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J.

LOUIS-NAPOLÉON

DANS LE MIDI.

IfflPEESSIOMS ET SOÏJYEMISS.

On dit que l\'îîmperciir, un jour aux Tuileries,
Parcomant souoieux les vastes galeries,

Dans ses bras prit un enfant!
Que ses lèvres de feu, sur ce front blanc pressées.
Lui firent pour toujours, de sublimes pensées,
Un diadème triomphant.

L. BICHAED.

La reine Hortense m\'écrivait en 1834...... «Je

«me suis aperçue que dans les temps de passions
« on n\'était pas plus indulgent pour le malheur que
"pour les hautes destinées; ce seront les généra-
«tions futures qui, en apprenant notre histoire,
s\'attendriront peut être sur ce que nous avons
\'(Souffert si injustement, et trouveront leurs pères
« Un peu sévères d\'avoir abandonné ceux qui n\'am-
^\'hitionnaient, après tant de gloire et de douleurs,
"que la patrie et l\'affection de leurs concitoyens.»

Toute l\'âme de la reine Hortense est dans ces
lignes, si simples, si touchantes. Le prince Louis-
napoléon a hérité de cette âme, et du charme indé-
finissable qui faisait de sa mère l\'un de ces êtres
pïiviligiés qu\'il fallait aimer, ou ne pas voir.

L\'amour de la reine Hortense pour son fils ne
pouvait être égalé que par Tamour de Louis-Napo-
pour sa mère; c\'est le sou.vemr de cette sainte

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et éternelle affection que Dien met entre la mère
et l\'enfant qni faisait encore couler les larmes du
prince lorsqu\'à Toulouse, il y a à peine un mois, il
écoutait un des chants de sa mère au milieu des
fleurs qui tombaient sur sa tête et des cris de
Vive
Vempereur !
qui remplissaient son âme d\'émotion
bien plus que d\'orgueil. Là où un liomme ordinaire
aurait senti sou cœur se gonfler d\'une joie toute de
ce monde, en présence de cette foule qui l\'accla-
mait presque à genoux, Louis-Napoléon rempli?
comme dit l\'Écriture-Sainte, de l\'esprit de Dieu,
sentait des flots de larmes monter de son cœnr à ses
yeux. Il songeait à sa mère au bonheur ineffable
qu\'elle aurait éprouvé si, près de lui, elle avait vu
la Trance de 1852 venger la France de 1815. , ^
Il songeait aussi au bien qu\'il allait pouvoir
faire, et ses pensées allaient à Dieu, à sa mère, à la
Trance. Les efforts qu\'il fasait pour cacher son
émotion ne servaient qu\'à la rendre plus grandƒ •
Cette âme, si maîtresse d\'elle-même
aux^heures du
danger, aux heures des immuables résolutions,
s\'abandonnait aux larmes, et ces larmes étaient une
admirable hymne de reconnaissance à Dieu, a la
Trance. Je les ai vues couler: j\'ai compris alor^
comment cette âme jeune et forte, froide poar^les
méchants, tendre pour les bons, ne s\'étantblâsee a
rien, savait maîtriser les événements^, les partis,
créer en un jour ce que nos rois
ne créaient pas en
des
années, "monter aux plus hautes régions de la
politiqne et descendre aux plus petits détails de
vie du pauvre!

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J\'avais quitté Paris le 9 septembre. Lorsque
j\'arrivai à Lyon, on n\'y entendait parler que du
Prince. Entrait-on dans un magasin, les uns s\'in-
quiétaient de l\'endroit où l\'on serait placé pour le
voir; les autres calculaient le gain que l\'on allait
faire en vendant davantage; les jeunes filles surtout
se réjouissaient: pour elles, la grande aftaire, c\'était
de voir le Prince.

A la halle, des aigles gravées sur d\'énormes
feuilles de papier décoraient les piliers et plus
d\'une boutique.

-— Ah ! disaient ces braves femmes, c\'est nous
qui allons lui assourdir les oreilles avec un cri qui
ne sera pas Vive la république ! Nous avons tou-
jours travaillé pour lui. On disait que l\'Empereur
était un fameux lapin; ma foi, il en est un autre.
Quanp on lit son histoire, il faut plearer; et l\'on
"^oit bien qu\'il est comme son oncle, un homme
surnaturel.

J\'ai entendu et écrit presque aussitôt ce juge-
ment populaire.

Sur le bateau à vapeur jusqu\'à Avignon, je trou-
"Pai de jeunes et jolies femmes qui se rendaient dans
^es villes oil le prince devait passer. L\'une d\'elles
ïaconta qu\'elle s\'était enliiie de chez elle avec sa
®œur sans l\'autorisation de son mari. C\'était à qui
placerait son mot, son anecdote sur le prince.

A Avignon, cette ville aux souvenirs néfastes, à
^esprit rude et mercantile, on préparait une récep-
\'\'^ion toute d\'enthousiasme. Le préfet de Vaucluse
^ considérablement adouci le caractère des Avig-

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noimais. Il ne lui reste plus qu\'un miracle à opérer,
celui de soumettre à des règlements de
police les
portefaix et commissionnaires, dont la réputation
universelle engage souvent le voyageur à faire un
long détour pour ne pas être en butte à leur bru-
tale avidité.

Le prince, en restituant à Avignon le cloître des
Dames de Saint-Joseph, a excité une vive recon-
naissance à plus de vingt lieues à la ronde. Ces
religieuses rendent de très grands services: elles
consolent et moralisent ceux qui souffrent et
ceux

qui ont failli.

Je vis de loin le palais du pape, le musée et ce
fameux pont d\'Avignon, si populaire parmi les
bonnes d\'enfant par cette ronde:

Sur le pont d\'Avignon,
Tout le monde y danse en rond.

D\'Avignon àMmes le trajet serait court, si le
chemin
de fer était meilleur. En passant par Ta;
rascon, où l\'on
s\'arrête près d\'une heure, je causai
avec un bon prêtre, simple, charitable, un de^ ces
hommes
selon l\'Evangile et comme le -cierge de
Prance en renferme beaucoup. Il me parla clu

prince ainsi: .

— Je suis vieux, madame, j\'ai vu bien des clio-
ses; mais la plus surprenante, à mon avis, c\'est ce
qui se passe aujourd\'hui. Dieu suscita l
\'empereur,
en 1799,
et à présent, voilà son neveu qu\'il noTis
envoie. 11 prend dans cette famiUe comme dans
celle de David, et cela de préférence à une
autre

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maison qui semble avoir fait son temps. D\'après ce
que j\'ai lu et entendu, le neveu de l\'Empereur est,
comme son oncle, le premier homme de son siècle.
Seulement, Dieu, qui tient les événements dans sa
main et qui sait ce qu\'il fait à chaque époque, a
choisi pour celle-ci un bras fort, une tête calme et
Un cœur craignant Dieu !

—Vous êtes, mon père, lui dis-je avec le respect
que ses cheveux blancs et ses paroles m\'inspiraient,
Un juge voyant et appréciant les choses de la terre
par la prescience de celles du ciel. Si vous lisiez
l\'histoire du Prince, vous y verriez jusqu\'à quel
point il est l\'envoyé de Dieu. On est porté même
à croire qu\'il avait reçu cette révélation d\'en haut,
quand, à Ham, privé de la liberté, entouré d\'amis
fidèles, mais trop peu nombreux pour faire une ré-
solution en sa faveur, sans ressources, sans argent,
6n face d\'un trône où sur chaque marche un héri-
tier venait s\'asseoir, Lous Napoléon, seul avec ses
livres, sa plume et sa foi, songeait à ce qu\'il ferait
lorsqu\'il
régnerait sur la France.

— Est-ce possible? s\'écria le bou curé, enjoig-
nant les mains ; puis, souriant avec une légère ma-
hce, il reprit : Et son évasion de Ham, si miracu-
leuse ! Et ce petit nombre d\'amis, dont l\'histoire
gardera les noms, se multipliant pour le le sauver!
^t ce docteur si dévoué, si spirituel, coiffant d\'un
honnet de nuit le traversin du Prince, tâtant

pouls à ce traversin, marchant sur la pointe du
pied pour ne pas éveiller ce traversin quale com-
mandant du fort, arrêté sur le seuil de la porte^ re-

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gardait avec la satisfaction d\'un liomme qui^e dit:
(( Yoilà mon prisonnier, je le vois, je siùs sûr qu\'il
est là sous mes verroux ! »

Et le prisonnier courait à travers champs; Dieu
et l\'amour filial lui donnaient des ailes: il allait
vers un père mourant! J\'ai lu tout cela, "madame,
il y a déjà longtemps, mais je m\'en souviens comme
si c\'était hier; et tenez, voilà de braves gens qui
nous écoutent. .

_Approchez, mes enfants; avez-vous lu 1 his-
toire du prince Louis-JSTapoMon?

Les uns la connaissaient, d\'autres n\'avaient que
des idées confuses. C\'étaient pour la plupart des
ouvriers. L\'un d\'eux avait servi ; il prit la parole :

— Je la connais, moi, l\'histoire; mon frère était
à Boulogne. Il m\'a dit que lePrince était si brave,
si brave, qu\'il offrait sa poitrine aux balles. Puis,
quand on l\'eut jeté à la mer et qu\'il ne pouvait plus
nager, qu\'on ne lui voyait plus que le bout des
doigts hors de l\'eau, il allait périr, quoi! mais
bon Dieu ne le voulait pas ; des marins l\'ont sauve :
ils prenaient le Prince pour un particulier, i|S
ne savaient pas qu\'ils sauvaient la fortune de la
Erance!

En arrivant àNimes, je sentis que l\'on y res-
pirait un air vivifié par le soleil et les arts ces deux
sources de la vie matérielle et intelligente. De tou-
tes les villes que je venais de parcourir, aucune
n\'avait produite sur moi cette impression.

Aux Arènes le marteau retentissait. J\'y trouvai

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les maçons, les charpentiers. Les uns élargissaient
un passage et dégageaient les marches d\'un escalier
romain, les autres travaillaient à l\'estrade qui de-
vait recevoir le prince et sa suite.

Je questionnai les ouvriers, je leur demandai ce
qu\'ils comptaient crier sur le passage du prince :

— Eh! vraiment Vive l\'Empereur ! Il y a assez
longtemps que nous l\'avons dans l\'idée, c\'est un
fameux homme, allez! Il a risqué sa tête pour nous
sauver le 2 décembre. Nous allons le recevoir com-
me il faut. La ville est bonne.

— Et que comptez-vous faire ?

— Nous comptons crier à pleins poumons et
jouer du fifre et du tambourin dans les rues de la
ville, tout le temps qu\'il y restera. Quant au reste,
notre maire s\'en occupe et tout ce qu\'il fait sera
bien fait. Vous voyez nos arènes : elles ont soixante
portes; du temps des Romains cinquante-six étaient
ouvertes au peuple ; voici celle des gladiateurs,
celle des condamnés, celle des Vestales, celle de
l\'Empereur.

— Et par quelle porte passera le Prince-Prési-
dent?

— Par une des portes du peuple, celle-ci. Il est
arrivé par le peuple, c\'est lui qui va le couronner
Empereur!... Voyez! nous agrandissons ie pas-
sage, mais on ne mettra ici ni tapis, ni velours; il
faut que le prince voie bien le ciment romain et le
travail de ce temps-là. On ouvrira à la foule les cin-
quante-neuf portes; il entrera bien ici quarante
luiUe personnes, et il y en aura bien d\'autres dans

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les galeries. Allez, ce jour-là le prince ne verra pas
les pierres des arènes : il ne verra que des têtes.

. En quittant ces ouvriers au langage animé, éner-
gique et coloré, je me rendis au temple de Diane,
aux bains d\'Auguste, magnifiques monuments en-
cadrés dans un amphithéâtre d\'éternelle verdure et
dominés par ce pîiare, cette tour de Charlemagne
dont mille ans d\'existence ont fait
une ruine aussi
imposante que pittoresque.

L\'un de nos premiers archéologues, M. Auguste
Pelet, auquel Nîmes doit la découverte de ce fa-
meux
castellum qui amenait autrefois dans tous les
quartiers de Tsîîmes l\'eau des aqueducs, a été pré-
senté au Prince et l\'a accompagné dans sa visite à
la Maison-Carrée. Louis Napoléon a ^promis à M.
Yidal, maire de Nîmes, la somme nécessaire aux
réparations du
castellum.

Nîmes avec ses antiquités, ses boulevards, ses
maisons en pierre calcaire du grain le plus blanc et
le plus fin,
sa porte d\'Auguste, ses fontaines, s^s
fleurs, ses fruits, sa gaîté et ses richesses, a été
l\'une des villes le plus en harmonie avec les goûts
et les études archéologiques du prince Louis-Na-
poléon.

A Nîmes, tout contribue à attirer lesvoyageurs.
L\'hospitalité de ses habitants, son doux climat,
et l\'aflabilité loyale avec laquelle on accueille les
étrangers dans les hôtels. L\'un d\'eux,
Y hôtel de
Paris,
situé sur le boulevard entre les Arènes et la
Maison-Carrée, est surtout en réputation. Il y a
à Nîmes de la poésie jusque dans le commerce.

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mais cette poésie se change en fiel dès qu\'on parie
atix commissionnaires et portefaix nîmois, des por^-
tefaix et commissionnaires avignonais.

Ces coquins-là, ces brigands, disent-ils, s\'écor-
cheraient de la tête aux pieds, s\'ils savaient trou-
ver de l\'or entre leur peau et leurs os.

Voici comment un vieux portefaix de Nîmes m\'a
raconté l\'assassinat du maréchal Brune.

— On dit que c\'était affaire de politique, c\'est
Une blague, c\'était un petit mulet; sans ce petit
mulet, on n\'aurait rien fait à ce pauvre homme.

Je ne comprenais rien au petit mulet.

— C\'est bien simple, pourtant; le maréchal re-
venait d\'Espagne avec un petit mulet plus chargé
d\'or qu\'il n\'était gros. Pour avoir le mulet, ona
tué l\'homme. La preuve c\'est que pendant qu\'on
l\'assassinait, il _7 en avait qui emmenaient le mulet.

Ce jugement populaire prouve combien le peu-
ple resterait étranger aux haines politiques, si
d\'odieux instigateurs ne leur soufflaient une pas-
sion qu\'ils servent souvent sans la comprendre.
Lorsque le peuple est de sang-froid, il met à la
place de la politique le vol, le pillage. Ces choses
lui font horreur, mais il les comprend et il les ap-
plique aux événements qu\'il connaît par tradition.

De Nîmes à Montpellier, un chemin de fer dans
l\'enfance de l\'art vous conduit en peu d\'heures. Là
sont les grandes fortunes, les opinions fortement
tranchées.

Près du Château-d\'Eau , sur cette magnifique
promenade du Pevrou, d\'où l\'œil ébloui embrasse

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à k fois les Cévennes, les Alpes, les Pyrénées et la
Méditerranée, je m\'assis sur un banc où se trou-
vait un ouvrier terrassier. Je le questionnai sur
l\'esprit de la ville, et voici ce qu\'il me répondit :

«Il y a quatre mois que nous commençons à vi-
«vre; le diable était dans la ville, l\'un tirait a
(( droite, l\'autre tirait à gauche. Enfin on a renvoyé
«bon nombre de gens en place, les ennemis du
«President. La désunion n\'est plus si grandeet
(C puis on ne fait plus le mal en son nom, l\'on n\'ar-
((rête plus de pauvres ouvriers dont le seul crinae
(C était d\'aimer le neveu de l\'Empereur, crime très
(( grand aux yeux des autorités qui gouvernaient
((Montpellier au moment du 2 décembre. On a mis
« alors en prison et envoyé en Afrique plus d\'u»
((bonapartiste; c\'est vrai comme voilà le soleil. Mais
((quand le Président sera empereur, il trouvera
((bien le moyen de faire grâce et justice. »

Ceci peut servir à expliquer le cri de Vive l\'am-
nistie
! jeté par les artisans dans le bal donné par
la ville au prince Louis-Napoléon. Mais
je rendrais
difficilement l\'effet produit par la réponse du prince
si belle, si laconique, si profondément sentie.

((L\'amnistie est dans mon coeur plus que sur
«vos lèvres, méritez-la, et vous l\'aurez.»

Qu\'il me soit permis d\'être ici l\'écho de toutes
les villes que j\'ai parcourues : Une
amnistie com-
plète serait aussi funeste à la Erance que le débor-
dement de l\'Océan. Lisez les journaux de Londres,
de la Belgique, lisez les pamphlets, ces petits li-
vres incendiaires, immoraux, sans foi ni loi, q.r^\'-

(C

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dierchent à se glisser dans les plus petits villages
pour y répandre un venin qui, semblable à celui
des reptiles, trouble la raison avant d\'ôter la vie.
Non, non, pas d\'amnistie complète, mais des grâ-
ces, des grâces en grand nombre pour tous les
cœurs égarés, ouverts à la reconnaissance, au dé-
sir de vivre heureux et tranquilles au milieu de
leurs familles. Ah ! qui sait mieux que moi tout ce
qu\'il en coûte à Louis-Napoléon pour condamner,
et avec quelle joie il sait absoudre ! Qui a plus de-
mandé, qui a plus obtenu que moi de cette âme
généreuse! Non-seulement le retour des exilés,
mais encore de l\'argent pour les familles ? Ce n\'est
pas une brochure que je ferais aujourd\'hui si je di-
sais tous les traits charmants que je sais de lui, tou-
tes les actions touchantes que je lui ai vu faire, ce
serait un livre ! Que de larmes séchées, que de fa-
milles sauvées de la misère, du désespoir! Dieu
m\'a cruellement frappée, mon cœur est mort à
toute joie, mais il bat encore au souvenir du bien
que j\'ai pu faire par les mains de celui dont l\'Empe-
reur disait :
Il aura un bon coeur, une belle
ame, c\'est peut-être l\'eSPOIR de ma race ! ))
Tout enfant, à Aremberg, sous le toit de l\'exil,
mais près de sa mère, celui que la Erance saluera
Empereur quand on lira ces pages, avait été mis
en pénitence, tout seul dans une chambre, dont
^ine fenêtre à quatre pieds du sol, donnait sur la
«ampagne. Quand l\'heure du déjeûner fût venue,
on ouvrit la porte au petit prisonnier qui sautant
.gaiement au milieu de la chambre, sans veste, ni

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souliers, ni pantalon. Conduit devant sa mère pour
rendre compte de ce costume plus que lëger, le
jeune prince d\'une voix émue, lui dit: «Ke me
grondez pas, maman, c\'est un petit enfant presque
nu qui a passé sous la fenêtre. Je lui ai donné mes
habits.

La reine Hortense le couvrit de baisers. L hom-
me est resté ce qu\'était l\'enfant, bon jusqu\'à l\'oubli

de lui-même. n r-T

Je ne fais pas ici l\'itinéraire du voyage du Midi,
on le trouvera dans le
Moniteur, dans des brochu-
res consacrées à ce récit officiel, j\'écris ce que fai
vu, ce que j\'ai entendu, passant d\'une ville à l\'au-
tre, selon mes souvenirs.

La première personne que je rencontrai en des-
cendant de voiture, à six heures du matin, à Car-
cassonne , fut un pauvre mendiant si cassé^,_ si souf-
freteux et cependant à l\'air si doux et si réjoui que
je m\'arrêtai pour lui parler. C\'était un vieux sol-
dat de la république et de l\'empire; il avait com-
mencé à servir sous le général Eochambeau. Il avait
quatre-vingt onze ans, une iille infirme et vivait
d\'aumônes.

— ((C\'est égal, ajouta-t-il, avec un sourire, je
vais voir le neveu de mon empereur ! On na\'a
dit
qu\'il me fera une petite pension, si M. le préfet la
lui demande pour moi.
Je suis natif de Carcassonne,
bien connu, mais M. le préfet ne
s\'inquiète gueres
de
moi.»

— Venez me voir demain, lui dis-je.

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Il vint tout tremblant et s\'appuyant aux murs.
Il m\'apportait sa pétition. La voici mot à mot :

((Monseigneur,

(( Je suis Antoine Escande, un vieux de l\'em-
((pire! J\'ai quatre-vingt-onze ans! Je n\'ai pas tou-
((jours du pain et j\'ai mis en gage mon chaudron
(( où je faisais cuire mes ognons. Je me jette à vous,
«monseigneur, pour obtenir un secours de vo-
((tre bonté!

liVive VEmpereurl
((Antoine Escande, Carcassonne, rue du Mail, 55. ))

En donnant de la publicité à cette pétition, je
n\'ai pas voulu seulement attirer l\'attention de celui
dont le peuple dit: (dl peut tout et il nous aime ! »
j\'ai voulu que la génération actuelle comprit bien
tout ce que l\'empire renfermait en lui de puissante
grandeur, puisque ses vétérans croient que leur
nom porte avec lui comme un reflet de cette impé-
rissable époque. Antoine Escande se nomme comme
Pernand Cortès
se nommait à Charles-Quint et pour
appuyer sa demande un seul titre lui suffit: — ((Je
suis un vieux soldat de l\'empire! »

Carcassonne et la ville de Barbes : il y a là douze
cents fanatiques portant la médaille de leur chef,
triste arrière-garde d\'un parti où, pour un rêveur
honnête, on trouve cent ambitieux auxquels le
bien-être du peuple sert de prétexte pour alimenter
le foyer toujours mal éteint des révolutions. En
voyant le midi recevoir le Prince avec des trans-

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ports d\'allégresse et de reconnaissance dont les
journaux ont été impuissants à rendre la vérité, on
a pu mesurer l\'abîme où la société allait tomber.
Toutes ces bannières sur lesquelles on lisait ;
Au
saveur de la France!
tous ces cris d\'amour d\'es-
poir disaient les atrocités commencées, les terreurs
de l\'avenir. Plus une ville avait souffert, plus elle
acclamait le Prince.

Les débris du parti républicain murmuraient
chaque fois que, sur sa route, Louis-]S[apoléon r\'ou-
vrait un couvent, relevait une église. Semblables
aux damnés qui maudissent Dieu, ils maudissaient
la main qui affermissait le culte catholique, ce culte
qu\'ils ont juré de proscrire, si l\'heure du
triomphe
venait à sonner pour eux ! Mais elle ne sonnera pas
cette heure funeste ! Dieu protège la Prance !

Dans le couvent des Carmélites, à Carcassonne.
voici la prière que la supérieure m\'a remise. Elle
fut écrite par elle au mois d\'avril •

t

(( O Dieu infiniment bon, tout-puissant et éter-
nel, daignez, nous vous en conjurons, au nom et
par les mérites infinis de N.-S. Jésus-Christ, exau-
cer les vœux et les prières que nous vous
adressons
pour l\'illustre président Louis-Napoléon. Faites
qu\'il soit toujours un prince selon votre cœur,
donnez-lui la sagesse de Salomon et toutes les grâ-
ces nécessaires pour le gouvernement français ; cou-

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viez-le de votre protection, conservez-le, et après
l\'avoir comblé des plus abondantes bénédictions sur
la terre, daignez-le couronner de gloire dans le ciel.

(( Amen ! Amen ! Amen ! »

(( Cette prière a été déposée par notre révérende
mère dans l\'intérieur de la coupe du ciboire qui se
conserve dans le tabernacle de notre chapelle des
Carmélites à Carcassonne, le 7 avril 1852.»

Depuis ce jour on n\'a pas dit une messe dans cet
asile consacré à la prière pour tous, sans que cette
hymne vers Dieu n\'ait appelé ses bénédictions sur
la tête du Prince.

— ]Vou.s ne le verrons jamais, me disaient ces
saintes femmes, mais nous voudrions bien qu\'il sût
que nous l\'aimons et le respectons comme l\'envoyé
du Seigneur.

La veiUe de l\'arrivée du Prince à Carcassonne,
on me présenta deux paysanes: l\'une fraîche,grasse,
coquettement endimanchée; l\'autre pâle, maigre,
couverte d\'habits de deail, moins tristes que son
visage. Elle se tenait à l\'écart, et ce fut l\'autre qui
prit la parole:

— J\'ai quatorze enfants tous grouillants, dont
dix garçons. Je crois que j\'ai droit à une pension,
et je voudrais bien qu\'on me rédigeât une demande.
Ou m\'a^ dit que vous auriez cette bonté.

-— Etes-vous dans la misère?

■— Pas absolument. J\'ai un petit bien, mais j\'ai
quatorze enfants tous grouillants, dont dix garçons,
et l\'on m\'a dit que Président me ferait une pension,
parce que l\'Empereur son oncle en faisait.

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_ Demandez votre pension, ma brave femme,

lui dis-je, mais je crois que vous ne l\'aurez pas.
Louis-Napoléon a moins besoin de bras pour la
guerre que pour la paix. Les campagnes n\'ont pas
assez de travailleurs; il faut que vos fils travaillent.
Si le gouvernement pensionnait toutes^ les familles
nombreuses, le trésor serait vite épuisé.

lia pauvre femme en deuil s\'avança alors. Pauvre
femme! Elle venait de faire vingt-cinq lieues pour
présenter au Prince un recours en grâce. Elle pleu-
rait, elle se nommait Escombets; elle venait de Bar-
ron, département du Gers. Elle me raconta qu\'elle
portait le déuil de son mari, qu\'il était mort en
Afrique deux jours avant d\'avoir été gracié.

— ((Car on l\'avait gracié, Madame, et ce fut là
ce qui me rendit le coup plus dur. ))

— Et quelle grâce venez-vous donc demander?

— Hélas! Madame, celle de mon pauvre enfant!
Un garçon qui n\'a pas vingt ans, que des misérables
ont embauclié en embauchant son père. Il est bien
repentant et voudrait bien revenir pour travailler et
nous nourrir, moi et mes deux autres petits enfants.
On se loue de lui en Afrique, on en donnera de bons
renseignements. J\'ai fait une supplique; croyez-
vous que le Prince la lise ?

— Oui, ma brave femme, et de plus, je crois qu\'il
vous rendra votre enfant. Le Prince ne refuse ja-
mais, quand il s\'agit de faire du bien. »

Depuis la première ville jusqu\'à la dernière^, vi-
sitée par le Prince, que de plaintes, que de misères,
que de réclamations, que d\'exigences! Mais parmi

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les solliciteurs obscurs, j\'ai remarqué la même par-
ticularité qui existe parmi les solliciteurs des classes
élevées. Ce ne sont pas les misères les plus vraies,
les titres les mieux établis qui se mettent en avant.

«Il n\'\'y a que les honteux qui perdent,)) disait
l\'Empereur.

Jamais ce mot bien connu n\'a reçu une applica-
tion plus large que de nos jours. La moitié de la
France demande à l\'autre!

De Carcassonne au bassin de Saint-Eerréol, le
trajet est court. Le bruit s\'était répandu que le
Prince s\'}^ arrêterait, en allant à Toulouse. _ Cin-
quante-neuf chevaux de poste et trente postillons
avaient été commandés. Les ouvriers faisaient de-
puis plusieurs jours les plus grands préparatifs. On
avait consacré une somme considérable à l\'achat
d\'une magnifique tente, les villages des environs
s\'étaient parés, on attendait le Prince; tout à coup
l\'on apprend qu\'il ne passera point à Saint-Ferréol.
Ce fut un désappointement général. Le bassin de
Saint-Ferréol, cette œuvre gigantesque du génie de
Hiquet, avait inspiré à M. le comte de Morel d\'Ai-
guebelle la pensée d\'en faire la description dans
une notice dédiée à Son Altesse Impériale Louis-
Kapoléon. Cette description, courte et claire, n\'a
pas plus de deux pages; l\'auteur espère qu\'un jour,
en la lisant, le Prince pourra se faire une idée d\'un
travail qui sera toujours l\'objet du juste orgueil
des habitants du Languedoc.

Près de Saint-Ferréol, une toute petite ville.

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Saint-Félix-de-Caraman, située au sommet d\'une
montagne, attendait aussi le Prince. Elle n\'avait à
lui offrir que ses vœux, ses fleurs, ses
arcs de
triomphe en feuillage. Le curé, son seul chef, s\'é-
tait institué le maître des cérémonies. Saint-Eélix-
de-Caraman, qu\'on appelle la petite Ru^ssie du
Midi, parce qu\'il y neige quand le soleil brille vif
et chaud à Toulouse, est une ancienne ville forte;
elle garde sur ses murailles, hautes et noires, la
trace profonde des boulets; cette trace rappelle
encore la désastreu^se journée qui livra le duc de
Montmorency au cardinal de Richelieu.

Il n\'y a à Saint-Eélix-de-Caraman ni sous-prefet
ni magistrat. On y vit dans une paix si grande,
que la ville semble une famille. Le digne curé,
qui, depuis trente-quatre ans, gouverne avec le
cœur et l\'esprit ce docile troupeau, avait une de-
mande à faire au Prince. Depuis huit jours il ne
dormait plus; la crainte, la joie, l\'espérance l\'agi-
taient tour à tour. Il voulait mettre le clocher de
son église sous la protection de
Louis-Napoléon.
Il avait préparé une éloquente prière. Je peindrais
mal ici sa tristesse, lorsqu\'on me montrant son clo-
cher, l\'un des plus anciens et des plus vieux des
villes du Midi, il me disait :

«Yoyez, madame, ses pierres se détachent et
«tombent tous les jours, sans que je puisse le faire
«réparer! Si le Prince l\'avait vu, il l\'aurait
admiré,
«et j\'aurais obtenu le peu qu\'il faudrait pour Fem-
« pêcher de tomber en ruine. Ah!
c\'est im grand
«malheur pour nous qu\'il ait pris l\'autre route. Je

-ocr page 19-

« serai peut-être forcé de faire le voyage de Paris
« pour mon cher clocher ! »

J\'ai su depuis que l\'archevêque de Toulouse
s\'intéressait à ce vieux monument, et j\'espère que
les habitants de Saint-Félix-de-Caraman béniront
aussi le nom du prince Louis-Napoléon.

Toulouse, cette ville de poésie, avait reçu dans
son sein toutes les popu.lations des campagnes ; elles
voulaient voir l\'homme qui les avait sauvées de la
misère, de l\'incendie, de l\'assassinat, le remercier,
le bénir. Vieillards, enfants, hommes, femmes
avaient fait, les uns cinq, les autres dix, vingt,
trente lieues, à pied, à cheval, en charrette, comme
ils avaient pu. Toulouse offrait l\'aspect d\'un jardin
anglais sablé. On avait planté les rues avec un art
charmant; ces arbres improvisés ont prêté leur
frais ombrage au Prince qui s\'est avancé, au milieu
des fleurs et des cris de joie et d\'amour, jusqu\'à la
cathédrale, où l\'attendait le clergé. Une indicible
émotion a accueilli le discours du Prince répondant
à l\'archevêque :

«Les paroles que vous avez bien voulu m\'adres-
«ser me rappellent cette voix vénérable qui me fit
«entendre autrefois les consolations de la religion
«abrs que j\'étais captif. Je les reçus ces consola-
"tions avec reconnaissance ; elles m\'étaient données
«avec tant de bonté!... Le souvenir m\'en est pré-
«cieux et cher. Oui, Monseigneur, la religion a
*\'des remèdes et des douceurs qu\'on chercherait

-ocr page 20-

«vainement loin d\'elle, et l\'Église a des prières
«qu\'on doit réclamer avec confiance, dans la bonne
« comme dans la mauvaise fortune. »

En se rendant auPolygone, au milieu d\'une foule
innombrable, le Prince aperçoit un petit paysan de
cinq à six ans, qui, porté par une femme, lui tend
les bras et crie vers lui. A l\'instant le Prince s ar-
rête, l\'enfant est pris par les aides-de-champ et place
sur le clieval même de Louis-Napoléon.

— Que veux-tu, mon enfant?

_Je veux mon père; je suis si petit ! Je ne peux

pas me nourrir seul, et mon père ne me donne plus

de pain.

— Où est-il, ton père?

_On l\'a envoyé bien loin, bien loin; rendez-le

moi. . -, -r. •

— Tu l\'auras, mon enfant, s\'écrie le Prince en

embrassant le petit paysan et en donnant la de-
mande en grâce au brave général de Goyon,
dont
la main ferme et juste aide le prince a grâcier les
égarés et les coupables repentants. ^

\' A quelques pas de là, comme si Dieu voulait re-
compenser le Prince, une belle jeune fille de qua-
torze à quinze ans se fait jour à travers la foule et
les chevaux. Un vieux militaire, son père, l\'accom-
pagne: elle tient trois couronnes. Le Prince s ar-
rête encore; alors la belle enfant,
bien rouge, bien
émue, lui présente ses trois couronnes :

— ((Sire, lui dit-eUe, voici des violettes, la cou-
leur que l\'Empereur aimait;

((Voici des immortelles, symbole de sa gloire ;

-ocr page 21-

mm

((Et voici l\'héliotrope, emblème de l\'amour que
la France a pour votre Altesse Impériale! »

Braves gens qui ne savent pas le langage des
cours, mais qui parlent d\'après leur cœur et dont le
respect est primitif! Le prince a pris les trois cou-
ronnes et donïié en
échangeunemagnilique épingle;
mais quelque fût sa valeur, les trois couronnes en

avaient davantage.

— Qu\'il est charmant! criaient les femmes du
peuple, comme il regarde, comme il sourit!

_^Mais on nous avait dit qu\'il était laid! ah

bien oui, laid! nous le trouvons joli, nous!

Je rapporte ces propos, très futiles en apparence,
parce qu\'ils ont au fond une très grande portée. En.
entendant les femmes du monde exprimer dans un
autre langage la même pensée, je leur demandai qui
avait pu répandre ce bruit aussi absurde que mal-
veillant.

— Eh! mon Dieu! ce sont nos représentants!
Ils nous eu faisaient un épouvantable portrait; et,
quand nous l\'avons vu gracieux, élégant, avec un
regard qui va au cœur, nous avons été si surprises
que nous nous demandions si des fées l\'avaient
changé en route.

■— Comment, vos représentants mentaient à ce
point! leur dis-je.

— Oh! ils ne l\'aimaient pas et tous les moyens
leur étaient bons. En cherchant à lui nuire dans
l\'esprit des femmes, ils savaient bien ce qu\'ils
faisaient!

- Y a-t-il réaction ?

-ocr page 22-

— Oh ! complète, trop complète, car nous avons
fait des folies; voyez nos chapeaux?

— Eh bien?

— Ils n\'ont plus de fleurs: les bouquets une
fois jetés, nous avons arraché ceux de nos cha-
peaux pour lui en jeter encore.

C\'était vrai.

Ce que les représentants avaient dit aux dames
de Toulouse, les représentants des autres villes
l\'avaient dit aussi.

A Carcassonne, deux ouvriers traversent une
chambre où j\'étais et vont à u^n autre ouvrier qui
entrait :

— Eh bien ! tu l\'as vu comme nous ?

— Oui, bien ! Je suis content. C\'est un joli
homme ! Et avec ça un air aimable !

— As-tu vu danser son cheval sous lui ? C\'est
incroyable ! On ne dirait pas qu\'il tient la bride ;
ah ! qu\'il a bien fait de se faire voir !

Je n\'ajoute pas un mot. J\'en oublie plutôt. Ces
ouvriers avaient dû être tant soit peu fanatiques de
Barbès avant l\'arrivée du prince, qu\'en
voulant
desservir on a servi.

Je citerai ici une lettre que j\'ai reçue de Toulouse.

— ((Madame, je ne vous entretiendrai pas de ce
«que tout le monde sait, de ce que
vous avez pu
«voir et entendre, mais
de quelques particularités

<(qui vous seront peut être agréables, si vous écri-
«vez l\'histoire du voyage de notre futur Empereur.

<( J\'évaluerai à plus de deux cent mille âmes les

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«groupes du polygone. Les braves paysans qui, à
« l\'unanimité, avaient voté l\'empire, auraient voulu
« qu\'on les fît mettre en un immense rond, et que
« le prince vînt au milieu d\'eux recevoir l\'ovatiou
<c populaire la plus sincère et la plus majestueuse.
«Ils regrettaient vivement de n\'avoir pu jouir de
«ce bonheur.

« Un de mes amis me racontait que le père d\'un
« de ses fermiers, âgé de plus de quatre-vingts ans,
<( était venu à pied de cinq à six lieues pour
saluer
«.son empereur avant de mourir!

((Le Prince passait dans la rue du Tore au mi-
((lieu d\'une pluie de fleurs : il aperçoit à un balcon
(( une jeune et jolie femme, et lui jette un des bou-
« quets dont sa voiture était jonchée. La dame saisit
« ce bouquet, le porte à ses lèvres et salue le prince
(( avec la grâce vive et expressive de nos méridio-
« nales. Or, devinez à qui le prince venait de jeter
((Son bouquet ? A la femme
à\'m\\ farouche républi-
((cain. Ces fleurs ont opéré un miracle: le farouche
«républicain est devenu tout à coup l\'un des plus
« chauds partisans de Louis-Napoléon.

«Oh! madame, si le temps ne me pressait pas,
«que de chosesje pourrais vous dire encore! J\'ajou-
« terai seulement que la présence du Prince dans
«le Midi a opéré bien des conversions. On doit
« l\'avouer, si les courtisans, ces amis si dangereux
«pour tous les pouvoirs, exaltent souvent les ac-
«tions les plus ordinaires des têtes couronnées,
« que ne disent pas leurs ennemis ! Que de fois nos
«représentants revenant de Paris, nous avaient

-ocr page 24-

«trompé sur le caractère, l\'intelligence, lesinten-
« tions du prince Louis-Wapoléon ! »

A Bordeaux, deux graves questions occupaient
les esprits
et excitaient l\'inquiétude à un degré pres-
que égal, bien que fort différent. On n\'entendait
parler que de ces deux choses quelque part que
l\'on allât.

Les hommes disaient:

— «Avec l\'Empire, aurons-nous la guerre?»

Les femmes disaient :

((— Avec l\'Empire, aurons-nous les tailles cour-
tes ? ))

Le discours du Prince, ce discours que l\'on sait
par cœur et qui a surpassé en noblesse et énergie
tout ce qui a été dit et écrit en politique, a résolu
la première question. Quant
à la seconde, elle est
beaucoup plus grave que celle de la guerre ; et le
Prince, si grand homme d\'État qu\'il soit, est tout
à fait incompétent pour la décider. Tout dépendra
de l\'Impératrice! Mais si elle est jeune, svelte,
gracieuse, aimant les arts, les lettres, je
ne puis
croire qu\'elle aime les tailles courtes.

Parmi la véritable avalanche de poètes qu\'a fait
naître le discours de Bordeaux, j\'ai remarqué une
fort belle ode de M. le comte Denis de Thésan,
j\'y prends au hasard ces six vers :

«Salut, ô noble cœur ouvert aux grandes choses!

«Salut, esprit profond, qui, remontant aux causes,

« Comprenez les effets au vulgaire cachés !

« Salut gloire et courage ! Au fort de la tempête

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«Dieu vous a suscité : vers lui levez la tête ;
« La force vient d\'en liaut ! avec la foi, marchez ! >

A Mortagne, un tout petit endroit, situé entre
Bordeaux et Eocliefort, l\'on racontait que, pour le
bien recevoir, on avait voté 1,500 francs, dans un
village oiî le Prince devait passer. C\'était énorme
pour ce village ! J\'en fis la réflexion, et des mar-
chands ambulants me répondirent : <(Non, non, ce
«n\'est pas trop, personne ne les y a forcés, ils l\'ont
« fait d\'eux-mêmes, et vraiment, si nous gagnons
«notre vie, n\'est-ce pas à lui que nous le devons! »
A Châtellerault, cette ville où le Prince avait
été salué il y a dix-huit mois, aux cris de
Vive la
République
par les deux mille ouvriers de la manu-
facture , ces mêmes ouvriers l\'ont entouré aux cris
de
Vive VEmpereur! Questionnez-les. Ils sont
aussi napoléoniens qu\'ils ont été républicains, et
ils le sont avec bon sens ; ils ont mis en regard ce
qui s\'est passé dans la Mèvre, dans le Midi, et ce
<lui se passe aujourd\'hui. Avec la République, l\'as-
sassiant, le pillage, l\'impossibilité du travail; avec
■i Empire, le calme, le commerce, le travail.

Un chef d\'atelier disait à trente ouvriers sous ses
ordres: «Mes amis, vous resterez dans les chantiers
jour de l\'arrivée du Président. Vous ne l\'aimez
pas, ni moi non plus. Mais il est prudent de ne pas
crier Vive la République ; Châtellerault
s\'est bien
corrompue.

\' Mais, monsieur, répondirent les trente ou-
^riers, notre idée n\'est pas de rester, nous voulons

-ocr page 26-

le voir et ne nous ne crierons pas Vive la Repu-
blique. , ,

(( — Et que crierez-vous donc, malheureux ?
(( — Ah dame ! monsieur, ça nous regarde. »
Les trente ouvriers ont crié
Vive VEmpereur!
comme un seul homme, et le chef d\'atelier s\'est
consolé en murmu.rant :
Vox popuU vox Dei.

A Grenoble, le Prince a pu lire sur une inscrip-
tion:
(C Jct les habitants se sont attelés à la voiture
de l\'Empereur.

Une autre inscription portait ces mots remar-
quables:
iŒEmpereur arriva à Grenoble le 8
mars et Us habitants vinrent lui apporter sur leurs
épaules les portes de la ville. Aujourd\'hui, Gre-
noble
offre à Napoléon III son cœur et son dévoue-
ment quand même.

Louis-Napoléon n\'est pas entré dans une ville
sans entrer dans une église. A Toulon, l\'abbé
Bourgade, aumônier de la marine, en recevant de
ses mains la croix delà Légion-d\'Honneur, l\'a re-
mercié par quelques mots qui méritent d\'être con-
servés :

((Je suis profondément ému de recevoir la croix
(( de la main du héros qui sauva la Prance. Je la por-
((terai comme un précieux souvenir de l\'Empereur,
<(qui a j\'ouvert les églises, et de votre Atlesse Im-
«périale, qui a empêché qu\'elles soient fermées. »

Il faut le dire en passant, les discours les plus
remarquables prononcés pendant ce voyage, ont été
ceux des prêtres et des évêques.

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Les églises du Midi ! Qui peut dire leur beauté?
qui peut donner une idée de Saint-Seruin à Tou-
louse, de Sainte-Perpétue à Nîmes, de Saint-Just
àNarbonne, des cathédrales d\'Auch, d\'Aix, de
Montpellier ? La Prance est bien plus religieuse
qu\'elle ne le croit elle-même. Tout l\'argent que le
Prince donne pour réparer un clocher, relever une
église ou aider à en bâtir de nouvelles, n\'appau-
vrira jamais la Prance. Dieu bénit la main et le
trésor de celui qui s\'appuie sur lui.

A Saint-Étienne, un bon curé de campagne, plus
heureux que le curé de Saint-Pelix-de-Caxaman, se
fait jour près du Prince et l\'arrête: «Prince, lui
dit-il, que Dieu veille sur vos jours et fasse triom-
pher votre courage pour le bonheur de la Prance. »
Le Prince sourit, remercie et va s\'éloigner. Le
curé l\'arrête encore; «Prince, on ne s\'adresse ja-
mais en vain à votre noble cœur. Au milieu des nei-
ges, des frimas de ma montagne, les voyageurs
sont souvent exposés à s\'égarer et à perdre la vie.
Il faudrait une cloche à mon village, une cloche
dont le son allât au loin porter l\'espérance et le sa-
lut au voyageur en détresse. Mais je n\'ai pu trouver
que 230 francs. Prince et pour arriver à 2,000
francs, qui me seraient nécessaires— — Yous au-
rez votre cloche, monsieur le curé, interrompit le
ïrince, je vous accorde les 1,800 francs qui vous
ttianquent. Parlez-moi de vos pauvres, de vos tra-
vaux, de vos montagnes.»

Le bon curé pleurait de joie, et lorsque, le len-
<3^emain, en arrivant à Graix, il annonça que, grâce

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au Prince, les voyageurs perclus dans les sentiers
du mont Pilate seraient sauvés, il y eut fête au vil-
lage, ét les cris de
Vive l\'Empereur ! Dieu le gar-
de! Dieu le bénisse !
se firent entendre longtemps.

A Tours, il a fallu trois jours pour écouler le
flot sans cesse renouvelé des étrangers pour les-
quels des convois de quinze cents personnes partant
d\'heure en heure n\'étaient plus suffisants. Blois,
Poitiers, La Eochelle, Eochefort, Angoulême, Sain-
tes ont eu leurs poètes, leurs bals, leurs dîners,
leurs jeunes filles, leurs cris d\'amour. Les plus pe-
tits villages ont mêlé à cette marche triomphale
leurs hj^mnes de reconnaissance. Mais que
dirais-je
d\'Amboise? Que de fois, passant au pied des murs
de ce vieux château, n\'ai-je pas songé à cet émir,
à cet homme audacieux que j\'avais souvent
maudit
et admiré ! Je savois de son intérieur des détails
touchants, et j\'ai eu foi en lui dès l\'instants où
il a
donné sa parole.

Que peut-on lire de plus noble et de plus expres-
sif que sa lettre d\'adieu à celui qui lui a rendu plus
que la vie, en lui rendant la liberté !

Il ne l\'appelle pas Monseigneur, il le nomme
mon Seigneur, c\'est à-dire mon maître :

«Louange au Dieu unique. Que Dieu prolonge
«les jours de mon seigneur le
prince. Louis-Napo-
«léon; qu\'il lui donne la victoire et le bonheur le
(( plus complet.

«Vous m\'avez fait l\'accueil le plus bienveillant;
«vous m\'avez accordé des honneurs que pas un au-

-ocr page 29-

« tre liomnie que vous n\'eût accordés à un homme
«comme moi. Personne ne s\'étonne de ces actes
«généreux, car c\'est vous qui les enseignez au
«monde.

<( Que votre règne se prolonge autant que la durée
«du soleil, autant que le niveau des mers, et puis-
« siez-vous accomplir tous vos désirs.

((Je retourne à Amboise, car je sais que vous
« êtes occupé d\'affaires considérables (que Dieu vous
«vienne en aide !) ; mais je suis certain que vous ne
«m\'oublierez pas plus si j\'habite Amboise que si
«j\'habitais Paris.

((Je sais que la Prance demande que vous soyez
« empereur ; vous méritez ce titre à cause de tout
«ce que j\'ai vu, à cause de tout ce que j\'ai appris.

((J\'espère que vous me donnerez la permission
«de venir, à cette occasion, me réjouir à Paris avec
«tous çeux qui vous aiment ; et, je vous le jure, à
«moi seul je prendrai la moitié delà joie; je n\'en
«laisserai que l\'autre moitié à partager entre vous
« et vos autres amis. »

Les journaux ont raconté jour par jour lés vi-
sites, les promenades d\'Abd-el-Kader; mais ils ont
passé sous silence les nombreuses déclarations d\'a-
îQour que les femmes du monde lui ont adressées
pendant son court séjour à Paris. L\'une d\'elles à
poussé ie fanatisme arabe jusqu\'à risquer sa vie sous
les roues de sa voiture pour lui remettre, sur le
l\'ont-lloyal, un bouquet symbolique composé des
fleurs les plus rares.

Le lendemain de ce jour, l\'émir déjeunait chez

-ocr page 30-

— so-
le général Magnan avec madame Le Fèvre-Deumier.
On parla du buste du Prince; l\'émir témoigna le
désir de l\'avoir, et la gracieuse femme, dont le ci-
seau intelligent est le seul qui ait su rendre le re-
gard du Prince, lui promit qu\'il l\'aurait avant la
fin du jour. Abd-el-Kader, en recevant le buste,
manifesta une vive satisfaction. On le surprit le
contemplant avec un sentiment de reconnaissance
qui donnait à ses traits une expression remplie de
douceur. Le buste avait été placé sur une console.
Presqu\'au même moment, la dam-e du Pont-Eoyal
envoyait à l\'émir une magnifique corbeille de fleurs.
L\'émir, sans s\'inquiéter de la personne qui lui fai-
sait cet envoi, prit la corbeille et la porta devant le
buste du Prince avec un sourire qui semblait lui
dire: A toi ces fleurs; je n\'ai rien à moi. Prends ce
que l\'on me donne; pare-toi des dons que je reçois!

Je comprends fort peu les déclarations d\'amour
faites à l\'émir, je ne comprends pas davantage l\'en-
thousiasme frénétique qu\'il a inspiré, mais je n\'he-
site pas à dire qu\'il est digne de l\'intérêt et de
l\'estime de la Prance. Ses lettres sont empreintes
de loyauté et d\'un sentiment de reconnaissance si
vrai, si profond, que je sens en les lisant, que le
Prince n\'aura pas de cœur plus dévoué, d\'ami plus
sincère que ce noble ennemi.

La veille du jour où le Prince est rentré dans
Paris, deux ouvriers causaient en travaillant près
du Louvre.

- Qu\'est-ce donc qu\'on nous disait sous la Re-

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publique, qu\'il n\'y avait pas d\'argent. Il en trouve
tien LUI, pour nous faire travailler, et cette be-
sogne-là nous plaît mieux que l\'aumône des ateliers
nationaux.

— Ail ! tais-toi, avec ta République, elle n\'a rien
su faire.

■— Bt voilà que le petit Napoléon, comme ils
l\'appellent, les a tous enfoncés. Il a fait pour le peu-
ple, ce que la République n\'avait pas osé faire ! Il
^st furieusement fort ce petit-là!

Toute l\'histoire de 1848 et de 1852, se trouve
l\'enfermée dans ce court dialogue entre deux tail-
leurs de pierres.

Le voyage du Mîdi, est et sera l\'un des plus
l>eaux fleurons de la couronne que le peuple fran-
çais a poser sur la tête de l\'héritier de l\'Empereur.

Brave jusqu\'à l\'audace, exempt de haine, de dé-
fiance, rendant souvent le bien pour le mal, ou-
liliant l\'offense, se rappelant les services rendus,
^yant la religion de la reconnaissance, simple dans
ses goûts, sans vanité, sans orgueil, ne sachant pas
^oir souffrir, allant au devant de l\'infortune, aimant
tout ce qui est noble, élevé, à quelque parti que
1 pn appartienne : voilà ce qu\'est le Prince-Napo-
léon, voilà pourquoi l\'artiste, le poète, le soldat, le
paysan, l\'ouvrier, le pauvre, tendent leurs bras
Vers lui.

On ne parle plus que de l\'Empire, tous les par-
ais. toute l\'Europe, le monde entier, ont les yeux
^Ur la Prance. Plus elle était descendue dans l\'es-

-ocr page 32-

prit des nations, sous le gouvernement provisoire
plus elle tient à se relever, plus elle tient à repren-
dre son rang, sa gloire.

Vous tous, orléanistes, légitimistes, républicains,
qui aimez la France pour ELLE et non pour vous,
ralliez-vous autour d\'un pouvoir assez fort, assez
généreux pour infuser un sang nouveau dans les
veines régénérées de la patrie. On a brûlé le trône
des rois, mais on a laissé debout le trône de
l\'Empire!

L\'Empire c\'est la jeunesse, la vie, la force, le
travail, le commerce, les arts! c\'est le souffle de
Dieu qui passe sur la France, et qui lui dit: Sois
grande encore!