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L E
VOYAGEUR
CATHECUMENE.
i^
A LONDRES.
MDCCLXVUI.
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L E
V O Y A G E ü R
CATHECUMENE.
DEs affaires de commerce m'avoient en-
gage ä faire un voyage fur mer; j'etois
deja bien loin'des cötes de ma patrie, lorf-
qu'une tempete affreufe nous fit perdre no-
tre route. Nous paflames plufieurs jours en-
tre la vie & la raort; enfin nous fumes jet«
tes fur une terre inconnue, & forces de
trouver un azile contre la fureur des flots.
Je tombai entre les mains d'un peuple
rempli dhumanite' ; je m'apercus bientAt
q-a'il avoit perfeftionne tons, les arts, qu'il
pratiquoit les vertus, & qu'il £toit doue des
plus hautes lumieres on l'homme puiffe at-
teindre. Mon admiration egaloit ma re-
connoiffance: mais htilns.' il n'eft que trop
vrai ,que l'homme d^cele toujours par quel-
que endroit la foibleffe de fon etre.
Ces gens-lä avoient pris de l'amitie pour
taoi comme j'en avois congu pour eux; leur
douceur, leur honnetete avoient gngne"
inon ame: ils me dirent un jour, de quelle
religion etes vous ? Cette queftion me fur-
prit; je leur demandai, s'il y en avoit deux:
*na reponfe les fit fourire, & je vis qu'ils
«Hoient &onnis de mon ignorance: Us ajou-
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terent, adorez-vous des Dieux de bois, de
mdtal ou de pierre ? Je hauflai les epaules;
ils prirent un air de fatisfattion, & pourfui*
virent : croyez-vous ä JVloife qui fit rnafla-
crer vingt trois nulle de fes concitoyens par
ordre de Dieu? Je fis un mouvement d'in-
dignation; ils continuerent & me demande-
rent, fi j'&toia difciple de Mahomet qui fen«
dit la lune en deux, & qui la cacha dans
fa manche? Je ne repondis que par des fi-
gnes de mepris, qui parurent ks fatisfaire
infiniment: etes-vous Chretien, me dirent-
ils enfin? Je r<5pliquai, que je ne favois
pas ce qu'ils vouloient dire: ils parurent
fort &onn<*s , & ils ajouterent , qu'ils ne
connooToient dans le monde que quatre ef-
peces de religion. Vous n'en avez done
point, me direntils? je leur r^pondis vai-
nement, que j'etois ne dans un pays, oü
1'on adoroit un feulDieu, Intelligence fu-
preme & bienfaifante, qui a cre^ le monde
& qui le gouverne; qui recompenfe dans
une autre vie les bonnes actions que l'hom-
me a faires dans celle - ci; que notre cul-
t'i confiftoit dans une reconnoiifance &
une foumiflion fans bornes, & dans l'exer-
cice habituel des vertus, c'efta-dire de la
moderation, de la temperance , de l'hu-
lnanite" , de la bienfaifance & de la ju-
ftice. Eft-ce tout, reprirent-ils ? je leurs
dis que tout etoit renferme' dans ce peu de
mots. Eh quoi 1 votre Dieu, ajoutereflt-
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(3)
As, n'a point fait de miracles? II a cree"
le Ciel & la Terre, repondis-je modefte-
laeut; que voulez • vous de plus? Quoi!
point de Myfteres, de Pretres, de cere-
monies! Je baiffai la tete, & leur^( dis que
je ne les comprenois pas. Je les entendis
slors s'ecrier entre eux; le pauvre honime.'
dans quel exces d'aveuglement, d'ignoran-
ce & de barbarie il eft plonge! Mon ami,:
Hie dit 1'un d'eux, nous avons piti£ de vo-
tre ecat , nous voutons vous dclairer; re-
iberciez Dieu qui vous a conduit de fa main
au milieu de nous, pour vous inftruire &
Vous convaincre de notre fainte & admira»
Me religion. Notre Dieu fe nomine le
Chrift, nous nous appellons Catholiques,
Vous allez voir Dieu. Mon etonnement fe.
foit difficile a exprimer; eh quoi! vous me
ferez voir Dieu! Sans doute, repondirent-
ils, vous le verrez tout comme nous; nous
1'avons pour cela que quatre pas ä faire.
Je les fuivis done: nous aprochions d'iin.
Edifice immenfe, us medirent que c'&oit.le
Temple; je me fis expliquer ce mot: j'ap-
Pris, aveclaplusgrandefurprife, quec'tkoit
In bätiment oü r^fidoit leur Dieu. Eh quoi!
'eur dis je, vous renfermez Dieu entre qua.
tfe murailles, cet Etre immenfe , infini,
5lü anime, penetre , environne des mondes
'^Os nombre! Ils me repondirent froidement:
luand vous verrez notre Dieu, vous ne fe-
l^2 plus fi furpris. J'aper?us des portes,
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des -ferrures & des clefs ä l'entrie de l'e'difi«
ce, j'en demandai l'explication. Quoi! le
Dieu du Ciel & de la Terre, vous ie teneZ
fous la clef! 11 le fauc bien, dirent-ils,
fans cela on pourroit le voler, le profaner.
Voler Dieu! le profaner! Je paffois d'eton-
nement en £tonnement.
Nous avancjons dans ce qu'ils appelloient
le Temple; je demandai oü 6toit le DieU
que l'on devoit me faire voir. Un peu de
patience , me dit- on ; on me conduifit ä
l'extremite- de l'edifice.
La fur une table itevöe de quelques mar*
ches au deflus du ,fol, on me montre une
grande niche d'un travail riebe & <£l£gmti
dans cette niche un cercle tout rayonnant
d'or & de pierreries attire mes regards. Ce
qui m'&onnoit, e'etoit de voir ce cercle
rempli d'une efpece de morceau de papief
blanc: je leur demandai ce que c'&oit.
C'eftnotre Dieu, dirent-ils, le voilä: ä ge1
houx, Profane, adorez le Dieu de l'univers.
J'avoue que je n'y voyois pas beaucoup,
de vraifemblance : cependant comme j'ai
toujours ete avide de m'inftruire, je pris la
liberty de leur demander, pourquoi ils cro-
yoient OjUe le morceau de papier füt Died
lui-meme ?
D« papier, rdpliquerent-ils, Blafpbima*
teur \ Ce que vous voyez, n'eft point du
papier, e'eft un morceau de päte travail^
avec la plus fine farine. Non rnoius &ofl'
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( 5)
ne" qu'auparavant, j'infiftai & fis la meme
demande, a regard de la feuille de päte.
Alors ils me dirent, vous ne favez done
pas-, ignorant, que Dieu s'eft fait homme?
Je leur jurai que j'en apprenois la premie-
re nouvelle. Je leur demandai pourquoi il
s'&oit fait homme. II faut que vous fachiez,
reprirent - ils, que le premier homme man«
gea une pomme malgr£ la deTenfe de Dieu,
& que toute fa poft&ite fut en confluence
condamne'e 4 des fupplices kernels. Une
autre fois Ies hommes fe rendirent fl coupa-
bles , que Dieu fe repentit de les avoir
cre6s; & dans un moment d'humeur, il les
noya tous , ä Perception d'un tres - petit
nombre. La poft£ric£ de ceux-ci n'en de-
vint pas meilleure: Dieu continuoit ä etre
irrite ; il s'agiflbit de räconcilier Ie genre
humain avec lui, & Dieu le fils fe fit hom-
me pour appaifer Dieu le pere.
Cette famille divine ne laiffa pas que.
de m'&onner un peu; & la fille de Dieu,
dis-je alors, "qu'eft -eile devenue? Ils r6-
pondirent gravement, Dieu n'a point de fil-
le. — Ha ha ! il n'a que des gargons!
Mais dites - moi, ä quoi vous connoiffez le
fexe de ce fils. — Ils räpondirent, Dieu
eft incorporel, il n'a point de fexe, il n'en
peut avoir. — Mais, infiftai-je, .comment
Dieu le pere a -1- il produit le fils, qui ne
peut etre ni gargon ni fille? — It l'a en-
gendre. — Dieu le pere a done un fexe ?
A3
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( 6 >
Il a done une femme ? — Rien de tout cc
la. — Oh! mes amis, ne vous fervez done
pas de termes qui defignent une operation
toute corporelle ; mais pafTons la - deilbs.
Quand elt-ce que le pere a engendre le
iils V — De toute Eternite. — ivies amis,
il y a enccre ici quelque contradiction, il
n'y a pas moyen que frengendreur & Ten«
gendrt5 foient prt!cißment auffi anciens l'un
que l'autre. Accordez-moi an moins une
minute. — Nous ne vous accorderions pas
une feconde. — Eh bien, palTons encore,
je n'aime point ä difputer fur ce que je
n'entens pas; dites-moi ä pre fen t : votre
Dieu n'a-t-il point eu d'autre enfant?—•
Non, mais il y a clans la famiile une tryi-
ficme peifonne, qui procede du pere & dtt
fils. — Procede ! Je ne comprens pas cela:
eile n'eft done pas engendree celle-lä? —
Non vraiinent, prenez garde ä ce que vous
dites, vous commettriez une berede. — Eh
bien, je vous paffe encore votre proceffion,
quoique je n'y entende rien. — OhlMon-
fieur, ce font des Myfteres. — Et qu'eft:
ce que des Myfteres ? — Ecoutez ■ bien ,
Monfieur, ce font des chofes que Dieu lui»
meine a revelees aux bommes, tout exprcs
afin qu'ils n'y compriffent rien du tout. —•
A merveille, Meffieurs! — 11 a voulu bu-
milier leur raifon. — C'eft-ä dire qu'ii a
voulu leur infpirer du mepris pour le bien-
le plus precieux qu'ils tiennent de lui; 6c
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(7)
tous ne faites done plus aucim ufage de
votre raifon. — Pardonnez - moi, ii nous
eft ordonne de l'employer dans toutes Ies
chofes de la vie, excepte lorfqu'il s'?.g:t de
Religion, alors ce feroit un crime de la
confulter. —
Toujours de mieux en mieux, mais vous
avezdonc trois Dicux? — Point du tout;
trois perfonnes, ä la verier, doitt U prefflie-
re eft le pere, la feconde le fils, le verba
ou la parole, la troificme 1'efprit; rnais.
toutes les trois ne font qu'un feul Dieu , re-
marquez bien ceia, car e'eft une chofe im»
portante. — Comment ! comment! Mes«
fieurs, trois qui ne font qu'uu & on feul
qui fait trois! — Oui, ceia eft, ä la vtiiV
te, contre toutes les regies de l'Arithmeu-
que, mais vous concevez combien la The-
ologie doit etre au deflus de cette petite
fcience fubalterne. — Fort bien, & lorf-
que quelqu'un vous doit trois 6cus, etes-
vous contens s'ilnevous en donne qu'un?-?
, Oh! Monfieur, vous voulez rire, mais ce
n'eft pas ici matiere ä plaifanter; e'eft en-
core un Myftere. —• Oh! tant. — Vous
n'etes pas au bout, e'eft ce qui fait notre
lnerite , croire ce qui eft abfurde, voilä^
voilä ce qui peut flatter Dieu: d'ailleurs nous
fommes venus ä bout d'expliquer tout ceia
& d'en rendre raifon.— Ah! peurriez vous
me faire voir ces explications? — Ah! ceia
■vous prendroit trop de terns. II y a dix>
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fept cens ans que nous compofons fans ceffe
des volumes d'explication fur toutes ces ma-
tieres ; & (le croiriez - vous) il y a encore
des milliers d'incredules que nous ne pou-
vons convaincre. — Eh mais! je vois un
moyen de les ramener: menacez-les de leur
jetter les volumes ä la tete, je parie qu'ils
viennent fe foumettre ä vos pieds.
Mais revenons ä votre troifieme perfon-
ne, comment l'appellez-vous? — Le Saint
Efprit. — S'eft-il fait homrce auffi? —
Point du tout, il s'eft fait Pigeon: — Fort
fcien, mes amis, l'un me paroit aufli croya-
fcle que 1'autre. — Nous ne fommes pas
bien allures que ce fut fa forme naturelle,
mais toutes les fois qu'il s'eft montre aux
fiommes, iln'apas manqu£ de^evetir celle-
lä. -< Et vous tenez fans doute ce Dieu - Id
dans un pigeonier? — Point du tout, nous
ne le tenons point du tout, non plus que
Dieu le pere, que vous voyez peint lä haut
avec des cbeveux blancs & une longue bar«
be. — Vous peignez fans doute le fils avec
la memebarbe &les memescheveux blancs?
Oh! non, vous le voyez lä fous la figure
d'un bei homme , d'äge viril, comme il
convient. — Mais s'ils font auffi anciens
l'un que 1'autre, il me femble que le tils a
autant de droit que le pere, ä tous les v£-
neVables fignes de vieilleffe. — Monfieur,
il faut de l'ordre en toutes chofes : vous
voudriez done renverfer les loix de la na*
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ture & confondre le pere avec le fils: ce«
lui-ci difoit toujours dans fa courfe.mortel-
le, que fon pere e'toit plus grand que iui. -
Et vous le croyez pourtant fon £gal ?
Sans doute , egal , plus grand; quand on
veut s'entendre , tout cela revient au me-
ine. -----
On ne peut mieux raifonner: Et le fils
y'eft fait liomme fans doute de toute Eterni-
te? — Quelle pitie! il n'y a que dix-fept
cens ans. — De qui & comment eft-il n^?-
Mon eher Monfieur il eft ne d'une Vierge. -
Elle fut tres-furprife fafls doute ? — Oh !
vous jugezbien, mais un Ange, un Efprit
cälefte e^oit venu heureufement pour la
preparer; fans cela vous concevez qu'ellc
feroit morte de frayeur & de honte en ac-
couchant: vous allez fitre bien furpris enco-
re, cette Vierge dtoit mariee. — Ah!
pardonnez-moi , je le fuis un peu moins
que vous ne penfez: ce Myftere ä mon a-
vis fe comprend un peu mieux que les au.
tres. —' Ne plaifantez point, fon mari ne
couchoit point avec eile; c'eft encore une
revelation. — Mais enfin comment cette
Vierge congut eile ? — Par l'operation du
St. Efprit: — Eh bien, par exemple, voi-
lä qui eft clair, & l'exprefllon eft de plus
fort honnete; c'eft-a-dire que !e pigeon qui
procede du fils, a enfuite" produit le fils
Dieu homme V — Vous y etes precitöment.
II faut que vous ayez un talent aatiwel pour
A5
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( lo )
ddbrouiller les genealogies. — Le fils d'u>
ne Vierge & dun pigeon etoit veritablement
un Dieu? — N'en doutez-pas, la chofe
eft fi claire, comme vous voyez. -- Et cet
homme Dieu, de quelle efpece de femme
niquit-il? — D'une Charpentiere. — Ah!
j'en fuis bien aife pour les Charpentiers: &
ou näquit-il? — Dans une etable, entre
un bceuf & un äne, au mois de D^cembre,.
par un ties-grand fro id ; mais Dieu n'a-
bandonna pas fon fils; l'äne & le bceuf fouf-
floient fur lui & le rdchaufoient. - Et n'y
avoit - il qu'un äne ? -. Non Monfieur. —
Ah! je concois bien , qu'ils n'etoient pas
tous lä; & quelle vie mena-t-il enluite?--
II paffa trente ans dans la boutique de fon
pere ä qui il dtoit d'un grand fecours dans
tous fes ouvrages. -- Vraiment je crois
que c'etoit de la befogne bien fake: ah!'
Meffieurs, les belles idees que vous avez
de la Divinite! — Au bout de ces trente
ans, il fe mit ä pre eher le peuple dans les
Campagnes, cela dura quelque terns ; enfui-
te les Magiftrats fe mirent de mauvaife hu-
meur, parce qu'it difoit dans fes fermons
beaucoup de mal des gens riches & en pla-
ce, & qu'il pretendoit qu'ils iroient ä tous
les. Diables : il pre^vit qu'il alloit etre mis
en prifon , & il fua de peur fang & eau.—
Votre Dieu fua de peui! Eb bien, voili
encore un beau trait dans fon hiftoire. —
On l'.arräta,& par Sentence des Magiftrats,
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City
apres qu'on lui eut crache au vifage, il fur
mis en croix entre deux voleurs. - Fran-
chement, voilä un Dieu en fächeufe poftu-
re, ou en bien mauvaife compagnie ! Et
il mourut? — Et il mourut. - Et il fut en-
terre ? -> Et il fut enterre\ .- Eb bien r
Meflieurs , voilä done qui eft fini , votre
Dieu eft pendu, mort &enterr(5, voilä fon
hiftoire terminer : je la trouve , d'honneur■',.
on ne peut pas plus amufante. - Monfieur,
Monfieur , vous allez bien vlte ; il mou-
rut , il eft vrai, pour engager Dieu le pere
a pardonner aux hommes. — En confide-
ration de ce qu'ils avoient tue" fon fils: rien
de mieux imaging en effet. - Mais apre«
nez que pour temoignage da fa Divinite, il
fe reffufcira lui-meine trois lours apres fa
mort. -- En public ?-- Non, fecrettement. -
Etquelles preuves en avezvous ? - Le recit
de ("es Difciples. — Et que difoit tout le peu-
ple ? •- II nioit le fait. - Fort bien, Mes-
fieurs, vous etes aufli heureux en preuves
qu'en raifonnemens; Et avoit-il fait ci'autres
miracles pendant fa vie? - Oh! tantlil gue-
liffoit tous les poißdes, il fecboit les figuiers,
H envoyoit les Diables dans des troupeaux
<äe cocbons, il rempliflbit de poiffon les filets
de fes difciples, il remettoit tres-propreinenc
fes oreilles couples,' il changeoit l'eau en
vin , l'-rfqu'il £toit prie d'aflifter ä des nöces:
car il faut vous dire qu'il ne fe faifoit pas
fifle jpeine de fe trouver ä des feftins lojfr'
A* 6
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C iO
qu'on l'en prioit. — Vraiment pour un Dieu
Charpentier, il t^toic tout-a-fait aimable, &
de plus je vois qu'il fe rendoit utile dans les
jnaifons: c'eft for: bien fait ä lui: Et voyoit-
il des femrnes'^ —Quelquefois, il etoit fur-
tout fort indulgent pour les femmes adulte-
jes, & fa meilleure amie dtoit une Courti-
_anne publique! il avoit gagnö fon ame, ail
|)oint qu'elle ne voyoit plus que lui. — Eh
jnais! je fuis aflez content de ce miracle lä,
il marque du talent & un nitrite cache\ —
Ah! vous dites bien, Monfieur, il aiinoit
tant ä fe cacher, que jamais dans fa vie il
jn'a dit qu'il &oit Dieu. — Et pourtant vous
le croyez Dieu ? — Sans doute: fes Secla-
teurs ont difpute' Iongtems fur cet important
article: il en a it& de meme du St. Efprit,
& par ce qu'il n'dtoit point parle; de ces trois
perfonnes Divines dans les anciennes ecri-
tures. Le St. Efprit n'a die reconnu qu'apres
douze cens ans: & quant a la Divinite de
JeTus, il n'a fallu que trois cens ans de dif-
f utes, de troubles, de maffacres, pour de-
cider la chofe ä fon avantage. — Ah! je fuis
cbarme de cette fortune-lä: eile s'eft unpeu
fait attendre, mais que Diable, c'eft fa tau-
te aufll: lorfqu'un Charpentier eft Dieu, il
me femble qu'il doit le dire lui-merne; fans
cela comment veut-il-qu'on le devine? Il
jne femble que ce feroit encore affez faire,
que de Ten croire fur fa parole; en verit*
tous les Charpentiers du monds E'en pea*
vent pas exiger daya&jage,
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Mais puifque vous aimez tant ce Dien
horame, fans doute il eft ne dans votre pays?
— Point du tout, il näquit, il vccut dans
une aütre partie du monde. — Jl me fenible
que vous cherchez vos Dieux bien loin: ap-
paremnient il avoit compofe" un corps de
Doctrine & de Religion, que vous avez era
devoir adopter ? — II n'a point fait de corps
de Doftrine, il n'a point enfeigne de nou-
velle Religion, il n'a rien compote, rien €*
crit; ne vous avons-nous pas dit qu'il aimoit
a cacher fes ceuvres ? Mais ä fon deTaut,
quelques - uns de fes difciples ont ecrit fon
biftoire, fes difcours, fes penfees. — Et
e'eft ce qui forme le cede de votre Religi-
on? eile y eft annonce^e, d^finie, preferite
exaetement? — Rien de tout cela, on n'y
trouve que quelques faits de fa vie, aecom-
pagnes de quelques'preeeptes de morale,
qu'il r^pandoit 5a & lä dans fes difcours; il
y dit lui-meme hautement & expreffement,
qu'il eft venu aecomplir la loi ancienne, &
non la changer. — II y avoit done avant lui
une Religion particuliere dans le pays oü il
prit naiffance ? — Oui vraiment. — C'eft
done cette Religion que vous fuivez? —•
Nullement; la notre lui eft oppofee prefque
dans tous les points. — Mais d'oü vous eft
done venue cette Religion nouvelle que vous
avouez vous-mSme n'avoir pas et£ annoncee
ni enfeign^e par votre Dieu ? C'eft done
tous qui l'avez falte. — Nous avons explü
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. ( '4)
qt'e", comment^, -interpreee fans cefie pen-
dant dix-fept cens ans, tous les difcours de
notre Dieu, & nous en avons tire une belle
fuite de Dogmes & de Myfteres tout nou-
veaux. — Et vous etes tous d'aecord dans
ces explications? — Ah! il s'en faut bien,
nous n'avons pas ceiTe' de difputer, de com-
battre, de nous egorger pour ces diverfes
interpretations. — Je fuis fache1 de vous le
dire, mais voilä une Religion qui ne parole
pas attirante; vous ne vous entendez pas les
uns les autres, & vous vous e^gorgez pour
cela! Je fuis fort mal edifie\ je vous l'avoue,,
il s'enfuivroit de vos principes que Dieu fe-
roit venu expres parmi les hommes, pour
les engager ä fe maflacrermutuellement. Vr>
tre Dieune me plait point du tout, mais je
vois ce qui vous a fait adopter une Religion
fi extraordinaire, e'eft que les habitans oil
votre Dieu precha, 1'avoient tous embras-
fee ? — C'eft encore ce qui vous trompe j.
notre Dieu n'ygagna qu'un tres-petit.-nombre
de Difciples, tous de la lie du peupler & ne
vous avons nous pas dit qu'il fut mis ämort
par ordre des Magiftrats? — Quoi! Mes-
fieurs, fe-s difcours n'ont pas 6t6 crus par la
Nation qu'il inftruifoit? -— Non, Monfieur,
— Ses miracles n'ont pas perfuade" ceux qui
en etoient te>ioins ? — Non, Monfieur. —
Et vous croyez ä routes ces chofes, vous qui
etes a mille Iieues & ä dix-fept cens ans de
diftance? — Oh! Monfieur, il y a explica*.
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( 15)
tion ä tout. II faut que vous fachiez que Dieu
avoit envoye expres fon fils cbez ce peuple,
& qu'il avoit expres endurci le creur de ce
peuple, pcur qu'il ne crut pas ä fon fils. —
Bien explique! en honneur, voilä qui me
paroit fatisfaifant ä l'exces. Faites-moi le
plaifir de me dire quel etoit Je nom de ce
peuple ? — On l'appelloit le peuple Juif. —
je ne le connois point. — Oh! Je le crois;
il occupoit un il petit & fi pauvre pays, que
fa reputation n'a pu faire beaucoup de che-
min; rriais il n'en etoit pas moins autrefois
le premier peuple de la Terre. Dieu I'avoit
choifi parmi tous les autres, pour en faire fa
Nation favorite: il le gouvernoit par lui-
meme , il parloit fouvent ä fes chefs, mais
il ne leur montroit que fon derriere. Nous
ne finirions pas, fi nous voulions vous ra
confer tous les prodiges qu'il ne cefibit dvo-
perer en leur faveur.
Une fois entre autres qu'ils e"toient au
nombre de fix-cens mille combattans, il leur
donna les moyens de fe fauver des mains
des ennemis qui les pourfuivoient pour les
avoir voles par ordre de Dieu. — Ab! Mon-
fieur, le beau miracle! Six-cens mille com-
battans qui s'enfuient! L'admirabie idee que
vous me donnez de cette brave Nation , &
de fon Dieu! — II la cheriflbit a tel point,
qu'a la moindre fame qu'elle commettoit,
il la livroit en proye aux peuples voifins,
gui la reduifoient, en efclavage, ou Ja anafla-
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( i<5)
crolent fans pitie; quelquefois aulll par pure
tendreffe pour les Juifs, il Ieur ordonnoit
de s'^gorger mntueliement, ci il y ea eut
line fois vingt-trois millemis a mort par leurs
propres concitoyens: & cela par les ordres
de Dieu meme. II commanda ä un de leurs
Rois de maffacrer jufqu'au dernier homme
d'une Nation vaincue. Celui-d eut 1'audacc
de ne pas egorger des homines hois d'etat
de fe deTendre, il en fut puni: un fils de ce
Roi mangea un peu de miel un jour de ba-
taille , il fut condamne ä la mort. Le pers
& le fils furent profcrits par leur Dieu juiie-
ment irrite', qui choifit expres de fa main
un nouveau Roi. Celui-ci a la verite1 coucha
avec la femme d'un de fes Gene'raux, & fit
maiTacrer le mari.
11 eut de cette femme adultere un fils,
qui raffembla fept-cens famines dans fon Se-
rail : mais Dieu les chärit toujours J'un &
l'autre. Tous deux furent combos de be-
nedictions celeftes. Notre Dieu homnje avoit
l'honneur de defcendre en droite ligne de
cette femme adultere. — Ah! Meffieurs,
vous me faites fr<Smir. — Ne vows avons-nous
pas dejä dit que la conduite de ce Dieu fut
toujours myfterieufe, & qu'il s'eft propofö
pour objet d'humilier la raifon humaine ?
Le premier tegiflateur de ce peuple, & qui
lui fut donne1 pour chef par Dieu-meme,
itoit un aiTaffin, il n'en eut pas moins le don
de faire des miracles Tans nombrs. II com«
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( 17)
pofa un tres-grand corps de Loix civiles &
religieufes, que nous confervons encore,
& que nous re>e>ons comma certainement
infpirees par la Diviniti. — Et vous ne les
fuivez pas ? — Non vraiment, nous les
avons en horreur ainfi que ceux qui les pra.
tiquent. 11 eft vrai que ce peupie avoit d'a.
bord e^e" choifi de Dieu, & tout le refte de
la Terre rejette: enfuite toute la Terre a &e"
appellee, & ce meine peupie profcrit. N'ad-
mirez-vous pas, Monfieur, la fageffe du
Dieu que nous adorons? Nous voulons auffi
vous faire admirer fa bonte: il avoit defen«
du au peupie Juif, fous les plus grandes
peines, de mangerdu cochon, & Dieu s'eft
fait homme tout expres pour changer cela.
Depuis dix-fept cens ans, nous mangeons
du cochon tant qu'il nous plait, & par re-
connoiffance nous brülons ceux qui n'en man-
gent pas.
A merveille: mais expliquez-moi, je vous
prie, ces mots profcrits, rejetUs, que je
n'entens pas bien. — lis fignifient que tous
ceux qui n'adorent pas notre Dieu, & qui
ne lui rendent pas le mSme culte que nous,
font condamn^s dans l'autre vie ä des flam?
mes £ternelles. —
Je comprens: mais puifque tous les hom-
ines ont ete appelles ä votre nouvelle Reli-
gion, pourquoi n'a-t-elle jamais ete" connue
dans le pays oü je fuis ne ? — Myftere ,
Monfieur, Myftere! Et croyez-vous etre le
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c is;
feu!, qui n'ayez point connoiffance de cette
nouvelie Religion? —Je l'nnagine dumoins
d'aprcs vos principes. — Apprenez que le
Chrifti-mifme a rampe d'abord fur la terre
pendant plufieurs fiecles, ignore, cache,
repandu lenternent dans lepeuple. Quelques
Souverains 1'adopterent: alors fes progres fe
Brent plus rapidement & d'une maniere ecla-
tante : mais dans fon plus haut point de
•grandeur , jamais il n'eft parvenu ä occuper
la quinzieme partie de la Terre. — Et les
quatorze autres parties de la Terre ne -pro«
duifent que des damnes! — Ilien n'eft plus
certain, & gardez-vous bien d'en douter,
vous feriez datnne vous meme. — Cela me
paroit bien dur: mais fans doute votre Dieu,
votre Religion ont £te annoncds ä tous les
peuples: c'eft leur faute, s'ils- perfiftent dans
I'erreur. •- Vous vous preffez toujours trop
tot de juger: apprenez que ies trois quarts
de la Terre n'ont jamais eu ni pu avoir con-
noiffance de notre Religion, du moins pen-
dant quinze-cens ans. Nous ignorions encore
Tart de la navigation, nous ne pouvions tra-
verfer Ies mersimmenfes qui nous feparoient
d'eux, pour aller les inftruire de nos dogmes
& de notre culte. — Et ces gens Ii etoier.t
damned pour n'avoir pas connti ce qu'ils ne
pouvoient pasconnoitre? — Sans doute :de-
puis trois fiecles Tart de naviger nous a mis-
ä portde d'aller inftruire queiques-uns de ces
peuples, feulement fur les c6tes; car i*
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( 19)
etoit impoffible de pen&rer bien avant dans
les ten es. Nous avons fait qtjelqsea Profe-
lites. -- Et ceux qui he peuvent croiie que
trois ne font qu'un ? - Mr., nous les e^gor-
geons, toutes les fois que nous forames les
plus forts. -» Ah! barbares! -• Prenez gar-
de ä ce que vous dites: nous vengeons np-
tre Dieu, qu'ils ne veulent pas reconnoitre:
nous voulons lui gagner des ames; elles re-
fiftent, il faut bien punir leur obftination. —
Meffieurs, croyezvous votre Dieu tout-puis.
fant ? -- Certainement. -• Il eft tout-puis.
fant, & vous penfez qu'il a befoin de votre
fecours pour gagner des anies, & vous vous
efaargez du foin de punir pour lui, & de le
venger! Quelle terribie inconföquence ! Et
votre Dieu vous. a-til ordonne" expreffemenJ
d'egorger vos freres en fon nomV - Non
pas preciföment, mais nous avons l'artd'in-
terpreter fes volonte^. On voit bien que
vous ne favez pas ce que c'eft que le zele
de la gloire de Dieu , & l'extreme envie
de lui plaire. - Et le moyen que vous choi-
fiffez , eft de maffacrer fes Creatures.
Je fremiffois de tant d'abfurdites& d'hor-
reurs : mais faifant effort fur moi-meme
pour achever de m'inftruire, je leur deman-
dai quel £toit leur culte. lis me dirent,vous
I'allez voir, voila le Pretre qui monte al'au-
tel, fuivez les c£r£monies.
Je vis en effet cet homme fingulieiemenS
& richement v£tu, fe courber, le relever,
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(*>)
fe promener d'ua cöte ä l'autre , lifmt,
marmotant des paroles que je n'entendois
pas: je leur dis, cet homine ne parle done
pas votre langue ? — Vraiment non , repon«
dirent-ils; tomes nos prieres font dans une
langue etrangere, qui n'eft guere entendue
que de la millieme partie de la nation; &
la pluparc meme des livres de notre reli*
gion font Merits dans un langage fi ancien >
que perfonne ne le comprend plus. — Je
t^moignai ma furprife, mais on me repeta
doucement, fuivez les ce>t5monies. Je vis
alors le Pretre prendre entre (es mains une
grande feuiile de pate. Je leur dis: eft ce
encore-lä votre Dieu? Pas encore, me r&-
pliqua-t on; mais vous n'attendrez par long«
tems. —Je redoublai d'attention, pour voir
comme on devenoit Dieu. Le Pretre s'inclina,
marmota quelques mots, leva le morceau
de päte par defTus fa t£te: tout le monde
dtoit profterni, on m'obligea d'en faire au-
tant. Je ne comprenois rien ä tout cela.
Cependant le Pretre prit une coupe d'ar-
gent, dans laquelle je lui avrois vu mettre
de l'eau & du vin; il s'inclina encore, pro«
nonca des paroles, leva la coupe par deffuS
fa tike. Interdit, &onne\ je demandai Im-
plication de ce que je voyois. — On ms
repondit, ce morceau de päte que vous
avez vu d'abord, & que vous voyez enco-
re, ce vin & cette eau qui font renfermes
dans cette coupe, exiftoient tout-ä-l'heure»
-ocr page 22-
/
C 21 )
. & n'exiftent plus. — Comment! lis inexis-
tent plus, & je les vois comme je les vo-
yois auparavantl — N'importe, me dit on,
vos fens vous trompent: d'abord, c'etoiten
effet de la päte, c'gtoit du Vin & de l'eau;
a prefent par le moyen des paroles que la
i Pretre vient de prononcer, cette päte s'eit
| aneantie, elk eft devenue le CofpS meme
de notre Dieu: cette eau & ce vin ont cede
d'etre , ils font devenus le fang de Dieu.
: Etes vous au fait ä prefent? Convenez que
voilä un beau Myftere. — Admirable en
effet! Le Corps de Dieu d'un cote" , & fon
fang de l'autre! Que cela eft heureufement
imagine! Mais, Meffieurs, etes-vous bien
affures de ce que vous me dites? — Com-
ment en pouvez vous douter? Le Pretre a
dit les paroles. — Et votre Dieu eft oblige"
de s'y foumettre, & de fe rendre lä ä point
nomme? —Sans doute. — J'avois ou'idire
que Dieu avoir cree rhomme, & ici c'eft
l'homme qui cree Dieu. — Oui , Mon-
fieur. — Et vous pouvez tous operer ce
prodige? — Oh.' non, il n'y a parmi
nous que les Pretres qui ayent ce pouvoir. —
Et qu'eft-ce que les Pretres ? — Ce font des
homines qui embraffent cet dtat pour vivre,
& a qui Ton donne dix fols pour faire ce
prodige. — Cela ne me paroit pas eher,
& ils ne le font apparemment qu'une feule
fois dans leur vie? - Point du tout, ils
le peuvent ä toute heure, ä tout moment;
L
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(22)
rnais pour 1'ordinaire, ils fe contentent d'u-
ne feule fois par jour. — Eh vfrrite cela
me parolt bien modefte de leur pare. Vous
avez done chaque jour autant de Dieux que
de Pretres? — Vous y etes precifement —
Et avez vous beaucoup de Pretres ? — Un
n ombre prefqu'infini. — Et par confequent
un nombre prefqu'infini de Dieux. Ah !
Meflieurs, la belle manufacture que vous
avez 14! Je fuis dans un dtonnement. — Ne
vous preflez pas de vous dtonner, me di-
rent-ils, vous 'n'etes pas au bout. — Appa-
remnient.leiir dis-je alors, qu'il n'y aqu'un
feul de vos Pretres qui fafle cette ceremo-
nie a une heure fixee: votre Dieu ne pour-
roit fe trouver en deux endroits A la fois. —
Vous vous trompez encore : il y a peut-
etre, en ce moment meme , cinq cens mil-
le Pretres qui prononcent les meines paro«
lcs. •- Et cinq cens mille Dieux crees 4
la fois au meme inftant ? - Oui , Mon-
fieur, & e'eft abfolument un feul & meme
Dieu partout. -- Et les cinq cens mille Dieux
ne font qu'un. -• A merveille, vous voyez
Men que cela va tout feul, & que rien n'efi
plus aife 4 comprendre, vous 1'avez faifi
d'abord, mais ne perdez pas le Pretre de
viae, & obfervez attentivement ce qu'il fait.
Je levai les yeux , & je I'apercus qui
rompoit la feuille de päte entre fes doigts;
Je fremis, & ne pus m'empecher de m'e-
crier : ah! Meflieurs, voilä le Pretre qui
-ocr page 24-
(23 )'
cafle les bras & les jambes a votre Dieu 1
lis fe mirent ä fourire & me dirent avec
douieur ,• ne craignez rien , il l'a divifö en
trois parties, il eil vrai, mais c'eft fans lui
faire aucun mal: car le corps de Dieu fe
trouve ä preTent tout entier dans chacune
de ces trois parties, & vous devez conve-
nir que cela fe comprend aufli aifement que
tout le refte. Je fus oblige de l'avouer. En
ineme tems je remarquai que le Fretre
mettoit un petit morceau de päte dans la
coupe oü etoit le fang; etonne' encore , je
leur dis: le voilä qui met le corps dans le
fang, & il me femble au contraire que c'eft
le fang qui devroit etre dans le corps, lis
fe mocquerent de moi, & me dirent de na
pas infiiler fur ces bagatelles, & que j'al-
lois voir bien autre chafe.
, En effet je vis le Pretre qui plioit pro-
prement les deux grandes parties de la feuil-
le de päte Pune fur l'autre, il fe frappa
trois fois la poitrine, il approcha fa bou-
cbe: jugez de ma furprife! je le vis faifir
fon Dieu entre les dents, lui faire craquer
les os, le manger, le devorer, Pavaler en-
fin & l'abforber dans fon eftomac. On me
dit, vous voilä bien etonjs^t vous ignoriez
qu'un horame put manger Dieu: vous voyez
pourtant que cela eft bientdt fait. - Ah!
Ivleffieurs, leur dis je, il en a mange tren*
te pour le moins, car j'ai bien vu qu'il Pa
$ölcbi affez lengtems, & il ne Pa pu fans
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(H)
la divifer entre fes dents; & vous venez de
me dire que dans chaque partie il recon-
noiffoit un Dieu tout entier. - Eh bien!
trente fois, me r^pondit - on. - J'avoue ,
repris-je alors, qu'ii 6toit bien jufte qu'il
les mangeät, puifqu'il les avoit faits. Mais
comment n'a-t-ü pu faire qu'une bouchee
de ce corps tout entier, ou plutdt de ces
trente corps? Comment le goüt de la chair
de cet homme Dieu, ne l'a-t»il pas fait
fre-tnir ? — Vous n'y etes pas, reprirent-
ils: il n'a fenti que le volume & le gout
de la petite feuille de päte: ne vous avons-
,nous pas dit que toutes fes apparences con-
tinuoient de fubfifter? - C'eft-a-dire, que
votre Dieu apres avoir fait un miracle pour
venir lä, en opere un fecond pour vous en
faire douter. •- Oui, Monfieur , afin que
nous ayons du m^rite ä croire. -• Je vois,
Meflleurs, que vous n'en etes pas les du-
pes, & que vous" ne donnez pas dans ces
pieges - la. Mais fans doute votre Dieu a
enfeignd formellement & evidemment ce
Dogme, il a inftitue diftin&ement le facri-
flee & toutes les ceremonies, il a cree des
Pretres? -- Ilien de tout cela : on ne trou-
ve dans fori hiftoire ecrite par fes difciples,
ni ces facrifices, ni ces myfteres , ni ces
Pretres , ni ces prodiges fans nombre: mais
nous lifons dans cette hiftoire, qu'etant un
foir a fouper avec fes amis, il prit par for-
me dc converfation un morceau de pai'n
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( 25 )
qii'il' partagea avec euxen Ieur difant.r ceci
eft mon Corps, & quand vous ferez ces
ehofes, vous les ferez en memoire de moii
il n'a jamais dit que ce peu de mots fur cet^
te importante matiere. Cent auteurs ont
travaille", ont dcrit fur ce paffage, & en
ont enfin tire" cette admirable doärine que
nous venons de vous enfeigner. — II fal.
loit que ce fuffent d'habiles gens. — Oh f
nous vous en faifons juge; il faut vous dire
»uffi, qu'ils tkoient tous Pretres. — C'eft.
4-dire de ceux qui fe vantent de faire le
miracle. — Oui, Monfieur. — Eh mais!
[e fuis un peu moins e'tonne' que je n'£tois
il'abord. — Malgre' une autoritd fi däcifive,
des nations entieres ont altera,. ont däigur£,
ont nie ce dogme; il a fallu le deTendre
les armes ä la main, & il n'en a giiere coü-
te" que trois ou quatre cens mille homines,
pour ie conferver dans toute fa purete" chez
quelques peuples feulement, car il a £te
aboli chez beaucoup d'autres.
Cependant un d'entre eux me tira dour
cement par la manche, & me dit: fuivez
ee qui fe paffe ä Pautel. J'ob&s: le PrStre
tira une petite clef de fa poche, il l'appli-
qua ä une petite ferrure, & ouvrit une pe-
tite niche obfcure qut eroit au milieu de
L'autel; il s'inclina, porta fa main dans la
niche, & en re'tira un vafe d'argent; il d<j*
couvrit le vafe, & retira avec le bout des-
doigts, une tres. petite feuille de plte,, fe
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(20)
letourna vers les fpettateurs, defcendit de
l'autel, s'aprocha dune baluflrade couverte
d'une nape; tons les afliftans s'avancerent
l'un apres l'autre, prirent un bout de la na-
pe fur leurs mains, baiflerent les yeux,
leverent la tece , tirerent la langue: le Pre*
tre les parcouroit tous, & leur placoit fur
langüe le petit morceau de päte.
Quand tout cela rat fini, j'en demandai
l'explication, felon mon ufage: ils me di-
rent tranquillement , ce font autant de
Dieux que nous avons manges: dequoi etes-
vous etonne ? il me femble que chacun fon
Dieu ce n'eft pas trop. — Quoi! Meffieurs»
ce vafe que le Pretre a tire" de ce petit ca-
chot noir, etoit tout plein de Dieux? —
Oui vraiment, tant qu'il y en peut tenir,
tous couches les uns fur les autres en atten*
dant qu'on les mange; tous les jours la ta-
ble eft dreffee, comine vous voyez , la na-
pe eft mife; & tout homme qui fe fent en
appe'tit fpirituel peut venir fe regaler de-
votement. — Le matin & l'apres midi? —
Le matin feulement. — Ah ! je comprens,
vous ne mangez votre Dieu qua dejeuner :
Et dans tous vos Temples eft ce la meine
chofe? — N'en doutez pas; dans tous Jes
pays oü notre Religion eft etablie, il fe
confomme peut-etre, bon an, mal an , cent
ou deux cens millions de Dieux. Repe'tez
ce nombre jufqu'a la fin du monde, ajoutez-
y le grand nombre de fiecles qui fe font
-ocr page 28-
(27)
icoul& depuis l'^tablilTement da notre cul-
te, vous verrcz des milliards de milliards
de morceaux de päte, de Dieux, de meta-
morphofes, de prodiges & d'eftomac3 bu*
mains changes en temple de la Divinitö.
Ah! Monfieur, l'admirable Religion! nos
champs font couverts de moilibns, & il
n'y a pas un feul grain de bled qui ne puif-
fe au befoin devenir un Dieu. — Vous n'en
dites pas affez, Meffieurs; car d'apres vos
principe«, vous n'avez qu'ä brifer en parti •
cedes infenfibles tous les morceaux de päte,
le tout fans faire aucun mal ä votre Dieu,
(car ce feroit bien dommage) & en ce cas,
vous multiplierez vos Dieux comme les
fables do la mer. Je dtkouvre encore que,
comme il y a dans le fein de la terre une
infinite de portions da inatieres qui peuvent
devenir du bled & de la farine, toutes ces
multitudes innombrables de particules n'at«
tenJent qu'un heureux hazard , pour etre
autant de Dieux; j'appercois dans un tas
da furnier des milliers d'Etres Divins poffi-
bles; vos latrines memes en regorgent; &
il n'y a pas une partie de vos cadavres,
qui ne puifle ä fon tour devenir une Diyi-
nite. —
On ne pent pas mieux raifonner, dirent-
ils alors: vous avez faiü toute la fecondite"
des principes. — Mais, repris-je auffitöt,
il me refte une queftion ä vous faire: quand
vous avez mange' votre Dieu, vous Sees
- B 2
-ocr page 29-
( 28 )
^oncvous-m£mes autant de Dieux aiiibu-
lans: & s'il plaifoit ä un de vos Pretres dc
fe nourrir uniquement de cette päte divine,
tout Ton corps a la longue ne feroit done
plus qu'une coagulation de Dieux , & s'il
illoit ä la garde - robe, fes excrshnens fe-
roient encore des Dieux, & vous tiendriez
Tans dome ä grand honneur de les manger*
—  Vous vous trompez ici, me dirent • üs
froidement. ------ Mais, Meflieurs, cony
ment la chofe peut-elle nr£tre pas ainfi?
j'ai bien voulu ne pas vous contefter la
deftruction & l'an&ntiflement devotre päte,
de votre eau & de votre vin; mais Dieu
ne peut-6tre ni detruit, ni ane'anti; & s'il
ne peut l'etre, ma confluence eft neces*
faire & Evidente. Puifque vous mangeZ
Dieu, ou vous le digerez ou vous le ren-
dez paries feiles, pardonnez-moi le terme.
—  NiPun Tri l'autre, me dirent-ils: notre
Dieu, il eft vrai, prend un fingulier plaifir
ä &tre mange': on ne peut rien faire qui lui
foit plus agreable. — A la bonne heure,
on ne difpute pas des gouts. — Mais,
Monfieur, de ce qu'il aime a entrer dan»
notrs bouche, il ne-s'enfuit pas qu'il veuil-
Ie s'enterrer dans notre eftomac ni fortir
par notre derriere; notre Dieu eft decent»
& nous vous prions de croire qu'il n'habi'
ta jamais dans un pot de charribre : «fcou-
tez bien comment la chofe fe pafle: atifli-
tdt que Dieu eft defcendu dans notre efto-
-ocr page 30-
( 29 )
ntac , la pite, 1'eau & le vin renauTerrt,
& il n'eft plus queftion de Dien. — II fort
fans doute par en-haut ou par en-bas? —
II ne fort point.— II refte done? — II nc
reite pas non plus. — Que devient-il done?
car enfin il faut qu'il forte ou qu'il refte,
ou bien qu'il s'an^antiffe; & je vous avoue
qu'un Dieu qui s'an^antit, ne m'en impo-
fe point du tout, & qu'il me donne tres-
mauvaife opinion de lui. — IYenez garde
ä ce que vous dites; notre Dieu ne s'anean-
tit point. — Eh bien! je ne veux pas dif-
puter , >je me bornerai ä une expreflion,
qui pourra peut - etre vous fatisfaire: il a
d'abord efcamotte' le pain & le vin, & il
finit par s'ecamotter lui-meme. — Le terme
n'eft pas noble, mais nous voulons bien
vous le pa!Ter, puifqu'il ne rend pas mal
l'idee que nous avons de cet adorable mys-
tere: d'ailleurs il s'agit de vous gagner i
notre fainte Religion, nous vous devons
quelque condefcendance. Ne vous fentez-
vous pas merveilleufement ;^difie ? notre
Dieu ne vous parott-il;pas grand & fubli-
me ? fa doctrine, fa vie, -fes myfteres, tout
ne vous femble-t-il pas marque" au coin de
la Divinite f
J'hefitois ä r£pondre : allons, mon eher
enfant, reprirent-ils, foumettez■ vous, ne
fefiftez plus. Je craignois de les che
quer, je ne difois mot: alors ils s'appro-
c'ierent de moi avec un vafe plein d'eau;
B 3
L.
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(30)
Jls me prierent avec beaucoup de polices-
fe de permettre que Ton verßt quelques
goutes de cette eau fur ma tete. Je fuis
coinplaifant de mon naturel , je ne fis
aucune difficulte d'y confentir, d'autant
plus qu'ils paroiftbient le fouhaiter avec
beaucoup d'empreflement. L'eau fut ver«
fee, ils m'effuyerent enfuite ties - propre-
ment ; ils me fauterent au col ; ils s'&-
crioient, vous etes notre frere, vous etes
Chretien.
Toute cette ctSr&nonie fin it par un grand
diner; un des Chapelains prit beaucoup d'a-
mitie pour moi en buvant; il me dit le
fecret de 1'Eglife. Toutes ces inepties ,
dit-il, furent inventus par des Fripons.
Les uns & les autres trouverent leur comp-
te ä tromper les hommes: les Energumenes
nourriflbient leur orgueil, en faifant des
Profelites: les gens adroits mircnt l'argent
des uns & des autres dans leurs poches.
Quand la folie & l'intiret fe joignent en-
femble, cela va loin; la raifon eft venue
trop tard, eile n'a pu reTifter au torrent;
& nous ferons le peuple le plus abfurde de
la terre, jusqu'ä ce qu'enfin la voix des
honnetes gens qui deteftent ces infames J
puiffe fe faire entendre.
Je levai les epaules de pitie"! j'embraffai
mon homme , & je retournai bien vite
dans mon pays.
F I N.