LETTRES FRANQUES.
É
L\'Empire, c\'est la paix!
{Biieours de Louis-Napoléon i Bordeaux.)
-ocr page 3-LETTRES
r"
Empereur des Français.
IMPRIMERIE DE A. LABROUE ET COMPAGNIE,
RUE RE LA FOURCHE, 30.
-ocr page 4- -ocr page 5-t. je ne fais point, ici, d\'épître dé-
" dicaloii-e et je ne demande point de
« protection pour ce livre : on le lira
a s\'il est bon ; et, s\'il est mauvais, je
« ne me soucie pas qu\'on le lise. »
(Moktesquieu,—Préface des Lettres
Persanes.)
Demander protection, c\'est avoir des craintes;
—craindre, c\'est ne pas avoir l\'âme dégagée de
tout reproche.
Celui qui, n\'obéissant qu\'à une conscience
calme et droite, dit la vérité, ne doit être saisi
d\'aucfine terreur. Je ne comprends pas autre-
ment le caractère de celui qui accepte, avec dé-
vouement pour son pays, la mJssion de produire
la lumière.
Fais ee que dois, advienne que pourra : telle
est la devise du civisme français comme du de-
voir clirétieu. Les hypocrites, les serviles ou les
lâches ne la comprendront jamais.
Demander protection pour la vérité, c\'est in-
sulter le pouvoir , et je le respecte.
La vérité est forte et se protège elle-même ;
il n\'y a qu\'à la laisser passer.
Le pouvoir ne doit protection qu\'à ce qui est
injustement attaqué. Je ne lui demande même
pas et je ne dois pas lui demander la sienne
pour des attaques qui me détruiront au premier
choc, S! j\'ai trompe, —- mais qui ne m\'effleure-
ront même pas, si elles sont injustes.
Je n\'ai pas à dire ce qu\'a été Louis-Napoléon
jusqu\'au plébiscite du 25 novembre : ma plume
s\'est toujours arrêtée là où ma conscience m\'a
paru ne pas pouvoir être libre. Je dirai ce qu\'il
doit être, à mes yeux, dans l\'empire; on me
jugera.
Je n\'ai besoin que de rappeler que j\'ai cru
reniplir un devoir de bon Français. Que le pou-
voir fasse le sien ; et nous aurons l\'un et l\'autre,
je pense, bien mérité du pays.
Frédéric BILLOT.
Paris, i" janvier 1855,
-ocr page 7-LETTRE PREMIERE.
Pris CE,
Vous l\'avez dit : rempire c\'est la paix! el la
France entière a accueilli vos paroles avec un
véritable enthousiasme !
Mais quelle paix?
Vous l\'avez fait pressentir aussi : une paix
digne de la France!...
Loin de vous la pensée de franchir les Alpes
et les Pyrénées, d\'aller graver votre nom sur les
Pyramides, de planter vos tentes sous les murs
de Berlin, de Vienne et de Moscou ;
Loin de vous la pensée de réveiller les subli-
mes échos de l\'Adige et du Mincio, de chasser
violemineiit l\'Autriche de h Lombardfe et de
Venise, de donner des rois à TÉspagne, à la Hol-
lande, à la Westphalie, à Naples ou à Rome ;
Loin de vous, prince, la pensée funeste de
bouleverser de nouveau l\'Europe continentale,
de porter le fer et le feu chez des peuples amis,
de ravager et de conquérir : vous n\'amoncelle-
riez que des ruines au sein desquelles vous ne
tarderiez pas à être enseveli.
Un grand homme d\'État l\'a dit : « On ne fait
pas de révolution avec le passé. >. Et le passé
a jugé les guerres et les conquêtes, en leur don-
nant pour dernier terme le deuil et le néant.
L\'illustre rapporteur du sénat, M. Troplong,
a dit vrai à son tour, et son sentiment a été ap-
prouvé par la France entière, lorsqu\'il a rappelé
« que la France était assez riche des triomphes
« militaires du passé...
Non, la France n\'a pas besoin de verser du
sang pour le plaisir de verser du sang, quand sa
dignité ne sera pas engagée,—de détruire pour
le sauvage plaisirdedétruire,—de dominer pour
ie stérile orgueil d\'une puissance sans durée pos-
sible,—-d\'inscrire son nom dans les capitales de
l\'Europe où il a été porté avec plus de bruit et de
gloire qu\'il ne serait possible à un conquérant
moderne d\'en produire désormais...
Oui, la France veut la paix, mais une paix di-
-ocr page 9-gne d\'elle, une paix qui ne fasse pas rougir, —
une paix qui ne compromette pas à jamais ses
immenses intérêts Intérieurs el extérieurs, — une
paix qui lui rappelle sa grandeur, sa prépondé-
rance, son autorité, — une paix qui soif le prix
du bien qu\'elle a fait à ITorope et qui soit le
gage du bien qu\'elle peut encore produire, --
une paix enfin qui ne la retienne pas muselée,
enchaînée dans des liens qui humilient son génie
en le punissant des avantages quïl a prodigués
à tous les peuples et qui lui ravissent indigne-
ment ceux qui loi tq)partiennent...
LETTRE II.
Prince ,
Je n\'entends flatter, sous aucun rapport, vos
in tentions ou vos vues personnelles quelles qu\'elles
soient.—Éloigné du sentiment qui vous a porté
au pouvoir, invariablement dévoué à un prin-
cipe quejma conscience ne pourra jamais aban-
donner, je n\'ai point à vous inspirer pour vous
conduire, mais à manifester (parce que c\'est un
devoir) le sentiment national sur la question
de la paix.
Comme vous aimez la France pour elle-même,
comme sa dignité et sa grandeur sont les pre-
miers de vos soins, vous écouterez, avec un reli-
gieux intérêt, l\'homme obscur qui, autant que
vous, aimera sa dignité et sa grandeur.
Revenons :
Je n\'hésite pas à vous le dire, et la France
entière avec moi : Les traités de 18iS ont été
infâmes, et la paix qui les a suivis a été trois fois
honteuse!--Les traités de 1815 ont été imposés
par la force, par la haine, par la jalousie, par
la brutalité, par la vengeance! Les traités de 1815
n\'ont point été acceptés par les Bourbons aînés,
qui les ont subis comme la victime subit la vo-
lonté du brigand qui la dépouille. — Les traités
de 1815 sont une page de boue; et il n\'y a pas
assez de sang dans les veines de dix millions
d\'hommes pour laver cette immense souillure 1
En face de ces traités, qui ne sont pas des
traités, mais un joug,— qui ne sont pas des sti-
pulations, mais des ordres insolents,—\'qui n\'ont
pas le caractère synallagmatique, mais l\'autorité
potestative élevée à la dernière puissance...;
En face de ces traités qui ne donnent rien ,
mais qui prennent tout, qui insultent et qui
bafouent..., l\'àmc est oppressée, le cœur se
gonfle d\'indignation et de colère ; et un Français
digne de ce nom consprend l\'injure qu\'il doit
venger.
C\'est que, dans ces traités, il ne s\'agit pas
seulement d\'un morcellement de territoire, —
de compter, par exemple, en 1814, 6,717 lieues
carrées de moins qu\'en 1788, - il ne s\'agit pas
seulement d\'orgueil passagèrement offense, de
remparts protecteurs détruits comme ceux d\'Hii-
ningue, ou de places fortes cédées comme Lan-
dau, Sarrelouis et Pbilippevillc... — 11 s\'agit«
comme je le démontrerai bientôt, des rapports
extérieurs, du commerce extérieur anéantis, de
notre prospérité coloniale confisquée, de la li-\'
berté des mers interdite;—il s\'agit, en un mot,
de tout l\'avenir de la France.
La question à vider n\'est donc point napoléo-
nienne, mais toute nationale et toute française;
et c\'est à ce titre que je la soutiens et que je la
défcndi-ai envers et contre tous.
Aussi, vous le savez, les Bourbons de la bran-
che aînée qu\'on a insultés de tant de reproches,
aussi injustes qu\'absurdes, n\'ont pas hésité à
provoquer la destruction de ces ignobles traités.
Vous savez, après \'1850, ce qu\'on a trouvé dans
les cartons du ministère des affaires étrangères.
Ce qui allait s\'opérer n\'est plus un mystère.
L\'histoire a enregistré comment, de concert
avec la Russie, nous allions reporter nos limites
au Rhin et les avantages que nous allions recon-
quérir dans le lac français. Si ce n\'était pas là
l\'abolition complète de ces traités, c\'était le plus
national, le plus grand acheminement à leur
destruction.il estpermisdecroireque, sans 1850,
de honteuse mémoire, la dignité comme la
prospérité de la France n\'auraient rien eu à re-
vendiquer d\'une race qui a porté si haut sa
grandeur, et qui, malgré les résistances et les
knpiacables haines d\'un peuple voisin, a arboré
le drapeau français sur cette terre d\'Afrique et
consommé la plus magnifique conquête des temps
modernes.
Ce que la Restauration, ce que les Bourbons
avaient commencé dans un intérêt de dignité,
d\'honneur et de prospérité, dans un intérêt tout
national enfin, pourriez-vous l\'abandonner?...
Je ne le pense pas.
Vous avez une mission : elle est là tout en-
tière.
Vous êtes au pouvoir; vous disposez de la
force qui fait votre autorité. Vous commandez,
vous ordonnez, vous décrétez. Vous êtes un fait
puissant, redoutable... Lïnaclion ferait de vous
une cause sans effet; et une cause sans effet est
sans valeur dans le monde physique comme dans
i\'organisme politique.
Comme il ne s\'agit point, je l\'ai dit, d\'une
guerre de luxe impérial, je ne vous dirai point :
La paix insulte, déshonore votre race, outrage les
cendres de l\'exilé de Sainte-Hélène !
Je ne vous dirai point : La paix approuve ic
crime de lèse-nation, de lèse-humanité commis
par l\'Angleterre sur le plus grand de votre race !
Je ne vous dirai point : La paix vous fait l\'es-
clave des geôliers de votre oncle ! la paix vous
agenouille devant Waterloo ! !
Non !
Mais je vous dirai, avec une fierté toute fran-
çaise : La paix vous place au-dessous de ceux qui
ont voté l\'indemnité Pritchard !...
Je vous dirai : La paix vous place au-dessous
de ceux qui ont sanctionné le droit de visite,
mendié l\'alliance anglaise,—de ceux qui se sont
courbés et courbés dans un abaissement continu,
et qui ont jeté à la voii^ie l\'honneur et la dignité
de la France!...
Je vous dirai : La paix vous fait souscrire à
toutes les humiliations delà France; — la paix
est votre approuvé au bas des traités de 181
— u —
- Ia paix est ia ratification du morcellement, du
déchirement de notre territoire, l\'acceptation
déshonorante de l\'œuvre de l\'étranger; — la
paix est la renonciation enfin à tout sentiment
de dignité et d\'honneur, à toute pensée de pros-
périté, d\'avenir et de grandeur pour le pays ! !...
Je dirais à Henri V lui-même, s\'il occupait le
trône de ses pères et qu\'il s\'inclinât devant ces
traités (dont, grâce à Dieu! sa race a, autant
qu\'il était en elle, lavé la souillure) : « Vous
n\'êtes pas digne de commander à des Fran-
cais!.,. 1»
LETTRE m
Prince ,
Je ne serais pas compris si vous supposiez
qu\'en m\'éloignant de la paix, je voudrais voir le
feu aux quatre coins de l\'Europe...
Mon intelligence et mon patriotisme ne se sont
jamais égarés dans une telle folie.
Pour ôter cette idée à ceux qui pourraient !a
concevoir, je rappellerai que toutes les puis-
sances de VEurope n\'ont pas eu une égale part
d\'influence et de profit dans les traités de 1815.
Ce que nous savons tous, c\'est que, si les puis-
sances continentales ont eu le plus à souiîrir de
nos guerres révolutionnaires, ce .sont elles, et
particulièrement la Russie, qui nous ont traités
avec le plus de générosité.
La puissance qui a le plus insulté à nos mal-
heurs, — celle qui voulait nous morceler pour
nous détruire, pour effacer le nom de la France
de la carte de l\'univers, — celle qui a fait les
coalitions, — celle qui a le plus profité des
traités de IBio ; je dis mieux, celle qui a rédigé
ces traités, celle qui a presque exclusivement
profité de nos dépouilles comme de notre abais-
sement, c\'est l\'Anglelerre ! Les puissances con-
tinentales n\'ont eu, dans ces traités, que des
satisfactions communes à-beaucoup d\'égards; et
nos rancunes contre elles ne peuvent pas être
les mêmes. Je vais plus loin, et je dis que, sous
le ])lus gTand nombre de rapports, il y aurait
extravagance et vertige à les troubler par une
soudaine agression, parce que je suis convaincu
qu\'entre elles et la France il y aura toujours un
moment pour faire entendre le langage de la rai-
son, de l\'intérêt et de la justice.
Paix donc à l\'Europe continentale, qui ne
croit plus depuis longtemps aux traités de 1818,
qui en profite pcn et qui n\'a pas pour elle-même
un sérieux intérêt de les soutenir! Je dis plus :
rintérêt bien entendu de TEuropc continentale
est de les anéantir. En le faisant, c\'est un bra-
sier ardent qu\'elle éteindra, et ce sont des voies
nouvelles qu\'elle ouvrira au génie de tous les
peuples.
Mais, Prince, dans la famille des nations, il
existe un peuple exceptionnel qui, depuis la
découverte du nouveau monde et, plus particu-
lièrement, depuis les traités de Wcstphalie, se
donne, sur les autres, une autorité insolente et
arrête à lui seul le travail d\'émancipation de
l\'Europe. Ce peuple impose partout ses volontés
aveugles et tyranniques ; sa diplomatie cor-
ruptrice est en tous lieux; son or subjugue et
putréfie la moralité des peuples. — Ce peuple,
dont l\'indiflerence, l\'aveuglement ou la làcbeté
des chancelleries tolère les spéculations hon-
teuses, a trouvé le moyen d\'interdire à ses égaux
ce qui sei\'ait contraire à ses intérêts. Il peut
impunément et où bon lui semble exciter toutes
les révoltes, soudoyer toutes les insurrections,
troubler tous les États sans émotion pour lui-
même. 11 a pu prendre, sur le globe, toutes les
positions avancées pour soumettre, humilier ou
écraser quiconque lui fait ombrage... Il viole
audacieusement et impunément tous les trai-
tés... Il n\'accorde à auirui de liberté que celle
qui lui plaît... 11 tient tout le monde lié, et il
n\'est lié à personne... Il arrête à son gré, dans
leur élan, tous les progrès nuisibles à son trans-
cendant égoïsme... Le mal, oui, le mal dans
sa plus grande et sa plus monstrueuse acception,
est devenu le levier nécessaire de sa fortune et
de sa puissance. îl en est arrivé à ce point —
et je le dis à la honte de l\'Europe — de pouvoir
dire arrogamment à ses égaux : « Vous ne
ferez que ce que je voudrai ; je me moque de
vous!... »
Kt la France — faut-il le dire? ■— est l\'objet
.spécial non-seulement d\'une jalousie aveugle ,
mais d\'une rivalité produisant les excès les plus
im)uïs,,.
Ht ce peuple n\'exercc pas seulement sa fatale
inihience sur la France, sur l\'Europe; mais il
comprime l\'univers et ne permet aux autres
peuples de vivre que pour le faire vivre, lui !
Ne s\'intitule-t-il pas le maitre du monde? et
laisse-t-il à ses rivaux autre chose que le choix
des humiliations ?....
Si, dans ce ré.sunié de la politique anglaise, j\'ai
-ocr page 18-menti, qu\'on condamne mes impostures et ma
personne au dernier mépris !...
Mais si j\'ai dit vrai, l\'Angleterre n\'est-elle pas
atroce et ne doit-elle pas être mise au ban des
nations ?...
Si j\'ai dit vrai, ne faut-il pas déclarer à celte
nation impie non une guerre de réparation, mais
une guerre d\'extermination ?—
Si j\'ai dit vrai, ne faut-il pas que le bronze
annonce dans nos 37 mille communes qu\'une
croisade sans trêve et sans merci doit s\'ouvrir
contre elle ?
Si j\'ai dit vrai, ne faut-il pas quele tocsin
•sonne partout où il y aura un Français pour l\'en-
tendre ? et que le cri « Aux armes ! n soit ré-
pété jusqu\'à ce que des millions d\'hommes, la
torche et le fer à la main, aient enseveli sous ses
ruines ce peuple exécré de l\'univers ?...
Prince, je n\'entends point être cru sur parole
dans un aussi grave débat. Jai hâte de justifier
mes assertions dans les lettres qui vont suivre.
Daignez les lire avec attention avant de pronon-
cer votre arrêt.
LETTRE IV.
Prince,
Il y a dans la vieille Europe, vous le savez,
une nation qui occupe une position topographi-
qiie tout exceptionnelle. C\'est d\'elle que le poëte
latin a dit:
, Penitiis toto divisos orbe Britmims.
A l\'époque des conquêtes où la force brutale
ètnit tout, — à celle où le droit des gens, les
rapports internationaux, reconnus depuis, n\'exis-
taient pas, — où la balance de l\'Europe n\'avait
point encore été créée par des traités pour équi-
librer les puissances, ce peuple, malgré son
isolement et les avantages immenses qui en ré-
sultaient pour lui, subit, comme tous les autres,
les afflictions ou les bienfaits de la conquête.
Vaincu parles Romains, vaincu par les Saxons
et les Danois, vaincu par les Normands, il a fini,
counne la plus grande partie des peuples de
l\'Occident, par prendre son rang de puissance
définitivement constituée ; et depuis le onzième
siècle, cette terre orgueilleuse n\'a été foulée par
aucun conquérant victorieux. — Il semblerait
vraiment que ce pays a prescrit contre une in-
vasion étrangère.
A mesure que de graves transformations inté-
rieures s\'opérèrent chez les peuples de l\'Europe
pour leur gouvernement, notamment à l\'aurore
et au midi de la féodalité, ce peuple, toujours
ennemi, devint redoutable pour la France. De
vassal qu\'il était de nos rois, il voulut devenir
leur maître. Dieu ne Fa pas voulu: le génie de
la France était là !
Si je voulais, ici, ressusciter des haines, je
rappellerais ces temps désastreux où les rois
d\'Angleterre, maîtres de nos plus belles pro-
vinces, ne s\'avançaient au cœur de notre pays
qu\'à la lueur de nos villes et de nos campagnes
incèndiées, sur des ruines atrocement entassées,
m.assacrant et égorgeant tout ce qui se trouvait
sous leurs pas.
On pourrait croire, à ce sujet, à une exagéra-
tion passionnée. Pour imposer silence au doute
ou à l\'incrédulité, je ne citerai qu\'un seul pas-
sage, entre mille, relatif aux horreurs dont la
France a été le théâtre pendant toute la période
féodale; je le prends, au hasard, dans l\'analyse
w
taisonnée de l\'histoire de France, d\'un homme
pour lequel vous n\'avez pas moins d\'admiration
que moi, de Chateaubriand : <; ..... Rien n\'c-
« chappe, par mer et par terre, aux ravages de
«1 ce monarque (Edouard III), qui se disait roi
« des Français et qui venait pour l\'égner sur des
« Français: par mer, tous les vaisseaux, depuis
î: le plus grand navire jusqu\'à la plus petite
<c barque, furent pris et réunis à la flotte an-
<! glaise; par terre, toutes les villes et les vil-
li lages furent saccagés et brûlés. Harfleur suc-
« comba la première ; et quoiqu\'elle se fût
t; rendue sans coup férir, elle n\'en fut pas moins
c pillée ; elle perdit or, argent et chers joyaux.
<! Il se trouva si grande foison de richesse (dit
<! un historien du temps), que compagnons n\'a-
a vaient cure de draps fourrés de vair... ! Les
habitants enlevés de la ville furent entassés
it sur la flotte anglaise. Cherbourg fut incen-
li die ; le château se défendit ; Montebourg, Va-
>: lognes, Carentan furent renversés de fond en
« comble !!!... «
Et cela a duré, pour cette première période,
pendant plus de cent quinze ans!... Combien
de fois, depuis, n\'avons-nous pas vu de sembla-
bles choses !... Mais ce ne sont point des haines
que je cherche à réchauffer ; ce sont des intérêts
que j\'étudie religieusement et consciencieuse-
ment avec vous, convaincu que vous n\'aurez de
passion que pour faire triompher l\'honneur et
la prospérité de la France.
J\'entends si peu réveiller d\'inutiles rancunes,
que j\'oublie jusqu\'à nos lamentables défaites de
Crécy, de Poitiers et d\'Azincourt; — que j\'oublie
les honteux traités de Bretigny et de Troyes; —
que j\'oublie jusqu\'aux régences d\'Henri V et du
duc de Bedford, quoique ce dernier nom rap-
pelle à mon âme française le plus lâche des crimes
dont une nation puisse se souiller!...
C\'est dans ce sentiment bien compris que vous
me permettrez de jeter encore, avec vous, un
coup d\'oeil rapide sur nos rapports généraux
avec ceEte puissance depuis son expulsion com-
plète de notre territoire jusqu\'aux traités de
"Westphalie, — depuis ceux-ci jusqu\'en 4789 et
depuis cette dernière époque jusqu\'à nos jours.
J\'espère que vous reconnaîtrez que ce ne sont
point dés préjugés que j\'exalte pour ranimer de
vieilles inimitiés, mais que c\'est la situation la
plus sérieuse et la plus grave que je découvre
pour appeler h son aide une solution réclamée
par tous les peuples du monde.
LETTRE V.
Prinxe,
Les croisades, en apportant un immense sou-
lagement aux communes de France, avaient, en
jetant leur dernier éclat, procuré au commerce
des peuples des débouchés nouveaux du côté
de rOricnt.
C\'était beaucoup pour rendre florissants la
plupart des ports du lac français-, mais c\'était
moins et beaucoup moins que ce que la fin du
quinzième siècle allait offrir à l\'activité comme
au génie des nations,
L\'Amérique est découverte ; et, quelques an-
nées après, un Portugais trouve la route des
Indes. Ces deux faits immenses devaient absor-
ber plus d\'un siècle en terminant, pour un long
temps, la lutte des territoires, pour commencer
et agrandir celle du commerce et des intérêts
extérieurs.
Parmi les peuples de l\'Europe qui devaient
-ocr page 24-profiter le plus de ces vastes découvertes, comme
de celles qui devaient bientôt y être ajoutées
pur les navigateurs de tous les pays, l\'Angleterre
dut être au premier rang. Les habitudes de ses
regnicoles, ses ports nombreux, le génie de ses
associations, l\'intelligence parfaite de ses res-
sources, .ses résolutions impérieuses lui firent
trouver dans l\'Amérique et les Indes, non-seu-
lement des débouchés nombreux, mais des pos-
sessions d\'une étendue fabuleuse et des avantages
qui ne devaient être égalés par aucune puissance,
même par l\'Espagne au temps de sa grandeur
et lorsque le soleil ne se cotœhait jamais sur ses
États.
Le règne d\'Elisabeth au seizième siècle, celui
du Protecteur au dix-septième, avaient déjà fait
de la marine marchande de l\'Angleterre, comme
de sa marine militaire, la plus nombreuse
comme la plus instruite des marines du monde.
Aussi l\'Angleterre acquit-elle une domination
rapide et dans les Indes et dans le nouveau
monde. La conséquence de ce développement
devait être aussi la domination des mers ; mais
n\'anticipons pas.
A côté de l\'Angleterre, mais avec un dévelop-
pement moins rapide et moins intelligent peut-
être, s\'élevait le commerce maritime de la
France. Elle, aussi, avait fini par conquérir des
possessions en Amérique et quelques points de
relâche dans les îndes. Cette position était infé-
rieure et n\'était pas de nature à donner de l\'om-
brage. A aucune époque de son histoire, la
France ne s\'est montrée envieuse des progrès
de ses voisins. Elle a toujours respecté leur li-
berté comme elle a été jalouse de la faire domi-
ner dans les conseils de son gouvernement.
La marine française faisait donc des progrès,
toujours retardés par les guerres de Charles VII],
de Louis Xil et de François en Italie d\'abord,
et ensuite par ses guerres civiles religieuses qui
ont eu, grâce aussi en partie à l\'Angleterre, un
caractère si violent et si désastreux. — Ces deux
grandes causes d\'affaiblissement durent retardei-
les inquiétudes jalouses de l\'Angleterre; nous
nous abîmions nous-mêmes : elle n\'avait besoin
que d\'assister à notre ruine.
En 1627, l\'Angleterre s\'effraye de nos progrès,
non dans les Indes ou en .4mcrique, mais contre
le protestantisme, et des mesures prises par
Louis XIII contre la Rochelle, ce dernier rem-
part de la réforme et de la révolte ; — elle di-
rige sur l\'île de Rhé une flotte de 90 vaisseaux
commandée par Buckingham. Mais sa tentative
échoue honteusement: Richelieu était là!
Le grand règne arrive. — La guerre de trente
ans est achevée par les traités de Westphalie
— m —
(i64D), oeuvre immortelle de Mazarin. La lutte
était terminée entre le protestantisme et le ca-
tholicisme, entre la France et l\'Autriche. L\'Eu-
rope était reconstituée sur de nouA\'elles bases.
Tous les changements politiques qui s\'étaient
faits depuis un siècle et demi étaient réglés,
écrits, légitimés; l\'existence de nouveaux États,
rextinction de prétentions surannées, la recon-
naissance des droits acquis était déclarée et ac-
ceptée par toutes les parties contractantes. Les
relations des diverses puissances y étaient com-
binées de telle sorte que toutes se fissent contre-
poids et qu\'il naquit de celte pondération de
forces un équilibre garant de la paix universelle.
Telle fut l\'œuvre immense accomplie par le
premier congrès que l\'Europe eût vu depuis les
conciles généraux du moyen âge, le congrès de
Westphalie.
Cette paix solennelle durera-t-elle longtemps?
Louis XIV occupe le trône de France, et Col-
bert est son ministre.
Si le commerce, l\'agriculture et l\'industrie
étaient intelligemment protégés par le grand
roi et le grand ministre, la marine devait avoir
aussi une part non moins grande dans leur sol-
licitude.
Des colonies sont fondées à Madagascar, à
Cayenne, sur les côtes de Malabar et de Coro-
mandcl; celles des Antilles et du Canada, rani-
mées, cessent d\'être à la charge de l\'État.
Un edit déclare que le commerce maritime ne
déroge pas à la noblesse. Tout ceci se passe de
1664 à 1669.
La marine militaire, que Mazarin avait laissée
retomber dans le néant, est rétablie sur un pied
formidable; on demande des constructeurs, on
achète des vaisseaux et des objets de gréement
à la Hollande et à la Suède; on classe trente
raille hommes pour la marine ; et la France qui,
en 1661, n\'avait plus que dix-huit mauvais vai.s-
seaux, en avait, en 1067, soixante de 80 à 50
canons, onze frégates, quarante autres petits bâ-
timents, en tout cent dix navires garnis de 3,713
canons et montés par douze mille hommes.
Kn 1680, ces nombres étaient plus que dou-
blés : les classes des provinces maritimes s\'éle-
vaient ft soixante mille; et l\'on comptait quarante
mille officiers, soldats ou employés de la marine.
On créa les ports de Rochefort et de Cette; on
agrandit ceux de Toulon et de Brest; on établit
cinq arsenaux et des chantiers de construction ;
on institua l\'école des gardes-marines, etc. Le
génie de Colbert jetait la nation dans une voie
inconnue de progrès.
Ajoutez à cela le traité des Pyrénées de 16d4,
qui complétait glorieusement le traité de West-
phalie et qui assurait la prépondérance de la
France sur la maison d\'Autriche, — et le traité
d\'Aix-la-Chapelle de 1668, assurant à la France
tout ce qu\'elle avait conquis sur la Lys, l\'Escaut
et la Samhre : et vous comprendrez tout ce qu\'il
était permis d\'espérer d\'un état si florissant.
Je n\'entends pas établir que Louis XIV ait
toujours été juste dans ses guerres; je crois
même qu\'il aurait pu en faire trois fois moins
sans préjudice pour la grandeur de la France.
Mais toutes les fois que, soit sous son règne, soit
sous celui de ses successeurs, je signalerai une
rupture de la paix du côté de l\'Angleterre, c\'est
que cette rupture ne sera fondée que sur la ja-
lousie systématique qu\'elle porte à sa rivale et
jamais sur un préjudice réel.
Comment l\'Angleterre expliquerait-elle, en
effet, sa déclaration de guerre de 1678, excitée
par Guillaume et suivie de la paix de Nimègue,
faite malgré elle ?
Et puis cette ligue d\'Augsbourg, dont Guil-
laume III était l\'âme, quelle en était la cause ?
Était-ce l\'envahissement d\'une province an-
glaise ? Non ! mais simplement l\'énergie dé-
ployée contre le protestantisme. 11 lui faut, à
cette nation, un prétexte ; rien de plus. Elle
veut bien abaisser, humilier la France 5 elle veut
!a réduire jusqu\'à la détresse ; elle voudrait l\'a-
néantir... — C\'est elle, par cette ligue, qui force
à ouvrir les campagnes de 1689, 1690, 1691 ;
c\'est elle qui force à soutenir la lutte de 1692,
où Tourville, avec quarante-quatre vaisseaux,
soutient à la Hogue un combat si inégal et si
glorieux; c\'est elle qui continue en 1695, où le
mênieTourville et d\'Estrées, à la hauteur du cap
Saint-Vincent, battent les flottes ennemies;
c\'est elle qui force la France à s\'imposer d\'écra-
sants sacrifices dont plus tard nous ressentirons
tout le poids ; c\'est elle qui nous impose le traité
de Ryswick, où elle fait rendre à la France
toutes les conquêtes fiiites depuis la paix de Ni-
mègue !...
€\'esf, encore elle qui rend si difiicile la solu-
tion sur la succession d\'Espagne, en excitant
contre nos armes toutes les armes et contre nos
droits toutes les ambitions aveugles qui nous
livrent cent combats et nous imposent, de con-
cert avec elle, le trois fois honteux traité d\'U-
trechl, de Bade et de Rastadt (\'17 ! 5), où nous ne
rendons plus ce que nous avons pris, mais où
l\'Angleterre exige :
1° La démolition du port de Dunkerque!
2" La cession de la baie d\'Hudson !
5° La cession de l\'Acadic !
-ocr page 30-4° La cession de Terre-Neuve !
5" La cession de Saint-Christophe î ! !
Sans parler de Gibraltar et deMinorque, cèdes
par Philippe V, qui est en outre forcé de lui ac-
corder des avantages commerciaux au détri-
ment de la France !
L\'Espagne, après avoir réfléchi sur sa politique
inintelligente, devient-elle l\'alliée de la France?
Aussitôt l\'Angleterre Fécrase dans la campagne
de 1739 : car ce n\'est pas un accommodement
que veut la nation anglaise, mais le partage du
commerce d\'Amérique ; et Walpole est obligé
de déclarer la guerre. — Quelle dignité ! quelle
justice!!
Quelle fut encore la cause de cette guerre de
George il, en \'1742, contre la France? La voici
telle que la rapporte un historien moderne :
<c La nation anglaise voulait la guerre pour
« avoir l\'empire de la mer et arrêter l\'Espagne
« et la France dans leur prospérité coloniale...
>c Aussitôt on décide que trois Hottes seront en-
te voyées dans la Méditerranée et qu\'on cher-
« chera à reformer les anciennes coalitions con-
11 tre la France î »
11 faut nous arrêter dans notre prospérité co-
loniale.
Et pour cela il faut détruire nos flottes et
celles de nos alliés.
-si-
ll faut se rendre maîtres de nos colonies.
Il faut exciter des coalitions continentales fon-
dées sur les plus ridicules prétextes.
II faut soutenir le protestantisme contre ie ca-
tholicisme, parce que le catholicisme est la reli-
gion de la liberté, et que la France est sa patrie
adoptive.
il faut soutenir toutes les prétentions des am-
bitions rivales.
11 faut nous réduire à la dernière des détres-
ses; sans quoi cette infâme nation ne peut pas
vivre ! ! !
Aussi voyez sa situation et la nôtre, dès 174S ;
et avec quelle facilité elle achève de nous écra-
ser et pour longtemps :
Elle a lôO vaisseaux de 120 à loO canons,
100 bâtiments inférieurs, d\'innombrables cor-
saires.
Et contre de telles forces, l\'Espagne et la
France réunies n\'ont pas 30 vaisseaux de tout
rang, tant les luttes précédentes les ont amoin-
dries...
Elle attaque Carthagène, s\'empare du cap
Breton, grande ile qui couvre l\'entrée du Saint-
Laurent et protège les pêcheries de Terre-
Neuve ; elle fait même une descente en Bretagne
(1741)). Tous les convois de la France sont battus
et capturés. Le plus considérable, formé de 850
voiies et de 16 bâtiments d\'escorte, devait re-
prendre le cap Breton; il est défait h la hauteur
du cap Finistère (1747, 44 juin). Elles vain-
queurs font un butin de plus de 20 millions!
A la fin de la guerre, la France n\'avait plus
que DEUX VAISSEAUX ! !...
Et le commerce français, en une seule année,
a\\ ait perdu plus de 70 millions ! ! !
Et tout cela se termine par le traite d\'Aix-la-
Chapelle (48 octobre 1748), par lequel Louis XV
rend les Pays-Bas, les provinces hollandaises,
Nice, la Savoie, pour prix de 500 mille hommes
sacrifiés, pour notre niarine et celle d\'Espagne
détruites et pour 1,200 millions ajoutés à la
dette nationale !
Les cheveux ne s\'en dressent-ils pas sur la
tête ! ! !
Nous jouissons de quelques années de paix;
le commerce redevient florissant, de Pétersbourg
à Cadix : « Les beaux-arts, dit un publicisle,
étaient en honneur. L\'Europe entière ne vit
guère luire de plus beaux jours que depuis la
paix d\'Aix-la-Chapelle jusqu\'en 171)3. On voyait
entre toutes les nations une correspondance
mutuelle : l\'Europe ressemblait à une grande
famille réunie après ses différends. »
La France avait, en effet, par quelques an-
nées de paix, largement réparé les plaies de îa
dernière guerre ; elle murmurait de la lourdeur
des impôts, et payait néanmoins plus aisément
300 millions qu\'elle n\'en avait payé ioO sous
Louis XIV; elle était folle de plaisir et de luxe;
elle prodiguait l\'or dans ses maisons, sur ses
meubles, sur ses iuibits; elle s\'agitait par un
besoin continuel de progrès en tous genres: elle
profitait de Timpulsion donnée aux scicaces
natui\'elles et mathématiques pour améliorer son
agriculture, son industrie, son comsnerce, sa
navigation.
Notice marine commerciale était dans Tétat le
plus florissant ; notre marine militaire, régénérée
par un ministre habile, comptait déjà 65 vais-
seaux ou frégates, et, d\'après les plans de Ma-
chault, elle devait, en dix ans, s\'élever ii 163,
sans les bâtiments inférieurs. colonies n\'a-
vaient jamais connu une si grande prospérité :
Bourbon, Maurice, Saint-Domingue, la Marti-
nique produisaient d\'énormes fortunes : la
Louisiane et le Canada n\'étaient plus à charge à
la métropole et allaient se donner la main par
les établissements formés sur le Mississipi et le
Saint-Laurent ; quant à nos possessions dans
rinde, Dupleix travaillait à en faire le noyau
d\'un grand empire. Jamais la France n\'avait eu
une plus belle chance de devenir puissance co-
loniale.
L\'Angleterre s\'épouvanta de la résurrection
merveilleuse d\'une marine qu\'elle avait crue
anéantie, de la prospérité de nos colonies, de
nos projets d\'établissements dans l\'Amérique du
îVord et dans llndoustan.
Qu\'ungouvernementplus jaloux delà gloire na-
tionale succédât à celui du ministre de Louis XV,
et l\'Anglais perdait l\'empire des mers!.,. Maiti
il ne fallait pas laisser la France faire de nou-
veaux progrès; il fallait profiter delà lâcheté
de son gouvernement. Telle était la pensée de
l\'avide et superbe aristocratie qui gouvernait
l\'AngleteiTC sous le nom des princes de Hano-
vre, qui dominait aussi bien la chambre des
communes que la royauté par la vénalité ouverte
des élections, qui tenait le peuple en laisse, en
exaltant, jusqu\'à la démence, son orgueil et sa
haine aveugle contre la France.
A sa téte était un homme nouveau, mais qui
s\'était empreint de toutes les passions de la no-
blesse, William Pitt, dont le patriotisme, étroit
et farouche, semblait puisé dans les mœurs de
l\'antiquité, - grand oi\'ateur et grand homme
d\'État, mais espèce de Romain moderne qui
poussait son pays à étendre sa domination exté-
rieure par une guerre pex\'pétuelle, — qui ne
voulait pas rivaliser avec les autres peuples par
les voies pacifiques, mais en foulant aux pieds
fous les droits de l\'humanité, en les traitant
comme les anciens traitaient les Barbares, en
regardant la France comme une autre Carthage
dont la ruine était la vie de l\'Angleterre.
Jamais la France n\'avait moins justilié qu\'à
cctle époque les haines passionnées de ses voi-
sins ; jamais elle n\'avait été moins conquérante
ni plus amie de la paix.
Ce n\'était pas la Fi^\'ance orgueilleuse de
Louis XIV, tenant constamment suspendus sur
l\'Angleterre les Stuarts, le papisme et le pou-
voir absolu : le gouvernement de Louis XV étail,
on le sait, plutôt disposé à se mettre aux genoux
de ses voisins qu\'à les dominer; ia nation, tout
occupée de sa prospérité intérieure, n\'agrandis-
sait son commerce que par des voies légitimes
et ne demandait que sa part de l\'Océan. En
Amérique et dans l\'Inde, les Français avaient, il
est vrai, formé des projets d\'agrandissement,
mais c\'était sur les habitants du pays,—■ agran-
dissement légitime dans les idées du temps et
pour lequel le champ était ouvert à eux comme
aux Anglais. — Encore le gouvernement s\'ef-
força-t-il, avec une modération pusillanime,
d\'apaiser sur ce point la susceptibilité chatouil-
leuse de ses voisins.
Quelques mots de plus sont nécessaires sur
notre situation dans l\'Inde à cette époque. Ils
seront comme le lugubre avant-coureur de no-
tre ruine, dans des régions légitimement con-
quises par la France, et pressurées aujourd\'hui
par l\'avidité jalouse de notre implacable enne-
mie...
Dupleix regardait l\'empire du Mogo! comme
un héritage ouvert a tontes les ambitions, et
dans lequel les puissances européennes étaient
appelées à prendre la meilleure part : il intervint
donc dans les guerres que se faisaient les gouver-
neurs des provinces devenus indépendants sous
les noms de soubabs, nababs, rajahs; il obtint
du grand Mogol la nabable de Carnate, il se fit le
protecteur des soubabs d\'Arcate et de Decan,
qui lui payaient tribut; il acquit de vastes ac-
croissements de territoire à Pondichéry, à Kari-
kal, à Ma.sulipatnara, et quatre provinces qui
procuraient deux cents lieues de côtes à notre
commerce. Mais il n\'obtenait pas de renforts du
gouvernement; il voyait les Anglais donner des
secours à ses ennemis; il éprouva des revers
dans une guerre où il eut à lutter contre les
princes de Tanjaour et de Maïssour, aidés des
Mahrattes et des Anglais, commandés par le gé-
néral Clive.
En même temps, la compagnie française se
-ocr page 37-lassa de ce gouverneur,\'dont elle ne comprenait
pas les plans, qui l\'entrainait dans des dépenses
dont elle ne voyait pas le fruit, >: qui voulait
conquérir des royaumes à des gens qui ne de-
mandaient que des dividendes, »
Enfin, le ministère anglais se plaignit du gé-
nie ambilieux d\'un homme qui voulait Inmbier
toute l\'Asie.
Alors la cour de France roppcla Dupleix
{17aa); et ce grand homme, qui avait régne
trente ans dans l\'Inde, quitta en pleurant cette
conquête magnifique qu\'il laissait aux Anglais,
pour aller mourir à Paris dans Thumiliation et
dans l\'indigence.
En même temps que rAngletcrre arrêtait les
progrès des Français dans Flnde , elle faisait
naître en Amérique des qoei-elles futiles, mais
soutenues par elle avec tant d\'opiniâtreté, que
depuis cinq ans les commissaires des deux na-
tions travaillaient vainement à les apaiser. Ces
quei\'clles avaient principalement pour objet la
possession de quelques Antilles, et surtout les
limites de l\'Acadie et de la Kouvelle-Angîeterre.
Les îles Sainte-Lucie, la Dominique, Saint-Vin-
cent et Tabago étaient, depuis un siècle, com-
munes et indivises entre les deux nations :
George II s\'en déclara souverain unique. L\'A-
cadie, cédée à l\'Angleterre par les traités d\'U-
trecht et d\'Aix-la-ChapclIe, était une presqu\'île
dont les limites semblaient fixées par la nature ;
les Anglais prétendirent les étendre jusqu\'au
Saint-Laurent, pour se donner la navigation du
fleuve et cerner le Canada. Les Français avaient
découvert le Mississipi, déclaré qu\'ils prenaient
possession de tout son bassin, et établi des forts
sur rObio. Les Anglais prétendirent que cettc
rivière appartenait à la colonie de la Nouvelle-
Angleterre; ils bâtirent un fort sur ses rives;
et un officier français leur ayant été envoyé en
parlementaire, il fut assassiné par la garnison
de ce fort que commandait un homme devenu
autrement célèbre, Washington (mai Î754).
A cet acte odieux, le ministère français com-
mence des armements à Brest et à Rochefort, et
se prépare h faire passer trois mille hommes et
neuf vaisseaux dans le Canada. Le ministère an-
glais regarde ces armements comme hostiles,
et il déclare que ses flottilles avaient Tordre de
courir sus à tout vaisseau français qui porterait
des renforts dans l\'Amérique. A cette injonc-
tion insolente, la cour de Versailles répond en
ordonnant à ses marins de ne pas se défendre,
et elle restitue une frégate anglaise qui venait
d\'être prise par un vaisseau français qu\'elle avait
attaqué. Elle se plaignit à toutes les puissances
des intentions hostiles de l\'Angleterre, offrit
un arrangement, et néanmoins fit partir des
renforts pour ie Canada. Mais pendant que
George ÎI assurait le parlement de ses dispositions
pacifiques, que Louis XY négociait et continuait
à se croire en paix, le miin\'stère anglais envoya
quatre corps d\'armée en Amérique pour y sur-
prendre les colonies françaises; il fit sortir dix-
liuit vaisseaux à la poursuite de l\'escadre du Ca-
nada, et lança ses corsaires .sur toutes les mers,
pour surprendre les marchands français qui na-
viguaient tranquillement sur la foi des traités
(\'i7o;), juin). Deux frégates de lescadre du Ca-
nada furent ainsi attaquées et prises par la flotte
anglaise ; puis, en quelques semaines, trois cents
bâtiments de commerce furent capturés par une
piraterie si odieuse, que la chambre des com-
munes déclara ces prises illégitimes; mais le
ministère se garda bien de les rendre : c\'étaient
huit mille matelots et cent millions enlevés à la
France!...
Nous ne sommes point au bout de cette série
de désastres qui accuse dans leurs auteurs io
génie d\'une destruction égoïste et un brigandage
que le droit des gens, la civilisation, les idées
morales de tous les peuples flétriront à jamais.
Au moment où le génie de Frédéric changeait
la face de la guerre, le plus implacable ennemi
de la France, Pitt,entrait au ministèi\'e... Aussi-
tôt il donne douze millions de subsides au roi
de Prusse; il fait doubler les armements mari-
times et envoie des Hottes incendier les ports
français. » Les Français, disait-il, veulent con-
quérir l\'Amérique en Allemagne; il faut les en
chasser. »
En effet, les escadres anglaises couvrent les
mers et viennent incendier nos vaisseaux Jus-
que dans nos ports : elles en brûlèrent vingt-
sept à Cherbourg; elles causèrent (1758) à
Saint-Ma!o une perte de douze millions et firent
une tentative mutile sur Rochefort,
Les colonies françaises se trouvant abandon-
nées à leurs propres forces, les établissements
du Sénégal tombent aux mains des Anglais. Le
fort Diiquesne sur TOhio est pris ; Louisbourg
éprouve le même sort. — Chandernagor est dé-
truit et SCS immenses richesses sont enlevées...
En moins de quatre ans, nous perdons 37
vaisseaux, 86 frégates et 2,500 matelots!...
Un sentiment de sombre désespoir s\'empare
du pouvoir. Le cabinet français songe à opérer
une descente en Angleterre (1759]. Les amiraux
Laclue et Conilans doivent l\'opérer, mais ils
sont liatius... Le moment n\'en était pas encore
arrivé... Le chemin n\'était pas fait...
Après la destruction des escadres de descente,
les Anglais envoient tout à l\'aise des renforts au
Canada 5 leurs vaisseaux prennent ou chassent
tous les vaisseaux français. Québec est assiégé
et capitule. Les forts de Niagara et Ticondérago,
qui assuraient les comnuinications du Canada et
de la Louisiane, tombent... L\'année suivante,
le reste des Français resserrés dans Montréal
capitulent, et le Canada est entièrement perdu !
Et tous ces malheurs sont couronnés par le
traité de Paris et de Hubertsbourg (1763, 10 fé-
vrier), par lequel Louis XV rend les villes qu\'il
possédait encore dans l\'Allemagne. 11 restitue à
l\'Angleterre Minorque; il lui cède l\'Acadie, le
Canada, le cap Breton, le golfe et le fleuve Saint-
Laurent, la Grenade, Saint-Vincent, Tabago,
Dominique, la rivière de Sénégal avec ses comp-
toirs; il consent que le Mississipi serve doréna-
vant de limite aux possessions anglaises; il ne
recouvre nos colonies de l\'ïnde qu\'à condition
de ne pas les fortifier et de les laisser sans gar-
nison ; il s\'engage à démolir de nouveau Dun-
kerque; enfin il cède la Louisiane à l\'Espagne
pour la dédommager de la Floride qu\'elle aban-
donne aux Anglais...
C\'est peu à peu qu\'il faut lire ensuite les
horreurs dont se souillent les Anglais dans leurs
possessions indiennes. Qui n\'a pas lu les pages
déchii\'antes où sont retracés les actes de ces
infâmes, à la tête desquels se trouvait lord Clive,
nom quïl faut vouer à l\'exécration du genre hu-
main? — 0X1 l\'on voit créer une famine qui fait
périr trois millions d\'Indiens !...
Et ce même lord Clive, traduit devant le par-
lement, non-seulement pour ce forfait, le plus
épouvantable dont parlent les annales du monde
civilisé, mais encore pour d\'autres crimes presque
fabuleux, est honorablement acquitté!!... Voilà
ce peuple.
Au milieu de nos désastres sans exemple dans
l\'histoire, l\'esprit se repose un instant avec bon-
heur sur la situation des colonies anglaises en
Amérique, que leur métropole voulait écraser
comme les Indiens dont nous venons de parler.
Mais Washington se lève; Franklin brillait déjà.
La France vole au secours des opprimés de lord
North et du despote George III, non pour con-
quérir à son profit, mais pour protéger. Une
belle flotte de trente-deux vaisseaux sort de
Brest et bat l\'amiral Hieppel entre les îles
d\'Ouessant et les Sorlingues : une autre de
douze vaisseaux part de Toulon, et la capitula-
tion de York-Town termine cette belle expédi-
tion qui enlève pour jamais les États-Unis à
l\'Angleterre et ne laisse à la France que le sou-
venir d\'avoir servi l\'humanité.
LETTRE VI.
Prince,
Vous venez d\'assister à une partie de ce
drame qui a déjà duré plusieurs siècles. Vous
avez vu traiter cette pauvre France comme une
ville prise d\'assaut.
Vous avez vu ses ports comblés, ses flottes
détruites par les boulets et Tincendie, ses colo-
nies envahies, son commerce extérieur anéanti.
Vous avez vu des coalitions succédant à des
coalitions, à des guerres injustes des guerres
encore plus injustes, et les trésors de la France
s\'épuiser non-seulement pour ne rien conserver
de la part légitime qui lui revenait dans les
grandes découvertes continentales du xv® et du
xvi" siècle, mais encore pour disputer les lam-
beaux d\'un territoire national garanti par les
traités.
Tout cela est inom et appelle sinon des ven-
geances, au moins d\'éclatantes réparations...
Mais attendez encore avant de rouvrir le
temple à demi fermé du dieu des combats.
Rien n\'est fini avec l\'Angleterre... Des luttes
plus terribles et plus sanglantes que jamais vont
s\'ouvrir. L\'âme en est saisie d\'indignation et
d\'horreur. Notre patriotisme et notre fierté vont
cruellement souffrir... Le jour de l\'expiation se
fera-t-il donc encore longtemps attendre?...
Nous sommes en 4792.
Le cri de liberté devient universel.
L\'aristocratie anglaise et sa vieille constitu-
tion se voient menacées de ruine... Pitt con-
çoit l\'espoir de les sauver, en lançant l\'Angle-
terre contre la France — toujours et toujours
contre la France !...
Il Refroidir les Anglais pour la révolution
» française, dit un historien, en la présentant
u comme irréligieuse, insociable, avide de tout
<t détruire, prête à tous les crimes, — et, en
« même temps, exciter leur orgueil et leur cu-
«pidité, en leur montrant l\'occasion unique
d\'acquérir l\'empire des mers par la ruine
<i d\'une rivale éternelle, n tel est le plan de
Pitt. Il divise d\'abord l\'opposition parlemen-
taire; et le plus ardent ennemi de la révolu-
tion, Burke, en se séparant de Fox, son ami de
vingt ans, donne au ministère un appui qui
annule entièrement les w higs et rend les torys
m
™ 4S —
tout-puissants. — 11 favorise ensuite, ce tory
cchevelé, far son or et ses intrigues, les excès
(les jacobins et l\'anarchie de la France... — Il
ranime les vieilles inimitiés de la nation, il pré-
pare des armements et commence des actes réels
d\'hostilité. Il interdit aux vaisseaux français
d\'acheter des blés en Angleterre; une frégate
française est prise par des vaisseaux anglais
dans la mer de l\'Inde. — Le stathouder de Hol-
lande entre par ses conseils dans la coalition.
Ce n\'est encore là que le prélude de ce toiy,
qui avait refusé obstinément toute espèce de dé-
marche pour sauver le roi martyr... — Roya-
listes imbéciles, aimez donc les Anglais !...
Pitt cherche ensuite à ameuter toute l\'Europe
contre la France. Il ranime par des subsides la
Prusse et l\'Autriche; il promet des secours au
roi de Sardaigne ; il tire de son immobilité l\'Es-
pagne, remplace le sage d\'Aranda par l\'indigne
favori Manuel Godoï. — Il fait entrer dans la
coalition le Portugal, devenu colonie anglaise
depuis le traité de Methuen , — le roi de Na-
ples et la cour de Rome. — 11 parvient à se-
couer de sa torpeur la diète germanique et prend
à sa solde les princes de Rade, de Hesse et de
Bavière. — Il laisse la Russie envahir la Polo-
gne, et, d\'accord avec la Prusse, en arracher
encore deux lambeaux, l\'un de i 200 mille,
l\'autre de 5 millions d\'habitants.
Il ne reste dans la neutralité que la Suède, le
Danemai^k, la Suisse, Venise et la Turquie...
Tous les intéi\'êts sont méconnus, toute la po-
litique ancienne oubliée, toutes les alliances de
position renversées : la Hollande et l\'Espagne
unissent leurs vaisseaux à ceux de leur ennemie
contre leur unique amie. La Prusse et l\'Autri-
che font alliance intime. L\'Italie se livre à l\'An-
gleterre, l\'Allemagne à l\'Autriche. L\'Angleterre
laisse la Russie démembrer la Pologne.
Et l\'Angleterre seule associe l\'Europe à ses
colères. Ce n\'est pas le roi de France qu\'elle
veut sauver; elle ne le veut pas! !!
Ce n\'est pas l\'anarchie qu\'elle veut éviter; elle
soudoie les jacobins ! ! î
Ce n\'est pas notre sang et nos trésors qu\'elle
veut épargner; elle appelle toute l\'Europe à
former k coalition la plus vaste et la plus ef-
froyable des temps anciens et nouveaux...
C\'est l\'Angleterre avec ses intérêts égoïstes, sa
politique sans honneur et sans loi, ses jalousies,
son fiel et ses fureurs. C\'est elle avec son or qui
soudoie, avec ses passions qui attisent et qui
bi\'ùlent, avec son idée fixe et froide comme un
poignard , de nous abaisser, de nous humilier,
de nous subalterniser.
C\'est toujours l\'Angleterre contre la France;
et la France, par l\'Angleterre, contre l\'Europe
entière !
Le principe des coalitions est jeté.
Je n\'ai plus à rappeler ses œuvres ténébreuses
et les faits inouïs qui les ont couronnées. Vous en
retrouverez les dates immortelles dans les an-
nées 1797, 1802, 1804, \'1806, 1807, 1809
et 4814.
C\'est en vain que, dans des combats de
géants qui feront à jamais l\'admiration de l\'u-
nivers, la France, — cette France orgueilleuse
et guerrière qui, malgré toutes les coalitions et
toutes les infamies d\'une diplomatie mercantile
et jalouse, ne craindra jamais de rivale, — c\'est
en vain qu\'elle écrase FAutricbe en Italie, qu\'elle
l\'humilie en Allemagne, qu\'elle insulte trois fois
la capitale de ses États; c\'est en vain qu\'elle
châtie la Prusse et qu\'elle plante ses tentes au
pied des murs de Berlin ; c\'est en vain qu\'elle
donne à la première puissance de l\'Europe, la
Russie, une de ces terribles leçons qui forment à
elles seules le sujet d\'une Iliade ; rien ne trou-
blera ses farouches et haineux instincts.
La France traite à ïolentino, à Campo-For-
mio, à Lunéville : qu\'importe à l\'Angleterre?
La France fait la paix d\'Amiens, fait la paix de
Presbourg : qu\'est-ce que cela fait à l\'Angleterre ?
La France traite encore à Bartenstein , à Til-
sitt, à Vienne : de quel poids peuvent être tous
ces traités dans l\'esprit de son implacable en-
nemie?
La coalition est permanente ; malgré les trê-
ves, malgré les entrevues, malgré les prélimi-
naires de toute espèce, malgré les traités solen-
nels, malgré la paix la plus hautement déclarée,
l\'Angleterre féodale et protestante est toujours
debout. {1 faut qu\'elle écrase le catholicisme et
la liberté dont la France sera toujours le su-
blime refuge...
Qu\'ajoute-t-elle encore à tous ces moyens
d\'action? Non contente du concours actif des
grandes puissances, elle soupçonne l\'inactivité
des neutres et se livre, à leur égard, notamment
à Copenhague, à des actes d\'un vandalisme,
d\'une férocité et d\'une barbarie qui égalent les
atrocités de lord Clive dans les Indes. Laissez-
moi vous rappeler à ce sujet le passage d\'un
contemporain qui a admirablement posé les ter-
mes du débat entre l\'Angleterre et les neutres,
et flétri, dans \'cette occasion comme dans d\'au-
tres, la politique atroce de ces brigands des
mers :
« ... La deuxième coalition était dissoute :
l\'Angleterre restait seule en armes, et elle avait
alors à lutter non plus contre la France seule,
mais contre la moitié de l\'Europe, pour une
question dont dépendait toute son existence.
Depuis que les progrès de la civilisation ont
amené des adoucissements dans les lois de la
guerre, les États chrétiens ont admis, comme
hases du droit maritime, que les puissances neu-
tres peuvent faire commerce avec les puissances
belligérantes, excepté en munitions de guerre;
que les objets appartenant aux sujets des puis-
sances belligérantes sont libres à bord des vais-
seaux neuti\'cs ; que les bâtiments marchands des
puissances neutres peuvent être visités par les
vaisseaux de guerre des puissances belligérantes,
pourvu qu\'ils ne soient pas eux-mêmes escortés
par un vaisseau de guerre de leur nation ; enfin,
qu\'un port déclaré en état de blocus par une
puissance belligérante doit être bloqué réelle-
ment, pour que les neutres s\'abstiennent de
communiquer avec lui. L\'Angleterre seule a re-
fusé d\'admettre ces principes, sans lesquels il
n\'y a plus de liberté des mers ; elle prohibe non-
seulement les munitions de guerre, mais ie bois,
le chanvre, le fer, les vivres ; elle confisque tout
objet appartenant aux sujets de la puissance
ennemie; elle visite les vaisseaux marchands,
non-seulement quand ils sont isolés, mais quand
ils sont escortés; elle prétend qu\'un port est
bloqué dès qu\'elle a déclaré qu\'elle en faisait le
blocus, même quand elle n\'aurait pas une cha-
loupe devant ce port. En d\'autres termes, elle
veut l\'empire des mers ; « 11 ne faut pas, » disait
lord Chatham, «qu\'il soit tiré sur l\'Océan un seul
ic coup de canon sans notre bon plaisir ; « et son
fîls ajoutait : « Si nous étions justes un seul jour,
•I nous n\'aurions pas un an à vivre! !... ;<
H La France, depuis qu\'elle possède une ma-
rine, s\'est déclarée la protectrice de la liberté
des mers; la liberté des mers a été le but ou pa-
tent, ou caché, de toutes ses guerres contre l\'An-
gleterre ; l\'empire des mers a été le but constant
de toutes les coalitions que l\'Angleterre a susci-
tées contre elle. Tout le xvia° siècle fut rempli
de ce grave procès, où l\'humanité entière est
intéressée; et la guerre de 1778 fut, en réa-
lité, un appel de la France à tous les peuples
contre la tyx\'aunie de l\'Angleterre, appel qui
engendra la neutralité armée de 1780, où, pour
la première fois, les principes conservateurs de
la liberté maritime furent nettement posés.
« L\'Angleterre fut vaincue, mais elle n\'aban-
donna pas ses prétentions ; et quand elle vit la
France en révolution, elle se jeta dans la coali-
tion des rois pour les faire triompher. En effet,
dans ce grand conflit, les neutres se laissèrent
visiter, insulter, confisquer, sans oser se plain-
dre, puisque eux-mêmes s\'étaient follement dé-
dares contre leur antique alliée et protectrice.
Alors la France, qui était au ban des nations et
faisait des efforts surhumains pour se sauver,
mit de côté ses principes maritimes : elle dé-
clara aux neutres qu\'elle « les traiterait de la
même façon qu\'ils souffriraient que les Anglais
« en usassent à leur égard,; » elle visita, insulta,
confisqua leurs bâtiments : la mer fut aban-
donnée à la force brutale et sauvage. Cet état de
choses dura Jusqu\'au 18 brumaire. Bonaparte,
qui voyait les préventions de l\'Europe contre la
France en partie effacées, leva l\'embargo sur tous
les bâtiments neutres retenus dans nos ports, et
déclara que la République revenait aux prin-
cipes de 1780. Alors les neutres sortirent de
leur engourdissement; les États-Unis signè-
rent (1800, l"\'-octobre) avec la France un traité
qui est considéré comme l\'un des plus remar-
quables monuments de la diplomatie de notre
■siècle, et qui fut accueilli par toutes les nations
comme un code complet de droit maritime.
« La Suède et le Danemark proclamèrent de
nouveau le vieux principe : Le pavillon couvre
la marchandise. Ils trouvèrent appui dans
Paul qui, à son tour, entraîna la Prusse, et
l\'on parla de renouveler le traité de 1780. A
cette époque, une flottille danoise, qu\'escortait
une frégate, fut enlevée par les Anglais. Le Da-
nemark demanda reparation Le cabinet britan-
ni€[ue s\'emporta contre « cette insolence )• et
déclara que n tous les neutres devaient se sou-
mettre à la visite du dernier des corsaires
« anglais. » — «Renoncer au droit de visite,:\' di-
saitPitt, (i c\'est renoncer à l\'empire, c\'est souffrir
Il que la France ressuscite sa marine ei son com-
ti merce. Jamais l\'Angleterre ne se départira de
i; ces droits ind isputables, dont Texercice est abso-
« lument indispensable pour lemaintien des inté-
« rets les plus cliersdeson empire. Les lois invo-
<■■ quées par les neutres, sont attentatoires aux
il bases de notre grandeur et de notre sécurité
<i maritime; elles sont un principe jacobinique
1 des droits de l\'bommc, qui nous conduirait à
<: renoncer à tous les avantages pour lesquels
1\'. nous avons depuis si longtemps, et avec tant de
i. profit, déployé toute l\'énergie britannique. »
Et pour épouvanter les neutres, l\'Angleterre
ordonna de courir sus à tous leurs bâtiments, en
captura plus de 400, et s\'empara des colonies
danoises et suédoises. Enfin elle déploya des
forces triples de celles qu\'elle eût jamais mises
en mer : 25 vaisseaux allèrent menacer Copen-
hague dans le Sund; une flotte bombarda h-
Ferrol et Cadix ; une autre bloqua Gênes; une
troisième insulta les côtes delà Hollande; une
quatrième alla porter une armée en Egypte;
— o3 —
une cinquième força Malte à capituler après
deux ans de siège (1800, S septembre). L\'An-
gleterre possédait alors 195 vaisseaux de ligne,
230 frégates, 300 bâtiments inférieurs; elle en-
tourait toutes les côtes d\'une chaîne presque
continue de croisières; elle paralysait dans leurs
ports les petites escadres de la France et de ses
alliés.
Cependant les quatre puissances du Nord
avaient mis l\'embargo sur les vaisseaux et les
pi\'opriétés des Anglais. Paul F\'\' avait embrassé
la cause des neutres avec sa fougue ordinaire,
et, par ses conseils, un traité, modelé sur celui
de 1780, fut signé (16 décembre) entre les
quatre États pour faire respecter la liberté des
mers. C\'était une déclaration de guei\'re à la
Grande-Bretagne. Aussitôt un corps danois oc-
cupa Hambourg, entrepôt principal du com-
merce anglais, et ferma.l\'Elbe; les Prussiens
envahirent le Hanovre et fermèrent le Wéser et
l\'Ems; le roi de Suède rassembla vingt mille
hommes; enfin Paul proposa à ses alliés de
s\'unir intimement avec la France. Déjà il a\\ait
chassé Louis XVIll de Mittau, envoyé une am-
bassade solennelle à Bonaparte, entamé des
relations d\'amitié avec ce gi\'and homme : « Je
veux m\'unir à vous, lui écrivait-il, pour mettre
un terme aux injustices de l\'Angleterre, qui
viole toiis les droits des nations et n\'est jamais
guidée que par son égoïsme et son intérêt. » Et
il lui demanda trente mille hommes qu\'il voulait
joindre à quarante mille Russes pour marcher
dans l\'Inde par le Caucase et la Perse. Les des-
tinées de l\'Europe allaient être changées; une
confédération, la plus juste et la plus populaire
que les rois eussent jamais faite, allait résoudre
. ce grand problème d\'humanité et de civilisation :
la liberté des mers. Bonaparte tressaillait de
joie. Pitt calcula avec la profondeur du génie
la grandeur du danger. Tout le continent était
désarmé ou ennemi ; il fallait céder à l\'ascen-
dant de la France, s\'humilier momentanément
devant la révolution, faire la paix. La guerre ne
devait plus maintenant avoir qu\'un but : dis-
soudre la coalition du Nord, pour isoler la
Franco et obtenir d\'elle des conditions modé-
rées. Dès lors le rôle du ministre était fini ou
du moins ajourné. Pitt et ses amis donnèrent
leur démission (1801, 16 mars). Mais les hom-
mes changèrent, non les principes : le pouvoir
resta aux torys; seulement les nouveaux minis-
tres étaient des torys moins prononcés, qui pou-
vaient faire la paix sans déshonneur ; et ils s\'y
préparèrent par une lutte vigoureuse contre la
coalition du Nord.
La quadruple alliance préparait ses arme-
-ocr page 55-nients; mais elle n\'avait pas encore une escadre
en mer. Le cabinet britannique résolut de la
prévenir. 11 fomenta les haines de la noblesse
russe contre le czar, qui avait violé ses privi-
lèges; il corrompit la cour de Suède; il envoya
dans la Baltique une flotte .de 32 voiles, com-
mandée par Parker et Nelson. Nulle part la
cause des neutres n\'était plus populaire qu\'en
Danemark. Quoiqu\'un arrangement particulier
fait récemment avec l\'Angleterre eût permis à ce
pays de se tenir hors ligne, quoiqu\'il fût le pre-
mier exposé à la colère britannique, il avait salué
le traité du 16 décembre par d\'unanimes accla-
mations, it La mer libre ou la mort! était le
cri des ouvriers et matelots volontaires qui ac-
couraient en foule dans les chantiers et sur les
vaisseaux. C\'était donc à Copenhague qu\'était le
cœur de la quadruple alliance; c\'était là que
l\'Angleterre avait décidé de la détruii^e. La flotte
de Nelson franchit le Sund par la trahison des
Suédois, qui ne défendirent point le passage.
Elle apparut devant Copenhague, qui était pro-
tégée par 10 vaisseaux, 11 batteries flottantes et
2 citadelles. Toute la ville courut aux armes avec
le plus grand enthousiasme, et une bataille terri ble
s\'engagea (2 avril). Malgré les forces triples des
Anglais et l\'audace de Nelson, qui répéta sa ma-
nœuvre d\'Aboukir, les Danois firent la plus glo-
-sé-
rieuse résistance. L\'amiral Parker, dont le cen-
tre avait été écrasé, proposa un armistice, et le
prince régent de Danemark s\'empressa d\'y adhé-
rer : il venait de recevoir secrètement la nou-
velle d\'un événement étrange qui complétait la
victoire des Anglais : Paul l" avait été assassiné
par ses courtisans (1801, 2 S mars) !
Cette mort changea la face de l\'Europe.
Alexandre, fils de Paul, fut proclamé empe-
reur....... Il se hcàta de confir-
mer les privilèges de sa noblesse, annonça qu\'il
gouvernerait par les principes de Catherine la
Grande, communiqua ses vues pacifiques à l\'An-
gleterre et entama des négociations qui abouti-
rent à une transaction déplorable par laquelle
la Russie abandonna les droits des neutres
(17 juin).
Alors le Danemark , la Suède et la Prusse ré-
tablirent leurs relations avec l\'Angleterre sans
régler les points contestés. La France se trouva
encore seule à lutter pour la liberté des mers, et
la question des droits maritimes fut indéfiniment
ajournée.
Les traités de paix n\'étant plus pour l\'Angle-
terre que des trêves hypocrites, Napoléon avait
reconnu l\'impossibilité de la vaincre sur le con-
tinent. Comme on l\'avait conçu en 1739, il
forma la résolution d\'atteindre cette puissance
en allant la clierclier dans son île et en se pi\'e-
nant avec elle corps à corps. — Vous connais-
sez, sans que je le rappelle , tout ce qui se rap-
porte au fameux camp de Boulogne et à l\'alarme
qu\'en prit l\'Angleterre, alarme qui ne s\'éteignit
qu\'à îa paix d\'Amiens.
Le grand capitaine, accablé par des nécessités
nouvelles, attiré par son ennemie sur tous les
points de l\'Eui\'ope, livre cent combats, remporte
cent victoires qui ne l\'affermissent pas davan-
tage. L\'Angleterre ne lui laisse ni repos, ni ti\'êve.
Il n\'est pas permis à Napoléon de recommencer
sa tentative de 1801 : car nos plus belles esca-
dres avaient été détx\'uites à Aboukir, et Trafal-
gar avait achevé de ruiner notre marine. —
Napoléon croit encore pouvoir l\'atteindre dans le
blocus continental, et il se trompe.,. Il n\'a même
plus le temps de redonner cou3:\'s à son idée de
Boulogne et de tenter une seconde descente. Ses
moments sont dévorés par sa gigantesque et folle
expédition de Russie, à laquelle ne succèdent
que des revers qui amènent l\'abdication de Fon-
tainebleau, l\'exil de l\'île d\'Elbe, le honteux
traité de Paris, les cent jours et Waterloo!
L\'Angleterre triomphe. Oh ! cette fois ses vœux
impies sont bien accomplis!... L\'Europe armée
foule notre sol et commande en maître dans
Paris. ~ D\'un trait de plume, la France perd
o3 places garnies de 12 mille canons, 51 vais-
seaux, 12 frégates, etc.: elle reprend ses limites
de \'1792. L\'Angleterre garde Maurice, Tabago ,
Sainte-Lucie, le Cap , Malte , les îles Ioniennes ,
tout ce qu\'elle veut enfin !
Pendant trois années, les peuples que nous
avons vaincus sur tant de champs de bataille
nous tiennent sous leur joug. — î,SOO millions
de rançon sont payés à l\'Angleterre et aux na-
tions qu\'elle a entraînées après elle. Jamais honte
pareille ne vint couvrir le front de notre mal-
heureuse patrie...
Laissez-moi m\'arréter ici quelques instants.
La douleur suffoque mon âme. Je \'sens à l\'op-
pression que j\'éprouve qu\'il n\'y a encore que la
moitié des décrets de Dieu d\'accomplie. Le ciel
semble pur à cette Angleterre qui prend nos
vaisseaux, nos colonies, pille nos trésors et dé-
chire notre teri\'itoire... Elle sourit d\'une joie
cruelle à nos malheurs comme à nos humilia-
tions. ..
Le Dieu de toute justice, ie Dieu de la France
ne tournera-t-il pas un jour ses foudres contre
elle?... — Attendons...
LETTRE VIL
Prince,
La France respire... Rendue à son indépen-
dance, elle arbore, celte fois, malgré l\'Angle-
terre, son drapeau victorieux sur le sol africain,
et conquiert un monde nouveau.
Cette conquête ne suffit point à la France
qu\'elle ne lave pas, au regard de l\'Angleterre,
de l\'humiliation des traités de 1815. L\'esprit de
réaction grandit; une révolution s\'opère; le jour
de la réparation semble être sonné pour ceux
qui ignorent l\'œuvre de la diplomatie de Char-
les x\'.
Honte éternelle î
Celui que quelque.^ bourgeois factieux élèvent
subitement au pouvoir, au lieu de porter haut
le drapeau de la Finance, s\'incline devant les
odieux traités, s\'humilie devant l\'Angleterre,
souscrit au droit de visite, paye à Pritchard l\'as-
sassinat de nos frères, laisse l\'Angleterre demi-
ner en Orient comme sur toutes les mers, jus-
qu\'à ce que la France, fatiguée, indignée de tant
de bassesses et de lâchetés, le chasse, comme un
valet, du palais qu\'il avait usurpé.
Vous savez le reste. — Vous savez aussi que
Louis-Philippe s\'était déjà frappé de mort le
jour où, peu avant son avènement, il avait osé
écrire à un souverain du Nord ces lignes d\'une
honte inefFable : if . . . . Les traités de 1815
" sont un chef-d\'œuvre de notre diplomatie : je
t! les vénère !!!...
« On parlait bien cependant de les modifier
un petij mais cette prétention de quelques
esprits exaltés aurait précipité la France, et
\'t peut-être l\'Europe, dans de terribles calami-
" tés. C\'est pour les faire respecter que je me
t\'suis dévoilé... » (L. Laroque, Trois pages de
l\'histoire de Louis-Philippe, page 152.)
Quel dévouement!...
LETTRE Vin.-
Prïac\'E, •
Le moment est venu de di\'esser notre bilan.
Il résultera de la comparaison de notre marine
militaire, de notre inarine marchande, de nos
importations et de nos\'ïxportations, avec les ter-
mes semblables pris sur des documents officiels,
chez les Anglais, des renseignements qui jette-
ront à leur tour la plus vive lumière sur la situa-
tion respective des deux peuples.
Je ne veux fatiguer votre esprit ni par des
chiffres, ni par des distinctions trop multipliées.
Je ne veux mettre sous vos yeux que ee qui sera
rigoureusement nécessaire aux divers points que
nous voulons éclaircir.
Parlons d\'abord de la marine :
Voici le relevé que je prends sur le, NoAjy-List,
publié par ordre de l\'amirauté, et fixant le der-
nier état de la marine anglaise au jan-
vier 1844.
Vaisseaux de ligne depuis 70 jusqu\'à
2» Bâtiments de 50 canons..........17
5° » de 42 à 46 canons. . . 42
4" Bâtiments à vapeur de différentes
Malles et packets à vapeur. ... 38
6" Divers, tels que coi\'vettes, bricks,
Total générai. . . , 669
sans parier des Jiavires en construction.
Notez <}u\'en mai 1840, le chiffre total n\'était
que de 45o. Mais, en 1842, on voit en construc-
tion 21 vaisseaux de ligne, 9 frégates, 21 sloops,
Î8 frégates à vapeur, etc. — Depuis 1844, le
chiffre de 669 s\'est considérablement accru.
Voici maintenant la situation de la France
telle qu\'elle est offerte par l\'exercice 1843, vol. 2,
page 219, où on lit ce qui suit : « La marine
Il française, en 1845, poM\'i;a{t armer, si c\'eût été
\'^ nécessaire, environ 46 vaisseaux de ligne,
« 55 frégates et 235 bâtiments d\'une force infé-
<1 rieure, en tout environ 355 bâtiments. » Cela
n\'est pas entièrement exact. Voici, d\'après 31. le
chevalier F. de Tapiès, la récapitulation de nos
forces, avec la distinction des bâtiments à flot des
bâtiments en construction :
Vaisseaux à flot. . . .
Il en construction.
Frégates à flot. . . .
!> en construction.
Corvettes.....
Bricks à flot.....
■•> en construction .
Corvettes, gabarcs. . .
Il en construction.
Canonnières.....
1) en construction.
Bâtiments à vapeur . .
» en construction.
Totaux. .
Ha
Î9
8
2
6
8
66
29
M
47
77
51
40
Malgré raetivitc de nos arsenaux , raaigré ia
note de Joinvilie, cet état s\'est peu amélioré de-
puis 1843.
Notre personnel marins est dans !a même
proportion : cela est désolant !
Aussi, voyez comme F.Angleterrc nous ricane
dans Y United-Service, revue consacrée aux inté-
rêts de la marine anglaise :
La France, obstinée surtout dans Venvie
qu\'elle porte à notre puissance navale, a toujours
présente cette maxime de Ricbelieu : la France
veut une marine !
"t On trouve dans les matricules de la France
-ocr page 64-(année 1859), en déduisant les maîtres, les pi-
lotes, les mousses et autres classes privilégiées,
S3,000 matelots inscrits.
« L\'État peut compter sur 55,000 bons ma-
rins et 13,000 novices inscrits , m cm de néces-
sité.
« Mais en cas de gueure , s\'il lui fallait armer
ses flottes proportionnellement à son matériel,
la France aurait besoin d\'un plus grand nombre
de marins qu\'elle n\'est en état d\'en réunir. Quoi-
({ue la France possède le même littoral que sous
Louis XIV, elle ne fourrait plus maintenant
présenter à ses ennemis 200 navires de haut
bord, montés par 66,000 marins et 14,000 hom-
mes de troupes.
" Le commerce de ce pays, frappé depuis plu-
sieurs années d\'une langueur incontestable, ne
possède qu\'un personnel naval au-dessous même
des besoins de son commerce, et ne pourrait
fournir un contingent militaire sans détruire
entièrement ses pêcheries et sa navigation mar-
chande. Aussi, au premier bruit de guerre, la
France est-elle obligée de réclamer des classes la
presque totalité du personnel nécessaire au ser-
vice de l\'État, et de foire comme les Russes, de-
mander à l\'intérieur du royaume de mauvais
marins que le littoral ne peut lui fournir.
« La plupart de ces malheureux conscrits, en-
-ocr page 65-levés à la mollesse des villes, à moitié énervés
par des habitudes licencieuses ou des métiers
insalubres, ne peuvent jamais acquérir la vi-
gueur , la souplesse et le sang-froid nécessaires
au métier de marin ; sachant à peine se tenir
fermes dans les gros temps, malades à la mer g
ce ne seront guère que des hommes d\'embarras
dans les moments décisifs, et en accouplant la
faiblesse à la force on ne i^éussira qu\'à énerver
la constitution des meilleurs équipages.
" Rassurons-nous donc, ajoute la Revue, et
soyons sans aucune alarme sur l\'accroissement
de la marine française. Ce n\'est ni sur les vais-
seaux casernés,ni dans les écoles des ports qu\'on
pourra donner aux équipages ces hommes réso-
lus, au corps de fer, à l\'âme inébranlable, véri-
tables loups de mer qui font tout à la fois la gloire
de leur pavillon et la terreur des équipages en-
nemis.
" Avec de l\'argent, on fait des vaisseaux, on
les arme, on les met à la mer ; mais on ne fait
pas des marins habiles et surtout des marins ex-
périmentés. Que la France se pénètre bien de
ceci : qu\'avec .ses gros mots de phikmlitropie et
de liberté individuelle, ELLE NE SAURAIT
NOUS EMPÊCHER D\'INCENDIER SES FLOT-
TES, SES PORTS,, SES ARSEN.4UX ET DE
SAISIR SES x^\'AVmES MARCHANDS III... »
Vous venez de Tentendre, n\'esl-ce pas? que
i\'\'est bien elle !
Le sang ne vous bouillonne-t-il pas au cœur?
Ne sentez-vous pas, à ces défis insolents, votre
main se porter sur la garde de votre épée?...
Croyez-vous que la France puisse supporter en-
core longtemps une aussi arrogante audace?...
<: La France veut une marine ! répète-t-elle
« avec ironie.,.; mais elle n\'a pas de marins!
« Elle n\'a que des hommes d\'embarras... Soyons
« sans alarmes sur son accroissement... Nous la
« détruirons quand nous voudrons!,.. »
L\'insulte la plus sanglante entre nations n\'est
jamais allée jusque-là... Dieu en fera justice.
Permettez-moi de citer encore ici un passage
AeVUnited-Sermce au sujet des moyens d\'arme-
ment de l\'Angleterre. Je le ferai sans réflexions :
chaque pensée trouvera plus tard sa réfutation.
«t De tous les ennemis , dit-il, de notre ascen-
dant militaire, le plus actif c\'est sans contredit
Je général Paixhans. 11 cherche à nous arracher
le domaine de la mer en employant de petits bâ-
timents et de gros canons contre nos vaisseaux
de guerre.
.1 Scion M. Paixhans, ia navigation à vapeur
doit rabaisser notre supériorité et la mettre non
dans les mains du peuple le plus marin, mais le
plus nombreux: et celui qui aura !e plus dechau-
dières à son service aura le plus de puissance et
sur terre et sur mer.
« Mais on a oublié une chose : c\'est que tant
que le fer et le charbon de terre se trouveront
ici plus facilement qu\'ailleurs, que nos capitaux
et notre industrie surpasseront ceux de tout le
monde, que nos vaisseaux seront sous la con-
duite d\'hommes parfaitement accoutumés à la
mer, les positions relatives de la Grande-Breta-
gne et de ses rivaux seront toujours les mêmes.
« Si le gouvernement anglais le veut, il n\'y a
rien à craindre pour la nation à l\'égard de la
domination des mers.
u LA DOMINATION DE LA MER EST CELLE
DU MONDE: car la nation qui pourra relier le
plus de pays les uns aux autres, qui sera le cen-
tre et le moyen de communication des peuples
entre eux, sera toujours, par cette raison
même, l\'agent le plus actif de la civilisation hu-
maine et le pouvoir du globe le plus fort et le
plus respecté. »
J\'allais en finir sur les outrecuidances an-
glaises. Mais j-e rencontre encore dans la Revue
britannique de juin 1840, page 292, un passage
qui justifie si bien ce que j\'ai posé en fait dans
mes lettres précédentes, qu\'il est important de
le citer. C\'est toujours Y United-Service qui
parle :
<1 .... Notre patrie est une flotte dont le vais-
seau amiral est à Londres et les autres bâtiments
partout.
« La Grande-Bretagne, ainsi que ces madré-
pores flottants au sein de l\'Océan, étend çà et là
à l\'infini ses navires, comme les antennes qui vont
saisir leur proie, forte ou faible, lointaine ou
proche, en tout temps, en tout lieu.
« Sur chaque grande mer nous sonnnes par-
venus à établir des espèces de corps de garde
maritimes au moyen desquels les navigations
étrangères sont placées sous la police britan-
nique.
ti Avec Jersey et Guernesey, nous pouvons
braver jusque dans le cœur de la France ses bâ-
timents bretons et normands ; à l\'aide de Gi-
braltar, nous gardons les clefs de la Méditerra-
née; Malte est pour nous un blockhaus naiitique,
d\'où l\'on peut s\'élancer tout à coup et sur l\'Asie
et sur l\'Afrique; dans l\'île Maurice, nous avons
une sentinelle avancée qui surveille sans cesse
la route des Indes, et par la position de Ceylan
nous dominons tout à la fois le golfe de Bengale
et les possessions hollandaises; notre marine
enfin, comme une ceinture flottante, environne
le monde entier.
« Ne craignons pas de le proclamer, le scep-
tre du monde appartient à la Grande-Bretagne
et lui appartiendra tant que sa puissance mari-
time sera sans conteste. Par sa topographie, par
son état insulaire, par son commerce, par le
nombre de .ses colonies, elle ne peut se tenir à la
surface du globe qu\'avec le pied marin, n
Vous le voyez, clic déclare effectivement
qu\'elle a le sceptre du monde, qu\'elle est le gar-
dien de l\'univers....
Prince, qu\'en pensez-vous?
LETTRE IX.
Jetons maintenant les yeux sur la marine
marchande anglaise. — Son effectif, au jan-
vier 1842, d\'après un document publié par or-
dre du parlement, était, savoir :
En navires à voiles de. 22,668 jaugeant 2,839,332 ton.
Ed navires à vapeur de. 793 id. 96,067
Total. 23,461 2,933,399
Dans ce nombre de navires encore ne sont
-ocr page 70-point compris les bâtiments marchands des In-
des et des colonies diverses de la Grande-Bre-
tagne, qui, d\'après Cruchleys, sont de 900 et
jaugent 100,000 tonneaux.
Au l®--janvier 1844, l\'clFectif était de 23,1 S2
bâtiments, jaugeant 2,937,000 tonneaux , non
compris les bâtiments à vapeur.
Cette masse de navires marchands est, sans
contredit, la plus considérable qu\'une puissance
ait jamais possédée sur le globe.
Examinons maintenant l\'effectif dç la marine
marchande de France. Une fois les chiffres po-
sés, les déductions se tireront d\'elles-mêmes.
Résumé général de l\'effectif au 31 décembre
1842.
Navires a voile des j l\'Océan. 9,722 jaug. 4b4,S65
ports de. . . . Ma Médit. 3,679 id. 125,197
Navires k vapeur des j l\'Océan. 73 id. 3,40o
ports de. . . . / h Médit. ,35 id. 9,7S9
Total. 13,309 392,924
Sans parler de 3,928 bateaux se livrant à la
petite pêche et jaugeant 41,40i tonneaux.
Ces chiffres français, comparés aux chiffres
anglais qui précèdent, sont, par rapport à ces
derniers, d\'une infériorité désespérante. Et le
temps qui s\'est écoulé depuis 1842 et 1844 n\'a
Pu faire qu\'accroître cette infériorité. Ce n\'est
pas depuis 1848, notamment, que nous avons
pu nous occuper beaucoup des accroissements à
apporter à cette cause immense de prospérité
publique. Nos finances d\'une part et ensuite nos
agitations politiques offraient un double et grave
obstacle. Nous ne faisons que l\'indiquer pour
faire comprendre que nos chiffres pris dans des
années assez prospères et voisines de nous, n\'ac-
cusent encore rien de consolant pour l\'avenir.
Déjà, en 1839, nos intérêts commerciaux se
plaignaient amèrement de cette situation. Nous
lisons dans 1/Industriel de cette même année ce
qui suit : (î L\'Angleterre avait déjà, en 1838,
780 bâtiments à vapeur jaugeant 90,000 ton-
neaux : la France 82 seulement. Depuis lors
l\'Angleterre a parfaitement compris tout le parti
qu\'elle pouvait tirer de cette navigation pour
consolider sa puissance politique et commer-
ciale.
Il Par un système de spoliation, suivi avec
persévérance, elle est parvenue, dans l\'espace
d\'un siècle, à fonder au delà des mers un empire
colossal, assemblage immense d\'établissements
insulaires et de provinces continentales dont la
conquête lui assure le commerce exclusif; mais
tous ces pays divers manquaient d\'un lieu com-
mun. L\'Angleterre, par la vapeur, a établi une
sorte de solidarité entre toutes les parties de son
vaste empire : car partout elle a fait des efforts
inouïs pour la multiplier ; et non-seulement elle
l\'emporte de beaucoup sur nous par le nombre
de ses bateaux à vapeur, mais, ce qui est bien
plus important pour elle, par le nombreux per-
sonnel d\'ouvriers qu\'elle a formés et le matériel
immense qu\'elle possède.
« Pendant que l\'Angleterre s\'avançait à pas
de géant, nous n\'avions encore, à la fin de 1839,
que 22S bateaux à vapeur d\'une force moindre
de 11,237 chevaux-vapeur. 11 est cependant
d\'un intérêt urgent pour notre marine et pour
la France de marcher aussi dans cette voie, afin
de ne pas nous trouver tout à coup bloqués dans
nos propres ports. ;>
LETTRE X.
Le mouvement de la navigation marchande
anglaise, cabotage non compris, nonplus que les
navires sur lest, a donné, en entrées et en sor-
ties, pour 1841..... 42,719 navires.
et pour i842 ..... 41,078 id.
D\'après les documents officiels publiés par le
Board of trade (ministère du commerce), le
commerce général du Royaume-Uni s\'est élevé,
en 1841, à 4 milliards 332 raillions (valeurs
officielles).
Ën 1842, le commerce général n\'a atteint
que 4 milliards 476 millions ; diminution pro-
duite en partie par la crise financière améri-
caine, mais qui a été promptement comblée et
dépassée depuis.
Le chiffre de ces valeurs officielles des échan-
ges faits par le commerce anglais se divise
ainsi :
Importation. . . , 1,609,449,000 f. 1,630,118,000 f.
Exporta- (Prod. angl. 2,354,313,000 2,506,303,000
tion. ^Prod.étrang. 568,070,000 339,604,000
Total. . . 4,332,032,000 4,476,225,000
Le commerce général de la France en \'1842,
d\'après le tableau publié en 1843 par l\'admi-
nistration des douanes, représente, savoir :
En importations qui s\'accroissent
annuellement....... 1,142,000,000 fr.
En exportations qui diminuent tous
les ans......... 940,000,000
Total. . . 2,082,000,000 fr.
-ocr page 74-Observons qu\'en 1841 ce chiffre était de
2 milliards 187 millions : plus de cent millions
de moins d\'une année à l\'autre!
La part du commerce de mer a été, dans ce
dernier chiffre, del,52S millions.dont 863mil-
lions par navires étrangers et 662 millions seti-
(ement par navikes fraintajs.
Ces résultats ont suggéré à un économiste
du xîx® siècle les tristes réflexions suivantes ;
« En 1788, lorsque la France était encore ri-
che en colonies, elle y exportait annuellement
pour une valeur de 119 millions, aujourd\'hui
elle n\'y exporte tout au plus que pour une
valeur de .50 à 60 nrillions. Et les produits
de ses colonies qu\'elle importait autrefois dans
plusieurs parties de l\'Europe, ne sufïisent plus
aujourd\'hui à ses propx^es besoins.... » — On
sait, notamment, ce que la France a dû faire
pour la fabrication du sucre, dans le grand dé-
veloppement de la culture de la betterave.
Voulons-nous constater, maintenant, les en-
trées et les sorties des navires opérant la navi-
gation sur toutes les côtes de France? Nous
voyons cette navigation laite non pas seulement
par des Français et des étrangers ; mais, ce qui
est plus désolant à enregistrer, c\'est que les na-
vires étrangers qui importent ou qui exportent
— iO —
sont toujours supérieurs aux navires français.
En effet, nous voyons à l\'entrée :
Navires français. . . 6,953 jaugeant 708,756 ton.
Navires étrangers . . 7,822 id. 979,524
Total des navires. 14,777 1,683,080 ton.
Les sorties n\'ont été que 12,249 navires, jau-
geant 1,244,094 tonneaux.
« D\'après ce tableau officiel, pour l\'année
1859, le nombre des vaisseaux nationaux, entrés
dans nos propres ports, dit M. de Topics, est
inférieur de 867 à celui des étrangers, et le
tonnage montre une infériorité de 275,368 ton-
neaux.
<( Sans colonies, la France, qui possède 500
lieues de côtes, et que la nature appelle à la fois
à être une puissance dti terre et de mer, finira,
dans un temps peu éloigné, par n\'avoir plus que
des matelots de cabotage, marins peu habiles à
la navigation militaire de l\'État et encore moins
propres à lutter contre une nation rivale qui
couvre de ses bâtiments toutes les mers de l\'uni-
vers.
Nous pourrions aussi facilement citer, pour
juger notre commerce maritime, des documents
plus récents qui ne changeraient rien, ou à peu
près rien, à la situation qui vient d\'être exposée.
Pour nous en convaincre, jetons ensemble un
!
coup d\'œil stu\' le résumé analytique du com-
merce de la France avec l\'étranger, publié en
1849 par Fadministration des douanes. Nous y
voyons (page xv) que, dans la navigation de con-
currence, la part proportionnelle du pavillon
français et celle du pavillon étranger donnent
les chiffres suivants :
/Année 1848. . . 42 p.
Navires français. < — 184.9. . . 44
\\ 0 deimières années. 37
/Année 1848. . . 58
Navires étrangers.) — 1849. . . 86
( -5 dernières années. 65
Si maintenant l\'on décompose les chiffres de
l\'importation et de l\'exportation réunies, on a
les proportions suivantes :
importations.
^ Année 1848. . . 50 p. 7„
Navires français. | — 4849. . . 49
( 3 dernièi\'es années. 41
/ Année 1848. . . 50
Navires étrangers.) — 1849. . . 49
( 5 dernières années. 39
0/
exportations.
/ Année 1848. . .36 p.
Navires français. I — 4849. . . 42
! 3 dernières années. 54
I Année 4848. . . 64
Navires étrangers. — 4849. . . 58
i 5 dernières années. 66
Après de tels chiffres établissant de si désolants
rapports, on a pitié de nos hommes d\'État se
vantant d\'avoir enlevé au commerce étranger
un centième, deux centièmes pour lesquels ils
embouchent la trompette, qu\'ils sont obligés de
quitter et de reprendre, suivant les oscilla-
tions qui établissent qu\'à force de centièmes en-
levés, nous finissons par n\'avoir rien enlevé du
tout...
Voici encore une conquête (style officiel)
dans la navigation de concurrence faite par le
pavillon français sur le pavillon étranger. Lisez
plutôt la page xvn du même résumé :
innii. 1 SI\'S (Nav.français. 44,200 proport. 43 %
-étrangers. 44,668 - 57
Moj«nne ^Nav. français, 9,452 — 35
qainquennaie.j—étrangers. 47,580 — 6a
- 78 —
Quelle conquête !
Le secret de cette infériorité n\'est caclié à
personne. On le trouve dans le même travail où
l\'on voit que toutes nos colonies (page xvii),
l\'Algérie comprise, ne donnent que le 6 pour
cent à l\'importation généi-ale. Les autres qua-
tre-vingt-quatorzièmes nous sont fournis par les
autres puissances, qui gai\'dcnt pour leurs regni-
coles les avantages de leurs provenances et les
immunités de leur navigation.
LETTRE XL
Tout s\'enchaîne : si la navigation est im-
mense, le personnel marin le sera aussi. Ce n\'est
pas pour établir la différence que nous rappro-
•chons les nombres, mais pour faire ressortir
Vimmemité de cette différence.
Pans la marine royale anglaise, le pei^sonncl
actif, au 1" janvier ^844 était, en amiraux.
vice-amiraux, capitaines, commandants, etc.,
de :2,9Ô0.
Le nombre des marins votés par le parle-
ment a été de 32,034, plus 2,000 mousses et
\'10,300 marines; en tout 44,334.
La marine marchande occupe 210,108 ma-
rins. La grande pêche et la pêche du hareng et
du saumon sur les côtes occupent aussi un très-
grand nombre d\'hommes.
Le cadre du corps d\'officiers de la marine
française est réglé, par l\'ordonnance du 14 sep-
tembre 1840, à 1,732, cequi représente l\'efléc-
tif du cadre d\'activité.
Quant à notre inscription maritime, elle était
en 1703 de plus de 100,000 hommes; — en
1814, elle était encore de plus de 80,000 hom-
mes. Elle s\'est maintenue au chiffre de 80, 85,
80,000 jusqu\'en 1838, où, sous l\'influence du
gouvernement de Louis-Philippe, elle est des-
cendue à 52.,000 hommes, dont 37,000 à peine
sont en état de servir, — c\'est-à-dire moins de
la moitié de l\'armée navale dont nous pouvions
disposer il y a quarante-six ans, et cela quand,
autour de nous, toutes les puissances croissent
on forces maritimes !
La marine marchande en France n\'occupe pas
le quart du personnel qui pouri\'ait s\'y dévouer.
— Le cabotage dans l\'Océan et la Méditerranée
se fait par environ 65,000 matelots.
Il n\'y a rien de surprenant dans tous ces
nombres réduits : notre conduite, nos règles,
nos mesures, nos lois, notre condescendance,
notre faiblesse les ont faits ce qu\'ils sont.
D\'où vient la langueur de notre commerce
maritime que les Anglais nous jettent à la face?
Qu\'est-ce qui produit ces hommes d\'embarras
dont ils ricanent si insolemment?
Quelle est la cause de la diminution si consi-
dérable, suiiout depuis 1832, de notre person-
nel marin?
D\'où proviennent les souffrances de notre
commerce et de notre industrie?...
Ne poussons pas plus loin les questions, car
la même réponse leur est commune à toutes :
la tyrannie des mers.
En voyant l\'importance que l\'Angleterre at-
tache à sa toute-puissance, on doit conclure
deux choses : les avantages immenses qu\'elle en
retire, de même que les avantages non moins
grands dont sont privées les puissances qui su-
bissent cette tyrannie sans nom.
L\'Angleterre a, ma foi ! bien raison, puisqu\'on
la laisse faire.
Prince, jusques à quand abusera-t-elle de îa
patience des peuples?,..
LETTRE Xff.
Prince ,
Achevons notre bilan, en faisant passer sous
vos yeux les possessions anglaises dans les cinq
parties du monde, comparées aux lambeaux qui
nous ont été laissés comme par pitié !...
L\'Angleterre possède :
En Europe, Heligoland, Gibraltar, Malte et
les lies Ioniennes ;
En Asie, l\'indoustan anglais, les tributaires
ci alliés hindous, Ceylan et les conquêtes de
1843, qui ne font que s\'accroître;
En Amérique, le haut et le bas Canada, l\'ile du
cap Breton, l\'ile de Terre-Neuve, les Bermudes,
les petites Antilles, Bahama ou Lucayes, la Ja-
maïque, l\'île du Prince-Édouard , la Dominique
(Antilles), l\'établissement de la baie de Hondu-
ras, la Guyane, Hipparo (Tei\'re de feu) ;
En Afrjqce, Sierra-Leone et dépendances,
rile de Fernando-Pô, Sainte-Hélène, le cap de
Bonne-Espéi\'ance, l\'île de France, Seychelles ;
Dans l\'OcÉANiE , la Nouvelle-Galles méridio-
nale, la terre de Diémen et l\'île de Norfolk.
La France possède :
L\'île Bourbon, dans l\'océan Indien, que les
Anglais ont bien voulu nous rendre en 181 S.
La Guadeloupe, Marie-Galante, la Martini-
que, la Guyane, Saint-Pierre et Miquelon ,
Terre-Neuve (dont ils n\'ont pas voulu) dans
l\'Amérique-,
Madagascar, l\'Algérie (en Afrique), que nous
possédons malgré eux et qu\'ils nous prendront
quand nous aurons achevé les frais d\'établisse-
ment ;
Et nos possessions d\'Asie, où nous comptons
environ 200,000 habitants...
L\'Angleterre compte dans ses colonies 125
millions 598,200 habitants.
La France n\'en trouve que 2,430,075, l\'Al-
gérie comprise ! ! !
L\'Angleterre (Royaume-Uni) n\'a que 27 mil-
lions d\'hommes, et la France en contient cepen-
dant 36 millions !
La France, moms de trois millions de colons...
-ocr page 83-Et l\'Angleterre, plus de cent vingt-cinq mil-
lions...
Quelle différence !...
Nous ne nous en apercevrions peut-être
même pas si, sur le reste du globe, nous avions
les mêmes accès qu\'elle ; si nous jouissions de
toutes les immunités qu\'elle s\'est acquises au-
près d\'un grand nombre de puissances et dont la
force brutale est la seule raison...
Nous n\'envierons jamais à l\'Angleterre, je
m\'empresse de le dire, sa tyrannie 5 mais nous
conserverons le droit imprescriptible de lui dis-
puter SCS débouchés chez tous les peuples con-
stitués.
La France ne s\'inclinera jamais, non jamais !
devant cette souveraineté que sa prétention à
l\'universalité condamne à périr, parce qu\'elle
est la violation de toute liberté, de tout droit,
de toute justice.
LETTRE Xllf.
Prince ,
Vous avez sous les yeux les principaux docu-
ments du débat. Leur authenticité et leur carac-
tère historique leur donnent l\'importance la
pins grave. Jamais situation n\'a été plus tran-
chée ! Jamais des intérêts si grands n\'ont été à
juger et par vous et par le monde entier.
L\'Angleterre, vous l\'avez vu, se moque de la
France en rappelant le mot du grand Richelieu :
« La France veut une marine. »
L\'Angleterre se moque de la France en rap-
pelant cette pensée d\'un diplomate illustre :
« La France est un soldat, i. auquel elle répond
avec une ironie amère : « L\'Angleterre est un
matelot, i> et ce matelot rit de votre soldat.
L\'Angleterre se moque de la France en lui je-
tant au visage « le dépérissement de son com-
<( merce, sa langueur incontestable, qui n\'a pas
« besoin de marins.., »
L\'Angleterre insulte la France quand, en par-
lant de nos intrépides marins, elle les appelle
des hommes d\'embarras dans tes momenls déci-
sifs, sachant à peine se tenir fermes à la mer
dans les gros temps, et autres étrangetés indi-
gnes d\'un grand peuple.
L\'Angleterre insulte la France et l\'humanité
tout entière quand elle répète à satiété et avec
une joie féroce : n .... La France ne saurait nous
u empêcher, quel que soit l\'accroissement de sa
•t marine , dïncendier ses flottes , ses ports ,
.1 ses arsenaux et de saisir ses navires mar-
ie chands ! !... »
L\'Angleterre insulte à la dignité et.à l\'indé-
pendance de tous les peuples «= avec ses corps de
<c garde maritimes au moyen desquels les navi-
.( tions étrangères sont placées so}is la police
r. britannique. »
L\'Angleterre insulte à la civilisation du monde
quand elle proclame u que le sceptre du monde
u lui appartient... que la domination de la mer
.. est celle du monde... et que le gouvernement
u anglais n\'a rien à craindre pour lui à l\'égard
« de la domination des mers. "
L\'Angleterre insulte à toutes les lois morales
de l\'univers quand elle dit par la bouche de Pitt
et qu\'elle traduit par toutes ses actions ce hon-
teux sentiment : « Si nous étions justes un seul
« jour, nous n\'aurions pas un au ik vivre ! !...i>
Qu\'est ce donc qu\'un peuple qui ne peut pas
élre juste, même un seul jouh ?...
Ce peuple, il faut le dire, existe contre les
lois de toute société, contre les lois de Dieu !
Un tel peuple périra tôt ou tard... Votre bras
ne se lèverait pas sur lui, qu\'un bras plus ter-
rible peut-être, dans un avenir qui ne peut pas
être éloigné, écrasera sa brutale insolence et sa
perversité...
Qu\'il s\'en souvienne donc : sans l\'assassinat
de Paul P\'\', Londres ne serait peut-être, aujour-
d\'hui, qu\'une sous-préfecture française.... —
Uno avulso, non... deficiet alter!.....
Chez toutes les nations du globe, la politique
n\'a que deux courants, le principe ou l\'intérêt
— ou ces deux choses simultanément. Le prin-
cipe s\'avoue; l\'intérêt aussi. L\'un et l\'autre,
dans l\'acception qui leur est universellement
donnée, impliquent un sens moral qui n\'effa-
rouche ni les idées de droit, ni les idées de jus-
tice.
L\'Angleterre ne professe ni l\'une ni l\'autre de
CCS deux politiques : car son principe est la né-
gation de tous les principes, comme son intérêt
est la négation de tous les intérêts.
L\'Angleterre a pour maxime : Maintenir l\'a-
narchie chez autrui pour maintenir la dictature
universelle que cette anarchie rend facile. Sa
politique est donc, par ce côté, toute proudho-
nienne. Elle a donné raison à l\'auteur des Con-
tradictions sociales.
Vous devez. Prince, donner raison, à votre
tour, à la France, en apprenant aux peuples que
la civilisation n\'est pas plus le brigandage en
gants jaunes que la propriété n\'est le vol léga-
lisé.
LETTRE XIV.
La France veut une marine! Cela fait rire
messieurs les Anglais... Rira bien qui rira le
dernier.
Elle la veut, et elle l\'aura.
Les temps n\'ont pas encore parlé... Des peu-
ples non moins orgueilleux que la Grandc-Bre-
tagne ont cessé d\'être... Carthage possédait plus
d\'or que Rome, et l\'on se demande aujourd\'hui
où giseot même ies ruines de Carthage!... Et
Rome était soldat et Carthage matelot!...
Il y a moins de deux siècles, la France avait
une marine et la marine la plus puissante du
monde. Elle s\'en servait non point pour domi-
ner, pour subjuguer, pour écraser, mais pour
repousser d\'injustes agressions. Elle ne disait
point, avec un fol orgueil : « Je suis îa reine du
monde ! » quoiqu\'elle eût eu quelque droit à te-
nir un tel langage. Elle s\'abaissait moins encore
à l\'ignoble rôle de policière des mers...
La France n\'avait point élevé à l\'état de pira-
terie nationale et de brigandage universel un
des plus beaux instruments de la fortune et de
la civilisation des peuples. Elle ne disait point
aux nations : » Je vous brûlerai vos flottes et
« vos villes, vos arsenaux et vos ports ; je cour-
<t rai .sus à vos navires marchands ; je ferai sur
« mer ce que font sur terre les voleurs et les
« assassins !!...)> — La France, forte et éclai-
rée, a toujours été généreuse envers ses infé-
rieurs, protectrice pour les faibles, magnanime
pour fous.
La France veut une marine ! —c\'est un droit,
c\'est une nécessité de sa position. Elle n\'a pas
cessé d\'avoir 500 lieues de côtes ; elle n\'a pas
cessé d\'être baignée par l\'Océan et la Méditer-
ranée ; elle n\'a pas cessé d\'avoir, elle aussi, des
hommes à la poitrine ceinte d\'on triple airain.
Elle les avait sous Louis XIÎI et Louis XIV ; elle
les avait sous Louis XV; elle en était encore il-
lustrée sous Louis XVI, comme plus tard sous
la république. Pourquoi ne les retrouverait-elle
pas?...
On a pitié vraiment de ce langage, qui serait
déjà une méprisable injure dans la bouche d\'un
homme quelconque, et qui prend le caractère
d\'une de ces insolences que nos trente Bretons
feraient payer cher aux trente Anglais, dans des
champs nouveaux, s\'ils venaient à s\'ouvrir ; —
on a pitié d\'entendre ces fanfarons d\'outre-mer
dire de nos marins que ce sont « des hommes
d\'embarras dans les moments décisifs... »
Étaient-ce des hommes d\'embarras que ceux
commandés par les Suffren, les Duquesne, les
Duguay-Trouin, les Jean Bart et les Tourville ?
Étaient-ce des hommes d\'embarras que ceux
commandés par le comte d\'Estrées à Solebay,
— que ceux qui écrasaient ia Hollande et l\'Es-
pagne à Stromboli, Agousta et Païenne, — que
ceux qui, à la journée de la Hogue, osèrent avec
44 vaisseaux en attaquer 88, abîmés par nous?
Sont-ce donc des hommes d\'embarras ceux
qui, dans les luttes corps à corps, ne laissent pas
à l\'Angleterre un seul exemple de succès à invo-
quer, elle qui dans la guerre des escadres a été
si souvent épouvantée de notre résolution et de
notre audace?,..
Sont-ce des hommes d\'embarras ceux que tu
as vus combattre, à tes côtés, àNavarin?,..
Non, non! superbe Angleterre, tu n\'es pas
invincible ! Quand on met la main sur le cœur
de la France, on sent à ses battements que, mal-
gré ta puissance, elle te dédaigne encore et
qu\'elle a dans les veines un sang qui peut faire
un jour frissonner le tien...
LETTRE XV.
Je ne m\'aveugle pas sur l\'état maritime de la
France. Je m\'abuse moins encore sur la situa-
tion redoutable de l\'Angleterre à cet égard.
Entre celle-ci et nous, la différence de moyens
et de forces est considérable. Il est évident qu\'elle
nous est supérieure, en ce moment, sous ce
double rapport.
Si nous avons été autrefois l\'égal et même le
-ocr page 91-supérieur de l\'Angleterre, nous pouvons le de-
venir encore, non pour dominer les mers, mais
pour les rendre libi-es et servir la civilisation.
Si l\'Angleterre retire d\'immenses avantages
de l\'abondance et de la supériorité de ses fers,
si elle est favorisée de bassins bouillers aussi
avantageux que féconds, si son génie particulier
a été excité par les moyens dont la nature a été
si prodigue envers elle, elle a dû ses accroisse-
ments prodigieux et cette supériorité qui l\'a-
veugle, moins à l\'énergie particulière dont elle
se vante qu\'au laissez-faire de la France, ridicu-
lement absorbée, je le dis encore une fois, par les
expéditions d\'Italie sous Louis XII, Charles VIII
et François P\'\' d\'abord, expéditions qui n\'ont
pas empêché l\'Autriche de peser sur la poitrine
de la Lombardie et de Venise; ensuite à nos
guerres religieuses, qui ont été si désastreuses
pour la France. Nous n\'avons ouvert les yeux
que tard et lorsque l\'Angleterre avait déjà placé,
scion son expression, ses corps de garde aux
quatre coins du monde.
Cependant sous Louis XIV et après lui, nos
marins, maintenus à un nombre considérable
par la navigation qui était puissante et prospère,
pouvaient lutter, et ils l\'ont fait avec avantage
tant que les mers ont été libres pour eux, tant
que nos colonies ont été nombreuses et floris-
santés, tant que l\'Angleterre, seule à nous com-
battre, n\'a pas détourné nos coups en nous don-
nant sur le continent de VEwope dix ennemis
pour un. Car pour obtenir satisfaction complète
de l\'Angleterre, nous pouvons le dire pour le
passé comme pour l\'avenir, il n\'y aurait eu qu\'à
nous laisser faire contre elle et corps à corps
avec elle...
Voilà tout le secret de l\'accroissement de la
puissance de l\'Angleterre, la nature de cette
puissance et les revers certains auxquels elle se-
rait soumise si, loyale adversaire, elle était seule
3 se mesurer avec nous.
On a toujours dit ; « La France est particu-
lièrement une puissance continentale; c\'est un
grand atelier d\'agriculture, puisque plus des
deux tiers de ses habitants sont adonnés aux
travaux agricoles; elle n\'a pas besoin de ma-
rine... »
II est vrai que la France est surtout agricole
et industrielle; qu\'elle renferme dans son sein,
sous ce double rapport, des ressources immen-
ses. Mais cela devrait-il jamais être un obstacle
à l\'augmentation de sa prospérité?
L\'Angleterre est aussi un pays d\'agriculture
par excellence. A cet endroit, elle nous donne
encore des leçons dont nous devrions profiter.
Elle sait obtenir de son sol des rendements de
beaucoup supérieurs aux nôtres. C\'est aussi pour
cela que nous voyons, chez elle, les classes labo-
rieuses mieux nourries, mieux vêtues. Cela
l\'empêche-t-il d\'avoir, indépendamment de ses
quarante-cinq mille matelots au service de l\'État,
plus de deux cent mille marins qui sillonnent
toutes les mers?
Si la France est une puissance agricole, rien
ne l\'empêche donc de devenir puissance mari-
time. Il n\'y a pas, après l\'Angleterre, de peuple
topographiquement plus favorisé qu\'elle dans
l\'univers. Elle n\'a pas seulement son littoral sur
l\'Océan et sur la Méditerranée ; elle a aussi des
fers, des houilles, des forêts pour sa marine.
Elle a des bras intelligents et braves pour servir
celle-ci, quand il lui aura été permis de vivre.
Mais un peuple peut vivre, sans doute, san.s
marine. La Prusse n\'en a pas; FAutricbe n\'en a
pas ; d\'autres peuples n\'en ont pas, et ils vivent.
Cela ne veut pas dire que ceux qui peuvent en
avoir doivent s\'en passer quand ils peuvent en
créer une, et se donner, en liberté, des avan-
tages qui accroissent leur activité et leur bien-
être? Pourquoi l\'Angleterre sërait-elle seule?...
Ce qui est hors de doute, c\'est que rien n\'ac-
tive Findustrie comme une navigation dévelop-
pée. Le commerce ainsi soutenu offre à la puis-
sance qui l\'exerce l\'avantage de balancer ses
chances avec l\'agriculture, de lui venir en aide
quand elle souffre, ou de s\'enrichir, ou de béné-
ficier sur ses produits quand ils répondent aux
espérances de la culture. L\'une et l\'autre de ces
puissances s\'allient parfaitement ; les Anglais
nous en offrent le plus remarquable exemple.
Une marine ne se forme, ne s\'entretient et ne
s\'accroît qu\'avec des colonies, qu\'avec la liberté
des mers. Une marine veut la mer.
Que notre part nous soit faite (elle doit l\'être
un jour), et l\'on verra si nous vivrons dans cette
langueur dont nous sommes depuis longtemps
frappés, et sur laquelle l\'Angleterre plaisante si
cruellement...
Nous sommes frappés de langueur depuis (fue
l\'Angleterre, appelant à son secours l\'Europe
entière pour nous écraser, nous a arraché une
à une toutes nos possessions coloniales, a abaissé
par ce moyen notre personnel marin, a réduit à
un chiffre misérable notre capital navires mar-
chands, nous a imposé des droits qui nous em-
pêchent l\'accès de ses ports, et placé une partie
de notre industrie à la merci de ses tarifs comme
des tarifs des nations qui subissent son joug.
Grand Dieu ! rends-nous le jour et combals contre nous !
-ocr page 95-LETTRE XVI.
Si la France avait jamais osé dire : « La domi-
«1 nation de la mer est la domination du monde,
Il et la domination de la mer n\'appartient qu\'à la
« Fi\'ance... » je la vouerais, tout Français que
je suis, au mépris des nations; et le premier, je
dirais à l\'Angleterre comme à tous les peuples :
Écrasez cet orgueil qui s\'élève contre les des-
seins de Dieu !
La France n\'a jamais aspiré qu\'à dominer par
l\'intelligence, dominer par les sciences et les
arts, dominer par ses lumières, dominer par son
génie, en conviant les peuples à la suivre dans
les larges voies qu\'elle s\'est tracées. Tel est le
despotisme de la France ; qu\'on le blâme si l\'on
ose!
Les mers sont le chemin naturel et commun
qui mène chez tous les peuples. Chez aucune
nation, on ne prescrit les voies publiques. Pour-
rait-on donc prescrire les routes sans fin que
Dieu a créées pour arriver à la fraternité des
peuples ?
Le doge de Venise épousait autrefois la mer,
comme signe de sa puissance absolue sur cet
élément commun. Alors Venise était, pour les
républiques ses voisines, ce que l\'Angleterre se
dit être ou aspire à devenir. Qu\'est devenue Ve-
nise?...
La ligue hanséatique a eu aussi, dans son temps,
quelques velléités britanniques. Qu\'est devenue
la ligue hanséatique ?
La Hollande a eu ses grands jours ; elle était
florissante avant l\'Angleterre. Elle aussi a eu
quelques-unes des passions qui tourmentent nos
voisins d\'outre-Manehe. Qu\'est devenue la Hol-
lande?
L\'Espagne et le Portugal n\'ont-ils pas voulu
en faire autant au commencement du xvii® siè-
cle ? Que sont devenus l\'Espagne et le Portu-
gai?...
L\'idée de dominer les mers par une puissance
exclusive n\'est pas moins folle que celle d\'un
peuple qui voudrait dominer la terre.
Les Grecs d\'autrefois ont cru aussi, un mo-
ment, qu\'ils domineraient le monde : Alexandre
en a fini avec eux dans deux combats.
Les Romains sont les seuls qui aient cherché
à être les Anglais de la terre : quelques barbares
les ont dépecés à ce point qu\'on retrouve à peine
les ruines de ce grand peuple.
Ces idées de domination exclusive devraient,
ce semble, être passées. N\'y a-t-il donc pas assez
de leçons données à ce sujet dans l\'histoire des
peuples?
Des passions goliathicjues comme celle que
caresse encore l\'Angleterre ne peuvent vivre
qu\'à une époque de force brutale, de barbarie
complète. On les rencontre à toutes les époques
de conquête. Mais quand les nations sont consti-
tuées, sont assises, quand un droit fondé sur des
lois éternelles les régit entre elles, elles ne peu-
vent plus exagérer leur puissance. Le dernier
terme de la constitution des peuples est la civi-
lisation et le bien-être commun qui en résulte.
Les nations de l\'Europe sont constituées. Elles
le sont même depuis assez longtemps pour qu\'on
dise déjà la vieille Europe par rapport à la jetine,
qui a cependant été le berceau de notre civilisa-
tion, après avoir écrasé le despotisme romain.
Les êtres collectifs nations n\'ont pas d\'autres
règles de conduite que les individus. Ces règles
sont fondées sur des principes; ceux-ci sur des
intérêts reconnus et protégés. Les peuples ne
doivent pas souffrir que l\'un d\'eux ait des privi-
lèges que les autres n\'auraient pas.
Les nations continentales sont liées par des
-ocr page 98-traités exprès ou tacites comme les populations
maritimes.
Il n\'y a pas de traité qui donne à l\'Angleterre
la puissance absolue des mers.
Il n\'y a pas une raison au monde qui puisse
consacrer à son profit une telle prétention.
L\'Angleterre transporte dans sa politique avec
les peuples ce qu\'elle exécute au sein de son
gouvernement. Essentiellement arrogante parce
qu\'elle est aristocratique, elle ne comprend pas
cette liberté commune que nous pratiquons chez
nous, ce droit commun qui est la plus belle de
nos conquêtes. Il faudra bien qu\'elle en passe,
un jour, par là...
Autrefois, l\'Angleterre, au sujet de la domi-
nation des mers, manifestait ses prétentions avec
une certaine mesure. Elle cherchait à couvrir
son ambition de l\'enveloppe du droit.— On sait
que, vers 1609, Grotius avait publié un livre
intitulé : Mare liberum, pour établir le droit
que réclamaient les Hollandais de naviguer dans
les Indes orientales, malgré l\'opposition des
Espagnols et des Portugais. Quelques années
après, Selden combattit les principes de Grotius
dans son Mare ckmsuin, publié en 1636 au sujet
de prétentions maritimes élevées entre l\'Angle-
terre et la Hollande.
En soutenant la cause de la liberté des mers,
-ocr page 99-Grotlus avait peu développé sa doctrine sans
doute,parce que, fondée sur le droit naturel,elle
lui paraissait incontestable et absolument dé-
montrée. — Selden, au contraire, invoque l\'au-
torité des puhlicistes anglais (ce qui n\'a rien de
surprenant) favorables à la sienne, de l\'auteur
anonyme du Consolato del mare, d\'Albéric Gen-
tili, "celle même des Saintes Écritures et des
poètes anciens. Il épuise tous les sopbismes pour
faire prévaloir l\'opinion contraire qu\'un diplo-
mate français, en 4814, M. Gérard de Rayneval,
a réfutée victorieusement et détruite sans retour.
Autant Selden est rbéteur et petit, autant Gro-
tius est logique et grand. Le publiciste hollan-
dais s\'adresse aux princes et aux peuples libres
de l\'univers chrétien, et, dans une seule pensée,
il flétrit, dans le passé comme dans l\'avenir,
toutes les misérables arguties de l\'égoïsme et de
Ja mauvaise foi. « ... Ipsi vero qui in summa
fortuna sunt collocati, dit-il, jcs osine aiunt ex
vo-luntate, vohmtatem ex utilitate metiendam. )>
— Selden ne s\'adresse qu\'aux passions et ne sou-
tient que les intérêts anglais ; Grotius parle pour
l\'humanité. « Que parlez-vous, dit-il encore
(ch. 2), de découverte ou de trouvaille? On ne
trouve que ce qui est perdu. Et les peuples que
vous tenez sous le joug avaient leurs rois, leur
gouvernement, leurs lois, leurs droits.
« Il serait curieux de voir les Arabes dire
qu\'ils ont trouvé l\'Espagne, et soutenir qu\'elle
leur appartient parce qu\'ils l\'ont occupée autre-
fois... 1) — Aussi, dans son indignation contre la
tyrannie des ennemis de sa patrie, Grotius s\'é-
criait-il : « Quod si in helium trudimur hostium
iniquitate (cap. xni), debet nobis cmisœ œquitas
fidem ac fiduciam boni eventus addere!» — Nous
devons en dire autant.
Les Selden modernes n\'invoquent plus les
Saintes Écritures et ies poëtes; eux aussi se sont
réfugiés dans la poudre et le canon : c\'est plus
prompt, mais cela ne préjuge rien. — Gela ne
dispense que d\'une chose, c\'est d\'avoir raison.
Comme Grotius, nous dirons aux nouveaux
tyrans des mers : Votre iniquité nous appelle au
combat ; nous y volerons ; et notre droit triom-
phera.
LETTRE XVIL
Je l\'ai rappelé précédemment (V. lettre xni) ;
un des plus grands hommes d\'État d\'Angleterre
a dit : « Si nous étions justes un seul jour, nous
" n\'aurions pas un an à vivre ! ! »
Cette pensée est atroce ; mais elle est vraie.
Dans cette douzaine de mots, Pitt a révélé
toute la politique de sa nation. Elle n\'en a pas
d\'autre; elle ne peut pas en avoir d\'autre, sous
peine de mort...
L\'Angleterre est en embuscade contre toutes
les puissances de la terre. Elle les guette, elle
les épie, comme un voleur de grands chemins,
et elle les assassine quand leur butin lui semble
bon à prendre.
Nous avons détruit les forbans et les corsaires
de l\'Algérie qui n\'étaient ni aussi dangereux, ni
aussi immoraux que les Anglais.
Si l\'Angleterre était juste, elle ne pourrait pas
vivre : d\'où la conséquence effroyable qu\'elle
peut faire ce (ju\'clle veut et quand elle le veut. Il
n\'y a ni mesure, ni moi^dité, ni droit, ni justice
qui l\'embarrassent. Son principe est de n\'en
avoir aucun ; ses intérêts deviennent son seul
guide. Un blocus lui convicnt-il? elle le fait.—Un
embargo lui plaît-il ? elle l\'exécute. — Un com-
merce maritime lui déplaît-il? elle capture et
garde les cargaisons. — Une colonie est-elle à sa
convenance? elle s\'en empare. — Une marine
quelconque lui porte-t-elle ombrage? elle la dé-
truit. — N\'a-t-elle même que des inquiétudes
ou des soupçons sur d\'humbles vaisseaux mar-
chands? elle les visite, elle les dépouille, elle les
insulte. — Un peuple prospère-t-il? elle le lance
en révolution. — Un autre met-il en fuite ses
démagogues incendiaires, elle donne asile à tous
les proscrits pour dire, avec Canning : Je tiens
« dans mes mains la paix ou la guerre avec le
(1 monde! »
En faisant tout ce qu\'elle veut, l\'Angleterre,
avec l\'or dont elle dispose, agite les continents
par ses coalitions, domine les mers par sa puis-
sance de destruction, et ne permet à l\'élément
colonial d\'essor étranger que celui qui, loin de
l\'offenser, s\'humilie sous ses lois. — L\'Angle-
(erre raccourcit les étrangers à la nicsurê qui lui
convient; c\'est le Procuste des mers.
Cependant les nations ont fait des traités,
Voire même de saintes alliances pour lesquelles
je professe un profond mépris ; car elles n\'ont
sauvé ni un souverain, ni un principe. — Elles
ont établi une balance. Que signifie tout cela au
regard de l\'Angleterre?
Que signifient, je le demande, ces traités qui
n\'obligent pas, ces balances qui ne pondèrent
rien? Comment se fait-il que les puissances de
l\'Europe aient laissé prendre à l\'Angleterre un
ascendant sans limite?...
Je l\'ai déjà dit , les nations ont leurs lois
comme les individus. 11 n\'est pas plus permis à
une nation d\'être injuste qu\'à une société parti-
culière de l\'être vis-à-vis de l\'un de ses membres.
Cesser d\'être juste, c\'est cesser de vivre comme
bomme social; c\'est tomber dans la barbarie, le
droit du plus fort qui n\'est que la sauvagerie en
principe.
Un roi disait « que la justice fût-elle bannie
Il de la terre, elle se retrouverait dans le cœur
<1 du roi de France ! » tant ce sentiment est pro-
fond parmi nous.
Il n\'y a pas de limites aux excès là où la jus-
tice ne règne pas.
Comment! on punira dans toutes les sociétés
a
la moindre atteinte portée aux lois de ces so-
ciétés, et il n\'y aurait pas de moyen pour châtier
l\'attentat coupable d\'une nation envers une autre
nation? Cela ne saurait être admis sans boule-
verser toutes les idées.
Il est donc de droit naturel, il est de toute jus-
tice qu\'un peuple soit ramené aux principes con-
stitutifs de l\'existence de toutes les sociétés. Il
doit y être ramené par deux voies, celle de la
conciliation d\'abord; et, s\'il résiste, par celle de
la contrainte.
De conciliation, l\'Angleterre paraît peu s\'en
soucier. De contrainte, elle la brave. Quand on
parle, comme elle, le langage presque officiel
que nous avons rapporté, il faut s\'attendre à la
lutte et à une lutte terrible. C\'est un malheur;
mais il la faut ! Dussions-nous succomber encore
une fois, nous ne pouvons pas, ne serait-ce que
par dignité, souffrir une humiliation qui atteint
en même temps nos intérêts les plus graves.
Nous devons forcer l\'Angleterre à être jws^e, ou
brûler avec elle jusques à notre dernière cartou-
che!... Mais nous vaincrons, parce que le Dieu
de)S armées, qui est aussi le Dieu de justice, com-
battra avec nous !...
LETTRE XVÏII.
Première objection : Les puissances s\'oppose-
ront à l\'immolation de l\'Angleterre.
Deuxième objection : Les puissances restas-
sent-elles neutres, l\'Angleterre serait, à elle
seule, invincible par sa marine et sa position
topographique. Toutes les descentes tentées chez
ce peuple ont échoué.
Troisième objection : L\'Europe ne tient pas à
changer la tyrannie des mers. Autant vaut, pour
elle, l\'Angleterre que la France.
Quatrième objection : La liberté défend d\'at-
taquer la liberté d\'autrui.
Je vais répondre à ces objections dans l\'ordre
où je les ai posées.
ik
— i06 —
I.
Nous assistons à une époque de transforma-
tion dont chaque peuple de l\'Europe commence
à ressentir les vives influences. Le mouvement
s\'en opère du centre à la circonférence, de la
France à l\'Univers.
Le droit commun se lève; l\'ordre et la liberté,
dans un sublime concours, marchent à toutes
les conquêtes. Ils ne s\'arrêteront qu\'assis sur une
base éternelle.
En s\'agitant dans leurs sphères respectives,
après des siècles d\'expériences, les nations ont
reconnu les avantages et les vices de ce qu\'on
appelle les traités existants, les alliances, la ba-
lance européenne. Quel traité invoquerait-on
aujourd\'hui qui n\'aurait point été altéré, dé-
chiré , méconnu en totalité ou en partie? La
pierre angulaire de l\'édifice européen était pla-
cée dans les traités de Westphalie. Eh bien,
que sont-ils devenus, surtout depuis les traités
de 1815?... L\'Europe vit de son passé tant bien
que mal ; mais elle est inquiète, agitée, brûlante.
Des nationalités éteintes veulent renaître à la
vie des peuples; d\'autres veulent une indépen-
dance plus grande, d\'autres encore aspirent à
des agrandissements ou réclament une pondé-
ralion phis juste; et il y a malaise, souffrances,
injustices à réparer, satisfactions à rendre. La
vieille Europe, en un mot, a fait son temps pour
beaucoup de choses; et la civilisation moderne
aspire à se débarrasser de son vieux linceul.
L\'Italie le veut, l\'Autriche le veut, la Russie
le veut, la Pologne le veut, la Prusse le veut, la
France le veut ;
L\'Angleterre, sîeule, ne le veut pas!
L\'Angleterre ne le veut pas, parce que la ba-
lance aux plateaux inégaux faite en 1815 est son
œuvre; parce qu\'elle a placé la division, la con-
tradiction partout ; parce qu\'elle n\'a élevé d\'un
coté que pour abaisser de l\'autre cl créer un an-
tagonisme qui use, sur place, l\'énergie des peu-,
pies et leur fait oublier dans des intrigues de
cabinet les grandes questions de l\'avenir; —
parce que l\'Angleterre est partout, pèse sur
tout, corrompt tout, neutralise tout.
L\'Europe le sait, elle en souffre, elle en est
fatiguée.
L\'Europe s\'assombrit... Il ne faut qu\'un éclair
pour annoncer la foudre, et vous êtes cet éclair.
L\'Europe n\'empêchera pas de forcer, encore
une fois, l\'Angleterre à être juste. Elle le vou-
dra... Elle le veut déjà. C\'est son plus grand
intérêt.
Vous savez, prince, ce qu\'on a trouvé dans
ife
les cartons des affaires étrangères en 1830. La
France devait porter ses frontières aux limites
mérovingiennes. Cela devait avoir lieu quand
éclata cette révolution misérable, faite au profit
d\'un homme anglais par le cœur, et qui a retardé,
pour plaire aux Anglais devant lesquels il n\'a
cessé d\'être à genoux pendant dix-huit ans,
l\'heure de notre émancipation.
II.
L\'Angleterre est redoutable; mais elle n\'est
pas invincible.
L\'Angleterre a une marine supérieure à celle
des deux plus grandes puissances de l\'Europe;
elle n\'est pas invincible.
L\'Angleterre commande à plus de ISO mil-
lions d\'hommes, elle est la plus haute expression
de la force brutale; elle n\'est pas invincible.
Si l\'Angleterre a un immense développement
de forces maritimes, elle a aussi d\'innombra-
bles ports à surveiller. Ses forces sont divisées
comme ses colonies; c\'est une cause d\'affaiblis-
sement pour ses escadres qu\'elle n\'aura jamais
toutes sur un point : cela serait impossible. Il
n\'y a jamais eu de flottes de quatre cents voiles
portant canons, combattant dans le même mo-
ment, sur le même point; comme il n\'y a jamais
eu 5 sauf dans fes temps barbares, d\'armée ter-
restre de deux millions d\'hommes en face de
deux autres millions d\'hommes. Il y a un nom-
bre au-dessus duquel règne la confusion, le
désordre; la puissance de l\'homme, ici comme
partout, a ses limites qu\'on ne saurait dépasser
sans danger. — Les plus fortes escadres n\'ont
jamais excédé cent vaisseaux, comme les plus
grandes armées de terre n\'ont jamais excédé
cinq cent mille hommes. Ce n\'est p,as le nombre
ajouté au nombre qui faisait vaincre Turcnne;
ce n\'est pas le nombre qui a donné la victoire
à Bonaparte sur Wurmser, Mêlas et Beaulieu ;
comme ce n\'est pas le nombre qui a donné la
victoire aux Anglais à Trafalgar et Aboutir, ni
le nombre qui nous a donné sur eux l\'avantage
dans de nombreuses rencontres.
Cent vaisseaux de ligne, dans un moment
donné et sur un point déterminé, se feront Jour,
quand ils seront maîtres de l\'heure; — cent vais-
seaux, de ligne partiront, arriveront, se battront
et débarqueront; — cent vaisseaux de ligne
vaincront ! Si un plus grand nombre est néces-
saire , la France les aura, les trouvera ; elle en
aura à opposer à sa rivale, dans le moment et à
l\'heure dite, autant que celle-ci pourra en mettre
en ligne : c\'est im point certain. Et ces cent vais-
seaux, montés par des hommes d\'embarras, mon
treront ce qu\'ils sont à leurs orgueil [eux ri vaux...
— Mais cent vaisseaux de haut bord sont loin
d\'être nécessaires.
Il s\'agit, pour nous, pour le succès, non d\'une
bataille navale succédant à une bataille navale,
mais d\'un départ et d\'une arrivée, — d\'un par-
cours de quelques heures, avec des accidents
faciles à prévoir. Je n\'ai certes pas îa prétention
de donner des leçons à nos habiles marins et
de leur apprendre ce qu\'ils auront à faire et ce
qu\'ils savent mieux que moi. Je n\'entends faire
ressortir que cette donnée générale, que l\'agres-
sion ennemie (en supposant qu\'il lui soit donné
l\'occasion d\'éclater avant tout débarquement),
n\'ayant sur le point choisi par nous qu\'un dé-
veloppement possible et limité, trouvera, pour
lui résister, des moyens au moins égaux à l\'at-
taque. — Celui qui attaque choisit; celui qu\'on
attaque doute, hésite; le premier est maître de
tous ses moyens, le second subit souvent l\'effet
des calculs de son adversaire : c\'est le soleil et la
poussière, à Pharsale, dans les yeux des soldats
de Pompée.
Telle sera la position de la France en fEice de
l\'Angleterre, pourvu que le débat se circonscrive
entre ces deux puissances. Ce sera le combat
corps à corps, le combat où le soldat français
n\'a jamais été vaincu par l\'anglais ni par d\'au-
ti\'cs. Disposez tout, prince, pour cc grand duel.
Je n\'ai pas besoin de redire que l\'Europe vous
sera sympathique, et que la Russie, à clic seule,
commandant la neutralité, parce qu\'elle a ses
intérêts d\'Orient qui doivent triompher avec
vous, vous n\'aurez pour témoin que le Dieu des
batailles et pour gages de succès que la poitrine
de vos soldats qui n\'attendent qu\'un signal pour
lâcher leur colère, condensée par tant de siècles
d\'humiliation...
Je ne raisonne que dans le sens des moyens
ordinaires, des moyens connus jusqu\'au com-
mencement de notre siècle. Je ne veux pas même
quitter cette thèse pour répondre à l\'argument
tiré des tentatives infructueuses qui ont eu lieu
jusqu\'à ce jour.
Sauf les apprêts du camp de Boulogne, en
•1804, il n\'y a jamais eu, de la part de la France,
de tentative sérieuse de descente en Angleterre;
il n\'y a eu que des diversions , sous Louis XIV
comme sous Louis XV.
Le directoire est le premier qui, sous l\'in-
fluence de Bonaparte qui avait devancé ses con-
temporains dans l\'intelligence du génie anglais,
ait fait d\'immenses préparatifs contre l\'Angle-
terre. Cent mille hommes avaient été rassem-
blés sur les côtes; 80 millions avaient été em-
— 1Î2 -
pruntés; notre inarine se relevait et devenait
presque aussi formidable que sous Louis XVI,—
On ne pouvait plus compter sur l\'assistance de
la flotte de l\'Espagne, à moitié détruite au cap
Saint-Vincent, ni sur celle de la HoUande, dé-
truite à Camperduyn. Il fallait donc se relever et
marcher seuls contre l\'Angleterre...
Ici se placent deux pensées d\'envahissement :
l\'une directe, consistant, comme nous venons de
le dire, à marcher droit vers le royaume-uni
pour y descendre et le soumettre; — l\'autre,
indirecte, et révélée par ce passage d\'une lettre
écrite de Milan par Bonaparte à Talleyrand, le
46 août 1797 : » Les temps ne sont pas éloignés
« où nous sentirons que, pour détruire vérita-
" blemcnt l\'Angleterre, il faut nous emparer
" de l\'Egypte. L\'empire ottoman croule tous les
"jours. La possession des îles Ioniennes nous
mettra à même d\'en prendre notre part, n
La voie indirecte de Bonaparte n\'a pas réussi ;
la voie directe devait être reprise par Bonaparte
lui-même en 1804. =- On se souvient du camp
de Boulogne et de ses formidables apprêts ; on
se souvient de la terreur de l\'Angleterre par ce
développement de flottilles que les vaisseaux de
haut bord anglais venaient attaquer toujours
avec perte, je devrais dire avec honte ; car l\'épou-
vante de cesioiips de mer, comme ils s\'appellent.
fut telle, et la défaillance de leur confiance si
grande, qu\'ils ne jugèrent rien de plus favorable
que de former, avec leur or, une nouvelle coali-
tion de l\'Europe qui devait détourner les pré-
paratifs de Boulogne de leur but.
II n\'est donc pas jugé qu\'avec de tels moyens
une descente ne puisse pas s\'opérer en Angle-
terre. La conduite de l\'Angleterre semble avoir
prouvé le contraire. — Je reviens donc toujours
à ma pensée : soyons seuls avec elle, et en avant !
Mais nous n\'en sommes plus là aujourd\'hui.
Le chemin est fait, comme on l\'a dit, pour arri-
ver sans trop d\'encombre au sein du royaume-
uni. La vapeur, à laquelle Bonaparte n\'a pas
cru, l\'a tracé. Les orages et les tempêtes ne sont
plus à craindre. Ce ne sont plus des jours qu\'il
faut compter, mais des instants. Et nos armées,
le sac au dos, peuvent, en apprêtant leurs armes,
dire : « A Londres ! » comme leurs aînés disaient :
« A Vienne, à Berlin ! ! »
Je le répète, ce n\'est point le nombre que
nous avons jamais eu à craindre, mais les tem-
pêtes. La question dégagée de cette grave com-
plication, il ne restera plus que le nombre. Eh
bien! au nombre nous opposerons le nombi^e,
— au courage le courage, — à la ruse le génie,
— au patriotisme anglais les mâles accents de la
liberté.,. Et ils auront été !...
— 114 —
TIL
Aux temps où nous vivons, les peuples ne se
détruisent plus, ils se transforment.
Il ne peut pas entrer dans la pensée d\'un
chrétien d\'exterminer un peuple vaincu. On le
châtie : cela suffit. Quand la Turquie opprimait
la Grèce et que, cédant (la France du moins) à
un profond sentiment d\'humanité, en face des
Hellènes, nous avons brûlé à Navarin une partie
de la flotte ennemie , le sang a cessé de couler
quand la résistance s\'est éteinte.
Vaincre l\'Angleterre, sous un autre point de
vue, n\'est pas substituer une tyrannie à la ty-
rannie vaincue, c\'est mettre le droit à la place
de la force brutale.
La France n\'entend pas devenir Angleterre ;
elle a un assez beau titre pour le conserver. —
Elle veut moins encore exclusivement dominer
sur les 1 SO millions de populations soumises à
ses lois.Efle ne veut pas, comme l\'Angleterre le
demandait pour la France en 1813, effacer son
nom de la carte d\'Europe; elle ne veut pas in-
cendier ses ports, ses arsenaux, ses flottes et sai-
sir ses marchandises... Elle veut l\'empêcher de
nuire ; elle veut fonder chez elle le droit com-
mun des nations, le droit des gens maritime;
elle veut détruire dans sa racine sa politique
aussi injuste que barbare; elle veut, en un mot,
faire marcher d\'un grand pas la civilisation.
Voilà ce que veut la France, el l\'Europe avec
elle; voilà ce que veulent les intérêts interna-
tionaux; voilà ce que veut l\'humanité!
La Fx\'anee, tyran des peuples! —jamais, ja-
mais! ! Elle a, pour répondre à une telle calom-
nie, des certificats solennels qui, j\'espère, datent
de quelques siècles. La France n\'a jamais com-
battu que pour la liberté. Mettre en doute ce
sentiment national, serait nous insulter en men-
tant à toutes les traditions de notre histoire.
IV,
Si la liberté défend d\'attaquer la liberté d\'au-
trui, c\'est à la condition que celle-ci ne violera
pas les lois de Dieu envers les autres. Ne fais pas
à autrui ce que tu ne voudrais pas qu\'on te fit :
cette vérité morale et religieuse vivra autant
que le monde.
Vous êtes le premier, prince, j\'en suis sûr, à
admettre en principe qu\'il est défendu à une na-
tion de se mêler des querelles intérieures d\'une
autre nation. Que celle-ci se dispute sur des for-
mes, sur des droits agrandis ou diminués, cela
la regarde et ne regarde qu\'elle. Biais que son
principe de gouvernement exerce sur ses voisins
une fatale influence, c\'est autre chose. Alors
c\'est le-voisin qu\'on attaque, c\'est le voisin qu\'on
offense ; et c\'est à ce voisin qu\'il appartient de
se défendre, de se faire respecter et d\'imposer
au peuple insulteur un frein, des limites qui
mettent obstacle à ses caprices comme à ses
mauvais desseins.
Tel est le rôle de la France envers l\'Angle-
terre.
L\'Angleterre, quoi qu\'on en ait dit, ne jouit
que des semblants de la liberté.
L\'Angleterre est le pays des privilèges et des
monopoles.
L\'Angletei-re est aristocratique par les whigs
comme par les torys. Elle méprise tout ce qui
ne lui ressemble pas ; elle se moque de ceux qui
l\'imitent... — Le plus grand malheur de la
France, depuis soixante ans, est d\'avoir copié
certaines formes de ce peuple, auquel nous ne
ressemblons pas plus que la nuit au jour.
L\'Angleterre est féodale ; le joug de ses trente
mille propriétaires terriens pèse encore sur 27
millions de regnicoles, sur 12S millions de co-
lons.
L\'Angleterre est protestante ; ou, comme l\'on
dit, le protestantisme est la religion de l\'État ;
ce qui veut dire la religion de l\'inégalité, du des-
potisme des castes, la religion qui fait ou qui
inspire les revolutions. C\'est à cette cause que
l\'Europe doit le spectacle déplorable que lui
donne l\'Angleterre dans l\'oppression de l\'Ir-
lande, qui n\'a plus d\'O\'Connel pour lui dire
d\'espérer...
L\'.4ngleterrc est encore sous le joug de ses
seigneurs et de ses hauts barons. Le gouverne-
ment habile de ces derniers feudataires a sur-
excité l\'activité de la nation et lui a fait oublier
jusqu\'aux idées morales dans les agitations et
les spéculations mercantiles de l\'univers.
L\'Angleterre est le pays de la corruption par
excellence. Comme l\'or y est abondant et con-
centré dans quelques mains , c\'est avec cet or
qu\'on paye les suffrages ; c\'est avec cet or qu\'on
paye le fer et le plomb lancés par les coalitions
contre nous. L\'Anglais paye bien et il est bien
servi ; 182 millions de populations ont SO mille
oligarques pour maîtres ; il reste, pour les ser-
vir, ISO millions d\'esclaves : voilà la liberté
anglaise qu\'on vante tant.
Donc, en châtiant l\'Angleterre, la France,
sous un autre point de vue, n\'offense point la
liberté ; elle lui donne au contraire l\'essor qu\'elle
doit avoir chez toutes les nations aux temps où
nous sommes. En châtiant l\'Angleterre, nous
détruisons la dernière et la plus redoutable des
barbaries civilisées de l\'Europe.
LETTRE XIX.
Que ferez-vous, prince, si votre descente est
heureuse (et elle le sera}, si votrp armée arbore
ses drapeaux sur cette terre toujours ennemie,
et qui, par vous, cessera de l\'être?
C\'est ici que se place votre mission providen-
tielle.
Vous détruirez le principe du mal, c\'est-à-
dire l\'oligarchie anglaise ; vous donnerez à l\'Ir-
lande l\'égalité des droits; vous placerez le
royaume-uni dans l\'impossibilité de nuire à ja-
mais, en posant le principe du droit des gens
maritime pour toute la terre ; et la terre saluera
avec ivresse l\'ère nouvelle que vous aurez ou-
verte pour elle. Et quoi qu\'il vous arrive, ci-
toyen ou César, vous resterez grand dans tous
les siècles, plus grand que celui que vous avez
pris pour modèle : car, lui, il n\'a fait qu\'irriter
et détruire; — et vous, vous calmerez et réédi-
fierez.
Cela est beaucoup, mais ce n\'est rien encore
à côté de la tàcbe immense qui vous reste à rem-
plir de concert avec lès couronnes, pour la ba-
lance nouvelle, non plus des États européens
seulement, mais de l\'univers : car, le temps en
est venu.
Quand votre drapeau victorieux flottera sur
la Tour de Londres, vous appellerez les puissan-
ces à un congrès œcuménique. Là, on décidera
dans une alliance qui pourra, ajuste titre, être
appelée sainte, les grands intérêts de tous.
<t L\'Angleterre, comme le dit un publiciste,
« ne sera plus triple ; l\'Espagne ne sentira plus
« s\'agiter tous ses royaumes ; l\'Italie ne sera plus
« divisée en morceaux; l\'Allemagne, selon l\'ex-
11 pression d\'un grand seigneur russe, ne sera
<t plus un archipel de princes et la Russie un as-
<i semblagede nations... »
La France reprendra ses limites et toutes les
positions maritimes qui lui sont dues. Ses colo-
nies lui seront restituées; Malte lui sera rendue;
l\'Égypte vivra sous ses lois.
La Pologne reprendra ses limites avec son in-
dépendance.
La Russie dominera en Orient ; Constantino-
ple redeviendra chrétienne.
L\'Autriche aura sa part dans la Turquie d\'Eu-
rope; la Hongrie sera indépendante.
La Prusse absorbera les Etats associés.
L\'Italie sera libre de tout joug étranger.
L\'Espagne et le Portugal ne feront qu\'un ; le
traité de Métbuen, comme tant d\'autres, sera
mis au pilon.
Les mers seront libres pour tous ; pour tous
aussi même accès, mêmes droits, mêmes tarife,
mêmes avantages. II n\'y aura pas de diiférence.
La supériorité de l\'un ne résultera que de son
plus d\'intelligence et d\'activité : ce sera l\'homme
exalté, non comme le veut Proudhon, mais
comme le veut le sentiment de ses intérêts, uni
à celui de sa dignité !
Et la fraternité des peuples sera désormais
une vérité.
LETTRE XX.
Trente mille patriciens anglais souffriront :
je me trompe ; trente mille sangsues seront dé-
truites et trente mille citoyens seront créés.
Cent cinquante millions d\'hommes seront égaux
et libres.
L\'Angleterre datera son émancipation , sa
prospérité, du jour où l\'univers sera affranchi
de la tyrannie de cette poignée d\'hommes, de ce
cénacle aristocratique dont le despotisme inso-
lent n\'a pas de limites.
L\'Angleterre ne pressera plus ses matelots ;
quarante-cinq mille hommes seront rendus à
leurs travaux maritimes, à leurs familles, à toute
leur liberté.
L\'Angleterre n\'aura plus à entretenir une
flotte de six cents voiles armées, devenues inu-
tiles, et à dépenser annuellement des centaines
de millions pour entretenir des moyens de bar-
barie et de destruction. Son or appartiendra à
tous, et tous le feront circuler pour la vie et le
bonheur commun. La propriété de son sol tom-
bera également dans le domaine commun an-
glais. — Tous les présents que nous a faits l\'An-
gleterre ont été du poison pour nous. En échange,
nous lui donnerons le pain de vie : la France
n\'a jamais laissé de regrets aux peuples qui ont
suivi ses nobles traces.
Et, nous-mêmes, nous ne nous épuiserons
plus en budgets onéreux pour créer et entrete-
nir une marine, qui devra être considérablement
diminuée, comme notre armée de terre considé-
rablement réduite, parce que le foyer des coa-
litions, des guerres étrangères sera détruit. Il
— m —
iiy aura plus de coalition que celle des intérêts
privés pour fonder la prospérité des familles et,
par degrés, la prospérité des nations.
Tel doit être le canevas du véritable socia-
lisme.
Lorsque ce champ aura été ouvert à l\'activité
des peuples, tous les bruits anarchiques cesse-
ront. Vous n\'entendrez plus parler de violation
de propriété, de mépris de religion, de dégra-
dation de famille. Cabet, Fourier, Proudhon.
nés, sans le voir, d\'un désordre dont ils n\'ont
pas compris la cause, ont insulté la nature et
Dieu sans reconnaître l\'origine véritable de tou-
tes nos souffrances.
Si notre industrie souffre, c\'est la faute des
Anglais.
Si notre marine est languissante, c\'est la faute
des Anglais.
Si notre commerce extérieur est dans la dé-
tresse, c\'est la faute des Anglais.
Si nous n\'avons ni débouchés, ni colonies,
c\'est la faute des Anglais.
Si nous ne pouvons établir à l\'extérieur de
commerce nulle part, c\'est la faute des Anglais.
Si nous sommes périodiquement révolution-
nés, c\'est la faute des Anglais.
Si nous sommes humiliés, insultés, c\'est par
les Anglais! !...
Je ne dis pas que la réduction de l\'Angleterre
au rôle des autres puissances juge toutes les
questions sociales et que ce soit là le dernier mot
de la civilisation, mais elle fera faire au pro-
grès le pas le plus immense ; elle détruira le
plus grand obstacle qui soit opposé à la marche
de l\'humanité. Elle développera partout l\'acti-
vité , le génie des peuples qui comprennent
que les utiles combats à livrer ne trouvent les
moyens ni dans la poudre, ni dans le canon ,
mais dans le développement, au sein d\'une li-
berté respectée, de toutes les sources de la pros-
périté des peuples. Nous marcherons ainsi vers
l\'époque dont on a prématurément parlé, celle
du libre-échange universel qui ne peut s\'ouvrir
que lorsque les nations seront dans des rapports
réciproques de prospérité, de grandeur, de force
et de sécurité.
Je n\'entends point faire ici un cours d\'éco-
nomie politique : ce ne serait pas le lieu. Mais
je dois appeler votre attention sur les grandes
questions à résoudre dans un avenir prochain.
Des publicistes, selon moi, à très-courte vue,
ont prétendu et soutiennent encore que chaque
nation, telle qu\'elle est constituée, doit se suffire
et ne rien demander à son voisin. De là, des
droits d\'entrée ruineux, une douane, des privi-
lèges , une protection qui en enrichissent quel-
ques-uns et qui appauvrissent le plus grand nom-
bre. De là aussi une inintelligence de l\'économie
publique, parquée, enfermée dans une sphère
dont on ne songe pas à sortir, — sphère quel-
quefois ébranlée par des cris de souffrance qui
engendrent des convulsions publiques et épou-
vantent les demeurants de la civilisation. De là
une stagnation, une halte qui rétrécit le génie,
abrutit les intelligences et opprime l\'élan des
peuples vers les conquêtes de l\'avenir.
Puis on a soutenu que l\'industrie tendait à se
développer partout dans ce sens 5 on a cité en
particulier la Prusse et l\'Autriche ; on n\'a pas
même oublié notre sucre de betterave, pour le-
quel on a sollicité des faveurs au détriment du
sucre colonial...
Bref, dans la pensée de ces messieurs, il fau-
drait à peu près bannir toute idée de commerce
extérieur, tant notre sol est riche et fécond...
Je ne nie pas l\'étendue, la richesse et la fé-
condité de notre sol, accru des vastes contrées
désertes encore de l\'Algérie. Loin de là; je pense,
au contraire, que cette richesse et cette fécon-
dité peuvent être doublées et triplées ; mais les
capitaux manquent et rien ne peut se faire pour
atteindre ce but. Jamais notre agriculture n\'a
même été aussi souffrante qu\'en ce moment.
Vous l\'avez compris vous-même par vos insti-
tutions de crédit foncier. Elle ne peut donc se
suffire à elle-même.
Et puis le sol de îa France- ne produit pas
tout. En dehors du blé, du chanvre, du lin, des
houilles, etc., il Y a une foule de produits pour
lesquels nous sommes tributaires de l\'étranger
et que nous ne nous procurons qu\'à grands
frais. — Ensuite, si la balance est un signe quel-
conque de détresse ou de prospérité , nous
voyons chaque année que nos importations sont
infiniment supérieures à nos exportations ; d\'où
la conséquence que nous sommes de gros ache-
teurs et de petits vendeurs.
Le commerce de Bordeaux comprenait bien
cette situation lorsqu\'il présentait, en 1842, si
je ne me trompe, des plaintes si saisissantes sur
la stagnation de son commerce maritime, sur
les causes de sa souffrance et sur les moyens
qu\'il proposait pour y remédier.
On ne saurait donc admettre en principe qu\'il
est inutile d\'avoir des rapports extérieurs. C\'est
le contraire que le bon sens comprend, qu\'il
accepte et qu\'il tend à développer. On ne doit
prescrire à ce développement aucune limite. La
restriction serait une destruction de la liberté
elle-même. — Or, si la restriction, telle que nous
la subissons aujourd\'hui, produit pour nous des
l\'ésultats aussi funestes, il est évident que nous
H
-ocr page 126-devons la briser. Accepter le statu quo, ce serait,
un jour, donner un prétexte presque légitime à
l\'application de toutes les doctrines subversives
que nous avons rappelées et qui ne prennent
naissance, développement et force que dans l\'in-
différence ou l\'égoïsme des gouvernements.
LETTRE XXf.
Prince,
Vous êtes arrivé au pouvoir, il faut le dire,
dans les temps les plus difficiles.
Vous avez trouvé ouvert, devant vous, le livre
de tous les problèmes sociaux et vous avez pu
choisir.
Vous avez choisi en effet; mais votre main
a-t-elle toujours été heureuse?...
Je reconnais que vous avez eu des intentions
bonnes; mais les intentions, vous le savez, ne
suffisent pas.
L\'abaissement de l\'intérêt, le crédit mobilier,
la conversion des rentes ont quelque chose de
bon, mais ne jugent rien à fond. Ce ne sont, à
bien des e^gards, peut-être, que de fraîches éti-
quettes sur de vieilles marchandises. Le mono-
pole et le privilège ne paraissent pas détruits.
Vos docks sont incomparablement plus im-
poi\'tants ; ils renferment une pensée d\'immense
avenir. Ils détruii\'ont à jamais le ver rongeur du
parasitisme en permettant au faible producteur
de concourir avec le plus fort, en mettant, en
tout temps, aux mains de ce petit producteur le
warrant qui l\'abritera de l\'usure comme des be-
soins qui l\'ont forcé, jusqu\'à ce jour, à subir les
prix les plus vils. Ce ne sont plus les grandes
quantités qui écraseront les petites, mais les
qualités en tous genres qui exciteront les ventes
et fixeront les prix.
Ce qui me paraît plus grave, c\'est l\'établisse-
ment du crédit foncier. Je ne partage pas, per-
mettez-moi de le dire avec autant de loyauté que
de franchise, toutes les illusions de certains pu-
blicistes sur cette création nouvelle. Puissé-je me
tromper ! Mais si je me trompe, mon erreur sera
toute de bonne foi.
Essayons donc cet examen et voyons les cho-
ses avec toute l\'ardeur d\'une âme qui veut sin-
cèrement le bien et qui ne veut pas être conduite
au mal par le chemin qu\'elle a précisément
choisi pour l\'éviter.
Sous un point de vue général, c\'est l\'agricul-
ture qui a donné naissance à l\'industrie. Si
toutes les matières premières ne viennent pas
d\'elle aujourd\'hui, il est vrai de dire qu\'elle a été
la première pourvoyeuse. Le règne minéral
n\'occupe que la seconde place dans les régions
où s\'élabore la prospérité publique.
L\'industrie, née au berceau de toutes les so-
ciétés avec des développements divers, n\'a d\'a-
bord cherché ses débouchés que parmi les regni-
coles. La liberté, honorée tacitement par tous
les peuples, lui a procuré des débouchés qui ont
accru à la fois ses produits et les avantages ré-
sultant de ceux-ci.
Le capital de l\'industrie est donc la richesse
foncière. Si ce capital souffre, l\'industrie en su-
bit le triste contre-coup.
La cor]:\'élation établie par les habitudes des
peuples entre ces deux principes de la fortune
publique produit cette conséquence : si l\'indus-
trie s\'est développée parce que l\'agriculture a
été prospère, lorsque celle-ci décline l\'industrie
tombe d\'autant de degrési
Il y a plus : lorsque l\'industrie est arrêtée
dans ses élans, ses malheurs réagissent sur la
propriété foncière gui se grève, qui s\'abîme pour
la soutenir.
D\'où la conséquence encore que l\'industrie à
-ocr page 129-l\'état de souffrance ou d\'arrêt par une cause
quelconque, cause à la pi\'opriété foncière son
malaise et sa ruine.
Une industrie développée ruine le sol, si ses
débouchés sont resti\'eints ou détruits.
Telle est la position de la France.
Libre autrefois, et suivant les temps et les
progrès dans les voies extérieures ouvertes à
l\'industrie, elle a été, malgré le despotisme re-
grettable de certains rois , toujours riche et
prospère. Elle a résisté à toutes les charges, à
toutes les guerres, à tous les sacrifices, à tous
les impôts exagérés qui lui ont été souvent im-
posés. Pourquoi? parce que la liberté générale
de son commerce refaisait en quelques mois ce
qui avait été détruit en plusieurs années.
11 ne lui est plus permis de compter aujour-
d\'hui sur de tels avantages. Le mal qu\'on lui a
fait, et sous le joug duquel elle continue d\'être
placée, n\'a pas de remède. II faut qu\'elle meure
ou qu\'elle s\'agite dans des convulsions périodi-
ques, si elle veut continuer de vivre d\'une vie
fébrile et agonisante.
Le sol, comme nous l\'avons dit, est frappé de
mort par la dette hypothécaire. Jamais, non, ja-
mais il ne pourra se relever avec ses propres
moyens. Tous les établissements de crédit fon-
cier, industriels ou mobiliers n\'y feront rien.
Ils donneront un soulagement, mais ils ne gué-
riront pas. Le mal, le cancer sera toujours là !
Pour que le sol se relève, il faut le dire bien
haut à tous les hommes d\'État, il faut que l\'in-
dustrie se relève; — il faut que la liberté re-
naisse pour tous. Il faut que le monopole anglais
soit effacé des traités des nations.
Voyez-les eux-mêmes, les Anglais! Pourquoi
leur agriculture est-elle si prospère? Pourquoi
sont-ils encore nos maîtres par ce côté? C\'est
que l\'industrie les gorge d\'or; c\'est que les sa-
crifices pour l\'agriculture leur coûtent peu. Et
sans leur immense développement commercial,
ils seraient dix fois au-dessous de nous.
Ouvrons donc les yeux !
Vous avez cru à l\'efficacité du crédit foncier.
Vous avez pensé que vous aviez trouvé le pro-
blème de l\'extinction non du paupérisme, mais
de la détresse de la propriété. C\'est, selon moi,
une erreur profonde.
Qu\'avez-vous fait ?
Par votre décret du 20 novembre 1852, vous
avez traité avec la banque foncière de Paris pour
un prêt à S p c., tout compris, de 200 millions
aux propriétaires gênés par des hypothèques,
qui ne seront tenus à aucun remboursement et
qui, au bout de cinquante ans, se trouveront
libérés par le payement exact des intérêts stipu-
lés, — A ce sujet, le Pays s\'écrie : « C\'est une
it révolution immense qui se prépare pour l\'a-
« griculture. La masse des propriétés foncières
« en France est actuellement grevée d\'une dette
« hypothécaire qui monte à plus de 8 milliards
« prêtés à 6, 7, 8 p, c., et quelquefois plus, en
.( y comprenant les frais d\'actes, d\'enregistre-
<c ment, de renouvellement, etc., et qui sont
«1 éternellement soumis au remboursement. Avec
« le nouveau système qui sera l\'un des plus
.1 grands bienfaits du futur empereur, non-seu-
« lenient le taux de l\'intérêt séra réduit à Sp. c.,
<t mais on ne remboursera plus, »
Quoique je sois le premier, je le répète, à ren-
dre hommage à la bonne pensée qui a produit
ce décret, je suis loin d\'y voir la révolution im-
mense dont parle le Pays.
Examinons :
D\'abord, la dette hypothécaire n\'est pas seu-
lement de 8 milliards. Vers la fin de 1842, elle
dépassait 13 milliards, ainsi que cela résulte de
documents authentiques que j\'ai indiqués dans
un de mes précédents ouvrages (1). Ce chiffre
n\'a pu que s\'accroître sous l\'influence de nos
malheurs publics. (F. MM, Cador et Grancoin.)
(I) V. Introduction de mon livre sur la Be/\'onrtcrf«i5arreatt
et de (a Magistrature. Chez Dstdu, libraire au Palais-Royal.
-ocr page 132-Or, 200 millions sont à 13 milliards dans le
rapport de 1 à 63.
Le prêt de la banque foncière sera donc 65
fois inférieur à la dette hypothécaire.
De cette différence énorme entre la somme
générale due par la propriété foncière et la pe-
tite somme rendue disponible pour éteindre cette
dette, il ya résulter ce premier embarras : entre
deux, ou trois, ou quatre, ou un plus grand
nombre de propriétaires grevés et ayant des
titres égaux à l\'emprunt, auquel de ces deux,
trois ou quatre concurrents prêtera-t-on, s\'il
n\'y a d\'argent que pour en satisfaire un seul? A
qui donnera-t-on la préférence? — Cette ques-
tion n\'est pas résolue. Elle découvre une pre-
mière défectuosité de la mesure.
On répond que les 200 millions rendront dis-
ponible une somme égale, forcée de rentrer
dans les mains des créanciers hypothécaires qui,
ayant, à leur tour, 200 millions sans emploi, ne
demanderont pas mieux que d\'accepter les con-
ditions nouvelles faites aux prêts fonciers, et
que de cette affluence de numéraire il résultera
nécessairement une source de plus grandes satis-
factions et une diminution de l\'intérêt. — Soit.
L\'alïluenee n\'apportera que 200 millions de
plus. A ce chiffre se réduira le numéraire dé-
placé. 11 y aura donc 400 millions, en supposant
que les prêts fonciers prennent cette extension
légale. — Mais 400 millions ne forment pas en-
core le trentième de la dette hypothécaire -, nous
sommes donc encore loin du but que le crédit
foncier veut atteindre. L\'inconvénient signalé
plus haut n\'a pas disparu.
Mais à côté de cet avantage passager se trouve
la position tout à fait inférieure du possesseur
de numéraire par rapport à rétablissement de
crédit foncier. — En effet, ce possesseur ne doit
plus, ne peut plus trouver l\'occasion de placer
ses fonds en concurrence avec la banque de cré-
dit foncier. Celle-ci n\'a ni frais d\'acte, ni cour-
tage, ni enregistrement à subir. Elle sera donc
préférée à tout autre. — Que devra faire alors le
propriétaire de numéraire? Il sera obligé ou de
le garder (ce qu\'il n\'est pas rationnel de suppo-
ser : car, sans emploi, ce serait une valeur
morte), ou de le jeter dans le i^oulement de la ban-
que de crédit foncier, dont il devra subir la loi
et de laquelle il ne recevra qu\'un intérêt, soit
au D 1/2, soit au 4p. c. Cette diminution dans l\'in-
térêt serait excellente si elle profitait à la masse
des emprunteurs. Mais, pas du tout; elle ne
profitera qu\'à la banque du crédit foncier qui
bénéficiera d\'autant plus que ses facultés de
prêter seront plus étendues par le gouverne-
naent. — Par ce côté, c\'est donc un monopole
SSB
établi par le décret au profit du capital sur les
propriétés immobilières. Et ce monopole enva-
hira tout!...
Le nouveau décret va mobiliser ensuite la
propriété; et voici comment. Les lettres de
gage souscrites par les emprunteurs auront une
ressemblance parfaite avec les bons hypothé-
caires repoussés par la Constituante.
Les lettres de gage, aux mains de la société
de crédit foncier, seront la propriété elle-même.
Elles seront une valeur sérieuse , certaine, in-
délébile, circulant comme la lettre de change,
passant d\'un État dans un autre, faisant le tour
du monde et ne s\'arrétant jamais. Je laisse à de-
viner les conséquences d\'une telle mobilité qui
va soumettre le sol à l\'influence de tous les ou-
ragans généraux et particuliers. Il n\'y aura
calme et absorption que dans un endroit, dans la
caisse du crédit foncier.
Je devine que c\'est par là que vous reconsti-
tuerez la grande propriété, abimée par les mor-
cellements de la loi napoléonienne des succes-
sions. Mais je voudrais devoir cette reconstitution
à des actes de prévoyance, d\'associations bien
entendues, mais non à des spoliations involontai-
res, couvertes d\'une enveloppe impénétrable au
vulgaire et dépassant le but que vous vous êtes
proposé.
Le cinq pour cent du crédit foncier est ensuite
une usure déguisée. En voici la preuve. Ad-
mettez le non-payement de lïntérèt, ce qui arri-
vera plus d\'une fois. Il y aura expropriation
forcée. Qui achètera? Personne autre que la
caisse du crédit foncier, parce que cette caisse
rendra le numéraire rare partout ailleurs que
chez elle. Elle ne prêtera pas à un étranger
pour lui permettre d\'acquérir. Elle deviendra
toujours ou presque toujours propriétaire pour
le montant des lettres de gage avancées par
elle. Et comme ces avances ne seront jamais
que des deux tiers de la valeur de l\'immeuble,
elle bénéficiera de l\'autre tiers. Cette source de
bénéfices donnera à ses prêts le caractère de
prêts à trente pour cent.
Je n\'ai pas dit encore que les prêts étaient fa-
cultatifs et non obligatoires pour des positions
identiques. S\'ils sont facultatifs, ils ne se feront
qu\'aux personnes choisies ou désignées aux
agents du crédit foncier. Celui-ci aura donc in-
directement dans les mains la faculté de laisser
souffrir et exproprier qui bon lui semblera. Ce
sera peu moral.......Je désire
me tromper, mais ce sera comme cela. Les fa-
veurs auront changé de caractère pour accroître
le prosélytisme.
Les 200 millions donnés par le gouvernement
-ocr page 136-à la caisse de crédit foncier sont un prélèvement
pris sm^ le riche pour venir au secours du pau-
vre. C\'est une income-tax déguisée; c\'est peut-
être du communisme par décret, par en haut, au
lieu du communisme par en has. Ce sera le cas
de dire avec Proudhon : La propriété c\'est le
vol!... Il est vrai que ce communisme s\'arrête
aux 200 millions pour devenir monopole pour
le surplus. Ce ne sont pas moins deux spolia-
tions, l\'une sur la masse, l\'autre sur les indi-
vidus.
Quel sera le résultat final de tout ceci ? Le
plus logique et le plus certain sera l\'agitation du
sol, momentanément soulagé en quelques par-
ties et finalement envahi par les hauts barons de
la finance.
— On va exagérer le crédit. Tout se ruera
sur les lettres de gage. Tous se lieront, s\'enga-
geront avec le crédit foncier, et tous en sortiront
avec les étrivières. Le mal se fera moins vite;
on ne le verra que plus tard et quand il sera im-
possible de le réparer. L\'agriculture pourra en
profiter , mais ses profits seront pour le crédit
foncier.
Tout cela est déjà beaucoup et ne constitue
pas tous les accidents graves qui seront à crain-
dre. Ce qui sera le plus à déplorer, c\'est la
souffrance de l\'industrie qui n\'aura pas seule-
ment à se plaindre de l\'engoiiemenl nouveau,
mais à regretter l\'éloignement des capitaux de
ses centres d\'activité. Elle est déjà réduite, faute
de capitaux et de débouchés, à des extrémités
graves. Que ne va-t-elle pas perdre encore dans
tout ceci!
Je ne puis pas, prince, développer toutes ces
thèses; ee ne serait pas le lieu. Il me suffit de
vous donner les résultats de toutes les pensées
que votre décret suggère, et de montrer tous les
effets possibles qu\'il peut engendrer.
J\'entends des gens plus ou moins habiles s\'en
enthousiasmer. C\'est la mode française, c\'est le
caractère français pour tout ce qui paraît nou-
veau. Je voudi^ais pouvoir m\'enthousiasmer
comme eux ; mais ma raison s\'y refuse.
Je ne vois donc pas là la panacée universelle.
l\'agriculture souffre; le propriétaire fonder
souffre : voilà l\'évidence. Il faut secourir l\'une
et l\'autre. La pensée qui vous anime à ce sujet
est bonne, excellente.
Mais le commerce aussi souffre, l\'industrie
souffre; les arts sont aussi dans les étreintes de
la détresse. Ils appellent tous du secours.
Votre décret, je regrette dele dire, ne protège
pas la propriété; il mène à son absorption.—11
ne protège pas l\'agriculture ; il la met aux mains
des marchands d\'argent.—Il ne protège pas Fin-
dustrie ; il en éloigne et jette ailleurs les moyens
d\'échanger.
Et quand je me tromperais sur tous ces points ;
quand, par l\'effet de l\'intérêt diminué, d\'une cir-
culation plus rapide, le foncier doublerait, qua-
druplerait en propriété, ces avantages seront
moins sentis : car il faut que l\'industrie gran-
disse dans la même proportion. Car, à quoi bon
surproduire si l\'on n\'écoule pas, si l\'on n\'é-
change pas, si des débouchés plus considérables
ne sont pas ouverts ? Beaucoup de produits et
peu de débouchés sont une ruiné. Mieux vaut
rester où nous en sommes. Ce n\'est pas ce que
vous entendez, ce que vous voulez.
Eh bien ! si vous voulez que l\'industrie se dé-
veloppe dans le rapport de l\'accroissement de
prospérité dont jouira le sol, ouvrez ces débou-
chés ; vous en avez les clefs, puisque vous avez la
puissance. Conquérez et proclamez ensuite,
parce que vous le pouvez, la liberté des mers
pour tous,l\'égalité des tarifs; levez les embargos
mis sur tous les points du globe à notre indus-
trie, à notre commerce ; abolissez tout droit de
visite;—reprenez nos colonies anciennes et d\'au-
tres encore : ou plutôt, qu\'il n\'y ait plus de colo-
nies, mais des peuples libres commei\'çant avec
des peuples libres. — Alors vous verrez les dé-
bouchés s\'ouvrir, les produits s\'accroître, l\'or
circuler à flots ; — vous verrez l\'agriculture se
relever d\'elle-même, l\'intérétdiminuer, la pros-
périté partout sans privilège, sans monopole ;
— vous verrez s\'anéantir les lugubres prédic-
tions de Malthus sur la limitation des produits
du sol et sur l\'accroissement indéfini de la popu-
lation. Le sol ne cessera d\'appeler des bras sur
nos deux continents; toutes les branches de
commerce intérieur et extérieur ne cesseront de
réclamer des contingents d\'activité ; et la loi de
Dieu régnera en ce monde : <i Le travail dans la
(1 liberté et la liberté dans tous les travaux bu-
tt mains ! "
Prince, voilà, si je ne me trompe, le but que
vous devez atteindre et les moyens que vous de-
vez employer. Je ne connais pas de mission plus
belle, plus grande et plus féconde à la fois :
vous l\'accomplirez.
LETTRE XXII.
Prince,
Hésiteriez-vous, maintenant?
Je vois les dangers qui vous menacent, non
dans les canons dont l\'Angleterre hérisse inuti-
lement ses côtes, mais dans les terreurs qui
l\'ont soudainement frappée à la nouvelle de vo-
tre promotion au pouvoir.
Elle tremble, parce qu\'elle sait qu\'elle a com-
mis vis-à-vis de la France le plus grand des
crimes !
Elle tremble, parce qu\'elle est encore seule
pour lutter avec nous, et qu\'elle est convaincue
qu\'aujourd\'hui elle ne peut plus nous empêcher
d\'aborder son territoire, et, en l\'abordant, de
le foudroyer !
Elle tremble, parce qu\'elle sait que jusque
dans la dernière de nos chaumières son nom est
maudit et qu\'il ne s\'échappe de nos poitrines
qu\'un long cri de vengeance!
Mais, prince, elle cessera de trembler si vous
lui laissez le temps de se recueillir, d\'agiter,
d\'exciter les susceptibilités jalouses deFErn\'ope...
Elle cessera de trembler si ses intrigues et son
or sont acceptés, et si, par une nouvelle coalition
aveugle, elle enchaîne au continent des forces
qui ne devraient servir que contre elle...
Elle cessera de trembler si vous lui donnez le
temps d\'infiltrer dans votre gouvernement les
agents de sa politique astucieuse et empoison-
née...
Pas d\'hésitation donc!
C\'est au galop qu\'il faut marcher sur elle !
La France n\'attend plus que le signal.
Jamais guerre ne fut plus grande dans son
but, plus nationale dans sa grandeur et son in-
térêt, plus féconde pour l\'humanité.
Envoyez donc votre héraut annoncer à la
plus cruelle ennemie de la France, à l\'ennemie
du monde, que l\'heure a sonné! î...
Et que le tocsin et le bronze l\'annoncent dans
toutes nos villes et nos campagnes ! !...
L\'Europe en tressaillira ; et 150 millions d\'es-
claves élèveront la voix vers Dieu pour vous
bénir!
Et les injures des Clive, des Hastings, des
Wellesley seront vengées!...
Et le dix-neuvième siècle enfantera ses trai-
tés de Westphalie !...
Et l\'humanité respirera !
Comme aux temps où une foi brûlante trans-
portait par delà les mers l\'élite de nos cheva-
liers, je vois des millions d\'hommes s\'élancer sur
leurs armes à l\'appel de la patrie...
Le chemin est fait !
Marchons à l\'ennemi !
Que nous font ses innombrables vaisseaux et
ses matelots ? N\'avons-nous pas aussi des vais-
seaux et des matelots?...
Que nous font ses armées? N\'avons-nous pas,
mieux qu\'elle, des poitrines sur lesquelles s\'é-
mousse le fer?... — Elle le sait bien !
L\'Angleterre sera vaincue, parce que le droit
est avec nous... Et les coalitions seront mortes,
et les traités de 1818 seront vraiment frappés
au cœur...
Ce qu\'il y aura de grand et d\'inouï peut-être,
c\'est que ce sera pour la première fois que la
guerre aura été faite non pour élever un nom
au-dessus de tous les noms, — non pour con-
quérir et effacer un peuple, — mais pour hono-
rer la civilisation qui commande de détruire
tout ce qui outrage la dignité humaine...
Prince, si cette guerre est un droit pour la
France, elle est un devoir pour vous.
Guerre nationale,guerre sainte! ta pensée fait
bouillonner nos âmes et nous embrase d\'une in-
dicible ardeur!...
Aux armes donc ! et que le plus beau soleil se
lève pour notre chèi^e patrie!
Gomme les croisés, répétons : Dieu le veut !
Oui, Dieu le veut ! car les lois de sa justice
sont violées...
Dieu le veut! car le front de la première na-
tion du monde ne peut rester incliné vers la
poussière...
Dieu le veut ! car les destinées de l\'humanité
dépendent des destinées de la France...
Redisons donc avec un enthousiasme sacré :
La France aime mieux glisser dans le sang que
dans la boue !...
La France aimera toujours mieux entendre
le fracas du tonnerre que le bruit des chaînes
dont un peuple insolent meurtrit ses libertés !
Et la paix régnera en France, en Europe, dans
le monde entier !
Et l\'empire, selon votre pensée, sera la paix,
— paix grande, paix foi\'te, qui ne constituera
ni vainqueurs, ni vaincus, parce qu\'elle sera la
plus immense conquête de la civilisation sur ce
qui en revêt hypocritement les semblants pour
dénaturer les instincts moraux des nations...
Et l\'empire sera la paix!
-ocr page 144-Et la paix, ainsi conquise, sera une vérité.
Prince,
L\'Empire, c\'est la paix! sera le mot de l\'hu-
manité, s\'il signifie enfin ;
Justice à la France ;
Paix à l\'Europe continentale ;
Guerre, guerre aux Anglais ! !
Arles-sur-Rhone, 4 décembre 1882.
FRÉDÉRIC BILLOT.
POST-SCRIPTUM.
Pbince,
Je rouvre cette lettre pour y rappeler encore
la plus vive de mes préoccupations :
Méfiez-vous des Anglais du dedans autant et
plus peut-être que des Anglais du dehors !
L\'ignorance, on peut le dire, de la plupart de
nos publicistes et de nos hommes d\'État, la
bonne foi de quelques autres, vers la fin du siè-
cle dernier, les ont rendus apôtres fanatiques
des doctrines anglaises. Les constituants de
1789 les plus influents, abusés par des formes
trompeuses, se sont faits Anglais sans le savoir.
Ils croyaient voir la perfection des institutions
politiques dans une constitution qui n\'en ren-
ferme que l\'hypocrite semblant. C\'est sous l\'ef-
fet de ce mirage funeste que Necker proposait,
on le sait, de faire proclamer comme constitution
de la France, à la tribune, par un homme à la
voix de Stentor, la constitution anglaise!.,. —
Quel aveuglement ! !...
Si ceux-là se trompaient, que Dieu leur par-
donne...
Mais il n\'est plus permis aujourd\'hui de se
tromper, sous peine de foi\'faiture.
Nous n\'avons rien en France qui ressemble à
l\'Angleterre : disons-le sans cesse.
Les Anglais sont protestants, les Français sont
catholiques.
Ils sont aristocrates, nous sommes égali-
taires.
Ils sont les pères du privilège et du monopole
en tout, nous sommes les initiateurs et les pro-
pagateurs du droit commun.
Les Anglais sont pour toutes les restrictions ,
les Français sont pour toutes les libertés.
En Angleterre, la terre forme un domaine
privilégié 5 en France, elle peut appartenir à
tous.
L\'Angleterre est la patrie des castes, en France
les castes sont à jamais abolies.
L\'Anglais ne rêve que le trouble et l\'anarchie
pour s\'enrichir des dépouilles des vaincus; le
Français ne rêve que la civilisation, l\'émancipa-
tion et la grandeur des peuples.
L\'Anglais ne communique que le poison ; le
Français porte la vie dans toutes les contrées où
il pénètre.
Nous ne sommes donc et nous ne pouvons
être Anglais par aucun côté.
Être Anglais, en France, aujourd\'hui, c\'est être
plus que traître; c\'est être parricide!...
Louis-Philippe était Anglais jusqu\'au bout
des ongles... cela se comprend. Son gouver-
nement, ses ministres étaient Anglais ; cela se
comprend encore. Tous les enrichis et les cor-
rompus qui l\'entouraient étaient Anglais ; c\'est à
eux aussi que nous devons le droit de visite,
l\'indemnité Pritchard, l\'abaissement continu et
la politique chapeau bas ! !...
Entre Louis-Philippe et la constitution de 89,
nous avons eu aussi des Anglais du dedans de
la pire espèce. C\'est à ceux-ci que nous devons,
en grande partie, l\'invasion étrangère, l\'accep-
tation des traités de 4843, les malheurs delà
patrie!... — C\'est à eux, sans partage, c\'est
aux doctrinaires que nous devons la charte de
4844; — c\'est à eux que nous devons la révo-
lution en 4830 et toutes ses turpitudes!...
Si l\'on a pu dire : <i la révolution, c\'est l\'or-
léanlsme ! » c\'est parce que l\'orléanisme est an-
glais avant tout, pour tout, par-dessus tout;
— c\'est parce que l\'orléanisme, bavure de 93,
est vendu à l\'éti^anger, vendu à l\'Anglais !... —
c\'est parce que rien ne coûte à l\'orléanisme (et
nous avons eu le temps de le voir pendant
dix-huit ans !...) pourvu qu\'il trafique misérable-
ment des intérêts, de l\'honneur et de la dignité
de la France.
Prince,
C\'est aux Anglais du dedans que nous de-
vrions encore, en grande partie, une nouvelle
invasion de la France par l\'Europe continen-
tale, si elle n\'était conjurée : car leurs vœux
impies, soyez-en sûr, l\'appellent et voudraient
la voir triompher ! !...
Lorsqu\'ils disent : « Tout par les Anglais ! »
nous leur répondrons avec mépxis : « Tout par
\'< les vrais Français ! tout contre les Anglais ! ! »
Anathème donc aux Anglais du dedans!...
-ocr page 148-Mort aux Anglais du dehors ! !...
Tout pour la France vraie et par la France !
La France ne poussera jamais d\'autre cri.
Du nord au midi, du levant au couchant, le
sentiment est le même ; tous les Français sont
unis dans cette pensée d\'honneur et de dignité.
Et c\'est avec une vérité profonde que le poëte a
pu dii^e :
Et la Vendée aiguiserait son glaive
Sur la pierre de Waterloo ! .\'...
Opinion «le M. le comte de Ftcqneluiout, mur
la politique de l\';%ngleterre vis-à-vis de I\'Em-
rope.
(Extrait de son livre intitulé : Lord Palmerston, l\'Angkterre
et le Continent) (1).
Lord Palmerston, ce fougueux ennemi de la
France comme les Pitt, les Melbourne, les Can-
ning et les Castlereagb, disait, au mois de juillet
1850, au banquet qui lui fut donné par le club
de la réforme au sujet de l\'alfaire dé la Grèce
(1) En vente chez A, Liibroue et C-, 36, rue de la Foui-che ,
à Bruxelles.
is
-ocr page 150-qui a pris le nom de don Pacifico : « Il n\'est
« aucune partie du Gi\\^nd-Océan, qui couvre une
« si vaste partie de la surface du globe, qui ne
«( voie flotter nos vaisseaux et nos marcban-
" dises ; il n\'y a aucun pays rapproché ou
« éloigné, sauvage ou civilisé, où l\'on ne trouve
II des Anglais, etc. » Et autres fatuités de cette
espèce.
A quoi M. le comte de Ficquelmont répond,
entre autres choses : «____Le dernier recense-
<1 ment de la population d\'Irlande a montré que,
« depuis dix ans, quatre cenï cinquante mille fa-
it milles ont abandonné leur pays ou lui ont été
«I enlevées!... (T. I"\'\', p. 142.) L\'histoire a le
it droit, continue l\'ancien président du conseil
« des ministres d\'Autriche, de constater si, dans
«I la part que l\'Angleterre a prise aux événe-
u ments, il y a eu plus d\'ambition que de sa-
it gesse ; si dans la mesure des intérêts la balance
« a toujours été celle de la justice... La préten-
« tion proclamée par lord Palmerston, au nom
it de l\'Angleterre, d\'être le législateur du monde,
« d\'être arbitre souverain entre les peuples et
11 les gouvernements, cette prétention donne à
u tous ses contemporains le droit de lui déclarer
«t qu\'il n\'est aucun homme, sur la terre, qui
»1 puisse réunir en lui assez de savoir, de sa-
it gesse et de qualités, je ne dis pas pour ac-
« complir, mais pour oser entreprendre et
^^ proclamer une pareille mission!!... {Ibid.
« page 143.)
M. le comte de Ficquelmont parle de l\'outre-
cuidance britannique avec une modération que
sa position explique, mais que nous ne pouvons
garder au même degré. M. de Ficquelmont est
Autrichien et nous sommes Français. Et toutes
les fois que nous entendrons un Anglais, grand
ou petit, dire que l\'Angleterre est la législa-
trice du monde, l\'arbitre souverain des peu-
ples, notre sang bouillonnera dans nos veines
et nous formerons des vœux pour que Dieu
arme un bras assez puissant pour abaisser son
orgueil... Que dis-je ! ce bras existe; il n\'a plus
qu\'à frapper !
II.
On rencontre, dans le même auteur, ces ob-
servations aussi judicieuses que profondes :
« ... Gênes et Venise ont été des États conque-
" rants, marchands et colonisateurs. Leur déca-
« dence politique a suivi la décadence succes-
sive de leur commerce, la perte de leurs
« conquêtes et celle des riches échelles qu\'elles
« avaient fondées dans le Levant.
<\' ... La république de Gênes a perdu, comme
-ocr page 152-« Venise et par la même cause (l\'invasion des
« Turcs), toutes ses possessions dans le Levant,..
Dès que la Hollande se fut affranchie de la
.t domination espagnole, la liberté politique
<1 qu\'elle venait de conquérir avec son indépen-
« dance en fit un peuple colonisateur et mar-
.1 chand. Aucune histoire ne prouve mieux que
•c la liberté politique ne peut trouver la condi-
.1 tion de sa durée que dans la liberté d\'ex-pan-
.1 sion. La perte de ses colonies en fit sur-le-
« champ une province de l\'Empire français!..-
(1 Ce ne fut qu\'en lui rendant ses colonies que
<i l\'Angleterre lui rendit aussi sa politique. Tous
(I ces exemples nous donnent l\'incontestable
« droit d\'établir comme axiome, que toute U-
<( berté politique empêchée de faire usage de la
<i force d\'expansion qui lui est inhérente doit
« finii% en se détruisant elle-même, par con-
<c diiire un État à des principes diamétualement
« opposés à ceux que cette liberté avait pour
« objet d\'établir. » (Ibid., p. 147, 148 et 149.)
Rien n\'est plus vrai par rapport à la France.\'
N\'est-ce pas, en effet, depuis que, par suite de
l\'invasion de nos colonies par les Anglais, nous
ne pouvons plus faire usage de notre force d\'ex-
pansion, que notre commerce éprouve des dé-
tresses qui engendrent, les Anglais aidant, des
commotions périodiques qui compromettent tou
jours de plus en plus la fortune publique. Je dis
« les Anglais aidant i>; M. de Ficquelniont \\a
expliquer le sens de ces paroles pour la France
comme pour tous les peuples du monde, dans
les passages que nous allons rapporter dans l\'ar-
ticle suivant.
III.
11 La politique que poursuit l\'Angleterre est,
depuis longtemps, marquée du sceau de la con-
tradiction la plus manifeste. Peut-être n\'avait-
elle pas encore, dans les temps antérieurs, la
conscience du mal qu\'elle préparait à l\'Europe...
(P. 149.)
n Dans le temps où l\'Angleterre se bornait à
gêner l\'activité commerciale, soit par la guerre,
soit par des traités de paix et de commerce, elle
n\'avait pas encore été conduite par les événe-
ments qui datent de la première révolution de
France à exercer une action directe sur Forga-
nisation sociale des États. Aujourd\'hui, cette
action, élevée à la puissance d\'un système poli-
tique, les appelle tous a la liberté, tandis qUC
toutes les voies d\'expansion sont plus que jamais
fermées a cette ljrerté! !...
« Comme la contradiction que je signale est la
plus grave de toutes les causes qui agitent l\'Eu-
rope, je ci\'ois devoir l\'énoncer dans les termes
les plus précis.
« Pour être sincère, l\'Angleterre doit, si elle
veut continuer à s\'opposer au développement des
forces et des relations maritimes de l\'Europe,
cesser de l\'exciter sans cesse, par tous les moyens
qui sont en son pouvoir, à prendre les formes de
gouvernement les plus libres; car alors elle ne
lui donne, comme nous avons le malheur d\'en
être les témoins, que les convulsions de la li-
berté sans aucun de ses avantages !...
« Si elle veut, au contraire, par un calcul que
je ne saurais expliquer, parce qu\'il m\'est impos-
sible de le comprendre, ne pas cesser d\'appeler
tous les peuples à la liberté, elle doit alors ouvrir
toutes les voies au mouvement qui produit né-
cessairement la liberté. » (Ibid., p. 149-151.)
Voilà bien la politique de l\'Angleterre résu-
mée tout entière dans ce peu de mots !
Exciter partout, dans une pensée d\'infâme
machiavélisme, les convulsions de la liberté,
sans aucun de ses avantages! !... bouleverser,
ruiner, faire le chaos et s\'offrir comme répara-
trice des désastres affreux qu\'elle a causés!!...
Nous ne blâmerons certes pas, en elle, ie sen-
timent d\'humanité (si tel est son caractère) qui
la porte à recueillir les débris errants de toutes
les démagogies européennes... Mais n\'est-ce pas
avec ces débris que Canning insultait la France
en lui jetant à la face « qu\'il tenait dans ses
mains la paix et la guerre? » N\'est-ce pas
avec de tels débris que Palmerston lui-même
couve de telles pensées?... N\'est-ce pas pour les
plus sinistres desseins que l\'Angleterre donne
l\'hospitalité à tous ces enfants perdus des révo-
lutions avortées, à tous ces démolisseurs émé-
rites de toute organisation sociale?
Ah ! M. de Ficquelmont Fa dit, et son langage
a stéréotypé l\'infamie de la politique anglaise,
outrageante pour l\'humanité.
Peuples ignorants ou stupides, laissez-vous
prendre maintenant aux amorces des Anglais !
Croyez à la liberté qu\'ils vous apportent ! Con-
fiez-vous à leurs calculs ténébreux et infernaux!
Jetez-vous dans les bras de ce peuple qui vous
offre, des lèvres, lalîberté pour vous étreindre,
vous égorger et vous dépouiller ensuite !...
On vient de vous dire avec l\'autorité de la
position, de l\'expérience et du savoir, — on
vient de vous dire avec la révélation du génie,
ce que sont les Anglais... Y croirez-vous main-
tenant! ! !,..
Comment interpréterons-nous , à présent, ce
passage d\'un jeune publiciste moderne, relatif à
l\'homme politique que M. de Ficquelmont vient
de représenter avec une vérité si saisissante?
«... Si, de nos jours, lord Palmerston a su faire
« naître, chez nous, des illusions qu\'il a ensuite
u exploitées à son profit, tant mieux pour son
-t pays, tant pis pour le nôtre! » (T. I", p. 153.)
Je dirai à mon tour : tant pis pour M. 0. d\'Haus-
sonville! — Il n\'est pas permis de jouer avec
une telle légèreté sur la bonne foi publique, la
morale publique, la dignité humaine. — M. Fic-
quelmont, Autrichien, est, je regrette de le dire,
cent fois plus Français, par l\'élévation de la
pensée, que le gendre de M. de Broglie...
Opinion de ai. «. d\'Haussonvilie sur la poli-
tique de l\'Angleterre vis-à-vis de la France.
(Extrait de son livre intitulé : De l\'Histoire de la politique
extérieure du gouvernement français, 1850-1848-1832.)
Je viens de citer M. d\'Haussonville. J\'ai be-
soin d\'en parler encore et de mettre sous les
yeux du lecteur les passages où il émet son opi-
nion générale sur le régime de 1850. Ils feront
mieux connaître que toute autre chose la portée
de l\'intelligence politique de cet écrivain et la
pensée intime des Anglais de l\'intérieur.
"Après la révolution de 1830, dit-il, l\'al-
« liance de l\'Angleterre et de la France a été
Il mieux qu\'une profonde combinaison poli-
K tique; elle a été, pour ainsi dire, le cri in-
« stinctif des deux peuples... Nous n\'oublierons
II jamais avec quelle confiance, des deux côtés
(I du détroit, gouvernement et pays oublièrent,
« à cette heureuse époque, leurs vieilles que-
« relies, comme si elles ne devaient jamais re-
II naître, et se jetèrent ensemble dans l\'avenir
«i avec une généreuse ardeur. De pareils entraî-
(I nements ne saui\'aient durer, mais ils hono-
<1 rent les nations qui les éprouvent et qui s\'y
« abandonnent. La révolution de juillet causa
« en Angleterre, dans toutes les classes, une im-
«c pression extraordinaire. La masse entière de
It la nation anglaise salua avec enthousiasme un
<t mouvement populaire qui lui rappelait la ré-
<t volution nationale de 1688, berceau de la dy-
tt nastie régnante. Chez nous, c\'était même
<t ardeur et une égale sympathie pour ce peuple
« qui avait combattu si vaillamment pour le
« maintien de ses libertés, dont les annales
« étaient comme un livre prophétique où nous
«t nous flattions alors de lire nos destinées. Les
« multitudes ratifiaient spontanément par leurs
«t acclamations l\'œuvre calculée des politiques
<1 habiles.
II C\'est que l\'accord de l\'Angleterre et de la
« Fi\'ance port e des fruits que ne produira jam ais
" aucune alliance! ! !... Il amène le maintien de
\'< la paix, et d\'une paix constamment favorable
>! a notre inpeuence! ! !... Quand, de concert
« avec l\'Angleterre, nous pouvons travailler au
<1 développement régulier des institutions vio-
« dernes en Europe, nous avons l\'avantage de
« remplir notre mission libérale sans prendre la
Il physionomie révolutionnaire. » (T. l®\', p. 117,
118 et 119.)
Tout l\'ouvrage de M. d\'Haussonville est de
cette force-là. C\'est, d\'un bout à l\'autre, la même
logomachie adulatrice sur les personnes et sur
les choses.
M, d\'Haussonville, il faut le lui dire, n\'a point
ftiit une histoire sérieuse de notre politique exté-
rieure de 4850 à 1848. Son ouvrage n\'est qu\'une
fade réclame en faveur de la politique de Louis-
Philippe , autrement jugée par la France et par
l\'Europe entière.
Que signifient toutes ces bouffissures de style,
toute cette lourde obésité de langage, traînant,
en queue, un panégyrique plus qu\'ébourifl\'ant
de notre alliance avec l\'Angleterre et des fruits
d\'icelle, avec un épithalame à notre influence
gagnant tous les jours de volume en marchant
sous le drapeau anglais?... Tout cela fait assez
l\'effet, pour la France, de Jeannot emboîtant le
pas derrière son sergent...
Elle a été belle la part d\'influence delà France
dans la question belge, dans la question polo-
naise, dans celle d\'Italie!
Elle a été belle la part d\'influence de la France
dans la question d\'Orient !
Oh! qu\'elle a été belle dans ce traité du 1S juil-
let 1840 de nos bons amis les Anglais, dont
Vaccord a produit des fruits à nuls autres pa-
reils, — dans ce traité conclu sans l\'adhésion
de la France, à Vinsu de la France, contre la
France! !.,.
Oh! quelle a été magnifique la part de la
France dans la sanction du droit de visite, dans
l\'indemnité Pritchard ! ! ! Qu\'en dites-vous?
Dans la question belge, Louis-Philippe et son
gouvernement ont été anglais , — dans la ques-
tion polonaise, révolutionnaires,—dans la ques-
tion d\'Italie, lâches et stupides..., le tout pour
plaire aux Anglais.
Dans la question d\'Oi\'ient, Louis-Philippe et
les siens ont été les porte-queue des Anglais;
—dans le traité du 1S juillet, ils ont été conspués
par les Anglais... qui ne leur devaient que le
mépris.
Dans la sanction du droit de visite comme dans
l\'indemnité Pritchard, oh! ici, les expressions
manquent pour rendre notre admirable abaisse-
ment devant les Anglais... 11 faut se couvrir le
i
À
front et cacher sa rougeur jusqu\'à ce qu\'un autre
soleil se lève à l\'horizon...
IL
M. d\'Haussonville insiste, et voici de quelle
manière il pose ia thèse de la politique générale
en face du gouvernement du 24 février :
« La nouvelle république française aurait tort
vt d\'être plus dédaigneuse que ses devanciers et
Il de rejeter en bloc l\'héritage qui lui est échu.
•1 H ne paraît pas d\'ailleurs qu\'elle y songe.
<i Lors de son avènement, elle a trouvé résolues
<! bien des affaires qui avaient eu dans le temps
\'! leurs difficultés. Les questions de Belgique,
« d\'Egypte, du Maroc, du droit de visite, de
« Ta\'iti et d\'Espagne sont aujourd\'hui réglées.
« Rien n\'a jamais indiqué, de la part du gouver-
« nement de février, l\'intention de les reprendre
« pour son propre compte. Excepté les liéros de
Risquons-Tout, personne n\'a tenté, à notre
<= connaissance, de réunir la Belgique à la France.
Nous n\'avons pas entendu dire que M. de
\'1 Lamai\'tine ou M. Ledru-Rollin lui-même aient
« eu la velléité de rendre la Syrie au vice-roi
« d\'Egypte, ou de conquérir le Maroc. Notre
« ambassadeur à Londres n\'a pas, que nous sa-
" chions, été chargé jusqu\'à présent de dénon-
»1 per les traités qui ont remplacé le droit de
(C visite. Les journaux ne nous ont point appris
« qu\'aucun vaisseau français soit parti de nos
« ports pour aller détrôner la reine Pomarê.
« On n\'est point revenu sur l\'indemnité Prit-
« chard. La république n\'a pas, au vu de qui
(I que ce soit, pi\'is une attitude nouvelle en
<i Europe, en Orient, au Maroc, sur la côte occi-
« dentale d\'Afrique ou dans la mer Pacifique...
« La république reeueille les fruits de Vancienne
« politique extérieure. » (Ibid , t. I, Introd.,
p. 6 et 7.)
Voilà un défi cruellement proposé au gouver-
nement de février... Il me rappelle ce passage
du testament de Louis XIV, où il est dit :
« Quiconque acquiert de la gloire me vole ma
u gloire. » Prenons l\'antithèse de cet orgueil-
leux sentiment, et nous aurons justement la
pensée des politiques de 1830, qui disent assez
explicitement : « Quiconque acquiert de la
h honte me vole ma honte ! )• En effet, le ré-
gime de ! 830 en a été assez riche pour pouvoir
être volé sans être dépouillé...
Si les hommes de février ont été aussi impuis-
sants que les Anglais de 1830, qu\'est-ce que
cela prouve? que le sentiment national n\'était
pas pour eux, n\'était pas avec eux.
M. d\'Haussonville aurait-il osé en dire autant
J
-ocr page 163-des Bourbons de bi branche aînée? C\'est parce
que ceux-ci ont conquis l\'Algérie malgré VAn-
gleterre, c\'est parce qu\'ils allaient briser les
traités de 1815, que les Anglais ont fait chez
nous 1850 , favorisé et soutenu l\'usurpation de
Louis-Philippe. — N\'est-ce pas un Anglais qui,
le 27 juillet, a tiré le premier coup de fusil sur
la garde royale ?...
Que ia France ait un gouvernement vraiment
français, et nous verrons la portée des paroles
sarcastiques des Anglais du dedans...
i
Savez-vous ce qui rend heureux M, d\'Hausson-
ville, ce qui fait bondir son cœur de joie, ce qui
exalte son patriotisme ébréché?... C\'est que l\'in-
demnité Pritchard, proposée par le pouvoir, ac-
ceptée par les chambres, napas été payée par le
gouvernement de Louis-Philippe !
En d\'autres termes, Louis-Philippe s\'est mis à
terre pour conserver son influence auprès des
Anglais, mais il s\'est fièrement relevé en volant
Pritchard ! ! !
Eh bien i puisqu\'il le faut, battons des mains
avec M. d\'Haussonville! Pritchard a déteint sur
Louis-Philippe !!!.,. Bravo !
»e la décadence de l\'Angleterre, par M. Ledrit\'
Rollln (i).
M. Ledru-Rollin a publié, en 18S0, un ou-
vrage qui porte le titre que nous venons de rap-
peler. Cet auteur croit à la décadence de la
Grande-Bretagne, et il cherche à l\'établir par
deux raisons générales : l\'une tirée des pronos-
tics lugubres qui annoncèrent la fin de Rome et
de sa puissance, quoi qu\'en ait écrit Tertulhen,
lorsqu\'il disait : <t On est sûr de trouver partout
H un de nos navires, partout un peuple, un
it Etat, partout la vie. Nous écrasons le monde
« de notre poids ! Onerosi sumus mundo, »
paroles qu\'il appuie de ce passage de Montes-
(1) En vente chez A. Labroue et C«, 36, rue de la Fourelie,
à Bruxelles.
quieu : « La fortune des empires maritimes ne
« saurait être longue, car ils ne régnent que par
« l\'oppression des peuples. Et tandis qu\'ils s\'é-
« tendent au dehors, ils se minent à l\'intérieur;«
—l\'autre, tirée de la Constitution anglaise elle-
même et de l\'état économique où se trouvent
placés les regnicoles du royaume-uni.
Et, ajoute cet auteur, « Tertullien avait à
peine achevé sa phrase, que cette grandeur ma-
térielle, minée au cœur, s\'affaissait sur elle-
même; on entendait dans le lointain les pas des
barbares... Les barbares, pour l\'Angleterre, ce
sont ces tribus d\'hommes qui élèvent vers le ciel
des bi\'as décharnés, en demandant du pain;
c\'est tout un peuple dont la vie dépend des
chances d\'un marché universel qui se fermera
demain, soit par la paix, soit par la guerre : car
la guerre tue le commerce, et la paix élève des
fabriques rivales ; c\'est le salaire qui, comme le
dit Adam Smith, baisse et baissera sans cesse
jusqu\'à ce qu\'il ne reste plus, d\'un côté, que des
monceaux d\'argent, et, de l\'autre, des mon-
ceaux de morts. Voilà les plaies béantes, invé-
térées , inguérissables de l\'Angleterre, plaies
dont aucune nation n\'offre à l\'heure qu\'il est un
plus lamentable tableau. »
Je déteste les Anglais, comme peuple, comme
nation, autant et plus que M. Ledru-Rollin;
mais ma haine, toute justifiée qu\'elle est, ne
me porte pas encore à juger de la situation de
l\'Angleterre aussi défavorablement qu\'il le fait.
Je voudrais que M. Ledru-Rollin eût raison, et
que la décadence de ce peuple suivît, comme il
le dit de Tertullien, l\'achèvement de sa phrase;
mais les choses n\'en sont pas là.
Les abus de l\'aristocratie foncière, commerciale,
politique, cléricale, universitaire et judiciaire
existent depuis longtemps. Ils sont, pour la plu-
part, plus que regrettables : ils sont odieux. Mais
ce ne sera jamais par ces côtés que l\'Angleterre
donnera des signes évidents de décadence. La déca-
dence de l\'Angleterre viendra du dehors et non
du dedans, parce que, comme le dit magnifique-
ment Montesquieu, u les empires maritimes ne
régnent que par l\'oppression des peuples... )«
M. Ledru-Rollin voit des signes plus évidents
de décadence : 1° dans la misère, qu\'il dépeint
avec quelque exagération, des classes agricoles
et manufacturières ; 2° dans les révélations con-
tenues dans la lettre adressée, en juin 1849, par
l\'amiral Napier à lord John Russell ; 5" dans les
résultats d\'une enquête publiée par VEdinburgh-
Magazine sur la situation des propriétaires et
des constructeurs de navires.
Sur le premier chef, je répondrai que M. Léon
Faucher, dans ses Études sur F Angleterre, nous
J
-ocr page 167-en a plus appris que M. Ledru, et qu\'il a jugé la
situation de la Grande-Bretagne avec plus de
sagacité, plus de savoir et de lumières que
M. Ledru. Et M. Faucher n\'a pas vu de si près
la décadence annoncée; je crois qu\'il a raison.
Sur le second, je ne crois pas plus à l\'ayiiral
Napier, disant : « Les Français ont une marine à
» vapeur bien plus puissante que la nôtre, » que
je ne crois le prince de Joinvilie, disant : « La
« France n\'a qu\'une marine à voile et à vapeur
« qui n\'en a que le nom. )> — Exagération des
deux côtés. L\'Angleterre n\'est pas, sous ce rap-
port, ce que dit l\'amiral Napier; la France n\'a
pas l\'infériorité désespérante signalée par Join-
vilie. Il y a des chiffres officiels des deux côtés.
L\'une et l\'autre de ces puissances sont mécon-
tentes d\'une position qu\'elles dissimulent l\'une
et l\'autre; voilà ce qui est vi\'ai.
Sur le troisième grief, M. Ledru-Rollin est
moins concluantquesur tous les autres.—Ce qu\'il
y a de certain, c\'est que la marine marchande
d\'Angleterre comptait, au 4""\' janvier 1848,
trente-trois mille six cent soixante et douze na-
vires, manœuvrés par deux cent trente-six mille
soixante-neuf hommes. — Que quelques-uns de
ces navires fussent en souffrance de travail ou
de réparation, cela ne prouve rien. Ils y sont,
donc ils travaillent. — Si nous ouvrions une
à
enquête sur le personnel et le matériel de la ma-
rine française, qui forme à peu près le quart de
ce chiffre, nons y lirions bien autre chose. Nous
devrions nous écrier alors, avec M. Raudot, que
nous sommes en pleine décadence; mais nos
alarmes ne doivent pas aller jusque-là. Notre
décadence (si décadence il y a) n\'est que rela-
tive ; elle n\'a aucun des symptômes qui annon-
çaient la ruine des peuples navigateurs qui ne
sont plus. Nous ne sommes que malades, et nous
pouvons guérir. Et nous guérirons.
M. Ledru-Rollin est plus vrai lorsque (p. 178
et suiv., t. 1), il trace la politique extérieure de
l\'Angleterre; il est incisif, émouvant, parce
qu\'il entre, là seulement, dans les entrailles de
la question. Son chapitre V serait parfait si, cé-
dant à de tristes préoccupations qui devraient
avoir lassé son esprit, il ne disait pas, entre
autres niaiseries sur lesquelles il y a chose jugée
par l\'histoire : «... Sous la monarchie, les mi-
»1 nistres de la France la vendaient à l\'Angle-
«I terre... » Je lui pardonnerais de n\'avoir atta-
ché cette accusation qu\'à Dubois ou à un
d\'Orléans; mais l\'indiquer comme principe de
conduite, ce n\'est que de la passion, de l\'aveu-
glement. — M. Ledru sait aussi bien que moi
que l\'Algérie a été conquise malgré les Anglais,
— que les traités de 1815 allaient être brisés
— 169 --
malgré les Anglais. Il sait que la branche ainée
n aurait jamais accepté le droit de visite, qu\'elle
ne se serait jamais salie par l\'indemnité Prit-
chard... II sait que les Anglais ont toujours dé-
testé la branche aînée, parce qu\'elle n\'a jamais
consenti à passer sous les Fourches Caudines de
l\'Angleterre. Et ce n\'est pas une des moindres
raisons qui, avec beaucoup d\'autres, nous font
garder estime, affection et dévouement pour
elle.
Oui, nous le répétons, nous sommes fiers de
notre affection pour la maison de Bourbon,
parce qu\'elle est détestée des Anglais!...
Je conclus : Pour que le mal disparaisse, il
aut 1 ecraser dans son œuf. Ce ne sont pas les
Indes ou tout autre point étranger qu\'il faut en-
vahir; on ne nous le permettrait pas, nous ne le
pourrions pas. C\'est au cœur de la Grande-Bre-
tagne qu\'il faut s\'avancer, c\'est l\'esprit anglais
qu\'il fout détruire c/iez lui. Alors la décadence
de l\'Angleterre sera une vérité. Dire et faire
autre chose, cest divaguer. Le temps des décla-
mations est passé; la parole ne doit plus être
qn-a l\'action et à l\'action la plus grave et la plus
décisive.
IX" 4.
Profeafollltés et eoiiséquences d\'une descente
en Angleterre.
(Extrait de VEdinburgh Revietv. — Novembre 1852.)
La marine britannique n\'a pas seulement à
protéger le cœur de l\'empire britannique; l\'An-
gleterre possède, dans toutes les parties du
monde, des colonies et des établissements dont
chacun a besoin d\'être surveillé, non-seulement
parce qu\'un certain nombre de sujets anglais y
résident, mais parce que chacune de ces colo-
nies, chacun de ces établissements est un entrepôt
pour le commerce anglais, offre à la marine com-
merciale anglaise un lieu de refuge et un point
d\'approvisionnement. Les relations politiques de
l\'Angleterre avec les autres États sont d\'ailleurs
nombreuses et compliquées. Ainsi elle est en-
gagée par des traités à protéger l\'indépendance
du Portugal, à coopérer avec la France et les
Etats-Unis à la suppression de la traite, à main-
tenir l\'intégrité du petit royaume de Grèce, à
jeter son poids dans la balance, dans le cas où
quelqu\'une des grandes puissances du continent
se montrerait disposée à empiéter sur les droits
de ses voisines, tels qu\'ils ont été généralement
reconnus.
Cependant, le commerce anglais expédie ses
navires non-seulement dans tous les ports de
l\'Europe civilisée et de l\'Amérique du Nord,
mais en Turquie, en Egypte, dans les établisse-
ments hollandais et autres de l\'archipel Indien,
en Chine, dans les fleuves d\'Afrique, dans les
Etats de l\'Amérique du Sud; il demande, et
il en a parf^utement le droit, à être protégé, sur
tous ces points, dans ses opérations légitimes.
Or donc, parce qu\'il paraît maintenant qu\'il n\'y
a pas dans la Manche de forces suffisantes pour
rendre impossible une descente en Angleterre,
faut-il renoncer tout à coup à l\'exécution des
traités, retirer au commerce anglais, dans les
contrées lointaines, la protection qui lui est due,
abandonner, à qui voudra les prendre, des éta-
blissements qui ont coûté tant de sang et tant
d\'or? Il n\'y a pas, en effet, d\'illusion à se faire
à cet égard; ces établissements devront être
considérés comme bien et diîraent abandonnés,
si, après une rupture avec la France, par exem-
ple, ou avec la Russie, ou même avec toutes deux,
il ne leur reste d\'autre protection que celle
des garnisons militaires insuffisantes qui les
occupent actuellement. Un tel abandon serait à
la fois impolitique et injuste; il n\'atteindrait pas
d\'ailleurs le but qu\'on se propose : c\'est cette
action multiple et incessante, ce service dans
toutes les mers et sous tous les climats, qui font
de la marine britannique l\'admirable instrument
que nous voyons. Rappelez vos navires de guerre
pour les entasser clans la Mancbe, où, à la
moindre apparence de gros temps, ils cherche-
ront un abri dans les ports d\'Angleterre, et les
matelots anglais ne tarderont pas à devenir ce
que sont les matelots russes et français, des ma-
rins de beau temps, et pas autre chose. A part
donc les considérations d\'honneur national, et
cette protection que l\'État doit à tous ses citoyens,
la position particulière de l\'Angleterre, position
qui exige qu\'elle soit la première puissance ma-
ritime du monde, lui inspire l\'obligation d\'exer-
cer ses vaisseaux et leurs équipages dans toutes
les parties du globe. En examinant les grands et
nombreux intérêts qui sont en jeu, nous ne sau-
rions vraiment indiquer une seule station navale,
A
-ocr page 173-sans en excepter les côtes d\'Afrique elles-mêmes,
dont on pût dire avec raison qu\'elle possède plus
de bâtiments de guerre qu\'il ne lui en faut.
En vain objectera-t-on que la guerre n\'éclate-
rait pas assez soudainement pour que le gouver-
nement anglais n\'eût pas le temps de concentrer
dans la Manche des forces suffisantes pour empê-
cb.er une descente. On peut être, et il est même
probable, qu\'on sera assez longtemps sous le
coup d\'une menace de guerre, avant que les hos-
tilités ne commencent. Mais il est déjà arrivé que
la guerre a été imminente, comme dans les
affaires de Taïti et de Saint-Jean-d\'Acre, sans
cependant éclater; et l\'on est si disposé, en
Angleterre, à révoquer en doute ce qu\'on n\'aime
pas à croire, qu\'on ne sera convaincu de la pos-
sibilité de la guerre que lorsqu\'on entendra le
canon de l\'ennemi. Quel ministre oserait, avant
que les hostilités aient commencé, mettre la
main sur les paquebots à vapeur de l\'Orient
ou des Indes orientales, y embarquer des ma-
rins et des canons de l\'État, et les envoyer croiser
dans la Manche? Les propriétaires de\'ces beaux
bâtiments, les actionnaires de toute autre com-
pagnie de navigation à vapeur, se laisseraient-
ils enlever leurs moyens d\'existence? et les
négociants anglais souffriraient-ils tranquille-
ment cette interruption apportée à leurs opéra-
tiens? Et si, après tout, les hostilités n\'avaient
pas lieu, comment le cabinet s\'excuserait-il de-
vant le parlement de s\'être rendu ridicule aux
yeux de l\'Europe et d\'avoir porté un énorme
préjudice au commerce du pays? -Ceux donc qui
comptent sur la marine marchande à vapeur
comme pouvant être appliquée à la défense du
pays ne nous paraissent pas avoir bien compris
la question. — La marine marchande à vapeur
pourrait être fort utile pour arrêter les convois
et les approvisionnements de l\'ennemi, en inter-
ceptant les communications entre les côtes de
France et celles d\'Angleterre ; mais, quant à être
amenée en ligne assez à temps pour empêcher
une descente, — si une descente devait être
tentée, — c\'est impossible.
Bkis croyons-nous que Louis-Napoléon, quel-
ques dispositions belliqueuses qu\'on puisse lui
supposer, soit en mesure de réunir dans les ports
de France un nombre de bâtiments à vapeur et
de soldats suffisant pour l\'autoriser à risquer une
descente en Angleterre, sans que ces préparatifs
éveillent l\'attention du gouvernement anglais,
au point de provoquer une demande d\'explica-
tions? Et, dans le cas où ces explications se-
raient refusées, ou ne seraient pas satisfaisantes,
croyons-nous qu\'on n\'aurait pas tout le temps
nécessaire pour armer des bâtiments à voile et à
vapeur en nombre suffisant pour exterminer la
flotte ennemie? Nous croyons, et très-ferme-
ment, que tout cela est subordonné au hasard,
— que c\'est l\'affaire d\'un coup de dés. Nous ne
croyons pas qu\'il soit vraisemblable que ce coup
se présente; il y a, selon nous, neuf chances
contre une qu\'il ne se présentera pas. Mais enfin
la dixième chance peut l\'amener, et les résultats
en seraient si désastreux pour l\'Angleterre,
qu\'on ne saurait les envisager sans effroi. Sur
quoi se fonde-t-on d\'ailleurs pour considérer une
pareille chance comme impossible? Première-
ment, sur ce que le chemin de fer de Paris à
Cherbourg n\'est pas encore fait; or, sans che-
mins de fer, il faudrait, dit-on, beaucoup plus
de temps pour concentrer cinquante mille hom-
mes sur la côte de France que pour couvrir la
Manche de croiseurs anglais. En second lieu, sur
ce que, du moment où Louis-Napoléon commen-
cerait à diriger des troupes vers la côte, par
chemin de fer ou autrement, le gouvernement
anglais serait averti et prendrait ses mesures en
conséquence. Enfin, sur ce que, dans la suppo-
sition où toutes les sources d\'informations, y
compris ambassadeurs, consuls et correspon-
dance des journaux, viendraient à manquer à la
fois, dans la supposition où Louis-Napoléon, sous
prétexte, par exemple, de quelque grande revue
militaire et navale, parviendrait à mettre en dé-
faut la vigilance des agents anglais et à réimir
une armée avec des moj\'ens de transport suffi-
sants, dans ce cas, dit-on, il resterait encore à
effectuer l\'opération lente et difficile de rembar-
quement, la traversée, et après tout, un débar-
quement tout aussi long et infiniment plus dan-
gereux que l\'embarquement. Le général Evans
n"a-t-il pas affirmé, en plein parlement, que cin-
quante mille bommes, avec leur artillerie, leurs
chevaux, leur matériel, ne pourraient, quelque
favorable que fût le temps, être débarqués sur la
côte de Kent en moins de dix jours? N\'a-t-il
pas cité, à l\'appui de cette assertion, l\'exemple
du débarquement de l\'armée anglaise dans ia
haie de Mondego, en 1807, sous sir Arthur Wel-
lesley? L\'exemple, il faut en convenir, était
digne, à tous égards, des arguments à l\'appui
desquels on l\'invoquait. Sir Arthur Wellesley
arriva dans la baie de Mondego à la suite d\'une
violente tempête, et lorsque l\'état de la mer était
tel qu\'il était impossible aux embarcations d\'ap-
procher du rivage. 11 dut attendre que le temps
se fût un peu adouci; puis, sans autres moyens
de débarquement que les chaloupes de ses bâti-
ments, faire franchir à son armée, par de très-
petits détachements, trois milles d\'une mer
encore agitée...........
— 177
Si jamais une flotte française de bâtiments à
vapeur est lancée sur l\'Angleterre avec quarante
ou cinquante mille liommes de débarquement,
on peut être sûr qu\'elle sera complètement
pourvue de ponts volants, de bateaux plats, en
un mot, de tout le matériel nécessaire pour jeter
à terre son chargement vivant. A-t-on oublié
qu\'en 1806, l\'armée française, dite d\'Angleterre,
et forte de cent mille hommes, était si admira-
blement organisée et exercée, qu\'elle put être
embarquée, à Boulogne, avec tout son matériel,
en une heure, et mise à terre de nouveau en
deux heures, après avoir tenu la mer pendant
quelque temps? Le général Evans ne nous fera
pas croire que les Français ont dégénéré au point
de ne pouvoir renouveler, dans ce siècle de na-
vigation à la vapeur et de perfectionnements de
tout genre dans les sciences appliquées à l\'art de
la guerre, une opération exécutée par eux, il y
a plus de quarante ans, à une époque où il n\'exis-
tait pas de bâtiments à vapeur.
Mais, dit-on, tant qu\'il n\'y aura pas de che-
mins de fer de Paris à Cherbourg, il ne saurait
être question de concentrer sur ce dernier point
Une armée assez forte pour autoriser le plus
ambitieux, le plus hardi des aventuriers politi-
ques à risquer une descente en Angleterre; et en
admettant même que cette difficulté pût être
15.
-ocr page 178-vaincue, la nouvelle d\'un tel rassemblement de
forces arriverait toujours assez tôt au gouverne-
ment anglais pour qu\'il eût tout le temps de
prendre ses mesures. II est incontestable que
l\'absence du chemin de fer^ entre Paris et Cher-
bourg rendrait l\'établissement, 5ur ce point,
d\'une base d\'opération, plus difficile que si ce
moyen de communication existait. Mais combien
de temps cet état de choses durera-t-il? La ligne
qui doit relier Cherbourg à la capitale de la
France est déjà tracée, concédée, probablement
commencée, et, dans tous les cas, sera achevée
dans un délai très-court. Et dût-il n\'en pas être
ainsi, ce ne serait pas une raison pour que le
gouvernement anglais ne s\'occupât pas dès à pré-
sent d\'organiser un système de défense; rien ne
garantit, en effet, que les chances de guerre ne
se présenteront pas dans tout autre temps aussi
bien qu\'aujourd\'hui, et Cherbourg n\'est pas le
seul port de France d\'où puisse partir une flot-
tille. Napoléon I«"- avait choisi Boulogne pour
quartier général et son point de rassemblement.
Napoléon III peut réunir ses troupes à la fois à
Boulogne, à Cherbourg, au Havre et sur plu-
sieurs autres points avec lesquels il existe des
communications au moyen des chemins de fer.
Et si, comme le reconnaît le secrétaire actuel de
l\'amirauté, la marine à vapeur dont la France
peut disposer sur les mers étroites est supé-
rieure à celle de l\'Angleterre, qui empêcherait
cette marine de commander la Manche pendant
le temps nécessaire au passage d\'autant de
troupes que l\'on pourrait en ti-ansporter sur les
côtes d\'Angleterre? Quarante-huit heures de
supériorité maritime suffiraient pour cel», et
l\'histoire prouve qu\'au commencement de nos
guerres surtout, la France a, plus d\'une fois,
été maîtresse de la Manche pendant plus de qua-
rante-huit heures.
Enfin, quant aux informations qu\'on prétend
devoir faire parvenir à temps au gouvernement
anglais, nous ferons simplement observer que
c\'est là trancher toute la question. La garnison
ordinaire de Paris n\'est guère inférieure au
chiffre de cinquante mille hommes, et elle est
complètement pourvue d\'artifierie, de cavalerie
et de munitions. Pour la transporter jusqu\'à la
côte, au moyen d\'une de ces violations arbi-
traires de la propriété privée que le gouverne-
ment français peut se permettre impunément,
mais auxquelles le gouvernement anglais n\'ose-
rait avoir recours, même dans un cas aussi
grave, — il ne faudrait pas plus de quarante-huit
heures; — six heures de plus, et tout serait
embarqué ; — les troupes, à mesure qu\'elles des-
cendraient des waggons, passant aussitôt sur
les bâtiments désignés pour les recevoir, — et le
soir du troisième jour la nouvelle armada sera
en mer. Nous ne prétendons pas que tout cela
puisse se faire sans qu\'on en sache rien à Lon-
dres ; mais les informations qui arriveraient dans
cette capitale seraient d\'une nature vague et,
suivant toute probabilité, arriveraient trop tard.
On ne saurait douter, en effet, que ie premier
soin du gouvernement français, en pareil cas, ne
fût d\'interompre, à Calais, les communications
par le télégraphe électrique, et de faire mettre
un embargo général sur toute espèce de navires
et d\'embarcations. Supposons, cependant, que
le gouvernement anglais soit informé, vers l\'é-
poque oîi les troupes françaises seront déjà em-
barquées : quelles mesures, si rien n\'est changé
dans l\'état actuel des choses sur terre et sur
mer, quelles mesures pourra-t-il prendre, soit
pour arrêter la flotte ennemie dans sa traversée,
soit pour empêcher les Français de débarquer et
de porter un coup fatal au crédit, à la puissance
et à l\'honneur de l\'Angleterre? Nous ne nous
chargeons pas de répondre à cette question. On
va vous dire que Plymouth, Portsmouth et la
Medway mettraient immédiatement en mer tout
ce qui pouri^ait porter un canon et marcherait
soit à la voile, soit à la vapeur; peut-être y
aurait-il dans la Manche quelque engagement
avec l\'une des escadres chargées de couvrir la
marche de l\'armée française; mais quant à ar-
rêter le mouvement et à détruire les bâtiments
de transport, ce serait tout à fait impossible.
Nous pourrions même aller plus loin. L\'applica-
tion de la vapeur à la navigation a réduit la
Manche à peu près à ce qu\'était, il y a cinquante
ans, le Rhin ou tout autre fleuve large et pro-
fond. Une armée résolue à la franchir trouvera
l\'occasion de le faire en plus ou moins grande
force, presqu\'à toute époque d\'une guerre. Avec
les flottes à vapeur il n\'y a plus de blocus pos-
sible : les navires à vapeur se meuvent d\'ailleurs
avec une telle vitesse, que l\'agresseur, décidé à
sacrifier, s\'il le fiiut, un ou deux de ses navires
de guerre, pourra toujours occuper l\'cscadre
d\'observation de 1\' ennemi, de manière à per-
mettre à ses bâtiments de transport de passer à
la faveur de la nuit et d\'atteindre avant le jour
la côte opposée. Nous le répétons, les chances
contre une tentative de ce genre sont, scion
nous, nombreuses; mais ni la tentative elle-
même, ni son succès, ne sont impossibles. Et
qui peut songer sans effroi à l\'état d\'abaissement
dans lequel tomberait l\'Angleterre, si un maré-
chal de France, à la tête de cinquante mille
hommes, entrait dans Londres, ou si un général
français, à la tête de vingt mille hommes, ve-
• ~ 182 -
nait brûler Portsmouth, Sheerness ou Chat-
ham?...
Nous voyons, du reste, avec plaisir qu\'on s\'oc-
cupe d\'améliorer l\'armement si défectueux des
troupes anglaises, et que des\'ingénieurs sont
chargés d\'examiner les points du littoral qui sont
susceptibles d\'être fortifiés. Il serait à désirer
qu\'on prît une mesui-e semblable par rapport à
la capitale, non pas assurément dans le but d\'en-
tourer Londres, comme Paris, d\'une enceinte
continue, mais afin de fixer à l\'avance les points
où l\'on pourrait, en cas de besoin, élever des
retranchements qui aidassent à sa défense.
Bn IJiolt des gens oitservé par les puissance.«
dans la guerre de terre; et du »rolt des gens
ob.«ervé par elles dans la guerre de mer. —
öe.s principe«» du ôroît niarîtîme des puis-
saaces «entres.
iFeuilletondu Moniteur du U octobre 483^.)
Le droit des gens, dans les siècles de barbarie,
était le même sur terre que sur mer. Les indi-
vidus des nations ennemies étaient faits prison-
niers, soit qu\'ils eussent été pris les armes à la
main, soit qu\'ils fussent de simples habitants,
ds ne sortaient d\'esclavage qu\'en payant une
fançon. Les propriétés mobilières, et même fon-
cières, étaient confisquées en tout ou en partie.
La civilisation s\'est fait sentir rapidement et a
entièrement changé le droit des gens dans la
guerre de terre, sans avoir eu le même elïet dans
celle de mer. De sorte que, comme s\'il y avait
deux raisons et deux justices, les choses sont
réglées par deux droits différents. Le droit des
gens, dans la guerre de terre, n\'entraîne plus le
dépouillement des particuliers, ni un change-
ment dans l\'état des personnes. La guerre n\'a
action que sur le gouvernement. Ainsi les pro-
priétés ne changent pas de mains, les magasins
de marchandises restent intacts, les personnes
restent libres ; sont seulement considérés comme
prisonniers de guerre les individus pris les
armes à la main, et faisant partie de corps mili-
taires. Ce changement a beaucoup diminué les
maux de la guerre; il a rendu la conquête d\'une
nation plus facile, la guerre moins sanglante et
moins désastreuse. Une province conquise prête
serment, et, si le vainqueur l\'exige, donne des
otages, rend les armes ; les contributions se per-
çoivent au profit du vainqueur, qui, s\'il le juge
nécessaire, établit une contribution extraordi-
naire, soit pour pourvoir à l\'entretien de son
armée, soit pour s\'indemniser lui-même des dé-
penses que lui a causées la guerre. Mais cette
contribution n\'a aucun rapport avec la valeur
des marchandises en magasin; c\'est seulement
une augmentation proportionnelle plus ou moins
forte de la contribution ordinaire. Rarement
cette contribution équivaut à une année de celles
que perçoit le prince, et elle est imposée sur
Tuniversalité de l\'État, de sorte qu\'elle n\'entraîne
jamais la ruine d\'aucun particulier. Le droit des
gens qui régit la guerre maritime est resté dans
toute sa barbarie; les propriétés des particuliers
sont confisquées, les individus non combattants
sont faits prisonniers. Lorsque deux nations sont
en guerre, tous les bâtiments de l\'une ou de
l\'autre, naviguant sur les mers ou existant dans
les ports, sont susceptibles d\'être confisqués, et
les individus, à bord de ces bâtiments, sont faits
prisonniers de guerre. Ainsi, par une contradic-
tion évidente, un bâtiment anglais (dans l\'hypo-
thèse d\'une guei\'re entre la France et l\'Angle-
terre), qui se trouvera dans le port de Nantes,
par exemple, au moment de la déclaration de
guerre, sera confisqué; les hommes à bord seront
prisonniers de guerre, quoique non combattants
et simples citoyens ; tandis qu\'un magasin de
marchandises anglaises, appartenant à des An-
glais existant dans la même ville, ne sera ni
séquestré ni confisqué, et que les négociants
anglais, voyageant en France, ne seront point
prisonniers de guerre, et recevront leur itiné-
raire et les passe-ports nécessaires pour quitter le
territoire. Un bâtiment anglais, naviguant et
saisi par un vaisseau français, sera confisqué,
quoique sa cargaison appartienne à des particu-
liers; les individus trouvés à bord de ce bâtiment
seront prisonniers de guerre, quoique non com-
battants; et un convoi de cent charrettes de
marchandises, appartenant à des Anglais et tra-
versant la France, au moment de la rupture
entre les deux puissances, ne sera pas saisi. \'
Dans la guerre de terre, les propriétés, même
territoriales, que possèdent des sujets étrangers,
ne sont point soumises à confiscation : elles le
sont tout au plus au séquestre. Les lois qui régis-
sent la guerre de terre sont donc plus conformes
à la civilisation et au bien-être des particuliers ;
et il est à désirer qu\'un temps vienne où les
mêmes idées libérales s\'étendent sur la guerre de
mer, et que les armées navales de deux puis-
sances puissent se battre sans donner lieu à la
confiscation des navires marchands, et sans faire
constituer prisonniers de guerre les simples ma-
telots du commerce ou les passagers non mili-
taires. Le commerce se ferait alors, sur mer,
entre les nations belligérantes, comme il se fait
sur terre, au milieu des batailles que se livrent
les armées.
II.
La mer est ]e domaine de toutes les nations;
elle s\'étend sur les trois quarts du globe, et
établit un lien entre les divers peuples. Un bâti-
ment chargé de marchandises, naviguant sur
les mers, est soumis aux lois civiles et crimi-
nelles de son souverain, comme sïl était dans
l\'intérieur de ses États. Un bâtiment qui navigue
peut être considéré comme une colonie flot-
tante, dans ce sens que toutes les nations sont
également souveraines sur les mers; si les na-
vires de commerce des puissances en guerre
pouvaient naviguer librement, il n\'y aurait, à
plus forte raison, aucune enquête à exercer sur
les neutres.
Mais comme il est passé en principe que les
bâtiments de commerce des puissances belligé-
rantes sont susceptibles d\'être confisqués, il a dû
en résulter le droit pour tous les bâtiments de
guerre belligérants, de s\'assurer du pavillon du
bâtiment neutre qu\'ils rencontrent; car s\'il était
ennemi, ils auraient le droit de le confisquer.
là le droit de visite que toutes les puissances
ont reconnu par les divers traitnîs; de là, pour
\'es bâtiments belligérants, celui d\'cnvoyericurs
^■baloupes à bord des bâtiments neutres de com-
merce pour demander à voir leurs papiers et
s\'assurer ainsi de leur pavillon. Tous les traités
ont voulu que ce droit s\'exerçât avec tous les
égards possibles, que le bâtiment armé se tînt
hors de la portée de canon, et que deux ou trois
hommes seulement pussent débarquer sur le na-
vire visité, afin que rien n\'eût l\'air de la force et
de la violence. H a été reconnu qu\'un bâtiment
appartient à la puissance dont il porte le pa-
villon, lorsqu\'il est muni de passe-ports et d\'ex-
péditions en règle, et lorsque le capitaine et la
moitié de l\'équipage sont des nationaux. Toutes
les puissances se sont engagées par les divers
traités à défendre à leurs sujets neutres de faire,
avec les puissances en guerre, le commerce de
contrebande; et elles ont désigné, sous ce nom,
ie commerce des munitions de guerre, telles que
poudre, boulets, bombes, fusils, selles, brides,
cuirasses, etc. Tout bâtiment ayant de ces ob-
jets à bord, est censé avoir transgressé les or-
dres de son souverain, puisque ce dernier s\'est
engagé à défendre ce commerce à ses sujets; et
ces objets de contrebande sont confisqués.
La visite faite par les bâtiments croiseurs ne
fut donc plus une simple visite pour s\'assurer du
pavillon, et le croiseur exerça, au nom même du
souverain dont le pavillon couvrait le bâtiment
visité, un nouveau droit de visite, pour s\'assurer
si ce bâtiment ne contenait pas des efTets de con-
trebande. Les hommes de la nation ennemie,
mais seulement les hommes de guerre, furent
assimilés aux objets de contrebande. Ainsi cette
inspection ne fut pas une dérogation au principe
que le pavillon couvre la marchandise.
Bientôt il s\'offrit un troisième cas. Des bâti-
ments neutres se présentèrent pour entrer dans
des places assiégées, et qui étaient bloquées par
des escadres ennemies. Ces bâtiments neutres ne
portaient pas des munitions de guerre, mais des
vivres, des bois, des vins et d\'autres marchan-
dises qui pouvaient être utiles à la place assiégée
et prolonger sa défense. Après de longues dis-
cussions entre les puissances, elles sont conve-
nues, par divers traités, que, dans le cas où une
place serait réellement bloquée, de manière qu\'il
y eût danger évident pour un bâtiment de tenter
d\'y entrer, le commandant du blocus pourrait
interdire au bâtiment neutre l\'entrée dans cette
place et le confisquer si, malgré cette défense,
il employait ia force ou la ruse pour s\'y intro-
duire.
Ainsi les lois maritimes sont basées sur ces
principes : 1° le pavillon couvre la marchan-
dise ; 2" un bâtiment neutre peut être visité par
un bâtiment belligérant pour s\'assurer <ic sou
pavillon et de sost chargement dans ce sens qn\'il
n\'a pas de contrebande; la contrebande est
restreinte aux munitions de guerre; 4" des bâti-
ments neutres peuvent être empêchés d\'entrer
dans une place si elle est assiégée, pourvu que
le blocus soit réel et qu\'il y ait danger évident
en y entrant. Ces principes forment le droit ma-
ritime des neutres, parce que les différents gou-
vernements se sont librement, et par des traités,
engagés à les observer et à les faire observer par
leurs sujets. Les diverses puissances maritimes,
la Hollande, le Portugal, l\'Espagne, la France,
l\'Angleterre, le Danemark et la Russie, ont,
à plusieurs époques et successivement, con-
tracté l\'une avec Fautre ces engagements qui ont
été proclamés aux traités généraux de pacifica-
tion, tels que ceux de Westphalie, en 1646, etc.
§ ni.
L\'Angleterre, dans la guerre d\'Amérique, en
1778, prétendit: 4" que les marchandises pro-
pres à construire les vaisseaux, telles que bois,
chanvre, goudron, etc., étaient de contrebande;
qu\'un bâtiment neutre avait bien le droit d\'aller
d\'un port ami dans un port ennemi, mais qu\'ii
ne pouvait pas trafiquer d\'un port ennemi à un
port ami ; 2° que les bâtimcnls neutres ne pou-
vaient pas naviguer de hs colonie à la métropole
ennemie; 3° cfue les puissances neutres n\'avaient
pas le droit de faire convoyer, par des bâtiments
de guerre, leurs bâtiments de commerce, ou
que, dans ce cas, ils n\'étaient pas affranchis de
la visite.
Aucune puissance indépendante ne voulut
reconnaître ces injustes prétentions. En effet,
la mer étant le domaine de toutes les nations,
aucune n\'a le droit de régler la législation de ce
qui s\'y passe. Si les visites sont permises sur un
bâtiment qui arbore un pavillon neutre, c\'est
parce que le souverain l\'a permis lui-méîne par
ses traités. Si les marchandises de guerre sont
contrebandes, c\'est parce que les traités l\'ont
réglé ainsi. Si les puissances belligérantes peu-
vent les saisir, c\'est parce que le souverain, dont
le pavillon est arboré sur un bâtiment neutre, s\'est
lui-même engagé à ne point autoriser ce genre
de commei\'ce; mais vous ne pouvez pas étendre
îa liste des objets de contrebande à votre volonté,
disait-on aux Anglais, et aucune puissance neu-
tre ne s\'est engagée à défendre le commerce des
munitions navales, telles que bois, chanvre,
goudron, etc.
Quiuit à la deuxième prétention, elle est con-
traire, ajoutait-on, à l\'usage reçu. Vous ne de-
vez vous ingérer dans les opérations de com-
snerce des neutres, qiie pour vous assurer d«
pavilion, et qu\'il n\'y a pas de contrebande. Vous
n\'avez pas le droit de savoir ce que fait un bâti-
ment neutre, parce qu\'en pleine mer ce bâti-
ment est cbez lui, et, en droit, bors de votre
puissance. 11 n\'est pas couvert.que par les batte-
ries de son pays, mais il l\'est par la puissance
morale de son souverain.
La troisième prétention n\'est pas plus fondée.
L\'état de guerre ne peut avoir aucune influence
sur les neutres-, ils doivent donc faire, en guerre,
ce qu\'ils peuvent faire pendant la paix. Si, dans
l\'état de paix, vous n\'avez pas îc droit d\'empê-
cher, et vous ne trouveriez pas mauvais qu\'ils
lissent le commerce des colonies avec la métro-
pole, il doit en être de même dans l\'état de guerre.
Si les bâtiments étrangers sont empêchés de
faire ce commerce, ils ne le sont pas d\'après
le droit des gens, mais par une loi municipale;
et, toutes les fois qu\'une puissance a voulu per-
mettre h des étrangers le commerce de ses colo-
nies, personne n\'a eu le droit de s\'y opposer.
Quant à la quatrième prétention, on répon-
dait que, comme le droit de visite n\'existait que
pour s\'assurer du pavillon et de la contrebande,
un bâtiment ai\'mé, commissionné par le souve-
rain, constatait bien mieux le pavillon et la car-
gaison des bâtiments marchands de son convoi,
ainsi que les règlements relatifs à la contrebande.
arrêtés par soiï maître, que ne le faisait la vi-
site des papiers d\'un navire marchand ; qu\'il
résulterait de la prétention dont il s\'agit, qu\'un
convoi, escorté par une flotte de huit ou dix
vaisseaux de 74, d\'une puissance neutre, serait
soumis à la visite d\'un brick ou d\'un corsaire
d\'une puissance belligérante.
Lors de la guerre d\'Amérique (1778), M. de
Castries, ministre de la marine de France, fît
adopter un règlement relatif au commerce des
neutres. Ce règlement fut dressé d\'après l\'es-
prit des traités d\'Utrecht et des droits des neu-
tres. On y proclama les quatre principes ci-
dessus énoncés, et on y déclara qu\'il aurait son
exécution pendant six mois, après lesquels il
cesserait d\'avoir lieu envers les nations neutres
qui n\'auraient pas fait reconnaître leurs droits
par l\'Angleterre.
Cette conduite était juste et politique ; elle
satisfit toutes les puissances neutres, et jeta
un nouveau jour sur cette question. Les Hollan-
dais, qui faisaient alors le plus grand commerce,
chicanés par les croiseurs anglais et les décisions
de l\'amirauté de Londres, firent escorter leurs
convois par des bâtiments de guerre. L\'Angle-
terre avança cet étrange pi\'incipe, que les neu-
tres ne pouvaient escorter leurs convois mar-
chands, ou que du moins cela ne les pouvait
dispenser d\'être visités. Un convoi escorté par
plusieurs bâtiments de guerre hollandais fut at-
taqué, pris et conduit dans un port anglais. Cet
événement remplit la Hollande d\'indignation,
et, peu de temps après, elle se joignit à la
France et à l\'Espagne, et déclara la guerre à l\'An-
gleterre.
Catherine, impératrice de Russie, prit fait et
cause dans ces grandes questions. La dignité de
son pavillon, l\'intérêt de son empire, dont le
commerce consistait principalement en mar-
chandises propres à des constructions navales,
lui firent prendre la résolution de se constituer,
avec la Suède et le Danemark, en neutralité
armée. Ces puissances déclarèrent qu\'elles fe-
raient la guerre à la puissance belligérante qui
violerait ces principes: i" Que le pavillon couvre
la marchandise (la contrebande exceptée) ;
2» que la visite d\'un bâtiment neutre par un bâ-
timent de guerre doit se faire avec tous les égards
possibles ; 5° que les munitions de guerre, ca-
nons, poudres, boulets, etc., seulement, sont
objets de contrebande; 4° que chaque puissance
a le droit de convoyer les bâtiments marchandsj
et que, dans ce cas, ia déclaration du comman-
dant du bâtiment de guerre est suffisante pour
justifier le pavillon et ia cargaison des bâtiments
convoyés; S" enfin, qu\'un port nest bloqué par
une escadre que lorsqu\'il y a danger évident d\'y
entrer, mais qu\'un bâtiment neutre ne pourrait
être empêché d\'entrer dans un port précédem-
ment bloqué par une force qui ne serait plus
présente devant le port au moment où le bâti-
ment se présenterait, quelle que fût la cause de
l\'éloignement de la force quibloquait, soit qu\'elle
provînt des vents ou du besoin de se réapprovi-
sionner.
Cette neutralité du Nord fut signifiée aux puis-
sances belligérantes le 13 août 1780. La France
et l\'Espagne, dont elle consacrait les principes,
s\'empressèrent d\'y adhérer. L\'Angleterre en té-
moigna son extrême déplaisir; mais n\'osant pas
braver la nouvelle confédération, elle se con-
tenta de se relâcher dans l\'exécution de toutes
ses prétentions et ne donna lieu à aucune plainte
de la part des puissances neutres confédérées.
Ainsi, par cette non-mise à exécution de ses
principes, elle y renonça réellement. Quinze
mois après, la paix de 1785 mit fin à la guerre
niaritime.
SMOTES DIVERSES.
L ■
Les peuples les plus puissants de l\'antiquité
sont ceux dont la navigation a été le plus déve-
loppée. Exemples: Les Génois, les Vénitiens,
les Phocéens, les Massiliens, les Hollandais, les
Portugais, la ligue hanséatique, les Assyriens,
Égyptiens, Rhodiens, Carthaginois, Athéniens,
les habitants de la Thrace, du Bosphore, du
Pont, de l\'Égypte, de l\'Asie Mineure, des côtes
de l\'Adriatique, de la Sicile.
IL
« L\'échange des produits de l\'industrie est
.( devenu aussi indispensable que celui des fruits
<i de l\'agriculture. " (Pardessus, t. l®\', p. 4.
Lois maritimes.)
L\'agriculture a donné naissance à l\'industrie,
et celle-ci, manquant de débouchés, a ruiné l\'a-
griculture.
L\'agriculture ne redeviendra prospère, à son
tour, qu\'avec la liberté générale du commerce.
ÎIL
<! Pendant le douzième et le treizième siècle,
-ocr page 197-le commerce de l\'Orient est presque entière-
ment entre les mains des -villes maritimes du
midi de l\'Europe. Le nord, les îles Britanniques,
les côtes occidentales de la France et de l\'Es-
pagne n\'y participent que d\'une manière mé-
diate et indirecte. » (Pardessus, t. i", p. 4. In-
troduction.)
« Pendant le quatorzième et le quinzième siè-
cle, le mouvement est général dans l\'Europe:
la ligue hanséatique...atteint son plus haut degré
de prospérité... Les États du Nord commencent à
comprendre leurs intérêts; l\'Angleterre jette
les fondements de sa puissance maritime; la
France... prend place parmi les nations com-
merçantes et industrieuses... " (Page 2.)
<1 La Méditerranée présente le plus d\'impor-
tance sous les rapports commerciaux, puisqu\'elle
était le seul moyen de communication avec l\'A-
sie et le nord de l\'Afrique. Dans un temps où
l\'on ne connaissait ni l\'Amérique, ni le moyen
d\'arriver dans lïnde par le cap de Bonne-Espé-
rance, l\'Océan ne pouvait servir qu\'à l\'extension
du commerce de l\'Europe, n (Page 3.)
IV.
i; .... Cartilage portrait la jalousie corainer-
eiale jusqu\'au point d\'interdire aux peuples qui
lui contestaient la suprématie de la mer, la fa-
culté d\'aborder dans les lieux de sa domination ;
on pretend même qu\'elle faisait eouler bas tous
les navires que les siens rencontraient se diri-
geant vers la Sardaigne et vers le détroit qui
porte le nom de Gibraltar. » (Stuab., lib. xvii,
cap. 1,§9.)
V.
Les Vénitiens, dès le neuvième siècle, se dis-
tinguaient sur les mers.
Dans le onzième, le commerce de toutes les
méditerranées (mers Égée, Propontide, Pont-
Euxin, Palus-Méotides), leur appartenait.
Jusqu\'au onzième siècle, les Sarrasins avaient
exercé les plus affreux ravages dans l\'autre partie
de la Méditerranée et principalement sur les
côtes d\'Italie et de France. Les Génois avaient
conquis sur eux la Corse, — les Génois et les
Pisans, la Sardaigne ; — les Normands, la Sicile
et la Basse-Italie.
Les villes les plus importantes du commerce
étaient Venise, Amalfi, Pise, Gênes et Marseille.
L\'Angleterre doit sa puissance maritime aux
chartes de commerce de 1381 et 1590, qui ne
permirent d\'exporter les mai\'chandiscs anglaises
que sur des navires nationaux, en fixant un fret
équitable. (V. loc. cit., t. 5. — Introduction,
page cxxv.)
F(N.