Il
HISTOIRE DE LHABITATION HUMAINE
Frontispice.
HISTOIRE
DE L'HABITATION
HUMAINE
-ocr page 4-PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE
Rue de Fleurus, 9
DEPUIS LES TEMPS PRÉHISTORIQUES JUSQU'A NOS JOURS
TEXTE ET DESSINS
i par
BIBLIOTHÈQUE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET RUE JACOB
Tous droits de tradaction et de reproduction réservés
< A
DE
Il y a de cela bien longtemps!
Sur un sommet abrupt, deux personnages sont assis et,
pensifs, ils contemplent Timmense paysage qui se déroule
devant eux.
Des lacs aux contours irréguliers, réunis par des flaques
d'eaux dormantes, laissent émerger des terres plates couver-
tes d'une végétation touffue, et parfois des roches peu éle-
vées qui montrent leurs flancs comme de longues failles
verticales. A Thorizon s'élève une chaîne de montagnes aux
profils bizarres.
Le disque du soleil, large et cuivré, sans rayons, répand,
sur les innombrables bandes liquides à travers les vapeurs
«
qui sont suspendues au-dessus d'elles, des lueurs incer-
taines.
Les terres émergées sous cette lumière voilée sont noi-
res et découpent leurs silhouettes sur les brumes.
Des bruits confus percent Pair chaud et humide. Ce sont
des croassements de batraciens, des sifflements de reptiles,
des beuglements de ruminants, les cris stridents des mam-
mouths, les plaintes de grands oiseaux.
« Tout est bien, dit Tun des deux personnages. —
Rien n'est achevé, reprend l'autre; vois au bas de cet
escarpement ces êtres qui se rassemblent, puis se séparent,
qui cherchent et s'abritent....— Eh bien? — Ce ne sont
pas des êtres semblables aux autres.... Ils sont agités, in-
quiets, regardent de tous côtés ; seuls entre tous, ils s'avan-
cent droits sur leurs pieds. —Regarde : ils se battent entre
eux, se jettent des pierres, s'avancent par troupes, armés
de branches d'arbres. — Tous les animaux s'entre-battent.
— Regarde encore ! Voici un ours gigantesque qui sort des
fourrés-, ces êtres cessent de se battre entre eux; ils se réunis-
sent.... ils forment un cercle autour de l'animal terrible,
Paccablent de cailloux. La bête ne sait de quel côté attaquer,
elle grogne et tourne sur elle-même, le poil hérissé....
Vois! le cercle se resserre; plusieurs, parmi ces êtres, por-
tent de longs bâtons armés à leur extrémité de pierres tran-
chantes.... Ils frappent à la fois sur Tours furieux.... Il se
défend.... Deux des assaillants sont tombés déchirés par les
griffes de l'ours. L'animal succombe cependant, le voilà à
terre couvert de liens de jonc. — Tous les animaux se
défendent et attaquent. — Regarde encore ; on s'empresse
autour des deux blessés; on les emporte au bord du lac; on
les couche sur des feuilles; on lave leurs blessures. Vois
comme on se penche vers eux ; écoute ces cris. — Qu'im-
porte! Chaque être créé possède ses aptitudes, ses instincts;
les uns se construisent des nids, d'autres se creusent des
HISTOIRE DE L 11 A B IT A T1 0 N .
tanières ou élèvent des demeures. On en voit qui se réan's-
sent en troupes, quelques-uns vivent isolés et défiants^ tous
s'entre-dévorent et cherchent à se prémunir contre les atta-
ques de leurs ennemis. G^est la loi, — Descendons au milieu
de ces êtres, viens. — A quoi bon? — Peut-être trouverons-
nous ? — Quoi ? — Ce qu'il faut chercher. — Esprit vain
et inquiet!.... Soit, allons. »
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
i^j. WI-. ipijn,' ii-i.jiiii-.iy-'
SONT-CE DES HOMMES/
Une douzaine d'êtres aux membres lourds, à la peau
d'un jaune livide, le crâne couvert de poils rares et noirs
qui tombent sur leurs yeux, aux ongles crochus, sont grou-
pés, serrés les uns contre les autres, sous un arbre touffu
dont les branches basses ont été attirées vers le sol et rete-
nues à Taide de mottes de limon. Le vent souffle avec vio-
lence et chasse la pluie tout à travers cet abri. Quelques
nattes de jonc, des peaux de bêtes, protègent à peine les
membres de ces êtres qui, à Taide de leurs ongles, déchi-
rent des lambeaux d'animaux aussitôt dévorés (fig. i).
La nuit se fait et la pluie redouble. Les plus robustes
ramassent des branches mortes, de longues herbes, arra-
chent des fougères et des roseaux et les amoncellent contre
le vent- puis, avec des butons et leurs mains, ils cherchent
à donner à Teau qui envahit leur refuge un écoulement, en
jetant de la boue sur des branches amassées.
Malgré la violence de la tempête, tous, enlacés comme
un nid de couleuvres, s'endorment, sauf un d'eux, qui se
tient éveillé en jetant dans la nuit des cris plaintifs et pro-
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
longés pour éloigner les animaux nuisibles. Lorsque le
sommeil le gagne, il va réveiller un de ses compagnons qui
prend sa place.
Le matin, le vent s'est abattu, mais la pluie ne cesse de
tomber fine et drue. Le pied de Tarbre est couvert d'eau.
Alors chacun de chercher des branches, des roseaux, du
T'ig. 1.
limon pour exhausser le sol. Quelques reptiles chassés de
leurs retraites se réfugient sur les mottes qui entourent
Tabri. Ils sont tués à coups de bâton, pour servir de
pâture à la famille.
Non loin de là, Epergos, saisi de compassion en face de
cette misère, choisit deux jeunes arbres espacés Tun de l'au-
tre de quelques pas. Se hissant sur l'un d'eux, il le fait
courber par le poids de son corps, attire le sommet de Tau-
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
tre à l'aide d'un bois crochu et, joignant ainsi les branches
des deux arbres, il les lie ensemble avec des joncs. Les
êtres qui sont accourus autour de lui sont émerveillés. Mais
Fcs-Z.
Épergos n'entend pas qu'ils restent oisifs, et leur lait com-
prendre qu'il faut aller quérir d'autres jeunes arbres dans
les environs. Avec leurs mains et des bâtons ils les déraci-
nent et les traînent auprès d'Épergos.
Celui-ci leur montre alors comment il les faut inclincr
mS&é
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
en cercle en appuyant leurs sommets contre les deux pre-
miers arbres attachés; puis comment il faut garnir les
intervalles avec des roseaux, des branches, de grandes her-
bes enlacées ; puis comment les racines doivent être recou-
vertes de limon et successivement tout l'ensemble (fig. 2),
en laissant une ouverture du côté opposé au vent qui amène
la pluie. Sur le sol, il fait répandre des branches mortes,
des joncs et battre du Hmon avec les pieds.
A la fin du jour la hutte est terminée. Chaque famille des
Naïrriti veut en posséder une semblable.
Epergos, couvert de sueur et de boue, se repose alors
près de son compagnon Doxi. « Pourquoi, dit ce dernier,
aller ainsi à Fencontre de ce qui est fait? Voudras-tu main-
tenant apprendre aux oiseaux à faire leurs nids, aux cas-
tors à se bâtir des cabanes autres que celles qu'ils savent
fabriquer? Pourquoi modifier ainsi l'œuvre du créateur?—
Qui sait! reprend Épergos; revenons ici dans cent mille
jours et nous verrons si ces êtres ont oublié mes instructions
pour vivre comme ils vivaient hier. S'il en est ainsi, j'ai tort
de me mêler de leurs affaires, et je n'ai pas trouvé; mais
s'ils ont profité de mes avis, si les huttes que nous verrons
alors sont mieux faites que celles-ci, j'ai trouvé, car alors
ces êtres ne sont pas des animaux. — Folie! répartit Doxi-,
que seraient-ils donc alors? — Que sais-je!... »
8 HISTOIRE DE L''H ABIT AT IO N .
LES ARYAS,
Doxi et son compagnon se sont arrêtés au milieu d'une
contrée élevée. Cest un immense plateau dominé du côté du
nord par une chaîne de montagnes dont les sommets per-
dus dans les brumes sont rarements visibles.
Des vallées larges et profondes sillonnent ce plateau, et
des torrents précipitent leurs cours sur les pentes et dans
les fonds couverts de débris et de forets.
Des neiges éternelles revêtent les hauteurs. Amoncelées,
elles se répandent en longues tramées de glace jusqu'au
fond de ces vallées, creusant de brillants sillons et poussant
devant elles des roches et des sables. Si parfois les rayons
du soleil réchauffent l'atmosphère, bientôt les vapeurs s'élè-
vent de toutes parts, le long des pentes, enveloppant les
sommets, s'amoncellent, l'obscurité se fait et des orages ter-
ribles durent plusieurs jours.
Surpris par une de ces tempêtes, Épergos et Doxi se sont
abrités sous une roche. La pluie serrée ne leur permet pas
de distinguer les objets à quelques pas, et les échos se ren-
voient les détonations de la foudre qui semble éclater de
aÊÈ^
-ocr page 14-HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
tous les points de Thorizon, lorsqu'une voix claire et vi-
brante frappe Toreille des deux compagnons; ils n'ont
jamais entendu sur la terre rien qui rappelle ces intonations.
La voix se rapproche-, ils peuvent percevoir les paroles :
« Le lait de la nue a grossi nos flots et nous allons tou-
tes au réservoir que le Dieu nous a préparé. Nous ne pou-
vons arrêter notre course.... Que désire le sage qui inter-
pelle les rivières? »
« Qu'est-ce là ? dit Épergos. — C'est le vent qui mugit,
répond Doxi. — Non pas, c'est un esprit.... Il touche au
rocher.... »
En effet, un personnage semblable aux deux compagnons
prend place sous la roche.... « Qui es-tu? lui dit Épergos.
— Arya, répond le nouveau venu. — Tu es seul ? — Non,
je suis le père d'une nombreuse famille, j'ai une femme,
des enfants, des neveux, près d'ici, dans ma demeure. Ve-
nez-y, vous vous reposerez mieux que sous ce rocher; mais
attendons un peu que les nuées s'éloignent. — Et que fai-
tes-vous dans cette demeure? — La mère élève nos enfants,
j'ai des troupeaux que je soigne, et de leur lait je nourris
la famille. Avec mes armes, je la défends contre les ani-
maux sauvages et les ennemis. Le matin, avant le lever du
soleil, et le soir, après son coucher, nous sacrifions.... Les
garçons m'aident au dehors, les filles tissent des vêtements,
recueillent le sôma^ traient les vaches, tiennent la demeure
nette de souillures. — Y a-t-il d'autres familles que la
tienne ? ■— Beaucoup. — Que dis-tu de cela, Doxi ? — Je
dis que le créateur a créé; tout est bien. — Nous verrons »,
se dit Épergos.
La pluie tombe moins drue, et des vapeurs blanchâtres,
poussées par le vent, se déchirent en lambeaux à travers les
forêts ; tantôt elles laissent voir entre elles des taches noires,
le fond de la vallée ou quelque pointe de rocher; tantôt elles
ne forment plus qu'une masse grise dérobant tous les objets
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
à la vue. « Allons! » dit Vhom^tx. les deux compagnons sui-
vent leur guide.
Bientôt à travers le brouillard apparaissent deux jeunes
garçons : « Père! disent-ils, la tempête est terrible là-haut.
Nous allions à ta recherche. Sois le bienvenu! — Voici des
hôtes, répond le père. Courez dire à la mère qu'on prépare
ce qu'il faut. »
Doxi, Épergos et le père atteignent Phabitation. Elle est
adossée à de hautes roches qui l'abritent du vent. Le toit,
très-saillant, est supporté par des troncs d'arbres fourchus.
Les parois sont composées d'autres troncs d'arbres posés
horizontalement les uns sur les autres et assemblés entre
eux aux angles.
Des deux côtés de l'habitation, un peu en avant, sont
deux cabanes : Tune est destinée aux bestiaux pendant l'hi-
ver, l'autre contient du fourrage (fig. 3). Les parois de ces
cabanes sont faites de grosses nattes de branchages.
Ces trois logis laissent entre eux une sorte de plate-forme,
au milieu de laquelle est une grosse pierre lisse et propre.
La mère, entourée de ses enfants, reçoit les deux hôtes
sous le portique et les fait entrer dans la case, au fond de
laquelle, le long du rocher servant d'appui à la construc-
tion, brille un feu clair dont la fumée s'échappe par une
ouverture pratiquée dans le toit et une longue trémie de
bois.
Des nattes de Jonc couvrent le sol battu*, d'autres nattes
sont tendues le long des parois et en travers de la" case
qu'elles divisent en trois parties à peu près égales. Des
peaux d'agneau jetées sur des tas d'herbes sèches forment
des sièges autour du brasier, devant lequel un large pot de
terre noire laisse échapper une vapeur d'une odeur agréable.
Épergos considère toutes ces choses non sans surprise;
quant à Doxi, il s'assied près du foyer et regarde la flamme.
« Mère, dit Vhom^ apprête le repas; ces étrangers doivent
-ocr page 16-HISTOIRE DE L'H ABITATI ON.
I I
......
■I
Voilà des peaux d'agneau prêtes à vous recevoir. —
Non, dit Épergos, nous n'avons nul besoin de repos....
Puis-je te demander si vous êtes établis ici depuis long-
avoir faim. » Puis se tournant vers ses hôtes : « Vous êtes
fatigués peut-être -, prenez quelque repos avant de manger.
--I
-ocr page 17-12 HISTOIRE DE L'H A BIT ATI O N .
temps? — Pourquoi cette question, étranger? T'ais-je de-
mandé d'où tu venais, où tu allais? Les Aryas ont toujours
habité cette montagne, mon père et le père de mon père
demeuraient dans cette maison, qui est à nous ainsi que les
pâturages voisins. Mais que t'importe? — Pardonne; mais
mon compagnon et moi ne savons rien de ces choses. Nous
ignorions que ces hauts plateaux fussent habités par des
Aryas. Nous n'avions vu sur la terre que des êtres infé-
rieurs à toi, vivant, comme des animaux, de chair crue et
d'herbes sauvages, ne sachant se construire des abris, nus
et sordides. — Oui, les Dasyus, réplique le maître, race
maudite. Indra les chassera de la terre qu'ils souillent de
leur présence et qui appartient aux Aryas ! »
A ces derniers mots, Doxi ébaucha un sourire.
La tempête redoublait de fureur. Des nuées noires s'ac-
cumulaient sur les sommets voisins, et les reflets d'une lu-
mière blafarde le cédaient à la clarté de la flamme du foyer.
Le vent soulevait la natte suspendue devant la porte trian-
gulaire et poussait des grêlons jusqu'au milieu de la case.
Les petits enfants, attachés à la longue tunique de leur
mère, étaient devenus silencieux, pendant que le père et
son fils aîné fixaient les nattes qui fermaient les issues à
l'aide de cordes de roseau.
Le tonnerre ne cessait de gronder, mais sourdement.
Par moments ie calme se faisait, puis on entendait comme
un long gémissement lointain qui se rapprochait, sem-
blant partir de tous les points à la fois. Alors les arbres
voisins craquaient, la cabane tremblait et la pluie fouettait
avec violence sur les écorces de sapin qui couvraient la
toiture.
Bientôt l'eau, chassée contre le rocher auquel était ados-
sée la maison, se fit jour par quelques fissures et envahit le
sol-, un craquement se fit entendre : c'était le sommet du
large conduit de fumée, entraîné par l'eau, qui s'affaissait.
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
Un torrent de boue se précipita alors sur le foyer. La case
n'était plus tenable; la fumée, la grêle, une eau noire, Fen-
vahissaient de tous côtés. Il fallut se réfugier dans Tétable
vide en ce moment, les bestiaux étant aux pâturages.
U'hom et sa compagne songèrent d'abord à leurs hôtes.
Tant bien que mal on put se caser dans cette cabane, et
pour souper il fallut se contenter de lait, de fromage et de
graines de pin. Vers la fin de la nuit cessa la tempête, et les
étoiles parurent au ciel.
Au moment où elles commençaient à pâlir, le père et la
famille sortirent de la cabane et s'avancèrent vers la pierre
placée au milieu de la plate-forme. La mère tenait deux
vases de terre, Tun renfermant la liqueur extraite du sôma^
l'autre du beurre.
Le père, ayant tiré de dessous son vêtement un paquet
d'herbes et de branches sèches, le posa sur la pierre, et, fai-
sant pivoter rapidement un brin de bois dans un morceau
d'écorce, celui-ci noircit bientôt et s'enflamma. Le feu étant
communiqué aux herbes sèches, la mère répandit dessus un
peu de la liqueur du sôma; aussitôt la flamme brilla d'un
vif éclat, et le père, d'une voix vibrante, prononça ces pa-
roles :
« J'invoque pour vous le brillant Agni, hôte du peuple....
Qu'il répande des flots de lumière et que de son foyer il
comble de biens son serviteur.
« On aime à honorer ce Dieu, qui est comme votre bien;
on aime à le voir grandir et produire ses lueurs. Sur la
ramée il agite ses flammes. »
Puis la mère ayant jeté du beurre sur l'autel, le feu prit
en pétillant une nouvelle intensité :
« S'acharnant sur le bois qu'il dévore, il brille, il court
comme l'eau, il résonne comme un char, il trace en brûlant
un noir sentier. Il plaît comme le soleil qui sourit entre les
nuées.
14 HISTOIRE DE L'H A B1 T A TI ON .
« Donne-nous, ô Agni, de vaillants compagnons, une
heureuse abondance, une belle famille et de grands biens ! ))
Le soleil commençait alors à semer des touches d'or sur
les cimes neigeuses se détachant sur Tazur profond du ciel.
L'air était vif et pénétrant. La famille, silencieuse, demeu-
rait debout devant la flamme, les yeux fixés du côté de
Torient. On n'entendait que le murmure du torrent voisin.
Les deux compagnons se tenaient à l'écart. Épergos dit
alors tout bas à Doxi : « Que penses-tu de tout ceci?—■
Je pense que ces Aryas, puisqu'ils se nomment ainsi, dé-
truiront l'œuvre du Créateur. Il n'était pas besoin d'eux sur
la terre. »
Épergos ne répliqua pas.
-ocr page 20-mp
»
HISTOIRE DE L'HABITATION.
LA NOUVELLE HABITATION DE L « HOM. JJ
« Prends soin de nos hôtes, dit le père à sa compagne.
Je vais chercher mes frères pour nous aider à rebâtir notre
demeure. » Et emmenant son fils aîné avec lui, il s'enfcnça
dans la forêt voisine.
La femme, aidée de son second fils, après avoir servi du
lait à ses hôtes, se mit à chercher dans les débris de la mai-
son écroulée les objets qui pouvaient encore être utilisés.
Epergos, soulevant les bois effondrés, Taidait, tandis que
Doxi semblait plongé dans ses réflexions.
« Doxi ! cria Épergos, viens aussi à notre aide. — Pour-
quoi, répondit Doxi., si cette cabane est tombée, chercher à
la relever? — Mais, répliqua vivement son compagnon,
lorsque la tempête a détruit le nid, Toiseau ne le façonne-
t-il pas de nouveau ? Si une pierre tombe dans la fourmi-
lière, les fourmis n'en font-elles pas une autre à côté? —
C'est vrai, « répondit Doxi, et il alla aider au déblai.
Vers le milieu du jour, le père revint avec ses deux frè-
res, et au coucher du soleil l'emplacement de la cabane
était déblayé. Les frères avaient apporté des provisions.
ID
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
Le temps était beau ; on alluma un grand feu sur la plate-
forme, et, s'asseyant autour sur des mottes de gazon, les
habitants et les deux compagnons, après avoir mangé, de-
visèrent ainsi :
« Hôte, dit Epergos, si vous élevez votre maison contre
ce rocher, ne craignez-vous pas que la première tempête ne
la renverse de nouveau? — Oui, répondit PArya; mais mon
père a demeuré là, et je veux y demeurer. — Soit -, mais
alors ne faudrait-il pas détourner les eaux des pluies qui,
réunies là-haut, viennent fondre sur le toit? — Blasphéma-
teur! dit tout bas Doxi, qui t^a donné le droit de détourner
les eaux du ciel ? »
Epergos se contenta de sourire, et poursuivant :
« Au jour, nous monterons sur ce rocher et nous verrons
si Ton peut rejeter les eaux du ciel à droite ou à gauche de
votre habitation. — Cela doit être possible, reprit le père;
j^y avais déjà songé. — Puis, continua Epergos, que n'éle-
vez-vous les parois de votre habitation avec des débris de
pierre et de la terre? Elle aurait ainsi plus de stabilité et
vous préserverait mieux du froid et du chaud. — Nous
essayerons, répliqua l'Arya.
— Hom ! dit alors Doxi, vous avez prononcé tout à
l'heure une sage parole-, vous avez dit que vous vouliez
retrouver la maison de votre père-, refaites-la donc telle
qu'elle était, telle que votre père vous l'a laissée. — Mais,
reprit Epergos, qui te dit que la maison détruite hier était
de tout point pareille à celle qui s'élevait probablement à la
même place avant elle? — Elle n'était point pareille, dit
.'Ar3''a; car mon père m'a raconté que celle de son père était
moins vaste et qu'elle était couverte d'herbes sèches. —
Donc, répondit Épergos, nous pouvons faire la nouvelle
plus spacieuse et plus solide que n'était la dernière. — Où
borneras-tu tes désirs? murmura Doxi. — Pourquoi les
bornerais-je? Mettons-nous à l'œuvre, ce sera mieux que de
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
discourir.... Femme, continua Epergos en s'adressant â
son hôtesse, dites-nous, vous qui demeurez toujours dans
la maison et prenez soin des choses qu'elle renferme, si
rhabitation ruinée vous convenait de tout point-, si vous la
trouviez assez large, assez haute, assez bien close? — Il est
vrai, répondit la femme, que les enfants y étaient à Tétroit,
que, par les grands vents, la fumée nous incommodait sou-
vent, que nous avions peine à nous garantir contre la bise
ou la chaleur. Telle qu'elle était cependant, nous y avons
vécu heureux et en paix. » Et elle se prit à pleurer.
« Point de larmes inutiles, dit FArya. Mettons-nous à
Tœuvre avant que le soleil ait disparu derrière la mon-
tagne. Viens avec nous, mère, et dis à cet étranger ce que
tu désires de plus que ce que nous possédions, puisqu'il
montre la volonté de nous aider. »
La femme alors indiqua sur la place des ruines déblayées
l'espace qu'elle entendait donner aux enfants, à la salle
commune, à la pièce qu'elle réservait pour elle et son époux.
Et ce n'était pas sans verser de nouvelles larmes qu'elle
désignait ainsi chaque partie de sa maison, a Tu le vois,
dit Doxi, cette femme ne songe qu'à son habitation détruite,
et tout ce que ton savoir élèvera ne pourra Jamais lui faire
oublier cette ancienne demeure oià elle a élevé sa famille.
Contente-toi donc de ce qui était ^ nos hôtes seront heureux
et te béniront. — Laisse-moi faire, répondit Épergos. Le
bien présent fait oublier le bien passé, le fruit fait oublier
la fleur. — Et l'hiver flétrit l'un et l'autre, » dit Doxi entre
ses dents.
L'Arya ne disposait, en fait d'outils, que de haches de
silex emmanchées, et de sortes de scies obtenues à l'aide
de la même matière.
Pendant que l'hôte, ses frères, Épergos et l'aîné des
enfants s'en allaient dans la forêt voisine pour couper les
bois nécessaires, Doxi était resté près de la mère. Il ramenait
2
-ocr page 23-HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
son souvenir sur l'habitation détruite et se plaisait à lui faire
décrire jusque dans les moindres détails les diverses parties
de cette case, les meubles primitifs qu'elle renfermait, les
événements de famille dont elle avait été le témoin. Doxi
semblait s'émouvoir à chaque souvenir touchant exprimé
par son hôtesse, et répétait sans cesse : « Refaites-la donc,
femme, cette demeure, de telle sorte que vous retrouviez
chaque chose à la place qu'elle occupait, et que vous ne
puissiez rien regretter du passé ! «
Quand le soir revinrent les homs^ couverts de sueur et
tramant derrière eux des bois recueillis dans la forêt, ils
virent la femme triste et silencieuse. Le repas n'était pas
préparé et ils avaient grand faim. « Mère ! dit l'Arya,
qu'est-ce donc, et pourquoi ce visage triste ? Qu'est-il arrivé,
qui t'a empêchée de préparer notre nourriture ? » La femme,
les yeux rouges, ne répondit pas et s'empressa de réparer
le temps perdu. « La mère, dit Epergos, regrette son habi-
tation détruite -, son chagrin lui a fait oublier nos besoins
et les siens propres. C'est trop naturel. Quand elle se trouvera
maîtresse dans une demeure plus ample et mieux close, sa
tristesse s'évanouira. Laissez-la à ses regrets, et demain
mettons-nous à l'œuvre. »
En effet, dès la pointe du jour, on se mit à tracer la
nouvelle maison et à tout préparer pour l'élever promp-
tement. Suivant les avis d'Epergos, la maison devait
s'élever sur une plate-forme composée d'une bordure de
grosses pierres, afin de soustraire le sol intérieur à l'hu-
midité qu'entretenait la pluie autour de l'ancienne habitation.
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
Puis, le périmètre de la maison fut d'abord formé de pierres
assemblées avec soin. Un premier rang fut placé sur le sol
(fig. 4), la face la plus large en bas - puis, à Taide de deux
morceaux de bois réunis par une cheville (fig. 5), on prit
l'angle rentrant abc donné par les deux pierres déjà posées,
et on alla chercher une pierre qui présentât à peu près cet
angle -, l'ayant trouvée, on plaça cette pierre A dans cet angle
rentrant, et ainsi pour tout le premier rang, de telle sorte
qu'à la fin du jour, on avait formé le soubassement de la
demeure future (fig. 6), en laissant vide l'espace de la porte.
Avec des fragments plus petits, on égalisa ce soubasse-
ment. Ces murs s'appuyaient contre le rocher.
« A la place de ces troncs d'arbres empilés qui formaient
les parois de votre demeure, dit Épergos le lendemain, lors-
qu'on eut repris le travail, si nous élevions ces murs de
pierre jusqu'à la hauteur du toit, nous aurions ainsi un
abri plus solide et durable ? — Certes, répondit le père,
mais comment pourrons-nous élever ces pierres ? nous avons
eu bien de la peine déjà à poser les dernières. — Voici, re-
prit Epergos, ce que nous pouvons faire. Nous ne monte-
20
HISTOIRE DE L'HABITATION.
rons pas les pierres du bas, mais nous irons les chercher
là-haut, sur le rocher, et nous les descendrons à Taide de
troncs d'arbres inclinés comme sur un chemin. A mesure
que le mur s'élèvera, nous donnerons moins de pente aux
troncs d'arbres en posant ceux-ci sur ce mur. —Essaj^ons, »
dit rAr3^a. En effet, du haut du rocher, sur des arbres
accouplés, disposés en pente et portant leur extrémité inté-
rieure sur les murs latéraux, déjà sortis du sol, les pierres
furent descendues, retenues par des liens faits de branches
souples. Ainsi les murs s'élevaicnt-ils sans trop de peine, en
réservant les ouvertures de la porte et des fenetres. Cette
opération ne laissait pas toutefois de prendre beaucoup de
temps, car les travailleurs n'étaient pas fort habiles*, puis la
pluie se reprit à tomber pendant vingt-quatre heures. Un
soir que la famille et ses hôtes prenaient leur repas, accroupis
autour d'un brasier, abrités par des nattes, le décourage-
ment se peignait sur les visages ; les enfants, pelotonnés
autour de leur mère, grelottaient, et les propos étaient rares.
Épergos seul conservait sa gaieté ordinaire. « Je vois, dit-il
enfin, que la tâche entreprise vous paraît lourde et trop
HISTOIRE DE l'H A BIT ATI ON. 2l
longue. Nous aurions plus tôt fini si nous avions fait des pa-
rois à Taide de troncs d'arbres empilés, ainsi que cela était
pratiqué pour la maison détruite.
— C'est, dit aussitôt Doxi, ce que commandait la sagesse;
et aujourd'hui, cette femme et ses enfants seraient à l'abri
dans leur demeure si ton imprudence ne t'avait pas engagé
à entreprendre un travail au-dessus de tes forces, — Hélas !
soupira la mère. — Considérez cependant, reprit Epergos,
que la durée n'est acquise qu'à ce qui exige du temps pour
croître, et du travail. Le chêne croît plus lentement que la
fougère-, mais celle-ci se dessèche pendant l'hiver, tandis que
le chêne persiste et finit par couvrir de ses branches un
large espace. L'insecte se fait une demeure pour sa vie
qui s'éteint avec la belle saison et n'a point à se préoccuper
des générations qui le suivent. Mais vous, Arya, vous devez
vous construire un logis pour votre vie et, s'il est possible,
pour celle de vos enfants, car ils se souviendront de vous,
s'ils conservent le toit que vous leur avez fait, et vous croi-
ront toujours parmi eux. La vue des lieux que vous avez
habités leur rappellera votre courage et vos soins. Mon com-
pagnon Doxi prétend que tout est pour le mieux et doit être
dans l'avenir comme dans le présent. Il entend conserver
le bien comme le mal, l'incomplet comme le fini. N'écoutez
pas trop ses propos, si vous voulez vous distinguer de la
brute.
— Le Créateur de toutes choses, répliqua Doxi, non sans
une certaine aigreur, a réparti à chaque être une dose d'in-
telligence qui lui permet d'obtenir ce qui lui convient ; aller
au delà, c'est franchir la limite qu'il a tracée. Ces Aryas ont
des instruments avec lesquels ils tranchent le bois et brisent
la pierre, c'est déjà trop ; l'oiseau n'a pas besoin d'outils
pour faire son nid, et il vit ainsi dans la limite qui lui est
assignée, sans désirer plus ou mieux. Tu as trouvé cette
famille établie dans une habitation qui lui semblait bonne et
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
OÙ elle vivait tranquille; un accident a détruit cette demeure,
et aussitôt ton humeur inquiète suggère à notre hôte la
pensée d'en élever une nouvelle dans des conditions qui
dépassent ses forces et qui demandent de longs jours, tan-
dis qu'il pouvait rentrer sous son toit, rétabli tel qu'il était,
en quelques heures. Est-ce sage ?
— Nous aurions fini plus tôt si tu nous avais prêté ton
aide, interrompit Épergos. Mais puisque Vhom conçoit le
mieux, il doit suivre le penchant qui le porte vers ce mieux-,
et c'est aller contre les vues du Créateur de lui dire:Tut'ar-
■riiî-iiii ir
HISTOIRE DE L'H A BIT AT IO N . 23
rêteras là. » L'Arya avait écouté attentivement cette" discus-
sion ; mettant la main sur Tépaule d'Épergos, il lui dit :
« Hôte, il sera fait comme tu Tas dit. »
Le lendemain, la famille se mit au travail avec une ar-
deur nouvelle et peu de jours après la maison était achevée
Les baies, suivant le conseil d'Epergos, avaient été con-
struites au moyen des Jambages de bois inclinés avec tra-
verses au-dessus (fîg. 8). Les pierres venaient s'appuyer
contre ces jambages et poser sur ces linteaux, de telle sorte
qu'elles étaient solidement maintenues. Les joints, plus ou
moins ouverts entre les pierres, avaient été remplis de
mousse mêlée à de la terre grasse. Des nattes fermaient les
baies. Devant l'habitation s'élevait, sur la plate-forme qui
relevait la construction au-dessus du sol naturel, un portique
composé de troncs d'arbres fourchus, debout, qui rece-
vaient une traverse sur laquelle s'appuyaient les bois sup-
portant la toiture faite d'écorces de sapin. Cette fois, h che-
minée était construite à l'aide de grandes pierres plates
posées verticalement. Sur ce foyer s'élevaient les mem-
brures auxquelles étaient fixées les écorces de bois formant
le conduit de fumée. Les écorces étaient retenues par des liens
d'osier et le tout était enduit de terre grasse qu'on trouvait
dans les environs.
Sur le sommet du rocher, les travailleurs avaient fait un
-ocr page 29-24 HISTOIRE DE L'H ABIT ATI ON.
barrage au moyen de troncs d'arbres couchés, entremêlés
de cailloux reliés avec de la terre. Ainsi les eaux pluviales
coulaient-elles à droite et à gauche et ne pouvaient plus
envahir la toiture. On s'installait dans cette nouvelle de-
meure, plus spacieuse, plus sohde et mieux close que n'était
la précédente. On travaillait aux nattes qui devaient former
les cloisons. Le père préparait les poteries destinées à
remplacer celles qui étaient brisées. Il se servait pour cela de
l'argile recueillie dans le voisinage et qu'il façonnait avec
ses mains sur une plaque de schiste posée sur un pivot de
pierre. Il faisait pirouetter cette assiette afin de donner aux
vases la forme circulaire. Épergos le regardait faire tout en
considérant avec attention quelques fragments des poteries
brisées par la chute de la maison. « Comment donnes-tu
ia dureté nécessaire à ces vases pour qu'ils puissent con-
tenir Feau ? — En les faisant sécher au soleil et en les en-
tourant de feu lorsqu'ils sont bien secs.
— Mais alors, reprit Épergos, tu pourrais faire des murs
avec cette terre, et leur donner une grande dureté en les
entourant d'un feu ardent ? — Ces masses de terre ne pour-
raient sécher suffisamment, elles conserveraient de l'humi-
dité dans leur épaisseur et elles éclateraient à la chaleur, car
si nos vases sont trop épais et s'ils ne sèchent pas entière-
ment avant qu'on ne les fasse cuire, ils éclatent. — Oh î
alors, on pourrait cuire des morceaux de terre assez petits
pour bien sécher, et, de leur réunion, composer des murs
plus faciles à élever que n'ont été les nôtres faits de lourdes
et grosses pierres. » L'Arya avait, en écoutant son hôte,
suspendu son travail; il réfléchit quelques instants, puis,
prenant de la terre molle, il la battit sur une pierre de fa-
çon à l'amincir, il la coupa en' carré avec un morceau de
bois tranchant et il dit :
(c Tu penses bien, Epergos ! nous essayerons de cuire ceci
avec les vases. »
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
Peu après, la chaleur du soleil aidant, les poteries furent
bien sèches ; l'Arya éleva autour un mur circulaire de cail-
loux, puis il remplit le tout de menu bois auquel on mit le
feu en ayant le soin d'entretenir la flamme. En une demi-
journée, les vases semblèrent suffisamment cuits; on les
laissa refroidir doucement jusqu'au lendemain matin. Sur
le nombre, quelques-uns étaient brisés ou déformés *, quant
à la plaque de terre, elle était dure, sonore et d'une belle
couleur brune. « Eh bien, dit Epergos à son hôte, tu n'as
plus besoin d'autre matière pour faire les murs que tu vou-
dras élever. Tes enfants peuvent façonner des morceaux de
terre et quand tu en auras un certain nombre, tu les feras
cuire ensemble, et ainsi pourras-tu dresser dans ta maison
une aire bien sèche et propre; tu pourras aussi, si tu obtiens
de ces plaques assez grandes et minces, les poser sur les bois
qui forment le toit et mettre ta famille à l'abri de la pluie. »
26 HISTOIRE DE L'HABITATION .
LES JAUNES.
Une plaine couverte d'une riche végétation s'étend à
perte de vue ^ elle est traversée par un large fleuve au cours
lent et vaseux qui se divise en quantité de bras, laissant
entre eux de longues îles basses. A Thorizon s'élève un cône
immense couronné de neige, du sommet duquel s'échappe
un nuage de vapeurs blanches. Sur les bords du fleuve on
aperçoit des habitations clair-semées qui sont en partie
construites dans l'eau, en partie sur la terre ferme. Les
hommes qui occupent ces demeures n'ont pas la haute
taille, les longs cheveux blonds, la peau blanche et les yeux
; bleus des Aryas, mais sont de stature médiocre, leur peau
est jaune et luisante, leurs yeux noirs et petits sont bridés,
i relevés aux extrémités externes ; leurs cheveux ont la teinte
de l'aile du corbeau, et sous leur nez court, s'ouvre une
large bouche qui laisse apparaître des dents courtes et aiguës,
f: Épergos et Doxi ne se sentiraient guère disposés à foire
un long séjour parmi ces populations, si l'aspect des habi-
f; tations n'attirait pas vivement leur curiosité. Toutes ces
maisons brillent au soleil, car elles sont revêtues de cou-
-ocr page 32-."'upi'ii'i ip
W
27
HISTOIRE DE L HABITATION.
leurs éclatantes et contrastent avec la rudesse des demeures
des Aryas. Les deux compagnons se dirigent donc vers
une de ces maisons, qui leur paraît plus spacieuse et mieux
ornée que les autres, et qui est entourée d'un jardin. Mais
quand ils veulent pénétrer dans l'enclos, ils sont reçus à
coups de pierre. « Que penses-tu des façons de ces êtres
hideux ? dit Epergos à son compagnon, — Je pense que
quand on est en présence de bêtes sauvages, le mieux est
de se retirer et de ne pas attendre qu'elles vous mordent :;
nous n'avons rien à faire ici, retirons-nous donc. — Non,
pas si vite ^ il nous faut savoir comment des êtres, en appa-
rence si sauvages, se font des demeures qui indiquent des
mœurs polies. Le tout est de trouver le moyen d'entrer
chez eux. » A ce moment apparut sur la porte de l'habi-
tation un indigène au ventre proéminent. A peine sem-
blait-il pouvoir se tenir sur ses jambes, et il s'appuyait
sur deux jeunes garçons. Un troisième ouvrait un large pa-
rasol pour préserver des ardeurs du soleil sa grosse tête en-
foncée dans ses épaules. « Que voulez-vous? dit-il aux deux
compagnons. — Voir ta maison , répondit Epergos \ elle
nous a paru la plus belle entre toutes. — Qui êtes-vous,
qu'apportez-vous? reprit le gros possesseur de cette de-
meure. — Nous apportons la santé, la longue vie et guéris-
sons les infirmités, répliqua aussitôt Épergos. — Si tu dis
vrai, entrez donc, car j'ai besoin de vous, dit l'homme au
gros ventre en radoucissant sa voix ; mais qui me prouve que
tu ne cherches pas à me tromper ? — Nous sommes bien
plus vieux que toi et cependant tu vois que nous paraissons
jeunes et dispos ; nous te dirons notre secret. — Alors,
soyez les bienvenus. — Quelle est cette nouvelle tolie? dit
Doxi à l'oreille d'Épergos; es-tu donc un dieu aujourd'hui
pour promettre santé et longue vie ? — Laisse-moi faire,
cet être difforme sera content de nous et j'aurai vu ce que je
tiens à voir. »
28 HISTOIRE DE L HAniTATION.
La maison du gros F au (c'est ainsi que le nommaient ses
serviteurs), entourée d'arbustes et d'arbres fruitiers, se com-
posait d'un portique élevé de quelques marches au-dessus
du sol (fig. 9). Ce portique P, très-bas et profond, donnait
entrée dans une salle centrale A, haute, éclairée près de la
charpente qui la couvrait par des baies munies de treillis de
joncs. Sur cette salle A s'ouvraient deux chambres B, laté-
raies, beaucoup plus basses sous plafond, et une galerie
étroite, qui, à droite et à gauche, donnait sur deux balcons
en encorbellement et couverts, C. L'un d'eux avait vue sur
le fleuve. Derrière cette galerie, une autre plus large D don-
nait sur une terrasse F, sur deux petites chambres E et sur
un long bâtiment peu élevé G qui renfermait les serviteurs
et les services tels que cuisines et magasins de provisions.
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
Sur la terrasse F on pouvait suspendre des nattes à des po-
teaux, lesquelles permettaient de Jouir de Tair frais du fleuve,
à couvert. Un petit embarcadère descendait de cette ter-
rasse au fleuve afin de faciliter les promenades en bateau.
Toute cette construction était faite de bambous. Des
treillis de joncs artistement assemblés fermaient toutes les
baies et laissaient circuler Tair en tamisant la lumière du
jour. Nous donnons (fig. 10) la vue de cette habitation du
côté de l'entrée, et (fig. 11) l'aspect du portique.
De grands toit, faits de gros bambous recourbés et cou-
verts de joncs très-habilement disposés, abritaient les inté-
rieurs contre la pluie et le chaud, car ces couvertures étaien^
épaisses. Des nattes serrées, façonnées de même avec des
joncs, permettaient de fermer hermétiquement les baies
pendant la nuit et couvraient le sol. La bâtisse reposait sur
un socle composé de grosses pierres parfaitement assem-
blées quoique irrégulières. Le tout était peint extérieurement
et intérieurement de couleurs vives parmi lesquelles domi-
naient le jaune et le vert.
Étant introduits dans la salle principale, dont Paspect
était gai et dont la température douce contrastait avec la
chaleur accablante de Tair extérieur, Épergos examinait cu-
rieusement la combinaison des bambous qui formaient le
plafond élevé, éclairé par des ouvertures percées au-dessus
de rentrée et sur la face postérieure (fig. 12). Il n'aurait pas
interrompu de sitôt son examen si le gros Fau n'eût invité
ses hôtes à prendre place sur des nattes épaisses qui cou-
vraient une sorte de plate-forme dressée au milieu de la pièce.
Lui-même se laissa tomber lourdement sur un amas de
sacs remplis d'herbes aromatiques. A3^ant repris haleine —
car l'elfort qu'il avait fait pour venir jusqu'à la porte l'avait
essoufflé — il commanda à ses serviteurs qu'on eût à ap-
porter des boissons fortifiantes, puis s'adressant aux deux
compagnons : « Qui vous amène dans le pays du ciel ? —Le
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
désir d^être utiles aux plus nobles d'entre les humains, répon-
dit Epergos. Nous avons visité maintes contrées, et c'est ici
seulement que nous avons vu des êtres sachant élever des
demeures qui ne rappellent plus les tanières des bêtes des
bois ou les nids les plus vulgaires des oiseaux.
« Tandis que nous voyons, dans la profondeur des mers, les
humbles mollusques se construire des demeures solides et
parées de brillantes couleurs, nous ne pouvions comprendre
comment les plus intelligents parmi les êtres animés ne
savaient se faire des abris ou ne possédaient que des de-
meures sordides. Nous avons su cependant que dans ces
vastes et fertiles plaines, arrosées par de grands fleuves,
vivaient des pzuples supérieurs aux autres par leur industrie
et leur intelligence, mais que ces êtres privilégiés, les rois de
la terre, sont soumis à des infirmités et à des maux de toute
nature. Habiles dans Part de guérir ces maux et capables
de soulager ceux qu'atteignent ces infirmités, nous sommes
venus. Dispose donc de nous et mets notre savoir à Tépreuve.
— Vous le Yoyez^ reprit Fau, à peine si je puis faire quel-
ques pas sans étouffer. — As-tu toujours été ainsi ? — Non,
j'étais alerte et dispos ; je ne craignais ni le vent, ni la pluie,
ni le soleil ; je dormais toute la nuit et les mets, si grossiers
qu'ils fussent, me paraissaient savoureux. Aujourd'hui je ne
dors plus, ou, si je m'assoupis, bientôt je me réveille croyant
qu'une lourde pierre pèse sur ma poitrine. Les mets les
plus succulents me paraissent sans saveur. — Et quand tu
étais en santé, habitais-tu cette charmante demeure? —
Oh! certes non, je n'avais ni maison ni jardin. Je travail-
lais rudement tout le jour, pour obtenir un plat de riz qui
me semblait bien petit. Ce labeur persistant m'a cependant
permis d'acquérir un peu de bien-, j'ai trafiqué longtemps
sur le fleuve, vivant dans une barque, vendant et achetant,
si bien qu'un jour, je me suis vu assez riche pour acheter
ce domaine. J'ai alors fait travailler les autres et me suis
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
reposé, espérant jouir des biens si péniblement amassés.
Mais la santé m'a quitté et le repos attendu dans cette mai-
son bâtie sous mes yeux n'est qu'un long supplice. — Des
breuvages et des herbes dont nous connaissons les vertus
te soulageront, mais d'abord fais-nous voir cette maison,
car il est bon de savoir si elle n'est pas la cause de ton mal. »
Les petits yeux du gros Fau s'arrêtèrent alors sur Epergos
et Doxi avec une expression de défiance si marquée, que le
premier reprit : « Si tu te défies de nous, dis-le ouverte-
ment, et nous te laisserons à ton mal. D'autres réclament
nos soins. — Demeurez, répondit aussitôt Fau, vous verrez
la maison à votre aise quand V(fùs aurez bu et mangé. »
Les serviteurs apportèrent alors un vase rempli d'une bois-
son chaude et des gâteaux épicés. « Cela, dit Epergos après
avoir goûté un des gâteaux, n'est guère bon pour des hu-
mains en santé, mais te conduit rapidement à la mort. Puis
à la place de cette boisson aromatisée, fais apporter de
l'eau pure. Pour que le remède que nous te donnerons ce
soir puisse agir, il est nécessaire que tu t'abstiennes tout le
jour de prendre autre chose que de l'eau claire. »
Fau n'était guère capable de faire les honneurs de son
domaine aux deux compagnons. Le maître des serviteurs
fut chargé de les conduire partout. Epergos put enfin, à
loisir, examiner tous les coins de cette demeure, sauf la
pièce oià étaient enfermées la femme du maître et sa fille.
C'était une de celles qui donnaient sur la grande salle. Éper-
gos s'exclamait à chaque pas. L'assemblage des bambous
supportant la toiture de la salle principale faisait surtout
l'objet de ses observations (fig. i3). « Vois donc, disait-il à^
son compagnon, comme avec des matériaux en apparence
si faibles, ces hommes ont su faire un grand toit aussi léger
que solide. Gomme ces liens sont adroitement placés,
comme l'air circule dans ces pièces afin d'éviter l'incom-
modité causée par la chaleur du climat ! » Mais Doxi levait
HISTOIRE DE L HABITATION.
à peine les yeux et ne paraissait prendre qu'un intérêt mé-
diocre à tout ce que lui montrait Épergos.
L'ossature de la construction était entièrement composée
de bambous de grosseurs difï^rentes, se pénétrant et se
reliant de la manière à la fois la plus simple et la plus
solide.
32
En voyant comme toutes les parties de cette maison se
tenaient entre elles, Épergos se demandait comment il se
pouvait faire que tous les êtres humains n'eussent pas
trouvé ces combinaisons si naturelles et qui demandaient si
peu d'efforts d'intelligence. Il considéra avec une attention
particulière certains de ces assemblages de bambous que
présente la figure 14. Pour réunir à angle droit ces roseaux,
le constructeur avait fait passer à travers l'un d'eux un
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
cylindre de bois, qui entrait, comme le ferait un tenon,
dans les cavités cylindriques des bambous à assembler;
des chevilles maintenaient ces pièces. Il vit que les légers
roseaux qui composaient les balustrades du portique étaient
joints par le même procédé, et il reconnut que les têtes
grossièrement sculptées, qui armaient les bouts des pièces
horizontales du portique à Textérieur, n'étaient que des
sortes de bouchons engagés dans les cavités cylindriques
de ces pièces (fig. i5).
En y réfléchissant cependant, Épergos se dit que, pour
avoir ridée d'assembler ainsi ces roseaux de toutes tailles
3
-ocr page 39-34 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
et grosseurs, la première condition est de posséder ces
matériaux. Or il se trouvait qu'aucun végétal de cette
nature ne poussait dans les montagnes habitées par les
Aryas, et que ceux-ci les eussent-ils possédés, le climat
de ces altitudes était trop rude pour que des constructions
de ce genre pussent offrir un abri. Dans ces vastes plaines
chaudes et humides, au contraire, ces habitations à claire-
voie étaient ce qui convenait le mieux. Il fit part de ces
réflexions à Doxi, qui ne manqua pas de lui répéter que
tout serait pour le mieux et à sa place en ce monde, si lui,
Epergos, ne se mêlait pas sans cesse de déranger Tordre
établi. « Est-il dans Tordre établi, répliqua Épergos, que
notre hôte ait acquis cet embonpoint exagéré et ne puisse
faire trois pas sans être essoufflé? Ne serait-il pas mieux
qu'il fût comme toi et moi? Et cet état maladif ne tient-il
pas à une vie molle et désœuvrée après une existence
active et laborieuse?... — Peut-être^ mais que t'importe?
— Il ne m'importe guère en effet, mais tu ne saurais m'em-
pêcher d'observer et de tirer des conclusions de mes obser-
vations. Or, je constate que dans les pays montagneux et
rudes où nous étions naguère, nous n'avons rencontré nulle
part des monstres humains semblables à notre hôte, et
cependant ces montagnards ne mènent pas la vie douce.
Leurs habitations, si nous les comparons à celle-ci, sont
de véritables tanières. — Eh bien, j'ai donc raison. Ce
mieux, vers lequel tu parais pousser ces humains, est hors
de Tordre naturel et ne fait que les acheminer plus rapi-
dement vers la tombe. — C'est précisément ce sur quoi
je fais, à part moi, certaines réflexions. Mais dis-moi,
Doxi-, il est, paraît-il, dans Tordre établi que ces humains,
contrairement à ce qui se passe chez les animaux, aient le
désir et les moyens de perfectionner leurs abris ; comment
donc alors pourrait-on les contraindre, sans déranger cet
ordre établi, à ne pas tenter ces perfectionnements, à ne
HISTOIRE DE L HABITATION.
pas diriger leur intelligence vers ce mieux qu'ils entre-
voient? » A cette question, Doxi ne répondit pas, d'autant
que leur hôte les faisait appeler pour prendre le repas du
soir.
La femme et la fille de Fau étaient alors sorties de leur
chambre et étaient debout derrière le maître accroupi sur
des nattes, les bras appuyés sur des sortes de petits tréteaux,
de bambous, artistement travaillés. Devant lui était placée
une large tablette basse, couverte d'une natte fine sur la-
quelle étaient disposés des écuelles, des flacons d'une terre
vernie et quantité de menus objets inconnus aux deux
compagnons. Au milieu, un large vase contenait du riz
fumant auquel étaient mêlés des morceaux de poisson. Les
serviteurs, sitôt que les étrangers lurent introduits et se
furent accroupis sur les nattes disposées pour eux, s'empres-
sèrent de remplir les écuelles à l'aide de longues spatules.
Le maître, prenant deux petits bâtons qu'il manœuvrait
adroitement, malgré son obésité, faisait passer rapidement
le riz dans sa bouche. Epergos et Doxi eurent grand'peine
à employer le même procédé et durent s'aider de leurs
doigts pour vider leur écuelle. Puis on versa à chacun des
convives une boisson chaude dans des vases délicats. Puis
on apporta des poissons cuits avec des herbes et des oiseaux
rôtis. Mais les deux compagnons étaient rassasiés.
« C'est maintenant, dit Épergos, qu'il convient de com-
mencer la cure qui doit te rendre la santé, dit-il à Fau.
Laisse tous ces mets à tes serviteurs et causons, s'il te plaît.
Nous avons admiré ton habitation et tes jardins; mais
quand on possède une demeure pareille, on est peu disposé
à la quitter. Ne vas-tu jamais dehors?— Le puis-je ? ré-
pondit Fau-, à peine si j'ai la force de faire quelques pas
dans mon jardin. — Demain matin, au lever du soleil, fais
vingt pas, tu en feras trente après-demain en mangeant
peu, quarante le jour suivant en ne mangeant pas davantage^
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
et ainsi chaque jour-, au bout de vingt jours, tu seras en
état de te promener dehors. J'ai vu un bateau attaché au
portique; eh bien, tu le nionteras et le dirigeras toi-même,
quitte à te faire aider par un serviteur quand tu seras fati-
gué. Rends peu à peu à ton corps l'habitude de l'exercice
et du travail qu'il a perdue-, c'est le seul moyen de retrou-
ver la santé. » Fau fixait sur Épergos ses petits yeux noirs
« Est-ce pour me railler que tu es venu chez moi? dit-il.
Tu n'es donc pas magicien ! Je ne suis qu'un vieux fou de
t'avoir écouté. Sors d'ici ; si tu n'avais pas mangé dans ma
maison, je te ferais repentir de ton impertinence. »
(c Eh bien, dit Doxi quand son compagnon et lui furent
dehors, tu as perdu ici ta peine, et, toi parti, les choses
demeureront en l'état où nous les avons trouvées. Je n'ai
pas perdu mon temps, lui répondit Épergos. J'ai laissé ici
des paroles de vérité. Si le gros Fau n'en tire pas profit pour
lui-même, qui te dit que sa femme, ses enfants, ses servi-
teurs, les oublieront. »
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
LES EMIGRANTS.
Le soleil s'abaissait sur Thorizon. Au débouché d'une
large vallée sur une plaine ondulée, on voyait une longue
file d'hommes à pied et à cheval qui descendaient les der-
nières rampes des montagnes, à travers les bois et les
prairies. Derrière eux venaient de lourds chariots traînés
par des bœufs et remplis de femmes, d'enfants, d'usten-
siles , puis une épaisse troupe de cavaliers fermait la
marche.
Les hommes qui tenaient la tête de la colonne s'arrêtè-
rent dans une large clairière gazonnée, formèrent le cercle,
et peu à peu les chariots et leur escorte arrivèrent au mi-
lieu d'eux* ils se rangèrent sur plusieurs files. Les chevaux
furent attachés à des arbres ou à des piquets fichés en terre.
Les femmes et les enfants descendirent des chariots et,
sans perdre de temps, s'occupèrent de préparer le repas du
soir. Des feux furent promptement allumés entre les cha-
riots, pendant que les hommes enlevaient les jougs des
attelages et faisaient paître les bœufs. L'air était calme et
les fumées de tous ces feux s'élevaient lentement vers le
HISTOIRE DE L HABITATION.
ciel comme autant de colonnes grises. Les derniers rayons
du soleil ne doraient que les sommets des montagnes et la
vallée était déjà plongée dans l'ombre bleue du soir-, des
chants graves aux notes traînantes s'élevaient alors de tous
les points de la clairière, et bientôt la troupe se divisa par
groupes autour des feux.
Les repas achevés, la nuit était venue et au loin, vers le
haut de la vallée; seuls, quelques sommets conservaient en-
core une teinte empourprée. La lune se levait alors et la
nuit était douce. Au centre du campement, les émigrants
3S
II
HISTOIRE DE L'H A BIT AT I ON. Sg
f i
se réunirent, et Tun d'eux, monté sur un des chariots, se
tournaçit vers Tastre qui apparaissait sur la crête des der-
nièrët-vj^llines à sa gauche, entama d'une voix forte un
hymne sacré commençant ainsi :
« La lune, poursuivant son vol à travers les vagues de
Pair, s'avance dans le ciel. O rayons du jour, à la trace
dorée, Toeil ne peut retrouver votre voie!.... »
Le peuple répétait chaque strophe sur une mélopée large
et simple.
Quand l'hymne fut achevé, les femmes étendirent sur
les chariots des étoffes de laine (fîg. i6), et chaque famille
s'étant retirée dans ces demeures mobiles, le silence régna
dans le campement.
Quelques hommes veillaient autour de la clairière et
entretenaient un cercle de feux en devisant entre eux à voix
basse.
« Depuis que nous avons quitté nos montagnes, nous
n'avons pas encore rencontré les Dasyus ; sont-ils bien
loin d'ici ?
— Ils sont dans la plaine, reprit un autre; demain, peut-
etre, les verrons-nous. Ils vivent là au milieu des richesses
du sol, ces êtres immondes nous les chasserons, nous
prendrons la terre qu'ils souillent, car ils sont incapables de
se défendre contre les Aryas, ou nous les ferons travailler
pour nos tamilles.
« Dans ces riches plaines, nous n'aurons plus à nous ga-
rantir contre la neige ; plus de longs hivers, plus de torrents
dévastateurs. »
Le premier cependant regardait du côté de la montagne
et soupirait : « Me croiras-tu, dit-il enfin à son compagnon,
il me semble, depuis le moment où nous avons quitté nos
gorges, si difficiles à descendre et où les chariots n'avan-
çaient qu'à force de bras, que j'ai laissé là-haut partie de
moi-même ; la tristesse m'a saisi en voyant cette plaine
40 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
infinie, et l'air me manque ! — Nous ne saurions retourner
dans nos montagnes ; nous avons été vaincus par les
grandes familles du Nord ; elles sont descendues sur nos
prairies, ont tout ravagé quand nous avons voulu les re-
pousser. Plus nombreux que nous, ces hommes comman-
daient en maîtres. Nous ne sommes pas faits pour obéir,
il'a donc fallu quitter nos demeures ; laisse là tes regrets.
Étant enfant, je suis descendu avec mon père, qui vendait
de la laine dans ces plaines heureuses, où croissent des
arbres couverts de fruits, où les rivières coulent doucement
à travers les ombrages, où Thomme ne souffre jamais ni de
la faim ni du froid. Les Dasyus ont des maisons grandes et
bien bâties, des troupeaux en abondance. Quand tout cela
sera à nous, tu oublieras ta cabane de la montagne. »
HlSrOlRt, DE L HABITATION. 4i
PREMIERS ÉTABLISSEMENTS DES ARYAS SUR LES
HAUTS AFFLUENTS DE L'INDUS,
Les premiers émigrants descendus des rampes de PHima-
laya trouvèrent devant eux des hommes au teint jaune,
sans énergie, et n^eurent pas de peine à les soumettre. De
grande taille, beaux, braves, les Aryas parurent au milieu
de ces populations de couleur comme des êtres supérieurs,
faits pour dominer, et, malgré leur nombre, ces populations
renoncèrent bientôt à toute résistance. Cependant les di-
verses industries étaient plus développées dans la plaine,
parmi ces hommes de race inférieure, que dans la montagne.
Ceux-ci travaillaient les métaux, possédaient un outillage
assez complet, façonnaient le bois, savaient fabriquer la
brique et tailler la pierre. Ils employaient la peinture pour
orner leurs demeures et tissaient des étoffes de lin, de coton
et de laine d'une grande finesse, qu'ils teignaient habi-
lement.
Quand toute tentative de résistance fut étouffée, les
Aryas songèrent à s'établir sur le sol conquis, d'une manière
fixe. Mais les demeures des anciens habitants, faites de
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
briques, de roseaux, légères et fragiles, ne pouvaient con-
venir aux nouveaux venus, qui prétendaient demeurer dans
des maisons solides, fermées, propres, au besoin, à ré-
sister à une attaque.
Le sentiment de la durée, inné chez TArya, ne s'accom-
modait pas de demeures qu'un coup de vent pouvait
emporter. Ils contraignirent donc les indigènes à élever
des habitations plus durables que celles du pa3^s -, mais ne
pouvant donner que des instructions, puisqu'ils dédai-
gnaient le travail manuel, les conquérants imposaient des
conditions de stabilité nouvelles. Les indigènes appliquaient
donc forcément les formes qui leur étaient connues à l'em-
ploi de matériaux plus solides et à un s3'stème de structure
plus résistant. Telle est aussi la force de l'habitude, que les
nouveaux venus prétendaient retrouver certaines appa-
rences qui leur étaient familières et qui leur rappelaient les
anciennes demeures abandonnées. Les Aryas ne construi-
saient guère, dans leurs montagnes, qu'en pierres sècnes et
en bois de brin, non équarris-, les races chez lesquelles ils
venaient s'établir bâtissaient en pisé et en roseaux. Ce pisé
n'était qu'un grossier blocage de limon et de menus cailloux,
battu entre des claies et qui, séchant au soleil, prenait une
certaine consistance. Une fois ce soubassement établi, les
indigènes élevaient dessus des charpentes légères dont les
vides étaient garnis de roseaux sur lesquels on posait un
enduit de ce même limon, mêlé à de la paille;, si bien que
ces habitations présentaient l'apparence que donne la
figure 17. Les bois restés apparents étaient peints, ainsi
que les bouts de charpentes des combles, débordant de
beaucoup les murs afin de les bien abriter. Tout cela ne pré-
sentait pas une structure résistante et, aux yeux des Aryas,
ne constituait que des demeures indignes'de les recevoir.
Ils prétendaient avoir des murs faits de pierre ou de bonne
charpente, solides comme ceux de leurs maisons de la
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
43
montagne et mieux que des parois faites de roseaux recou-
verts d'un léger enduit, eux qui avaient l'habitude de de-
meurer derrière des tronqs d'arbres empilés et fortement
réunis aux angles. Les malheureux indigènes étaient fort
empêchés de satisfaire aux exigences de leurs nouveaux
maîtres, d'amant que ceux-ci savaient parfaitement dire ce
qu'ils ne voulaient pas, mais n'expliquaient que vaguement
ce qu'ils désiraient. Aussi, malgré les coups de bâton, les
constructions nouvelles ne s'élevaient que péniblement et
souvent étaient abandonnées par les ouvriers qui, eux
aussi, émigraient, ne pouvant contenter les fantaisies des
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
nouveaux venus. Le pays se dépeuplait ainsi peu à peu et
les Aryas se virent forcés, pour conserver des travailleurs,
de parquer les habitants qui restaient et de leur enlever les
quelques chevaux qu'ils possédaient. Les pauvres gens
furent classés par catégories; les uns durent travailler à la
terre, d'autres soigner les bestiaux et les plus intelligents,
ou ceux qui possédaient déjà un métier, furent affectés aux'
travaux de construction^ au tissage des étoffes, à la fabrica-
tion des outils et ustensiles. Chaque famille des Aryas reçut
en partage un certain nombre de ces indigènes, avec charge
de les surveiller et de les faire travailler. Si quelqu'un d'en-
tre eux essayait de prendre la fuite, aussitôt des Aryas,
montant sur leurs chevaux, se mettaient à sa poursuite ; il
était bientôt ramené, enfermé, et recevait, pendant une ou
deux semaines, plus de coups que de nourriture. Après une
année de ce régime, les cas de fuite étaient devenus fort
rares et les indigènes semblaient s'être résignés à leur sort.
Tout le travail produit par eux soit en cultivant la terre,
soit en exerçant un métier, appartenait de droit aux familles
des Aryas, qui se chargeaient dès lors de nourrir et de vêtir
leurs sej'fs.
Comme conséquence de cet état social, on vit bientôt
s'élever la demeure de chaque famille des conquérants au
milieu des cabanes habitées par les indigènes tenus sous
leur main. Ces cabanes avaient l'apparence la plus humble,
mais étaient construites suivant les méthodes admises par
ces indigènes, tandis que les maisons des maîtres avaient
un aspect plus durable, bien que leur structure empruntât
quelques formes à celles des indigènes, notamment la dis-
position des couvertures. C'était à qui, entre les Aryas,
posséderait d'ailleurs la maison la plus spacieuse et la plus
belle. Après quelques années de séjour sur ce territoire,
l'égalité, qui régnait à peu près entre les familles des con-
quérants, n'existait plus. Celles qui étaient dirigées par des
1 ii fi
1 h
m
lii
mm
HISTOIRE DE L HABITATION.
chefs actifs, forts, intelligents, sachant gouverner le do-
maine qui leur était dévolu et diriger leurs serfs de telle
sorte que leur condition fût supportable, voj^aient accroître
leur bien au détriment des familles dont les chefs ne pre-
naient pas ces soins et ne déployaient pas la même activité.
Celles-ci, ne pouvant nourrir leurs serfs, étaient obligées
de les céder en partie, aussi bien que les portions de terres
où ils vivaient, car la terre et le serf qui l'habitait ne fai-
saient qu'un.
On comptait donc, après vingt ans de séjour des nou-
veaux venus sur ce fertile territoire, une douzaine de
grandes familles, puissantes et riches parmi toutes les
autres moins heureuses, quoique chacune d'elles, dans
les assemblées, conservât des droits égaux s'ils s'agissait
de déhbérer. Mais, qu'elles fussent spacieuses ou exiguës^
les demeures des Aryas étaient construites toutes sur les
mêmes données.
Elles se composaient invariablement d'une grande salle
dans laquelle on réunissait la famille et les voisins, d'une
cour intérieure, plus ou moins spacieuse, quelquefois
entourée de portiques sous lesquels s'ouvraient les cham-
bres du repos. Ces habitations étaient fermées à l'extérieur,
carJes Aryas, entourés de serfs dont ils avaient à se dé-
fier, ne voulaient pas que des regards indiscrets péné-
trassent dans leurs demeures ni que l'accès en fut trop
facile. Une enceinte extérieure renfermait les étables, les
écuries et les logements des serviteurs attachés à la maison,
des granges et des celliers pour contenir des provisions.
La figure 18 présente le plan d'une des plus grandes et
des mieux disposées entre ces maisons. En A, la salle per-
Cv^e de deux portes. Tune sur l'entrée, l'autre sur la cour
intérieure. De cette grande salle, on ne peut communiquer
à l'habitation que par cette seconde porte ^i. En B est la
cour intérieure avec son portique et les chambres de repos
45
46
!f!
HISTOIRE DE L HABITATION-
tout autour. L'entrée de la partie servant à IMiabitation est
en C, avec salle D, dans laquelle le maître reçoit journelle
ment les gens du dehors.
En E est le lieu consacré, réservé aux sacrifices et où est
déposé le trésor de la famille, car alors le chef de la famille
pratiquait, au milieu des siens, les trois cérémonies reU-
gieuses du jour : la première au lever du soleil, la deuxième
Fis-lS.
Ti[3i:
a
E.
A
,10-
quand le soleil était au plus haut, et la troisième au mo-
ment du coucher de Tastre générateur de la vie. En G est
la cour extérieure avec son enceinte, sa porte spéciale et les
bâtiments des écuries, logements des serviteurs, chambres
de provisions, petite pièce pour préparer les aliments en F,
et, en H, la salle dans laquelle la famille se réunit pour
prendre ses repas.
-■-te;,- nu ■
-ocr page 52-HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
De beaux arbres entourent cette demeure construite en
pierre et en bois, et dont la figure 19 donne l'aspect exté-
rieur du côté de la grande salle. Mais il est nécessaire
d'entrer dans quelques détails sur le système mixte de
construction emplo3 é.
Le maître de cette habitation avait voulu que toute la
partie inférieure donnant sur Textérieur fut élevée en pierre.
A cet efl^t, il avait employé une partie de ses serfs à ex-
traire des blocs de pierre le long de coteaux calcaires voi-
sins-, blocs apportés à pied d'œuvre sur des chariots traînés
pp.r des bœufs. Sur ce soubr.ssement s'élevait, pour former
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
la partie supérieure de la grande salle, un pan de bois de
lourdes charpentes, et, sur cette cage, un comble construit
diaprés la méthode indiquée figure 20.
Sur les sablières supérieures AB, on avait posé les tra-
verses GC, sur celles-ci les cours de pannes E,puis d'autres
traverses plus courtes G, puis d'autres de pannes H et ainsi
de suite jusqu'au faîtage F. On obtenait donc deux pignons
à claire-voie sur chaque extrémité et un pignon intermé-
diaire parfaitement solides. Aux pannes on avait attaché
de longues perches et sur celles-ci des roseaux en long, puis
une épaisse couche de joncs bottelés suivant la méthode
adoptée par les indigènes, de telle sorte que la pluie ne tra-
versait pas cette couverture.
On avait procédé de même pour les bâtiments de Thabi-
tation, c'est-à-dire par séries de pignons ou de demi-
pignons à claire-voie. Les supports du portique étaient faits
de troncs d'arbres fourchus au sommet, ainsi que l'indique
la figure 21, et, comme le maître de cette maison était ri-
che, qu'il possédait des serfs habiles dans l'art de travailler
le bois, au lieu de laisser ces troncs en grume, il les avait
HISTOIRE DE L'HABIT ATION . l3
fait tailler aussi richement que cela était possible de telle
sorte que ce portique avait fort bon air, et était considéré
par tous comme une oeuvre excellente.
Les portes réservées dans le soubassement de pierre
étaient taites de deux plaques se joignant au sommet, de
manière à former des baies triangulaires parfaitement soli-
des et contre les jambages inclinés desquels les murs étaient
faits de blocs irréguliers soigneusement assemblés suivant
la méthode appliquée par les Aryas dans leurs montagnes.
Les séparations des chambres étaient composées simple-
ment de gros treillis de roseaux, contre lesquels étaienl ten-
dues des peaux de bêtes. Les repas étaient préparés dans la
4
-ocr page 55-HISTOIRE DE LHABITATION.
petite salle F', comme il a été dit, et la famille mangeait
dans la pièce H, donnant sur le portique.
Les chambres de repos n^étaient éclairées que par les
portes s'ouvrant sur le portique, et la grande salle par les
ouvertures laissées dans le pan de bois supérieur^ ouvertu-
res qui n'étaient fermées que par des claies.
Vâmadevâ, le maître de cette belle résidence, entourée
d'une trentaine de cabanes habitées par ses serfs, était un
grand vieillard. Sa barbe blanche, ses 3^eux d'un bleu clair,
son front large et uni encore, malgré les ans, sa haute taille
droite et sa démarche pleine de noblesse, imposaient le res-
pect à ses égaux aussi bien qu'à ses serviteurs. Bien qu'il se
fut enrichi aux dépens de ses voisins, il ne manquait jamais
de venir à leur secours dans les moments de détresse; aussi
jouissait-il d'une grande influence dans les assemblées et
était-il consulté sur toutes choses. La salle de sa maison
pouvait facilement contenir deux cents personnes, et c'était
un des lieux où les Aryas aimaient à se réunir, car le maître
avait la parole persuasive et savait ramener les opinions
divergentes à la sienne. Aussi se faisait-il à certaines occa-:
sions des banquets dans cette salle, qui se prolongeaient
fort avant dans la nuit:; car l'abondance des biens de la
terre avait modifié les habitudes de sobriété des Aryas
montagnards. Cependant ils s'interdisaient certaines vian-
des, notamment celle du porc, et ne buvaient aucune des
liqueurs fermentées que les indigènes fabriquaient depuis
longtemps et avec lesquelles ils s'enivraient parfois. Les
femmes ne paraissaient jamais à ces banquets et vivaient
dans rintérieur de leur maison, travaillant à façonner des
tissus et des vêtements pour la famille ets'occupant de sur-
veiller les serviteurs, d'élever les enfants et de faire prépa-
rer les repas. Les jeunes filles avaient pour mission spéciale
5o
1. Voy. la figure xS.
m
m
-ocr page 56-f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
de traire les vaches et de disposer le lait dans des vases
soit pour s'en servir comme boisson, soit comme nourri-
ture. Elles devaient aussi récolter la plante sôîiia et en ex-
traire la liqueur propre aux sacrifices.
Ce jour-là, toute la colonie des Aryas était dehors dès le
matin, et se rendait à la demeure de Vâmadevâ. C'était un
beau jour de printemps, clair et serein. On voyait les hom-
mes vêtus de tissus d'un blanc éclatant, la tête couverte
d'un bonnet de fourrure, les jambes enfermées dans des
bandes d'étoffe de laine, les sandales aux pieds, s'avancer
lentement par troupes en devisant entre eux, tandis que les
femmes et les enfants les suivaient en riant et en chantant.
Celles-ci étaient enveloppées de fins tissus de laine blanche
couverts de broderies de diverses couleurs. Leurs bras nus
et leurs visages laissaient voir la blancheur de leur peau.
Des brodequins faits de toisons d'agneaux protégeaient
leurs pieds et leurs jambes, et de longs voiles transparents
n'empêchaient pas d'apercevoir leurs chevelures fauves, en-
tremêlées de grains d'or. Quant aux enfants, presque nus,
ils couraient d'un groupe à l'autre.
Vâmadevâ mariait, au milieu du jour, la fille de son fils
à un jeune homme du voisinage. Devant sa demeure avait
été préparé un vaste clos à l'aide de mottes de gazon et de
feuillces. Au milieu de l'enceinte circulaire s'élevait un petit
tertre sur lequel était posée une pierre plate.
En attendant le moment fixé pour .la cérémonie, les Aryas
se groupaient autour de l'enceinte sans y pénétrer,, et la fa-
mille de Vâmadevâ distribuait à chacun des galettes, du lait
caillé, des graines rôties et de l'eau.
Le soleil atteignait le zénith quand Vâmadevâ sortit de
sa maison et parut au milieu de l'enceinte, suivi de sa
lemme et de ses filles qui portaient les vases du sacrifice
contenant la liqueur du sôma^ le beurre et des herbes sè-
ches. Quand le feu sacré d'Agni fut allumé sur le tertre, le
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
vieillard se tourna vers la flamme en prononçant une invo-
cation aux puissances célestes. La fiancée s'avança alors
escortée à distance de ses garçons d'honneur, puis des
deux familles. A cette vue, les bruits confus de cette foule
cessèrent tout à coup, et, au milieu du plus profond silence,
la jeune fille, dYuie voix claire comme le chant de l'alouette,
prononça ces paroles : « Père! je demande à être unie à
Nêmâ, fils de Gotôma ! — Sùryâ, reprit le vieillard, s'a-
vance revêtue d'une robe éclatante pour être unie à Sôma.
La main a formé ses atours, l'oeil a surveillé sa coiffure, le
ciel et la terre ont fourni sa parure quand Sûryâ vient trou-
ver son époux. Les Açwins sont ses deux garçons d'hon-
neur, Agni est son messager. Sonia a désiré Sùryâ pour
épouse; les deux Açwins furent ses garçons d'honneur, lors-
que Savitri la donna pour époux à sa fille heureuse de ce
choix.
<( O Açwins, quand vous êtes venus sur votre char à trois
roues demander pour Sôma la main de Sùryâ, tous les
dieux ont applaudi, et Pùsân, fils du ciel et de la terre, a
orné les deux grands parents. »
Le fiancé s'est avancé à son tour et s'est placé à côté de
la jeune fille; s'adressant à celle-ci, Vâmadevâ lui dit : « Je
l'enlève à l'autorité paternelle pour la remettre dans la dé-
pendance d'un époux. Puisse-t-elle, ô bienfaisant Indra,
être fortunée et avoir de nombreux enfants! » Une acclama-
tion de la foule suivit ces paroles, et l'époux, prenant alors
la main de la jeune femme, le grand-père continua : « Que
ta famille croisse dans notre maison. Éveille-toi pour le feu
domestique ! » Alors l'épouse fit tomber les ornements qui
couvraient ses vêtements et apparut à l'assemblée plus belle
encore sous le long tissu blanc qui l'enveloppait. Nêmâ,
prenant de nouveau la main de sa femme, lui dit alors à
haute voix : « Je prends ta main pour notre bonheur; je
veux que tu sois ma femme et que tu vieillisses avec moi.
HISTOIRE DE L'H A BIT ATIO N . 53
Tous les dieux font donnée à moi, qui suis le feu domes-
tique.
Pendant que Vâmadevâ se tournant vers les assistants
leur cria : « Que cette épouse soit heureuse. Approchez
d'elle, regardez-la. Faites-lui vos souhaits et retournez
dans vos demeures. »
Épergos et Doxi étaient mêlés à la foule. Tout en suivant
attentivement les détails de la cérémonie, Épergos disait à
son compagnon : « Nos montagnards d^autrefois se sont
singulièrement dégrossis, que fen semble? — Trop! répon-
dit Doxi ; vois ces demeures étendues, ces vêtements bril-
lants -, écoute ces invocations ; un pas de plus, ces hommes
se corrompent dans le luxe et la vanité, s'ils ne le sont
déjà!
« Quel est cet homme qui s'adresse aux puissances cé-
lestes et semble parler en leur nom ? ■— C'est Taïeul de Té-
pouse^ est-il quelque autre plus intéressé que lui à attirer
sur sa petite-fille la bienveillance de ces puissances? — Qui
te dit qu'il soit digne de s'adresser à elles? — Qui te dit
qu'il en soit indigne ? — Déjà ces Aryas ont réduit en es-
clavage des hommes moins forts et qu'ils eussent dû proté-
ger!... » Et ainsi, discutant comme toujours, Épergos et
Doxi, la cérémonie terminée, se trouvèrent sur les pas de
Vâmadevâ. Celui-ci, s'apercevant qu'ils étaient étrangers,
les invita à entrer dans sa demeure pour se reposer et se
réconforter.
54 HISTOIRE DE I.'H A BIT AT IO N .
DES OCCUPATIONS DE DOXI ET D'ÉPERGOS CHEZ
LES ARYAS ÉTABLIS SUR LE HAUT INDUS.
Pendant leur séjour au milieu de cette peuplade d'Aryas,
Epergos et Doxi employèrent différemment leur temps. Le
premier ne cessait de visiter les ouvriers, afin de s'enquérir
de leurs procédés. Doxi passait ses journées chez les an-
ciens, et s''entretenait avec eux de leurs croyances et de leur
culte.
Épergos n'épargnait pas les avis aux indigènes qu'il voyait
travailler, et ceux-ci, naturellement dociles, Técoutaient
avec respect. Il leur indiqua les moyens de perfectionner
leurs outils soit par la forge, soit en leur montrant com-
ment ils pouvaient augmenter leur action tranchante en
battant le métal et en affûtant ces tranchants sur certaines
pierres que Ton trouvait dans les environs et qui n'étaient
autres que du grès. Ainsi arrivaient-ils à couper le bois plus
facilement et à mieux assembler les pièces de charpente.
Un des principaux d'entre les Aryas, qui Jusqu'alors s'é-
tait contenté d'une assez chétive demeure, ayant acquis des
richesses par l'élevage de grands troupeaux, voulut se faire
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
bâtir une résidence somptueuse, et manda les ouvriers les
plus capables parmi ses serfs et parmi ceux de ses voisins
auxquels, dans ce cas, il devait payer une redevance par
tête.
Se souvenant de ce qu'il avait vu chez le gros Fau et des
combinaisons ingénieuses appliquées par les constructeurs
jaunes dans leurs demeures de bambous, Epergos pensa
qu'on pourrait tirer parti de ces combinaisons dans la char-
pente de la nouvelle bâtisse, car celles qu'il voyait lui sem-
blaient grossières, lourdes, et ne pas présenter les avantages
qu'on peut tirer de l'emploi des bois.
Épergos se rappelait ces balcons en saillie sur le dehors,
et se disait que si on obtenait ces résultats avec des bam-
bous, à plus forte raison le pourrait-on avec des essences
résineuses plus résistantes. Il se dit aussi qu'après tout, si
Ton pouvait, dans les constructions futures, moins prodi-
guer les bois, — d'autant qu'il fallait aller les couper assez
loin, — on perdrait moins de temps, et que l'habitant pour-
rait entrer plus tôt dans sa maison.
Le plan de l'habitation nouvelle ne différait pas de celui
que nous avons donné figure 18 ; mais il y avait avantage à
mettre les parties hautes de la demeure en encorbellement
sur les parties basses, pour mieux abriter celles-ci, et trou-
ver ces galeries en saillie, qui présentent tant de commodi-
tés soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, comme on Ta vu dans
rhabitation du gros Fau. Sur les conseils d'Epergos, le
constructeur disposa donc la face, ou le pignon de la salle
principale, ainsi que l'indique la figure 22. On chercha dans
la forêt deux troncs d'arbres présentant chacun une fourche
et une forte branche en avant Ces troncs d'arbres formaient
les points d'appui de la façade extérieure de la grande salle-,
de telle sorte que les pièces de bois horizontales qui étaient
encastrées dans les fourches se trouvaient soulagées à leur
extrémité par la troisième branche antérieure. Ainsi pou-
56 HISTOIRE DE L'H ABI TATJ O N .
vait-on poser, sur la saillie solidement portée de ces pou-
tres, une pièce de bois transversale sur laquelle on élèverait
deux autres poteaux également fourchus à la tête, lesquels
recevraient les deux pièces horizontales terminant latérale-
ment la construction. Il n'y avait plus qu'à placer sur ces
21!
pièces les bois formani comble et pignons, suivant la mé-
thode précédente. Cette disposition permettait de trouver
une loge, ou un étage au-dessus du rez-de-chaussée, en en-
corbellement.
Mais les Aryas, peut-être en souvenir de leurs monta-
gnes ou pour mieux surveiller les habitations de leurs serfs,
tenaient à ce que leurs demeures dominassent le sol naturel
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
de la plaine. On éleva donc une plate-forme de terre battue,
et la construction fut établie sur cette plate-forme.
Les parties basses de la bâtisse étant désormais parfaite-
ment abritées par les saillies des charpentes supérieures, il
fut décidé, pour celles-ci, de se passer de ces murs de pierre
qui demandaient beaucoup de peine et de temps, et qu^on
se contenterait de murs faits de briques de limon sécliées au
soleil, pour les parties au-dessus du socle établi au moyen
de blocs de pierre.
« Pourquoi, disait Doxi à son compagnon pendant que la
construction s^élevait, mettre ainsi les choses hors de leur
place et porter le corps ample et large sur une base étroite?
Les hommes d'ici avaient au moins le bon sens d'élever des
bâtisses bien assises sur leurs pieds, et voilà que tu les en-
courages à placer les choses à rebours. Les montagnes sont-
elles plus larges au sommet qu'à la base? — Les montagnes,
reprit Epergos, sont des montagnes, non des maisons....
Les arbres ne sont-ils pas plus larges au-dessus de leurs
branches qu'à la base du tronc? Et puisque ces gens-là bâ-
tissent avec du bois, n'est-il pas tout simple de se servir de
ce que donne le bois, c'est-à-dire de s'évaser comme l'arbre,
dont les branches s'écartent du tronc à mesure qu'elles s'é-
lèvent? N'avons-nous pas vu, dans le pays des jaunes, des
maisons bâties seulement de bambous, et qui donnaient ces
saillies extérieures si favorables à l'habitation, si propres à
préserver efficacement le pied de la bâtisse? ■— Oui, certes,
répliqua Doxi, entre autres la maison de ce gros Fau qui
nous mit si bien à la porte de chez lui. Ces idées devaient
nécessairement germer dans la tête de pareils fous, et si
c'est là ce que tu prétends enseigner à ces hommes d'ici,
plus sensés, tu emploies mal ton temps. S'ils ont le grain de
raison qu'ils semblent posséder, ils te désapprouveront. »
La maison ne s'en élevait pas moins.
Doxi avait entrepris une tâche fort différente. Dans ses
-ocr page 63-68 HISTOIRE DE L'H A B î T AT 10 X.
entretiens avec quelques vénérables d'entre les Aryas, il avait
paru fort pénétré de la grandeur de leur système religieux,
et avait manifesté parmi eux la crainte que la pureté de leur
culte ne vînt à s'altérer. « Certes, il est très-beau, leur di-
sait-il, de voir le chef de la famille se mettre directement,
au milieu des siens, chaque jour, en rapport avec les puis-
sances qui régissent l'univers; mais ne craignez-vous pas
qu'à la longue ces traditions ne s'altèrent, qu'il n'y ait
des négligences, des oublis, que plusieurs tentent d'inno-
ver?.... et alors, que deviendra le dogme? que deviendra le
culte? Pour qu'ils puissent se conserver dans leur pureté,
le dogme, le culte devraient être enseignés et pratiqués par
les plus respectés parmi vous, lesquels se transmettraient la
tradition dans toute sa rigueur en se soumettant à des
épreuves particulières, et en ne permettant pas ainsi aux
profanes de connaître, d'interpréter et de transmettre les
choses sacrées. » Les vieillards demeuraient songeurs après
ces entretiens et se consultaient entre eux. Une autre fois,
Doxi leur disait encore : « Chaque père de famille sacrifie
chez lui^ savez-vous comment il se comporte? Savez-vous
s'il ne s'écarte pas de la vérité? Ne serait-il pas mieux de
pratiquer le culte dans des lieux destinés à cet objet et sous
les yeux de personnages revêtus d'un caractère sacré par un
conseil spécial, par un collège des conservateurs du dogme? »
Ces raisons, et d'autres que nous omettons, semblaient faire
impression sur les vénérables personnages auxquels Doxi les
adressait.
Lorsque la maison fut achevée, son riche possesseur vou-
lut, suivant l'usage, y réunir les plus notables parmi les
Arj^as. Cette construction qui, à l'extérieur comme à l'inté-
rieur, présentait certaines innovations, ne fut pas du goût
des personnages les plus âgés, tandis que les plus jeunes se
faisaient expliquer par Épergos les améliorations conseillées
par lui et réalisées d'après ses instructions. Les avis étaient
T j ^^ I II. 4
HISTOIRE DE L'H AB1TATI O N.
donc partagés, et, ainsi que cela se pratiquait en pareil cas
au milieu de ces peuplades, toute discussion prenait le ca-
ractère d'une délibération régulière. Lorsqu'on eut tout exa-
miné, le maître du logis, qui avait aisément constaté la
diversité des opinions, ayant fait distribuer des rafraîchisse-
ments consistant en gâteaux de farine et de miel et en lait
caillé, placé au centre de la salle, parla ainsi à ses invités :
cc Vous avez visité cette demeure ; elle présente une struc-
ture qui, jusqu'à ce jour, n'était pas usitée chez les Aryas.
J'ai cru bien faire en cherchant des dispositions nouvelles
propres à rendre la vie de l'homme plus facile, des abris
plus sûrs et plus solides-, mais je tiens à connaître votre
opinion sur la valeur de mes tentatives. »
Vâmadevâ, après un moment de silence (personne ne se
pressant de répondre), s'éleva lentement de dessus la natte
qui lui servait de siège, et, ramenant avec majesté les plis
de son long vêtement de laine non teinte, répondit : « Tu
as agi en homme libre, et nul, parmi les chefs de nos fa-
milles assemblés ici, n'a le droit de te blâmer si tu as con-
struit une maison pour toi et les tiens présentant des disposi-
tions nouvelles; mais puisque tu fais appel à nos sentiments,
je te donnerai le mien.
« Jadis, lorsque nous habitions nos montagnes, nous vi-
vions dans des demeures moins vastes, moins commodes,
moins somptueuses. Étions-nous pour cela moins forts,
moins propres à soumettre les Dasyus, moins durs à la fa-
tigue, moins disposés à défendre nos familles et nos biens?
Certes non. J'aime la demeure nouvelle que j'ai fait élever,
j'aimais plus encore peut-être la cabane d'où je suis sorti
un jour avec mes chariots, pour venir m'établir avec vous
dans cette plaine. Je redoute pour nos enfants ces demeures
de plus en plus spacieuses et belles. Je crains qu'ils n'ou-
blient au sein de cette existence facile, la vie rude et simple
que doit mener TArya. Donc, si je ne me permets pas de
5a
I
6o HISTOIRE DE L^H ABITAT1 ON.
blâmer ce que tu as fait en pleine liberté, je ne puis nVeni-
pêcher de jeter un regard inquiet vers l'avenir et de me de-
mander si cette abondance de commodités ne tendra pas à
corrompre ceux auxquels nous laisserons des demeures
aussi belles, nous qui, dans notre jeunesse, avons vécu abri-
tés à peine sous des toits d'écorce, et qui, habitués à la fa-
tigue, à la lutte contre les intempéries, nous sommes trou-
vés assez forts et résolus pour nous rendre maîtres de cette
vaste contrée et de la misérable race qui l'occupait. » Un
murmure approbateur parti d'un côté de l'assemblée accueil-
lit ce discours -, Vâmadêva continua : « Mais il est un péril
plus grand, car il s'agit de la protection que les puissances
directrices de la nature accordent à l'Arya. Au sein de cette
abondance de biens, de cette vie qui tend à s'amollir,
n'ayant plus sans cesse à lutter, ce qu'il faut surtout redou-
ter, c'est l'oubli des hommages que nous rendons à ces
puissances divines. Je veux croire que nul d'entre nous ne
néglige les sacrifices qui nous les rendent favorables, mais
qui nous assure que nos enfants, élevés dans le bien-être,
seront toujours aussi scrupuleux et se lèveront avant le jour
pour offrir le sacrifice à Agni, que nos filles iront toujours
cueillir le sôma lorsque la lune brille dans le ciel étoilé? » Il
y eut alors comme un frémissement dans l'assemblée, et
mille propos s'échangèrent à demi-voix pendant un temps
assez long pour que Vâmadêva ne pût reprendre son dis-
cours. ce II faut donc aviser, dit-il enfin lorsque le silence
fut rétabli; nous ne pouvons supporter la pensée que le
plus précieux héritage laissé par nos aïeux soit dilapidé, que
la sainteté de notre culte transmis par les dieux mêmes aux
pères de la race soit corrompue. — Non 1 non ! répétèrent
de tous côtés les assistants. — Eh bien, instituons des gar-
diens de ce culte sacré, choisissons pour cet objet les plus
dignes et les plus respectés parmi nous. Cela fait, nous
n'avons plus rien à craindre, car ces gardiens, investis par
m
-ocr page 66-HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
nous de devoirs sacrés, aimés des dieux dont ils conserve-
ront le culte, deviendront nos conseils lorsqu'il s'agira d'in-
nover ou de modifier quoi que ce soit dans nos usages, nos
habitudes et notre vie journalière. Ainsi, toujours guidée
par leurs lumières, sous le regard favorable des puissances
divines, la race des Aryas se maintiendra dans sa pureté et
demeurera la plus puissante sur la terre. » La fin de ce dis-
cours fut accueillie par une acclamation, et, séance tenante,
du consentement de tous, six chefs de famille furent inves-
tis des fonctions sacerdotales.
En sortant de l'assemblée, Doxi, habituellement sombre,
était radieux. Épergos, suivant un geste qui lui était fami-
lier, sifflotait sur l'ongle de son pouce. « Te voilà bien
content, dit-il à son compagnon lorsqu'ils furent seuls. —
Passablement, répliqua Doxi, et je commence à croire
que nous ferons quelque chose de ces hommes. C'est ta
maison extravagante qui me donne cette joie, et je me gar-
derai de te blâmer de l'avoir fait élever suivant ta fantaisie.
— Soit, mais tu n'empêcheras pas le monde de marcher,
ni moi de recommencer ce que tu appelles : mes extrava-
gances. Voilà de braves gens qui vont s'endormir satisfaits,
et qui cependant se préparent pour longtemps une rude be-
sogne. — Parce que ? — Oh ! je m'entends bien et cela suffit ;
le mal.... ou le bien, comme tu voudras, est fait-, il n'y a
plus à revenir sur ses pas. Si ces anciens, chargés de con-
server les pures doctrines, les transmettent intactes à leurs
successeurs, ce sera pour le mieux; mais s'ils tombent eux-
mêmes dans Terreur, qu'arrivera-t-il ? »
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
LE DESERT DE L ASIE CENTRALE.
La plaine s'étend à perte de vue. Parfois des stries de ro-
ches calcaires, comme des sillons, percent un sol sablon-
neux. A Deine si quelques lichens forment des taches jaunes
sur la pierre grise. Parfois aussi, on rencontre un ac peu
profond, sur les bords duquel poussent des roseaux bientôt
desséchés par le soleil et le vent. Puis des marécages tour-
beux couverts d'une herbe drue dans laquelle les pas for-
ment autant de trous qui s'emplissent d'une eau saumâtre.
Pas un arbre, pas un buisson. Le ciel d'un bleu grisâtre se
perd dans l'horizon brumeux. L'air est calme et lourd, et
cependant par intervalles, survient une rafale qui,^en tour-
billonnant, soulève des colonnes de poussière paraissant
cheminer lentement.
Le silence n'est interrompu que par le croassement des
batraciens et par le bourdonnement des insectes près des
lacs. De longues failles, comme autant de fêlures de l'écorce
terrestre, interrompent seules la monotonie de ces plaines.
Au pied de ces escarpements, à peine visibles de loin, pous-
sent des herbes à l'abri des vents, des mousses rougeâtres et
quelques maigres arbustes épineux.
HISTOIRE DE L'H A BIT AT I ON. 85
Épergos et Doxi, montés tous deux sur de petits chevaux
noirs, au poil long, à la tête large et courte, cheminent au
pas de leurs montures le long d'une de ces failles, qui semble
se prolonger jusqu'à Thorizon, accabléspar la chaleur et en-
tourés d'une nuée de mouches.
« Qu'espères-tu trouver dans ce désert, qu'y viens-tu
chercher? dit Doxi après un long silence. — Des hommes,
répond Épergos. — Des hommes ici? et comment y vi-
vraient-ils? — Là où vivent les grenouilles et les mouches,
rhomme peut vivre. Des mouches, il n'en manque pas,
comme tu vois; quant aux grenouilles, n'en avons-nous pas
entendu depuis ce matin? » Et après un nouveau silence,
comme le soleil commençait à baisser : « Regarde, dit
Épergos, là, devant nous, cette mince colonne de fumée
bleuâtre qui s'élève toute droite, c'est un feu, et certainement
ni les mouches ni les grenouilles ne l'ont allumé. — Tu rê-
ves, c'est le vent qui, comme tout le long du jour, soulève
une colonne de poussière. — Non, à cette heure, le vent ne
produit plus ce phénomène dans ces plaines ; il se calme
tout à fait ou est constant. C'est bien la fumée produite par
du bois vert ou des herbes sèches.; avançons ! »
Les montures prirent le trot au milieu des pointes de ro-
chers qui perçaient le sable, et bientôt les deux compagnons
se trouvèrent au milieu d'un troupeau de brebis. A quelque
distance, on voyait des hommes, des chevaux et comme une
série de tertres bruns à peine élevés sur le sol, herbu sur ce
point.
Sitôt que les deux compagnons furent à portée de voix, un
des hommes leur cria de ne point avancer davantage; des
chiens se mirent à aboyer avec fureur. L'homme sauta sur
un cheval qui paissait près de lui, et s'armant d'une longue
lance, il s'avança au pas vers Épergos et Doxi. Il était de
taille moyenne, vêtu d'une courte tunique grossière avec une
sorte de pelisse de peau de brebis noire à laquelle pendait un
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
capuchon. Ses jambes et ses bras étaient nus et ses pieds
couverts de sandales de peau attachées par des lanières, son
visage naturellement jaune et bruni encore par le soleil n'é-
tait rien moins que beau. Sous ses sourcils noirs et rappro-
chés, sous un front bombé et large, perçaient deux petits yeux
bridés aux prunelles noires et qui ne regardaient jamais en
face. Le nez épais, court, les pommettes saillantes et osseu-
ses, la bouche laiîge qu'entourait une barbe rare et d'un noir
mat, une peau cuivrée et huileuse, donnaient à ce masque
un aspect repoussant. « Que voulez-vous? dit cet homme.
A quelle tribu appartenez-vous? — A aucune, répondit
Épergos-, nous sommes étrangers à ces déserts et égarés;
nous te demandons l'hospitalité pour cette nuit. — Appro-
chez donc alors, quittez vos montures. » Épergos et Doxi
s'empressèrent d'obéir à cet ordre donné d'un ton dur.
•( Que portez-vous sur vos chevaux? continua l'homme.
— Quelques vivres, rien de plus. — Rien du soleil levant?
— Rien du soleil levant. — Vous en venez cependant? —
Oui. — Je le vois à vos visages. — Tu connais donc les
hommes de ces contrées? —Il en est passé beaucoup par ici.
— Vous ont-ils fait du bien ou du mal? — Du mal; ils ont
pris des troupeaux. —Tu ne les aimes pas, alors. — Non.
— Voudrais-tu te venger sur nous ? — Non, vous n'êtes
que deux, nous sommes ici plus que vous, vous n'avez pas
d'armes, nous en avons; nous ne vous craignons pas. Si
vous aviez avec vous quelque chose qui nous convînt, nous
le prendrions.... Mais à quoi bon prendre vos vies? Cela ne
nous rendrait pas les troupeaux volés par vos pareils. —
C'est parler droit, et peut-être pourrons-nous vous faire quel-
que bien. Où habitez-vous ? — Là, » dit l'homme en mon-
trant ces proéminences que de loin les deux compagnons
prenaient pour des tertres. Ils s'approchèrent et reconnurent
que ces habitations étaient faites de peaux cousues ensem-
ble, soulevées au-dessus du sol par des assemblages ingé-
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
'mpw
mm"
nieux de baguettes et fixées par des piquets tout autour
(fig. 2 3). « Vous vivez là-dedans? dit Épergos. — Les fem-
mes et les enfants y restent, nous n'y entrons que pour dor-
mir. » Épergos se coula dans Tune de ces tentes en ram-
pant^ mais l'odeur infecte de l'intérieur l'en fit bientôt
sortir.
Cependant les deux compagnons tirèrent quelques vivres
d'un sac suspendu à la selle de leurs montures et, s'asseyant
r.ç-^j.
sur l'herbe, procédèrent à leur repas du soir. Leur hôte leur
donna du lait de brebis, et tous les habitants du campement
vinrent voir les étrange:s, sans manifester d'autre sentiment
que rindiffirence. Quelques femmes semblaient plus curieu-
ses et, tout en causant entre elles, tournaient autour d'É-
pergos et de Doxi, regardant leurs vêtements et se hasar-
dant à les toucher.
Le soleil couché, celui qui avait accompagné les deux com-
pagnons au milieu du campenient, leur montrant une petite
ék
-ocr page 71-66 HISTOIRE DE L'H A BIT AT I ON.
tente, leur dit : « Voici un abri pour la nuif, cette tente est
vide, celui qui l'habitait n'y reviendra plus. » Puis tournant
le dos, il alla chercher son gîte. Epergos et Doxi entrèrent en
rampant dans le logis indiqué^ ils n'y restèrent que peu
d'instants, incommodés par une odeur insupportable. Ils
pensaient passer la nuit dehors, enveloppés dans les larges
couvertures qu'ils portaient sur leurs chevaux. Vers le mi-
nuit, le froid devint cependant si pénétrant, que force leur
fut de se mettre à l'abri sous la tente qu'on leur avait cédée.
Le sommeil les prit après cette journée de fatigue, et, quand
ils se réveillèrent, le soleil était déjà haut. Sortis de leur gîte,
il n'y avait plus autour d'eux ni tentes, ni hommes, ni che-
vaux, ni troupeaux, et aussi loin que le regard pouvait s'é-
tendre, on ne voyait que l'horizon poudreux, plat, sans ap-
parence d'être animé. Les nomades avaient emmené avec
eux les montures des deux compagnons, les trouvant passa-
blement à leur convenance, et, avant l'aube, avaient décampé
sans bruit,
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
LE DELTA DU NIL.
De grands lacs salés, en communication avec la mer,
bordent tout un vaste rivage de plus de deux cent mille pas
de largeur et formant un arc de cercle présentant sa con-
vexité vers le nord. Dans ces lacs et sur le rivage même,
débouchent quantité de bras d'un grand fleuve aux eaux
limoneuses. Si Ton s'avance dans les terres au midi des lacs
salés, on trouve des marais d'eau douce, un sol noirâtre
peuplé d'échassiers, de troupes d'oies sauvages et de canards,
couverts de roseaux et d'une riche végétation. Dans les
lacs d'eau douce et dans les bras du fleuve au cours lent,
pullulent des sauriens, et se plongent à moitié des hippo-
potames, nagent des loutres et des batraciens.
Ce territoire est bordé à l'est et à l'ouest par deux
chaînes de collines peu élevées, qui tendent à se rapprocher
quand on s'éloigne de la mer et qui rétrécissent la vallée au
milieu de laquelle coule le fleuve. Ces collines sont arides,
dépourvues de toute végétation et, lorsqu'on les franchit, on
ne trouve que du sable et des cailloux. Il ne pleut que très-
rarement, le long de la mer, mais si l'on s'avance dans les
68 HISTOIRE DE L'H A B î T AT 10 X.
terres on ne voit jamais tomber du ciel une goutte d'eau.
L'atmosphère, toujours pure et sèche, est légère et entre-
tient la santé. Au solstice d'été, les eaux du fleuve commen-
cent à gonfler et leur niveau s'élève graduellement jusqu'à
l'équinoxe d'automne, alors tout le Delta est inondé. Puis,
peu à peu les eaux décroissent et le fleuve rentre dans son
lit. Le limon qu'il apporte ainsi chaque année élève succes-
sivement le sol, empiète sur la mer et comble les étangs les
moins vastes. La végétation s'empare aussitôt de ces relais
et des nuées d'insectes s'élèvent dans l'air au fur et à mesure
de l'abaissement des eaux. Ce pays est occupé par des
hommes doux, aux traits délicats, aux membres déliés et
fins. Leur peau est d'un blanc légèrement teinté de bistre.
Leurs yeux et leurs cheveux sont d'un noir d'ébène. Ces
hommes disent que leurs pères sont venus du nord-est dans
cette contrée, qui n'était alors qu'une lagune, après avoir
passé des déserts. Ils vivent dans des villages dont les mai-
sons sont faites de limon et de roseaux et obéissent à des
anciens qui, de père en fils, règlent tous les usages journa-
liers, président à tous les actes de la vie ainsi qu'aux céré-
monies religieuses.
Ces administrateurs et régulateurs de toutes choses ne
cultivent pas la terre, ne recueillent pas les fruits, n'exercent
aucun état ; tout entiers à leurs devoirs religieux et civils,
ils sont nourris par la population, sur laquelle ils exercent
un pouvoir absolu.
Celle-ci, bien que réduite à un état voisin de la servitude,
vivant de peu sous ce beau climat, trouvant dans les produits
naturels du sol ce qui sert à la nourriture et au vêtement,
ne se plaint point de son état et ne fait nul effort pour le
modifier.
Ces hommes accueillent volontiers les étrangers, sans tou-
tefois leur permettre de se mêler à aucun de leurs actes. Ils
se croiraient souillés à leur contact, ne mangent ni ne boivent
HISTOIRE DE L"H ABITAT ION. 7Q
avec eux, ne les laissent pas pénétrer dans les lieux qu'ils
considèrent comme sacrés, et ne souffrent pas qu'ils parlent
à leurs femmes.
Les habitants des terres basses n'ont qu'une épouse, ceux
des vallées supérieures en peuvent prendre plusieurs. Sur
le fîeuve et les lacs, ils ont des bateaux faits de planches de
bois et d'une plante ligneuse qui croît dans les marais, et
qu'ils appellent byblos. Ils s'en servent pour pêcher et pour
trafiquer-, car ils sont naturellement commerçants. Leurs
armes consistent en arcs faits de peau d'hippopotame, en
frondes et en sortes de piques. Ils emploient le cuivre et
l'or, savent fabriquer des poteries de terre et des pâtes de
verre qu'ils colorent habilement de diverses façons. Dans
les contrées supérieures du fleuve demeurent des peuples
noirs, contre lesquels il leur faut parfois défendre leur fron-
tière méridionale qui est située à six cent mille pas environ
de la mer. Du côté de l'ouest et du côté de l'est, ils n'ont
aucune crainte, ces pays étant déserts. Ils ont un grand res-
pect pour les morts dont ils salent les corps afin de ne point
les laisser corrompre. Ce respect s'étend à certains animaux
qu'ils considèrent comme sacrés et auxquels ils rendent des
honneurs funèbres.
Leurs maisons, séparées les unes des autres et entourées
chacune d'un terrain cultivé, sont bâties sur les bords du
fleuve ou des lacs, au-dessus des inondations autant que
faire se peut, car, étant construites en partie de limon,
lorsque l'eau les gagne pendant plusieurs jours, elles se ré-
duisent en boue et s'écrasent.
Aussi les plus riches parmi les habitants ont le soin
d'élever leurs demeures sur des plate-formes ou de si bien
mêler les roseaux au limon que celui-ci résiste à l'action de
i'eau.
Quant aux habitants de la partie du fleuve au-dessus du
Delta, qui vivent dans une vallée étroite bordée de chaînes de
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
collines calcaires ou de grès et dépourvue de marais fertiles
remplis de ces roseaux utiles et qui servent même de nour-
riture, ils habitent dans des grottes naturelles ou creusées
dans les flancs de la montagne.
Ces hommes vivent de pêche, de chasse et de graines
d'épeautre cultivées le long des rives.
Plus hardis, plus robustes que les habitants de la basse-
terre, ce sont eux qui luttent contre [les peuplades noires
lorsque celles-ci tentent de descendre le cours du fleuve.
Cependant ils semblent avoir la même origine que leurs voi-
sins du Delta, bien qu'ils soient plus grands et plus bruns
de peau, plus entreprenants, plus actifs et plus indépen-
dants.
Voici comment les habitants du Deha bâtissent leurs
maisons qui ont peu d'étendue, car ce peuple vit habituelle-
ment dehors et ne reste guère dans ses demeures que pour
dormir.
Beaucoup mangent même en plein air sous des abris
faits de nattes qui les préservent de Tardeur du soleil, éta-
blis soit à côté des maisons, soit sur leur couverture -, car la
pluie étant très-rare dans cette contrée, les habitations n'ont
pas de toits, mais sont couvertes par des terrasses. Ces
hommes aiment beaucoup les animaux, ils en ont toujours
près d'eux et prennent leurs repas entourés de chiens, de
chats, d'oiseaux privés. Ils n'excluent de leur présence que
ceux des animaux qu'ils considèrent comme immondes,
tels que les porcs, par exemple, bien qu'ils les utilisent et
mangent leur chair. Mais si un homme touche un porc, il
doit se purifier en se plongeant dans l'eau avec ses habits.
Ceux d'entre eux qui soignent ces animaux vivent à part, ne
sont pas admis dans la société des autres hommes et ne peu-
vent entrer dans les enceintes sacrées.
Donc, lorsqu'un habitant du Delta a choisi l'emplace-
ment qu'il juge propre à élever sa demeure, il fait tracer le
HISTOIRE DE L HABITATION.
71
plan par terre par les gens chargés des constructions, les-
quels sont réunis en corporation. Puis on s'approvisionne
de bottes de cannes et de roseaux appelés byblos et lotus,
on amasse du limon que l'on délaye dans l'eau avec de la
paille d'épeautre, et dont on fait des pains promptement sé-
chés au soleil.
Les maisons les plus ordinaires se composent d'une salle
principale de huit coudées de largeur environ' (fig. 24) sur
quatorze de longueur ; d'une seconde pièce plus étroite (six
coudées) sur la même longueur et de deux petites pièces
servant de chambres de repos, de six coudées de largeur
chacune sur autant de longueur et séparées par une clôture
ne montant pas dans toute la hauteur de la pièce. Un esca-
lier de bois intérieur permet de monter sur la terrasse. Les
murs sont épais et voici comment on les construit.
Quand le plan est tracé, ainsi que le montre la figure 24,
on dispose des faisceaux de cannes ou de lotus. Ces roseaux
sont soigneusement reliés entre eux par des liens de byblos
et forment par leur réunion des sortes de poteaux qui ont
en longueur la hauteur que l'on prétend donner à la con-
struction, laquelle n'a guère plus de sept à huit coudées du
I. La coudde égyptienne kilométrique équivaut à o™,5243.
-ocr page 77-HISTOIRE DE L HABITATION.
72
sol à la terrasse supérieure. D'abord on plante les faisceaux
les plus forts aux quatre angles externes de la maison (fig. 2 5).
D'autres faisceaux sont plantés aux angles internes, de telle
sorte qu'ils soient verticaux. Ces faisceaux externes et in-
ternes sont reliée entre eux par des liens de bj^blos. Les
quatre angles ainsi préparés, dressés et maintenus par des
étais, des faisceaux de cannes sont posés horizontalement
pour relier les têtes des poteaux externes sur les quatre
faces, et ces faisceaux horizontaux sont soulagés dans leur
portée par des roseaux verticaux intermédiaires, entre les-
quels sont ménagées les ouvertures qui formeront les portes
et les fenêtres. Ces roseaux verticaux externes se relient
IIO HISTOIRE DE L HABITATION.
73
W
mmmmm.
à d'autres poteaux de roseaux internes. Alors les ou-
vriers qui travaillent le limon se mettent à Foeuvre en
noyant dans l'épaisseur des murs les roseaux, sauf ceux
d'angles verticaux externes et le couronnement horizontal,
qui servent ainsi de jalons et de gabarit pour monter
les murs. Quand ceux-ci ont atteint le niveau C, on pose
alors sur le gros faisceau horizontal des herses de roseaux
préparés à l'avance, ainsi que le montre la figure 26, et qui
se composent d'une double rangée de roseaux entre lesquels
sont maintenus perpendiculairement, au moyen de liens
nattés de byblos, d'autres roseaux très-rapprochés. Ces
herses sont maintenues verticalement, par d'autres liens qui
attachent les parties inférieures des tiges des roseaux for-
74 HISTOIRE DE L^ H A BIT ATI ON .
mant herse, à la partie intérieure du gros boudin horizon-
tal supérieur (voir en G), Puis les iimoneurs continuent leur
ouvrage derrière ces herses, et, en battant leur terre, ils don-
nent une courbure aux extrémités des roseaux vers Texté-
rieur, de façon à former une corniche quelque peu saillante.
Ces roseaux maintiennent les terres ainsi battues en encor-
bellement et permettent de terminer la courbure par un
listel plat qui donne le niveau de la terrasse. Les ouvriers
patients, soigneux, élèvent ces ouvrages très-proprement
et en montant la terre sur des plans inclinés. Lorsque les
murs intérieurs et extérieurs sont ainsi élevés jusqu'au faîte,
on pose des troncs de palmier, de cyprès ou de sycomore
sur la tête des murs, suivant la largeur des pièces ; puis sur
ces troncs, des roseaux -, puis du limon que Pon bat douce-
ment, de manière à établir la plate-forme supérieure enduite
du même limon, pétri avec de la paille-, et le gros oeuvre est
achevé. Pour faire les jambages et linteaux des portes et fe-
nêtres, on se sert ou de roseaux pour les habitations pau-
vres, ou de troncs de palmier pour les habitations riches. La
lumière du soleil dans cette contrée ayant un éclat extra-
ordinaire, les fenêtres sont très-petites et sont garnies de
treillis très-adroitement tressés. Si les habitations appar-
tiennent à des gens pouvant faire de la dépense, les murs
sont enduits de limon, comme les terrasses, et recouverts
d'une composition formée de ce même hmon et de sable
très-fin ou de poussière de pierre blanche. Alors viennent
les peintres qui revêtent ces roseaux et ces enduits de cou-
leurs brillantes. On opère de même dans les intérieurs sur
les murs et les plafonds. Des nattes de joncs garnissent le
sol et la partie basse des parois.
Parfois aussi un portique, dont les supports sont des
faisceaux de roseaux et dont la couverture est faite de bois
et de byblos avec terrasse de limon, précède la porte et
donne de l'ombre et de la fraîcheur devant l'habitation.
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
C'est sous ce portique que Ton se tient le plus souvent et
que les hommes travaillent s'ils ont un état. Quant aux
femmes, elles sont chargées des occupations extérieures :
ce sont elles qui vont chercher les provisions, qui font les
marchés, portent les fardeaux, tandis que les hommes de-
meurent, tissent, fabriquent des nattes, des poteries et dè
meniis ouvrages de bois dans lesquels ils sont fort experts.
La figure 27 présente une de ces habitations choisies
parmi les plus riches.
Le soir, au moment où le soleil disparaît derrière l'hori-
zon, les familles montent sur ces terrasses pour Jouir de la
fraîcheur. L'air étant habituellement très-calme, beaucoup
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
allument de petites lampes de terre remplies d'huile-, et,
comme ces habitations sont généralement entourées d'ar-
bres, on voit, au milieu de la verdure, brûler ces lumières,
qui vont, viennent et disparaissent ainsi que des lucioles
dans les prés.
Les demeures des hommes qui habitent au-dessus du
Delta diffèrent en tout de celles que nous venons de décrire.
Sur les flancs des collines rocheuses qui bordent les rives
( :
du fleuve, il existe des grottes naturelles dans lesquelles, à
Torigine, ces hommes se sont installés. Mais, la population
augmentant, il a fallu bientôt, à défaut de cavernes, creuser
des excavations.
Cette race laborieuse, patiente et industrieuse, a su fabri-
quer des outils propres à ce travail ; ce sont des coignées
et ciseaux de cuivre, et même des masses façonnées avec
des pierres très-dures que l'on trouve en remontant le
fleuve, à Tendroit où il passe à travers des roches qui
robstuent son cours. Certaines parties de ces collines pré-
HISTOIRE DE L HABITATION.
sentent d'ailleurs des calcaires en grandes masses qui se
taillent assez facilement.
Soit que ces hommes aient conservé des traditions de
constructions de bois avant leur séjour dans ces contrées,
soit rinfluence des habitations du pays bas, plus peuplé,
lorsque les indigènes de la vallée haute creusent des de-
meures, ils reproduisent parfois des formes qui rappellent
les structures de bois.
Ces demeures — nous parlons des plus récentes, de
celles creusées â main d'hommes — présentent habituelle-
ment, en plan, la disposition suivante (fig. 28).
77
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
Profitant d'un palier naturel sur les flancs de la colline,
on a creusé une sorte de portique avec un ou deux piliers
de réserve. Au fond du portique est percée une porte qui
donne entrée dans plusieurs petites salles fouillées perpen-
diculairement les unes aux autres.
A l'extérieur, ces habitations montrent ainsi leurs entrées
(fig. 29), qui, de loin, semblent suspendues le long des
escarpements. Ces hommes, lorsqu'ils prennent du poisson,
le font sécher au soleil, qui est très-ardent, et le conservent
ainsi longtemps sans qu'il se corrompe. Au besoin, ils y
ajoutent du sel que Ton recueille sur les bords des marais
qui longent la mer, au-dessous du Delta. Ces demeures,
creusées dans le grès ou le calcaire, sont très-sèches, les
collines ne renfermant aucune source et le ciel étant tou-
jours pur. Aussi leurs habitants sont-ils robustes, sains et
dispos. Ils savent diriger habilement les barques, et beau-
coup d'entre eux passent leur vie sur le fleuve, transportant
dans le Delta certains outils et des armes qu'ils fabriquent,
des produits de leur chasse et de la pêche, de la pierre, de
l'or et des métaux qu'ils tirent des peuples noirs, leurs voi-
sins, des parfums extraits de certaines plantes. Ils rap-
portent du sel, des étoffes, du bois, des vases de terre et
beaucoup d'objets usuels façonnés sur les rives du bas
fleuve. Ils sont guerriers et luttent sans cesse contre les
peuplades noires qui vivent dans la haute vallée, tantôt
reculant leurs frontières, tantôt forcés d'en céder des parties.
Quoique soumis aux mêmes coutumes que les habitants
du Delta, c'est-à-dire à des chefs religieux qui sont chargés
du gouvernement de toute chose, ces hommes de la vallée
moyenne sont plus indépendants, plus actifs et se plient
moins volontiers que leurs voisins du bas fleuve au gouver-
nement théocratique partagé entre une multitude de petits
despotes.
Un jour, les plus hardis d'entre eux, les plus braves,
-ocr page 84-HISTOIRE DE L"H ABITAT ION. 7Q
s'assemblèrent en grand nombre et s'élirent un chef su-
prême, un roi, sur la tête duquel le pouvoir jusqu'alors dis-
séminé fut concentré. Ce roi s'appelle Ménès, et bientôt toute
i'Égypte lui obéit.
« Tu considérais, dit Doxi à son compagnon, les hommes
que nous avons visités dans les montagnes du haut Indus
comme la race par excellence, et,penaant le séjour que nous
avons fait parmi eux, nous les avons vus changer souvent
d'avis et de projets. Mobiles et légers dans leurs desseins, ne
sachant se tenir nulle part, ils écoutaient tes conseils, et le
Créateur sait où cela les conduira. Ces habitants de la vallée
du Nil me paraissent bien autrement sages et mériter le
titre d'hommes par excellence. Ils savent se soumettre à une
loi fixe et nul, parmi eux, ne songe à s'y soustraire. Bien
mieux, dans la crainte de voir la loi compromise par la né-
gligence ou la folie de quelques-uns d'entre ses interprètes,
ils n'en admettent plus qu'un seul 1 — Voire ! reprit Éper-
gos ; et si cet unique interprète perdait le sens ? — On le
remplacerait par un autre, puisque tous ne demandent qu'à
maintenir toute chose en l'état. Entre dans la maison d'une
de ces familles d'honnêtes gens et tu verras que les usten-
siles dont ils se servent sont exactement les mêmes que
ceux soigneusement conservés par eux comme ayant appar-
tenu à leurs ancêtres. Ils construisent leurs maisons de la
même manière, à l'aide des mêmes matériaux, et ils ont
bien le soin d'empêcher les orgueilleux d'emplo3^er d'autres
méthodes. Cela est sage et bon *, c'est, en effet, la vérité. 11
faut nous en tenir à ce pays, d'autant qu'il y fait bon vivre.
~ Oh ! nous n'avons pas tout vu, il y a peut-être mieux
ailleurs.
« Voici ces bonnes gens qui se sont donné un roi, qui va
tout maintenir en l'état, dis-tu ^ soit. Mais lui et ses succes-
seurs se passeront peut-être la fantaisie de faire travailler
pour eux toute cette population. Qui sait si, mal contents
80 HISTOIRE DE L'H A BIT ATIO N.
d'habiter des demeures de limon et de roseaux que le temps
détruit, ces rois n'en voudront pas habiter qui soient indes-
tructibles ? — Puisque ces rois sont là pour conserver, ils
ne changeront pas cet usage.
— Précisément parce qu'ils sont là pour conserver, ils
prétendront que leurs propres demeures ne périssent pas.
— Tu vois que tout est soumis ici à des règles sévères. La
disposition et l'apparence des demeures sont fixées.
— Parfaitement ; on ne changera ni les dispositions ni
l'apparence, mais on pourra, pour le monarque et ses amis,
élever avec de la pierre, c'est-à-dire à grand'peine et dé-
pens, cette apparence si facilement obtenue à l'aide d'un peu
de boue et de roseaux. Tu pourras être content toi, Doxi,
car tu te promèneras pendant des siècles au milieu d'habi-
tations semblables, en apparence, à celles que nous voyons
aujourd'hui. Mais les pauvres diables, qui auront passé leur
vie à élever ces apparences à force de bras et à tailler les
matières dures qui les constitueront, seront-ils aussi satis-
faits.... dis? C'est douteux.
— Ce sont là des suppositions et il n'y a pas de motifs
sérieux pour que ces rois prétendent avoir des demeures de
pierre à la place de ces habitations faites de limon et de ro-
seaux qui sont fort bonnes et suffisent aux besoins de tous,
à moins que, par suite de ton besoin de changer toute chose,
tu ne leur mettes cette idée dans l'esprit.
— Je m'en garderai bien ! mais observe que ce roi, qui
vient d'être désigné, ainsi que ceux qui ont les premiers
songé à le mettre à la tête de toute la population de la vallée
du Nil, habitaient des demeures creusées dans la pierre -, or
il est à croire qu'ils voudront ne pas changer leurs usages
et que, ne trouvant pas de grottes dans le Delta et ne pou-
vant en creuser, puisqu'il n'y a point ici de collines propices,
ils feront apporter les matériaux propres à bâtir des habi-
tations de pierre et non faites de limon. On commencera par
HISTOIRE DE L HABITATION.
8l
1
-itl
■i.
vouloir honorer la divinité en lui élevant des temples indes-
tructibles, et le peuple, qui est fort attaché aux choses qui
touchent à la religion, s'empressera de bâtir des édifices à
l'instigation de ses maîtres; puis les maîtres eux-mêmes
voudront se rapprocher autant que possible de la divinité,
se mettre en communication avec elle, et ils voudront à leur
tour avoir des palais aussi durables que les temples. Qui
les élèvera, ces palais? Le peuple, j'imagine; en sera-t-il
plus heureux dans ses maisons de bouc ? «
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
LES DEMEURES DES EGYPTIENS SOUS LES TROIS
PREMIÈRES DYNASTIES.
Epergos ne s'était guère trompé toutefois les modifica-
tions apportées dans le système de construction des habita-
tions des bords du bas Nil étaient lentes, indécises, car per-
sonne n'osait innover en quoi que ce fût.
Sous le règne des premiers monarques, cette vallée
privilégiée devint un centre de productions agricoles et
industrielles qui atdrait déjà de nombreux étrangers. Le
commerce était florissant ef les richesses s'accumulaient
entre les mains de ces heureux habitants. Les rois s'étaient
peu à peu entourés d'une cour nombreuse, composée en
grande partie de fonctionnaires, auxquels incombait la
charge d'administrer le pays. Les actes de tous les citoyens
étaient réglés par des lois ^ la principale occupation du
monarque était de se faire rendre un compte exact de toute
chose. La configuration du pays se prêtait merveilleuse-
ment à ce gouvernement paternel. Le Nil, dont la vallée a
peu de largeur au-dessus du Delta, était l'artère naturelle
qui facilitait les voyages, les transports et la surveillance
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
sur toute la contrée. En eifet, à cent quatre-vingt mille pas
au sud, à partir de la mer, la vallée se rétrécit déplus en plus
jusqu'à sept cent mille pas environ, où commence la con-
trée habitée par les noirs. Là elle devient très-étroite et le
cours du fleuve est encombré de rochers. C'est au point où
les collines calcaires se rapprochent, au sommet du Delta,
que les premiers rois établirent leur résidence. Ainsi pou-
vaient-ils facilement surveiller le Delta et tout le haut cours
du fleuve ; car, de ce point, si Ton veut franchir les collines
sur Tune ou l'autre rive, on ne trouve que le désert, et le
fleuve est comme une large voie toujours navigable dont
les bords, favorables à la culture et habitables, par consé-
quent, ont très-peu d'étendue. Ces bords se couvrirent
bientôt de villages, car les habitants de la partie étroite de
la vallée cessèrent de demeurer dans des cavernes pour se
rapprocher du fleuve. La pierre brute et le limon leur ser-
virent pour élever ces habitations. Mais il arriva un Jour
qu'un violent tremblement de terre jeta l'effroi parmi les
populations et fit écrouler beaucoup de ces maisons. Celles
dont les parois étaient épaisses résistèrent assez bien, mais
la plupart de celles dont les murs étaient légers furent dé-
truites ou profondément lézardées. Ce phénomène ne se fît
guère sentir dans le Delta même, mais eut des effets terri-
bles dans les parties hautes de la vallée.
Les Égyptiens, ayant un grand respect pour les morts
et croyant à l'immortalité des âmes de tous les êtres animés,
ensevelissent leurs parents, après avoir soustrait leurs dé-
pouilles à la corruption par des préparations particulières,
dans des cavernes naturelles ou creusées et encore sous des
amas de pierres et de briques crues, afin qu'on ne puisse
violer leur sépulture.
Ils donnent à ces amas le nom de Pi-rama^ qui veut dire
Hauteur^ ou de Pi-re-mi^ suivant d'autres, ce qui signifie
Splendeur du soleil.
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
Ces amas sont établis sur une base quadrangulaire, comme
toute construction égyptienne, et s'élèvent plus ou moins
haut, suivant la surface de cette base et Tinclinaison des
faces. Or, après le tremblement de terre dont nous venons
de parler, les plus savants parmi les Égyptiens ayant con-
staté que ces pyramides, fussent-elles creuses, avec parois
relativement minces, n'avaient souffert aucune altération,
se réunirent pour savoir s'il ne conviendrait pas de donner
aux habitations futures la forme de ces édifices.
Épergos et Doxi furent consultés.
Doxi se contenta de dire que, si le sol de la terre était
secoué, l'homme n'avait pas la puissance de se soustraire à
ce phénomène et devait se résigner à en subir les consé-
quences en suppliant les dieux, toutefois, de les rendre
moins terribles. Épergos ayant observé que les Égyptiens
possédaient, en géométrie, des connaissances assez éten-
dues, prit un morceau de charbon et traça sur le mur la
figure 3o ci-dessus •, puis il dit : « Si le solide A est posé
sur un sol horizontal a b^ il se tient debout par sa propre
masse, mais si ce sol s'incline suivant c d^ toute la partie
B du solide doit se détacher et tomber. — Si, au contraire,
HISTOIRE DE L'H A BIT AT I ON. 85
le solide G est posé sur un sol horizontal a' b\ et si ce sol
s incline, suivant d d\ aucune partie de ce solide ne peut se
détacher puisque toutes restent en dedans de la verticale
VO. Voilà pourquoi vos pyramides sont restées debout
pendant que vos maisons croulaient.
a Mais ces tremblements de terre, ainsi que j'ai pu le
constater ailleurs, secouent le sol plutôt qu'ils ne le déni-
vellent, ou du moins ce dénivellement est peu sensible ;
donc il suffira que vous donniez aux murs de vos maisons
une légère inclinaison pour les maintenir debout, en cas
E A
d'oscillations de la terre. Mais il n'est pas nécessaire que
vous les terminiez en pointe comme le sont vos pyramides-,
car, supposez la partie X de la pyramide supprimée, la
partie d d'e /, qui restera, ne sera pas moins solide. »
L'assemblée écoutait Épergos avec attention. Quand il eut
terminé, un vieillard qui passait pour un des plus savants
dans la nation et qui observait les astres afin de prévoir les
époques favorables aux divers travaux de la culture, se
leva, et s'approchant lentement de la muraille sur laquelle
À
Epergos avait tracé les linéaments qu'on vient de voir,
prit à son tour le charbon, traça la figure 31 et dit : « Tes
86 HISTOIRE DE L'H A BIT ATI ON.
raisons sont bonnes, Épergos, mais les maisons, non plus
que nos pyramides, ne sont faites d'un seul morceau-, les
unes et les autres sont composées de matériaux qui n'ont
entre eux qu'une cohésion limitée. Si donc la maison A est
inclinée suivant la ligne ab^^oi suite d'une commotion du
sol, bien que la ligne d c sorte pas de la verticale, les
matériaux e, sollicités par la pression, pourront glisser, et
ainsi toute la bâtisse se disloquera. Mais si nous posons les
couches de brique ou les assises de pierre conformément au
tracé D, en prenant comme centre des segments de cercle le
point E, rencontre des deux lignes inclinées qui forment les
parois des murailles, les pierres d'angles seront â peine sol-
licitées par la pression et ne pourront glisser, puisqu'elles ne
seront pas sur un plan incliné. » Épergos, en signe de
respect, abaissa ses mains devant lui à la hauteur des ge-
noux et inclina la tête* le vieillard alla retrouver sa place
au milieu d'un murmure flatteur. Il fut décidé qu'après dix
jours l'assemblée se réunirait encore, apporterait les nou-
velles lumières que la réflexion pourrait faire naître parmi
ses membres et qu'on rédigerait alors le décret à soumettre
à la sanction royale.
Au bout de dix jours, en effet, les membres de l'assem-
blée réunis déclarèrent qu'ils n'avaient rien à ajouter à ce
qui avait été dit précédemment. Épergos seul fit observer
que si on construisait des habitations sur un plan circulaire
en inclinant les lits d'assises vers l'intérieur au lieu d'adop-
ter des plans quadrangulaires, alors la solidité serait absolue
et qu'il n'y aurait de point faible sur aucune partie du pour-
tour de la bâtisse. Cette ouverture fut accueillie par une
clameur, et l'un des plus respectés parmi les membres de
l'assemblée se levant, dit : « La demeure de l'homme doit
regarder les quatre points du ciel ; cela est consacré. Il
convient qu'elle ait sa face et ses côtés, ce que ne saurait
posséder une demeure circulaire. Elle doit avoir ses angles,
HISTOIRE DE L"H ABITAT ION. 7Q
et ces angles doivent être droits. Épergos a parlé légère-
ment. — Certes ! » répondit l'assemblée tout d'une voix.
Le décret royal qui fut promulgué d'après l'avis de l'as-
semblée portait en substance : que les parois deS demeures
à élever devraient être inclinées suivant un certain angle
donné par les inspecteurs des bâtiments ; que, si ces mai-
sons étaient élevées sur soubassement de pierre, les assises
devraient être posées suivant la portion de cercle donnée
par un rayon égal à l'un des côtés du triangle dont le som-
met serait la rencontre des lignes inclinées des parois; qu'il
en serait de même pour les constructions de briques crues \
que, d'ailleurs, la forme ancienne et consacrée de ces mai-
sons soit en plan, soit en élévaiion, ne devrait être modi-
fiée d'aucune façon.
Les premières maisons qui furent élevées après ce décret
présentèrent donc leurs soubassements construits ainsi que
l'indique la figure 32, et les gabarits de roseaux étaient tou-
jours employés pour guider les maçons.
Toutefois les ouvriers habitués à mettre en œuvre la
brique crue, le pisé et les roseaux dans leurs bâtisses,
n'étaient point très-habiles à tailler la pierre*, ils n'avaient
encore que des outils de cuivre qui s'émoussaient prompte-
mcnt, bien qu'on les trempât. Pour fendre les pierres dans
la carrière, ayant observé que les calcaires se présentent
naturellement par lits, ils dégageaient la surface horizontale
extérieure-, puis, au mo^'^en de poinçons de cuivre, ils creu-
saient de distance en distance, sur une même ligne, suivant
la dimension qu'ils voulaient donner au bloc à extraire, des
trous oblongs étroits et de la profondeur de quatre à cinq
doigts. Cela fait, ils enfonçaient dans ces trous des coins
de bois bien séchés ; ils mouillaient régulièrement ces coins
qui, en gonflant, faisaient fendre la pierre suivant la ligne
tracée par les entailles.
A l'aide de leviers de bois durcis au feu, ils faisaient alors
-ocr page 93-HISTOIRE DE LHABITATION.
88
rr^
w
sortir le bloc de sa place. Ces blocs, en raison de la nature
litée de la pierre, présentaient ainsi des parallélipipèdes dont
ils régularisaient les faces et qu'ils assemblaient. Comme ce
peuple est patient et laborieux, il parvint cependant à tailler
régulièrement tous ces blocs, à les polir même à Taide de
pierres dures, à y creuser des traits, des figures^ car, de
même que toute chose est réglée dans la manière de vivre
sur les bords du Nil, toute construction, tout objet doit men-
tionner les motifs en vue desquels ces constructions ou ob-
jets ont été établis et le nom de ceux pour qui on les établit.
De telle sorte que rien ne demeure ignoré. Celui qui con-
naît les figures au moyen desquelles ils traduisent les faits,
HISTOIRE DE L"H ABITAT ION. 7Q
les dates, les noms des choses sur la pierre, le bois, la terre
cuite ou le métal, peut ainsi savoir tout ce qui touche à la
vie présente et passée de ce peuple.
Cela fut ainsi réglé par les rois des trois premières dy-
nasties qui régnèrent Tespace de sept cent soixante-neuf ans,
et comme pendant ce temps les habitants de la vallée du Nil
ne cessèrent de travailler et de perfectionner toute chose, ils
arrivèrent à un développement prodigieux dans les arts, les
sciences, l'industrie et l'agriculture.
Si le menu peuple construisait toujours des maisons de
terre et de roseaux, ceux qui s'étaient enrichis et qui occu-
paient des fonctions dans l'État ne se contentaient plus de
logis aussi simples, et peu durables. Ils commençaient à faire
employer des blocs de pierre, de la brique crue enduite avec
soin et des bois de charpente équarris et débités en plan-
ches. Cependant les formes consacrées primitivement de-
vaient être maintenues, et en changeant la nature des maté-
riaux, ceux qui bâtissaient conservaient scrupuleusement
l'apparence de l'ancienne demeure.
On y ajoutait toutefois des portiques-, les salles étaient
plus nombreuses, les dépendances plus importantes.
Originairement les habitants faisaient cuire leurs aliments
en plein air, mais alors on commençait à disposer des lo-
caux propres à cet objet toujours en dehors du logis, d'au-
tant que les familles prenaient habituellement leurs repas
sous des arbres et des bannes d'étoffe.
Les animaux domestiques entouraient les maîtres pendant
ces repas, et on voyait ainsi, aux environs des petites tables
sur lesquelles étaient disposés les mets, des antilopes, des
chats, des chiens, des oies, des échassiers, vivant entre eux
dans la meilleure intelligence et récréant leurs maîtres par
leurs sollicitations et leurs habitudes familières. Chaque ha-
bitation était entourée d'un jardin clos de murs de brique
crue plus ou moins vaste, suivant la richesse du proprié-
HISTOIRE DE L HABITATION.
taire. Ces jardins étaient entretenus avec un soin extrême et
contenaient des plantes rares disposées dans des caisses afin
de pouvoir les soustraire à l'ardeur trop vive du soleil ou
les abriter du vent du désert qui, lorsqu'il soufflait, dessé-
chait les feuilles et les fleurs en quelques instants. Les jar-
dins et demeures, toujours placés sur les bords du fleuve ou
de canaux, possédaient un manège faisant mouvoir une roue
ri
â chapelet versant Peau dans des rigoles qui allaient, en se
divisant, arroser les plantations. Ces machines hydrauli-
ques étaient mues par des esclaves ou par des ânes.
Il faut parler d'abord des maisons les plus simples. Voici
Tune d'elles, figure 33, qui se compose d'un petit jardin A
avec chambre pour les provisions en B, latrines en C, pi-
geonniers en D, poulailler en E et four en F pour cuire les
■aliments. L'habitation comprend une salle G, ouverte sur
90
A
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
la cour, et deux pièces avec lits H et I. Un escalier exté-
rieur de bois permet de monter sur la terrasse.
La figure 34 donne la vue cavalière de cette habitation.
Quatre perches fixées à des attaches réservées dans la mu-
raille permettent de placer une banne sur la terrasse cen-
trale disposée en contre-bas, afin d'être à Pabri du vent.
C'est là que le soir la famille aime à se réunir pour jouir de
la fraîcheur.
Nous avons dit que les Égyptiens étaient experts en la
science de géométrie et des nombres. En effet, la terre étant,
dans la vallée que le Nil arrose et inonde périodiquement,
d'une fertilité prodigieuse et la population qui habite cette
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
vallée très-nombreuse, il parut important, de toute ancien-
neté, de ne laisser en friche aucune partie du sol. Ce terri-
toire fut donc partagé en lots avec le plus grand soin, de
telle sorte que chaque habitant eût en propriété la quantité
de terre qu'il pouvait cultiver ou faire cultiver. Ainsi les
anciens prêtres qui gouvernaient avant les rois conservaient-
ils scrupuleusement, tracés sur des feuilles de papyrus, les
héritages de chacun, afin d'éviter les contestations et em-
piétements. Pour tracer ces plans cadastraux, il fallut avoir
recours à des opérations géométriques que la nécessité fit
peu à peu perfectionner, et on arriva bientôt à reconnaître
que le triangle était la figure qui permettait de relever exac-
tement une étendue de territoire, d'en apprécier les dimen-
sions et les accidents, tels que cours d'eaux, parties inondées
ou sèches, sablonneuses, rocheuses ou limoneuses. Aussi le
triangle fut-il considéré comme la figure sacrée, particuliè-
rement le triangle rectangle, dont la base se divise en qua-
tre, le côté en trois et l'hypothénuse en cinq parties égales
entre elles ; si bien que cette figure dût servir aux architectes
pour construire les palais et les temples.
Le triangle équilatéral et le rectangle furent également
considérés comme des figures parfaites, et c'est pourquoi
l'assemblée dont il a été fait mention plus haut ne crut pas
devoir tenir compte des observations d'Épergos. Quant aux
idées religieuses attachées à ces figures, on doit s'abstenir
d'en parler. Ce sont des mystères connus seulement des
prêtres; qu'il suffise de dire que le côté du triangle droit
divisé en trois représente Osiris, la base divisée en quatre,
Isis, et l'hypothénuse, Orus, composé des deux; le carré de
trois donnant 9, le carré de quatre 16 et le carré de cinq 2 5,
c'est-à-dire égal à9-f-i6. Ce triangle étant donc ainsi la
figure parfaite, ne pouvait produire, si on l'employait dans
le tracé des édifices, que des résultats excellents ; c'est pour-
quoi il fut prescrit, ainsi que le triangle équilatéral.
q3
HISTOIRE DE L HABITATION.
Quant à la méthode à adopter pour utiliser le triangle
parfait dans les constructions, voici comment, après de
longues recherches, les prêtres procédèrent :
Soit ABC (fig. 35) ce triangle parfait dont la base a quatre
parties, le côté trois et Phypoténuse cinq. Sur le milieu de
la base AB, ils élevèrent la perpendiculaire DE, en lui don-
nant comme longueur la moitié de l'hypothénuse (2 1/2);
ils réunirent alors les points AE, BE, et obtinrent amsi un
triangle qu'ils considérèrent comme la figure stable par
excellence. Inscrivant le triangle ABC dans un cercle, ils
menèrent du point B une perpendiculaire B F sur l'hypo-
thénuse qu'ils prolongèrent en H jusqu'à la périphérie du
cercle. Puis du point de rencontre F, ils abaissèrent une
perpendiculaire sur le côté G B. Ensuite, ils divisèrent cha-
cune des parties de la base en 12, ce qui donna sur la lon-
gueur de cette base 48. Chaque partie de la perpendiculaire
f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
BC, de même divisée en 12, donna 36. Les deux parties de
la perpendiculaire DE, divisées également, donnèrent 3o.
L'hypothénusedonna6o.Or6o = 5xi2 - 3o—2X12 + 6
(moitié de 12); 36—3X12; 48 = 4x12. Ils obtinrent
ainsi des divisions proportionnelles par 4, par 3, par 5 et
par 2 1/2. Non contents de ce premier résultat, ils divi-
sèrent chacune des parties de la base en 100 et obtinrent
400 divisions. Opérant de même pour la ligne DE, 260.
La corde BH leur donna 480 divisions égales à celles-ci. La
longueur partielle de Thypothénuse AF, 32o;celleFC, t8o
La perpendiculaire F K, 144 ou 12 X 12. Ainsi la figure four-
nissait-elle des divisions décimales et duodécimales. Or,
quand il s'agit de proportions à donner à des constructions,
le système duodécimal a l'avantage de se diviser par moitiés,
par quarts, par tiers et par sixièmes, et le système décimal
par dixièmes. Le mélange des deux systèmes donnait des
rapports utiles. Ainsi la base AB, divisée par le système
duodécimal en 48 parties, est en rapport proportionnel avec
la corde BH divisée par le système décimal en 480.
Les constructeurs se servirent donc de cette sorte d'étalon
de proportions dans leurs bâtisses, avec iacuité d'employer
le triangle équilatéral ainsi qu'on va le voir.
Il convient d'examiner le palais d'un nomarque, c'est-à-
dire d'un gouverneur de province, sous le roi Cerphérès,
qui monta sur le trône sept cent quarante-quatre ans après
Ménès-, palais contemporain de la petite maison dont nous
venons de parler.
Le programme posé par ce nomarque à son architecte
était celui-ci : deux entrées dans le palais, l'une publique,
l'autre pour les habitants. Du côté de l'entrée publique, une
cour avec portiques donnant accès dans une salle vaste, à
ciel ouvert dans la partie médiane. Du côté de l'entrée
privée, une première cour vaste, avec logements pour les
serviteurs des deux côtés -, cuisine et citerne. Puis une se-
HISTOIRE DE L'H A BI T AT I ON.
o5
conde cour avec portiques et salles ouvertes à chaque ex-
trémité. Entrées pour les chambres, rangées des deux côtés
de la grande salle, mais sans communication directe avec
celle-ci.
Deux cours latérales avec magasins pour toutes sortes de
_^^^_^f&O Cou.déiJ,
il. | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
|
Flq-36. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
P-^-'-M-F |
-iSO-^
provisions. Ces constructions devaient occuper une surface
quadrangulaire de cent soixante coudées de face, sur cent
quatre-vingt-quatre environ de profondeur. Cet architecte
commença (fig. 36) par établir la base AB de cent soixante
coudées. Il la divisa en huit parties de vingt coudées cha-
96 HISTOIRE DE L'11 A B1T AT IO N.
cune. Puis il éleva la perpendiculaire CD, à laquelle il
donna soixante coudées et tira les deux lignes AD, BD,
lesquelles eurent alors cent coudées de longueur chacune.
Des points diviseurs EFGH, il éleva des perpendiculai-
res sur la base A B, et du point diviseur G une parallèle
à AB. Prenant AB comme base, il traça le triangle équila-
téral AB I. Il inscrivit ce triangle équilatéral dans un cercle.
La tangente K L lui dorina la limite de la première cour.
Puisque l'hypothénuse G H avait vingt coudées, la base
GO en avait seize et le côté OH, douze.
Sur la perpendiculaire OH prolongée, Tarchitecte porta
cinq fois douze coudées au delà du point H. De M en N, il
porta également douze coudées.
Ces lignes lui donnèrent, sauf celles du périmètre, les axes
de ses murs. Alors il put tracer dans ses détails le plan
figure 37.
L'entrée publique avec sa cour était en A. La grande
salle à ciel ouvert dans sa partie médiane, en B. L'entrée
privée en C avec sa première cour D. La cuisine en E. La
citerne en regard et les logements des serviteurs en G. La
seconde cour avec portiques était en H avec les entrées aux
chambres du rez-de-chaussée par deux couloirs en L On
montait à celles du premier étage par des escaliers ménagés
dans les pylônes.
Les deux cours des provisions en K. En L furent dispo-
sées des latrines. Aux deux extrémités de la cour H étaient
les salles ouvertes sur cette cour pour les réunions privées.
La figure 38 donne la vue cavalière de cette riche habita-
tion. De beaux jardins, soigneusement entretenus, bordaient
la demeure bâtie sur les rives du Nil, et dont les terrains
étaient traversés par un canal d'irrigation.
Mais il convient de pénétrer plus avant dans les procédés
de tracés adoptés par Tarchitecte.
Nous prenons la salle principale avec ses portiques et ses
-ocr page 102-HISTOIRE DE LHABiTATION.
97
chambres. Le constructeur avait soumis les axes du bâti-
ment aux divisions données par la base et l'hypoténuse du
triangle parfait (fig. 36). Si, sur cette ligure, nous considé-
rons seulement le triangle P R D, dont la base occupe la
moitié de la largeur entre axes du corps principal, nous
pouvons diviser ce triangle P R D ainsi que nous avons divisé
le grand triangle AGD.
7
-ocr page 103-f HISTOIRE DE L HABITATION. 65
Alors la base PR aura quarante coudées, le côré RD
trente coudées et Thypoténuse cinquante coudées.
On voit, par la figure 89, comment en plan ces divisions
de la base et de Thypoténuse ont donné tous les axes soit
parallèles, soit perpendiculaires à cette base. L'hypoténuse
partielle ab^ a3'ant dix coudées, le côté cb en aura six. Pre-
nant pour le diamètre des colonnes trois coudées, il restera
entre elles trois coudées au-dessus de la base. Les murs se-
ront aussi tracés àTaide de ces fractions, si bien que le mur
A aura une épaisseur de quatre coudées à la base ; ceux B et
C, trois coudées chacun; les murs D,deux coudées, et l'ou-
verture des portes E, deux coudées.
En coupe (voir en X), ayant de même tracé le triangle
-ocr page 104-HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
ORP parfait, le sommet de ce triangle donnera la hauteur
des pylônes ; le point diviseur G, la hauteur de la corniche
des ailes;, le point diviseur H, la hauteur de la porte. La
corniche du grand portique intérieur aura deux coudées-,
Tarchitrave, deux coudées, et le chapiteau avec son tailloir,
quatre coudées. Ainsi donc ce triangle parfait et ses divi-
sions donneront le tracé de toutes les parties de l'édifice.
Il avait été pratiqué un étage de chambres au-dessus
de celles du rez-de-chaussée et les escaliers réservés dans les
P3dônes montaient à ces chambres et à la terrasse couverte
de voiles au besoin.
Épergos et Doxi eurent l'occasion de visiter la demeure
du riche nomarque, et furent admis par l'intendant de ses
domaines avec l'urbanité habituelle aux classes supérieures
de la vallée du Nil. Ce fonctionnaire les reçut à l'entrée de
l'est réservée au public et leur fit voir d'abord la première
cour* pourvue de portiques sur trois côtés.
A chaque extrémité, des piles quadrangulaires soute-
naient les terrasses de ce portique, tandis que des colonnes
cylindro-coniques s'alignaient le long du pylône extérieur
qui faisait le milieu de la clôture.
Devant la grande salle, s'élevait une clôture sur laquelle
était tendu un voile d'azur et qui formait une sorte de por-
che. Deux autres p^dônes laissant entre eux un intervalle
fermé par des vantaux, formaient l'entrée de la grande salle.
Epergos ne se lassait pas d'admirer ce vaisseau, bordé
par deux portiques soutenus par de hautes colonnes. Toute
la partie centrale, à ciel ouvert, pouvait être couverte par
des voiles tendues à l'extrémité des mâts plantés sur la ter-
rasse. A ces mêmes mâts on attachait d'autres voiles qui
formaient deux tentes continues sur ces deux terrasses dis-
posées pour jouir de la fraîcheur du soir,
1. Voir la figure 37 en A,
-ocr page 105-loo histoirl: de l habitation.
Les colonnes de pierre, avec chapiteaux, rappelant par
leur forme le bouton du lotus, étaient couvertes de pein-
tures-, elles portaient des architraves de bois également
peintes de vives couleurs et une corniche façonnée avec des
roseaux, ainsi que nous Pavons vu précédemment.
Les plafonds des deux portiques étaient également faits
de bois peint portant Taire de la terrasse. A travers Tinter-
valle laissé entre les deux pylônes, à chaque bout de la salle,
brillait Tazur du ciel, tandis que rintérieur n'était éclairé
que par la lumière douce et colorée que tamisaient les voiles
tissées de diverses nuances (fig. 40).
Au milieu de la net centrale s'élevait une crédence sur la-
quelle étaient déposées des offrandes. Le silence qui régnait
dans ce lieu n'était interrompu que par le bruissement de la
brise qui s'engouffrait dans les voiles et caressait les angles
des pylônes.
Peu rêveur de sa nature, Épergos s'assit un instant sur le
degré qui servait de soubassement à la crédence et parais-
sait plongé dans ses réflexions, pendant que Doxi entrete-
nait l'intendant du nomarque :
« Quel singulier peuple ! se disait Épergos. Est-ce gran-
deur, est-ce faiblesse? Est-ce là le séjour des vivants? Il y
a dans ce palais quelque chose d'immuable, de serein comme
le ciel sans nuages qui s'étend sur ses terirasses. Les hommes
seraient-ils changeants ou invariables comme le climat sous
lequel ils vivent? »
Tiré de sa rêverie, Épergos demanda à l'intendant pour-
quoi les entrées étaient ainsi ouvertes jusqu'au faîte des py-
lônes, et pourquoi les linteaux des portes étaient coupés.
« Parce que, répondit l'intendant, il est d'usage, à l'occa-
sion de certaines solennités, de laisser entrer ici des proces-
sions composées de personnes qui apportent les redevances
dues au nomarque. Or, chaque corps d'état tait porter de-
vant lui des enseignes très-hautes. C'est à qui aura les plus
inSTOIRE DE L HABITATION. ICI
hautes et les plus riches. Ainsi, les porteurs d'enseignes peu-
vent-ils entrer ici sans les abaisser. Chacun dépose les objets
sur la crédence ou meine aux pieds du nomarque et la pro-
cession sort dans le plus grand ordre par Tautre issue.
Quant aux animaux vivants, offerts au nomarque, il n'est
pas d'usage de les faire entrer dans le palais -, mais vous
verrez que du côté de l'ouest, en face du fleuve, est élevée
une large plate-forme. C'est là que le nomarque se rend
sous une tente et qu'il reçoit les impots pa3^és sous forme
d'animaux vivants, de fruits et de grains. »
En dehors de la porte donnant sur la longue cour privée,
à l'ouest de la salle, Épergos examina curieusement, aux
côtés de cette porte, deux statues colossales de pierre, assises,
qui lui parurent fort belles.
L'intendant lui dit qu'elles représentaient, l'une le roi ré-
gnant Cerphérès, et l'autre sa femme, que ces statues
avaient été élevées par le nomarque en leur honneur et pour
leur marquer sa reconnaissance.
Et, en elTet, de longues inscriptions hiéroglyphiques gra-
vées sur le socle donnaient les noms et qualités innombra-
bles des deux personnages et relataient les sentiments de
gratitude du nomarque envers ses souverains.
Cette seconde cour parut encore plus belle que la première
aux visiteurs, et l'attention d'Épergos fut surtout attirée par
les deux belles salles situées aux deux extrémités, avec leurs
piliers d'entrée et les colonnes qui portaient les plafonds ri-
chement peints.
Pénétrant à la suite de leur guide dans l'un des couloirs
latéraux, les deux compagnons purent visiter quelques
chambres alors inhabitées.
Elles contenaient chacune un lit de repos de bois peint
garni de coussins et couvert de tissus de lin de couleurs va-
riées -, une sorte de grand coffre également de bois peint, '
destiné à serrer les vetcments, un siège, une petite table et
w
HISTOIRE DE LHABITATION.
une lampe. Ces chambres n'étaient éclairées le jour que par
les portes qu'on laissait ouvertes sur le couloir. Mais la lu-
mière du soleil est si vive dans ces contrées, que ces pièces
recevaient un jour de reflet très-doux et agréable, en même
temps qu'elles conservaient une température fraîche. Leurs
parois étaient décorées de peintures représentant des per-
sonnages entremêlés d'inscriptions explicatives.
Les chambres du premier étage, donnant sur les terrasses
recouvrant les couloirs ^ étaient décorées de la même ma-
nière et, devant les portes, étaient tendus des voiles
qui empêchaient les rayons du soleil de pénétrer â l'inté-
rieur.
De ces petites terrasses, on avait vue sur les deux jardins
longitudinaux dans lesquels étaient plantés des S3^comores,
des palmiers, des mimosas, des orangers et quelques arbres
rares ^ deux petits canaux les arrosaient. De chaque côté, en
face des chambres, on voyait un petit portique de bois bor-
dant des cellules dans lesquelles étaient rangées, avec un or-
dre parfait, les denrées de toutes natures, fruits, grains,
miel, légumes, boissons, vin et bière.
Mais ces parties de l'habitation n'étaient pas accessibles
aux personnes étrangères au palais, et les serviteurs qui
avaient la garde de ces magasins étaient responsables de
leur contenu -, ils logeaient dans les deux bâtiments d'extré-
mité de la grande cour de l'ouest. Autour de cette belle ha-
bitation étaient plantés de vastes jardins, régulièrement
tracés, avec canaux, viviers, magasins et tout ce qui était
nécessaire à la culture.
Ce qui plaisait dans cette résidence, c'était surtout l'or-
dre, la régularité, la propreté.
102
Des esclaves, continuellement occupés à maintenir les
choses en bon état, étaient surveillés par des préposés à
i. Voir la coupc, figure 39.
-ocr page 108-HISTOIRE DE L"H ABITAT ION. 7Q
chaque service, et le fouet rappelait les négligents ou les pa-
resseux à leurs devoirs.
L'intendant réglait chacun de ces services et se faisait
rendre compte de tout ce qui entrait ou sortait, de la con-
sommation, des provisions, des redevances et achats.
Des animaux en grand nombre, bœufs, chevaux, ânes,
occupaient des étables à Textrémité des jardins, et on voyait,
dans une vaste basse-cour, des poules, des oies, des canards
nourris avec soin pour la table du maître.
(c Eh bien ! dit Épergos à son compagnon quand ils eu-
rent pris congé de l'intendant, il me paraît que les choses
se sont quelque peu modifiées sur ce riche territoire depuis
que nous Pavons visité pour la première fois, il y a quelques
siècles. Voilà les grands qui commencent à élever des de-
meures autrement riches et solides que n'étaient celles du
temps passé; qu'en dis-tu, Doxi? — Je dis qu'en effet, ces
demeures sont merveilleuses, si on les compare à celles que
nous vîmes jadis*, mais, du moins, ces Égyptiens ont-ils le
bon esprit de conserver les formes anciennes. Ils n'ont rien
changé à leur religion -, leurs lois n'ont fait que se dévelop-
per dans le sens primitif; et, si des palais pour les grands
remplacent les maisons de limon ou les cavernes de leurs
ancêtres, je constate que ces constructions se conforment à
des traditions conservées intactes. — D'accord; mais voilà
nos habitants des bords du Nil qui emploient déjà de
grandes pierres dans ces constructions, et s'ils font encore
des murs de brique crue, des terrasses de limon sur des so-
lives de bois, m'est avis que les riches personnages de ce
pays-ci se dégoûteront un jour de ces procédés trop gros-
siers, pour se bâtir des demeures faites entièrement de ma-
tériaux durables. Qui sait même s'ils ne trouveront pas trop
fragiles ces pierres calcaires que déjà ils savent si bien tail-
ler, et s'ils n'iront pas chercher des matériaux plus durs en-
core?— C'est là un désir que j'approuve, car ils perpétue-
6o HISTOIRE DE L^H ABITAT1 ON.
ront ainsi dans les siècles à venir les formes premières qu'ils
ont adoptées. — Soit, reprit Épergos -, mais il semble que
s'ils prennent des matériaux différents de ceux employés
primitivement, ils feraient aussi sagement de modifier les
formes données à leurs bâtisses. Puisqu'ils ne se servent
plus seulement de terre détrempée, de roseaux pour bâtir,
il est assez étrange de conserver les formes propres à ces
premières constructions. — Pourquoi changeraient-ils ces
apparences? — Parce qu'ils emploient d'autres procédés.
— Toujours la manie de raisonner! » dit Doxi à demi-voix.
Épergos, sans prendre garde à l'observation de son com-
pagnon, continua : « Ces Ég3^ptiens faisaient jadis des sup-
ports composés de bois et de faisceaux de roseaux ; les voilà
qui élèvent des colonnes de pierre, et ils cherchent à repro-
duire, sur ces matériaux durs élevés les uns sur les autres
par assises, l'apparence qu'affectaient ces objets composés
de végétaux. Je gage que s'il leur prend fantaisie de couron-
ner leurs édifices de même, par des assises de pierre, ils
donneront à ces couronnements la forme qu'affectaient ces
saillies de roseaux et de limon qui nous semblent si ingé-
nieuses, et qui le sont en efiet. — Eh bien ! où serait le mal.^
On saura ainsi, dans les temps futurs, que les premiers
Égyptiens ne construisaient leurs demeures qu'à l'aide de
limon et de roseaux -, on saura qu'ils ont voulu conserver le
souvenir de leurs premiers efforts, qu'ils ont adopté une
forme d'architecture considérée comme bonne par eux, et
qu'ils ont été assez sages pour ne la plus modifier. Trouves-
tu quelque chose à reprendre dans le palais que nous venons
de visiter? — Non point; je le trouve parfait; tout cela est
sage, bien conçu, bien ordonné; mais ma raison ne me dit
pas moins qu'il est étrange de simuler avec de la pierre une
bâtisse de boue et de cannes. Il me paraîtrait tout aussi
étrange de voir nos Aryas reproduire en pierre les maisons
composées de troncs d'arbres que nous vîmes autrefois sur
HISTOIRE DE L'HABITATION. , 5b
le haut Indus. — Si ces Aryas sont des gens sensés, ce que
je ne crois guère, puisqu'ils t'écoutaient si bien, en agissant
de cette façon ils prouveront leur sagesse. — Ou plutôt,
qu'ils ne raisonnent guère ! répliqua Epergos. — Préten-
dras-tu, continua Doxi, que les Égyptiens ne raisonnent
point, eux qui nous montrent cette entente parfaite dans
leurs bâtisses, qui possèdent et appliquent ces règles des
nombres que toi-même trouves admirables ? — Je ne sais ;
mais il y a là quelque chose qui m'embarrasse ou plutôt qui
ne me satisfait pas absolument. — Parce que tu es un esprit
inquiet et que tu cherches au delà de ce qui est et doit être.
— Écoute, continua Épergos, et fais-moi grâce de tes sen-
tences. Ces habitants de la vallée du Nil vivent sous un cli-
mat exceptionnel : ils n'ont à lutter ni contre les frimas ni
contre la tempête. Ils sont entourés de déserts, et possèdent
toutes choses nécessaires à la vie sans prendre beaucoup de
peine. L'activité, le travail, auxquels d'autres moins bien
partagés sont obligés de se livrer pour combattre les élé-
ments ou des voisins nombreux et cupides, ils les appliquent
à augmenter leur bien-être. Déjà ils construisent des de-
meures comme on n'en trouve nulle part ailleurs sur la terre.
Ils iront plus loin encore-, ils pourront étonner les généra-
tions futures par la grandeur et la force de leurs construc-
tions car toute leur activité, toute leur puissance de produc-
tion s'appliquent à la satisfaction d une pensée égoïste. Ils
veulent bien vivre, et prétendent perpétuer leur existence
heureuse au delà des limites imposées par le Créateur, puis-
qu'ils conservent soigneusement les dépouilles de leurs
morts et qu'ils les placent dans des demeures somptueuses,
comme si les morts pouvaient être sensibles aux honneurs et
aux biens terrestres. Cela est très-beau, si tu veux-, m.ais si
jamais ces populations se trouvent en contact avec des hom-
mes rudes et habitués aux privations, comme quelques-uns
de ceux que nous avons vus, je crains fort qu'ils ne puissent
histoire de lhabitation.
io6
leur opposer une résistance sérieuse, et leur admirable in-
dustrie ne pourra les préserver de la ruine, car ils ne sau-
ront se conformer aux nécessites des temps ou des circons-
tances, puisqu'ils entendent ne rien modifier de ce qui fut.
— Esprit dangereux, répliqua Doxi, prétendrais-tu excuser
les impies qui oseraient imposer leurs volontés mobiles à ces
sages populations? — Je n'excuse rien-, je cherche et je rai-
sonne.— Les Égyptiens doivent, au contraire, servir d'exem-
ples aux peuples, et les barbares qui s'approcheront de
leurs frontières, pour peu qu'ils aient la moindre lueur de
bon sens, ne pourront manquer de les imiter. Le Créateur
les a institués comme les régulateurs des nations ^ s'ils doi-
vent périr, c'est que la terre est livrée aux insensés, à l'esprit
de vertige et de malheur. — Eh bien ! reprit Épergos, /eux-
tu que je te dise toute ma pensée?... Ce pays m'accable; ces
gens-là, avec leurs règles, leurs lois établies sur tout, leur
sagesse et leur respect pour les traditions -, ce ciel toujours
pur, ce fleuve fertilisant à jour fixe, ces demeures et ces jar-
dins où tout est méthodique et calculé, cette hiérarchie so-
ciale immuable, tout cela me plonge dans un ennui profond.
Il me semble que mon sang se fige et que mon cerveau se
vide. Je m'en vais. — Moi je reste. — Adieu donc. »
HlifOIRE DE L HABITATION. 107
les grandes etapes.
Au sud d'une chaîne de montagnes pelées s'étend une im-
mense plaine caillouteuse. De temps à autre, des prairies
dans le voisinage de cours d'eau et des arbres rabougris. En
été, ces cours d'eau, encaissés entre des berges coupées à
pic, sont presque à sec. En hiver, au contraire, ils débor-
dent et inondent partie des terrains, entraînant avec eux du
limon et des cailloux. Des vents venant de l'est balayent in-
cessamment ces plaines, et tous les végétaux sont inclinés
vers l'ouest.
Dans ces déserts, Thomme n'apparaît que rarement, se
dirigeant vers le sud en hiver, du côté des montagnes en
été. Nomades, ces hommes poussent devant eux des trou-
peaux, mais ne séjournent pas dans la plaine aride.
Cependant voici une longue file de chariots qui se dirigent
vers l'ouest. Ils sont remplis de fenimes, d'enfants, d'usten-
siles, de perches et de planches-, traînés par des bœufs et des
ânes, ils sont conduits par des hommes montés, la plupart,
sur des chevaux. Un nuage de poussière les accompagne et
les devance. Le soleil est ardent, et la caravane marche pé-
r
îo8 HISTOIRE DE l'm AB ITA TI ON.
niblement. Derrière elle, à distance, suivent des troupes de
carnassiers, le cou tendu, flairant, s'arrêtant, tournoyant.
Si quelque bête de somme épuisée a été abandonnée sur le
trajet, aussitôt ces carnassiers se précipitent sur son cadavre,
se livrent des combats furieux, et en arrachent des lam-
beaux qu'ils vont dévorer à Técart. Des nuées d'oiseaux de
proie accompagnent la colonne sur ses flancs en jetant des
cris sinistres.
Les cavaliers qui dirigent la caravane sont grands, secs,
brunis par le soleil; leurs traits sont beaux, et leurs yeux
clairs inspirent le respect. Ils sont vêtus de tuniques blan-
ches à courtes manches, et leurs jambes nues sont chaussées
de sandales retenues par des lanières. Leur coiffure consiste
en une sorte de sphère recouverte d'une étoffe blanche et
parfois terminée par un voile étroit qui tombe jusqu'au mi-
lieu du dos et préserve la nuque.
Les femmes, assises et couchées dans les chariots, sont
entièrement enveloppées de voiles d'étoffe claire bordée de
riches broderies de couleurs variées. Leur peau, préservée
des rayons du soleil, est blanche, et leurs membres sont dé-
licats. Elles sont de taille moyenne, et une abondante che-
velure châtain clair tombe sur leurs épaules en nattes
épaisses.
Parmi les jeunes, on en distingue qui sont d'une beauté
surprenante. Elles devisent et rient entre elles.
Entre les chariots sont dirigés des troupeaux de moutons
et de chèvres à longues cornes, de génisses que de grands
chiens noirs aux oreilles pointues, au museau fin, surveil-
lant haletants.
Le soir, la caravane s'arrête sur le bord d'un ruisseau
en partie desséché; le tourbillon de poussière suit sa course
vers l'ouest, et on remarque bientôt une grande animation
dans la longue troupe. Les moutons bêlent, les chiens
aboient, les génisses et les bœufs jettent leurs graves notes
histoire de l habitation.
log
au milieu des appels des Hommes et des hennissements des
chevaux. Les lemmes et les enfants descendent des chariots
d'où on retire les perches et de longues bandes d'étoffe
de laine, car la caravane compte séjourner en ce lieu quel-
que temps. Les perches sont plantées en terre, assemblées
avec des lanières ; puis des planchers sont placés en travers,
puis les étoffes couvrent le tout. Ainsi se dressent un grand
nombre de cabanes, présentant toutes le même aspect
(figure 41), et composées d'une salle basse dans laquelle, la
nuit, sont établies les bêtes à cornes. La famille monte dans
la parde supérieure par une petite échelle. En avant est une
mk
-ocr page 115-IIO HISTOIRE DE L HABITATION.
sorte de portique-, c'est le lieu de repos du jour. Quand le
soleil est couché, on voit de toutes parts les feux s'allumer;
les femmes préparent les repas, et chacun prend sa nourri-
ture à la lueur de la flamme. Mais bientôt les troupeaux de
moutons sont parqués près des cabanes, les chevaux atta-
chés aux piquets des pordques, et les bêtes à cornes rentrées.
Les familles montent peu à peu dans leurs demeures pour
dormir et font tomber les voiles, car les nuits sont froides.
A tour de rôle, chaque homme veille sous le portique en en-
tretenant le feu. Le hon, qui le jour dédaigne de suivre la
caravane, se présente parfois au milieu de la nuit, seul, la
tête haute, le pas grave. Il tourne autour du camp, cherche
son lieu, et, bondissant, étrangle un cheval ou un veilleur
négligent. Des cris s'élèvent alors de tous côtés, et les hom-
mes, armés d'arcs, de lourdes masses ou de lances, se pré-
cipitent sur le terrible animal. Ces épisodes se répètent assez
fréquemment; aussi fait-on bonne garde dans le camp; et,
en certains lieux, des fosses sont creusées, cachées par des
branches d'arbres et des herbes sur lesquelles on déposa
quelque animal mort. Mais rarement le lion se laisse-t-il
prendre à ces pièges, tandis que les h3^ènes tombent fré-
quemment.
Le lion n'attaque jamais deux fois de suite, et s'il a man-
qué sa proie, il se redre. Mais s'il est blessé par quelque
veilleur, il devient furieux, et alors c'est un terrible combat
qui parfois se prolonge dans la nuit.
Les hommes sortent de tous côtés, et parsonne ne dort
dans le camp.
Ces tentes ne sont dressées que quand on compte faire un
séjour sur un point, pour reposer bêtes et gens. Alors les
hommes se livrent à la chasse, car le gibier ne manque pas
dans ces déserts, et les femmes réparent les harnais et vê-
tements.
Épergos arriva un soir devant un de ces campements.
-ocr page 116-histoire de l habitation.
Sans armes, il n'inspirait aucune défiance; sans bagages,
nulle convoitise.
Il savait d'ailleurs beaucoup de choses utiles, comme de
soulager bêtes et gens affectés de quelque mal. Aussi, après
vingt-quatre heures écoulées, était-il le bienvenu au mi-
lieu de la colonie voyageuse.
Quelquefois, les hommes chargés de veiller à la sûreté
du campement se réunissaient deux ou trois, et, pour chas-
ser le sommeil, s'entretenaient des choses du passé ou de
leurs espérances dans Tavenir. Epergos aimait à les inter-
roger et à entendre leurs récits. Une nuit donc, il s'assit
près d'un des veilleurs à barbe grisonnante, et voici ce que
celui-ci lui raconta :
« Il y a vingt hivers que nous avons quitté les bords du
grand fleuve qui descend des montagnes Saintes-, j'étais
alors jeune et nous avions dû abandonner nos demeures à
la suite d'un combat où la moitié des hommes valides
avaient péri.— Les hommes qui vous ont défaits étaient-ils
d'une autre race? — Non, ils étaient du même sang.-
Alors, pourquoi ces combats?— Nous possédions des terres
fertiles et de belles demeures au bas des monts sacrés, non
loin du lieu où le grand fleuve les franchit pour descendre
vers le sud.
« Nos pères étaient établis là depuis un grand nombre
d'années. Mais, des monts et du grand plateau situé en
deçà vers le septentrion, descendirent des tribus qui ve-
naient pour jouir des biens de la terre. Nos pères les ac-
cueillirent d'abord avec joie, car ils voyaient en eux des
frères qui parlaient le même langage et qui leur ressem-
blaient. La terre ne manquait pas d'abord, et chacun en
pouvait trouver une part. Cependant arrivaient toujours de
nouvelles tribus des montagnes; car vous savez que le mont
Mérou est la grande matrice de l'homme noble. On fut
forcé un jour de dire aux nouveaux venus que la terre était
I i 1
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
remplie et qu'ils ne pourraient trouver une place. Beau-
coup se dirigèrent vers le sud dans l'espoir de trouver de
nouvelles terres, d'autres inclinèrent vers le soleil levant.
« Un grand nombre périt, paraît-il, car.il fallut combattre
des populations nombreuses comme les cailloux des tor-
rents. Peut-être en est-il qui passèrent outre. Nous n'en
étions pas moins soumis à des difficultés continuelles par
suite du nombre des tribus qui ne cessaient de passer sur
nos terres. Cela fut cause de nos désastres. Nous préten-
dions forcer les montagnards à prendre une autre voie et à
nous laisser jouir paisiblement de nos biens. On s'arma, et
pendant plusieurs saisons nous fîmes respecter notre terri-
toire. Mais ces montagnards finirent, à cause de leur nom-
bre toujours croissant, par nous entourer de toutes parts.
La lutte fut terrible. Là, je vis tuer mon père, mon frère
et grand nombre de mes proches.
« Les vainqueurs voulurent alors nous imposer des con-
ditions; plutôt que de les subir, nos troupeaux ayant été
rassemblés, les femmes et les enfants furent placés, avec ce
que nous possédions de plus précieux, sur les chariots, et, le
feu étant mis à nos maisons, nous abandonnâmes la terre de
nos aïeux-, puis, afin de ne pas retrouver sur nos pas tous
ceux qui étaient allés vers le soleil levant ou vers le sud, et
de ne pas rougir de notre défaite au milieu d'eux, nous nous
dirigeâmes vers le soleil couchant, longeant les montagnes.
— Il y a de cela, dites-vous, vingt hivers? — Oui, vingt hi-
vers, et beaucoup d'entre nous sont morts.... des enfants
sont nés. Pour vivre dans le trajet, nous nous sommes divi-
sés en douze troupes et nous marchons à une année d'inter-
valle. — Comment cela ? — Quand nous eûmes tous aban-
donné nos biens, au nombre d'environ vingt mille, tant
hommes que femmes et enfants, nous atteignîmes, après cinq
ou six lunes, une chaîne de hautes montagnes qui se pro-
longe des monts Sacrés vers le sud. Nous avions perdu
HISTOIRE DE LU AGITATION. I l D
beaucoup des nôtres par les privations et le manque d\mc
nourriture suffisante, car nous ne pouvions vivre que de
nos troupeaux et de ce que nous trouvions pendant le trajet.
a Là, nous résolûmes de nous arrêter et de nous établir
si cela était possible-, le pays nous paraissait bon, rempli
de gibier et arrosé par de nombreux ruisseaux.
a Dans cette contrée pullulait, nombreuse, la race maudite
des Dasyus. Craintive et faible, nous Tavions facilement
soumise. Elle travaillait la terré, soignait les troupeaux et
devait nous nourrir. Déjà nous élevions des maisons, les
terres étaient partagées, quand ces maudits osèrent nous
attaquer, car ils étaient très-nombreux. Cette nuit funeste
est encore présente à mon souvenir.... Le vent soufflait avec
violence. — C'était au moment où les neiges commencent à
quitter les rampes des montagnes. — Des cris confus nous
avertirent du danger, puis bientôt des incendies éclatèrent
dans la plaine. Le plus grand nombre d'entre nous habitait
des lieux élevés qui permettaient de voir au loin. On se réu-
nissait par groupes, à la hâte, mais la tempête ne nous per-
mettait pas de nous entendre et de nous concerter. Arri-
vaient en courant des femmes affolées ; les Dasyus, armés
de massues, tuaient tout ce qu'ils rencontraient, mettaient
le feu aux habitations, s'avançaient en masse compacte,
poussant des hurlements. Pris ainsi au dépourvu, nous
étions tous perdus si les maudits gagnaient les hauteurs.
Chaque groupe comprit le danger et, sans perdre de temps
à essayer de se foindre au groupe voisin, ne pensa qu'à se
défendre bravement.
« Des chariots, des maisons inachevées, des roches, des
arbres, on se fit un rempart, et quand les maudits arrivè-
rent comme une troupe de loups, de tous côtés ils furent
couvens de traits, de pierres, de flèches aiguës.
« Sans direction, voyant tomber beaucoup des leurs, ils
reculèrent. Cela permit à ceux d'entre nous qui étaient les
8
M
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
plus éloignés de Tattaque, de se réunir par troupes assez
nombreuses pour prendre l'offensive. Nous fîmes de ces
misérables un grand massacre. Mais le jour naissant nous
laissa voir combien ils étaient nombreux, car des popula-
tions voisines s'étaient réunies à celles au milieu desquelles
nous vivions.
(( A faucher ces maudits comme les joncs des marais nos
bras se seraient inutilement fatigués; leur masse était si
compacte que nous en eussions toujours trouvé devant
nous. Nous nous retirâmes donc sur les hauteurs, empor-
tant avec nous ce que nous avions de meilleur dans nos
chariots. Après avoir tenu conseil la nuit suivante, nous ré-
solûmes de passer les montagnes et de chercher, vers le soleil
couchant, un territoire moins peuplé.
« Ayant abattu des arbres pour faire un rempart, nous
laissâmes derrière nous un millier de nos braves, qui de-
vaient arrêter les Dasyus pendant que s'opérait la retraite.
ï Dans ce passage à travers les montagnes, nous perdîmes
des chevaux, des chariots en grand nombre. Des femmes,
des enfants mouraient de froid pendant les nuits. Mais les
Dasyus ne cherchèrent pas à nous poursuivre. Après huit
journées, nous descendîmes dans une plaine déserte, mais
oîi le gibier ne manquait pas. Là, nous demeurâmes plu-
sieurs lunes, vivant de la pêche, de la chasse et de ce que
nous avions pu sauver de nos troupeaux. C'est alors que
nous résolûmes de poursuivre notre recherche vers l'Occi-
dent, en ayant soin de marcher par trouves séparées afin
de ne pas affamer le pays et de trouver toujours du gibier.
tt Que vous dirai-je de plus? Toujours longeant les monta-
gnes afin de ne rencontrer que des ruisseaux ou des torrents
faciles à traverser à cause de leur peu de largeur, nous
trouvions aussi du bois, du gibier et parfois des abris dans
les forêts. Nous arrêtant là où la vie était le moins dure,
nous sommes arrivés ici.
HISTOIRE DE L HABITATION. Il5
— Et beaucoup d'autres troupes sont-elles passées avant
vous? — Nous faisons partie de la dernière. — Savez-vous
si ceux qui vous ont devancés se sont définitivement fixés
quelque part? — Ils se sont arrêtés, car nous avons toujours
conservé entre nos diverses troupes des communications par
messagers qui voyagent plusieurs ensemble. — Et qu'avez-
vous appris ainsi?— Que nos devanciers se sont établis
dans un pays fertile, arrosé de nombreuses rivières, bordé de
d;ux chaînes de montagnes, espacées Tune de Pautre de sept
journées de marche, toutes deux se dirigeant vers le soleil
couchant. Du côté du septentrion, au delà d'une de ces chaî-
nes de montagnes, est une grande étendue d'eau salée qui
est la fin de la terre. Il y a aussi de grands lacs d'eau douce.
Près des monts, du côté du sud, nos frères se sont établis
et ont bâti des maisons. — Et vos frères ont-ils trouvé des
hommes dans ces contrées?—Ils ont trouvé des hommes à
la peau sombre, mais ils les ont chassés. — Et que faisaient
ces hommes ? — Ils paissaient des troupeaux et vivaient
sous des tentes faites de peaux de bêtes. C'est ce que nous
ont rapporté les messagers voyageurs.
a Nous avons hâte d'arriver sur cette terre où nos frères
sont heureux, entourés de leurs familles nombreuses et
prospères, possesseurs de vastes territoires. Nous combat-
trons avec eux les hommes du septentrion et ceux qui vien-
nent du midi pour leur ravir leurs biens ; car l'homme est
fait pour combattre afin d'établir sa puissance sur les races
maudites et d'etre le maître de la terre. »
iii^'''^'--'-"
-ocr page 121-HISTOIRE DE L HABITATIO^^
Xll
COMMENT ETAIENT FAITES LES PREMIERES
HABITATIONS DES ARYAS ÉTABLIS DANS LA MÉDIE
SUPÉRIEURE.
Ces émigrants sortis de la vallée de Kachemir, établis
d'abord sur le cours supérieur de T Indus, voyageaient ainsi
lentement le long des rampes méridionales de la longue
chaîne de montagnes qui, du mont Mérou, s'étend jusqu'à
la mer Caspienne. Là, ils s'étaient établis dans une riche
contrée abritée des vents du nord par les monts Caspiens et
des vents du sud par le mont Zagrus dont la chaîne est
parallèle à ces monts Caspiens. Divisés, suivant leur habi-
tude, en tribus, ils avaient bâti des bourgades dont les mai-
sons laissaient entre elles des espaces réservés à la culture
et aux pâturages. Ce pays qui présente un sol élevé, coupé
de montagnes, assez froid pendant la saison d'hiver, est
très-chaud en été. Les émigrants avaient trouvé des hom-
mes déjà établis dans cette contrée : les uns habitaient des
grottes naturelles ou péniblement creusées, ceux-là occu-
paient les rampes des montagnes et étaient noirs^ les au-
tres, qui se tenaient dans les plaines, vivaient sous des
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
tentes, étaient nomades et possédaient de nombreux trou-
peaux qui suffisaient à leur existence. Ces hommes avaient
la peau jaune, les cheveux et les yeux noirs; ils étaient har-
dis, pillards et ne se livraient à aucune industrie.
Devant les émigrants aryens, n'ayant pas l'habitude de se
réunir en grand nombre pour combattre, ils se retirèrent
peu à peu vers le nord et vers le couchant, non sans avoir
causé aux nouveaux colons tous les dommages possibles.
Les Aryas se trouvèrent donc bientôt isolés et obligés de
suffire à leurs besoins. Ils n'avaient plus autour d'eux, dans
ces contrés comme sur le haut Indus, des populations indi-
gènes, nombreuses, soumises et qu'ils pouvaient faire tra-
vailler. Les pasteurs qui, avant eux, occupaient ce terri-
toire, ne possédaient ni villes ni villages, ne se livraient à
aucune industrie et méprisaient tout travail manuel. Fiers
et sauvages, changeant sans cesse de place, il n'était possi-
ble ni de les soumettre ni de les dépouiller, puisqu'ils ne
possédaient rien que des troupeaux errants.
Quant aux noirs habitants des montagnes, c'était une
race abjecte, vivant de chasse et de plantes sauvages, mais
qui ne pouvait en aucune façon venir en aide aux colons,
en admettant qu'elle en eût la volonté. Puis ces colons, trop
peu nombreux encore et connaissant mal le pays, n'osaient
se risquer dans les défilés des montagnes occupés par ces
noirs. Ceux d'entre les Aryas qui avaient tenté de pénétrer
dans les gorges de la chaîne du mont Zagrus n'étaient pas
revenus.
Pendant un certain temps, les Aryas se contentèrent
d'habiter les baraques qui avaient fait leurs demeures
dans le désert ; mais ces habitations ne les préservaient ni
de la chaleur ni du froid, et étaient détruites par les tempê-
tes assez fréquentes entre les deux chaînes de montagnes.
Ils voulurent donc élever des maisons semblables à celles
de leurs pères, le bois étant abondant. Toutefois, ces de-
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
meures, dans une contrée où régnent des températures
extrêmes, ne préservaient guère mieux leurs habitants contre
les frimas ou les ardeurs du soleil. Ils avaient observé que
les noirs les plus voisins des vallées et les seuls avec lesquels
on pût faire des échanges, à défaut de grottes naturelles,
s'étaient construit de véritables terriers, en creusant le sol,
en élevant autour de la fosse un mur de cailloux et de boue,
et en posant sur ces murs très-bas des troncs d'arbres en
travers, recouverts d'une épaisse couche de terre battue.
Ces demeures, fraîches en été, chaudes en hiver, toujours
humides, basses et infectes, ne pouvaient convenir aux
Aryas-, mais, ayant considéré que la température â peu
près égale en toutes saisons dans ces sordides demeures, te-
nait en grande partie à Tépaisse couche de terre qui servait
de toiture, ils résolurent d'employer le même procédé, tout
en tenant les intérieurs au-dessus du sol extérieur.
Des coups de bâton et la perspective d'une nourriture ré-
gulière persuadèrent à un assez grand nombre de ces noirs
de travailler à la construction des nouvelles demeures des
Aryas. Mais les premiers essais ne furent pas heureux. Les
murs de cailloux et de boue qui, lorsqu'ils avaient à peine
la hauteur d'un homme, portaient les troncs d'arbres trans-
versaux du plafond, s'écroulèrent sous la charge quand on
voulut leur donner plus de hauteur. Puis, les colons préten-
daient avoir des salles spacieuses, et la masse de terre super-
posée faisait fléchir les poutres, qu'il fallait étançonner. Au
total, ces nouvelles demeures présentaient, malgré les efforts
des colons, les plus singuliers tâtonnements quand arriva la
dernière caravane des émigrants dans la Haute-Médie.
On s'occupa d'abord de distribuer des terres à ces der-
niers venus et auxquels Épergos s'était joint. Il avait acquis
parmi eux une certaine autorité, car à plusieurs reprises, les
émigrants avaient eu à se louer de ses avis. Il fut donc con-
sulté sur ce qu'il conviendrait de faire pour élever des mai-
m
HISTOIRE DE L HABITATION.
sons avec les matériaux qu'on avait sous la main et en se
conformant aux conditions climatériques. Épergos, qui se
souvenait de ce qu'il avait vu faire sur le bas Nil, considé-
rant que le pays possédait du bois en abondance, et que les
Aryas avaient acquis depuis longtemps Thabitude d'em-
ployer ces matériaux, parla ainsi à ceux qui le consultaient ;
(c Puisque vous reconnaissez qu'il est bon d'employer la
terre, tant pour élever les murs que pour couvrir les pla-
fonds de vos demeures, afin de vous préserver du froid et du
chaud, mais qu'il taut à cette structure de terre un soutien,
parce qu'elle n'a pas assez de consistance pour se tenir d'elle-
même, que ne faites-vous une carcasse en charpente, non-
seulement assez solide pour résister aux tempêtes, mais aussi
pour maintenir les murs et plafonds de terre ? Si vous vou-
lez des salles vastes, eh bien ! soutenez les plafonds avec des
troncs d'arbres-, ainsi ne pourront-ils fléchir sous la charge.
En un mot, faites une maison de bois que vous revêtirez de
terre. »
On se mit donc à l'œuvre, et bientôt l'on obtint des con-
119
HISTOIRE DE L HABITATION.
120
structions satisfaisantes. Voici la description d^une de ces
maisons, figure 42. Conformément à Tusage des Aryas, Tha-
bitation, placée sur un lieu élevé ou sur une plate-forme,
dominait les alentours.
Une grande salle A fut tracée, et pour soutenir son lourd
plafond, huit troncs d'arbres fourchus la divisèrent en trois
travées. A la suite, une galerie B donnant dans six chambres
et à Textrémité un p^tit sanctuaire, car, les Aryas ayant alors
leurs temples et leurs prêtres, les cérémonies du culte ne se
pratiquaient plus dans chaque famille. En D une petite cour
avec portique P, donnant sur une cuisine R, et la salle S
destinée aux serviteurs ou familiers. Un escalier de bois E
permettait de monter sur la terrasse du logis principal.
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
Comme l'indique le plan, la construction se composait de
troncs d'arbres posés verticalement trois par trois, laissant
entre eux l'épaisseur d'un mur de terre et de poteaux four-
chus. Ces poteaux, sur leur fourche (voir la figure 43 qui
représente l'intérieur de la grande salle), recevaient un cha-
peau, composé d'un bout de gros tronc fendu en deux. Sur
chacun de ces chapeaux étaient posés trois troncs d'arbres
horizontaux qui s'appuyaient à leur extrémité sur les trois
arbres verticaux intérieurs et les trois extérieurs. Puis, sur
ces filières, d'autres troncs d'arbres en long, formant plafond
à l'intérieur et saillie à l'extérieur, pour garantir les murs
contre la pluie. Ainsi la bâtisse tout entière étant montée
en bois, on remplissait les intervalles avec du caillou et de la
terre, et sur le plafond on posait une épaisse couche de terre
et de chaume bien battue, ensuite d'argile détrempée avec
du sable fin. A l'intérieur, des nattes couvraient le sol
battu.
La figure 44 donne la vue perspective de cette habitation.
Sur les terrasses, on élevait en été des tentes pour respirer
l'air frais du soir et aussi pour dormir, d'autant que les co-
lons avaient pris l'habitude, pendant leur long séjour dans le
désert, de passer toutes les nuits sous la tente, et qu'il leur
en coûtait de s'enfermer pour se livrer au repos pendant la
saison chaude.
Un demi-siècle après leur établissement dans la Haute-
Médie, les Aryas prospéraient, étaient devenus très-nom-
breux, et donnaient quelque élégance à ces demeures en fa-
çonnant le bois à la hache et en ornant les murs de peintures.
Ils savaient fabriquer des étoffes de laine teintes de nuances
variées, et s'adonnaient à la culture, car ils étaient parvenus
à asservir beaucoup des habitants noirs de la montagne,
dont les défilés leur étaient désormais connus, et où ils se
livraient à la chasse.
Plusieurs d'entre eux, pendant les grandes expéditions
-ocr page 127-112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
entreprises pour chasser les bêtes sauvages et les chevaux
(car le pays en nourrissait beaucoup qui vivaient en liberté),
avaient traversé parfois la chaîne du mont Zagrus, et avaient
reconnu au delà une immense et riche plaine dans laquelle
ne vivaient que des pasteurs, possesseurs de grands trou-
hh
peaux. 11 était arrivé même à ces chasseurs mèdes qui se
trouvaient en force, d'enlever quelques-uns de ces troupeaux,
si bien que de jour en jour les Mèdes les plus voisins de la
montagne se rassemblaient par troup2S nornbreuses, traver-
saient les défilés, tombaient à l'improviste sur les pasteurs et
emmenaient le bétail qu'ils vendaient une fois rentrés en
Médie.
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
Ces expéditions répétées irritèrent les pasteurs, et ceux-ci
s'étant concertés, tendirent une embuscade à une nombreuse
troupe de chasseurs et les massacrèrent. Grande fut l'émo-
tion dans toute la Médie, et il fut résolu qu'on tirerait ven-
geance des pasteurs.
Au nombre de quatre mille hommes environ, les Mèdes
débouchèrent des montagnes du sud et se répandirent dans
le plat pays, enlevèrent un nombre considérable de trou-
peaux et tuèrent tous les hommes qui voulurent leur ré-
sister.
A leur tour, les pasteurs s'étant réunis passèrent les monts
et se ruèrent à Pimproviste sur les propriétés des Mèdes les
plus voisins des défilés, tuèrent tous les habitants, brûlèrent
les maisons et saccagèrent les champs. Ils n'épargnèrent que
les femmes qu'ils emmenèrent avec eux.
HISTOIRE DE I, HABITATION.
124
LES SÉMITES PASTEURS ET LES SÉMITES
SÉDENTAIRES.
Grands, maigres, la peau bistrée, les membres déliés, la
chevelure noire, les Sémites forment la nombreuse popula-
tion des pasteurs qui occupent tout le territoire qu'arrosent
le Tigre et TEuphrate. Ils vivent sous la tente et cultivent
quelques champs tantôt sur un point, tantôt sur l'autre ; car
ils n'ont pas pour habitude de demeurer au même lieu long-
temps. Chez eux, on ne trouve ni villes ni villages. Sobres,
les troupeaux et quelques maigres cultures suffisent à leur
nourriture, à leurs vêtements et à leurs logis qui ne sont que
des tentes faites d'étoffes de poil de chameau et de laine. Le
cheval est leur fidèle compagnon ; car jamais ils ne voyagent
à pied. Ils prennent autant de femmes qu'ils peuvent en
nourrir. Quelquefois la sécheresse les force d'aller chercher
des pâturages éloignés, ou fait périr leurs troupeaux. Alors
ils se réunissent en grandes troupes et se jettent sur la con-
trée voisine où ils espèrent trouver du butin. Ainsi ont-ils
déjà inquiété plusieurs fois les populations du bas Nil ; car
ils n'hésitent pas à traverser le désert pour chercher une
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
proie. On peut les vaincre, non les soumettre, puisqu'ils ne
tiennent pas au sol et se dérobent. Le désert est à eux, et
s'ils s'emparent d'un territoire habité, ils en chassent ou tuent
les habitants et en font un désert. Ils ne se livrent à aucune
industrie, à aucun art, mais au besoin, trafiquent avec plus
d'adresse et d'intelligence que de probité. Ils pratiquent ce-
pendant l'hospitalité, et l'étranger qui est admis parmi eux
n'a rien à craindre, surtout s'il ne possède rien.
Quant aux Sémites sédentaires, ils occupent la partie occi-
dentale entre les bords de la mer intérieure et la rive droite
du haut Euphrate. Ils se livrent au commerce et à certaines
industries, possèdent des ports et naviguent au loin. Les con-
trées qu'ils habitent sont montagneuses, sèches et arides, car
il n'y pleut que pendant soixante Jours dans l'année, et les
torrents qui descendent des montagnes sont promptement
taris. Cependant le pays est cultivé, car les habitants établis-
sent de vastes citernes qui reçoivent l'eau pendant la saison
pluvieuse et permettent d'arroser les terres. Contrairement
aux habitudes des Aryas, leurs maisons sont groupées et for-
ment des villes ou bourgades entourées de murailles afin de
se garantir contre les incursions des Sémites pasteurs et des
hommes jaunes qui descendent parfois du nord. Ils construi-
sent aussi de grandes barques sur lesquelles ils traversent la
mer et font le commerce le long des rives du Delta. Au sud,
leur pays est borné par le désert et touche presque à la Basse-
Égypte.
Voici comment ils construisent habituellement leurs habi-
tations, figure 45. Autour d'une aire de vingt-cinq à trente
coudées, ils bâtissent une muraille épaisse de pisé ou de pier-
res sèches, en laissant un intervalle vide sur la face et en mé-
nageant à l'opposite un espace quadrangulaire de huit cou-
dées environ. Le long de cette muraille, à l'intérieur, ils élè-
vent une plate-forme de quatre coudées de largeur environ,
dont le relief est de deux coudées au plus. La plate-forme du
HISTOIRE DE L HABITATION.
fond est un peu plus élevée. De petits escaliers permettent de
monter facilement sur ces plates-formes. Le réduit du fond
est seul couvert d'une manière permanente au moyen de
troncs de palmiers ou de cyprès juxtaposés, sur lesquels çst
battue une aire de terre. C'est là que dort la famille la nuit et
qu'elle se tient le jour à l'abri des rayons du soleil.
Sur les plates-formes on élève, pendant la saison pluvieuse,
des armatures légères de cannes sur lesquelles on pose des
nattes.
C'est sur ces plates-formes que sont disposées en A des au-
ges de pisé dans lesquelles on conserve des provisions, et un
petit poulailler circulaire également de pisé en B. Pour cuire
les aliments, on fait du feu au milieu de l'aire. Une haie d'é-
pines protège la coupure, et l'entrée C est fermée par un
tronc épineux placé en travers. Sous la plate-forme du fond
est creusée une citerne à laquelle on descend par le petit
escalier F.
La figure 46 donne l'aspect de ces habitations quelquefois
précédées de très-petits jardins. Les familles riches possèdent
des habitations plus vastes, mais toujours construites d'après
les mêmes principes. Quelquefois alors, les nattes sont rem*
126
HISTOIRE DE L HABITATION.
placées par de riches étoffes et des tapis de laine couvrent le
sol du réduit.
Des peintures faites sur des enduits de terre tapissent les
murailles, et, à la place d'une haie, sont disposées de fortes
i \
barrières de bois peint artistement travaillées. Des voiles
ferment le réduit.
Il ne s'était pas écoulé un très-long temps depuis les pre-
mières expéditions des Mèdes sur le territoire des Sémites
pasteurs, qu'affluèrent de nouvelles troupes d'émigrants
aryens le long des monts Caspiens. Les terres commen-
12'
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
çaient à manquer, et les nouveaux arrivants n'étaient plus
accueillis en frères, mais comme des étrangers importuns. Ces
derniers venus cependant n'étaient pas disposés à rétrogra-
der et voyaient avec envie les établissements prospères de
leurs prédécesseurs. Cela fut la cause de combats fréquents-,
comme la fortune favorisait tantôt les uns, tantôt les autres,
et que la paix était incessamment troublée sans qu'il en ré-
sultât aucun profit pour Tun ou pour l'autre parti, les chefs
des tribus s'assemblèrent, et il fut résolu entre eux, puisque
le territoire de Médie supérieure ne pouvait nourrir tant de
familles, qu'une grande expédition serait organisée pour oc-
cuper les terres du sud-est, au delà des monts, et en chasser
les pasteurs, d'autant qu'on avait toujours à craindre leurs
déprédations.
Mais en descendant vers le sud, sur les bords du Tigre et
de l'Euphrate, les émigrants trouvèrent non plus des popu-
lations nomades, mais des villes et villages. Pendant de
longues années, les hommes venant de la Médie eurent à
lutter contre les peuples établis sur les rives fertiles de ces
deux rivières; ils finirent par les soumettre et se mêler â
eux.
«1
rist-'r.rr :>e i. m M;i'rA i"io\.
les assyrien3.
Longtemps après, la contrée qu'arrosent le Tigre et PEu-
phrate formait les royaumes d'Assyrie et de Babylone, puis-
sants et riches. Ils furent conquis par Thoutmès III, roi de
ia dix-huitième dynastie d'Égypte ; mais celte conquête ne
fit qu'apporter dans la contrée des éléments de civilisation
et d'art qui manquaient encore pour en faire la reine de
l'Asie occidentale.
Les Assyriens n'acceptèrent pas toutefois la loi des vain-
queurs sans luttes, et, s'étant ligués avec les autres peuples
de l'Asie, ils finirent par s'affranchir de la domination égyp-
tienne sous Ramsès II et Ramsès III. Puis bientôt ils sub-
juguèrent la Médie, leur berceau.
Jusqu'à la domination égyptienne, les Assyriens comme
les Mèdes, leurs voisins, n'élevaient que des constructions
très-simples, dépourvues d'ornements. Ils s'interdisaient la
représentation sculptée des divinités ; mais la contrée qu'ils
occupèrent avait nécessité certaines modifications dans la
structure de leurs habitations.
Les bords du Tigre et de l'Euphrate ne présentent que
i 2c)
Miiiîiiirtwmiii^
146 HISTOIRE DE L'H ABITATI ON.
des plaines de limon ; les bois propres à la construction y
sont rares. Le ciel, d'une pureté incomparable, ne laisse
apparaître aucun nuage pendant dix mois de Tannée. La
chaleur y est accablante et incessante.
Avec leur goût pour les arts, les Égyptiens avaient apporté
dans ces contrées leurs connaissances en astronomie et en
géométrie, une civilisation déjà raffinée, leur organisation
administrative, correcte et sévère. Si les populations des
bords du Tigre et de PEuphrate surent profiter de ces avan-
tages, elles perdirent en même temps les habitudes de sim-
plicité et de rudesse qu'elles possédaient. Les familles d'ori-
gine âr3^cnne tenaient toutefois à conserver la pureté de leur
sang et ne s'alliaient pas volontiers aux indigènes soumis.
Convaincus de la supériorité de la race des Aryas, ces fa-
milles formaient une caste aristocratique et, considérant leur
petit nombre relativement à la population subjuguée, pré-
tendirent dominer non-seulement par l'intelligence et le cou-
rage, mais encore par le nombre. A cette fin , la caste supé-
rieure admit la polygamie, et il n'était pas rare en effet de
trouver en Assyrie des personnages de race noble entourés
de cent enfants et plus. Mais ce moyen de reproduction
altéra plutôt qu'il n'affermit le prestige de la race supérieure
dominante. En effet, les filles des Sémites étaient belles et
beaucoup entrèrent dans les harems des nobles Assyriens,
de sorte qu'après plusieurs générations, le sang aryen était
fort mélangé de sang sémitique. Les Aryas possèdent un
génie élevé ^ enclins à la poésie, passionnés pour l'étude des
phénomènes naturels, ils sont braves et portés à la domina-
tion-, mais ils n'ont qu'une médiocre aptitude pour la pra-
tique des arts plastiques. Les Sémites, de leur côté, disposés
aux idées simples, contemplatifs, aventureux, indépendants,
possèdent des aptitudes particulières pour tout ce qui tient
au calcul; ils sont commerçants, industrieux individuelle
ment : car ils se réunissent difficilement en vue d'une œuvre
HISTOIRE DE L'H ABITATION. l3l
collective ; d'ailleurs ils ne sont point artistes et ont une
sorte de mépris pour tous ceux qui se livrent à un art ma-
nuel. Et cependant l'alliance des deux races produit tou-
jours les éléments les plus favorables au développement des
arts plastiques.
Épergos faisait part de ses observations à ce sujet à son
compagnon Doxi, venu avec les Égyptiens en Assyrie et fixé
dans ce pays. Épergos, qui avait vu les constructions éle-
vées par les Aryas depuis leur berceau jusqu'en Médie,
constatait que ces œuvres étaient loin d'avoir atteint la va-
leur, comme art, de celles dues aux Égyptiens et même aux
Jaunes de l'extrême Orient, pendant le même laps de temps.
Il avait vu aussi les constructions des Sémites en arrivant
sur les rives du Tigre, et dans un voyage qu'il avait fait sur
les bords de la mer intérieure. Il reconnaissait donc que les
demeures des hommes de cette race ne variaient pas dans
l'espace de plusieurs siècles et étaient dépourvues d'art. Mais
depuis qu'en Assyrie, l'influence des Égyptiens s'était fait
sentir et que le mélange des deux races aryenne et sémitique
s'opérait par la force des choses, les constructions attei-
gnaient une rare perfection, s'enrichissaient de sculptures et
de peintures ; le luxe des demeures allait chaque jour crois-
sant.
Doxi écoutait les propos de son compagnon, le laissait
parler, paraissant songer à tout autre chose.
Epergos continua ainsi : « D'où je conclurais que si les
Egyptiens sont particulièrement portés pour les arts, c'est
qu'ils sont le produit d'un mélange de sang âryen et sémi-
tique. » Doxi lui jeta un regard de travers. « Et, pour-
suivit Épergos sans s'émouvoir , n'avons-nous pas vu en
Egypte des hommes et des femmes à la peau blanche, aux
joues roses, aux cheveux châtains, se distinguant ainsi de la
plupart de leurs compatriotes à la peau d'un ton mat et lé-
gèrement cuivré, aux cheveux noirs comme l'ébène ? Observe
i32 histoire de l'habitation.
que CCS exceptions faisaient partie de la caste la plus éle-
vée. « Doxi leva les épaules. « Chose étrange, reprit encore
Epergos, souriant au geste de son compagnon -, ces Aryas
changent d'opinion volontiers -, ils sont mobiles comme
Tonde, sans cesse en quête de choses nouvelles et tenaces
dans leurs désirs -, cependant, livrés à eux-mêmes , ils con-
struisent aujourd'hui comme hier, fidèles aux traditions lé-
guées par leurs ancêtres pour ce qui touche à la vie de fa-
mille. Les Sémites, eux, sont insensibles aux progrès; ils ne
l'attendent ni de leurs efforts ni du temps; les choses exté-
rieures les touchent peu et ils ne recherchent, dans les con-
structions qu'ils élèvent pour leur usage, ni le mieux ni le
changement -, mais quand ces races se mêlent, les hommes
issus de ce mélange sont pris de la passion du luxe, leurs
habitations se décorent et contribuent à tous les agréments
et les raffinements mêmes de la vie. A quoi cela tient-il? Qui
donc opère ces prodiges ? — Fol tu as été, fol tu es, fol tu
seras toujours, répliqua Doxi. Tu parles de races d'hommes,
comme s'il y avait des races différentes parmi les hommes.
Les uns sont noirs, d'autres sont blancs, d'autres ont la
peau cuivrée : qui a fait ces différences ? le climat, le soleil,
la corruption peut-être. Je ne distingue entre les hommes
que les sages et les insensés. Les sages sont ceux qui, comme
mes amis les Égyptiens, s'en tiennent pendant des siècles à
ce qu'ils ont trouvé de bon et de bien et interdisent aux fous
d'y rien changer. Les insensés sont ceux qui variant sans
cesse, inquiets, agités, abandonnent ce qui est bien pour cher-
cher le mieux et tomber dans le pire. Et tu crois qu'en mé-
langeant ce que tu considères comme des éléments diffé-
rents, on obtient fatalement tel ou tel résultat ? Quelle extra-
vagance et quel blasphème ! Les peuples gouvernés par les
hommes sages se maintiennent purs et tranquilles quelle que
soit la couleur de leur peau. Ceux qui se laissent diriger par
des têtes légères, qui, regardant toujours l'horizon brumeux,
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
ne voient pas ce qui est à leurs pieds, sont misérables et
marchent de ruine en ruine. Il est donc à souhaiter que tu
n'aies jamais à gouverner tes semblables ! — Ne saurais-tu
jamais discuter sans employer ces gros mots? Réponds plu-
tôt à mes questions ou plutôt viens voir cette villa royale
que terminent ici près des milliers d'ouvriers, et si tu ne vois
pas là-dedans un effort prodigieux en même temps qu'un
mélange d'éléments disparates, assemblés cependant avec
art, quelque chose qui ne rappelle ni les palais égyptiens ni
les modestes habitations médiques tout en tenant des uns et
des autres.... — Je verrai que les habitants de ce pays ont
profité des enseignements laissés par les Égyptiens. —Non,
c'est autre chose ; viens. »
Les deux compagnons atteignirent bientôt un large plateai
de forme carrée, sur lequel s'élevaient des bâtiments qui n'of-
fraient pas une apparence symétrique, mais dont les hautes
murailles étaient percées de quelques portes cintrées. Eper-
gos connaissait l'architecte de la villa royale à laquelle les
ouvriers mettaient la dernière main. Cet architecte,désireux
sans doute de recueillir les suffrages des deux étrangers,
voulut leur faire visiter cette demeure splendide, jusque
dans ses détails.-
« Cette plate-forme, qui sert d'assiette à la villa royale,
dit l'architecte en gravissant les degrés du sud, et qui s'élève
de plus de vingt coudées au-dessus des rives du fleuve, est
entièrement bâtie de briques crues ; son revêtement seul est
fait de pierres provenant des montagnes qui séparent l'As-
syrie de la Médie. Chacune de ses faces est de trois cent
quarante coudées. Vous voyez ici, en A A', les plans inclinés
qui permettent aux chars d'arriver jusqu'aux portes. —
Mais, observa Épergos, pourquoi cette plate-forme ? —
Parce qu'il est d'usage chez les hommes de race noble, de
bâtir leurs demeures sur des lieux élevés ; à plus forte rai-
son, le roi entend-il que ses palais soient placés dans une
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
" ■ '..I y-
l i . i
situation dominante. Le pays étant plat, les grands élèvent
des montagnes d^argile pour demeurer sur leurs sommets.
— Comment cette masse énorme de limon ne s'est-elle pas
affaissée sous la charge des constructions qu'elle supporte ?
— Voici comme nous procédons : L'argile, vous le savez,
ne manque pas dans la plaine, et on la trouve jusqu'au-
dessous du lit des fleuves. Pour arroser les campagnes et
HISTOIRE DE L HABITATION,
assurer ainsi leur fertilité, nous creusons quantité de canaux
qui mettent en communication les deux fleuves. C'est l'ar-
gile extraite de ces canaux qui sert aux bâtisses, de telle
sorte que la construction d'un vaste palais est un bienfait
pour la contrée, car elle ne s'est élevée que par le creuse-
ment d'un canal. Pendant que certains ouvriers sortent du
limon des tranchées, aussitôt il est corroyé avec soin dans
de grands bassins ; puis, étant jugée bonne par les experts
royaux, cette matière est jetée dans des moules carrés et
plats, battue et comprimée dans ces cases; on obtient ainsi
des briques que l'on fait sécher au soleil.
tt Quelques heures suffisent pour que la dessiccation soit
suffisante ; car il ne faut pas que les briques aient laissé éva-
porer toute leur humidité, autrement elles se briseraient en
les employant. Quand elles sont à l'état convenable, les ma-
çons les assemblent en croisant soigneusement les joints et en
mouillant quelque peu le lit sous-jacent, pour bien faire
adhérer le lit nouveau. Ainsi, obtient-on une construction
qui n'éprouve ni tassement ni déchirures, car cette argile
étant battue et les briques jointives, la masse est homogène.
Toutefois vous voyez que les parois et les plates-formes sont
revêtues de grandes pierres qui forment comme un colfre
contenant les briques. D'ailleurs on fait cuire partie de ces
briques pour construire des aqueducs qui circulent sous la
plate-forme et des têtes d'arcs ou piles qui demandent une
grande résistance, et même on les couvre d'émaux. Vous
voyez de ces briques émaillées autour et au-dessus des portes
du sud. Mais ne nous attardons pas à ces détails, nous au-
rons le loisir de les examiner plus tard. Les personnages qui
arrivent en char laissent leurs véhicules dans les salles que
vous voyez en a' a\ car le roi seul pénètre dans les cours
intérieures, monté sur un char. Allons chercher la porte prin-
cipale en B, car celle du sud n'est qu'une entrée secondaire,
comme je vous l'expliquerai. — Laisse-moi, dit Épergos,
l35
HISTOIRE DE L'H ABITATION.
admirer Textérieur de cette porte terminée par un arc, cliose
que je n'ai vue nulle part ailleurs. Voilà qui me surprend
étrangement. Qui donc vous a enseigné ce mode de bâtir?
— La nécessité.... Les forêts ne sont pas abondantes ici
comme en Médie, on ne peut faire venir des bois qu'avec
les plus grandes difficultés ; puis la chaleur les fait prompte-
ment pourrir lorsqu'ils sont en contact avec Targile; puis
encore les couvertures en charpente, fussent-elles revêLues
de terre, ainsi que cela se pratique dans quelques contrées
situées au nord, ne donnent pas dans les intérieurs une
'iiii:
température assez fraîche. Il nous fallait donc nous passer
de bois et bâtir entièrement avec Pargile. Nos prédécesseurs
n'arrivèrent que successivement à former ces berceaux.
Voyant que les bois posés horizontalement sur les têtes des
murs fléchissaient sous le poids des terres formant les cou-
vertures, et se décomposaient en attirant de nombreux in-
sectes, les anciens constructeurs eurent d'abord l'idée de
façonner, avec des cannes qui viennent en abondance sur
les rives des fleuves, des arcs dont la courbure était rendue
immuable par d'autres tiges de roseaux posées en dessous,
verticalement, horizontalement et diagonalement (fig. 48).
Ainsi composaient-ils comme un grand clayonnage solide.
IT
m
HISTOIRE DE L HABITATION.
Sur ce clayonnage ils firent placer longitudinalemcnt des
roseaux plus légers, puis une première couche d'argile
molle qui suivait la forme du cintre fut battue. On la lais-
sait sécher une journée. Lorsqu'elle était durcie, une se-
conde couche d'argile était superposée, toujours en épou-
sant la torme du clayonnage ; et ainsi procédant par couches
horizontales auxquelles, une fois posées, on donnait le temps
de sécher, le clayonnage cintré se trouvait entièrement couvert
d'argile. Comme chacune de ces couches avait été posée hori-
zontalement, leur ensemble donnait donc la section (ûg. 49);
et les constructeurs enlevaient tous les roseaux verticaux, ho-
rizontaux et diagonaux, en ne laissant que ceux qui avaient
servi de formes. Il restait alors une série de baguettes ap-
parentes que l'on n'osait enlever sous la voûte, croyant à
leur efficacité. Mais bientôt ces roseaux en se desséchant
n'eurent plus d'adhérence avec l'argile, et on reconnut que
leur fonction était inutile^ aussi les enleva-t-on.
a Ces voûtes, par suite de la nécessité de laisser sécher
chaque couche d'argile avant de poser la suivante, étaient
fort longues à construire. 11 fallait en outre avoir de deux
jours l'un la quantité d'argile convenablement corroyée pour
battre la couche nouvelle. Parfois cette terre était trop dé-
trempée, parfois trop peu. Il en résultait des lenteurs et
IC.7
t38 HISTOIRE DE L HABITATION.
même des dangers, parce que les couches posées trop molles
se gerçaient et risquaient de causer la chute de l'ouvrage.
Puis encore, quand on arrivait près du sommet de la voûte,
les parties d'argile, très-minces le long des courbes, sé-
chaient beaucoup plus rapidement que celles posées sur les
reins des voûtes. Il fallait entretenir l'humidité dans ces
parties minces. Tout cela demandait des soins infinis et la
réussite n'était jamais certaine. Déjà cependant on moulait
des briques comme nous les moulons aujourd'hui.
« Ce fut alors qu'un homme puissant par le savoir, et que
nous appelons Kabu, proposa de continuer de construire
sur les roseaux courbés comme on construit les murs, c'est-
à-dire en posant les briques comme vous le voyez ici (fîg. 5o),
et par conséquent de passer du plan du mur vertical au
plan courbe de la voûte, sans laisser un angle entre les deux
plans; en un mot, de tracer les voûtes au moyen d'un demi-
cercle complet. Ainsi la construction du mur continuait,
pour ainsi dire, en se courbant de plus en plus.
« Il paraît que Kabu eut beaucoup de peine à faire adopter
son idée-, les anciens le déclaraient insensé, prétendant qu'un
mur ne pouvait se tenir debout du moment qu'il sortait de
la verticale.... Mais Kabu fit en petit une voûte d'après son
système.... Vous souriez, dit l'architecte à Épergos-, peut*
i
-ocr page 144-être cette histoire vous semble-t-elle oiseuse? — Non
point, répliqua Épergos, elle m'intéresse et j'aime à te
Tentendre raconter; je vais t'en dire la fin, continua-t-il
en regardant de côté son compagnon Doxi, qui était visible-
ment mal à Taise. Kabu n'eut pfas de succès auprès des
anciens avec son modèle de voûte, on lui déclara que si
cela pouvait tenir dans une dimension réduite, la construc-
tion exécutée en grand croulerait infailliblement. Alors
Kabu fit mouler des briques en forme de coins de la gran-
deur des briques ordinaires et les posant les unes contre les
autres, à sec, sans l'interposition d'argile mouillée, il dé-
montra par le fait que ces briques se tenaient ainsi d'elles-
mêmes.
« Zulul, le plus entêté parmi les anciens, ne demandait
rien moins que l'exil de Kabu, qui procédait par sortilèges
contre les lois naturelles.... Tu vois que je sais cette histoire
dans ses moindres détails.... Kabu fut en effet obligé de
quitter les bords du Tigre ; mais il paraît que ses idées n'en
ont pas moins fait leur chemin.... malgré Zulul; et je vous
en félicite.
« Maintenant si tu veux continuer de nous expliquer
ces merveilles, nous t'écoutons avec attention. — Du
moment, reprit l'architecte, qu'on faisait des briques spé-
ciales pour construire des voûtes, suivant l'indication fournie
par Kabu, il ne fut point difficile de les cuire et d'émailler
leurs faces comme on cuit et émaille des poteries. C'est donc
avec ces briques cuites et émaillées que nous formons les
têtes des arcs qui resplendissent au soleil de brillantes cou-
leurs, et ces bandeaux, et ces tableaux, et les soubassements
des salles, et même des pavages de chambres. Mais en-
trons. Cette porte principale dont les pieds-droits sont
décorés de taureaux ailés taillés dans de la pierre, donne
I. Voyez la figure 47.
i?!P
iSg
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
entrée dans un premier et deuxième vestibule, où se
tiennent les serviteurs qui accompagnent les personnages
appelés près du roi. Voici la cour majeure C, consacrée au
Logement spécialement réservé au roi, au sérail. Sur le côté
sud donne une salle précédée d'une seconde cour longue et
d'une épaisse muraille percée d'une grande porte et d'une
seconde plus petite. C'est dans cette salle et cette cour que
sont réunies les personnes appelées par des différends soumis
au jugement du roi. Les plaideurs de haute lignée entrent
par la grande porte, les autres par la petite; mais les uns
et les autres ne peuvent être introduits dans la salle D que
quand ils se sont fait connaître par l'officier posté à la petite
porte E. L'heure des plaids venue, tous traversent la cour
et se dirigent vers les salles du nord F et G. Le roi est assis
sur un trône placé en H, et, successivement passant par la
porte I, sont appelés les plaideurs. Vous voyez comme est
éclairée cette seconde salle G. Une demi-coupole ouverte
sur le ciel pose sur le berceau de voûte, au centre de la
salle (fig. 5i).
— Mais c'est très-beau cela, dit Épergos; que t'en semble,
Doxi?... Avoue que le vieux Zulul avait bien tort de vou-
loir interdire à ce pauvre Kabu la construction des voûtes,
car voilà, ma foi, une nouvelle application heureusement
faite de cette première idée.
« En effet, puisqu'on faisait des berceaux, il n'en coûtait
guère plus de luire des coupoles et des demi-coupoles. Mais
celle-ci est habilement portée. Es-tu le premier qui aies
fait emploi de ces sortes de voûtes? — Oh! non, reprit l'ar-
chitecte. Il y a déjà longtemps qu'on en élève de cette sorte
et elles sont plus faciles à construire encore que ne sont les
berceaux. Ici ces demi-coupoles s'ouvrant sur les terrasses
du palais ont l'avantage de donner à l'intérieur de ces
salies une belle lumière, sans y laisser trop pénétrer les
rayons du soleil. D'ailleurs on pose habituellement des
141
mmm
HISTOIRE DE L HABITATION.
voiles devant ces ouvertures, et ainsi la lumière est douce
et l'air circule librement. De ce côté, continua l'architecte,
il n'y a pas de passages pour pénétrer dans les bâtiments
du nord, et il nous faut passer de nouveau dans la grande
cour. — Laisse-moi, dit Épergos, admirer cette porte de
la première salle (fig. 52),
cf Que signifient ces taureaux ailés à face humaine qui for-
ment les pieds-droits de l'entrée et entre les jambes desquels
on a gravé de longues inscriptions ? — Les inscriptions rap-
pellent les travaux du roi ; quant aux taureaux ailés, ces
représentations appartiennent aux choses sacrées, et il est
interdit d'en parler.
« Regardez au-dessus ces palmiers faits de bois de cèdre
revêtu de lames d'or qui accompagnent cette peinture
émaillée représentant une chasse royale, et ces mâts terminés
par des disques d'or. — Tout cela est merveilleux, mais je
vois que les parements sont très-fréquemment décorés de
gros cylindres verticaux comme des troncs d'arbres juxta-
posés. — Oui, c'est là une tradition des premières construc-
tions de nos aïeux, lesquelles étaient faites de troncs d'ar-
bres juxtaposés, et bien que l'on construise en brique, on a
gardé le souvenir de cette structure primitive. — En effet,
j'ai vu en Médie des maisons ainsi bâties. — C'est par les
deux salles KL% disposées comme le sont celles que vous
venez de voir et qui servent à contenir les officiers de service
au palais, que l'on pénètre dans le sérail qui renferme trois
cours M N O, et les chambres du roi. Vous observerez
que ce quartier est fermé complètement et ne communique
aux bâtiments du nord-est que par une seule porte a. C'est
dans ces bâtiments du nord-est, qui possèdent deux cours
P et R, que demeurent les officiers attachés au service du
prince, qui ont leur entrée spéciale par la porte S, par Pes'
I. Voyez la figure 47.
-ocr page 147-112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
calier b et la rampe pour les chars A'. Ce quartier est de
même isolé des autres.
« Maintenant, passons à Pangle sud-est.
a Remarquez qu'on n^peut pénétrer de Textérieur que par
la porte f et de la cour du sérail par la porte g. C'est ici le
quartier des'provisions de bouche et des cuisines qui possède
aussi sa cour T. Les provisions sont rangées avec le plus
grand ordre dans les salles ttuuu. Le service apporte les
repas du prince en passant par la porte g et en entrant dans
les grandes salles du sérail, où parfois des repas de jour sont
donnés à de hauts personnages ou dans les appartements
privés.
c( Toutes ces salles sont voûtées en berceau. Mais voici la
partie la plus intéressante de la villa et que je puis vous
montrer puisqu'elle n'est pas encore occupée. C'est le ha-
rem, situé à l'angle nord-ouest. On ne peut pénétrer dans
ce quartier que par la seule porte V, par le petit vestibule
V et le deuxième vestibule V". Là, en X, est une longue
cour dans laquelle se tiennent les gardes eunuques. Le ha-
rem proprement dit possède sa cour, sur laquelle donnent
deux petites chambres ee pour les femmes auxquelles est
confiée la garde des enfants, deux grandes salles h h réser-
vées aux enfants qui demeurent dans le harem jusqu'à
l'âge de cinq ans, deux autres salles II dans lesquelles les
femmes passent leurs journées et les pièces sacrées m m des-
tinées au prince lorsqu'il demeure dans son harem. Les
pièces sont séparées des murs d'enceinte par des cours
d'isolement dans lesquelles donnent les logements des eu-
nuques pppppp.
« Sortons et allons voir l'observatoire établi à l'angle
nord-ouest de la plate-forme en Z. Cet observatoire a
soixante-dix coudées de hauteur et sa base carrée a qua-
rante coudées sur chaque face. On monte à la plate-forme
qui couronne son sommet par des rampes inclinées dont le
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
développement est de quatre cent quatre-vingt-quatre cou-
dées. Cet observatoire est, comme tout le reste, bâti en
lyriques crues avec revêtement de pierre à la base et
quelques parties de briques émaillées. Chacun des murs des
rampes formant un étage est peint de couleurs différentes.
Le premier est noir, le second blanc, le troisième orange,
le quatrième bleu, le cinquième écarlate, le sixième argenté
et le dernier doré. Voyez comme il brille au soleil! Voulez-
vous monter au sommet? — Volontiers,» dit Épergos*, et
il se mit à gravir lestement les rampes, pendant que Doxiet
Tarchitecte montaient plus doucement. La figure 53 pré-
146 HISTOIRE DE L'H ABITATI ON.
sente la vue cavalière d'une partie du palais prise de Tangle
sud-ouest.
De la plate-forme supérieure de robservatoire la vue
était admirable. A Thorizon, vers le sud-est, on voyait se
dessiner la ville des Ninivites, déjà grande et dont le centre
était occupé par des palais aux murailles élevées. Le Tigre,
divisé en plusieurs bras laissant émerger entre eux des îles
couvertes d'une riche végétation et de maisons de campagne
aux murailles et terrasses blanchies, entraînait, dans son
cours rapide, quantité de radeaux circulaires soutenus par
des outres remplies d'air et montés chacun par une demi-
douzaine d'hommes qui descendaient ainsi des provisions
de toutes sortes à la ville. Au delà du fleuve, une chaîne de
collines suivait ses rives, les sommets arides contrastaient
avec la nappe de sombre verdure qui couvrait les basses
rampes. A l'est, s'étendait une immense plaine toute rayée
de canaux dont les eaux brillaient au soleil comme des
lames d'argent et du sein de laquelle s'élevait, de distance
en distance, un monticule factice surmonté d'un édifice :
autant de demeures de personnages puissants entourées de
jardins bien entretenus. Au nord, le cours sinueux du Tigre
se perdait dans des bandes de collines bleues qui s'élevaient
successivement jusqu'à l'horizon d'une limpidité merveil-
leuse.
Épergos, le menton appuyé dans sa main, accoudé à la
balustrade supérieure, semblait perdu dans sa contempla-
tion. « Eh bien ! dit l'architecte en lui touchant le bras,
n'est-ce point là un beau site pour observer le ciel ? — Et
aussi la terre, répondit Épergos. Mais, dis-moi, quelle
est cette grande enceinte carrée que je vois disposée là, dans
la plaine, qui me paraît avoir un stade de côté ou environ
et dont Taire est complètement dépourvue de végétation ?
— C'est l'enceinte destinée aux chasses royales. — Com-
ment cela ? — Aujourd'hui, si l'on veut chasser le lion, très-
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
m
commun autrefois dans ces plaines, il faut aller loin vers le
nord ou vers Touest, Le roi n'a pas le loisir d'entreprendre
ces longues chasses. Des serviteurs, dressés à cet effet, font
porter avec eux de grandes cages et, par artifice, arrivent à
prendre, dans la montagne, des lions et lionnes sans leur
faire de mal. On les transporte dans les résidences royales
et, quand le souverain veut se donner le plaisir de la chasse,
il fait entourer cette enceinte de soldats, couverts de grands
boucliers et armés de forts épieux, puis on roule les cages
dans Tenclos. Le roi monte alors sur un char, son cocher
près de lui, et deux chasseurs qu'il désigne, armés de lances.
Puis on ouvre les cages; les soldats poussent de grands
cris; les bêtes sauvages, affolées, courent de tous côtés; le
roi les poursuit et, du haut de son char, les couvre de
flèches. Parfois les bêtes blessées, furieuses, se jettent sur
les chevaux ou sur les roues; alors les deux aides, armés
de lances, les abattent. — Mais ce jeu me paraît quelque
peu dangereux. — Tout dépend du cocher; si celui-ci est
habile, il sait éviter les bêtes et présenter à son maître l'oc-
casion favorable de tirer ; le roi actuel prend grand plaisir à
ces chasses et y est fort adroit. Il lui est arrivé de tuer ainsi,
dans une soirée, une douzaine de lions et de lionnes. Aussi
le roi accorde-t-il de grandes faveurs à un cocher expé-
rimenté et prompt. Mais, s'il arrive quelque accident, si le
char est arrêté dans sa course par quelque lion furieux
s'attachant aux flancs du cheval, si le roi est en péril, oh !
alors, malheur au cocher! — Et que lui arrive t-il ? — On
le cloue à une croix ou on lui enfonce un pal dans la poi-
trine et on le laisse mourir ainsi. — Ces supplices sont
réservés aux cochers maladroits ou malheureux ? — Non
point.... Tenez, regardez de ce côté, un peu à droite du
champ de la chasse.... Voyez-vous ces pieux, ces croix en
grand nombre? — Oui, en effet.... Mais il me semble
même que des corps sont attachés à ces bois ? — Oui, ce
10
-ocr page 151-146 HISTOIRE DE L'H ABITATI ON.
sont huit cents révoltés des provinces du Nord, amenés ici
devant le roi, car lui seul pouvait ordonner leur supplice.
— Et il Ta fait ? — Certes ! Distinguez-vous aussi ces nuées
d'oiseaux de proie qui planent au-dessus de ces gibets? »
Épergos se détourna. « Oh ! ce ne sont que les plus cou-
pables, continua Tarchitecte, dix mille ont été retenus
comme esclaves et travaillent aux canaux, aux murs, font
des briques et apportent des matériaux. Comment pour-
rions-nous avoir des ouvriers pour faire ces immenses édi-
fices, si Ton ne mettait à notre disposition des esclaves en
nombre considérable ? D'autant que ces travaux en font
mourir beaucoup, car il n'est pas sain de remuer les Hmons
pendant la saison chaude. Depuis que ce palais est com-
mencé, nous avons perdu plus de deux mille ouvriers. —
Mais, si une paix longue enlevait à votre souverain l'occa-
sion de fournir ses domai :es d'esclaves ouvriers en quantité
suffisante, que feriez-vous ? — Cela est arrivé quelquefois;
alors on envoie des émissaires dans les provinces du Nord,
du côté de la Médie et au delà, lesquels ont pour mission de
faire soulever ces populations toujours mal soumises. Pro-
voquées par ces agents, elles refusent de payer les tributs, ou
interceptent les messages, ou massacrent des agents royaux.
Le roi envoie une armée, le pays est pillé et on emmène la
population en esclavage tout entière-, ainsi, nos chantiers sont
de nouveau garnis, et en mettant en croix quelques-uns
d'entre eux, considérés comme les plus coupables, cela en
présence des esclaves assemblés, ceux qui sont épargnés
deviennent soumis et dociles comme des jeunes filles et tra-
vaillent sans murmurer. — Voilà des palais qui coûtent
cher », dit tout bas Épergos à Doxi, et à l'architecte : « Mais
la crainte des supplices ne fait pas des sculpteurs et des
peintres. —Oh ! pour ces travaux délicats, c'est autre chose.
Nous possédons des corporations de sculpteurs, de peintres,
soumis à des règles sévères ; ces artisans sont instruits dans
Hit
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
des écoles dirigées par des maîtres sous une direction sa-
cerdotale, car rien ne doit être fait contrairement à la reli-
gion. Ces hommes sont libres et vivent en commun dans
des quartiers qui leur sont assignés, et ce qu'ils gagnent est
au profit de la corporation, chargée de Tentretien de chacun
de ses membres. » Un homme, apparut en ce moment sur
la plate-forme et dit quelques mots à Tarchitecte. « Il me
faut descendre, dit celui-ci aux deux compagnons, un mes-
sage me vient de la cour-, mais ne vous pressez pas. Tenez,
leur dit-il en leur présentant une petite plaque de plomb sur
laquelle étaient imprimés des signes, avec ceci, vous pou-
vez parcourir le palais sans moi ; nous nous retrouverons
après le coucher du soleil. «
Epergos et Doxi demeurèrent encore quelques instants
sur la plate-forme.
Les ombres s'allongeaient dans la plaine et semblaient
des nappes de lapis déroulées peu à peu sur un tapis d'or.
Le fleuve prenait des reflets plombés, tandis que les habita-
tions scintillaient comme des topazes au milieu de la ver-
dure empourprée par les rayons obliques du soleil. Du côté
du couchant, tout paraissait flamme et on voyait se dessiner
à l'horizon, à travers l'atmosphère embrasée, de longues
bandes rougeâtres. On entendait au loin des chants d'ou-
vriers et de cultivateurs. Les terrasses du palais commen-
çaient à prendre des tons lilas sous l'influence des derniers
rayons du soleil et des reflets du ciel, et ses cours semblaient
autant de larges bassins noyés d'ombres, d'oii émergeaient
des têtes de dattiers ruisselantes d'or.
Epergos ne semblait pas disposé à rompre le silence,
contrairement à son habitude, et Doxi lui jetait de temps à
autre un regard voilé accompagné d'un mauvais sourire.
« Eh bien! fit celai-ci, lorsqu'ils commencèrent à descendre
les rampes de l'observatoire, que dis-tu de cette merveille
des civilisations? N'es-tu pas fier des progrès que font en
I4tS HISTOIRE DE L'H ABITATION.
toutes choses les humains, aidés de ta précieuse influence,
et notamment la race qui a le bonheur de posséder tes
sympathies? N'élève-t-elle pas des palais splendides, ne
détourne-t-elle pas les fleuves pour arroser ses belles terres,
ne met-elle pas le plus grand ordre dans toutes ses affaires ;
n'est-elle pas économe autant que prodigue : pourquoi sem-
bles-tu donc soucieux ? Ce succès ne suffit-il pas encore à
tes désirs ? — Doxi! je le sais depuis longtemps, tu es mau-
vais ; tais-toi aujourd'hui. — Pourquoi me taire, ne suis-je
pas émerveillé comme toi des splendeurs de cette demeure
que tu m'as fortement pressé de visiter. Il est vrai que cela
coûte un peu, comme tu dis, qu'il faut piller des provinces et
réduire leurs habitants à la servitude, en bloc, après en avoir
pendu ou empalé quelques centaines pour obtenir ce progrès
dans les choses de l'industrie humaine ; qu'il faut que des
milliers d'hommes travaillent pour la satisfaction d'un seulet
que, si ces masses viennent à manquer, il est naturel de pous-
ser des brutes à se révolter contre cette civilisation pour avoir
un prétexte de les faire concourir à son développement. Je
trouve même cela ingénieux, car.... ~ Tais-toi, Doxi! tu
railles à froid, tais-toi. — Non, en vérité, Je ne te com-
prends pas. N'as-tu pas prêté ton concours à ces hommes
qui font de si belles choses, n'as-tu pas été les chercher ; ne
les as-tu pas suivis partout où il leur a plu de se répandre,
ne me faisais-tu pas tout à l'heure les plus beaux discours
sur leurs aptitudes, sur les avantages de je ne sais quels
mélanges de races destinés à favoriser certains développe-
ments. Ces hommes se croient supérieurs aux autres, et ils
le sont en effet par leur courage, leur industrie, leur amour
de l'ordre ;• ils usent de leur supériorité et considèrent les
autres hommes comme un bétail. Est-ce vrai ? — Oui, c'est
vrai. — Approuves-tu leur manière de traiter les autres
peuples? — Non. — Eh bien! alors, à quoi bon, dans l'or-
dre général, ce développement prodigieux de civilisation,
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
ce perfectionnement des choses de la vie, si quelques-uns
seulement en profitent et si la masse en souffre ? — Écoute,
Doxi, je ne veux ni ne puis te répondre aujourd'hui. Je ne
sais..,. JWoue qu'il y a en tout ceci quelque chose de
monstrueux, que cette effroyable consommation de matière
et d'hommes a de quoi épouvanter.... Quelle race, cepen-
dant!... quelle puissance et quelle énergie!... Réfléchis
donc.... quels progrès!... ces constructions immenses....
ces voûtes.... — Ah! très-bien! En eifet, cest une belle
chose que la voûti ! mais reconnais que j'étais prévoyant
quand je m'opposais à l'application de cette fantaisie si chau-
dement appuyée par toi jadis. Tu vois ce qu'elles coûtent,
tes voûtes ! Il leur faut des monceaux de cadavres humains
pour assiette. »
Ainsi discutant, les deux compagnons étaient rentrés dans
la grande cour du palais. A peine si quelques teintes chaudes
doraient encore les parties les plus élevées des constructions,
tout le reste était plongé dans une ombre bleue et déjà le
ciel étincelait d'étoiles. L'étrange statuaire qui décorait les
portes de la salle du trône, ces taureaux ailés qui semblaient
sortir de dessous la voûte sombre et dont les têtes humaines
étaient encore éclairées par le crépuscule, attiraient invinci-
blement l'attention des deux compagnons. Ils éprouvaient,
devant ces figures mystérieuses, comme un vague sentiment
d'effroi. Epergos, plongé dans ses réflexions, semblait, lui
aussi, une statue posée devant ces colosses.
« Attends-tu, lui dit Doxi en lui frappant sur l'épaule,
que les taureaux ailés du palais te parlent ? — Ils me par-
lent en effet, répliqua Épergos. — Et que te disent-ils —
Tu le sauras plus tard- mais sortons d'ici. »
Pendant plusieurs jours, Épergos et Doxi parcoururent
les bords du Tigre. Partout ils virent des campagnes bien
cultivées, soigneusement arrosées par conséquent. Le plus
grand ordre régnait sur les routes, où Ton voyait courir sans
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
'-'-««ri
cesse quantité de chars et où circulaient paisiblement des
troupeaux. Des canaux nombreux servaient à Tarrosage des
terres, mais aussi à une navigation très-active -, ce moyen
de transport était le moins pénible dans cette contrée, où la
chaleur est accablante pendant une grande partie de Tan-
née. Les maisons semées dans la campagne étaient toutes à
peu près bâties sur le même modèle. Les plus riches étaient
voûtées, les plus simples couvertes au mo3^en de troncs de
palmiers et de cannes, sur lesquels de la terre battue,
enduite, formait des terrasses où Ton tendait des bannes
pour dormir la nuit et trouver de Tombre pendant le jour.
On montait sur ces terrasses par des rampes de brique crue.
La figure 54 montre une de ces habitations. Les soubas-
'WW
HISTOIRE DE L'H ABITATION. l3l
sements sont généralement faits de pierres posées irréguliè-
rement pour résister aux inondations qui parfois envahissent
la plaine. Au-dessus s'élèvent des murs de brique crue avec
linteaux de bois sur les portes et fenêtres. Puis sont posés
en travers, sur les têtes des murs, quelques gros troncs
d'arbres, d'autres, plus minces, en sens contraire, puis des
cannes et de Targile bien battue et couverte d'un enduit de
chaux -, car les Ninivites savent réduire certains calcaires en
chaux par le moyen de la cuisson, et, mêlant cette chaux à
du sable fin du fleuve, ils en font des enduits très-fins et
très-bons. Ils extraient aussi des montagnes du côté de
l'ouest du bitume dont ils se servent comme ciment entre
les briques cuites, sous les pavages et aussi sur les terrasses.
Ce bitume leur est d'une grande utilité et ils en font grand
usage.
Quand la chaleur est tellement forte que les intérieurs des
maisons mêmes deviennent étouflants, alors les gens aisés
font placer sur les terrasses des tentes d'étoffes de laine
blanche, épaisses, et des serviteurs sont occupés à arrossr
continuellement ces tentes à l'extérieur. Ainsi le soleil, en
faisant évaporer rapidement cette eau, procure une agréable
fraîcheur sous les tentes.
« Il est évident, disait Doxi, que pour habiter ces con-
trées il est bon d'être né ' parmi les maîtres et les riches.
Jamais je n'ai vu de peuple chez lequel le sort de la plèbe
fut plus triste.— Etl'Égypte? répliqua Épergos. — Non,
cer'.t s, les choses en Egypte sont ordonnées, les classes ont
leurs privilèges, leurs droits et leurs charges, elles sont sé-
parées par des règles sévères, mais la plus infime entre ces
classes est traitée paternellement, si on compare ce traita -
ment à celui que subissent ici tous ceux qui ne sont pas de
noble race ou qui ne sont pas favorisés par les grands ou le
roi. — Oui, je conviens avec toi que l'état de ce peuple est
misérable, que la classe dominante est tyrannique, dure,
i52 histoire de l'habitation.
impitoyable, qu'acné abuse de sa puissance d'une manière
scandaleuse. Mais vois-tu, Doxi, il se fait ici un grand tra-
vail. C'est une immense officine où se brassent les civilisa-
tions futures ; tes amis les Égyptiens valent mieux que ces
Assyriens aux grands yeux, aux sourcils épais, à la barbe
touffue, aux membres robustes et aux larges épaules, mais
ils ne comptent que parce qu'ils n'ont jamais été en contact
avec le monde qu'accidentellement ; ils sont immobiles et
resteront immobiles sur les bords du Nil. Il en est tout autre-
ment des habitants de ces contrées, ils dévorent et seront
peut-être dévorés ; mais ils auront enseigné bien des choses
aux hommes. Tu me demandais ce que me disaient l'autre
soir les colosses du palais du roi. Ils me disaient: « Nous
sommes le travail patient, continu, la force et la puissance
matérielle que nous portons partout, car nous avons des
ailes-, notre labeur est intelligent et ne sera pas sans profit ni
sans gloire, car nous avons la tête humaine. « Pour toi, qui
redoutes chaque pas en avant, qui admets que toute tenta-
tive, tout essai, tout elTort même conduisent à l'abîme, les
Eg3^ptiens te paraissent être Tapogée de l'humanité.— Certes
oui, interrompit Doxi. — Eh bien, tes amis les Égyptiens
dem2ureront toujours un peuple fermé, une exception; ce
n'est pas d'eux que naîtra la grande gloire humaine, celle
que j'attends et espère, tandis que de ce peuple-ci, malgré
l'abus de la puissance, malgré sa corruption, malgré son
dédain pour tout ce qui est en dehors de la caste supérieure,
i! peut découler une source de vie féconde. — Allons, te
voilà parti. Des voûtes, des brimborions, ce que tu appelles
des découvertes : puis l'humanité entre dans la voie des des-
tinées glorieuses ! Eh bien! si tu me prédis l'immutabilité
éternelle sur les bords du Nil, moi,'je te prédis l'activité
inféconde, les ruines et misères sans lin ni trêve sur ces
plaines assyriennes. — Peut-être dis-tu vrai ; mais le reste
du monde vivra, car vivre, c'est agir, et ton Égypte se
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
desséchera comme un lac qui cesse d'être alimenté. —
L'Égypte est faite pour durer éternellement, car elle a la
sagesse des choses éternelles, qui sont immuables. — Rien
n'est immuable, tout se transforme. — Ce qui se trans-
forme meart. — C'est le contraire qui est vrai, car la vie
n'est qu'une suite de transformations. »
ID4
HISTOIRE DE I HABITATION.
XV
LES PELASGES.
Le flot venu de FEst n'avait pas cessé de répandre des
émigrants à travers la Médie, mais endigué, pour ainsi dire,
par les populations nombreuses établies dans cette contrée,
il ne pouvait plus s'étendre vers le sud, et tout en laissant
des appoints de la race aryenne pure sur les rives de T Araxes
et jusque sur les rampes méridionales du Caucase, il s'éten-
dait de plus en p'us sur les bords du Pont-Euxin, occupait
les riches contrées qui, plus tard, prirent les noms d'Armé-
nie, de Paphlagonie, de Bith3mie, traversait le Bosphore,
établissait des colonies dans la Tlirace, la Macédoine et la
Thessalie, Les îles de la mer Égée se peuplaient ainsi que
le Péloponèse.
Ces établissements existaient depuis longtemps déjà à l'é-
poque où Epergos et Doxi visitaient le palais du roi Ninivite.
D'autre part, les peuples aryens mélangés aux sémites
s'étaient étendus parallèlement au nord de la chaîne du
Taurus, occupaient la Phrygie, la Carie, la Lycie, Rhodes
et l'île de Crète, ou du moins les territoires qui furent ainsi
désignés plus tard. Nomades ou plutôt voyageurs, les pre-
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
miers vécurent longtemps sans établissements fixes-, ils ne
demeuraient pas sur des chariots comme les Scythes, mais
habitaient temporairement dans des huttes construites au
milieu des forêts qui couvraient toutes ces contrées, possé-
daient des troupeaux de bœufs, de chèvres, de brebis, de
porcs et d^oies. Ils cultivaient déjà la terre dans les plaines,
mais d'une façon primitive, et ce ne fut que plus tard qu'ils
confièrent la semence au sol préparé à Paide de la charrue.
Les habitations de ces Pélasges' consistaient en un mur
circulaire bas, formé de grosses pierres, sur lequel était
élevé un cône de branches d'arbres recouvertes de joncs ou
de ramées (fig. 55). Le feu était fait au centre et la fumée s'é-
chappait par le sommet du cône. Une enceinte circulaire laite
également de grosses pierres entourait chacune des huttes,
A3'ant toujours vécu dans les montagnes depuis leur sor-
tie des plateaux de l'Indus, ayant à peine entrevu les peu-
ples déjà très-civilisés établis dans le sud de la Médie, ces
Pélasges avaient conservé leur rudesse et leur simplicité pri-
mitives. Ils savaient, comme leurs ancêtres, atteler des
bœufs et des chevaux à des chars, vivaient réunis en tribus
et conservaient les croyances des Ar3'^as, quelque peu modi-
fiées pendant leurs longues étapes.
Quand ils s'établirent à l'ouest de la mer Égée, ces Pé-
lasges trouvèrent dans ces contrées des indigènes barbares
qui se nourrissaient de glands et de laitage. Toujours à che-
val, ces premiers habitants dirigeaient leurs grands trou-
peaux de bœufs au mo^^en de longs bâtons aiguisés.
Pillards, difficiles à saisir, n'habitant que des grottes ou
les fourrés des bois, ils forcèrent longtemps les nouveaux
venus à se défendre contre leurs agressions, et ces luttes lais-
sèrent un souvenir ineffaçable dans l'esprit des Pélasges, si
bien qu'ils retracèrent pendant plusieurs siècles, dans leurs
Pcîlasge signifie vieux, ancien.
-ocr page 161-112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
monuments, ces premiers combats, contre ces êtres moitié
cheval, moitié homme, qui leur disputaient le sol.
Les tribus pélasgiques prospéraient toutefois; elles culti-
vaient le blé, la vigne, savaient extraire Thuile de Tolive et
ru-sf.
s'adonnaient aux soins agricoles. Olles qui habitaient le lit-
toral et les îles avaient construit des barques, trafiquaient
et se livraient à la piraterie. Des rapports s'étaient ainsi éta-
blis entre les populations des deux côtes opposées de la mer
Egée; rapports qui n'étaient pas toujours pacifiques, mais
qui n'en amenaient pas moins, en bien des cas, le mélange
des deux peuples.
HISTOIRE DE L'H A BI T A TIO N. 167
La plupart des habitants de la côte asiatique se rappro-
chaient beaucoup plus des Sémites que desAryas; ils possé-
daient déjà des arts relativement avancés, travaillaient les
métaux et étaient habiles dans Part de construire de grands
bateaux et des villes. Les Pélasges de la Thessalie et des
bords du Péloponèse durent se mettre en mesure de résister
aux incursions de ces peuples établis sur le littoral asiatique.
Les tribus formèrent des fédérations, et les plus puissantes
parmi elles, ou qui étaient dirigées par les chefs les plus in-
telligents, acquirent bientôt une prépondérance marquée.
A rimitation des peuplades de pirates qui ravageaient
leurs côtes, ils bâtirent des villes et des citadelles.
Les contrées habitées par les Pélasges du nord, coupées
de hautes collines escarpées et de ravins, étaient singulière-
ment riches en pierres propres à élever des constructions
durables. Aussi ces Pélasges ne se firent-ils pas faute d^em-
ployer ces matériaux à profusion, en évitant toutefois les
lenteurs de la main-d'oeuvre; car ils ne se servaient encore
que d'outils de cuivre qui ne leur permettaient pas de don-
ner à ces matériaux une façon délicate. Quand aux tradi-
tions d'art, ils n'en possédaint aucune, et le peu qu'ils avaient
pu recueillir se bornait à des souvenirs fugitifs empruntés
aux Mèdes du nord pendant leurs séjours au sud du Cau-
case et aux objets qu'ils échangeaient avec les Cariens et les
Lyciens contre des produits de leurs terres.
Toutefois ces villes pélasgiques conservaient, malgré l'ex-
trême simplicité des constructions, un caractère de force et
de grandeur en concordance parfaite avec la rudesse des
mœurs et l'état primitif des habitudes.
Profitant des localités déjà défendues par la nature, des
promontoires, des lieux escarpés, ils entouraient les crêtes
de murailles épaisses faites de gros blocs de pierre non
équarris, mais posés irrégulièrement suivant la méthode des
Thyrréniens.
S
HISTOIRE DE L'H A BIT AT IO N.
C'était la citadelle renfermant les trésors, un ou plusieurs
temples et l'habitation des chefs de tribus.
Autour de cette citadelle, se groupaient les habitations
qui elles-mêmes étaient entourées d'une enceinte. Les prin-
cipaux d'entre les Pélasges, qui n'avaient pas leurs logis
dans la citadelle, bâtissaient leurs maisons sur quelque point
peu abordable, dominant.
Si la hutte du pâtre et du cultivateur était circulaire, la
demeure du riche conservait cette forme consacrée par l'u-
sage au moins dans une de ses parties car alors les temples
mêmes étaient bâtis sur plans circulaires. Mais les demeures
d3s riches étaient presque entièrement faites de pierre, par-
fois avec un portique en bois.
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
La figure 56 donne le plan d'une de ces maisons parmi
les plus spacieuses et les plus riches. Bâtie sur le sommet
d'un monticule rocheux^, elle est entourée d'une muraille qui
couronne ce sommet nivelé, en profitant de toutes les sinuo-
sités naturelles. Un escalier A B permet d'atteindre la plate-
forme ; mais, en C, une porte clôt le degré vers le milieu de
la montée. En D, est un portique composé de troncs d'ar-
bres grossièrement travaillés portant une poutre longitudi-
nale sur laquelle reposent les solives et le comble. On pénè-
tre par une seule porte dans le vestibule E, lequel donne à
droite dans une salle G, où se tiennent les serviteurs et les
étrangers, avec une cuisine circulaire en H ; à gauche, dans
une salle pareille F, qui sert de logis au chef, et une petite
chambre en I, qui est le trésor de sa famille. Du vestibule,
on entre directement dans la salle circulaire K. C'est là que
se tiennent Tes réunions et que l'on procède aux repas en
commun. En L, est une citerne recueillant et conservant les
eaux pluviales. En M, sont des huttes pour les serviteurs.
Voici comment les Pélasges construisent leurs demeures.
La figure 5 7 donne en A la coupe transversale de la salle
G et du portique. En B, la coupe de la salle circulaire K.
Toute la structure étant faite de grandes pierres, c'est à force
de bras que l'œuvre s'élève, en établissant des plans inclinés
de pierres et de terre que l'on enlève quand tout est achevé.
Mais il faut dire que c'est surtout pour élever les soubas-
sements que les matériaux d'un fort volume sont apportés;
quand les ouvriers en viennent aux parois inclinées formant
encorbellement, ils emploient des pierres plus légères et les
choisissent plates. Lorsque toute la structure est élevée, en
ayant le soin de faire que chaque pierre recouvre exacte-
ment les joints des pierres placées au-dessous, on enduit la
partie supérieure de terre grasse mêlée à de la paille, de
manière à couvrir toutes les pierres présentant des pentes â
l'extérieur.
iGo HISTOIRE DE r/HABITATlON.
Les Pélasges prétendent que ces constructions ont été
ainsi ordonnées par leurs ancêtres-, mais il est certain qu'ils
se sont inspirés pour les élever de ce qu'ils ont vu sur les
côtes de l'Asie, en Carie et en Lj^cie, bien que, dans ces con-
trées, il y ait deux manières de bcitir. Tune toute de pierres,
qui semble appartenir aux Thyrréniens et qui se rapproche
beaucoup de celle que Ton voit ici -, l'autre de bois, qui ap-
/o-
partient plus particulièrement aux traditions aryennes que
possèdent les Ioniens.
Il y a d'ailleurs différentes versions sur l'histoire des mi-
grations des peuples auxquels on donne le nom de Ioniens,
mais dont l'origine aryenne ne saurait être douteuse, bien
qu'ils se soient mélangés avec les peuplades sémitiques de
l'Asie occidentale à une épcque fort reculée. Ces Ioniens
auraient passé de l'Asie en Europe, dans le Péloponèse,
d'où ils auraient été chassés par les Achéens-, les uns seraient
retournés en Asie où ils fondèrent des colonies, d'autres se
seraient réfugiés sur la côte de l'Élide et dans l'archipel qui
conserve leur nom.
HISTOIRE DE L'H A BITATION. l6l
Mais revenons à Thabitation pélasgique dont le plan vient
d'être donné. La figure 58 en présente la vue perspective,
avec son enceinte escarpée, couronnée de grosses pierres
brutes qui forment autant de merlons, entre lesquels s'ou-
vrent des créneaux utilisés pour la défense. Quelques oli-
viers et figuiers occupent la plate-forme autour des huttes
réservées aux serviteurs. Le portique construit en bois, re-
couvert de joncs ou de chaume, est le lieu où la famille se
tient habituellement tout le jour. Les entre-colonnements
sont en partie fermés par des claies. Ces Pélasges vivent
comme il vient d'être dit, en tribus plus ou moins puissan-
tes, mais qui, de jour en jour, tendent à s'unir pour former
des fédérations. Leurs occupations se partagent entre la
culture de la terre, l'élevage des bestiaux et la piraterie.
Ils demeuraient toutefois dans un état de simplicité qui
contrastait avec les développements des populations ionien-
nes de l'Asie. Celles-ci, en contact permanent avec des na-
tions déjà très-avancées dans la pratique des arts, bâtis-
saient des édifices somptueux et dans lesquels se reflétaient,
pour ainsi dire, les traditions originelles et les influences d^
leurs voisinages, ainsi qu'on va le voir.
11
-ocr page 167-112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
LES IONIENS DE L ASIE, GARIENS, LYCIENS.
Les contrées qu'habitaient les peuplades auxquelles on
donne le nom de Ioniens sur les rives occidentales de TAsie,
en face du Péloponèse, étaient riches, fertiles et alors cou-
vertes de forêts sur les rampes des montagnes. Les bois, la
pierre propre à bâtir abondaient. Là, on ne trouvait plus
ces grandes plaines limoneuses comme celles de TAssy-
rie, mais, au contraire, un pays accidenté, montagneux, sil-
lonné de cours d'eau, dont les côtes découpées profondé-
ment présentaient des baies et des golfes, singulièrement
propres à cacher des barques de pirates. L'île de Rhodes
formait, au sud, la tête d'une série d'îlots qui opposaient
comme une digue coupée par des passes aux expéditions
venant de l'ouest.
La plupart de ces îles, à commencer par la plus grande,
Rhodes, étaient occupées par les colonies ioniennes. Une
situation géographique aussi favorable à la culture, au com-
merce, à la piraterie même, un beau climat, avaient promp-
tement fourni aux Ioniens l'occasion de développer leurs
aptitudes ; aussi devenaient-ils riches et puissants.
U
m-'
HISTOIRE DE L HABITATION.
Ainsi que l'avait judicieusement observé Épergos, le mé-
lange des deux races aryenne et sémitique produisait rapi-
dement une sorte d'éclosion d'art exceptionnelle, et si la
branche aryenne était relativement vigoureuse, les arts, au
lieu de demeurer stationnaires comme en Égypte, et même
sur les terres assyriennes, progressaient et se transformaient
chaque jour. Or ces Ioniens conservaient, de tradition
aryenne, la construction de bois de charpente et avaient pris
aux Tyrrhéniens sémites la structure de blocs de pierre. En
utilisant ces deux procédés simultanément dans leurs bâ-
tisses, ils ne les mêlaient pas toutefois et ne faisaient, pour
ainsi dire, que les juxtaposer. Il résultait de ce mode un art
très-étrange, disparate, mais dont les conséquences eurent
une valeur dont on appréciera bientôt l'importance.
Dans les plans de leurs habitations, les Ioniens laissaient
voir aussi les traditions aryennes et les influences sémitiques.
C'est ce que montre la figure 69. Ici, l'habitation est sé-
parée en deux parties distinctes; Tune consacrée aux rap-
ports extérieurs, l'autre à la vie intérieure qui est pour ainsi
dire cachée. En A, est une sorte de vestibule, relativement
vaste, donnant directement sur le dehors et destiné à recevoir
les clients, les étrangers.
Cette salle communique à droite et à gauche à deux salles
B C ; l'une destinée au commerce du propriétaire, — car
tous les Ioniens se livrent à quelque trafic, — l'autre au lo-
gement des employés, serviteurs ou esclaves qui sont en
rapport avec les gens du dehors. La salle A ne communique
avec la cour de l'habitation intérieure que par une seule
porte D, que ne franchissent les étrangers à la famille que
s'ils sont introduits par le maître.
De cette porte D, on entre dans une cour entourée de
portiques soutenus par quatre colonnes. En E est la salie
destinée aux provisions de toute nature, salle dans laquelle
on ne pénètre que du portique ; en F, la salle où sont dis<
id3
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
posées les archives, et où s'élève Tautel des dieux. En G est
le lieu où la famille se réunit, comme dans Thabitation sé-
mitique ^ C'est dans cette salle, largement ouverte sur le
portique, que Ton prend les repas, que les femmes et les en-
fants se tiennent pendant le jour. i
Des deux côtés du portique, en I, s'ouvrent les chambres.
Voy. figures 45, 46.
-ocr page 170-112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
Puis en K est la cuisine avec ses dépendances, mises en
communication directe avec le portique et avec la cour M.
Cette habitation est placée à mi-côte, et en avant est une
plate-forme L, avec clôture basse. En M sont les logements
des serviteurs et les ctables, possédant une cour spéciale
*
V
t
GO
donnant sur la plate-forme et sur les jardins J, où les habi-
tants de la maison se rendent directement par le passage N.
La figure 60 présente l'aspect extérieur de la façade de
:ette habitation dont les murs sont faits de pierres taillées
ou posées irrégulièrement, mais à joints vifs, et dont les
baies, les combles, les portiques, les plafonds sont faits de
charpente avec couvertures de tuiles.
HISTOIRE DE L HABITATION.
Toutes les parties de la construction faites de bois sont
peintes de couleurs vives dans lesquelles le jaune, le rouge,
le blanc dominent. Au soleil, ces couleurs perdent leur du-
reté et s'harmonisent de la façon la plus agréable.
« Voici, dit Épergos à son compagnon en passant devant
cette demeure d'un riche négociant, une belle habitation qui
ne ressemble en rien à ce que nous avons vu jadis chez les
Jaunes, sur le haut Indus, en Médie, en Assyrie et en
Egypte. Cela mérite que nous examinions en détail cette
structure^ que fen semble? — A vrai dire, cette bâtisse me
semble passablement désordonnée. — Ne nous pressons pas
de porter un jugement avant d'avoir examiné la chose dans
ses détails. — Les maisons de mes amis d'Égypte me pa-
raissent, de tous points, les plus sensées. Pourquoi cette pro-
fusion de détails à Textérieur? Les maisons sont-elles faites
pour ceux qui les habitent ou pour ceux qui passent sur la
voie publique? Il y a dans tout ceci un désir de paraître qui
me fait supposer chez ces gens-là plus de vanité que de sa-
gesse. — Nous verrons bien- mais tu observeras que l'en-
trée seule de l'habitation est relativement décorée*, le reste
est d'une grande simplicité. Peut-être y a-t-il une raison
pour que cette entrée ait une apparence de richesse particu-
lière. Souviens-toi des demeures de ces Aryas du haut In-
dus, lesquelles possédaient toutes une salle spacieuse desti-
née aux réunions. Ne serait-ce pas là une tradition de ces
usages? » En discourant ainsi, les deux compagnons s'ap-
prochaient du point central de la façade (figure 6i). « Vois
donc, continua Épergos, comme cette structure de bois s'en-
clave entre ces têtes de murs bâtis en pierre^ comme ce toit
fait une saillie très-prononcée à l'extérieur, pour bien abri-
ter l'entrée, et comme cette avancée est ingénieusement sup-
portée par des poutres qui portent sur ces têtes de murs. Et
ces deux poteaux, avec leurs chapeaux sculptés et peints,
leurs clôtures de bois latérales et les treillis supérieurs, ne
i66-
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
167
ssmblent-ils pas bien combinés ? Je retrouve ici ces solives
de rondins que nous avons vues dans les constructions des
Aryas de TIndus autrefois et chez les Mèdes. Mais partout
ailleurs, les bois sont soigneusement équarris et couverts
d'un léger enduit merveilleusement coloré. Et vois donc en-
core comme ces têtes de murs sont bien construites, avec des
pierres larges et basses intercalées entre des morceaux posés
debout. Ces hommes me paraissent bien entendus et ne rien
faire qu'à bon escient. — En effet, nous avons pu voir, en
parcourant les côtes, qu'ils ne négligent pas leurs intérêts,
savent écumer la mer et bien vendre leurs produits, quand
ils ne pillent pas leurs voisins. Oh! ce sont d'habiles gens;
il n'est pas surprenant qu'avec les gains qu'ils font et le pro-
duit de leurs pilleries, ils puissent élever des demeures
somptueuses, w
A ce moment, le propriétaire de la maison rentrait ac-
compagné de plusieurs serviteurs. C'était un jeune homme.
Son visage, encadré d'une barbe noire et courte soigneuse-
ment épilée autour de la bouche, avait une expression à la
fois souriante et sensuelle. Le nez fin, bien dessiné, suivait
la ligne du front, et ses yeux, légèrement relevés aux angles
externes, étaient surmontés de sourcils délicats régulière-
ment arqués, comme s'ils eussent été tracés au pinceau. Ses
cheveux, d'un noir d'ébène et soyeux, abondants, séparés
en deux sur le front, tombaient derrière ses épaules. Un
bonnet blanc pointu, légèrement recourbé en avant, tout
brodé de fils d'or, laissait voir les oreilles. Une tunique ser-
rée à la taille, à manches courtes, toute couverte de figures
brodées, dégageait son col, et sur ses épaules larges était
jetée une sorte d'écharpe. Ses jambes étaient couvertes de
braies d'étoffe blanche, fine et plissée à petits plis, et ses
pieds enfermés dans des chaussures d'un rouge vif, lacées,
dont les pointes étaient légèrement relevées. En passant, il
jeta un regard oblique sur les deux compagnons, et dit quel-
t
I
mimm
I II IIMjj, i]iiiJ.iin..iiiiyu.i ifjinfi,!
ï6S HISTOIRE DE l'H ADITATION.
ques mots à l'oreille d'un de ses serviteurs. Celui-ci s'avan-
ça vers Épergos et Doxi, et leur demanda s'ils étaient étran-
gers et s'ils avaient quelque chose à communiquer au maître
du logis. Épergos ayant répondu affirmativement, le servi-
teur les introduisit dans la salle d'entrée.
Entièrement lambrissée, cette salle était couverte par un
plafond à compartiments richement peint. Le jour qui pé-
nétrait par le treillis de l'entrée répandait dans cet intérieur
une lumière douce et tranquille. Autour étaient disposées
des nattes sur un banc très-bas, large, et le pavé, tout com-
posé de petites pierres polies de diverses nuances, reflétait
les colorations heurtées des lambris.
Épergos et Doxi étaient depuis peu d'instants dans la salle
d'entrée quand le maître de la maison vint les trouver,
(c Quelles nouvelles apportez-vous? leur dit-il. — Nous
avons vu les contrées situées à Test et le pays haut habité
par des peuplades sauvages qui n'entretiennent pas de rela-
tions avec les autres nations. Nous avons parcouru la Mé-
die, qui souffre impatiemment le joug des Assyriens. Au
nord de la Médie, le long de la mer Caspienne, passent sans
cesse des tribus qui vont s'établir à l'ouest jusqu'au Pont-
Euxin. Ces hommes sont robustes et pauvres, hardis et
braves, et brCilent du désir de se répandre dans les riches
contrées oii prospèrent les Ninivites. Ils suivent les monta-
gnes de l'Anti-Taurus et descendent dans les pays plats si-
tués à l'ouest de cette chaîne.... — Eh! que me fait cela, je
vous prie? — Cela fait que ce flot, qui toujours se jette de
l'est à l'ouest par les mêmes voies, s'étendra jusqu'à ces ri-
vages que vous habitez. — N'avons-nous pas des villes bien
situées et défendues pour nous réfugier, et d'oii nous pour-
rons descendre et les écraser ? — Vous avez mieux que cela
encore, des armes perfectionnées, des chars et la science de
la guerre; mais vous êtes riches, prospères, et ces barbares
convoitent ces biens qu'ils ne possèdent pas. Tant qu'ils vi-
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
vent dans leurs montagnes, n'ayant pour se nourrir que les
produits de la chasse, et qu'ils n'ont pas été en contact avec
des peuples habitués aux douceurs d'une existence raffinée,
ils se tiennent en paix; mais dès qu'ils ont entrevu les biens
qu'apporte avec elle la civilisation, ils se répandent comme
des torrents, renversant tout sur leur passage, ne craignant
ni les privations ni la mort. Ne laissant rien derrière eux,
n'ayant rien à perdre, on les voit se jeter, en troupes nom-
breuses et affamées, sur les riches plaines ; âpres à défendre
les biens qu'ils ont conquis, dès qu'ils ont mis le pied sur un
territoire à leur convenance, ils ne le quittent plus. — Sont-
ils encore loin d'ici ? — Certes ! et avant qu'ils ne parvien-
nent jusqu'à vos riches contrées, il se passera nombre d'an-
nées, car ils ont devant eux de quoi les occuper longtemps.
— S'il en est ainsi, ne prenons pas de souci. » Et ayant fait
apporter du vin et des gâteaux, le maître convia les deux
compagnons à prendre quelques rafraîchissements, puis 11
leur dit : « Ne faites-vous point le négoce? Venez-vous dans
ce pays pour vendre et acheter? — Non, répondit Épergos,
nous voyageons pour connaître les nations, nous enquérir
de leur industrie et de leurs arts ; c'est pourquoi nous nous
sommes arrêtés devant votre demeure, qui nous a semblé
belle et bien ordonnée entre toutes. — C'est moi qui l'ai fait
bâtir, mon père m'ayant laissé de grands biens. Lui vivait
dans une petite maison de bois fort ancienne, mais qu'il ne
voulait pas quitter. Aujourd'hui, nous avons des ouvriers
tyrrhéniens fort habiles à tailler la pierre, et qui louent leurs
bras aux personnes assez riches pour les faire travailler;
nous employons donc, comme vous voyez, les pierres pour
élever les murs ; ainsi enveloppons-nous les constructions de
bois auxquelles nous sommes habitués, d'une solide struc-
ture de pierre, préservatrice de la chaleur et des intempéries,
S'il vous plaît visiter les autres parties de ce logis, puisque
vous êtes curieux de connaître nos arts, rien ne s'oppose à
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
ce que vous voyiez les pièces qu'il me plaît de montrer aux
personnes discrètes, et Je vous ferai accompagner. Mais,
dites-moi, n'avez-vous eu quelques nouvelles de la flotte de
galères que nous avons envoyée dans les mers de TOccident?
— Aucune, car nous ne venons pas de ce côté. — Des nou-
velles fâcheuses ont été transmises dans la contrée par des
pêcheurs; mais rien de certain. »
Le maître ayant appelé un esclave pour qu'il eût à préve-
nir les femmes de la présence des étrangers, Épergos et
Doxi furent introduits dans la cour entourée d'un portique
(figure 62).
Au milieu de Taire, laissée à ciel ouvert, s'élevait une pe-
tite fontaine dont les eaux se répandaient dans un bassin et
dans des rigoles qui les envoyaient au jardin par des con-
duits. La structure de ce portique, entièrement fait de bois,
était peinte, comme la façade, de couleurs vives. Les eaux du
ciel, rejetées par les combles, tombaient au milieu de la cour.
Au fond, s'ouvrait la salle de réunion de la famille % élevée
de deux marches au-dessus du pavé du portique. Autour
de cette salle étaient disposés des bancs très-bas et larges,
recouverts de riches étoffes. C'était sur ces bancs que l'on
s'étendait pour prendre les repas, servis sur de petites tables
en face de chaque convive. Au-dessus de ces bancs de bois
incrustés d'ivoire et d'argent, se dressait un lambris égale-
ment couvert d'incrustations exécutées avec une grande per-
fection. Cette salle était éclairée seulement par le ciel-ouvert
de la cour, et cette lumière reflétée donnait un éclat harmo-
nieux aux vives couleurs du plafond, des murs et des lam-
bris. Épergos adressait force questions au maître de la mai-
son; mais celui-ci y répondait avec nonchalance, et sans
paraître autrement flatté des exclamations admiratives de
son hôte. « Je vois, dit-il enfln, que vous prenez un vif in-
1. Voy. le plan en
\r
112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
térêt à ces choses d'art; je vais faire venir Eudexion, qui ré-
pondra à toutes vos questions mieux que je ne saurais le
faire; quand vous serez las de Tinterrogsr, vous viendrez vi-
siter les jardins. » Sur ce propos, il fit signe à un esclave et
lui dit d'aller quérir aussitôt l'architecte; puis, ayant adressé
un geste amical aux deux compagnons, il se dirigea vers les
jardins.
Resté seul avec Doxi, Épergos lui dit : « Te souviens-tu
de l'habitation du vieux Vâniadêva^ que nous visitâmes il
y a déjà un grand nombre de siècles ? — Pourquoi cette
question ? — Parce que Je trouve ici une certaine relation
avec ces maisons des vieux Aryas. — Ressemblance fortuite.
— Non pas; il n'y a rien de fortuit dans ce monde : tout de-
rive de quelque chose. La maison du vieux Vâmadêva avait,
comme celle-ci, une grande salle antérieure, sa cour avec
abri à l'entour, son lieu réservé pour l'autel des dieux et les
choses précieuses, ses chambres autour du portique. —
Partout nous avons vu des salles et des portiques, partout
des chambres pour dormir. — Certes! mais ce que nous
avons vu en Egypte, en Assyrie, ne ressemble en rien à ce
que nous voyons ici. Ces charpentes, ces poteaux de bois, la
disposition de ces solives, de ces portes diminuées à la par-
tie supérieure, jusqu'à la distribution générale des locaux,
rappelle, avec des moyens très-perfectionnés, la maison de
Vâmadêva, nullement les palais du nomarque d'Égypte et
du roi assyrien. — Eh bien? — Eh bien! je conclurais de
cette ressemblance et de ces dissemblances que les peupla-
des ioniennes appartiennent à un rameau des Aryas ayant
conservé à peu près pures les traditions aryennes.
— Si, comme tu le dis, il y a des races humaines possé-
dant chacune des aptitudes particulières, comment ces peu-
plades si éloignées du haut Indus auraient-elles conservé
I. Voy. le plan, figure lO.
-ocr page 177-112 HISTOIRE DE L'HABITATION.
ces traditions, mieux que celles plus voisines des plateaux
de PAsie centrale ?
« Les Mèdes, les Assyriens sont certes plus rapprochés de
ces plateaux que ne le sont les Ioniens, et tu constates que
les demeures des Assyriens diffèrent essentiellement des
habitations de ces vieux Aryas. — Les Mèdes et les Assy-
riens surtout, établis depuis longtemps sur le territoire qu'ils
occupent, ont pu subir les injfluences de peuples habitant
avant eux ces climats et auxquels ils se sont mélangés;
ceux-ci, au contraire, ont fait beaucoup plus de chemin,
mais, ne s'étant pas arrêtés en route, auraient apporté leurs
anciennes traditions jusque sur ces rivages où ils se sont
fixés.
« Peut-être, en ce moment, parmi les nombreux émigrants
qui continuent de se porter de l'est à l'ouest, en longeant
les bords de la mer Caspienne et du Pont-Euxin, en est-il
qui apporteront encore plus loin de leur point de départ
ces traditions premières. — Je ne vois aucune ressemblance
entre ces Ioniens au teint légèrement cuivré, aux cheveux
et aux yeux noirs, avec les blonds Aryas; ainsi, en suivant
ta manie de croire à des races humaines diverses, tu seras
ici en contradiction avec ta théorie. — Doucement, j'ai
aperçu déjà dans ce pays des femmes à la peau très-blan-
che et aux cheveux fauves ; or la pureté du sang se con-
serve mieux chez les femmes que chez les hommes,— Bon!
voilà encore une de tes idées. — Oui, résultat de mes ob-
servations. — Mais où veux-tu en venir? — A ceci.... que
je trouve chez ces populations se rapprochant de la souche
aryenne, lorsqu'elles n'ont pas été noyées dans un flot trop
puissant d'une autre race, des éléments de progrès qui me
séduisent et me font tout espérer, tandis que si je visite une
demeure égyptienne ou même assyrienne, je puis rester sous
une impression d'admiration profonde, mais il me semble
qu'il n'y a plus rien à tenter, rien à ajouter, rien à modi-
HISTOIRE DE L'HABITATIOX. lyS
fier. — Ce qui équivaut à dire que ies choses parfaites te
séduisent moins que celles qui pourraient le devenir? —
Précisément. — Je savais bien le fond de ta pensée -, mais
je suis heureux de te Pentendre exprimer. Te souviens-tu,
à ton tour, de ce jour bien loin de nous, où nous étions
assis sur une montagne et où nous vîmes des êtres s'entre-
tuer, armés de bâtons ? — Certes, il m'en souvient. — Tout
était ordonné par le Créateur, tout était parfait et fini, l'oeu-
vre était achevée. La nature tranquille et féconde peuplait
les eaux et les terres, chaque chose étant à la place qui lui
était assignée ; rien ne dérangeait la loi suprême. Il te plut
d'apprendre à quelques-uns de ces êtres à faire une cabane,
comme si le Créateur ne leur avait pas donné, ainsi qu'à
tous les êtres animés, ce qui convenait à leur espèce.
« Depuis lors, ces êtres se sont appelés hommes ; poussés
par un esprit de vertige, par cet esprit qui domine en toi, ils
n'ont su se tenir en place, se précipitant les uns sur les au-
tres ; les affamés sur les repus, les pauvres sur ceux qui pos-
sédaient -, ils se sont dépouillés, se sont chassés sans trêve
ni repos. Alors, on a vu les plus forts et les plus nombreux
asservir les plus faibles, les faire travailler pour augmenter
leur bien-être ta cabane de branchages est devenue maison
pourvue de tout, même d'esclaves. La maison est devenue
palais, le palais s'est entouré de murailles défensives, et plus
le luxe allait croissant, plus la convoitise, l'envie et la haine
s'amoncelaient autour. Ainsi a-t-on vu les habitants des*
cabanes se liguer pour abattre la maison, les habitants des
maisons se liguer pour abattre le palais, les villes et les pa-
lais se liguer pour s'emparer des contrées plus riches en
palais et en maisons.
« Est-ce là ce que tu entends par progrès ? — J'aime te
voir exprimer cette indignation, Doxi, mais écoute. Est-ce
l'étincelle qui est la cause de l'incendie ou l'amas de ma-
tières combustibles? J'admets que j'aie été et que je sois
174 HISTOIRE DE L HABITATION.
rétincelle; que deviendrait cette étincelle si elle ne trouvait
pas, là où elle tombe, des matériaux inflammables? Je
montrerais aux hirondelles à faire des nids d'une structure
différente des leurs, qu'elles ne continueraient pas moins à
fabriquer les petites demeures que nous voyons suspendues
aux corniches des maisons. Il faut bien convenir avec moi
que l'intelligence de l'homme le porte à faire mieux et au-
trement que n'ont fait ses devanciers. Le Créateur, puisque
tu le fais intervenir en ceci, a voulu probablement qu'il en
fût ainsi ; dès lors, tous nos efforts doivent tendre à hâter
cette marche vers le mieux auquel l'homme aspire. Si je
vois l'œuvre humaine arrêtée dans une voie sans issue, je
puis trouver cette oeuvre bonne en elle-même, elle excite ma
curiosité et mon admiration ; mais elle ne m'échauffe pas,
elle ne fait pas naître chez moi le désir d'aider à sa transfor-
mation, puisqu'elle ne saurait se transformer. Et pour en
revenir à ma comparaison, si je considère le travail des
abeilles je suis émerveillé, ravi, mais il ne me vient nulle-
ment à la petisée de conseiller aux abeilles d'employer leur
industrie à faire mieux ou autrement. Eh bien ! quand je
visite les demeures des Égyptiens, je trouve cela admirable,
surprenant-, mais je ne vois pas qu'on puisse transformer
ou modifier cette chose parfaite, si tu veux, mais finie, qui
dit tout ce qu'elle peut dire. Il en est tout autrement quand
je me trouve chez des hommes tels que ceux-ci. Ce que
nous avons devant les yeux, non-seulement me charme par
le résultat obtenu, mais me laisse entrevoir des conceptions
plus ingénieuses encore, des proportions plus délicates, des
harmonies plus séduisantes. En un mot, ici, j'espère, je me
sens pris du désir d'améliorer. Dans ces palais égyptiens et
même assyriens, je suis saisi de lassitude et de décourage-
ment, car cela ne saurait changer, ces nations dussent-elles
durer l'éternité. Cela ne revivra pas, c'est un arbre, une fois
coupé, dont la souche ne produira plus de nouveaux jets.
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
« Vois comme les bois de cette charpente sont ingénieuse-
ment disposés; mais vois aussi comme ces combinaisons
invitent à en chercher de nouvelles, plus ingénieuses encore.
« Est-ce parfait cependant? Non, cela n'a point la majesté
pure de l'art égyptien, ni la mâle énergie et l'aspect indes-
tructible des constructions assyriennes, mais cela parle ; on
sent qu'ici chaque ouvrier a du apporter sa part d'intelli-
gence et a laissé l'empreinte de son travail. Ce n'est pas,
comme en Assyrie, l'effort d'êtres en nombre prodigieux
agissant machinalement sous le bâton du maître et amonce-
lant des matériaux sans avoir la conscience de ce qu'il en
adviendra. Il a fallu ici que chacun travaillât en connais-
sance de cause, en prévision du résultat final. N'est-ce pas
ton avis?— Je ne puis partager une opinion qui me paraît
dangereuse, fût-elle séduisante.
« Je considère comme sage, non celui qui cherche sans
cesse, mais celui qui a3^ant trouvé le bien ne songe plus qu'à
le conserver. — Mais si, depuis que nous voyons des hom-
mes sur la terre, on avait suivi tes avis, toute la race hu-
maine vivrait à peine abritée sous des arbres et se nourrirait
de racines et de reptiles, puisque tout a l'heure tu me repro-
chais d'avoir enseigné à quelques sauvages l'art de se faire
des cabanes, à l'origine des temps. — Le mal était fait,
mais le sage doit aussi savoir s'arrêter sur une pente qui
conduit à l'abîme de confusion. J'aime les Égyptiens parce
qu'ils ont su s'arrêter après avoir atteint un degré de civili-
sation merveilleux.
« Qu'est-ce que le progrès, si ce n'est pas la recherche d'un
bien ? Qu'est-ce que la sagesse, si ce n'est pas de conserver
ce bien et de le préserver de toute atteinte ? Ce que tu ap-
pelles progrès, c'est une marche incessante; pour moi, le
progrès.... (mais ce mot me déplaît et ne rend pas ma pen-
sée), pour moi donc, quand on a monté les degrés qui con-
duisent au sommet, il convient de s'arrêter à ce sommet,
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
sinon il faut redescendre !... — Oui, mieux vaut redescendre,
pour atteindre un sommet plus éloigné et plus élevé encore,
que de s'arrêter, car s'arrêter c'est mourir, et s'il est donné
à l'homme de se reposer dans la mort, telle n'est pas la
destinée de l'humanité.
L'architecte Eudexion interrompit à ce moment la dis-
cussion des deux compagnons. « Nous admirions la de-
meure que tu as élevée pour le riche personnage que
les dieux protègent. Il a voulu te faire appeler pour satis-
faire notre curiosité, car nous trouvons ici toutes choses
nouvelles, dit Épergos- te plaira-t-il nous instruire? —
Cette habitation, répondit Eudixion, ressemble à beaucoup
d'autres, et je prétends n'avoir fait rien que de conforme aux
usages de l'Ionie. — Peut-être, mais nous n'avons trouvé
nulle part cet art d'assembler les bois*, d'où vous est venue
cette industrie? — Autrefois, au dire des anciens, la con-
trée étant très-riche en bois de charpente, nos pères con-
struisaient des demeures toutes composées de troncs d'ar-
bres, Mais nos voisins les Tyrrhéniens bâtissaient et bâtissent
encore leurs demeures avec de grandes pierres qu'ils savent
joindre et tailler avec art. Peu à peu on a prétendu chez
nous employer ces matériaux solides et durables; mais ce-
pendant l'habitude de vivre dans des maisons de bois était
trop générale parmi les Ioniens pour que l'on pût l'aban-
donner. Nous avons donc concilié les deux systèmes et, ne
considérant plus le bois que comme des matériaux qu'il
fallait laisser en contact avec les habitants, on a enveloppé
cette structure par de la pierre qui compose les murs et les
parties les plus solides ; c'est pourquoi vous voyez nos mu-
railles revêtues dans les intérieurs de panneaux de bois. Ces
colonnes, ces chambranles et ces croisées de bois, tout cela
était grossier il y a un siècle environ, mais aujourd'hui nous
avons des ouvriers habiles. Les poteaux bruts ont été équar-
ris, puis les angles ont été abattus et on est arrivé à tailler
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
ces colonnes à pans nombreux. Les chapeaux grossiers qui,
posés sur la tête de ces poteaux, soulageaient les portées des
poutres, ont été sculptés aux extrémités en volutes. Tout cela
a été revêtu, comme vous voyez, de peintures brillantes et
conservatrices. Quant aux combles et plafonds, nous con-
tinuons à les taire en bois, mais en leur donnant chaque
jour plus d'élégance, suivant le goût de chacun, et à les en-
richir de peintures et même de dorures.
« Pour que ces colonnes de bois ne soient pas altérées à
leur extrémité inférieure par Thumidité du sol, nous les po-
sons sur des bases de pierre. Au total, ces demeures nou-
velles sont semblables à celles beaucoup plus vieilles que
vous pouvez encore voir dans la contrée, et ne font que re-
produire les dispositions anciennes avec plus d'élégance et
de recherche dans Texécution des détails. On sait façonner
rétain, le cuivre, l'argent et l'or, et soumettre ces métaux à
toutes les formes qu'il plaît aux artisans d'adopter ; aussi
voyez comme on a incrusté ces boiseries et ces meubles
d'ornements délicats de métal. Il n'y a pas longtemps non
plus que nous posons des enduits sur les murs' bruts. Cette
industrie nous est venue des contrées de l'Est qui savent
cuire la pierre pour en faire de la chaux, laquelle, mêlée
avec du sable, permet d'obtenir ces surfaces unies, si favo-
rables à recevoir la peinture. Nous posons même un très-
léger enduit de cette chaux corroyée avec de la poussière de
pierre dure, ou avec du sable fin sur nos bois, pour les pré-
server contre l'action du soleil et pour recevoir la peinture,
mais cela exige beaucoup de soin. — Et quels bois em-
ployez-vous ainsi ? — Le cèdre, le cyprès, le sycomore; ces
bois commencent à devenir plus rares et déjà quelques
personnages riches ont fait tailler des colonnes dans des
blocs de pierre en suivant exactement la forme de celles
faites de bois. Un jour viendra où on taillera aussi les cha-
peaux dans de la pierre; rien n'empêche que cela soit ainsi;
12
-ocr page 183-178 HISTOIRE DE L''H ABITATION.
seulement, faudra-t-il leur donner moins de saillie pour
éviter qu'ils ne se brisent sous la charge, car la pierre n'a
pas la flexibilité du bois. Vous convient-il de visiter une des
chambres pendant que la famille est au jardin? — Volon-
tiers. — Vous voyez que ces chambres, petites, ne sont
éclairées que par la porte s'ouvrant sous le portique. Celle-
ci est fermée avec un vantail de bois et un voile ; on peut
donc laisser la porte ouverte la nuit pour respirer Pair
frais.
« Chacune de ces chambres est couverte par un plafond de
bois colorié, les murs sont peints dans la partie supérieure et
lambrissés en bas de bois précieux. Un lit également de bois
incrusté d'ivoire occupe le fond de la chambre. A côté est
une petite table et un escabeau. Le sol est couvert de nattes
très-finement travaillées et une lampe est posée sur un pied
de bronze. — Il est évident que l'on évite partout le contact
de la pierre. — Certainement, et celà comme je le disais, ré-
sulte d'une longue habitude de vivre au milieu d'habitations
faites de bois. D'ailleurs, en ce pays-ci, le contact de la
pierre est malsain et occasionne des douleurs aux membres.
c( Pour vous montrer jusqu'à quel point on apporte de soin
en ceci, voyez ces fenêtres qui éclairent les deux salles d'en-
trée sur la façade extérieure. Examinez (figure 63) comme
ces baies sont construites.
« La fenêtre forme un coffrage rapporté dans la baie, et se
compose de deux montants A, de deux traverses B, et de
chaque côté, de trois entretoises C qui font l'épaisseur du
mur de pierre et vont s'assembler dans d'autres montants
intérieurs.
« Les intervalles D sont remplis par des panneaux de bois
ainsi que le plafond et l'appui. Un crois?llon coupe la fenê-
tre en quatre parties, dans chacune desquelles est suspendu,
par des gonds, un panneau treillisé E. Ainsi la main n'est
jamais en contact avec la pierre. De plus, ces croisées de
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
charpente maintiennent la maçonnerie irrégulière qui les en-
veloppe. Les pièces F forment poutres du plafond, saillent
au dehors et portent le filet G, qui reçoit les chevrons du
comble, simples rondins sur lesquels sont cloués les madriers
revêtus de la tuile composant la couverture. Ces tuiles sont
vernissées au feu afin de faciliter Técoulement des eaux plu-
viales et d'empêcher la poussière de s'arrêter sur leur sur-
face. Ces couvertures, aux couleurs brillantes et claires, écla-
l8o HISTOIRE DE l'h ABITATI ON.
tantes comme dePorou de Targent au soleil, sont plaisantes
à voir et ne laissent pas pénétrer la chaleur comme il arrive-
rait si la tuile était brute. — Je vois que tout est prévu ici
pour rendre ces habitations agréables et saines. Ne con-
struit-on jamais en ce pays avec de la brique crue ou du
limon, comme on le fait en Ass3Tie et en Égypte ? — Non,
jamais, parce que nous avons des pluies torrentielles pendant
quelques semaines et que le sol est souvent secoué par des
tremblements de terre.
« Nos constructions de charpente avec enveloppe de pierre
résistent parfaitement à ces secousses du sol et ne laissent
pas pénétrer Thumidité dans les intérieurs.
cc Vous comprenez que ces coffrages de bois, ces poutres,
soutiennent les murs et les empêchent de se disjoindre.
Voyez le portail, comme il est solidement maintenu par
cette clôture de charpente. Les deux têtes des murs ne sau-
raient bouger, ainsi étrésillonnées fortement et retenues en
tout sens. On a fait jadis des murs en brique crue dans nos
pays comme cela se pratique chez les Mèdes, mais ils étaient
promptement altérés par Thumidité et s'écrasaient au moin-
dre mouvement du sol. — Mais si le bois de charpente ve-
nait à manquer, ne pourriez-vous employer la pierre, non-
seulement pour vos colonnes et points d'appui, mais aussi
pour les plates-bandes et corniches ? — Probablement^ jus-
qu'à présent nous n'avons pas eu besoin de recourir à ces
moyens-, puis. Je le répète, on n'aime pas, dans les habita-
tions, à être en contact avec la pierre, et il faudra toujours,
pour se conformer aux habitudes locales, revêtir, au moins
les soubassements intérieurs, de bois. » Sur ce discours, le
maître de la maison vint au-devant des trois interlocuteurs
en les engageant à se rendre au jardin. A l'ombre de citron-
niers au feuillage luisant, était étendue, sur un tapis recou-
vrant une sorte de lit de bronze très-léger, la maîtresse du
logis, entourée de trois petits garçons. Une esclave sémite
■ HISTOIRE DE L'H ABITATION. iSl
balançait au-dessus de la tête de la maîtresse un large éventail
de feuilles de palmier, tandis qu'une autre femme, assise à
ses pieds, chantait pour amuser les enfants qui Técoutaient
attentivement.
Un ruisseau d'eau claire glissait, en clapotant, dans une
rigole faite d'un tronc d'arbre creusé, et se divisait en petits
canaux d'irrigation perdus dans l'herbe et les fleurs. La
maîtresse était vêtue d'une longue robe blanche brodée de
couleurs éclatantes, fendue des deux côtés et tombant en
plis fins et multipliés. Un corsage serré enveloppait sa poi-
trine et descendait au-dessus des hanches; son col nu était
couvert d'un large et riche collier d'or qui descendait en
forme de croissant sur la poitrine. Ses cheveux fauve som-
bre, abondants, tombaient en longues nattes sur ses épaules,
et une couronne d'étofïe transparente, parsemée de fils d'or,
entourait sa tête. A ses bras nus, des bracelets d'or étaient
attachés. En voyant approcher Eudexion et les deux com-
pagnons, elle leur adressa un sourire gracieux, puis se tour-
nant vers l'architecte, elle lui dit d'un ton nonchalant : « N'as-
tii point visité la maison du trésorier? — Elle est belle et
grande, ornée de colonnes faites de pierre, couverte de
sculptures délicates et de beaucoup d'ornements de diverses
provenances-, on y voit des vases médiques, des bronzes tyr-
rhéniens et des statues de l'Égypte, des tapis assyriens et des
voiles transparents et légers posés au-dessus de l'aire des
cours. — N'est-ce point scandaleux de montrer un luxe pa-
reil quand on a la garde des deniers publics? — Ces objets
sont des dons faits par des marchands pour obtenir quelques
dégrèvements d'impôts.
« Tout cela est accumulé sans discernement, et je préfère
à cette demeure remplie d'objets rares et précieux, celle-ci,
où toute chose est à la place convenable. — Oui, parce que
c'est toi qui Tas bâtie? — Non, mais parce qu'elle est ordon-
née par une maîtresse pleine de goût et qui sait la valeur des
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
<:hoses. » La femme sourit à ce compliment, et s^adressant
aux deux compagnons : « Que vous semble de Tlonie, vous
qui venez de si loin, et qui avez visité tant de contrées? — Il
nous paraît, se hâta de répondre Epergos, que c'est le plus
beau pays de la terre, habité par le peuple le plus aimable et
le plus poli. — Tu me flattes, mais peu importe, car la flat-
terie est douce quand elle s'adresse au pays que Ton aime.
— Et qui fait envie à tant d'ennemis, répliqua le maître, car
pendant que nous avons à lutter contre les Pélasges^ ces
étrangers nous annoncent l'invasion des barbares qui des-
cendent des montagnes du nord-est. — Vraiment, reprit la
femme? — Oh! dit Epergos, vivez sans inquiétude, les Io-
niens n'auront à combattre ces barbares que quand vos en-
fants eux-mêmes auront quitté cette terre. »
La femme devint pensive. On entendait alors comme un
murmure de voix au dehors, et un esclave vint dire quelques
mots à l'oreille du maître, qui aussitôt se dirigea vers l'en-
trée de la maison. « Qu'est-ce donc ? » dit la belle Ionienne
en s'adressant à ses femmes. « Quelques clients, » répondit
la chanteuse. Visiblement inquiète, la maîtresse du logis se
leva. Son époux, pâle, chancelant, rentrait au jardin. Aux
regards interrogateurs de sa femme il ne répondit que ces
mots : « Les prêtres de Poséidon.... la flotte ne rentre pas..,,
il faut des victimes pour apaiser le dieu. — Ah !... et quelles
victimes ? — Dix enfants de haute naissance. — Et... on te
demande les tiens?... — Un! — Pourquoi pas les trois! «
dit la femme semblable à une lionne, et qui par un mouve-
ment instinctif enveloppait ses enfants de sa longue jupe.
Le maître accablé, les yeux fixés vers la terre, les bras
tombants, semblait incapable de donner un avis, de répon-
dre. « Et.... tu as dit à ces prêtres, poursuivit la femme,
que ton enfant était là, que tu allais le leur livrer, n'est-ce
pas, tu as dit cela?... Mais réponds donc!... lequel des trois
as-tu désigné.... dis?... Ne faut-il pas que je le pare?... Le-
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HISTOIRE DE L'HABITATION. , I83
quel, lequel? — Je n'ai su rien dire, rien répondre.... les
prêtres attendent. — Eh bien !... choisis donc ! » et par
un mouvement brusque elle poussa ses enfants qui tombè-
rent sur les pieds de leur père, en poussant des cris d'effroi
et de douleur. Mais aussitôt, se précipitant sur ces trois pe-
tits êtres, les enlevant entre ses bras nus et les serrant à les
étouffer sur sa poitrine, elle ajouta : « Va dir^ aux prêtres
de Poséidon qu'ils viennent prendre leurs victimes, ils en
auront quatre pour une qu'ils demandent. »
Le maître semblait étranger à cette scène -, son immobilité,
l'expression vague de sa physionomie contrastaient avec les
gestes brusques et les regards enflammés par la passion de la
f
femme.... Epergos et Doxi, à quelque distance, se faisaient
expliquer par l'esclave la cause du trouble survenu brus-
quement au milieu de cette famille tranquille quelques in-
stants auparavant. « Si les dieux le veulent ainsi ! » disait
Doxi. Épergos levait les épaules et serrait les poings. Au
dehors le murmure croissait. « Allons, dit le maître, comme
s'il se fut réveillé d'un lourd sommeil, il faut en finir, m Et
s'avançant les yeux fermés vers sa femme, il prit au hasard
le bras d'un de ses enfants. Celle-ci laissa aller le pauvre pe-
tit, et, paraissant calmée tout à coup, elle suivit son époux.
Arrivée à la porte du jardin, elle se plaça devant lui, et alors,
en rugissant, elle ressaisit de nouveau l'enfant. « Non, dit-
elle, pas Doricmès, prends un des deux autres!... — Les
dieux en ont décidé. — Pas Doricmès, je ne veux pas ! —
Silence, femme-, les dieux en ont décidé?—Eh bien! prends-
le donc, et malheur à toi ! »
Et pendant que le père pénétrait dans le couloir qui con-
duit à la cour, la mère, échevelée, farouche, retournait vers
ses deux autres enfants restés entre les mains, des femmes,
les enlevait brusquement et regagnait la maison.,
Le lendemain, cette belle demeure n'était qu'un monceau
de cendres. Folle de douleur, accasant les dieux,, leurs prê-
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
très et son époux, la malheureuse mère, après avoir étouffé
de sa main les deux enfants qu'on lui laissait, les couchait
dans leurs petits lits, accumulait autour leurs jouets, leurs
vêtements, les objets dont ils se servaient et mettait le feu à
ce bûcher tout composé de souvenirs....
Sur ces raines fumantes le maître était reçu par une sorte
de furie qui répétait : « De belles funérailles auront été fai-
tes à Doricmès! »
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
LES HELLENES.
Le flot des émigrations aryennes continuait toujours à se
porter de Test à Touest, et des tribus nombreuses apparte-
nant à cette race s'étaient établies sur les plateaux de la
Thessalie, de PÉpire et de la Thrace.
Energiques, rudes et braves, elles s'emparèrent des con-
trées occupées déjà par les Pélasges, se fondirent avec ceux-ci
et occupèrent, soas le nom d'Hellènes, les pays situés entre
la Thessalie et le Péloponèse, partie des îles de l'Archipel,
et même quelques territoires de l'Asie Mineure.
Divisée en quatre grandes branches, les Hellènes compri-
rent les Achéens, les Éoliens, les Doriens et les Ioniens de
l'Europe.
Les arts, le commerce, l'industrie, l'agriculture prirent
bientôt un prodigieux développement chez ces populations
actives, guerrières, établies sur les territoires favorables à
l'accroissement des richesses de toute nature, précédem-
ment occupés par les Pélasges. Parmi les villes qui s'éle-
vèrent sur le sol hellénique, Athènes acquit une prépondé-
rance marquée par l'importance de sa marine, par son com-
l86 HISTOIRE DE L IIA BIT ATION.
merce et la singulière aptitude de ses habitants pour tous
les travaux de rintelligence.
Détruite par les Perses, elle se releva rapidement de ses
ruines plus belle et plus brillante qu'elle n'était auparavant.
Autour de son acropole couverte de monuments sacrés, la
ville s'étendait au loin avec ses places et ses temples, ses
édifices publics et ses maisons entremêlées de verdure.
Nulle cité n'était plus active, et pour qui venait de l'Asie
ou de l'Egypte, il semblait, en parcourant Athènes, qu'on
entrait dans une fourmilière. Possédant, au moment de sa
plus grande puissance, les trois ports de Munychie, de
Phalère et du Pirée, elle couvrait un territoire dont le pé-
rimètre était de deux cents stades (i85 kilomètres). Mais
c'était autour de l'acropole que les maisons étaient serrées
et la population toujours en activité. Là les chariots se
croisaient pleins de marchandises venant des ports ou les y
conduisant. Le peuple, vivant sur les places, dans les rues,
était affairé, menant grand bruit. Puis des boutiques, des
ateliers, entraient et sortaient sans cesse des étrangers qui
venaient acheter et vendre *, des esclaves portant des messa-
ges ou des objets. Les femmes circulaient dans les rues
comme les hommes, se rendant aux marchés, aux jeux, aux
confréries. Dès l'aube, de grosses troupes de paysans ap-
portaient des légumes, des fruits, des volailles, et criaient
leurs denrées par les rues. Les maisons élégantes occupaient
la seconde zone; elles possédaient la plupart un jardin et
parfois des dépendances importantes. On voyait autour
d'elles des clients, des parasites qui attendaient l'heure du
maître et qui, pour passer le temps, sjentretenaient des
nouvelles du jour, répétant les propos vrais ou faux qui
couraient la ville, faisaient causer les esclaves, raillaient
entre eux les étrangers qui passaient ou les interpellaient
pour se donner le plaisir de critiquer leur accent, leur dé-
marche, leurs habits.
M ■ ■ '
Ttio-ff^.
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
La maison de Ghrémyle, nouvellement bâtie dans cette
seconde zone, était l'objet des commentaires de tous les
oisifs.' Ghrémyle, enrichi depuis peu par le négoce et quel-
ques opérations plus ou moins honnêtes faites dans les co-
lonies de la république, était un sujet d'envie et de critique
pour la plupart, d'admiration pour quelques-uns qui ren-
daient justice à son intelligence et à son activité. Il jouis-
sait d'un certain crédit dans les assemblées populaires, grâce
à ses largesses, et avait grand soin de ménager les ar-
chontes et d'orner les temples.
Voici (fig. 64) le plan de la maison de ce citoyen d'A-
thènes. L'entrée X donne sur la voie publique. L'îlot est
borné de chaque côté par deux ruelles. Cette entrée X donne
sur la cour O entourée de portiques. En A est le portier et
en B les salles pour les esclaves, avec cuisine en G et la-
trines en a. De cette première cour, au milieu de laquelle
est une petite fontaine avec un bassin qui reçoit les eaux
pluviales, on pénètre par le passage D dans la cour inté-
rieure E, plus vaste et entourée également de portiques. En
G est le parloir, en H le trésor et en S l'autel privé. En F,
un grand cellier renferme les provisions et le vin, puis en I
est la petite salle à manger (triclinion) ; la cuisine des maî-
tres étant en J avec latrines en b. Le grand triclinion est en
K. Du passage 7n on pénètre dans le gynécée possédant les
chambres P sur le portique M, une salle N pour les femmes
et son petit jardin clos, avec latrines en e. Par le passage
t on entre dans le logis des étrangers, composé de cham-
bres V, d un portique T, d'un petit jardin et latrines f. En
d est une sortie sur la ruelle pour le service, en cas de be-
soin. Les jardins s'étendent en Z.
Gette maison est située sur les rampants de la colline qui,
vers le sud-ouest, fait face à l'acropole; ainsi est-elle
abritée des vents violents qui parfois soufflent de ce point
de l'horizon.
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
"TTT
De îa grande salle à manger et de la terrasse L qui
Tavoisine, on jouit d'une vue charmante; car, au-dessus
des arbres du jardin, on aperçoit la ville dominée par Ta-
cropole, et vers la gauche la colline de Faréopage. De cette
terrasse L on descend au jardin en pente par une douzaine
de marches. L'orientation a été choisie de manière à ne pas
souffrir de Fardeùr du soleil et à éviter les vents fâcheux.
Du portique du gynécée, on aperçoit les collines qui s'éten-
dent vers le nord, couvertes de maisons entourées d'oli-
viers, et au fond le mont Pentélique dont les flancs déchirés
et nus ont les couleurs chatoyantes de l'opale.
Dans l'habhation de Chrémyle, les services ont été dis-
tribués suivant la volonté du maître, et l'architecte n'a fait
que se conformer à ses instructions. Ainsi la partie anté-
rieure de la maison est destinée à la vie extérieure. Dans
cette cour O se réunissent les solliciteurs, les marchands qui
viennent rendre compte de leurs missions ou recevoir des
ordres. Le maître voulant entretenir l'un d'eux, le fait entrer
dans le parloir; sa chambre à coucher étant en R, il se rend
facilement soit à ce parloir, soit au gynécée réservé aux
femmes et aux petits enfants.
S'il donne l'hospitalité à des amis, ceux-ci ont leur logis
séparé, clos, n'étant en communication avec la première
cour que par le passage t. Toute la partie de l'habitation
au delà du large vestibule D est consacrée à la vie domes-
tique, et les intimes seuls sont admis dans la seconde cour;
si, par exemple, ils sont invités à quelque banquet, pour
lesquels la grande salle K est réservée..
Habituellement le maître mange avec sa femme et une
ou deux personnes de sa famille habitant la maison, dans
la petite salle I, sur les lits de laquelle on peut tenir six
personnes, tandis que quinze convives peuvent prendre
place sur les lits de la grande salle K.
Chrémyle n'a rien épargné pour que sa maison fût une
-ocr page 195-190 HISTOIRE DE L'H A BIT ATI ON.
w
des plus riches de la ville. Les colonnes, de marbre penté-
lique, supportent des architraves de bois, surmontées de
frises et de corniches couvertes de stuc, enrichies de peintures
délicates. Partout les murs sont revêtus d'un enduit fin et
poli, orné de peintures, et les plafonds sont faits en char-
pente, artistement travaillés et colorés.
Epergos qui, à plusieurs reprises, avait fait d'assez longs
séjours dans PHellade, — car il aimait cette population
plus qu'aucune de celles qu'il avait visitées, — n'avait pas peu
contribué aux progrès des arts et de l'industrie chez les
Athéniens, tandis que Doxi n'avait guère cessé de séjourner
en Assyrie et en Egypte. Il avait été témoin de la chute de
Ninive, puis de la guerre des Perses contre les Assyriens et
de la fin de ce vaste empire, tombé entre les mains de Cyrus.
Quand par hasard Doxi s'était retrouvé avec son compa-
gnon dans THellade, il n'avait pas manqué de critiquer vi-
vement ce qu'il voyait faire chez ces peuples actifs, re-
muants, changeant sans cesse de gouvernement et disposés
à s'affranchir des traditions. Il avait prédit la ruine des
Hellènes qu'il considérait comme des enfants désordonnés,
citant toujours l'Egypte et l'Asie comme les sources de toute
sagesse, tandis que l'Egypte déclinait visiblement et que
l'empire médique s'effondrait. Aussi pendant l'une des der-
nières visites que Doxi fit à Athènes, après sa destruction
par l'armée de Xerxès, prétendait-il déterminer Épergos à
quitter pour toujours ces rivages dévastés; mais Épergos,
plein de confiance dans le génie de ses amis les Athéniens,
se remit à l'œuvre avec eux pour restaurer la ville incendiée,
comme autrefois il avait aidé l'aryen à refaire sa cabane
bouleversée par la tempête. D'ailleurs Épergos aimait la
discussion et en nul autre pays n'avait-il eu l'occasion de
tant disputer qu'à Athènes.
Quand les Hellènes commencèrent à s établir sur une
grande partie du territoire grec, après avoir soumis les Pé-
mm
-ocr page 196-2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
J
IQI
lasges, ils n'apportaient avec eux que des notions d'art très-
grossières, empruntées à l'Asie. De leur côté, les Pélasges
n'avaient guère fait de progrès depuis le temps où ils éle-
vaient ces massives constructions dont on a vu un échantil-
lon \ Mais les rapports de toute nature qui s'établirent
bientôt entre les Hellènes, les Ioniens et les Lyciens des
côtes de l'Asie donnèrent aux premiers les notions d'art qui
leur manquaient. Ils se mirent donc à faire des habitations
à l'instar de celles de leurs voisins d'Asie, tout en conser-
vant quelque chose des usages pélasgiques. Cependant le
bois de construction était peu abondant sur le territoire grec,
tandis que les matériaux calcaires se trouvaient à profusion
et d'une rare beauté. Ils se mirent donc à remplacer les co-
lonnes et chapiteaux de bois par des colonnes et chapiteaux
de pierre ou de marbre, et furent entraînés ainsi à donner
à ces chapiteaux un beaucoup moins grand développement
que ne leur en donnaient les Ioniens, car ils se seraient
brisés sous la charge. Cependant ils en conservèrent la forme
générale, celle d'un chapiteau de bois terminé par des vo-
lutes, et laissèrent à ces chapiteaux le nom de Ionique. Pen-
dant longtemps, ils se contentèrent de cette modification
imposée par le changement de matière.
On ne saurait dire si ce fut Epergos qui le premier fit re-
marquer aux Doriens — qui, comme il a été dit, formaient
une branche des Hellènes, — le défaut de relation entre la
forme de ce chapiteau ionique et la matière dorénavant em-
ployée : le calcaire. Toujours est-il que ces Doriens, tenant
compte de ces critiques, abandonnèrent la forme tradition-
nelle des chapeaux de bois pour en adopter une nouvelle,
dérivée de l'emploi de la pierre. Il dut y avoir â ce sujet de
longues discussions qui ne sont pas parvenues jusqu'à nous,
entre les architectes de l'Hellade; mais la raison l'emporta,
I. Voy. les figures 56, 57 et 5G.
-ocr page 197-2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
le chapiteau ionique, dérivé du chapeau de bois, fut aban-
donné et celui qui fut adopté prit le nom de Dorique.
Ce chapiteau robuste et débordant de beaucoup le fût de
la colonne d'abord, fut successivement taillé sur un profil
plus fin, et, à l'époque oià Chrémyle fit bâtir sa maison, le
chapiteau dorique affectait déjà le galbe le plus délicat.
Chrémyle estimait Épergos et l'avait souvent consulté
pendant qu'on élevait sa demeure. Aussi lorsqu'elle fut
achevée et habitée, voulut-il y réunir quelques amis dans
un banquet, car les Athéniens prisent fort les plaisirs du
triclinion partagés entre personnes instruites et qui savent
discourir.
Chrémyle savait animer ses convives ; les choisissant avec
soin, lorsqu'il les avait mis sur un sujet propre à exciter
leur verve, en homme d'esprit, il se taisait et les laissait dis-
cuter à leur gré. Si la conversation mollissait ou si elle tour-
nait aux propos aigres, en quelques mots flatteurs il savait
la ranimer ou donner aux discussions acerbes un tour plai-
sant. On considérait comme une bonne fortune d'etre compté
parmi les convives de Chrémyle, car on était certain de n'y
trouver que la fine fleur d'Athènes. Et cela n'était pas un
des moindres griefs que les envieux exploitaient contre le
riche parvenu.
Pour cette inauguration, la maison avait été soigneuse-
ment parée, les jardins remplis de fleurs. Les convives arri-
vèrent dans l'après-midi vêtus élégamment et se réunirent
sous le premier portique. Ils étaient dix, car Chrémyle ad-
mettait que ce nombre ne devait pas être dépassé, si l'on
prétendait laisser une agréable impression aux convives.
Tous se connaissaient, et parmi eux étaient deux philoso-
phes fort renommés à Athènes, un auteur dramatique, deux
archontes, un peintre célèbre, l'architecte, Épergos et Doxi.
Alors il n'était pas d'usage que les femmes prissent part aux
banquets. Chrémyle, sans faire attendre ses convives, lors-
HISTOIRE DE L'H ABITATION. IQS
qu'il sut qu'ils étaient réunis, vint les prendre sous le pre-
mier portique et les introduisit dans la seconde cour séparée
de la première par des courtines tissées de vives couleurs.
Cette seconde cour, de même entourée de portiques soute-
nus par des colonnes doriques de marbre blanc, plus spa-
cieuse que la première, laissait voir, à travers la colonnade
du fond, les jardins et la ville au-dessus*. Vers l'extrémité
de l'aire, laissée à ciel ouvert, était une fontaine de marbre
avec son bassin qui entretenait la fraîcheur (fig. 65). Les co-
lonnes finement cannelées, à partir du premier tiers, étaient
coloriées en rouge sur la partie inférieure laissée unie, tandis
que le marbre de la partie supérieure était légèrement teinté
d'un jaune très-doux rehaussé d'ornements noirs et blancs
sous l'échiné du chapiteau. L'architrave, composée de pièces
de cèdre jumelées, était couverte d'un enduit léger comme
une coquille d'œuf et coloré aussi de jaune. Quant à la frise,
elle se composait de triglyphes au droit de chaque colonne,
— triglyphes qui n'étaient que les bouts des poutres soute^
nant les solives du plafond des portiques, — et entre eux, de
remplissages faits de madriers épais de cèdre, couverts d'un
enduit délicatement peint. Puis saillait la corniche égale-
ment de bois et soutenant le chéneau de terre cuite colorée,^
percé de quantité d'orifices pour laisser passer les eaux plu-
viales et surmonté de têtes d'animaux. Les triglyphes peints
d'un bleu clair faisaient valoir les tons des ornements voi-
sins, rouges, noirs et blancs, sur fond jaune.
L'éclat du soleil et l'azur du ciel harmonisaient merveil-
leusement cette coloration claire et transparente se détachant
sur les fonds rouges et d'un jaune sombre des parois du
portique.
Les invités ne manquèrent pas de féliciter Chrémyle et
l'architecte-, car ils savaient que le maître du logis en faisait
I. Voy. le plan, figure 64.
13
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grand cas. « Oui, disait Chrémyle, adressez vos compli-
ments à ce bon Eicos, car je Tai bien fait enrager par mo-
ments.... mais il me coûte si cher! c'est mon excuse.... «
Après qu'on eût admiré les peintures du petit triclinion
représentant des jeunes filles apportant des offrandes au dieu
Pan, et la délicatesse des lits de bronze incrustés d'argent,
on se rendit au jardin que Chrémyle avait improvisé. Dans
la roche nue, il avait fait creuser des fosses remplies de terre
végétale. Là fleurissaient l'oranger et le citronnier, des ro-
siers et lauriers, quantité de plantes aromatiques. Puis, avec
beaucoup de dépense, le maître avait fait transplanter des
oliviers déjà grands, des figuiers et des platanes.
De petits canaux, proprement travaillés dans du marbre,
distribuaient l'eau de toutes parts, et des esclaves ne ces-
saient d'entretenir et de nettoyer les allées et les massifs.
Quand le repas fut préparé, on se rendit au grand tri-
clinion, où chacun prit place (fig. 66). Aussitôt les mets et
les vins furent apportés par de jeunes esclaves, les mieux
dressés qu'il y eût à Athènes, pendant que deux joueurs de
flûte, postés dans le jardin, s'éloignant ou se rapprochant de
la salle du festin, répandaient dans l'air des mélodies tantôt
douces et lentes, tantôt sur un rh3^tme vif et accentué.
Bientôt, grâce aux flacons d'un lesbique excellent, l'en-
tretien s'anima. « Je tiens, dit Epergos, Athènes pour la
reine des cités. Que sont les splendeurs des Perses et leur
cérémonial gênant, auprès de cette liberté dont on jouit ici.?
—■ Licence ! dit Doxi. — Que sont, continua Épergos pour
exciter son compagnon, ces repas de l'Égypte, au milieu
desquels on promène un cercueil pour engager les convives,
prétendent les habitants de Memphis, à se presser de jouir
des biens de la terre et pendant lesquels on ne parle que de
sacs de blé et de troupeaux d'oies, auprès de ces réunions
où l'on ne saurait dire lequel est préférable, de la bonne
chère ou des propos des convives. Garçon! donne-moi
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
■M
encore de ce perdreau cuit dans la lie de vieux vin, cela est
digne des dieux ! — Par Bacchus, dit Doxi, attention à ta
tête, Épergos. — Laisse, laisse, Doxi, mes idées sont aussi
limpides que cet air qui nous permet de voir d'ici les senti-
nelles sur les remparts de l'acropole. — Eh ! reprit un des
philosophes, peut-on jamais affirmer que l'on voit un
objet ? — Il me semble du moins. — Oui, il te semble,
Épergos, mon ami, mais tu conviendras que tout ce que
Ton voit n'est qu'une apparence, rien ne prouve que cela
existe réellement. As-tu seulement la certitude de ta propre
existence ? — Par tous les dieux! voilà une coupe pleine, je
bois ce qu'elle contient, cela me fait grand bien et grand
plaisir, et la coupe est vide, donc.....
— Donc, c'est ton esprit qui éprouve ce plaisir et qui
suppose ce bien, rien de plus.... — Bon, dit l'autre philo-
sophe, voilà Distasis parti.... Donnez-lui à boire ou nous
allons tomber dans le néant, et, tout à l'heure, il n'y aura
plus ici ni maison, ni lits, ni jardin, ni rien que lui tout
seul, et encore !... Eh, ami ! laisse-moi vivre d'apparences,
si tout est apparence, le mot ne fait rien à la chose. — Cela
fait beaucoup, au contraire, car si tout est une apparence
qui réside seulement dans notre âme, un produit de notre
esprit, il n'y a que l'esprit. — Oui, cela est bon à dire
quand on a bien dîné ; mais, d'ici à vingt-quatre heures, si
tu ne trouvais pas une apparence de tasse de vin et de
tranche de jambon pour refaire ton apparence de corps, je
voudrais bien savoir ce que deviendrait ton esprit? N'est-il
pas plus vrai de dire que l'âme n'est que l'harmonie établie
par nos organes fonctionnant régulièrement. Si tu as la
fièvre, ton esprit juge-t-il de la même façon les choses que
si tu es en santé ? Et une apparence de pierre qui tombe
sur ton apparence de crâne n'envoie-t elle pas promener
ton esprit ? — Promener où ? — Qui sait ! dans l'apparence
du corps d'une grenouille, peut-être !... Tiens ! ne te fâches
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
pas, bois avec moi à Chrémyle. — Bon ! dit Épergos, si
nous laissons nos deux philosophes s'engager sur ce terrain,
où irons-nous? L'un veut nous persuader qu'il n'est qu'une
âme dans le monde, et l'autre que les âmes passent leur
temps à changer de peau. Gardons, s'il vous plaît, notre
bon sens, et tenons-nous-en à ce que nous voyons claire-
ment.... Voilà un beau plafond, que cela est doux à l'œil et
qu'il est bon d'être ainsi au frais tandis que cette ouverture
nous laisse voir l'horizon tout brûlant de lumière et nous
envoie les parfums du jardin puisses-tu, Chrémyle, Jouir
longtemps de ces biens et en faire jouir tes amis ! » Mais,
s'adressant à l'architecte : « Dis-nous donc, Eicos, puisque
tu étais en veine de bien faire, pourquoi n'as-tu pas construit
en marbre les entablements des portiques sous lesquels nous
nous promenions tout à l'heure ? — Eh ! reprit Eicos,
Chrémyle trouvait déjà qu'en faisant élever des colonnes
de marbre, je dépensais trop d'argent et que je le rui-
nais. — Cependant, pour vos temples, continua Éper-
gos, chez tous les Doriens, vous faites porter des enta-
blements de pierre sur les colonnes de même matière,
et ces entablements ne diffèrent pas sensiblement, comme
aspect, de ceux que tu as fait faire ici avec du bois.
En bonne logique, est-il convenable' de donner des formes
semblables à des parties d'architecture faites de matières
différentes? J'ai vu chez les Mèdes et dans l'Ionie que les
matériaux employés imposaient la forme adoptée par l'ar-
chitecture. Ce n'est pas une critique que je fais ici de tes
portiques, qui sont charmants, mais je serais aise de t'en-
tendre sur un pareil sujet. — Tu en sais plus long que moi
sur ce chapitre, Épergos, mais tu veux me faire discourir,
et la matière étant ardue, je risquerais fort de vous ennuyer.
— Non point, dirent les convives, il y a toujours quelque
chose de bon à tirer d'une discussion entre gens experts ;
parle donc. — Fais-moi apporter une tablette, Chrémyle,
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
car Je ne saurais m'expliquer sans l'aide d'un dessin. »
Un des esclaves ayant apporté un de ces tableaux peints
en blanc sur lesquels les négociants établissent leurs comptes
et un morceau de pierre noire, Eicos traça dessus, en
quelques instants, les deux diagrammes (fig. 67) ; puis, ayant
fait tenir ce tableau par Tesclave, de manière que chacun pût
le voir, il parla ainsi : « Ceux qui ont médité sur l'architec-
ture adoptée par les Doriens savent peut-être à quelles ori-
gines diverses ils ont été puiser les éléments dé leur archi-
tecture. Épergos, qui a tant vu de pays, sait mieux que moi
ce qu'il en est. Les uns prétendent que les premiers édifices
des Doriens étaient primitivement construits en bois et que
les formes de Tordre adopté par eux ne sont qu'un dérivé^
de ces premières bâtisses. Pour moi, je n'en crois rien, car
ce que j'ai vu sur les côtes de l'Asie, où l'on construisait
presque tout en bois il y a peu de temps encore, ne ressem-
ble pas à ce que nous faisions ici jadis. J'admets, au con-
traire, que la nécessité où les Doriens se sont trouvés d'em-
ployer la pierre dans les contrées où ils se sont établis,
contrées qui ne sont pas riches en bois de charpente, a
commandé les formes de certaines parties importantes de
l'ordre composé par eux. Ainsi, par exemple, il est évident
que l'on ne saurait donner à un chapiteau de bois la
forme A du chapiteau dorique. Si on veut poser un chapeau
de bois sur un poteau pour porter une poutre et la soula-
ger, on le coupe ainsi que je le trace en B^ et, en effet, ceux
qui ont visité la Lycie, la Carie, ont pu voir des chapiteaux
de bois ayant cette forme, et, par imitation, des chapiteaux
de pierre qui Pont conservée. Pour décorer les extrémités
du chapiteau, on y a sculpté des volutes et c'est là qu'il
faut voir Torigine du chapiteau ionique. Mais il est bien
évident que le chapiteau dorique, avec son échine courbe et
son abaque carré, n'a nul rapport avec la forme qu'on peut
tirer d'un morceau de bois.
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
« Qu'originairement on ait fait souvent des architraves de
bois comme nous en faisons encore dans nos constructions
privées, il n'y a rien là que de très-naturel. Mais, toutefois,
vous remarquerez que les entre-colonnements de l'ordre do-
rique, dans nos monuments les plus anciens, sont très-
étroits et que, s'ils ont si peu de largeur, ça été pour ne pas
donner une trop grande portée à des linteaux ou architraves
de pierre. Si ces architraves eussent été faites de bois, on
n'aurait pas eu besoin de tant rapprocher les colonnes et de
donner une si forte saillie aux échines des chapiteaux ; et
nous voyons précisément que plus on remonte aux temps
éloignés et plus ces chapiteaux doriques prennent de saillie
sur le fût de la colonne, afin de soulager d'autant les archi-
traves, qu'alors on ne taillait guère que dans des pierres
assez tendres, tandis que dès qu'on a employé des pierres
plus dures, comme le marbre, par exemple, on a élargi les
entre-colonnements et diminué la saillie de l'échine du cha-
piteau. Bien plus, si nous n'employons ni la pierre ni le
marbre pour faire les architraves, mais le bois, nous faisons
les entre-colonnements plus larges, ainsi que vous l'avez vu
ici dans les cours.
u Ceci dit, passons à la frise. Quelques-uns ont de même
prétendu que les triglyphes qui décorent habituellement la
frise de l'ordre dorique représentent les bouts des solives de
bois qui, originairement, posaient sur l'architrave. Rien
n'est moins démontré. D'abord, dans nos plus anciens mo-
numents doriques, il y a des triglyphes dans la frise sous les
frontons, comme il y en a sur les frises latérales. Or, si les
solives portaient sur les architraves latérales, elles ne pou-
vaient en même temps porter sur les architraves de face ;
donc leurs extrémités ne s'y seraient pas montrées. On dira
que c'est là une imitation, une tradition; je n'en crois rien.
Je reviens toujours à nos plus anciens édifices; eh bien!
dans ceux-ci, nous voyons souvent que les triglyphes sont
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
des dés de pierre qui portent la corniche, à l'aplomb de
chaque colonne, au milieu de Pentre-colonnement et sur les
angles, tandis que les métopes, c'est-à-dire les espaces lais-
sés entre ces triglyphes, restent vides.
« La corniche, elle, est évidemment la conséquence de la
saillie de la charpente, par conséquent, sa forme a pu être
en partie donnée par l'emploi principal du bois. Mais il
faut dire que cette forme originelle a été singulièrement
appropriée à l'emploi de la pierre, et cela depuis bien long-
temps.
« Mais — et c'est en ceci que les Athéniens montrent la
souplesse de leur génie, — sans mentir aux formes que la
matière doit commander, on peut composer un entable-
ment dorique, à quelques détails près, aussi bien avec de la
charpente qu'avec de la pierre et ces deux tracés vous en
donnent la preuve.
« Prenons d'abord la structure de pierre : sur le chapiteau
A, des architraves B sont posées, en deux parties, car, si
l'une des pierres est défectueuse, il y a chance pour que
Tautre ne le soit pas. Ces architraves portent d'une colonne
à l'autre, les joints étant à l'aplomb des axes de ces co-
lonnes. Mais alors, ainsi que je le disais, les entre-colonne-
ments doivent être assez étroits pour que ces architraves de
pierre n'aient pas une portée trop longue. C'est pourquoi,
si nous employons cette matière, nous ne donnons pas plus
de deux diamètres (pris au milieu de la colonne) entre cha-
cune d'elles, tandis que si nous adoptons l'entablement de
bois, ces entre-colonnements peuvent être beaucoup plus
larges. Donc, les architraves étant en place, nous posons, au
droit de chaque colonne et au milieu de chaque entre-colon-
nement, un dé de pierre auquel on a donné le nom de
triglyphe, parce qu'il est d'usage de sculpter trois rainures
verticales sur la face extérieure de ces dés afin d'accuser leur
fonction de support. Car vous observerez que lorsqu'on
HISTOIRE DE L'H ABITATION. 20T
veut donner à un style ou support vertical une apparence
rigide, comme pour les colonnes, par exemple, on répète la
ligne verticale au moyen de cannelures, de traits, de rai-
nures, c'est là une question d'art. Sur ces triglyphes, qui
forment ainsi sur Tarchitrave autant de pilettes, on place la
corniche D, dont la saillie et le profil éloignent les gout-
tières E des parements.
a Cela étant fait, on peut remplir ou laisser vides les
espaces entre les triglyphes, puis poser en arrière une assise
G dont la saillie reçoit le plafond de bois H, composé de
poutrelles que Ton revêt de peintures ou de terre cuite,
poutrelles qui portent les solives I, entre lesquelles on place
des panneaux de terre cuite émaillée ou de bois. La cor-
niche reçoit les assises de pierre J K, sur lesquelles s'ap-
puient les chevrons L de la charpente. Sur ces chevrons sont
embrevés les pannettes M, qui servent à supporter les tuiles
et à les empêcher de glisser. Vous voyez que cette structure
est très-simple, que chaque partie remplit une fonction et
que, si rien ne manque, il n'est aucun membre que l'on
puisse retrancher comme inutile. Il paraît donc que tout,
ici, a été combiné en raison de la matière mise en œuvre :
la pierre.
« Voulons-nous construire en bois, par économie ou bien
parce qu'il est nécessairs d'obtenir de larges entre-colonne-
ments et une structure légère ? Sur le chapiteau A, de pierre
ou de marbre, nous posons les deux poitraux P de bois,
qui forment l'architrave, puis les deux filets-listels N. A
l'aplomb de chaque colonne, nous posons la poutre O, dont
l'extrémité O' forme triglyphe ou support de la corniche.
Sur ces triglyphes nous plaçons le filet Q, qui reçoit les
chevrons R, lesquels débordent, saillent, reçoivent à leur
extrémité une planche S qui fait la face du larmier, un filet
supérieur T propre à recevoir les gouttières de terre cuite,
puis, le dessous du larmier. Entre les triglyphes,—qui, dans
202 HISTOIRE DE L'HABITATION.
ce cas, ne se montrent qu'au droit des colonnes et non entre
elles, — on peut embrever les madriers V composant la
frise. C'est ainsi qu'a été fait l'entablement du portique de
la grande cour de la maison où nous sommes \ Tous les
bois, bien aérés et laissant toujours des vides entre eux, ne
peuvent s'échauffer ni pourrir, par conséquent. Ici, comme
dans la structure de pierre, il n'est pas une pièce inutile.
Les poitraux de bois sont soulagés dans leur portée et n'ont
d'autre effet que d'étrésillonner les colonnes. Ces bois étant
soigneusement peints, garantis de la pluie et aérés, peuvent
se conserver pendant des siècles.
« Vous voyez donc que la forme donnée à l'entablement
de l'ordre dorique se prête, avec quelques variantes peu
importantes, à la structure de pierre, aussi bien qu'à celle
de bois et sans qu'il soit besoin, si on emploie l'une ou
l'autre, de fausser soit la forme, soit la structure.
« Je ne vous dissimulerai pas que certains architectes em-
ploient un procédé mixte, notamment dans la grande Grèce
où j'ai pu le constater, c'est-à-dire que sur les architraves
de bois, ils ne craignent pas de poser des frises et corniches
de pierre, mais cela est défectueux et est considéré comme
une mauvaise construction. Le bois, qui est élastique, lé-
ger et compressible dans le sens du fîl, ne saurait être
propre à porter la pierre qui est compacte, sans élasticité et
lourde.
« Je le répète, on ne saurait guère admettre que la struc-
ture de bois ait inspiré la structure de pierre dans la com-
position de l'ordre dorique*, et je croirais plutôt que le
contraire s'est produit; d'autant que plus on remonte dans
les temps anciens et plus les entablements de l'ordre dori-
que s'éloignent de la structure de bois pour se conformer à
celle imposée par l'emploi de la pierre. Toutefois on doit
I. Voy. figure 65.
-ocr page 208-2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
reconnaître que nos architectes ont habilement su faire con-
corder la forme avec la structure dans Tun ou Tautre cas.—
Par Athénée ! dit Chrémyle, Eicos nous montre qu'il con-
naît son art ! qu'on lui verse à boire, il doit avoir soif', je ne
regrette pas de lui avoir fait faire des entablements de bois
sur les colonnes de mes portiques puisqu'il explique si bien
qu'ils y sont à leur place. Mais, voyez le traître, il ne me
disait pas tout cela lorsqu'il s'agissait de les établir, il me
soutenait que c'était une honte de placer ces charpentes
peintes sur des colonnes de marbre ! — Il est évident que
cela eût été mieux de continuer avec les matériaux de mar-
bre, reprit Eicos. —Oui.... certes,mais m'assurais-tu contre
les délateurs qui commençaient à croasser comme des gre-
nouilles après la pluie, quand ils voyaient charrier ici ces
colonnes de marbres ; qu'eussent-ils dit si, après les colon-
nes, les attelages de bœufs avaient amené ces entablements !
>
— Permets encore, dit Epergos, que je t'adresse une ques-
tion : J'ai vu chez les Mèdes, et autrefois en Assyrie, et
encore chez les Tyrrhéniens et même chez les Étrusques,
des voûtes faites de brique crue ou cuite, et aussi de pierre -,
j'ai souvent ici recommandé ce genre de construction qui a
l'avantage de mettre les bâtiments â l'abri de l'incendie et
qui préserve si bien les intérieurs du chaud et du froid; les
Hellènes comme les Doriens de la Sicile et de la grande
Grèce ont vu maintes fois des voûtes chez les peuples leurs
voisins; pourquoi ne les veulent-ils adopter?— A cela, ré-
pondit Eicos, il y a deux raisons principales ; la première,
c'est que les Grecs n'aiment point à prendre les usages des
barbares ou, s'ils les adoptent, c'est en leur faisant subir
des transtormations profondes. La seconde, c'est que les
artisans grecs tiennent à se faire honneur de leur travail, et
que les voûtes exigent un labeur grossier qui ne leur plaît
pas. Qu'elles soient construites en brique ou en pierre, il faut
appeler, pour les élever, un grand concours de manœuvres,
204
HISTOIRE DE L HABITATION.
une masse d'ouvriers, faire des murs épais, bander les ber-
ceaux et remplir les reins. Or tu observeras que nous
n'employons pas la chaux, le mortier pour maçonner, ainsi
que cela est pratiqué en Médie et en Égypte; mais seule-
ment pour faire des enduits. On ne saurait élever des voûtes
sans mortier.
« On pourrait certes assujétir des esclaves à ces travaux,
qui demandent plus de sueurs que d'intelligence, mais nous
répugnons à cela.
« Nos ouvriers sont organisés en corporations jalouses qui
n'aiment pas voir les barbares travailler aux oeuvres qu'eux-
mêmes façonnent avec orgueil. Aussi n'emploie-t-on les
esclaves qu'aux charrois, aux travaux de force, au montage
des matériaux sur le tas. Nos charpentiers et tailleurs de
pierre, nos sculpteurs et peintres, sont des hommes libres,
pourvus de plus, d'un amour-propre excessif; ils veulent
que leur travail soit apprécié, et j'ai vu maintes fois de sim-
ples ouvriers amener des amis le long d'un édifice nouvelle-
ment achevé, pour leur montrer les pierres qu'ils avaient
taillées ou les bois qu'ils avaient assemblés.
« Les chapiteaux du portique de cette demeure ont été
tournés et taillés par quatre ouvriers habiles ; si par hasard
l'un d'eux est appelé dans la maison, soyez assurés qu'il jet-
tera un regard d'amour sur les morceaux travaillés par lui.
Il sait bien s'ils sont placés au côté droit ou au côté gauche.
« C'est grâce à cet amour-propre, parfois insupportable,
que nous pouvons obtenir des ouvrages dont l'exécution est
irréprochable. Il suffit de dire à un de nos ouvriers que le
travail de son camarade est plus soigné que le sien, pour
qu'il se surpasse. Mais aussi pouvons-nous difficilement
obtenir des ouvrages passables s'ils sont destinés à être ca-
chés ', c'est à qui ne s'en chargera pas. Dans ce cas, il faut
avoir recours aux esclaves. C'est pourquoi aussi vous ne
voyez pas chez nous de ces énormes édifices tels que ceux
mm
HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 205
d'Égypte. On ne trouverait personne pour tailler les pierres
des couronnements, dont le travail, à cause de la hauteur
où elles sont placées, ne peut être apprécié que par les oi-
seaux.— Il y a là, dit Épergos, après un moment de silence,
matière à réflexion.... Je comprends votre affaire.... et cela
m'explique des résistances dont je ne saisissais pas le motif....
Vous aimez si bien les arts que vous tenez à posséder leurs
diverses expressions sous la main. Si vos édifices sont pe-
tits, comparativement à ceux de beaucoup d'autres peuples,
c'est que vous voulez jouir de t:utes leurs parties d'un coup
d'œil, embrasser leur ensemble facilement. On ne trouve
pas dans l'Hellade de ces palais tels que ceux de Babyione,
qu'on ne saurait visiter en un jour tant ils sont vastes. —■
Tu dis vrai. Non-seulement nous n'avons point de goût
pour les édifices trop vastes et qui, se composant de beau-
coup de parties juxtaposées, ne possèdent pas les qualités
d'unité que nous exigeons de toute œuvre d'art; mais tu
observeras que les Grecs, contrairement à d'autres peuples,
évitent dans leurs constructions, la multiplicité des motifs
architectoniques. Temple, édifice public ou maison, la so-
briété est la loi suprême, et c'est plutôt par la judicieuse
disposition de la structure, l'étude des proportions, que ces
édifices cherchent à plaire, que par la profusion des orne-
ments et l'accumulation de ces détails surprenants auxquels
les barbares sont sensibles. Il ne faut pas oublier que
nous sommes un peuple libre, jaloux et ombrageux à l'excès,
enclin à la critique, économe de ses deniers. Il faut donc
que tout citoyen, assez heureux pour posséder de grands
biens, n'en fasse point étalage en public et ne froisse pas les
sentiments démocratiques de la nation par un luxe appa-
rent. Athènes possède beaucoup de citoyens, comme notre
hôte, qui pourraient afficher leur richesse; à quoi cela ser-
virait-il, je vous prie? sinon à exciter l'envie et les soupçons
malveillants. Si un étranger parcourt les rues d'Athènes, il
206 HISTOIRE DE L'HABITATION.
pourrait croire que tous ses habitants vivent dans des de-
meures à peu près semblables. Et, pour ne citer qu'un
exemple, la maison de Cliton, qui est voisine de celle-ci,
présente sur la voie publique une entrée à peu près pareille
à celle de Chrémyle. Cependant Cliton n'est qu'un pauvre
hère, vivant de pois chiches. Les demeures des Athéniens
ne se distinguent entre elles que par le plus ou moins de ri-
chesse ou de pauvreté des intérieurs, dans lesquels ne sont
admis que les intimes. Puis nous ne possédons ni les tré-
sors ni les bras dont disposent les rois d'Egypte et la Perse-,
nous n'avons pas des armées d'esclaves ou une plèbe asser-
vie à nos ordres ^ il nous serait impossible d'égaler ou de
dépasser en étendue et en richesse les monuments de ces
contrées. Les Grecs ont donc cherché dans la beauté et le
choix de la forme, cette supériorité qu'on leur accorde dans
les œuvres d'art. — Et que dis-tu de l'emploi des nombres,
si cher aux Égyptiens ? — En cela, les Égyptiens ont été
nos maîtres, et les traditions s'accordent à dire que nous
leur avons pris les méthodes en usage chez nous, depuis
longtemps déjà. — Ainsi vous vous servez de ces méthodes
dans la composition de vos édifices ? — Certes, cela est im-
posé dans nos écoles. L'ordre dorique, par exemple, qui joue
un rôle si important dans la plupart de nos constructions,
est soumis à des règles établies sur certains rapports de
nombre. Mais, outre que je vous fatiguerais si j'entrais dans
des détails à ce sujet, ce sont là des mystères que nos cor-
porations ne nous permettent pas de révéler à ceux qui ne
sont point initiés. — Tu es bon, avec tes mystères, Eicos,
dit un des philosophes -, chacun les connaît ou peut les con-
naître en mesurant un édifice ; puisque alors il est facile de
découvrir ces rapports de nombres. — Ce n'est pas si aisé
que tu le crois, reprit Eicos ; car il faut savoir sur quels
points ces rapports sont établis. Ainsi, par exemple, tu
n'ignores pas qu'un fût de colonne est plus large à sa base
HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 220
que sous Téchine du chapiteau ? Eh bien ! si la hauteur de la
colonne doit avoir un certain nombre de fois son diamètre,
est-ce au pied, au milieu, à l'extrémité supérieure ou au
tiers ou au quart du fût que tu prendras ce diamètre, ce
module, dis? Tu ne réponds pas.... Si j'ajoute encore que,
dans certains cas, ce module sera pris au pied, et, dans
d'autres, au milieu ou au tiers du fût \ comment pourrais-
tu découvrir la méthode adoptée par l'architecte d'un tel
édifice, ou à quels longs tâtonnements faudra-t-il te livrer
pour résoudre la question? Tu as grand'peine à connaî-
tre un enfant qui, dans sa simplicité, ne te cache pas sa
pensée, qui est devant toi comme un rouleau ouvert, qui
obéit à tous ses instincts, que tu ne quittes pas. Tu le crois
doux et affectueux et un jour tu t'aperçois qu'il est cruel et
que sa feinte douceur est de l'hypocrisie. Tu le crois em-
porté, et, en telle circonstance il te surprend par sa pa-
tience.... Et tu voudrais savoir, une mesure à la main,
comment a été constitué un édifice qui, lui, ne dit rien, ne
subit et ne manifeste aucune impression; mais qui, dans
toute sa composition, renferme les calculs, les pensées, les
sentiments d'un homme que, peut-être, tu n'as jamais vu !
— A merveille, Eicos ! dit Chrémyle, écrase ce philosophe
qui prétend découvrir les mystères de ton art ! Une cou-
ronne à Eicos vainqueur ! — Eh ! attendez donc, je n'ai
point encore répondu à notre architecte qui, comme ses
confrères, prétend faire de son art le sanctuaire des mystè-
res les plus redoutables, le centre des émanations intellec-
tuelles les plus élevées. Que dis-tu, Eicos, de cette pomme
de Thessalie ? — Elle est belle assurément, et sa pellicule
purpurine a l'éclat brillant dont se couvrent les joues de nos
jeunes campagnardes lorsqu'elles pressent le pas pour arri-
ver à l'heure du marché. — Tu conviendras que ce fruit
est merveilleusement composé pour satisfaire le goût, l'o-
dorat, la vue et le toucher ; qu'il est proportionné dans son
2o8 histoire le l'habitation.
ensemble et ses parties ? Qui a produit cette pulpe savou-
reuse si finement vêtue ? — Un pommier probablement. —
Bien-, or crois-tu que le pommier ait savamment calculé
la relation des diamètres de cette pomme, la tension de sa
peau douce et luisante, le nombre et la disposition de ses
pépins ?
— Voudrais-tu en venir à me comparer à un pommier ?
— Pourquoi non : Vous, architectes, vous élevez des édi-
fices qui nous charment parce que vous avez été plantés,
cultivés et greifés à cette fin, comme un prunier produit des
prunes, un médecin fait de la médecine et un armurier des
armes. Vous n'êtes les uns comme les autres que des inter-
médiaires de rintelligence supérieure, et si tes productions
sont meilleures que celles de ton confi-ère, c'est que tu as
été mieux planté, cultivé et greffé. Mais si le pommier s'avi-
sait de tirer vanité des pommes qu'il produit, on lui rirait
aux branches. — Voilà qui va bien, dit Epergos en riant •
ainsi, Eicos, comme nous tous qui pensons, agissons et pro-
duisons, nous ne sommes que des organismes inconscients.
— Que sais-tu, continua le philosophe, si les végétaux sont
inconscients. Tu vois ou crois voir, comme disait Distasis,
qu'ils ne se meuvent, tu n'entends pas leur voix; qu'est-ce
que cela prouve? Tout au plus l'imperfection de ton enten-
dement. L'âme du monde réside en tout, elle est égale en
valeur partout, et ne fait que se manifester de différentes fa-
çons -, ce qui vit n'est qu'une enveloppe fragile dont il lui
plaît de se vêtir pour arriver à une fin. — Et quelle est cette
fin ? objecta Distasis. — Eh mais ! la vie, la perpétuité de la
vie; c'est quelque chose, il me semble ! La dose de l'âme du
monde répartie à chaque être, nous morts, rentre dans le
magasin commun pour être de nouveau employée, suivant
le besoin et suivant sa qualité, car nous avons pu faire que
cette dose soit pire ou meilleure qu'elle n'était quand elle
nous a été confiée.... Quand je dis nous, j'entends parler
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
du pommier aussi bien que de Thomme, du chien ou du
rat.
a Eicos est un architecte excellent ; il admet qu'il a acquis,
de sa naissance à ce jour, le talent qui nous charme. Mais
qui nous assure que la dose de l'âme du monde dont est
pourvu Eicos, notre convive, n'a pas commencé par occuper
le corps d'une abeille, laquelle, à force de travail, s'est dis-
tinguée parmi son espèce, et a su faire des cellules plus ré-
gulières que n'étaient celles de ses compagnes? L'abeille
sait-elle ce qu'est un hexagone? Et pourquoi fait-elle tou-
jours des cellules hexagonales ?
« Aujourd'hui Eicos nous parle des mystères auxquels
sontmitiés les architectes, de la loi des nombres et des tracés
géométriques. M'est avis que ces lois ont été faites après
coup, comme si l'abeille s'amusait aujourd'hui à décrire les
propriétés de l'hexagone et comment il est composé de six
triangles équilatéraux réunis aux sommets. Je découvre
l'âme du monde dans le travail de l'abeille, comme je la dé-
couvre dans toute œuvre d'art et dans toute production na-
turelle. Distasis se croit seul l'intelligence évoquant un monde
qui n'existe pas réellement; moi, je vois l'intelligence par-
tout, perpétuant la vie au sein de la matière qui existe, mais
serait inerte sans elle. Et, pour en revenir à notre point de
départ, je ferai à notre ami Eicos une question, s'il le per-
met?— Fais. — Est-ce l'homme qui a inventé les nombres
ou les nombres existaient-ils avant l'homme ? Est-ce l'homme
qui a inventé le cercle ou le cercle existait-il avant l'homme?
— Les nombres, répondit Eicos, sont, comme la géométrie
est; l'homme n'a fait que connaître les uns et appliquer l'au-
tre à ses besoins, ses arts et son industrie. — Bon ; alors si
les nombres, si la géométrie existaient, les conséquences
existaient aussi, car le nombre douze pouvait se diviser par
deux, par trois et par quatre sans qu'il fût besoin de l'homme
pour constater le fait; donc toutes les lois d'harmonie des
ik
-ocr page 215-210 histoire de l habitation,
nombres existaient, et ce que vous considérez comme des
mystères, vous, architectes, ne sont que des emprunts faits
à un trésor commun, par les parcelles de Pâme du monde
qu^ occupent vos corps d'architectes. —Tout cela est subtile
et ne m'importe guère, reprit Eicos. Ce que je puis dire,
c'est que la dose de l'âme du monde qui m'est dévolue a
parfois grand'peine à se tirer d'embarras, s'il s'agit de satis-
faire, à l'aide des moyens qui nous sont donnés, aux fantai-
sies de mes clients et à ce que j'exige de moi-même. Je ne
crois pas que le pommier, ni même les abeilles aient ces sou-
cis. Je ne te remercie pas moins de m'avoir donné pour ori-
gine le corps d'une de ces utiles travailleuses de l'Hymète,
car il ne me plaisait guère d'avoir commencé par résider
dans le tronc d'un pommier. Mais, par Bacchus ! à boire !
je meurs de soif ! » Passant ainsi d'un sujet à l'autre, l'entre-
tien tantôt sérieux, tantôt badin, se prolongea jusqu'au cou-
cher du soleil.
Puis les convives allèrent au jardin respirer l'air frais et
embaumé du soir. A la nuit close, chacun, précédé d'un
esclave portant un falot, regagna son logis.
(c Voilà de grands fous, dît Doxi à son compagnon, lors-
qu'ils furent seuls dans la rue. — Oui, reprit Épergos,
fous d'idées, fous de discussions, fous de recherches, fous
de critiques et d'examen de toutes choses. C'est, de par tous
les dieux, une bonne folie, et nos Perses ne remuent pas,
en une année, dans toute la ville de Babylone, autant d'idées
qu'on en a mis ce soir sur le tapis chez Chrémyle. — Assu-
rément, et ils auraient le bon esprit de ne le point souffrir.
— C'est ton avis? — Certes! est-il une société humaine qui
puisse résister à ce torrent d'extravagances, à cette liberté de
tout dire, de discuter sur toute chose, sans que les magis-
trats de la cité tentent de réprimer une pareille licence de la
pensée? — Bah! laisse faire, Doxi-, ces gens-là, avec leur pe-
tit territoire et leur ville qui ferait tout au plus un des quar-
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
tiers de Babylone, vivront plus longtemps dans la mémoire
des hommes que tous tes Perses et tes Égyptiens réunis. —•
Oui, peut-être, pour pervertir leur esprit et les détourner de
la sagesse. Que sont ces philosophes tant prisés à Athènes,
qui ne tiennent compte ni des dieux, ni des traditions sa-
crées, qui mettent à chaque instant en question les éternelles
vérités, les croyances les plus respectables? des esprits de
ténèbres, des dissolvants, des..,. — Allons, interrompit
Epergos, ce n^est pas à moi qu'il faut chanter cette gamme
trop vieillie. Voilà quelques milliers d'années déjà que tu ré-
pètes la même chose, et le monde des humains, dont tu pré-
dis sans cesse la fin, vit toujours, se développe et marche.
— Il marche, certes, sur des amas de ruines. — Mais, mon
brave Doxi, la forêt qui pousse ne vit-elle pas des débris qui
s'accumulent au pied des jeunes arbres, et ceux-ci ne sont-ils
pas d'autant plus vigoureux que ces détritus sont plus an-
ciens et plus épais? — Tu contemples avec plaisir cette
pourriture, toi ? — Non, mais je jette les yeux sur les reje-
tons vigoureux qui sortent de son sein.
l86 HISTOIRE DE L IIA BIT ATION.
LES ROMAINS.
Au lendemain des guerres civiles, Rome, sous la main
d'Auguste, se transformait. L'amour du luxe, des habita-
tions somptueuses, inconnu à la République, se répandait
dans toutes les classes de citoyens, et il n'était pas d'avocat
ou de négociant qui ne possédât un logis plus élégant et
plus vaste que n'étaient les demeures des patriciens du temps
des Scipions.
Rome, composée d'éléments très-divers, subissait l'in-
fluence des arts appartenant aux peuples d'où elle sortait, et
que, successivement, elle avait conquis ou choisis comme
alliés. Son architecture, étrusque à l'origine, s'était peu à
peu enrichie des emprunts faits à la grande Grèce, à la Si-
cile, à l'Attique et à l'Asie Mineure; aussi composait-elle,
au commencement de l'ère impériale, un mélange de ces
arts différents dans leurs principes et leur forme. Auguste,
esprit modéré, pensait que Rome devait se contenter des
conquêtes faites sous la République, en gouvernant les pro-
vinces par une sage administration ; et, de tous ces matériaux
réunis, fonder un empire inattaquable sans plus songer à
HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 226
dépasser les limites qu'il considérait comme définitives.
Pendant la période républicaine, Rome n'avait eu guère
le loisir de songer aux arts et à ce qu'ils procurent de jouis-
sances et de bien-être. Cependant, après la guerre sociale, le
goût des arts se répandit parmi les citoyens de la cité triom-
phante. Les villes samnites, étrusques, lucaniennes qui ren-
fermaient tant de monuments précieux, détruites par Sylla,
fournirent un butin immense, dont la valeur et Timportance
exercèrent une notable influence sur les mœurs romaines.
Les richesses de la Grèce vinrent encore donner aux der-
nières années de la République romaine le goût des arts, et
il n'était pas de notable citoyen à Rome, après les guerres
de Sylla, qui ne fût versé dans la langue grecque et qui ne
voulût posséder des œuvres d'artistes athéniens dans sa
maison.
La politique profondément raisonnée d'Auguste lui con-
seillait de provoquer le goût naissant pour les choses d'art,
qui se manifestait au sein de l'aristocratie romaine, sachant
bien que l'habitude du luxe est un des moyens les plus favo-
rables à l'asservissement des classes supérieures. Aussi, bien
qu'il vécût simplement et qu'il ne cessât d'habiter une de-
meure modeste, voyait-il d'un œil favorable ceux d'entre les
patriciens qui affectaient dans leurs habitations un luxe Jus-
qu'alors inconnu, qui s'entouraient d'artistes, de poètes et
de tous les raffinements empruntés aux peuples étrangers.
Celui qui se fait bâtir un palais et qui l'enrichit d'objets d'art
d'une haute valeur n'est pas un conspirateur. Afin de pro-
voquer le mouvement, l'empereur faisait rebâtir les temples,
les édifices publics, sur des plans plus vastes et à l'aide de
matériaux précieux. Cet exemple était suivi par tous ceux qui
tenaient à jouir des faveurs du prince, car ils savaient que
c'était le meilleur moyen de lui faire sa cour.
Non-seulement la ville de Rome changeait d'aspect et se
couvrait d'édifices somptueux qui charmaient la multitude
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
et Foccupaient, mais les campagnes voyaient élever des
villœ qui contrastaient par leur étendue et leur richesse avec
les maisons de campagne des Romains de la République,
habituellement d'une excessive simplicité, centres agricoles
où rien n'était donné au superflu.
Toutefois, dans ce déploiement de luxe, il faut dire qu'il
entrait plus de vanité que d'amour de l'art.
Non loin de Rome, sur le penchant des montagnes qui
séparent l'ancien Latium du pays des Volsques, près d'.un
petit bourg qui a nom Lanuvium, on voit une villa d'une
étendue médiocre, mais construite récemment pour un cer-
tain Mummius, riche patricien. Ce Mummius, après avoir
joué un rôle actif dans la guerre civile, a, comme bien d'au-
tres, pris son parti des derniers événements qui ont remis le
pouvoir suprême aux mains d'Auguste, et, se faisant ou-
blier, ne songe plus qu'à jouir paisiblement des biens qui lui
sont dévolus.
Sa villa comprend un vaste terrain couvert de vignes, de
bois et quelques champs dans la plaine, soignés par des co-
lons. C'est par la voie Appienne qu'on arrive à cette char-
mante propriété arrosée par le Lanuvius.
La figure 68 présente le plan général de la villa. Le ter-
rain s'élève assez abrupt vers le nord-ouest, de telle sorte
que le bâtiment principal A est garanti des vents violents
qui viennent de la mer et de la bise du nord.
Le Lanuvius qui prend sa source à peu de distance de la
propriété, coule en B, se dirigeant vers les marais Pontins
au sud. Le chemin qui s'embranche sur la voie Appienne
décrit une courbe tendue en C, afin d'éviter les brusques
changements de niveau, et aboutit en D aux jardins enclos.
Les bois s'étendent du côté du nord-est en E jusqu'à la-voie
Appienne, tandis que des vignes sont plantées en F. En G
sont les vergers et potagers, puis, les jardins de plaisance
en H. Du bâtiment principal A, une longue galerie avec
HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 228
xiste se dirige en I, jusqu'à un bâtiment plus petit K qui
sert de retrait lorsque le maître veut être seul. En L, sont
les logis des esclaves attachés au service de la maison. Quant
216 HISTOIRE DE L'HABITATION.
à ceux qui ont la charge d'entretenir le jardin, ils habitent le
bâtiment M, voisin de la porte de Tenclos. Un petit bois
d'oliviers s'étend sur les rampes du coteau en N, et en O
s'élève une construction renfermant les pressoirs à huile
et à vin.
Examinons maintenant le logis du maître, figure 69.
En A est un vestibule, long, voûté en berceau, et per-
mettant, par sa disposition, aux visiteurs, d'attendre le mo-
ment de l'audience, tout en se promenant ou en se repo-
sant sur les bancs placés dans les deux exèdres des extré-
mités. Ce vestibule est très-simplement décoré de quelques
peintures, L'entrée B est gardée par le portier qui demeure
en C.
En D est un parloir où l'on fait attendre ceux qui ne sont
pas introduits dans Vatrium E avec impluvium au centre.
C'est là où les clients se réunissent lorsqu'ils attendent le
maître pour l'accompagner ou l'entretenir de leurs affaires.
Le grand impluvium est en F, entouré de portiques sup-
portés par des colonnes de pierre. Au centre est un bassin
avec fontaine surmontée d'une statue de bronze, puis vers
l'extrémité nord, un exèdre de marbre blanc exposé en plein
midi, et où, lorsque l'air est froid, on peut venir se reposer et
discourir au soleil.
En g^ un vestibule intérieur précède le grand tricli-
niiim G, dans lequel on peut facilement réunir de quinze à
dix-huit convives. Le petit triclinium privé est en H. En /
et i deux pièces servent Tune de vestiaire, l'autre d'office.
Une bibliothèque voûtée est placée en I, et la salle U égale-
ment voûtée, recevant du jour par un œil ménagé au centre
de la demi-sphère, sert de lieu de réunion pendant la chaleur
du jour; car elle est fraîche et haute.
En T est une pièce consacrée à la garde de la vaisselle pré-
cieuse. Les chambres à coucher sont en K.
Les bains se composent d'une première pièce L ou frigi-
-ocr page 222-?,217 HISTOIRE DE iJ HABITATION.
dariiim avec grand bassin d'eau froide, puis de deux cham-
bres M et m qui servent a'étuve, et de ia pièce N destinée
aux bains tempérés.
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
C^est au-dessus du frigidarium qu'est placé le réservoir
recevant les eaux de Taqueduc W. En S, sont des latrines.
La cuisine est installée en V. Elle est voûtée et sa voûte
octogonale est terminée par un tuyau qui enlève la buée et
la fumée. Les dortoirs des esclaves, spécialement attachés
au service du maître, sont placés en XX. Mais, toutes les
nuits, plusieurs d'entre eux sont de garde dans les différen-
tes parties de Thabitation et se tiennent alors dans le tricli-
nium ou sous les portiques.
En R, un escalier à double rampe descend aux caves et
monte à l'étage supérieur qui s'élève sur tout le corps du
logis du nord-ouest. Ce premier étage est occupé par des
chambres.
Un fossé isole du jardin toute la partie de l'hà'bitation de
l'est où s'ouvrent le grand triclinium et le petit. Des
treilles garnies de vignes couvrent les allées le long du
xiste et devant la face de l'entrée '.
Du bâtiment K qui sert de retrait, la vue est ravissante.
Par-dessus les bois qui s'abaissent vers le sud, on découvre
presque tout le cours du Lanuvius qui serpente entre les
roches éboulées; au-delà, les marais Pontins, comme un im-
mense tapis vert qui baigne dans la mer. Au fond, les monta-
gnes des Volsques et le sommet abrupt du cap Circée. C'est
pendant les saturnales que le maître aime surtout à se retirer
dans ce petit logis -, car alors, la maison est remplie de brmt
et de mouvement. Ce bâtiment contient un petit triclinium.
Une salle ouverte vers le sud, une petite bibliothèque et
quelques chambres. La longue galerie et le musée servent
de promenade couverte, si le temps est mauvais, d'autant
que ce musée est entièrement fermé du côté de l'ouest d'où
vient la pluie et le vent de la mer.
l! :
Même pendant les dernières chaleurs de l'été, on n'a pas
I. Voy. le plan général, figure 68-
-ocr page 224-?,232 HISTOIRE DE iJ HABITATION.
à redouter le mauvais air des marais Pontins, car la villa
est très-élevée au-dessus de la plaine.
A Textérieur, ces bâtiments affectent beaucoup de simpli-
cité surtout du côté de Tentrée, ainsi que le fait voir l'éléva-
tion A (fig. 70).
70
<iO jno'h Ron
io
1-!-
H
JO
La façade opposée B, sur laquelle s'ouvre le trîcliniiim,
est plus riche -, mais Mummius a réservé pour les intérieurs,
toutes les élégances réunies dans cette habitation.
La grande cour, avec son impluvium au centre et son
exèdre, est une des parties de la villa qui présente un aspect
particulièrement agréable (fig. 71). Deux vieux lauriers,
que Mummius a voulu conserver au milieu de ces con-
220 HISTOIRE DE L'HABITATION.
structions nouvelles, répandent un peu d'ombre sur Taire de
la cour rafraîchie par la fontaine centrale. Le portique du
côté du nord, devant supporter l'étage situé au-dessus, se
compose de colonnes engagées dans des piles terminées par
des consoles. Ces piles et ces colonnes sont de pierre fine-
ment enduite d'un stuc coloré rouge et blanc, tandis que les
murs du fond de ce portique sont couverts de peintures
dans lesquelles dominent les tons sombres. Les entable-
ments sont de même faits de pierre stuquée et peinte. Tous
les murs sont bâtis de brique avec stucs colorés à l'exté-
rieur et à l'intérieur.
Le grand tridinium est certainement la plus belle pièce
de cette villa avec la bibliothèque. Ce tridinium (fig. 72),
s'ouvre de trois côtés sur la campagne^ par trois grandes
baies divisées par des colonnes de marbre, surmontées de
leur entablement et de pilastres. Toute la partie supérieure
de ces baies, au-dessus de l'entablement, est fermée par des
treillis fort délicats, de bronze, entre lesquels sont seras des
verres colorés. Huit grandes consoles de charpente sculp-
tées supportent aux angles un plafond de bois, couvert de
peintures d'un ton doux. Le pavé de mosaïque est façonné
avec le plus grand soin et tous les murs sont revêtus de
peintures. Sur les quatre petits côtés de l'octogone sont ré-
servées des niches qui contiennent chacune une statue de
nymphe, versant de l'eau dans une vasque de porphyre.
Si le temps est mauvais, les entre-colonnements sont clos
avec des rideaux épais. Mais l'orientation de cette salle la
met à l'abri des vents fâcheux aussi bien que des ardeurs
trop vives du soleil, d'autant que du côté du nord la villa est
abritée par la montagne.
Mummius, presque entièrement retiré des affaires publi-
ques, ne fait à Rome que des séjours très-courts et passe la
1. Voy. le plan figure 69, en G.
-ocr page 226-HISTOIRE DE L'H A B IT AT 1 ON. 22 1
plus grande partie de l'année dans sa villa de Lanuvium,
s'y livrant à l'étude, à la chasse et y recevant quelques amis
choisis. De là, on peut se rendre à Antium, en moins de
deux heures, d'où on tire toutes sortes d'approvisionne-
ments nécessaires à la vie poissons, épices, denrées de toutes
provenances, si bien que la vie est facile et n'exige qu'un
personnel d'esclaves assez restreint.
Les relations de Mummius avec des amis qui habitent la
Grèce, lui ont permis de réunir dans sa bibliothèque et son
musée, des manuscrits, des statues et des tableaux grecs
dont il est très-amateur, et une partie de son bien passe à
l'acquisition de ces objets d'art.
C'est d'ailleurs une mode parmi l'aristocratie romaine de
recueillir ainsi les marbres, tableaux et manuscrits que ne
cesse de fournir Athènes et que les Romains payent assez
cher.
Mummius a près de lui un affranchi grec précepteur de
ses enfants, qui lui tient lieu de secrétaire et prend soin de
ses collections.
Cet affranchi, qu'on nomme Caustis, est un garçon d'es-
prit qui a su se rendre agréable à Mummius, par ses saillies
mordantes, à propos de tout; car Mummius, comme la plu-
part des gens retirés des affaires publiques après y avoir pris
part, est enclin à la critique des choses présentes, et aime à
s'entourer de ces frondeurs dont les propos ne ménagent pas
les heureux du jour.
Caustis, qui souvent est envoyé à Rome pour les affaires
de la famille, rapporte à son patron les nouvelles de la
grande ville, les propos qui courent parmi les sénateurs, les
épigrammes lancées par le bas peuple ^ et alors ce sont des
gorges chaudes pendant des heures.
Mummius évite ainsi, pense-t-il, es humeurs noires que
développe la solitude chez les esprits longtemps habitués à
la vie active.
2 14 HISTOIRE DE L'HABITATION.
Gaustis connaît tout le monde à Rome et est reçu par-
tout, parce qu'il a toujours le soin, tout en flattant celui au-
quel il s'adresse, de médire des autres, et cela, non sans
grâce, avec un tour plaisant dont nul ne saurait se fâcher.
Cet s'affranchi s'est fort lié avec Épergos et Doxi, actuellement
établis à Rome, et quand ces trois compagnons se rencon-
trent à la taverne pendant les séjours que Caustis fait à la
ville, ce sont des conversations sans fin sur le passé, sur le
présent, sur la Grèce et sur Rome. Au fond, Caustis est un
pur Grec, et sous son persifflage perpétuel se cache une hame
profonde des Romains -, haine, dont peut-être lui-même ne
se rend pas un compte exact, mais qui saisit toutes les occa-
sions de faire ressortir les ridicules, les faiblesses, les pré-
tentions et les vices du grand peuple.
Épergos, qui avait deviné les sentiments intimes de son
homme, au commencement de leur liaison, après lui avoir
laissé un soir épancher toute sa verve, se mit à lui parler
sérieusement et à Tentretenir des beaux temps d'Athènes et
du génie de ce peuple, de la place qu'il avait conquise dans
le domaine de Tintelligence, de son influence dans le monde
et enfin de ses fautes, cause de ses malheurs. Gaustis, pen-
dant ce discours, pleurait en silence, car Épergos avait sondé
profondément la blessure toujours ouverte que le pauvre
Grec cachait depuis des années sous un fiot de railleries, et
depuis lors, ces deux hommes s'étaient liés d'une étroite
amitié que l'amertume perpétuelle de Doxi ne faisait que
rendre plus vive.
Doxi, passablement désorienté au milieu de ce monde qui
marchait toujours, ayant vu tomber successivement ces
puissances qu'il avait considérées si longtemps comme les
gardiennes de l'ordre dans la direction des affaires humaines :
l'empire des Assyriens, celui des Perses, les gouvernements
d'Égypte, regardés par lui comme la dernière expression
d2 la sagesse, s'était pris d'admiration pour les Romains,
HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 223
dont radministration régulière, la domination inflexible,
mais protectrice, les grands travaux et la force, — car Doxi
était toujours disposé à se ranger du côté du plus fort, —
lui semblaient enfin la dernière et la seule expression du bien
parmi les hommes. Il était donc peu disposé à rire des sail-
lies de Caustis, lorsque celui-ci se mettait à faire ressortir
quelques-unes des misères du grand corps romain. Alors
c'étaient des discussions interminables, à la suite desquelles
la verve de-Caustis faisait éclater le rire, malgré les prédic-
tions de Doxi sur le funeste effet de l'esprit critique de ces
incorrigibles Grecs,
L'affranchi avait parlé à Mummius de ses deux amis et
des bonnes heures qu'ils passaient ensemble, du savoir
étendu d'Épergos, et des boutades de Doxi, si bien que le
maître eut l'envie de voir ces deux personnages. Ils furent
,donc invités à venir à la villa.
De Rome, il leur fallait trois heures à peine pour s'y
rendre à cheval ; ils y arrivèrent par une belle matinée de
printemps en suivant la voie Appienne, bordée de tombeaux
jusqu'à mi-chemin d'Albano.
Caustis les introduisit dans les chambres qui leur avaient
été préparées au rez-de-chaussée dans le voisinage de la bi-
bliothèque, et vers le milieu du jour, Mummius les.reçut
avec l'urbanité propre à la société romaine. Il leur fit voir,
après la sieste qui suivit le repas, toutes les parties de sa
villa^ ne leur fit grâce d'aucun détail, et lorsque le jour dé-
clinait, on alla s'asseoir à l'ombre du grand triclinium pour
jouir de la vue de la campagne, ravissante de ce côté, et
causer en attendant le repas du soir.
cc Ainsi donc, dit Mummius, tu estimes, Epergos, que ma
villa peut rivaliser avec les habitations des champs que tu
as vues dans tes voj^ages en Grèce et en Italie. — A coup
sûr, Mummius, répondit Épergos, tu.as fait bâtir une belle
demeure, agréable et commode, digne à la fois d'un patricien
ï: '
-ocr page 229-224 HISTOIRE DE L'H A BIT ATI ON.
et d'un philosophe ami de l'étude, et dans laquelle la vie
doit se passer calme et douce. — Et que dis-tu de mon mu-
sée, toi qui as parcouru la Grèce, TAsie et l'Egypte? — Si
tu me permets de te répondre avec sincérité, Mummius, je
t'avouerai que je n'ai pu encore m'habituer à cet amour pour
les collections d'objets d'art qui est si fort à la mode dans la
haute société romaine. J'aime à voir les objets d'art à leur
place et quand je les trouve réunis ainsi dans une galerie, ma
pensée me reporte involontairement vers les monuments aux-
quels ces objets ont dû être enlevés. — Non point, Épergos,
tous ces objets que tu as vus, ou m'ont été donnés, ou ont
été achetés par moi ; Gaustis peut te dire ce qu'ils m'ont
coûté, car c'est lui qui est parvenu à me les faire découvrir
ou qui est allé les acheter pour mon compte. — Eh certes!
dit Gaustis, peut-on accuser Mummius d'arracher des œu-
vres d'art aux monuments de la Grèce, quand les Athéniens
eux-mêmes sont les premiers à les enlever de leur place pour
les vendre à Rome ? Si Mummius n'avait pas acheté ces
objets, ils auraient été logés chez quelque autre, patricien,
autant vaut les voir ici .qu'ailleurs, — Gela ne détruit pas
mon observation, reprit Épergos. Enlevés violemment, sous-
traits par des mains cupides, et achetés par des amateurs
éclairés, le résultat est le même. La place pour laquelle ces
objets ont été faits en est privée. Ge qui me charmait en
Grèce autrefois, c'était le goût avec lequel les temples, les
habitations et les monuments publics étaient ornés.
« Ges édifices, jusque dans les moindres détails, semblaient
former un corps si bien constitué qu'on ne pût en rien retran-
cher ou rien y ajouter sans détruire l'harmonie générale.
Voyait-on une statue, on eût pu croire qu'elle s'était dressée
d'elle-même à la place qu'elle occupait et qu'il eût été cho-
quant de la remplacer par un autre objet. J'en dirais au-
tant des moindres ornements. On pourrait comparer ces
édifices grecs, de tout ordre, à ces arbres de nos vergers
HISTOIRE DE L'habitation.
qui produisent les fruits propres à leur espèce ; tandis que
les musées me font toujours plus ou moins Peffet d'un fruitier
oii on range avec soin les plus beaux produits des jardins,
dépourvus de la tige qui les portait. Je préfère la vue d'un
verger à celle d'un fruitier, voilà tout. Mais cela ne m'em-
pêche pas d'admirer de beaux fruits classés avec ordre sur
des tablettes. — Certes, dit Caustis, le tout est de ne pas
mettre les citrouilles à côté des amandes. — Tu es sévère,
Epergos, reprit Mummius, faut-il cependant laisser perdre
ou tomber en des mains indignes tant d'objets précieux qui
n'ont plus de destination n'est-il pas mieux de les recueillir
pour les livrer à l'étude et à l'admiration des connaisseurs ?
— Oui, ajouta Caustis, observe donc, Épergos, que les en-
nemis de Rome ont si bien fait, que beaucoup d'objets d'art
n'avaient plus d'asile. En se refusant à reconnaître les bien-
faits de la puissance de Rome, en prétendant se soustraire à
ses lois protectrices, ces ennemis, petits ou grands, ont
attiré parfois sur leurs cités de trop justes châtiments. Sitôt
l'ordre rétabli, Rome s'empressait de recueillir tant d'objets
précieux pour les transmettre aux générations futures. Com-
bien les victoires de Sylla sur les Italiotes, révoltés contre
leurs propres intérêts, n'ont-elles pas apporté de richesses à
Rome, qui fussent restées ensevelies dans de misérables
bourgades, si Rome ne leur avait pas donné la plus splen-
dide hospitalité? Et, pour en revenir à ta comparaison,
lequel vaut mieux, ou de laisser pourrir le fruit sur l'arbre,
ou de le cueillir à temps pour le conserver et le savourer à
loisir ? — Je ne sais, dit Épergos, mais les arbres donnent
chaque année de nouveaux fruits; en est-il de même des
peuples qui pendant un court moment de leur existence sem-
blent propres à produire des œuvres d'art, après quoi, cette
séve abondante et pure se tarit et se corrompt ? — Allons
donc ! interrompit Caustis •, prétendras-tu que les Athéniens
qui, sous Periclès, bâtissaient le Parthénon et sculptaient
15
225
ÊBMê
■w
?,26 HISTOIRE DE iJ HABITATION.
ses métopes, ses frises et les tympans de ses. frontons, ne
sont plus capables de produire des œuvres d'art aussi
belles? N'ont-ils pas des ateliers qui ne peuvent suffire
aux commandes des riches Romains qui réclament des
Phidias et les payent au poid de For ? Eh bien ! on leur en
fournit aujourd'hui, tant qu'ils en veulent, de ces œuvres de
Phidias, et les plus habiles connaisseurs s'y trompent. Le
riche Licinius n'a-t-il pas une galerie qui en est toute rem-
plie et qu'il considère comme supérieures aux frises du Par-
thénon ? Or c'est mon ami Xantippe, sculpteur à Athènes,
demeurant derrière le théâtre de Bacchus, qui a fait ces bas-
reliefs et qui t'en vendra autant que tu voudras en acheter.
« Ne vas pas dire cela à Licinius, au moins, car il me fe-
rait un mauvais parti ! — Mais, dit Mummius, tu n'ouvres
pas la bouche, Doxi^ quelle est ton opinion sur les musées?
— Je crois, répondit Doxi, que les œuvres d'art sont plus
propres à corrompre les hommes qu'à les améliorer, et que
les Romains feraient sagement de laisser en Grèce tous ces
objets qu'ils recueillent avec passion. Je n'ai pas vu que ces
splendeurs de l'art, si fort aimées d'Épergos, aient été utiles
aux Athéniens et les aient mis en état de se gouverner sage-
ment. Je n'ai jamais pu rire à ces comédies grecques dans
lesquelles les dieux sont bafoués et se livrent à des actions
ridicules. Épergos trouvait cela piquant. Jamais pareilles
choses n'eussent été tolérées chez les Égyptiens-, aussi leurs
gouvernements ont-ils duré des milliers d'années, tandis
qu'Athènes n'a su conserver son éclat que pendant un siècle
ià peine. — Oh ! dit Caustis, si nous entamons le chapitre
égyptiaque avec Doxi, nous sommes perdus ; Mummius, ne
le laisse pas continuer • il va nous énumérer toutes les dy-
nasties ; il nous démontrera que les successeurs d'Alexandre
n'ont rien su faire de bon dans le pays des crocodiles, et
que les Grecs ont apporté là le trouble, comme partout
où ils passent. — Ce n'est que trop vrai, répliqua Doxi-,
...........
HISTOIRE D!i L HABITATION. 2^7
rÉgypte a vu commencer son déclin du jour où sa terre a été
ouverte aux Grecs, sous la vingt-sixième dynastie. — Quand
je vous le disais ! Heureusement que Doxi nous fait grâce des
vingt-cinq premières. — Eh ! Caustis : y a-t-il pour les Grecs
occasion d'être fiers d'avoir fondé la trente-deuxième dynastie
en Égypte, quand on finit par Cléopâtre? — Que serait, en
effet, devenue TÉgypte, si Octave n'avait mis bon ordre aux
extravagances de cette descendante des Ptolémées? reprit
Caustis. Puis cela n'a-t-il pas encore été l'occasion d'enri-
chir nos monuments ; maïs ces dépouilles égyptiennes, à ton
avis, Doxi, auraient-elles sur Rome l'effet corrupteur que
tu accordes aux oeuvres de la Grèce, ce serait jouer de
malheur si les objets d'art de ce peuple de sages étaient aussi
corrupteurs des mœurs que ceux d'un peuple de fous!
Allons! Mummius, donne-moi l'ordre de placer tout ton
musée dans des chariots pour le jeter à la mer; car je sens,
en effet, que tous ces bustes de marbre et de bronze, ces sta-
tues et ces bas-reliefs, ces tableaux et ces meubles incrustés
d'ivoire nous corrompent jusque dans la moelle des os. —
Tu railles, Caustis, suivant ton habitude; mais, je le de-
mande à notre hôte, est-ce en s'occupant de façonner des
ouvrages d'art que Rome a conquis le monde? Rome, à son
origine, n'était ni plus puissante ni plus grande qu'Athènes
à sa naissance. Rome ne songeait pas à travailler le marbre
et à couler des statues de bronze; tout son peuple ne demeu-
rait pas des journées entières à critiquer ou louer tel édifice
dont on enlevait les échafauds et les voiles. Rome n'applau-
dissait pas des histrions qui se moquaient des dieux et des
citoyens les plus respectables. Rome employait ses bras à
forger des armes et des socs de charrue; elle n'était pas en-
combrée de poëtes fainéants et de philosophes déraisonnant
sur toutes choses. Ses orateurs n'entretenaient le peuple que
des intérêts de la République, et ne passaient pas leur temps
à discuter sur des sujets qu'il est interdit aux hommes de
228 HISTOIRE DE L'H A BIT A TION.
pénétrer; aussi Rome a grandi toujours, s'est relevée plus
Ibrte après chaque désastre, a fini par imposer ses lois à
tous les peuples connus. Son nom a été respecté partout, et
il n'est pas sur la terre de plus beau titre que celui de ci-
toyen romain. Qu'ont donc fait les Athéniens, Caustis, le
railleur? L'anarchie n'a cessé de régner chez eux que pour
être remplacée par la tyrannie. Un moment, on a pu croire
qu'ils deviendraient la tête d'une grande nation. Ce moment
a été court. Poussés par des bouffées de vanité, ils ont en-
trepris des guerres folles, ruineuses -, puis tout leur esprit ne
les a pas empêchés d'être dupés par Philippe, d'être proté-
gés par Alexandre. Certes, pendant ce temps-là, ils produi-
saient des oeuvres d'art merveilleuses, ils étaient le centre de
la jeunesse amoureuse des choses nouvelles *, on les flattait,
on les admirait, et on les traitait comme des enfants gâtés,
incapables de se conduire, jusqu'au moment où Rome leur
a dit : « Vous troublez le monde-, tenez-vous en paix. Pour-
quoi donc Rome va-t-elle prendre chez ces enfants les
jouets qui les ont amusés et qui les ont détournés des choses
sérieuses? dis, Mummius? — Me permets-tu de répondre,
Mummius? dit Caustis. — Tu es en cause; réponds. —
C'est vrai, et je suis battu, répliqua Caustis; les Athéniens
sont de grands enfants qui se laissent bercer par des rêves
que la réalité fait fondre comme la neige au soleil de mars.
Les Macédoniens, et plus tard les Romains, leur ont fait
savoir comment on se doit gouverner; ils ont fait taire leurs
philosophes, leurs pamphlétaires, leurs orateurs de carre-
four qui troublaient le monde de leurs théories, de leurs
satires et de leurs clameurs. Tout serait donc pour le mieux
si ces gens, qui font si bien la police parmi les peuples,
n'étaient pas eux-mêmes bientôt asservis chez eux. Après
tout, cela est-il peut-être de ton goût, Doxi, puisque le sé-
nat le trouve bon. C'est si commode de se laisser vivre
doucement, en confiant à un dictateur le soin de gérer la
HISTOIRE DE L'H A B ITATION. 229
chose publique. A lui seul les soucis, les insomnies, les res-
ponsabilités incessantes. C'est un génie, c'est un dieu ou
tout au moins un descendant des dieux qui daigne s'oc-
cuper de nos intérêts; qu'avons-nous mieux à faire que
de nous laisser guider par sa main divine ! » Mummius sou-
rit, et Gaustis continua : « Les Romains ont dit aux Grecs
et à bien d'autres peuples : « Finissez vos querelles et vos
« discussions-, cela empêche de dormir les gens de bien. Le
« monde n'est pas fait pour être troublé par vos clameurs et
cc vos disputes. Voilà nos légions, nos lois et nos proconsuls
« qui vont veiller a ce que vous soyiez sages désormais. »
Puis, un beau jour, trois hommes ont dit aux Romains
eux-mêmes : a Finissons-en avec ces dissensions intestines,
« ces brigues et ces conjurations contre la chose publique,
« ces tribuns boute-feux et cette oligarchie remuante et am-
« bitieuse. Les dieux vous avaient envoyé Jules, un génie ;
« vous Pavez assassiné. Rentrez chez vous et vous tenez en
« paix. » Puis ces trois hommes n'ont pu s'entendre, et le
plus habile ou le plus heureux des trois a supprimé les deux
autres et est resté seul. Si bien que le peuple romain, qui
impose ses lois au monde, est sous la main d'un seul homme
qui lui impose ses volontés. C'est admirable, puisqu'il est
entendu qu'Octave est un demi-dieu. Mais suppose un in-
stant que ce demi-dieu, mortel, hélas! vienne à descendre
dans le séjour de Pluton, et qu'un fou prenne sa place.
Voilà le peuple romain et toute la terre sous la main d'un
insensé; la belle affaire! qu'en dis-tu, Doxi? — Je dis que
les dieux désignent les hommes qui doivent gouverner les
peuples, et que ton hypothèse n'est pas admissiblç. — Mais
si, par hasard, les dieux oublient de s'occuper de ce qui se
passe entre les murailles de Rome le jour où Octave subira
la loi commune à tous les humains? — Les dieux n'oublient
pas, et tu parles légèrement, Caustis. — Pardon; sage Doxi,
ils ont oublié de protéger César et de détourner de sa poi-
mm . .l|J,i.l-l.....' -
23o histoire de l'habitation.
trine les épées de ses assassins- cela leur était bien facile ce-
pendant. — Tu ne peux pénétrer leurs décrets. — C'est
justement parce que je ne peux pénétrer leurs décrets que je
puis admettre un empereur insensé après le divin Auguste-
peut-être les dieux entendent-ils se passer cette fantaisie, ne
fût-ce que pour montrer aux Romains qu'il est imprudent
de remettre les affaires de la République entre les mains d'un
seul et de prétendre gouverner les fous si eux-mêmes sont
gouvernés par un insensé ou un pervers. — Bien répondu,
Caustis, dit Mummius, qui au fond du cœur conservait le
vieux levain républicain-, mais laissons ce propos qui nous
conduirait trop loin. Dis-moi sincèrement, Epergos, si nos
villœ te semblent supérieures ou inférieures aux édifices de
même nature que l'on bâtit en Grèce. — Il est bien dif-
ficile de te répondre, Mummius : d'abord, parce que les
Grecs ne construisent pas des édifices privés de cette im-
portance-, puis, parce que ce qu'ils font aujourd'hui sous
l'inspiration romaine et pour des Romains, habituellement,
ne diffère pas sensiblement de ce que l'on bâtit en Italie,
Autrefois les maisons des plus riches Athéniens étaient, re-
lativement à vos villœ^ très-petites, d'une extrême simplicité
à l'extérieur, et ne cherchaient à plaire que par la délicatesse
de quelques parties des intérieurs. Peu de sculpture, dss
peintures sobres, exécutées avec soin, une construction sa-
gement entendue et raisonnée, quelques objets d'art d'un
goût exquis, mais dont la place était habilement disposée,
faisaient la parure de ces demeures, L'Athénien vivait de-
hors, et ne rentrait chez lui que pour^ se trouver pendant
l'heure des repas avec sa famille et quelques intimes, ou
pour passer la nuit. Il n'avait donc pas besoin de ces ga-
leries, de ces vastes cours, de ces grands portiques, de ces
salles spacieuses. On ne peut donc comparer les anciennes
demeures des Athéniens avec celles-ci. Mais on construit en-
core, dans l'ancienne Campanie et en Sicile, des maisons
HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 244
qui rappellent celles de PAttîque, si ce n'est que l'art y est
réparti avec moins de délicatesse. Les Romains aiment le
faste et la grandeur; leur goût pour Part proprement dit est
une importation -, ce goût n'est pas dans leur sang, et la
preuve, c'est qu'ils emploient des artistes grecs toutes les fois
qu'ils veulent donner à leurs habitations un parfum d'art.
Je suis bien certain que tu as pris un Grec, Mummius, pour
élever tes portiques, pour agencer les détails de ta villa. —
C'est vrai-, mais c'est moi qui ai imposé le plan. — Soit; les
Romains sont experts en ces questions d'ordonnance géné-
rale, de structure même ; mais quand ils ont disposé la bâ-
tisse, ils appellent un Grec pour l'orner. Aussi, dans tous
vos édifices publics comme dans vos demeures, peut-on
toujours distinguer ce qui appartient aux Romains de ce qui
est dû à l'intervention de l'artiste grec. Tandis qu'aux temps
prospères de l'Attique, les monuments aussi bien que les
maisons formaient, dans leur ensemble et leurs détails, un
tout harmonieux si parfait, qu'il n'était pas possible de sé-
parer la structure de la décoration. — Ainsi, interrompit
Caustis, si les Romains n'y prennent garde, les Grecs i-m-
poseront leurs arts aux maîtres du monde. — Oh ! que non
pas! reprit Epergos; les Grecs n'ont jamais admis les voûtes
chez eux, et les Romains n'abandonnent pas ce moyen de
structure qui se prête si bien aux grandes dispositions. Les
Grecs auront beau prodiguer les ordres et les ornements de
leur goût à l'intérieur ou à l'extérieur de ces corps gigantes-
ques qu'élèvent les Romains, ils ne pourront jamais leur en-
lever la physionomie romaine, le caractère romain. Vois si
cette rotonde que bâtit Agrippa pour ses thermes pourra ja-
mais ressembler à un édifice grec, bien que des artistes grecs
travaillent au grand portique corinthien qui la précède?
Puis, veux-tu, Caustis, que je te dise toute ma pensée?
L'art grec ne se peut transplanter ; partout ailleurs que dans
l'Attique, il végétera péniblement ou deviendra monstrueux.
2D2
HISTOIRE DE L HABITATION.
"W
L'art vraiment propre à un peuple ne saurait se développer
ailleurs que sur le sol oià il est éclos, qu'au sein des condi-
tions qui Font produit. As-tu vu les quelques temples grecs
que depuis peu on a voulu élever en Egypte? Ils ne sont ni
pires ni moins beaux que ceux qu'on bâtit en Grèce, et ce-
pendant, en face des monuments égyptiens, rien ne saurait
ctre plus ridicule. Il en serait de même si on s'avisait de bâ-
tir à Rome un temple dans le style de ceux de Thèbes. Lais-
sons les choses à la place oiî elles sont nées. — Il y a long-
temps, Épergos, observa Doxi, que tu n'as dit une parole
aussi sensée. — Doucement! je comprends bien ta pensée,
et tu voudrais me mettre en contradiction avec moi-même.
Je dis : « Laissons les choses à la place où les circonstances
« les ont fait naître, mais sachons profiter de ce que ces
« choses nous enseignent. » Ainsi les Romains ont trouvé
en Asie bien des éléments qui leur ont servi, avec ce qu'ils
possédaient déjà de l'Étrurie, pour faire ces belles construc-
tions voûtées que nous admirons- évidemment ils ont eu
raison de profiter de ces éléments divers, parce qu'au total,
ces éléments ont entre eux des relations intimes-, mais où
j'approuve moins les Romains, c'est quand ils prétendent
associer la plate-bande grecque et la voûte asiatique. Il y a
là des principes opposés qui jamais ne pourront former
l'unité dans une œuvre d'architecture. Si un jour les Grecs
devaient imposer un art aux Romains, comme ils ne pour-
raient plus s'en tenir à la plate-bande qui ne permet que des
constructions petites, avec leur esprit porté vers la logique,
ne pouvant se passer de la voûte, ils abandonneraient la
plate-bande une fois pour toutes, et ils rueraient dans la
vérité. »
Mummius prenait goût à la conversation de ses hôtes et
les retint plusieurs jours dans sa villa. Mais Épergos n'ai-
mait guère demeurer longtemps au même lieu. Il voulait
visiter quelques grandes colonies romaines pour voir com-
ijSàa.
iiiiH
-ocr page 238-HISTOIRE DE L'H ABI TATION. 233
ment ces vétérans, mêlés à toutes sortes de gens, vivaient au
milieu des barbares. Quant à Doxi, son désir était de re-
tourner en Asie, dans ce vaste empire des Perses démem-
bré. On lui avait assuré que là du moins, aucun change-
ment sensible ne s'opérait depuis des siècles. Autant Epergos
se trouvait porté vers les choses nouvelles, autant Doxi
cherchait ce point fixe, immuable qui lui semblait devoir
exister quelque part afin d'éclairer d'une lumière inaltérable
les faibles humains. L'^s deux compagnons prirent donc
congé de Mummius et retournèrent à Rome, où Caustis,
avec la permission de son patron, les accompagna pour res-
ter quelques heures de plus avec eux au moment de leur
départ.
Avant d'aller dîner à la taverne, Caustis voulut faire voir
à ses deux amis quelques-uns de ces quartiers de Rome peu
fréquentés des étrangers, et qu'Epergos et Doxi n'avaient
pas eu le loisir de parcourir.
a Vous croyez connaître Rome, leur disait l'affranchi,
parce que vous avez visité ses temples, ses monuments, son
Forum et quelques-unes de ses voies bien percées. Çà, c'est
la Rome parée qui se montre aux étrangers. Mais il y a la
vieille Rome, dans laquelle le divin Auguste n'a pu faire
passer le marteau des démolisseurs. La vieille Rome où
restent encore debout quelques grandes maisons de patri-
ciens, qu'ils se gardent bien d'habiter aujourd'hui, mais
qu'ils louent^ puis des constructions de tout âge, enchevê-
trées et superposées le long de ruelles étroites et tortueuses.
Ces amas de bâtisses, sordides pour la plupart, sont habitées
par des marchands de toutes nations. On y vôit des Juifs,
des Égyptiens, des Grecs, des Arméniens, puis des négo-
ciants de l'Adriatique. Tout cela trafique, grouille, parle
toutes sortes de langages. Les maisons possèdent Jusqu'à
cinq étages et sont habitées du haut en bas. C'est de
ces quartiers que sortaient, sous la République, ces masses
/
2.
m
HISTOIRE DE LHABITATION.
de gens sans aveu, qui à certains jours, se répandaient aux
alentours du Forum ou dans le Champ-de-Mars pour faire
quelque mauvais coup. »
Les trois amis s"'en allèrent donc visiter ces voies qui en-
tourent le théâtre de Pompée et que les édiles, malgré leurs
soins, avaient grand peine à maintenir à peu près en état
de viabilité. Sur quelques points, les marchandises, ac-
cumulées le long des boutiques, barraient presque la rue.
Ailleurs, des chariots ne pouvaient passer, et alors c'était
des disputes sans trêve. Puis des marchands ambulants criant
à tue-tête, qui portaient du poisson ou des fruits. La plu-
part de ces maisons, construites en bois et en brique, sur-
plombaient sur la voie publique et auraient embrassé leurs
voisines d'en face sans les étrésillons de charpente qui les
maintenaient debout.
Doxi soupirait en songeant aux rues des villes d'Égypte,
dont les maisons basses, n'ayant la plupart qu'un rez-de-
chaussée, fermées sur le dehors, entremêlées de cours et de
petits jardins, avaient une apparence d'ordre et de calme qui
contrastait singulièrement avec le brouhaha étourdissant de
cette fourmilière humaine. Épergos se souvenait des rues
d'Athènes, étroites aussi et remplies de monde, mais bor-
dées de maisons petites, propres, toujours brillantes de vives
couleurs au soleil et d'un aspect si gai, même dans les quar-
tiers les plus pauvres.
Et quelle différence entre ces deux populations. Autant
Épergos se souvenait des bons moments passés à écouter
les lazzi de la populace athénienne, toujours plaisants, im-
prévus, ces saillies des paysans venant vendre leurs légumes
et leurs poules; autant la brutalité de cette populace ro-
maine le choquait. Il comprenait à peine ce que disaient
tous ces gens à l'air soucieux qui se coudoyaient, car ils
parlaient toutes sortes de langages corrompus. Bientôt ha-
rassés, les trois amis entrèrent dans une taverne située à
arf-fitii^iniiTr-i [iiifliti
-ocr page 240-HISTOIRE DE L'H ABIT AT ION. 235
l'angle d'un des beaux carrefours de ce quartier populeux.
Sur leur droite, s'élevait une de ces grandes maisons à
plusieurs étages successivement surélevés, d'aspect assez
triste au total, malgré le riche balcon qui passait devant
les baies du premier. En face de la taverne, une habitation
moins maussade faisait l'angle de la rue (fig. 7 3).
Pendant les apprêts du repas commandé par l'affranchi,
Epergos considérait curieusement cette maison et cherchait
à se rendre compte des éléments divers qui la composaient :
« Il paraît, ami, lui dit Gaustis, que la maison de Balbus
a le don d'attirer ton attention. Car ce que tu as devant les
yeux, n'est rien moins que la première habitation de Corné-
lius Balbus, l'ami de César. Depuis sa haute fortune, je te
prie de croire qu'il n'habite plus ce logis. — Mais quel sin-
gulier mélange d'architecture, observa Épergos. — Singu-
lier, en effet. Autrefois, à Rome, il était assez d'usage de
placer ainsi les premiers degrés des escaliers sur la voie pu-
blique, ce qui permettait de donner un porche couvert et un
peu élevé au-dessus du sol et sous lequel attendaient les
clients. Depuis peu, les édiles ont interdit ces saillies qui
embarrassent la circulation.'
« Si tu me demandes d'où viennent ces colonnes de
pierre qui enferment ce degré, je te répondrai que je n'en
sais rien ; mais qu'elles n'ont certes pas éié faites pour l'ob-
jet qu'elles remplissent. Cela provient de quelque édifice dé-
truit. Tu verras ce fait se renouveler souvent dans les mai-
sons des vieux quartiers qui ont été bouleversés bien des fois.
oc Les façades étaient entièrement couvertes de stucs
peints ; il n'en reste aujourd'hui que des traces.
ce La bâtisse se compose en grande partie de débris recueil-
lis de tous côtés. Tel est ce balcon avec sa balustrade de mar-
bre blanc, si délicatement travaillé, et dont il faut chercher
l'origine sur les côtes d'Asie. A côté de cette, richesse, remar-
quez cc troisième étage avec sa loge, construit simplement
l86 HISTOIRE DE L IIA BIT ATION.
en pans de bois. Puis, au-dessus, la galerie des galetas sup-
portée par des colonnettes de marbre qui semblent venir de
Grèce. Oh! les Romains ne se gênent pas! ils prennent par-
tout ce qu^ils croient utile, et il n'est pas une galère mar-
chande qui ne rapporte d'Égypte, de Grèce ou d'Asie, en
guise de lest, quelques colonnes ou fragments, fort bien ven-
dus, sur le port, aux bourgeois occupés à se bâtir des maisons.
Le maçon arrange cela comme il peut dans la bâtisse et
tout le monde y trouve son compte : ceux qui démolissent
quelque vieux monument hors d'usage pour en vendre les
débris, le marchand qui les achète, le bourgeois qui les paye
et le badaud qui les regarde. — Je ne vois en effet que l'ar-
tiste, auteur de ce monument détruit, qui puisse se plaindre
et aussi peut-être ceux qui l'admiraient. — Bah ! l'artiste est
mort depuis longtemps, et ce qu'on admire le plus aujour-
d'hui, c'est le bon argent comptant. La Grèce elle-même,
la Grèce si fière de ses monuments, les vend par fragments
et à l'encan, aux brocanteurs romains, et quand, par aven-
ture, un tremblement de terre fait choir un de ces temples
anciennement vénérés, vous voyez les municipalités s'em-
presser, non de les restaurer, mais d'en mettre les débris
aux enchères* à défaut de tremblement de terre, on aide au
besoin l'édifice à tomber s'il a la vie trop dure. Cel^ est une
branche importante du commerce de la Grèce aujourd'hui,
avec les reproductions des chefs-d'œuvre des Phidias, des
Praxitèle et de tant d'autres.— Mais les dieux vénérés dans
ces temples, que disent-ils de ce commerce? — Épergos,
mon doux ami, il n'y a plus guère qu'un dieu, qui est le
grand, l'incomparable Plutus, Aristophanès le disait déjà
de son temps à Athènes, c'est bien pis aujourd'hui. — Gela
est peut-être ainsi à Athènes et je n'en suis pas surpris, dit
Doxi; mais Rome sait respecter les dieux et conserve scru-
puleusement les rites sacrés. —Sans doute, sans doute, re-
prit Gaustis-, mais il y a des dieux démodés, même à Rome;
1
i
HISTOIRE D!i L HABITATION.
puis le Romain ne se soucie guère de savoir si les colonnes
ou les frises qu'il achète pour orner sa demeure, provien-
nent d'un temple ou d'un portique. » Les trois amis ne se
séparèrent qu'à la nuit et chacun tira de son côté.
238 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
la syrie septentrionale.
Plus de trois siècles s'étaient écoulés et l'empire de Rome
avait établi son siège à Byzance, au sein de ces populations
grecques, phrygiennes, bithyniennes et lydiennes, autrefois
reléguées aux confins des possessions romaines, alors deve-
nues le coeur du colosse. Rome croyait n'avoir plus rien à
craindre des Germains d'au delà du Danube, mais les pro-
vinces de l'Orient étaient sans cesse menacées par les cou-
ches épaisses'de barbares qui occupaient toutes les contrées
au nord du Pont-Euxin. Byzance était la clef de l'Asie Mi-
neure, de l'Arménie, de la Mésopotamie, de la Palestine
et le bas Danube formait une ligne facile à défendre. L'em-
pire croyait donc assurer à tout jamais sa puissance en
abandonnant Rome pour s'établir sur les rives du Bos-
phore.
Depuis l'installation des empereurs à Byzance, le com-
merce, autrefois déjà si actif entre le golfe Persique et les
côtes de la m^r Égée, s'était prodigieusement développé.
Des caravanes parcouraient sans cesse la longue route qui,
remontant le Tigre, passait à Hatrœ, à Tharrana, à Édessa,
HISTOIRE DE L HABITATION. 252
à Hiéropolis, à Antioche et sur les bords du golfe Issicus.
Là les marchandises étaient embarquées sur des navires qui
les transportaient à Constantinople. D'autres caravanes, ve-
nant de rArabie ou de TÉgypte, traversaient la Palestine,
passaient à Damas, à Emesa, à Chalcis pour arriver de
même à Antioche. Or la contrée située entre le haut Eu-
phrate, c'est-à-dire entre Hiéropolis, Chalcis et Antioche,
est aride, car un seul petit cours d'eau, le Chalcis, qui dé-
bouche dans un lac près de la ville du même nom, arrose
ce pays pendant quelques mois. A la fin de Tété,il demeure
presque à sec. Cependant pour subvenir aux besoins des
nombreuses caravanes qui traversaient la contrée, beaucoup
de petites bourgades s'étaient élevées sur ce sol ingrat et
prospéraient, car elles s'approvisionnaient par Antioche et
vendaient cher leurs denrées aux marchands voyageurs. La
culture était à peu près nulle dans cette partie de la Syrie
septentrionale, et c'est à peine si de maigres troupeaux trou-
vaient un peu d'herbe pendant l'hiver et le printemps.
La population était syriaque et surtout grecque, et c'était
cette langue que l'on parlait depuis Antioche jusqu'à l'Eu-
phrate supérieur.
Doxi considérait les chrétiens comme des perturbateurs de
l'empire, et applaudissait aux persécutions dont ils avaient
été l'objet sous quelques empereurs; blâmant ceux-ci de
ne pas détruire une fois pour toutes une secte abomina-
ble, suivant lui, et qui ne tendait à rien moins qu'à con-
duire la société romaine à sa fin. Quand il sut que Con-
stantin abandonnait le paganisme, il crut que le monde
occidental touchait au plus effroyable cataclysme social
qu'on eût vu ^ et le cœur plein d'amertume il retourna dans
sa chère Égypte, espérant que là du moins, les peuples ne
se laisseraient point entraîner vers l'abîme. Son désappointe-
ment fut grand et Alexandrie lui sembla pire qu'Athènes.
De l'ancien ordre de choses politique et religieux qu'il avait
24o histoire de l'habitation.
tant admiré, il ne restait plus trace. Les Grecs tenaient le
dé, mais à côté d'eux, s'élevaient des sectes religieuses et
philosophiques innombrables. Tout était mis en discussion
et ce peuple lui parut frappé de vertige. Épergos se plut à
Alexandrie, et, quand Doxi manifesta l'intention de retour-
ner en Asie, il eut grand'peine à se décider à l'accompagner.
Toutefois les désappointements de son compagnon l'amu-
saient et il ne voulut pas le laisser seul. Tous deux prirent
la route de Babylone et, pendant le chemin, Doxi avait tout
le temps de discourir sur'la chute prochaine des sociétés oc-
cidentales et sur l'avenir majestueux réservé aux peuples qui
savaient conserver les principes d'autorité, de respect pour
les traditions et qui ne passaient pas leur temps à entretenir
des discussions oiseuses à propos de tout. « Mais, répondait
Épergos, je crois me souvenir que, pendant que nous étions
chez les Ninivites, à l'époque de leur splendeur, tu m'accu-
sais de pousser ces gens-là vers l'application de choses nou-
velles alors. Tu dois te rappeler une visite que nous fîmes
au palais d'un roi. Il s''agissait de voûtes et tu n'avais pas
de peine à me démontrer qu'en élevant ces gigantesques
constructions, au prix de la vie de milliers d'humains, c'é-
tait abuser du pouvoir dévolu à quelques hommes sur leurs
semblables. — Je n'approuvais pas plus ces choses alors
que je ne les approuve aujourd'hui;, mais en face du débor-
dement des idées nouvelles en Occident, de l'esprit de ver-
tige qui semble s'être emparé de ces peuplés et des calami-
tés qui en sont la conséquence, je trouve que le principe
incontesté de l'autorité, que le respect absolu de la tradi-
tion, sont encore préférables à cet amour du changement
qui s'est emparé du monde occidental, et dont ces Grecs dé-
testables ont été les premiers fauteurs. — Alors ton admi-
ration actuelle pour ces Asiatiques est relative? — Certes, de
deux maux, on choisit le moindre. — Soit ; te souviens-tu
aussi que tu me demandais un soir, pendant que je regardais,
HISTOIRE DE L HABITATION. 241
dans ce même palais, les colosses, taureaux à têtes humai-
nes qui ornaient les portes, ce que me disaient ces mons-
tres, et que je ne répondis à cette question que plus tard.
—Je crois me rappeler ceci.—Je complète aujourd'hui cette
réponse; les colosses me disaient encore : « Nous sommes
« de pierre, nous sommes forts et durables, mais qu'est cette
« puissance en présence des monceaux d'argile qui nous en-
« tourent et nous dominent ? Nous sommes un caillou à
« côté d'une montagne de terre que le temps doit prompte-
« ment réduire en poussière. Notre force et notre durée ne
« pourront empêcher la ruine immense, irrémédiable de ce
<( que nous semblons porter. »
Cependant plus ils avançaient, plus le pays était désert.
On eût pu croire que les nomades qui, avant l'empire des
Assyriensj parcouraient seuls ces vastes plaines, étaient re-
venus prendre possession de la contrée. Parfois, quelques
bourgs à demi ruinés, des villages déserts, des champs sans
culture.
Babylone n'existait plus que de nom, et la place de cette
immense cité, la plus grande qui fut et sera jamais proba-
blement, n'était marquée que par des monceaux d'argile en-
tremêlés de terre cuite. Une grosse bourgade misérable et à,
peine habitée occupait seule la millième partie de la surface
entourée jadis de ces remparts qui faisaient l'admiration du
monde.
Le spectacle était si navrant, qu'Epergos n'eut pas le
courage de railler son compagnon de sa déconvenue !
Doxi, sombre, silencieux, voulut repartir le lendemain de
leur arrivée ; ce à quoi Épergos ne mit pas obstacle. Ils se
dirigèrent donc, en remontant l'Euphrate, vers Palmyre.
Mais cette cité qu'ils avaient vue si brillante sous Dioclétien,
lorsque cet empereur y fit construire d'immenses édifices,
était singulièrement déchue de sa splendeur, et, seules, les
caravanes qui s'y rendaient de Séleucie à Damas ou à An-
13
-ocr page 247-'242 HISTOIRE DE L'H A BIT ATION.
tioche y entretenaient un peu de vie. On se dirigea donc
vers cette dernière ville,
« Ce que nous venons de voir depuis plusieurs mois, dit
Épergos, pendant qu'ils cheminaient à travers des contrées
presque désertes, devrait, mon ami, te convaincre de cette
vérité : que la liberté seule est féconde, qu'elle seule élève et
moralise les hommes. Avons-nous vu jamais nation s'élever,
acquérir une grande énergie morale sous le despotisme?
Qu'est devenue l'Égj^pte, malgré la sagesse et la régularité
de son gouvernement théocratique ? le réceptacle de tout ce
qu'il y a de corruption dans le monde connu ; qu'est devenu
l'empire des Assyriens et celui des Perses ? presque un dé-
sert. Nous avons visité Rome dans tout son éclat quand,
lasse des guerres civiles et des brigues, elle remettait la gestion
de la République entre les mains d'un empereur. Qu'est-elle
devenue et que deviendra-t-elle avec ce corps difforme et
devant les entreprises de plus en plus audacieuses des bar-'
bares? » A ce discours, Doxi ne répondit que par monosyl-
labes et son compagnon ne parvenait pas à le distraire.
Tant ils cheminèrent, qu'ils arrivèrent un soir dans le
gros bourg d'Androna, dont les maisons bien bâties, pro-
pres, rectangulaires, toutes couvertes par des terrasses, étaient
faites à peu près sur le même modèle. La plupart des habi-
tants de ce bourg, comme de tous les centres habités de la
Syrie septentrionale, logent les étrangers et leur fournissent
des vivres, car le pays ne produit absolument rien, est tota-
lement privé de cours d'eau, si bien, que de vastes citernes
recueillent l'eau du ciel pendant la saison pluvieuse qui dure
deux mois environ. *
C'est la provision pour le reste de Tannée. La maison
dans laquelle s'arrêtèrent les deux compagnons était une
des plus vastes. En voici le plan, figure 74.
On entre dans une cour assez spacieuse A, au fond de
laquelle est une grande salle B. Les chambres des maîtres
24.3
HISTOIRE DE L HABITATIQN".
sont en G. En D sont les salles destinées à divers usages et
à la conservation des provisions. La cuisine est en O, et en
K un escalier monte à ^l'étage supérieur qui s'élève sur les
bâtiments jusqu'à la ligne a b seulement. La grande salle
occupe la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étàg<2.
Les étrangers admis dans Thabitation ont leur entrée îen
G et jouissent de la salle E, ainsi eue des chambres P -qui
HISTOIRE DE L HABITATION. 244
servent de dortoirs. En L est Técurie couverte avec la place
pour les bêtes en F et des mangeoires entre les piliers. Les
chevaux entrent par la porte H.
En I est un escalier qui conduit sur la terrasse recouvrant
récurie. En V est une tour qui permet de découvrir la cam-
pagne ; on monte à la terrasse supérieure ^de cette tour pai
des échelles de bois.
Mais la structure de ces habitations offre cela de particu-
lier qu'elle est entièrement faite de grandes pierres, les bois
de charpente faisant absolument défaut dans la contrée.
C'est ce qui explique la disposition du plan, ne présentant
HISTOIRE DE LHAHITATION. 24^
que des salles étroites ou coupées par un ou plusieurs arcs
plein cintre qui reçoivent les grandes dalles formant plan-
cher et couverture \
La figure yS, qui donne la coupe perspective faite sur la
grande salle et la salle E du plan, explique ce mode de con-
struction. On a dit que la grande salle prenait la hauteur du
rez-de-chaussée et du premier étage ; aussi les dalles A qui
forment son plafond portent la terrasse faite de cailloux et
d'argile battue.
En B, on voit la pièce qui, au premier étage, surmonte
la salle E du plan.
Des armoires sont réservées dans les murs de la plupart
des chambres, car les meubles ne se composent que de
bancs très-bas et larges recouv^erts de matelas le long des
murs, avec nattes attachées à ces murs et formant dossier;
de quelques petites tables et des ustensiles en poterie ou
bronze les plus nécessaires. Le bois est si rare dans cette
contrée que les portes sont souvent faites de dalles de pierre
roulant sur des pivots.
La figure 76 présente la vue extérieure de cette habita-
tion.
Un Grec en est le propriétaire ; il est affable, beau par-
leur et reçoit ses hôtes avec une politesse empressée. Lorsque
les chevaux sont mis à l'écurie, les serviteurs vont chercher
de Peau à la citerne établie sous la cour et à laquelle on
descend par une rampe de Pescalier K. Cette citerne est exac-
tement construite comme les salles, c'est-à-dire au moyen
d'un mur longitudinal central, sur lequel reposent les arcs
qui portent des dalles et le bétonnage grossier composant
l'aire. Toutes les eaux tombent dans la citerne par des rigo-
les de pierre.
I. Les lignes doubles qui coupent les salles indiquent le plan de ces arcs,
portant les plafonds de pierre.
246
HISTOIRE DE L HABITATION.
Le pays étant très-chaud pendant huit ou neuf mois de
Tannée, ces maisons, toutes faites de pierre, préservent par-
faitement les habitants des ardeurs du soleil et conservent
une température égale pendant la saison pluvieuse et va-
riable
En examinant cette demeure, Epergos ne put s'empêcher
de remarquer la disposition du plan qui rappelait, en petit,
celle des habitations ninivites qull avait autrefois visitées.
Cela n'avait nul rapport avec les demeures des Grecs et ce-
HISTOIRE DE L^H ABITATION. 247-
pendant la plupart de ces habitations, plus ou moins vastes,
mais toutes conçues sur le même plan, étaient habitées par
des Grecs. Au centre du bourg était une basilique chrétienne,
car le pays était chrétien depuis plus d'un siècle ; et non
loin de l'église, un couvent de moines possédant aussi sa
chapelle. Épergos désira visiter cet établissement et son
hôte voulut l'accompagner. Quant à Doxi, plus sombre que
jamais, prétextant la fatigue, il demeura dans la maison.
L'idée de se trouver en pays chrétien, lui était insuppor-
table.... Mais oii se réfugier? Le monde semblait se trans-
former, ou plutôt, pour lui, se jeter dans un inconnu plein
de périls et de ruines.
Le couvent ne différait guère soit comme plan, soit comme
aspect, des grandes maisons de la ville, si ce n est que le
premier étage était divisé en cellules, qu'une chapelle rem-
plaçait la grande salle et que les cours étaient plus vastes.
Ces moines recevaient les voyageurs trop pauvres pour
payer leur gîte et leur nourriture. Ils avaient fait bâtir à cet
effet un logis spécial, et vivaient des dons que leur faisaient
les riches habitants de la contrée ou même les caravanes,
lorsqu'elles revenaient satisfaites des produits de leur né-
goce.
Épergos, accompagné de son hôte, put constater l'affabi-
lité et le degré d'instruction de ces habitants, entourés de
déserts et vivant sur une terre si ingrate. Bien que ces de-
meures fussent très-simples, elles étaient commodes, et le
luxe, dans les plus riches d'entre elles, ne consistait qu'en
des étoffes admirablement tissées et en ustensiles d'un
charmant travail qu'apportaient les caravanes venant de la
Perse. L'esclavage se maintenait parmi ces populations en
dépit de la loi chrétienne, mais il faut dire qu'il consistait
plutôt en une domesticité imposée sans rigueurs, et que ces
esclaves faisaient partie de la famille. La seule distraction
extérieure que pouvaient se permettre les habitants de ces
HISTOIRE DE L'HA BITATION,
villes et villages, dépourvus de jardins et jalonnés sur le che-
min des caravanes, était la chasse aux oiseaux de passage
à Pautomne et au printemps, des carnassiers et des ga-
zelles.
Bien entendu, ces chasses se faisaient à cheval, car il n'y
avait que les pauvres gens qui allassent â pied. Quant
aux transports, les chameaux et les ânes en avaient la
charge.
La vie n'était donc pas oisive, car le passage continuel des
caravanes, la nécessité de les faire subsister, le négoce, répan-
daient dans ces bourgades une animation constante. Mais il y
avait des ombres à ce tableau ! Apres au gain, petits et grands
exploitaient, autant que faire se pouvait, les voyageurs. Sou-
ples et obséquieux en présence de ceux dont ils espéraient
tirer profit, ils étaient durs et impitoyables pour ceux qui
ne pouvaient payer les services qu'ils sollicitaient. Les plus
riches se livraient à une usure effrénée, et le christianisme
n'avait guère modifié ces habitudes. Puis la plupart des
Grecs établis dans cette contrée n'y venaient que pour s'en-
richir le plus promptement possible. Dès qu'ils avaient
amassé de grosses sommes, ils allaient finir leurs jours soit
à B3^zance, soit sur le littoral asiatique de la mer Égée.
Les conditions de prospérité du pays ne pouvaient donc se
modifier et se bornaient à une exploitation des caravanes
sur deux ou trois lignes. En dehors de ces lignes, c'étaient
le désert et l'abandon.
Après s'être reposés trois jours, les deux compagnons
prirent congé de leur hôte qui leur fit très-bien payer l'hos-
pitalité accordée, puis ils suivirent leur route vers le nord.
En se rapprochant d'Antioche, le pays prenait peu à peu
un aspect moins dépouillé.
248
On apercevait parfois des oliviers, de la vigne sur les
rampes des coteaux ; quelques habitations champêtres des-
tinées à une maigre exploitation, des troupeaux dans les
tiiii.-
-ocr page 254-HISTOIRE DE L^H ABITATION. 249-
fonds OÙ poussait une herbe dure, rare et surtout des arbus-
tes épineux.
Bientôt ils arrivèrent près de Chalcis, dans une contrée
relativement riante. Sur la gauche, à Thorizon, une longue
chaîne de montagnes bleues se découpait sur le ciel -, et
des jardins étagis sur les rampes, de hautes collines vers la
droite, indiquaient une culture attentive.
De petits murs de pierres sèches retenaient les terres et
empêchaient aussi les pluies torrentielles de Fhiver de ra-
viner les pentes. Ces eaux, recueillies dans des citernes
et des bassins, permettaient d'arroser avec parcimonie ces
jardins pendant la saison chaude. Quelques maisons blan-
ches avec leurs toits de brique, jetaient des touches écla-
tantes au milieu du rideau vert pâle des oliviers, coupé par
ces innombrables petits murs formant ainsi comme les de-
grés d'un immense escalier.
Épergos et Doxi s'arrêtèrent dans un gros village situé à
deux heures de marche de Chalcis -, car leur hôte leur avait
donné une lettre d'introduction pour un de ses amis qui
demeurait là, en les engageant à ne pas séjourner dans la
ville où ils seraient fort mal logés en ce moment, à cause
d'un grand marché qui s'y tenait. En effet, Chalcis est le
nœud de toutes les routes qui du sud, de l'est et du nord-
est, se rendent à Antioche.
Les maisons du village n'étaient pas, comme celles d'An-
drona, couvertes en terrasses. Les combles, faits de char-
pente, supportaient de la tuile, et dans chaque habitation,
un petit jardin planté d'oliviers, d'orangers, de vignes, de
figuiers et de grenadiers, donnait à ces demeures un aspect
gai qui contrastait avec l'aridité des bourgades que nos
deux voyageurs venaient de quitter.
La maison de Théagènes, mieux disposée que celle du
riche propriétaire d'Androna, se composait d'une entrée
cintrée A, formant porche sur la voie publique, figure 77,
24.3
HISTOIRE DE L HABITATION.
d'une avant-cour B donnant sur la cour principale G, bor-
dée par un portique D et trois chambres E. Dans Tune de
ces chambres, un escalier montait au premier étage, distribué
de la même manière que le rez-de-chaussée. En G était la
Fis-rr.
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cuisine et en F des magasins de provisions n^occupant qu'un
rez-de-chaussée. De Tavant-cour B on entrait aussi dans la
basse-cour I, avec logements Lpourles familiers, et grande
écurie en K. Des jardins occupaient l'espace H et, en M,
étaient disposées des latrines.
.La figure 78 représente la vue cavalière de cette habita-
-ocr page 256-HISTOIRE Dfi L HABITATION. 25i
tien, prise du point X. Les planchers étaient faits de pierre
comme ceux des maisons d'Androna et des arcs portaient
les chevrons des combles. Puis le double portique donnait
à ces constructions une apparence d elégance que ne possé-
daient pas celles dont on vient de voir un spécimen. On
trouvait là un mélange des traditions asiatiques et grecques
qui plut fort à Épergos.
La bâtisse bien faite, en grandes pierres, posées sans
mortier, avait un air de solidité tout à fait rassurant dans
une contrée où les tremblements de terre sont fréquents.
252 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
Deux citernes situées sous les pièces F et L, auxquelles on
descendait par les escaliers a et ^ % permettaient d'arroser les
jardins, car elles étaient alimentées pendant une bonne par-
tie de Tannée par un filet d'eau filtrant à travers les cou-
ches calcaires sur lesquelles s'appuyaient les bâtiments.
Les intérieurs de cette habitation ne différaient point
d'ailleurs de ceux des maisons d'Androna; même mobilier
très-simple, même richesse d'étoffes. Quant aux habitants,
bien que leur principale occupation fût Palimentation des
caravanes et le commerce, ils cultivaient cependant quel-
ques vergers d'oliviers, des vignes, des orangers, et n'étaient
point obligés d'acheter et de faire venir de loin toutes les
denrées nécessaires à la vie. Aussi étaient-ils moins âpres
au gain que les gens de la contrée sauvage, poudreuse et
aride, qu'Epergos et Doxi venaient de quitter.
Théagènes était de petite taille, ses yeux brillants comme
deux diamants noirs, étaient sans cesse en mouvement, et
toute sa personne semblait mue par des ressorts. Il reçut
les deux compagnons, tout en donnant des ordres à ses
serviteurs, mettant la main à tout, s'enquérant de tout, ré-
pondant à toutes les questions à la fois. Faire mettre les
chevaux à l'écurie, indiquer aux voyageurs leur logis, les
interroger sur le but.de leur voyage, s'occuper du repas,
cela fut l'affaire de quelques instants. Et pendant qu'Eper-
gos et Doxi se reposaient à l'ombre, sous le portique, qu'on
leur apportait de l'eau fraîche et des fruits, le petit homme
allait et venait, appelant les femmes, gourmandant les pale-
freniers, faisant observer que tel ustensile n'était point à sa
place, qu'il fallait tuer un mouton, que telle caravane était
en retard et qu'il était l'heure d'arroser le jardin.
La maison, grâce à l'activité du maître, était d'une pro-
preté irréprochable. Les murs blanchis à la chaux à l'inté-
I. Voyez figure 77.
iéiiMliiiMMttiÉiÉfiitiiili^^
-ocr page 258-HISTOIRE DE L HABITATION. 253
rieur, ne laissaient apparaître nulle souillure, et les servi-
teurs, à Texemple de Théagènes, ne demeuraient pas un
moment en repos. Ces façons d'être contrastaient si bien avec
les habitudes nonchalantes des Orientaux, au milieu desquels
les deux compagnons vivaient depuis plusieurs mois, qu'ils
se demandèrent d'où pouvait venir ce petit homme si re-
muant.
Pendant le repas du soir, lorsque la famille fut réunie,
Épergos et Doxi, après avoir répondu aux nombreuses
questions de leur hôte, ne purent s'empêcher de le compli-
menter sur son activité, sur la bonne tenue de son habita-
tion, et de lui demander s'il était né dans la contrée. « Non
point, répondit Théagènes, je suis né à Samos, j'ai long-
temps fait le commerce, naviguant sur les côtes" depuis
Smyrne jusqu'à Tyr. Ayant amassé quelque argent, et vou-
lant finir mes jours tranquillement, je suis venu ici, sachant
que maintenant, sur ces voies de Perse à Antioche, on peut,
avec de l'activité, doubler son avoir en peu de temps-, j'ai
fait rebâtir cette maison qui était délabrée quand je l'ai
achetée, et j'espère, dans quelques années, pouvoir retour-
ner à Samos avec une belle fortune. — Ainsi, dit Épergos,
vous n'êtes pas attaché à ce pays ? — Certes non ; que faire
ici ? c'est un lieu de passage, où la vie est difficile, où l'on
trouve plus de voleurs que d'honnêtes gens, où la popula-
tion change sans cesse. Il faut se presser d'y faire fortune,
et pour cela veiller à tout et sur tout, autrement on est bien
vite ruiné. Les trois quarts des propriétés que vous voyez
en ce pays sont entre les mains des usuriers qui ont fini par
déposséder les maîtres, et, si cela continue, le pays tout en-
tier appartiendra, aux riches d'Antioche qui ne prêtent leur
argent qu'à bon escient. Ceux-ci louent fort cher ces domai-
nes à des Grecs, à des Arméniens, qui ont grand'peine à met-
tre les deux bouts ensemble, et s'en vont souvent sans payer.
Ainsi, l'amour du gain, le besoin d'argent qui chaque jour se
254 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
fait sentir davantage chez les gens d'Antioche, tendent à dé-
truire la source de richesse de cette belle cité-, car que de-
viendrait Antioche sans toutes ces stations qui permettent
aux caravanes de venir en si grand nombre à travers TAra-
bie, pour y apporter les produits de la Perse?
« Et comment admettre que des hommes continueront à
vivre dans ces contrées ingrates, s'ils n'y trouvent de grands
avantages ? — Eh ! interrompit Doxi, cette population riche
d'Antioche n'est-elle pas chrétienne? — Si fait, mais le
christianisme n'a point fait perdre à ce monde-là ses habi-
tudes d'usure, malgré les évêques et les conciles qui essayent
en vain de guérir cette plaie asiatique chez les nouveaux
convertis. Mais les habitudes d'usure sont tellement invété-
rées chez nous, que beaucoup de familles, parmi les plus
considérables et les plus riches, n'ont pas eu, depuis plu-
sieurs générations, d'autres moyens de soutenir leur rang
et leur fortune. Ainsi la plupart des hommes libres qui vi-
vent de leur travail voient-ils tous leurs gains tomber aux
mains des riches oisifs de ces grandes villes tout éclatantes
de luxe. Il n'en est pas moins vrai que les stations situées
entre Palmyre, Epiphanie et Antioche, tendent à se dépeu-
pler. Cependant des persécutions, commencées contre cer-
taines sectes de chrétiens depuis l'établissement du siège de
l'empire à Byzance, ont ramené dans ces contrées des fa-
milles qui ont été forcées de quitter la capitale. — Com-
ment! reprit Doxi, les chrétiens se persécutent déjà entre
eux? A peine sont-ils les maîtres dans l'empire depuis quel-
ques années ! « Théagènes se contenta de sourire et souhai-
tant une bonne nuit à ses hôtes, prétextant la nécessité pour
lui de se lever de grand matin, il les laissa se livrer au repos.
Restés seuls, Epergos et Doxi tinrent conseil. Que fe-
raient-ils? oiî iraient-ils? L'Occident ne leur promettait rien
de nouveau, ils l'avaient visité dans tous les sens. Ils réso-
lurent donc de pousser leurs explorations vers l'est, en pas-
25
Jj.ii.1, fri.impi
]-:isroir?e de l habitation.
sant au nord de rancisnne Médie, dans la Bactriane, en
traversant les cours supérieurs de Tlndus et du Gange, en
longeant les monts Emodi et poussant toujours à l'est jus-
qu'à ce que la terre leur manquât. Ce projet sourit à Doxi
qui prenait TOccident en aversion, depuis surtout que l'em-
pire avait embrassé le christianisme. « Nous verrons, en
passant, disait Epergos, ce que sont devenus nos amis du
haut Indus; leurs habitudes ont dû se modifier depuis le
temps où nous les visitâmes ? — Espérons qu'il n'en est rien,
fit Doxi. »
269 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
LMNDE BOUDDHIQUE.
« A quoi donc a-t-il servi que Siddhârtha, le Bouddha,
vînt parmi vous enseigner la pauvreté et le renoncement
aux biens terrestres-, pourquoi s'est-il vêtu d\m linceul ra-
piécé arraché à un cadavre-, qu''avait-il à faire de prêcher
la charité aux riches, la patience aux pauvres, de jeûner
pendant six ans et d'acquérir, au pied de l'Arbre de l'intelli-
gence, la qualité de Bouddha, d'atteindre la triple science,
puisque je ne vois dans toute la contrée, que palais somp-
tueux, temples magnifiquement ornés, couvents pourvus
de tous les agréments de la vie, prêtres orgueilleux qui ne
s'enquièrent pas de ceux qui n'ont ni abri, ni nourriture,
kshattri3^as qui ne songent qu'à la guerre et à détruire les
hommes, castes privilégiées qui méprisent leurs frères, moins
heureusement nés ? »
Ainsi parlait Doxi au milieu d'une nombreuse assemblée
réunie à Bénarès, pour discuter certains points de doc-
trine.
Des murmures accueillirent ces paroles. Doxi continua :
« Qu'a dit Siddhârtha? — « Tous les êtres, qu'ils soient in-
kiifaki^
ÉÊÊ
iH
itti
HISTOIRE DE L HABITATION. 267
a fîmes, médiocres ou élevés, qu'ils soient très-bons, moyens
« ou très-mauvais, peuvent être rangés en trois classes; un
« tiers est dans le faux et y restera ; un tiers est dans le vrai ;
« un tiers est dans Fincertitude. Ainsi un homme au bord
« d'un étang voit des lotus qui ne sont pas sortis de Peau,
« d'autres qui sont au niveau de l'eau, d'autres enfin qui
« sont élevés au-dessus de l'eau. Que j'enseigne ou que je n'en-
« seigne pas la loi, cette partie des êtres qui est certainement
cc dans le faux ne la connaîtra pas-, que j'enseigne ou que
a je n'enseigne pas la loi, cette partie des êtres qui est cer-
« tainement dans le vrai la connaîtra ; mais cette parlie des
« êtres qui est dans l'incertitude, si j'enseigne la loi, la con-
« naîtra-, si je n'enseigne pas la loi, elle ne la connaîtra
« pas. » Où sont donc parmi vous les lotus à fleur d'eau
et ceux qui s'épanouissent à sa surface, les bons et les incer-
tains ? Je ne vois que ceux qui sont dans le faux, puisque
nul n'observe la loi, ou, la connaissant, ne veut pas s'y sou-
mettre. La charité, enseignée par le Bouddha et pratiquée
par lui-même, doit éteindre tout sentiment d'égoïsme dans
le cœur de l'homme, et je vois que, parmi vous, chacun ne
pense qu'à soi. Le Bouddha dit qu'il ne faut pas mentir,
ni même prononcer des discours vains et frivoles, et je n'ai
entendu que des hommes qui mentaient ou parlaient inuti-
lement.
« Siddhârtha prêchait l'humilité de cœur, et disait aux re-
ligieux : « Cachez vos bonnes œuvres en montrant vos pé-
« chés, » et personne ne confesse ses fautes deux fois par
mois, à haute voix devant l'assemblée. La loi du Bouddha
est simple et sévère, un enfant peut la comprendre. Vous !
qu'avez-vous fait ? vous l'avez noyée dans une casuistique
obscure..... »
A ce moment, les cris et les menaces succédèrent aux
murmures, si bien qu'Épergos eut grand'peine à faire sortir
son compagnon de l'assemblée.
■i
à
I
17
> v^.
-ocr page 263-258 HISTOIRE DE iJHABITATION.
(c J'avoue, lui dit Épergos, lorsqu'ils furent à l'abri, ne
rien comprendre à tes façons d'agir. Quand nous étions en
Occident, les chrétiens étaient tenus par toi en médiocre
estime, et voilà que tu te prends de passion pour le Bouddha
et ses préceptes de morale? — C'est toi, répliqua Doxi, qui
ne vois jamais plus loin que le bout de ton bâton-, le
bouddhisme est dans le vrai, car il tend à arrêter ce que tu
appelles l'essor de l'esprit humain, il tend à faire rentrer
l'homme dans le néant d'oij il n'eût jamais dû sortir; et,
quand je vois ceux qui prétendent suivre les préceptes de
Bouddha se préoccuper beaucoup moins d'atteindre le
Nirvana que d'élever des temples et des couvents somptueux
pour leurs religieux, des palais pour leurs seigneurs, et se
livrer à toutes sortes de réjouissances, je ne puis réprimer
une trop légitime indignation. — Eh ! ami, laisse donc une
bonne fois l'humanité suivre sa destinée.
(c Depuis le temps où nous étions sur les plateaux du
mont Mérou, des milliers d'années se sont écoulées, tes
efibrts, tes colères, tes conseils n'ont pas suspendu la marche
de cette humanité-, à peine as-tu pu jeter quelques cailloux
dans le torrent : tu as vu bouillonner l'eau un instant et tu
as cru que le courant allait s'arrêter. Ces gens-ci, crois-moi,
ne sont pas faiis pour se résigner au néant et le considérer
comme le bien suprême. Ils laisseront là le bouddhisme,
car ils veulent vivre, non-seulement sur cette terre, mais
dans l'éternité. «
La sortie de Doxi, qui avait excité la colère d'une grande
partie de l'assemblée, laissait cependant une assez vive hti-
pression dans l'esprit de quelques-uns des assistants. Parmi
eux était un très-riche marchand qu'on appelait Kalanta. Il
avait fondé plusieurs sanghârâmas (lieux d'assemblée) pour
ceux qui voulaient discourir sur la loi, pratiquait la charité
et aimait fort les saints. Les paroles de Doxi firent naître
dans l'esprit de Kalanta la pensée de posséder dans sa mai-
272 HISTOIRE DE L'H ABIT ATIO N.
son cet homme qui paraissait si bien connaître la loi, et
dont la tenue sévère inspirait le respect. Il le fit donc cher-
cher, enjoignant à ses messagers de manifester la plus
grande déférence pour le savoir de Doxi, et de le supplier
de venir pendant quelques jours habiter le palais de Kalanta,
afin de le sanctifier en instruisant les siens. Prosternés jus-
qu'à terre, les messagers firent part à Doxi du désir de leur
maître. Épergos, qui désirait profiter de cette occasion pour
voir le palais d'un des plus riches habitants de Bénarès,
joignit ses instances à celles des envoyés de Kalanta, si bien
que les deux compagnons juchés sur un éléphant amené à
cet effet, — car la maison de Kalanta était hors la ville, —
arrivèrent le soir devant cette splendide demeure. Épergos
passait pour être le secrétaire de Doxi. »
Les vastes jardins du palais de Kalanta s'étendent jus-
qu'au Gange, des arbres séculaires ombragent ses rives.
De l'habitation, située sur un terrain quelque peu élevé, on
voit le large fleuve se perdre du côté de l'ouest, dans une
plaine couverte de la plus brillante végétation. Vers le nord
apparaissent les premières rampes de l'Himalaya perdues
dans une chaude brume et, du côté de l'est, la ville de Bé-
narès, avec son enceinte, ses édifices étagés, éclatants de lu-
mière, et les milliers de barques qui sont amarrées le long
de ses maisons et de ses places couvertes de tentes, de grands
parasols, d'abris de toutes sortes. La pureté de l'air permet
de distinguer, à cette distance, la foule qui circule le long du
grand fleuve.
Arrivés au détour du chemin qui conduit à l'habitation
de Kalanta, ce magnifique panorama se déroule tout à coup
aux yeux des deux compagnons, qui ne peuvent retenir un
cri d'admiration. «Voilà! dit Épergos, un samt homme
qui a bien choisi sa place sur la terre en attendant le néant,
auquel il aspire sans doute. Et tu crois sérieusement, Doxi.
que quand on a tous les jours un pareil spectacle devant les
200 HISTOIRE DE L'H A BITAT 1 O N.
yeux, on se résigne facilement à le quitter pour le Nirvana!
— Tais-toi, Epergos, le Nirvana est pour les humains la fin
des épreuves ; tous ceux qui ont la sagesse en partage doi-
vent désirer atteindre le seuil de ce palais, terme de tous les
maux.
— Allons, je vois que tu es bien en point pour édifier
notre hôte, et, s'il ne te tient pas pour Bouddha, c'est qu'il y
mettra de la mauvaise volonté. — Cesse de railler 1
— Oh ! sois tranquille, je ne te compromettrai pas. «
Les deux compagnons et leur escorte entrent dans les
jardins parfaitement tenus. On arrive bientôt le long d'un
canal a alimenté par une quantité de jets d'eau (tig. 79). Un
pont A est jeté en face de l'entrée principale de l'habitation.
Épergos et Doxi, ayant laissé leur monture, sont introduits
dans le portique B qui sert de vestibule au palais. Des deux
côtés de ce portique ouvert, des salles C sont destinées à
loger le portier et à permettre d'attendre les ordres du
maître. De ces salles, par les portiques E, ou par la cour D
ornée au centre d'un bassin avec jet d eau, on monte au
logis principal par des degrés. Les portiques aboutissent à
deux petites salles F où les serviteurs attendent la sortie de
leurs maîtres, et à un portique élevé en G qui donne entrée
dans la grande salle d'assemblée H. Sur la gauche de cette
salle, en I, est une autre salle divisée par une épine de pi-
liers qui sert de promenoir et où se tiennent les serviteurs
du palais. En K sont des pièces d'habitation. En S et T,
des cuisines et lieux de dépôt de provisions. Deux escaliers
M montent au premier étage qui contient, au-dessus des
pièces I et K, des chambres donnant sur un balcon en en-
corbellmeent du côté de la grande salle, car celle-ci s'élève
de fond. En L est le vestibule pour le service avec son de-
gré N et une terrasse O, élevée au niveau du jardin supé-
rieur faisant plate-forme. En R sont des portiques exté-
rieurs ou promenoirs couverts.
HISTOIRE DE L HABITATION. 275
Si Ton fait une section sur V X, on obtient la coupe
{fig. 80) qui fait comprendre la disposition des apparte-
ments et de la grande salle. Celle-ci est éclairée et aérée au-
dessus des terrasses formant la couverture des appartements
du premier étage. Les escaliers montent jusquYi deux
plates-formes d'où Ton jouit de la vue sur toute la contrée.
La figure 81 donne l'aspect intérieur de la grande salle
vers le fond.
Kalanta, assis dans le portique G, les jambes croisées sur
un riche tapis, attendait ses hôtes. Sans se lever il fit signe
;
■ f
à Doxi de prendre place en face de lui, tandis qu'Épergos et
las personnes de la suite restaient debout.
cc Ma demeure, Doxi, est honorée par ta présence. Tes
propos sont ceux d'un saint et je tiens à t'entretenir au sujet
de l'interprétation de la loi. » Puis, ayant fait signe à son
entourage, on laissa le maître et son hôte seuls. Épergos,
paraît-il, était plus curieux de visiter le palais que de savoir
ce que diraient les deux sages, car il suivit ceux qui l'avaient
amené, sous le prétexte de disposer la chambre de Doxi,
conformément à ses habitudes de simplicité. Nous ne savons
HISTOIRE DE L HABITATION. 276
ce que, pendant deux grandes heures, Kalanta et Doxi pu-
rent se dire. Il faut supposer que leurs propos avaient pour
eux un grand intérêt, car ils laissèrent à Épergos lé temps
de parcourir le palais du bas en haut, accompagné d'une
façon d'intendant très-désireux de montrer au prétendu se-
crétaire du saint les splendeurs de cette demeure. Toute la
structure était faite de pierre, de briques et de bois. Les
colonnes taillées dans de la pierre dure étaient à huit pans,
polies avec le plus grand soin et surmontées de chapiteaux
finement sculptés. Quant aux murs, construits en briques
avec revêtements de pierre à Textérieur jusqu'à hauteur
d'homme, ils étaient enduits à l'extérieur et à l'intérieur ;
les plafonds se composaient de pièces de charpente posées
en encorbellement et ornées de sculptures.
Malgré la richesse extérieure de cette construction, Éper-
gos ne manqua pas d'observer qu'elle rappelait dans son
principe, les structures grossières qu'il avait vues autrefois
sur les rives du haut Indus.
La composition de la grande salle fut pour lui un sujet
d'admiration. Ces encorbellements de charpente si bien en-
tendus pour soulager la portée des grandes poutres et for-
mer auvents au dehors^ l'arrangement de ce balcon inté-
rieur qui donnait accès dans les chambres du premier étage-,
cette sorte de tribune double qui fermait le fond de la salle;
la bonne répartition de la lumière dans ce vaste vaisseau
dont toute la partie inférieure restait plongée dans une pé-
nombre douce-, la fraîcheur relative qui régnait sur l'aire
garnie de tapis-, l'éclat tempéré des peintures; la richesse
du plafond tout brillant d'or et d'azur; le calme du lieu,
tout cela jetait son esprit dans une sorte d'extase vague,
pleine de charme.
Prétextant la nécessité de mettre en ordre des notes très-
importantes que Doxi lui avait laissées, il pria l'intendant
de le laisser seul quelques instants, et, s'asseyant sur un des
HISTOIRE DE L HABITATION. 264
divans qui garnissaient les angles de la salle, il se prit à
méditer. « Quel être étrange est Thomme, se dit-il-, il ne
peut rien oublier, et malgré les perfectionnements infinis
qu'apporte dans ses œuvres la suite des temps, on retrouve
toujours la trace de ses premiers efforts ou des premières
influences qu'il a subies. Deux rameaux d'un même tronc
s'en vont l'un au sud-ouest, l'autre au sud-est; l'un dans la
Médie, l'autre dans l'Inde. Le premier emporte avec lui ses
traditions de structure de bois, mais il s'établit au milieu de
populations qui creusent leurs demeures dans le sol ou qui
élèvent des sortes de tanières en argile; il construit ces pa-
lais assyriens avec leurs voûtes, leurs épaisses murailles de
terre, tout en laissant voir encore sur cette structure concrète
la trace de ses premières bâtisses de bois. L'autre tombe au
milieu de ces races inférieures par l'esprit, mais chez les-
quelles les arts manuels sont arrivés à un degré de perfec-
tion assez élevé, et le voilà qui, tout en demeurant fidèle à
ses traditions, se sert des moyens employés par ces hommes
qu'il soumet. N'y a-t-il pas ici quelque chose de cette struc-
ture que j'observai jadis chez ce gros Fau qui nous mit à la
porte de sa maison, et cela mélangé de traditions aryennes
des conquérants. Et ces Ioniens, eux-mêmes, n'avaient-ils
pas dans leur architecture certains rapports frappants avec
ce que nous voyons ici? Et toujours cette grande salle, ces
cours entourées de portiques que je retrouve chez ces Aryas
à leur berceau, puis chez les Égyptiens, chez les Ioniens,
les Grecs et les Romains, puis dans la Perse et ici. Tout
cela diffère et est la même chose. La variété infinie dans l'unité.
« Et pourquoi ces premiers éléments de^structure s'épu-
rent-ils chez les Grecs, et ailleurs tendent-ils à devenir con-
fus? Pourquoi, chez les Grecs, ce choix raisonné et contenu
de la forme, cette sobriété pleine de charme et qui laisse à
l'esprit le soin de désirer? Pourquoi ici cette profusion de
sculpture étrange, monstrueuse parfois, qui fait pressentir
HISTOIRE DE L'HABITATION. 205
Tabus et la satiété? Pourquoi? Quelie est la cause? Est-ce
parce que les Aryas établis sur le sol de la Grèce se sont
mêlés à une certaine race d'hommes, tandis que ceux éta-
blis ici en ont trouvé une autre déjà puissante? Les pro-
duits de rintelligence humaine doivent-ils être dosés en
raison des aptitudes particulières à chaque race et de leurs
mélanges? Plus je vois, et plus ces problèmes me semblent
compliqués et d'une solution difficile. Et, dans la suite des
temps, si tous ces peuples, qui se connaissent à peine, en
viennent à établir entre eux des relations fréquentes et in-
times, que résultera-t-il du mélange de ces traditions, de
ces i.ifluences diverses? Sera-ce mieux, sera-ce pire? Sera-
ce la décadence irrémédiable, ou l'apogée des productions
de l'intelligence humaine ? »
Epergos aurait longtemps encore continué son mono-
logue, si Kalanta et Doxi n'étaient entrés dans la grande
salle. Leur conversation devait avoir laissé dans leur esprit
une profonde impression, car ni l'un ni l'autre ne parais-
saient av^oir conscience de la beauté du lieu oià ils se trou-
vaient. Le soleil, près de l'horizon, dardait ses derniers
rayons horizontalement, à travers les grandes ouvertures
hautes de la salle, et au-dessus de la poussière lumineuse, le
plafond paraissait se perdre, tout étincelant d'or, à des hau-
teurs prodigieuses. Des clairs vifs s'attachaient à toutes les
saillies et le pavé semblait un miroir qui reflétait le mélange
des couleurs dont les murs étaient couverts.
Épergos s'avança vers son hôte et le saluant jusqu'à terre :
« Permets, seigneur, à l'humble secrétaire du sage Doxi
de prier son maître de considérer un instant la splendeur du
lieu où il se trouve. » Doxi paraissant sortir d'un rêve leva
les yeux : « En effet, dit-il, cela est d'une grande beauté;
mais qu'est-ce donc auprès de la triple science?— Allons,
se dit Épergos, il est décidément fou, ou prétend rendre
notre hôte plus fou qu'il n'est déjà. »
279 HISTOIRE DE I.'H ABITATION.
Pendant les trois jours qui suivirent, Kalanta et Doxi ne
cessèrent leurs entretiens que pour se livrer au sommeil.
Épergos profita des occupations mystiques de son compagnon
pour visiter les environs de cette belle demeure-, il constata,
sans en être autrement surpris, que les maisons des habitants
appartenant aux castes inférieures étaient loin de répondre
aux magnificences du palais de son hôte. La plupart n'é-
taient que de mauvaises cabanes faites de bambous et de
terre détrempée avec des joncs ou du chaume. « Je com-
prends très-bien, dit-il le soir à Doxi, que les habitants de
cette contrée qui occupent les méchantes demeures visitées
par moi ce matin, s'empressent d'accepter la loi de Boud-
dha et qu'ils puissent aspirer au néant comme à la fin de
leurs misères; mais j'ai peine à croire que Kalanta et tous
ceux qui vivent comme lui acceptent longtemps cette loi.
S'ils la suivaient à la lettre, la première chose à faire serait
de distribuer leurs richesses à tous ces pauvres diables et à
vivre comme eux sur le pied d'égalité.
a Est-ce là ce que tu es parvenu à persuader à Kalanta ?
— Si tu connaissais la doctrine de Bouddha, tu saurais que
les êtres passent successivement, et en raison de leurs méri-
tes ou de leurs fautes, par des états plus ou moins voisins
ou éloignés de la science et de la sagesse suprême. Si Ka-
lanta peut, en toute sécurité et à l'abri des soucis, méditer sur
le Nirvana, c'est qu'il a subi déjà dans d'autres corps les
épreuves nécessaires pour atteindre le degré humain sur
lequel il se repose et médite jusqu'à sa mort. S'il ne rem-
plit pas toutes les prescriptions de la loi, il peut retomber
dans l'état misérable où sont les hommes dont tu parles, de
même que ceux-ci en cherchant la vérité, pendant leur
temps d'épreuve sur la terre, peuvent y revenir dans un état
meilleur. Jamais le Bouddha n'a prêché l'égalité entre les
hommes, car tous ne sont pas placés sur le même échelon
de la sagesse et de la science. Mais il a prêché la charité,
HISTOIRE DE L HABITATION. 267
car tous peuvent monter cette échelle dans la série de leurs
transformations ; et il faut même leur en faciliter les moyens.
— Et on trouve en haut de l'échelle, quoi? — Le Nirvana,
c'est-à-dire la fin des épreuves, la fin qui est le néant dont
est sorti le monde. — Ce n'est pas la peine alors de monter
si haut. — Tu n'entendras Jamais ces mystères, Epergos, car
tu es un esprit étroit et tout préoccupé des choses terrestres,
qui affecte de dédaigner la sagesse suprême. — Que veux-tu !
nous en avons déjà tant vu des ces mystères, nous avons
entendu tant d'esprits qui prétendaient posséder la sagesse
absolue, bien qu'ils ne fussent guère d'accord entre eux sur
le point où elle réside, que pour ma part et sans être l'esprit
étroit que tu dis, je puis bien avoir des doutes. Et toi-même,
ne t'ai-je pas vu embrasser tour à tour et proclamer, comme
le comble de la sagesse, la théogonie des Égyptiens, la
théologie des Assyriens, puis le système à la fois politique
et religieux des Romains maintenant te voilà bouddhiste :
c'est très-bien, et je n'y vois pas de mal, mais laisse-moi la
faculté de n'être rien de tout cela, sans me traiter de petit
esprit.
— Ce que tu veux appeler une sorte d'engouement pour
des formes diverses de la vérité n'est, en fait, chez moi,
comme chez tous les humains, qu'un besoin de connaître
et d'atteindre à cette vérité absolue. Comme les autres
hommes qui pensent, je monte les degrés, et ce que tu sup-
poses être contradiction n'est que transformation. — Alors
il faut m'attendre à te voir abandonner la doctrine de Boud-
dha pour une autre que tu jugeras plus rapprochée de la
vérité absolue? — La chose est possible. — Donc tu doutes,
et nous sommes bien près de nous entendre. Comment la
doctrine de Bouddha mènerait-elle à la sagesse et à la vé-
rité absolue, qui se résolvent dans le Nirvana, s'il pouvait
exister une autre doctrine plus sage ou plus vraie ? Cette
doctrine ne serait donc plus que relative^ or ne peut-on
268 HISTOIRE DE I.'H ABITATION.
douter de Tefficacité absolue de ce qui est relatif? — Ton
esprit, Épergos, a été profondément corrompu par de trop
longs séjours chez ces Grecs, je m'en aperçois à chaque
heure. — Remarque, Doxi, que, quand tu es à bout d'ar-
guments, tu me dis des injures, et cela, non depuis que tu as
vécu chez les Égyptiens ou les Ass3Tiens, mais depuis le
commencement du monde. »
Le lendemain matin les deux compagnons quittaient leur
hôte, qui les combla de présents et supplia Doxi de venir le
revoir afin de l'affermir dans la connaissance de la loi.
HISTOIRE DE L HABITATION. 269
VOYAGE A TRAVERS L'EXTRÉME ORIENT.
En quittant Bénarès, nos deux compagnons remontèrent
le Gange • ils arrivèrent dans des contrées montagneuses
d'une beauté surprenante, car il semblait que les agré-
ments de tous les climats de la terre fussent réunis sur ce
territoire. Tantôt, dans des vallées larges, on voyait croître
les végétaux des pays chauds, puis, à quelques heures de
marche, on trouvait des forêts de sapin et de mélèze sur
les rampes des montagnes, des gorges sauvages et des som-
mets couverts de neiges éternelles. Des édifices énormes,
taillés dans le roc en Thonneur du Bouddha, attestaient la
foi des populations, et, à côté de ces efforts prodigieux 'de
rindustrie humaine, de misérables cabanes de bois et de
roseaux. Epergos tenait à se retrouver sur le haut Indus
afin de voir si cet antique berceau des Aryas, d'où tant do
peuples étaient sortis, conservait sa simplicité primitive ou
s'il s'était transformé. Les deux compagnons arrivèrent dans
la vallée de Kachmir, qu'ils avaient descendue bien des siè-
cles auparavant. A peine s'ils purent signaler quelques dif-
férences dans les usages des habitants de ces hautes con-
270 histoire de l'habitation.
trées -, ceux-ci construisaient alors comme ils bâtissaient
jadis. La physionomie de ces hommes était la même
qu'alors, leurs mœurs aussi simples, et toujours des tribus
émigraient vers Fouest, car depuis longtemps, vers le sud,
la terre était occupée.
Ayant remonté le cours de l'Indus, ils atteignirent les
plateaux du Thibet; là, rien n'était changé ; les maisons des
villages étaient, comme autrefois, isolées. On ne trouvait
pas de villes et les hommes ne se livraient qu'à la chasse, à
rélevage des bestiaux et à l'échange de quelques produits
de leur pays contre des métaux ouvrés et des ustensiles
qu'ils allaient chercher à Kachmir. Dans les contrées où le
bois abondait, les maisons étaient faites en charpente et au
moyen de troncs d'arbres empilés et assemblés aux angles,
abritées sous des toits saillants recouverts d'écorces d'ar-
bres. Dans les lieux déserts où le bois était rare, ces maisons
étaient construites en moellons réunis par du mauvais mor-
tier ou de la terre grasse quand il s'en trouvait dans la loca-
lité, couvertes par des troncs d'arbres, des broussailles et
une épaisse couche de terre battue.
Rien n'est triste comme ces demeures, toujours adossées au
rocher afin d'être abritées des vents terribles à ces altitudes,
sous la neige pendant huit mois de Tannée et perdues au
milieu de solitudes dans lesquelles le vo3'-ageur n'ose s'aven-
turer. L'été, les pentes abruptes se couvrent de verdure et,
pendant les quatre mois que dure la belle saison, de nom-
breux troupeaux parcourent les plus hautes de ces prairies,
alors que les habitants s'empressent de faucher les parties
basses pour emmagasiner le fourrage abondant qu'elles
produisent.
La difficulté de vivre dans des contrées si peu hospita-
lières détermine depuis des siècles leurs énergiques habi-
tants à chercher des climats plus doux. Épergos et Doxi se
croisèrent donc avec des troupes de ces émigrants qui con-
HISTOIRE DE L HABITATION. 284
tinuaient, comme leurs ancêtres, à descendre de leurs mon-
tagnes avec des chariots remplis de femmes, d'enfants et
des ustensiles les plus nécessaires.
Pendant qu'ils se reposaient dans un village dont Taspect
sauvage était en harmonie parfaite avec le pays (fig. 82),
Épergos dit à son compagnon : « Eh bien ! n'es-tu pas
convaincu comme moi que ces Aryas ne peuvent déve-
lopper les qualités dont la nature les a doués qu'au contact
d'autres races ? Ici, près de leur berceau, les choses sont
comme elles étaient, ou bien peu s'en faut, il y a plusieurs
milliers d'années. Il semble qu'ils soient comme leurs mon-
tagnes âpres et improductives, mais destinées à fertiliser les
plaines. Vois ces sommets neigeux, ces longues tramées de
pierres, ruines des sommets, cette vallée semée de cailloux
à travers lesquels courent ces bras irréguliers d'un torrent
fangeux, ces rares tapis de verdure, ces ravins usés par les
glaces et ces roches déchirées par la foudre. Tout cela ne
donne que l'idée de la dislocation, de la mort, et cepen-
dant c'est grâce à ces ruines et à ces neiges que de vastes
territoires se couvrent d'un limon fertile. — Oui, dit Doxi.
— Et quel immense travail la nature a dû faire pour régu-
lariser ces vallées, convertir ainsi les ruines de.roches qui
semblent inaltérables en une poussière fine répandue sur
des espaces immenses bientôt couverts d'une riche végéta-
tion.....Ainsi sont ces hommes • il faut qu'ils descendent
de ces hauteurs et se mêlent à des éléments étrangers pour
constituer les plus belles civilisations. — A quoi bon, reprit
Doxi, puisque ces civilisations conduisent à la corruption et
à l'erreur ? — Qu'en sais-tu ? — Ne l'ai-je point assez vu ?
— Tu n'as vu, comme moi, qu'une des parties de ce grand
travail de la nature et tu prétends toujours conclure et tout
arrêter à ta dernière observation. Voilà un torrent qui
certes, dans cette vallée, ne produit rien, ne fait qu'amasser
et remuer des cailloux. Il semble désordonné, inutile, dé-
272 HISTOIRE DE I.'H ABITATION.
sastreux. Serait-il vrai d'en conclure que ce torrent n'est
qu'un agent de destruction ? Reporte-toi à dix jours de
marche dans la plaine, et tu verras que ces eaux troublées
par la trituration de ces cailloux sans cesse frottés les uns
contre les autres, devenues tranquilles et limpides, déposent
sur ses rives le limon où naît le lotus. Ne te presse donc
pas de juger et de conclure sur des effets partiels lorsque tu
ignores quels doivent être les résultats. — Je ne puis ad-
mettre des principes qui ne tendraient à rien moins qu'à
tout justifier et à considérer l'erreur même comme une né-
cessité. — Remarque bien qu'il ne s'agit pas ici de prin-
cipes, mais d'observations. Moi j'observe, attendant pour
déduire, et non pour conclure, que mes observations m'é-
clairent sur un enchaînement de faits. Toi, Doxi, tu conclus
a priori prends de l'humeur si les observations dé-
rangent tes conclusions. — Oui, tu observes, mais tu
n'observes jamais que des faits qui frappent tes sens et tu
considères les choses de ce monde comme une sorte de mé-
canisme mu par une force fatale la vérité et l'erreur te
trouvent également attentif et tu ne cherches pas à faire pré-
valoir l'une, à supprimer l'autre. —Supprimer, supprimer,
c'est bientôt dit, mais il faudrait d'abord savoir, avant de sup-
primer, si ce qu'on prend pour l'erreur n'est pas la vérité. Ce
torrent, là-bas, est très-fâcheux, il détruit tout sur son pas-
sage, il stérilise une vallée qui pourrait être couverte de ver-
dure s'il ne se passait pas la fantaisie de remuer sans cesse ces
amas de cailloux d'un bord à l'autre, donc je le supprime ;
mais voilà les plaines de l'Inde qui ne sont plus arrosées ni
fertilisées par le limon qu'il élabore. — Toujours tu appuies
ton raisonnement sur l'ordre matériel. — Et sur quoi donc
veux-tu que je l'établisse ? Sur le Nirvana ? Sais-je s'il y a
un Nirvana? Sais-je si les âmes des hommes passent dans
des corps successifs avant d'y arriver ? — Nous ne nous
entendrons jamais sur ces matières. — C'est probable ! »
HISTOIRE DE L^H ABITATION. 273-
Les voyageurs suivirent longtemps la chaîne de l'Hima-
laya, puis, ayant traversé le Brahmapoutra, passèrent les
montagnes de Mien, occupées par des tribus sauvages. De
là ils descendirent dans les contrées visitées jadis par eux
et habitées par des hommes de race jaune. Là ils consta-
tèrent que les perfectionnements étaient extrêmement lents.
Sur le bord des rivières, on construisait toujours avec des
bambous et les demeures ne différaient guère, comme struc-
ture, de celles du gros Fau. Cependant l'art de la charpen-
terie s'était développé et, en s'avançant vers le nord-est, ils
trouvèrent des populations adonnées aux arts, moins éloi-
gnées des perfectionnements qu'amène une longue pra-
tique, que celles du sud. Habituellement, cependant, les
maisons de ces populations étaient construites très-légère-
ment et simplement. Le bois, fourni abondamment par ces
contrées, était presque exclusivement employé, avec la
brique crue ou cuite. Beaucoup de ces maisons ne consis-
taient qu'en un espace couvert et fermé de parois de bois
dans lequel, suivant le besoin, on établissait des cloisons
formées de nattes. Les habitanons des personnages riches
se composaient d'une série de pavillons plus ou moins rap-
prochés ou espacés, ne contenant chacun qu'une ou deux
pièces, isolés ou mis entre eux en communication par de
légères galeries de bois. Ainsi ces demeures, lorsqu'elles
étaient vastes, ressemblaient à un village entremêlé de jar-
dins plantés et cultivés avec soin. Il était rare que le fils d'un
homme riche détruisît la maison de son père pour la re-
construire à neuf. Si elle tombait de vétusté, il se conten-
tait d'élever, à côté des anciennes constructions, de nou-
veaux pavillons différant très-peu, d'ailleurs, de ceux qu'il
abandonnait à la ruine. Ces maisons ne se composaient que »
d'un rez-de-chaussée, couvert par des combles très-saillants,
et artistement travaillés.
Dans ce. pays, plus que . dans tout autre,, les traditions
18
-ocr page 279-274 HISTOIRE DE L HABITATION.
étaient religieusement conservées-, aussi les étrangers ne
pouvaient y séjourner et c'était à grand'peine qu'il leur était
permis de le traverser. Le bouddhisme s'était répandu au
loin, chez ces populations, mais affaibli, se bornant à cer-
taines pratiques superstitieuses. Le caractère élevé du
dogme était noyé dans un monde de légendes aussi absurdes
qu'indigestes. Doxi voyait cela avec tristesse et son compa-
gnon ne faisait qu'en rire, s'amusant fort à étudier les arts
de ce peuple industrieux, patient, laborieux et amant de la
nature. Jamais Épergos n'avait vu tant de fleurs et de fruits
rares, jamais tant de peintures et de sculptures dans les
habitations, jamais tant d'ustensiles fabriqués avec amour,
jamais un emploi aussi parfait des métaux. 11 lui semblait
que ces hommes se complussent à se créer des besoins infi-
nis pour avoir le plaisir de les satisfaire à l'aide des moyens
les plus compliqués et les plus étranges. Ils tissaient des
étoffes de soie merveilleuses de beauté et de souplesse et sa-
vaient les décorer de métaux filés. L'art de la céramique
était poussé chez eux aux dernières limites de la perfection
et leurs poteries de terre blanche étaient émaillées des plus
brillantes couleurs et couvertes des dessins les plus gracieux.
Ils excellaient surtout à reproduire les fleurs, les végétaux
délicats des jardins, les animaux domestiques, comme des
gens qui méditent sur les productions de la nature et les
aiment avec passion.
Dans le Kathaï, où nos deux compagnons firent un long
séjour, Épergos pour étudier les industries de ces contrées,
et Doxi pour tenter de prêcher la loi de Bouddha, ils
louèrent une petite maison qui n'était qu'un de ces pavil-
lons composé de deux pièces avec quelques chétives dépen-
dances pour les serviteurs. Ce pavillon (fîg. 83) était com-
plètement construit en oois et posé sur une plâte-forme en
pierres sèches avec un petit perron devant l'unique pDrte.
Comme principe de structure, riean'était plus simple^ des
................fif'î'' I ......Il I- filtfTi
■Mteailid
275
HISTOIRE DE L HABITATION.
poteaux, reliés au moyen de moises et d'entretoises, por-
taient des poutres horizontales saillantes au dehors, soulagées
par des encorbellements et retenues dans leur plan à l'aide
d'un système de sablières rendues solidaires par des liens.
Sur les bouts des poutres, en dehors, reposaient les semelle
qui recevaient le chevronnage. Tout cela était si curieuse-
ment taillé, découpé et peint, que l'aspect de ce pavillon, au
milieu de la verdure, charmait les yeux. Les fenêtres étaient
closes par des montants de bois tourné derrière lesquels,, la
nuit, on faisait glisser des rideaux d'étoffe si on voulait évi-,
Ui
-ocr page 281-276 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
ter la fraîcheur. La couverture était entièrement faite de
lames de cuivre très-minces et ingénieusement relevées
comme le sont des tuiles.
Au moyen de volets qui s'ouvraient au-dessus des fe-
nêtres, dans la hauteur des sablières, on pouvait laisser
circuler Tair par les intervalles réservés entre elles, car le
plafond était posé sur les poutres encorbellées.
Des planches fermaient les parois entre les poteaux et
sous les fenêtres.
Épergos se disait bien que ces structures de bois déri-
vaient des premières constructions qu'il avait vu faire par
les Aryas autrefois, et à l'amélioration desquelles il avait
contribué, mais il ne se dissimulait pas que cet amour du
compliqué, cette recherche dans les détails, cette réunion
de petites précautions, appartenaient bien à la race jaune.
Les Aryas n'avaient donc pu excercer qu'une influence
éphémère sur ces hommes, qui développaient ainsi leurs
arts conformément à leur génie.
Il repassait dans sa mémoire ce qu'il avait vu pendant
son séjour à Athènes et dans les villes de l'Hellade et con-
statait l'écart immense qui séparait les œuvres de ces des-
cendants des Aryas de celles des populations jaunes de
l'extrême Orient. Autant ses amis, les Grecs, avaient sa-
vamment simplifié les formes données par la structure et
l'emploi des matériaux, autant ils étaient sobres dans leur
ornementation, et autant ils apportaient de choix dans la re-
production des emprunts faits à la nature, autant ces
Jaunes de l'Orient semblaient compliquer à plaisir la struc-
ture la plus simple, prodiguer l'ornementation et se com-
plaire dans la reproduction de monstres ^étranges ; et ce-
pendant, se disait encore Épergos, peut-on admettre que
les hommes de ces contrées-ci aient l'imagination plus vive,
l'esprit plus ouvert que ne l'ont les Grecs ? Ont-ils plus
d'amour pour le prodigieux? non, certes, les gens qui
HISTOIRE liE L'habitation.
vivent dans ce pays ne sont guère portés vers les hautes
sphères de la pensée. Leurs œuvres écrites ne brillent pas
par les excès de l'imagination. Leur esprit est pratique et
ils ne connaissent guère l'héroïsme, l'ambition des grandes
choses -, ils se plaisent à mener une existence calme et
effacée, pourvu qu'ils possèdent le bien-être matériel. D'où
vient donc que leurs œuvres d'art accusent parfois un
esprit hardi et fantasque-, une imagination déréglée ? Les
jours passent, me montrant de nouveaux peuples, et les
problèmes, qui d'abord me semblaient faciles à résoudre,
deviennent obscurs. »
Les prédications de Doxi, au milieu de ces populations,
n'avaient pas le succès qu'il en attendait; aussi, lorsque
Epergos lui fit part de son désir de visiter d'autres contrées,
n'opposa-t-il aucune difficulté à ce projet.
277
291 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
LES NAHUAS, LES TOLTÈQUES,
Pendant longtemps, se dirigeant vers le nord-est, Épergos
et Doxi traversèrent d'immenses contrées habitées par des
hommes de la race jaune. Mais en poussant au nord, ils attei-
gnirent la limite des pays habités, et se trouvèrent au milieu
de déserts glacés.
Ayant traversé un bras de mer, ils mirent le pied sur un
nouveau continent. Longtemps ils descendirent vers le sud
en longeant les rampes occidentales d'une longue chaîne de
montagnes désertes, puis arrivèrent dans des contrées d'une
splendide beauté.
Là ils trouvèrent des populations actives et chez lesquelles
la civilisation avait atteint un grand développement.
Ces hommes appartenaient évidemment à deux races très-
distinctes, Tune très-supérieure à l'autre et la dominant. La
race inférieure avait des rapports très-frappaiits avec la race
Jaune, non celle qui occupait alors le Kathaï, mais avec les
populations établies dans les grandes îles de l'océan Pacifi-
que; la race supérieure, à la peau cuivrée, était grande, ro-
buste et prétendait avoir une origine sacrée. On ne pouvair
HISTOIRE DE L':H ABITATIOÎST. 27.9
toutefois la confondre avec celle des Aryas, non plus qu'avec
celle de l'antique Égypte.
Cette vaste contrée, admirablement favorisée de la nature,
enveloppe un immense golfe du côté de l'océan Atlantique,
et est traversée du nord au sud-est par une haute chaîne de
montagnes, d'où descendent de nombreux cours d'eau qu'a-
limentent de grands lacs.
L'élévation de ces montagnes et des plateaux qui leur ser-
vent de base, procure ainsi divers climats. Car, si les plaines
sont extrêmement chaudes, les parties élevées sont tempé-
rées, tandis que les sommets des monts sont couverts de
neiges. L'eau ne manquant nulle part, les terres basses sont
d'une fertilité prodigieuse. Seule, la presqu'île qui, du côté
du sud, fermelegolfe, est desséchée pendantla saison chaude,
car ses montagnes sont peu élevées; mais des pluies torren-
tielles arrosent ces contrées pendant trois mois de l'année, et
les habitants ont su établir de vastes citernes qui conservent
les eaux, ou ont creusé de larges souterrains qui vont cher-
cher dans les profondeurs du sol, des cours d'eau naturels,
dérobés aux regards pendant la saison sèche.
Les populations sont gouvernées par des rois et des prê-
tres, versés dans la science astronomique et les connaissan-
ces sacrées. Le bas peuple vit dans une dépendance absolue
et est soumis aux travaux les plus pénibles car le pays ne
possède ni chevaux ni bêtes de somme, et les hommes de la
classe inférieure sont employés aux transports aussi bien qu''à
tous les ouvrages nîanuels. Ils sont doux et soumis, tandis
que les chefs des divers États qui couvrent ce territoire sont
souvent en guerre les uns avec les autres.
Épergos et Doxi trouvèrent, dans ces contrées, des villes
importantes où tous les arts étaient cultivés depuis longtemps
et indiquaient une civilisation déjà vieille. Cette civilisation
s'était-elle développée dans ces contrées, ou avait-elle été
apportée d'ailleurs? Il'était évident que ses origines étaient
280 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
fort anciennes, car, au moment où nos voyageurs visitèrent
le pays desOlmécas et des Nahuas, ils purent constater que
Jes monuments étaient empreints de traditions déjà cor-
rompues.
Épergos, toujours curieux, voulut connaître l'opinion des
prêtres et des sages du pays sur leur origine, èt trouva faci-
lement Foccasion de se satisfaire car ces hommes ne sont
point hostiles aux étrangers, n'ayant jamais eu à se plaindre
d'eux. Un de ces sages, nommé Nimak, et qui remplissait
les fonctions de juge suprême à Uxmal (l'une des princi-
pales villes de la presqu'île), se lia d'amitié avec nos deux
compagnons et voulut bien les instruire sur Torigine des
Olmécas.
« Au commencement, leur dit Nimak, tout était immo-
bile, calme et vide était l'immensité des cieux. Il n'y avait
alors ni homme ni animal, pas de bois, d'oiseaux, de pois-
sons, de pierres et de vallées ; seulement existait le ciel. La
face de la terre était couverte par les eaux paisibles. Rien ne
s'attachait, rien ne se mouvait, on n'entendait nul son. Tout
demeurait dans les ténèbres. Seuls, le Créateur, le Forma-
teur, le Dominateur, le Serpent couvert de plumes et les
germes étaient sur l'eau. Ils se concertèrent et firent sortir la
terre des eaux ; sur cette terre ils rirent pousser des arbres,
couler des eaux et dresser des monts, puis, créèrent des ani-
maux en assignant à chacun sa place ; mais ceux-ci ne pou-
vaient dire les noms des dieux ni leur rendre hommage.
Alors ils voulurent créer l'homme avec de la terre rouge,
mais cela n'était pas bien fait, et ce corps fut dissous dans
l'eau. Ils firent ensuite des hommes de bois; ils parlèrent,
raisonnèrent et se reproduisirent -, mais ils n'avaient pas l'in-
telligence et ne gardaient pas le souvenir de leur Formateur
et de leur Créateur, et cependant ils existèrent en grand nom-
bre sur la terre. Toutes les créatures se levèrent contre eux
et ils furent détruits presque tous. Leur postérité se voit
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-i-V-1 IV Tiirinilh.
'-------------------281
HISTOIRE DE L HABITATION.
HISTOIRE DE L HABITATION. 284
ment très-dur. Ces palais sont tous bâtis de pierre et sont
d\me grande richesse. Voici donc la demeure de Chumucil-
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Chunïl [Milieu principal), figure 84. Elle est située à une
des extrémités de la ville et est entourée de jardins.
Près d'elle est un téocalli^ ou grande pyramide tronquée,
couronnée par un temple. L'avenue qui conduit au palais
HISTOIRE DE L'HABITATION.
est large et enduite de ciment. Elle aboutit à un beau degré
qui monte à la plate-forme et à l'entrée principale A, percée
à travers un premier bâtiment.
Puis on trouve une vaste cour B, avec voie cimentée aû
milieu, bordée de mâts auxquels on attache des voiles. Au
fond de la cour est le bâtiment principal D, élevé de quel-
ques marches. Des deux côtés en E, sont deux autres bâti-
ments à peu près semblables. En C, sont les orifices des
deux grandes citernes qui régnent sous la cour. Des souter-
rains sont établis aussi sous le bâtiment principal pour con-
server des provisions. Le seigneur habite le logis du fond.
Quant aux trois autres bâtiments, ils sont occupés par les
familiers et serviteurs. En F, sont deux rampes qui descen-
dent aux jardins.
Ces corps de logis, distribués de la même manière, pré-
sentent, en coupe, le tracé, figure 85. La construction se
compose d'un gros blocage de moellons réunis par un mor-
tier excellent et devant lequel sont posés des parements de
pierres présentant les dessins et sculptures les plus étranges.
Quant aux intérieurs, qui ne reçoivent de jour que par les
portes, ils sont construits au moyen de parements de pierre
285
286 HISTOIRE DE IJH A BI T AT I ON.
posés en encorbellement et soutenant un plafond étroit. Ces
intérieurs sont couverts de peintures et d'hiéroglyphes. Les
linteaux des portes sont faits dMn bois très-dur et rouge qui
ne s'altère pas. Deux longues solives, qui saillent des deux
côtés des portes principales, sont destinées à soutenir un voile
formant abri. Les couvertures sont en terrasses et enduites.
L'ensemble de ces bâtiments est rigoureusement orienté.
La figure 86 donne la vue cavalière du bâtiment princi-
pal avec l'extrémité des deux bâtiments latéraux, les plates-
formes, les entrées secondaires et le grand téocalli voisin,
les jardins, etc. On voit comme l'allée centrale est couverte
par des voiles attachés aux mâts et aboutissant à l'abri de
la porte centrale.
Cet ensemble ne laissa pas de causer une vive impression
à nos deux compagnons, car ces bâtiments sont immenses
et presque entièrement revêtus de sculptures. Il y avait là,
semblart-il, le travail de plusieurs générations, et cependant
Nimak leur certifia que la construction de ce palais n'avait
pas duré plus de quatre ans. Épergos s'émerveillait de
trouver des distributions si naïves à côté d'un art si avancé,
et qui lui semblait même incliner vers la décadence. Il exa-
mina les façades de ces logis, différentes entre elles, mais
toutes d'une grande richesse. La décoration extérieure du
bâtiment principal attira surtout son attention, car elle con-
sistait en un simulacre d'encorbellements de pièces de
charpente avec treillis dans les vides, bien que le tout fiât
fait de pierre. Il y avait là certainement la tradition d'une
structure de bois. Sur d'autres points, des rondins, posés
verticalement les uns à côté des autres et composés de
morceaux de pierre, figuraient clairement des assemblages
de troncs d'arbres posés jointifs. Mais la façade du bâti-
ment de l'ouest attira surtout son attention, car au-dessus
de chacune des portes était sculptée la plus singulière dé-
coration qu'on pLit voir, figure 87-, puis, au-dessus du
HISTOIRE DE L HABITATION. 287
soubassement, une large frise formée de méandres et de
treillis alternés. Chaque pierre, portant sa sculpture, avait
été posée comme les pièces d'un échiquier. Quelques-unes
de ces pierres d'entourage des dessus de portes étaient des
hiéroglyphes dont Nimak donna l'explication aux deux
compagnons.
A chacun des angles des corps de logis, étaient sculptées,
les unes au-dessus des autres, trois énormes têtes mons ■
trueuses.
Épergos, qui se souvenait des œuvres de l'Égypte, de la
Grèce et de l'Inde, regardait tout cela avec plus d'étonné-
ment que d'admiration.
Quant à Doxi, qui n'avait guère goûté les histoires con-
tées par Nimak, il trouvait à tout cela un grand air de
puissance, de majesté, d'ordre et de régularité qui le sédui-
sait. Il faut ajouter que toutes ces sculptures étaient^ rehaus-
sées de peintures, ce qui, à distance, donnait à cette décora-
tion l'apparence de tapis de la plus grande richesse. A
l'intérieur, les meubles, faits de bois, étaient également cou-
verts de ces sculptures étranges et de colorations rehaussées
d'or et d'argent. Ce mobilier se composait de lits ou bancs
très-larges avec quantité de petites tables, escabeaux et vases
de terre cuite très-ornés, peints et dorés.
Les pièces occupées par le maître et sa famille ne diffé-
raient des autres que par une plus grande richesse et pro-
fusion de ces meubles et par les étoffes dont ils étaient re-
couverts, lesquelles étaient finement tissées de laine, d'écorces
d'arbres ou de fil d'aloès, tandis qu'ailleurs des nattes rem-
plaçaient ces étoffes. ^ '
Ce qui frappa surtout Épergos, c'était l'absence d'une
salle plus vaste que les autres. « Où se réunit-on ? demanda-
t-iLà Nimak. — Chumucil-Chunïl, le maître de céans, ré-
pondit Nimak, comme tous les grands parmi les Nahuas,
lorsqu'il veut réunir un grand nombre de personnes, — et
288 HISTOIRE DE L'H ABIT ATIO N.
>
jamais ne rassemble-t-il que ses pairs,— les convoque dans
cette vaste cour. Toutes les assemblées se tiennent dehors,
au coucher du soleil ou au moment de son lever, car dans
le jour la chaleur est trop forte pour que Ton puisse ainsi
demeurer en plein air. Les pièces fermées ne servent que
pour se reposer ou pour prendre les repas; chacun mange
chez soi. Si Ton fait des repas communs, on se tient sous
des tentes, mais cela n'arrive qu'en certaines occasions so-
lennelles, lors des sacrifices, par exemple. Dans les temps
anciens, on mangeait les victimes humaines sacrifiées à
Tohil, mais cet usage s'est perdu. Les repas sont donc pré-
parés au dehors par des serviteurs particuliers et apportés à
chacun suivant son rang et sa qualité. — Bon; mais les
Nahuas n'ont pas apporté cette architecture, ces arts avec
eux ? — Non, les populations inférieures qui vivent dans ces
contrées étaient déjà adonnées aux arts lorsque les Nahuas
conquirent le pays -, seulement ce qu'elles faisaient était dé-
sordonné et ne présentait rien dans l'ensemble qui fût digne
des vainqueurs. Ceux-ci ont fait travailler ces artisans de
gré ou de force, afin de se bâtir des temples, des villes et
des palais dignes de la race des Nahuas. Ils ont imposé des
règlements sur toutes choses, et sur les constructions comme
pour le reste. Ils ont institué des conseils de sages qui sont
chargés de maintenir ces règlements et de veiller à ce que
personne ne s'en écarte. Ainsi, les dispositions des logis,
même pour les grands, ne peuvent être modifiées, car la loi
dit qu'elles doivent être prises telles que vous les voyez. La
sculpture, elle-même, est soumise à des règles dont per-
sonne ne peut s'affranchir. 11 en est de même de la manière
de bâtir, de faire les citernes et les routes. Quand on con-
struit, le maître de l'œuvre donne à chacun^sa tâche. Celui-
ci taille les pierres unies, tel autre les pierres sculptées, et
chacun doit terminer dans la journée ce qui lui est prescrit,
puis alors le maître fait assembler ces pièces devant les bol-
HISTOIRE DE L'H AB1T AT I ON. 28g
cages de maçonnerie. — Aussi vois-Je bien, dit Épergos,
que toutes ces pierres de dimensions à peu près pareilles,
ne se liaisonnent point entre elles et sont posées à côté les
unes des autres, ou les unes sur les autres sans croiser ks
joints. — Ces parements sont maintenus par le mortier du
blocage. — Mais, dites-moi, Nimak, ne vous semble-t-il pas
que ce bâtiment principal figure une structure de charpente,
bien qu^il soit fait de pierre ? — Dans les temps éloignés, on
faisait ainsi, en effet, des constructions composées de bois
empilés et formant encorbellement; c'est pourquoi on a con-
servé cette apparence. — Mais à quoi bon, puisqu'on chan-
geait la matière? — Parce qu'on a vu ainsi des constructions
antiques et que Ton veut en conserver le souvenir. — Et
pourquoi ne construit-on plus en bois quand on fait des pa-
lais et des temples ? — Parce que le feu a autrefois détruit
beaucoup de ces constructions; puis, qu'elles logent des
serpents, des fourmis et toutes sortes de bêtes malfaisantes.
11 n'y a plus que le peuple qui emploie du bois dans ses
maisons, encore a-t-il le soin de Tenduire de terre. »
En regagnant leur logis, Épergos dit à son compagnon :
« Ne te semble-t-il pas, Doxi, que ces peuplades sont pas-
sées de l'enfance à la vieillesse sans transidon. — Pour-
quoi? — Parce que ces édifices que nous venons de visiter
sont, comme dispositions, très-voisins d'un état primitif et
présentent dans leur structure et leur décoration les symp-
tômes de la décadence.
« Cette sculpture monstrueuse, monotone dans sa profu-
sion, reproduisant des formes qui n'appartiennent pas au
mode de construction adopté, accuse un art corrompu avant
son développement.
tt Cela ne se peut expliquer que par la tyrannie d'une caste
supérieure sur une population d'artisans et d'artistes avan-
cés déjà dans la pratique des arts, mais qui obéissent à des
fantaisies aveugles, irréfléchies. Ce qui me choque en tout
19
-ocr page 295-303 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
ceci, c'est l'absence de raisonnement-, on croirait rêver.
Quelle est donc l'existence de ces hommes puissants parmi
les Nahuas ou les Toltèques qui vivent dans des cellules,
toutes exactement pareilles, comme le seraient des loges fai-
tes pour des animaux? Et cependant, ces habitudes qui sem-
blent primitives, s''entourent d'un luxe prodigieux à Texté-
rieur, luxe qui est purement décoratif et ne répond à aucun
besoin. Nous n'avons rien vu de pareil sur la surface de la
terre. « Doxi était sombre et ne répondait pas. Il se de-
mandait si ces hommes seraient en état de comprendre et
d'accepter la loi du Bouddha, car il-était encore pénétré de
la ferveur apostolique qui lui avait si peu réussi dans le
Kathaï.
Doxi essaya donc de prêcher le peuple*, mais les chefs et
les prêtres Nahuas firent savoir à son compagnon que s'il
continuait ainsi, ils se verraient dans la nécessité.de lui arra-
cher le cœur de la poitrine pour en faire hommage à Tohil,
et Doxi se le tint pour dit.
Tous deux firent alors une pointe vers Touest, sur les
bords du Pacifique. Là ils trouvèrent des populations dou-
ces, plus blanches de peau que ne sont les Nahuas, soumi-
ses au gouvernement des prêtres, mais qui, d'ailleurs,
paraissaient être un rameau plus pur de la même race.
Dans cette contrée, comme dans la presqu'île Yucathèque,
il existait une classe inférieure, brune de peau, petite, ro-
buste et soumise à tous les travaux.
Les habitations ordinaires de la contrée consistaient en
une enceinte de murs construits en pierres sèches, irrégu-
lières, couverte par des troncs d'arbres posés jointifs hori-
zontalement, et sur lesquels était agglutinée une épaisse
couche de terre mêlée de cailloux et enduite avec soin
(figure 88).
Les portes et fenêtres de ces demeures étaient composées
de deux morceaux de pierre, réunis au sommet ; l'intérieur,
291
HISTOIRE DE L'HABITATION.
divisé en deux ou trois compartiments, abritait une famille.
Malgré son amour pour Tautoritéet son peu de goût pour
la discussion, Doxi, lui-même, se sentit pris d'un ennui pro-
fond au milieu de ces populations passives. Là aussi il
prétendit prêcher, on l'écoutait ou on paraissait l'écouter,
mais sa parole glissait comme Peau sur un marbre poli. Il
sentit qu'il perdait sa peine, et, contrairement à ses habitu-
des, ce fut lui qui engagea Épergos à quitter ce continent.
292
HISTOIRE DE L HABITATION.
Sous ce beau ciel, au milieu d'une nature admirable,
Épergos méditait sur tout ce qu'il avait vu. Pour lui, cette
contrée était comme un jardin disposé pour le repos -, il re-
cueillait ses souvenirs et laissait les Jours s'écouler en regar-
dant les fleurs dans les champs, le ciel à travers les feuil-
lées, en écoutant les voix innombrables de la forêt, et en se
demandant s'il n'avait pas trouvé les Champs-Élyséens des
Grecs.
Quand Doxi lui fit part de son désir de quitter cette terre,
Épergos sourit et se contenta de répondre : « Partons ! »
éêêÊM
HISTOIRE DE L HABITATION.
2C)3
LES SCANDINAVES.
Les deux compagnons remontèrent le long de la côte
occidentale, puis, traversant des contrées couvertes de hau-
tes montagnes, ils se dirigèrent vers TOrient, dans des pays
sauvages habités seulement par des tribus vivant au milieu
des forêts et se nourrissant des produits de la chasse et de
la pêche. Ces hommes, grands, à la peau rouge cuivrée, ne
pratiquaient pas les arts, et habitaient des huttes faites de
branchages, recouvertes de feuilles. Inclinant toujours le
long des côtes de TOcéan, qu'ils retrouvèrent après avoir
passé un large fleuve, ils atteignirent des contrées froides,
traversèrent un bras de mer et mirent le pied sur une terre
habitée par des hommes petits de taille, au teint olive, aux
cheveux plats et noirs, aux traits repoussants. Ces popula-
tions, clair-semées sur les côtes, vivaient sous des huttes
coniques, construites avec des cailloux, de la terre et cou-
vertes de peaux de phoques ou de rennes. Elles se nourris-
saient exclusivement de graisse et de chair de poisson,
car le pays ne produit pendant trois ou quatre mois de
l'été, que de l'herbe et des lichens qui servent à la nourri-
294 HISTOIRE DE L'HABITATION.
tare des troupeaux de rennes. Épergos et Doxi ne s'attardè-
rent pas dans ces contrées et, ayant de nouveau traversé la
mer, ils atteignirent les terres scandinaves. Ainsi, après une
longue absence, ils se retrouvaient au septième siècle de
notre ère en Europe.
Bien des changements s'étaient produits sur cette partie
du globe depuis leur séjour à Rome. L'empire, réduit à quel-
ques territoires autour de Gonstantinople, était tombé, à
l'Occident, aux mains des barbares venus du nord-est, et,
en Orient, sous le fer de l'Islam sorti de l'Arabie.
Mais ce n'était pas en Scandinavie, sur la terre des Danois
et des Normands que ces deux compagnons pouvaient rien
savoir de ces événements. Là ils trouvèrent une popula-
tion singulièrement active et entreprenante, vivant sur un
sol ingrat et froid -, ces hommes tentaient sans cesse des ex-
péditions sur les côtes voisines plus favorisées par le climat.
La vie des jeunes gens se passait à la mer, car ils savaient
façonner de longues barques solides, sur lesquelles ils ne
craignaient pas d'affronter les tempêtes. C'était même pen-
dant les mauvais temps de l'automne et du printemps qu'on
les voyait préparer leurs expéditions. Prenant la mer alors,
ils cinglaient vers les côtes de la Bretagne ou du pays des
Francs, entraient dans les fleuves, débarquaient inopiné-
ment dans le voisinage des villages, abbayes ou bourgades,
emportaient tout ce qui leur tombait sous la main et se rem-
barquaient aussitôt pour mettre à l'abri leur butin.
Souvent même ils restaient sur les côtes dans quelque
baie écartée et, protégés par des falaises, ils fortifiaient les
hauteurs et se jetaient comme des oiseaux de proie sur les
lieux habités.
Intrépides, grands, robustes, ne redoutant pas la mort, ils
étaient un sujet d'effroi pour les populations côtières, qui
n'osaient les attaquer dans leurs repaires.
Leurs barques leur servaient alors d'habitation (fig. 89).
-ocr page 300-HISTOIRE DE L HABITATION'. 195
Mises à sec, à marée haute, sur la plage, à l'aide des
mâts et des avirons, les marins formaient une sorte de toit
sur lequel on étendait deux voiles triangulaires, car ils en
avaient une de rechange et ne naviguaient qu'avec une seule.
Quand ils avaient amassé le butin qui les pouvait satis-
faire, ils reprenaient la mer et retournaient chez eux.
Dans leur pays étaient bâties quelques villes dont les
maisons étaient entièrement faites de bois de sapin, très-
abondant sur les montagnes.
Epergos ne fut pas peu surpris en retrouvant, dans ces
-ocr page 301-296 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
habitations, les éléments de structure observés par lui et
perfectionnés même sous ses yeux sur le haut Indus, bien
des siècles auparavant. Mais l'habitude prise par les popu-
lations de construire des embarcations avait apporté dans
Texécution de ces maisons de bois des améliorations nota-
bles. Les charpentes étaient soigneusement et solidement
assemblées; quelques-unes même étaient décorées de sculp-
tures rappelant grossièrement celles qui ornaient les édifices
de rOrient nord-indien. Il en était de même, chez ce peuple,
des étoffes tissées -, leur coloration, leurs dessins avaient des
ressemblances incontestables avec les dessins et la colora-
tion des étoffes fabriquées sur les rampes de THimalaya.
Les croyances religieuses des Scandinaves ne rappellent
pas moins les premières croyances des Aryas. Gomme ces
derniers, ils pensent que les hommes les plus braves et qui
se sont distingués par leurs grandes actions sur la terre s'é-
lèvent, au delà de la tombe, au rang des dieux-, c'est pour-
quoi ils ne redoutent pas la mort, mais la cherchent même
dans quelque action d'éclat.
Les sacrifices humains sont en honneur chez eux pour flé-
chir les dieux, aussi bien que les sacrifices d'animaux mâles.
On suspend les corps des victimes dans le bois sacré voisin
du temple d'Upsal, non loin de la ville de Birka,et les arbres
composant ce bois sont considérés comme divins.
Ils reconnaissent l'autorité de chefs militaires ou rois et
ont, parmi eux, des familles nobles qui descendent des
iiéros.
Ces rois n'exercent pas une autorité despotique, mais
sont obligés de réunir et de consulter les plus illustres parmi
les nobles avant de rien entreprendre. j
Les hommes de la Scandinavie joignent à ces qualités de
bravoure, à une intrépidité que rien ne saurait faire fléchir,
l'amour du gain et une astuce peu commune. Tous trou-
vent les moyens propres à éluder les serments les plus so-
HISTOIRE DE L HABITATION. 297
fç
lennels, si leur accomplissement est préjudiable à leurs inté-
rêts. Pour cela, il n'est pas de subterfuges et de finesses
qu'ils n'emploient.
Tous ceux qui comptent sur leur simplicité, sur la ru-
desse de leurs mœurs pour les attirer dans quelque piège, y
tombent eux-mêmes infailliblement, car leur perspicacité
égale leur ambition, leur rapacité et leur prudence.
Gomme leurs ancêtres, les Aryas, ils ont pour habitude,
dans leurs demeures, de faire bâtir une grande salle dans
laquelle ils réunissent leurs pairs et leurs subordonnés.
Là, on délibère, là, on juge les différents, là, on donne
des banquets qui se prolongent pendant plusieurs jours et
plusieurs nuits, et qui se terminent souvent par des rixes.
S'ils croient nécessaire de tenter une expédition très-fruc-
tueuse sur un territoire voisin, iis choisissent, comme il
vient d'être dit, quelque plage écartée, dominée par un pro-
montoire ou presqu'île à l'embouchure d'un fleuve et s'y
fortifient, afin de pouvoir s'y réfugier et s'y défendre en cas
de revers, jusqu'à ce qu'une autre expédition leur apporte
des secours^ aussi ont-ils grand soin de se mettre en com-
munication constante avec la mer qui les dérobe eux et leur
butin à toute poursuite, car aucun peuple ne sait tenir la
mer et la franchir avec rapidité, comme le savent faire ces
hommes du Nord.
Les habitations des personnages importants parmi eux
présentent une agglomération de bâtiments de dimensions
et destinations variées, disposés sans symétrie, mais en rai-
son de la convenance de chacun. Les plus vastes, parmi ces
demeures, ressemblent à des villages, car chaque pièce, où
à peu près, est une maison, petite ou grande, suivant le be-
soin. Ces maisons sont ou juxtaposées, se joignant par un
point ou séparées, et mises en communications alors les
unes avec les autres par des galeries de bois fort basses.
Couvertes de bardeaux de pin ou de lames de schiste, elles
-ocr page 303-m
HISTOIRE DE L HABITATION.
n'ont qu'un rez-de-chaussée, et souvent même sont en partie
creusées dans le sol, afin de mieux garantir les habitants
contre le froid. Des palissades, des haies, des fossés entou-
rent rhabitation, car les hommes de cette contrée tiennent fort
à leur indépendance, et les villes mêmes semblent une agglo-
yZO'
mération d'établissements possédant chacun son enclos, plutôt
qu'un assemblage de maisons juxtaposées donnant sur la
voie publique. Pour éviter l'accumulation des neiges sur les
toits, ceux-ci sont à pentes très-rai des.
Les Scandinaves élèvent des chevaux et sont bons cava-
liers. Les grandes prairies de leur pays fournissent le four-
298
histoire de l'h a bitati on. 299
rage nécessaire à la nourriture de ces animaux, habitués
d'ailleurs aux intempéries.
Dans leurs expéditions maritimes, ils ne craignent pas
d'en embarquer avec eux sur leurs grands bateaux, et s'em-
parent de ceux qu'ils rencontrent dans le pays envahi ; ainsi
forment-ils promptement des partis de cavaliers redouta-
bles, en ce qu'ils se jettent à l'improviste sur les hameaux
qu'ils pillent, puis ils se mettent au retour pour rejoindre le
gros de leurs troupes armées.
La figure 90 présente le plan d'une de ces habitations
isolées. En A est l'entrée, ponceau franchissant un fosàé, sur
l'escarpe duquel est plantée une haie vive. En B, la grande
salle dont la charpente est soulagée par deux rangs de poteaux.
Un portique de charpente donne accès dans une salle C,
au milieu de laquelle est construit un âtre. C'est là que
l'hiver se tient la famille, et que se préparent les aliments.
Les habitants couchent même dans cette pièce pendant les
grands froids. En D, sont des locaux destinés au logement
de la famille pendant la saison tempérée. En E, la salle ré-
servée aux serviteurs et aux étrangers. En F, une grande
étable avec magasin à fourrage.
La figure 91 présente la vue de cette habitation, prise du
point P. Les ouvertures qui éclairent les pièces sont gar-
nies de bois découpé et formant des dessins bizarres. Pour
éviter l'action de l'air, des feuilles de talc, chez les plus ri-
ches particuliers, ou des peaux d'âne chez les pauvres, sont
fixées à l'intérieur de ces ouvertures, et laissent passer une
lumière pâle.
La fumée s'échappe par de larges ouvertures laissées
dans le toit et abritées par une sorte d'ouverture mobile que
l'on abaisse au besoin pour boucher l'orifice.
Les combles, comme il vient d'être dit, sont couverts de pe-
tites planches de bois de sapin se recouvrant comme des écail-
les, ou, dans certaines contrées, de grandes lames de schiste.
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
a
Les bois sont revêtus de couleurs très-vives et formant
des entrelacs.
Les anciens, parmi les Scandinaves, prétendent que les
demeures de leurs aïeux étaient circulaires.
Les Scandinaves ont ùn grand respect pour les arbres, et
leurs habitations en sont entourées.
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
LA GAULE SOUS LES MEROVINGIENS,
ET LES CARLOVINGIENS.
De Fempire de Rome, il ne restait plus dans les Gaules,
que le souvenir. Cette vaste et belle contrée avait été envahie
par les pleuplades venues du nord-est, qui se présentant
d^abord comme les alliées de Pempire, s'étaient peu à peu
établies de gré ou de force dans les bassins de la Meuse, de
la Marne, de TOise, de la Seine, dans le pays des Sénonais,
puis sur la Loire et dans les provinces méridionales.
Ces nouveaux venus n'apportaient avec eux que des tra-
ditions d'art fort vagues, et une industrie très-inférieure à
celle des Gaulois. Dans l'espace de deux siècles, mélangés
aux populations de la Gaule, ils s'étaient convertis au chris-
tiaflisme, et n'en continuaient pas moins entre eux les luttes
incessantes, qui avaient ensanglanté les derniers temps de
l'empire.
Divisés en tribus attachées à des chefs, ces barbares tou-
tefois, suivant les habitudes conservées chez eux depuis des
siècles, ne s'étaient pas établis dans les villes gallo-romai-
nes, mais dans les campagnes, formant ainsi des groupes
HISTOIRE DE L HABITATION.
isolés, indépendants et ne reconnaissant d'abord d'autre
autorité que celle des chefs qu'ils s'étaient choisis.
Les anciennes villœ romaines convenaient à ce genre
d'existence, aussi furent-elles occupées, et ces barbares s'em-
parèrent du sol qui les entourait, en cherchant à accroître
leur part, au détriment des voisins plus faibles.
Il advint ainsi que quelques-uns d'entre eux acquirent
une prépondérance marquée, et s'érigèrent en petits souve-
rains guerroyant pour leur compte avec leurs leudes, leurs
fidèles et les colons ou cultivateurs du sol qu'ils s'étaient
appropriés. Cependant l'unité gallo-romaine était assez
compacte pour que les nouveaux possesseurs du sol fus-
sent obligés de compter avec elle. Ce morcellement était an-
tipathique à la nation, et, les plus habiles parmi les chefs
francs, s'appuyant sur ces traditions, finirent p?'- se faire
proclamer rois par leurs pairs. Si, au point de vue politi-
que, la Gaule put ainsi ressaisir une partie de l'organisation
romaine, les chefs qui la gouvernaient ne changèrent pas
leurs habitudes, et vécurent presque toujours en dehors des
grands centres de population. Le pouvoir, que s'étaient
ainsi arrogé ces premiers rois, était sans cesse contesté, et ne
se transmettait que difficilement.
Dagobert sut, le premier, vers 63o, en s'appuyant sur la
classe des hommes libres et sur le peuple attaché aux sou-
venirs de l'époque prospère de l'empire, attaquer et vain-
cre les grands leudes, et put se considérer comme souve-
rain.
/
C'est à cette époque qu'Epergos et Doxi abordèrent sur
le territoire des Francs. Doxi avait eu le temps d'oublier sa
haine contre le christianisme. Les traditions mythiques
aryennes, dont les Scandinaves n'avaient conservé qu'un
débris grossier, lui semblaient ne plus pouvoir fournir une
carrière durable.
D'un autre côté, la confusion qui régnait dans les Gaules
3û2
HISTOIRE DE l'H A BIT ATI O N. 3o3
parmi les populations demeurées gallo-romaines et les nou-
veaux dominateurs, la ruine de cette administration de
l'empire si fort admirée jadis par lui, apportèrent dans son
esprit une nouvelle lumière. En reconnaissant Pénergie
avec laquelle quelques évêques de la Gaule luttaient pour
maintenir, au milieu de cette société décomposée, les restes
des libertés civiles, du droit, de la morale et de la civilisa-
tion, Doxi n'hésita pas, il se fit chrétien et chrétien fer-
vent. Bientôt, il apporta dans ses nouvelles convictions
la passion quelque peu intolérante qui était dans sa na-
ture.
Épergos, comme toujours, se contenta d'observer, ne
croyant à rien de fixe et ne voyant, dans tout-état de l'huma-
nité, qu'une transition vers une situation pire ou meilleure.
Nos deux compagnons étaient plus que jamais loin de
s'entendre. Doxi ne voyait de salut pour la société que dans
l'établissement d'un régime théocratique, et s'élevait contre
les obstacles qu'opposaient à ce régime et le caractère des
chefs guerriers et l'esprit romanisé du peuple. Épergos ne
cessait de le railler à ce sujet en lui démontrant par des
exemples répétés chaque jour, que les évêques avaient d'au-
tant plus d'influence sur les populations et sur les grands,
qu'il se renfermaient dans leurs fonctions pastorales et
ne prétendaient pas au pouvoir. D'ailleurs ces grands
leudes francs et Dagobert lui-même, tout chrétiens qu'ils
étaient, ne suivaient guère les préceptes de la morale du
Christ.
Ils avaient des esclaves et autant de femmes qu'ils pou-
vaient en nourrir, étalaient un faste barbare, et s'ils don-
naient d'une main aux monastères et aux églises, ils pillaient
de l'autre églises et monastères.
La cour du roi présentait un étrange spectacle-, on y
voyait de saints personnages et des courtisanes, des escla-
ves favoris et des leudes ruinés vivant aux dépens du prince,
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
des ambassadeurs et des gens sans aveu prêts à tous les
crimes. La dévotion et Porgie y avaient part égale, et on
passait de l'église aux banquets.
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
Dagobert séjournait habituellement dans ses villœ^ tantôt
dans Fune, tantôt dans Pautre, jusqu^à ce que les provisions
amassées dans ces grands centres agricoles fussent consom-
mées. Doxi, plein d'un zèle de néophyte, avait été distin-
gué par Eligius, homme de sens, habile orfèvre, chrétien
sincère, possédant la confiance du roi, qu'il ne quittait pas.
Les connaissances d'Épergos avaient également été goû-
tées par Eligius, curieux de toutes choses tenant à Fart et à
l'industrie.
Nos deux compagnons furent donc invités à se rendre
dans Fune de ces villœ royales, afin de passer quelques
jours auprès d'Eligius qui voulait les présenter à Dagobert,
comme des personnages distingués pouvant l'instruire sur
Fétat des contrées du Nord.
Cette villa (figure 92), située sur les rampes d'un coteau,
non loin des bords de FOise, était entourée de bois giboyeux
dans lesquels le roi et sa cour allaient souvent chasser. Mal-
gré son étendue, l'aspect extérieur de cette demeure était
très-simple, et rappelait les établissements gallo-romains
analogues. L'entrée principale, fermée d'une palissade, se
composait d'une petite cour avec deux bâtiments contenant
la porterie et quelques pièces d'attente pour les étrangers.
De là, on pénétrait dans une seconde cour plus vaste, en-
tourée de portiques bas, faits de charpente, donnant sur les
logements des personnes directement attachées au prince.
A l'angle de cette cour est une tour carrée à quatre étages.
C'est la demeure particulière du roi. Le dernier étage ne
consiste qu'en une plate-forme couverte, d'où la vue s'é-
tend au loin. Du rez-de-chaussée de cette tour, on com-
munique à la grande salle par un portique qui donne sui
une troisième cour. C'est dans cette salle que se tiennent
les assemblées et les banquets répétés. A côté, et réunie par
une galerie, est une immense cuisine. Sur l'autre flanc, un
portique qui donne sur la cour des écuries, plus basses, pos-
20
-ocr page 311-3o6 HISTOIRE DE l'H ABIT AT 10 N.
-i,ijgjj.l.j.,f 11 uiiiii : I I.Ji» . n-^uKi
sédant une entrée spéciale, et, au fond, un bâtiment affecté
aux étrangers, avec entrée particulière.
La construction de ces bâtiments est faite de petites pier-
res taillées et réunies par du mortier. Tous les combles
sont en charpentes couvertes de tuiles romaines. Les inté-
rieurs sont revêtus d'enduits peints et de grossiers lambris,
les charpentes sont également coloriées.
A quelque distance est une grande chapelle, puis les ha-
bitations des colons, basses, couvertes de chaume et d'as-
pect pauvre. Cette villa est une des plus petites que pos-
sède le roi, et cependant elle peut loger de deux à trois
cents personnes, tant maîtres qu'esclaves et serviteurs, car
ceux-ci couchent habituellement sous les portiques.
En l'absence du roi qui était en chasse, Eligius fit voir
aux deux compagnons les locaux de la villa. Cette visite
excita chez eux plus de curiosité que d'admiration, car elle
ne leur montrait rien de nouveau.
Ces constructions rappelaient grossièrement les habita-
tions romaines des champs, et les ornements qui les déco-
raient à l'intérieur offraient un singulier mélange de luxe
et de pauvreté. A côté d'étoffes d'Orient d'une richesse
inouïe qui couvTaient les lits et des bancs, on vo_yait des
murs revêtus de peintures barbares exécutées par les mains
les plus inhabiles. Les boiseries, les meubles étaient le pro-
duit de pillages ou les dépouilles de quelques anciens édi-
fices, et mettaient en présence les oeuvres délicates de l'art
et celles dues à une fabrication primitive.
Eligius tenait fort à faire remarquer à ses invités certains
meubles revêtus par lui de lames d'or et d'argent, et qu'il
considérait comme fort beaux; mais Epergos sentait les
éloges s'arrêter dans sa gorge, et Doxi ne disait mot, pen-
sant que cet or eût été employé plus fructueusement à sou-
lager bien des misères. Toutefois Eligius, qui était bon
homme, ne s'offensa pas de la froideur de ses hôtes, tout en
HISTOIRE DE L'H A B IT AT I ON. So/
se réservant de connaître plus tard leur sentiment. L'occa-
sion s'en présenta lorsqu'ils furent à table. En effet, Éper-
gos, s'adressant à Eligius, parla ainsi : « Tu es un homme
trop éclairé, Eligius, pour ne pas satisfaire ma curiosité sur
un point.... Comment est-il arrivé que les arts de Rome,
qui, dans les Gaules, avaient atteint une grande perfection,
aient ainsi décliné?... Car toi-même reconnais que parmi les
objets déposés dans cette villa^ il n'en est pas qui puissent
rivaliser- avec ceux que vous a légués l'empire.... Tu m'as
fait voir des chapitaux et des fûts de colonnes provenant
d'un monument païen, et tu admirais la pureté du travail....
Pourquoi ne pouvez-vous faire aussi bien? Pourquoi les
ustensiles, les meubles que tu nous a montrés, sont-ils gros-
siers, si on les compare à ceux que nous ont transmis ces
païens et dont nous possédons encore des exemples? — Hé-
las! répondit Eligius, j'ai travaillé depuis mon enfance dans
l'espoir d'atteindre à cette perfection des arts romains, et je
n'ai pu obtenir que des résultats imparfaits. Les écoles nous
font défaut-, les désastres subis par la Gaule ont détourné
les hommes de la pratique des arts. Pendant longtemps,
chacun n'avait d'autre souci que de conserver sa vie. Et
pourquoi donc aurait-on élevé des monuments, fabriqué des
meubles ou des bijoux? Dès qu'une demeure conservait une
apparence de luxe, elle était pillée et dévastée. Ainsi les ar ■
tistes, les artisans anciens, sont morts sans avoir l'occasion
de transmettre leur art ou leur métier à la jeunesse. Celle-
ci, ignorante, ne connaissant d'autre état que celui de la
guerre, et Dieu sait quelle guerre ! est retombée dans un état
de barbarie égal à l'ignorance des peuplades qui envahis-
sent notre sol. C'est depuis peu que nous avons pu nous li-
vrer de nouveau aux arts de la paix. Les chefs francs ont
l'amour du luxe-, ils prétendent rivaliser avec la pompe des
empereurs d'Orient. Il leur faut des vêtements précieux, des
meubles et des joyaux enrichis d'or et de pierreries, et ils
TT
3oS HISTOIRE DE L^HABITATION.
croient, s'ils sont couverts d'or au point de ne pouvoir mar-
cher, montrer leur puissance et leur-amour pour les belles
choses. — Mais toi, Eligius, tu ne saurais être séduit par ce
luxe apparent et grossier, et puisque tu as l'oreille du roi,
comment n'essaycs-tu pas de lui faire comprendre combien
il sied à la richesse d'être simple dans ses vêtements, dans
ses demeures, et combien la grandeur d'un prince consiste
dans la perfection des arts pratiqués par ses sujets. — Si tu
demeurais quelque temps parmi nous, Épergos, tu connaî-
trais l'étendue des maux qui rongent la Gaule, et tu te de-
manderais, comme je me le suis demandé souvent, si ce
peuple soumis à tant de misères n'est pas prédestiné....,
puisqu'il vit encore après toutes ces hontes et ces désastres.
L'espoir de voir la Gaule se relever un jour me soutient au
milieu des épreuves auxquelles nous sommes soumis, et moi
tout le premier. Je vois ici mille choses répréhensibles et cri-
minelles. Ces chrétiens de nom se livrent à des actes qu'eus-
sent réprouvés les païens-, la violence, la ruse, la trahison
régnent dans les cours, parmi ces chefs francs qui devraient
donner au peuple l'exemple de la sagesse, de la retenue et
du respect pour les choses sacrées. Tous, malgré les décrets
de l'Église, prennent plusieurs femmes, réduisent des popu-
lations en esclavage, et ne mettent aucun frein à leurs pas-
sions*, prodigues et avares, luxurieux et dévots, sans foi et
saisis de crainte en présence d'un signe funeste, on les voit
tour à tour arrogants et humbles, ivres ou repentants....
Que veux-tu ! sorti du peuple, j'aime le peuple, et je ferme
les yeux sur tant de violences et de crimes pour tenter de le
soulager quand l'occasion se présente. Ce que je puis faire
est peu de chose, assurément ^ mais, si peu que ce soit. Dieu
m'en sait gré, puisqu'il voit que je ne puis faire davantage,
et que tous mes efforts tendent à profiter des mouvements
généreux que j'épie chez nos maîtres. Car il ne faudrait pas
croire que ces hommes sont ' "accessibles aux bons senti-
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
ments; s'ils naissent parmi eux, ils s'y abandonnent avec la
même passion qu'ils mettent à poursuivre le mal. Le roi, au
milieu de tant de perversité, laisse percer souvent les éclairs
d'une âme grande et faite pour gouverner. Dieu m'est té-
moin que je préférerais mille fois la retraite au rôle que je
remplis à la cour^ mais si, du milieu de cet amas de cor-
ruption, je puis parfois extraire une perle fine, je suis ré-
compensé de ma patience, que beaucoup considèrent comme
une condescendance coupable..,. Ceux qui ont voulu, pleins
de zèle pour la cause de Dieu et de la justice, se faire les
censeurs amers des mœurs de nos maîtres n'ont eu que la
vaine satisfaction de décharger leur cœur de ce qui l'oppres-
sait^ proscrits honteusement, persécutés, mis à mort même,
ils ont été des martyrs peut-être, mais n'ont pas brisé une
chaîne ou soulagé une misère; j'ai cru qu'il était plus utile
d'agir autrement. Je ferme donc les yeux sur le mal et sai-
sis toute occasion de faire un peu de bien. — Tu n'en jouis
pas moins, objecta Doxi, des biens et des avantages que
procure la confiance du prince et le rang que tu occupes au-
près de lui? — Tu parles comme un néophyte, reprit Eli-
gius, et tu n'as jamais vécu à la cour, et, qui plus est, à la
cour d'un roi franc. Sache donc que nul état n'est plus
rude; pour celui qui poursuit le bien, les splendeurs, les
plaisirs de la cour sont voilés de tristesse, les mets les plus
délicats sont amers, le sommeil est entremêlé de rêves péni-
bles, et les marques de faveur mêmes du prince, nous enve-
loppent d'épines. Certes celui qui ne poursuit que des pro-
jets ambitieux, qui cherche à supplanter des rivaux, qui
triomphe de leur humiliation, qui voit ses biens s'accroître
par la volonté du maître, a peut-être des jours d'ivresse trop
souvent suivis de cruelles déceptions; mais pour celui qui
veut conserver la pureté et l'indépendance de son âme, qui
emploie cette faveur du prince, non pour augmenter ses ri-
chesses au détriment du bien de ses rivaux, mais pour obte-
3lO HISTOIRE DE l'H A BIT ATI O N.
nir justice et soulager des infortunes-, pour celui-là, il n'est
ni repos ni joie, le bien qu'il fait n'est jamais complet, car il
faut Tarraclier d'entre mille mains avides qui en retiennent
des lambeaux. Si Ton veut poursuivre sa tâche et faire pré-
valoir ce qu'on croit équitable, c'est par la souplesse qu'il
convient d'obtenir la plus légère faveur. A la cour, si cha-
cun trouve tout simple qu'on sollicite impudemment pour
soi-même, la défiance et la haine s'attachent à celui qui de-
mande de réparer une injustice, puisque toute injustice ré-
parée démasque un coupable qui le plus souvent est là, près
du prince, et invente mille calomnies pour vous perdre....
Si j'avais un ennemi, Doxi, je l'amènerais à la cour et m'ef-
forcerais de lui faire obtenir la faveur du prince.... »
HISTOIRE DF. L HABITATION. 3ii
LES SARRASINS.
En 827, les Musulmans s'emparèrent de la Sicile, et
Tempire de Constantinople perdit ainsi un des plus beaux
tieurons de sa couronne.
Ces Sarrasins, comme on les appelait alors, loin de dé-
vaster le pays et de saccager les villes, apportèrent dans
cette île un état de civilisation avancé, et surent y dévelop-
per diverses industries qui enrichirent la contrée, notamment
la fabrication de ces belles étoffes tissées de soie d'or et d'ar-
gent, qui alors se vendaient dans tout l'Occident. Ils divi-
sèrent l'île en trois vais administrés par des cadis, sous le
gouvernement d'un chef suprême qui résidait soit à Messine,
soit à Palerme.
L'art grec et l'art romain en Sicile étaient tombés, sous
les derniers empereurs d'Orient, aux derniers degrés de la
décadence. Les Sarrasins firent renaître ces arts, mais en
leur donnant une direction nouvelle, et sans imiter en rien
les débris des monuments antiques qui existaient encore sur
ce territoire. Ils apportaient avec eux des méthodes de bâtir
adoptées alors en Égypte et sur les côtes de l'Afrique qui
étaient en leur pouvoir depuis trois siècles.
3i2 histoire de l'habitation.
Palernie, Messine, Catane sortaient de l'abandon où le
gouvernement des empereurs d'Orient les avait laissés tom-
ber. Les murailles antiques étaient réparées, des routes
étaient ouvertes, des aqueducs amenaient les eaux des mon-
tagnes dans ces cités, et des palais somptueux, des mos-
quées remplaçaient les ruines provoquées par les dévasta-
tions des Vandales, le temps et Tincurie des peuples livrés
aux dissensions. Toutefois la population des campagnes et
des villes même conservait ses habitudes, sa religion, sans
que le gouvernement des Aglabites et des Fatimites, qui
leur succédèrent, y mît obstacle.
Contrairement aux coutumes des chrétiens de cette épo-
que, les musulmans ne persécutaient pas les populations
pour cause de religion, et se contentaient d'exiger d'elles
une soumission absolue à Fautorité, et l'impôt. Elles pou-
vaient d'ailleurs conserver leur culte, à la condition de pas
le manifester hors des temples.
On voyait donc dans les villes à la fois des constructions
sarrasinoises et des églises et habitations chrétiennes. Il y
avait ainsi comme deux peuples Juxtaposés, vivant chacun
à sa mode, adonnés à l'industrie et au commerce, sous une
autorité arbitraire, mais sage et prudente, ne pensant pas
qu'il y eût intérêt à obliger les gens à croire à tel ou tel
dogme, du moment qu'ils remplissaient leurs devoirs civils
et vivaient paisiblement.
Epergos et Doxi visitèrent cette île vers io5o. Elle était
en pleine prospérité et excitait la convoitise de ces terribles
Normands, installés déjà en Italie, où ils faisaient la guerre
tantôt pour le compte des autres, tantôt dans leur propre
intérêt, dès l'an io35.
Depuis l'époque de leur entretien avec Eligius, nos deux
compagnons avaient traversé bien des aventures, et, pour
ne parler que des principales, sous le règne de l'empereur
Charlemagne, Épergos avait été chargé de missions impor-
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
tantes en Orient et en Espagne par ce prince, qui prisait
fort ses connaissances étendues. II avait dû rapporter à la
cour de l'empereur des manuscrits grecs et arabes, et les
traduire, afin de répandre ainsi dans les monastères Tétude
des sciences cultivées chez les Orientaux, et enseigner dans
ces établissements la géométrie, l'art de conduire les eaux,
d'améliorer les terres, de cultiver les arbres fruitiers, de
bâtir et de peindre. Ainsi, pendant presque toute la
durée du règne de Charlemagne, Épergos avait eu l'occa-
sion d'employer son temps, et n'avait eu avec son com-
pagnon Doxi que des relations peu fréquentes, celui-ci
s'étant retiré dans un couvent et désapprouvant les nou-
veautés introduites par l'empereur. « Le christianisme,
lui disait Doxi, quand par hasard ils se trouvaient ensem-
ble, a eu la fortune d'arriver sur la terre au moment où
Tempire romain, menaçant ruine, succombait sous les coups
des barbares. C'est bien là ce qui montre son origine toute
divine. Dieu indiquait ainsi clairement qu'il repousse comme
une déviation de la voie tracée par lui à l'humanité ces
civilisations tant admirées par toi et qui aboutissent toutes
à la plus abjecte corruption. Son Fils n'a-t-il pas dit :
« Heureux les pauvres d'esprit! » Le champ était libre;
l'homme primitif débordait comme un fleuve puissant, et
inondait toutes les terres semées d'ivraie. « Voilà ma loi,
« simple, compréhensible pour toutes les intelligences »,
disait le Christ, et son Père jetait bientôt sur le vieux
monde les natures primitives qui pouvaient seules l'accep-
ter et la suivre. N'est-ce pas aller contre les décrets de la
Providence, contre ses intentions manifestes de chercher à
renouer les fils brisés de la prétendue science des anciens,
conservée chez des peuples évidemment suscités par l'es-
prit du mal? L'empereur va combattre les infidèles, et il
leur demande lés éléments d'orgueil et de savoir qui ont
perdu les hommes. Et toi qui sais où cette vaine science a
3i4 histoire de l^habitation.
conduit, non-seulement tu obéis aux ordres du prince, mais
tu les provoques-, c'est mal. L'inquiétude de Satan te do-
mine! — Allons! mon bon Doxi, ne te fâche pas. Si je suis
voué à Satan, qui d'ailleurs ne m'a jamais fait l'honneur de
me manifester ses intentions, tu sais qu'il en est ainsi depuis
longtemps; que prétends-tu? Toi tu es né pour arrêter la
machine terrestre, moi, pour l'aider dans sa marche; à quoi
bon discuter? Au revoir; je m'en vais à Bagdad! »
Plus tard, Epergos avait assisté à l'invasion des Nor-
mands sur le soi des Francs; il avait revu de près ces hom-
mes rudes, cauteleux, rapaces et avides, sans foi; il avait
retrouvé en eux ces Scandinaves doués d'une énergie puis-
sante et tenace, et à Doxi, qui se lamentait alors sur l'in-
cendie des couvents, sur le pillage des villes, il répondait :
« Mais, ami Doxi, de quoi donc te plains-tu? N'est-ce pas
un dernier flot de ce fleuve de barbares suscité par la Pro-
vidence qui envahit le sol cultivé de nouveau par nous ? Vos
couvents étaient trop riches. Nous avions trop profité des
enseignements que voulait répandre le grand empereur
Karle sur l'Occident. Tu le blâmais alors, cet empereur, de
mi'envoyer en Orient chercher les débris des civilisations an-
tiques et de l'école d'Alexandrie. Probablement avais-tu
raison, puisque voilà des hommes primitifs qui viennent
bouleverser notre ouvrage, avec la permission de Dieu,
sans aucun doute. Observe comme ton entendement a par-
fois des lacunes, mon vieux camarade. Tu dis aujourd'hui
que ces Normands sont vomis par l'enfer, parce qu'ils te
chassent de ton couvent et détruisent ce que nous avions pu
faire, disais-tu, sur l'instigation de Satan ! w
Quand la discussion entre les deux compagnons prenait ce
tour, Doxi ne manquait jamais d'accabler Épergos d'injures
et celui-ci quittait la partie, sifflotant sur l'ongle de son pouce.
Établis définitivement sur le sol des Francs, ces Normands
s'étaient montrés d'autres hommes.
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
Du moment que la terre était à eux, ils se gardaient de la
laisser en friche, ils la faisaient cultiver avec soin, élevaient
des bestiaux et des chevaux, bâtissaient de bonnes forte-
resses pour protéger le pays, nouaient des relations com-
merciales avec leurs voisins, amassaient des trésors qu'ils
savaient employer utilement et, s'étant convertis au christia-
nisme , se firent les défenseurs zélés de PÉglise, en tant
qu'elle ne gênait pas leurs intérêts. Bientôt la province
qu'ils occupaient fut une des plus riches de la France et des
mieux administrées, mais la population augmentant tou-
jours, il fallut chercher fortune ailleurs. Il n'y avait pas assez
de terre en Normandie pour nourrir tant de gens, d'autant
qu'ils avaient bon appétit. N'ayant rien perdu de leur éner-
gie, mais vivant à l'étroit sur le sol qu'ils s'étaient fait donner
dans, les Gaules, ils essayèrent de dépasser leurs limites, et
se heurtèrent à des populations également pressées \ puis à
ce jeu, on pouvait perdre autant que gagner. En gens avisés
et pratiques, sachant calculer les-chances, ils demeurèrent
donc relativement en paix sur leurs frontières, mais envoyè-
rent ceux d'entre eux, qui ne pouvaient vivre sur le sol, guer-
royer au loin. C'est ainsi que des partisans s'en allèrent en
Italie, louèrent leurs bras aux divers compétiteurs qui se
disputaient le pays, puis finirent par se battre pour leur
propre compte et s'installèrent dans l'Apulie.
Il n'est besoin de dire que Doxi s'était réconcilié avec eux
du jour où, au lieu de piller les couvents des autres, ils se
mirent à en bâtir pour leurs moines.
Nos deux compagnons avaient vu les Normands en Italie,
ils savaient comme ils se comportaient, là comme ailleurs-,
employant la ruse et la force suivant l'occasion pour arriver
à leurs fins, grands pillards du bien des autres quand ils
n'avaient pas l'espoir d'en tirer profit autrement, mais très-
conservateurs de ces biens quand ils pouvaient espérer les
exploiter. Ils savaient que leur désir était de s'emparer quel-
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
que jour de la Sicile ^ car ce pa3^s fertile pouvait satisfaire
leur vaste appétit.
Épergos, qui n'avait cessé de maintenir des relations avec
les musulmans, avait des lettres pour un des plus riches
habitants de Palerme nommé Moafa. C'était un homme
juste, fort estimé et qui était déjà vieux. Il habitait un palais
non loin des murs de la ville, dans un lieu charmant.
Cette demeure se composait d'un gros logis à plusieurs
étages, solidement bâti de pierres de taille et tout entouré de
jardins. Suivant l'usage, des bâtisses légères, élevées à quel-
que distance du palais, renfermaient les serviteurs, les cui-
sines, les bains, des écuries et des portiques pour recevoir
les étrangers, avec quelques cellules y attenant.
La figure 93 présente le rez-de-chaussée de ce plan du pa-
lais. Une large ouverture A donne entrée dans un vestibule
long B, aux extrémités duquel sont disposés deux pièces,
l'une pour le serviteur qui doit êti'e sans cesse aux ordres des
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
personnes qui entrent ou qui sortent, Pautre qui sert d'anti-
chambre aux pièces dans lesquelles le maître reçoit les étran-
gers. En regard, deux salles sont destinées au logement des
familiers. Au centre est une vaste salle, ouverte sur le dehors,
voûtée, avec quatre enfoncements. Dans celui du milieu est
disposée une fontaine de marbre, laissant couler une nappe
d'eau qui se répand dans un canal central coupé de petits
bassins carrés.
Dans les deux enfoncements latéraux sont des divans et
deux portes qui communiquent avec les pièces latérales. Le
service peut se taire par le couloir postérieur, entre ces deux
parties du palais. Deux beaux escaliers montent au premier
étage, qui n'occupe que les deux extrémités du bâtiment; car
la voûte de la salle centrale s'élève jusque sous le sol du
deuxième étage. Ce premier étage est occupépar les femmes.
Le deuxième étage présente la même distribution que le rez-
de-chaussée, si ce n'est que la grande salle centrale s'ouvre
par ses deux bouts, sur la campagne. C'est là que demeure le
maître. Au-dessus sont encore quelques petites chambres
pour les serviteurs, puis une terrasse d'où la vue est admirable.
De ce point élevé, la ville, avec ses monuments crénelés,
avec les minarets de ses mosquées couverts de mosaïques à
fonds d'or, se détache sur l'azur de la mer. A gauche,
s'élève la montagne abrupte qui forme promontoire et dont
les roches d'un blanc safrané semblent émerger d'un jardin
d'oliviers, de palmiers, de figuiers.
A l'opposite de la mer, s'ouvre le fond de la vallée, cou-
vert de La riche verdure des orangers et des citronniers et
terminée par une couronne de sommets déchirés. De dis-
tance en distance, de hautes piles de maçonneries indiquent
le parcours des sources répandues dans toutes les habita-
tions et amenées jusqu'au faîte des édifices au moyen de ces
syphons de maçonnerie habilement espacés pour maintenir
Teau à un niveau élevé.
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
Les jardins qui entourent le palais, dont la figure 94 pré-
sente Taspect extérieur du côté de Tentrée, sont plantés avec
art et coupés d'une multitude de petits canaux de marbre
dans lesquels coule une eau claire et fraîche.
La masse imposante du palais, dorée par le soleil et vue
à travers la verdure, est d'un aspect saisissant. La construc-
tion simple, dépourvue de toute sculpture, mais savamment
combinée, est seulement décorée à sa partie supérieure par
un large bandeau, servant de balustrade, couvert extérieure-
ment d'une belle inscripton en relief et par un crénelage dont
la dentelure, brillante de lumière, fait ressortir Téclat azuré
du ciel.
Introduits dans les jardins, sur Tordre du maître, et en
attendant qu'ils pussent être reçus, Épergos et Doxi ne se
lassaient pas d'admirer l'ordre, le calme riant de cette de-
meure qui contrastait si fort avec ce qu'ils venaient de voir
en Occident. Doxi surtout ne manquait pas d'exalter la
grave sérénité de ces lieux si propres à la méditation et qui
semblaient refléter des existences d'une régularité parfaite.
Suivant son habitude, il ne manquait pas, en s'appuyant
sur cette impression, de critiquer amèrenient les mœurs tur-
bulentes de ces Occidentaux qu'il venait de quitter et au mi-
lieu desquels il n'était pas possible, même aux religieux
cloîtrés, de vivre tranquilles. « Eh bien ! lui dit Épergos,
quand il eut fini son rapprochement entre ces coutumes oppo-
sées, fais-toi musulman ! » Doxi se tut, mais jeta un regard
oblique sur son compagnon. Un esclave noir apparut bien-
tôt au seuil de l'entrée du palais et fit signe aux deux com-
pagnons d'entrer.
Ceux-ci laissèrent leurs chaussures dans le vestibule, et
mettant des babouches qu'on leur présentait, furent intro-
duits dans la grande salle centrale (fig. 95).
Au-dessus de la fontaine, sur un fond d'or, une mosaïque
délicate décore la grande niche.
HISTOIRE DE iJ H ABIT ATI ON. 3l7
Celle-ci, comme les deux autres, se termine par des encor-
bellements de petites arcades qui rappellent les stalactites de
certaines grottes ou les cellules de la grenade. L'or, Tazur,
le vert, le blanc et le noir, sont répartis de la manière la plus
harmonieuse dans ces myriades d'alvéoles. Des arabesques
peintes bordent la voûte, entourent les sommets des niches
et se marient à de grandes inscriptions qui surmontent le
bandeau supérieur.
Quant au bandeau inférieur, il est orné de cordons de
mosaïques qui entourent de fines colonnes de marbre blanc
placées aux angles et se retournent sur la plinthe. Les par-
ties restées lisses des murs sont peintes en blanc. Le pavé
est composé de carreaux de marbre entremêlés de mosaïques.
L'eau, qui circule dans le petit canal et les bassins, entretient
la fraîcheur dans ce lieu tranquille, éclairé seulement par la
grande ouverture de Tentrée.
Moafa est accroupi sur le divan d'un des grands retraits
latéraux devant lequel est jeté un tapis précieux. Sans se
lever, il fait signe aux deux compagnons de se placer sur le
divan en face de lui, puis prenant les lettres, il les lit en si-
lence et longuement pendant qu'un esclave apporte des fa-
fraîchissements.
L'esclave ayant disparu sans bruit par la porte percée
dans le fond du retrait, après un assez long silence, Moafa
dit : « Quel est celui de vous deux qui se nomme Épergos ? —
Moi, dit .celui-ci. — Et quel est l'autre? ajouta Moafa. —
Doxi, mon compagnon. — Vous êtes chrétiens ? — Oui. —
D'Occident. — Oui. — Quel intérêt vous conduit à Pa-
lerme ? — La réputation de son industrie, le charme du pays,
la sagesse de ses maîtres. » Puis après un nouveau silence,
Moafa reprit : « Les chrétiens" ne voyagent pas pour cher-
cher la sagesse là où elle est, encore moins pour se pénétrer
du charme d'un pays ; mais pour s'enrichir ou découvrir les
côtés vulnérables d'une nation, afin de l'asservir par la ruse
350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
OU par la force. — C^est possible, continua Epergos, mais
nous deux, voyageons pour nous instruire et n'avons point
d^armées derrière .nous. » Alors il raconta à son hôte quel-
ques-uns des longs voyages entrepris par Doxi et lui les dé-
tails qu'il donnait paraissaient intéresser Moafa, qui Técou-
tait attentivement. Quand Épergos se tut : « Bien, dit Moafa,
c'est bon, mais tu n'es pas chrétien ? — Peu t'importe que je
sois ou ne sois pas chrétien. Nous sommes avides d'ap-
prendre et nous aimons les hommes, puisque nous n^avons
cessé de parcourir le monde pour les connaître et chercher
ce qui est bon parmi eux, afin d'instruire les ignorants ou de
faire aimer le bien -, qu'as-tu besom d'en savoir davantage ?
— Il est malséant d'interroger ses hôtes, et mes paroles ne
doivent pas t'offenser. Mais sache que la Sicile est envahie
par des espions venus d'Italie, au pouvoir des hommes du
Nord. La défiance nous est commandée. As-tu vu ces
hommes du Nord ? — Oui, j'ai vécu parmi eux. — Sais-tu
rien de leurs projets ? — Je sais qu'ils sont dirigés par une
ambition sans bornes et une rapacité jamais assouvie*, que,
s'ils soumettent l'Italie, ils voudront s'emparer de la
Sicile, puis de l'Afrique, puis de l'empire des Grecs, puis de
la Syrie, puis du monde entier. » Après un nouveau silence,
Moafa dit : « Si c'est écrit ? Allah est grand ! — Me per-
mets-tu, Moafa, de te dire ma pensée ? — Dis : La parole
imprudente ne nuit qu'à celui qui la prononce ; c'est à toi de
savoir si tu dois parler ou te taire. — Eh bien! ces hommes
du Nord ne croient pas que leur destinée soit écrite par la
main d'Allah. Imprudents et barbares, ils vont toujours
droit devant eux. Loin de se soumettre à un destin fatal, ils
prétendent le forcer, ce destin, par leur présomptueuse au-
dace, à le soumettre à leurs désirs. Ils vont, dans leur or-
gueil, jusqu'à croire qu'ils entraîneront Dieu dans leurs pro-
jets, à force de prières et de persistance.
« S'ils sont vaincus, si leurs desseins sont déjoués, ils disent
-ocr page 326-350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
que c'est qu'ils ont manqué d'adresse ou de courage, mais
ils recommencent, ne se soumettent jamais à la destinée...
Les vrais croyants conduits par Mahomet, Omar et leurs
illustres successeurs se sont dit qu'ils devaient conquérir le
vieux monde, que « c'était écrit », et pleins de cette foi en la
parole du maître, ils se sont répandus sur l'Asie, l'Afrique
et une partie de l'Europe. Pour combattre, pour conquérir,
cette foi en la parole sacrée, en la destinée tracée, était une
arme invincible.
« En est-il de même, lorsque, les limites de la puissance
ayant été atteintes, il ne s'agit plus que de garder ce qu'on
a acquis, s'il survient un échec, un arrêt dans le développe-
ment de cette puissance? Ce que l'Islam a acquis est menacé,
n'est-il pas funeste de croire que le destin l'a voulu ainsi et
que nulle puissance humaine ne peut prévaloir contre ses
arrêts écrits d'avance sur le livre éternel ? Vous ne doutez
pas que l'ambition démesurée des hommes du Nord ne les
pousse vers vos rivages -, que faites-vous pour prévenir cette
invasion ? Armez-vous vos villes ? Fabriquez-vous d'avance
des engins redoutables ?
« Mettez-vous des gardes sur vos côtes ? Non, vous atten-
dez que l'heure de l'aggression assignée par Allah ait sonné *,
alors vous vous défendrez bravement et vous périrez s'il le
faut sous les ruines de vos forteresses, mais avec la convic-
tion que si cette défense demeure infructueuse, c'est que
cela était écrit, qu'il fallait que cela fut.... »
Moafa semblait réfléchir profondément; puis, après un
long silence, souriant tristement :
a Mais s'il est écrit que l'Islam doive être refoulé dans les
déserts d'où il est sorti ? Les desseins d'Allah sont impéné-
trables. Nous avons beaucoup péché -, s'il veut nous punir
et nous ramener à notre berceau, afin que nous reprenions
une nouvelle jeunesse ? » Épergos n'insista pas.
Les deux compagnons demeurèrent quelques Jours dans
îftiiifr i-itiii-ï^rr
-ocr page 327-HISTOIRE DE L'HABITATION.
ce délicieux palais, Moafa leur ayant fait donner deux cham-
bres dépendantes des bâtiments extérieurs.
Leur hôte semblait prendre de plus en plus d^intérêt à
leurs entretiens.
Il leur expliqua comment ces demeures étaient élevées
par des ouvriers siciliens, sur les indications d'architectes
instruits en E^gypte-, que la pierre était abondante dans le
paj^s, et que ces ouvriers ayant l'habitude de remployer,
ces demeures étaient construites avec cette matière à Texté-
rieur, tandis qu'on réservait le mode de bâtir des Orientaux,
c'est-à-dire le blocage et les enduits, pour ces intérieurs re-
vêtus de peintures, de mosaïques et de marbre.
L'architecte du palais, qu'Épergos eut l'occasion devoir,
lui démontra que ses procédés de tracés dérivaient tous de for-
mules géométriques très-simples, et que ces voûtes, si com-
pliquées en apparence, des réduits de la grande salle, étaient
tracées à l'aide de méthodes faciles à saisir et à appliquer.
Epergos se souvint que dans l'antique Egypte, il avait vu
ainsi des architectes tracer leurs plans et les moindres dé-
tails de l'architecture à l'aide de formules géométriques et
se demanda si ces traditions n'avaient pas été conservées
dans les écoles d'Alexandrie pour être employées, bien qu'à
un art très-diderent, par les architectes musulmans qui, de-
puis Omar, avaient dû s'instruire au Caire et sur le bas Nil.
Il constata également certains rapports de plans entre cette de-
meure et les palais de l'Asie et de la Perse de l'époque an-
tique, et tout cela lui donna fort à réfléchir.
322
350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
l'époque féodale.
« Ainsi donc, disait Épergos à son hôtelier, dans la ville
abbatiale de Cluny, tu penses que nous pouvons traverser le
pays jusqu'au duché de Lorraine sans danger, mon com-
pagnon et moi ? — Je ne dis point cela, mais que si vous
voulez attendre deux jours, notre sire Tabbé, qui s'en va vi-
siter un de ses grands prieurés, près la ville d'Épinal, avec
une grosse troupe, sera fort aise que vous vous joigniez à
lui. — Et que faut-il pour faire cela ? — Vous armer d'un
gambison, d'un chapel de fer et d'un fort coutelas et vous
présenter à lui, comme de bons compagnons. Mon voisin
Michel le Boen et moi vous servirons de caution. — Eh bien !
qu'en dis-tu, Doxi ? — Je dis, répondit celui-ci, qu'il ne con-
vient guère de porter pareil harnois. — Allons donc! ne
t'ai-je pas vu endosser le haubert pour combattre les Albi-
geois, il n'y a pas longtemps ? — Nous sommes en pays
chrétien, et il est surprenant qu'on ne puisse voyager sans
cet attirail. — Que veux-tu ? cela est ainsi. Il me serait in-
différent d'être détroussé, cela nous étant arrivé souvent ;
mais il nous importe de ne pas être retardés dans notre
324 HISTOIRE DE iJ H A BI T A TIO N.
mission près du duc Thibaut. Allons voir le voisin Michel
le Boen. » L'hôtelier conduisit les deux compagnons chez
Michel qui était dans sa boutique.
Elle est jolie la maison de Michel le drapier (figure 96)
et se compose, au rez-de-chaussée, d'une grande boutique
A, d'un parloir B et d'une cuisine C, avec laverie et latrines
en D. Un escalier à rampes droites, donnant en face d'une
porte ouverte directement sur la rue, monte au premier
étage comprenant la salle E et deux chambres. Au-dessus
du petit bâtiment D, s'éleve un escalier qui monte à l'étage
sous comble, habhé par les apprentis et servant de galetas.
En G, une cour éclaire la partie postérieure du logis.
La façade de la maison sur la rue est bâtie de bonnes
pierres de taille, comme toutes les habitations des bourgeois
de Cluny, avec balcon en bois couvert par le comble, à l'é-
tage supérieur.
Michel s'empressa d'appeler sa femme lorsqu'il sut l'ob-
jet de la visite de l'hôtelier, afin qu'on apportât le vin
dans le parloir et, sur le désir manifesté par Épergos, il fit
à ses deux compagnons l'honneur de son logis. La pièce
importante, la salle où se réunissait la famille, était pourvue
d'une vaste cheminée, et tendue de serge-, le plafond com-
posé de solives apparentes, peint et fort gai d'aspect. Tout
cela était propre, car la maîtresse du lieu, bonne ménagère,
s'entendait à tenir une maison. Des bancs servant de bahuts,
de grandes armoires de chêne ferrées et une grande table au-
tour de laquelle étaient rangés des escabeaux, garnissaient la
salle et reluisaient aux rayons du soleil qui filtraient à tra-
vers les rondelles épaisses de verre fermant les croisées.
Michel le Boen mit son chaperon par-dessus sa cotte, et
tous quatre se dirigèrent vers l'abbaye.
Deux jours après, la chevauchée se mettait en marche.
Épergos et Doxi couverts chacun d'une broigne solide, ar-
més de coutelas, coiffés de cervelières de fer, montés sur de
A I B i
□
ao-
326 HISTOIRE DE L'H ABITATI ON.
bons roLissins, faisaient partie de la troupe qui se composait
d\uie douzaine de moines, Fabbé à leur tête, et d'une cin-
quantaine de vassaux de l'abbaye armés, sans compter nos
deux compagnons.
Cela menait grand bruit sur le chemin et voyageait gaie-
ment faisant quatre repas par jour. La chevauchée passa
par Chalon-sur-Saône, par Beaune et Dijon. On couchait
dans les couvents et on partait de grand matin.
De Dijon, onalla àThil-Châtel, Isômes,Cherlieu, Luxeuil
et Fougerolles.
En sortant de Fougerolles le matin, pour traverser les
f
montagnes et se diriger sur Epinal, vers la troisième heure
de marche, la troupe se croisa avec deux jeunes chevaliers
bien montés suivis de leurs écuyers. Ces deux cavaliers pa-
raissaient être des personnages de haute lignée. Ayant
appris que l'abbé de Cluny était là, ils s'approchèrent de
lui et se nommèrent -, aussitôt l'abbé les accola, ces deux
jeunes gens étaient de sa parenté et se rendaient à la cour
du duc de Lorraine qui les avait mandés afin de régler avec
eux quelques questions de succession, car ils étaient ses
vassaux.
Vers onze heures, la troupe s'arrêta le long d'une prairie
en pente bordée d'un bois, pour laisser reposer les montures
et se refaire.
Chacun mit pied à terre et les provisions furent étalées sur
Therbe fraîche. L'abbé et les deux jeunes chevaliers étaient
un peu à l'écart sous un arbre, quand tout à coup deux
Iiommes armés, le heaume en tête et la lance au poing, sor-
tirent du bois et s'arrêtèrent à distance.
« Qu'est-cela? dit l'abbé; par les saints apôtres! on ne va
pas en chasse avec pareil harnois. »
Les deux jeunes gens qui n'étaient point armés, s'étaient
levés. Alors, droit vers eux, s'avança un des deux hommes
d'armes, la tête couverte de son heaume d'acier et la lance
350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
prête-, s'adressant aux jeunes chevaliers : « N'êtes-vous
point Hugues et Gérard de Favernay ? — Oui, » répondit
Gérard, et aussitôt riiomme d^arnies éperonnant sa monture
se précipita sur lui, la lance baissée.
Gérard se détourna, mais cependant le fer lui traversa
répaule, et le malheureux jeune homme roula sanglant sur
le gazon. L'écuyer de Hugues, dès qu'il avait aperçu les heau-
mes briller à travers les arbres, s'était empressé de remettre
entre les mains de son maître une lourde épée.
Épergos, qui n'était pas loin, voyant l'agression déloyale
du cavalier armé dont le cheval lancé fournissait sa course,
se jetant de côté, coupa les jarrets de la bête, qui s'abattit
sur le coup.
L'homme d'armes se releva cependant et tirant son épée,
s'avança à pied vers Hugues, qui, de son côté, plein de co-
lère de voir son frère ainsi frappé traîtreusement, se préci-
pitait sur le félon.
Les écuyers et les gens de l'abbé se levaient, prenaient les
armes et se plaçaient devant le second chevalier qui, la lance
au poing, restait immobile à la lisière du bois.
L'inconnu, couvert du haubert de mailles et le heaume
en tête, saisissant son épée des deux mains, aurait infailli-
blement fendu le crâne d'Hugues jusqu'aux dents, si celui-
ci, qui n'était vêtu que d'une cotte légère, n'eût esquivé le
coup.
La pointe de l'épée s'enfonça dans le gazon, et saisissant
le moment, Hugues mit le pied sur le fer et frappant du poing
le heaume de l'homme d'armes de manière à le rejeter en ar-
rière, il lui enfonça son large glaive dans la gorge. L'incon-
nu chancela et tomba lourdement. Ce que voyant, l'homme
d'armes qui était resté sous bois, s'éloigna au pas de son
cheval.
Hugues revint alors vers son frère qui avait perdu les
sens et que l'abbé et Doxi cherchaient à ranimer. « Oh ! dit
328 HISTOIRE DE L'HABITAI ION.
Hugues, cher frère, reviens à toi, je t'ai vengé; tu vis, n'est-
ce pas ? Que dirait notre mère si je revenais seul ? Gérard,
doux ami, c'est moi, ton frère, regarde-moi. »
Le blessé rouvrit les yeux. « Ah ! ta blessure est légère,
n'est-ce pas ? » Doxi, qui était un peu chirurgien, pansa
Gérard du mieux qu'il put, on le hissa sur sa monture et,
en le faisant soutenir par son écuyer, tristement la troupe se
remit en marche.
« Voilà, disait l'abbé, une méchante aventure et qui ne
nous promet rien de bon. Et cet autre chevalier qui a laissé
occire son compagnon sans faire mine de le secourir ! Voilà
une méchante aventure ! »
Hugues, inquiet pour son frère, qui pâle et sanglant se
soutenait à peine sur son roussin, la rage au cœur d'avoir
été ainsi attaqué traîtreusement sur les terres du duc, tandis
qu'il portait de lui un sauf-conduit, avait hâte d'arriver.
Mais la troupe n'était pas montée pour marcher vite et les
chemins de montagne étaient mauvais. Un secret pressenti-
ment lui disait cependant qu'il fallait se hâter. « Oui, mon
fils, disait l'abbé, il nous faut arriver promptement chez le
duc. Ah ! c'est une méchante aventure ! » Et le chemin pa-
raissait interminable. L'abbc, sur les instances de Hugues,
se décida à ne point s'arrêter à Plombières, ainsi qu'il en
avait eu l'intention, mais à se diriger par la traverse sur le
château de Bellefontaine où le duc tenait alors sa cour.
Ce ne fut qu'assez tard que la troupe aperçut le donjon de
cette résidence. Aussitôt on envoya en avant un desécuyers
les mieux montés pour annoncer l'arrivée de l'abbé de Cluny
et des deux jeunes vassaux.
Péniblement, pendant une heure, gens et betes gravirent
la voie qui mène à la porte du château. Les hommes de
garde étaient prévenus et on laissa la troupe entière dans la
la baille. L'abbé avec quelques moines, les deux jeunes
chevaliers, leurs écuyers, Epergos et Doxi, pénétrèrent seuls
HISTOIRE DE l'H A BIT ATI O N. 3o3
dans la cour. Le duc les attendait dans la grande salle, ayant
près de lui la duchesse et ses femmes.
Le duc fit bon visage aux nouveaux venus ; mais Tabbé
était visiblement troublé.
a Qu'avez-vous, sire abbé? dit le duc; souffrez-vous de
la fatigue du voyage ? vous faut-il du repos ? »
Et comme Tabbé balbutiait : « Sire duc, dit Hugues, nous
vous demandons justice. Munis d'un sauf-conduit de vous,
nous avons été attaqués traîtreusement et pendant notre re-
pos, sans provocation aucune, par des hommes d'armes ;
Tun d'eux a blessé grièvement mon frère que voici » ; et
Hugues, enlevant brusquement la pélisse de Gérard, fit voir
à tous son épaule sanglante et pansée à la hâte. Le blessé
pâlit et chancela, car le mouvement de son frère avait rou-
vert sa plaie. « Par le sang du Christ, s'écria le duc, je jure
que l'auteur de cette félonie sur ma terre sera pendu, fùt-il
chevalier et aussi noble que moi ! »
On s'empressa autour de Gérard, et le duc ayant mandé
son médecin, celui-ci déclara que la blessure n'était pas
mortelle, mais qu'il faudrait au jeune chevalier un long re-
pos et des soins. Les femmes de la duchesse allèrent quérir
linge et cordiaux afin que le physicien put faire son panse-
ment. « Mais, reprit le duc, quand cette première émotion
fut calmée, dis-moi, Hugues, comment la chose s'est-elle
passée? » Le jeune chevalier raconta tout, naïvement. « Et
pourquoi, poursuivit le duc, ne m'as-tu pas apporté la tête
du félon ? — Eh, sire duc, répondit Hugues, j'étais si trou-
blé de l'état de mon frère, que quand j'ai eu mis à terre le
traître, je n'ai songé qu'au blessé, laissant là le corps de ce
chien. — Et l'autre homme d'armes a tourné le dos? — Oui,
certes, nos chevaux étaient débridés, personne n'a songé à
courir après lui; d'ailleurs il était armé, nul de nous ne
rétait. — Deux traîtres, dit le duc après un moment de ré-
flexion. Je saurai qui ils sont, mais il faut envoyer chercher
356 HISTOIRE DE l'H ABITATI ON.
le corps du tué -, celui-là du moins, nous le connaîtrons. »
A ce moment, une sourde rumeur se répandit au dehors.
« Qu'est-ce encore ? s'écria le duc. — C'est Amauri, dit un
écuyer, qui revient seul. — Amauri, mon neveu, où est-il?
— Le voici. »
Amauri entrait en effet dans la salle, pâle, troublé. « Parle,
Amauri, oià est Charles, mon fils? dit le duc d'une voix
étranglée. — Mort, tué, pendant que nous chassions-, ses
écuyers le rapportent ici couché sur son écu. — Mort ! Char-
les tué, et par qui ? — Par ce damoiseau, dit Amauri en
montrant Hugues. — Ah félon! » hurla le duc en se jetant
sur Hugues la main levée. Mais un chevalier de sa cour se
mit devant lui et lui retenant le bras : « Sire duc, dit-il, ce
jeune chevalier est de noble naissance, tu lui as délivré un
sauf-conduit pour venir te trouvef. Qu'il soit jugé-, s'il est
coupable, qu'il soit condamné -, rien de plus, s'il plaît à ta
seigneurie.
Aux premiers mots de cette scène, la duchesse s'était pré-
cipitée hors de la salle. Le corps de son fils, sanglant, cou-
ché sur son écu et couvert de feuillées, porté par quatre
écuyers, était déposé au bas du perron. La duchesse se
précipita sur ce cadavre et voyant cette large plaie béante,
elle y porta ses mains comme pour la fermer.
c( Oh! mon Charles! mon Charles! » dit-elle.... le cœur
faillait à ceux qui étaient là.
Dans la salle, Hugues, remis de la première émotion
causée par la parole d'Amauri, se plaçant devant le duc,
lui dit : « Sire duc, ne me menacez point ; si j'ai tué celui
qui a blessé mon frère et qui voulait me tuer, je ne savais
pas qu'il fût votre fils. Si je l'avais su, serais-je venu à votre
cour, me placer sous votre sauvegarde et vous demander
justice? A quoi bon les menaces? me voici prêt à me sou-
mettre à la justice de votre cour. — Il parle bien, dirent
les chevaliers ; mais qu'Amauri dise comment la chose s'est
m
-ocr page 336-HISTOIRE DE L'H A BIT AT 10 N. 33l
passée? — Parle, Amauri! — Je vous dirai la vérité, ré-
pondit celui-ci, et si je mens, que Dieu me maudisse ! Hier
soir, Charles vint me prier d'aller chasser avec lui, au vol •
mais comme je me méfiais de Thierry de Langres, nous
partîmes armés. Un de nos autours se perdit- laissant ar-
rière nos écuyers, nous courûmes pour le retrouver. A la
sortie d'un bois, nous vîmes beaucoup de gens et parmi
eux ces deux damoiseaux qui s'étaient emparés de l'oiseau.
Charles redemanda son autour; celui qui est blessé se re-
fusa à le rendre. Le débat devint si vif que Charles, pressé
par les deux frères, frappa l'un d'eux et fut à son tour
frappé par l'autre. S'il ose soutenir que j'ai menti, voici
mon gage. — Sainte Marie ! s'écria l'abbé, jamais entendit-
on pareil mensonge ? Je suis prêt à jurer sur les saints et
mes moines avec moi, que ce larron raconte une fable ! —
Voilà, reprit le duc, un témoignage imposant. Que réponds-
tu, Amauri ? — L'abbé dit ce qu'il lui plaît, reprit Amauri,
je ne prendrai pas la peine de le démentir; mais je saurai
bien forcer Hugues à convenir de sa forfaiture. — Eh bien,
Hugues ! s'écria l'abbé, que tardes-tu ? offre ton gage, car le
droit est avec toi. Si tu étais vaincu, ce que Dieu ne per-
mettra pas, rentré à Cluny, je vendrais tout l'or de la châsse
de saint Pierre !—Voici mon gage et il faudra que ce larron
dise la vérité : que je ne connaissais pas celui que j'ai tué
et que j'ai été attaqué sans provocation. — Il me faut des
otages, dit le duc. — Mon frère Gérard : je ne puis fournir
que celui-là, sire duc, puisque je ne connais personne ici.—
Et moi donc ! reprit l'abbé de Cluny, je serai aussi ton
otage, et si tu es vaincu, honni soit le duc de Lorraine,
dût il me pendre avec mes moines. —Vous avez tort, abbé,
de parler de la sorte, dit le duc. A Dieu ne plaise que, quoi
qu'il advienne, je vous fasse nul dommage. Donne tes ota-
ges, Amauri. Sire duc, voici mes cousins, Huelins et Sewin.
— Je les accepte; si tu es vaincu, ils perdront leurs
-ocr page 337-332 ■ HISTOIRE DE L^ H A BIT AT ION.
terres. Avant que mon fils soit déposé au moutier, le com-
bat doit être terminé ; hâtez-vous donc ; et, s^adressant au
vieux chevalier qui avait arrêté son bras : « Comte Guil-
« laume ! vous serez juge du camp. » Puis, l'assemblée s'é-
tant séparée, le corps de Charles fut monté dans la salle,
qui ne retentit plus que des sanglots et des lamentations des
malheureux parents et des familiers du jeune duc.
Le lendemain, le champ-clos étant prêt de grand matin,
les deux adversaires entendirent la messe au moutier et fi-
rent le serment d'usage sur les reliques des saints. Puis,
Pabbé ayant voulu tenir Tétrier à son jeune parent et Payant
embrassé, il se retira dans Téglise et se mit en prières.
Le champ-clos s'étendait au fond d'un vallon au-dessous
du château, et vers dix heures du matin, les barrières ayant
été occupées par toute la chevalerie de la résidence et du
voisinage, les deux champions parurent, après avoir été
armés dans les pavillons dressés à cet effet. Le comte Guil-
laume donna le signal du combat.
« Voilà, disait Epergos à Doxi, pendant ces préparatifs,
une manière commode de rendre la justice. Cet Aniauri est
évidemment un misérable de la pire espèce. Au lieu de s'é-
clairer, de recueillir les témoignages qui ne manquaient pas,
certes, puisque nous étions là-bas une cinquantaine de per-
sonnes qui ont vu comment les choses se sont passées, on
préfère s'en rapporter aux chances d'un combat, ce qui
équivaut à admettre que le droit est du côté du plus tort.
— Dieu, répondit Doxi, ne saurait faire triompher le men-
songe sur la vérité. — Bon, mais l'abbé de Cluny, lui-
même, tout abbé qu'il est, et qui certes a vu comment cet
Amauri s'est conduit, qui est convaincu comme nous de
riniiocence de Hugues, n'en admet pas moins que son jeune
parent pourrait être vaincu, puisque, dans son émoi, il me-
nace de s'en prendre aux reliques de saint Pierre, si le bon
droit n'est pas vainqueur. — Préfères-tu les jugements des
rnsm
350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
hommes? N'avons-nous pas vu comme la passion avait
part à ceux que rendait à Athènes (ta ville préférée) le tri-
bunal des héliastes. Les jugements des tribunaux de Rome
te semblaient-ils toujours équitables? et les préteurs n'a-
vaient-ils pas trop souvent la main tendue vers l'oppresseur
pour recevoir son argent en échange d'un arrêt favorable?
et que penses-tu de ces jugements des Cadis qui ne s'ap-
puient que sur leur sentiment, non sur une loi? — Après
tout, reprit Épergos, j'aime autant cette façon de juger par
le combat, que celle employée vis-à-vis des hérétiques quand
Simon de Montfort était dernièrement sur les terres du
comte de Toulouse. » Doxi voulait assister au combat.
Epergos s'abstint et les deux compagnons se séparèrent. »
Bientôt, on alla en toute hâte quérir l'abbé de Cluny, le
vaincu allait faire des aveux.
Le vaincu était Amauri ^ couché sur le gazon, couvert de
plaies, une main à peu près coupée, pâle et sanglant, le re-
gard terne déjà.
Le comte Guillaume et les barons l'entouraient et le pres-
saient de questions; mais à peine pouvait-il articuler quel-
ques mots. L'abbé arrivé, le moribond lui parla à l'oreille
et expira.
Quant à Hugues, il n'était guère en meilleur état que son
adversaire, et plusieurs fois il perdit connaissance pendant
qu'on le transportait au moutier.
Le résultat de ce combat n'éclaircissait rien et le duc était
accablé de douleur et de perplexité.
En vingt-quatre heures, il avait perdu son fils unique,
son neveu, vu blesser deux de ses vassaux les plus puis-
sants, dont l'un était en péril de mort -, il devait, suivant sa
parole, confisquer les terres de deux autres de ses vassaux,
otages d'Amauri ; il voyait sa chevalerie fort animée et prête
à recommencer le combat, les uns prenant parti pour
Amauri, les autres pour Hugues. La duchesse accablée.
334 HISTOIRE DE L'H A BIT AT I ON.
comme attachée au cercueil de son fils, semblait perdre la
raison. Que laire ?
Le soir de cette deuxième journée, quand tout était si-
lencieux dans le château, le malheureux père fit appeler le
comte Guillaume dans sa chambre, et dès qu'il fut entré,
saisissant les mains de son vieux chevalier: « Ah! comte,
comte ! » lui dit-il; et il éclata en sanglots.
Le comte Guillaume était un grand vieillard, droit en-
core. Des boucles de cheveux blancs entouraient son crâne
chauve et luisant-, et, depuis que son âge ne lui permettait
plus de porter le camail de mailles et le heaume, il avait
laissé croître sa barbe. Blanche comme une toison d'a-
gneau, elle descendait en ondes soyeuses sur sa poitrine.
Ses 3''eux grands, clairs, semblaient regarder au fond du
cœur de chacun-, aussi pouvait-on difficilement soutenir son
regard. Il était vêtu d'une longue peHsse brune doublée de
vair sur une cotte de soie serrée à la taille par une ceinture
ornée de bossettes d'argent. Des chausses noires cou-
vraient ses jambes osseuses, mais encore solides et droites.
Pendant que le duc, le front appuyé sur l'épaule du cheva-
lier, donnait cours à sa douleur contenue et distraite jus-
que-là, celui qui eût pu voir la belle figure du vieillard eût
été touché d'admiration. Que de choses disaient ces nobles
traits ! Lui aussi pleurait, de grosses larmes glissaient sur
ses joues et venaient mouiller la chevelure de son seigneur;
mais que de droiture et de douceur cependant se peignaient
dans ces yeux humides. Combien de dures épreuves avaient
laissé leur trace sur ces traits flétris sans en avoir pu alté-
rer la sérénité et la bonté,
« Allons, dit enfin le comte, sire duc, mon seigneur, re-
prenez vos sens.— Oui, comte, oui, parlons de tout ceci » ;
et il se reprenait à sangloter. Puis, quand cet orage de dou-
leur fut un peu calmé, les personnages s'assirent en face
l'un de l'autre. « Comte, dit le duc, je t'ai fait appeler; tes
HISTOIRE DE L'H A BIT AT 10 N. 33l
sages avis me sont nécessaires plus que jamais. Plût à Dieu
que je les eusse toujours suivis.... Que penser? Que faire?
A quoi se résoudre? Amauri a-t-il parlé? — Amauri nV
rien confessé avant de mourir et n'a prononcé que des pa-
roles sans suite. — On m'a assuré qu'il avait dit quelques
mots à l'abbé de Cluny. — L'abbé de Cluny m'a donné sa
parole que ces mots n'avaient trait qu'à l'état de son âme
et n'accusaient pas le mourant de trahison. L'abbé est un
homme de Dieu, il ne ment pas; d'ailleurs il est de son in-
térêt de déclarer qu'Amauri aurait confessé sa félonie..— Et
toi, comte, quel est ton sentiment? — Sire duc, Amauri est
mort, Dieu ait son âme, Charles est mort. Les deux té-
moins principaux de la scène d'hier sont blessés et l'un des
deux ebt peut-être mort à cette heure. Mais cinquante au-
tres personnes, sans compter l'abbé qui est un homme
digne de foi, ont vu ce qui s'est passé, et ceux que j'ai in-
terrogés séparément, ont exactement confirmé le récit de
Hugues. Les deux agresseurs, Charles et Amauri, étaient
armés, la tête couverte du heaume qui ne pouvait laisser
voir leur visage ; ils étaient seuls et nul n'a signalé la pré-
sence d'un écu3^er. Ceux-ci, que j'ai interrogés également,
m'ont affirmé qu'Amauri leur avait donné l'ordre de les at-
tendre au miheu du bois.— Mais quel intérêt pouvait avoir
Amauri et mon fils d'aller attaquer ces gens, si ce que rap-
porte Hugues est vrai? — Un seul des deux avait à cela un
intérêt, c'est Amauri. — Comment cela ? — Tous ceux qui
rapportent la scène d'hier sont d''accord pour déclarer que,
des deux chevaliers armés, un seul a attaqué, que l'autre est
demeuré immobile ; Amauri, lui-même, dans son récit, n'a
pas dit qu'il eût pris part à la lutte. — Ainsi, Amauri au-
rait entraîné Charles dans une entreprise félonne?... — Sire
duc, permettez-moi d'achever. Hugues a raconté que l'un
des deux chevaliers, avant de se jeter sur son frère, avait, à
haute voix, dit : « N'êtes-vous point Hugues et Gérard de
336 HISTOIRE DE L'H A B1T AT IO N.
Favernay?... et que, sur la réponse affirmative de Gérard,
il s'était précipité glaive baissé sur lui. L'abbé m'a narré
exactement la même chose, ainsi que le messager Épergos,
qui fait partie de sa suite, et qui était là présent; homme de
grand sens, prudent, m'a-t-il semblé et qui parle clair. Donc,
Charles aurait cru devoir se débarrasser de ces deux frères ;
pourquoi ? Charles était doux et ne pouvait être poussé à un
acte aussi éloigné des lois de la chevalerie, que par une vio-
lente passion, que s'il eût cru à une trahison et eût pensé
devoir en prévenir les effets sans perdre de temps. Il ne
connaissait pas les deux frères de Favernay, non plus que
ceux-ci ne le connaissaient. Ce n'était donc que sur un
bruit, sur une supposition, qu'il se mettait en devoir de se
défaire d'eux. Qui avait intérêt à faire naître dans l'esprit
de Charles cette méchante pensée ? Celui qui devait profiter
de la mort des deux frères : Amauri. — Hélas! dit le duc,
je commence à voir clair dans cette horrible affaire. —
Vous savez, sire duc, que grande partie de la terre de Fa-
vernay passe, par suite d'anciennes alliances et de la dispo-
sition des fiefs de Lorraine, à la terre de Mirecourt en cas
de défaillance des hoirs mâles de Favernay. La terre de
Mirecourt est rentrée dans votre domaine seigneurial il y a
deux ans et vous l'avez donnée à votre neveu Amauri....—
Assez, assez, comte ! je comprends tout et Amauri jouait à
coup sûr. Si Charles tuait les frères de Favernay, lui,
Amauri, voyait le domaine que je lui ai octroyé, augmenté
de la terre de Favernay; si mon fils succombait.... — Oui,
sire duc, si Charles succombait, Amauri pouvait devenir
duc de Lorraine. »
Un4ong silence suivit ce discours. Le duc paraissait en
proie aux angoisses les plus poignantes -, la figure du vieux
chevalier, impassible, grave, avait l'immobilité d'une statue.
« Mais, reprit brusquement le duc, qu'a donc pu dire
Amauri à mon fils pour l'engager à attaquer ces jeunes
HISTOIRE DE L'HABITATION. 337
gens ? Quelles fables a-t-il pu inventer pour le décider à se
déshonorer par un acte de félonie? — Sire duc, votre fils
Charles était un bon et doux damoiseau, bien appris, mais
de tête un peu légère, facile à émouvoir. Humblement, je
vous dis un jour, que peut-être mieux valait pour lui la
compagnie de chevaliers mûrs et d'expérience que celle
d^Arnaud, avec qui toutes ses journées se passaient en
chasse.... — Hélas! c'est vrai, et en moi-même je te trou-
vais sévère pour la jeunesse, comte. — Aussi n'ai-je pas in-
sisté et ne parlerais-je pas de ceci à mon seigneur, si, depuis
ce jour, je n'avais pas surveillé attentivement les démarches
des jeunes gens, dans Tespoir de prévenir quelque malheur
et de voir passer sans tache la couronne ducale de Lorraine
sur la tête de votre fils unique... Malheureusement, le mau-
vais esprit Ta emporté. Il ne m'était pas difiicile de recon-
naître qu'Amauri, dont le regard ne s'adressait jamais droit,
était rongé par une ambition sans limites et qu'il s'entourait
de mille trames pour obtenir ce qu'il désirait. Ce qu'il a pu
dire à Charles, je ne le sais, mais il pouvait inventer plus
d'une fable pour l'animer contre les jeunes gens appelés à
votre cour; d'autant que les frères Hugues et Gérard pas-
sent pour être des damoiseaux accomplis, braves (et l'un
d'eux vient de le prouver), aimés des dames et qui sont pé-
nétrés de la sagesse de leur mère, l'une des plus nobles
femmes de la Lorraine. Il est facile d'exciter la jalousie, de
grossir les faits les plus minces, dans une tête de vingt ans.
Mais à quoi bon s'appesantir sur ce passé irréparable, sire
duc, il ne s'agit plus, pour votre seigneurie, que de sortir de
cette affaire, tout honneur sauf, et puisque vous daignez
me demander avis, je vous le donnerai sans réserve.
« Après avoir porté le corps de votre fils au moutier,
assemblez vos chevaliers, profitez de la présence de l'abbé
de Cluny, appelez des témoins et faites de l'affaire, devant
tous, une information exacte dont il sera tenu registre, scellé
338 HISTOIRE DE l'H ABI T ATION.
de votre sceau. Si l'acte de votre fils est une tache, il Ta
lavée de son sang, mais il ne saurait convenir que, quoi qu'il
en coûte, le duc de Lorraine ne se montre pas bon justicier,
fût-ce de ses proches. Quand chacun l'aura reconnu tel,
même à ses propres dépens, il n'est pas un baron qui ose
revenir sur cette triste affaire. Le jugement rendu, ou plu-
tôt l'information achevée, octroyez de nouveau aux otages
d'Amauri leurs terres, confisquées par suite de sa défaite,
traitez honorablement les deux frères Hugues et Gérard et
renvoyez-les à leur mère sains et saufs, si Dieu permet qu'ils
ne meurent pas de leurs blessures. »
Ainsi fut-il fait comme le conseillait le comte Guillaume.
Mais, pendant ces plaids, Epergos et Doxi n'avaient guère
eu le loisir de remplir la mission dont ils étaient chargés
près le duc Thibaut. En leur qualité de messagers munis
de lettres scellées, on leur laissa parcourir le palais jusqu'à
ce que le duc pût les entendre.
Le château de Bellefontaine (fig. 97) occupe le sommet
d'un mamelon rocheux, abrupt, taché de quelques bou-
quets de sapins rabougris. On n'y arrive que par un che-
min tortueux du côté du sud. Sur ce point, une grande
barbacane A% enveloppée d'un simple mur en maçon-
nerie, crénelé, précède un pont jeté sur un fossé creusé
dans le roc. Ce pont qui, en cas de siège, est facilement
enlevé, est protégé par deux grosses tours entre lesquelles
s'ouvre la porte, défendue par un mâchicoulis et fermée
par des vantaux et une herse. Quand on a franchi le cou-
loir percé entre les deux tours, on pénètre par une pente
douce dans la baille, ou première cour, enveloppée de
murs élevés et crénelés et contre lesquels, à l'intérieur,
sont disposés des écuries et logements de serviteurs G. Ces
I. Voy. la desci'iptoin diitrilléed'un château de la grande époque féodale
•ians VHistoire d'une forteresse.
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
constructions sont faites de bois et peuvent être détruites
rapidement si on craint que la baille ne tombe au pouvoir
de Tennemi et si toute la garnison doit se renfermer dans
le château, séparé de la baille par un second fossé pro-
fond D, également creusé dans le roc.
Devant le pont du château est une petite barbacane dé-
fendue par une simple palissade. Ce pont G, disposé
comme le précédent, est protégé par deux tours, avec porte
entre elles. Le passage franchi, on entre dans la cour E,
entourée de hautes murailles avec fortes tours aux angles.
L'habitation est tout entière renfermée dans le grand bâti-
ment H et le donjon F. Un large escalier circulaire avec
perron en avant permet d'atteindre aux différents étages
de ce bâtiment, qui se défend du côté extérieur dominant
un escarpement inaccessible.
Si nous faisons une coupe transversale sur a b^ nous
avons la disposition des locaux de ce gros bâtiment (fig. 98).
Le niveau de la cour est en A et l'escarpement rocheux en
B. Du sol de la cour, on descend à l'étage inférieur G, voûté,
réservé aux cuisines et à l'emmagasinement des provisions,
lesquelles sont descendues par une trémie. Ces caves reçoi-
vent du jour par de larges soupiraux S. Le sol des apparte-
ments du rez-de-chaussée D est quelque peu élevé au-des-
sus du niveau de la cour. Ce rez-de-chaussée est voûté,
partagé en deux, comme les caves, par une épine de piliers
légers qui portent ces voûtes. Des cloisons de bois (clotets)
divisent ce rez-de-chaussie en plusieurs chambres possé-
dant chacune une fenêtre sur la cour. C'est là que demeu-
rent les barons, les chevaliers famihers du duc. Au-dessus est
la grande salle E, qui occupe toute la longueur du bâtiment
jusqu'au donjon. A chacune de ses extrémités s'ouvre une
vaste cheminée. La grande salle est couverte par une belle
charpente lambrissée sur les entraits de laquelle, en cas de
siège, on peut établir un plancher de bois propre au loge-
342 HISTOIRE DE L'HA BITATION.
ment d'une nombreuse garnison qui, alors, se trouve à
proximité et au niveau des défenses I, consistant en un
chemin de ronde crénelé auquel on ajoute, au besoin, des
nourds de bois K, propres à défendre le pîed des murs et à
préserver les archers et arbalétriers.
De la grande salle, on ne communique au donjon que
par la petite porte P, fortement barrée et fermée en outre
par une herse. C'est dans le donjon que demeure le seigneur
du lieu. Ce donjon est divisé en deux dans toute sa hauteur
par un mur de refend ^ et on ne peut pénétrer d'une des
deux pièces dans l'autre que par des couloirs étroits et dé-
tournés. Les hauteurs des planchers du donjon sont au ni-
veau de ceux du gros bâtiment, mais, du dehors, on ne
peut entrer dans ce donjon que par une porte percée à la
hauteur du premier étage et une échelle. Habituellement le
seigneur, pour pénétrer dans ses appartements, monte par
l'escalier principal, traverse la grande salle et entre chez lui
par la petite porte P. Pour se rendre dans les pièces du
rez-de-chaussée et dans les caves, il faut, du premier étage
du donjon, descendre par un escalier droit, intérieur, en
bois L. De l'étage des caves, on peut sortir sur les rochers
extérieurs par un couloir étroit, percé dans l'épaisseur du
mur, et une poterne masquée par la tourelle d'angle nord-
ouest. Les défenses du donjon dominent celles du gros
logis, ainsi que le montre la coupe, et l'une des tourelles
contient un escalier conduisant du premier étage au
deuxième et aux crénelages supérieurs, lesquels peuvent
être munis de hourds. La chapelle était disposée dans une
des salles du donjon, et des puits, creusés dans le roc sur
plusieurs points, fournissaient une belle eau claire.
La figure 99 présente. la vue de ce château du côté du
sud-est.
I. Voy. le plan, figure 97.
-ocr page 348-350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
La mission dont Épergos était chargé consistait précisé-
ment à fournir au duc Thibaut des renseignements nou-
veaux sur Part de fortifier les places, renseignements
apportés de Palestine par le baron Guy, qui avait pris une
part très-active à la défense du château de la Roche-Pont
contre le duc de Bourgogne, une vingtaine d'années aupa-
ravant \ Le baron Guy était mort, mais son neveu, le sire
de la Roche-Pont, dont le fils aîné avait épousé une fille du
duc Thibaut, avait fort à cœur de fournir à son allié les
précieux renseignements recueiUis par ce baron Guy, non-
seulement sur l'art de fortifier les places, mais sur la com-
position des feux grégeois et traits à poudre. Le duc, qui
savait Tobjet de la mission confiée aux deux compagnons,
recommanda donc qu'on fît voir, à Épergos surtout, —
car la partie de la mission dont Doxi était spécialement
chargé était étrangère à la fortification des places,— toutes
les dispositions les plus secrètes de la défense, jusqu'au mo-
ment où il pourrait l'entretenir^ aussi, quand cette audience
lui fut donnée, Épergos put-il savamment parler au duc.
i '
cc Sire duc, lui dit-il, votre châtel de Bellefontaine se dé-
fend plus encore par son assiette que par les travaux de
main d'homme ; aussi l'objet de ma mission ne saurait être
applicable à un lieu comme celui-ci. Mais un seigneur aussi
puissant ne saurait, comme un vassal, se renfermer dans
ce nid d'aigle pour y attendre son ennemi. Il lui faut de
grandes places en pays découvert, où il puisse réunir et
protéger ser armées. Or, en Syrie, les chrétiens ont à dé-
fendre souvent un vaste territoire contre un ennemi vigilant
et toujours armé, et, s'ils ont perdu Jérusalem, ce n'est pas
faute de précautions défensives, mais parce que la division
s'était mise entre eux et qu'ils n'ont pu réunir leurs forces
au moment opportun.
I. Voy. l'histoire de ce château dans Vl/is/oire (Pane foriercsse.
-ocr page 349-3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
« Le baron Guy, de bonne mémoire et de profonde expé-
rience, oncle du sire de la Roche-Pont et qui avait fait la
guerre en Syrie, avait donc réuni beaucoup de renseigne-
ments sur l'art de fortifier, non-seulement une place isolée,
mais un territoire tout entier, et ce sont ces renseignements,
recueillis par son neveu, que je suis chargé de vous trans-
mettre de sa part. Ils sont consignés sur ces vélins par un
clerc, frère Jérôme, mais ils doivent être accompagnés
d'explications verbales que Votre Seigneurie entendra s'il
lui plaît. » Ce fut ainsi qu'Épergos remplit sa mission, à la
satisfaction du duc, car il sut lui prouver que les châteaux
qu'on bâtissait jusqu'alors étaient trop resserrés-, que la dé-
fense, en cas d'une attaque vigoureuse, y était gênée et ne
pouvait prendre l'offensive, si l'occasion s'en présentait *,
qu'il fallait étendre les défenses; et, au moyen de postes
très-forts, isolés, mais pouvant communiquer entre eux par
des signaux, protéger au loin les abords et arrêter la marche
d'un ennemi ou l'obliger à diviser ses forces.
Le duc écouta Épergos avec attention, et,' ayant fait
écrire tout ce qu'il lui dit, il lui fit bonne chère, malgré la
douleur dont ii était accablé. Doxi ayant, de son côté, remis
son message au duc, les deux compagnons s'en allèrent,
emportant de beaux présents.
HISTOIRE DF. L HABITATION. 3ii
LA RENAISSANCE,
« Mon bon et docte ami, » disait Épergos à Philibert,
architecte fort occupé de constructions notables, tant aux
champs qu'à la ville, « mon bon et docte ami, vous aurez
beau dire, vous ne faites pas de Tarchitecture grecque ou
romaine, mais bel et bien de Tarchitecture française sous le
très-chrétien et très-glorieux roi Charles neuvième, qui ne
ressemble pas plus à Périclès et à Auguste que vos palais
ne ressemblent à ceux d'Athènes ou de la Rome antique.
—• Voire ! répondit Philibert; le grand roi François, à Tin-
star des Médicis et autres princes qu'il est inutile de nommer,
ne fît-il pas venir et acheter toutes sortes de livres rares et
exquis qu'on pouvait trouver en la Syrie, l'Egypte, la
Grèce et autres pays étrangers, afin de rendre leurs biblio-
thèques plus belles et plus propres à instruire les doctes
sur les choses touchant l'antiquité païenne, et notamment
sur le grand art de l'architecture. — Dites cela dans vos
écrits, mon ami, mais Je voudrais bien voir ces livres anti-
ques qui vous apprennent votre métier. — Eh! mais, Vitru-
vius....—Je vous accorde celui-là, tout de bon.... puis après ?
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
— Et Frontinus, Cicero, Plinius, Hérodote, Plato, Aris-
totélès et d'autres.... — Eh! mon ami, vous pourrez lire
cent ans Aristote et Platon, Pline, Ciceron et Frontin, que
je vous donne un royaume si vous y trouvez de quoi bâtir
une maison. — Dans les lettres de Cicero et de Plinius, il
est des passages qui touchent à l'art de l'architecture. —
Oui, ces messieurs parlaient de leurs villœ et se plaisaient
à décrire à leurs amis les avantages et commodités qu'elles
renfermaient, afin de les engager à les venir visiter • mais
bâtissez donc quelque chose sur ces descriptions d'amateurs
des arts. Entre nous, laissez là cette prétention à imiter l'an-
tiquité que vous ne connaissez pas ; gardez ces discours
pour vos seigneurs qui, vêtus de hauts-de-chausses à crevés,
de pourpoints étroits à longues manches traînantes et de
manteaux courts à l'espagnol, coiffés de chapeaux sans
bords ornés de fermoirs et de colliers à devises, croient
habiter dans des palais faits à l'antique et se font traduire
Tite-Live entourés de perroquets et de lévriers. Mode que
tout cela, mon bon ami, mode. Profitez-en, mais n'en soyez
pas la dupe. — A vrai dire, depuis trente ans et plus, j'ai
observé que la plupart de ceux qui ont voulu élever des bâ-
timents les ont aussi soudainement commencés que légère-
ment ils en avaient délibéré, demandant, par fortune, avis à
quelque présomptueux et sans connaissance de l'art, mais qui
se disent fort habiles et fort experts en matière d'architecture.
« Ces frottés de grec et de latin ne sont même point maçons
ou charpentiers, mais quelques complaisants parasites et
faux maîtres ès science, qui entraînent les seigneurs en des
dépenses, cause souvent de leur ruine et de leur honte ;
car, prétendant acquérir une renommée immortelle, ils ne
recueillent que fâcherie, dettes et soupçons de fohe. —A la
bonne heure, parlez à ces prétendus amateurs des bâti-
ments façonnés à l'antique le langage de l'écolier limousin
du divin Rabelais ; mais avec moi, ami, ne vous amusez
HISTOIRE DE L'H ABITATION. 347
pas à ces passe-temps et appelez les choses par leur vrai
nom.... Vous disiez donc que vous terminez un petit hôtel,
près de la Bastille, dont vous êtes satisfait. Le peut-on visi-
ter ? — Oui, certes, Épergos, mon ami, on peut le visiter.
J'y ai mis mes soins, et le seigneur s'esirgardé d'iceux incon-
vénients, laissant liberté et pouvoir à l'architecte de choisir
les maîtres maçons et ouvriers tel que bon lui semblait.
Aussi verrez-vous que l'œuvre a été bien conduite. —
Allons donc voir votre hôtel. »
Épergos et l'architecte Philibert tirèrent vers la Bastille,
et, passant par la rue Saint-Antoine, ils entrèrent dans une
cour fermée par une grille posée sur un bahut. L'hôtel était
en retraite de cette grille de dix toises environ, isolé et
entouré de jardins qui s'étendaient par-derrière jusqu'à
vingt ou trente toises. Philibert avait raison d'être content
de son œuvre, car l'aspect de cet hôtel, dès l'entrée, était
gracieux et plaisant (fig. loo). Le rez-de-chaussée, relevé
de deux toises environ au-dessus du sol des jardins, était
précédé d'un perron divisé en deux degrés latéralement, avec
quelques marches en avant. Les paliers des deux degrés
arrivaient sous deux pavillons reliés à un portique construit
en retraite, de manière à laisser une terrasse entre ces deux
pavillons. Au-dessus de ce portique, s'élevait le premier
étage, orné de belles caryatides aux angles et sur les tru-
meaux. Les façades latérales, ainsi que celle postérieure,
étaient fort simples. Le tout était bien bâti, en belles
pierres de taille et couvert de toits en ardoises avec grandes
lucarnes de pierre sur les deux faces principales au centre,
et autres plus petites couvertes de plomb.
Quand Épergos eut complimenté son ami sur cette fa-
çade heureusement mouvementée, on entra d'abord dans
l'étage inférieur au niveau du sol de la cour. Cet étage
voûté (fig. loi) était en grande partie destiné aux offices et
cuisines; cependant la porte A, percée entre les deux degrés,
3o4 HISTOIRE DE L'H ABITATION.
, 10 ™
était réservée aux maîtres qui pouvaient aller prendre le
frais, en été, dans la galerie B et dans ce que Philibert ap-
pelait la Grotte C, lieu obscur, orné de niches. Les gens
de service entraient par la porte latérale D pour se rendre à
la cuisine E et aux offices F G H. En I étaient des celliers.
L'escalier central montait aux appartements et descendait
350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
aussi aux caves. Le rez-de-chaussée relevé contenait, outre
les portiques servant de vestibules, deux antichambres K,
une grande salle L et une grande chambre M avec garde-
robe N.
Le premier étage était distribué à peu près de la même
manière, si ce n'est que le portique donnait une jolie ga-
lerie, et les deux pavillons, des cabinets fort gais. Dans les
combles étaient les chambres pour les gens. Des deux côtés
de rentrée de la cour s'élevaient une écurie et des com-
muns pour le service.
« Je m'émerveille, dit Épergos à Philibert, lorsqu'ils eu-
rent visité le logis et pendant qu'ils se promenaient dans le
petit jardin qu'on plantait, comme chaque nation conserve
ses habitudes à travers les siècles. Les Florentins, Romains,
Milanais, Vénitiens, prétendent reprendre les formules de
l'habitation des anciens, et chacune de ces populations con-
serve invariablement les mêmes dispositions intérieures des
habitations élevées depuis des siècles. Tous leurs efforts
pour revenir à l'art antique ne tendent à autre chose qu'à
adopter certains ordres, certains détails d'architecture
empruntés à cette antiquité et qu'ils plaquent sur les
façades comme un vêtement d'emprunt. Vous faites exacte-
ment de même ici, mon excellent ami. Votre joli hôtel est
un hôtel français, disposé comme le sont ceux élevés il y a
cent ou deux cents ans. Seulement, au lieu d'arcs au tiers
point, vous avez mis des arcades plein cintre à vos porti-
ques à la place de ces contre-forts gothiques qui renforçaient
les trumeaux, vous avez placé un ordre dorique romain
avec des caryatides au-dessus. Au lieu de combles pyrami-
daux sur vos pavillons, vous avez élevé des coupolettes car-
rées surmontées de lanternons. C'est un habit à la mode du
temps, mais le corps n'a changé ni de forme ni de structure.
Remarquez que je n'émets pas un blâme, c'est une obser-
vation. Si vous alliez à Venise, vous verriez que les palais
350 HISTOIRE DE L'H abIT ATI ON.
li
II qu'on y élève aujourd'hui sont, comme plans, comme struc-
I ture, comme disposition intérieure, exactement ceux qu'on
l| y élevait jadis; seulement les architectes font ce que vous
li faites ici, ils remplacent l'enveloppe gothique par une en-
veloppe empruntée à des formes décoratives de l'antiquité.
Il en est de même à Florence, à Rome et par toute l'Ita-
j| lie. Vous tous, là-bas comme ici, essayez de parler latin,
il mais les idées, les besoins que vous exprimez avec ce latin
i plus ou moins pur, ne sont point du tout les idées et les
II besoins qu'exprimaient les anciens; ce sont les vôtres, ni
plus ni moins. C'est pourquoi je n'attache pas à cette dé-
; froque que vous empruntez à l'art antique, l'importance que
;; vous semblez y mettre. J'ai feuilleté quelques-uns des livres
! publiés depuis peu et dans lesquels vous prétendez restau-
rer, d'après des ruines, les édifices publics ou privés de
l'antiquité. Cela m'intéresse étrangement de voir ces con-
|| structions antiques transformées par vous autres, de la
|i meilleure foi du monde, en constructions de votre époque,
j Pourquoi alors ne pas rester tout bonnement ce que vous
I êtes et ce que les siècles vous ont fait en suivant votre propre
nature et en tâchant de perfectionner vos connaissances ?
Pourquoi ce retour un peu puéril vers des formes qui ne
sont nullement d'accord avec vos besoins et vos mœurs ?
Non que je prétende qu'il faille négliger l'étude des lois,
des lettres, des arts de l'antiquité; c'est un bien acquis
qu'on a trop longtemps laissé en oubli et qu'il est utile et
bon de connaître, dont il faut se servir; mais il me semble
qu'il faudrait s'en servir, non pour le substituer à celui que
vous possédez déjà, mais pour l'accroître. Je ne prends
qu'un exemple afin d'expliquer ma pensée.
tt Vous avez inventé en France, il y a de cela plus de trois
cents ans, un système de voûtes supérieur à ce que les Ro-
mains ont fait, en ce qu'il permet une liberté absolue dans
son emploi, système léger, facile à appliquer partout, ap-
HISTOIRE DE L^ H AB IT A TION. 35l
proprié à la nature des matériaux que notre pays possède
en abondance.
cc Eh bien ! vous l'abandonnez ce système, qui était un
perfectionnement, une découverte utile, pour retourner à la
voûte antique romaine, dont la construction n'est raison-
nable qu'autant qu'on emploie les procédés adoptés par les
Romains, ce que vous ne faites pas, et qui sont loin de lais-
ser à l'architecte une liberté complète. Pourquoi cela? A
quoi bon? » Doxi était venu rejoindre Épergos et Philibert
pendant ce discours. « Oui, dit-il, les peuples se lassent à la
fin de ces prétendus perfectionnements : en s'avançant, ils
ne trouvent que ténèbres de plus en plus épaisses et revien-
nent sur leurs pas pour retrouver la lumière. Il est bien
temps, car nous tombons dans l'obscurité ! »
Épergos ne voulait pas engager une discussion avec son
compagnon en ce moment-, aussi s'adressant de nouveau à
Philibert : « Quoi que j'aie dit, ami, je trouve votre hôtel
charmant et ne puis que féliciter le seigneur qui a le bon-
heur de le posséder. — Un huguenot! » dit Doxi entre ses
dents. Épergos ne fit pas semblant d'avoir entendu, et, après
quelques propos flatteurs pour l'architecte, les deux compa-
gnons le quittèrent.
Quand Épergos et Doxi furent seuls, s'en allant le long
de l'arsenal : « En vérité, dit le premier, tu es un singulier
homme. Je t'ai vu affilié aux mystères des Égyptiens, et ne
voyant rien au delà des rites pieux de ce peuple, repoussant
comme un crime toute autre manière de rendre hommage
à l'ordre divin de l'univers. Puis les Assyriens, à leur tour,
ont été pour toi les véritables interprètes des choses divines.
Puis, après avoir admis je ne sais quelles autres idées, tu
f es pris d'un amour fanatique pour le paganisme, tel que
le comprenaient les Romains, pensant que rien n'était et
ne serait supérieur à cette alliance du prêtre et du magis-
trat. Tu considérais les chrétiens comme de misérables in-
tv
35a HISTOIRE DE l'H A BI TA TIO N.
trigants ou des fous, tendant à la désorganisation de la so-
ciété. Cela a passé; alors le bouddhisme est devenu ta foi, il
fallait convertir la terre au bouddhisme.
« Revenu parmi les chrétiens, le fanatisme s'est emparé de
toi, et à la maxime du Christ : « Aimez-vous les uns autres »,
tu as substitué celle : « Aime-moi ou Je te tue. »
« Aujourd'hui tu en veux à ceux de la religion, aux hugue-
nots comme tu les appelles; il ne te suffit pas d'avoir con-
tribué jadis à faire brûler de pauvres diables d'hérétiques
par centaines. Et tu viens me dire que les peuples veulent
revenir sur leurs pas ; mais toi-même, puisque tu prétends
que les ténèbres s'épaississent à mesure qu'on marche en
avant, pourquoi ne reviens-tu pas au culte d'Isis et d'Osi-
ris? — Le jour de la justice est proche, répondit Doxi, et il
est inutile de répondre à des questions oiseuses ; je n'ai pas
le pouvoir d'empêcher l'esprit du mal, l'esprit d'orgueil,
d'envahir peu à peu le monde,maismondevoir est d'arrêter
ce mal dans la mesure de mes forces. Je dois combattre
avec les armes dont on se sert et non avec celles qui sont
rouillées et hors de service. D'ailleurs, on n'arrive à la vé-
rité que par un long chemin; mais, quand on l'a jointe
enfin, c'est à ses côtés qu'il faut marcher, non devant elle ;
car c^est alors qu'on s'égare dans les ténèbres. — La méta-
phore ne prouve pas grand'chose. Le plus clair de tout
ceci, c'est que tu te mets toujours du côté du plus fort, dans
l'espoir de retarder la marche naturelle des choses de ce
monde, afin de conserver la place que tu as su te faire ; puis,
quand arrive le moment où malgré tes efforts le progrès
s'est accompli, la transformation s'est faite, aux prix de
mille maux et de luttes cruelles, tu abandonnes un beau
matin ces principes que tu déclarais immuables, la dernière
expression de la vérité, pour prendre rang parmi les défen-
seurs d'un nouvel ordre de choses, que tu considères de
nouveau comme immuable. Cela est peut-être habile ; est-ce
li :
HISTOIRE DE L"'HABI TATION. 353
parfaitement honnête? Je laisse à ta conscience le soin de
décider. — Ma conscience me dit que Fesprit du mal est
persistant, qu'il veille, prend mille formes et séduit les
hommes en leur présentant sans cesse de nouveaux hori-
zons pleins de promesses trompeuses. Je me tiens au centre
de la résistance, là où est ce centre, ce n'est pas moi qui
marque son point, je ne puis que m'y placer. — Soit.... en-
core une métaphore. Je vois que tu es en disposition de
nous faire de bonne besogne. Du moins épargne mon ami
Philibert. — Est-il huguenot? —Ma foi, je n'en sais rien;
mais, par affection pour moi, admets qu'il ne l'est pas!
23
-ocr page 359-354 histoire de l'habitation.
conclusion.
C'était le mois passé, huit personnes se réunissaient chez
Brébant pour fêter la promotion d'un des convives au grade
de capitaine de vaisseau. Outre le capitaine, la réunion des
amis comprenait Épergos, Doxi, un journaliste, un direc-
teur d'une administration de l'État, un architecte, un ingé-
nieur et un peintre.
La conversation s'engagea bientôt sur les campagnes fu-
tures du capitaine et sur les contrées où son service allait le
porter. Chacun disait son mot, et, sur ces contrées éloignées,
les anecdotes plus ou moins authentiques, les appréciations
plus ou moins exactes abondaient.
Souvent Épergos émettait quelques doutes ou essayait de
rétablir des faits exagérés : « Épergos est terrible, dit le
peintre, et met sur toute chose un glacis gris. Pour Dieu,
laisse-nous croire à la vivacité des contrastes, autrement il
n'y a plus d'art possible.
L'Ingénieur. Ce n'est pas à Épergos qu'il faut s^en pren-
dre, si la rapidité des voyages, Féparpillement de la science
et des découvertes du siècle jettent sur tous les coins du
-----f
HISTOIRE DF. L HABITATION. 3ii
globe une teinte uniforme, et si les Japonais font des ba-
teaux à vapeur, des chemins de fer et allument du gaz dans
leurs villes ; si les Persans portent des paletots tout comme
nous et si Tinfanterie du Grand-Seigneur est armée de fusils
à aiguille.
Le Peintre. Du moins laissez-nous croire encore à ces
contrastes; permettez à notre imagination de s'y complaire,
ne tuez pas en nous le sentiment du pittoresque par la
peinture de la réalité brutale.
Doxi. Autrefois le bien et le mal étaient inégalement ré-
partis sur la terre. Ici était la vérité, là Terreur; aujourd'hui
on a changé cela : la vérité et l'erreur sont si bien mêlées
et font si bon ménage même, qu'il n'en sort que des fruits
bâtards, nourriture malsaine et pauvre, de laquelle même
on ne saurait extraire les sucs vivifiants tant ils sont délayés
dans un milieu empoisonné.
Le Directeur. Doxi a bien un peu raison; aussi le rôle
d'un gouvernement est de rechercher ces sucs nourriciers,
afin de les donner seuls au peuple.
Le Journaliste. La difficulté, mon bon, est de les dis-
tiller ces sucs nourriciers, et je n'aime pas beaucoup voir le
gouvernement se faire distillateur, car s'il se trompe, nous
sommes certains d'être empoisonnés.
L'Architecte. Pour Dieu, ne parlons pas politique; avec
ces journalistes on en arrive toujours là. Dis-nous, Épergos,
toi qui as tout vu, qui a visité tant de pays, que te semblent
ces monuments du Cambodge dont on vient de placer des
échantillons dans le palais de Compiègne et dont j'ai eu des
photographies entre les mains? Les as-tu examinés, ces
^ photographies et ces objets ?
Épergos. Mieux que cela, j'ai visité ces monuments, sur
place.... Il y a longtemps, il est vrai.
L'Architecte. Eh bien ! à quelle civilisation cela appar-
tient-ilIl me semble y trouver des influences hindoues.
356 HISTOIRE DE l'H ABITATI ON.
chinoises, mongoles, et au total cela ressemble plus à un
art de décadence qu'à un art primitif?
Épergos. Tes appréciations sont exactes, mais il serait
bien long de suivre la filière de.ces arts de l'Orient.
Le Capitaine. Épergos répond toujours ainsi et semble
redouter de nous éclairer; cependant je suis témoin qu'il en
sait long sur toutes ces questions appartenant aux vieilles
civilisations et me souviens, qu'avant de partir pour im de
mes derniers voyages en Cochinchine, il m'a donné des in-
dications d'une telle précision sur de vieux monuments, que
j'ai pu exactement les trouver aux points indiqués*, seule-
ment ils étaient en ruine, ce qu'ignorait sans doute notre
ami, puisqu'il m'avait décrit des salles, des plafonds, dont
on ne retrouvait plus que les débris. L'étrange, c'est que
dans le pays on m'assura que ces édifices étaient ruinés de-
puis plus de deux siècles.
Épergos. Il n'y a rien que de très-natureî en tout ceci :
on rétablit par la pensée une chose dont on ne voit que les
fragments, et plus tard cette impression résultant du travail
du cerveau demeure, tandis que le souvenir de la réalité
s'ellace.
L'Architecte. Je ne me tiens pas pour satisfait, Éper-
gos. Tu as vu les monuments du Cambodge, du royaume
de Siam, ces monuments immenses perdus aujourd'hui au
milieu des forêts, ces monuments qui accusent un état flo-
rissant, très-peuplé, désert en partie aujourd'hui.
te Qu'était cette civilisation? Raconte-nous au moins ton
voyage en ces pays ?
Épergos. Le moi^ comme dit un ancien, est insuppor-
table, et je n'ai pas l'envie de jouer ici le rôle de ces corres-
pondants envoyés au loin par un journal et qui n'entretien-
nent les lecteurs que de ce qui leur est advenu, des dangers
qu'ils ont couru et des repas qu'ils ont faits. Je dis que ta
question, mon ami, m'entraînerait à faire une conférence
HISTOIRE DF. L HABITATION. 3ii
très-longue et probablement ennuyeuse, sur ces arts de Tex-
trême Orient. D'ailleurs les arts du Cambodge sont un dé-
tail presque insignifiant au milieu du vaste continent orien-
tal qui a vu naître et disparaître tant de civilisations.
Le Capitaine. Passons sur les détails si tu veux, d'autant
qu'il faudrait rester ici quarante-huit heures, admettant
qu'il te plût de parler pendant tout ce temps-là. Mais des
questions générales, tu peux bien nous dire deux mots,
puisque toi-même m'as répété cent fois quand je t'interro-
geais à propos de mes voyages futurs : « C'est toujours la
même chose, le monde n'est pas si varié que tu crois; il y
a dans l'ordre moral et matériel, touchant l'humanité, trois
ou quatre principes qui se représentent partout et tou-
jours indépendamment des temps, des milieux, des circon-
stances. »
Epergos. Eh bien ! si c'est toujours la même chose, vous
en savez tous autant que je puis en savoir.
L'Ingénieur. Allons, Doxi, aide-nous donc à faire parler
Épergos, puisque tu ne l'as jamais quitté, ou parle à sa
place.
Doxi. Je crois que le mieux est de se taire sur ces matiè-
res qui touchent au passé des hommes, car j'ai toujours vu
que l'étude de l'histoire, de ce qu'on appelle les civilisa-
tions, a rendu pire l'espèce humaine au lieu de l'améliorer.
L'Ingénieur. Comment, pire ! parce que cette étude lui
enseigne à comparer, à raisonner, à éviter les écueils sur
lesquels d'autres ont péri ?
Doxi. Peut-être. Il devrait suffire de lire un livre, s'il con-
tient la vérité.
Tous. Bravo ! Doxi !
L'Architecte. Parlons sérieusement, car quoiqu'en dise
Doxi, je ne lui crois pas l'envie de procéder devant nos bi-
bliothèques, comme les premiers chrétiens à Alexandrie.
Le Journaliste. On ne sait pas, on ne sait pas : ces con-
-ocr page 363-358 HISTOIRE DE l'H ABIT ATIO N.
servateurs ont de terribles dispositions à supprimer ce qui
les gêne; et, si je deviens ministre de l'instruction publique,
je ne nommerai pas Doxi conservateur de la Bibliothèque
Nationale.
L'Architecte. La question préalable ! ou nous barbot-
tons dans la politique. Epergos, dis-nous seulement si tu
crois que les hommes ont d'abord construit en bois, en
pierre ou en terre? Cela ne touche qu'à des généralités, c'est
bien simple.
Epergos. Pas si simple que tu crois. Si des hommes
naissent sur un territoire boisé, ils se serviront naturelle-
ment de bois pour se faire des abris ; mais s'ils se trouvent
au milieu d'une contrée où le bois est rare et oii la pierre
ou le limon abonde, ils essayeront de se faire des demeu-
res avec ces matières.
« Mais si des hommes nés sur un territoire très-boisé et
ayant, par suite, pris l'habitude de construire en bois, se
transportent sur un territoire dépourvu de ces grands végé-
taux, ils sont assez embarrassés. Il leur faut cependant des
maisons. Alors, tout en se servant de matériaux nouveaux,
pour eux mis à leur portée, ils ont une disposition à con-
server les formes et apparences données par leurs construc-
tions de bois.
Or, soit facultés naturelles, soit conséquence des milieux
dans lesquels les diverses races humaines se sont trouvées
tout d'abord établies....
Doxi, Bon, le voilà avec ses races !
Tous. N'interrompez pas l'orateur! A bas l'interrup-
teur !
Épergos. Il est arrivé que ces races ont adopté certains
procédés de construction, procédés dont les éléments pre-
miers se retrouvent à travers les siècles et apparaissent en-
core aujourd'hui aussi bien que les racines de chacune des
langues p^^riées par ces races primitives. Et pour m'ap-
HISTOIRE DE L'HABITATION- 359
puyer sur des exemples : les Aryas, sortis d'une contrée
montagneuse et boisée qui s'étend du haut Indus au Brah-
mapoutra et s'enfonce au nord dans le haut Thibet et jus-
qu'à l'Altaï, vers son extrémité occidentale, se sont évidem-
ment servis des bois que ces montagnes leur fournissaient
en abondance pour élever leurs demeures.
Quand ils ont quitté ces altitudes pour descendre d'abord
dans rihdoustan, puis vers l'ancienne Médie et la Perse,
puis vers le Pont-Euxin-, puis toujours inclinant à l'Occi-
dent, vers notre Europe, tantôt ils ont trouvé des pays boi-
sés, alors ils continuaient à construire d'après leurs métho-
des premières, tantôt ils ont occupé des contrées peu abon-
dantes en bois, alors ils ont construit — ou fait construire,
ce qui est plus exact, — avec du pisé ou de la pierre-, mais
ces demeures reproduisent, dans cent détails, l'apparence
de la structure de bois. Témoin ces monuments de l'Inde,
d'une époque relativement récente puisqu'ils ne datent que
du commencement du bouddhisme et qui, bien qu'élevés
en pierre ou même taillés dans le roc, figurent des .ouvrages
de charpenterie.
« Les édifices du Cambodge dont parlait tout à l'heure
notre ami, lesquels sont postérieurs au commencement du
christianisme, quoique bâtis entièrement de grès, même les
combles, conservent ces apparences de structure de bois,
d'une manière si frappante, qu'à distance on les prendrait
pour des édifices de charpenterie.
« Est-ce à dire que ces constructions du Cambodge, non
plus que beaucoup d'autres de cette classe, sont dûs a la
race aryenne? Certes non. Ceux du Cambodge provien-
draient, d'après les figures nombreuses sculptées sur leurs
parois, de la race Mongole-, mais d'oii la race mongole avait-
elle reçu ces influences ?
>
« Des traditions aryennes, et c'est pourquoi cet art de se-
conde main, mélangé dans ses détails de produits très-di-
342 HISTOIRE DE L'HA BITATION.
vers, manifeste tous les signes d'un art de décadence. Il
n'en est jamais ainsi des produits purs ou à peu près purs
de cette race des Aryas* ils ne se noient pas dans une quan-
tité d'apports confus, ils se conservent à travers les âges.
Vous serez peut-être surpris si je vous dis que les chalets
de montagnes de la Suisse sont exactement pareils aux cha-
lets que Ton voit sur les rampes de l'Himalaya et dans les
vallées de Kachniyr. Rien cependant n'est plus exact. Cette
HISTOIRE DE L'HAB ITATION. 36l
construction, cette apparence que vous donne le croquis
que j'ai justement dans cet album (fig. 102), vous les trou-
vez sur ces deux points du globe qui n'ont èntre eux nulle
relation.
« Il y a des milliers d'années que les chalets suisses,
comme ceux du Tliibet et de la vallée de Kachmyr, sont
construits suivant les mêmes procédés par des tronçons
d'une même race séparés depuis des siècles. On a parlé
beaucoup depuis peu de quelques découvertes recentes, des
habitations lacustres. Ces habitations lacustres, c'est-à-dire
élevées dans les eaux calmes des lacs, mais assez distantes
des rives pour que leur isolement au milieu des eaux fût
une sûreté, sont dues à une circonstance particulière, non
à une race plutôt qu'à une autre. Il y a des habitations la-
custres élevées par les Jaunes, les Chinois, les Touraniens,
il y en a et il y en avait qui étaient élevées par des Aryas.
Les unes comme les autres conservent, bien que construi-
tes dans des conditions identiques, les procédés de structure
qui appartiennent aux Aryas et aux Touraniens,
« Voici encore un croquis (fig. io3), qui montre quelques-
unes de ces habitations élevées en Birmanie et presque en-
tièrement faites de bambous, car cette contrée en produit en
quantité.
« Là, l'influence des Aryas et des Jaunes,—car si les cas-
tes élevées appartiennent aux descendants des Aryas, le
peuple est de sang touranien, — se fait sentir à la fois;
combinaisons de charpente qui appartiennent aux Aryas,
emploi de ces nattes, de ces ouvrages de bambous dans les
constructions qui appartiennent plus spécialement aux Jau-
nes. Les habitations lacustres du lac de Bienne devaient
fort ressembler à celles-là, sauf les bambous qui étaient
remplacés par des troncs d'arbre ou même des branchages
entrelacés et du limon. J'avais donc raison quand je disais
à notre ami le capitaine que c'est toujours la même chose.
362 histoire de l'h a bit ati 0 n.
OU pour être plus correct, que Ton retrouve toujours chez
tous les peuples, les éléments qui trahissent leur origine.
« Voilà les Sémites, qui eux, à leur berceau, ne construi-
sent pas avec du bois puisqu'il a plu au Créateur de les
placer dans des contrées oi^i le bois de construction a tou-
jours été rare. Il leur faut employer la pierre, ou, ce qui est
plus facile, le limon des rivières. Il en est même, parmi
eux, qui n'ont ni limon, ni bois, ni pierre propre à bâtir.
Ils habitent sous des tentes; cependant les herbages, bien-
HISTOIRE DE L^H AB IT ATION. 363
tôt mangés sur un point par les troupeaux, venant à man-
quer, il leur faut chercher sans cesse de nouveaux pâturages
qui semblent fuir devant eux; depuis le commencement du
monde ils transportent ainsi leurs tentes d'un lieu à un
autre.
a Est-ce à dire que ces hommes soient incapables de con-
cevoir un autre abri que celui fourni par quelques peaux ou
de grossières étoffes de laine, cousues ensemble. Non, certes,
et la preuve, c'est que quand ces pasteurs ont pu s'établir
quelque part, comme en Égypte, comme en Syrie dans les
temps les plus éloignés, ils ont bâti et fait bâtir, non comme
l'ont fait les Aryas, mais comme faisaient leurs frères sé-
mites.
c( Maintenant, si les principes sont invariables, si les traces
des origines sont indélébiles, les conséquences produites
par le mélange de ces origines sont variables à l'infini, et il
faut dire que la qualité esthétique est d'autant plus faible
que ces mélanges sont plus confus.
« Je n'aime guère les formules qui, en ces questions, peu-
vent fausser les idées. Aussi je ne vous donne celles-ci que
comme un exposé très-sommaire qui rendra mes explica-
tions plus claires en leur prêtant la précision d'une opéra-
tion chimique. Les Aryas, livrés à eux-mêmes, construi-
sent toujours de la même manière et ont une affection si
prononcée pour la structure de bois, qu'ils cherchent de
préférence les contrées boisées et considèrent ces grands
végétaux comme sacrés. Tous les peuples d'origine aryenne
aiment les forêts, s'y plaisent, y vivent et ont des bois con-
sacrés. Les Jaunes, livrés à eux-mêmes, et venus probable-
ment à l'origine sur de vastes territoires arrosés, maréca-
geux, construisent en roseaux ; ils obtiennent de bonne
heure des chaux, de la brique, des émaux, des peintures,
des matières agglutinantes, toutes choses qui exigent un dé-
veloppement industriel primitif, mais qu'ils perfectionnent
004 HISTOIRE DE L'H A BI T AT IO N.
rapidement. Les Sémites, ou vivent forcément sous la tente
ou dans la grotte naturelle ou creusée, ou se font des
grottes avec de l'argile, c'est-à-dire qu'ils élèvent des masses
concrètes de limon ou d'argile, des tumiili creux dans les-
quels ils sont à l'abri de la chaleur et des insectes, car ils
sont venus dans des contrées chaudes, peu garnies de bois
et où les cours d'eau sont rares. Ce sont eux qui les pre-
miers ont inconsciemment donné les éléments de la voûte.
« Je néglige certaines races, ou qui sont restées à un état
d'infériorité évidente, ou qui ne sont pas nettement accusées -,
car il est bien entendu que la nature n'admet pas ces classi-
fications tranchées, commodes pour nous autres, mais dont
elle ne se soucie guère.
« Il ne serait pas correct cependant de négliger ce qu'on
appelle les Chamites^ race puissante, divisée en deux grou-
pes, noir et blanc, mais qui paraît avoir eu de tout temps
une aptitude particulière pour les ouvrages de pierre*, de
pierre sans l'appoint du mortier, de pierres superposées,
jointives, taillées. Mélangée de bonne heure aux Sémites,
cette race a su donner à ce mélange un caractère parti-
culier, l'amour des constructions colossales, surprenantes,
des matériaux indestructibles.
« C'est ce qui explique comment, dans certaines contrées
de l'Afrique et de la Syrie, Egypte et Phénicie, on voyait,
à côté de la hutte d'argile, de limon du peuple, ces édifices
grandioses élevés à l'aide de moyens d'une puissance qui
nous étonne.
« Si donc, ces éléments étant connus, nous les mélangeons,
suivant des proportions différentes, nous obtenons des ré-
sultats différents, mais dans lesquels cependant chacun de
ces éléments se laisse deviner en si petite dose qu'il soit.
« Ainsi quand les Aryas se trouvent en conctact avec les
Sémites déjà mélangés de Chamites, il en résulte un art très-
complet. Le sens moral de l'Arya lui fait repousser ces exa-
HISTOIRE DE L'HAB ITATION. 36l
gérations, aimées des Chamites, mais à la structure de bois
il substitue la structure de pierre et il emploie les formes
qui conviemient à cette dernière, bien qu'on reconnaisse la
trace de la première. C'est ce phénomène que nous pré-
sente, à sa plus haute expression, Part grec. Le Grec, qui
connaît parfaitement la chaux et qui l'emploie pour faire
des enduits, ne met pas le mortier en oeuvre avec la pierre
de taille, celle-ci est posée Jointive, à l'instar des construc-
tions phéniciennes -, mais, à ces constructions faites suivant
le procédé phénicien, il donne des formes qui rappellent la
structure de bois. Il en résulte un art qui est merveilleux
dans ses produits, mais dans la composition duquel on ne
reconnaît pas moins les origines d'où il est sorti.
« Allons en Égypte-, là, si les produits sont divers, et se
perdent dans un passé obscur, on peut cependant les dé-
mêler et en déduire les éléments qui ont dû les composer.
On trouve à la fois : la structure sémitique, une influence
aryenne, un élément chamite très-prononcé.
« Passons-nous à Rome? la structure présente des origines
non moins diverses, mais qui restent pour ainsi dire juxta-
posées sans se mélanger étroitement. Le Romain fait des
voûtes que n'admettaient pas les Grecs et que construisaient
les Étrusques-, il emploie le mortier dans ses constructions,
mais avec la brique, le blocage, le moellon, jamais avec la
pierre de taille. Il emploie celle-ci, comme l'emploient les
Grecs, c'est-a-dire à joints vifs, et cela jusqu'à la fin de
l'empire,
« Il y a dans le Romain un apport phénicien, c'est-à-dire
étrusque, c'est-à-dire sémite, mélangé de chamite, un apport
aryen incontestable ; car lui aussi, construit en bois à son
heure, aime les forêts et les vénère.
« Peut-être même y a-t-il dans son affaire quelques ato-
mes de sang jaune, car il aime la structure agglutinée, il
emploie les mortiers à profusion.
366 histoire de l'ha b i tat 10 n.
« Mais voyez comme cette influence des races est indélé-
bile? Regadez ces cottages anglais, c^est toujours la maison
de rârya, non-seulement comme structure, mais comme
disposition des locaux. Vous y voyez perpétuellement la
salle (Hall) où se réunit la famille, parloir, lieu d'assemblée,
puis cette séparation de la vie intérieure avec la vie pu-
blique, gynécée des Grecs, nursery de l'Anglais, c'est à
bien peu de choses près le même lieu, car il ne faut pas con-
fondre le gynécée avec le harem, l'un est le lieu sacré de
la famille, l'autre une sorte de volière fermée aux regards
étrangers. Allez en Suède, en Danemark, vous trouverez
dans l'habitation privée ces dispositions, qui datent des temps
primitifs de la race des Arj^as, la salle et le lieu réservé à la
vie de famille ; lieu inviolable. Dans vos anciens châteaux-
français, vous reproduisiez la même disposition, tant que les
nifluences gallo-romaines n'ont pas repris le dessus sur les
influences indo-germaniques, de ce qu'on appelle les Francs.
Comme structure, le vrai cottage de l'Anglais est encore la
maison de charpente de l'Arya et même, s'il le bâtit en
pierre, les formes rappellent la structure de bois. De même,
si vous allez à Damas, au Caire, à Ispahan aussi bien qu'en
Algérie ou à Tunis et même en Espagne, vous retrouvez
un seul plan adopté dès une haute antiquité, et suivi jus-
qu'à présent. La cour, entourée de portiques, le patio avec
ses chambrettes, puis la salle haute s'ouvrant sur ce patio
avec ses divans et ne recevant que des jours voilés, lieu
frais et tranquille ovi l'on se réunit. Eh bien ! cette disposi-
tion se trouvait à l'état rudimentaire, et se voit encore dans
quelques cités à peine habitées de la Syrie méridionale :
« Une cour simplement entourée de murs, avec portiques
formés de nattes posées sur des roseaux, et un abri au
fond^
I. Vov. la iiguie 46.
-ocr page 372-328 HISTOIRE DE L'HABITAI ION.
« Rien ne ressemblait plus aux rues de la Rome moderne
que les rues de la Rome antique.
« Visitons-nous la Chine ? Il vous est facile de constater
que les maisons construites il y a quatre cents ans étaient
identiquement pareilles à celles qu'on y bâtit aujourd'hui,
puisqu'il existe des représentations fidèles de ces habitations ;
et, si vous remontez plus haut ou plus loin, vous retrou-
verez toujours la même structure, par cette raison qu'elle
résulte d'un procédé rudimentaire qui n'est ni la consé-
quence d'un mélange, ni une déduction.
cc Allons-nous au Mexique et dans le Yucatan ? Oh ! là,
dans ces grands édifices d'Uxmal, de Chichen-Itza, d'Isa-
mal, de Palenqué et de Mitla, les mélanges sont manifestes.
On trouve la trace d'origines transportées là de seconde
main, la structure de bois caractérisée, mais simulée en
pierre, même inconsciemment; les procédés d'agglutinage,
c'est-à-dire les blocages avec mortier; la pierre taillée en
dépit de ses propriétés et des conditions de pose ; la trace
de l'ornementation empruntée aux tissus, aux passemente-
ries, par conséquent un art déjà bien vieux, en pleine déca-
dence et avec ces formes décrépites, une singulière barbarie
primitive dans les plans, dans les dispositions qui touchent
aux habitudes. D'où l'on peut conclure que les peuplades
qui ont construit ces monuments sont le produit d'origines
très-diverses, ou un produit inférieur ayant reçu des influen-
ces de races puissantes et depuis longtemps adonnées aux
arts, mais n'ayant subi qu'imparfaitement et grossièrement
ces influences, les ayant mal digérées pour ainsi dire, et
surtout étant hors d'état de les coordonner et de choisir
celles qui s'approprieraient au climat et aux conditions
dans lesquelles les circonstances les plaçaient.
« Mais je ne veux pas vous fatiguer par une énumération
de toutes les conséquences des origines, dont je vous ai
montré les points saillants. Il faut toujours conclure.
368 HISTOIRE DE l'H A BITATION.
« Il est donc certain que, pendant des milliers d'années,
ces origines se sont rapprochées, séparées, confondues.
Longtemps il a été facile de les distinguer, parce que les
mélanges étaient récents ou très-simples. Plus le monde a
marché et plus ces mélanges ont été étendus et compliqués.
Cependant l'analyse peut toujours permettre de retrouver
ces origines, si complexe que soit la combinaison, de même
qu'on peut toujours reconnaître l'origine d'une langue par
ses racines, et la reconstituer du moment qu'on a mis la
main sur quelques-unes de ces racines. Ce siècle-ci a fait de
grands pas dans la voie analytique*, il lui en reste plus en-
core à faire. La conséquence, pour l'objet en question,
c'est-à-dire touchant l'habitation de l'homme, sera de faire
connaître à chacun les éléments propres à sa race ou aux
races dont il est issu, ce qui lui permettra de se loger mieux
suivant sa nature et ses aptitudes.
« Le mouvement de la renaissance qui a été pour l'Europe
une véritable révolution, en remettant sous ses yeux tout
un passé qu'elle ignorait ou ne connaissait que très-impar-
faitement- ce mouvement, par l'enthousiasme qu'il a excité
en faveur de l'antiquité, chez tous les esprits élevés, a dé-
tourné un moment cette partie du globe de sa voie. On
trouvait l'antiquité si belle, si complète, qu'on voulait s'y
arrêter, contracter avec elle une indissoluble union; et
d'abord on se reprit d'amour pour sa forme.
« Ainsi négligea-t-on tout un travail considérable qui avait
été fait pendant le moyen âge, et voulut-on le considérer
comme bon à jeter au panier. C'était une erreur, et de plus,
ce n'était pas possible. Il n'est pas plus donné à une épo-
que qu'à un homme ou à un corps, si puissant qu'on le sup-
pose, de biffer une page du livre de l'humanité que de sous-
traire une des strates de la couche terrestre, sous le
prétexte qu'elle est grossière. Ce qui est acquis, est
acquis.
HISTOIRE DE L'HABITATION- 359
369
« Mais cet enthousiasme pour l'antiquité produit aujour-
d'hui des fruits plus sérieux. Il fait tout fouiller, tout scru-
ter, tout analyser, tout classer ; on a vu bientôt qu'on ne
peut pas étudier une antiquité coupée dans l'inventaire hu-
main, que toutes les époques s'enchaînent et se transfor-
ment par une série de transitions et d'influences;, de même
qu'en géologie on ne peut étudier un terrain, sans savoir ce
qu'il y a au-dessous et au-dessus. Ces amateurs passionnés
des formes grecque et romaine, — car ils les confondaient
dans leur amour naïf, bien qu'elles soient aussi différentes
dans leur principe que dans leurs expressions, — ont pu
égarer l'Europe pendant deux ou trois siècles.. ■—Qu'est
cela dans la vie de l'humanité ! — et on s'est mis partout à
faire du néo-grec ou du néo-romain, qui ferait bien rire les
Grecs et les Romains, sans se soucier des origines, des apti-
tudes des peuples, du climat, des matériaux, des conditions
nouvelles faites à la société. A Paris comme à Rome, à Ma-
drid comme à Saint-Pétersbourg, à Vienne comme à Stoc-
kholm, on a fait des palais prétendus romains ou grecs.
cc Cependant des générations de chercheurs se sont éle-
vées, et n'ont pas eu trop de peine à démontrer que Thumanité
n'est pas ainsi faite tout d'une pièce et que, si une maison
de Pompéi est charmante sous le ciel de Naples, et pour
des gens qui vivaient il y a deux mille ans, ce n'est pas une
raison pour qu'elle convienne à notre temps et à notre cli-
mat. Il y a donc une tendance prononcée vers une réaction.
Chacun cherche déjà et cherchera davantage à savoir d'où
il vient, quel il est, et par suite, à adopter ces formes ori-
ginelles qui conviennent au génie et aux besoins de sa race.
Ce mouvement est très-prononcé déjà en Angleterre, en
Allemagne, en Suède, en Russie-, il s'accentuera, de jour en
jour. Aux yeux de Doxi, je sais bien que c'est là le comble
du désordre moral, lui qui a toujours rêvé l'unité de l'auto-
rité et qui n'a jamais voulu admettre que les hommes aient
24
-ocr page 375-342 HISTOIRE DE L'HA BITATION.
des aptitudes différentes en raison de leurs origines diverses;
mais je crois, au contraire, qu'il y a dans Tépanouissement
de ces idées une source nouvelle de prospérité et de gran-
deur pour rhumanité.
« Le philosophe a dit à Thomme : « Connais-toi toi-
« même, » et c'est, en effet, le commencement de toute sa-
gesse. Il est temps de dire à l'humanité : « Recherche tes
« origines, tu connaîtras tes aptitudes et tu pourras mar-
« cher dans la véritable voie de tes destinées.... »
« Si j'admettais la métempsycose, dit en sortant le jour-
naliste à l'architecte, je croirais qu'on a oublié, à chaque
période de l'existence d'Épergos, de le tremper dans le
Léthé! ))
prologue..............................................t
Chap. I. sont-ce des hommes?..................4
- IL les aryas...................8
— III. la nouvelle habitation de l' « hom ». l5
— IV. les jaunes..............................26
- V. les émigrants..........................3 7
— VI. premiers établissements des aryas sur
les hauts affluents de l'indus. . . 4i
— VII. des occupations de doxi et d'épergos
chez les aryas établis sur le haut
indus................................54
— VIII. le désert de l'asie centrale..........62
— IX. le delta du nil........................67
- X. les demeures des égyptiens sous les
trois premières dynasties. ..... 82
— XI. les grandes étapes. . . . . 7. . io7
-ocr page 377-I
3 73 TABLE.
CHAP. XII. COMMENT ÉTAIENT FAITES LES PRE-
MIÈRES HABITATIONS DES ARYAS ÉTA-
BLIS DANS LA MÉDIE SUPÉRIEURE . . Il6
— XIII. LES SÉMITES PASTEURS ET LES SÉMITES
SÉDENTAIRES........................124
— XIV. LES ASSYRIENS...........- 129
— XV. LES PÉLASGES........; . . . . 164
— XVI. LES IONIENS DE L'ASIE , CARIENS, LY-
CIENS..............................162
- XVII. LES HELLÈNES..............l85
— XVIII. LES ROMAINS..........................212
- XIX. LA SYRIE SEPTENTRIONALE.......238
— XX. LINDE BOUDDHIQUE.............256
— XXI . VOYAGE A TRAVERS L'EXTRÊME ORIENT. 269
— XXII. LES NAHUAS, LES TOLTÈQUES. • . ■ • 278
— XXIII. LES SCANDINAVES......................29*3
— XXIV. LA GAULE SOUS LES MÉROVINGIENS ET
LES CARLOVINGIENS, ........ 3o I
— XXV. LES SARRASINS...............31 I
— XXVI. L'ÉPOQUE FÉODALE....................323
— XXVII. LA RENAISSANCE............345
— XXVIII. CONCLUSION.............354
16193. — Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
-ocr page 378-Beaiax: et bons Livres à. l'usage d.e la. vleunesse
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D' Candèze, dessins de Renard. — Histoire de mon oncle et de ma tante, de Dequet,
dessins de Geoffroy. — Un rêve de M. Toto, de P.-J. Stahl, dessins de Geoffroy.
— Récits d'un voyageur, de Nicole, dessins de Riou. — La France avant les Gau-
lois, de J. Macé, dessins de P. Philippoteaux. — Un Capitaine de quin:^e ans,
de Jules Verne, dessins par Henri Meyer. — Maroussia, d'après une légende de
Marko Wovzok, par P,-J. Stahl, dessins par Th. Scmuler. — Un Pot de Crème pour
deux, album, texte par P.-J. Stahl, dessms de Frcelich. — Histoire du Livre, par
E. Egger, de l'Institut. — L'embranchement de Mugby, par Ch. Dickens, dessins
de J. Aufray. — Hector Servadac. Voyages et aventures à travers le Monde
solaire, par Jules Verne, dessins de Phxlippoteaux. — Aventures de deux enfants
dans un parc, par Lucien Biart, dessins de Frcelich. — Aventures d'un grillon,
par E. Candèze, dessins de C. Renard. — L'Alphabet et le papier, par E. Egger.
— Les Groseilles pas mûres; les Enfants de Cora, par P.-J. Stahl, dessins par
E. Froment. — Histoire d'une bande de canards; Littérature et Confiture; la
Pauvre Femme; les Mains de Mlle Marguerite ; le Ner de Mlle Henriette; les
Yeux de M. Louis; par F. Dupin de Saint-André. — La Petite ramcssiuse de
cendres, de l'anglais de Lucy S. Morses, par Th. Bentzon.—Le Petit garde-malade;
le Petit soldat; Soyes( des honitHès; Travaillons, parVktor de LAprade. — Le Noël
des petits ramoneurs, par Bénédict. — Les Pluies de bétes; Abondance de la vie
animale, par P. Noth. — Notes iritimes d'un papa, qui prend de l'dge, Às you lire
jt. — Un Port de lettre; Souvenirs d'une pensionnaire : l'Egalité à Saint-Denis ;
Vanité punie, par H. Fauquez. — Articles de science, Contes et Nouvelles, par
E. Egger, K. Legouvé, Bentzon, Génin, Henry Fauquez, etc., etc., dessins par nos
meilleurs artistes.
Les tomes I à XXIV renferment comme œuvres principales :
L'Ile mystérieuse. Les Aventures du Capitaine Natteras, Les Ë^nfants du Capitaine
Grant, Vingt mille lieues sous les mers, Aventures de trois Russes et de trois Anglais,
Le Pays des Fourrures; Michel Strogoff, de Jules Verne. — La Morale familière
(cinquante contes et récits), Les Contes anglais, La famille Chester, Histoire d'un
A ne et de deux jeunes Filles, La Matinée de Lucile, Le Chemin glissant. Une affaire
difficile, L'Odyssée de Pataud et de son chien Fricot, de P.-J. Stahl.—La Roche aux
Mouettes, de Jules Sandeau. —Le Nouveau Robinson Suisse, de Stahl et Muller.—
Romain Kalbris, d'Hector Maloï.— Histoire d une maison, de Viollet-le-Duc.—
Les Serviteurs de l'Estomac, Le Géant d'Alsace, L'Anniversaire de Waterloo, Le
Gulf-Stream, La Grammaire de mademoiselle Lili, Un Robinson fait au collège,
de Jean Macé. — Lé Denier de la France, La Chasse, Le Travail et la Douleur,
A Madame la Reine, Un premier symptôme, Sur la politesse. Lettre de mademoi-
selle Lili, Un Péché véniel, Diplomatie de deux mamans, etc., de E. Legouvé, —
Petit Enfant, petit Oiseau, L'A bsent, Rende;(-vous, La France, La Sœur ainée, L'En~
fant rondé, etc., poésies par Victor de Laprade. — La Jeunesse des Hommes
célèbres, de Muller.— Aventures d'un jeune Naturaliste, Entre Frères et Sœurs,
de Lucien Biart. — Le Petit roi, de S. Blandy. — L'Ami Kips, de G. Aston. —
Causeries d'Economie pratique, de Maurice Block. — La Justice des choses, de Lucie
B*"^*. - Les Vilaines bétes, de Bénédict. — Vieux souvenirs, Départ pour la
Campagne, Bébé aime le rouge, de Gustave Droz.—Le Pacha berger, de Laboulaye.
— La Musique au foyer, de P. Lacome. — Histoire d'un Aquarium, Les Clients
d'un vieux Poirier, de E. Van Bruvssel. — Histoire de Bébelle^ Une Lettre inédite,
Septante fois sept, de Dickens. — Les Lunettes dii vieux curé. Pâquerette, Le Taci-
turne, etc., etc., de H. Fauqoéz. — Le Petit tailleur, de A. Genin. — Curiosités de
la vie des Animaux, par P-H. Noth. — Notre vieille Maison, de H. Havard. —
Le C 'alet des Sapins, par Prosper Chazei., etc., etc. — Les deux tortues. Ce qu'on
faisait à un bébé quand il tombait, Comment la petite Emma apprit à lire, par
F. Dupin de Saini-André.
Les petites Sœurs et les petites Mamans, Les Tragédies enfantines, Les Scènes
familières, èt autres séries de dessins par Frcelich, Froment, Détaillé, textes de
P.-J. Stahl.
N. B. — La plus grande partie de ces livres ont été couronnés par l'Académie française.
chaque volume se vend séparément
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FRŒLICH............L'A perdu de mademoiselle Babet.
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— ...........Aritlimétique de mademoiselle Lili.
— ...........Bonsoir, petit père. — Les Caprices de Manette,
— ...........Cerf-Agile, histoire d'un jeune sauvage.
— ...........Commandements du Grand-Papa.
— ...........Grammaire de mademoiselle Lili. (J. Macé.)
— ...........Journée de mademoiselle Lili.
— ...........Lili aux Eaux.
~ ...........Mademoiselle Lili à la campagne.
— ...........Monsieur Toc-Toc,
— ...........L'Ours de Sibérie.
— . . .........Le Petit Diable.
— ........... Premier cheval et première voiture.
— ...........Premières Armes de mademoiselle Lili.
— ...........La Salade de la grande Jeanne.
— ^ ...........f La Crème au criocolat.
— ...........f Monsieur Jujuies à l'école.
L- BECKER...........f L'Alphabet des oiseaux,
COINCHQN (A.)........Histoire d'une Mère.
DETAILLE......... • • Lès Bonnes idées de mademoiselle Rose.
-ocr page 380-Albums Stahl illustré^ in-8° (suite)
Gribouille. — Jocrisse et sa Sœur.
Les Méfaits de Polichinelle. — Pierrot à l'École.
-[• La Famille Gringalet.
FROMENT- La Boîte au lait. — Histoire d'un pain rond. | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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frœlich.........
Au clair de la Lune. — La Boulangère a des écus.
Le Bon roi Dagobert. — La Bride sur le cou.
Cadet-Roussel. — Le Cirque à la maison. ' '
Giroflé Girofla. — Hector le Fanfaron.
Il était une Bergère.
Jean le Hargneux (i 6 planches).
Malbrough s'en va-t-en-guerre.
La Marmotte en vie. ■
-• Mademoiselle Furet.
•• Mère Michel et son Chat.
i /lonsieur César. — Moulin à paroles.
Monsieur de la Palisse.
Nous n'irons plus au bois.
Le Pommier de Robert.
FATH
La Tour prends garde.
GEOFFROY
Monsieur de Crac.
Don Quichotte,
f Gulliver.
DELUCHT..........l-a Pêche au Tigre.
MATTHIS...........Métamorphoses du Papillon.
-ocr page 381-
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. Le Petit tailleur Bouton. |
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. Histoire de la Mère Michel et de son chat. |
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Les deux filles du Squatter.
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Les Naufragés de l'île de Bornéo.
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de Terre et de Mer.
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Les Robinsons de terre ferme.
La Sœur perdue.
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La Jeunesse des Hommes célèbres.
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SAUVAGE (E.).........La petite Bohémienne.
SEGUR (COMTE DE). ■ . . . Fables.
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Les Histoires de mon Parrain.
Histoire d'un âne et de deux jeunes filles.
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Les Sciences usuelles.
Communications de la Pensée.
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Histoire d'une forteresse.
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Sainte. — Mappemonde, — Géographie de rHi->ton-e Sainte. — Anciennes divisions de la
France par provinces — Divisio.i de la France par départements. — Table chronologique des
rois de France. — Arithmétique. — Système métrique. Lecture.s et exercices de mémoire. —
Etymologies. — Histoire ancienne. — Eres chronologiques. — Mythologie. — Etudes prépa-
ratoires à l'Histoire de France. — Cosmographie. — Géographie de l'Asie Mineure. — Dépar-
tements et arrondissements de la France. — Géographie de la France. — Histoire romame. —
Histoire de l'Eglise. — ^aris et ses monuments. — Récapitulation de l'Histoire ancienne. —
Histoire du moyen âge. — Géographie moderne. — Géographie de l'Europe. — Histoire natu-
relle. — Précis de l'histoire de la langue française. — Traité de ver.-,i1îcation. —■ Histoire
moderne. — Géographie de l'Amérique et de l'Océanie. - Curiosités historiques. — Botanique.
— Zoologie, — Principales inventions et découvertes. — Principes de littérature. — Histoire
de la littérature ancienne et française. — Philosophie. — Table chronologique des principaux
événements de l'histoire contemporaine depuis 1789. — Bibliographie. - Philologie des langues
européennes. — Précis de l'Histoire générale des études. — Biographie des femmes célèbres.
— Notions géographiques complémentaires. Morceaux choisis.
Sommaire des 4 cahiers préliminaires. — Religion. — Education. — Instruction. —
Notions sur les trois règnes de la nature. — Connaissance des chiflres et des nombres. —
Lectures. — Exercices de mémoire. — Cours d'écriture (avec modèles).
Sommaire du cahier complémentaire. — Considérations générales, — Histoire de l'Ar-
chitecture. — De la Sculpture. — De la Peinture. — Gravure. — Lithographie. ~ Histoire
de la Musique. —Astronomie. — Archéologie. — Numismatique. Paléogîaphie. —Miné-
ralogie. — Algèbre et Géométrie. — De la Vapeur et de ses applications. Télégraphie élec-
trique — Galvanoplastie. — De la Chloroformisation. ~ De la Photographie et de l'Aérostation.
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MAURY, Géographie physique. — Lé MULLER, Jeunesse des hommes cé- ORDINAIRE, Dictionnaire de Mytho- RATISBONNE, Comédie enfantine. RECLUS, Histoire d'un Ruisseau. RENARD, Le fond de la Méf._ ROULIN (F.), Histoire naturelle. ^ SÀNDEAU (JULES), La Roche aux SA Y OU S, Conseils à une Mère. —Prin- SIMONIN, Histoire de la Terre. STAHL (P.-JO, Contes et Récits de — Mon I" voyage én mer (adapta- STAHL ET MULLER. Le nouveau STAHL ET DE WAILLY, Scènes de Les Vacancesde Riquetet Madeleine. — Mary Bell, William et Lafaine. SUSANE (GENERAL), Histoire de la THIERS, Histoire de Law. N/ALLERY-RADOT, Journal d'unVo- lontaire d'un an.___ VERNE (JULES), Autour de la Lune. — Aventures de trois Russes et de — f Les grands Navigateurs du ^URCHER et IvIaRGOLLE. Les |
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