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LE

SPECTRE ROUGE

DE 1S59.

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imprimerie de g. stapleaux.

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LE

SPECTRE ROUGE

DE

M. A. ROMIEU.

BRUXELLES.

AUGUSTE PAGNY, ÉDITEUR.
185i

J,

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\' lx",

/

•■\'.^■•jli . ■ ff , ; r\'.\'

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PRÉFACE.

L\'auleur croit devoir declarer, avant qu\'on
regarde une ligne de ce livre, qu\'il n\'a été écrit
dans l\'intérêt d\'aucune cause. On en sera sûr
lorsqu\'on l\'aura lu.

Quelques journaux ont fait à l\'auteur un
renom, si peu fondé, de favori dans les hautes
régions du pouvoir actuel, qu\'il lui faat prendre
ses réserves, et se présenter, comme il est, en
simple observateur de nos temps troublés.

La politique est, pour lui, chose morte. II ne
sait pas même les noms des ministres, à part

t

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deux ou trois que les conversations de chaque
jour lui ont fait retenir.

Il ne croit ni à l\'importance ni à l\'efficacité
des procédés qu\'on recherche, et sur le choix
desquels on se dispute pour fonder quelque
chose de stable en ce pays, et pour y faire re-
naître la confiance et la sécurité.

Les PARTIS n\'ont, à ses yeux, aucune signifi-
cation réelle. Il les regarde tous comme illu-
sions de coteries, bonnes tout au plus à faire
passer la soirée à ceux qui s\'en mêlent.J

Telle est son opinion. — Et maintenant,
lisez.

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LE

SPECTRE ROUGE

I>E 1852.

J\'ai ptiblié, il y a quelques mois, un livre dont
le retentissement a été considérable ; son titre,
l\'Ère des Césars, a suffi pour beaucoup de lec-
teurs, qui, jugeant l\'ouvrage sur le mot, en ont
donné leur avis sans plus d\'étude, On a traité de

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pamphlet commandé un travail tout philosophi-
que, où riiistoire seule est invoquée à l\'appui
de prévisions prochaines; où nul parti n\'a eu sa
part d\'éloges, ce qui explique le blâme infligé
au livre par tous les partis.

J\'annonçais les signes menaçants qui me mon-
traient la guerre civile ; on a répondu que c\'était
là, de ma part, une nouvelle façon de rire, et
que cette sinistre prophétie était une variante de
ma bonne humeur.

Plusieurs encore le diront, à propos de ce
nouveau livre. En le disant, pas un ne le croira.
Car les signes s\'accumulent : tout le monde déjà
les aperçoit ; une sorte de
terreur muette a glissé
jusqu\'aux os des plus petits et des
plus grands;
le
Spectre rouge de 1852, qu\'on n\'a pas voulu
voir et que j\'évoque encore, apparaît aux regards
de la société stupéfaite. Chaque jour et chaque
heure voient s\'amplifier ses proportions mena-
çantes; il semble qu\'un grand phénomène de la
nature doive s\'accomplir et que toute créature
en ait l\'instinct. Voyez le crédit qui s\'arrête, les
affaires qui se meurent, les départs qui s\'orgaui-

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sent, les agitations qui se inanlfeslent dans les
derniers recoins du pays! On sent enfin le péril
à mesure que l\'heure approche, et je veux dire
du péril tout ce que j\'en crois. Il est immense,
et l\'on aurait pu l\'éviter. Il suffisait, pour cela,
qu\'un homme eût compris la hauteur du rôle
que lui avaient fait sa bravoure et les circon-
stances. M. le général Cavaignac, après la san-
glanle victoire de juin, était, s\'il l\'eût voulu, le
sauveur de la civilisation attaquée. Paris et la
France étaient à ses genoux, bénissant sa rare
énergie; il était maître de ce tigre qu\'on nomme
la Révolution, et il l\'a de nouveau lâché sur le
monde.Hélas! je sais trop bien qu\'il est, comme
nous tous, le fils de son siècle, et qu\'il lui eût
fallu une trempe surhumaine de caractère pour
rompre violemment avec l\'éducation, les affec-
tions el les habitudes. Mais quelle grande page
il a laissée en blanc pour l\'histoire!

Les temps ont marché. Ce n\'est plus seule-
ment la guerre civile qui nous attend ; c\'est la
Jacquerie. Le travail de dépravation s\'est fait
avec constance, au milieu de cette paix clémente

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— lo-
que la répression de juin avait tièdement impo-
sée aux démolisseurs. Ils ont compris que leur
véritable place de guerre était la Constitution;
ils s\'y sont retranchés, et ont commencé la sape
dont il est impossible d\'éviter l\'effet. Elle a pé-
nétré sous tous les villages, et tandis que Paris,
Lille, Strasbourg et Lyon, regorgeant de troupes,
peuvent compter, au jour du combat, sur un
facile succès, le reste de la France est sur une
traînée de poudre, prête à éclater au premier
signal. La haine contre le riche, là où il y a des
riches; la haine contre le petit bourgeois, là où
il n\'y a que des pauvres; la haine contre le fer-
mier, là où il n\'y a que des manœuvres: la haine
du bas contre le haut, à tous les degrés, telle est
la
France qu\'on nous a faite, ou, pour mieux
parler, que nous avons faite.
Et pourtant, en
face de cette catastrophe si prochaine, quelle est
voie sérieuse où s\'engage la prudence des gou-
vernements? On en reste toujours à
l\'ennuyeuse
comédie qui se nomme la politique, et qui se
joue, en traînant ses guenilles, sur un théâtre
ruiné. Je suis de ceux, et des plus turbulents,

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qui sifflent à ce spectacle. Pièce et acteurs me
font l\'etTet de revenants, sortis de leur sépulcre
pour essayer encore, malgré le linceul, de s\'as-
seoir près de ceux qui vivent.

Je fuis cette odeur de tombeau, cherchant à en
effacer jusqu\'aux dernières traces. Elles ne nous
ont que trop poursuivis dans notre jeunesse,
follement livrée à la sorcellerie des paroles qui
nous a fait prendre des ombres pour des réa-
lités. Je ne me trompe pas, si j\'en crois les
sentiments et surtout les instincts que Dieu m\'a
donnés à ma naissance, seuls débris de fortune
que je retrouve en moi, après tant de trésors
(pensais-je) accumulés par l\'éducation, l\'étude,
la méditation et l\'expérience.

Il y a peu de choses affirmées que je ne nie;
peu de choses niées que je n\'affirme. Je crois à
des besoins sociaux, non à des droits naturels.
Le mot DROIT n\'a aucun sens pour mon esprit,
parce que je n\'en vois, nulle part, la traduction
dans la nature. Il est d\'invention humaine, et,
à ce titre, il m\'est suspect. Il varie en fous
lieux et en tout temps; il est sujet à controverse,

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mssm

et se discute, dans ses détails, jusqu\'au sein du
foyer domestique. On rencontre toujours deux
avocats pour chaque cause, et le jugement varie
à tel point que nos codes sont devenus des
répertoires de contradictions. Aux temps de foi,
la règle est sùrc : elle est parce qu\'elle est. Mais
les temps de foi sont passés, et jusqu\'à ce que
Dieu les suscite encore, nous nous débattrons
dans le faux, dans l\'incohérent, dans l\'absurde.
Jeveux,à ce sujet,dire à mes contemporains les
plus choquantes vérités qu\'ils aient entendues;
non que j\'aie l\'inteniion, pas plus aujourd\'hui
qu\'hier, de m\'égayer au paradoxe. Gemot, qu\'on
m\'a jeté à la ftice, n\'a plus de signification. Nos
temps ont dépassé, en imprévu, tout ce que la
fantaisie de nos pères eût pu rêver de se per-
mettre ; et, sans remonter trop haut, de quel
rire insultant n\'eût-on pas accueilli, dans les sa-
lons de 1847, celui qui aurait annoncé, pour
1852,1a candidature de M. le prince
deJoinville
à la présidence de la République française? Je
ne parle pas de celui qui aurait ajouté que le
but de cette candidature serait de succéder aU

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prisonnier de Ham! Ces jours rapides, écoulés
entre l\'impossible et le réel, semblent cependant
si éloignés que nul ne les mesure et que les
monstruosités de la veille deviennent toutes
naturelles au lendemain.

On est fait à cela. Rien ne peut plus étonner
dans ce grand spectacle. Mais, sans s\'étonner, on
s\'effraye; el l\'on a raison. Tout est si sombre el
si funèbre autour de nous, sans que la lumière
du refuge se montre, qu\'il y a bien motif à ter-
reur. Ce n\'est pas moi qui veux la dissiper; loin
de là. H y en a qui cherchent des
solutions : je
n\'en vois aucune, du moins clans les procédés
que l\'on poursuit. Des noms, des lois, des mots;
voilà les remèdes que l\'on se dispute. Vous
verrez bientôt ce que cela pèse devant l\'ouragan.

Parmi foules les nouvelles alarmantes qui ar-
rivent des départemenls, entendez-vous jamais
parler de mouvements légitimistes ou orléanistes?
Votre journal vous apprend-il jamais que dans
telle petite ville on ait arboré le drapeau blanc,
ou promené le buste de M. le comte de Paris?
Non; mais les tumultes, les vociférations socia-

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listes, les refrains sanguinaires, éclatent sur
tous les points, à la moindre féte locale, au
moindre motif de réunion publique. Aveugles
ceux qui, dans leurs illusions, ne voient pas
que là est l\'unique symptôme des événements
prochains, et que les intérêts politiques n\'ont
plus de place dans la lutte colossale dont nous
attendons le début!

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Il

Super flumina Babylonis... Ils sont là, les
prolétaires, qui chantent ce cantique de haine,
aux bords du fleuve parisien, aux bords de tous
les ruisseaux de France; ils aspirent au jour
où ils tiendront « vos petits enfants et les écra-
seront sur la pierre (1). »

L\'heure fatale sonnera. H faudra que le phi-
losophisme assiste au spectacle sanglant dont il
a dressé le théâtre, qu\'il n\'est plus temps, pour
lui, de démolir.

En vain s\'efforce-t-on, par les ressorts usés

(1) « Filia Babyioiiis misera!... Beatus qui leiiebit, et
allidet parvulos tuos ad petrara. » (Psaume 136.)

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de la machine parlementaire, à remettre en
équilibre ce qu\'on a si violemment secoué, le
nionde n\'obéit pas, lorsqu\'on le remue en grand,
aux faibles ficelles qui suffisaient à faire danser
des marionnettes de salon. Ce jeu
constitution-
nel,
auquel on s\'amusait entre soi, tant que
dormaient les sombres masses si imprudem-
ment réveillées par l\'impatience de quelques
joueurs, n\'est plus au goût du nouveau public
qui regarde. Il lui faut le cirque de l\'antiquité,
avec ses lions et ses tigres; et il entend y
prendre part lui-même à titre de gladia-
teur. Ah! l\'on voulait du nouveau!... on en
aura.

Voici ce que j\'écrivais récemment :

« Je me représente qu\'en 1852, si nul évé-
« nement ne précipite les catastrophes, on verra
« se lever la masse prolétaire, dédaigneuse des
« lois faites et les regardant comme de chétifs
« morceaux de papier; marchant à l\'urne du
« scrutin malgré préfets et gendarmes; dépo-
« sant son vote interdit, el le tenant pour valide

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« en dépit de l\'interdiction; et disant le Icnde-
« main à la France : —Voilà la voix du peuple;
c obéis !

« A ce coup de théâtre aboutira le calme qui
«vous endort. Rien ne peut l\'empêcher; les
« machines en sont prêtes, et les comparses,
« dans leur innombrable cohue, attendent le
« signal. Alors sera compris le véritable sens
« de la révolution de février, hâtée à son début,
« j\'en conviens, par une misérable surprise,
« mais qui avait son germe déjà formé, que les
« temps ont développé sans mesure. Alors sera
« comprise aussi l\'inévitable nécessité d\'une
« lutte à mort, pour en finir avec ce procès des
« privations contre les jouissances, puisque
« Dieu , dans son mépris de nos querelles, n\'a
« voulu leur laisser que ces grossiers dra-
« peaux (1). »

Ces lignes n\'ont que six mois de date, et je
les écrivais trop tôt : elles semblaient d\'un
rêveur. Je les reproduis à dessein, parce qu\'elles

(1) L\'Ère des Césars.

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seront, aujourd\'hui, comprises. Mais elles ne
disent encore que la moitié de ce qui sera, et
je veux compléter leur sens.

J\'annonce la JacqùeHé, et il faut bien savoir
ce que signifie ce mot oublié. En présence du
soulèvement prochain do\'s masses, ce n\'est pas
trop d\'efforts qtie de relire quelques lignes d\'un
vieil historien du passé. Je cite Mézerai.

13o8. .— « Près de Beauvais, 20 ou 30 pay-
« sans, ayant du vin dans la tète, se mirent un
« jour de dimanche à discourir dés affaires de
« l\'État et des misères du temps. Quelques-uns
« d\'entre elix, parlant contre lés nobles, se plai-
« gnirent qu\'ils eussent abandonné leurs prin-
« Ces, qu\'ils ne s\'opposaient pas
aux Anglais
« et qu\'ils ne s\'occupaient pas de la délivrance
« du roi ; que cette espèce d\'hommes n\'étaient
« que des monstres qui mangeaient les autres et
« ne se servaient de leurs épées que pour couper
« les bras de leurs vassaux. Tous s\'échauffèrent
« si bien par ce raisonnement brutal, qu\'ils
a conclurent sur-le-champ qu\'il fallait exter-
s miner les gentilshommes. Une même fureur

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« les iransporlant, ils s\'armèrent sur-le-champ,
« les uns d\'un levier, les autres d\'une fourche,
« plusieurs d\'uiie faux. Ils enfoncèrent le pre-
* mier château voisin ét en tuèrent le gentil-
« homme, sa femme et sés enfants. Ceux du
«t prochain village s\'amassèrent avec eux et al-
« lèrent à un autre château, où ils forcèrent la
« dame, massacrèrent les enfants et brûlèrent
« le seigneur avec sa maison. Ces séditieux se
« faisaient nommer les
Jacques et leur faction
« la
Jacquerie, du nom d\'un Jacques Bonhomme,
« leur premier capitaine. Enfin, cette troupe
« se multiplia tellement qu\'en peu de temps,
« en Picardie, en Artois et en Brie, la noblesse
« abandonna les châteaux. En moins de quinze
« jours, ils en détruisirent plus de cent. Mais
« j\'aurais horreur de vous dire qu\'ils embrochè-
« rent un gentilhomme tout vif et le firent rôtir
« en présence de sa femme, et que dix à douze
« d\'eux, après l\'avoir violée, la contraignirent
« d\'en manger, et enfin la déchirèrent en pièces
« et en firent curée aux Chiens. Il y avait en
« cette rébellion quelque chose de surnaturel ;

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s

— 20 —

« la plupart des paysans disaient eux-mêmes
« qu\'ils ne savaient pas pourquoi ils eommet-
« talent ces ravages, mais qu\'ils voulaient abo-
« lir les gentilshommes. Les seigneurs, qui se
« voyaient ainsi chassés par ces hommes de
t néant, mandèrent leurs amis de Flandre et
« des pays étrangers, et après avoir mis des
« troupes sur pied, ilscoururent sur les
Jacques
« et tous les jours en défaisaient quelques ban-
« des et en pendaient par douzaine aux arbres
(C sur les chemins. Le nombre n\'en diminuait
« pas pour cela, ils étaient plus de
cent mille en
« divers endroits, et les
bourgeois des villes les
a favorisaient. Dix ou douze mille de ces en-
« ragés rôdant vers Paris, les portefaix, les
« mariniers sejoignirent à eux, et tous ensemble
« marchèrent vers Meaux, où le duc d\'Orléans,
« frère du roi, s\'était retiré avec la duchesse sa
« femme, celle du Dauphin, et trois ou quatre
« cents autres damoiselles. Par bonheur, le
« captai de Buch et le comte de Foix, étant
« venus en ces quartiers avec soixante lances
« seulement, offrirent leurs services à ces da-

-ocr page 21-

« mes... Le caplal et le comte,ne voulant même
« s\'enfermer pour de telles gens, firent aussitôt
<c ouvrir les portes ; mais l\'éclat de leurs armes
« n\'eut pas sitôt donné dans les yeux de ces
« canailles, qu\'ils se mirent à reculer tout à
<e coup et à tomber de frayeur les uns sur les
<f autres. Alors on les abattait par monceaux,
« on les égorgeait comme des bêtes, si bien
qu\'il en périt ce jour-là plus de sept mille,
« sans compter les habitants de la première
« ville, que l\'on briîla avec leurs maisons,
« parce qu\'ils étaient de la partie des Jacques.
« En Picardie, le régent les poursuivit aussi
« avec tant de vigueur qu\'en
un seul jour il en
« tua pins de vingt mille, et le sire de Coucy
« en fit une telle boucherie par tontes les
« terres où ils avaient exercé des cruautés exé-
« érables, qu\'en peu de temps la France fut
« purgée de ces séditieux. »

Vous avez lu. Eh bien ! ce ne sont plus trente
paysans qui aujourd\'hui s\'assemblent, par ha-
sard, |)owr
causer des affaires de l\'État : ce sont

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des raillions de paysans et d\'ouvriers, auxquels
le journal et le col|)orteur jettent, chaque ma-
tin , le poison de l\'envie, de la rage, de l\'exé-
cration, non plus contre le gentilhomme, qui est
mort, mais contre le bourgeois qui lui a suc-
cédé. Les mêmes horreurs s\'apprêtent, mais
avec ensemble et préméditation. H y a partout
des mots d\'ordre; pas un arbre, pas un buisson
qui ne cache un ennemi préparé au grand com-
bat social. Le premier coup du tocsin sera ré-
pété par des échos immenses, et le hasard le
frappera. Et, alors, il y aura du bonheur pour
le château dont se retrouveront les pierres, à
moins que notre stupide société, qui s\'agite pas-
sivement dans son lit de mort, ne réfléchisse
aux moyens qu\'employèrent les gentilshommes
contre les Jacques, et ne comprenne qu\'elle
n\'est pas de force à lutter par ses propres
armes, qui sont la phrase et la loi. Les gentils-
hommes ne nommèrent pas de
commission,
qui eilt à présenter un rapport; ils ne se divi-
sèrent pas en
bureaux, avec présidents et se-
crétaires;
ils se servirent de leurs longues et

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solides lances, et, bardés de fer comme leurs
chevaux, ils eurent promptement raison de ces
paysans nus, quel que fût le nombre. L\'armée
actuelle, avec la discipline et l\'artillerie, a cette
même supériorité sur les masses, et tant qu\'elle
en usera, son triomphe n\'est pas douteux. Mais
vouloir, à l\'irruption universelle qui s\'apprête,
opposer des arguments et des procédés législa-
tifs, c\'est méconnaître l\'impuissance d\'assem-
blées élues en présence des grands tumultes
humains. A peine les assemblées patriciennes y
résistent-elles, malgré leurs forts éléments d\'in-
dépendance individuelle, malgré l\'habitude de
respect qui les protège et les enhardit. Voyez le
trouble et la confusion qui bouleversèrent le
sénat de Rome lorsque arrivèrent les lettres imr
pératives de Jules César, campé à Raven ne avec
ses vieilles légions! Il n\'y eut pas même de dis-
cussion possible (1).

Tout ce qu\'on recherchera en ce sens sera

(1) « .... Quorum vocibus et concursu terrentur infir-
ntiores, dubii confîrmantur, plerisque vero libéré dîscer-
nendi pofeslas eripitur. « (Comment, de César,
De belto
«»Dîii, lib. I.)

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vain. On a beau crier aux représentants : Unis-
sez-vous! L\'union de quelques parleurs ne si-
gnifie rien à deux pas du palais législatif. Leur
désunion n\'a pas plus d\'importance, et c\'est
pitié que d\'en prendre souci. Ce n\'est pas dans
ce lieu désert, dont Paris même ne s\'occupe
plus, ce n\'est pas dans celte salle de carton que
se décideront les destins du monde. Le monde
est ailleurs; il est partout. Et si quelque endroit
existe où il ne soit pas, c\'est là. On y respire je
ne sais quel poison local qui fait oublier les
choses extérieures; on y vit d\'une existence sin-
gulière, qui est la vie des couloirs, de l\'hémi-
cycle et des bancs. On s\'y émeut, on s\'y anime,
on s\'y passionne dans un ordre d\'idées qui
n\'existe plus en dehors de ces murs. 11 y a là
des hommes sérieux, qui se donnent des accès
de colère pour des
incidents comme on en voit
dans les salles de billard; il y a un président qui
s\'évertue autant que maître d\'étude l\'ait pu
faire en présence de collégiens mutinés ; il y a
là, enfin, tout ce qui suffit pour qu\'on n\'y prenne
pas garde, après toutes les expériences tentées

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à l\'aide de ce moyen de gouvernement. Bel
espoir de sécurité dans ce chaos qui nous me-
nace ! Ce n\'est pas devant ce risible obstacle que
le
Spectre rouge s\'arrêtera.

Quelques-uns, qui partagent mon dédain
pour ces procédés vieillis, pensent qu\'on pour-
rait conjurer le péril en se jetant au beau milieu
des exigences populaires. Ce serait le mieux,
selon ces théoriciens, de s\'occuper, au plus tôt,
du bien-être des masses, de faire la part grande
et prompte à leurs appétits, et de régler si bien
les affaires sociales, que tout le monde, ici-bas,
fût content. Je serais entièrement de leur avis,
s\'ils m\'indiquaient la manière de s\'y prendre.
Mais les plus sages calculent comme si nous
avions vingt ans de calme devant nous, et leur
recette me paraît lente. 1852 est toujours là,
qui s\'approche^ et n\'frttend pas les réformes qui
doivent naître de leurs philanthropiques projets.

Non, toutes recherches, tous calculs, toutes
méditations sont sans but sous la pression crois-
sante des temps qui accourent. Il n\'y a, dans
l\'organisation de 1789, nul levier pour soutenir

-ocr page 26-

la société qui s\'abat. Cette société de procu-
rertts et de boutiquiers est à l\'agonie, et si elle
peut se relever heureuse, c\'est qu\'un soldat se
sera chargé de son salut. Le canon seul peut
réglêt les
questions de notre siècle, et il les
régletaj dût-il arriver de Russie.

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Aux terribles excès que je prévois, on oppo-
sera le changement des mœurs, et l\'on affirmera
que le peuple est amélioré depuis l\'époque de la
Jacquerie. Toujours est-il que trois cents ans
plus tard, un commentateur de Tacite s\'expri-
mait ainsi : v. Je conclus que la multitude popu-
« laire est un monstre terrible, furieux, incon-
« stant, léger, précipitatif, paresseux, peureux,
« désireux de nouveautés, ingrat, perfide, cruel,
« vindicatif, et, en somme, un mélange de toutes
« sortes de vices, sans compagnie d\'aucune
« qualité (1). »

Cela était dit, il est vrai, sous Louis XIV, et

(1) Lalireul Mcillel {Ditscvurs politiques et lillcraircs sur
Corneille Tacite),

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l\'on pourra soutenir que le peuple, à celte épo-
que, n\'avait pas été encore éclairé de ces vives
lumières dont la révolution lui a légué le bien-
fait. Je me souviens cependant qu\'en 1832, à la
première apparition du choléra, ce peuple ^
mieux
éclairé, massacrait les passants dans les
rues, lorsqu\'un enfant railleur les désignait
comme empoisonneurs de fontaines.

Je louche ici à la plus fausse des idées qui
aient eu cours dans ce siècle.

Valère Maxime dit, quelque part (et je fais
une traduction libre), qu\'il va parler d\'un temps
où, en matière d\'ordre social, il s\'agissait beau-
coup plus d\'agir que d\'écouter (1). Notre temps
ressemble à celui-là. Nous n\'avons que trop
écouté, que trop appris, que trop retenu. On
sait ce qui nous en reste. Désordre inouï d\'idées,
lutte confuse d\'opinions, mort absolue du cœur;
rire dédaigneux pour les croyances, rire joyeux
et moqueur pour le vieux
mot vertu.

Telle a été notre éducation, qui date do plu-

(1) n Et sanc iil tempuscrat, c|uo magis defendei\'e(juara
audirc leges, oportebal. » (Lib. V,
De gratiludine.)

-ocr page 29-

sieurs siècles. Et cependant, malgré tout ce que
les révolutions nous ont apporté de mécomptes,
malgré les abîmes de désappointement oîi nos
doctrines nous ontprécipités, malgré les terreurs
dernières et les promenades armées de ces ban-
des immondes qui, suant le sang et le vin,
venaient proclamer, dans Paris, le dernier mot
du philosophisme; malgré les effroyables se-
cousses du sol européen tout entier; malgré les
anathèmes lancés à la famille, et recueillis, par
les masses, à la façon d\'un dogme religieux,
malgré tous ces symptômes d\'une réelle mala-
die de l\'espèce humaine, on s\'obstine encore à
décorer d\'un nom glorieux le germe de cette
lèpre, et à l\'appeler
progrès.

Je m\'insurge contre ce mot menteur; il est de
ceux qui abusentles peuples, et dont les peuples
ne se défient pas. Il y a des mots de mode, qui
ont eu leur empire momentané, menant la gé-
nération comme un troupeau d\'oies:
aristocrate,
\'filtra, jésuite, juste-milieu, pritchardiste ;
il y
en a d\'autres qui ont obtenu des succès de par-
lement ou de salon :
ventru, guizotin, cama-

-ocr page 30-

rilla, et tant d\'autres. Mais tous ces mots nais-
saient des circonstances; ils mouraient avec
elles et se renouvelaient à chaque besoin d\'in-
jure ou dé gaieté. Le mot
progrès est plus sé-
rieux, parce qu\'il a l\'air de n\'être pas un niot
de parti. Il affecte une physionomie universelle,
grave et
humanitaire, et se fait respecter comme
le cachet providentiel qui doit marquer lés
temps nouveaux.

Je vais dire, sans nul embarras, le profond
dédain qu\'il m\'inspire; je devrais même parler
de haine, si l\'on pouvait haïr un mot.

L\'esprit agit en deux sens. Il étudie le monde
physique et le monde moral. Dans lé premier de
ces travaux, sa marche n\'a pas de terme. Galilée,
Newton, Leibnitz, Watt, Volta, Daguerre, et
mille autres après eux, honoreront l
\'humanité
dans ses conquêtessur l\'inconnu. Aux merveilles
qu\'ils ont inventées, aux mystères qu\'ils ont
éclaircis, d\'autres merveilles, d\'autres révéla-
tions se joindront encore. Les agents sans nom-
bre de la nature se dévoileront, l\'un après l\'au-
tre, à nos yeux. Nous ne connaissons que depuis

-ocr page 31-

quatre-vingts ans Id fluide électrique, cette clef
déjà si puissante de tant de phénomènes frap-
pants; il y a peut-être des millions d\'autres
fluides aussi actifs, dont l\'existence est ignorée:
on les découvrira. L\'optique lious permettra
d\'apercevoir, à là surface des planètes, les acci-
dents géographiques de leur sol, sans doute le
mouvement et la vie ; le chemin des airs s\'ou-
vrira bientôt à nos voyages, et le temps n\'est pas
loin oii les épigrammes cesseront sur les hardies
tentatives dont les aérostats ne sont que le jeu.
A la vapeur, grossier moyen de transport, sera
substitué, sans frais et sans encombrement,
l\'emploi de quelque force nouvelle, aidée de
procédés mécaniques tellement sûrs, qu\'on
pourra parcourir aisément cent lieues à l\'heure,
Au lieu des incendies sauvages qu\'il vous faut
essayer à chaque jour d\'hiver, pour obtenir, dans
un coin de l\'appartement, cette chaleur dou-
teuse dont nul n\'est satisfait, nous trouverons
des sources simples de calorique, répandant
partout et immédiatement le rapide secours
qu\'on leur demande.

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Tout ce qui est du domaine de la science, lout
ce qui s\'attaque aux faits naturels, tout ce qui
est de recherche ou d\'explication, reste sans
limite pour les facultés de l\'homme. Là, son
domaine est l\'infini. I! peut s\'exhausser dans sa
gloire, et s\'écrier qu\'il marche au
progrès.

Mais, dans l\'ordre moral, autre spectacle. Plus
l\'homme avance dans la longue route de l\'exa-
men, plus son guide, qui se nomme la
raison,
régare. Il sonde, à chaque pas, des abîmes
inconnus, qu\'il lui est interdit de jamais con-
naître.

Parce qu\'il a dompté la matière, qu\'il a su
l\'assouplir à ses caprices, à ses fantaisies, à ses
besoins, il s\'imagine, orgueilleux Titan, qu\'il
recommencera le miracle de Promélhée.
L\'esprit
resle rebelle à ces expérimentations. Le même
cercle tracé par Dieu à l\'intelligence humaine,
dès l\'origine des choses, se tient fixe et roidi
contre les audacieuses tentatives dont le sym-
bole a été gravé par Milton. Le Satan du
Para-
dis perdu,
c\'est l\'homme actuel avec ses révoltes
insensées, qui Pont conduit plus loin que l\'ange

-ocr page 33-

déchu. Satan combattait Dieu : l\'homme de nos
jours le nie. Oii le jette cette ivresse, née des
temps nouveaux, dont la bacchanale ne semble
pas avoir fini sa ronde, il le voit el le comprend
déjà comme individu. Mais à l\'état de
nation ,
c\'est-à-dire d\'ivres groupés, il hésite à l\'aperce-
voir. L\'histoire le sait et le dira. Le terme oiînous
louchons, c\'est le chaos social, c\'est la barbarie.

Après les grandes prédications évangéliques,
lorsque des flots de hordes, parties de tous les
points de l\'Orient et du Nord, tombèrent, comme
un immense ouragan, sur la vieille société
païenne, un horizon s\'ouvrit au domaine de la
pensée.

Ce n\'était plus ni le plaisir, ni la joie des
sens, ni la gloire abstraite des combats ou de la
lyre, ni la soumission au sort fatal, qui deve-
naient les immuables règles de la vie. Ce fut un
inonde abstrait qui devint la patrie universelle;
et sur les ruines d\'un monde fini, resta, pour en
terminer l\'histoire, la lutte suprême entre celui
qui avait une
arme, et celui qui avah une idée.

L\'idée resta maîtresse; après mille combats,

-ocr page 34-

de l\'iine et de l\'autre sorte, tout aboutit à son
triomphe, dans la personne de Charlemagne,
qui ne pensait guère à la nature de son succès.
Ce grand homme, dont la main ne parvint ja-
mais
à pouvoir écrire (1), se fit le serviteur armé
de l\'autorité pensante. L\'épée se mil, en lui, au
service de la plume, qui était la parole alors;
mais parole que je ne confonds pas avec la nôtre,
née de celle-là, Aux temps que je rappelle, il
s\'agissait de propagation aussi, mais au sens de
l\'âme, non des appétits ; il n\'était pas question
des droits, mais des devoirs; le Décalogue ne
parle que de ces derniers. Ne fût-il pas divin,
qu\'il aurait raison ; car l\'homme, ici-bas, n\'a
qu\'un droit, c\'est celui de mourir. La mort est
le seul acte qui lui soit propre, eq dépit de toute
tyrannie extérieure. On peut tout lui ravir, hors
celte faculté personnelle. C\'est là sa fortune,
insaisissable et inaliénable, la seule à l\'abri de
tout événement, de toute chance, de toute révo-
lution. Il n\'en a pas d\'autre réelle, incontes-
table, et, jusqu\'à ce jour, incontestée.

(1) « Teutaji.it et scribere. » (Eginhard, ch. xxv, p. 110-)

-ocr page 35-

Charlemagne, en jetant l\'Évangile au camp
fies Saxons, à l\'aide du sabre et de la hache; en
créant le domaine temporel des papes; en par-
courant, sous son impériale bannière de foi ter-
rible, plus de contrées que les romans n\'en ont
pu décrire ; en suscitant la chevalerie dans cette
expédition d\'Espagne, devenue fabuleuse par la
mort de Roland ; Charlemagne, placé entre l\'an-
tiquité mourante et le monde nouveau qui nais-
sait, avait fondé le seul système solide, celui de
la force appuyant la foi.

De son œuvre, let sans dessein préconçu, sor-
tit le régime féodal. De tous ceux que l\'Europe
a essayés, c\'est encore le meilleur. Je demande,
en grâce, à ceux qui me lisent, de ne pas s\'in-
surger à celte proposition, et d\'y regarder d\'un
œil net. Qu\'était-ce, au fond, que le régime
féodal ? Un contrat social plus solide et plus
vrai que celui de J.-J. Rousseau, parce qu\'il était
réellement passé entre les parties, au lieu d\'être
créé par l\'imagination, comme dans les pages du
sophiste de Genève.

Le faible était assuré par le fort; chacun, de

-ocr page 36-

proche en proche, était client et patron ; les
idées d\'assurance mutuelle que notre siècle a
mises en jeu n\'auront jamais d\'expression plus
haute. La société avait ses garanties de guerre,
à la manière oîi nous les voyons chercher dans
l\'argent. Honte et misère, lorsqu\'il nous faut»
pour la comparaison des temps humains, mêler
l\'Arioste à Bahœuf, et retomber de la Table
ronde au Luxembourg de 1848!

Le régime féodal n\'a pas duré, parce que rien
ne dure, et que le changement est la loi de l\'uni-
vers. Naissance et mort, tout est renfermé là. Le
soleil et les étoiles, dans l\'infini de l\'espace et
dans l\'infini des temps, auront leur terme
d\'existence, et c\'est à la recherche du
pourquoi
de cette grande nécessité, qui veut que tout ce
qui a pris vie prenne mort, et que tout ce qui
a commencé finisse, c\'est là que s\'évanouit, pour
notre infirme espèce, la prétendue faculté qu\'on
appelle
progrès.

L\'infranchissable muraille entre nous et les
secrets du Créateur, contre laquelle on viendra
se heurter sans cesse, indique assez que notre

-ocr page 37-

•"oiUe esl bornée, el qu\'en dehors de ce qui nous
matériellement utile, dans notre court pas-
®»ge sur un petit globe de neuf mille lieues de
^our, il faut renoncer à nous parer du moindre
\'Orgueil.

Beau résultat, vraiment, que d\'arriver à chan-
B\'ïi\' des lois politiques ! Je veux supposer que le
Socialisme lui-même, qu\'on dit l\'expression ex-
\'•"ènie du
progrés, soit enfin installé dans son
•^"itière puissance. —11 est possible que cé soit.

dirai même que si la race humaine doit avoir
\'^"le trcs-longue durée, ce fait se produira qual-
ité jour. — Admettant cela, je demande si les
"OfUrnos n\'en auront pas moins du sang et des
\'"^ffs pour les rendre susceptibles de colère, de
"Xiire, de haine, de rancune et de jalousie ? Je
\'^^niande même si, dans notre état social actuel,
l\'on prétend jouir déjà des bénéfices du
j^\'^oj/\'ès; les mêmes passions que nous révèle
\'histoire antique ne se retrouvent pas en jeu ?

L\'avocat d\'aujourd\'hui n\'est-il pas l\'avocat du
^l^inps de Valérius Flaccus, à qui son ami Mar-
eonseillait de quitter les lettres pour le

3

-ocr page 38-

barreau, parce que là, du moins, le son des gros
sous se fait entendre (1)? M. Dupin ne dirait
pas mieux à quelque jeune poète de la Nièvre.

Et si je cite l\'avocat, de préférence à toute
autre espèce d\'homme, comme exemple de cette
éternelle donnée de notre nature, c\'est que
l\'avocat est resté l\'expression générale de nos
folles tentatives de progrès. Il n\'y a pas de petite
ville oil quelque jeune homme, ayant terminé
l\'absurde noviciat que nous appelons
les classes,
ne se rencontre pour arranger des phrasesdevant
trois juges endormis, et pour se faire un renom
d\'homme habile et disert. Celui-là règne bien
vite sur l\'entourage de fainéants hébétés qui
l\'écoutent. Il règne au café, au cercle, à la
comédie. Et lorsque arrive une élection de bas
ou de haut degré, c\'est lui que le public désigne
pour représenter le pays. Il en résulte des assem-
blées dont nous connaissons l\'œuvre. Du chaos
repoussant des
questions, des incidents, des

(1) Romanum propius diviliusque forum est ;

Illic sera sonant.

(Martial, Epigrammo h%\\yn.)

-ocr page 39-

rapports,ées, amendements et sous-amendements,
des répliques, et de toute cette abominable
grammaire de Châlelet, qui infecte aujourd\'hui
les langages d\'Europe, est sorti, avec ses longs
ravages, l\'ouragan qui a failli tout détruire, et
que le canon seul a calmé.

C\'est pourtant au nom du progrès que cette
foule parlante, disentante, écrivante, appelait à
elle tant de malheureux qui l\'ccoutent encore, et
que la cruelle expérience des faits n\'a pas encore
désabusés! Pendant ce temps, il y a toujours eu
des hommes qui, dans leur obscurité patiente,
répétaient, du haut d\'une chaire peu entourée,
Icsvraiesparolesdela vie:—Mortel, tu n\'es rien
ici-bas; quoi que tu fasses, quoi que tu tentes,
il faudra mourir. La minute qui s\'écoule pour
toi dans ce voyage terrestre, se nommât-elle un
siècle, aura sa fin. Et à ce moment suprême, ce
Sera comme si elle n\'eût pas duré. II ne te res-
tera rien de ce que tu as dit, rien de ce que tu
as fait. ~ Où est le progrès, maintenant?

Les novateurs ont si bien senti l\'impuissance
de leur doctrine devant çe grand argument de

-ocr page 40-

mort, qu\'il leur a fallu se réfugier dans le pan-
théisme, c\'est-à-dire dans la négation de l\'indi-
vidu. Ils ont été forcés d\'imaginer un être, appelé
I\'humanité, dont chaque homme serait une par-
celle, à peu près comme les feuilles sur l\'arbre
qui les soutient. Les feuilles tombent; l\'arbre
reste et vit. Ainsi de l\'humanité, qui, malgré les
morts individuelles,croît et progresse toujours...
Cela fût-il vrai, que le progrès n\'aurait aucun
but, puisque l\'heure doit venir oii l\'arbre lui-
même sera réduit en poudre par un de ces cata-
clysmes dont les gigantesques traces ne
sont
pas encore effacées. On ne fera jamais passer de
telles doctrines dans l\'âme des peuples. Chacun
sesent individu très
-UN et très-personnel. Chacun
sent que ses pensées, ses méditations, ses joies,
ses amours, ses désespoirs lui appartiennent en
propre.

Un seul grand fait a modifié, dans l\'homme,
non les passions qui seront immuables,
mais leur
façon d\'agir; c\'est le christianisme. Dès son
apparition, tout a été changé dans les mœurs
humaines : au culte de la forme, à la glorifi-

-ocr page 41-

cation des sens, succédèrent tout à coup le mé-
pris du monde visible, et l\'amour du monde
inconnu. L\'homme vivait par son corps: il apprit
à vivre par son âme, et à rechercher, en deliors
de la volupté terrestre, d\'autres voluptés exces-
sives que la terre n\'offre pas. L\'exlase remplaça
le plaisir, avec l\'interminable joie qu\'elle sut
donner aux adeptes, et qui ne cessa pas sous
l\'étreinte des lions de l\'amphithéâtre. Ce dut
être un étrange spectacle pour ces païens sen-
suels, qui ne connaissaient que la mort sloïque,
de contempler la mort souriante des martyrs.
Et c\'est alors que put se faire, en deux mots, la
définition de ces temps, où le genre humain
prit sa nouvelle voie : « Deux amours ont fait
« deux cités: l\'une, terrestre, est née de l\'amour
«de soi jusqu\'au mépris de Dieu; l\'autre,
« céleste, est née de l\'amour de Dieu jusqu\'au
« mépris de soi (1). » De ces deux cités, l\'une

(I) « Fecei-unt ilaque civitales duas amores duo : teri-e-
iiam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei; eoelestem
vei-o amor Dei usque ad contemptum sui. » (Saint Augustin,
fic
civitaie Dei, lib. XIV, e, xxvin.)

-ocr page 42-

est en poussière et ne se relèvera plus. L\'autre
est éternelle, et quoique désertée, se repeuplera
quelque jour. Elle seule donne à ceux qui
l\'habitent le véritable raot du bonheur : « Souf-
frez. » Etsi ce motépouvantelesnouveaux venus,
le commentaire est facile : Souffrez, parce que
rien, ailleurs qu\'ici, ne vous consolera de souf-
frir, et que k souffrance est la condition de la
vie. Souffrez ici, car vous y trouverez joie el
transport, et qu\'en tout autre lieu, vous trou-
verez désespoir et solitude ; souffrez ici, parce
que vous en serez béni, qu\'on vous y entourera
de gloire et d\'amour, et qu\'en tout autre lieu,
vous serez livré à l\'oubli, au dédain, à la rail-
lerie. Souffrez, car c\'est ici la richesse, le luxe,
l\'éclat, l\'honneur, tout l\'Inverse de ce que la
souffrance peut donner en dehors de cette cité
radieuse!

Je défie la raison, entouréedetous ses sectaires
qui en ont fait une déesse, faute de pouvoir être
sérieusement athées, de trouver jamais pour de
pauvres êtres comme nous, destinés sitôt à
mourir, à se débattre sans cesse dans les maux

-ocr page 43-

et dans les angoisses, un programme de vie plus
consolant et plus attractif.

On l\'a fui, cependant, mais on y reviendra. Il
y a quelque cliose au fond de l\'âme humaine,
qui ne permet pas de si longues erreurs. La
grande lumière qui a paru sous le principat de
Tibérius César ne s\'éteindra jamais. Elle a mar-
qué le seul progrès que l\'homme puisse atteindre,
c\'est-à-dire la science de son néant. M. Proudhon,
qui a voulu être l\'extrême expression de la
révolte contre le monde chrétien, mourra aussi
à son tour. Et il
ne s\'occupera guère, à ce moment
sérieux, de ce que signifie le mot
propriété. Il
comprendra, si Dieu lui en laisse le temps, que
ces recherches sont des niaiseries, et que
l\'arrangement des choses terrestres est de bien
peu de prix. Il se dira, sans doute, qu\'il vaut
mieux les laisser comme elles sont, en quelque
temps qu\'on vive, puisqu\'il n\'en résulte jamais
qu\'un même fait pour chacun : la mort.

L\'Europe, en vérité, depuis 1789, ressemble
à un collège en révolte. On y a brisé les bancs,
éteint les quinquets, battu les maîtres, et après

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ce désordre ridicule, accompli au nom d\'un grief
enfantin qu\'on a nommé le
pvotjrès, on attend,
tout penauds et tout contrits, l\'arrivée de la force
publique à laquelle aboutissent de tels jeux. Il
est bien temps qu\'elle apparaisse, car les jeux
vont devenir sanglants!

-ocr page 45-

iV

Il y a toujours, même aux plus mauvais temps,
un côtégai dans les choses. De toutes les époques
historiques, depuis l\'irruption des barbares sur
l\'empire romain, l\'époque actuelle est la plus
funèbre. Et cependant, celui qui veut rire sous
ce ciel chargé d\'orages, avant qu\'éclate la foudre
qui pulvérisera tout, peut encore trouver son
quart d\'heure, et attendre les événements. II
lui suffit d\'aller dans quelques salons et de lire
quelques journaux : je veux dire salons et jour-
naux dans lesquels il s\'agit de celte plaisanterie
qu\'on appelle la
fcsion des ijeux branches de la

^maison de bourbon.

-ocr page 46-

Il devait se passer quelque chose de ce genre
à Constantinople, lorsque Mahomet II assiégeait
la ville. Seulement c\'était sur des points reli-
gieux que s\'agitaient les esprits. Nous rions
aujourd\'hui de cette imbécillité byzantine. On
rira, plus tard, de l\'aberration parisienne.

Au moment où des millions de prolétaires,
enrégimentés par la haine, sont prêts à se
ruer
sur la société du dix-septième siècle, pourrie par
le dix-huitième; au moment où les principes
conservateurs sont éteints jusque dans le moindre
hameau; où l\'envie furieuse, soufflée au cœur des
masses par les sophistes de tout rang, dévore
l\'enfant dès son berceau, à l\'aspect de la maison
qui semble faire honte à la chaumière ; à ce mo-
ment de Jacquerie prochaine et de
sauvagerie
imminente, il y a des gens qui se disent : « Mais,
« vraiment, tout cet immense désordre
aurait
« son terme, si M. le duc de Bordeaux était
« admis comme roi par M. le comte de
« Paris !»

Et ces gens-là, qui ont gouverné le pays, qu»
passent pour spirituels et capables, se
couchent

-ocr page 47-

le soir avec peine ou plaisir, selon que la Jour-
née a été mauvaise ou bonne dans le sens de
leurs essais. Je vais leur dira à quoi sert tout ce
temps perdu. A faire que cinq ou six dames de
la haute société dînent ensemble, après avoir
été quinze ans sans se saluer; à faire que M. un
tel, qui n\'allait pas dans certains salons, y
puisse entrer avec arrangement préalable et
annoncé de celte conquête; à faire, enfin, qu\'an
petit acte, ignoré du public, se joue en quelque
coin du faubourg Saint-Honoré ou du faubourg
Saint-Germain. El puis, c\'est tout. Sortez de
l\'hôtel où se passent ces niaiseries, vous trou-
verez, dans la rue, ies promeneurs qui n\'y pen-
sent guère, et plus loin, les rades blousiers sans
lesquels on compte, et qui entendent, cepen-
dant, que l\'on compte avec eux.

Celui qui lit ce livre pourrait s\'amuser à faire
une fusion avec son voisin; le pays en aurait
tout autant de profit qu\'avec la fusion des
deux
»RANCHES. Il m\'est impossible de ne pas rire aux
éclats, tout seul, et comme dans mon meilleur
temps de gaieté, lorsque je vois ces bouffonnes

-ocr page 48-

tentatives sérieusement faites au nom du salut
social.

Et pourtant, grand Dieu ! nous approchons
d\'un jour oii il n\'y aura plus à rire. On trouve,
parfois, dans les journaux, de grosses vérités.
M. Eugène Pelletan a formulé celle-ci : a II n\'y
a a pas une femme qui accouche, à l\'heure
« qu\'il est, qui n\'accouche d\'un socialiste (I). »

M. Thiers n\'a pas lu cela dans la Presse, et
ne le lira pas davantage ici. Mais à ceux qui le
liront, je conseille de méditer cet aphorisme.
C\'est, à mon avis, la plus exacte représentation
de notre temps.

C\'est le combat de don Quichotte contre les
moulins, que cet essai puéril des
arrangements
parlementaires contre un danger qu\'on mécon-
naît. On semble croire que la nation française a
des goûts ou des antipathies. La nation
française
n\'existe plus. 1! y a, sur le vieux sol des Gaules,
des riches inquiets
et des pauvres avides; il n\'y
a que cela. Les pauvres, dressés à l\'envie, à la
haine, à la soif du pillage, sont prêts à ravager,
(1) Presse du l^i" décembre tSbO.

-ocr page 49-

par leurs millions de bras, les châteaux, les ap-
partements luxueux; à disperser, dans un long
cri, tout ce qui leur paraît une insulte. Ce qui les
retient, à cette minute où j\'écris, c\'est l\'armée.
Les phrases de rhéteurs seraient sans force
devant ce déchaînement qu\'elles ont produit
elles-mêmes. Ne cherchez pas le remède là où
s\'est fait le mal. Vous n\'avez plus rien à ap-
prendre au peuple : il est à bout d\'instruction.
Vous n\'avez plus qu\'à le contenir, à ce moment
suprême de la fureur que vous lui avez inspirée.
Il est ivre, en ce moment, de vos doctrines et
de vos discours ; il n\'y a pas à lui parler raison;
il n\'est plus en état de vous entendre. Vous vous
plaignez de ses folies : pourquoi l\'avez-vous
soûlé?

Sa folie sera furieuse, et ce n\'est plus de
politique, à cette heure, qu\'il s\'agit de l\'entre-
t^ir. Il ne sait plus la langue que vous parlez,
ô petits hommes qui avez conduit la France,
lorsque la France dormait et laissait les salons
\'a représenter! Elle est éveillée aujourd\'hui,
\'lanssa masse immense, grâce à vos imprudentes

-ocr page 50-

excitations. Vous ne la ferez plus retomber dans
sa couche, en prononçant quelques noms.

La France n\'est plus celte collection privilé-
giée qui faisait les législateurs; c\'est, mainte-
nant, la collection de tout ce qui vous épouvante
dans Paris, aux jours d\'émeute, et celle encore
des paysans qui sont prêts à s\'armer de faux,
comme les Polonais,
nos frères, pour saccager
la bourgade au nom de l\'égalité. Qu\'il y ait
fusion, qu\'il y ait prorogation, qu\'est-ce, je vous
prie, que feront ces mots? — car je ne peux
pas dire ces choses. — Rien de cela n\'a de sens.

Le moment est venu où il faut plus que des
mots, plus que des noms, plus que des lois. Le
moment est venu où les événements seront les
maîtres, et feront, d\'eux-mêmes, la besogne in-
connue. C\'est par eux que surgira le pouvoir
sauveur, qui ne s\'inventera que par des transac-
tions stériles. Mais que de lamentables calami-
tés avant ce dernier résultat! et qu\'il est triste
d\'aller si bêtement à la guillotine, où l\'on nous
conduit avec des gants blancs !

-ocr page 51-

L\'école libérale a procédé d\'une étrange façon
en ce qui touche de plus près l\'application de
ses doctrines. Elle voulait, en supprimant les
préjugés ( c\'est-à-dire les croyances qui font la
stabilité des États en même temps que celle des
mœurs), substituer aux vieilles règles de tradi-
tion religieuse l\'abstraite algèbre de ses for-
mules philosophiques. On ne parlait plus, après
la restauration , que de moraliser le peuple, et
l\'on y mettait le même zèle qu\'à lui souffler la
haine du prêtre, du jésuite et du confessionnal.
Le
Dieu des bonnes gens était le Dieu en vogue,
«t le curé de Béranger, avec sa bouteille et sa

-ocr page 52-

servante Suzon, avait seul droit d\'orthodoxie.
Quel beau peuple on allait faire là ! C\'était mi-
racle que devoir la raison détrôner le baptême,
et créer, d\'un seul jet, toute une génération de
sages, à laquelle le bon sens (nous a-t-on assez
parlé, depuis ce temps,
inbonsens des masses !)
suffirait comme règle de vie, avec une pointe de
gaieté épicurienne, comme distraction. Mais il
y avait, dans cette école, de rudes professeurs
en morale puritaine, qui prenaient la doctrine
très au sérieux. Ceux-là ont voulu qne le dogme
eût sa traduction pratique, et ils ont dit qu\'un
peuple ainsi moralisé ne devait pas avoir la
moindre chance de sortir des bancs où l\'on ve-
nait de le parquer. Il lui suffisait, d\'après eux,
de se savoir moral, quoique pauvre, et c\'était
une injure à lui faire que d\'offrir à ses appétits
l\'appât d\'une fortune qui ne serait pas le prix
du travail. Ce sermon a été écouté, applaudi,
sanctionné. On a supprimé la loterie.

De toutes les fautes que notre siècle imbécile
a commises, la plus lourde est celle-là. J\'aurais
compris une telle mesure dans un temps chré-

-ocr page 53-

lien, lorsque la misère avait le paradis comme
richesse future; mais démolir, de la même
main, l\'espérance du ciel et l\'espérance de la
terre; ôler aux affamés d\'ici-bas la lueur du
bien-être matériel, lorsqu\'on avait éteint pour
eux celle de l\'autre vie, c\'était une si cruelle
stupidité, qu\'on en devait voir bientôt la ven-
geance. Nous la voyons maintenant. L\'abolition
de la loterie a été une des causes du socialisme,
non à l\'état de théorie, mais à l\'état de senti-
ment.

Autrefois, lorsqu\'un de ces hommes en blouse
qui vous effraye par prévision regardait une
riche voiture, passant fringante avec ses deux
chevaux ; lorsqu\'il apercevait derrière les glaces
«ne femme jeune et jolie, portant un châle dont
le prix aurait nourri deux familles pendant
Tannée entière, il ne se semait pas pris de
haine et d\'envie féroce; il se disait : « J\'aurai
« peut-être tout cela demain. » [1 rentrait dans
son froid grenier sans fiel cl sans colère; il y
faisait, sans doute, des projets de comparaison
pour son luxe à venir; la femme et les enfants

-ocr page 54-

- S4 -

écoutaient son récit, et l\'on ne se disputait que
sur l\'emploi du quaterne prochain.

La pièce de vingt sous perdue avait payé plus
d\'un bon moment de soirée, et il n\'y avait, au
lendemain , qu\'un nouvel espoir comme consé-
quence du jour passé. Aujourd\'hui, quelles sont
les réflexions de ce même homme, lorsquè passe
la voiture devant lui? Il se dit : a Jamais cela ne
a m\'appartiendra. Quels que soient mon ordre
cc et mon économie, jamais je n\'aurai ce que je
a vois et ce qui m\'insulte.

« La prostituée que j\'aperçois a gagné cela
« dans une nuit, et tous mes jours, à moi, s\'ac-
<c cumuleront sans que je puisse atteindre au
« millième de ce luxe! »

Dites si cet homme ne maudira pas l\'ordre
social, et si M. Louis Blanc n\'a pas dû le sé-
duire?

L\'expérience, qui généralement ne sert jainais
à rien, commence pourtant à faire revenir sur
cette sottise. On encourage aujourd\'hui les lote-
ries, soUs prétexte d\'œuvrés de bienfaisance, ou
de projets, tels quels, d\'utilité publique. On ^

-ocr page 55-

raison. Il n\'y a pas une pauvre fille, dans Paris,
qui n\'ait pris un billet des
Lingots d\'or. Soyez
assurés que les ouvriers qui en ont se tiendront
fort tranquilles à la première émotion de rue.
Aucun d\'eux ne voudra compromettre les
4.00,000 francs qu\'il espère. Puisqu\'on ne sait
plus parler au cœur, qu\'on parle du moins aux
intérêts.

En supprimant la loterie, on a créé la rage
matérialiste qui anime les prolétaires, et qui
éclate à toute occasion. Le mot
d\'aristo, si fré-
quemment employé dans les tumultes de rues,
ne s\'applique plus aux classes, mais aux habits.
Quiconque a l\'air de ne pas mourir de faim,
quiconque est à cheval, quiconque descend de
voiture, quiconque a des gants aux mains, qui-
conque tire un louis de sa poche, quiconque a
des brodequins vernis, quiconque, pour en finir,
n\'a ni sabots ni blouse, que celui-là ne s\'arrête
pas, dans une foule, sur le boulevard du Tem-
ple : il serait insulté, fût-il du meilleur sang
plébéien Onnelui demande pas son origine;on
ne voul rien savoir de ses idées ai de sa profes-

-ocr page 56-

sion. C\'est à son costume, à ses habitudes pré-
sumées que l\'on s\'attaque, tant la haine et l\'en-
vie sont devenues, pour ces masses athées, de
vrais articles de foi. Je trouve cela très-naturel,
et ce n\'est pas les musses que je blâme. Je blâme
nous tous, qui avons été leurs professeurs. Mais
je blâme encore plus l\'Université, qui nous a
fourni les nôtres.

-ocr page 57-

VI

Ici un mot sur l\'Université, Aima parens,
comme disent les maîtres d\'étude. Je me sou-
viens des soins de cette bonne mère. Jamais,
pendant les dix années que j\'ai passées dans ses
bras, elle ne s\'est enquis ni de mes penchants,
ni de mes idées, ni de mes mœurs; elle s\'en-
qnérnit, avec grande anxiété, de mes dispositions
au thème, au vers latin, à la version grecque;
elle me plaçait, de temps en temps, sur le
front, et avec fanfares, des couronnes de chêne
lorsque j\'avais réussi, en un certain quart
d\'heure, à écorcher un peu moins que d\'autres
les langues perdues de la Hellade etdu Latium.

-ocr page 58-

Elle me contait, en se pâmant, le meurtre de
César, et me faisait pleurer sur les Gracques.
Mais, en revanche, à la chapelle, on riait fort.
J\'avais, pour former mon cœur à la vertu, un
aumônier de quatre-vingts ans, presque en en-
fance, qui, toutes les semaines, se chargeait
d\'égayer quatre cents drôles, ceux du moins qui
ne dormaient pas, à ses étranges sermons. Vers
la fin de cette éducation, j\'eus même le bonheur
de trouver, parmi nos surveillants, un aimable
garçon qui m\'aidait à .composer des opéras-
comiques. Quelques professeurs fréquentaient
les coulisses, et le goût du théâtre m\'avait pris.

Ainsi dressé, et destiné, sans doute (puisque
j\'avais été l\'élève de l\'État), à soutenir tout ce
qui faisait la force de l\'État, c\'est-à-dire les
principes monarchiques, religieux, conserva-
teurs, ma logique me poussa dans une
vente
de carbonari; c\'était la première et la plus
naturelle application de ce que l\'Université avait
bien voulu ra\'enseigner, ou me laisser apprendre
sous ses yeux. J\'étais alors élève de l\'École
polytechnique, où l\'on espérait que je pourrais

-ocr page 59-

recruter des adeptes. Je dois dire, en passant,
que mon essai de propagande me dégoûta du pre-
mier coup : je fis des ouvertures mystérieuses,
et d\'un air de franc juge, à mon camarade Mon-
talivet, qui eut le bon sens de me rire au nez.

Quoi de plus? Votre début dans la vie, à vous
qui me Usez, n\'a-t-il pas été, à peu près, le
même? Et si vous n\'avez pas conservé, au fond
de l\'âme, ce désordre traditionnel d\'oii sont sor-
ties nos révolutions, n\'est-ce pas par le fait d\'une
seconde éducation qui vous est propre, et qui,
au spectacle des événements, a effacé la pre-
mière? Vous n\'avez pas mauditvos maîtres,car
vous n\'en avez jamais eu ; mais vous comprenez
maintenant qu\'il eût été heureux d\'en avoir. Au
lieu de professeurs ennuyés qui venaient vous
faire réciter Tacite, avec le vif désir d\'entendre
la cloche qui les délivrait; au lieu de maîtres
d\'étude, pauvres jeunes gens à peine nourris,
dont vous rendiez l\'existence si dure par vos
sarcasmes, que vous seriez heureux d\'avoir eu
de graves et affectueux instituteurs ! Que vous
seriez heureux d\'avoir écoulé de bons avis, de

-ocr page 60-

tendres conseils, sortant de bouches honorées;
d\'avoir aperçu toujours, chez ceux qui pour vous
remplaçaient la famille, une vocation et non un
métier!

Mais il fallait que l\'œuvre allât plus loin
encore. Ce n\'était pas assez que les classes
moyennes fussent gangrénées de ce mal nouveau
de
Vinstruction sans éducation; il fallait qu\'il
gagnât jusqu\'aux villages, et ce fut un des sages
du temps que la Providence marqua de son doigt
pour accomplir l\'extrême désordre. M. Guizot,
celui de tous les enfants de la Révolution qui
lui a le plus résisté, celui que, pendant dix-huit
années, l\'opinion frappa comme réacteur opi-
niâtre, eut la mission de jeter des écoles dans
toutes les communes, et de déposer, dans la loi
fatale de 1833, sur l\'instruction primaire, le
germe de cette universelle menace qui gronde
aujourd\'hui dans le moindre hameau. Nul n\'a
plus fait, et certes sans le vouloir, pour la rapide
propagation du communisme; une armée d\'apô-
tres obscurs a reçu de l\'État commission offi-
cielle pour prêcher les doctrines de révolte

-ocr page 61-

qu\'engendre si facilement la pauvreté. Un ad-
versaire a été donné au prêtre à côté de chaque
bénitier. Le mal a été prompt et immense. .T\'ai
pu le suivre el en apprécier la marche, lorsque
j\'étais préfet. Tout le monde aujourd\'hui peut
contempler la plaie béante, que nulle main ne
saurait fermer. Les pouvoirs donnés à l\'admi-
nistration, de suspendre les instituteurs, sont
de ces demi-mesures dont l\'esprit révolution-
naire est si prodigue : il sent, à chaque pas, le
péril de sa roule; il se l\'avoue et recule un
instant; mais Dieu lui a défendu de se retourner
jamais. Il faut, de toute force, qu\'il avance sans
cesse, tremblant et consterné,
jusqu\'au gouffre
sans fond oii il entraîne les peuples.

Les logiciens hâtifs de 1795 avaient cependant
bien montré le but. Allant droit à la conclusion
des principes, ils avaient installé, sans plus at-
tendre, la déesse Raison sur l\'autel du Christ.
Le monde eût dû être averti, si jamais il pouvait
l\'être. Mais après avoir siftlé l\'idole, il en a gardé
le culte, et c\'est en son nom que lout s\'est ac-
compli. Dans ce paganisme idéal ont grandi deux

-ocr page 62-

générations tout entières ; celle qui naît y join-
dra le paganisme matériel, et c\'est de la déesse
Envie qu\'elle fait déjà la consécration.

Il y a démence à vouloir fonder le repos chez
une nation ainsi dépravée, et il faut dire, avec
l\'écrivain anglais, qu\'un gouvernement n\'y serait
populaire qu\'à la condition d\'être le plus mau-
vais possible (1).

(I) A good and stable government of a depraved people
is impossible; the more popular the government, the
worse it is.

{Sophisms of free trade examined, ch. vni.)

-ocr page 63-

VI i

Je vous dis, ô bourgeois, que votre rôle est
fini! De
i 789 à 1848, i! n\'a que trop duré. Vous
l\'avez mené si follement et si vite, que la comé-
die n\'a pas eu son terme, et que le parterre
s\'est insurgé avant l\'heure probable du dénoù-
ment. Vous vous êtes hâtés, en enfants, de revê-
tir trop de costumes ; vous avez ramassé trop
tôt les manteaux d\'hermine que vous veniez de
jeter par les fenêtres de l\'aristocratie ; vous vous
êtes rués, en gloutons, sur les armoiries qui
vous dégoûtaient chez d\'autres; vous vous êtes
chamarrés de cordons et de plaques; vous avez
refait, à votre usage, tout ce que vous aviez dé-

-ocr page 64-

iruit à coups de phrases, lout ce que le théâtre,
le journal, la chanson , la tribune, vous avalent
aidés à démolir. Cet arsenal de vos guerres
égoïstes est resté formidable et s\'emploie au-
jourd\'hui contre vous. Il est aux mains du peu-
ple, à qui vous en avez enseigné l\'emploi.

L\'heure approche; au moment du péril, oîi
sont vos ressources? Vous vous interrogez les
uns les autres : « Qui nous sauvera? Quelle sera
(f la solution? Ne serait-il pas temps de s\'unir?
« Ne pourrait-on trouver des ministres? Quelle
« loi imaginer?Quels changements seraient utiles
cc dans le personnel administratif? » 0 giron-
dins! ô niais enfants de la rhétorique et du
baccalauréat! écoutez donc le tocsin qui brise
vos oreilles; il n\'est ni loi, ni ministère, ni pré-
fet, ni garde champêtre qui puisse rien à ce
cataclysme imminent. J\'ai vu, je m\'en souviens,
une effroyable inondation de la Loire; les di-
gues allaient disparaître; toute la plaine était
menacée; chacun fuyait, vidant le logis de tout
ce qui s\'en pouvait ôter; et, au milieu de ce
trouble immense, deux gendarmes qui repré-

-ocr page 65-

seutaienl l\'autorilé se promenaienl à cheval aux
bords du fleuve furieux. Ils éiaienl là, pour y
être, cl parce qu\'on le leur avait ordonné. Ces
gendarmes sont l\'emblème de la société en pré-
sence de l\'ouragan qui commence. Pas plus
qu\'eux, elle n\'a pouvoir d\'empêcher l\'irruption
qu\'elle observe, et dont elle semble n\'être que la
sentinelle d\'honneur.

C\'est que la société, telle que l\'a faite la bour-
geoisie, n\'est pas capable de plus. Celte société-
là doit mourir. Sans nul doute, quoi qu\'il arrive,
la famille et la propriété surnageront dans la
tempête; mais cela seul. L\'ordre bâtard éiabli
par les sophistes, à savoir le gouvernement d\'une
nation par des médecins, des avoués, des maîtres
de forges; les questions de paix ou de guerre
livrées à des sous-arncndements d\'avocats de vil-
lage; les grands services publics de PElat mis
en question, chaque année, sur la chance d\'un
chiffre d\'assistants au débat; le repos d\'un grand
pays livré au caprice de quelques mécontents
ou de quelques jaloux; cela doit tomber en pou-
dre pour ne se relever jamais, du moins de nos

-ocr page 66-

jours. Noil, bourgeois, vous ne fégneréz pius, ni
sous forme de ministres, iii sous forme déjugés,
pas même sous forme d\'écrivains. Il vous fau-
dra renoncer bientôt à celle contrefaçon de l\'an-
cien régime que vous aviez si mal arrangée à
votre profit. Comment pouviez-vous espérer que
le téHips n\'arrivât pas où la comparaison se ftl
entre vos paroles el vos actes? qu\'on ne se sou-
vînt pas, par exemple , des parlctàenls abattus,
en présence de votre magistrature inamovible,
tellement disposée qu\'un Perrin Dandin de
bourgade peut tenir en échec le gouvernemenl
tout entiei-surun simple accèsdesa mauvaise hu-
meur? Vous avez inventé là
division despouvoibs,
dont vous avez fait une arche sainte, afin de mieux

V

établir votre omnipotence en tous lieux où se
trouve un clocher, afin d\'abaisser au niveau de
vos petits instincts ce grand mol qu\'on nomme
la
Justice. Vous avez voulu qu\'un clerc, sorti de
vós rangs, pût être toujours inattaquable, et
placé en dehors des renversements politiques ;
voïis avez sacré, en quelque sorte, les fils de
votre Église, l\'École de droit, inconnue à

-ocr page 67-

saint Louis Sous son arbre de VincerinéS.

Vous avez, 6 bourgeois, souillé de sang le
début de votre œuvre! Ce sont vos avocats,
Robespierre et Danton, qui ont apprisle meurtre
au peuple. Leurs successeurs ont achevé cette
éducation, qui maintenant est devenue univer-
selle. Mais le peuple s\'y prendra, lui, à sa ma-
nière. îl fera les choses en grand, sans souci des
formes, et surtout sans souci des principes que
vous lui avezôlés. A votre Béranger, tombé dans
l\'oubli, il à substitué son Pierre Dupont, que
vous ne connaissez pas, peut-être, et dont les
refrains éclatent chaque jour dans un million de
cabarets. C\'est le tam-tam de la révolte du pau-
vre; c\'est la tempête des appétits soulevés; c\'est
ce noir orage qui échappe à vos yeux au milieu
de votre demi luxe, où vous croyez tout voir
dans le cours de la rente et dans les articles de
vos journaux.

Le peuple sera terrible, soyez-en sûrs. Vous
avez semé le gland; il faut que le chêne pousse.
Pleurez, criez, lamentez-vous : peine iutilile. I.a
loi des temps est immuable ; ce qui a été com-

-ocr page 68-

nicncé doit avoir son cours, et vous voilà bien-
tôt à l\'issue de vos œuvres.

Ce qui se passera sera une lutte en dehors de
vous, peul-etre sur vos cadavres et sur les ruines
de vos maisons, mais dont vous ne serez que les
spectateurs consternés. C\'est entre le délire fu-
rieux des masses cl, la discipline vigoureuse de
l\'armée que sera le conflit. Vos livres, vos dis-
cours, vos constitutions, vos principes, doivent
disparaître évanouis dans la fumée de ce grand
combat. Le duel est entre
Tordre et le ciuos. Cc
n\'est pas vous qui représentez l\'ordre, ô bour-
geois de la Révolution! C\'est la force seule qui
en est le symbole. L\'ordre, que vous avez sans
cesse attaqué, et qui vous est insupportable dès
qu\'il parait s\'affermir; l\'ordre, que vous n\'aimez
qu\'au jour où vos vanités, vos envies jalouses,
vos turbulentesambitions,vos traditions de col-
lège l\'ont mis en si sérieux péril que votre
existence même est menacée; l\'ordre social a
pour unique et réel soutien, non votre ridicule
amas de codes, mais le fort rempart où l\'autorité
reste avec son drapeau, ce rempart vivant de

-ocr page 69-

robustes cœurs, hérissé de baïoniielles et d\'ar-
liilerie, qu\'on appelle l\'armée. Là est l\'ordre, et
c\'est là seulement qu\'il vous sera permis de vous
abriter. Mais, sachez-le : pour jouir en pais,
sous ce pouvoir protecteur, de tous vos biens
aujourd\'hui menacés, et du dou.Y repos qui com-
mence à vous sembler désirable, il vous faudra
jeter au vent, et pour jamais, le
catéchisme
menteur de vos philosophes. Il vous faudra re-
noncer à gouverner, ou plutôt à bouleverser
l\'État, pour apprendre à élever vos enfants et à
les rendre un peu moins fous et moins malheu-
reux que vous-mêmes.

Entre le règne de la torche et le règne du
sabre, vous n\'avez plus que le choix. Grâce à
Dieu, le sabre du dix-neuvième siècle n\'est plus

celui de Tamerlan. II ne sort pas du fourreau
pour détruire, mais pour protéger; il est devenu
rclément civilisateur, car il combat la barbarie.
Les barbares comprennent si bien ce que je
vous dis là, qu\'ils font tout haut des vœux pour
avoir, à eux seuls, cette souveraine ressource.
Vous avez lu le dernier manifeste de M. Blanqui?

s

-ocr page 70-

« Qci A DU FER A BU PAIN. » 11 a raisoD, et ce cri,
qu\'on a dit sauvage, est le premier éclat de bon
sens qui soit sorti d\'une bouche française depuis
soixante ans. De nos jours, la logique est dans
la mitraille. M. Blanqui n\'a tort qu\'en un point:
c\'est lorsqu\'il donne aux masses, en les suppo-
sant victorieuses, le conseil de désarmer les
gardes bourgeoises. Eh! quel inutile souci!
N\'ont-elles pas toujours servi à faire la pa-
trouille des révolutions de la rue

Dans la grande bataille de juin, beaucoup de
braves gens, sous l\'habit de garde national,
ont fait preuve d\'un vrai courage. Beaucoup ont
succombé, beaucoup ont marqué de leur sang
ces pavés, qui en seront rougis encore. Mais je
m\'adresse à ceux-là mêmes qui seraient prêts à
reparaître sur le champ de bataille, et je leur
demande ce qui fût avenu, si la garde nationale
était restée seule en présence de l\'insurrection.
Tous répondront que Paris eût été mis à sac, et
que leurs généreux efforts fussent restés stériles
sans le concours des régiments, et de cette jeune
garde mobile, de glorieuse mémoire!

-ocr page 71-

Je me souviens trop bien de ces temps. Ma com-
pagnie, envoyée à la barrière Rochechouart,
comptait à peine le tiers de son effectif; et je
dis trop, si je parle de la première Journée. Ce
qu\'il y avait le plusà redouter pour nous, c\'était
la maladresse mutuelle de nos rangs. Il nous fal-
lut, dans la rue Lepelletier, où l\'on nous avait
rangés au point du jour, expulser un de nos
camarades, dont le fusil chargé était parti deux
fois, tandis qu\'on avait l\'arme au pied. Ce com-
pagnon dangereux de notre expédition n\'était
pas le seul qui fût à craindre.

De bonne foi, comment veut-on que des mar-
chands, des banquiers, des notaires, des huis-
siers, des commissaires-priseurs, deviennent
subitement soldats, parce qu\'il leur plaît de
revêtir un uniforme? Ce jeu puéril, auquel la
bourgeoisie s\'amuse, et dont elle s\'est servie
comme menace, depuis le règne de Louis XVI,
vis-à-vis de tous les gouvernements, n\'est bon
qu\'aux jours paisibles qu\'il s\'agit de troubler;
mais aux joursd\'orages populaires, lorsqu\'on voit
sortir de leurs antres inconnus ces hideux visages

-ocr page 72-

des révolutions, ces fantômes de septembriseurs,
dont la race, pendant si longtemps, nous avait
semblé morte, la garde nationale n\'a plus d\'autre
but que de les regarder tristement dans leurs
orgies, et de les aider au semblant de police que
veut établir tout vainqueur après le combat.
M. Caussidière, l\'organisateur du dernier chaos,
celui qui
faisait de l\'ordre avec le désordre,
a obtenu, par la garde nationale, l\'incroyable
majorité qui le fit entrer à l\'assemblée consti-
tuante.

Mais cela est oublié, surtout de ceux qui s\'y
employaient de ia plus chaude besogne. Et, en
dehors de la garde nationale, je sais de grands
hommes d\'État, qui seraient bien honteux d\'élre
nommés ici, dont la louange était incessante, à
ces rudes moments, pour ce
bon M. Caussidière.

0 bourgeois! songez à ces temps ! Peu s\'en est
fallu qu\'ils ne vous engloutissent; et sans l\'heu-
reuse maladresse des escamoteurs de février,
vous eussiez vu de terribles scènes. De ce que
vous vous êtes trouvés en présence de gens
étonnés, qui n\'ont pas eu l\'audace de leur vie-

-ocr page 73-

toire, ne concluez pas à une chance pareille
lorsque viendra le second bouleversement. Ces
hommes sont maintenant avertis, et je vous jure
que l\'expérience leur servirait.

Renoncez à vos prétentions militaires, aussi
bien qu\'à vos prétentions législatives. Vous ne
pouvez plus rien, par votre part de force, contre
le géant qui marche sur vous. Restez dans vos
maisons, songeant chacun à ce qui vous intéresse,
à votre magasin, à votre étude, à votre atelier, à
votre caisse; jetez au grenier votre uniforme
gênant; jetez à l\'oubli vos opinions d\'enfance;
vivez heureux, si vous le pouvez, dans votre
intérieur; riez ensuite, et délassez-vous dans les
spectacles et dans les fêtes, et laissez à la véri-
table FORCE le soin de vous protéger dans vos
loisirs.

Cette force est dans l\'armée ; là, et non pas
ailleurs.

Quiconque espère en dehors de cette unique
secours se trompe. Il faudrait, pour qu\'il en
fût autrement, que la croyance existât, chez le
peuple, aux lois et à la manière dont on les fait.

-ocr page 74-

- u -

La risible fiction des majorités ne trompe per-
sonne. L\'arithmétique est un procédé trop sec de
gouvernement. Il n\'y a moyen ni de s\'y séduire,
ni de s\'y enthousiasmer; le simple bon sens suffit
à ne pas l\'admettre. Il faut chercher ailleurs la
fin des crises.

-ocr page 75-

VIII

On pense à reviser la constitution, et c\'est là
une des grandes inquiétudes. On se demande
quel sera l\'elfet d\'un tel acte, s\'il s\'accomplit.
On s\'agite, on se préoccupe à ce sujet ; on se
demande si une portion de l\'assemblée légis-
lative ne se retirera pas, et si, de cette protes-
tation, ne naîtra pas la catastrophe imminente.
On pense aussi à reviser la loi du 31 mai sur
le suffrage universel. Je ne sais si l\'on pense
encore à autre chose, tant je me liens peu in-
formé de ce mouvement puéril.

Mais tandis que de tels projets se forment, et
tandis que des hommes sérieux y appliquent

-ocr page 76-

leur intelligence, leur parole et leur habileté ;
tandis qu\'à côté d\'eux une foule de propriétaires,
de rentiers, de spéculateurs, observent avec
anxiété la stratégie de ces sauveurs connus, il
se fait un travail universel qui est bien autre.

Jamais on ne songe, ni dans les salons, ni à
la Bourse, ni même au palais législatif, — si ce
n\'est sur les bancs qu\'on appelle la Montagne,—
à ce qui se passe dans les sociétés secrètes; on
croit avoir remporté une grande victoire pour la
cause de l\'ordre, lorsque la dix-septième ou îa
dix-huitième
Commission d\'initiative (je me
sers delà langue qui existe) a repoussé une pro-
position entachée de socialisme. Oii se frotte
les mains après la séance, et l\'on se félicite sur
l\'amélioration des temps.

Mais, à ce moment même, des appels réguliers
se font, dans des antres inconnus, oîi se recrute
et s\'organise la horde du pillage. La police y a
des amis, sans doute; mais ce n\'est qu\'à Paris.
Les lettres marchent vite, en ce temps de che-
mins de fer, et la province, ofi nul moyen de
surveillance efficace n\'est établi, peut à loisir

-ocr page 77-

organiser les soulèvements. Croyez bien que
tout est tracé, combiné, arrêté, dans le plan de
conflagration que vous verrez mettre en œuvre.
Croyez que l\'organisation s\'est glissée au sein
du désordre, et que ni discours, ni votes parle-
mentaires n\'y auront d\'effet.

Les chefs insensés de la révolte sociale, qui
les dévorera, suivent la pente fatale où leurs
doctrines et leurs ambitions les ont lancés. Il
en est plus d\'un, j\'en suis sûr, qui déjà com-
prend, à l\'heure ou j\'écris, que !e jeu terrible
où il s\'est eng.igé lui coûtera sa tête; mais tel
est l\'orgueil humain, qu\'il force aux plus extrê-
mes sacrifices. Peu d\'hommes savent avouer tout
haut qu\'ils ont longtemps vécu dans l\'erreur; à
peine sait-on se l\'avouer à soi-même. Ces chefs
sont, d\'ailleurs, débordés. Leur effrayant mot
d\'ordre, qui est
I\'appétit, n\'est pas de nature à
laisser paisible la foule immense de leurs sol-
dats, rassemblés aujourd\'hui dans les derniers
hameaux de la France. Il n\'y a guère de sou-
mission lente à attendre, après avoir trop
alléché les gens que l\'on veut commander.

-ocr page 78-

Mais fussenl-iis assez puissants, ces chefs,
pour contenir la multitude aifamée à laquelle
ils ont donné un drapeau, rien n\'empêchera
qu\'en 1852 la grande agitation électorale ne
mette sur pied, et en armes, toutes leurs trou-
pes. Il n\'y aura plus, à ce jour, de paix possible
dans le moindre village. C\'est là le don fatal
que nous a fait, en se retirant, l\'assemblée
constituante. Et puisque nous l\'avons accepté
en le maudissant, il faut le prendre avec tout
ce qu\'il apporte.

Je crains qu\'il n\'attende pas jusqu\'à la date
marquée. Le premier prétexte suffira pour met-
tre le feu aux poudres. Et c\'est alors que vous
verrez à quoi servent les
commissions et les
votes. H n\'en sera plus question à cette heure
suprême.

Une autre phase s\'ouvrira. La lutte ne se fera
plus par les arguments, mais par les armes.
Quels que soient les moyens essayés pour sortir
de ce dédale oii nous a jetés un demi-siècle de
folies, le seul qui pourra réussir sera celui qu\'on
n\'invente pas, mais qui naît tout naturellement

-ocr page 79-

- .79 -

des circonstances, en quelque pays et en quel-
que temps que s\'accomplissent les désordres
humains. C\'est la phase militaire, qui suit iné-
vitablement la phase révolutionnaire. L\'histoire
le dit partout. Et lorsque l\'épée entre en scène,
la parole s\'en va. M. de Lamartine lui-même en
convient : «: Les camps apprennent à mépriser
la tribune (1). »

(i) Les Girondins, I. VIH.

-ocr page 80-

ÏX

C\'est donc l\'armée, et Varmée seule, qui nous
sauvera. Et quand je dis
nous, je ne veux pas
dire la société telle qu\'elle existe ; je veux dire
la société telle qu\'elle doit être : îa société ne se
mêlant de rien que de ses affaires de famille,
d\'intérêt et de plaisir; la société vivant au beau
soleil de Dieu, vivant des sciences et des arts,
qui font sa gloire; de la guerre, qui fait sa
grandeur; de l\'amour, qui fait son paradis sur
la terre; la société oubliant J.-J. Rousseau et
renonçant aux folies risibles ou sanglantes dont
le honteux règne de Louis XV lui a laissé le
legs empoisonné.

-ocr page 81-

Alors peut-être lui viendra-t-il à l\'esprit d\'ad-
mettre et d\'adorer Dieu.

\' Le temps est bon pour que l\'armée ait ce ma-
gnifique rôle. Plus lard, c\'eût été trop tard. La
loi du recrutement ne manquerait pas de pro-
duire une armée socialiste. Je m\'étonne que les
chefs du mouvement sauvage n\'aient pas la pa-
tience nécessaire pour attendre cet infaillible
résultat.

J\'ai présidé, comme préfet, pendant seize ans,
des conseils de révision. J\'ai vu, nus et trem-
blants, cent mille jeunes gens dont pas un seul
. n\'aurait voulu être reconnu propre au service.
C\'était à qui simulerait le mieux une infirmité,
jusqu\'au point de dépasser, en invention, les plus
invraisemblables scènes de comédie. Il y aurait
un volume à faire sur les ruses de ce moment
solennel, où la bberté de l\'homme est en jeu
pour sept ans.

Et cependant, arrivés à la caserne, tous ces
malheureux, qu\'on croirait poltrons, devien-
nent, sous l\'uniforme, de véritables héros. Le
paysan n\'est plus le paysan : c\'est le soldat; un

-ocr page 82-

être à part, «n moine armé, soumis avec abné-
gation et orgueil à la discipline des cloîtres; fier,
au dehors, de l\'habit qu\'il porte, et prêt à le
faire respecter partout ; ce n\'est ni un homme,
ni un citoyen, c\'est un soldat; grand nom qui,
depuis les débuts de Phistoire, signifie
maître
des événements historiques. Car c\'est à l\'épee
qu\'aboutissent tous les débats humains. On aura
beau créer des théories de gouvernement ; on
aura beau chercher
à éclairer, civiliser, morali-
ser (je me sers des plus beaux mots d\'invention
moderne), on ne fera pas que les hommes chan-
gent de nature, et qu\'un jour ne vienne oii, à
bout d\'arguments, ils ne prennent la force pour
juge dans leurs conflits. Là seulement est la
conclusion de toute querelle; soit que la force
agisse paisiblement au nom d\'un texte, comme
dans les assemblées, où le nombre plus
grand
écrase le plus petit; soit qu\'elle agisse violem-
ment et en son propre nom, comme dans les
guerres, oii le courage habile établit le droit.

Au milieu des divagations de notre siècle, il
est curieux que nul ne se soit insurgé contre ce

-ocr page 83-

grand fait de la force, appliqué aux batailles ga-
gnées. C\'est qu\'en effet rien n\'est plus inatta-
quable qu\'un succès de cet ordre. Il est si naturel
et si bien dans la donnée de la création, qu\'au
milieu même du désordre moral oii se plongent
nos sophistes, le fait du succès militaire est
resté lie seul en dehors de toute atteinte.

Ceux-là mêmes qui prêchent le plus haut en
faveur de
l\'humanité savent que la force leur
serait nécessaire, et vous savez s\'ils en useraient
à l\'occasion î

Que de caresses n\'ont-ils pas faites à l\'armée,
et quelle joie c\'eût été pour eux que d\'y créer
des prosélytes ! Ils n\'ont pas réussi; les dates
d\'humiliation étaient trop récentes pour que les
baïonnettes expulsées se rapprochassent sitôt.

Mais à mesure que vous renvoyez dans les
villes et dans les hameaux des hommes habitués
au métier des armes; à mesure aussi que vous
appelez, du sein de ces villes et de ces hameaux,
des jeunes gens infectés du principe démago-
gique aujourd\'hui sucé avec le lait, vous arrivez
à un double résultat, dont une grande part est

-ocr page 84-

déjà faite : bandes aguerries pour les insurrec-
tions, — c\'est ce qui commence, —et régiments
peu sûrs contre elles,—c\'est ce qui pourrait être
dans cinq ans. — Il faut, en ce pays volcanisé,
une armée à part, comme est l\'armée anglaise,
où le soldat a sa carrière faite pour la vie, sûr
d\'une retraite à la fin de ses jours, et ne rêvant
jamais à son clocher. Il n\'y a pas, en Angleterre,
un seul homme du peuple qui sache manier le
fusil. Quelles que soient, dans un avenir possi-
ble, les émeutes sérieuses de Birmingham ou de
Manchester, quels que soient les tumultes des
districts manufacturiers au début d\'une crise
industrielle, l\'apparition d\'une compagnie de
grenadiers suffira toujours pour rétablir l\'ordre.
C\'est ainsi seulement que la
force reste com-
plète, et qu\'elle reste aux seules mains des
gouvernements. Ils n\'en ont que trop
besoin
aujourd\'hui, et doivent le comprendre, s\'ils se
souviennent d\'un passé récent.

Tout est là, en effet. Comparez deux specta-
cles : allez à l\'assemblée législative, qui repré-
sente cc que, dans le jargon actuel, on appelle

-ocr page 85-

Vidée; voyez de haut, — comme est placé le
public, — ces crânes chauves ou blanchis qui
sembleraient devoir recouvrir la sagesse; vous
n\'enîendrez que bruit, murmures, exclamations,
injures; vous assisterez à un tel tapage, à un tel
échange de lazzi grossiers, à une séance de col-
lège en rumeur, si peu digne de l\'âge et des
précédents de ceux qui s\'y montrent, qu\'il vous
naîtra dans l\'âme une dédaigneuse tristesse en
songeant aux institutions qui nous régissent.
Allez, au contraire, visiter quelque citadelle,
celie de Vincennes, par exemple, qui est si près
de Paris : vous serez saisi, j\'en suis sûr, d\'un
solennel respect, au premier coup d\'œil jeté sur
cette haute tour, qui représente les vieux temps de
force. Elle est encore debout, avec ses solides as-
sises, tout comme au temps de Philippe le Hardi,
semblant dire à nos maîtres, les avocats, que leurs
paroles ne fonderont rien d\'aussi durable. Puis
pénétrez dans les cours, et voyez cette longue file
decanons, cesrangéesde boulets, cesgardessilen-
cieuses qui veillent aux portes, ces saiuts de cha-
cun aux chefs qui passent, cet
ordre enfin, dont

g

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vous avez tant soif aujourd\'hui dans la vie civile,
parce que le désordre s\'y est jeté avec votre édu-
cation, parce que vous en souffrez et que vous en
prévoyez l\'épouvantable suite ; et si vous faites,
de sang-froid, la comparaison, vous convien-
drez que le faux est chez vous, et le vrai dans
la forteresse. Le vrai, c\'est le simple, partout et
toujours. C\'est l\'unité, qui est l\'extrême du
simple; l\'unité, fondement du dogme catholi-
lique, fondement du dogme militaire. Aussi,
l\'Église et l\'armée ont-elles résisté à tous les
assauts de la démence furieuse suscitée par le
dogme absurde de la raison. L\'une et l\'autre
vivent encore et se rajeunissent, au milieu de
vastes cimetières où s\'entassent les systèmes poli-
tiques et philosophiques, dont s\'épuise, j\'en
ai l\'espoir, la dernière génération. 0
foi et
force, leviers uniques des mouvements hu-
mains, il n\'y a rien, en dehors de vous, que
d\'impuissant et de factice !

Mais la force, dans nos temps, est seule maî-
tresse. On peut toujours l\'organiser, quelles que
soient les croyances et les mœurs. C\'est elle qui

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décidera toutes choses, jusqu\'à la fin de ce
siècle maudit.

Si rapide que soit la secousse imminente, si
long que puisse être son prolongement, un jour
viendra où, même en l\'absence d\'une armée,
vingt hommes se réuniront pour résister aux can-
nibales du monde nouveau. Ces vingt hommes
seront déjà une armée, comme le fut, il y a
soixante ans, le premier rassemblement ven-
déen.

On comprend la suite.

Le combat matériel, en dépit des idéologues,
ne cessera jamais d\'être la suprême sanction
des faits.

Le fléau passager de I\'idée se dissipe à l\'im-
muable apparition de la
force. Et, à voir ce qui
arrive en nos jours, où l\'idée libérale accomplit
son dernier ravage, on a plaisir à se rappeler les
paroles de M. de Calonne, écrivant à la noblesse
française, au moment où commençait cette
guerre gigantesque de la révolution : « Ne vous
« dissimulez pas qu\'il existe une lutte terrible
a entre l\'imprimerie et l\'artillerie. Quel en sera

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« ie fruit pour îe triste genre humain? La Pro-
ie vidence, qui piace à ia même date ces deux
« inventions dans la marche des temps et des
« événements, a-t-elle voulu proportionner le
« remède au mal ? »

11 est bien temps que le remède opère! et ce
sera justice. Je ne regretterai pas d\'avoir vécu
dans ce triste temps, si je puis voir, une bonne
fois, châtier et fustiger la
fodle, cette bête im-
monde et slupide, dont j\'ai toujours eu l\'hor-
reur. Regardez-la, quel\'que soit son costume,
blouse ou habit, quelles que soient ses mœurs,
son éducation, ses croyances : dans un salon, oit
l\'on se presse pour voir et entendre mieux ; à la
porte d\'un théâtre oii l\'on veut entrer ; dans le
théâtre même, où l\'on s\'impatiente, et où
Yesprit
consiste à frapper des pieds et des cannes, sur
le parquet, dans cet ignoble rhythmc qui est
devenu presque historique, sous le nom de l\'air
des Lampions; sur la place publique, à l\'aube
du jour, lorsqu\'une tète va tomber sous le cou-
teau de la guillotine; regardez la foule, partout
et toujours, et vous la trouverez, non pas folle.

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mais imbécile, mais brutale et niaise à faire vo-
mir. 11 semble, dès que les hommes sont réunis
en masse, qu\'un magnétisme de bêtise et de vul-
garité se développe, et change subitement d\'hon-
nêtes gens en crétins ou en furieux.

Et la foule gouverne, et c\'est son gouverne-
ment qu\'on a voulu !

Ce ne sera pas trop, pour la revanche de nos
déceptions, que d\'assister à la déchéance de ce
sale empire, proclamé par nous tous dès notre
jeunesse, et dont nous avons été les prétoriens;
pauvres soldats aveugles, dressés au tapage et
à ia révolte par ceux qui devaient nous enseigner
l\'ordre et la soumission. Mais, hélas! ils avaient
reçu ces leçons eux-mêmes de nos grands-pères,
les amis de J.-J. Rousseau! Ce rhéteur sinistre
n\'eût pas fait grand mal, s\'il n\'eût écrit que son
Discours sur l\'inégalité des conditions, pour
proùver que la vie sauvage est l\'Éden réel. Mais
sa malfaisante éloquence n\'a que trop tôt quitté
ce thème d\'écolier paradoxal; elle s\'est jetée,
avec le pressentiment du succès, à la conquête
des idées contemporaines. Nul, à coup sûr, ne

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s« fût empressé, sur l<t parole du Genevois, à
retourner dans les forêts pour y vivre de glands
et d\'herbe. Mais lorsqu\'il vint à parler d\'un
CONTRAT SOCIAL, dont la tradition se retrouvait en
son esprit, et qu\'il en formula, dans ce style
sonore dont le retentissement n\'est pas éteint,
les menaçants articles; lorsqu\'il vint lire à la
société assoupie l\'acte étrange et nouveau qui
refaisait un droit perdu, ce fut un cri universel,
et un universel bouleversement à la voix de ce
terrible notaire.

Un siècle entier s\'en est suivi, dont nous
savons la démence. Il a fallu l\'épreuve de ces
théories appliquées, pour qu\'on ose aujourd\'hui
proclamer leur néant. La minute est proche où
le fatras philosophique ira rejoindre, dans la
poussière des bibliothèques, le fatras scolas-
tique dont s\'émerveillèrent nos aïeux.

Nous verrons donc, je l\'espère, finir les satur-
nales au milieu desquelles nous sommes nés. Ce
sera dans des flots de sang que se fera cette ré-
novation de la marche humaine. Mais le mou-
vement sera prompt, si terrible qu\'il doive être.

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Bienlôl surgira le chef pour apaiser ce tumulte
immense. Qui est-il ? et peut-on le deviner? Non
ce soir, ni demain sans doute; mais il existe, et
nous l\'avons vu passer : quelqu\'un de ces hom-
mes devant lesquels on se range, et devant
lesquels, par instinct, on se lève, comme était
Stilicon, obscur encore avant que Claudien le
chantât (1).

Quel qu\'il soit, son rôle est simple. Prendre,
d\'une main ferme, la dictature la plus absolue,
et se substituer à tous les
textes qui nous ont
gouvernés depuis soixante ans.

Car ce sera plus tard une curieuse recherche
pour les penseurs que d\'expliquer comment,
dans la durée d\'un siècle, l\'Europe s\'est prise de
soumission et de respect pour des morceaux de
papier. L\'histoire, depuis les premiers âges,
nous avait montré, jusqu\'à nos jours, l\'homme
dirigé par l\'homme; quelque héros, quelque
sage, quelque habile, avaient gouverné les na-

(1).....Quacumque alte graUereris in Urbe,

Cedenles spatiis, assurgentesque videbas,
Quamvis miles adhuc.

(CWUDIEW, De laudibiis Stilichonis.)

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lions. La conquête armée changeait, par inter-
valles, les distributions d\'empires. C\'était enfin
l\'intervention humaine qui agissait sur les évé-
nements. Nous venons d\'assister à un étrange
phénomène : ce n\'est plus l\'homme qui agit;
c\'est une phrase imprimée, qu\'on nomme
Loi,
après qu\'elle a subi toutes sortes d\'injures hau-
tement proférées par la moitié, — moins un,—
des législateurs.

Donc, à l\'heure suprême du combat, que l\'im-
prévu peut faire sonner demain, celui qui sera
vainqueur, — qu\'il soit le chef actuel de l\'État,
ou qu\'il naisse des circonstances, — celui qui,
survivant à la mort des chefs, ou faisant mieux
qu\'eux-mêmes, général, colonel ou sergent; ce-
lui, enfin, qui le dernier essuiera son sabre après
l\'insurrection terrassée, pourra marquer sa place
dans la liste des hommes utiles etgrands. il n\'aura
qu\'à souifler sur le château de cartes de 1789,
et à dire, à son tour :
L\'État c\'est moi. Celui-là
pourra donner à la France le seul gouvernement
qui lui soit propre, et le seul qu\'elle puisse
aimer, en dépit des rhéteurs qui l\'en ont dé-

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tournée à leur usage; c\'est-à-dire un gouverne-
ment fort, brillant, glorieux, comme furent ceux
de Louis XIV et de Napoléon. La France aime
l\'éclat, la splendeur, les récits guerriers; elle
aime les l\'êtes militaires, et le souvenir lui reste
des vieux carrousels. C\'est en vain qu\'on a
voulu Tassouplir au piteux régime des discours
et des scrutins. Le peuple s\'y est si peu fait qu\'il
en a honte, et qu\'au nom de cotte honte les dé-
magogues ont soulevé, chez lui, les violents,
courroux que vous voyez contre l\'ordre social.

Celui qui surgira dans la grande crise pro-
chaine sera indigne de l\'immense rôle dont Dieu
\'l\'aura pourvu, s\'il laisse subsister un seul des
éléments désorganisateurs sous l\'action desquels
nous vivons depuis notre enfance. Tout est à
briser, tout est à refaire dans larrangement
monstrueux de nos institutions. A partir de la
révolution de juillet, l\'effort des législateurs
s\'est appliqué, sans réserve, à créer l\'impossi-
bilité de gouvernement. Le soin particulier des
lois a été de veiller au sort de ceux qui auraient
dessein de s\'insurger contre elles. Il fallait bien

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que le succès des révoltes s\'inscrivît, comme un
droit nouveau, à côté des vieux droits conservés,
et l\'on ne pouvait pas laisser, sans consécration
officielle, la conséquence de ce mot célèbre :
« Quand la tyrannie est à son comble, l\'însur-
« rection est le plus saint des devoirs. » Le
premier membre de cette phrase s\'interprète au
goût du lecteur, et le second est devenu un apho-
risme.

On a donc recherché, avec tendresse, tous les
moyens de ne pas gêner ceux qui songeraient,
par la parole, par l\'écrit, par l\'action même, à
renverser l\'ordre établi. Ce fut à qui trouverait
la plus sûre garantie, bien inscrite et bien for-
mulée, contre la sévérité du gouvernement vis-à-
vis des conspirateurs. Il semblait qu\'un pays
devait se croire perdu s\'il n\'avait pas, à toute
heure et à tout instant, ses aises de révolution
possible. Ce système insensé a été poussé plus
loin encore. On s\'est pris de mansuétude pour
les voleurs et les assassins; on a réformé le code
pénal, et l\'on a lancé des inspecteurs dans toutes
les prisons, avec mission de veiller au bien être

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de la détestable race qui s\'y trouve. C\'était, il
m\'en souvient, une préoccupation constante que
de savoir si la qualité du pain était bonne, si les
cachots étaient
sains, si la captivité, enfin, était
douce. J\'ai vu, dans les maisons centrales, des
habitués qui, à l\'aide d\'un petit crime, s\'y fai-
saient remettre à chaque hiver, pour jouir des
bienfaits du régime nouveau.

Rien ne m\'a plus frappé, dans mes réflexions
sur le faux des idées libérales, que cette extrême
résultat de leur application; et elles doivent
mener là.

Je bénirai le ciel si j\'assiste au jour où cet
échafaudage de folies s\'écroulera. Si je puis voir
enfin balayer celte fange dans laquelle se roule
orgueilleusement notre génération ; voir tomber,
d\'un seul coup, la chaire menteuse de nos philo-
sophes, et les tribunes de tout rang qu\'ils ont
édifiées, je chanterai, de grand cœur, et dussé-
je en mourir, le cantique de Siméon.

Car, ce jour-là, le monde sera revenu d\'une
grave maladie,et tellement grave qu\'il y périrait,
si Dieu n\'était toujours là pourle guérira temps.

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4 t/H f^ 3

Ne désespérons pas. i! sera versé du sang et
des larmes. La misère étendra son froid réseau
sur le peuple abusé; il sera violent, plein de
désespoir et de rage ; il sera châtié durement, et
par la famine et par les boulets; les bourgeois
consternés subiront la crise, avec ses phases
diverses, sans rien comprendre à ce tumulte
colossal qui les décimera ; mais à la fin de ces
grands désastres, qui, je le crois, peuvent être
courts, un pouvoir fort s\'établira pour ouvrir
l\'ère nouvelle de l\'autorité. Elle passera dans
beaucoup de mains, qui se la disputeront par les
armes. Mais, au moins, les sophismes ne seront
plus en jeu, avec leurs terribles conséquences;
il vaut mieux voir le peuple se battre pour César
que pour les ateliers nationaux.

FLN.