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Statistica et
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^ UNIVERSITEITSBIBLIOTHEEK UTRECHT

3968 5957

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LES

RÉVOLUTIONS

et

LE DESPOTISME.

-ocr page 8-

Les formalités voulues par la loi, pour assurer la
propriété de cet ouvrage, ont été remplies.

(

-ocr page 9-

LES

RÉVOLUTIONS

et

LE DESPOTISME,

envisagés au point de vue des intérêts matériels;

PRÉCÉDÉ D*UNE

lettre a m. le comte j. arrivabene,
sur les dangers de la situation présente,

iîî. îrt iMolinan,

OFESSEDR d\'Économie poiitiqiie.

BRUXELLES.

MELINE, CANS ET Ci^ LIBRAIRES-ÉDITEURS.

i-ivocnisB;.

Même maison.

I.BIPKIC}.
J. P. MELINE.

-ocr page 10-

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IjJremtère |Iartie.

■arTRODVcrioiH. —- I,ETTIHÏ A M. IE COHTE JEAN

ARKIVABIiME SIIH DAIVeSKS DE IjA. SITIJATIOIV

]PKÉSKIIiTB.

les revolutions.

-ocr page 12-

f. \'if ^

-ocr page 13-

lettre a m. le comte jean arrivabene sur les
dangers de la situation présente.

Aide-toi, le ciel t\'aidera.

Monsieur le Comte,

La Belgique a opposé, ily a quatre ans, une bar-
rière infranchissable à la propagande révolution-
naire. Tandis que les plus vieilles et les plus puis-
santes monarchies de l\'Europe gisaient abattues ou
mutilées dans la tourmente, notre jeune royauté
demeurait debout et nos institutions sortaient plus
fortes et plusvivaces de cette épreuve redoutable.
Vous avez alors signalé, avec la finesse d\'observa-

-ocr page 14-

tion et la sagacité de jugement dont tous vos
écrits portent l\'empreinte, « les causes qui ont
assuré la tranquillité de la Belgique (1). »Vous
avez exposé pourquoi la tempête qui abattait
autour de nous les plus grands chênes s\'est
acharnée en vain contre l\'humble roseau de notre
constitution; pourquoi les mêmes bandes qui
venaient de renverser, en une demi-journée, la
monarchie la plus puissante du continent, éprou-
vèrent un échec ridicule lorsqu\'elles s\'attaquèrent
à notre modeste établissement constitutionnel ;
pourquoi les vainqueurs des Tuileries furent les
vaincus de Risquons-Tout.

Malheureusement, le péril n\'est pas passé en-
core. Nous n\'en avons pas fini avec la révolu-
tion de février. Comme sa devancière de 1789,
cette révolution de malheur, après avoir eu sa
phase de démagogie, est entrée dans sa phase de

(1) Des causes qui ont assure la tranquillité de la Belgique
au milieu des événements de
1848. — Lettre adressée à M. Slat-
teucci, ex-envoyé extraordinaire de S. A. I. le grand duc de
Toscane. — Bruxelles, f8i9.

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despotisme. A une république sans sécurité a
succédé un empire sans liberté. Notre monarchie
constitutionnelle a échappé au périi dont ]a me-
naçait la démagogie républicaine. Réussira-t-elle,
de même, à échapper au péril dont la menace le
despotisme impérial?

Telle est la question qui s\'impose à nous au-
jourd\'hui.

Cette question, quelques esprits timorés vou-
draient l\'écarter à tout prix, comme s\'il suffisait
pour éviter un danger d\'en détourner sesregards.
Je ne crois point, pour ma part, à l\'efficacité de
ce procédé, emprunté à la politique des autruches.
Je crois que le meilleur moyen de conjurer un
danger, c\'est de le regarder en face. Permettez-
\'noi donc, M. le comte, d\'examiner devant vous,
qui avez si judicieusement analysé les causes de
l\'insuccès du coup de main de la démagogie, ce
que nous avons à craindre d\'une invasion du
despotisme et ce que nous avons à faire pour nous
C\'i préserver.

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M

-ocr page 17-

Avant le 24 février 1848, notre sécurité du
côté de la France était entière. Cette sécurité,
nous ne la puisions pas seulement dans la garan-
tie trop souvent illusoire des traités, nous la
puisions encore et par-dessus tout dans l\'organi-
sation même du gouvernement de la France,
Nous savions que la classe moyenne sur laquelle
ï\'eposait l\'édifice de la monarchie constitution-

-ocr page 18-

nelleétait intéressée au maintien de la paix. Nous
savions que la maxime de son grand orateur,
la
paixpartotitet toujours,
servait de base raisonnée
à sa politique, et cette conviction faisait notre
sécurité. En vain les organes du parti républi-
cain,
le National et/a Réforme, on bien encore
les organes du parti bonapartiste (quand le parti
bonapartiste réussissait à trouver des organes),
le Journal du Commerce ou le Capitole, nous déco-
chaient par intervalles la vieille menace de la fron-
tière du Rhin, leurs allures conquérantes n\'exci-
taient que nos sourires. Nous nous disions
qu\'avant de nous atteindre, républicains et bona-
partistes seraient obligés de passer sur le corps
de la bourgeoisie, et nous avions foi dans la durée
de ce rempart qui nous protégeait contre leurs
coups.

Malheui\'eusement le rempart a été démantelé,
la boux^geoisie a été couchée à terre dans la bour-
rasque du 24 février. Aussitôt notre situation a
changé, notre sécurité a été compromise. Nous
avons compris qu\'une des forces qui protégeaient

-ocr page 19-

notre nationalité, venait de disparaître. Nous
nous sommes sentis à découvert du côté de la
ï\'rance. Une invasion tumultueuse des hordes
révolutionnaires n\'a point tardé de justifier nos
appréhensions. Cette invasion, nous l\'avons heu-
reusement repoussée ; nous avons rejeté de notre
territoire, presque sans coup férir, les mission-
naires armés de la démagogie. Mais supposons
que le scrutin du mois d\'avril 1848 n\'eût point
restitué leur ascendant politique aux vaincus du
24février, et que deux mois plus tard, jour pour
Jonr, la victoire de juin n\'eût point assuré les ré-
sultats du scrutin d\'avril; supposons que les
destinées de la France eussent été définitivement
remises aux mains
Aes frères et amis des hommes
de Risquons-Tout, notre situation n\'eût-elle
pas été, de nouveau, singulièrement pré-
caire? n\'aurions-nous pas couru, encore une
fois, le risque d\'être envahis et annexés, après
avoir été préalablement houspillés et pillés?
n est-ce pas ainsi que les choses s\'étaient passées,
au temps de la première révolution, lorsque les

-ocr page 20-

10 les révolutions et le despotisme,
armées républicaines nous apportèrent au bout
de leurs baïonnettes « la liberté, l\'égalité et la
fraternité? » Sans se donner la peine de nous con-
sulter, sans nous demander s\'il nous était agréa-
ble ou non de devenir Français, la Convention ne
décréta-t-elle point notre annexion à la France
et le partage de nos provinces en neuf départe-
ments? Un si bel exemple n\'aurait-il pas été
religieusement suivi par les copistes de 95 ?

Mais la réaction salutaire qui écrasa en France
la démagogie dans son œuf nous préserva de ce
péril. Un moment abattue et désorganisée par la
surprise de février, la bourgeoisie française,
comprenant qu\'il y allait du salut de tous, se
releva pour lutter contre les fils de Robespierre
et de Babeuf. Grâce à la liberté de la presse et de
la tribune, que ses adversaires, — méconnaissant
en cela les saines traditions de 95, — avaient
commis l\'imprudence de lui laisser, elle put
reconquérir en quelques mois son ascendant légi-
time. Depuis le 4 mai
4848 jusqu\'au 2 décembre
1851, elle a, de nouveau, gouvernéla France, et

-ocr page 21-

sa présence aux affaires nous a restitué, en partie,
notre sécurité.

Cette sécurité, nous l\'avons perdue encore une
fois. Nous le sentons, nous en avons la conviction
instinctive. Nous sentons que notre situation
n est pas plus sûre aujourd\'hui qu\'elle ne l\'était
en mai et en avril 1848, qu\'elle l\'est moins peut-
être. Nous comprenons que
le risque d\'invasion
^ a reparu après le 2 décembre, plus imminent
que jamais, et nous armons nos forteresses, nous
iiettons notre armée sur le pied de guerre pour
nous prémunir contre ce risque.

Avons-nous tort ou avons-nous raison d\'appré-
hender? Notre indépendance est-elle menacée ou
ne l\'est-elle point? Voilà, n\'est-il pas vrai, la
grosse question du moment? Pour la résoudre,
cette question vitale, qu\'avons-nous à faire?
Nous avons à examiner, avant tout, sur quelles
influences, sur quelles forces s\'appuie le gouver-
nement actuel de la France, et à rechercher si
ees influences ou ces forces nous offrent, oui
non, des garanties de sécurité.

-ocr page 22-

Le gouvernement issu du 2 décembre s\'ap-
puie nominalement sur le Peuple; en réalité sur
l\'Administration et sur l\'Armée.

Le Peuple a été, depuis quatre ans, vous le
savez, le
Deus ex machinâ dont on s\'est servi
pour dénouer toutes les péripéties du drame
révolutionnaire. Je dis : dont on s\'est servi, et
je crois bien dire, car l\'expérience a suffisam-
ment attesté que ce dieu n\'est qu\'une machine.
C\'est quelque chose comme une serinette colos-
sale, à laquelle on peut adapter tour à tour,
sans trop la faire grincer, l\'air de
Vive Henri IV,
le Ça ira, la Marseillaise, Veillons au salut de
l\'empire,
la Parisienne^ les Girondins et Partant
pour la Syrie.
Il ne s\'agit que de savoir monter
la mécanique. Cependant, cette serinette poli-
tique a ses airs qu\'elle joue de préférence.

Le peuple français est par-dessus tout vaniteux
et combatif comme le coq, son vieux emblème.
Flattez sa vanité et ses penchants belliqueux, et
vous obtiendrez tout de lui. Il a oublié l\'abomi-
nable oppression du despotisme impérial, la

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•conscription, le blocus continental, la retraite
de Moscou, l\'invasion, pour ne se souvenir que
des batailles gagnées et des capitales conquises.
II est fier d\'être Français quand il regarde la
Colonne, — quoique la Colonne soit bâtie avec
ses ossements. En revanche, il n\'a que haine
pour la Restauration et qu\'indifférence pour la
Monarchie de juillet. La Restauration était pour-
tant le plus débonnaire des régimes, mais elle
^vait le tort d\'être venue à la suite de l\'étran-
ger, et le coq gaulois lui en a gardé une immor-
telle rancune. La Monarchie de juillet était
pleine lie bienveillance pour le peuple, mais elle
n\'humiliait pas assez l\'étranger. Elle ne chantait
pas assez haut
la Marseillaise. Comment le coq
Saulois se serait-il accommodé de cette poule
mouillée? Ah ! si la Monarchie de juillet avait
reconquis la Belgique et la frontière du Rhin,
SI elle avait rossé d\'importance les Prussiens ,
îes Autrichiens, les Russes et les Anglais, si elle
avait orné sa colonne commémorative d\'une
ceinture de bas-reliefs fondus avec du bronze

2

-ocr page 24-

14 les révolutions et le despotisme,
ennemi, on l\'aurait un peu-mieux respectée. Cette
pacifique Monarcliie de juillet, que ne se vautrait-
elle dans le sang ! on ne l\'eût certes point traînée

dans la bouc !

Le peuple ne figure, à la vérité, que comme un
instrument accessoire dans l\'orchestre impérial.
Mais il ne faut pas oublier que cet instrument-là
excelle surtout dans les fanfares guerrières.

Arrivons aux influences qui agissent réelle-
ment, et d\'une manière continue, sur le nou-
veau régime, aux influences administratives et
mililaires.

L\'administration française se compose, d\'après
un relevé récent, de 338,000 fonctionnaires de
tous grades (i). Cette armée civile, dont le nou-
veau gouvernement ne cesse d\'accroître encore
l\'effectif, en intervenant de plus en plus dans
le domaine de l\'industrie privée, en faisant du
socialisme par en haut, cette armée civile est-
elle intéressée au maintien delà paix? Voyons.

(i) Le compte en a été fait en 18S0, sur une proposition de
M. Raudot, représentant de l\'Yonne, qui demandait lapubliea-

-ocr page 25-

Que faut-il aux administrateurs? Il leur faut des
administrés. Plus la matière administrative
abonde, et plus l\'administration fleurit. Or, quel

lion des noms, prénoms, emplois, émoluments, etc., de tous
les fonctionnaires de l\'Élat.

Ces 533,000 fonctionnaires se repartissent de la manière sui-
vante :

Ministères. Agents de tous grades.

Justice...........11,100

Affaires étrangères...... . 632

Instruction publique...... 50,000

Intérieur.......... 344,000

Agriculture......... »

Travaux publics........10,000

Guerre........... 50,000

Marine...........13,633

Finances.......... 76,000

Total. . . 335,363
Parmi les agents du ministère de la justice, ne sont pas
compris 18,000 agents et légionnaires payés sur le budget de
la Légion d\'honneur. Parmi les employés des travaux publics
ne sont pas compris non plus 13,000 cantonniers de routes.

l^e relevé que demandait M. Raudot ne put, du reste, être
\'\'ressé, parce qu\'on calcula que la rédaction et l\'impression de
ce document coûteraient 572,000 fr. et formeraient plus de
vol. in-4o.

-ocr page 26-

est le procédé le plus expéditif que l\'on puisse
employer pour augmenter la matière adminis-
ti\'able? C\'est la Conquête. Après avoir conquis
un pays, ne faut-il pas l\'administrer? Ne serait-
ce pas commettre une imprudence manifeste
que de maintenir en place l\'administration exis-
tante ? Pour me servir de l\'expression consacrée,
n\'est-ce pas à l\'administrateur qu\'il appartient
d\'achever l\'œuvre commencée par le soldat ? Et
chacun sait que, nulle part, l\'Administration
n\'est aussi à son aise qu\'en pays conquis. Le mot
a passé en proverbe, c\'est tout dire!

De tous les régimes qui se sont succédé en
Fi-ance, l\'Empire est celui qui a laissé dans
l\'administration les plus agréables souvenirs.
L\'époque impériale a été l\'âge d\'or des fonc-
tionnaires. C\'est que l\'administration française
avait alors pour
débouché non-seulement le
marché national, mais encore la Belgique, la
Hollande, l\'Allemagne, l\'Italie et l\'Espagne;
c\'est que la France impériale fournissait des
préfets, des sous-préfets, des bureaucrates, des

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gabelous et des mouchards à la moitié de l\'Eu-
rope. Ah! c\'était une grande époque, et l\'on
conçoit que préfets, sous-préfets, bureaucrates,
gabelous et mouchards aient salué avec acclama-
tions son retour.

Or, n\'oublions pas que, sous le nouveau ré-
gime , l\'administration est spécialement chargée
de surveiller et de diriger les manifestations
de l\'Opinion. Avant le 2 décembre, l\'Opi-
nion se formait libi\'ement, et bonne ou mau-
vaise, elle se manifestait à la tribune et dans la
presse. Comme il lui arrivait parfois de ne point
approuver des actes du gouvernement, on ne
pouvait évidemment tolérer un pareil scandale.
On a donc placé cette opinion ignorante ou mal
apprise sous la férule de l\'Administration.
Quand ses organes s\'avisent d\'émettre un avis
qui ne plaît pas à l\'Administration, l\'Administra-
tion les avertit, quand ils récidivent,
l\'Adminis-
tration les supprime. L\'Opinion est obligée de re-
cevoir les sacrements de l\'Administration, pour se
présenter devant le Maître 5 elle est administrée !

2.

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Maintenant si l\'on songe que l\'armée adminis-
trative regorge de surnuméraires affamés, de Ra-
pinatsau pain sec, que la pression d\'une concur-
rence exagérée étouffe dans l\'étroite enceinte du
marché national ; si l\'on songe encore qu\'elle a
pour instrument une multitude où prédominent
les instincts de combat et les appétits de domi-
nation; si l\'on songe enfin que les organes de
l\'opinion portent des colliers et muselières à son
chiffre, on se convaincra que la prépondérance
que le 2 décembre a donnée à l\'Administration
n\'offre rien de rassurant pour la paix du monde.

A côté de l\'Administration apparaît un autre
corps non moins nombreux, presque aussi in-
fluent et plus intéressé encore à la guerre. J\'ai
nommé l\'armée. A côté des 335,000 fonction-
raires qui rêvent préfectures, sous-préfectures,
inspections générales de police, commissariats
des vivres , etc., en Belgique, en Hollande, en
Allemagne, en Italie, il y a 500,000 soldats et
officiers, à qui pèse l\'oisiveté des garnisons ou
des camps baraqués, et qui rêvent ceux-là de

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Prussiens frottés, de vaches maraudées, de beautés
subjuguées par l\'ascendant irrésistible du vain-
queur 5 ceux-là de grands commandements, de
titres de général-comte ou de maréchal-duc,
lestés de dotations conquises sur l\'ennemi, sans
parler des tableaux, objets d\'art et autre menu
butin. Pour ces ambitions que la paix laisse en
disponibilité, la guerre ne représente-t-ellepas la
gloire, les honneurs etla fortune? N\'est-ce pas le
u droit au travail? »

Considérez donc les influences qui prévalent
actuellement dans l\'organisation politique de la
France, les forces sur lesquelles s\'appuie le ré-
gime issu de décembre, et vous vous convaincrez
que ce régime ne nous offre aucune garantie sé-
rieuse de sécurité ; vous vous convaincrez que
le nouvel Empire est, par son organisation, par
ses bases, un régime de guerre, tandis que la
Monarchie constitutionnelle était par son orga-
nisation, par ses bases, un régime de paix. Sans
doute, il y avait, en France, sous la Restaura-
tion et sous la Monarchie de juillet, un peuple

-ocr page 30-

20 les révolutions et le despotisme,
belliqueux, une administration besoigneuse et
avide, une armée qui rêvait de conquêtes, mais
au-dessus de ces passions et de ces intérêts de
guerre apparaissait un Pouvoir dont tous les
actes étaient contrôlés et foutes les dépenses
votées par les représentants des classes indus-
trieuses intéressées à la paix. Aujourd\'hui ce
frein n\'existe plus, les classes industrieuses sont
sans organisation, sans influence, sans parole. La
bourgeoisie est détrônée et matée. L\'Administra-
tion et l\'armée seules peuvent exercer uneaction
sérieuse sur la direction des affaires publiques.

Ce n\'est pas tout. Ces garanties précieuses de
sécurité que nous ne trouvons plus dans les
bases mêmes de l\'édifice politique de la France,
les rencontrons-nous du moins au sommet? Le
chef actuel du Pouvoir nous présente-t-il des ga-
ranties de sécurité égales à celles que nous
offraient ses devanciers?

Sous la Monarchie de juillet, le roi des Belges
faisait partie de la famille du roi des Français.
Les deux souverains étaient alliés comme les

-ocr page 31-

deux monarchies étaient sœurs. Outre cette pre-
miere garantie de sécurité, nous en avions une
seconde dans la politique personnelle du roi des
Français. Louis-Philippe était, par situation et
par goût, le plus fervent des amis de la paix. Il
avait si peu le désir d\'un agrandissement de ter-
ritoire ou d\'un accroissement d\'influence, sa
politique était si peu envahissante qu\'une simple
coalition de manufacturiers avait suffi pour le
déterminer à renoncer à une union douanière
entre la France et la Belgique. Louis-Philippe
était la plus éminente personnification de la po-
litique de paix, et ce sera son éternel honneur.
Sous la République, les premiers chefs du gou-
vernement, sans nous offrir des garanties aussi
solides, étaient pour la plupart bien déterminés
a ne point céder aux suggestions de l\'esprit de
conquêtes. Le plus illustre d\'entre eux se chargea,
comme on sait, d\'en donner à l\'Europe l\'assu-
rance éloquente.

li n\'en est plus ainsi aujourd\'hui. Par ses
traditions comme par ses antécédents, le chef

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actuel du pouvoir est l\'ennemi de notre indé-
pendance.

Par ses traditions. L\'occupation de la Belgique -t
est
le dada tradi tionnel du parti bonapartiste .C\'est
pour n\'avoir pas consenti à céder la Belgique,
que Napoléon perdit la France en 1814. Pendant
la campagne de France, les puissances représen-
tées au congrès de Châtillon consentaient à laisser
à l\'empereur les limites de 1792. Napoléon, tra-
qué, à cette époque, comme le sanglier par une
meute, se résignait à abandonner l\'Italie, la
Hollande, la limite du Rhin même, mais jus-
qu\'au dernier moment il refusa de céder la Bel-
gique. Cette obstination le perdit. Les représen-
tants des puissances, comprenant que la sépara-
tion de la Belgique était indispensable à la
sécurité de l\'Europe, persistèrent à l\'exiger; le
congrès se sépara, et, à un mois de distance,
Napoléon, réduit à l\'impuissance par la capitula-
tion de Paris, signait l\'acte d\'abdication de Fon-
tainebleau. L\'année suivante, de quel côté se
tournaient d\'abord les regards de l\'empereur

-ocr page 33-

revenu de l\'île d\'Elbe ? Du côté de la Belgique.
Quelques-uns de ses généraux lui conseillaient
de porter la guerre en Allemagne, où les armées
de la coalition étaient hors d\'état de lui opposer
une résistance sérieuse ; mais Napoléon refusa de
suivre leur avis : avant tout, il voulut recon-
quérir la Belgique. Or chacun sait que la Bel-
gique lui fut plus fatale encore à Waterloo qu\'elle
ne l\'avait été à Châtillon.

Depuis cette époque, quel a été le principal
grief du parti bonapartiste contre la Restauration
et la Monarchie de juillet? n\'est-ce pas d\'avoir
subi les traités de 4813? n\'est-ce pas d\'avoir
accepté la France sans la Belgique et sans la
frontière du Rhin? Que l\'on consulte les annales
de ce parti, qu\'on lise ses brochures, ses jour-
naux, ses proclamations, avant l\'avènement de
son chef au pouvoir, et l\'on se convaincra que
jamais le bonapartisme n\'a reconnu l\'indépen-
dance de la Belgique.

Par ses traditions, (e chef actuel du gouverne •
ment français est donc l\'ennemi de notre indé-

-ocr page 34-

pendance. Il l\'est encore par ses propres antécé-
dents. Dans une circonstance solennelle, lorsqu\'il
comparaissait devant la chambre des pairs à la
suite de l\'attentat de Boulogne, il se proclamait
hautement le représentant et le « futur ven-
geur i> de la défaite de Waterloo (1). A une
époque récente, il préludait apparemment à cette

(1) Voici un extrait de son discours (28 septembre 1840).

c< L\'Empereur mon oncle aima mieux abdiquer l\'empire que
d\'accepter par des traités les frontières restreintes qui devaient
exposer la France à subir les dédains et les menaces que
l\'élranger se permet aujourd\'hui. Je n\'ai pas respiré un jour
dans l\'oubli de tels enseignements. La proscription imméritée
et cruelle, qui pendant vingt-cinq ans a traîné ma vie des
marches du trône, sur lesquelles je suis né, jusqu\'à la prison
«l\'où je sors en ce moment, a été impuissante à irriter comme à
fatiguer mon cœur; elle n\'a pu me rendre étranger un seul jour
à la gloire, aux droits, aux Intérêts de la France. Ma conduite,
mes convictions l\'expliquent. ...«Un dernier mot, messieurs,
■le représente devant vous un principe, une cause, une défaite.
Le principe c\'est la souveraineté du peuple ; la cause, celle de
l\'empire ; la défaite, Waterloo. Le principe, vous l\'avez re-
connu ; la cause, vous l\'avez servie ;
la défaite, vous vodlez la
vehger.
Non, il n\'y a pas de désaccord entre vous et moi. »

A quelque temps de là, le IS décembre 1840, l\'auteur de la

-ocr page 35-

vendetta en dirigeant contre nous de sournoises

o

hostilités commerciales. Peut-on supposer, d\'ail-
leurs, que l\'auteur des décrets du 22 janvier voie
avec satisfaction les alliés, les parents de cette
famille d\'Orléans, qu\'il a frappée avec un achar-
nement si âpre, régner sur la Belgique ?

Ni l\'organisation politique du nouvel empire,
ni les traditions impériales, ni les antécédents

déclat-ation significative qu\'on vient de lire adressait encore
3UX mânes de l\'empereur cette invocation belliqueuse :

" En abordant au sol français, un choc élccU-ique s\'est fait
seniir ; vous vous êtes soulevé dans votre cercueil ; vos yeux,
un moment, se sont rouverts ; le drapeau tricolore floUait sur
le rivage, mais votre aigle n\'y était pas !

« Le peuple se presse comme autrefois sur votre passage ; il
vous salue de ses acclamations, comme si vous étiez vivant ;
mais les grands du jour, tout en vous rendant hommage,
disent tout bas : Dieu, ne l\'éveillez pas!

« Vous avez enfin revu ces Français que vous aimiez tant ;
vous êtes revenu dans cette France que vous aviez rendue si
grande; mais l\'étranger y a laissé des traces que toutes les
pompes de votre retour n\'effaceront pas !

« Voyez celte jeune armée ; ce sont les flls de vos braves ;
ils vous vénèrent, car vous êtes la gloire; mais on leur dit :
Croisez vos bras ! »

-ocr page 36-

du futur empereur ne nous offrent, comme on
voit, la moindre garantie de sécurité. Je me
trompe, nous avons la garantie du discours de
Bordeaux. Mais, en premier lieu, l\'expérience
atteste que l\'élu du 10 décembre ne s\'est jamais
piqué de mettre dans ses paroles une sincérité
bien scrupuleuse. C\'est un politique de la « vieille
école, » qui incline volontiers à croire que les
règles morales applicables à la vie privée ne
sont pas de mise dans la vie politique. Ce bon
disciple de Machiavel ne saurait donc s\'offenser
si l\'on ne prend point ses déclarations pour
paroles d\'Évangile. En second lieu, voulût-il
sincèrement la paix, les passions et les intérêts
de guerre sur lesquels il s\'appuie lui permet-
traient-ils longtemps de la maintenir?

Le discours de Bordeaux n\'est point, du reste,
sans précédents dans les annales impériales. Au
moment oû Napoléon se préparait avec le plus
de diligence à réaliser son utopie de la monar-
chie universelle, il prononçait, lui aussi, son
discours de Bordeaux :

-ocr page 37-

" La paix, disait-il, est pour moi le premier
des besoins et la première des gloires... Dans
tout ce que j\'ai fait, j\'ai eu uniquement en vue
le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux
que ma propre gloire... Témoin, dès les premiers
temps de notre jeunesse, de tous les maux que
produit la guerre, notre bonheur, notre gloire,
notre ambition, nous les avons placés
dans les
travaux, dans les conquêtes de la paix,
et dans
le bonheur de la génération actuelle... Je veux
que dans toutes les parties de mon empire, même
dans le plus petit hameau, l\'aisance des citoyens
et même la valeur des terres se trouvent aug-
mentées par l\'effet du système général d\'amélio-
ration que j\'ai conçu... Je veux, autant que je
pourrai y influer, que les idées généreuses et
libérales soient le caractère du siècle. »

Cette déclaration, qui excita un enthousiasme
universel, ne fut cependant autre chose que le
prélude de dix années de carnage. Nous connais-
sons le modèle :
méfions-nous de la copie.
Récapitulons. Avant la révolution de février,

-ocr page 38-

notre frontière était couverte du côté de la
France, et par la prépondérance que la charte
de
i 830 attribuait aux intérêts pacifiques de la
bourgeoisie, et par l\'alliance de famille qui unis-
sait le roi des Belges au roi des Français. Après
la révolution de février, l\'invasion de la déma-
gogie nous a laissés un moment à découvert,
mais le danger s\'est promptement évanoui, grâce
à la réaction tutélaire qui a restitué le pouvoir
à la classe moyenne. Au 2 décembre, la situation
a changé de nouveau : la bourgeoisie a été écar-
tée des affaires et un gouvernement de pur des-
potisme a été fondé. Ce gouvernement a pour chef
l\'auteur de la déclaration du 28 septembre 1840,
des décrets du 22 janvier et de l\'arrêté du 14 sep-
tembre 18S2 ; pour appuis une administration et
une armée où prédominent des intérêts de guerre;
pour instrument une multitude belliqueuse par
tempérament; pour modèle (et ce modèle on
le copie jusque dans ses plus insignifiants détails)
un empire, qui ne fut autro chose qu\'une ma-
chine à carnage et à conquêtes de la force de

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cinq cent mille hommes. Nous sommes donc à
découvert du côté de la France. Notre sécurité a
disparu. Où nous étions protégés hier par un
rempart, nous n\'apercevons plus aujourd\'hui
qu\'un abîme.

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-ocr page 41-

II

Les appréhensions qui se manifestent aujour-
d\'hui au sujet du maintien de notre nationalité
n\'ont donc rien de chimérique. Notre nationalité
est menacée. Le royaume de Belgique peut être
rayé demain de la carte de l\'Europe. Nous, ci-
\' toyens libres d\'un État indépendant, nous pou-
vons être courbés demain sous la verge de fer
d\'un despote étranger. Nous pouvons être privés
de notre liberté, de notre indépendance, de

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notre nom pour être administrés et, au besoin,
mitraillés à la française. Voilà le danger.

Ce danger, il peut nous atteindre de trois ma-
nières, Nous pouvons être annexés à l\'empire
français par trois procédés différents : 1" avec le
consentement de l\'Europe, par un accord conclu
entre les puissances; 2° contre le gré des puis-
sances et contre le nôtre, par la conquête; 3" con-
tre le gré des puissances, mais avec notre assen-
timent, par une annexion volontaire.

Examinons successivement ces trois procédés
d\'annexion, et recherchons de quel côté se grou-
pent les chances de réussite les plus nombreuses.

Premier procédé. —Qwe Vannexion peut avoir
lieu avec le consentement de l\'Europe, par un
accord conclu entre les puissances.

Quelques jours après le coup d\'État du 2 dé-
cembre, j\'eus une conversation avec un homme
considérable, dont le nom illustre aujourd\'hui
les colonnes de l\'Almanach impérial. Comme il
n\'ignorait point que j\'avais refusé de mettre ma
plume au service du nouveau régime, je crois ne

-ocr page 43-

commettre aucune indiscrétion en rapportant un
fragment curieux de cette conversation,

" Il se peut, me dit-il, que la carte de l\'Europe
soit remaniée à une époque plus ou moins pro-
chaine., Nous étouffons dans les traités de 181
S,
et nous finirons, tôt ou tard, par nous débarras-
ser de cette camisole de force. Mais, selon toute
apparence, la chose se fera à l\'amiable. La France,
l\'Angleterre, l\'Autriche et la Russie s\'entendront
pour opérer un nouveau partage. Nous aurons
la Belgique et la frontière du Rhin, l\'Angleterre
obtiendra l\'Égypte, la Russie Constantinople, et
l\'Autriche arrondira son lot en Allemagne et en
Italie. — Mais si nous ne voulons pas être réunis
à la France? — Vous ! est-ce que vous comptez
pour quelque chose? Que sont quatre millions
d\'hommes dans la balance de l\'Europe? — Cepen-
dant, notre droit... — En politique y a-t-il un
droit pour qui n\'a pas la force? Si les grandes
puissances décident que la Belgique sera réunie
à la France, la Belgique se soumettra sans coup
férir, et les autres nations, aux dépens desquel-

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les se fera le partage, seront bien obligées de se
soumettre aussi. Ne serait-ce pas commettre un
acte de démence que de résistera la volonté des
grandes Puissances? «

Que ce plan de partage ait existé et qu\'il ait
été proposé immédiatement après le 2 décembre
aux trois grandes Puissances dont le concours
était nécessaire pour amener l\'opération à bonne
fin, j\'en ai la pleine conviction. Et je ferai remar-
quer, en passant, qu\'une « affaire » de ce genre,
malgré sa brutale iniquité, n\'a rien qui effarou-
che la conscience des politiques. Tandis que la
loi civile protège, avec une certaine efficacité, la
propriété des particuliers, le droit public est sans
puissance pour protéger la propriété des nations.
On ne se sert pas encore du sens moral en poli-
tique. Au xvm® siècle, lorsqu\'une philosophie
généreuse eut interdit aux puissants de ce monde
de trafiquer des peuples comme de vils trou-
peaux, lorsque Quesnay, Turgot, Montesquieu
et Voltaire après Fénélon eurent entrepris d\'in-
troduire la morale dans la politique, on put es-

-ocr page 45-

pércr un instant qu\'une ère meilleure allait s\'ou-
vrir pour les nations. Mais, hélas! l\'illusion ne
fut pas de longue durée. L\'inique partage de la
Pologne vint cruellement la dissiper :

« Nous portons aujourd\'hui avec regret, écri-
vait au commencement de ce siècle un éloquent
rédacteur de la
Revue d\'Édimbourg, nos regards
sur les arrangements progressifs quoique impar-
faits du siècle passé, lorsque les deux extrémités
de l\'Europe se tenaient par des liens, non-seule-
ment d\'humanité générale, mais encore par des
nœuds de famille ; lorsque les lumières, les plai-
sirs , les découvertes, les améhorations de tons
les membres de cette grande famille se commu-
niquaient et appartenaient en quelque sorte à tous;
lorsque les excès de la tyrannie politique étaient
réprimés par la crainte du blâme de l\'opinion, et
que les États les plus faibles étaient protégés
contre les forts par une vigilance mutuelle, quel-
quefois même par des craintes imaginaires. Ce-
pendant, et il faut se le rappeler, ce n\'est point
originairement à la France que nous devons la

-ocr page 46-

36 les révolutions et le despotisme,
dissolution d\'un charme aussi salutaire à toutes
les parties. Ce fut le
démembrement de la Pologne
qui, le premier, rompit le charme de cette con-
férence mutuelle et de ces craintes réciproques,
et qui réveilla le génie assoupi des conquêtes, en
faisant voir à tous les États ambitieux qu\'il
n\'existait point d\'obstacles insurmontables ni
dans la jalousie ni dans la justice de leurs puis-
sants rivaux (1). »

Depuis cet acte néfaste, aucun frein, aucun
scrupule n\'a plus retenu les puissants du monde,
et l\'on a vu des souverains se réunir pour dé-
pouiller un peuple de son indépendance comme
des voleurs de grand chemin se réunissent pour
dévaliser un voyageur. La révolution française
ne manqua point de continuer ces errements
iniques de la vieille politique, en les déguisant à
peine sous ses formules humanitaires, et Napo-
léon les mit à l\'ordre du jour, sans prendre même
le souci de les déguiser. Ce grand
partageux tail-

(1) Revue d\'Edimbourg. — Janvier 1809.

-ocr page 47-

lait provinces et royaumes avec le tranchant du
sabre ; il donnait ou il affermait les peuples à ses
parents et à ses favoris, quelquefois même il les
vendait (1). Un nouveau partage de l\'Europe
n\'aurait donc rien que de parfaitement conforme
aux us et coutumes de la politique européenne,
et elle serait aussi en parfaite harmonie avec la
tradition napoléonienne.

Cependant, je ne crois pas que « l\'affaire » ait
la moindre chance de réussite, et voici pourquoi.
C\'est qu\'au nombre des nations copartageantes,
je vois figurer l\'Angleterre. Or l\'Angleterre est
encore privée des bienfaits d\'un despotisme sage
et discret ; l\'Angleterre n\'a pas cessé d\'être en
proie au bavardage parlementaire. « L\'affaire »
en question devrait être soumise à la ratification
du parlement, et je vous laisse à penser quel
beau scandale elle y ferait. Je vous laisse à pen-
ser de quelle verte façon les honnêtes gens qui
ont encore leur petit mot à dire là-bas qualifie-

(1) n vendit notamment la Louisiane aux États-Unis pour
80 millions.

lES EÊV0I.UTI0KS- 4

-ocr page 48-

raient cette association en participation pour le
vol politique; je vous laisse à penser comme le
Times et les autres francs organes de l\'opinion
houspilleraient les voleurs de petits peuples. Un
ministre qui s\'aviserait de proposer <( l\'affaire »
au parlement ne ferait pas ses frais, je vous jure.
On l\'enverrait à Botany-bay ou à Bedlam exposer
la recelte de son nouveau vinaigre des quatre
voleurs. Affreux parlementarisme î

L\'annexion de la Belgique, avec le consente-
ment des puissances, doit donc être rayée du
programme impérial. Nous n\'avons pas à crain-
dre que la libre Angleterre ratifie l\'acte de notre
spoliation, et, s\'il en avait été besoin, une au-
guste visite nous aurait pleinement rassurés sur
ce point. Passons au deuxième procédé.

Deuxième procédé. — Que l\'annexion peut être
opérée contre la volonté des puissances et contre
la nôtre, par la conquête.

On assure que ce deuxième procédé a été sur
le point d\'être essayé peu de jours après le 2 dé-

-ocr page 49-

cembre. Un décret de deux lignes, portant que
« la Belgique était réunie à la France, et le mi-
nistre de la guerre chargé de l\'exécution du pré-
sent décret, » aurait été envoyé alors au
Moni-
teur.
Le décret était composé et mis en pages
lorsqu\'un contre-ordre survint. Le décret fut
mis au panier. C\'était prudent, car le coup d\'É-
tat n\'avait pas réussi encore dans tous les dépar-
tements , la France n\'était pas complètement
conquise. Décréter, en ce moment difficile, la
conquête de la Belgique, c\'eût été se mettre trop
d\'affaires sur les bras. Nous en avons donc été
quittes pour un premier avertissement. Prenons
garde au deuxième. Cependant, nous avons pris
nos précautions, et l\'annexion par escalade a
perdu aujourd\'hui ses plus belles chances de
réussite. Il y a peu d\'apparence que le décret en
question paraisse de sitôt au
Moniteur. Avant de
le retirer du panier, on essayera, tout au moins,
du troisième procédé.

-ocr page 50-

Troisième procédé.—Que l\'annexionpeut avoir
lieu contre le gré des puissances, mais avec notre
consentement, par une annexion volontaire.

Supposons qu\'une certaine presse prenne pour
thème quotidien de louer tout ce qui se fait en
France, de blâmer tout ce qui se fait en Belgi-
que ; supposons que les vertus du despotisme
soient célébrées avec emphase, les inconvénients
du régime parlementaire relevés avec sévérité ;
supposons que les classes aristocratiques soient
amorcées par l\'agréable perspective de l\'annihi-
lation politique de la bourgeoisie; les classes
manufacturières et commerçantes, par l\'appât
d\'un marché de 36 millions d\'hommes; les clas-
ses ouvrières,par le «bon socialisme» de l\'auteur
de
VExtinction du paupérisme, n\'aura-t-on pas
quelque chance de susciter en Belgique un mou-
vement annexionniste?

Ce mouvement une fois créé, voyez quel mer-
veilleux parti on en peut tirer.

Voici un peuple qui désabusé des erreurs du

-ocr page 51-

parlernentuiisme, désole et contrit d\'avoir pra-
tiqué pendant près de quarante années une héré-
sie si abominable, demande comme une grâce de
rentrer dans le giron du despotisme. Comment
ne pas répondre à un appel si touchant? A
moins d\'avoir un rocher à la place du cœur,
comment refuser de délivrer un peuple qui gémit
sous le joug des idéologues et des bavards? Com-
ment refuser de tendre une main sccourable à
une nation, qui du fond de l\'abîme ovi ses oppres-
seurs l\'ont plongée, s\'écrie : Sauvez-moi!

On va donc au secours de cette nation malheu-
reuse. On délivre la Belgique du libéralisme
comme on a délivré la France du socialisme.
Cela fait, comme on est plein de désintéresse-
ment et de loyauté, comme ou a infiniment
trop de délicatesse pour vouloir prendre un
peuple malgré lui, on convoque le suffrage uni-
versel, —qu\'une Bourgeoisie égoïste avait refusé
jusque-là aux vœux du peuple, — et l\'on met
l\'annexion aux voix. Chacun vote librement :
afin d\'assurer mieux la liberté du vote, afin

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qu\'aucun élément corrupteur ne puisse vicier le
scrutin, on suspend ou on supprime les mauvais
journaux, on interne ou on expédie à Lambessa
et à Cayenne les idéologues les plus connus. Le
procédé est un peu vif, sans doute, mais la
liberté du suffrage universel ne passe-t-elle pas
avant celle de quelques brouillons libéràtres?
D\'ailleurs, on a découvert qu\'un bon nombre de
ces misérables correspondaient avec Mazzini et
qu\'ils ne songeaient à rien moins qu\'à établir la
communautés des biens et des femmes. La sécu-
rité du pays, que dis-je? le salut de la société
européenne, l\'avenir de la civilisation exigent im-
périeusement qu\'on les mette hors d\'état de nuire.
Plus tard, s\'ils confessent leurs erreurs, s\'ils se
repentent de leurs crimes, le Pouvoir, qui est
plein de mansuétude, comme chacun sait, étendra
jusqu\'à eux le bienfait de l\'amnistie. On jouera à
leur bénéfice :
Cinna ou la clémence d\'Auguste.
En attendant, ce bon peuple belge est appelé à
voter librement sous la conduite de ses pasteurs
et sous la protection de l\'armée impériale. On lui

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propose l\'annexion : oui ou non. A cet appel
d\'un pouvoir fort et qui sait faire sentir la main
de l\'Autorité, le bon peuple belge répond naturel-
lement par un
oui enthousiaste. L\'annexion est
votée à une majorité colossale. Le parlementa-
risme est mort, vive le despotisme ! Les bons se
réjouissent et les méchants tremblent.

Mais que dit l\'Europe?

D\'abord, les puissances qui ont garanti la na-
tionalité belge s\'émeuvent. L\'Angleterre concen-
tre ses flottes, la Prusse réunit sa landwehr,
l\'Autriche passe de grandes revues, la Russie
contremande une expédition destinée pour le
Caucase. Les télégraphes jouent sans relâche, la
diplomatie est en branle, le monde est en ru-
meur. Mais voici que la vérité se fait jour ; voici
qu\'on apprend que l\'empire ne s\'est pas imposé à
la Belgique, mais qu\'il a été appelé par elle ; voici
qu\'on apprend que l\'annexion vient d\'être votée
par l\'immense majorité du peuple belge. Que
faire en présence d\'une manifestation si explicite
et si
solennelle ? Peut-on obliger un peuple à

-ocr page 54-

deuieurer indépendant malgré lui ? Peut-on aller
au secours d\'une nationalité qui ne veut pas
être secourue? On no le peut, cela est évident.
D\'ailleurs, la Prusse, l\'Autriche et la Russie sont-
elles donc si intéressées à maintenir en Belgique
le régime parlementaire et la liberté de la presse?
La Belgique n\'était-elle pas une tache rouge sur
la carte du continent ? Les puissances absolutistes
peuvent-elles trouver mauvais que l\'on ait balayé
cela? Mais l\'Angleterre! Eh! de quoi donc peut
se plaindre l\'Angleterre? N\'a-t-elle pas maintes
ibis déclaré qu\'elle entendait laisser aux autres
peuples pleine liberté de choisir leur gouverne-
ment? Or la Belgique n\'a-t-clle pas été consultée
sur ses destinées\'^ N\'a-t-clle pas librement voté
son annexion
à l\'empire? L\'Angleterre peut être
mécontente du dénoùment, mais est-elle fondée
à intervenir pour le changer ? Ne serail-cc pas
méconnaître ses propres principes? Enfin, le
gouvernement impérial n\'est-il pas rempli de
bon vouloir, à l\'endroit de l\'Angleterre? N\'a-t-il
pas accordé à l\'industrie britannique des faveurs

-ocr page 55-

première partie. 43

douanières que ses prédécesseurs lui avaient ri-
goureusement refusées (1) ? Intervenir , en pa-
reille occurrence, pour maintenir la nationalité
belge, ne sei\'ait-ce pas commettre un acte de pur
don-quichottisme? Donc, tout s\'éclaircit, tout
s\'explique. Le nuage qui commençait à assombrir
l\'horizon politique, s\'évanouit. La paix du monde
demeure sauve. L\'Angleterre renvoie ses flottes
à leurs stations accoutumées, la Prusse congédie
sa landwehr, l\'Autriche ne passe plus que de
petites revues, la Russie fait filer décidément
son expédition vers le Caucase. Les télégraphes
cessent de jouer, la diplomatie va aux eaux et
l\'Europe se remet d\'une alarme si chaude. Sur
ces entrefaites, les populations belges envoient à
Paris députations sur députations pour présen-
ter à S. M. I. le très-humble hommage de leur
fidélité et solhciter sa gracieuse visite. S. M. I. se

(I) Je crois savoir que des négociations commerciales très-
sérieuses sont entamées entre l\'Angleterre et la France, et que
la question des houilles et des fontes y joue un grand rôle.

(Correspondance parisienne de l\'Indépendance belge.)

-ocr page 56-

rend à des vœux si empressés. La Belgique se
couvre d\'arcs de triomphe. Des jeunes filles,
vêtues de blanc, et dont la carnation, au témoi-
gnage des historiographes du
Moniteur, fait sou-
venir du splendide coloris de Rubens, offrent
des bouquets ornés de petits vers à S. M. I. Les
municipalités lui prodiguent les banquets. L\'em-
pereur prononce à Bruxelles un discours terminé
par cette phrase significative :
la Belgique c\'est la
paix,
qui achève de dissiper les appréhensions
de l\'Europe. A Anvers, il
accorde généreusement
deux millions pour construire une seconde flèche
à la cathédrale. Le clergé reconnaissant chante
dans toutes les églises :
Domine salvum fac
Napoleonem.
La France est agrandie, la Sainte-
Alliance humiliée, la perfide Albion dupée et la
Belgique escamotée. Vive l\'empereur!

-ocr page 57-

HI

Des trois procédés d\'annexion, que j\'ai suc-
cessivement passés en revue, c\'est-à-dire de
l\'annexion par un accord des puissances, de
l\'annexion par escalade et de l\'annexion par
annexionnisme, le dernier apparaît évidemment
comme le plus avantageux. Autant que mes
observations particulières me permettent d\'en
jî\'ger, c\'est celui auquel on s\'est arrêté,

A moins d\'être aveugle et sourd, il est impos-

-ocr page 58-

sible de ne point s\'apercevoir que la Belgique est
vigoureusement travaillée par une propagande
annexionniste. Dans la plupart des journaux qui
servent d\'organes au parti catholique, le haut du
journal est consacré , partie à l\'exposé des abus
et des méfaits du parlementarisme national,
partie au récit des merveilles qu\'un Pouvoir fort
a su enfanter chez nos voisins, depuis la bienheu-
reuse époque du 2 décembre. Voilà pour le lecteur
grave.
Lerez-de-chausséeàsontour est meublé de
toutes sortes d\'attrayants « souvenirs du temps de
l\'empire, » genre Emile
Marco-Saint-Hiiaire. Voilà
pour le lecteur frivole. L\'impérialisme se glisse
jusque dans les
Variétés. Chacun a pu lire, par
exemple, dans les
Variétés des journaux bien
pensants, un récit »rectifié i. de l\'échauffourée de
Strasbourg. Et quel récit! Au dire du narrateur,
l\'échauffourée en question serait tout bonne-
ment une entreprise héroïque, laquelle n\'aurait
échoué que par un accident
qu\'aucune sagesse
humaine ne pouvait prévoir. On mettait cela en
u variétés historiques. » 0 révérend père Lori-

-ocr page 59-

quet, toi qui as écris une si belle histoire du
marquis de Buonaparte, lieutenant général des
armées du roi, serais-tu, par hasard, devenu
bonapartiste? Ailleurs, c\'est
l\'Extinction du
paupérisme
qui est réimprimée sous un for-
mat portatif, annoncée sur tous les murs et
mise à la portée de toutes les bourses. Ailleurs
encore, dans les districts houillers, la propa-
gande de l\'annexionnisme se fait augrandjour.il
y a là des journaux franchement et carrément
annexionnistes.

L\'impérialisme nous envahit, et ceux-là seuls
en doutent qui ont des yeux pour ne pas voir et
des oreilles pour ne pas entendre. Si nous ne
voulons point que notre nationalité périsse
submergée par ce flot qui monte, il est temps,
grandement temps de courir aux digues.

Mais qu\'y a-t-il à faire? Comment convient-il
de combattre la propagande de l\'annexionnisme ?

Faut-il interdire la publication des journaux
et des brochures annexionnistes? Faut-il orga-
niser une police secrète pour espionner les fai-

-ocr page 60-

seurs de propagande et leur mettre au besoin la
main sur le collet? Faut-il les enduire de poix
ou de goudron, les emplumer et s\'en servir en
manière de lampions, comme la chose s\'est pra-
tiquée pour les abolitionnistes? Faut-il, mieux
encore, faire un petit coup d\'État, dissoudre la
chambre des représentants, n\'en point convoquer
une nouvelle, et confiera un sauveur quelconque
le soin de préserver la Belgique de l\'annexion?

A mon avis, ces divers expédients sont égale-
ment mauvais. Je ne pense pas qu\'il faille, pour
repousser la propagande annexionniste, suppri-
mer les garanties de la liberté de la presse,
organiser l\'espionnage, proclamer la
lynch law
ou remettre les destinées de la Belgique entre les
mains d\'un sauveur de bonne volonté.

Je pense qu\'il faut simplement se servir de
l\'arme de la liberté pour repousser le despotisme,
et qu\'en maniant avec vigueur et dextérité cette
bonne arme de combat, ou a quatre-vingt-dix-
neuf chances sur cent de mettre le despotisme à
mal.

-ocr page 61-

Comment l\'impérialisme cherche-t-il à s\'insi-
nuer en Belgique ? Par la propagande.

Eh bien, il faut lui opposer la propagande.

Quelques hommes dévoués au maintien de
notre nationalité ont pensé déjà que le moment
était venu de fonder, pour la défendre, une
Union
nationale.
Cette Union, qui compterait dans ses
rangs tous les hommes jaloux de conserver des
institutions indépendantes et libres, cette union
se proposerait un double but :

En premier lieu, elle organiserait une propa-
gande active en faveur des institutions constitu-
tionnelles; elle tiendrait des réunions, elle pu-
blierait des journaux et des brochures pour
démontrer aux populations qu\'elles sont inté-
ressées moralement et matériellement à demeurer
indépendantes ; que le despotisme serait pour
elles un présent funeste; que la constitution
belge vaut mieux que les constitutions de l\'em-
pire.

En second lieu, V Union nationale aviserait aux
moyens d\'améliorer nos institutions, en réalisant

-ocr page 62-

certaines réformes administratives, économiques
et financières devenues indispensables ; elle s\'at-
tacherait, pour tout dire, à substituer à la poli-
tique usée des vieux partis une politique nou-
velle.

Telle serait l\'arme qu\'il s\'agirait d\'opposer à
la propagande de l\'annexionnisme.

-ocr page 63-

IV

Si nous voulons être pleinement édifiés sur la
nécessité de créer en ce moment une association
destinée à défendre nos institutions et à les amé-
liorer, nous n\'avons qu\'à jeter un simple coup
d\'œil sur la situation des partis.

Deux grands partis occupent en Belgique
l\'arène politique : le parti catholique ou conser-
vateur, et le parti libéral. Je ne compte plus le

S.

-ocr page 64-

54 les révolutions et le despotisme,
parti républicain : la république l\'a tué. Je ne
compte pas encore le parti impérialiste : c\'est un
simple fœtus.

Des esprits plus généreux que positifs ont
entrepris récemment une croisade contre les
partis. Ils ont crié d\'une voix qui partait du
cœur: « Catholiques et libéraux, oublions nos dis-
sentiments, scellons nos haines, embrassons-
nous. Plus de partis! » Ces apôtres de la concilia-
tion sont mus assurément par un sentiment des
plus respectables, et j\'honore plus que personne
leurs vertus chrétiennes.

Ils descendent en droite ligne du bon évêque
Lamourette, ce vertueux élève du digne abbé de
Saint-Pierre, qui entreprit, au fort de la tempête
révolutionnaire, de concilier les aristocrates et
les jacobins. Touchés par le sermon du bon
évêque, les partis s\'embrassèrent. Mais, hélas !
on sait ce que valut le baiser Lamourette.

C\'est que la conciliation des partis est tout
bonnement impossible. C\'est que les parfis repré-
sentent des besoins opposés et des tendances

-ocr page 65-

divergentes de l\'esprit humain. En Belgique, par
exemple, que représentent le parti catholique et
le parti libéral? Le parti catholique est l\'expres-
sion des intérêts conservateurs, et sa mission
consiste à défendre les institutions existantes.
Le parti libéral, au contraire, est l\'expression du
besoin de progrès qui travaille la société, et sa
mission consiste à porter en avant les idées nou-
velles. L\'un et l\'autre partis ont également leur
utilité, leur raison d\'être. Si le parti conserva-
teur occupait seul l\'arène politique, il y a appa-
rence que les institutions existantes demeure-
raient dans une immobilité chinoise et que la
nation tomberait dans les langueurs morbides
de la routine. Si, au contraire, le parti libéral
disposait seul de la chose publique, il y a appa-
rence que les innovations ne seraient pas tou-
jours suflBsamment mûries et que la nation subi-
rait parfois les
écoles de l\'utopie. Grâce à la
division des partis et aux balancements de ces
contre-forces, comme disaient les économistes du
xviii® siècle, le gouvernement peut marcher dans

-ocr page 66-

un .. juste milieu » également éloigné de la rou-
tine et de l\'utopie.

Les partis jouent, comme on voit, un rôle
essentiel dans le mécanisme des institutions
représentatives. Ils en sont les contre-poids né-
cessaires, et ils en assurent le jeu régulier. A une
condition cependant : à la condition qu\'ils rem-
plissent avec conscience et intelligence la mis-
sion dont ils sont investis, à la condition que le
parti conservateur n\'abandonne point la cause
de la conservation et le parti libéral la cause de
la liberté.

Malheureusement, en Belgique le parti con-
servateur est
aujourd\'hui le plus forcené des dé-
molisseurs et le parti libéral n\'a de libéral que
son nom.

Au lieu de s\'attacher résolument à défendre les
institutions du pays à une époque où elles sont
sérieusement menacées, que fait le parti conser-
vateur? Ils les attaque, il les décrie, il les con-
spue. La Constitution, qu\'il a pour une si large
part contribué à fonder, il la démolit au profit

-ocr page 67-

des constitutions de l\'empire. Un de ses membres
les plus honorés, investi de la charge la plus
considérable de la magistrature, n\'a-t-il pas de-
mandé pardon à Dieu et aux hommes d\'avoir
mis la main à cette œuvre de philosophisme, de
libéralisme et de communisme? Et la plèbe du
parti d\'applaudir à cet acte de contrition d\'un
constituant retombé en enfance et confessé par
les jésuites !

Il y a, en Angleterre, un grand parti qui s\'est
attribué spécialement, comme en Belgique le
parti catholique, la mission de défendre les
institutions du pays. C\'est le parti tory. On a
introduit depuis vingt-cinq ans, dans la consti-
tution britannique, bien des nouveautés qui ne
plaisent guère aux vieux torys. On a accordé
l\'émancipation des catholiques, fait passer le bill
de réforme, démantelé le régime prohibitif; on
a, pour tout dire, bouleversé de fond en comble
le vieux système religieux, politique et écono-
mique de la Grande-Bretagne. Eh bien ! qu\'ont
fait les torys, défenseurs-nés de ce vieux système?

-ocr page 68-

Ont-ils abandonné les institutions de leur pays
parce que l\'esprit d\'innovation les avait enta-
mées? Ont-ils renié la constitution de l\'Angle-
terre parce que le progrès l\'avait transformée?
Ont-ils maudit le « parlementarisme » et baisé la
botte de l\'absolutisme? Non! ils n\'ont point
donné au monde le spectacle de cet avilissement
politique et moral. Ils avaient jusqu\'au bout ré-
sisté aux innovations libérales, mais quand la
nation se fut prononcée en faveur de ces désa-
gréables nouveautés, ils acceptèrent, avec sou-
mission, son verdict. Ils se résignèrent à subir
des réformes qu\'ils croyaient cependant péril-
leuses et mauvaises, et aucun d\'eux ne s\'avisa
d\'aller quêter au dehors un coup d\'État pour pur-
ger l\'Angleterre de la liberté religieuse, du
reform-
hill
et du free-trade. Voilà des conservateurs !

Ces meneurs du parti catholique qui s\'en vont
en guerre contre une constitution qu\'ils ont fa-
çonnée de leursmains, ne feraient-ils pas bien de
se mettre pour quelque temps à l\'école chez les
vieux torys?

-ocr page 69-

I^es libéraux ne paraissent pas avoir mieux
compiis leur rôle. Le libéralisme est, en Belgi-
que, la plus trompeuse des étiquettes. Analysez
la denrée, et vous la trouverez composée de je ne
sais quelle affreuse mixture réglementaire et so-
cialiste; vous trouverez que s\'il n\'y a, dans notre
pays, rien de moins conservateur que le parti
conservateur, il n\'y a rien de moins libéral que
le libéralisme.

Exemples :

Quel est, depuis plus de vingt ans, le thème
éternel des discussions engagées entre les libé-
raux et les catholiques? C\'est la question de l\'en-
seignement compliquée de celle des associations
religieuses. Mieux en position que les libéraux
de profiter de la liberté d\'enseignement et de la
liberté d\'association, inscrites dans la Constitu-
tion, les catholiques ont multiplié sur notre sol
les établissements d\'éducation et les couvents.
Que cet envahissement de l\'enseignement par le
clergé et cette résurrection des couvents aient
été désagréables, aux libéraux, cela se conçoit

-ocr page 70-

de reste. Mais parce que les catholiques recueil-
laient principalement les bénéfices de la liberté
d\'enseignement et de la liberté d\'association, les
libéraux devaient-ilss\'attacherà comprimer l\'essor
de ces deux libertés précieuses? Parce que la
liberté ne leur donnait pas le dessus, devaient-ils
la renier? Voilà pourtant ce qu\'ils ont fait. Con-
tre la liberté d\'enseignement, ils ont organisé
une espèce de contrefaçon de l\'université impé-
riale, un enseignement d\'État destiné à étouffer
l\'enseignement libre ; contre la liberté d\'associa-
tion, ils ont exhumé toutes sortes de vieux règle-
ments moisis, dont quelques-uns remontent
jusqu\'au gouvernement du duc d\'Albe. Bref, ils
ont autant qu\'ils l\'ont pu « organisé » l\'enseigne-
ment et « empêché » l\'association, ces libéraux !

S\'ils avaient eu un peu plus de confiance en
cette liberté dont ils empruntaient mal à propos
le nom, s\'ils avaient un peu mieux compris le
sens de ce mot qu\'ils avaient sans cesse à la bou-
che, ils auraient adopté une autre conduite. Ils se
seraient convaincus que « l\'accaparement de l\'en-

-ocr page 71-

seignement » est un danger pour le moins aussi
chimérique que l\'accaparement des blés, et que
l\'État n\'a pas plus de raison de se faire marchand
d\'éducation, pédagogue, que marchand de grains
ou boulanger. Ils se seraient convaincus que la
résurrection des couvents est un fantôme ridi-
cule, et qu\'il n\'y a pas lieu d\'empêcher les hommes
de s\'associer, fût-ce pour se faire moines.

Croit-on vraiment que l\'enseignement puisse
être accaparé, « monopolisé » par le clergé? A
une époque où les progrès de l\'industrie rendent
les connaissances positives de plus en plus néces-
saires, croit-on que des hommes dont l\'esprit est
meublé de toutes les creuses subtilités de la sco-
lastique, dont l\'éducation a été faite dans les
bouquins poudreux des docteurs du moyen âge,
qui ont étudié la théorie de l\'intérêt de l\'argent
et du contrat d\'assurances dans saint Raymond ou
dans saint Thomas, croit-on que ces hommes
puissent conserver longtemps la direction de
l\'enseignement? Croit-on que la civilisation ne
finira point par rejeter, sous l\'impulsion de la

6

-ocr page 72-

62 LES nÉVOLUTlONS ET LE DESPOTISME,
concurrence, leurs vieilles idées et leurs méthodes
surannées, comme elle rejette les vieilles mécani-
ques et les vieux outils? Eh ! savez-vous ce qui
maintient la prépondérance du clergé en matière
d\'enseignement? C\'est l\'existence d\'un enseigne-
ment de l\'État. Cet établissement officiel, entre-
tenu aux frais et dépens des contribuables (car il
aurait bientôt fait banqueroute s\'il était obligé de
couvrirses frais), prend la place des établissements
libres et progressifs qui pourraient faire concur-
rence aux écoles du clergé, et chacun sait com-
ment il la remplit, cette place. Nul n\'ignore que
si l\'enseignement du clergé ne vaut pas grand\'-
chose, l\'enseignement de l\'Étatvaut moins encore-
La preuve, les libéraux ne se chargent-ils pas
eux-mêmes de nous la fournir? Où ces intraita-
bles adversaires du « monopole clérical, » ces
organisateurs à outrance de l\'enseignement de
l\'État, mettent-ils, de préférence, leurs enfants?
Chez les jésuites.

La frayeur des couvents a-t-elle mieux inspiré
nos libéraux? Est-il bien vraisemblable qu\'on

-ocr page 73-

réussisse à nous faire reprendre le chemin du
moyen âge en rétablissant la main morte et les
couvents? Eh! braves gens que l\'on épouvante
avec des mots, — dont vous ne savez même plus
le sens, — rassurez-vous : le retour au régime
de la main morte et des couvents est une vision,
une fable, un conte de ma mère l\'oie. Savez-
vous ce qui alimentait la main-morte et remplis-
sait les couvents au moyen âge? Était-ce le fana-
tisme ou l\'obscurantisme, comme disent les
docteurs qui ont pris pour catéchisme
le Bon Sens
du curé Meslier?
Mon Dieu, non. C\'était, tout
simplement, la peur. On se précipitait alors,
corps et biens, dans les monastères, parce qu\'il
n\'y avait de sécurité nulle part, si ce n\'est là ;
parce que les monastères étaient les seuls asiles
où l\'on se trouvât quelque peu à l\'abri des incur-
sions des barbares et des brigandages des seigneurs
féodaux. Mais peu à peu, la sécurité venant à
s\'établir, les monastères cessèrent de se peupler.
N\'étaient-ils pas à peu près vides, lorsqu\'on les
supprima en 89 ? Braves gens, n\'ayez donc pas

-ocr page 74-

si grand\'peur des couvents. Il faudrait pour les
repeupler ni plus ni moins qu\'une nouvelle inva-
sion des Goths, des Visigoths, des Lombards,
des Vandales et des Huns. Il faudrait que la civi-
lisation n\'eût inventé ni la poudre, ni l\'artillerie,
ni la gendarmerie; ni la machine à vapeur, ni le
moulin à filer, ni la locomotive ; il faudrait que
nous n\'eussions à notre service ni les machines
perfectionnées qui nous servent à détruire, ni
cellesquinous servent à produire. Bons libéraux,
qui vous donnez tant de peine et de souci pour
museler le monstre de la mainmorte, croyez-moi,
lâchez vos muselières, car ce monstre-là n\'est
plus qu\'un simulacre. C\'est un monstre de car-
ton . La mainmorte est morte !

Cette mauvaise guerre qu\'ils ont faite à la li-
berté d\'enseignement et à la liberté d\'association
a porté malheur aux libéraux. Ils ont glissé sur
la pente funeste du régime réglementaire. Ils ont
multiplié les règlements, étendu partout l\'inter-
vention de l\'État, touché à tout, gâté tout. Au lieu
de restreindre déplus en plus l\'action du gouver-

-ocr page 75-

neraent au profit de la liberté, eux, les libéraux,
ils ont, soit en matière d\'enseignement, soit en
matière de travaux publics, d\'industrie ou de cha-
rité, systématiquement poussé le gouvernement
à empiéter sur le domaine de la liberté. Qu\'est-il
résulté de là? C\'est que, d\'une part, l\'augmenta-
tion des attributions du gouvernement aux dé-
pens de l\'industrie privée et l\'abus des formalités
administratives ont ralenti l\'essor de l\'esprit
d\'entreprise; c\'est qu\'une torpeur malfaisante
s\'est étendue sur le pays; c\'est que, d\'une autre
part, le nombre des « places » du gouvernement
augmentant sans cesse aux dépens des emplois
de l\'industrie privée, une concurrence effrénée
s\'est ruée sur ces bienheureuses « places ; » c\'est
que les ministres et les hauts administrateurs ont
vu fondre sur eux des nuées de solliciteurs plus
nombreuses que celles des sauterelles d\'Egypte ;
c\'est que toutes les influences, légitimes ou illégiti-
mes, ont étémisesen jeu pour obtenir les positions
que l\'administration avait accaparées; c\'est que
les électeurs influents, par exemple, ont demandé

6.

-ocr page 76-

66 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME,
aux représentants qu\'ils avaient fait nommer,
des emplois, des subventions, des primes pour
eux ou leurs parents et amis, des bourses
pour leurs enfants, et que les représentants ont
pesé sur les ministres pour obtenir ces faveurs
desquelles dépendait maintenant leur réélec-
tion ; c\'est que les mandataires de la nation sont
devenus de simples placiers et les emplois publics
une monnaie électorale et parlementaire ; c\'est,
pour tout dire, que le gouvernement représentatif
a été transformé en un champ de foire.

Nous avons naguère vu s\'opérer en France une
semblable corruption du régime parlementaire,
sous l\'influence de la même cause. Là aussi,
l\'abus de l\'intervention du gouvernement dans
le domaine de l\'industrie privée, l\'extension dé-
mesurée du polype administratif et réglementaire,
avaient ralenti l\'essor de l\'esprit d\'entreprise, et
augmenté le nombre des « places » du gouver-
nement aux dépens des emplois de la production
libre. Là aussi,
l\'abus des influences, dérivant de
l\'abus de
l\'interventionnisme gouvernemental,

-ocr page 77-

avait corrompu, vicié, pourri le régime représen-
tatif. Qu\'en résuUa-t-il? C\'est qu\'un profond
malaise dont la cause demeurait cachée, mais
dont les effets n\'étaient que trop sensibles, s\'éten-
dit sur le pays ; c\'est que le marasme s\'empara
de tous les esprits, le dégoût de toutes les âmes,
et qu\'un jour, fait inouï dans l\'histoire, le gou-
vernement succomba sous l\'effort d\'une poignée
de factieux sans qu\'un seul bras se levât pour
le défendre, sans qu\'un seul cœur s\'émût de sa
chute. La nation le vit tomber avec une apathi-
que indifférence, et ce fut seulement lorsqu\'elle
put mesurer les profondeurs de l\'abîme où des
esprits aventureux et chimériques l\'avaient
poussée qu\'elle eut regret d\'avoir laissé s\'accom-
plir jusqu\'au bout la « révolution du mépris. »
Or, je le dis avec douleur, nous sommes ron-
gés aujourd\'hui par le cancer qui a dévoré la mo-
narchie de juillet. Au lieu de travailler, comme
c\'était son devoir, à augmenterde plusen plus la
sphère de l\'activité privée, le parti libéral n\'a cessé
de travailler à mettreFadministrationalaplacede

-ocr page 78-

l\'industiùe, et, comme une conséquence naturelle,
à substituer à des citoyens libres des solliciteurs
et des valets. Ah ! il peut se vanter de nous avoir
admirablement façonnés pour la servitude. Aussi
voyez la déplorable apathie, le mortel alanguis-
sement où se trouve plongé notre pays en pré-
sence du péril le plus sérieux que notre nationa-
lité ait jamais couru. On a si bien corrompu,
gâté nos institutions, que nous commençons à
n\'y tenir plus. On nous a si bien accoutumés à
nous aplatir devant les détenteurs de « places, »
que les plus farouches s\'accommoderaient volon-
tiers du despotisme, pourvu qu\'il s\'engageât à
leur donner de <i bonnes places. » Nous sommes
prêts à nous livrer aux barbares du dehors comme
la nation française s\'est livrée en 1848 aux bar-
bares du dedans.

Eh bien! en présence de la défaillance, pour
ne pas dire de la trahison du parti conservateur,
en présence des aberrations funestes du parti
libéral, une
Union nationale n\'aurait-elle pas un
rôle admirable à remplir? Tout en s\'attachant à

-ocr page 79-

démontrer, et la chose lui serait facile, que nos
institutions constitutionnelles, envisagées au dou-
ble point de vue des intérêts matériels et moraux
de la société, valent mieux que les institutions
impériales ; tout en s\'attachant à démontrer que
nous sommes matériellement et moralement inté-
ressés à demeurer des Belges libres plutôt qu\'à
devenir des Français asservis,
VUnion nationale
élèverait le drapeau d\'une politique nouvelle,
politique de redressement et de liberté, où ca-
tholiques sincères et vrais libéraux trouveraient
également de quoi se satisfaire, où la nation pui-
serait, avec l\'espoir d\'un meilleur avenir, l\'ar-
deur nécessaire pour défendre ses inslitutions
menacées. De même qu\'en 1830 une
Union na-
tionale
a fondé l\'indépendance de la Belgique,
une autre union nationale, héritière des tradi-
tions de son aînée, pourrait la sauver en 1852.

-ocr page 80-

à i \'
^ ^ V a

-ocr page 81-

V

Si j\'ai correctement exposé les éléments de la
situation, on doit comprendre à quel point nous
sommes intéressés à manifester aux yeux du
monde notre inébranlable volonté de maintenir
notre indépendance. Des esprits timorés, des
coeurs défaillants s\'épouvantent, je ne l\'ignore
point, à l\'idée d\'une Agitation pour la défense de
notre nationalité. « Que pouvons-nous, disent-
ils, contre la puissance formidable qui nous me-

-ocr page 82-

naee il Notre sort futur ne dépend pas de nous,
il dépend de l\'Europe. Selon que l\'Europe jugera
à propos de nous secourir ou de nous abandon-
ner, nous serons sauvés ou perdus. Pourquoi donc
nous agiter? Laissons faire les Puissances, qui
pèsentnos destinées dansles balances de leur poli-
tique, et tenons-nous en repos. Nous sommes trop
petits pour intervenir dans de si grands débats. )>

Eh bien, non ! vous vous trompez. Tout petits
que nous sommes, notre sort est dans nos mains.
Nous pouvons être sauvés,
si nous le voulons.
Nous sommes perdus, au contraire, infaillible-
ment perdus, si nous nous abandonnons nous-
mêmes.

En effet, que l\'atonie morbide oii les âmes sont
aujourd\'hui plongées permette à l\'annexionnisme
de creuser paisiblement sa mine, que l\'impéria-
lisme continue sourdement à nous envahir, et
qu\'arrivera-t-il? Il arrivera qu\'un beau jour,
un mouvement annexionniste s\'opérera en Bel-
gique; que des
sympathiseurs du dehoi\'S ne man-
queront pas de lui venir en aide, et que notre

-ocr page 83-

nationalité sera confisquée au moyen d\'un Ris-
quons-tout
réussi. L\'annexion sera votée, l\'em-
pire acclamé, et quel prétexte aura l\'Europe pour
nous arracher des bras où nous nous serons jetés
con amore? Elle n\'en aura aucun. Nous serons
annexés sans que l\'Europe puisse y trouver le
plus petit mot à dire.

Que l\'esprit public, au contraire, éclairé et
échauffé par la propagande d\'une association
nationale, se manifeste dans toute sa vitalité
énergique; que toutes les âmes vibrent pour
défendre l\'indépendance de la Belgique comme
elles vibraient en 1830 pour la fonder, et quel
expédient restera-t-il à l\'annexionnisme? Un
seul. L\'invasion ouverte, l\'annexion par escalade.

Mais si notre indépendance était ouvertement
violée, si une invasion armée déchirait nos fron-
tières au mépris des traités, oh ! alors l\'Europe,
menacée dans sa sécurité, ferait entendre, encore
une fois, le cri de guerre de 4813. Elle est in-
struite aujourd\'hui par l\'expérience. Elle sait ce
que lui ont coûté, il y a un demi-siècle, ses hési-

les révolutiotts. 7

-ocr page 84-

74 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME,
tations et ses divisions, en présence d\'une répu-
blique et d\'un empire militaires. Elle sait que,
pour avoir laissé imprudemment grandir le géant,
elle a failli en être dévorée. Elle sait qu\'en dé-
ployant en 1793 la moitié de l\'énergie et des
ressources qu\'il lui fallut mettre en œuvre vingt
ans plus tard, elle se serait épargné les frais de
dix invasions et l\'humiliation de cent défaites.
Elle sait qu\'en permettant à nos envahisseurs de
se fortifier par une annexion qui leur apporterait
un supplément annuel de forces de cent mille
hommes et de cent millions, elle augmenterait
d\'autant ses périls. Une annexion sournoise, en
masquant le danger, la laisserait peut-être indé-
cise et immobile; une invasion violente, en jetant
un jour irrésistible sur la situation, lui ferait
comprendre que son salut se fie au nôtre, et elle
refoulerait, dans l\'intérêt de sa sécurité, les vio-
lateurs de notre indépendance.

Vous voyez donc que notre salut est dans nos
mains. Vous voyez que nous pouvons être sauvés
si nous le voulons.

-ocr page 85-

V!

Maintenant, quelle sera l\'issue de la situation
pleine de périls que le rétablissement en France
d\'un empire fondé sur des passions et des intérêts
de guerre va faire à l\'Europe?

De deux choses l\'une :
Ou cet empire demeurera constitué comme il
l\'est ; il continuera d\'être un pur despotisme ap-
puyé sur l\'administration et l\'armée, et, dans ce
cas, le risque de guerre qu\'il fait planer aujour-

-ocr page 86-

d\'hui sur l\'Europe viendra infailliblement à
échéance. Et, remarquons-le en passant, plus
cette échéance sera rapprochée, mieux cela vau-
dra : plus tôt, en effet, les États dont l\'Empire
menace la liberté, pourront diminuer leurs dé-
penses militaires. Le risque venant à échoir, il y
a apparence que le Despotisme, dont l\'organisa-
tion barbare offense la sécurité du monde, sera
promptement écrasé sous les forces combinées de
la civilisation.

Ou bien le gouvernement impérial s\'apercevra
du vice organique de sa constitution. Il se con-
vaincra que la prépondérance qu\'il a donnée,
dans son organisation, aux éléments de guerre,
en menaçant la sécurité de l\'Europe, compromet
la sienne, et il introduira dans sa constitution
des garanties de paix. D\'une part, il réduira con-
sidérablement l\'effectif de l\'administration et de
l\'armée ; d\'une autre part, il restituera à la classe
moyenne les institutions à l\'aide desquelles elle
faisait prévaloir naguère sa pacifique influence;
il rétablira le régime parlementaire avec un cens

-ocr page 87-

électoral de 100 fr. ou de 73 fr., il garantira la
liberté de la tribune et la liberté de la presse.
Alors l\'Europe, retrouvant son ancienne sécurité,
pourra replacer ses armées sur le pied de paix.
Alors aussi le nouvel empire aura quelques chan-
ces de durée.

Mais, ai-je besoin d\'ajouter que cette dernière
solution, quoique la plus souhaitable, est celle
qui réunit les moindres probabilités? Qui donc a
jamais vu le vautour se mettre à roucouler comme
le ramier ?

En attendant, sachons nous préparer à tout
événement. Mettons notre confiance en la Pro-
vidence, et, —comme disait le vieux Cromwell,
— tenons notre poudre bien sèche !

-ocr page 88-

•««üifVBK ^S-îVHm n-ï ,

-ocr page 89-

VII

Dans les circonstances difficiles où une révolu-
tion aggravée d\'un Despotisme nous a placés, il
m\'a paru utile de montrer de quelle manière l\'é-
conomie politique envisage et les révolutions et
le despotisme. On a accusé quelquefois cette
science-mère du vrai libéralisme de pousser aux
révolutions : j\'ai cherché à démontrer qu\'en
vertu même de ses principes, elle leur est essen-
tiellement hostile. D\'un autre côté, certains es-

-ocr page 90-

prits paraissent imbus de l\'idée que le despotisme
est particulièrement efficace pour protéger les
intérêts matériels. J\'ai cherché à démontrer en-
core que le régime représentatif est préférable à
ce point de vue.

Cette double démonstration a servi de texte à
une leçon que mes auditeurs du Musée ont ac-
cueilli avec leur bienveillance accoutumée. Je
me suis trouvé encouragé ainsi à la publier.
Peut-être eussé-je dû m\'abstenir de la faire pré-
céder d\'une introduction où des questions si
combustibles se trouvent remuées -, mais n\'est-il
pas bon, surtout au moment où nous sommes,
que chacun dise ce qu\'il a dans l\'esprit et sur le
cœur?

fin de la premiere partie.

-ocr page 91-

meuïtèmc |Jttrtie.

I.ES RKVOI.V\'riON^S KT Hî DESPOTISME KSVISA«É»
AV POINT DE TDK DES INTÉRÊTS MATÉRIELS.

-ocr page 92-

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-ocr page 93-

LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME ENVISAGÉS AU
POINT DE VUE DES INTÉRÊTS MATÉRIELS (1).

Les changements brusques ne se font jamais sans
une certaine perte de forces vives ; d\'après ce prin-
cipe, les révolutions politiques sont toujours funes-
tes, à moins que l\'on ne donne aux forces une
direction plus utile, en consentant à en perdre une
partie.

Qdetelet.— Du système social et des lois qui
le régissent.

I

L\'économie politique a deux ennemis irrécon-
ciliables : l\'esprit de révolution et l\'esprit de
réaction, Savez-vous pourquoi? Parce que l\'un
conduit à l\'anarchie et l\'autre au despotisme, et
qu\'au point de vue des intérêts généraux de la

(1) Discours prononcé au Musée de l\'Industrie à Bruxelles,
le 4 octobre I8S2,

-ocr page 94-

84 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME,
société, l\'anarchie et le despotisme sont presque
également funestes. Aussi, chose digne d\'atten-
tion, aux époques où la société s\'est trouvée à la
merci des partis extrêmes, où les garanties néces-
saires et légitimes de la propriété ou de la liberté
des citoyens ont été foulées aux pieds, on cher-
cherait vainement un économiste au nombre des
défenseurs et des courtisans du pouvoir. Au
xvm® siècle, les économistes, l\'illustre Turgot à
leur tête, dirigeaient tous leurs efforts vers la ré-
forme des abus que la féodalité et le despotisme
avaient accumulés en France. Un moment, Tur-
got fut ministre, et ce moment il l\'employa à
affranchir l\'industrie des vieilles entraves qui
pesaient sur elle, à supprimer les maîtrises et les
jurandes, à établir la liberté du commerce des
grains, à réformer les dépenses de la cour. Mais
les gens qui vivaient des abus et qui s\'en trou-
vaient bien, se liguèrent contre Turgot, et le
ministre réformateur fut obligé de quitter le
pouvoir. Quand je dis que Turgot fut obligé de
quitter le pouvoir, je me trompe. Il aurait pu

-ocr page 95-

rester ministi-e s\'il l\'avait voulu. Il lui aurait
suffi pour cela de mettre une sourdine à ses con-
victions, et de fermer les yeux sur les abus. On
n\'exigeait pas autre chose de lui. Mais Turgot
était un homme intelligent, et un honnête
homme. En étudiant la société, en consultant ses
besoins, en allant à la source de ses maux, il s\'é-
tait convaincu de la nécessité de réformer le ré-
gime alors en vigueur, et il ne voulut point se
rendre complice de ce régime. Il préféra une
retraite honorable à un pouvoir sans honneur.
A quelques années de distance, la révolution
française donnait raison à Turgot. Ces réformes
dont il apercevait la nécessité, mais qu\'il voulait
accomplir lentement, pacifiquement, la révolu-
tion les improvisa et les imposa avec une irrésis-
tible violence. Bientôt même, dans ce brusque
mouvement imprimé à des masses qui étaient
naguère vouées à une immobilité séculaire, le
but qu\'il s\'agissait d\'atteindre fut dépassé. De la
liberté constitutionnelle on tomba dans l\'anarchie
démagogique. Que firent alors les économistes?

-ocr page 96-

Ils demeurèrent ce qu\'ils étaient auparavant : des
libéraux. Comme ils avaient poursuivi, au nom
de la liberté, la réforme des abus de l\'ancien ré-
gime, ils résistèrent, au nom de la liberté encore,
à la tyrannie sanguinaire du régime nouveau.
Dans la fatale journée du 40 août, un écono-
miste qui avait joué un rôle important à l\'As-
semblée constituante, Dupont de Nemours, était
au premier rang des gardes
nationaux volontaires
qui coururent défendre le malheureux Louis XVI.
Proscrit sous la Terreur, il dut la vie à la journée
du 9 thermidor. A quelque temps de là, il plai-
dait de nouveau la cause des libertés constitu-
tionnelles, et il se faisait proscrire une seconde
fois par le Directoire. Sous l\'Empire, les écono-
mistes étaient enveloppés dans la réprobation
dont Bonaparte frappait les
idéologues, c\'est-à-
dire les hommes qui se permettaient de trouver
que le régime du sabre n\'était pas le plus parfait
des régimes possibles, et la police interdisait, à
cette époque, la réimpression du
Traité d\'écono-
mie politique
de J.-B. Say. Sous la restauration,

-ocr page 97-

deux économistes, MM. Comte et Dunoyer, s\'ho-
noraient par l\'énergique résistance qu\'ils oppo-
saient aux doctrines ultra-réactionnaires des re-
venants de l\'ancien régime. Enfin, à une époque
récente, nous avons vu les économistes défendre
la liberté contre les successeurs de Robespierre
et de Babeuf, contre la queue de 95, comme ils
la défendaient sous la restauration contre la
queue de Tcmigration. Et si le malheur du temps
condamnait la société à séjourner de nouveau
dans les limbes du despotisme, l\'exemple des
Dupont de Nemours, des J.-B. Say, des Comte
et des Dunoyer, trouverait, croyez-le bien, des
imitateurs.

Comment donc se fait-il qu\'on n\'ait pas rencon-
tré encore un seul économiste parmi les fauteurs
de l\'anarchie ou parmi les courtisans du despo-
tisme? Comment se fait-il que tous les hommes
qui ont cultivé, depuis un siècle, la science éco-
nomique, soient demeurés toujours entre ces
deux extrêmes? Comment se fait-il qu\'aucun
d\'eux ne se soit laissé entraîner par l\'esprit de

-ocr page 98-

révolution jusqu\'à la démagogie, pari l\'esprit
de réaction jusqu\'au despotisme? A quoi cela
tient-il ?

Cela tient à ce qu\'en étudiant l\'organisation
de la société, en recherchant les causes de la
prospérité ou de la décadence des nations, on
acquiert la conviction profonde, irrésistible, que
les deux situations extrêmes dont je viens de
parler sont presque également funestes au
bien-être, à la santé du corps social.

Que les révolutions, considérées au point de
vue de la prospérité et de l\'avancement des so-
ciétés, soient généralement des œuvres funestes,
de véritables catastrophes, cela ne saurait plus,
je crois, faire l\'objet d\'un doute. On peut dis-
puter sur les causes qui amènent les révolutions.
On peut en rejeter la responsabilité de préfé-
rence sur tel parti ou sur tel autre. On peut se
demander, par exemple, ce qui, de l\'orgueil, de
l\'entêtement et de la cupidité des bénéficiaires
des vieux abus, ou de la fougue impatiente et de
l\'inexpérience présomptueuse des novateurs, a le

-ocr page 99-

plus contribué à déchaîner la tempête. Les avis
peuvent être partagés à cet égard. Mais quand
on observe la société, en butte à ce terrible con-
flit des passions humaines, quandoncompte, plus
tard, les existences quela révolution a déracinées,
les intérêts qu\'elle a brisés, les épargnes qu\'elle
a dissipées, on s\'aperçoit, à n\'en plus pouvoir
douter, que la révolution est un mal. On plaint
alors les peuples qui n\'ont pas su gouverner,
contenir assez efficacement leurs passions pour
les empêcher de se heurter comme les rafales
d\'un ouragan. On les plaint, — mais parfois
aussi, quand on a été victime de leurs impru-
dences, quand on se trouve exposé par un fatal
voisinage à supporter une part imméritée de leur
châtiment, on finit par les maudire.

Je n\'ignore pas que cette manière de juger
les révolutions n\'est pas conforme à l\'opinion
généralement répandue. Notre génération, par
exemple, a été élevée à admirer, à vénérer la
révolution de 1789. Dès notre enfance, nous
avons été dressés à répéter comme des perro-

-ocr page 100-

quets ces phrases toutes faites : que la révolution
française a émancipé le monde; que la France
révolutionnaire a élaboré le progrès au profit de
tous les peuples ; que les armées de la révolution
ont été les messagères glorieuses des idées de la
révolution, des principes de la révolution;
qu\'elles portaient au bout de leurs baïonnettes
la liberté, l\'égalité et la fraternité, etc. Voilà les
billevesées creuses dont nous avons été nourris
et dont nous n\'aurions pas manqué, à notre tour,
de nourrir nos enfants, si nous n\'avions pas eu
la triste occasion d\'en reconnaître l\'inanité. Ce
n\'est pas que je veuille méconnaître l\'utilité et
la grandeur de quelques-uns des principes que la
Révolution française a essayé de faire prévaloir.
Non ! je ne dirai pas de la révolution ce qu\'en
disait M. de Maistre : qu\'elle est
la pure impu-
reté.
J\'admire l\'élan généreux qui lui a donné
naissance, je m\'incline devant les nobles prin-
cipes de tolérance et de liberté qu\'elle a pro-
clamés à la face du monde. Mais cet élan,
mais ces principes, ils sont antérieurs à la

-ocr page 101-

l\'évolution, et, je tiens pour ma part que la
révolution les a compromis au lieu de les servir.
Je tiens que les moyens révolutionnaires, l\'é-
ehafaud à l\'intérieur, les baïonnettes au dehors
ont été des instruments de la barbarie, et non
des véhicules de progrès.

Les historiens qui ont raconté les événements
de la révolution française ne possédaient, pour la
plupart, que des notions économiques incom-
plètes ou superficielles. Aussi se sont-ils abste-
nus de la juger au point de vue économique.
Aucun ne s\'est avisé de dresser le bilan de la
révolution. Aucun n\'a recherché, même d\'une
manière approximative, ce qu\'elle a coûté et ce
qu\'elle a rapporté.

Permettez-moi de vous donner une simple
esquisse de ce bilan monstrueux. Permettez-moi
de jeter un simple coup d\'œil sur le passif de la
révolution de 1789 et sur son actif. Cet aperçu
vous fera comprendre mieux que toute autre
démonstration pourquoi les économistes ne sont
pas révolutionnaires.

M

-ocr page 102-

Dans le passif de la révolution de 1789, il
faut d\'abord comprendre les existences que les
éehafauds et les guerres révolutionnaires, mille
fois plus meurtrières que les éehafauds, ont
tranchées. Il faut y compter la perte de tant
d\'hommes qui ont été arrachés à des occupations
paisibles et productives pour aller périr sous le
couteau des guillotines ou sous la mitraille des
champs de bataille. On a l\'habitude, je le sais,
de compter pour peu de chose la vie des hommes.
On a coutume de dire que les vides que les
proscriptions, la guerre, la peste, ou tout autre
fléau destructeur, occasionnent dans la popula-
tion, sont bientôt comblés de telle manière qu\'il
n\'y paraît plus. Cela me rappelle un mot, sou-
vent répété, du grand Frédéric, à l\'aspect du
champ de bataille de Rosbach :
Une nuit de
Berlin réparera tout cela.
Eh bien, ce mot
n\'était pas seulement inhumain, il était encore
économiquement faux. Un homme, en effet,
e\'est un capital. Quand un fléau moissonne un
homme dans la force de l\'âge, toute la dépense

-ocr page 103-

qui a été faite pour élever cet homme et pour le
rendre propre à la production se trouve perdue.
Sans doute, le vide finit par se combler, mais,
eu attendant, la société est privée des services
d\'un travailleur instruit, dressé, formé, et elle
est obligée de dépenser un capital supplémen-
taire pour former un nouveau travailleur qui
soit apte à remplacer celui qui a péri. Quand
donc on dit que la destruction d\'hommes occa-
sionnée par une guerre ne coûte rien à la so-
ciété, c\'est, — pardonnez-moi cette comparaison
peu noble, mais d\'une exactitude rigoureuse, —
c\'est comme si l\'on disait que la destruction de
chevaux occasionnée par la morve ne coûte rien
à l\'agriculture. Or savez-vous combien d\'hommes
la révolution française et les guerres qui en ont
été les conséquences, ont fait périr de mort vio-
lente ? Sir Francis d\'Ivernois, un des rares écri-
vains qui ont étudié cette lamentable époque
au point de vue économique, n\'en porte pas le
nombre à moins de deux millions et demi,
pendant la période de d789 à 1799, et je suis

-ocr page 104-

94 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME.

convaincu que son estimation est des plus mo-
dérées. Il convient de remarquer encore que
les hécatombes humaines que la révolution sa-
crifiait sur ses échafauds et sur ses champs de
bataille étaient généralement prélevées sur les
classes utiles; qu\'elles se composaient d\'individus
dont l\'intelligence et l\'industrie étaient aupara-
vant appliquées à la production (a).

L\'élite des hommes d\'intelligence et d\'énergie
que comptait la forte génération de 89 fut sa-
crifiée sur les échafauds. Quant aux armées, elles
cessèrent de se composer, comme auparavant,
de la tourbe des mauvais sujets et des paresseux,
de la lie de la population. Ces hommes nuisibles
qui recrutaient jadis les armées, où leurs passions
violentes se trouvaient à la fois satisfaites et re-
frénées, ces hommes nuisibles ne suffisaient
plus à la révolution. Elle inventa cette terrible
machine de la conscription, à l\'aide de laquelle
elle moissonna des hommes dans tous les rangs

(o) Voir la note à l\'appendice.

-ocr page 105-

de la société, elle enleva le laboureur à sa char-
rue, l\'artisan à son métier, le négociant à son
comptoir, le savant ou l\'homme de lettres à son
cabinet pour envoyer pèle-mêle, ces hommes
utiles à l\'abattoir de ses champs de bataille.

Les hommes que la conscription lui livrait par
centaines de mille et que ses généraux sacrifiaient
avec une prodigalité jusqu\'alors inouïe dans les
fastes de la guerre, avaient donc bien une autre
valeur que ceux qui périssaient dans les guerres
de l\'ancien régime. De là, en grande partie, la
stérilité, l\'absence de talent et de vigueur dans
les arts, dans les lettres, dans l\'industrie, qui se
remarquent aprèsia grande explosion révolution-
naire. C\'est que l\'élite de la nation avait été
décimée et que les nouvelles générations n\'a-
vaient pu se former pour la production, au
milieu des fureurs et des désastres de la guerre
civile et de la guerre étrangère.

Mais la perte que la révolution causait à la
société ne se bornait pas à une destruction
d\'hommes utiles. Non-seulement ces hommes

-ocr page 106-

96 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME,
étaient enlevés aux emplois productifs, ils cessaient
de contribuer à la production de la richesse et
aux progrès des arts delà civilisation, mais encore
ils étaient entretenus aux dépens des produc-
teurs et employés, pour la plupart, à détruire de
la richesse.

La révolution détruisait les hommes de deux
manières, par la main du bourreau et par le fer
des batailles.

Or, ces deux procédés de destruction étaient
presque également coûteux. Sans doute, le terro-
risme révolutionnaire ne se mettait pas en frais
pour l\'entretien de ses victimes. D\'ailleurs, ils ne
les gardait pas longtemps. Mais ce qui était hor-
riblement coûteux, c\'était l\'appareil dont il se
servait pour les atteindre et les détruire ; c\'était
la multitude des dénonciateurs, des geôliers, des
juges, des bourreaux, qu\'il fallait alimenter, gor-
ger, pour maintenir en activité la hideuse ma-
chine de la Terreur. En même temps, il fallait
entretenir d\'innombrables armées pour les
besoins sans cesse renaissants de la guerre civile

-ocr page 107-

et de la guerre étrangère. Comment s\'y prenait
la révolution pour faire face à des dépenses si
formidables? Elle inventait des assignats, elle
renouvelait, surune échelle immense, les confis-
cations, les réquisitions, les contributions de
guerre, et elle mettait la banqueroute à l\'ordre
du jour ; en dix ans, elle émettait pour 45
milliards d\'assignats. C\'était, à la vérité, une
valeur nominale, car cette masse de papier-
monnaie ne représenta jamais plus de quinze
cents millions ou deux milliards en valeur effec-
tive ; mais ce ne fut pas moins un emprunt forcé,
prélevé sous la plus désastreuse des formes, et
qui ne fut jamais remboursé. Quant aux confis-
cations, aux réquisitions et aux contributions de
guerre, il serait impossible d\'en évaluer le mon-
tant même d\'une manière approximative. Rien
n\'échappait aux confiscations et aux réquisitions.
Quand on avait enlevé à un malheureux paysan,
les fils qui l\'assistaient dans son travail, on
requérait son cheval et sa charrette pour les
transportsmilitaires, son bétail pour la subsistance

-ocr page 108-

de rarméc, et jusqu\'au soc de sa charrue pour
en forger des armes de guerre.

On requérait encore, pour l\'alimentation des
armées ou pour celle des villes, la provision de
blé qu\'il avait dans son grenier, et on la lui payait
en assignats dépréciés, au taux d\'un tarif maxi-
mum. Lorsqu\'il s\'avisait de résistera de si abomi-
nables exactions, on le traitait d\'aristocrate ou
d\'accapareur, et on l\'envoyait à l\'échafaud. Encore
si les aliments et les autres objets extorqués au
moyen des réquisitions étaient arrivés à leur des-
tination ! Mais le plus souvent ils demeuraient
consignés dans les magasins de la république, où
les charançons et les munitionnaires en faisaient
leur profit.

Car les armeés manquaient de tout, et elles
vivaient de maraude. Lorsque, faute de pouvoir
les nourrir à l\'intérieur, on les précipita sur
l\'Europe, elles vécurent de contributions de
guerre. Les peuples oublient vite et le souvenir
des contributions de guerre de la première ré-
volution commence à se perdre ; c\'était pourtant

-ocr page 109-

un gros chapitre, et un chapitre instructif! Cer-
tains pays s\'étaient engraissés pendant la période
de paix assez longue qui précéda la révolution,
la Belgique et l\'Italie par exemple. La révolution
se chargea de les dégraisser. Ses généraux et ses
proconsuls entendaient merveilleusement cette
besogne-là. Danton se chargea de la Belgique, et
Danton ne faisait pas les choses à demi. L\'embon-
point ne nous gênait plus après la visite de
Danton et des patriotes de 92.

En Italie, où comme en Belgique les révolution-
naires arrivaient en libérateurs, la seule ville de
Milan fut soumise, en une fois, à une légère con-
tribution de guerre de vingt millions. Jusqu\'à
l\'époque des grands désastres de l\'Empire, les
contributions de guerre et les amendes infligées
aux peuples vaincus, les
recettes extérieures,
comme on les nommait alors, suffirent en grande
partie pour subvenir à l\'entretien des armées
françaises. Et remarquez bien que les peuples
n\'avaient pas seulement à nourrir les armées de
la révolution ; ils étaient obligés encore d\'en-

-ocr page 110-

tretenir les armées qui luttaient contre celles-là.
On les saignait à blanc, tant pour faire triompher
la révolution que pour lui résister. En vingt
années, l\'Angleterre dépensait environ vingt
milliards pour refouler la révolution, et l\'Autri-
che, la Prusse, la Russie, l\'Espagne la secon-
daient, dans la mesure de leurs forces et de leurs
ressources.

Ce n\'est pas tout. Non seulement les immenses
armées que la révolution fit lever et s\'entrecho-
quer dans toute l\'Europe, non seulement ces
armées, composées de tant de millions de bras
robustes, furent perdues pour la production, non
seulement elles absorbèrent des milliards sous
forme d\'impôts, d\'emprunts, de réquisitions, de
contributions de guerre, mais encore elles furent
employées à détruire par le fer et par le feu, les
moyens de subsistance des populations.

Avant la révolution, le respect des propriétés
particulières, pendant la guerre, était devenu
peu à peu une règle du droit des gens. Lors-
qu\'une puissance méconnaissait cette règle tuté-

-ocr page 111-

laire, l\'opinion du monde civilisé censurait
rigoureusement sa conduite. Ainsi, l\'incendie du
Palatinat fut reproché comme un crime à
Louis XIV. Ce respect des propriétés pendant la
guerre, la révolution ne le connut jamais. A
l\'intérieur , la confiscation et la destruction des
propriétés étaient ses procédés ordinaires. Après
deux années de guerre civile, la Vendée ne pré-
sentait pins qu\'un effroyable monceau de ruines.
Environ 900,000 individus , hommes, femmes,
enfants, vieillards, avaient péri, et le petit nom-
bre de ceux qui avaient survécu au massacre
trouvaient à peine de quoi s\'alimenter et s\'abri-
ter. Les champs étaient dévastés, les enclos
détruits, les maisons incendiées. Un ancien
administrateur des armées républicaines, qui a
laissé des mémoires curieux sur cette guerre
d\'extermination, décrivait ainsi le spectacle qui
s\'était offert à lui dans une de ses tournées :

« Je n\'ai pas vu, disait-il, un seul homme
dans les paroisses de Saint-Harmand , Chanton-
nay et les Herbiers. Quelques femmes seulement

9.

-ocr page 112-

102 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME,
avaient échappé au glaive. Maisons de campagne,
chaumières, habitations quelconques, tout était
brûlé. Les troupeaux erraient comme frappés de
terreur autour de leurs habitations fumantes. Je
fus surpris par la nuit 5 mais les flammes de l\'in-
cendie éclairaient tout le pays. Aux beuglements
et aux bêlements des troupeaux se joignaient les
cris rauques des oiseaux de proie et des animaux
carnassiers, qui, du fond des bois, se précipi-
taient sur les cadavres. Enfin, une colonne de
feu que je voyais augmenter à mesure que j\'ap-
prochais, me servit de fanal. C\'était l\'incendie de
la ville de Mortagne. Quand j\'y arrivai, je n\'y
trouvai d\'autres êtres vivants que de malheureu-
ses femmes, qui cherchaient à sauver quelques
effets de l\'embrasement général. »

Voilà la guerre civile. Voilà la révolution. Et
ce système de destruction ne fut pas employé
seulement dans les guerres civiles de la révolu-
tion. Il passa, plus tard, dans les guerres étran-
gères. En Espagne, les envahisseurs s\'en ser-
vaient pour terrifier les populations qu\'ils

-ocr page 113-

voulaient assujettir; en Russie, les peuples,me-
nacés dans leur indépendance, s\'en servaient
pour affamer les envahisseurs. De toutes parts,
on entassait ruines sur ruines, et le continent
européen n\'offrait plus qu\'un vaste champ de
désolation et de carnage.

Ainsi donc deux à trois millions d\'hommes sa-
crifiés dans les luttes civiles ou dans les guerres
étrangères ; vingt ou trente milliards au moins
prélevés sous forme d\'impôts, d\'emprunts, de
confiscations, de réquisitions, de contributions
de guerre pour subvenir aux frais de cette gigan-
tesque boucherie d\'hommes, sans parler des
capitaux consommés ou détruits par le fer, l\'in-
cendie et la maraude, sans parler encore des
capitaux consommés dans l\'inaction, par suite de
la crise révolutionnaire; voilà , au seul point de
vue des intérêts matériels, le
passif de la révo-
lution française.

Maintenant, examinons son actif.

La révolution a détruit en France les maîtri-
ses et les jurandes, supprimé les douanes inté-

-ocr page 114-

rieures et les anciennes servitudes féodales, mis
dans la circulation les biens de la noblesse et du
clergé. Voilà quels sont les articles principaux
de son actif. Cet actif, les défenseurs de la révo-
lution ont l\'habitude de le faire sonner bien haut;
mais pour peu qu\'on se donne la peine de l\'exa-
miner de près, on s\'aperçoit qu\'il y a beaucoup
à rabattre de l\'éloge qu\'ils en font. Lorsqu\'on
étudie l\'ancien régime, tel qu\'il subsistait en
1789, on s\'aperçoit que ses vieux engins de ser-
vitude avaient été singulièrement affaiblis, rouil-
lés par l\'action du temps; on s\'aperçoit aussi
que, chaque jour, de nouvelles idées, de nou-
velles découvertes, de nouveaux besoins se
dressaient comme de véritables machines de
guerre pour réduire en poussière les obstacles
que ce régime opposait encore au développement
de la richesse, à l\'expansion de la civilisation.

Déjà Turgot avait fait une première tentative
pour détruire les maîtrises et les jurandes ainsi
que les douanes intérieures. Cette tentative avait
échoué. Mais telles étaient les nécessités du temps

-ocr page 115-

qu\'une seconde aurait infailliblement abouti un
peu plus tard. D\'ailleurs, quelles ont été les con-
séquences finales de la révolution au point de
vue de la liberté du travail et du commerce? Ces
conséquences ont été funestes: la révolution a été
fatale à la liberté des transactions comme à bien
d\'autres libertés, car elle a, sinon engendré, du
moins renforcé et universalisé le régime prohibitif.

Avant la révolution, l\'école de Quesnay et de
Turgot, en France, celle d\'Adam Smith, en
Angleterre, avaient plaidé avec succès la cause
de la liberté commerciale, et un traité, basé sur
la nouvelle doctrine économique, avait été con-
clu, en 1786, entre la France et l\'Angleterre.
Mais la révolution survint, et aussitôt on vit
succéder au traité libéral de 1786 des mesures
prohibitives d\'une rigueur jusqu\'alors sans exem-
ple. Dans un de ses décrets fiévreux, la Conven-
tion avait enjoint à ses armées de ne plus faire
de prisonniers anglais ; ce qui était revenir tout
simplement aux coutumes de la primitive barba-
rie. Eh bien, ce système de destruction impi-

-ocr page 116-

toyable, la Convention ne se borna pas à l\'appli-
quer aux soldats de l\'Angleterre, elle l\'appliqua
encore à ses marchandises.

Les marchandises anglaises furent prohibées,
et lorsqu\'on parvenait à les saisir, on les brûlait
sur les places publiques. Napoléon continua ce
système barbare, il lui donna même des propor-
tions colossales et il l\'imposa à toutes les nations
alliées de la France. Sous le régime du blocus
continental, la plus grande partie du continent
fut interdite aux marchandises anglaises, et les
auto-da-fé de ces denrées proscrites se multipliè-
rent sur les places publiques
(b).

Enfin, après la chute de l\'empire, l\'industrie
anglaise, qui avait été préservée des confiscations,
des réquisitions, des assignats, du pillage et de
l\'incendie, l\'industrie anglaise était si supérieure
à celle des contrées de l\'Europe occidentale, où
la révolution avait étendu ses ravages, que les
gouvernements furent partout obligés, par les

(6) Voir à l\'appendice.

-ocr page 117-

deuxième partie. 107

clameurs des propriétaires et des industriels, de
maintenir le régime prohibitif, tel que la révo-
lution l\'avait inauguré. Je suis convaincu, pour
nia part, que la révolution française a retardé
(l\'un siècle au moins l\'avènement de la liberté
commerciale, et ce n\'est point là, k mon avis, un
des moindres griefs que l\'on puisse élever contre
elle, au nom de la civilisation.

Quant à la réforme des impôts de l\'ancien ré-
gime, c\'a été une simple mascarade. D\'abord, les
anciens impôts ont été abolis, en effet; mais
comme le gouvernement révolutionnaire ne s\'é-
tait point avisé de réduire les dépenses publi-
ques, il fallut bien combler le vide causé par
l\'abolition des anciens impôts. Ce vide, on essaya
de le remplir au moyen du papier-monnaie, des
confiscations et des réquisitions; mais ces res-
sources révolutionnaires eurent une fin, et un
beau jour le trésor public se trouva complète-
ment à sec. Alors que fit-on ? On rétablit pure-
ment et simplement les impôts que la révolution
avait abolis. Seulement on eut soin de leur don-

-ocr page 118-

108 LES RÉVOLUTIONS ET LE DESPOTISME,
ner d\'autres noms, afin de ne pas trop effarou-
cher les contribuables. Ainsi la
taille et les
vingtièmes prirent le nom de contribution fon-
cière; la taxe des
maîtrises et jurandes, le droit
de
marc d\'or, que l\'on payait pour être admis à
faire le commerce ou à exercer une profession
industrielle, furent remplacés par les
patentes ;
le droit de contrôle fut désormais connu sous le
nom de droit de
timbre; les aides se nommèrent
contributions indirectes, droits réunis; la
gabelle,
si odieuse, reçut la dénomination anodine d\'impôt
du sel; les
octrois furent d\'abord abolis, mais on
ne tarda guère à les rétablir sous la philanthro-
pique désignation
d\'octrois de bienfaisance; les
corvées demeurèrent supprimées, mais les pay-
sans furent assujettis aux prestations en nature.
Bref, tout le vieux système d\'impôts reparut ; on
prit seulement !a peine de le débaptiser.

Pour ce qui concerne les droits féodaux sacrifiés
dans la fameuse nuit du 4 août, ils avaient perdu
presque toute leur importance, par suite des l\'a-
chats successifs qui en avaient été faits. S\'ils

-ocr page 119-

avaient eu encore quelque valeur, soyez sûrs
qu\'on ne les aurait pas lâchés si légèrement !
Pour ce qui concerne enfin la confiscation et le
morcellement des terres de la noblesse et du
clergé, c\'est une opération dont les avantages
sont singulièrement contestés aujourd\'hui, même
au simple point de vue économique. Le produit
de la vente de ces biens (estimé par l\'ancien mi-
nistre Ramel à environ 2 milliards SOO millions)
a été promptement englouti par les guerres de
la révolution, et, plus tard, il a fallu endetter
le pays pour indemniser les émigrés; il a fallu
encore salarier le clergé pour le dédommager de
l\'inique spoliation dont on l\'avait rendu victime.
Quel a donc été le bénéfice de l\'opération ?

Veuillez remarquer, du reste, que cet ancien
régime, que la révolution a renversé en France,
a subsisté en Angleterre. Les Anglais ne se sont
pas avisés, eux, de faire table rase de leurs
antiques institutions ; ils se sont contentés de les
réformer, quand cela leur paraissait utile. Eh
bien, comparez le développement que la richesse

lES RÉVOLUnOtlS. ilO

-ocr page 120-

publique a reçu en Angleterre, depuis un demi-
siècle, à celui qu\'elle a reçu en France; compa-
rez encore, si vous le voulez, les libertés civiles
et politiques que les deux pays ont acquises
dans le même intervalle, et prononcez sur la va-
leur des deux systèmes !

Envisagé au point de vue des intérêts maté-
riels,
Vactif Ag la révolution française n\'est pas
lourd. Si l\'on considérait la même révolution au
point de vue moral, si l\'on examinait l\'influence
que ie papier-monnaie, les confiscations, la
guerre, le despotisme et les autres fléaux qu\'elle
a engendrés, ont exercée sur la moralité des
peuples, oh! alors le déficit monterait bien plus
haut encore et la perte semblerait irréparable.
On prétend, à la vérité, que la révolution fran-
çaise a jeté dans le monde une foule de germes
admirables de liberté, d\'égalité et de fraternité,
et l\'on répète, avec emphase, la phrase ronflante
que vous savez sur les idées portées au bout des
baïonnettes. Mais ne vous semble-t-il pas que
ces fameux germes de liberté, d\'égalité et de

-ocr page 121-

fraternité que la révolution a répandus dans le
monde, ont bien tardé à fructifier même en
France? Ne vous semble-t-il pas aussi que les
baïonnettes révolutionnaires ont été de mauvais
supports pour les idées libérales et progressives ?

Je suis convaincu, pour ma part, que la révo-
lution avec son funèbre cortège de luttes civiles
et de guerres d\'invasion, a été funeste à la pro-
pagation des idées françaises, bien loin de la
servir. Au xviii® siècle, la France était le grand
foyer intellectuel de l\'Europe. Ses philosophes
réformateurs étaient écoutés comme des oracles.
Les Polonais demandaient des constitutions à
Mably et à Rousseau ; un économiste français.
Mercier de la Rivière, était appelé en Russie
pour donner son avis sur les changements qu\'il
convenait d\'apporter à la législation de l\'empire.
Enfin, Voltaire, le grand apôtre de l\'esprit de
tolérance et de liberté. Voltaire était l\'idole de
l\'Europe, et ses livres faisaient la récréation des
souverains et l\'espoir des peuples.

Eh bien, quel peuple s\'aviserait aujourd\'hui

-ocr page 122-

112 LES RÉVOLUTIOWS ET LE DESPOTISME,
de demander des constitutions à la France?
Quel peuple se soucierait d\'expérimenter les
idées françaises? On s\'en préserve comme de la
peste, et l\'on confond même les bonnes avec les
mauvaises dans une réprobation commune.
Avant la révolution, tous les esprits libéraux,
toutes les intelligences progressives, tous les
coeurs où vibrait le sentiment de l\'amour de
l\'humanité, se tournaient du côté de la France.
Ils s\'en détournent aujourd\'hui, et c\'est vers
l\'Angleterre que se dirigent leurs vœux et leurs
espérances. C\'est l\'Angleterre qui est devenue
l\'appui et l\'espoir de la liberté en Europe.

Quand donc on dresse le bilan de la révolution
française; quand on considère d\'une part les
immenses ravages qu\'elle a causés, les sacrifices
d\'hommes et de capitaux qu\'elle a coûté au
monde; quand on examine d\'une autre part les
acquisitions presque toutes illusoires ou précaires
qui lui sont dues ; quand on balance son aetif
avec son passif, on s\'aperçoit, à n\'en plus pou-
voir douter, que l\'affaire a été mauvaise pour la
France, mauvaise pour l\'humanité.

-ocr page 123-

Que si l\'on applique les mêmes procédés d\'a-
nalyse économique à la révolution de 1848, si
l\'on dresse le bilan de la révolution de février,
on aura moins de peine encore à s\'assurer que
l\'affaire a etc mauvaise. Au passif, il convient
de placer d\'abord l\'augmentation des dépenses
militaires que cette révolution a occasionnées en
Europe, les frais des guerres intestines qui ont
éclaté en France, en Italie, en Allemagne, sans
parler des éventualités possibles. Or la guerre
est la seule industrie qui n\'ait point progressé
de nos jours, dans le sens du bon marché. Poiir
ne citer qu\'un seul exemple, on évalue à plus de
70 millions les frais de répression de la seule
insurrection de juin. Et pourtant ce douloureux
chapitre des dépenses directes de la révolution
est insignifiant en comparaison de celui des
pertes et des dépenses indirectes qu\'elle a causées.

A dater du 24 février 1848, l\'industrie euro-
péenne a subi une dépression effrayante, occa-
sionnée par la crise révolutionnaire, et ce n\'est
point par millions, c\'est par milliards qu\'il faut

10.

-ocr page 124-

114 les révolutions et le despotisme,
compter ses pertes. Une enquête, dressée pBr
les soins de la chambre de commerce, et sous la
direction de M. Horace Say, digne héritier d\'un
père illustre, atteste que la production indus-
trielle de Paris, qui s\'élevait à 1,463 millions
en 1847, est descendue à 677 millions en 1848.
C\'est donc une perte de plus de 700 millions en
une seule année et dans une seule ville. Calcu-
lez, d\'après cela, ce que la France a perdu, ce
que l\'Italie, l\'Autriche, l\'Allemagne ont perdu.
Les nations mêmes qui avaient eu la sagesse de
se préserver de la contagion révolutionnaire
ont subi le contre-coup delà crise. Le commerce
extérieur de la Belgique, par exemple, qui
présentait en 1847 un total de 732 millions
pour les importations et les exportations, est
descendu à 631 millions en 1848. Enfin l\'Angle-
terre , que l\'on accuse avec si peu de raison de
semer le trouble en Europe pour développer sa
production aux dépens de celle de ses rivales,
l\'Angleterre a vu ses exportations tomber de
78 millions de liv. st. en 1847 à 71 millions

-ocr page 125-

en -1848. En un mot, c\'a été un désastre uni-
versel. Voilà pour le
passif de la révolution de
février. Quant à son
actif, vous savez de quel sup-
plément de libertés cette révolution de malheur
a doté le monde, et peut-être le compte n\'en
est-il pas encore fermé. Son actif n\'est pas même
nul, il est en moins. C\'est une banqueroute po-
litique, comme peut-être jamais le monde n\'en
avait vu.

Vous devez comprendre maintenant pourquoi
les économistes ne sont point partisans des ré-
volutions; pourquoi, après le 24 février 1848
comme après le 10 août 1792, ils se sont effor-
cés de lutter contre l\'esprit révolutionnaire.
C\'est que les économistes ne se contentent pas
de phrases creuses et de formules vides de sens;
c\'est qu\'ils vont au fond des choses ; c\'est qu\'ils
se donnent la peine de dresser le compte des ré-
volutions , expédient dont ne s\'avisent guère les
esprits enthousiastes qui poussent à la roue des
révolutions et qu\'elles ne manquent jamais d\'é-
craser dans leurs reculs. Or, comme les révolu-

-ocr page 126-

lions ne résistent pas à l\'épreuve de la tenue des
livres en partie double ; comme les révolutions
sont de grandes mangeuses, des dissipatrices
effrénées qui engloutissent en quelques jours
les épargnes accumulées pendant des siècles;
conmie elles n\'ont le plus souvent à donner au
peuple, en échange de son épargne et de la vie
de ses enfants, que des paroles échauffantes et
des utopies malsaines, les économistes, qui sont
les teneurs de hvres de la politique, ont crié
haro sur les révolutions et déclaré une guerre
mortelle aux révolutionnaires.

-ocr page 127-

II

Il me reste à expliquer, à présent, pourquoi
l\'économie politique est hostile au despotisme,
pourquoi les économistes n\'ont pas plus de goût
pour les despotes qu\'ils n\'en ont pour les révo-
lutionnaires.

A quoi sert un gouvernement ? Quelle est sa
fonction principale dans la société? Un gouver-
nement, vous le savez, a pour fonction princi-
pale de garantir la sécurité publique. La sécurité
est une denrée indispensable à la société. Quand
elle vient à faire défaut, quand la vie et la pro-
priété des citoyens cessent d\'être suflBsamment
garanties, la production et l\'épargne se ralen-

-ocr page 128-

tissent et la société rétrograde vers la barbarie.

Eh bien , au point de vue de la sécurité néces-
saire à tous les intérêts, lequel vaut le mieux, dans
l\'étatactuel delà civilisation, d\'un gouvernement
représentatif ou d\'un gouvernement despotique?
Laquelle de ces deux formes de gouvernement
peut donner aux nations civilisées, les meilleures
garanties de sécurité? Voilà ce qu\'il s\'agit
d\'examiner.

Depuis quelque temps, on vante beaucoup le
despotisme. Le despotisme est à la mode. On le
prône comme ayant des vertus infaillibles pour
réparer les maux causés par l\'anarchie, pour raf-
fermir la société ébranlée jusque dans ses fonde-
ments, etc., etc. C\'est la phraséologie consacrée.

Et, chose triste à dire, cette phraséologie-là
a autant de succès auprès d\'une certaine portion
arriérée, ignorante, imprévoyante, des classes
supérieures, que la phraséologie révolution-
naire en avait naguère auprès d\'une certaine
portion arriérée, ignorante, imprévoyante des
classes inférieures. Le despotisme fait maintenant

-ocr page 129-

des prosélytes dans les classes élevées, comme le
socialisme en faisait, il y a quelque temps, dans
les basses classes. Cela se conçoit, du reste,
car le despotisme et le socialisme s\'appuient, en
définitive, sur les mêmes passions et ils exploi-
tent les mêmes illusions. Pourquoi les classes
inférieures se jetaient-elles dans les bras du
socialisme? Parce qu\'on leur avait fait croire que
le socialisme possédait des recettes merveilleuses
pour améliorer leur condition sociale ; parce
qu\'elles étaient convaincues que le socialisme
avait le pouvoir de les enrichir en un tour de
main. Pourquoi le despotisme trouve-t-il main-
tenant des panégyristes au sein des classes éle-
vées? Parce qu\'on lui attribue des vertus
merveilleuses pour garantir les intérêts que la
révolution a menacés, parce qu\'on croit que
c\'est un véhicule de conservation d\'une irrésis-
tible puissance.

Les illusions des classes qui s\'étaient jetées
dans les bras du socialisme, ces illusions ont été
cruellement dissipées. Une déception non moins

-ocr page 130-

cruelle attend les hommes assez imprévoyants,
assez aveugles, assez insensés pour abandonner
leur vie et leur fortune à la merci du despotisme.

Si nous voulons nous en convaincre, exami-
nons les garanties de sécurité que le régime parle-
mentaire, d\'une part, le despotisme d\'une autre
part, peuvent donner aux intérêts, et comparons.

Dans les pays qui jouissent encore du bien-
fait du régime parlementaire , en Angleterre et
en Belgique, par exemple, sur quelle base s\'ap-
puie le gouvernement? Il s\'appuie immédiate-
ment sur un corps électoral composé des cou-
ches supérieures de la nation, sur un corps
électoral qui possède la plus grande partie du
capital productif du pays, et qui réunit, en
même temps, je ne dirai pas la plus grande
partie de l\'intelligence de la nation, mais la plus
grande partie de ses lumières.

Ce corps électoral, composé de propriétaires ,
d\'industriels, de négociants grands et petits,
d\'hommes appartenant aux professions libéra-
les , ce corps électoral qui renferme la plupart

-ocr page 131-

des capitalistes qui fournissent les éléments né-
cessaires de la production et des hommes intelli-
gents, industrieux et laborieux qui la dirigent,
ce corps électoral nomme des mandataires char-
gés de fournir au gouvernement les ressources
dont il a besoin et de contrôler ses actes. Rien
ne peut se faire sans leur assentiment, car ils
tiennent les cordons de la bourse du pays. Ce
que veut ce corps électoral, représenté par ses
mandataires, le gouvernement doit l\'exécuter,
sous peine non-seulement de se rendre impo-
pulaire, odieux, mais de compromettre son
existence même.

La volonté du corps électoral, voilà le régula-
teur suprême d\'un gouvernement représentatif.
Cette volonté exprimée par la représentation na-
tionale, est éclairée et fortifiée par la presse.

La presse n\'est, pas moins que le parlement
lui-même, un élément essentiel du régime repré-
sentatif, et vous allez voir quel rôle admirable,
quelle fonction tutélaire elle y remplit, à la consi-
dérer ausimplepointdevuedesintérêts matériels.

11

-ocr page 132-

On s\'est plaint fréquemment de ce que la
presse égarait ou tyrannisait l\'opinion. Ces plain-
tes peuvent être jusqu\'à un certain point fondées
dans un pays où la presse se trouve constituée en
monopole, où des entraves politiques et ûscales
rendent difficile, sinon impossible, la multiplica-
tion des journaux. Mais quand la presse est plei-
nement libi\'e comme elle l\'est, grâce au ciel, en
Belgique (4), la presse n\'apparaît plus que comme
uninstrument à l\'aide duquel se formule et s\'ex-
prime, dans ses mille nuances, l\'opinion d\'un
pays ; à l\'aide duquel aussi cette opinion peut
être mesurée, pesée, évaluée avec une exactitude
presque mathématique.

Au premier aspect, la presse a, j\'en conviens,
quelque chose de peu rassurant. C\'est une ma-
chine affreusement bruyante et dont tous les
mouvements paraissent désordonnés, anarchi-
ques. On en est ahuri et épouvanté. La surprise
et l\'épouvante redoublent encore lorsqu\'on con-

(1) Ceci était écrit avant la présentation du nouveau projet
de loi sur la presse.

-ocr page 133-

sidère en quelles mains peut tomber ce formida-
ble levier. Car la presse est une industrie dans
laquelle le premier venu peut s\'engager. On
n\'exige du journaliste aucune garantie de savoir
ou de moralité. L\'accès de la presse n\'est interdit
ni aux ignorants ni même aux hommes flétris
par la justice ou réprouvés par l\'opinion.

Voilà, se dit-on, un lamentable désordre et
Un afl\'reux péril. Comment la société peut-elle
subsister, ainsi livrée aux excitations journaliè-
res d\'une classe d\'hommes qui ne lui présentent
aucune garantie ? N\'est-ce pas une situation into-
lérable ? Cependant, que l\'on se donne la peine
d\'examiner de plus près le mécanisme de la
presse, etle péril disparaît. On aperçoit alors une
puissance cachée dont la presse n\'est que l\'in-
strument, et qui en détermine ou qui en règle
tous les mouvements. Je veux parler de l\'opinion
et des intérêts des classes auxquelles les journaux
s\'adressent.

Assurément, les hommes qui tiennent entre
leurs mains le levier de la presse, sont les maî-

-ocr page 134-

124 les révolutions et le despotisme,
très d\'en disposer à leur guise, absolument
comme les fabricants de drap sont les maîtres de
fabriquer, selon leur convenance, du gros drap
ou du drap fin, et de le teindre en rouge, en
jaune, en bleu ou en vert. Le journaliste est le
maître de donner à son journal la couleur qui lui
plaît le mieux, la couleur rouge, par exemple,
comme le fabricant est le maître de teindre son
drap en écarlate ou en jaune serin. A cet égard,
la société n\'a d\'action ni sur l\'un ni sur l\'autre,
du moins en apparence. Je dis, en apparence,
car, en réalité, la société est parfaitement sûre
qu\'elle ne sera jamais réduite à ne lire que des
journaux rouges et à ne porter que des habits
écarlates ou jaune-serin. Et savez-vous pourquoi
sa sécurité est entière sous ce double rapport?
Parce que journalistes et fabricants de draps sont
intéressés à fournir à leur clientèle non pas les
couleurs qui leur conviennent à eux, mais les
couleurs qui lui conviennent à elle ; pai\'ce que
la liberté de la presse oblige le journaliste à se
conformer à l\'opinion de sa clientèle, comme la

-ocr page 135-

liberté de l\'industrie oblige le fabricant de drap
à se conformer au goût de la sienne.

Supposez que deux ou trois grands fabricants
de Verviers aient la fantaisie de teindre leurs
draps en écarlate ou en jaune, serin, leur clien-
tèle ne s\'empressera-t-elle pas de leur tourner le
dos? Et grâce à la liberté de l\'industrie, cette
clientèle, dont le goût modeste et tranquille aura
été imprudemment méconnu, ne trouvera-t-elle
pas ailleurs assez de drap noir, bleu, vert ou
brun pour se vêtir? Supposez de même que nos
journaux monarchiques et constitutionnels s\'avi-
sent de prêcher demain les doctrines de la ré-
publique rouge, supposez qu\'ils s\'avisent de glo-
rifier Robespierre, MaratetBabœuf, leur clientèle
ahurie et offensée ne se hâtera-t-elle pas de les
quitter en masse pour s\'adresser ailleurs? Et,
comme nous jouissons de la liberté de la presse,
des feuilles nouvelles ne surgiront-elles pas du
jour au lendemain pour recueillir cette bonne
clientèle monarchique et constitutionnelle ?

La presse, au moins dans les pays où les gou-

11.

-ocr page 136-

verneraents n\'ont pas commis la folie d\'entraver
son développement et de limiter sa liberté, la
presse est obligée de se conformer exactement,
scrupuleusement à l\'opinion. Sous peine de per-
dre leurs lecteurs et leurs abonnés, c\'est-à-dire
sous peine de mort, les journaux sont tenus
d\'approprier leur langage à l\'esprit de leur clien-
tèle, et les journalistes sont bien moins les gou-
vernants, les directeurs de l\'opinion, que ses
hérauts ou ses trompettes.

Dans les pays libres, chacune des mille nuan-
ces de l\'opinion se trouve ainsi exprimée, repré-
sentée dans la presse, et chacune y figure préci-
sément au rang que lui assigne son importance.
Les nuances les plus répandues sont celles qui
comptent le plus de journaux ou dont les jour-
naux comptent le plus d\'abonnés et de lecteurs.
En sorte qu\'il suffit de faire le dénombrement de
la presse et de sa clientèle pour connaître avec
une exactitude presque mathématique l\'état de
l\'opinion. Dans les pays libres, la presse n\'est
autre chose qu\'un véritable
pèse-opinion (c).

-ocr page 137-

Que résulte-t-il de là? c\'est, que, dans les pays
libres, le gouvernement ne marche jamais en
aveugle ; c\'est qu\'il n\'est jamais exposé à se bri-
ser contre des écueils cachés, à moins qu\'il ne
ferme volontairement les yeux à la lumière. Il
peut connaître, jour par jour, l\'état des esprits,
et il lui suffit de s\'appuyer toujours sur l\'opinion
dominante pour demeurer solide, inébranlable.

Sans doute, l\'opinion peut se fourvoyer. Mais
quand on examine de près les intérêts que l\'opi-
nion représente, dont elle est l\'expression immé-
diate, on s\'aperçoit que ses écarts ne sauraient
être dangereux. Qu\'elle prenne, en effet, une
direction fausse et mauvaise, que le gouverne-
ment la suive dans cette direction-là, et les inté-
rêts ne tardent pas d\'en souffrir. Aussitôt l\'opi-
niou se convertit sous la pression irrésistible des
intérêts ; le langage de la presse, d\'une part, les
choix du corps électoral, de l\'autre, se modifient
en conséquence et la direction du gouvernement
est changée.

C\'est ainsi, par exemple, que le régime repré-

-ocr page 138-

sentatif a maintenu pendant plus de trente an-
nées, presque sans aucune altération, la paix du
monde. C\'est ainsi que la paix a pu devenir l\'état
normal des sociétés, tandis qu\'elle apparaissait
naguère encore comme un état exceptionnel et
transitoire, comme un phénomène aussi rare
qu\'il était souhaitable. Pourquoi un changement
si bienfaisant s\'est-il opéré? Pourquoi le règne de
la paix a-t-il pu succéder à celui de la guerre?
Parce que les classes industrieuses et éclairées
qui composent le corps électoral et la clientèle
des journaux, parce que ces classes dirigeantes
des pays représentatifs savent ce que la guerre
coûte et ce qu\'elle rapporte, parce qu\'elles ne se
soucient point de s\'embarquer dans des entre-
prises qu\'elles savent être ruineuses pour elles,
ruineuses pour leur pays. Et comme la volonté
de ces classes industrieuses et intelligentes est le
régulateur suprême des gouvernements repré-
sentatifs, ceux-ci évitentaujourd\'hui la guerre avec
autantdesoin que les gouvernements d\'autrefois
en mettaient à la provoquer et à la perpétuer.

-ocr page 139-

m

Maintenant, supposez que la tribune soit
brisée et la presse bâillonnée, supposez que le
despotisme se substitue au régime représentatif,
et voyez ce qui va se passer. Cette grande classe
de propriétaires, de capitalistes, d\'industriels, de
négociants, dont l\'opinion manifestée à la tri-
bune et dans la presse était souveraine hier,
cette grande classe si profondément intéressée à
la conservation sociale, se trouve aussitôt privée
de tout pouvoir, de toute influence. Ce n\'est plus
sur elle que l\'on s\'appuie, cen\'estplus elle que l\'on

-ocr page 140-

consulte. Elle ne compte plus, elle n\'existe plus.

Comment, en effet, conserverait-elle la moin-
dre influence politique? Le despote n\'a-t-il pas
brisé ou faussé les instruments à l\'aide desquels
l\'opinion de cette classe intelligente et libre
pouvait se produire au grand jour? N\'a-t-il pas
fait taire les idéologues et les bavards ? N\'a-t-il
pas ordonné que le silence se fît autour de lui ?

C\'est désormais à l\'Administration qu\'est com-
mis le soin de manifester ce que pense et ce que
veut le pays? C\'est l\'Administration qui est
chargée d\'instruire le souverain de l\'état de l\'o-
pinion. Or peut-on espérer que ce bilan de l\'opi-
nion, dressé par voie administrative, sera tou-
joursïbien véridique? Peut-on espérer encore que
les intérêts des classes industrieuses et éclairées
trouveront dans l\'Administration un avocat bien
fidèle? Ceci vaut la peine d\'être examiné de près.

Sous un régime de despotisme, l\'opposition à
la volonté du souverain apparaît comme une
chose si inouïe, si exorbitante, si éloignée de
toutes les notions du sens commun, que, dans

-ocr page 141-

les monarchies du bon vieux temps, un seul
homme avait le privilège de faire entendre au
maître des vérités désagréables : c\'était le
fou.
Et 51 ne paraît pas que ce genre de folie ait
jamais été contagieux. Cela se conçoit aisément.
Un despote n\'est-i! pas le souverain dispensa-
teur des grâces, des honneurs, de la richesse?
Comme il puise à même dans la bourse de la
nation, sa faveur n\'est-elle pas un Pactole inépui-
sable ? Ne peut-il pas d\'un mot combler ses fa-
voris? Or cette faveur dorée, quel est le moyen
le plus sûr de l\'obtenir?
N\'est-ce pas de flatter
les goûts ou les penchants du maître et de dire
«»im à toutes ses volontés? Car l\'homme est
ainsi fait, que soit qu\'il se trouve placé au point
le plus élevé ou au degré le plus bas de l\'échelle
sociale, sur le trône ou dans la fange, il aime
ceux qui
l\'approuvent, il déteste ceux qui le
critiquent. C\'est sa nature. Depuis que l\'huma-
nité subit la dure expérience du despotime,
combien pourrait-on citer d\'exemples de récom-
penses accordées pour avoir désapprouvé les

-ocr page 142-

vues d\'un souverain et critiqué ses actes? En
revanche, les faveurs jetées en pâture à la dé-
testable engeance des flatteurs ne sont-elles pas
plus nombreuses que les sables de la mer? On
conçoit donc parfaitement que l\'opposition soit
rare sous un régime de despotisme : c\'est que là
plus qu\'ailleurs l\'opposition est improductive ou
ruineuse, et la flatterie lucrative.

Quand un souverain despotique manifeste sa
volonté, on ne s\'occupe point de la discuter, on
la suit. Que s\'il lui convient par hasard de con-
sulter l\'opinion du pays, comment les conseillers
investis de sa confiance donnent-ils satisfaction à
ce vœu ? N\'est-ce pas toujours en faisant en sorte
que le pays n\'ait d\'autre opinion que celle du
souverain ? S\'ils s\'avisaient naïvement de faire
parler le pays comme il parle en réalité, ne
courraient-ils pas risque de compromettre leur
position? Ne les rendrait-on pas responsables
de ce qu\'on ne manquerait pas de nommer les
écarts de l\'opinion? Tel est le vice organique du
despotisme que jamais sous ce régime l\'opinion

-ocr page 143-

vraie du pays ne peut être connue du souverain.

Il n\'en est pas ainsi, comme chacun sait, sous le
régime représentatif. Sans doute, il y a encore,
sous ce régime, un monarque naturellement
disposé à écouter ses penchants et à faire préva-
loir sa volonté ; il y a encore des administra-
teurs de haut et de bas étage, naturellement
disposés aussi à flatter les penchants du mo-
narque et à exécuter d\'une manière passive ses
volontés pour peu qu\'ils y trouvent leur profit.
Malheureusement, la situation n\'est plus la
même : le monarque n\'est plus le suprême dis-
pensateur des honneurs et de la fortune, la fon-
taine inépuisable des grâces, car les idéologues
et les bavards ont rigoureusement limité ses
attributions et ses appointements, ils ont mis
un robinet à la fontaine. Si le monarque déploie
sa munificence, ce n\'est plus aux dépens des
économies de la nation, c\'est aux dépens des
siennes. Dans cette situation nouvelle, le métier
de courtisan devient presque improductif, et
comme ce métier n\'a rien, après tout, de bien

12

-ocr page 144-

attrayant, on s\'en lasse. On ne flatte plus au-
tant les princes parce qu\'on ne trouve plus au-
tant de profit à les flatter. C\'est une industrie
perdue. D\'un autre côté, le prince n\'a plus be-
soin de s\'adresser à son administration pour
savoir ce que la nation pense et veut; il y a une
tribune et unepressequi sechargentde leluidire.

Sous un régime de despotisme, l\'administration
est, par le vice même de ce régime, excitée à
sacrifier l\'opinion du pays aux penchants du
souverain. Il y a pis encore : son intérêt immédiat
la pousse à conseiller au souverain une conduite
contraire aux intérêts du reste de la nation.

Que sont, en effet, les administrateurs? Des
mangeurs de taxes. Ils vivent du produit des con-
tributions levées sur le pays. Quel est en consé-
quence leur intérêt immédiat? C\'est d\'avoir de
bonnes taxes à manger ; c\'est d\'avoir un gros
budget à faire. Plus les contribuables sont accablés
d\'impôts, plus l\'administration est florissante.
C\'est un administrateur qui a émis cet axiome de-
meuré célèbre :
l\'impôt est le meilleur des place-

-ocr page 145-

nients. Pour l\'administration, oui à coup-sûr!
Toute entreprise publique, qu\'elle soit onéreuse ou
productive pour la communauté, ne profite-t-elle
pas, quand même,à l\'administration? Si l\'entre-
prise échoue, qu\'importe aux administrateurs?
N\'ont-ils pas, en attendant, administré la dé-
pense? Et alors même qu\'une nation subit dans
ses affaires industrielles et commerciales le con-
tre-coup des fausses spéculations de son gouver-
nement, voit-on baisser les salaires administratifs ?
Que si, au contraire, l\'entreprise réussit, l\'admi-
nistration n\'en tire-t-elle pas le profit le plus clair ?
N\'est-ce pas un nouveau
débouché qui s\'ouvre
d\'une manière permanente à son industrie?

Comment donc l\'administration serait-elle un
organe véridique de l\'opinion? Comment les
mangeurs de taxesseraient-ilslesdéfenseurs fidèles
des payeurs de taxes?

Aux influences administratives se joignent les
influences militaires pour diriger le mécanisme
primitif et grossier du despotisme, et celles-ci
sont pires encore que les premières. Car si l\'ad-

-ocr page 146-

ministration pousse à la dépense, l\'armée pousse
à la guerre, c\'est-à-dire à la plus onéreuse de
toutes les dépenses. La guerre n\'est-elle pas pour
l\'armée la source de la gloire, de la fortune et des
honneurs? Les campagnes ne comptent-elles pas
doubledansles états de services militaires? Com-
ment l\'armée ne pousserait-elle pas à la guerre?

Ces garanties de bonne économie et de paix
que possède à un si haut degré une nation lors-
qu\'elle tient elle-même les cordons de sa bourse,
lorsque toutes les entreprises, partant toutes les
dépenses du gouvernement, sont soumises aux
libres discussions de la presse et aux votes des
mandataires des « payeurs de taxes, » ces garan-
ties précieuses des intérêts que deviennent-elles
donc sous un régime où l\'influence des « man-
geurs de taxes » de l\'administration et de l\'armée
demeure seule debout?

Je n\'ignore pas que la prétention du despo-
tisme , c\'est de n\'obéir à aucune influence, c\'est
de suivre toujours sa propre impulsion. Mais je
ne connais pas de prétention qui soit moins jus-

-ocr page 147-

tifiée que celle-là. Il y a bien longtemps que l\'on
a dit que si le despote est un tyran, c\'est aussi
un esclave. A Rome, l\'empereur était à la merci
de ses prétoriens; à Constantinople, le sultan était
à la discrétion de ses janissaires. Quand les janis-
saires étaient mécontents, ils renversaient leurs
marmites et le sultan tremblait dans son palais.

Qu\'il le veuille ou non, le despote subit l\'in-
fluence des corps organisés sur lesquels il est
obligé de s\'appuyer pour gouverner son peuple
et le maintenir dans l\'obéissance. L\'empereur
Napoléon I®"" était certainement le despote le
plus absolu qui fut jamais, et cependant, sans
s\'en douter, il n\'agissait guère que d\'après les
impulsions combinées de son administration et
de son armée. Ai-je besoin d\'ajouter qu\'elles le
poussaient incessamment à la guerre, alors même
que la nation voulait le plus énergiquement la
paix? Ainsi, par exemple, lorsque le projet de
l\'expédition de Russie eut commencé à s\'ébruiter
l\'opinion se montra universellement contraire à
eette folle entreprise. Pourtant, chose curieuse !

12.

-ocr page 148-

138 LES RÉVOLUTIONS ET le DESPOTISME,
de toutes parts les corps constitués envoyèrent,
au nom du pays, des adresses de félicitations à
l\'empereur. C\'est que les administrateurs, inté-
ressés à flatter le penchant du Maître, intéressés
encore à l\'accroissement de leur débouché exté-
rieur, avaient traduit à leur manière le vœu de
l\'opinion. Quant à l\'armée, elle était, comme tou-
jours, remplie d\'enthousiasme. L\'expédition de
Russie, n\'était-ce pas pour elle une nouvelle
moisson de lauriers à recueillir? Une moisson
de lauriers, c\'est-à-dire, en langage vulgaire,
de l\'avancement, des pensions, des croix et de
la maraude. Un seul homme osa se rendre, en
cette circonstance, l\'organe de l\'opinion, ce fut
l\'ex-ministre de la police, Fouché. Fouché envoya
à l\'empereur un mémoire dans lequel il expri-
mait la pensée publique au sujet de l\'expédition
projetée. Napoléon I®\'\' fit appeler l\'auteur de cet
impertinent mémoire, et lui
lava la tête, pour
employer une de ses expressions familières, en
lui demandant pourquoi il se mêlait de ce qui
ne le regai^dait pas :

-ocr page 149-

« J\'ai huit cent mille hommes, dit-il, et pour quel-
qu\'un qui possède une pareille armée, l\'Europe n\'est
qu\'une vieille prostituée qui doit obéir à ses volontés.
Ne m\'avez-vous pas dit vous-même
qu\'impossible n\'é-
tait pas français ?
Je règle ma conduite plutôt sur l\'o-
pinion de müs armées que sur les sentiiments de yos
grands, qui sont devenus trop riches,
et qui, tandis que
vous affectez d\'être inquiet pour moi, ne craignent que
la confusion générale qui suivrait ma mort. Ne vous
tourmentez pas; mais regardez la guerre de Russie
comme une mesure sage que commandent les véritables
intérêts de la France et la tranquillité générale. Suis-
je blâmable si le haut degré de puissance que j\'ai déjà
acquis me force à prendre la dictature de l\'univers?
Ma destinée n\'est pas encore accomplie : ma position ac-
tuelle n\'est que l\'ébauche d\'un tableau qu\'il faut que
j\'achève, etc., etc. «

L\'auteur du mémoire essaya de défendre son
œuvre. Le maître ne voulut rien écouter, et
Fouché tomba complètement en disgrâce. Bel
encouragement pour ceux-là qui auraient voulu
faire entendre la voix mâle de la vérité, au milieu
des fades concerts des séraphins administratifs !

-ocr page 150-

L\'année suivante, après les effroyables désas-
tres de la campagne de Russie, l\'opinion de la
France se prononça plus énergiquement encore
en faveur de la paix. Mais l\'administration ne
manqua pas de l\'intercepter de nouveau au pas-
sage pour la frelater. Après avoir passé à travers
l\'alambic administratif, les vœux unanimes de la
nation pour la conclusion de la paix se trou-
vèrent soudainement transformés en vœux pour
la continuation de la guerre. Dans sa
Vie de
Napoléon,
un ouvrage auquel, pour le dire en
passant, on n\'a pas assez rendu justice, sir Wal-
ter Scott fait remarquer judicieusement combien
la destruction de tous les organes libres de la
pensée du pays fut alors funeste à la France et à
l\'empereur lui-même :

« Une des mesures les plus impolitiques et les plus
inexcusables de Bonaparte avait été de détruire complè-
tement tous les moyens par lesquels l\'opinion publique
pouvait se manifester en France. Son système de despo-
tisme, qui n\'avait laissé aucune manière de faire con-
naître le sentiment national sur les affaires publiques,

-ocr page 151-

soit par la presse, soit par des corps de représen-
tants, devint alors un inconvénient sérieux. La voix
de l\'opinion publique était misérablement remplacée
par celles de fonctionnaires stipendiés, qui, comme des
fontaines artificielles, ne faisaient que rendre avec des
enjolivements les opinions qui leur étaient transmises
du réservoir général à Paris. S\'il eût été permis à des
agents libres, de quelque genre que ce fût, de parler
de l\'état de l\'esprit public. Napoléon aurait eu sous les
yeux un tableau qui l\'aurait promptement rappelé en
France. Il aurait appris que la nation, moins touchée des
maux de la guerre tant qu\'elle avait été éblouie par l\'é-
clat des conquêtes et de ia gloire militaire, y était de-
venue vivement sensible depuis que des défaites s\'y
étaient jointes, et avaient imposé de nouvelles levées à
\'a population. II aurait appris que la fatale retraite de
Moscou, et cette campagne précaire de Saxe, avaient
éveillé des partis et des intérêts qui sommeillaient de-
puis longtemps ; que le nom des Bourbons se faisait
entendre de nouveau dans les frontières de l\'Ouest; que
cinquante mille conscrits réfractaires erraient dans
loute la France, et se formaient en bandes prêtes à se
réunir sous le premier étendard qu\'on lèverait contre
l\'autorité impériale; enfin que dans le corps législatif,
de même que dans le sénat, il s\'était déjà organisé une

-ocr page 152-

142 LES RÉVOLDTIONS ET LE DESPOTISME,
opposition tacite à son gouvernement qui n\'attendait
qu\'un moment de faiblesse pour éclater (1). »

Aussi, chose bonne à signaler, les capitalistes,
les industriels et les négociants, qui avaient d\'a-
bord acclamé le régime impérial, cessèrent peu
à peu d\'avoir confiance dans ce régime. A l\'o-
rigine, ils l\'avaient adopté avec enthousiasme,
parce qu\'ils le considéraient comme une sûre
garantie contre le retour de l\'anarchie. Leur
enthousiasme s\'était encore accru à la suite des
solennelles assurances de paix, par lesquelles
Bonaparte avait eu l\'habileté d\'inaugurer l\'avéne-
ment de son pouvoir souverain. (Voirla premïère
partie,27.)La confiance, qui avait disparu dans
la tourmente révolutionnaire, renaquit comme
par enchantement sous le consulat. Il y eut alors
dans toutes les branches de l\'activité nationale
une magnifique reprise des affaires, une mer-
veilleuse impulsion donnée à toutes les entre-

(1) Vie de Napoléon, t. viH, p. 180.

-ocr page 153-

prises. Malheureusement l\'influence néfaste des
intérêts de guerre, auxquels la constitution de
l\'empire donnait la prépondérance, fit bientôt
succéder le malaise à la prospérité. Les classes in-
dustrieuses et capitalistes demeurant sans repré-
sentation sérieuse, sans organes libres, les corps
constitués, civils et militaires ayant seuls la
parole, les assurances pacifiques s\'envolèrent en
fumée et l\'Europe redevint une sanglante arène.
A mesure que l\'expérience démontra plus clai-
rement aux classes industrieuses et capitalistes
qu\'elles étaient dépourvues des organes politi-
ques nécessaires pour faire prédominer leurs
intérêts de paix sur les intérêts de guerre de
l\'administration et de l\'armée, leur confiance
dans le régime impérial alla s\'affaiblissant. Leurs
dlusions paraissent avoir duré jusqu\'en 1807,
niais, à dater de cette époque,— bien que l\'éta-
blissement impérial continuât de se consolider
de prendre même des proportions de plus en
plus colossales, — la confiance diminua graduel-
ement, et les fonds baissèrent d\'une manière

-ocr page 154-

144 les révolutions et le despotisme,
continue (1). C\'est que les intérêts avaient com-
pris décidément que le régime impérial, par le
vice même de son despotisme, ne pouvait leur

(1) Cours du S p. 100 français, à la fin du Directoire, sous
le Considat et l\'Empire.

Cour»

Cours

Dates.

le plus hîuil.

le plus bas.

1799. .

. . . 22,50

7

1800. . . .

U

17,38

1801. , . .

59,50

1802. . . .

... 59 -

50,15

1805. . . .

. . . 66,60

47 -

1804.. . . .

. . . 59,75

52,20

180S. . . .

. . . 63,30

31,90

1806. . . .

... 77 -

61,60

93,40

70,75

1808. . . .

. . . 88,15

78,10

1809. , . .

... 84 -

76,26

1810. . . .

. . . 84,50

78,40

18H. . . .

83,25

77,70

1812. . . .

. . . 83,60

76,50

1813. . . .

. . . 80,20

47,50

1814. . . .

. . . 57,50

45 —

1815. . . ,

. . . 69-

53 -

Annuaire de l\'économie politique et de la statistique pour
18S1, p. 4-50.

-ocr page 155-

donner toute la sécurité qui leur était néces-
saire. Enfin, quand l\'empire vint à succomber
sous l\'effort de l\'Europe coalisée, on sait ce qui
arriva. Il arriva que les intérêts se rassurèrent
et que les fonds montèrent dans toute l\'Europe,
même en France. Au point de vue des intérêts,
cette grande bataille qui mit fin au despotisme
impérial, en établissant le régime constitution-
nel sur ses débris, cette grande bataille qui
inaugura et assura la paix générale fut peut-être la
meilleure affaire que les peuples eussent jamais
faite, car elle anéantit une cause de perturba-
tion, d\'insécurité qui ralentissait l\'essor de la pro-
duction et de l\'épargne dans le monde entier.

Si Bonaparte avait accordé dans sa constitu-
tion une part légitime d\'influence aux classes
intéressées à la paix, au lieu de bâillonner l\'opi-
nion avec le pommeau de son épée et de s\'ap-
Pnyer uniquement sur des intérêts de guerre,
les destinées de la nation et les siennes n\'eussent-
®lles pas été bien différentes? Permettez-moi de
•^iter encore, à ce sujet, un passage de la
Vie de

tïs RÉroiUTlONS. 13

-ocr page 156-

Napoléon, passage empreint d\'un merveilleux
bon sens, et malheureusement aussi d\'un bon
sens prophétique :

<c Quoique nous admettions tout ce qui peut excuser
Bonaparte d\'avoir choisi le premier rôle du gouverne-
ment, et que nous accordions même à ses admirateurs
qu\'il était nécessaire, pour le bien de la France, qu\'il
occupât la place de premier consul, notre franchise ne
peut aller plus loin. Nous ne pouvons, par exemple,
sanctionner l\'accumulation d\'autorité qui concentra
dans ses mains tous les pouvoirs de l\'État, et priva, dès
ce moment, le peuple français du moindre espoir de
liberté et de la possibilité de se défendre contre la ty-
rannie. Il serait inutile de prétendre que les Français
n\'avaient pas encore appris à faire un bon usage de ces
inappréciables privilèges dont on les dépouilla ou qu\'ils
consentirent à abandonner ce qu\'il n\'était pas en leur
pouvoir de défendre. C\'est une triste apologie du vol
que de dire que la personne dépouillée ne connaissait
pas la valeur de la pierre précieuse qu\'on lui a déro-
bée ; et c\'est une mauvaise excuse pour le voleur, que
d\'avouer que sa victime était désarmée, couchée à terre
et qu\'elle ne pouvait faire aucune résistance sans s\'ex-
poser à perdre la vie.

-ocr page 157-

« En choisissant le poste de chef d\'une monarchie
régulière et limitée, Bonaparte aurait mieux agi dans
son propre intérêt qu\'en préférant, comme il le fit, de
devenir l\'âme unique d\'un monstrueux despotisme. La
concession des privilèges d\'un État libre, en même
temps qu\'elle aurait réuni les factions ennemies, aurait
fixé l\'attention de tous sur le chef du gouvernement et
l\'aurait fait considérer comme leur bienfaiteur. Les
droits constitutionnels réservés à la couronne auraient
été respectés quand on se serait rappelé que la liberté
du peuple avait été réglée sur des bases raisonnables,
et ses privilèges reconnus par la libéralité du chef de
l\'État.

« Ces restrictions à son pouvoir eussent été égale-
ment profitables à son peuple et à lui-même. Si, dans le
cours de son règne, il eût rencontré une opposition
constitutionnelle à ses vastes projets de conquête, qui
coûtèrent tant de sang et causèrent tant de ravages, il
aurait eu à cette opposition la même obligation qu\'au-
rait un homme, privé quelquefois de la raison, aux
liens par lesquels on l\'empêcherait, pendant ses accès,
de faire du mal à personne. Si Bonaparte n\'avait pas eu
la facilité de faire la guerre quand il le trouvait bon,
son esprit actif eût fait prospérer en France toutes les
branches d\'industrie : en ne se servant de son pouvoir

-ocr page 158-

148 LES révolutions ET le despotisme,
que pour favoriser les intérêts de son pays, il eût fait
oublier l\'illégalité de son titre ; et, bien qu\'il n\'eût pas
été l\'héritier légitime du trône, il se serait ainsi montré
l\'un des princes les plus dignes d\'y avoir été appelés.

(t S\'il y avait eu en France des chambres libérale-
ment instituées et qui eussent représenté franchement
l\'opinion nationale, si les droits du peuple eussent été
respectés et garantis, l\'occupation de l\'Espagne, la
guerre de Russie et le système prohibitif à l\'égard de
l\'Angleterre n\'auraient pas eu lieu. Instruite par les
libres discussions de ses députés, la nation se fût oppo-
sée à des mesures violentes et fatales, assez à temps
pour les prévenir. Enfin, avec un pouvoir moins absolu,
Napoléon n\'eût point été renversé du trône, une sage
administration l\'y eût maintenu en dépit de son titre,
et il eût pu léguer à ses descendants la souveraineté de
la France. La réputation qu\'il eût laissée après lui
n\'aurait pu être surpassée que par celle d\'un héros qui,
après avoir rendu d\'aussi éminents services à son pays,
aurait refusé de satisfaire son ambition personnelle. »

Soit donc que l\'on se place au point de vue de
l\'intérêt des gouvernés ou à celui des gouvernants
eux-mêmes, on demeure frappé de l\'immense
supériorité du régime représentatif sur le despo-

-ocr page 159-

lisme. On s\'aperçoit que les gouvernants sont
aussi intéressés que les gouvernés à ce que la
nation ait son mot à dire dans la gestion de ses
affaires. On s\'aperçoit qu\'il est à la fois plus ho-
norable, plus digne et plus sûr d\'être un souve-
rain constitutionnel qui s\'appuie sur les classes
industrieuses et éclairées d\'une nation, que d\'être
nn despote qui s\'appuie sur une administration
et sur une armée. Sans doute, un gouvernement
constitutionnel, obligé comme il l\'est de subor-
donner son opinion et sa volonté à l\'opinion et
à la volonté du pays, se trouve toujours quelque
peu gêné dans ses allures ; il n\'a pas ses coudées
franches.

Mais le despotisme a-t-il les siennes? Si le mo-
narque constitutionnel est obligé de consulter les
nrnes de la représentation nationale, le despote
n\'est-il pas tenu, de son côté, sous peine de dé-
chéance et de mort, de fixer incessamment ses
regards sur les marmites des janissaires? La-
quelle de ces deux situations est la plus honora-
ble, la plus digne et la plus sûre?

É

-ocr page 160-

Vous devez comprendre, maintenant, pourquoi
les économistes ne sont pas partisans du despo-
tisme. C\'est qu\'ils appliquent aux résultats, aux
produits du despotisme, la même méthode d\'ob-
servation et d\'analyse dont ils se servent pour
apprécier les résultats, les produits des révolu-
tions. C\'est qu\'en employant cette méthode d\'ob-
servation et d\'analyse, en examinant les gouver-
nements comme des machines, comme des in-
struments destinés à garantir, à sauvegarder les
intérêts de la société, à procurer aux peuples la
sécurité qui leur est indispensable pour croître
en nombre, en richesse, en civilisation; ils ac-
quièrent la conviction que les gouvernements
représentatifs sont des machines infiniment su-
périeures aux gouvernements despotiques.

En conséquence, ils sont tout aussi hostiles aux
hommes qui s\'efforcent de détruire ou de fausser
les gouvernements représentatifs; ils sont tout
aussi hostiles à ces hommes qu\'ils le sont, par
exemple, aux briseurs de machines, et pour les
mêmes raisons. Car les fauteurs du despotisme

-ocr page 161-

sont de nos jours de véritables briseurs de ma-
chines; ce sont des hommes qui, aveuglés sur les
intérêts des masses et sur leurs propres intérêts,
s\'efforcent de substituer aux nouvelles machines,
aux instruments perfectionnés delà civilisation,
les vieilles mécaniques, les outils imparfaits et
grossiers de la barbarie.

Malheureusement, on n\'écoute guère les éco-
nomistes. Je viens de parler des briseurs de ma-
chines. Malgré les démonstrations et les conseils
des économistes, on a vu bien souvent les ou-
vriers, égarés par des meneurs inintelligents ou
pervers, briser les machines nouvelles. En An-
gleterre, les briseurs de machines avaient acquis,
il y a trente ans, une puissance formidable. Ils
s\'en allaient de ville en ville, de district en dis-
trict, accomplissant leur œuvre de destruction
forcenée. Un instant on put croire que les pro-
grès de l\'industrie, que le développement de la
civilisation seraient arrêtés par ces nouveaux
barbares.

Mais enfin, les intérêts prirent l\'alarme, les

-ocr page 162-

forces de la civilisation furent opposées à ce dé-
bordement de la barbarie, et les briseurs de
machines furent vaincus. Eh bien, les briseurs
de machines de la politique auront beau faire,
ils auront beau étendre leur œuvre de destruc-
tion et s\'en glorifier, ils finiront, quoi qu\'ils fas-
sent , par avoir le dessous, car leur système a
vieilli, leurs mécaniques sont usées, la civilisa-
tion n\'en veut plus. La civilisation repousse le
despotisme comme elle repousse les révolutions.

fin de la deuxieme partie.

-ocr page 163-

APPENDICE.

-ocr page 164-

î

li
I

-ocr page 165-

APPENDICE.

(A)

Voici sur quelles bases sir Francis d\'Ivernois établis-
sait son estimation du nombre des existences immolées
par la révolution.

« Bien avant que la guerre de la Vendée fût terminée,
tlit l\'illustre économiste genevois, et vers la fin de 179^,
on avait publié un registre officiel, où l\'on évaluait la
perte des premières campagnes à huit cent mille répu-
l\'iicains, en y comprenant ceux qui étaient morts dans
les hôpitaux militaires, et soixante et dix mille prison-
niers. Ce registre se trouve appuyé par des calculs
détaillés qui se firent en Allemagne et d\'où il résulte
^u\'au mois d\'octobre 179S, la guerre avait déjà coûté

-ocr page 166-

plus d\'un million d\'hommes à la France. Il faut mainte-
nant y ajouter, d\'abord le nombre de soldats républi-
cains qui périrent encore dans les départements de
l\'Ouest, ensuite la destruction quia eu lieu, soit sur les
rives du Rhin et du Danube, soit dans les cent onze
combats livrés en Italie ; enfin il faut se souvenir que
les Suisses en succombant n\'ont pas laissé que de vendre
chèrement leur liberté. La destruction de ces trois der-
nières campagnes doit s\'être élevée tout au moins à la
moitié de celle des quatre précédentes, et je crois tenir
un assez juste milieu en estimant que la guerre a coûté
jusqu\'ici (1799) à la France environ un million et demi
de soldats.

« J\'ignore si ses chefs accuseront d\'exagération cet
aifreux calcul ; et je conviens qu\'ils se sont mis eu me-
sure de le nier, par le soin qu\'ils ont pris d\'anéantir tout
ce qui aurait pu servir de pièces justificatives. On peut
en juger par le discours où un député reprocha aux
bureaux de la guerre « de n\'avoir conservé aucun état,
« aucun renseignement qui pût indiquer dans quel corps
« avait été incorporé tel ou tel citoyen. » C\'était, en effet,
le moyen le plus sûr d\'ensevelir à jamais dans l\'oubli le
seul registre qui aurait pu révéler un jour les pertes de
la France.

« Si quelqu\'un m\'accuse de les exagérerici, c\'est qu\'il
ignore peut-être les ravages des maladies épidémiques

-ocr page 167-

dans les hôpitaux militaires, où elles ont enlevé non-
seulement les malades et les convalescents, mais la plu-
part des médecins et chirurgiens expérimentés, ce qui a
produit une nouvelle cause de mortalité ; car comme il
ne s\'est plus formé d\'élèves, vu l\'anéantissement ou la
désertion des anciennes écoles de médecine et de chirur-
gie, les places vacantes ont été remplies par des ex-
moines et des barbiers, qui, sous le nom d\'officiers de
santé, ont tué à eux seuls plus d\'individus que la guerre
et la famine. C\'est du moins ce qu\'a dit dernièrement le
député Vitet ; et son collègue Baraillon, qui mérite ici
quelque créance, puisqu\'il est médecin, a certifié que
ft dans plusieurs hôpitaux militaires, ces ignorants
« déhontés ont ordonné du sublime corrosif et de l\'arsenic
« pour de l\'émétique. — Ne croyez pas, ajouta-t-il, ne
« croyez pas que ce soitle fer de l\'ennemi qui ait moissonné
« majeure partie de nos braves défenseurs ; ce sont les
« maladies, et je vous effrayerais, si je vous en rapportais
« les effets. »

« Ce dernier trait faisait allusion à une autre circon-
stance singulièrement funeste aux armées républicaines ;
c\'est l\'immense quantité de jeunes gens ou plutôt d\'en-
fants que le zèle martial y entraîna avant qu\'ils fussent
d\'âge à supporter les fatigues des camps. II faut que le
nombre de ceux qui y ont succombé soit bien considé-
rable, puisqu\'en proposant son nouveau plan de con-

-ocr page 168-

scription militaire, pour la levée d\'un million de soldats,
le général Jourdan s\'est vu forcé de convenir que les
regrets de Baraillon sont trop fondés, et que c\'était un
puissant motif pour ne plus admettre dans l\'armée que
des hommes dont l\'accroissement soit parfait et qui
jouissent de toutes leurs forces.

« C\'est en combinant les effets de toutes ces causes
extraordinaires de mortalité, que j\'ai évalué àl,SOO mille
Français la perte totale de leurs armées tant de terre
que de mer.

« Il est infiniment plus difficile de calculer le nombre
de vies que la révolution a fauchées dans l\'intérieur ; et
cependant je crains fort de rester en deçà des limites du
vrai, en ne les portant qu\'à un million. Je ne parle pas
des vies précieuses tranchées par les guillotines perma-
nentes ou ambulantes : quelque nombreuses qu\'aient été
ces exécutions quotidiennes, elles n\'ont fait une impres-
sion si profonde, que parce qu\'on vit des femmes parmi
les victimes, qu\'on en publiait chaque jour la liste funé-
raire, et qu\'on y lisait les noms de tout ce qui restait de
plus pur en France, tels que ceux de madame Elisabeth
et de M. de Malesherbes : mais je passe d\'abord en revue
les rassemblements des paysans qui brûlaient les châteaux
en 1789 et qu\'on tua par centaines en leur donnant la
chasse. Je viens ensuite au règne des fatales lanternes et
à l\'espèce de solitude que présentent aujourd\'hui les

-ocr page 169-

quatre départements d\'outre-Loire. Je porte mes re-
gards sur les innombrables insurrections qui ont éclaté
successivement dans les provinces et n\'y ont été étouffées
que dans le sang. Je compte tout celui qui s\'est versé à
Paris dans les différentes réactions, les noyades de
Nantes et les mitraillades du midi, entre autres les mas-
sacres alternatifs d\'Avignon, de Lyon, d\'Orange, d\'Arles,
de Toulon et de Marseille. Je compte les exterminations
sous lesquelles ont succombé tour à tour les constitu-
tionnels, les fédéralistes, les robespierriens et même les
thermidoriens. Je m\'arrête sur les prêtres égorgés, dé-
portés ou incarcérés, puis sur cette foule immense de
Français emprisonnés à titre de suspects et qui sont
morts avant le temps,soit de maladies, soit de misère,
®oit de famine, d\'angoisses et de chagrin, dans les mai-
sons de réclusion où on les entassait. A cet épouvantable
catalogue il faut joindre l\'émigration, tant des nobles
que de la classe aisée des roturiers, auxquels viennent
encore s\'associer les trente mille cultivateurs plébéiens
qui, en 179o, échappèrent d\'Alsace pour fuir la mort.
On sait qu\'ils n\'ont point obtenu la permission de rester
sous leurs toits domestiques, quoique, avant le 18 fruc-
tidor, le conseil des Cinq-Cents eût reconnu solennelle-
inent qu\'ils étaient fugitifs et non émigrés.

"Ce n\'est pas tout; car le règne des modérés, qui précéda
celui des fructidoriens, donna naissance à ce qu\'on a

-ocr page 170-

appelé la réaction royale, parce qu\'elle porta principa-
lement contre les acquéreurs des presbytères et contre
les jacobins. Ceux d\'entre eux qui y échappèrent ont
écrit aux Conseils, que les réactionnaires royaux ont
commis des forfaits dont l\'histoire des peuples les plus
barbares n\'offre point d\'exemple. Si l\'on pouvait s\'en
fier à Gayvernon, ces forfaits coûtèrent la vie à vingt-trois
mille républicains, assassinés sur les rives du Rhône,
dans les belles contrées du midi. Santhonax, qui prétend
en avoir fait un relevé plus exact, porte le nombre des
victimes à vingt-cinq mille, et Lecointe, président des
Cinq-Cents, vient d\'avancer qu\'il pourrait, une liste à la
main, prouver que 30 mille meurtres furent commis dans
cette réaction. Il y a tout lieu de croire que ces listes sont
fort exagérées : mais le 18 fructidor n\'a abouti qu\'à opé-
rer une réaction contraire, en plaçant les poignards des
assassins dans les mains du parti qui se plaignait d\'avoir
éét assassiné. Aussi le rapport de Rabaut, et tous ceux
qui arrivent de ces belles contrées, assurent qu\'elles se
dépeuplent à vue d\'œil.

« Je renvoie à parler ailleurs des ravages de ce qu\'on
appelle aujourd\'hui le « plomb destructeur » des commis-
sions militaires, parce qu\'ils ne peuvent point entrer en
ligne de compte, pour la dépopulation, avec les grands
massacres qu\'on vient devoir. Si l\'on passe en revue toutes
ces funérailles de la république française, il est évident

-ocr page 171-

qu\'on ne peut hasarder que des conjectures bien vagues
sur le nombre d\'hommes qu\'elles lui ont coûté. Je crois
cependant ne pas exagérer en l\'évaluant à un mil-
lion.

« Mais ce serait une grande erreur que d\'envisager ce
recensement numérique comme le relevé complet de ses
pertes. Certes, il faudrait en être aux premiers principes
de l\'arithmétique politique, pour se figurer que ce soit
sur le champ de bataille et dans les hôpitaux qu\'on peut
tenir le registre des vies que coûte une révolution ou une
guerre. Ce qu\'il s\'agirait d\'inscrire sur ce terrible regis-
tre, c\'est bien moins les hommes qu\'elle a tués que les
enfants qu\'elle a empêchés et qu\'elle empêchera de naî-
tre. Voilà la blessure la plus profonde qu\'ait reçue la
population française.

«Pour en sonder toute la profondeur, il ne faut pas per-
dre de vue que jusqu\'ici, dans les guerres modernes, les
hommes qui se vouaient à l\'état de soldats étaient, pour
la plupart, tirés de la classe la plus vagabonde, la plus
paresseuse ou la plus dissipée de la société, et déjà telle-
ment appauvrie, que le célibat lui est en quelque sorte
imposé par sa pauvreté même. Mais la population guer-
rière que les Français ont sacrifiée depuis sept ans sur
les champs de bataille a été tirée indistinctement de
toutes les classes, sans égards pour la classe aisée qui
3Vait le plus de penchant vers l\'état du mariage et le plus

-ocr page 172-

de moyens pour subvenir aux frais et à l\'éducation d\'une
nombreuse famille. Les aveugles réquisitions ont traîné
de force aux armées cette classe précieuse qui y a péri
par milliers, et le plus souvent dans les rangs des sim-
ples soldats. C\'était à elle surtout à réparer les brèches
que la guerre faisait à la population, et elle a été fauchée
dans sa fleur, dans l\'âge de force et de vigueur, entre
dix-huit et trente-cinq ans, à l\'époque de la vie la plus
propre à la propagation. Encore faut-il faire entrer dans
ce calcul un nombre proportionnel de femmes condam-
nées à la stérilité ou à la débauche, ce qui revient pres-
que au même pour la reproduction. Supposons que sur
la masse des hommes détruits , deux millions seulement
eussent été destinés à être unis à autant de femmes. D\'a-
près les calculs de BufFon, ces deux millions de couples
auraient dû mettre au jour douze millions pour en ame-
ner à l\'âge de trente-neuf ans un nombre égal à celui de
leurs pères. Voilà le point de vue sous lequel les consé-
quences de cette déperdition d\'hommes deviennent en
quelque manière incalculables, parce qu\'elles portent
bien davantage sur les douze millions d\'enfants qu\'on a
empêchés de naître, que sur les deux millions et demi
d\'hommes dont la France porte aujourd\'hui le deuil. Ce
n\'est que dans l\'avenir qu\'elle pourra mesurer cette
épouvantable brèche, »

Sir Francis d\'Ivernois. (Tableau historique et politique

-ocr page 173-

des pertes que la révolution et la guerre ont causées au
peuple français,
t. I^r, p. 21 à 30.)

Les levées en masse et les réquisitions, régularisées
plus tard sous le nom de conscription, servirent à mettre
a la disposition des gouvernements dont la révolution
gratifia la France de 1792 à 181S la chair à canon néces-
saire pour les besoins de la guerre. La première levée en
masse décrétée pour la défense du territoire s\'exécuta
avec enthousiasme ; mais quand la guerre fut devenue le
œal chronique de la révolution, les réquisitions et la
conscription n\'excitèrent plus dans le pays qu\'un senti-
ment universel d\'appréhension et d\'horreur. La con-
scription fut regardée, non sans raison, comme une sim-
ple transformation du terrorisme. Un Allemand qui a
rempli, à cette époque, des fonctions administratives en
France, M. Faber a retracé, dans un tableau émouvant,
les maux et les angoisses que la conscription impériale
faisait peser sur les populations. En lisant la description
de M. Faber, on se convaincra que les sanglants holo-
caustes que la France révolutionnaire a livrés pendant
plus de vingt ans au démon de la guerre, n\'étaient pas
toujours à beaucoup près des holocaustes volontaires.

« Le jour fixé pour le tirage de la conscription, dît
M. Faber, est un jour de deuil public et d\'angoisses dans
toutes les familles. Tous les travaux sont abandonnés,

-ocr page 174-

chacun a un funeste intérêt à assister à la solennité. Le
tirage se fait à la maison de ville. A l\'heure indiquée, les
conscrits s\'y assemblent ou, pour les absents, les parents,
les frères, délégués et répondants. L\'opération se fait
devant le conseil municipal, présidé par le maire; si c\'est
au chef-lieu, le préfet ou le sous-préfet y assiste. On voit
des jeunes gens conduits par leurs pères que la gran-
deur du sacrifice accable ; on découvre quelquefois des
mères éplorées qui ont accompagné ce qu\'elles ont de
plus précieux. Un morne silence règne dans la salle; on
n\'entend pas respirer ; quelquefois un soupir perce. Le
maire fait une courte harangue ; le nom de chaque con-
scrit est appelé ; le conscrit avance ; il tend le bras vers
l\'urne ; bien des destinées sont sous sa main ; il en tire
la sienne... C\'est un horrible jeu que cetteloterie d\'hom-
mes!... L\'opération achevée, le maire entonne le pre-
mier le cri de :
Vive l\'Empereur 1 et une musique mili-
taire joue des marches. Pour la plupart des assistants,
cette musique est triste. Après le tirage, les substitutions
et remplacements sont négociés. Les conscrits qui ont
tiré les premiers numéros doivent entrer les premiers
dans les rangs ; les porteurs des derniers numéros ont
une meilleure perspective. Mais, dès le lendemain du
tirage, la série des numéros est souvent changée : des cas
inattendus, la désertion surtout, y font de grandes la-
cunes, Sur les frontières, la désertion est quelquefois ef-

-ocr page 175-

appendice. 165

frayante; sur cent conscrits, on a compté parfois quatre-
vingts déserteurs ; il en a été souvent ainsi sur les fron-
tières d\'Allemagne, comme sur celles d\'Italie; celles d\'Es-
Pagne n\'en ont pas été exemptes.

«...Les conscrits qui ne se rendent pas aux appels et
aux différentes sommations publiques pour comparaître
sont déclarés
conscrits réfractaires. Ce terme révolution-
naire avec tous ses souvenirs et toutes ses terreurs est
remis en vigueur, et les procédés révolutionnaires sont
déployés avec énergie. Les maires, les officiers de la po-
lice, les gendarmes ont ordre de suspecter, de perquisi
tionner, d\'arrêter. Tous, le signalement en poche, doi-
vent faire la chasse aux
conscrits réfractaires en consti-
tuant prisonnier tout ce qui a l\'apparence d\'être de l\'âge
de la conscription; et, comme l\'extérieur est trompeur,
les gendarmes mauvais physionomistes mais zélés servi-
teurs empoignent fréquemment des gens au-dessous ou
au-dessus de l\'âge. - Il plut un jour à M. le conseiller
d\'Etat chargé extraordinairement de la police d\'un arron-
dissement de l\'empire, d\'ordonner dans un département
que les passe-ports délivrés à des conscrits pour l\'inté-
rieur ne seraient dorénavant valables que pour vingt-
quatre jours, à moins d\'être visés par les préfets et seule-
ment pour le retour dans les foyers. C\'était une mesure
Véritablement révolutionnaire, puisque la loi existante
sur les passe-ports en fut annulée, car d\'après cette

-ocr page 176-

loi les passe-ports devaient purement et simplement être

délivrés par le maire sans visa du préfet. Pour les eon-
serits absents par permission, point de milieu
; il fallait
se faire arrêter, ou quitter ses affaires pour venir faire
viser le passe-port, c\'est-à-dire se faire toiser et enregi-
menter. 11 ya des
préfets qui, regrettant d\'être restreints,
pour les mesures qu\'ils prennent, dans les limites de leur
département, cherchent à leur donner une étendue plus
générale, pour signaler leur zèle. . Il ne suffit pas, écri-
vait en 1808 un préfet d\'ailleurs honnête homme, que
les tribunaux soient occupés à condamner les conscrits
réfractaires ainsi que leurs parents aux amendes pres-
crites ; les maires doivent déployer tous les moyens de
police, pour priver les premiers de tout asile et de tout
endroit de séjour, et pour les faire arrêter. A cette
fin,
les maires doivent faire comparaître devant eux tous les
individus de l\'âge de la conscription qui demeurent dans
leurs mairies sans y être nés; ils feront exhiber à ces
individus tous les certificats prouvant qu\'ils ne sont pas
de la conscription, qu\'ils en sont légalement exemptés
ou qu\'ils ont été remplacés ; ceux de ces jeunes gens qui
ne pourront pas produire ces preuves en bonne et due
forme, seront aussitôt conduits par les gendarmes de-
vant le préfet. En outre, les maires doivent prendre des
mesures pour que tous les jeunes gens, voyageant par
leurs mairies, exhibent leurs
passe-ports ainsi que tous

-ocr page 177-

papiers et certificats dont ils sont porteurs; ils doivent
s\'assurer si lesdits papiers ne mettent pas ces jeunes
gens dans la classe des conscrits des années précédentes
et s\'ils font mention du contingent dont ils ont pu faire
partie. Au défaut de toutes les pièces requises à la légi-
timation de ces jeunes gens, ils doivent être arrêtés et
conduits devant le préfet. » Ce préfet, terroriste dans
ses circulaires, avait, dans la vie privée, les mœurs les
plus douces etle caractère le plus loyal, mais chacun sait
que les peureux ont été souvent les plus grands terroristes.

o Je ne puis passer sous silence une mesure d\'un préfet
résidant dans un département riverain du Rhin; j\'ai
sous les yeux un extrait de son arrêté, donné en 180S,
concernant la conscription de l\'an xiv et portant des dis
positions que voici en substance : — Défense à tout pro
priétaire et fermier particulier de bateaux, bacs et ponts
volants de faire passer avec ces embarcations la rivière
à qui que ce soit; les seuls bateaux, bacs et ponts volants
établis par des traités publics des gouvernements des
deux rives, ont dès à présent l\'autorisation spéciale et
exclusive de faire de tels passages. 11 sera établi à chacune
de ces embarcations autorisées un homme chargé d\'exa-
miner tous les passants pour empêcher la désertion des
conscrits et l\'évasion des réfractaires. Si, moyennant ces
embarcations désignées, des conscrits ou réfractaires
parvenaient à s\'échapper, les conducteurs, fermiers et

-ocr page 178-

168 appendice.

propriétaires desdites embarcations, seront poursuivis et
condamnés aux peines statuées par les lois, parce qu\'ils
sont civilement responsables des gens à leur service. Les
gendarmes etles douaniers sont particulièrement chargés
de tenir la main à l\'exécution de cet arrêté...

« Mille mesures semblables,variant simplement dans les
formalités, d\'après les localités ou le caractère des pré-
fets, enveloppent toute la France, dès le moment où
l\'œuvre de la conscription est entamée. Toutes les classes,
tous les états, toutes les familles en sont frappés. La
France ressemble alors à une grande maison de détention
où l\'un surveille l\'autre, et où l\'un évite l\'autre. On ne
peut aller à une portée de fusil de son endroit, sans être
toisé et questionné. Partout, des gardiens, des surveil-
lants, des espions ; on doit toujours être muni de nombre
de certificats et papiers. La France ressemble alors au
moins à une caserne, puisque partout il y a sentinelles
et consignes. Souvent on voit un jeune homme qui a les
gendarmes à ses trousses ; souvent, quand on y regarde
de près, le jeune homme a les pouces liés; quelquefois
il porte les menottes. Les mesures de surveillance aug-
mentent à mesure qu\'on approche des frontières; il y a
là sextuple, peut-être décuple rang de gardiens. La
légion des douanes y fait la visite des fronts et des phy-
sionomies comme celle des poches.

« Vous êtes en voyage. Tout à coup vous ne pouvez

-ocr page 179-

passer outre. Une foule nombreuse obstrue la grande
route. Fracas de chaînes. Voix plaintives. Escorte à che-
val. Sabres nus. Des hommes à figure pâle et défaite,
tête rasée, à costume hideux, traînant des chaînes et des
boulets, forment une effrayante procession sur le grand
chemin. De quel crime atroce, grand Dieu ! sont-ils cou-
pables ces malheureux, pour présenter un tel aspect
d\'abjection et de misère?... Ce sont des conscrits réfrac-
taires et déserteurs, qui, rassemblés en dépôts dans un
département, sont transportés à une forteresse de l\'in-
térieur.

« Il existe plusieurs lois, décrets, arrêtés, qui statuent
des punitions pour les déserteurs et réfractaires, lors-
qu\'on les prend. Pendant que provisoirement leurs
parents ou répondants sont condamnés à l\'amende, qu\'on
saisit et vend chez eux tout ce qu\'ils possèdent, pour faire
face à la somme prescrite et aux dépens de la procédure^
les jeunes gens pris doivent satisfaire de leur personne
a la vindicte de la loi. Aussitôt arrêtés, ils sont conduits
sous bonne et sûre escorte aux prisons de la commune
la plus voisine. Ils y souffrent faim et misère, parce que
la commune qui doit les faire subsister n\'a pas de quoi
satisfaire à leurs besoins. Heureux ceux qui, en vendant
ce qu\'ils portent sur leurs corps, peuvent adoucir leur
situation ! La commune doit fournir un habillement hi-
deux pour ses formes et sa couleur, semblable à celui

15.

-ocr page 180-

des galériens, de bure ou gros drap gris-brun, veste,
pantalon et bonnet. Un jour de parade, le conscrit arrêté
est conduit devant la troupe qui peut se trouver dans
l\'endroit, mise sous les armes. Lecture lui est donnée
de la loi et de son jugement ; il est déclaré indigne de
servir. Il est dépouillé de ses vêtements ; on lui tond
ras la tête; on l\'affuble du costume mi-pénitent, mi-
galérien ; il reçoit des sabots pour chaussure, et une
chaîne, terminée par un poids lourd que le condamné
traîne après lui, est rivée à sa jambe... C\'est dans ce
costume et réunis en convois, que les conscrits con-
damnés sont conduits à travers la France vers les forte-
resses, où ils doivent être employés aux travaux publics.
Il y a quatre ou cinq forteresses de l\'intérieur désignées
comme lieux de punition des conscrits réfractaires et
déserteurs. Il est dit dans le décret que lorsqu\'un con-
damné aura montré, au bout d\'un certain temps, par sa
conduite régulière, un changement de sentiments, les
travaux qui lui sont imposés seront diminués, sa posi-
tion sera adoucie, et il sera admis dans des compagnies
de pionniers ; pour comble de grâce il pourra, après un
long terme, être trouvé digne d\'être replacé dans les
rangs des conscrits. Un autre moyen de tromper la loi
sur la conscription a été suivi d\'un autre moyen coerci-
tif : il est ordonné par un décret tout récent que les
conscrits qui se mutilent dans l\'intention de se sous-

-ocr page 181-

traire au service militaire, seront réunis en compagnies
de pionniers.

« ... Il y a des faits et des actes publics qui constatent
les dispositions des esprits à l\'égard de la conscription.
Les églises et les tribunaux les fournissent. A chaque
conscription, les chaires à prêcher retentissent de lamen-
tations sur la mauvaise volonté des jeunes gens à se
rendre aux appels qui leur sont faits; on entend les
prêtres blâmer, censurer, condamner aux enfers les
conscrits qui ont abandonné leurs foyers, et accuser les
parents de ne les avoir pas retenus. Des chaires on peut
conclure à ce qui se passe dans les confessionnaux. Les
évêques ont plus d\'une fois consigné leur saint zèle dans
leurs mandements ; j\'en ai lu beaucoup qui mettaient à
découvert toute la plaie, mais je ne puis, pour l\'instant,
citer que le mandement de l\'évêque de Mende, donné
avant la campagne de 180S. Après s\'être récrié sur le
délabrement des églises et sur le défaut de maisons pour
les prêtres, il dit : « Le second désordre qui nous touche
extrêmement, parce que nous partageons vos peines, et
qu\'il est devenu pour vous une source de malheurs, c\'est
votre opposition à la conscription militaire... Tandis que
les premiers succès promettent l\'issue la plus brillante
à la campagne qu\'il (Napoléon) entreprend, vous vou-
driez vous montrer insensibles à la gloire, à l\'intérêt
national, au nom français!... Quoi! vous aimez mieux

-ocr page 182-

fuir votre patrie, réduire vos parents à la misère, vos con-
citoyens à la désolation, que d\'obéir à une loi quele besoin
de l\'État sollicite et dont la religion vous fait un devoir. «
« Les condamnations prononcées par les tribunaux
contre des conscrits réfractaires, solidairement avec
leurs parents, proches et répondants, jetteraient encore
plus de jour sur le véritable accueil qu\'on fait à la con-
scription. Mais il est difficile de se procurer les listes
entières de ces condamnations, parce que les tribunaux
ne les publient pas, et font seulement parvenir les juge-
ments partiels aux parties. Ordinairement, ils cachent
même le total de leurs condamnations, car il pourrait en
résulter un effet désavantageux sur les esprits et le gou-
vernement pourrait se trouver discrédité. Je n\'ose faire
usage de divers résultats de cette espèce, parce qu\'ils
m\'ont été confidentiellement communiqués. Il est cepen-
dant quelques tribunaux dont les jugements rendus sont
parvenus à la connaissance du public, ou par l\'indiscré-
tion de quelque juge ou par une politique particulière
des tribunaux eux-mêmes. Il a été annoncé par les
feuilles publiques qu\'en 180S le tribunal de première
instance, séant à Lille, a condamné, pour la conscription
de l\'année, 153 réfractaires, et que celui qui siège à Gand
en a condamné 70. Il faut remarquer ici que 200 con-
scrits font le maximum qu\'un arrondissement puisse
fournir. Dans aucune ville, la résistance à la conscrip-

-ocr page 183-

tion ne s\'est plus ouvertement manifestée qu\'à Anvers.
En 1804, elle vit approcher le terme fixé pour le départ
des conscrits, sans qu\'elle eût fourni aucun homme ou
satisfait à une seule des opérations prescrites. Lorsqu\'il
l\'y avait plus de temps à perdre, un commandant mili-
taire, à la tête d\'un petit corps de troupes, entra dans
Anvers, comme dans une ville ennemie, et lui dicta les
conditions sous lesquelles elle aurait à satisfaire à la loi,
avec intimation du délai fatal. En attendant, il logea ses
soldats chez les habitants de la ville prise. Les habitants
étaient consternés ; les magistrats protestaient d\'avoir
tout fait pour remplir les termes de la loi, et pour dé-
tourner de la tête de leurs concitoyens le châtiment qui
venait de les frapper. On fit alors ce qu\'on aurait dû
faire plus tôt, pour le faire à moins de frais : moyennant
de l\'argent on enrôla des soldats à la place des conscrits,
que la bonne volonté n\'avait pas voulu fournir. li a été
parlé de cet événement dans les feuilles du temps. Dans
bien d\'autres villes il y a eu une aussi invincible répu-
gnance contre la conscription, mais il n\'en a pas été
parlé, parce qu\'on n\'y avait pas, comme à Anvers, le
moyen de laisser aller les choses à la dernière extrémité,
c\'est-à-dire, on n\'avait pas d\'argent (1). «

Que la conscription impériale ait été particulièrement

(1) Notices sur l\'intérieurde la France, écrites en 1806, par
M.Faber, t. p. 141-149.

-ocr page 184-

en exécration dans les pays, tels que la Belgique, dont
la réunion à la France avait été accomplie par l\'abus
de la force, cela se conçoit aisément. D\'ailleurs, circon-
stance qui devait singulièrement contribuer à la rendre
odieuse dans ces pays-là, Napoléon avait pour système
d\'épargner autant que possible le sang français aux dé-
pens du sang étranger. Il en faisait l\'aveu, sans détour,
dans ses conversations de l\'ile d\'Elbe ; « Les Français,
disait-il, n\'ont été vaincus que par la grande supériorité
du nombre, et par conséquent ils ne sont pas humiliés.
Leur population n\'a pas soulfert d\'ailleurs autant qu\'on
l\'a prétendu, car j\'ai toujours ménagé les jours des
Français, et exposé ceux des Italiens, des Allemands et
des autres étrangers. « Ce fut surtout pendant sa cam-
pagne de Russie, accomplie avec l\'aide de nombreux
auxiliaires étrangers, qu\'il mit en pratique ce système
plus patriotique qu\'humanitaire. Son projet primitif
consistait même à conquérir la Russie, sans dépenser
une goutte de sang français, ainsi que l\'atteste une con-
versation curieuse qu\'il eut ayant son départ avec l\'abbé
de Pradt, archevêque de Malines :

« Je vais à Moscou, lui dit-il; une ou deux batailles
en feront la façon. L\'empereur Alexandre se mettra à
genoux ; je brûlerai Toula ; voilà la Russie désarmée. On
m\'y attend. Moscou est le cœur de l\'empire : d\'ailleurs,
je ferai la guerre avec du sang polonais. Je laisserai cin-

-ocr page 185-

APPENDICE. 175

quante mille Français en Pologne ; je fais de Dantzick un
Gibraltar; je donnerai cinquante millions de subsides
par an aux Polonais ; ils n\'ont pas d\'argent ; je suis assez
riche pour cela (1). »

Cependant ce système patriotique qui consistait à
épargner, autant que faire se pouvait, le sang du peuple
souverain, ce système n\'était pas assez efficace pour em-
pêcher le sang français de couler à flots. Aussi, a-t-on pu
voir que la France ne livraitpas précisément avec empres-
sement et amour la vie de ses eufants aux belliqueuses
fantaisies du despote. L\'horreur et l\'effroi de la conscrip-
tion étaient devenus tels qu\'ils agissaient d\'une manière
préventive sur le développement de la population. Dans
Un rapport, d\'une facture assez originale, le préfet du
Gers constatait le fait, en l\'attribuant aux secousses ré-
volutionnaires :

« Au milieu de tant de larmes, de tant de secousses
révolutionnaires, écrivait ce digne administrateur, cha-
cun redoute sa propre fécondité, chacun a craint de se
marier s\'il était célibataire, ou de se reproduire s\'il était
époux. Les femmes, à cet égard, se sont montrées d\'ac-
cord avec les hommes. Ainsi ou l\'on a suspendu les jouis-
sances de la vie, ou l\'on s\'est appliqué à les rendre in-
fructueuses, et les mœurs en ont rougi. «

(i) Dé Vva.Al, Histoire de l\'ambassade dans te grand duché
de Varsovie,
p. 51.

-ocr page 186-

176 appendice.

N\'est-ce pas pis encore que le mal si poétiquement \'
décrit par l\'auteur du
Paysan du Danube ?

Nous laissons nos chères campagnes,
Découragés de mettre au jour des malheureux.

On s\'étonne au premier abord que cette dîme san-
glante que le despotisme enfanté par la révolution préle-
vait sur la population, ait pu être sanctionnée et bénie
par le clergé; on s\'étonne que des prélats aient osé faire
dans leurs mandements l\'éloge de la conscription (1). Mais |

cet étonnement cesse lorsqu\'on se souvient que les jeunes
gens qui s\'engageaient dans les ordres sacrés en étaient
exemptés. Or plus la conscription était périlleuse, plus
évidemment l\'exemption devait être recherchée. Lorsque
le tirage d\'un mauvais numéro à la loterie de la conscrip-
tion équivalait presque à un arrêt de mort, exécutable

(1) « Peut-il y avoir une loi plus juste, disait l\'évêque de
Séez à l\'exemple de son confrère de Mende, que celle de la
conscription militaire qui appelle, sans exception et sans au-
cune distinction, tous les citoyens à porter les armes, pendant
quelques années seulement, dans la fleur et à la vigueur de
l\'âge, pour ensuite se rendre dans leurs foyers? Cette
mesure
qui, jusqu\'ici, a couvert la France de gloire, sera toujours la
terreur et l\'effroi de ses ennemis. »

(Mandement de l\'évéque de Séez. Moniteur du 5 octobre Î80S.)

-ocr page 187-

appendice. 177

dans nn délai de deux ou trois ans au plus, le clergé ne
pouvait manquer de se recruter aisément. La conscription
agissait comme une prime d\'encouragement donnée à
l\'état ecclésiastique : plus le
risque qu\'elle comportait
était intense, et plus cette primeavait de valeur. On s\'ex-
plique ainsi la faveur dont la conscription jouissait
auprès des évéques, surtout quand l\'on songe combien
l\'invasion de l\'esprit du
xtui« siècle avait détourné les
jeunes gens des ordres sacrés. C\'est que la conscription
ne remplissait pas seulement les cadres de l\'armée, mais
encore ceux du clergé.

les BÉVOLOTIOnS. 16

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-ocr page 189-

(B)

Le blocus continental fut organisé par les décrets de

Berlin (21 novembre 1806) et de Milan (17 décembre 1807).

Voici quelles étaient les dispositions principales du pre-
mier de ces décrets :

r Les îles Britanniques sont déclarées en état de blo-
cus ; 2» toute correspondance et tout commerce avec les
Iles Britanniques sont interdits ; en conséquence, toutes
lettres adressées ou en Angleterre ou à un Anglais seront
saisies à la poste ; 3" tout individu, sujet de l\'Angleterre,
de quelque état ou condition qu\'il soit, qui sera trouvé
dans les pays occupés par nos troupes ou par celles de
nos alliés, sera fait prisonnier de guerre ;
tout maga-
sm, toute marchandise, toute propriété, de quelque na-
ture qu\'elle puisse être, appartenant à un sujet di?
l\'Angleterre, sera déclaré de bonne prise ; S° toute mar

-ocr page 190-

180 APaENDlCE.

chandise appartenant à l\'Angleterre, ou provenant de
ses fabriques et de ses colonies, est déclarée de bonne
prise; 6» la moitié du produit des confiscations sera
employée à mdemniser les négociants des pertes qu\'ils
ont éprouvées par la prise des bâtiments de commerce
qui ont été enlevés par les croisières anglaises ; 7° aucun
bâtiment venant directement de l\'Angleterre ou des
colonies anglaises ne sera reçu dans aucun port.

Quatre autres articles étaient relatifs à l\'exécution du
décret qui devait être communiqué aux alliés de la
France.

Le décret de Milan concernait les bâtiments neutres
auxquels il était rigoureusement interdit de transporter
des marchandises anglaises et même de souffrir la visite
des croiseurs anglais.

Napoléon était convaincu que cette guerre de tarifs
allait renverser de fond en comble l\'édifice de la prospé-
rité britannique, et M. Gaudin, ministre des finances,
en lui présentant les comptes de 1807, le félicitait de la
manière la plus pompeuse sur cette nouvelle inspiration
de son génie.

« K est impossible, disait le ministre, que l\'Europe
ne reconnaisse pas aujourd\'hui que les changements que
le génie de \'V^olre Majesté vient d\'opérer (le décret qui
déclarait les iles Britanniques en état de blocus) renver-
sent le fondement unique de l\'ancienne puissance du

-ocr page 191-

APPENDICE. 181

gouvernement anglais ; car on ne saurait nier qu\'une
telle révolution n\'a jamais pu entrer dans le calcul des
chances que ce gouvernement a pu se croire dans le cas
de redouter. Aucun politique n\'a jamais pu supposer
ou prévoir qu\'il arriverait une époque à laquelle les
aigles françaises planant sur l\'embouchure de l\'Ems, du
Wéser et de l\'Elbe, écarteraient de l\'Europe continentale
les produits de l\'industrie anglaise ; à laquelle la France,
délivrée de toutes les rivalités, de toutes les jalousies,
pourrait diriger tous les moyens d\'une confédération
puissante contre la seule Angleterre réduite à ses pro-
pres forces ; l\'obliger, en la menaçant chez elle, à dé-
peupler ses manufactures pour recruter une armée tou-
jours impuissante pour sa défense ; troubler son com-
merce dans toutes les parties du monde et lui ravir, par
là, tout à la fois, et le gage du passé et les espérances de
l\'avenir. »

Cependant, contre toutes les prévisions de l\'empereur
et de son ministre, le blocus continental n\'aboutit qu\'à
un fiasco gigantesque et ridicule. Le commerce intérieur
de la Grande-Bretagne en fut à peine affecté, ainsi que
l\'atteste le tableau des importations et des exportations
l\'ritanniques, depuis la rupture du traité d\'Amiens jus-
qu\'au retour de la paix :

-ocr page 192-

appendice.

*

importations.

exportations,

(Valeur officielle).

(Valeur actuelle).

1801.

liv. st. 31,786,000

83,000,000.

1802.

29,826,000

58,000,000.

1803.

26,622,000

46,000,000.

27,819,000

49,000,000.

1803.

28,861,000

49,000,000.

1806.

26,899,000

82,000,000.

1807.

26,73^,000

49,000,000.

1808.

26,798,000

47,000,000.

1809.

31,730,000

68,000,000.

1810.

39,301,000

61,000,000.

1811.

26,810,000

42,000,000.

1812.

26,163,000

83,000,000.

1813.

Les documents ont été détruits

un incendie.

1814.

33,788,000

70,000,000.

181S.

32,987,000

69,000,000.

1816.

27,^31,000

86,000,000.

1817.

30,834,000

52,110,000.

Malgré rineiïïcacité bientôt démontrée des décrets de
Berlin et de Milan, l\'empereur n\'en persista pas moins aies
maintenir en vigueur. Il y fit toutefoisde larges brèches, en
accordant des
licences spéciales pour trafiquer des mar-
chandises anglaises, licences qui devenaient, à leur tour.

-ocr page 193-

l\'objet d\'un fructueux trafic pour les personnages influents
de la cour impériale. On en distribua plus de trois cents,
au témoignage de l\'abbé de Pradt. Mais les alliés de l\'em-
pire n\'en subirent pas moins avec impatience ce régime
barbare, et le blocus continental fut la principale cause
de la défection de la Suède et de l\'hostilité de la Russie.

Tandis que les vexations dont le blocus continental
était la source portaient à son paroxysme la mauvaise hu-
meur des peuples, l\'inefficacité de cette guerre de tarifs
excitait la verve des chansonniers. Témoin ce couplet
d\'une épître à Bonaparte :

Votre blocus ne bloque point,
Et, grâce à notre heureuse adresse,
Ceux que vous affamez sans cesse
Ne périront que d\'embonpoint.

Rapprochement curieux! Les vieux errements du blo-
cus continental viennent d\'être remis à neuf par l\'héritier
de l\'auteur des décrets de Berlin et de Milan, et dirigés
contre la Belgique.Napoléon III fait une guerre de tarifs
à la Belgique, comme Napoléon I" en a fait une à l\'An-
gleterre. Espérons que ce blocus-imitation ne nous affa.
mera pas plus que l\'original n\'a affamé les Anglais.

-ocr page 194-

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-ocr page 195-

(C)

On a coutume d\'attribuer à la pernicieuse influence de
la presse, la plupart des excès qui se sont commis dans
nos grandes commotions sociales. Bien des gens sont en-
core convaincus, par exemple, que c\'est à cette influence
néfaste que sont dues les horreurs de la révolution de
1789. Rien n\'est plus contraire à la vérité, cependant.
Lorsque la révolution entra dans sa période de dépréda-
tions et de violences, lorsque les châteaux commencèrent
à être pillés etleurs propriétaires traqués comme des bêtes
fauves,un journal était encore en France une rareté. Sir
Arthur Young, qui parcourait la France à cette époque
et qui était témoin des abominables excès auxquels se
portait la multitude, signalait, comme l\'un des faits les
plus étonnants qu\'il eût pu constater, l\'absence à peu

-ocr page 196-

près complète de Journaux. Et ce judicieux observateur
attribuait précisément à cette absence des lumières de la
publicité les progrès irrémédiables de l\'anarchie révo-
lutionnaire.

Citons quelques-unes de ses observations et de ses
réflexions à ce sujet :

« Les excès qui ont eu lieu dans la campagne, vers les

montagnesetleVesoul,sontengrandnombreetchoquants.
Plusieurs châteaux ont été volés et pillés, les seigneurs
chassés comme des bétes sauvages, leurs femmes et leurs
filles violées, leurs papiers et leurs titres brûlés, leurs pro-
priétés détruites, et ces horreurs n\'ont pas été exercées
sur des personnes notées, odieuses à cause de leur con-
duite passée, mais c\'était une fureur aveugle inspirée par
l\'amour du pillage. Des voleurs, des galériens et des scé-
lérats de toute espèce, ont excité les paysans à commettre
toutes sortes d\'outrages. Plusieurs personnes à la table
d\'hôte m\'informèrent qu\'on avait reçu des lettres du Ma-
çonnais, du Lyonnais, de l\'Auvergne et du Dauphiné, etc.,
qui annonçaient les mêmes forfaits, et qu\'on s\'atten-
dait à les voir commettre dans tout le royaume. La
France est singulièrement en arrière dans tout ce qui
regarde les nouvelles et la circulation.Depuis Strasbourg
jusqu\'ici (Besançon) je n\'ai pu trouver un journal. Je
demandai ici où était le cabinet littéraire? Il n\'y en a pas.
Les gazettes? Au café ; c\'est bientôt dit, mais on ne les

-ocr page 197-

trouve pas si aise\'ment. Il n\'y avait que la Gazette de
France,
pour laquelle un homme qui a le sens commun
ne donnerait pas un sou dans le moment actuel. Je vais
dans quatre cafés ; dans les uns, il n\'y a pas un seul
papier-nouvelles, pas même le
Mercure : au Café militaire,
le Courrier de l\'Europe de quinze jours ; et des gens bien
mis parlent à présent des choses qui sont arrivées i! y a
deux ou trois semaines, et leurs discours démontrent qu\'ils
ne savent rien de ce qui se passe aujourd\'hui. Dans toute
la ville de Besançon, je n\'ai pu me procurer le
Journal
de Paris,
ni aucun papier qui me donne un détail de ce
que font les États; cependant c\'est la capitale d\'une
province aussi grande que six comtés d\'Angleterre, et
qui contient vingt-cinq mille âmes, où, ce qui paraît
étrange, la poste ne vient que trois fois par semaine.
Dans un moment si rempli d\'événements (à la fin de
juillet 1789), sans la moindre restriction snr la liberté
de la presse, il n\'y a pas, à Paris, de papier établi pour
circuler dans les provinces, et l\'on ne prend pas les me-
sures nécessaires, par le moyen d\'affiches ou de placards,
pour avertir toutes les villes du royaume d\'un pareil éta-
blissement; car ce qu\'on sait dans les provinces est si peu
de chose, que leurs députés pourraient aussi bien être à
la Bastille que la Bastille rasée; ainsi la populace pille,
brûle et détruit dans la plus parfaite ignorance ; et cepen-
dant malgré toutes ces ombres, ces nuages de ténèbres,

-ocr page 198-

cette masse universelle d\'ignorance, il y a tous les Jours
à l\'Assemblée des hommes qui se vantent d\'être la pre-
mière nation de l\'Europe! le plus grand peuple de l\'uni-
vers! Comme si les sociétés politiques ou les cercles litté-
raires d\'une capitale constituaient un peuple, au lieu des
lumières universelles de la science, qui agissent par une
communication rapide sur des esprits préparés, par une
énergie habituelle de raisonnement, à les recevoir, à les
combiner et à les comprendre.Personne ne saurait douter
que cette affreuse ignorance, de la part de la masse du
peuple, des événements qui la concernent le plus, ne pro-
vienne de l\'ancien gouvernement. Il est cependant curieux
de remarquer que si la noblesse des autres provinces est
pourchassée comme celle de la Franche-Comté, ce dont il
n\'y a guère de doute, tout cet ordre d\'hommes subit une
proscription et se laisse égorger comme des moutons, sans
faire le moindre effort pour résister à l\'attaque. Cela tient
du prodige, chez un corps qui a une armée de cent cin-
quante mille hommes à ses ordres ; car quoique une par-
tie de cestroupes pûtdésobéir à leurs chefs, il est évident
que les quarante mille ou peut-être les cent mille nobles
qu\'il y a en France, s\'ils étaient d\'accord et unis entre
eux, pourraient remplir les rangs de plus delà moitié des
régiments du royaume, d\'hommes qui ont les mêmes sen-
timents et les mêmes maux à souffrir. Mais il n\'y a pas de
réunions ni d\'associations parmi eux ; pas d\'entente avec

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lesmilitaires; ils ne se réfugient pas dans l\'armée pour ven-
ger ou défendre leur cause: heureusement pour la France
\'Is tombent sans résistance et meurent sans coup férir.
Cette circulation universelle de nouvelles, qui transmet
en Angleterre la moindre vibration de sentiment et d\'a-
larme avec une rapidité électrique, d\'un bout du
royaume à l\'autre, et qui réunit les hommes qui ont des
mtérêts semblables et qui se trouvent dans la même
situation, n\'existe pas en France. Ainsi on peut dire,
peut-être avec vérité, que la chute du roi, de la cour, des
nobles, de l\'armée, du clergé et des parlements, vient
d\'un manque de communication de ce qui arrive journel-
lement, et conséquemment doit être attribué aux effets
de cet esclavage dans lequel on tenait le peuple. »

A Dijon, même disette de journaux. « J\'allai en quête
de cafés, dit le voyageur, mais croira-t-on que, dans
cette capitale de la Bourgpgne, je n\'en pus trouver qu\'un
où il me fût possible de lire les gazettes? — Je lus dans
un triste café sur la place un seul journal après avoir
attendu une heure pour l\'avoir. J\'ai partout remarqué
que les habitants désiraient voir les papiers-nouvelles,
mais il est rare qu\'ils puissent satisfaire leur désir, et
on peut juger de l\'ignorance générale où ils sont de tout
ce qui se passe par ce que je vais dire. Personne, à
Dijon, n\'avait entendu parler de l\'émeute de Strasbourg;
je la racontai à un monsieur, plusieurs bourgeois m\'en-

17

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curèrent pour écouter, personne n\'en savait un seul
mot, quoiqu\'il y eût neuf jours qu\'elle fût arrivée, et
quand il y en aurait eu dix-neuf, je doute fort qu\'ils en
eussent reçu la nouvelle ; mais quoique les nouvelles ne
leur parviennent que lentement, les faux bruits et même
les impossibilités se répandent avec une rapidité in-
croyable. Le bruit courant aujourd\'hui, auquel on ajoute
beaucoup de foi, est que la reine a été convaincue d\'une
conspiration pour empoisonner le roi et Monsieur, don-
ner la régence au comte d\'Artois, mettre le feu à Paris et
faire sauter le Palais-Royal ! — Pourquoi les différents
partis de l\'assemblée ne font-ils pas imprimer des papiers
pour transmettre leurs sentiments etleurs opinions,afin
que tous ceux qui ont la même façon de penser puissent
avoir les faits nécessaires pour diriger leurs arguments
et les conséquences que les grands talents ont tirées de
ces faits?... Quand il se publie une multitude de jour-
naux opposés les uns aux autres, le peuple se donne de
la peine pour y découvrir la vérité, et il n\'y a que cette
recherche, ce désir de connaître ce qui est vrai, qui puisse
l\'éclairer; il s\'instruit et il est ensuite difficile de le
tromper. Nous n\'étions que trois à la table d\'hôte, moi
et deux seigneurs chassés de leurs châteaux, à ce que
j\'en pus juger par leur conversation, mais ils n\'ont tenu
aucun propos susceptible défaire soupçonner qu\'ils eus-
sent été brûlés. La description qu\'ils firent de l\'état de

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Cette partie de la province d\'où ils viennent, dans la
\'\'oute de Langres à Gray, est terrible; le nombre des châ-
teaux brûlés n\'est pas considérable, mais il y en a trois
sur cinq de pillés, et les propriétaires sont chassés de
leurs domaines, heureux de ne pas perdre la vie (1). »

On voit donc quelle étrange et déplorable erreur on
commet lorsqu\'on rend la presse responsable des excès
delà première révolution. N\'oublions pas, non plus,
qu\'à l\'époque de la Terreur, la presse était bâillonnée,
ou pour mieux dire guillotinée. Un seul homme, Ca-
mille Desmoulins, osa user alors de la liberté de la presse
pour flageller la tyrannie des Tibère et des Néron du
comité de salut public, et l\'on sait comment fut punie
la témérité généreuse de l\'auteur du
Vieux Cordelier.
Plus tard, à l\'époque des sanglants holocaustes mili-
taires de l\'empire, lorsque les conscrits réfractaires
traînaient par milliers le boulet des forçats et que les
conscrits soumis étaient conduits par centaines de mille
a l\'abattoir des champs de bataille, lorsqu\'un terrorisme
en bottes fortes épuisait la France et l\'Europe de leur
meilleur sang, la presse était non-seulement bâillonnée
mais encore monopolisée. Le gouvernement avait seul le
droit d\'information et de discussion dans toute l\'étendue
de l\'empire, et chacun sait de quelle façon il en

(1) Voyage en France pendant les années 1787-88-89 et 90,
par Arthur Young, t. 1er, p. 433 et 446.

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usait. L\'administration impériale avait asservi la presse
et érigé le mensonge en système à ce point, par exemple,
que la nouvelle de la bataille de Trafalgar ne fut donnée
à la France que plusieurs mois après l\'événement, et
complètement travestie.

Enfin, il ne serait plus pas juste et plus vrai d\'imputer
à la liberté de la presse les désordres de la révolution
de 1848. A part le coup d\'Etat de décembre, qu\'on n\'at-
tribuera pas, sans doute, à la liberté de la presse, l\'in-
surrection de juin a été le seul épisode de cette révolu-
tion oîi le sang ait coulé à flots. Eh bien î qu\'on relise les
journaux qui se publiaient avant les journées de juin, et
qu\'y trouvera-t-on ? Des excentricités et des aberrations
sans nombre, mais point d\'excitations à la guerre ci-
vile. Deux journaux se signalaient, à peu près seuls, par
la virulence de leur langage, et c\'étaient deux journaux
courageusement réactionnaires :
la Presse et l\'Assemblée
nationale.

Ne calomnions donc point la liberté de la presse en lui
imputant des maux dont elle est innocente, qu\'elle eût
prévenus même, le plus souvent, si elle eût existé. Ayons
sans cesse présentes à l\'esprit ces belles et nobles paroles
que sir Walter Scott, un conservateur pourtant, un tory,
trouvait dans son âme de citoyen Ubre pour défendre un
droit si essentiel au maintien de la dignité et aux pro-
grès de l\'espèce humaine :

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« C\'est une des nombreuses maximes publiques que les
Anglais admettent comme des théorèmes que sans la liberté
absolue de la presse, liberté qui doit être exercée au péril
de ceux qui en abusent, il ne peut exister ni patriotisme
éclairé, ni discussion libérale, et que, quoique les formes
d\'une constitution libre puissent être conservées quand
cette liberté est restreinte, elles cesseront bientôt de pro-
duire les heureux effets qu\'on en attend nécessairement,
c\'est-à-dire de protéger les droits du public et la sûreté
des individus. La liberté de la presse est un organe par
lequel l\'opprimé peut traduire l\'oppresseur à la barre de
la nation; c\'est le moyen par lequel les hommes pu-
blics infidèles à leur devoir peuvent être accusés devant
leur siècle et la postérité; c\'est la seule issue par où
la vérité peut, avec hardiesse, sans déguisement, péné-
trer dans les cabinets des monarques; enfin, c\'est le pri-
vilège à l\'aide duquel celui qui élève inutilement la voix
contre la corruption ou les préjugés du temps où il vit,
peut léguer ses conseils à une postérité impartiale. Celui
qui voudrait détruire les facultés de l\'ouïe et de la vue
dans son semblable ne seraitguèremoins barbare et crimi-
nel que celui qui, en restreignant la liberté de la presse,
réduirait une nation à la surdité des préjugés et à l\'aveu-
glement de l\'ignorance. La perte de cette espèce de liberté
est le premier symptôme de la décadence de ia liberté
nationale, dont elle a, dans tous les siècles, occasionné la

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194 appendice,

destruction ; et l\'on peut déclarer justement qu\'elles ne
peuvent exister
l\'une sans l\'autre, ou, comme l\'a dit le
poëte élégiaque de son héros et du pays auquel il appar-
tenait :

ille tibi snperesse negat: tu non potes illi.

Vie de Napoléon, t. IX, p. 297. «

Au moment oii nous terminons cet écrit, les journaux
nous apportent le texte du nouveau projet de loi sur la
presse. Telle est l\'élasticité complaisante des dispositions
essentielles de ce projet qu\'une propagande anti-an-
nexionniste va devenir sinon impossible, du moins singu-
lièrement difficile et périlleuse en Belgique. Comment,
en effet, donner aux populations une juste idée de ce
que valent les institutions nationales, comment les met-
tre en garde contre les décevantes promesses de l\'aii-
nexionisme, sans présenter à leurs regards un tableau
véridique du régime actuel de la France ? Et comment
esquisser ce tableau sans« attaquer méchamment l\'auto-
rité du souverain?» Cependant, cette loi qu\'on dirait
avoir été dictée au ministère de la police générale à Paris,
est présentée par un ministère
libéral. 0 liberté ! ne
seras-tu donc toujours qu\'un vain nom?

FIN DE L\'APPENDÏCI.

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TABLE DES MATIÈRES.

Première partie.— Lettre à M. le comte Jean Arrivabene,

sur les dangers de la situation présente. P. 3

Deuxième partie. — Les révolutions et le despotisme

envisagés au point de vue des intérêts matériels. » 81

Appendice.

(o) Des perles d\'hommes causées par la révolution fran-
çaise. — De la conscription sous
l\'empire. 155
(6) Du blocus continental. 179
(e) De la liberté de la presse. 185

É

FIN DE LA TABLE.