges. La belle morte, chastement; voilée dans
son linceul, est étendue au premier plan, tandis que les
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SALON DE 1847.                              499
esprits célestes descendent sur les nuées, apportant des
couronnes, des palmes et des parfums. L'apparition a
beaucoup de grâce et de style, et la tête de la sainte
semble dessinée avec un sentiment parfait. Le tableau
gagnerait sans doute à être vu de près.
M. Gendron a fait un autre tableau de petite dimen-
sion, intitulé : Après ία mort. L'idée est tout à fait poé-
tique. Sur les tombes blanches d'un cimetière éclairé
par la lune fantastique, les ombres de deux amants se
rencontrent et s'embrassent. Leurs formes légères se
sentent plutôt qu'elles ne se touchent, comme deux
nuages qui s'entremêlent mollement sous la brise. Com-
position pure et délicate, dans le goût des ballades alle-
mandes.
Le Sixte-Quint bénissant les marais Pontins, par M. Ru-
dolp Lehmann, est placé sous Y Orgie de Couture,
voisinage dangereux pour un pape. Sixte-Quint, accom-
pagné de sa cour, est debout sur le rocher qui porte
encore son nom, au milieu des montagnes Volsques. Une
vive lumière frappe ce groupe dominant toute la com-
position, et entouré aux plans inférieurs de la foule des
populations voisines et des fameux brigands de Sonnîno,
accourus avec leurs femmes et leurs enfants pour pro-
fiter d'une bonne occasion, et se faire absoudre en bloc
de leurs crimes et de leurs vols habituels. Les autres
tableaux de M. Rudolp Lehmann sont une Vierge avec
l'Enfant Jésus et une Chevrière des Abruzzes, en pendant
à sa belle Vendangeuse, la Grazia, du Salon de 1843.
Quels sont encore les grands tableaux du salon carré ?
Un Saint Louis de Gonzague catéchisant les pauvres
dans les rues de Rome, par M. Wachsmuth ; la Mort
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500                             SALON DE 1847.
de Jane Seymour, faible mais gracieuse peinture, par
Eugène Devéria; une Scène de torturera.? M. Vinchon ;
la Chasse au tigre, du prince Javanais ; le Pisani, de
M. liesse ;les Catacombes, de M. Granet. Mais nous avons
déjà cité tout cela, et nous ne savons qu'en dire de nou-
veau.
Nous n'avons pas parlé cependant d'un tableau de
Lessore, intitulé la Bienfaisance. Une pauvre femme du
peuple, mourant de faim ou de misère sur son grabat,
serre sa petite fille amaigrie ; un autre enfant déguenillé
regarde du côté de la porte, où l'on entrevoit une dôme
qui s'éloigne après avoir déposé son aumône sur le lit.
Hélas I l'aumône sera bien impuissante à soulager cette
infortune.
Lessore a de solides qualités comme praticien. Ses
figures sont bien peintes, les lumières sont justes ; la
perspective est savaate, la touche large et simple., la
couleur vigoureuse.
' M. Antigna se rapproche un peu de Lessore pour le
sujet et pour le style de ses tableaux. La Pauvre Famille,
une mère debout contre un mur. avec deux enfants, est
une peinture ferme, un peu commune, mais dont l'in-
tention inspire une honnête sympathie.
La galerie contient aussi quelques tableaux religieux
dignes d'examen. M. Lassale-Bordes, dont nous avons
déjà remarque une Cléopâtre au précédent Salon, a
peint le Christ et saint Pieire marchant sur les eaux ;
c'est le moment où Pierre enfonce dans la mer et ap-
pelle le secours du Christ, qui étend la main vers lui et
lui reproche de manquer de foi. Ces deux figures ont
de la grandeur et de la noblesse. Le groupe des apôtres,
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SALON DE 1847.                         501
qui se presse au second plan, est bien disposé et d'une
bonne couleur. M. Lassale cherche encore un peu son
propre style ; mais il semble appartenir à une écolo où
il a puisé de forts enseignements, et il possède assez
maintenant les ressources du métier pour s'abandonner
à ses inspirations.
Nous voyons pour la première fois le nom de M. Au-
banel, auteur d'une Mort de saint Paul l'ermite. Au
bord d'une grotte taillée dans le rocher, le vieux soli-
taire, demi-nu, est agenouillé près d'un crucifix et d'une
tête de mort. Cette figure, de grandeur naturelle, in-
dique l'étude des maîtres savants et vigoureux, comme
Ribera et les Carrache. Le dessin, le modelé anato-
mique, la couleur, ont beaucoup d'effet ; à l'entrée de
la cellule, paraît saint Antoine, vêtu d'une ample robe
brune. L'ensemble de la composition est très-satisfai-
sant, et M. Aubanel peut compter dès aujourd'hui parmi
les peintres capables d'entreprendre les grandes toiles.
M. Barrias, élève à la villa Mcdicis, a envoyé do Rome
une Sapho, nue et couchée, de grandeur naturelle,
dessinée avec correction, modelée avec sobriété. C'est
l'école de M. Ingres, dans un sentiment moins distin-
gué. La patrie du Titien, du Giorgione, du Tintoret, do
Paul Véronèse, nous a envoyé aussi un échantillon de
la peinture que font aujourd'hui à Venise les successeurs
des sublimes maîtres de la Renaissance. M. Schœlf n'est
pas Vénitien, c'est impossible, et son nom cache quel-
que Hongrois dépaysé, qui a traversé le golfe pour
signer ses incroyables peintures — de Venise la belle
et la glorieuse. La Fête dans l'intérieur d'un palais, et
la Lecture des Hures sacrés doivent être classées entre
28.
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502
SALON DE 1847.
les tableaux les plus drolatiques du Salon de 1847.
La Lecture de la Bible est justement le premier tableau
qu'on rencontre à gauche, en entrant dans le petit salon.
Quelle introduction joyeuse 1 Au-dessus se trouve une
composition historique, les Obsèques de Guillaume le
Conquérant.
Les peintres d'histoire, comme on disait
jadis, ne sont pas nombreux au Salon. Il faut en venir
aux batailles impériales de M. Hippolyte Bellange, con-
servateur du Musée de Rouen et fournisseur du Musée
de Versailles, pour arriver au fameux Champ-de-Mai,
1" juin 1815, par M. Heim, l'académicien. Que le jury
est bien représente par M. Heim ! Je donnerais tous
mes tableaux de Decamps, Diaz, Eugène Delacroix,
Rousseau et Dupré, je donnerais la Joconde de Léonard,
pour les portraits de Victor Hugo, Alexandre Dumas,
Casimir Delavigne, Scribe, Viennet, Taylor, de Vigny
et autres, tels que M. Heim les a peints dans sa Lecture
au foyer de la Comédie-Française. Que le père Andrieux
a bonne mine au milieu de cette illustre assemblée !
M. Biard est vaincu. Si M. Biard a autant d'esprit qu'on
le dit, il devrait reproduire librement au prochain Sa-
lon le tableau de M. Heim. La parodie est permise quand
elle s'applique à des œuvres de cette importance, si-
gnées par des noms éminents comme le nom de M, Heim.
Ici, la parodie est toute faite ; il n'y a qu'à copier, et nous
applaudirions, cette fois, à la bonne charge de M. Biard.
L'esprit est si rare en peinture, à défaut de qualités
plus profondes et plus véritablement artistes 1 Les hom-
mes d'esprit, d'ailleurs, comprennent qu'il faut s'arrêter
au croquis, au dessin, à la lithographie, comme Charlet
et Granville, ces deux regrettables improvisateurs ;
-ocr page 546-
^■BWepBiPÜP^^^^nSPPBPeW^
SALON DE 1847.                              503
comme Gavarni, Ie charmant romancier; comme Dau-
mier, Ie grand philosophe sans les avoir. Pourquoi Dau-
mier n'est-il pas de l'Institut? M. Heim lui en remon-
trerait encore pour la naïveté de la caricature et la
sublime bêtise de l'expression.
Les Lapins de Philippe Rousseau ont plus d'esprit
que les poètes de M. Heim. Voilà des lapins qui sont
dignes de vivre, et qui ne céderaient pas leur destinée
pour celle d'un académicien ! Quel conciliabule impo-
sant, sous l'ombre de la garenne ! Nous préférons tou-
tefois encore à la fable de Florian, traduite par Philippo
Rousseau, son petit Intérieur orné d'un chou vert et d'un
fromage de Brie, gardés par un chat, gravoment assis
sur une chaise, comme les Ménagères des peintres hol-
landais. La grande proportion ne va pas à ces sujets
familiers et à la fine exécution do Philippe Rousseau.
Il lui faut des objets microscopiques à caresser douce-
ment, comme Gérard Dov, qui mettait trois jours à poin-
dre un manche à balai. La pratique de Philippe Rous-
seau a plus de largeur et d'abondance cependant que la
manière léchée et précise de Gérard Dov ou de Mieris.
Il est moins correct et moins précis, mais plus gras et
non moins harmonieux. Il est, pour la nature morte, à
peu près comme Meissonier pour les petits personnages,
lequel suit la tradition de Terburg et de Metsu, ces petits
peintres
qui attaquaient une figure de six pouces comme
une figure de six pieds.
Les deux lapins qui ruminent sur le plancher, dans
l'Intérieur de cuisine, sont adorables. L'un a le poil
gris-souris, et se présente de face; la main aimerait à
glisser sur sa fourrure proprette et soyeuse ; l'autre est
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504                              SALON DE 1847.
vu de dos avec sa belle robe noire, tachetée d'hermine,
comme un gros magistrat endormi.
Ces qualités, d'un coloris délicat et d'une touche lé-
gère, sont très-notables dans les Fleurs baisées par des
papillons. C'est tendre, velouté, lumineux, comme les
fleurs naturelles. M. Saint-Jean, de Lyon, ferait bien
d'étudier cette esquisse de Philippe Rousseau.
Il so pourrait que l'auteur des Branches en fleur,
n° 667, fût élève de son compatriote M. Saint-Jean, qu'il
dépasse comme fraîcheur et comme réalité. Ces bran-
ches d'amandiers et de roses, par M. Gallet, sont peintes
dans le système des fines fleurs de la porcelaine fran -
çaisé de Sèvres. Nous préférons, quant à nous, la ma-
nière large et fantastique des porcelaines du Japon ou
de la peinture de Diaz ; mais, pour ceux qui recher-
chent une réalité minutieuse et la délicatesse du détail,
M. Gallet doit être un phénomène qui n'a certainement
pas son pareil.
M. Stevens, de Bruxelles, a fait un des tableaux les
plus spirituels du Salon. Il a pris son sujet dans une
fable de Lafontaine, comme Philippe Rousseau dans une
fable de Florian. Le chien qui porte à son cou le dîner
' do son maître est on train de faire ripaille sur le pavé,
avec la pitance que se disputent un tas de chiens sans
aveu et sans éducation. Le confortable panier est là par
terre, et le plus adroit des bandits, un caniche, tire du
bout des dents la serviette qui recouvre un pâté splen-
dide. Les autres tiennent déjà quelque morceau ou se
battent pour le conquérir.
Et chacun de tirer, le mâtin, la canaille,
A qui mieux mieux...
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SALON DE 1847.                              505
Chiens prolétaires et déguenillés, chiens trouves ou
plutôt chiens perdus, véritables sans-culottes de chiens,
qui n'ont jamais marché sur des tapis, ni senti sur Ué-
chine le magnétisme nerveux d'une main parfumée
chiens maigres et crottés, au jarret sec, à la dent blanche
et aiguë, à l'œil flamboyant, à la tournure originale. Il y
en a un surtout qui vaut tous les chiens aristocrates du
monde : c'est le Diogène, certainement peint d'après na-
ture, assis à droite, regardant faire le caniche. Je con-
viens qu'il est un peu canaille, comme dit Lafontaine, et
qu'il ne tient guère aux façons du grand monde. Il n'a
jamais connu son père, et le fumier de la rue a été sa
seule nourriture. Sa tête sans oreilles, large, osseuse,
plate en arrière, a toute l'apparence d'une tête de soldat.
Son œil inquiet lance des éclairs, et sa gueule est béante
et rouge. Toute sa physionomie dénote l'aventurier et
le philosophe sans souci. Mais quelle est donc cette gue-
nille enroulée autour do sa patte gauche ? c'est le pan-
sement de quelque blessure de hasard ; car sa vie doit
se passer à des combats sans fin, et, au milieu de cotte
existence de bohémien en plein air, il a pourtant le bon-
heur de rencontrer encore des amis qui soignent ses
plaies. Le courage, dans toutes les conditions, inspire
toujours la sympathie et un certain respect. Ce chien-là
ressemble à un fier mendiant espagnol, peint par Ve-
lazquez ou par Goya.
M. Elmerick a représenté aussi une famille de chiens
qui ont leur mérite : chiens courants, blanc-orangé,
couchés dans le chenil, la mère et les petits. Bonne ni-
chée qui courra le cerf et le sanglier. Le tableau do
M. Elmerick est grassement peint et très-harmonieux
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de couleur, quoique dans une gamme grise un peu
faible.
Un excellent peintre et qui sera bientôt un peintre
célèbre, c'est Jean-François Millet, déjà connu par ses
vigoureux pastels. Millet a quitté le pastel pour la pein-
ture à l'huile, et il a bien fait. Ne le jugez pas encore
sur son jeune Œdipe détaché de l'arbre, tableau singu-
lier et presque incompréhensible. L'Œdipe pose une
énigme au public, au lieu de deviner celle du sphinx.
Il est difficile de débrouiller, dans ce mortier de toutes
couleurs, la figure de l'enfant tenu en haut par un pied,
en bas par la tête, et les personnages enfouis dans le
paysage, et le chien noir qui tache le terrain. Mais il y a
dans cette fantasmagorie un brosseur audacieux et un
coloriste original.
Nous avons vu des tableaux de Millet qui rappellent
à la fois Decamps et Diaz, un peu les Espagnols, et
beaucoup les Lenain, ces grands et naïfs artistes du dix-
septième siècle, auxquels la postérité n'a pas encore
accordé leur place légitime parmi les meilleur» peintres
de l'école française.
Qui citerons-nous encore dans cette revue capricieuse?
le Pétrarque plantant un laurier sur les ruines du tom-
beau de Virgile, composition poétique mais froide d'exé-
cution, par Alfred Arago ; la Salle du Musée de Dijon,
qui renferme les tombeaux de Philippe le Hardi, de
Jean Sans-Peur et de Marguerite de Bavière, par M. Au-
guste Mathieu ; la Revue d'un régiment de dragons, par
Lorentz, qui a tant d'esprit dans ses dessins populaires j
les Cuirassiers enlevant une batterie russe, et l'Ambu-
lance
dans un bois, par M. Fiévée ; les Marines, de
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SALON DE 1847.                             507
Mi Louis Garneray et de M. Durand-Rrager, de M. Morel-
Fatio, de M. Meyer ou de M, Gudin. C'est assez pour une
fois.
ÎX
Les petits tableaux, de genre.
Un des tableaux les plus admirés par les amateurs de
peinture à la loupe, est la Vieille cuisinière plumant un
coq, par M. Dyckmans, d'Anvers, la patrie,de Rubens.
C'est, assurément, une merveille de patience. Jamais
Gérard Dov n'a été plus loin, comme minutie, dans ses
erreurs si singulières pour un homme qui avait connu
Rembrandt. Denner, dans ses monstres de vieilles fem-
mes, n'ajamais pointillé plus maigrement les bagatelles
de l'épiderme et les riens de la réalité banale. On voit le
grain de la peau, les rides du front, une verrue au sour-
cil, et l'on compte les plumes du coq. Quel beau chef-
d'œuvre I II faut de la peinture pour tout le monde,
même pour les myopes et les esprits courts.
La Cuisinière, de M. Dyckmans, est assise de face et
vue jusqu'aux genoux ; elle porte un bonnet de paysanne
sous lequel ses cheveux gris sont retroussés à la chi-
noise, et autour du cou un mouchoir blanc, bordé de
dessins roses. A droite, un chat monté sur une chaise
avance tendrement sa patte vers le coq. Chat, coq et
femme, sont dignes de VIntérieur de cuisine de Drolling.
On appelle cela faire nature. Mon Dieu ! que c'est
laid! Mais c'est un prodige, qui a coûté bien du temps.
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J'aime mieux un barbouillage de Velazquez, fait en un
quart d'heure. Les auteurs de ces marqueteries précieuses
sont bien à plaindre de ne pas voir autre chose dans les
spectacles magiques de la création. Il faudrait cependant
savoir si c'est de l'art ou do l'industrie. Où finit l'indus-
trie ? où commence l'art? A l'endroit où l'homme met
quelque chose de lui-même dans son œuvre. L'art est le
langage d'un sentiment original; c'est, comme dit M. de
Lamartine, l'accent sonore qui fait retentir votre âme
dans l'âme d'autrui.
Quelle est donc la passion qui pousse M. Dyekmans?
L'amour de ses semblables, ou l'amour de la lumière, ou
l'amour de la beauté? Quelle est aussi l'impression que
sa peinture laisse aux autres hommes? Ce n'est pas l'en-
thousiasme, ni la poésie, ni la réflexion, ni l'amour
d'une réalité si disgracieuse. Mieris, au moins, faisait de
petites dames en robe de satin blanc, assises près d'une
table à thé, couverte d'un tapis bigarré, ou de jeunes
servantes à une croisée garnie de fleurettes. Les Inté-
rieurs de famille et les Scènes domestiques de Gérard Dov
représentent au moins, avec naïveté quoique avec exa-
gération, un certain côté des mœurs hollandaises, la pro-
preté, l'ordre, la régularité, la vétille. Il voulait que la
plissure de ses bonnets fût irréprochable comme celle
de sa ménagère, que les meubles fussent luisants et que
le carreau fût bien lavé. Le moindre duvet voltigeant,
un fétu égaré, l'eussent rendu malheureux dans sa mai-
son comme sur son tableau. Il y a de gros Hollandais
qui sont comme cela, et qui s'évanouiraient à la rencontre
d'une toile d'araignée.
Mais cependant les maisons de Pieter de Hooch, les
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SALON DE 1847.                              509
salons de Terburg et de Metsu sont aussi nets que les
intérieurs de Mieris ou de Gérard Dov ; ils ont autant de
simplicité, mais bien plus de poésie et d'élégance. On
peut donc représenter les mêmes sujets, dans leur véri-
table caractère, par des moyens très-différents. Le pro-
cédé patient et méticuleux de Mieris est peu artiste, sui-
vant nous, et, s'il a le mérite d'être original chez les
inventeurs premiers, il est dangereux pour les imitateurs,
et il se réduit à une adresse de métier.
Nospetits peintres français sont dans une meilleure di-
rection que les Belges contemporains. Meissonier, voilà
un peintre de petite proportion, mais de grande manière.
Si vous grossissez avec une loupe suffisante un de ses
bonshommes, vous trouverez une exécution comme celle
de van der Helst, et quelquefois comme celle de Salvalor
Rosa. Un Pieter deHooch, grossi par un procédé d'op-
tique, ressemblerait à un Titien; un Terburg à un van
Dyck; un Cuyp à un Rembrandt. La Cuisinière de
M. Dyckman saurait dix pieds de haut, qu'elle serait tou-
jours de la petite peinture, léchée et maigrelette. C'est
un Denner rabougri, qui rappelle la copie du portrait de
vieille femme, faussement signé Denner, et installé autre
fois comme original sous le Pharisien de Paul Véronèse.
Le succès des petits tableaux de Meissonier a produit
une école déjeunes peintres très-fins et très-harmonieux.
MM. Steinheli, Fauvelet et Chavet sont les plus avancés
de la troupe légère. M. Steinheli avait commencé par le
style religieux, presque gothique', avec un dessin correct
et serré. Ses études sérieuses lui assurent la pureté et la
précision dans le mouvement de ses petits personnages. Il
sait dessiner une figure, une tête et les extrémités, tou-
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jours si difficiles, tandis que MM. Fauvelet et Chavet hé-
sitent dans le raccourci d'un bras, dans les lignes d'une
petite main, dans les plans du corps qui se modèle sous
les draperies.
M. Steinbell a exposé deux petits tableaux, les Bulles
de savon,
groupe d'enfants à mi-corps, et une Mère, assise,
en négligé, et tenant son enfant sur ses genoux. Sa pein-
ture n'est pas sèche et mince comme celle de M. Dyck-
mans; elle a même de l'ampleur dans la touche, autant
qu'il est possible pour ces figures microscopiques*
La touche de M. Fauvelet est plus vive, très-spirituelle,
et la couleur est pleine d'éclat. Il cherche un peu Teniers
dans la prestesse de ses coups de pinceau. Pour les mains,
il se contente de copier Meissonier.Le Concert offre deux
petites figures charmantes ; les cheveux crêpés de la
femme volligent légèrement, et sa robe est pailletée de
reflets argentés. Les Deux Moses luttent de fraîcheur :
l'une, la jeune fille, coquettement étalée sur un fauteuil;
l'autre, la fleur, épanouie près d'un pied imperceptible.
La fillette a une belle robe rose; les joues et les mains du
même ton fleuri. Tout cela exhale un parfum délicieux.
Dans la Leçon de chant, de M. Chavet, une jeune fille
debout et de profil, en robe blanche, touche de la guitare
devant son vieux professeur, en habit Louis XV, de cou-
leur gris-perle. Los fonds ont beaucoup de transparence,
et tous les accessoires sont finement rendus.
Mm0 Elisabeth Cave a de la grâce, de la délicatesse et
de l'esprit, dans ses deux tableaux d'Enfants. La touche
est légère et sa couleur lumineuse : elle aime les belles
étoffes chatoyantes et les ajustements coquets, et le luxe
des parures des anciennes cours. Paul Véronèse et Wat-
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SALON DE 1817.
Mi
teau doivent être ses peintres d'affection. Sa nichée d'En-
fants singeant un Tournoi, a de la gaieté et de la naï-
veté. Le pendant, intitulé : Convalescence de Louis X/If,
est aussi un prétexte à petits personnages, fraîchement
pomponnés, qui entourent le roi,
M< Guillemin préfère les sujets empruntés aux mœurs
populaires. Il a une prédilection pour les bonnes d'en-
fants et les conscrits, pour les ouvriers ou les paysans.
Le Baptême aura certainement les honneurs de la litho-
graphie. L'église est une cuisine, le prêtre une servante
rondelette, le dieu visible un jeune soldat qui déguste
un bouillon remplacé dans la marmite par un baptême
d'eau claire et quelques grains de sel. La cérémonie est
complète, lorsque le vieux maître, le vieux tyran, se
dresse à la porte du sanctuaire. Les deux figures princi-
pales, la fille et le soldat, sont franchement peintes.
Le Mendiant, de M. Penguilly-l'Haridon, exposé dans
le salon carré, appartient au duc de Montpensier. Le Tri-
pot
représente un intérieur avec une table couverte de
cartes. Un homme en costume du temps des Valois, la
main droite sur une blessure saignante, s'appuie de la
main gauche contre la table, et cherche à s'expliquer
encore les derniers coups du hasard, pendant que ses
assassins disparaissent par une porte obscure. L'exécution
de M. Penguilly est très-ferme, un peu dure ; sa couleur
vigoureuse; sa manière assez originale, quoiqu'elle par-
ticipe à un certain degré et en même temps de M. Robert
Fleury, de Decamps, de Leleux et de quelques autres.
Son paysage, par un temps de pluie, ne serait pas
beaucoup plus gai par une matinée d'avril ou par un
splendide soleil couchant. Les rayons d'or ou la rosée
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n'y rencontreraient à caresser que des gibets au lieu
d'arbres, et des pendus au lieu de fruits; car nous
sommes à Montfaucon : devant nous, la forêt de po-
tences, et les cadavres balancés par le vent, et les cor-
beaux perchés sur des os noircis. Deux cavaliers mysté-
rieux, enveloppés de manteaux sombres, se tiennent à
quelque distance. Est-ce Louis XI et son compère, le roi
et le bourreau, ces deux piliers de toute honnête société,
suivant Joseph de Maistre ?
En cherchant bien, on trouverait encore une foule de
petits tableaux qui plaisent beaucoup au public, comme
les Filles d'auberge et les Campagnardes de M. Auguste
Delacroix, les menus fruits de M. Alexandre Couder (ne
pas confondre avec M. Couder, l'académicien, qui rem-
place M. Granet dans la conservation des tableaux du
vieux· Musée) ; la Cage, jeune fille en tête-à-tete avec un
oiseau, par M. Schopin; une Chasse aux canards, par
M. Lestang; des Chevaux en liberté, par M. Lalaisse; un
Rêve déjeune fille, par M. Beaume ; le Jour de barbe, par
M. Hippolyte Bellange; des intérieurs de rues ou de
vieilles maisons, finement historiés, par M. Hippolyte
Garnerey ; des Bretons, de M. Fortin, etc.
Nous avons aussi oublié le Michel-Ange sculptant la
statue de la Nuit, par M. Thomas ; Virgile lisant ses
Géorgiques chez Mécène, composition qui rappelle
M. Papety, par M. François Jalabert; la Crèche et les
mages,
tableau vigoureux et original, par M. ïourneux;
et le Berger et la mer, paysage par M. Lecointe, d'après
ces vers de Lafontaine :
La mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y : les vents et les voleurs viendront.
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SALON DE 1847.                              513
L'exécution de M. Lecointe est ferme et même un peu
trop sèche; sa couleur harmonieuse, mais monotone. On
sent, dans ses paysages, quelque influence de M. Calame,
Quatre-vingt-cinq femmes ont exposé des tableaux à
l'huile ; les plus connues après celles que nous avons
déjà mentionnées dans le cours de notre examen sont
Mmes Geefs et Champein, de Bruxelles, Brune-Pagès,
Franquebalme-Cousin, Empis et Leroux de Lincy.
Il nous paraît qu'il y a aussi beaucoup de peinture
d'enfants et de vieillards au Salon; mais, comme le livret
ne porte pas l'âge des exposants, nous nous contenterons
de renvoyer pour cette catégorie aux œuvres des acadé-
miciens, MM. Heim etBlondel, et des artistes drolatiques
qui mériteraient d'entrer à l'Institut, comme M. Rou-
get, pour son Viteïïius; M. Elzidor Naigeon, pour son
portrait de magistrat; M. Delorme, pour son François Ier ;
M. Pingret, pour son Chœur de sacrament istes à Naples.
Ah ! si M. Hornung de Genève et M. Heuss de Metternich
étaient Français ! quelles bonnes recrues pour l'Acadé-
mie et le jury 1
En somme, le Salon de 1847 n'a pas été brillant. Il y
manquait la plupart des noms célèbres, M. Ingres et
M. Delaroche, Ary Scheffer, Decamps, Rousseau, Dupré,
Cabat, Meissonier ; mais il a mis en évidence deux talents
nouveaux, Couture et Clesinger, qui viennent d'être dé-
corés, à ce qu'on dit; mais il avait Delacroix et Diaz;
mais il a montré Camille Roqueplan sous un nouveau
jour ; mais il a annoncé un jeune peintre, l'auteur du
Combat de coqs, et un habile ciseleur, M. Wechte.
Il est arrivé, chose singulière, assez triste à notre avis,
que la critique militante a été presque unanime, et que
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SALON DE 1847.
la foule a suivi la critique. Je ne parle pas de quelques
phrases banales, coulées dans un moule de plomb ou
figées en glace, qui ont prétendu refroidir les deux suc-
cès du Salon, comme jadis elles assommaient M. de La-
martine et M. Victor Hugo. On a bien aussi parlé en l'air
d'une résurrection des maniéristes français du dix-hui-
tième siècle ; mais cependant l'ensemble du sentiment
public a été d'accord avec les journaux. Nous avons le
malheur de penser que c'est un symptôme d'affaiblisse-
ment dans la presse et d'indifférence dans la nation. La
révolution artiste est-ello donc finie, et sommes-nous à
une de ces époques d'aveuglement et de faiblesse où la
poésie a perdu ses inquiétudes, l'esprit sa virilité, le
journalisme son initiative ?
La critique, en effet, suit une route battue et bornée.
Elle regarde à ses pieds et se contente de décrire les
buissons qui l'arrêtent ou les personnes qui l'accostent,
sans demander à ceux-ci où ils vont et ce qu'ils veulent,
sans lever son regard vers les horizons infinis. Il ne faut
pas se dissimuler que l'art pour l'art, c'est-à-dire l'art
saus passion profonde et sans conviction sociale, triom-
phe pleinement en peinture, comme aux époques de dé-
cadence. Sauf les paysagistes, qui ont ressuscité la poé-
sie de la nature, avec un enthousiasme et une couleur
dignes des grands maîtres, sauf deux ou trois cœurs d'ar-
tistes qui vibrent en harmonie avec le cœur humain, nos
peintres ne sont guère que des praticiens plus ou moins
exercés. L'éloquence de l'art est oubliée pour la gram-
maire. L'art pour l'homme vivant, et non pour la forme
morte, ne fait plus entendre sa voix.
Un moment après 1830, c'est bien loin déjà, la jeune
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SALON DE 1847.
presse, émue par le flot d'une révolution politique, avait
entrevu des destinées plus hautes pour les beaux-arts.
On osait dire alors que l'art est un sacerdoce qui proche
les saintes doctrines et corrige les mœurs par l'influence
de la beauté idéale. On se souvenait du mot de Platon :
le beau est la splendeur du vrai. Il y avait alors une école
mi-philosophique et mi-poétique, dont nous nous glo-
rifions d'avoir été un des combattants obscurs, qui s'in-
quiétait de l'âme autant que de l'œil ou de la main, qui
interrogeait la signification des images sous les magni-
ficences de la tournure et du style. La rénovation de la
langue et des procédés plastiques était assurée ; qu'al-
lait-on faire maintenant de cet instrument retrempé ?
Hélas ! l'instrument bien ciselé et orné de pierreries est
resté une épée de luxe et comme un joyau inutile. Avec
cette bonne lame de Tolède, il ne s'est point trouvé de
soldats valeureux et dévoués pour graver sur le roc des
légendes immortelles, comme les héros de Léonidas aux
Thermopyles. L'arme de parade se rouille dans son
fourreau ou s'agite follement dans les airs. Le scintille-
ment du soleil sur l'acier suffit à l'amusement de nos
poètes, et la patrie n'a plus que des jongleurs, au lieu
de prêtres et de guerriers.
Nous avons tous subi cette dégradation civique. Les uns,
découragés, se sont retirés dans une Thébaïde déserte,
contemplant l'avenir au sein de leur pensée muette ; il
serait plus brave de le préparer par l'action. Les autres,
perdus dans la mêlée, ont lutté sans force contre des fa-
talités prévues. Après quinze ans d'un traitement ano-
din par l'homceopathie et par l'éther, quelquefois par
la violence, la France a subi l'extraction du cœur, ce qui
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S16                             SALON DE 1847.
ne s'était jamais vu en aucun amphithéâtre de chirurgie
sociale. Si bien que la peinture n'a plus rien dans la poi-
trine, quoiqu'elle remue encore, avec agilité et par res-
sort, les yeux et les mains. Le tour est fait. Cela vaut
bien le canard de Vaucanson.
X
Dessins, pastels, aquarelles, miniatures, vitraux; —
gravure ; — architecture.
Les dessins les plus remarquables au Salon de 1847
sont ceux de M. Papety, d'après la fresque de Panseli-
nos. Ce Manuel Panselinos, de Thessalonique, fut le
maître souverain de l'école byzantine depuis le douzième
siècle, — et son disciple, Denys, moine de Fourna d'A-
grapha, a transmis à ses successeurs un Guide de la pein-
ture,
publié en 1845, par M. Didron, sur un manuscrit
qu'il tenait d'un moine artiste du mont Athos. Rien n'est
plus curieux que ce traité d'iconographie chrétienne
pour l'Église grecque. Il détermine la forme immuable de
tous les personnages sacrés et de toutes les scènes de
l'Ancien et du Nouveau Testament : « Le corps de Notre-
Seigneur a trois coudées. La tête est un peu penchée. Le
principal caractère du visage est la douceur. De beaux
sourcils se réunissant; de beaux yeux et un beau nez. Un
teint couleur de blé. Une chevelure frisée et un peu
dorée ; une barbe noire. Les doigts de ses mains si pures
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SALON DE 1847.                             517
sont très-longs et bien proportionnés. » Dans la lettre
attribuée à Publius Lentulus, qui a tracé le plus ancien
portrait du Christ, reproduit par Jean Damascène, au
huitième siècle, et par Nicéphore Callixte, au quator-
zième, le Christ a les cheveux couleur de vin, la barbe
abondante, de la couleur des cheveux, et fourchue.
Suivant le Guide de la peinture, « la Vierge était dans
un âge moyen. Plusieurs assurent qu'elle avait aussi
trois coudées ; le teint couleur de blé ; les cheveux bruns,
ainsi que les yeux. De beaux yeux et de grands sourcils ;
un nez moyen et de longs doigts. De beaux vêtements
avec leurs couleurs naturelles. Humble, belle, sans
défaut. » Les merveilles de l'ancienne loi, les merveilles
de l'Evangile, la Passion, les Paraboles, les Apôtres, les
Saints et les Martyrs, les allégories religieuses, tout est
prévu et arrêté dans ce singulier code de l'art. On y voit
la description du Paradis terrestre, de l'arche de Noé,
de la tour de Babel, de l'arbre de Jessé, comment Job
est assis sur le fumier, ou comment Joseph, s'apercevant
de la grossesse de la sainte Vierge, lui adresse des
reproches. L'iconographie byzantine, contrairement à
l'Eglise latine, admet aussi dans son Panthéon les philo-
sophes païens qui sont censés concorder au christianisme,
Apollonius, Solon, Thucydide, Plutarque, Platon, Aris-
tote, Socrate, Sophocle.
Et depuis sept siècles, les Byzantins ne se sont jamais
écartés des mêmes types. Aujourd'hui encore, au mont
Athos et dans toute la Grèce, on reproduit les mêmes
compositions et les mêmes formes absolument. Vous
pouvez voir, dans le petit tableau peint à l'huile par
M. Papety, les moines caloyers appliquant naïvement aux
29.
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murailles leur procédé stéréotypé. Phénomène insigne,
quo oette constance d'un peuple et cette immobilité de
l'art ! Il en a été ainsi pourtant à toutes les époques
religieuses, et, dans l'Occident, le moyen âge en offre
un exemple : idendité invariable des sculptures de nos
cathédrales et de la peinture gothique, jusqu'au moment
où l'esprit et la poésie s'émancipèrent à la Renaissance
du seizième siècle.
Dans les églises et les couvents du mont Athos et de
la Grèce, il est difficile de distinguer une peinture toute
récente d'une peinture très-ancienne, car leurs artistes
ont toujours copié les premiers modèles. Ils ont conservé ·
les grandes tournures et le caractère de l'inspiration
chrétienne, complétée autrefois par le souvenir de la
Grèce antique. Les figures de Panselinos, dessinées par
M. Papety, rappellent, en effet, le plus noble style de
l'antiquité païenne, si amoureuse de la forme et de la
beauté. Quelques-unes pourraient être prises pour des
statues de héros élevées sur les places publiques au
temps de Périclès ; elles ont seulement plus d'austérité
et de mélancolie que les chefs-d'œuvre antiques, et un
certain aspect sauvage, particulier au génie chrétien.
Les attitudes sont un peu raides et les mouvements
corrects ; l'ensemble est d'une gravité souveraine et
irrésistible. C'est très-puissant et très-beau. Comment
M, Papety a-t-il si complètement oublié ce style magis-
tral dans son tableau symbolique du Passé, du Présent
et de l'Avenir ?
M. Vidal est peu byzantin, et point du tout catholique.
Ses trois jeunes filles n'ont rien de commun avec les
vertus théologales ou les saintes femmes de l'Evangile.
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SALON DE 1847,
La première, de profil, approche de ses lèvres roses une
pêche qu'elle tient entre ses doigts minces et retroussés.
De l'autre main, elle serre contre ses hanches une cor-
beille de fruits et de pampres. Mais comment décrire le
charme de cette souple et délicieuse fille ? La description
ne signifie rien en critique. Vous entendez bien que
nous faisons quelquefois de la description, seulement
pour nous amuser un peu et nous entretenir le style ;
car le plus détestable tableau peut prêter à la môme
description qu'un chef-d'œuvre. Le même sujet, la
môme ordonnance, les mômes attitudes, les mômes
détails peuvent se rencontrer dans des productions
excellentes ou ridicules. Tout le monde a le droit de
faire une femme qui mord à une pêche et qui porte un
panier. Par malheur, en racontant la chose, on exprime
difficilement los qualités de l'exécution. Les adjectifs
n'ont qu'une valeur relative et abstraite, et ils ne sup-
pléent jamais à la vue d'une image. L'écrivain est presque
toujours impuissant à côté du peintre.
Après la friande, vient la nonchalante, belle fille à la
taille cambrée, qui étire ses bras rondelets par-dessus sa
tetc voluptueuse. Une draperie légère flotte autour de
sa taille et laisse voir son sein. Ses yeux sont mi-clos,
sa bouche est mi-ouverte. D'où sort-elle ainsi nerveuse /
d'un rêve d'amour ou d'une réalité?
La troisième jenne fille de M. Vidal est intitulée :
Péché mignon. Comme Narcisse, elle s'est éprise desa
propre image Penchée sur son miroir, elle effleure d'un
baiser les lèvres fantastiques et fugitives reflétées par la
glace. Péché mignon, en effet, que Boucher n'eût pas
manqué de faire confesser en surprise par quelque Ado-
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520                             SALON DE 1847.
nis caché derrière une draperie et avançant sa tête
curieuse. Mais rassurez-vous : la jeune fille de Vidal est
bien seule, et le danger n'est que dans son cœur.
Ces trois dessins de Vidal ont la grâce, l'élégance et la
coquetterie des artistes les plus délicats du dix-huitième
siècle. Sous le règne de Mmo de Pompadour, Vidal eût
été le peintre de Louis XV et du petit Trianon.
Les dessins de M. Wattier appartiennent aussi à l'école
du dix-huitième siècle. Son Souper sous la Bégence a été
gravé à l'eau-forte par M. Riffaut. M. Schlesinger a fait
au pastel une Femme turque, enivrée de café et renversée
sur un divan; M. Appert, une Femme, demi-nue, saisis-
sant à la treille une grappe de raisin ; M. Verdier, les
deux Nonnains de Boccace et de Lafontaine, contemplant
Mazot de Lamporechio endormi ; M. Borione, un grand
portrait de femme en robe noire, n° 1685 ; M. Staal, un
petit portrait, en pied, de Paul Féval, avec une finesse
de couleur et d'expression qui rappelle Vidal ; Mllc Mira
Vigneron, le portrait à l'estompe d'une charmante jeune
femme, debout, avec une écharpe de velours noir, tom-
bant négligemment sur la taille.
Parmi les dessins russes de M. Yvon, le Tartare de
Toubianka est plein de caractère. C'est ferme, bien des-
siné, d'une couleur vigoureuse, avec des rehauts àl'huile,
comme un dessin de Decamps. M. Bida pourrait bien
aussi avoir songé à Decamps, dans ses dessins représen-
tant un Café à Constantinopk et au Café sur le Bosphore.
M. Bellel n'a pas oublié non plus l'Histoire de Samson,
exposée en 1845. Ses quatre paysages au crayon noir,
au pastel et à l'huile, ont de la grandeur et de la force.
Dans Y Enfant prodigue, on retrouve ces plans solides
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521
SALON DE 1847,
qu'on admirait dans le Samson regardant l'incendie
allumée par ses renards ; la Vue prise à Mnassa, dans
le golfe de Naples, est un intérieur de forêt, avec de
grands arbres et un effet de soir. Les dessins de M. Bellel
manquent seulement de légèreté et de variété.
Fiers n'a point exposé cette année de paysage au pas-
tel ; mais un jeune peintre que nous voyons pour la
première fois, M. Grenier, a fait quatre bonnes Etudes
de torrents dans les Pyrénées et une Vue des bords du
Doubs, qui annoncent un paysagiste bien doué. Son pas-
tel est gras et d'une couleur harmonieuse ; l'effet juste
et mélancolique. Un autre jeune homme, dont l'exécu-
tion est assez faible, a exposé un dessin au crayon noir,
les Enfants du Nil, allégorie très-poétique, avec une
foule de petits génies qui naviguent et combattent, mon-
tés sur des crocodiles, sur des cygnes ou des ibis, au
milieu des grandes herbes du fleuve.
M. Mansson a fait, avec son habileté ordinaire, deux
vues d'architecture à l'aquarelle : le Portail de la cathé-
drie d'Amiens et l'Eglise Saint-Vulfran, à Abbeville ;
M. Ledoux, une série de miniatures à l'eau sur vélin,
représentant le symbole des apôtres ; c'est un art peu
pratiqué aujourd'hui et qui mérite encouragement.
La miniature sur ivoire est encombrée. Mme de Mirbel
a toujours sa réputation dans le monde., et son portrait
d'Ibrahim-Pacha est lestement peint, un peu en esquisse.
Le talent de M. Paul de Pommayrac est plus serré et plus
correct.
MM. Hauder et Gonssolin ont exposé trois vitraux, les
Armoiries de Charles-Quint entourées de décorations dans
le style do la Renaissance, la Vie de la Vierge en plu-
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SALON DE 1847.
522
sieurs médaillons, style du treizième siècle, et une
Sainte Cécile entourée d'anges. MM. Hauder et Gonsso-
lin ont obtenu de bonnes teintes ; il ne leur faudrait plus
que de bons cartons à copier.
L'Artiste a publié le dessin d'un autre vitrail exécuté
par M. Bouvières, le Portrait de Bernard Palissy, avec
cette devise du maître ; ((Pauvreté empêche les bons
esprits de parvenir, ν Des médaillons, des arabesques,
des mascarons et des frises en grisaille, dans le style do
la Renaissance, encadrent le portrait du grand artiste,
qui a tant contribué, do son génie à la régénération de
l'art au seizième siècle.
La manufacture de Sèvres a son exposition spéciale
dans la salle dite des séances royales, trois vitraux à
grand effet, exécutés sur glace : le Christ au jardin des
Oliviers,
figures par M. Apoil, paysage par M. Jules
André, d'après M. Larivière ; le Crucifiement du Christ,
par M. Bonnet, d'après M. Gué; et les Saintes Femmes
au tombeau du Christ, par M. A. Schilt, d'après le môme
M. Gué, mort l'année dernière. Cela rappelle la lanterne
magique ; mais ce n'est pas la faute de MM. Apoil, André,
Bonnet et Schilt, s'ils sont forcés de reproduire les mau-
vaises compositions de MM. Gué et Larivière.
Les autres vitraux teints et peints, exécutés à Sèvros,
sont d'après MM. Dejuinne, Hesso etAlaux. On ne sau-
rait plus mal choisir les modèles. Que de temps et de
peines perdus dans les difficiles procédés de la teinture
du verre, pour arriver à fixer ces formes communes et
ces couleurs désharmonieuses !
La gravure au burin offre une foule de grandes pièces
sans intérêt. Les meilleurs travaux sont ceux de M. Mar-
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SALON DE 1847.
S2.S
tinet, dans le portrait de M, Pasquier, d'après M. Horace
Vernet, et de M. Saint-Eve, dans un sévère portrait d'An-
dré del Sarte, d'après l'illustre maître florentin. Le por-
trait de Lamennais, gravé par M. Narcisse Leeomte,
d'après l'original d'Ary Scheffer, devait être à la présente
exposition ; mais il ne viendra qu'au Salon prochain.
Parmi les eaux-fortes, on distingue les fins paysages
deMarvy; le Lion, do M. Masson, d'après l'aquarelle
d'Eugène Delacroix ; un Intérieur de forêt, par M. Leroy,
cl les Tombeaux des Fathemites au Caire, par M. Tou~
douze.
Les salles de gravure ont cependant leur chef-d'œu-
vre : c'est un cadre de trois petites gravures sur bois,
taillées par M. Lavoignat, d'après les dessins de Meis-
sonier. L'une représente les Joueurs de dés sur un tam-
bour dans l'intérieur d'un corps de garde ; les autres,
de petits intérieurs avec deux figures de bohémiens
quelconques qui fument ou qui ne font rien du tout. Il
y en a un, je crois, qui est occupé à mettre sa veste.
C'est d'un esprit, d'une fantaisie, d'une, liberté de tour-
nure, d'une finesse d'expression, d'une adresse de dessin
incroyables. On dirait l'eau-forte la plus vive et la plus
coloréoj ciselée par le peintre lui-même sur le métal.
Cela se soutiendrait à côté des eaux-fortes de Rem-
brandt.
En dessins d'architecture, nous avons des églises pa-
roissiales, des clochers, des plans de châteaux ou de
théâtres, une affreuse yuo de l'admirable Pierrefonds,
et le complément des éludes pour la réunion du Louvre
aux Tuileries, par M. Badenier. Les premiers plans de
ce grand travail oiit été exposés en 1844, 1845 et 1846,
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524
SALON DE 1847,
M. Badenier a encore le temps de perfectionner son
œuvre avant que la Liste civile se décide à terminer le
plus beau monument du monde.
XI
Les artistes refusés par le jury.
Nous leur devons bien la publicité de nos cent mille
lecteurs d'un jour, à défaut de la publicité du million
de curieux qui visitent le Louvre durant les deux mois
d'exposition. Le jury a d'ailleurs proscrit quelques ou-
vrages d'importance et de grand intérêt : en première
ligne, les Juifs de Constantine, par Chassériau, le Char-
lemagne
de Gigoux, Y Attila et Sainte Geneviève, par
Maindron. On voit qu'il s'agit là d'hommes assez bien
placés dans le monde des arts et qui ont fait leurs prou-
ves. Maindron a des statues au Luxembourg et dans les
monuments ; Gigoux figure dans nos églises, dans nos
musées, et son Charlemagne est justement destiné aux
salles du Conseil d'Etat. Chassériau a fait des cha-
pelles, et il est occupé depuis quatre ans aux peintures
murales de l'Hôtel de quai dOrsay,
Que veut dire cette persécution de l'Académie contre
des artistes que les ministères, la direction des Beaux-
Arts et la presse jugent dignes des grands travaux pu-
blics? N'est-ce point jalousie de concurrents? Quels sont
donc les titres des génies et des célébrités officielles ayant
droit de juger et de condamner les grands artistes con-
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SALON DB 1847.                              525
temporains et toute la jeunesse à qui appartient l'a-
venir I
Chassériau est précisément à l'époque décisive de sa
réputation. Ses succès au Salon ont été jusqu'ici partiels
et contestés. Son Kalife de Constantine à cheval et suivi
de son escorte révélait bien, au Salon de 1845, un
peintre de franche tournure et d'exécution audacieuse ;
mais qui s'en est aperçu, sauf quelques douzaines d'ar-
tistes? Chassériau n'a pas encore eu, dans sa vie, ce
jour de veine et de triomphe qui marque dans la des-
tinée d'un homme, lui attache un signe ineffaçable et le
classe à son rang. Delacroix a reçu ce baptême au Mas-
sacre de Scio,
Decamps à la Défaite des Cimbres, M. De-
laroche à la Jane Gray ; moment de bonne fortune, qui
ne fait rien au talent, mais qui assure la renommée ;
flot qui vous monte à une certaine hauteur, mais qui
peut vous y laisser à sec, sans jamais vous reprendre et
vous agiter de nouveau ; mais il en reste, du moins,
d'être en évidence. C'est une notoriété comme le gibet.
Couture est accroché cette année à cette potence, Clo-
singer aussi. Ce sont les deux décrets du Salon de 1847.
Le reste, parmi les causes nouvelles au rôle, n'est pas
venu seulement à l'audience, sauf le jeune auteur du
Combat de coqs} renvoyé à une prochaine session.
Si Chassériau avait eu le bonheur d'être reçu au Lou-
vre, son affaire était faite, comme on dit vulgairement ;
car son tableau est le plus étrange, le plus saisissant, le
plus délibéré, le plus neuf d'aspect, le plus entier dans
l'exécution, le plus original dans les tournures, qu'on
ait exposé depuis longtemps. La curiosité publique eût
été vivement excitée par celte ville éclatante, et ces
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526                             SALON DE 1847.
costumes splendides, et ces grandes femmes si .bien cam-
pées, et tout ce luxe de la nature orientale. Si l'Orient
n'existait pas, les peintres auraient bien fait de l'in-
venter.
Nous sommes à Constantine, dans le quartier des Juifs,
le jour du Sabbat, dans une de ces rues pittoresques,
avec des assises de pierre fichées comme des gargouilles
dans les murs nus et solides, — avec les longs toits
avancés, sur lesquels se perche la cigogne au tendre re-
flet de lapis, et plane l'aigle roux, aux reflets d'or et de
sang, — avec ces maisons fermées comme des forte-
resses, qui donnent seulement accès par une porte
étroite et profonde, ombre noire sur la muraille d'un
blanc mat. C'est le jour du repos pour ces races singu-
lières qui ont conservé les mœurs, le caractère et la
forme des anciens Hébreux, race pur sang qui no s'est
jamais mésalliée aux infidèles et qui reproduit encore
aujourd'hui le type primitif. La séparation persévé-
rante du peuple juif pondant dos milliers d'années est,
sans doute, un des plus curieux phénomènes de l'his-
toire et de l'anthropologie. Aussi ne retrouve-t-on que
chez les Juifs d'Orient la beauté grandiose et simple,
la perfection d'un ensemble harmonieux et sans mé-
lange.
Le jour du Sabbat, les Juifs sortent de leurs maisons,
s'étendent nonchalamment à leurs portes, ou forment
des groupes dans leurs quartiers. Les femmes ne cachent
pas leur visage, comme les femmes maures, sous un
voile jaloux; elles portent encore, comme les femmes
de la Bible, ces coiffures austères qui rappellent les ban-
delettes de l'Egypte, de grandes et chastes draperies
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SALON DE 1847.
527
montant jusqu'au cou, avec des écharpes magnifiques
et des ceintures d'argent ; leurs bras sont chargés de
bracelets en pierreries, et leurs beaux piods nus jouent
à Taise dans des sandales brodées.
Hommes et femmes se reposent avec une majesté
grave et souverainement élégante. Do quoi se reposent-
ils ? ils n'ont pas l'air de travailler beaucoup le reste de
la semaine. Les mères allaitent leurs enfants ; les vieil-
lards ruminent quelque rêve confus ;* les jeunes filles
s'accoudent comme des sphinx mystérieux, et regardent
fixement on ne sait quoi, sous les arcs bruns de leurs
sourcils. Au milieu de la rue, s'avance de face une
grando femme portant sur sa tête un vase de hachisch,
soutenu par la main droite. Cela fait songer à la bello
porte-amphore de Y Incendie du bourg, de Raphaël. Une
douce pénombre cache son visage, ses longs yeux bleus,
son nez régulier, sa bouche voluptueuse et sa peau am-
brée, Tout le haut du torse est dans la demi-teinte; mais
la lumière glisse sur les draperies à partir du genou,
modèle les jambes et éclate sur un bout de pied nu, déli-
cieux ; un jeune enfant marche à son côté, et veut lui
saisir la main.
C'est le cœur de la composition. A gauche, cinq ou
six femmes et un vieillard, assis en rang et silencieux,
devant une porto, où apparaissent deux filles d'une grâce
incomparable. On croit entendre les récits d'Homère ou
de la Bible. A droite, un homme à barbe, assis sur un
banc de pierre, quelques femmes avec leurs enfants, et,
un peu en arrière, deux cavaliers arabes montés sur
leurs chevaux d'un blanc rosé. Un Juif, vu de dos, se
serre contre le mur, comme une cariatide en bas-relief,
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528
SALON DE 1847.
pour les laisser passer avec leurs selles pourprées et
leurs sabres ciselés. Au milieu du fond, la percée de la
ville, où la lumière blanche s'étend partout comme une
poussière étincelante. On remarque encore, aux plans
plus reculés, quelques personnages, entre autres une
figure presque hiéroglyphique, debout et enveloppée
comme d'un linceul. On dirait une momie roidie depuis
les Pharaons, redressée par le galvanisme et plaquée
sur le mur.
La toile de Chassériau a plus de vingt pieds en tous
sens, et les personnages sont au moins de grandeur na-
turelle, dans toutes les attitudes les plus distinguées.
La réalité lui a donné des images superbes qu'il a mer-
veilleusement traduites, dessin et couleur. Car le talent
de Chassériau est un composé rare de l'influence de
M. Ingres, dont il a reçu les premières leçons, et de l'in-
fluence d'Eugène Delacroix, le coloriste exquis. Dans
ces sujets d'Orient, traités déjà par Eugène Delacroix
avec un génie supérieur, M. Ingres aurait peine à re-
trouver chez Chassériau un disciple fidèle, que trahis-
sent cependant des lignes pures et correctes et le senti-
ment de l'antique. Chassériau ne se sert du procédé de
M. Ingres qu'après avoir modelé l'intérieur de ses figu-
res, tandis que le système orthodoxe consiste à sculpter
d'abord un galbe géométrique qu'on remplit ensuite
plus ou moins de couleur plate. Chassériau, au con-
traire, accuse premièrement la forme de ses images par
la relation des couleurs et la dégradation de la lumière,
et, quand sa figure resplendit, il cerne les contours par
des lignes de bistre et des accents vigoureux de dessin
linéaire. Les maîtres vénitiens et espagnols ont souvent
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salon de 1847.                         329
employé ces artifices de rehauts extérieurs. Par ce
moyen complexe, Chassériau imprime purement les
plus belles formes en leur conservant la splendeur du
ton local. Il y a, dans cos Juives, des têtes, des bras et
des pieds admirables. La qualité de la peau est très-
variée chez ces peuples étranges, dont les femmes se
tiennent souvent enfermées toute leur vie dans le mys-
tère de fraîches demeures, sans affronter jamais les ar-
dents baisers du soleil. Depuis l'opale jusqu'au bistre
foncé, on trouve toutes les nuances sur la chair des
Orientales de Chassériau, de même que les plus vives
couleurs éclatent sur des draperies abondantes. Sujet
neuf, belles désinvoltures, exécution libre et magistrale,
le Quartier des Juifs de Chassériau avait toutes les
qualités pour réussir auprès du public et des artistes.
Gigoux a eu son brevet de maître au Salon où parut
Cléopâtre, dont Couture a conservé, malgré lui et de
loin, quelque réminiscence. Gigoux est un des peintres
les plus savants de l'école contemporaine. Vingt ans d'un
travail opiniâtre dans le recueillement de l'atelier lui
ont assuré une pratique sûre et positive. Il a formé les
meilleurs élèves de ce temps-ci : Français, Baron et
bien d'autres. Il a fait une chapelle entière à Saint-
Germain-l'Auxerrois, de grands tableaux pour les mu-
sées de province, comme le Léonard de Vinci, de petites
compositions fines et transparentes, dans la manière des
maîtres hollandais, et les plus belles illustrations de la
librairie, comme le Gil Bias et les Lettres d'Héloïse.
Cette année, il a peint deux grandes figures allégoriques
pour les pendentifs au Conseil d'Etat, et son Chark-
magne
refusé par le jury.
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53U
SALON DE 1847.
Il faut bien qu'il y ail une raison secrète aux ana-*
thèmes du tribunal académique, car la peinture de Gi-
goux n'a pas du tout l'excentricité de la peinture de
Chassériau ; le Chaflemagne est une composition noble
et forte, pleine de bon sens et fefmement exécutée.
L'empereur est debout, plus grand que nature, dans une
pose noble et tranquille. Pendant que sa tête médita-
tive combine une législation immortelle, sa main com-
mande au secrétaire assis près de lui d'écrire les for-
mules, A droite, un personnage* en manteau rouge un
peu vif, se penche sur la table et s'entretient avec le
scribe. La scène est très-simple et bien comprise dans
son caractère historique.
Maindron n'en est pas non plus à son début. Sa Fa-
mille chrétienne
dans le cirque, son Christ en croix^ sa
Vellêda, dont le marbre est au jardin du Luxembourg,
l'ont placé depuis longtemps parmi les bons praticiens
de la statuaire. Il comptait sur son groupe de Sainte
Geneviève*,
la patronne de Paris, arrêtant le bras du
guerrier barbare dont les hordes ont inondé la France.
On dit que les sculpteurs du jury ont craint que la mu-
nicipalité ou, le ministère n'achetât cette composition
patriotique. Tout argent dépensé par l'Etat est un vol
commis au préjudice des fournisseurs officiels.
VAttila de Maindron est debout et terrible, cou-
vert de son armure en cotte de mailles, historiée de
griffes de lion et de bandes de fer. Sa tête sauvage est
inclinée vers la sainte pastourelle, qui, à genoux devant
, lui, saisit la main rude du guerrier et le force à ren-
gainer l'épée. La Geneviève est chaste et modeste, mais
convaincue, et son geste est irrésistible. L'oxécution
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SALON DE 1847.
de ce groupe colossal offre les fortes qualités habi-
tuelles à Maindron.
Que va-t-il faire de ce plâtre maintenant 1 Une année
de travail herculéen, trois mille francs de frais, trois
cents francs de transport au Louvre, tout est perdu.
Non-seulement le jury.arrête l'essor poétique, mais il
ruine les pauvres artistes français. Il a sur la conscience
bien des désespoirs, bien des misères, bien des morts
prématurées et des suicides 1 Nous en avons connu que
le jury a tués l L'ancien régime n'était pas plus meur-
trier et pas plus coupable envers la nation, quand la
nation en fit justice. Qui donc délivrera l'art français de
ce vieux régime de tyrannie ?
Les sculpteurs souffrent bien plus encore que les
peiutres de l'autocratie du jury. Un tableau de chevalet
peut se vendre dans l'atelier, chez Durand Ruel, en
vente publique; mais un groupe de plâtre, une statue
de marbre, où l'exposer et à qui la vendre ? 11 n'y a pas
à Paris six existences de sculpteurs indépendantes de la
publicité des Salons et de la protection de l'Etat : David,
qui a la France et le monde pour Salon, ses œuvres
étant répandues en Allemagne, en Angleterre, en Amé-
rique, en Italie, en Grèce, partout ; Pradier, dont le
talent gracieux a plus de demandes qu'il ne peut en
satisfaire ; M. Marochetti et M. de Niewerkerke, parce
qu'ils sont riches et qu'ils peuvent travailler pour eux-
mêmes; Clesinger, depuis un mois, le succès de sa
Volupté lui ayant assuré des Vénus en foule et les bustes
de toutes les belles femmes de Paris.
Les peintres cependant ont besoin aussi de la publi-
cité des expositions annuelles, comme enseignement
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MM
532                         salon de 1847.
pour leur talent et comme moyen de vendre leurs ou-
vrages. Supposez un artiste modeste, peu répandu dans
le monde, qui passe huit mois en forêt ou en voyage, et
le reste du temps enfermé à peindre dans son atelier ;
où produira-t-il ses tableaux refusés par l'Académie ?
Le tableau reçu, au contraire, et s'il a quelque succès,
l'auteur le vend sans se déranger, sur la lettre ou sur
la visite d'un amateur ou d'un marchand. Je suis allé
chez M. Gérôme, dans la huitaine de l'ouverture du
Salon, pour acheter son Combat de coqs : il était déjà
vendu 2,000 francs, à ce qu'on m'a dit.
Parmi les jeunes peintres de talent, qui ne sont pas
d'ailleurs trop embarrassés pour vendre leurs tableaux,
on a refusé M. Brun, l'auteur de deux compositions très-
spirituelles et très-populaires aux derniers Salons, le
Candidat et le Député, deux satires' de nos mœurs élec-
torales, et que la lithographie a répandues à grand
nombre. Le jury s'est montré plus scrupuleux sur la
question cléricale que sur la question politique. Il n'a
pas voulu admettre le Prêtre dans l'intérieur de la fa-
mille, peint par M. Brun. C'est le titre d'un chapitre dans
un des beaux livres de Michelet. Les braves académi-
ciens ont-ils plus peur des jésuites que des députés?
On a refusé deux tableaux de Camille Fontallard, un
Hôpital avec beaucoup de figures très-bien peintes, et
une Folie assise sous un arbre avec une expression très-
touchante. Le jury n'aime que les nobles sujets. On a
refusé quatre tableaux à M. Haffner, qui est plus peintre
à lui seul que toute l'Académie : un Forgeron au tra-
vail, vigoureuse étude dans le style des Lenain; un
Intérieur de ferme avec des bœufs et des instruments de
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ΰ33
SALON DE 1847.
labour; un paysage mélancolique avec l'Enfant prodigue
et son troupeau, et un petit paysage d'une belle cou-
leur. Toutes compositions très-différentes, qui montrent
la variété du talent de Haffner. On peut les voir dans
un magasin de tableaux, rue du Faubourg-Marmartre,
en face de la rue de la Victoire.
M. Gallimard, vice-président de la Société libre des
Beaux-Arts, auteur des cartons de la verrière de Saint-
Landry, exposée à Saint-Germain-l'Auxerrois, compte
aussi parmi les victimes. M. Borione, qui fait de char-
mants pastels, a été mutilé ainsi que bien d'autres. Que
de portraits restés sur le champ de bataille ! Que de
saints à qui brutalement on a refusé l'entrée du pa-
radis !
Mais à quoi bon dresser la liste de tous les artistes
célèbres ou inconnus, jeunes ou vieux, habiles ou inca-
pables, qui ont subi les rigueurs de M. Heim et de ses
glorieux compères? M. Heim ne va pas les chercher; il
se contente de créer ses chefs-d'œuvre. Pourquoi vient-on
se soumettre à son œil d'aigle, à son caractère do lion
et à son jugement infaillible ? Il faut croire qu'un
homme faisant de la peinture de cette qualité doit ap-
précier sainement la peinture des autres. Si j'étais
artiste, je n'irais pas me frotter à un maître de cette
force-là.
Sérieusement, il dépend des artistes de s'émanciper.
Qu'ils s'engagent en commun à ne plus envoyer au
Louvre, tant qu'on n'aura pas modifié le jury ; qu'ils se
réunissent en une société solidaire pour défendre leurs
intérêts, comme est la Société des gens de lettres. L'an-
née prochaine, cette association générale, forte de son
50
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534                             SALON DE 1847.
droit et du nombre de ses membres, organiserait une
exposition générale en dehors du château ; la Liste civile
alors serait bien obligée de céder, et, Tannée suivante,
l'unanimité des artistes rentrerait en triomphe au palais
du Louvre.
XII
L.a sculpture. — M. Clesinger.
Quel serpent l'a donc piquée f comme elle se tord 1
comme ses beaux flancs s'agitent et soulèvent des reliefs
superbes ! comme sa tête renversée se baigne dans les
flots de sa chevelure ! comme ses bras sont crispés 1
comme sa poitrine est pleine de tempêtes ! quelle con-
vulsion circule depuis sa bouche entr'ouverte jusqu'aux
oncles des pieds'/Femme piquée par un serpent? Quel
est donc ce petit serpent de bronze qui grimpe en sif-
flant le long de sa belle jambe? c'est le même serpent
qui, dans lo paradis terrestre, s'enroulait autour de
l'Arbre de vie et parlait à l'oreille d'Eva la blonde.
C'est l'immortel et invincible serpent de la Volupté.
Cette femme nue, de Clesinger, est une des plus char-
mantes statues de l'école moderne, et je ne crois pas
que, depuis les Coustou, on ait mieux fait palpiter le
marbre. Au risque de contrarier les capucins qui ont
feint de prendre les muscles rebondis de M,ue Keiler pour
des pelotes de coton sous le maillot, on peut aimer les
Vénus grecques sortant de Tonde, les Danaé du Titien
et du Corrége, les Diane de Jean Goujon, les Bacchantes
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salon de 1847.                         535
de Rubens, les Andromède de Puget, les nymphes de
Coysevox, les courtisanes de Watteau, les bergères de
Boucher. La forme de la femme est la suprêmo création
divine et la dernière expression de la beauté. Quel est
donc, dans la Genèse, le bouquet réservé pour la fin du
septième jour ? Les montagnes sont dessinées, les arbres
et les fleurs s'épanouissent, un peuple d'êtres éclatants
s'ébat sur la terre, dans les eaux et dans les airs; cepen-
dant l'homme solitaire se dresse, inquiet et mélanco-
lique, regardant autour de soi. La vie n'est pas com-
plète, l'idéal divin médite encore son chef-d'œuvre. Du
cœur de l'homme, déjà formé à l'image de Dieu, s'élance
la femme, la beauté parfaite, après laquelle Jéhovah
n'a plus qu'à se reposer pour l'éternité.
Aussi tous les artistes se sont-ils toujours tourmentés
de reproduire cette créature merveilleuse. Qu'y a-t-il
de plus beau au monde qu'une femme jeune et belle?
Deux belles jeunes femmes ? mais le nombre ne fait rien
à la qualité. Vénus résume les Trois Grâces et les Nym-
phes qui dansent autour d'elle, couronnées de myrte
vert, comme dit Horace.
Le marbre s'accommode surtout des formes pures et
lumineuses de la femme. Aux déesses le marbre blanc ;
aux grands hommes et aux héros, le bronze, qui accuse
plus fermement la beauté mâle et violente. Le marbre
convient à la chair, dont il simule la transparence et
l'imperceptible rugosité. Lorsque les Grecs ajoutaient
par hasard des voiles à leurs statues, ils faisaient quel-
quefois les draperies d'or ou de métal, comme à la Mi-
nerve du Parthénon, réservant pour les nus le marbre
immaculé. Lorsqu'on peignait les images des divinités
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SALON DE 1847.
536
et des héros, comme c'était la coutume dans toute l'anti-
quité, les cuirasses ou les tuniques, les cothurnes et les
pierreries s'émaillaient de tons variés, les chevelures
se pourpraient du blond ardent, si apprécié par les
femmes grecques et romaines ; mais le visage et les
membres conservaient toujours le ton naturel du marbre
ou de l'ivoire. Les anciens ont employé toute sorte de
matières pour leurs statues, les bois, les pierres, les
métaux ; ils ont laissé des chefs-d'œuvre en cèdre, en
argent, en ivoire, en porphyre, en ambre, en granit;
mais cependant ils ont toujours préféré, pour les statues
de femmes, leurs célèbres marbres de Paros et d'Ephèse,
du mont Hymette ou du mont Pentelès, et de cette veine
intarissable du Carrare, sans cesse creusée depuis Jules
César.
La statue de Clesinger est en marbre blanc, couchée
sur un semis de fleurs légèrement teintées de rose et de
bleu, par le moyen d'un acide. Le petit serpent de bronze
n'a été ajouté que pour magnétiser le jury, sous prétexte
de Cléopâtre, les nudités classiques ayant d'avance leur
absolution auprès de l'Académie. La vérité est que Cléo-
pâtre et la tradition antique n'y sont pour rien. Mettons
que ce marbre vivant symbolise la Volupté, ou un Rôve
d'amour. Le sujet importe peu dans les arts, et il serait
difficile de nommer la plupart des chefs-d'œuvre de la
Grèce ou de la renaissance moderne. C'est pourquoi les
savants se décident, d'ordinaire, à classer les statues
douteuses parmi les Venus ou parmi les Apollon. Cela
revient aux synonymes d'homme ou de femme, tout sim-
plement ; car la Vénus de Milo ressemble-t-elle aux
autres Vénus, et que fait-elle? On n'en sait rien. Et que
»
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SALON DE 1847.                              o37
fait l'Apollon du Belvédère? que font les figures de
Jean Goujon, accroupies dans leurs bas-reliefs? ou les
cariatides de Sarrazin au fronton du Louvre ? ou les
gigantesques fantaisies que Puget taillait sur la proue
des navires? La beauté suffit et entraîne toujours avec
elle sa signification.
                                *
Cléopâtre ou Volupté, la statue de Clesinger est tout à
fait moderne par le sentiment et la tournure. On no lui
trouverait pas une mère dans toutes les statues de la
tradition, Cette originalité tient à l'amour exclusif de la
nature, qui domine dans le talent de Clesinger. C'est une
qualité rare, et peut-être en même temps un défaut. Le
naturalisme absolu, comme disent les philosophes, est
parfois la source d'erreurs très-dangereuses ; mais c'est
aussi le point de départ de tous les arts plastiques. Con-
templer la nature, interroger Témotion qu'elle vous cause
intérieurement, comparer cette impression tout indivi-
duelle aux sentiments et aux images que la môme na-
ture a inspirés aux grands poètes et aux grands artistes,
tel est le travail secret qui doit précéder toute création
d'art. Clesinger est un sculpteur de franche race, spon-
tané, ardent comme toutes les organisations un peu
sauvages, résolu comme tous les tempéraments passion-
nés. Il fait une statue comme on va dans une bataille,
avec un emportement qui ne connaît pas d'obstacle,
avec une bravoure qui profite de l'imprévu. C'est le
Mural de la statuaire. Il y a plus de bonheur aventureux
que de combinaison profonde dans ses succès. Jamais il
ne lira César pour décider une stratégie savanlo. On ne
le surprendra point, la nuit, comme Napoléon dans sa
tente, méditant sou plan de campagne. C'est un homme
50.
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de premier bond et de premior coup d'œil, qui se pré-
cipite à la victoire.
Avec ce talent primesautier, Clesinger est très-propre
à sculpter les images frémissantes, les agitations exté-
rieures, l'exubérance de la vie sensuelle, les splendeurs
de la beauté .physique, Peut-être serait-il embarrassé de
pénétrer dans ces caractères intimes et calmes qui appar-
tiennent à certains types sublimes de la nature humaine.
Il ferait mieux Aspasie que Platon, Ninon de Lenclos
que Molière. Il est de la famille de Coysevox l'infati-
gable, et allié, de loin, — parles femmes, — à Rubens.
Le talent de Clesinger est donc très-neuf et très-
particulier dans notre école actuelle. Pendant que David
d'Angers continue lanoble tradition de la pensée française,
que Barye ressuscite les fins et capricieux artistes de la
Renaissance, que Pradier est un païen de la décadence,
avec quelques souvenirs de la Grèce antique, que plu-
sieurs autres sculpteurs subissent des influences diverses,
Clesinger a repris son art où il commence, sans s'in-
quiéter d'aucun système ni des grands chemins frayés
par ses prédécesseurs. Il ouvre les yeux et va droit aux
images que la nature infinie offre à son enthousiasme.
Bien voir, c'est comprendre. Pour les artistes doués
de cette révélation subite du regard, la nature s'est
chargée de composer les images, toutes prêtes à être re-
produites dans une forme d'art. Un paysagiste s'arrête
au coin d'une allée de forêt, et y trouve un tableau com-
plet, avec un effet central et des lignes bien ordonnées.
Il n'a plus qu'à peindre le paysage simplement fait par
la nature. Jamais les académiciens n'auraient inventé
cette variété et cette harmonie. Un sculpteur fait poser
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SALON DE 1847.                              539
son modèle, et tout à coup une tournure lui apparaît
qui l'exalle et le passionne. La statue est faite. Il reste
seulement à dégager cette figure d'un bloc de marbre.
Michel-Ange disait qu'il voyait une statue dans tout mor-
ceau de pierre ; c'est une baigneuse noyée dans une fon-
taine,, et qui en sort pure et éblouissante, quand on a ôté
l'eau dont ses formes sont enveloppées. Aussi Michel-
Ange eut-il souvent l'audace d'attaquer le marbre sans
autre modèle qu'une vision idéale dans son esprit, enle-
vant les éclats jusqu'au vif de la peau, comme on ferait
pour découvrir une statue fossile enterrée dans la matière
adhérente. Et quelquefois la statue ne se trouvait pas
entière dans le bloc, et il manquait un bras ou un pied
perdu dans le fantastique de l'air, comme à un tron-
çon antique. C'est ainsi que ses Esclaves du Musée de
sculpture au Louvre ont été ébauchés : dans l'un, le
pied se devine, imparfait, au milieu du piédestal aminci,
la statue ayant pris une proportion trop haute pour le
bloc de marbre ; dans l'autre, l'épaule se contracte et le
dos s'aplatit, la matière manquant à l'ampleur de ces
formes gigantesques.
La tournure de la Femme sculptée par Clesinger, dans
une pose si difficile et si vivante, satisfait cependant à
toutes les conditions de la statuaire. Il n'y a point de
lignes brisées et disgracieuses, ni de membres égarés au
hasard, quoique le mouvement soit on ne peut plus
étrange et violent. Vue de face et en avant, sa figure
forme comme un croissant splendide, étendu en demi-
cercle sur le piédestal, le pied et la tête faisant les deux
pointes, le bassin arrondi servant de centre. Considérée
comme dessin qui s'enlève sur l'horizon, les hanches se
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S4Ü
SALON DE 1847.
dressent au milieu en une montagne mouvante, qui s'in-
fléchit des deux côtés, se soulève en colline à l'endroit
du sein et du genou, pour mourir dans les ondes des
cheveux, et à l'autre extrémité dans le tapis jonché de
roses. La figure pose sur le côté droit, la taille contournée
rejetant le torse et la tête à plat en arrière, la gorge
palpitante vers le ciel, la jambe droite pliée et enveloppée
d'une draperie, la jambe gauche raidie dans toute sa
longueur; le bras droit, retroussé en arc par-dessus la
tête, se perd dans les cheveux dénoués, et le bras gauche
s'étend convulsivement le long des reins et froisse la
draperie.
L'aspect principal offre donc le corps puissant de la
belle voluptueuse, avec une certaine exagération dos
flancs et delà poitrine, et la tête se dissimule dans cette
contorsion de serpent ; le mouvement du buste est d'une
incroyable énergie : l'épaule gauche, attachée par un
maître, le ventre redondant, la ligne de la jambe ferme
et correcte, le pied fin et pur ; les accessoires, fleurs et
draperies, sont très-coquettement exécutés.
L'adresse de Clesinger, comme praticien, est en effet
très-remarquable : outre le charme de cette image si
heureusement tournée, il faut louer la science do l'ana-
tomie en action, l'ampleur de la touche qui glisse sur
les détails inutiles et s'arrête sur les beaux plans carac-
térisant la forme, la finesse de modelés délicieux, et
cette vibration inexplicable de toutes les parties. On
croirait que le sang de la jeunesse circule sous la peau
trépitante et colore le marbre. Si vous osiez mettre la
main sur cette blanche sirène, vous sentiriez la chaleur
de la vie.
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SALON DE 1847.                              5M
Je ne sais plus quel poëte maniaque devint, une fois,
amoureux d'une Vénus grecque dans un musée d'Italie.
Chaque matin, il entrait le premier dans le boudoir de
sa maîtresse pour rêver près d'elle ; mais sa passion pla-
tonique s'égara bientôt jusqu'à des désirs insensés. La
statue lui semblait une femme réelle, et il aurait voulu
la serrer sur son cœur. On fut obligé de lui interdire
l'approche de sa bion-aimée, et le pauvre poëte en mou-
rut de désespoir.
La statue de Clesinger n'a pas encore produit de ces
délires : elle a cependant séduit, nouvelle Phryné, les
vieux juges de l'Institut, peu habitués aux enchanteresses
de marbre. On dit que M. Nanleuil et M. Ramey sont
décidés à entrer dans l'atelier de Clesinger et à renier
les faux dieux.
Le groupe des Enfants de M. de Las-Marismas, égale-
ment sculpté par Clesinger, est composé avec beaucoup
de goût. L'un d'eux, nu et debout, saisit une grappe de
raisin pendant à un cep vigoureux qui se courbe au-
dessus de sa tête. L'autre, plus petit, est assis par terre
et avance sa main potelée. Les têtes sont fort ressem-
blantes. Un statuaire banal se serait contenté de deux
petits garçons en blouse et en collerette : Clesinger a
fait, avec le prétexte de portraits, une attrayante pasto-
rale, qui touche à la poésie en conservant la réalité.
Sa jeune Néréide portant des présents est à demi
couchée sur une conque marine. C'est un joli marbre
de décoration, mais faible de style et dépourvu des qua-
lités supérieures qu'on admire dans la Femme piquée
par un serpent.
Le sculpteur facile et charmant se retrouve dans un "
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SALON DE 1847.
542
Buste de Femme, d'une physionomie ravissante. La tête
s'incline mollement à droite et un peu en arrière, comme
entraînée par les tresses abondantes de ses cheveux,
entrelacés de fleurs. La naissance des cheveux autour
du front est une merveille d'exécution. Les yeux sont
bien enchâssés dans des sourcils corrects, les narines
souples et mobiles ; la bouche est entr'ouverte, le sein
demi-nu, le cou arrondi avec deux fins colliers de beauté,
ces lignes rares que le doigt de la nature trace sur la
peau des femmes vraiment belles. Une draperie flottante
descend de l'épaule droite et va se nouer à la taille. Le
caractère de ce buste rappelle le style de Coysevox, et un
peu aussi les têtes voluptueuses, si grassement modelées
par Clodion dans ses groupes de nymphes et de bac-
chantes.
Un des grands mérites do Clesinger est, en effet, de
travailler le marbre avec une aisance et une souplesse
incomparables. On y sent la touche de l'artiste à chaque
inflexion du modelé, à chaque trait de la forme, sur toute
la surface de Fœuvre. La plupart des statuaires aban-
donnent presque au praticien l'exécution de leurs mar-
bres, après avoir mis dans la terre ou dans la cire toute
la chaleur de leur talent. Aussi les modèles sont-ils
souvent préférables à la statue terminée. Clesinger ne
commence pour ainsi dire à exécuter que sur le marbre
dégrossi. La terre et le plâtre ne lui semblent que des
notes préliminaires et des renseignements, et, quand il
attaque la forme définitive, il y apporte toute la fougue
et la liberté d'une première inspiration.
Clesinger fait en ce moment le buste de George Sand.
Avec cette tête si poétique, il nous faut un chef-d'œuvre
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ws
SALON DE 1847.
pour la postérité. Clesinger a là une belle occasion de
se lancer dans l'avenir, et il est de force à en profiler.
Nous verrons sans doute ce buste au Salon prochain, ou
à quelque grande exposition nationale que les artistes
indépendants pourraient bien organiser en dehors du
jury et de la Liste civile.
XIII
Sculpture. M. Pradier, M. Vcclite, etc.
Le grand succès de la Bacchante de Clesinger a pres-
que empêché de regarder les autres ouvrages de sculp-
ture. Le Salon est cependant très-riche en statues do
marbre, en b.usles et en bas-reliefs. Une femme supé-
rieurement belle éclipse loules les jolies femmes dans
un bal. Quand Lélia apparaît souveraine au milieu du
palais Bambucci, il n'y a plus de regards que pour
Lélia.
Ce ne sont pas les Eucharis, les Aspasie, les Andro-
mède, les Cléopâtre, les Chloé, les Hébé, les Ha'ïdée,
les Leucosis, do MM. Caillouet, Chambart, Choiselat,
Daniel, Gayrard, Huguenin, IViénard et Oltin, qui pour-
raient conjurer le charme de l'irrésistible enchanteresse
de Clesinger. La Pkryné de Pradier eût été seule de
beauté à disputer la palme ou la pomme, comme on
disait en langage olympique.
Mais Pradier est tombé de courtisane amoureuse en
mère de douleur, de Grèce en moyen âge. On ne se ra-
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SM                             SALON DE 184/.
jcunit pas ainsi de plusieurs siècles. Le talent de Pradier
a deux mille ans ou deux heures. Il peut reproduire le
sentiment grec, ou la nature qu'il tient toute fraîche
sous la main. De style austère., d'inspiration catholique,
il n'en faut pas demander à Pradier. L'aubépine ne
pousse pas dans le même sens que le saule pleureur.
La Piela de Pradier est exposée entre deux marbres
académiques, ΓArchidamas de M. Lemaire et le Pèlerin
de M. Petitot. Pradier a songé à la grande Vierge de
Michel-Ange tenant sur ses genoux le corps de son fils
mort. On connaît ce groupe sublime où la figure de la
mère a tant d'élévation et d'ampleur, qu'elle paraît en-
core porter son enfant Jésus, quoique la figure du Christ
elle-même soit d'une proportion immense et d'une in-
comparable tournure de dessin. Dans le groupe de Pra-
dier, le corps du Christ est tout petit et rabougri disgra-
cieusement entre les deux cuisses de la Vierge. Jamais
cette idée inconvenante de la Vierge aux genoux écartés
ne serait venue à un artiste du moyen âge, et je ne crois
pas qu'il y en ait d'exemple dans toute la tradition. La
chaste Marie est une tige virginale et élancée, pudique-
ment voilée de draperies sans transparence, et qui fleurit
en une tête poétique. Les Vierges de nos cathédrales ne
laissent aucunement soupçonner la forme de la femme,
à tous les endroits qui s'accuseraient sur la nature par
des reliefs décidés. En bonne iconographie catholique,
le corps de la Vierge est un mythe sans réalité.
La composition générale du groupe de Pradier est
donc au rebours de toute image chrétienne, et, de plus,
elle contrarie les lois de la bonne sculpture par des an-
gles multipliés dans les lignes du corps du Christ, qui
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SALON DE 1847.                             545
se plie pour s'affaisser jusqu'à lerre. Michel-Angè avait
compris la Vierge enveloppant encore son fils de sa
protection maternelle et de son divin amour. Ici, la
Vierge le laisse glisser dans son giron avec une non-
chalance par trop débile. Les têtes, tout à fait insigni-
fiantes, ne se rapprochent ni des types consacrés, ni
de la beauté idéale.
Pradier n'a pas été plus à Taise pour ses deux mar-
bres turnulaires, destinés à la chapelle de Dreux. Les
statues d'Emmanuel d'Orléans, duc de Penthièvro, et
de Caroline d'Orléans, Mlle de Montpensier, sont cou-
chées sur la dalle du tombeau, à la façon des figures
sépulcrales du moyen âge ou de la Renaissance dans les
tombeaux de Saint-Denis, les mains jointes sur la poi-
trine, le corps roide et allongé tout d'une pièce, les pieds
appliqués carrément contre le lion ou les autres sym-
boles de leur puissance terrestre. Mais le caractère reli-
gieux de la mort et de l'immortalité n'y est pas. On
retrouve pourtant l'habileté de Pradier dans l'exécu-
tion des mains et de quelques fragments des drape-
ries. Les nymphes nues et vivantes lui conviennent
mieux que les princesses mortes et ensevelies dans le
suaire, et ses Vénus païennes intercèdent pour sa Mater
dolorosa.
Le buste de M. Leverrier est assez commun de phy-
sionomie et de tournure. Celui de M. Auber, compo-
siteur, est plus correct et très-ressemblant, la tête fer-
mement modelée de M. Auber se prêtant bien aux accents
de la statuaire. Quant à M. de Salvandy, j'aimerais
mieux le voir dans la peinture do M. Paul Delarocho,
avec sa belle simarre violetto et ses glands dorés, en
31
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546                         salon de 1847.
pendant au fameux portrait de M..le duc Pa«quier, par
Horace Vernet.
Les bustes de personnes célèbres sont très-nombreux
au Salon : Cujas, le jurisconsulte ; Carnot, le conven-
tionnel, vigoureux bronze par M. Yon ; Ravez, par
M. Maggesi, de Bordeaux ; Etienne, par M. Villain,
pour le foyer de la Comédie-Française ; Philippe Dupin,
par M. Cumberworth ; l'amiral Lalande, par M. Che-
nillion ; Cortot, par M. Caillouot ; le P. Lacordaire, par
M. Bonnassieux ; Chérubini, le docteur Lallemand,
M. Samson, et Mlle Rose Chéri, en terre cuite, par
M. Dantan jeune. La tête spirituelle et intelligente de
Mlle Rose Chéri s'épanouit comme une fleur en été. Ce
n'est pas la beauté, c'est le charme et une certaine phy-
sionomie chiffonnée, à la fois très-fine, très-malicieuse
et très-bienveillante.
La noble tête de Mme la comtesse d'Agoult, au con-
traire, a été exprimée par M. Siniart avec une austérité
trop exagérée. Cela rappelle le cloître et les graves reli-
gieuses de Philippe de Champaigne. On dirait quelque
abbesse janséniste de Port-Royal, une sœur des Arnauld.
M. Simart a songé surtout à Daniel Stern, l'auteur du
livre sur la Liberté ·, mais il a un peu négligé la patri-
cienne pour le penseur. J'aime mieux le beau profil
peint à Rome par Henri Lehmann, et exposé au Salon
de 1843. Le buste de Mme la comtesse d'Agoult est ce-
pendant très-bien exécuté, et digne du talent correct
de M. Simart,
M, Jaley a fait un charmant buste d'un jeune enfant
a l'air capricieux ; M. Jouffroy, un buste de femme,
très-fin et très-distinguo, sculpture délicate qui rend le
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salon de 1847.                         547
modelé le plus subtil et le plus fugitif ; c'était un peu la
manière de Bosio dans ses gracieux portraits de femme.
A propos de ce maître récemment mort, la direction des
Musées a refusé de recevoir à l'exposition le marbre de
la jeune Nymphe, sous prétexte que les règlements ad-
ministratifs s'opposent à l'admission des ouvrages de
tout artiste décédé. Tâchez donc de ne pas mourir, ô
mes glorieux artistes qui avez en train tant de toiles es-
quissées ou de marbres ébauchés, car nous serions pri-
vés de voir au Salon national les images de vos dernières
pensées. Cette loi-là, qui enterre l'artiste sitôt après sa
mort, est une mauvaise loi ; qu'on la change. Les vrais
artistes sont le contraire de M. Lapalisse : un quart
d'heure après leur mort ils sont encore en vie, — et
souvent plusieurs siècles après.
Jouffroy n'a pas envoyé au Louvre sa grande statue
de saint Bernard, destinée à une place publique de
Dijon, mais il a obtenu de l'ériger provisoirement en
plein air devant le portail de Saint-Germain-l'Auxerrois.
La figure en bronze, haute de trois mètres, sera placée
sur un piédestal de cinq mètres, orné de bas-reliefs en
pierre. Elle est debout, toute droite, dans une attitude
simple et calme. Le bras élevé vers le ciel prolonge
encore cette grande ligne perpendiculaire·. La main gau-
che se serre contre la poitrine. La têle, dont la cheve-
lure est rasée et dont les traits sont accentués, annonce le
prédicateur convaincu qui agita le monde par sa parole.
Jouffroy a bien fait de ne pas risquer son bronze dans
les caves obscures où sont entassées toutes les statues
de commande, la Fille de Louis Xï, l'Anne de Bretagne,
la Marie de Médicis, la Marguerite de Provence, l'Anne
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348                             SALON DE 1847,
d'Autriche, par MM. Gâteaux, Debay, Caillouet, Husson
et Ramus, soi-disant pour la décoration du Luxem-
bourg. Quelle décoration 1 Ces statues officielles sont,
sans exception, d'une vulgarité désespérante. C'est pour-
tant un beau motif qu'une reine comme Anne de Bre-
tagne ou comme Marie de Médicis, avec leurs costumes
magnifiques et leurs tournures superbes. Il n'en fallait
pas tant aux sculpteurs de la Renaissance pour faire un
chef-d'œuvre. Le premier sujet venu est propre à cela.
Pourquoi M. Caillouet n'a-t-il pas tout bonnement copié
la Marie do Médicis de Simon Guillain, conservée au
Musée de sculpture moderne ?
Les grands hommes sont aussi maltraités que les prin-
cesses par les sculpteurs du Salon. Poussin, que son
ombre pardonne à M. Brian 1 Poussin a l'air d'un huis-
sier au Parlement. Le portrait du Louvre nous avait
habitués à un autre caractère. Quel bonheur, cependant,
quand on veut ressusciter un homme, de retrouver sa
forme et sa physionomie, interprétées déjà par lui-même
dans une peinture immortelle ! Les documents ne man-
quent pas sur ce peintre, qui a écrit sa vie dans ses œu-
vres, depuis sa forte jeunesse, Y Enlèvement des Sabines,
jusqu'aux poèmes sévères de sa maturité prolongée, et
qui, avant de mourir, voulut encore envoyer à sa patrie
le souvenir de sa tête pensive.
Mais il était réservé à notre époque de travestir toutes
les illustrations de notre histoire. Molière est mort de-
bout, au bord de la coulisse de son théâtre glorieux, et
le sculpteur de la fontaine Richelieu l'a représenté assis,
comme un magistrat à son siège, comme un usurier à
son bureau. Molière s'est-il jamais reposé?
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SALON DE 1847.
Géricault, ce n'est pas bien loin, et nos frères aines
Tont connu, Géricault, qui était toujours à cheval ou en
mouvement, M. Etex Ta couché sur sa tombe comme un
impotent ou un oisif.
Peut-être avons-nous déjà cité l'Ulysse, en marbre, du
Palais-Royal. Il est assis, le voyageur infatigable, le
héros de l'Odyssée, pour qui les dieux inventaient des
tempêtes; il est assis, le dos rond comme un vieux vi-
gneron de Bourgogne, qui a passé sa vie courbé sur les
ceps, le bras pendant avec mollesse, comme s'il n'eût
jamais lancé le javelot et tournoie gouvernail. Daumier,
dans son Histoire romaine, n'a pas plus drôlement saisi
le revers de la vérité.
Ce qui manque à l'art de notre temps, c'est vraiment
le caractère, le côté essentiel, indélébile, des faits et des
hommes, le signe original d'une existence distincte.
Vous prenez une sculpture informe du moyen âge, n'im-
porte où, sur un mur de cathédrale ; vous prenez un
fragment de bronze, même de la décadence romaine,
déterré à Pompei ou ailleurs : tout de suite cette œuvre
singulière entraîne l'idée de sa date, de son pays ; elle a
un aspect étrange,, particulier, qui vous impressionne et
se grave dans la mémoire ; tandis qu'il est difficile de se
rappeler les blocs gigantesques de nos sculpteurs con-
temporains. Je dessinerais exactement un vase de Cel-
lini, une médaille des Pisans, un petit tigre de Barye ou
un médaillon de David d'Angers ; mais personne ne sau-
rait reproduire, de souvenir, le Poussin de M. Brian.
Dans les tableaux, vous savez la Stratonice de M. In-
gres, le Christ d'Eugène Delacroix, les petits Joueurs
d'échecs
de Meissonier ; mais rappelez-vous, s'il vous
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850                             SALON DE 1847.
plaît, une grande peinture d'académicien. Impossible.
Passons donc les Malherbe, les Olivier de Serres, les
Michel de l'Hospital, les Laplace, et autres banalités.
M. Hartung a fait un Siegfried en bronze, commandé
par le roi de Prusse pour un château des bords du Rhin.
Il y a du mouvement, mais c'est petit et sans style.
M. Pascal a fait un petit groupe de deux Moines en dis-
sertation ; c'est fin, spirituel comme un tableau de genre.
Ne laissons pas tomber la statuaire jusqu'à la litho-
graphie. M. Hénique a fait deux mauvaises statuettes
en bois, un Christ et une Baigneuse ; il faut encourager
l'intention et réhabiliter la sculpture en bois, malheu-
reusement négligée aujourd'hui, après qu'elle a produit
tant de chefs-d'œuvre autrefois.
M. Toussaint, jeune artiste à ce qu'on dit, est l'auteur
de deux figures de décoration, Esclaves indiens, portant
des torches, très-élégants et très-bien tournés. Ces es-
claves feront à merveille au bas d'un escalier, avec leurs
candélabres en l'air. M. Vechte..., il faut nous arrêter à
ce nom-là.
Qu'a donc fait M. Vechte? Un vase en argent repoussé.
Pas davantage, mais c'est un chef-d'œuvre. C'est surtout
l'annonce de la régénération de ce bel art de la ciselure,
illustré au seizième siècle par les Ghiberti, les Benve-
nuto, les Albert Durer et tant d'autres, continué sous
des formes diverses, et, à la vérité, inférieures, jusqu'à
la fin du dix-huitième siècle, et finalement perdu au dix-
neuvième. Nous n'avons plus, depuis Louis XV, que des
ouvriers en orfèvrerie au lieu d'artistes. Sous Louis XV,
du moins, la fantaisie régnait encore dans l'ornementa-
tion, dans le travail coquet des miroirs à la main, sculptés
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en argent, des bracelets et des joyaux, des bordures ci-
selées, des boîtes pour la toilette, des manches d'éventail,
des coupes semées de pierreries, et des mille objets de
luxe pour les appartements et pour les femmes de la
cour. On peut en critiquer le goût, mais non pas la
fécondité, la variété et le caprice. L'Empire, avec ses
pastiches romains, appliqués à toutes les choses usuelles
de la vie, a donné le dernier coup aux arts familiers.
L'Empire français a surmoulé l'empire romain de la dé-
cadence, voilà tout.
Nous ne sommes pas encore réveillés de cette mono-
tonie, quoique, Dieu merci, les meubles à fronton, à
colonnes et à chapiteaux de cuivre aient disparu de nos
appartements. Le romantisme a donné l'instinct d'un
autre entourage dans le foyer domestique ; mais il nous
avait enterrés dans les oratoires, les tentures sombres et
les vitraux criards, agenouillés comme des moines avec
des robes de bure sur des prie-Dieu en bois dur. Le
chêne, couvert de velours grenat, n'est pas beaucoup
plus gai que l'acajou ou le cuivre rouge. Sautons leste-
ment par-dessus le moyen âge, après nous être dépê-
trés d'une antiquité falsifiée. Le romantique n'est pas
plus sain que la Rome antique (pardon do la vulgarité) ;
le masculin et le féminin se valent à peu près. Au lieu
de copier le père ou la mère, devenons des hommes à
notre tour.
C'était, au seizième siècle, la doctrine de la Renais-
sance, qui traduisait la pensée antique et le sentiment
chrétien dans une forme nouvelle et révolutionnaire ;
car il y a ces trois éléments bien notables dans les œu-
vres des génies admirables auxquels le mondo moderne
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■!»
SALON DE 1847,
552
doit son initiation. Michel-Ange, n'est-ce pas le Phidias
de l'Italie ? et cependant les. admirateurs du Jugement
dernier
le réclament comme un chef-d'œuvre catho-
lique; mais, en conscience, le grand Buonarolti n'est pas
plus chrétien qu'il n'est grec. L'autour du Moïse n'est
pas juif, l'auteur du Bacchus n'est pas païen, l'auteur
de la Mater dolorosa n'est pas catholique. Il est mo-
derne, quoiqu'il soit de tous les temps, et c'est là sa
gloire incomparable. De même pour Raphaël avec ses
Madones, Corrége avec ses anges, Titien avec* ses Christ.
Il serait bon qu'après ce résumé magnifique, fait à la
Renaissance par tous les grands hommes au profit de
l'avenir, le présent tirât une barre au commencement du
quinzième siècle, et consentît enfin à dater sa tradition
véritable seulement depuis la réformation moderne.
M. Vechteen est là. Qu'il s'y tienne, ou qu'il s'avance
jusqu'à nous. Son vase ciselé rappelle les meilleures
productions de l'orfèvrerie florentine, tout en conser-
vant une certaine originalité. Il représente les Géants
escaladant le ciel sous la foudre de Jupiter. Les figures
du pied sont les allégories des passions vaincues ; aux
bas-reliefs des côtés, les allégories des vices du genre
humain. Le vase n'a que vingt pouces de haut, et il
nous montre des figures innombrables, dessinées avec
une grandeur merveilleuse et modelées dans la perfec-
tion. Mouvements audacieux, anatomie savante, belles
attaches des membres, extrémités souples çt déliées,
abondance de la composition, finesse des détails, tout y
est, comme dans un chef-d'œuvre de Cellini.
Ce travail du ciseleur sur l'argent repoussé est pres-
que comme le travail du graveur sur la planche, et
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SA.LON DE 1847.
553
M. Vechte n'a pas son pareil pour cette adresse de main
et cette justesse de coup d'œil. Le plus rare est d'expri-
mer tout, minutieusement, avec une correction irrépro-
chable, sans nuire à l'harmonie de l'ensemble, et c'est
le mérite de M. Vechte. Les moindres inflexions de la
peau, la naissance des cheveux, toutes les délicatesses
microscopiques du burin le plus aigu, sont obtenues
sans sécheresse, et contribuent ainsi à la perfection de
ces excellents bas-reliefs.
Le vase de M. Vechte se sépare tout à fait des riches
produits de notre industrie, dont on voit tous les cinq
ans des modèles à l'exposition des Champs-Elysées; mais
il serait à souhaiter que les chefs de l'orfèvrerie indus-
trielle comprissent qu'ils ont besoin du concours des
véritables artistes, non-seulement des dessinateurs, mais
des praticiens qui, comme M. Vechte, inventent dans
leur tête, dessinent sur le papier et sculptent sur lo
métal.
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'SALON DE 1848
-ocr page 599-
A la suite de ces quatre Salons, qui furent publiés
en petits volumes, après avoir paru dans le Consti-
tutionnel,
il est curieux de reproduire un article sur
le Salon de 1848, également publié par le Constitu-
tionnel,
devenu républicain, sitôt la révolution
triomphante. C'est bien curieux, en effet, comme un
souvenir de l'enthousiasme et des espérances que la
révolution inspirait, — au premier moment. Et que
cela semble loin de nous 1
Cet article, publié le 27 mars 1848, fut peut-être
suivi de quelques autres articles que nous n'avons
pas retrouvés. L'auteur venait, d'ailleurs, de fonder
un nouveau journal politique, qui le détourna mo-
mentanément de la critique d'art.
W. B.
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SALON DE 1848
La révolution de Février a surpris le jury académique
en pleines fonctions. On avait commencé déjà la sépa-
ration des élus et des réprouvés; déjà les légères es-
quisses de Lessore étaient écartées, et Ton avait admis
le fameux torse de femme qui fait la joie de la foule dans
le bon coin. Mais, au bruit de l'insurrection contre la
royauté, les familiers de la Liste civile n'ont eu que le
temps d'ôter leurs lunettes et leurs perruques, et de se
sauver. Pour n'être pas reconnu, M. A*** s'était tatoué
le visage avec du bitume, et M. B***, comme Louis-
Philippe, son maître, s'était coupé les favoris.
Le jury, la direction des Beaux-Arts, l'ancienne admi-
nistration des Musées, ont donc disparu avec la Liste
civile. Rien n'est encore reconstitué, si ce n'est que
Jèanron est conservateur des tableaux au Louvre. Les
arts ont été abandonnés au hasard depuis le commen-
cement de cette tempête. Le ministère républicain a
même employé, à je ne sais quelles missions, un ex-
censeur et un ex-comte, ex-député conservateur, un des
votants de l'adresse Guizot. Ces personnages paraissent
tenir encore à l'administration; mais nous espérons que
la République repoussera bientôt les anciens censeurs de
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558                             SALON DE 1848.
la pensée, et tous les serviteurs de la monarchie. On
n'est jamais trahi que par — ses ennemis.
La première mesure à prendre en faveur des arts,
après la révolution, eût été de réunir tous les artistes,
en les invitant à élire un comité permanent qui les re-
présentât vis-à-vis de la République, et qui pût énoncer
leurs vœux. On s'est contenté de faire nommer une com-
mission chargée seulement de placer les ouvrages au
Salon. L'assemblée avait lieu à l'École des beaux-arts,
et les vieux professeurs avaient convoqué tous leurs éco-
liers. Savez-vous qui a obtenu le plus de voix? M. Léon
Cogniet. Du reste, sauf deux membres de l'ancien jury,
M. Brascassat et M. Abel de Pujol, la composition de
ce comité temporaire, assez juste expression de tous
les talents et de toutes les écoles, prouve que le sys-
tème du suffrage universel approche de la vérité plus
qu'aucun autre. Par une bizarrerie de l'élection, c'est
le nom de Couture qui est sorti do l'urne à côté de celui
d'Abel de Pujol., et le nom de Théodore Rousseau à côté
de celui de M. Brascassat. Parmi les sculpteurs, l'as-
semblée a laissé passer aussi deux justiciers do l'ancien
régime, mais elle a proclamé Barye, Rude, David, et
autres artistes indépendants.
Que la paix soit avec nous désormais^ puisque le peuple
artiste a mis à sa tête les proscrits de l'Académie, de
même que nous avons au sommet de l'État un poète,
un ouvrier et l'historien de l'ex-roi Louis-Philippe. Vrai-
mont, il s'est passé un siècle depuis le 24 février !
M. Jeanron et ses aides ont déployé une activité
prodigieuse pour accrocher tant de cadres aux lambris
du Musée, pour établir au premier étage tant de blocs de
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SALON DE 1848.
559
marbre, de pierre et de plâtre. Mais il était utile que
l'exposition nationale ne fût pas reculée; il était impos-
sible, d'ailleurs, de résoudre, pour cette année, les
questions d'un nouveau jury et d'un nouveau local. Te-
nons pour certain, cependant, qu'à l'avenir les galeries
du Musée ne seront plus employées aux Salons pério-
diques. La fuite de la royauté nous a laissé de la place
au Louvre, aux Tuileries et dans tous les monuments
nationaux.
Les cinq mille cent quatre-vingts ouvrages présentés
avant la révolution ont donc été admis sans examen, et
la commission des artistes n'a eu qu'à en surveiller le
classement, afin de ne pas laisser égarer dans les cata-
combes des productions dignes de lumière. Toutefois ce
classement trop hâtif est fort imparfait, et nous avons
vu un Portrait de Meissonier, une Forôt de Diaz, et quel-
ques paysages distingués, perdus au milieu des peintures
les plus drolatiques.
Le Salon de 1848, en effet, offre un spectacle excessi-
vement curieux, Il y a là des tableaux comme on n'en a
jamais vu chez les vitriers de campagne, comme on en
voyait cependant quelques-uns à chaque Salon, admis
par le jury de la Liste civile ; car l'ancien jury s'occupait
bien plus volontiers à exiler ses ennemis qu'à examiner le
mérite de la peinture. Tl n'y a de changé aujourd'hui que
le nombre prodigieux de ces images excentriques. Mais
l'enseignement de la publicité sera bon, et l'on peut es-
pérer que l'accueil fait par la foule à plusieurs centaines
de toiles barbouillées, décidera les barbouilleurs à em-
brasser une autre profession. Hier, je veux dire il y a un
siècle, sous le règne du dernier Bourbon, les pauvres
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iiïïiiiïtfiirirfli w^'v^t\^^^wîS«mi^^SSi^T^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^
560                             SALON DE '1848.
travailleurs égarés dans les arts pouvaient crier à la per-
sécution et à l'étouffement, et s'imaginer qu'il leur
manquait seulement un rayon de lumière. Après l'aver-
tissement du ridicule, pourquoi- d'estimables citoyens
persisteraient-ils à forcer l'entrée du monde poétique,
quand la société républicaine leur offrira la truelle au
lieu du pinceau ?
Pour ma part, malgré la bouffonnerie du Salon actuel,
je ne suis pas absolument édifié sur la nécessité d'un
jury quelconque, si ce n'est pour le rangement. J'approu-
verais encore, aux prochaines expositions nationales,
l'essai de la liberté illimitée, à condition qu'un comité
intelligent separaties œuvres d'art de toutes ces ordures
inqualifiables. Le premier crétin a le droit de parler sur
la place publique, sauf à être sifflé parla foule et réduit
au silence par les vrais orateurs, La liberté est encore le
meilleur moyen d'ordre et de justice.
Ce qui est singulier et triste, c'est qu'il n'y a pas un
talent nouveau dans ce pêle-mêle d'oeuvres étranges.
Mais comment les artistes auraient-ils pu se développer
sous un régime consacré à la glorification des intérêts
matériels et des passions mauvaises ? Parmi ceux que
Dieu avait prédestinés à la poésie, les plus débiles sont
morts dans le désenchantement et la misère, comme
Hector Martin ; les forts par le caractère et par la pa-
tience ont pris leur place légitime, maigre l'oppression.
La génération actuelle est classée à peu près. L'espoir
de la République est dans les générations vierges et vi-
vaces dont la vocation sera encouragée par un enseigne-
ment national, par l'exaltation des nobles pensées, par
le rayonnement d'un art humain et universel. Nous
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SALON DE 1848.                              561
avons la confiance que nous verrons déjà au Salon de
l'année prochaine, et surtout dans les monuments pu-
blics, des tentatives hardies do cet art nouveau, fécond
et durable.
Nous faisons donc aujourd'hui le dernier inventaire de
ce bric-à-brac de tableaux, enfants perdus, la plupart
destinés à mourir sans avoir vécu, la plupart bâtards
qui n'ont môme aucun droit à la reconnaissance sociale.
La République, outre qu'elle fera éclore un art vérita-
blement poétique et civilisateur, nous délivrera aussi de
ces parasites qui s'attachaient aux mamelles do la grande
Nature et déchiraient son flanc. Le principal bienfait de
la République et de la liberté sera de distribuer les
hommes dans des travaux où chacun, en servant à la
gloire et au bonheur de la patrie, trouvera en mémo
temps l'exercice régulier do ses facultés individuelles et
son propre bonheur. Charité bien ordonnée commence
par les autres. La charité qui commence par soi-même,
suivant le proverbe, n'est que Pégoïsme et l'anarchie.
Eugène Delacroix a toujours eu le sentiment de cet
art suprême qui s'inspire des idées d'un peuple et qui les
traduit en images grandioses. Aussi, sa peinture est-elle
radieuse sur les coupoles et les plafonds de nos monu-
ments. Sa Liberté aux barricades de Juillet vient d'être
installée au Luxembourg, à c0té de ses Grecs de Scio :
deux beaux épisodes de l'histoire contemporaine. On
dit qu'il a entrepris VEgalité sur les barricades de Fé-
vrier-^
car notre révolution récente est la sœur de la
révolution nationale, glorifiée il y a dix-huit ans. Cette
fois-ci, le peuple tout entier a fait sa journée, et l'es
bénéfices de la victoire ne lui seront pas disputés. Que
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S62                             SALON DE 1848.
Delacroix se hâte, et nous verrons ses deux pendants
au-dessus de la tôle du président de l'Assemblée na-
tionale.
Mais Delacroix est comme les poètes épiques, qui, au
courant d'une œuvre générale, laissent tomber des vers
précieux sur les marges du'manuscrit. Le peintre épique,
pour se reposer de ses grands poëmes, jette sur la toile
l'imagination, le sentiment et la couleur.
Dans la première travée des galeries, à droite en en-
trant, est le Christ au tombeau, figures d'une proportion
peu heureuse, au-dessous de la nature. Le corps du
Christ est étalé horizontalement, plombé de la couleur
verdatre des morts. L'anatomie y est indiquée dans ses
plans saillants avec une science de l'effet qui condamne
les folles recherches de la forme au moyen de la ligne
et du dessin proprement dit. La Madeleine baise les pieds
du Christ, la Vierge s'évanouit, les saintes femmes et
saint Jean s'abandonnent à leur désespoir. Pour fond, à
gauche, les parois sombres d'une grotte; à droite, une
percée de paysage et de ciel. Il y a, dans ce tableau, le
sentiment de Lesueur ajec l'abondance et l'harmonie de
Rubens.
Un peu plus loin, à gauche, nous avons retrouvé la
Mort de Valentin, le frère, de la Marguerite de Gœthe.
La naïve et adorable fille du poëme allemand s'arrête
à la porte de sa maison, devant le groupe qui entoure
son frère blessé. Elle se cabre et se rejette en arrière,
comme une cavale domptée par la fatalité. Et cependant
Valentin lui crie : « Ma petite Marguerite, je te le dis en
confidence, tu n'es qu'une catin, tu iras mourir sur la
paille, dans un recoin obscur, au milieu des gueux et
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SALON DE 1848.                              563
des estropiés. » Elle n'ose pas s'approcher du mourant
qui la maudit. Au fond, le docteur Faust et Méphistophé-
lès se sauvent dans l'ombre d'une rue étroite. Cette com-
position dramatique et originale appartient à M. Collot.
La Mort de Lara est terrible et mystérieuse comme le
poëme de Byron. Le guerrier, couvert de son armure,
repose sur le sol : quoique la figure n'ait pas plus d'un
pied de long, il paraît gigantesque comme une statue
de Michel-Ange, à cause du caractère des formes. Sur
lui se penche son page aux cheveux dénoués, — sa
maîtresse, — un ange désolé, dont l'âme traverse ddjà
la matière visible pour s'envoler vers le ciel. Le paysage
est d'une grandeur sublime et le ciel en parfaite har-
monie avec cette tempête morale. Personne n'a, mieux
qu'Eugène Delacroix, traduit la poésie déchirante de
Shakespeare dans Hamlet, de Byron et de Goethe.
Le tableau des Comédiens arabes renferme une douzaine
de figures, dans la proportion habituelle des figures du
Poussin. Au milieu de Maures et de Juifs, bariolés de
costumes aux riches couleurs, de femmes assises ou
contournées dans toutes les attitudes, les deux bouffons
arabes jouent, en plein air, une espèce de pantomime.
Il y a des figures majestueuses sous leurs draperies
étranges, comme les Vénitiens du seizième siècle dans la
peinture du Titien, des femmes voluptueuses et coquettes,
dont la lumière frappe les bruns visages, un luxe in-
croyable de tons francs, rouges, oranges, bleus, argentés;
de tons rompus, feuille-morte, perle, café, lilas et roses,
sur un vert paysage, mêlé au ciel profond de l'Orient.
C'est un chef-d'œuvre de lumière, comme la Noce juive,
du Luxembourg.
»
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964                             SALON DE i848.
Ainsi que Rubens, son maître de prédilection, Eugène
Delacroix est de première force dans la peinture des
animaux. Ses .lions et ses chevaux rivalisent avec ceux
deBarye. C'est un même caractère sauvage et indompté,
une fougue à tous crins, une allure prise sur la réalité.
On se rappelle la vive aquarelle du Lion tenant sous sa
griffe un serpent. Nous avons au Salon de 1848 deux
lions d'Eugène Delacroix, le Lion dévorant une gazelle,
et le Lion duns son antre.
Le Lion avec la gazelle n'est qu'une esquisse do pre-
mier jet, brillante comme une eau-forte, spirituelle
comme un croquis, terrible comme une scène du désert.
Le-lion palpite, fiévreux et rutilant, la griffe ensanglantée
sur sa proie délicate. Chaque coup de pinceau, chaque
touche capricieuse, chaque contraste de ton, est une
note qui crie un chant farouche comme la musique des
Yoways.
Le Lion dans son antre offre un drame encore plus
émouvant. J'ai devant les yeux l'esquisse de cette com-
position. Nous l'appelons, entre nous, la Leçon d'ana-
tomie, ou le Chasseur imprudent. Notre lion, à la tête
monstrueuse, à la crinière ébouriffée, est acculé sur ses
jarrets dans une majesté tranquille, comme un roi assis
à un banquet somptueux. Sa queue noueuse serpente
derrière lui. en frémissant de volupté, ses oreilles s'agi-
tent, son front plat est grincé, "ses yeux sont sanglants,
sa gueule est béante, sa physionomie pleine de désirs
et de béatitude, tandis que ses griffes aiguës s'allongent
sur la poitrine d'un homme renversé. On dirait qu'il ca-
resse de ses lourdes pattes la chair encore chaude. Il a
plaisir à racler la peau saignante, à sentir l'odeur de son
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SALON DE 1848.                              565
ennemi mourant. Il ne se presse point, il ne regarde
point derrière son dos dans la campagne ; il est sûr de
n'être pas troublé dans son festin, et il prend son temps
pour dépecer sa victime. Qui pourrait se hasarder jus-
qu'à cette caverne de pourpre, jusqu'à ce palais du roi
solitaire? L'homme est bien petit sous cette force in-
domptable de la nature. Le beau poëme antique, qui rap-
pelle les symboles et la fatalité des religions primitives !
Après Eugène Delacroix, nous rencontrerons Diaz et
et Meissonier, quelques paysages et quelques portraits,
d'une qualité distinguée, trois ou quatre grands tableaux,
les deux marbres do Clesinger et de Pradier, plusieurs
statues importantes, et la foule des œuvres banales ou
plaisantes parleur naïveté excentrique. Nous n'arrêterons
pas longtemps nos lecteurs sur le Salon de 1848. La
politique nous réserve des spectacles plus intéressants.
Nous faisons aujourd'hui mieux que de Fart et de la
poésie : nous faisons de l'histoire vivante.
FIN.
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SBüKKr.
.. " .....                                         ■
______,___
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TABLE DES MATIERES.
Pages.
Préface, par W. Bukgeb.................       ν
Nouvelles tendances de l'art................    xm
SALON DE 1844.
Lettre à T. Rousseau...................       5
I. Caractère de l'école française.............     19
II. Souvenirs et regrets................      50
III.  Marilhal et autres. . . .-.............      40
IV.  Portraits......................     51
V. L'art antique....................      60
VI. Pajsages ................. . , . .      71
VII. Sculpture, architecture................     82
SALON DE 1845.
Lettre à Béranger....................      99
Avant l'ouverture.....................    109
I. Première impression................    114
II. Decam'ps.....................    124
III.  Delacroix.................. . , ,    137
IV.  Brascassal et autres.......,......., .    147
V.  Gigoux et autres.. . î...............    15Θ
VI. Portraits......................    168
VII. Paysages................ .,...·    177
VIII. Sculpture, gravure, architecture...........    189
-ocr page 611-
é
<P3
S68                         TABLE DES MATIÈRES.
SALON DE 1846.
Pages.
Lettre à George Sand. . ..'.... . . . %-■..........    203
Introduction, Études sur la Peinture française depuis la fin du
dix-huitième siècle. ..................    207
I. Bévue générale...................    255
IL Ary Scheffer................... .    269
III.  Decamps......................    279
IV.  Diaz.......................    288
V. Lehraann et autres...................    299
"VI. Les paysagistes....... ........■ . . .    310
VIL Les étrangers...................    321
Y11L Haffnerel autres..................    332
IX. Horace Vernet et autres...............    345
X. Sculpture......................    354
XL Dessins, aquarelles, pastels, gravures, etc.......    363
SALON DE 1847.
Lettre à Firmin Barrion...... . ...........    381
Introduction. Étude sur la Statuaire française du dix-huitième
siècle........................·    397
I. Revue générale...................    409
IL Couture......................    421
III.  Les grands tableaux.................    432
IV.  Eugène Delacroix..................    445
V. Diaz........... . . . ..........    459
VI. Les paysages....................    470
VII. Les portraits....................    482
VIII. Promenade.. .'...'...............    495
IX. Les petits tableaux de genre. . . '..........    ,f67
X. Dessins, miniatures, etc. ......,,.......    516
XL Les artistes refusés par le jury. . . ,........    524
XII. Sculpture. Clesinger.................    534
XIII. Sculpture. Pradier et autres.............    543
SALON DE 1848.
Influence de la République sur l'art.. . . . . «......    557
Pari», m Typographie Henndybr bï his, rue du Boulevard, 7.
KUNSTHISTORISCH INSTITUUT
DER RIJKSUNIVERSITEIT UTRECHT