ÉTUDE SÉMANTIQUE ET CHRONOLOGIQUE
DES ŒUVRES DE PLATON
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ÉTUDE SÉMANTIQUE ET CHRONOLOGIQUE
DES ŒUVRES DE PLATON
PROEFSCHRIFT
TER VERKRIJGING VAN DEN GRAAD VAN
DOCTOR IN DE LETTEREN EN WIJSBE-
GEERTE AAN DE RIJKSUNIVERSITEIT TE
UTRECHT, OP GEZAG VAN DEN RECTOR
MAGNIFICUS DR. F. H. QUIX, HOOGLEERAAR
IN DE FACULTEIT DER GENEESKUNDE,
VOLGENS BESLUIT VAN DEN SENAAT DER
UNIVERSITEIT TEGEN DE BEDENKINGEN
VAN DE FACULTEIT DER LETTEREN EN
WIJSBEGEERTE IN HET OPENBAAR TE
VERDEDIGEN OP VRIJDAG 1 MAART 1940
DES NAMIDDAGS TE 4 UUR
DOOR
GEBOREN TE DRIEBERGEN
VAN GORCUM amp; COMP. N.V.
ASSEN
RIJKSUNIVERSITEIT TE UTRECHT
1783 3694
-ocr page 8-PROMOTOR: PROF. DR J. C. FRANKEN
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TABLE DES MATIÈRES
Pag.
Introduction............................................1
1.nbsp;La Notion Socratique..............................3
Ordre chronologique................................5
2.nbsp;La Découverte de l'Eidos.............
3.nbsp;Le Ménon........................................18
4.nbsp;Charmide, Laches, Lysis............................22
Le Laches........................................24
Le Lysis..........................................26
L'Euthydème......................................27
Le Hippias Majeur................................^^
5.nbsp;Phèdre, Protagoras, Gorgias........................^^
Le Protagoras...................
Le Gorgias........................................^^
6.nbsp;Cratyle, Banquet..................................34
Le Cratyle........................................34
Le Banquet........................................46
7.nbsp;Le Phédon........................................51
8.nbsp;La République....................................64
A.nbsp;L'Education Scientifique..........................79
B.nbsp;La Dialectique.................
9.nbsp;Le Phèdre........................................^^
L'Initiation de Diotime..............
10.nbsp;Le Théétète...................
11.nbsp;Le Sophiste....................
12.nbsp;Le Politique....................
13.nbsp;Le Parménide...................
14.nbsp;Le Philèbe....................
15.nbsp;Le Timée..........................................^^^
16.nbsp;Les Lois.....................^^^
17.nbsp;L'Epinomis....................229
Epilogue.....................236
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INTRODUCTION
Ce qui nous frappe, quand nous jetons nos regards autour de
nous, c'est le renouveau de sophistique qui envahit le monde de la
pensée scientifique. Et la question se pose s'il ne faudra pas la force
vivante de l'Idée platonicienne pour faire face à ce déclin fatal.
Pour pouvoir y répondre il est nécessaire dès l'abord de savoir ce
qu'est intrinsèquement la valeur de cette Idée, après l'avoir dé-
barrassée de toutes les faiblesses, dues à la lutte de Platon lui-même
avec la complexité des problèmes qui surgirent devant son esprit
pénétrant. Mais ce qui importe encore davantage, c'est de dégager
de la pensée platonicienne ce que lui, Platon, a vu dans son Idée et
de définir nettement, s'il y a lieu, la différence entre TSéoc et ElSocr.
Or on pourrait croire, après tant de travaux sur la doctrine
platonicienne, qu'il fût acquis, une fois pour toutes, quelle est
la signification de l'Idée; et que, particulièrement, après l'étude
complète de C. Ritter i) point ne fût besoin de parler encore de
distinction entre TSéa et EiSoa. Eh bien, il y a lieu d'en douter.
Premièrement, pour ce qui est de la valeur de l'Idée, les solutions
les plus hétérogènes ont été données, depuis les entités séparées
d'Aristote jusqu'au concept purement logique de Natorp. Et
quant au travail de Ritter, il est plus philologique que vraiment
philosophique ; et, qui plus est, sa peur, sur les traces de Natorp,
des „fantasteriesquot; lui fait prendre pour des solutions ce qui n est
pas même encore le problème posé. Car on a beau traduire „espece ,
„formequot;, „conceptquot; — du reste il n'y aura personne pour contester
la validité et la justesse de ces traductions — mais ce n'est pas là
le coeur du problème. La question est de savoir ce que Platon a
pensé sous cette „espècequot;, sous cette „formequot;, sous ce „conceptquot;,
et si, quand même on peut traduire TSéa et ElSotr par le même mot.
voire par le même concept de „Formequot;, tout de même pour Platon
il n'y ait pas eu distinction de représentation.
Neue Untersuchungen. München 1910.nbsp;1
-ocr page 14-Voilà donc le programme de l'étude présente nettement défini.
Il s'agit de refaire d'abord l'examen de Ritter sur la distinction entre
les termes ontologiques de Platon, et ensuite d'examiner leur valeur
intrinsèque, et si j'ose dire, éternelle. Que ferons nous alors? Sur
l'exemple de Ritter compterons-nous le nombre de fois que ces mots
se présentent dans les dialogues? Evidemment le Nombre est une
divinité platonicienne! Mais que ce moyen tout extérieur puisse
entrer dans sa méthode, il y a lieu d'en douter. Ce n'est pas que
Ritter n'ait pas essayé, à chaque occurrence, d'en fixer le sens
exact; mais c'est là précisément le cercle vicieux; dès qu'on a con-
quis le sens exact, il n'est plus besoin de compter; et tant qu'on en
est encore à compter et à interroger le témoignage de la majorité,
on n'a pas encore le sens exact, dont on aurait besoin pour peser la
valeur de chaque témoignage. On se sent acculé dès lors au fameux
80d dilemme du Ménon: peut-on chercher ce qu'on ne connaît pas? Il
ne sera pas absurde de croire que la réponse à pareille question
doive être toujours la même que celle de Socrate dans le dialogue
81b cité. Du reste Platon ne dit-il pas que, pour déceler la vérité, l'ap-
probation de la masse n'a aucune valeur, mais qu'il faut l'accord
seul avec soi-même ? La seule méthode platonicienne est donc, après
avoir comme palpé le sens de l'Idée, de l'introduire comme „hy-
pothèsequot; dans les dialogues et de vérifier si dans tous les cas, et pour
toutes les nuances cette hypothèse est suffisante et nécessaire.
Mais n'est-ce pas là la méthode, soit consciente, soit inconsciente,
de tous les commentateurs de Platon? Rien de plus certain. Et
c'est précisément aussi le critère, qui nous permet de constater qu'ils
ont échoué. Car d'une part les „idéalistesquot; ne rendent pas raison
du réaUsme incontestable de Platon, et de l'autre les „logistiquesquot;
comme Natorp ne savent que faire des „fantasteriesquot;. Dans aucun
des cas donc l'hypothèse ne se vérifie intégralement, ce qui pourtant
était l'exigence et la condition sine qua non.
Deux voies se présentent. Ou bien on commencera par poser
matériellement l'hypothèse, quitte à la mettre à l'épreuve. Il est
pour le moins contestable que cela soit une méthode valable ou
en tout cas, platonicienne. Ne serait-ce pas serrer une valeur spiri-
tuelle dans les entraves concrètes d'une définition verbale et qui
de plus ne définirait rien du tout, vu le changeant de toutes les for-
mules, suivant le biais dont nous les envisageons? L'autre voie con-
siste à aller courageusement de l'avant, ayant pour guide cette
valeur même, et à lui permettre de se créer au fur et à mesure son
expression concrète, qui certes n'aura pas la prétention d'être
adéquate, mais qui, en revanche, par le fait qu'elle ne part pas d'une
formulation préconçue, et qu'en outre elle ait passé par toutes
les nuances de la pensée de Platon, offre la plus grande chance
de toucher la vérité. Mais n'oublions pas ce que Platon fait re-
marquer dans sa Vile Lettre, que ce ne sera jamais quelque procé- 343a
dé extérieur soit-il, qui puisse procurer la vérité, mais que c'est
la compréhension intérieure seule qui vaille.
1. La Notion socratique
Il est avéré que dans les dialogues, dits socratiques, Platon
suit le plus près possible la méthode de son maître. Or Socrate,
issu du peuple, vit de la forte moraUté de ce peuple et c'est no-
tamment la conviction de l'existence des ixYpa90i vofAoi qui est vi-
vante en lui. Il est persuadé que la moralité nous est dictée par
des notions intérieures, inébranlables, admises par tout le genre
humain, puisque c'est les barbares eux-mêmes qui y obéissent;
et c'est sa tâche à lui de pénétrer jusqu'à cette notion pure, en
débarassant l'âme de tout ce qui s'est amoncelé autour d'elle
par le fait des illusions, des erreurs et de l'ignorance. C'est sa
IxaieuTixT^ comme sa XsiToupyia ; car n'est-ce pas un service divin
que de porter à la lumière de l'Esprit ces lois non-écrites, que
les dieux eux-mêmes évidemment ont déposées dans le coeur de
l'homme ? Ceci explique en même temps que ces notions ne sauraient
être l'objet d'enseignement, et d'autre part que pour Socrate
àpe-DQ est équivalent à sTrKjT^fi.T), puisque connaître ces notions
cela veut dire pénétrer jusqu'à leur essence pure, de sorte qu'elles
se laissent exprimer dans un jugement clair et inébranlable
c'est connaître soi-même, c'est donc savoir ce que veut notre na-
ture la plus intime et la plus vraie; et comme la volonté est à
la base de toute action humaine, c'est pouvoir vivre de la volonté
propre de notre âme sans quil y ait entrave aucune: n'est-il pas
vrai qu il n'y aura plus alors d'erreur et d'illusion, les seuls facteurs
') Comparez pour la moralité grecque (contrairement à ropinion
reçue) la conférence du Professeur H. Bolkestein „Zedelijkheid en Gods-
dienstquot; p. 13—17.
faits pour faire avorter la volonté, en soi bonne, de l'homme?
Si nous admettons que c'est là l'enseignement que Platon jeune
a dû recevoir de son maître, et si d'autre part il est vrai que cet
enseignement est entré comme un élément indélébile dans la
pensée de Platon (car quand même il est certain que Platon ne s'en
est pas tenu à la notion purement morale de Socrate et qu'il a évolué
vers sa vocation propre de penseur scientifique, toujours est-il
que les principes les plus profonds de sa philosophie conservent
à côté de leur fonction scientifique leur caractère foncément moral:
Dieu est et restera le Bien), si donc l'influence du maître est si forte,
la question se pose: n'est-il pas logique de présumer que cette
Notion innée socratique entre pour une large part dans ce qui sera
le centre de la philosophie platonicienne, l'Idée? Mais poser cette
question c'est en poser une plus essentielle: quel est le caractère
propre de cette Notion? Est-elle identique au concept tout court?
Au concept logique en particulier? Ou bien est-elle d'autre nature
et ne se laisse-t-elle comparer immédiatement à aucun procédé
mental proprement dit? Répondre que sa recherche relève de l'in-
duction 1) et que par conséquent elle entre intégralement dans le
domaine logique n'est pas propre à élucider la controverse: l'in-
duction ne devrait-elle pas aboutir à la définition du concept?
Mais il est acquis que le résultat est des plus négatifs: je ne sais
qu'une chose, c'est que je ne sais rien. Et ce qu'on observe, c'est
précisément que la méthode, tout en étant réputée nécessaire, ne
fait que suivre un plan parallèle au plan de la Notion ; et tout comme
dans la géométrie actuelle on a introduit la conception que les plans
parallèles se coupent par la droite de l'infini, ainsi Socrate semble
partir de l'axiome que ce plan logique, pourvu qu'on le suive jus-
qu'au bout, doit coïncider quelque part avec cet autre plan, censé
réel • et, ce qui est sûr, il vit dans la conviction absolue que la ren-
contre de ce plan éclaircira toute la vie de l'homme et y projetteia sa
certitude essentielle.
Dès lors son Xoyocr, la fameuse définition socratique, ne sera ja-
mais une expression adéquate de la réahté, quoique toujours d'une
approximation supérieure à quelque autre manifestation matérielle
qu'il soit. En tout cas c'est là la conception que Platon s'en est
99e faite et qu'il exprime dans le Phédon, quand il dit ne pas admettre
') Aristot. Met. XIII 4, 1078b, 17 et 27.
-ocr page 17-que celui qui étudie la réalité dans les Xoyoi aurait affaire à des
images à plus juste titre que celui qui l'étudié dans les choses
concrètes. Que ce soit là la conviction de Platon lui-même aussi
et ce jusqu'aux derniers temps, cela apparaît clairement de la
Vile Lettre, où il décrit le niveau de l'image concrète et celui 342c
de la définition logique comme des représentations extérieures
et qui sont loin de saisir la réalité de l'Idée.
On le voit, nous sommes au coeur du problème, et l'on ne s'étonne
plus d'entendre dire à Aristote que c'est Socrate qui a introduit
l'Idée. Au contraire, il a parfaitement raison: la vision, qui pour
Platon s'attache à son Idée, s'attache nécessairement déjà à la
Notion de Socrate. Peu importe que Socrate ait employé le mot
ou non; c'est le sens et le contenu seul dont il s'agit ici, et Platon,
dans son enseignement à l'Académie a dû relever expressément le
caractère transcendant qui adhère intimement, ne fût-ce que dans
la pensée de Platon, à l'objet du Xôyocr socratique.
Il n'est peut-être pas déplacé d'ouvrir ici une parenthèse sur
l'ordre des dialogues de Platon, que nous admettrons au cours
de cette étude. On sait combien la question est difficile, et, sous
son aspect absolu, insoluble. En général je me rangerai de l'avis
de Ritter, et, d'une façon globale, c'est d'après son schème que
je décrirai l'évolution de la pensée platonicienne. J'y ajouterai tou-
tefois une remarque, c'est que, comme il est acquis que les dialogues
ont servi dans l'enseignement de l'école et que d'autre part Denys
d'Halicarnasse nous apprend que Platon, jusqu'à sa mort, était
entrain de remanier et de „friserquot; ses dialogues, on doit s'attendre
à trouver des modifications postérieures dans les dialogues de la
première période, ainsi que des parties antérieures dans certams
ouvrages de la maturité. Telle remarque dans le Gorgias sur le 508a
manque de géométrie de Callias, cadrant mal avec le reste du
discours; tel passage du Phédon sur la méthode, portent pour amsi 101 d
dire la marque de l'insertion postérieure. Ne serait-ce pas aussi
la solution pour la transition étrange dans le discours de Diotime
sur l'Amour dans le Banquet, où eUe émet un doute sur la compéten- 209e
') Suivant l'interprétation de Burnet, Gr. Philos, p. 157 et 313.1.
Cf. Aristot. Met. 1078b, 23.
') De comp. verb. 25.
-ocr page 18-ce de Socrate, et le sens ne serait-il pas celui-ci que Platon, in-
troduisant la vision supérieure de plus tard a pleinement con-
science qu'elle tranche un peu sur le Socrate du reste du Banquet ?
Peut-être l'introduction même de Diotime est-elle due à ce senti-
ment de transcendance. Inversément d'autres dialogues, comme le
Phèdre, le Théétète, le premier Livre de la République, et proba-
blement le Parménide sont dans leur plan de la première période,
tandis que sous leur forme actuelle ils appartiennent, suivant
l'opinion commune, à la manière postérieure. Ce qui serait extrê-
mement difficile ce serait d'assigner à sa véritable période de nais-
sance chaque partie de ces discours; aussi restera-t-il auparavant
affaire de jugement subjectif de les trier à ce point de vue. Toute-
fois je ne puis me défendre de voir dans le Théétète comme le chef
de file de toute la lignée de la dernière période. Quoique le corps
de ce dialogue fasse l'effet d'être d'une période antérieure, la critique
supérieure des arguments d'abord approuvés révèle le Platon mûr.
A partir du Théétète s'ouvrent deux voies, l'une qui continue di-
rectement la critique de la SoÇa et qui va à la recherche de rê7ri(Tnf)[XY) ;
ce sont notamment le Sophiste, le Politique et elle devrait avoir pour
couronnement le Philosophe, en qui la vraie connaissance serait
épanouie dans toute sa pureté et dans toute sa splendeur. Pourquoi
cette clef de voûte n'a-t-elle pas été imposée à l'édifice grandiose
qu'allait dresser comme ce Platon renouvelé? C'est que le phi-
losophe doit s'être engagé dès le Théétète dans une seconde voie,
celle qui mène au Parménide. La mention répétée du sujet du Par-
ménide dans le Sophiste comme dans le Pohtique semble indiquer
que sa composition occupe Platon durant toute l'époque de la nais-
sance de ces deux dialogues. N'est-il pas probable dès lors qu'après
avoir fini le Politique, et avant de pouvoir dépeindre dans toute
sa plénitude souveraine le Philosophe accompli, en possession de
la science consommée, il lui ait paru nécessaire de résoudre d'abord
les problèmes gigantesques que lui avait opposés le Parménide?
Mais l'issue même de cette étude doit l'avoir plongé dans un cer-
tain doute que le philosophe accompli puisse être atteint par les
piètres moyens dont dispose l'homme. Ce qui est sûr, c'est que
1) Je m-excuse auprès du lecteur de me fonder ici sur une conviction
personnelle: la suggestion donnera lieu peut-être à une étude plus ap-
profondie de la question.
le dialogue qui suit immédiatement, le Philèbe, suppose le Parmé-
nide achevé, et à ce qu'il me semble assez fraîchement achevé; en
tout cas il n'y a pas de meilleur commentaire au Parménide que le
résumé succinct que Platon en donne au commencement de son nou- 15a-16e
veau dialogue. Il n'y a pas jusqu'aux exemples qui suivent immédia- 17ss.
tement qui ne forment comme un éclaircissement intuitif de la thé-
orie formelle du Parménide. Et le but direct de cette série de dia-
logues critiques? C'était la reprise de la République sur un plan
plus vivant, tel qu'il s'était révélé au Platon de la dernière pé-
riode. Dire que ce sont à proprement parler des études préparatoires
à son nouvel ouvrage direct serait peut-être trop apodictique.
Mais qu'ils convergent tous vers ce but, et qu'ils ne reçoivent
leur plein sens que dans la lumière de cet ouvrage ultérieur, voilà
ce qui est certain. Cet ouvrage devait être une grande trilogie,
comprenant le Timée, le Critias et l'Hermocrate i), dont, on le sait,
seul le Timée a reçu son plein développement.
Revenons à la Notion socratique et posons une deuxième ques-
tion, celle de savoir comment il faut se représenter cette Notion,
et, si faire se peut, quelle était l'idée exacte que Socrate et après
lui, Platon s'en est faite. Notre mémoire nous fournit des images
claires et nettement modelées de telle situation de notre passé;
c'est le phénomène de lanbsp;que Platon décrit dans une partie
antérieure du Théétète et qu'il précise plus tard dans le Philèbe, 191d
en comparant l'âme à un livre, la mémoire à un scribe et à un peintre, 39a
qui illustre le texte du scribe. Mais il ne s'agit là encore que de choses
que le corps a éprouvées, quoique ce soit dans l'âme seule que cette
mémoire se produit. Platon a conscience que le même phénomène
a lieu pour les choses de l'âme elle même, phénomène qu'il appelle
âvàpiv7]crtç et dont la description date dès le Ménon. Est-ce que
Platon introduit ici un élément absolument nouveau? A un certain 81d
point de vue, oui: l'élément géométrique est nouveau et typique
pour tout le développement du Platonisme. Mais Platon le rattache
précisément à la sphère socratique, et il n'est pas hors propos,
il me semble, d'identifier le but que poursuit la maieutique et celui
Cf. la Notice de M. Rivaud dans son édition du Timée (Budé), p. 14ss.
et Tim. 19b, 20c.
La partie paraît être antérieure, ne fût-ce que par la critique du
„troisième hommequot; (200b,c), due à la rédaction définitive et qui détruit
tout l'argument de la première période.
de la réminiscence, telle qu'elle est posée dans le Ménon; c'est du
reste la seule façon de lever la contradiction apparente entre la
thèse de Socrate, que la vraie science est innée, et les procédés de
sa méthode, qui est l'induction et qui consiste à ramener toute
question à son principe. Xénophon, dans ses Mémorables, l'exprime
IV, 13 en des termes connus: dç ty)v ût:6-amp;ecti,v ètcav^s tcàvta tov Xôyov:
c'est cette hypothèse, ce fondement propre de la Notion qu'il s'agit
de poursuivre, fondement qui réside dans l'âme de l'homme et
que la définition tente de serrer de près. Or cette hypothèse,
cette Notion fondamentale doit surgir spontanément dans l'âme,
une fois que, par l'art maieutique de Socrate, tout ce qui empêche
la naissance a été enlevé. Et sous quelle forme cette Notion peut-elle
apparaître si ce n'est sous celle d'une image, au même titre que
le souvenir? Aussi la tâche de Socrate comme accoucheur spi-
rituel n'est-elle nullement superflue. Qui distinguera entre ce qui
n'est qu'image matérielle due à notre mémoire et produit de l'é-
ducation, de la convention, bref de tout ce qui dès notre enfance
est occupé à nous façonner au point de vue mental, et ce qui est
image directe et intuitive, fleur pure de l'être intime de l'âme?
150e Platon ajoute dans le Théétète que beaucoup de jeunes gens
quittent trop tôt Socrate, bercés par l'illusion de pouvoir recon-
naître par eux-mêmes le fruit authentique de l'âme, tandis qu'en
fait ils redeviennent bientôt la proie des définitions verbales ou
des illusions conventionnelles. Et quel est donc ce fruit authen-
tique? On ne sera certes pas loin de la vérité en supposant que
l'îSéa que Socrate cherche dans l'Euthyphron coincide avec
l'image dans l'âme telle que nous avons essayé de la décrire. Deux
5d, 6e passages surtout cadrent merveilleusement avec cette conception:
il s'agit de l'image unique dans l'âme à laquelle on reconnaît ce
6d qui est pieux (et qui l'est toujours par l'image invariable qu'elle
offre, ou mieux, qui lui correspond), et que l'on peut prendre
6e pour'exemple ou norme, qui nous permette de définir infailliblement
ceci comme pieux et cela comme impie. Il est vrai que dans 6e il
est ajouté: aùto to sISoç,nbsp;™ o«^^« sotw. Et à n'y
regarder que superficiellement, l'expression a l'air d'être identique
à celle qui suit immédiatement : (xia îSéoc ---- xà oaix omx sïvat.
En fait il n'en est pas ainsi. Si l'îSéa indique l'image spiritu-
elle à laquelle nous reconnaissons la vraie piété, et qui peut nous
servir d'étalon, l'eîSoa est la structure réelle de tout ce qui est
pieux, structure qui pour Platon, et c'est là son axiome primor-
dial, accorde parfaitement avec l'image que nous en avons dans l'â-
me, voire peut-être qui lui est identique. Mais nous aurons encore
à revenir sur cette distinction, qui a peut-être l'air d'être subtile,
mais qui, j'en suis sûr, seule donne la clef de la pensée platonicienne.
Je n'y insiste pas pour le moment, parce que avec cette distinction
nous sommes certainement sortis du domaine strictement so-
cratique; et comme nous n'envisageons ici que la contribution
de la pensée socratique, il suffit d'avoir montré combien l'îSéa
de l'Euthyphron cadre parfaitement avec cette pensée. Point n'est
donc besoin de mettre en doute l'authenticité de l'Euthyphron et
moins encore d'essayer de l'assigner à une période ultérieure. Il
ne resterait que le terme sïSoç qui fût quelque peu suspect,
mais qui cesserait de l'être, si l'on pose en principe que ce dialogue,
qui a tant de points d'attache avec le Ménon, ait été conçu dans le
même temps que celui-ci, quitte à admettre que Platon n'y ait mis
la dernière main qu'après la composition du Ménon.
Si nous avons essayé de saisir le caractère propre de la No-
tion socratique, ce n'est pas à dire qu'il y ait identité absolue
entre Socrate et Platon. Tout d'abord cela cerait impossible déjà
par le fait que chaque homme possède sa nature propre qui lui dé-
fend d'entrer complètement dans celle de son prochain, quelque ap-
parenté qu'il lui soit par l'esprit. Et dans le cas actuel, où l'é-
lève est un homme de génie qui a évolué spontanément et suivant
les lois de sa propre constellation, il convient moins encore d'i-
dentifier deux formes de pensée, dont chacune a été trop particu-
lière et autonome pour pouvoir se confondre intégralement avec
l'autre. Serait-il déjà pour cette raison peu plausible d'admettre une
assimilation servile de la part de Platon, à cela s'ajoute encore que Pla-
ton, avant d'entrer dans le champ de l'aimant que fut Socrate, a ap-
partenu àl'école d'Hérachte, par l'intermédiaire, ilest vrai, de l'épigone
Cratyle. Il est difficile de décider pour combien la véritable pensée
du Maître d'Ephèse soit entré dans l'horizon de Platon jeune.
N'est-ce que le T^àvTa pzï, le principe du flux éternel, qui s'est
emparé de son esprit, pour, au dire d'Aristote, ne plus lâcher
prise sur lui? Ou est-ce que le Aoyoç puissant d'Hérachte, em-
brassant l'Univers par son Harmonie bipolaire, n'a pas manqué,
lui non plus, de saisir le jeune poète par sa vision grandiose?
Il faut en douter; les rares fois que, dans les dialogues de la pre-
mière période, il est fait mention du principe d'Héraclite (au
187a Banquet par exemple), Platon fait preuve de si peu de compréhen-
sion de son envergure, qu'une fois pour toutes, dans la genèse du
moins de l'Idée platonicienne, l'on doit exclure toute influence di-
recte du Xoyoç héraclitéen. Et d'autre part c'est très logique aussi,
puisque (que l'on compare là-dessus le chapitre XLV du Phédon)
c'est en fuyant les procédés extérieurs de l'école ionienne que Pla-
ton s'est réfugié dans les Xoyoï. de Socrate, qui, à l'encontre des
forces aveugles de cette école, à l'encontre aussi du principe vi-
de et abstrait des Eléates, contenait cet élément vivant et palpable,
dont l'âme du jeune poète eut besoin, et qu'il saisit de toute la
force de son désir ardent de vérité et de réalité.
On pourrait s'étonner de ne trouver ici aucun essai de définir
l'apport personnel de Platon lui-même. En effet, son portrait
semble être fait par les seules influences qu'il a subies. Mais celui
qui y regarde de plus près observera qu'il serait difficile de saisir
les traits d'un génie jeune, puisqu'il devra toujours commencer
par s'assimiler une certaine partie de la matière de ses devan-
ciers. Or c'est dans cette assimilation même que se manifeste
son génie. Car, au lieu d'accepter cette matière comme quelque chose
d'extérieur et d'absolu, il la sait transformer si bien qu'il en
fait quelque chose de personnel et de si vrai, qu'il a l'apparence
de tirer tout de son propre fonds. Aussi serait-il extrêmement
difficile de vouloir faire, dans la théorie socratique que nous
avons posée comme fondement du Platonisme, le partage de ce qui
est proprement Socrate et ce qui est déjà la vision particulière de
Platon: les deux éléments se confondent à un si haut point qu'ils
forment une unité indissoluble, à laquelle on peut attacher le nom
de Socrate, à condition d'ajouter que c'est le Socrate tel que Pla-
ton l'a vécu; ou bien le nom de Platon, en stipulant expressément
que c'est Platon tel qu'il a été modifié sous l'influence de Socrate.
Platon subira plusieurs fois des influences de la sorte; quelque
fois même il a l'air de faire volte face et de changer de direction du
tout au tout. Est-ce là pauvreté? Ou manque de caractère? C'est
plutôt une preuve de grande souplesse d'esprit ; et il s'y manifeste
surtout le désir ardent de trouver soi-même — du reste suivant
le précepte de son maître Socrate. Pindare n'a-t-il pas dit: deviens
qui tu es? Platon en donne l'exemple vivant en élaborant toutes
les facettes de son génie en ne laissant échapper aucune possi-
bilité que sa nature comprend en elle. L'homme de génie n'est-il
pas comme l'habile organiste qui, par le choix judicieux des
fournitures, sait renforcer les harmoniques du son fondamental, de
manière à produire comme par enchantement le timbre le plus noble
dont son instrument soit capable, et à en étaler toute la richesse
congénitale ?
Récapitulons. En héritier de Socrate, Platon cherche la définition
propre de ce qui, comme Notion universelle, est présent à tous, et
qui doit avoir un caractère de réalité et de divin. Cette Notion
est réputée saisissable pour nous dans une 'ISéa, une image qui
reflète la Notion innée de notre âme; Platon comme Socrate se sent
en possession d'un art spécial, d'une méthode spéciale, la maieu-
tique, qui a pour but de frayer un passage à la délivrance du
fruit de notre esprit.
2. La Découverte de l'EîSoç.
La première période du platonisme proprement dit commence
par une découverte capitale. En Italie méridionale Platon a fait
la connaissance du pythagorisme, et il s'est livré à des études
approfondies de géométrie. C'est alors que brusquement devant son
esprit se pose la parallélie frappante entre la Notion universelle
de Socrate et le concept, pour lui transcendant, de la géométrie.
Ce que nous poursuivons dans nos recherches géométriques, ce n'est cf. Ep.
pas tel ou tel cercle, mais une entité qui se manifeste dans tout VII
ce qui est cercle concret; qui n'en est pas l'abstraction, puisque 342b,c
tous les cercles empruntent leur être à elle seule; qui ne réside
pas dans le concret, et qui par conséquent a son lieu véritable
dans l'âme elle même. C'est là donc qu'elle se rencontre avec la
Notion universelle de Socrate qui, elle aussi, tout en se manifes-
tant dans le monde concret, a son siège spécifique dans l'âme seule.
La trouvaille est riche de conséquences; car du coup la Notion
du Juste, du Vrai rentrent dans le domaine de la science, au même
titre que les entités géométriques. Et d'autre part, les entités
géométriques bénéficieront de la réminiscence spontanée tout com-
me les notions innées.
Il n'échappe à personne que, toute géniale que soit cette trou-
vaille, elle en constitue tout de même une union hybride. Car il
y a une différence foncière entre les deux entités, supposées tel-
les naturellement, et c'est que la Notion socratique étant essen-
tiellement dynamique, l'sïSoç est statique. Je m'explique. À
prétendre que la Notion socratique est dynamique, on a trait pour-
tant à un dynamisme divers de celui des Ioniens et d'Héraclite en
particulier. Ce dernier, s'il n'est pas matériel, est pourtant lié à la
notion de force physique. Le dynamisme de Socrate est de nature
morale et religieuse. Sa Notion est une force à l'égal des Ioniens,
mais une force vivante, réelle, on dirait presque: personnelle,
tellement y entre de providence et de certitude religieuse.
L'EÎSoç par contre, tel qu'il a été conçu primitivement à l'ex-
emple des Pythagoréens, est une forme fixe, immobile, éternellement
invariable. Assurément on peut prêter ces attributs à la No-
tion morale aussi; mais il est clair qu'ici le caractère invariant
etimmuablereprésente autre chose que ce mêmecaractèredansl'EïSoç.
Si nous pouvons définir l'EISoç une Structure invariante, la Notion
est plutôt une Institution invariante, Institution qui découle d'une
Puissance morale et souveraine; caractérisons-la donc par le mot
Institution Souveraine. Mais pourquoi pas se servir alors du mot
„Loiquot;, à l'exemple de Natorp? Il me semble qu'avec ce terme on
verserait dans une ambiguïté des plus graves, loi indiquant et la
loi morale et la loi physique, choses qui se ressemblent fort par le
nom, mais qui, quant à leur nature, sont des plus diverses. Il y a
d'autres inconvénients encore au mot loi, qui seront relevés plus
tard; pour le moment la caractérisation d'Institution Souveraine,
suffira, pourvu qu'on stipule expressément, qu'il ne s'agit nullement
d'une institution concrète, mais d'une nécessité intrinsèque, déri-
vant de sa nécessité morale.
Je dis que cela a été une union hybride. On en sera persuadé
en réfléchissant à ce que de la Notion découle un commandement,
une invitation impérieuse d'agir, ou en tout cas d'être tel que la
Notion nous le dicte, ou mieux, nous en montre l'exemple et l'ima-
ge; que par contre l'EîSoç, ne se rapportant pas essentiellement à
l'action humaine, mais décrivant et stipulant la Forme de tout ce
qui se manifeste dans le monde autour de nous, entraîne fatalement
le problème de la (jiéamp;eÇiç et tout ce qui s'y rattache.
Il y a un autre écueil encore, sur lequel il est rare que ne sombre
celui qui identifie Forme et Notion, c'est celui de tomber en proie
au monstre statique lui-même. Disons tout de suite qu'en général
Platon a su éviter cet écueil. Car, nous l'avons indiqué plus haut,
la Notion socratique a eu une telle prise sur lui, qu'il n'a plus
jamais lâché le réalisme inhérent à elle, vu que c'était d'ailleurs
dans ce réalisme seul que consistait la possibilité de victoire sur
le scepticisme des sophistes. Aussi Platon a-t-il eu cure de maintenir
le plus étroitement possible le lien entre le nouvel EïSoç et la Notion
primitive: l'EïSoç se revêtira dès lors de tous les attributs moraux
de la Notion. Cependant le monstre Statique n'a pas laissé d'in-
quiéter la pensée de Platon. Qu'est-ce que ce monstre alors ? C'est
un être à double visage. D'une part le statique est le terme d'un
développement, il est la forme même, en laquelle une évolution
dynamique vient à se figer. Mais d'autre part il est la seule forme
sous laquelle nous autres hommes nous représentons le monde.
Sous ce dernier aspect il est une algèbre mentale, à l'aide de la-
quelle nous décrivons tels quels les phénomènes multiples autour
de nous et au dedans de nous. C'est là le seul moyen pour nous de
concevoir le mouvement et le dynamisme — et, ajoutons-le,
un moyen génial et superbe, qui permet à l'homme, malgré l'abîme
sans pont qui sépare la formule mentale et la réalité dynamique,
de serrer cette réalité dans la prise de plus en plus étroite de son
esprit. Mais il en résulte le danger — et nombre de philosophes sont
là pour en prouver le caractère funeste — que l'homme se mette
à croire que sa formule mentale soit la donnée primordiale, sous
laquelle il importe de saisir tout le reste. Parménide en a été vic-
time, et combien d'autres après lui. Mais ce n'est pas seulement
les métaphysiciens qui se bercent de ce rêve malencontreux.
Leurs adversaires ne sont sceptiques que grâce au meme vice
originaire, celui de mesurer la réalité à la formule mentale, prise
comme étalon absolu, quitte à en détruire ensuite la valeur ab-
solue. Non, je le répète, Socrate, et à son exemple Platon, a bien
vu, ou mieux, ils ont instinctivement senti, que seul un réalisme
direct, quoique critique, pouvait surmonter et les difficultés
de l'Être et les écueils du Non-être. Mais si Socrate a peut-être
su éviter plus radicalement l'écueil, grâce à la certitude intui-
tive sur laquelle seule il se fondait, Platon, en introduisant le
concept de l'EISoç, a introduit du même coup toutes les diffi-
cultés émanant de la seconde forme du statique; et s'il les a finale-
ment surmontées victorieusement, ce n'est que grâce au réalisme
intuitif, inhérent à la Notion. Ou, pour le formuler plus nettement
encore : Si Socrate a su vaincre et la spéculation aride des Eléates,
et le défaitisme sceptique des Sophistes par sa foi inébranlable
dans une réalité immédiate, Platon a été astreint à se jeter d'a-
bord dans les bras de l'Eléatisme, pour ne s'en détacher qu'au
prix d'immenses luttes, à la fin desquelles il reviendra précisé-
ment vers le fondement même de la foi socratique. Est-ce que nous
condamnerons pour cela ce biais, qui, tel un labeur d'Hercule, a
tourmenté l'esprit de Platon? Au contraire, c'est précisément cette
lutte âpre pour saisir adéquatement ce qui se dressait devant son
esprit comme une clarté évidente, mais qui se dérobait à tous les
essais de cristallisation mentale, qui constitue la valeur princi-
pale du Platonisme et qui, salutairement, peut nous procurer un
gain sans égal, pour peu que nous comprenions le sens et la leçon
de ces tentatives.
Précisons. Le Pythagorisme, de par sa nature statique, avait
déjà eu pour conséquence l'immobilité de l'Eléatisme. Il est vrai
naturellement qu'on ne peut considérer Parménide comme élève
direct de Pythagore; il en est même à beaucoup d'égards l'anta-
goniste le plus féroce. Toutefois cette antithèse ne porte pas sur
l'esprit du système, mais plutôt sur le manque de suite de ce système
statique. Car Pythagore avait dissolu son Univers, quoiqu'il dût
obéir aux seules loies de la pensée mathématique, en une multitude
de points discontinus, figurés dans les nombres i). Or la validité
de la pensée en général, et de la pensée mathématique en particu-
lier, exige qu'il y ait continuité absolue, où rien ne se soustrait
à l'empire de l'esprit; et c'est par là que Parménide en est venu
à poser comme principe l'axiome de l'homogénéité de l'Etre; d'où
découle fatalement comme conséquence son immobilité. Peu im-
porte que Zénon ait essayé de prouver cette conséquence directe-
ment par ses Apories; Platon l'a bien noté dans son Parménide, cela
') Comparez pour la géométrie grecque : Milhaud, Les philosophes géo-
mètres de la Grèce. Platon et ses prédécesseurs.
n'est que jeu d'enfants auprès de l'axiome fondamental qui contraint
l'Etre dans les liens d'airain d'une logique implacable. Mais le Parmé-
nide ne date dans ses parties essentielles, c'est à dire dans sa
franche critique de l'Eléatisme, que de la dernière période; ce qui
suffit à prouver que très tard seulement Platon a osé et pu se sou-
straire à cette influence. Toute l'évolution du concept de l'elSoç
du reste est là pour nous persuader de ce fait même, que Platon,
tout comme Parménide, a été fasciné d'abord par l'apparence logique
du statique, fascination qui est d'autant plus grande qu'elle se
nourrit de la pleine harmonie des lois, soi-disant constatées, avec la
nature de notre pensée ; évidence absolue d'ailleurs, vu que ces lois
ne sont que l'expression de la réalité telle qu'elle a passé par l'al-
gèbre de l'extériorisation mentale. Ce n'est pas à dire que nous
serions à priori incapables de nous soustraire à cette nécessité,
réputée fatale. Tout à priori, de quelque nature qu'il soit, est un
dogmatisme; et tout dogmatisme part du statique, c'est à dire, pose
comme principe fondamental la priorité de la formule mentale. Or
cela est logique pour une mentalité métaphysique. Mais pour l'es-
prit soi-disant critique cela mène à une absurdité, puisque c'est
un cercle vicieux que de partir de la priorité des lois de notre
esprit pour en détruire ensuite toute efficacité d'énoncer le réel.
Platon en tout cas ne s'est pas laissé duper par le à priori, qu'il
a commencé par poser comme étalon absolu. Car s'il fut leurré
par l'évidence apparente que cet à priori prête à sa concentration
de l'Univers (concentration qui du reste est greffée sur une dis-
section arbitraire de cet Univers), il est toujours ramené vers la
conception dynamiste qui semble mieux rendre raison du réel.
Ce dynamisme, que nous verrons se développer de pair avec l'ap-
profondissement logique, ne constitue pas le fin fond de la phi-
losophie platonicienne. Il n'est pas non plus l'équivalent du dyna-
misme de la Notion socratique. Il s'y mêle plutôt d'une part le sens
inné qui le tire vers le réalisme et de l'autre l'enseignement héra-
clitéen qui voit la Nature en première instance sous le s5mibole des
Forces en lutte éternelle. Il n'est pas superflu de faire remarquer dès
l'abord que l'évolution de la pensée platonicienne consiste particu-
lièrement dans la recherche de l'équilibre harmonieux entre la
Structure Immobile, fondement nécessaire de la Science, et une
Force vivante que notre intuition pose spontanément comme carac-
térisation de la réalité, mais qu'il est difficile de faire rentrer sous
l'espèce de l'Eternité, naturellement inhérente à l'Eidos. La part
prépondérante qui échoit à la Sûvafxiç dans les définitions pla-
toniciennes représente donc en quelque sorte le fondement réalis-
te auquel toute définition doit répondre pour pouvoir prétendre
à la Vérité i). Ce sera relativement tard que s'éclaircira le vrai
rapport de cette Siivajx!,? avec la Réalite suprême. Mais nous
ne voulons pas anticiper sur l'ordre chronologique et ce sera à
sa place dans le développement historique que nous essaierons d'éta-
blir comment, tout en retournant vers la Notion socratique, Pla-
ton subit la profondeur du dynamisme heraclitéen, si bien que le
drame finit par une synthèse grandiose, ou l'Idea embrassera les
contraires dans l'Harmonie qui crée l'Univers.
En conclusion de cet exposé sommaire des commencements de la
philosophie platonicienne, énonçons conformément à notre program-
me l'hypothèse suivante:
l'îSéa relève de la Notion socratique; elle est d'origine essentiel-
lement morale et se figure par l'image que nous en portons dans l'âme ;
l'sïSoç relève de la théorie géométrique des Pythagoriciens; il
est essentiellement Structure, qui rend raison de l'existence en
tant qu'ayant forme;
l'îSéa s'unissant à l'sISoç devient la fonction de la pensée, qui
saisit dans une image adéquate, et par là comprend, la forme
réelle, émanant de (causée par) l'sîSoç.
Abstraction faite de la mention incidentelle dans l'Euthy-
phron, dont les instances ont déjà été traitées, c'est dans le Ménon
qu'entre définitivement en scène le concept de l'sïSoç. Il n'est pas
fortuit, nous l'avons déjà fait remarquer, qu'il est accouplé dès son
apparition à un fait géométrique; et l'on pourrait se demander
pourquoi l'eîSoç ne se définit pas ici carrément comme un concept
géométrique, quitte à l'identifier insensiblement au concept logique,
ou, à la guise de Natorp, à la „loiquot;.
J'avoue qu'on peut très bien traduire sîSoç par „conceptquot;, ou
„loiquot;; souvent même par „espècequot;, „formequot; et d'autres mots en-
Qu'on ne se méprenne donc pas sur l'instance avec laquelle sera
relevée la signification de cettenbsp;elle accentue le réalisme de
Platon et restera entachée plus ou moins de caractères concrets jusqu'à
ce que Platon réussira à la réduire adéquatement à la Réahté Idéale en
lui restituant sa vraie fonction dans la Cause transcendante.
core, qui tous dérivent du sens normal que le terme eïSoç avait déjà
dans la langue hellénique. Le mot désigne tout aspect extérieur, et
il s'est évolué vers des significations plus abstraites comme „for-
mequot;, „sortequot;, „espècequot;, genrequot;. Dans Thucydide il peut indiquer Vr,77;
une méthode, une manière particulière d'action; comme pour les VIII,56
médecins de l'école hippocratéenne il joue un certain rôle dans leur
terminologie technique i). Mais, je le répète, il ne s'agit pas de
traduire, il s'agit de comprendre. Or, ce qui est certain, pour
Platon les mots ne sont jamais équivalents de ce qu'ils doivent
exprimer; c'est clair; mais les concepts non plus ne sont équi-
valents à ce qu'ils sont réputés signifier. C'est là même la cause in-
time pour laquelle Platon n'a pas sombré dans le rationalisme
facile des concepts, mais qu'il a lutté de toutes ses forces pour
se procurer une expression adéquate de la Réalité qu'il vivait dans
son âme. En voulez-vous la preuve ? Il suffit d'alléguer sa Vlle Lettre,
où il déclare que l'aÙToxuxXoç, l'objet seul de ses recherches, 342
ne se laisse exprimer adéquatement ni dans le nom, ni dans le
concept (car c'est au fond le Xoyoç, quoique le mot indique aussi
la définition), ni même dans la connaissance la plus consommée.
Comme cette déclaration formelle est en parfait accord avec nombre
de passages de ses dialogues, je me contenterai de noter des té-
moignages semblables au fur et à mesure que nous les rencontrerons
en route. Ici nous sommes tenus à faire observer une fois de plus,
combien il est dangereux de traduire les termes en question par des
mots modernes. Non seulement qu'on devient aisément dupe de la
fixité rigide du mot (Platon le signale dans le passage précité), mais
encore on introduit inconsciemment dans l'interprétation du philoso-
phe antique des éléments empruntés à des façons de penser qui lui
sont parfaitement étrangères. Si l'Eidos doit être concept, qu'on
reconnaisse que ce n'est pas le concept comme forme mentale, mais
qu'il indique pour Platon un je ne sais quoi de réel que nous fi-
gurons par un mot et par un concept, mais qui en est différent de
par sa nature même. Ne stipule-t-il pas expressément dans le Parmé- 134b
Pour l'emploi des mots eïSoç et ISéa avant Platon, comparez de
Vogel, Een keerpunt in Plato's denken, p. 86 ss; pour le sens primitif
de LSéa, comparez encore Thuc. 111,81 Tiôiua. ISéa. davâxou, omnis imago
mortis, et Isocrat. DH ESéa xpoTctx^, figure de style; Herodot. VI, 100
;(èlt;pp6vcov) SiçaCTtaç iSéaç deux „vuesquot; contradictoires.
nide, que les sÏSy) ne sauraient résider en nous? Il en est ainsi
pour tous les autres mots qui peuvent servir de traduction, et que
j'ai déjà mentionnés plus haut: tous peuvent-ils, le cas échéant,,
faire fonction de traduction, pourvu qu'on se rende compte que ja-
mais ils n'indiquent une pure classification formelle, mais que et
„espècequot;, et „formequot;, et „genrequot; sont censés avoir leur origine dans
le réel, qui seul est la cause de ce que nous sommes en état de
former les concepts et les mots relatifs.
Mais n'est-ce pas donner dans le même piège fatal que de se ser-
vir d'un mot hybride et ambigu pour caractériser ce qui est réputé
avoir été la pensée de Platon? C'est parfaitement vrai. Tout de
même en utilisant la dénomination „Structurequot;, on évite des mots
tellement communs qu'on omet facilement d'y réfléchir plus pro-
fondément, et l'on peut espérer que ce mot, en s'approchant da-
vantage de l'origine, même formelle, du concept de l'Eidos, évo-
quera pour cela plus facilement l'idée qui lui sert de fondement.
Dès le Ménon par conséquent l'Eidos est la Structure réelle, et
Men. il est si loin d'être dans notre pensée seule, qu'il est dit que notre
81c âme, „ayant vécu de plusieurs existences, a vu toutes choses, non
86a seulement ici-bas, mais encore dans le monde de l'Invisiblequot;. Et
comme c'est dans l'Invisible que réside la Structure, c'est à dire
la cause structurante de tout ce qui se manifeste comme structuré
(quoique ce soit là peut-être une conception qui n'éclora que plus
tard dans la pensée de Platon), c'est dans un monde extérieur à
nous, et cela à notre existence concrète autant qu'à celle de notre
âme, que Platon place l'essence de son Eidos; notre âme en a pris
connaissance tout simplement.
3. Le Ménon
72c ss. Toutes les vertus présentent une seule et même configuration.
Cette traduction est préférable à „caractère généralquot; ou à „critèrequot;,
parce qu'il ne faut jamais perdre de vue que ce n'est pas d'un ca-
ractère abstrait ni logique qu'il s'agit, mais d'une conformation
réelle, qui, tel le monde figuratif des Pythagoréens, constitue la
véritable forme dans ce que nous éprouvons comme phénomène.
Voilà aussi pourquoi il faut se défier de la traduction de „qualité
généralequot;. Car qualité n'est pour nous que fonction subjective. Or on
n'est pas „sainquot; par une qualité, ni même par une complexion don-
née, mais par un quelque chose qui crée et produit cette complexion
par le fait qu'il est essentiellement la forme réelle en laquelle doit
nécessairement se manifester tout ce qui correspond au concept de
„santéquot;. Qu'on ne se méprenne pas sur l'expression: „le terme uni- 73d
que qui s'applique à tous les casquot;. On pourrait être tenté de la con-
cevoir comme le concept abstrait. Mais notez que pareille unité
toute extérieure, ou tout au plus subjective, n'a de sens pour Platon
que si elle résulte d'une conformation intrinsèque et réelle. C'est „la
vertu uniquequot; qui „pénètrequot; tout ce qui se dit vertu, ainsi que la 74a
qualité du „rondquot; n'est qu'une manifestation spéciale de la forme en
général, mais, je le répète, non de la forme comme qualité abstraite,
mais comme ce qui constitue essentiellement la forme, ce pourquoi
une forme en somme peut se manifester dans les choses. Platon le
dit nettement : „ce que tu nommes figure, et ce dont le nom est fi- 74d,e
gurequot;. Car, il soit dit en passant, la fonction de l'Svofxa contient plus
que la dénomination seule; il correspond plutôt à notre nom avec
de surcroît ce que nous appellerions le concept abstrait, la repré-
sentation abstraite. D'ailleurs la dénomination la suppose nécessai-
rement comme substrat.
Toute cette digression sur la figure est significative; elle décèle
pour ainsi dire, par son association inconsciente, l'origine toute 75b
géométrique de l'Eidos. Notez spécialement à la fin de l'exposé,
qui est devenu entièrement géométrique, la citation pleine de 76d
sens: „comprends ma parolequot;, qui emprunte toute sa valeur au
fait que c'est Pindare qui en est l'auteur. Pour en saisir le sens
il faut se reporter à la Vile Lettre, où il est dit que point n'est 341e
nécessaire d'exposer la philosophie; celui qui est vraiment con- 344a
génère saisit par un simple mot toute la théorie. Que l'on compare
du reste d'autres passages équivalents des Lois et de l'Epinomis. 968d,e
Il n'est pas certain, il est vrai, que cette dernière partie sur 989d
la théorie géométrique et qui introduit le concept du Ttspaç n'ait
pas été ajoutée postérieurement. La transition brusque où Ménon
objecte que, sans la notion de couleur, il ne sait pas encore ce
que c'est que la figure, semble indiquer une reprise de Platon
lui-même; opinion corroborée encore par le terme „réponse plus
dialectiquequot;, que M. Croiset i) traduit par „conforme à l'esprit 75d
Dans son édition de l'association Budé.
-ocr page 32-de conversationquot;, mais qu'il vaut mieux rattacher à la distinction
exacte des s'iSt), telle qu'elle s'est développée ultérieurement
dans la pensée de Platon. Voilà aussi pourquoi la nouvelle dé-
76a finition de la figure comme ce qui constitue „la Umite du solidequot;
(littéralement „la limite où se termine un solidequot;) me paraît ne
pas appartenir à la conception primitive.
Et comme tout le terrain du platonisme fourmille de pièges à
droite et à gauche, il n'est peut-être pas inutile de faire remar-
quer que cette Hmite ne veut pas dire la surface laquelle pour nous
(c'est à dire pour notre représentation) termine le soUde, mais,
conformément à la théorie du Timée (où du reste nous verrons d'au-
tres confusions dans l'interprétation, dues à la représentation ab-
straite que les commentateurs sont enclins à mettre à la place de
la génération réelle qui constitue la théorie platonicienne), il
faut donc entendre par limite ce qui fait que réellement le corps
termine là où cesse le rayon d'action de ce qui constitue le corps,
bref nous sommes de nouveau en présence de l'Eidos dans son ac-
ception toute géométrique.
76d,e Significative peut-être aussi est l'ironie avec laquelle Platon
traite sa définition de la couleur. Elle provient ou bien de l'im-
possibihté d'en donner pour le moment une qui soit meilleure et
qui fût de nature entièrement géométrique à l'instar de celle de la
figure; il se peut aussi que ce soit l'ironie de Platon déjà en pos-
session de sa théorie plus géométrique du Timée, mais ne l'osant
pas insérer ici, de peur de trahir la pensée plutôt primitive du
dialogue i). Et il se contente de raiUer un peu cette pensée „tou-
te tragiquequot;, c'est à dire où il entre, à l'exemple d'Empédocle,
trop d'affection subjective pour pouvoir satisfaire aux exigences
rigides de la connaissance mathématique que Platon réclame. Et
c'est là précisément la méthode dialectique qui ne procède que par ce
75d que l'interlocuteur reconnaît savoir, donc ce qui fait appel à la Rai-
son seule ■ et il s'y ajoute la conviction que notre raisonnement sé-
rieux, puisant au fond de notre âme, va de pair avec la caractère
réel de l'objet de ce raisonnement. Faute de quoi toute la philo-
sophie serait vide et conduirait ou bien à l'éristique, ou bien à
') Evidemment cette possibilité ne s'esquisse qu'au cas qu'il s'agit
véritablement d'une retouche postérieure, à l'occasion de l'enseignement
scolaire.
la sophistique. La formule du raisonnement platonicien ne sera-t-elle Phéd.
pas „voir avec lame elle même l'être lui-mêmequot;?nbsp;66e
Notre but étant d'examiner la signification stricte de l'Eidos,
nous sommes obligés de passer sous silence le reste de ce dialogue
intéressant. L'union de la définition socratique avec la méthode
géométrique saute aux yeux et l'on voit que la part prépondé-
rante revient à la géométrie. Il n'est pas jusqu'à la méthode ana-
lytique qui ne soit appelée à la rescousse. C'est celle que Platon
dénomme èÇ ûuo^écrEcoç, et qui, de quelque façon qu'on résolve les 86e
difficultés inhérentes à l'exemple donné, revient à la question: à
quelle exigence le triangle doit-il satisfaire pour qu'il puisse être
inscrit dans le cercle ; et de partir dès lors d'une construction anti-
cipée, pour la comparer ensuite à la figure donnée.
On pourrait croire que la Notion socratique disparaisse totale-
ment dans cette union, où la Forme mathématique à tous les égards
prédomine. Cependant il n'en est pas ainsi: la partie vivante de l'u-
nion, ne trouvant pas d'expression immédiate dans le terme nou-
veau, va se réfugier dans le „jugement droitquot;, le haut prix et l'équi- 97b
valence duquel, au point de vue de l'action, avec la vraie connais-
sance sont mis en lumière, pourvu qu'on l'enchaîne par un raisonne- 98c
ment qui fasse voir la vraie cause de ce que le jugement droit juge 98a
par une intuition spontanée. C'est que Platon, en jeune homme gé-
nial, ne pouvait pas ne pas identifier, ou au moins comparer la
vision devinatrice de la Notion, telle qu'elle se manifestait dans la
personne captivante de Socrate (qu'on rehse le portrait qu'Alci-
biade fait de lui dans le Banquet, et qui reflète l'influence séduc- 215 ss.
trice que Platon lui-même a subie de la part de ce Marsyas) à l'in-
spiration révélatrice des poètes, ou à l'action géniale des grands
hommes d'Etat. Cependant il n'a jamais manqué de noter claire- Apol.
ment la différence entre cette inspiration irraisonnée et la sagesse à 21c
laquelle aspirait Socrate: l'on connaît la critique des poètes dans 22c
l'Apologie et la concession de la ôsi« (xoïpa dans l'Ion. Mais, chose 533d
curieuse, ici, dans le Ménon ce n'est pas seulement l'inspiration
poétique dont on reconnaît la valeur, mais, on dirait presque, l'in-
spiration scientifique elle aussi obtient droit de cité à côté de la
vraie connaissance, celle qui sait enchaîner tout dans un raisonne-
ment rigoureusement logique. Je dis „chose curieusequot;, car plus tard
Platon se gardera bien d'admettre le rôle si important de la pure
intuition irraisonnée; tout au plus il la reléguera dans les arts
mimétiques, qui, en se repérant sur les apparences extérieures,
savent faire miroiter à nos yeux leurs fantasmagories illusoires.
Platon s'est-il donc à la longue tellement noué à la rigidité de
la logique, qu'il a banni de son coeur toute inspiration généreuse?
Loin de là! Car d'abord, la logique platonicienne, nous le verrons,
ne se résume pas tout simplement dans les préceptes de la logique
telle qu'on a coutume de la définir; et ensuite, le rôle de cette
inspiration scientifique est dévolue à l'Eidos lui-même, ou mieux
peut-être à l'Idea, qui, de par son essence créatrice, déverse dans
notre âme les visions compréhensives de l'Etre.
En attendant nous n'en sommes dans le Ménon qu'à l'opS-}) 86^a,
et s'il y est insisté particulièrement, c'est que Platon évidemment ose
revendiquer pour la Science, autant que pour les Arts, le haut
intérêt non seulement, mais nommément la nécessité vitale de
l'intuition spontanée. En effet, n'en déplaise les artisans patients
de l'atelier scientifique, la Science n'avance pas par les procédés
logiques ou intellectuels, mais elle s'envole, elle aussi dans les
régions silencieuses de l'Inconnu, pour y occuper d'emblée un pos-
te isolé et incompris, jusqu'à ce que ou la perspective géniale de
l'auteur, ou bien le travail acharné des fourmis ouvrières ait rat-
taché ce point avancé au corps solide de la science avérée.
Mais je terminerai ici l'esquisse du Ménon, en réservant les
problèmes du fondement de la logique à plus loin, non toutefois
sans émettre dès à présent la constatation, tant soit peu parado-
xale, que le jugement, même le plus scientifique, emprunte sa va-
leur intrinsèque, non pas à l'enchaînement logique, ni au lien in-
dissoluble des concepts, mais justement à cette S-eia (loïpa, qui le
devance, qu'on l'appelle inspiration, ou pénétration anticipée, ou
invention tout court.
3. Charmide, Laches, Lysis
157a Dans le Charmide Socrate dit que les incantations pour l'âme
sont les beaux discours, et que c'est eux qui font naître dans l'âme
la sagesse. Nous sommes ici en plein conflit entre le Statique
et le Dynamique. Platon a en vue dans ces discours apparemment
l'élément statique, qui consiste dans les concepts. Mais le fait même
qu'il parle d'incantations indique qu'il se rend compte que, dans
ces discours, il doit y avoir aussi un élément dynamique, qui pa-
raît en être la partie essentielle. Précisons quel est le rapport
de ces deux manifestations qui semblent être des contraires ab-
solues. Sans vouloir entrer dans des détails qui ne conviennent
ici, nous faisons toutefois observer que le dynamique, qui paraît
être la donnée primaire, crée, non seulement dans la vie mentale,
dont la fonction est par excellence de le transformer en stati-
que, mais aussi dans le monde physique des états d'équilibre
qui nous font l'effet du statique. Le miracle de la transformation
statique semble se parfaire dans l'âme à partir du rythme; les mul-
tiples vibrations lumineuses par exemple (quoique „vibrationquot; soit
aussi déjà une formule statique!) sont saisies par nous selon une
scansion rythmique qui nous permet de les comprendre d'emblée, et
que nous éprouvons par les sensations des couleurs. Il n'est pas
téméraire de voir dans ce phénomène le prototype de la généralisa-
tion, et de concevoir tout concret comme l'aboutissement d'un pro-
cès préalable d'abstraction ou de généralisation mentale. Bien loin
donc que le formel soit une entité sui generis, et moins encore un à
priori absolu, on doit le considérer comme le produit final et haute-
ment compliqué d'une évolution antérieure. Si à un certain point de
vue on pourrait affirmer que l'âme est le lieu des concepts, ou, dans
le style kantien, que c'est nous qui créons la forme à priori, sous
laquelle seule nous puissions nous représenter le monde, ce n'est
pourtant pas dans un sens formel ou géométrique que cette „al-
légoriequot; doit se prendre. L'âme est le lieu où les concepts se for-
ment, se créent; et cela non comme des entités ou des formules,
mais comme des énergies qui, et c'est là le miracle, tout en ayant
l'aspect du statique, et tout en nous procurant la matière même du
statique, n'en conservent pas moins potentiellement tout le dyna-
misme qui les a fait naître. Ce dynamisme résulte évidemment de
deux sources, celle du moi, et celle du non-moi; mais c'est là une
isolation postérieure: au fond nous n'aurons jamais affaire qu'à
un acte unique et indivisible qui est notre vie psychique même.
Nous n'insistons pas. Notons pourtant que Platon évolue vers cette
conception dynamiste qui, dans le Sophiste, trouve son expression
complète dans la théorie du ttoieiv et Tziax^iM. Dans le Charmide il
s'y trouve peut-être des pressentiments, telle la théorie de la force 168b,d
ou de la puissance que chaque chose est réputée posséder pour at-
169a teindre son essence ou son objet propre. Observez la définition de
168b, où perce déjà la notion de l'Eidos: „Ainsi nous affirmons que
ce qui est plus grand possède la vertu d'être plus grand qu'autre
chosequot;. J'ai rendu ici la traduction de M. Croiset i) ; soyons toutefois
prudents de ne pas nous méprendre sur le sens de cette „vertuquot; ;
car Platon emploie le mot Sivajxiç, qui indique une force, une fa-
culté de pouvoir: cette „vertuquot; présente donc un certain caractère
énergétique, qui semble définir l'état comme le produit d'un acte.
191e Le Laches exprime clairement que l'objet des recherches est ce
qu'il y a d'identique dans toutes les formes. Cette formule semble
donner raison à Natorp, qui voit l'essence de l'Idée dans la notion
198d de la Loi. Le Laches ajoute même: ce qui est identique pour tous
les temps. Eh bien, la Loi n'est-eUe pas au dessus du temps ? C'est
vrai partiellement. Encore faudrait-il avoir défini exactement ce
que c'est qu'une loi. Est-elle la Forme unitive que nous imposons
à la matière brute des données de la sensation? Mais alors elle est
antiplatonique. Car si l'objet (qui, selon Natorp est créée par la
loi propre de la conscience ®)) n'eût vraiment d'autre fondement que
la conscience, il n'aurait aucune valeur de réalité. Platon le prou-
ve lui-même en tirant la conlusion que l'âme (qui paraît contenir
la connaissance à priori) doit donc nécessairement avoir eu une ex-
istence antérieure au corps.
Mais peut-être la Loi n'est-elle que la projection d'une réali-
té, de quelque nature qu'elle soit, et peut-on affirmer que sous cer-
tains rapports cette Réalité s'identifie à la Loi sous laquelle nous
croyons pouvoir la saisir? Le terrain reste scabreux toujours. Car
dans un cas comme dans l'autre la Loi reste une entité idéale, en
ce sens qu'elle n'est vraie qu'approximativement, et que c'est une
tâche infinie que de l'enserrer dans une formule adéquate. Il faut en
convenir, cela vaut et pour le concept kantien, et, mutatis mutandis,
pour l'Idée platonicienne. Mais pour Natorp la Réalité ne saurait
être connue directement par notre âme ; il devient donc une absur-
dité que de partir d'une Réalité en soi pour expliquer la forme de
notre connaissance. Pour Platon tout le contraire, c'est la Réali-
té seule qui et rend raison de toute existence et est l'objet di-
') loc. 1.
Natorp Ideenlehre p. 23.
') Id. p. 31.
-ocr page 37-rect de notre connaissance, s'il est vrai que la faculté de connais-
sance, inhérente à l'âme, est contrariée par les imperfections des
sens, du nom, du langage. Aussi s'ensuit-il que, pour penser pla-
toniquement. Loi ne saurait être plus qu'un logos au sens de la
Vile Lettre, expression dans le concret de notre vie mentale d'un 343b
contenu réel, qui est réputé se manifester directement et dans tou-
te sa plénitude de Réalité à notre âme. A ce titre encore la Loi ne
peut être qu'un fait dérivé, un aspect nécessaire sous lequel nous
comprenons ,, concrètementquot; l'Idée; elle ne saurait s'identifier au-
cunément avec l'Idée, qui constitue une Force par le seul fait qu'el-
le est Réahté. Or Loi est tout au plus forme, squelette formel; ou
pas même squelette, car cela supposerait qu'elle fût support réel
de l'Idée; non, elle est la projection mentale d'une Réahté trans-
cendante, certes, mais pour Platon nullement insaisissable, ni
inconnaissable, puisqu'elle continue à être le fond de toute con-
naissance évidente. Dès lors la Loi (ou le concept) ne se crée pas:
il se projette en nous. Comme concept il est donc relatif, tandis
que ridée ne permet aucune réduction relative: elle est contenu
pur. „L'identique sous toutes les formesquot; ne peut donc pas être le Lach.
concept tout court; car comment celui-ci serait-il un invariant, 191e
puisqu'il est né dans le relatif? Non, si le concept veut être un
invariant, ce n'est que sous la condition que son contenu le soit.
Et voilà précisément la genèse de l'Idée: elle jaillit de la recon-
naissance qu'il y a un contenu invariant, identique pour tous les
hommes, identique aussi sous tous les aspects variables de nos opi-
nions, invariance aussi qui se pose impérieusement, si l'on veut
sauver l'existence d'une science absolue. Nous l'avons vu, c'était
là déjà l'idée socratique; elle restera le fondement même de l'Idée
platonicienne, malgré le fait qu'elle a dû lutter âprement contre
la serre pétrifiante de la forme géométrique.
La définition de 191e pouvait donc prêter à l'interprétation du
concept comme forme de la pensée ; mais cela ne cadre ni avec la po-
sition de Socrate qui s'était élevé à la fois contre la conception
physique des Ioniens, et contre la théorie des Eléates qui préci-
sément ramène tout à la pensée, qui, de subjective, est mise au
trône de l'empire le plus absolu; ni avec certaines expressions de
notre dialogue qui par endroits laissent percer les vues plus dy-
namiques de Platon. Il y a l'éloge du musicien idéal; il y a la com-
188d paraison avec SiJ^iç aù-nQ, qui difficilement peut indiquer un con-
190a cept, mais qui représente ce pouvoir réel qui confère la faculté de
voir; il y a aussi la paraphrase de la définition cherchée: „s'il
192c faut indiquer la nature qui -pénètre toutes les formes particuhèresquot;.
En passant au Lysis ce qui nous frappe tout d'abord c'est l'em-
ploi du verbe aTCOfxavTsûojxai, qui fait pleinement ressortir le ca-
ractère de l'intuition, incombant à la philosophie socratique comme à
216d celle de Platon. Socrate se sent le (làvTiç au service d'Apollon ; un peu
plus loin il est le â-yipeuTTjç qui est sûr de tenir son gibier, mais
qui aussitôt après se sent en proie à des déboires amères. Il pa-
raît donc que le seul moyen d'approcher de la Notion soit l'intui-
tion; mais comme eUe n'est jamais pure, et qu'elle est toujours en-
veloppée dans les involucres de nos représentations, le philosophe
se méprend à chaque instant et il prend pour de l'or ce qui n'est
que reflet vain. Nous sommes, on le voit, tout près de la maieu-
tique; et la tradition qui veut que le Lysis soit un des premiers dia-
logues de Platon a toute l'apparence d'être dans le vrai.
Malgré la difficulté d'enserrer l'intuition dans une définition
220b valable, il reste la conviction, qu'il doit y avoir un TrpÛTov çtXov,
219e en vue duquel on s'impose toute la peine, ce à quoi aboutit dans
220b le raisonnement tout ce qui est amitié particuUère. Il est vrai,
bien des fois le raisonnement tient du sophisme. Mais à l'encontre
du sophisme proprement dit, qui s'empêtre volontairement ou non
dans la rigidité des concepts, les sophismes de Platon (et il s'en
présente assez dans les dialogues) proviennent, dans la plupart des
cas de son attache au réalisme: il raisonne plutôt à partir et en
vue de ses conceptions réahstes, nées de son intuition, que selon
les exigences rigoureuses de la logique ; ou mieux vaut dire : à cha-
que instant il force le raisonnement logique en se référant, non
plus à la formule logique mais à l'acception intuitive du concept.
C'est de cette façon que pourront s'éclaircir les sophismes ap-
parents du Parménide et tant d'autres. Ainsi le sophisme chez Pla-
ton provient de l'antagonisme entre le raisonnement intellectuel et
la certitude immédiate, née de l'intuition. Et cet antagonisme a
son origine dans le fait même que Platon ne le reconnaît pas lui-
même. Il est vrai qu'il accuse à maint instant la faiblesse des in-
struments dont l'homme dispose pour faire la chasse du Réel, mais
il continue à se cramponner à la conviction qu'en fin de compte il
doit y avoir identité absolue entre le concept mental et la Notion
réelle qui en est la condition finale. Je renvoie au passage connu
du Phédon sur l'écueil de la misologie, pour mettre en pleine lu-
mière et l'antagonisme sus-dit et la foi de Platon dans la victoire 89 sq.
finale des Xôyoï.
Pour finir, je note encore deux passages significatifs du Ly-
sis: le premier qui prélude au discours de Socrate sur l'amour dans 2I8a,b
le Banquet ; et l'autre qui peut confirmer notre constatation du ré-
alisme dans la théorie de la Notion comme dans celle de l'Eidos.
C'est la distinction entre ce qui est blanc par quelque moyen ex-
térieur et ce qui l'est par sa constitution intérieure et réelle, „la
présence de la blancheurquot;.nbsp;217d
L'Euthydème, abstraction faite de l'opposition de la dialecti-
que vraiment philosophique que prétend pratiquer Socrate (bien 279d
qu'il joue le profane) aux futilités éristiques d'Euthydème et de Dio- 288d
nysodore, ne présente qu'un seul endroit oil il est fait allusion à
l'eîSoç: c'est par la présence du beau en soi que la belle chose
est belle. Il serait difficile de trancher la question de savoir si 301a
ce beau en soi a déjà les attributs de l'Eidos proprement dit. Le
mieux vaut peut-être d'admettre avec Wilamowitz i), qu'il s'y ex-
prime simplement une conception socratique. Toutefois et la mise
en avant de la méthode dialectique et la fin du dialogue, où s'énonce
la conviction intime de Platon que, quand bien même tous ceux
qui pratiquent la philosophie semblent se livrer à de vaines luttes
de paroles, son objet véritable, le aùto tô ttpayfia, dépasse tout en
valeur, permettent la conception que lors de la composition dé-
finitive du dialogue Platon ait été en possession de sa méthode per-
sonnelle ').
Le Hippias Majeur cherche «ùt6 to xaXov, par lequel le reste 289d
reçoit l'apparence belle. Socrate demande ironiquement si une vier-
ge ou une lyre peuvent être considérées comme cet Eidos, cette
Structure intérieure qui confère aux choses qui y participent la 292d
') Platon II, p. 158.
') L'emploi du mot SiaXexTixéç (290c), qui est pris dans le sens
spécifiquement platonicien d'homme capable de remonter aux principes,
semble corroborer cette affirmation. De même le renvoi à la xé/VT) Pa-
oO^LK-fj (292a), quoique n'aboutissant pas à quelque résultat précis,
respire cependant tant de certitude qu'il est difficile de ne pas le rap-
procher du Politique (234d).
300e
29Id beauté. Cette Structure ne doit jamais ni être ni paraître laide ; elle
294b constitue la nécessité qu'une chose soit belle; eUe est une force ac-
tive qui a pour effet que la chose est belle, tandis que toute ap-
294d,e parence lui est étrangère. Pour la trouver il faut examiner la na-
295d tîire des objets; elle constitue une puissance qui peut produire la
qualité Et n'est-ce pas de nouveau l'intuition qui se fait jour,
296d quand Socrate la définit: ce que notre âme voulait exprimer et qui
se résume dans la formule „la puissance vers le bienquot;? Le caractè-
296e re dynamique est relevé encore par les attributs de cause, ce qui
297a produit un effet. La conséquence, il est vrai, qui exprime que le
beau aurait comme la fonction d'un père vis-à-vis du bien, ne satis-
fait pas ; mais cela ne tient pas à la nature de l'Eidos, mais plutôt au
saut logique, qui, né d'un désir trop ardent de Platon, a introduit
d'emblée le bien. L'Eidos n'en conserve pas moins son caractère de
nécessité intrinsèque, nécessité qu'on peut difficilement attribu-
er à la seule logique, puisqu'avec instance il affirme coup sur
300a coup son caractère dynamique. Plus loin encore il le répète: „ils
ont donc quelque chose d'identique par Yeffet duquel ils sont
beauxquot;.
De ce qui précède il résulte à ce qu'il me semble clairement que
la nature de l'idée n'est pas simplement logique, mais essentielle-
ment ontologique : Platon cherche une Réalité, et nullement un fon-
dement formel de la science. Quand Natorp par conséquent i), par-
tant du caractère „légalquot; de la logique (et ce serait là la vraie fonc-
tion de l'idée) est obligé de reprocher à Platon qu'il agit en pré-
dicateur religieux et prophète, ce reproche est la condamnation apo-
dictique de sa propre solution unilatérale. En effet l'idée est ni
la légalité de la logique, ni non plus un objet en soi; s'il fallait
la caractériser, nous serions tentés de dire qu'elle est l'essai de
cristallisation d'une expérience de la Réalité. Cette définition ré-
clamerait la possibilité d'entrer en contact avec une Réalité en soi.
Il n'est pas question de savoir ici si cela est matériellement pos-
sible mais si pour Platon cette possibilité était là. Eh bien, elle
est pour ainsi dire la clef de voûte de sa philosophie et le seul fait
qui permette de vaincre le scepticisme des Sophistes. Il est donc
possible non seulement, mais encore nécessaire, de saisir la Réalité
en elle même, ce qui ne se fait qu'avec l'âme elle même. Il s'y ajoute
Id. p. 37.
un deuxième axiome (et, nous l'avons déjà fait observer, c'est lui
qui a jeté Platon dans une cohue de faux problèmes, qui se seraient
évanouis, une fois cet axiome enlevé) et c'est que notre vie concep-
tuelle est une décalque fidèle, une projection adéquate de cette Réa-
lité suprême. Le résultat en a dû être, comme pour toutes les mé-
taphysiques, que la projection se fait inversément: je veux dire que
nos formes mentales, d'origine statique, sont projetées sur le réel,
et que l'axiome se convertit en son contraire, s'est que le Réel est
devenu une décalque adéquate de notre vie conceptuelle. Or ce qui
distingue heureusement Platon de la lignée des métaphysiciens après
lui, c'est que, je dirais presque, son bon sens ontologique l'a em-
pêché de s'abandonner sans reste à cette fausse illusion, et que
toujours son besoin ardent de Réalité lui a fait briser tous les
cadres rigides de la logique conceptuelle. Aussi n'est-ce pas sans
raison que toujours il a réservé sa place à cette SoÇa, qui, au
point de vue strictement logique aurait été condamnée comme de
naissance illégitime, mais que Platon, quant au contenu, se sent
obligé de maintenir à côté de l'Epistèmè. C'est que l'intuition, se
cristallisant dans un jugement immédiat (car c'est là la SoÇa)
est toujours expérience de la réalité, quand même elle est expérien-
ce brute. Peut-être faudrait-il s'arrêter ici, et dire que Platon
dans toute sa philosophie ne s'est jamais élevé au-dessus de la S6^a,
et même, qu'il a été conscient de ne s'être jamais élevé au dessus
d'elle, du fait de l'impossibilité pour l'homme d'atteindre à la
pureté immédiate de la connaissance par l'âme. Nous en trouvons
des échos à toute époque de sa philosophie, et c'est sans doute en
ce sens qu'il faut interpréter la déclaration catégorique de la Vile 34le
Lettre, qu'il n'a jamais mis par écrit sa philosophie. Mais s'il en 344c,d
est ainsi, il n'en reste pas moins l'axiome fondamental qu'il doit y
avoir une Epistèmè, qui rende raison de ce jugement brut, et qui
exige le Xoyoç, l'enchaînement accompli, la vue d'ensemble qui
donne comme la perspective des termes du jugement, l'harmonie de
l'Unité, le lien qui unit chaque jugement à son principe absolu et
suffisant. Ceci réclame un travail constant de la Raison, Platon
l'a bien compris, non pas d'une raison conceptuelle ou intellectuelle,
niais d'une Raison supérieure et qui se meut intégralement
dans la Réalité de l'Expérience profonde et directe de ce qui est
vraiment la Cause et la Raison de toute chose. Cette vision claire
et pure du Réel est-elle possible pour l'homme? Platon en doutera
de plus en plus* et de plus en plus aussi il se contentera volontaire-
ment de cette S^a qui, pour être bâtarde, n'en contient pas moms,
comme intermédiaire entre le monde des Idées et celm des sens,
sa part de Réalité, qui peut-être doit suffire au pauvre homme
pour désaltérer sa soif d'Eternité.
Pour bien saisir la portée du problème, attardons-nous-y un
instant La vie spirituelle de l'homme se laisse scinder, d'après
œ%ui précède, en deux antithèses, celle de Aé^oc-Euiarfjfiv),
et celle d'Intuition-Analyse. Quant à la première antithèse, la
Doxa ne semble avoir de clarté que par l'Epistèmè, et il y a lieu
de douter si l'Epistèmè peut avoir de la valeur sans la matière de
la Doxa. Mais, j'en conviens, ce n'est pas là la solution de Platon,
puisque l'Epistèmè est réputée avoir une existence indépendante,
et qu'eUe semble pouvoir se passer de toute fonction intermédiaire
ou secondaire.nbsp;. .nbsp;, , ,,-f^. . i.a „
L'autre antithèse, entre l'Intuition immediate de 1 Être et 1 Ana-
lyse dialectique de l'enchaînement des Idées, est le fondement
même de la Logique platonicienne. Or, ici comme ailleurs, il y a
le danger de renverser les termes, et, en les identifiant quant a
leur valeur réelle, de vouloir remonter par l'Analyse à l'Intmtion.
Mais l'Analyse, pas plus dans le domaine de l'esprit que dans ce-
lui des fonctions mentales, ne saurait constituer une entité pri-
maire, ou même subsister par elle-même. Sa seule fonction est de
détacher sur le continu de l'Intuition d'autres termes intuitifs,
qui, de par cette juxtaposition, entrent dans une connexion logi-
que, qui semble emprunter la nécessité de son enchaînement a ce
lien'logique, mais qui en somme ne l'emprunte qu'à la Force de co-
hérence de l'Intuition unitive.
Il V a peut-être une erreur qui est pire encore que l'inversion
de l'Intuition et de l'Analyse. C'est de croire que l'analyse logi-
aue soit la seule possible, ou en tout cas, la seule valable et effi-
Lnte En fait, l'analyse logique (et mathématique) n est qu un
cas spécial (et fortement abstrait; ce qui lui ôte, pour ce qui a
rait au M toute valeur) de l'Analyse complète et intégrale,
q^consifte dans un travail intuitif et analysateur. Toute pensée
profonde procède de l'Intuition; sa maîtrise, son incorporation
dans l'Expérience, se fait par intuitions successives, qm jouent
le rôle de l'analyse logique sur le niveau mental, et qui, sur ce
même niveau se projettent comme telle, mais qui, quelque de-
gré d'existence quasi-autonome elle puisse assumer, n'en reçoive
toutefois qu'une indépendance fausse et trompeuse.
5. Phèdre, Protagoras, Gorgias
Il n'est pas certain que le Protagoras ne suive pas le Ménon.
Pris dans son ensemble il a l'air d'être la réponse aux pages 91—
94 du Ménon; et surtout la fin de ce dialogue est une annonce di- 100b
recte du Protagoras. Pour le Phèdre on s'étonnera fort de le voir
figurer à cette place. C'est que, personnellement, je ne puis faire
autrement que me ranger du côté de la tradition, qui veut que le
Phèdre soit le premier ouvrage de Platon. Et le sujet, qui est la D.L.
rhétorique, et surtout la manière dont il est traité, sont indices 111,38
que nous avons affaire à un travail très jeune et qui peut très bien
avoir été le premier. Il va sans dire qu'en disant cela, je ne parle
pas du Phèdre dans sa composition actuelle. Comme tel il serait
déraisonné de ne pas l'attribuer à la dernière période, celle où
Platon fait ressortir à outrance l'intérêt de la Siaîpsatç. Quant
à dire quelle place lui convient dans la série de la dernière période
est chose ardue. On serait tenté de supposer que le sujet du Phèdre
ait séduit Platon pour une double raison: d'abord il n'était pas
hors de propos de reprendre le problème rhétorique pour lui
assigner sa vraie place dialectique, surtout depuis que les études
du Sophiste avaient ouvert à Platon tout l'intérêt du langage, com-
me crufXTrXoxY) des concepts; d'ailleurs la rhétorique ne s'était-elle
pas, dès le Gorgias, vu décerner son vrai rôle sur le terrain mo-
ral? Il est donc naturel d'approcher le Phèdre du Sophiste notam-
ment. L'autre raison de la reprise du dialogue primitif était cer-
tainement dans le sujet même du discours, l'amour; sujet qui, depuis
le Symposion, malgré l'adjonction postérieure, réclamait un trai-
tement supérieur et qui fût plus mûr. Aussi n'est-il pas étonnant
de constater que non seulement la théorie de l'âme ressemble beau-
coup à celle du Timée, mais que particulièrement l'allégorie célèbre
de l'ascension de l'âme vers les régions célestes, tout en s'inspi-
rant de la République s'expUque pourtant difficilement sans la
théorie achevée du Timée i). Si la vue que nous avons exposée plus
haut présente quelque vraisemblance, et que par conséquent la
série du Théétète jusqu'au Philèbe suppose la nouvelle synthèse du
Timée, mais qui, avant de pouvoir être définitivement couchée par
écrit, eût besoin de fortes études spéciales de détail, il n'est pas il-
logique de faire figurer le Phèdre dans la même série, et cela en
connexion étroite avec le Sophiste. Comme ce qui nous occupe dans
notre étude est l'Eidos seul, nous pouvons différer le Phèdre jus-
qu'au moment qui lui revient dans le développement historique; et
nous nous contenterons d'examiner si le Protagoras et le Gorgias
présentent des aspects qui intéressent notre recherche.
Après avoir réparti la vertu entre ses parties, la question se
330a pose si chaque partie a sa propriété particuhère, tout comme
pour les parties du visage la fonction de l'oeil est différente de
celle de l'oreille; et à plusieurs reprises Platon insiste sur cette
notion de puissance ou de force, comme pour en relever le ca-
ractère dynamique. Un peu plus loin on demande si la sainteté
330c d aussi est une chose, c'est à dire comme une manifestation concrète
et qui donc comme telle peut se revêtir d'une qualité, laquelle est
d'être essentiellement sainte. Car si la sainteté ne fût qu'une ab-
straction, comment lui attribuer une qualité autonome ? Lors de la
reprise de la discussion dialectique, il se pose de nouveau la ques-
349b tion si science, sagesse, courage, justice et sainteté sont cinq noms
pour une manifestation unique, ou si à chacun de ces noms il
correspond une réalité propre et une manifestation concrète qui
révèle une puissance distincte et autonome. Qu'il s'agisse d'une
351a puissance réelle, cela ressort de la discussion qui suit, où la puis-
sance se distingue de la force tout court. Et après quelques dé-
tours cette puissance finit par apparaître sous les traits de la
352c science; car celle-ci n'est pas seulement une belle chose, elle est
aussi la force de commander à l'homme. D'ailleurs toute la discus-
sion du Protagoras, qui commence par mettre en doute la thèse que
la vertu peut être l'objet d'enseignement, admet à la fin positi-
vement cette thèse, en se reportant à l'identification vertu-science.
') M. H. Martin dans son commentaire sur le Timée (II p. 138 ss.)
explique lui-aussi la vision du Phèdre par la théorie cosmogonique
du Timée.
Or, cette identification n'a de sens qu'en prenant les deux termes
dans leur acception dynamique; c'est alors seulement que la
science engendre d'elle-même l'action bonne en laquelle consiste
la vertu: la nature humaine ne saurait faire autrement.nbsp;258d
Le Gorgias présente par trois fois le terme sîSoç. Essaions
d'en définir le sens exact. D'abord il est question de deux formes 454e
de persuasion, l'une qui n'aboutit qu'à une croyance sans fondement,
l'autre qui confère la science véritable. On peut se contenter de
la traduction de „formequot; ou d'„espècequot;; mais je ne sais si pour
Platon il n'est pas déjà présente l'idée de structure, puisque c'est
à un résultat certain qu'elle doit aboutir dans un cas comme dans
l'autre.
La deuxième fois Socrate demande à Polos, si son acte de rire con- 473e
stitue une autre forme de réfutation. Ici encore il vaut mieux accen-
tuer le sens du terme, et à le rendre par procédé, et particulière-
ment par „procédé techniquequot;; car c'est de cela qu'il s'agit en fin
de compte.
La troisième fois le terme s'approche du sens spécial qu'Eidos a dans 503e
la philosophie platonicienne, sans toutefois le posséder intégralement :
on dirait une phase transitoire. Les techniciens, chacun le re-
gard fixé sur sa tâche propre, visent à réaliser un certain eïSoç
dans ce qu'ils travaillent. Et quel est cet sISoç? Il se caracté-
rise par un certain ordre et une certaine harmonie, de sorte que le
tout constitue un ensemble ordonné et harmonique. Ici de nouveau
la traduction de Structure rendrait parfaitement l'idée de Platon i).
Tout le contenu du dialogue se résume du reste dans cette consta-
tation: on doit faire tout ce qu'on fait en vue de ce qui est le meil- 464d
leur. Or, ce meilleur consiste dans un ordre et dans une harmo-
nie naturelle, qui pour l'âme en particulier constitue la vraie santé,
qui est la vraie justice. Et cet ordre et cette harmonie ne sau-
raient être l'oeuvre d'une routine, mais d'un art qui peut offrir une
raison fondée pour tout ce qu'eUe fait et qui peut rapporter tout à
sa vraie cause.
Signalons encore des expressions comme clç oùSèv àTro^Xlirtov
(474e), qui impliquent le concept logique mais sous la forme de l'image
au sens socratique, propre à figurer la norme et la justification de chaque
appellation.
-ocr page 46-6. Cratyle, Banquet
Dans le Cratyle Hermogène s'est rangé du côté de la thèse, que
le nom est parfaitement arbitraire. Le seul argument avec lequel
385e Socrate réfute cette thèse se tire du sens du mot. Car Socrate pose
la question si la réalité qu'on indique par le mot est arbitraire
386a elle aussi, ou si par contre elle présente une certaine fixité d'exi-
386d stence. La réponse n'est pas douteuse: la réalité a sa propre exi-
stence fixe, indépendante de toute relation par rapport à nous et
386e de toute influence de notre part : elle est par sa nature toujours iden-
tique à eUe-méme dans son existence. Mais si cela est vrai il s'en-
suit nécessairement que les actions des choses, en ce qu'elles
sont réelles, doivent participer du même caractère d'invariance,
bref, qu'elles aussi présentent Iv ti sîSoç des choses. Ce sv
Ti slSoç ne peut pas ne pas indiquer une manifestation toujours la
même et identique à elle même, puisqu'il est le produit d'une
Structure réelle et invariable. Toutes les actions que par consé-
quant nous voulons appliquer aux choses doivent se régler sur le
387a caractère invariant et nécessaire de ce comportement : si l'on veut
couper ou brûler, il faut le faire suivant la nature des choses; et,,
pour pouvoir le faire, il faut posséder une représentation juste de
ce qui est leur nature. Et comme le langage est également une
espèce d'action par rapport aux choses, lui ausssi doit se conformer
à la vraie nature des choses, faute de quoi il manquera son but.
387d Socrate répète encore une fois avec instance que les actions ont
une nature particulière qui leur est propre, pour en conclure que,
si le nom veut être un instrument efficace, il doit être en état
de discerner les choses et les actes tels qu'ils sont, et que par con-
séquent il doit atteindre leur réalité.
Il me semble que cela suffit pour accuser le réaHsme à outrance
de Platon. Mais il y a plus encore. Chaque artisan produit son ou-
vrage spécial ayant les yeux sur la nature elle-même de l'action à
accomplir. S'il doit remplacer un instrument brisé par un autre,
il ne se reportera qu'à l'Eidos sur lequel le premier aussi a été
389b fait, Eidos qui est précisé encore par l'adjonction: aùto ô ecttiv
cet instrument. On peut rattacher ces expressions directement à la
xXivT) aùt^ de la République, ou au xûxXoç «ùtoct ou à la
ffipaïpa aÙTY) du Philèbe et de la Vile Lettre; et l'on pourrait
être enclin à le faire matériellement aussi. Je veux dire que
le caractère de cette première partie est si loin d'être socratique,
qu'au contraire il ne contient pas la moindre trace d'une recherche
commune, mais que d'un bout à l'autre elle ne fait qu'enseigner
directement.
Quoiqu'il en soit, cet Eidos indique donc la Structure réelle de
l'instrument, telle qu'elle est en rapport direct avec l'action à
accomplir, et telle donc que l'artisan la doit copier de son mieux
pour obtenir l'action la plus efficace. Sa tâche est partant de
trouver l'instrument qui convienne à la nature elle-même de l'action 389c
et où il n'entre pas la moindre part de fantaisie. La conséquence
immédiate est que les mots aussi, s'ils veulent être efficaces,
doivent être conformés sur leur modèle réel, cela veut dire sur
un nom idéal qui exprimerait adéquatement la réalité de la chose, 389d
tout comme l'instrument idéal sur lequel l'artisan a les yeux se
moule exactement sur l'action réelle. C'est le xùto ô scttiv ovojxa
dont les noms concrets ne sont que des copies plus ou moins réus-
sies, mais qui ont tout de même pour fonction de rendre matérielle- 389e
ment l'idée manifestée dans le nom. Ce mot d'idée est rendu ici 393d
par ÎSéa ; elle indique la figure idéale que possède l'instrument idéal,
modelée exactement sur l'acte en vue duquel elle a été formée.
Formée, ou autre chose? Cela ne se demande pas ici et nous avons
garde d'y insister.
Immédiatement après la même idée est rendue par le mot eISoç. 390a
Pourtant il y a une légère différence. En effet, souvent on peut
identifier l'Idea et l'Eidos, le second étant comme l'effet de la
première, et la première se manifestant intégralement dans le se-
cond. Mais l'Idea a trait plutôt à l'idée d'unité et d'image pri-
mordiale telle qu'elle est requise pour constituer un Eidos. L'Ei-
dos est comme la Structure concrète dans laquelle se manifeste
l'unité de l'Idea. Pour traduire exactement il faut donc rendre
êwç -t7)v aÙTY]v ÎSéav aTToSiSw par: „tant qu'il impose (au fer) la 389e
même image idéale; et Iwç av to toÎgt; ôvofxatoç sîSoç aTroSiS^
par: „pourvu qu'il imprime (aux syllabes) la structure du nom idéalquot;
teHe qu'eUe convient à chaque objet; c'est précisément l'adjonc-
tion de Trpocf^xov qui accentue la différence.
Le résultat de l'enquête est que Cratyle parait avoir raison
et que effectivement il y a des noms vrais par leur nature. Notez
toutefois que cette vérité de nature ne se rapporte qu'aux noms
idéaux, dont la structure inspirera le législateur pendant la forma-
390d tion des mots à lui. On serait tenté de demander en quoi consiste
cette justesse naturelle. Seuls les dieux sauront donner aux noms
391a cette justesse qui soit en harmonie idéale avec l'objet àexprimer.
Relevons dans la longue digression étymologique qui suit et qui
constitue comme le corps du dialogue quelques traits marquants,
propres à élucider la question qui nous occupe. Il y a d'abord la
393c théorie des „fruits naturelsquot;, c'est à dire ceux qui rendent avec
fidélité la structure de leurs parents; il est logique de leur don-
ner le même nom qu'à leur générateur. Pour les fruits qui ne rendent
pas la structure du père, mais qui appartiennent à la catégorie des
394d monstres, il serait faux de leur attribuer le nom qui de droit ne
convient qu'à la structure primitive, mais ils doivent porter le
nom du genre dans lequel ils sont nés. L'expression èv TÉparoç eïSeï
que M. Méridier i) rend par „sous la forme de monstresquot;, est l'équi-
valent de „MCTTrep Tspxçquot; de 393b; elle n'a par conséquent pas d'au-
tre valeur que d'une paraphrase, quoique la notion de structure par-
ticulière y soit toujours inhérente. Plus importante semble la
substitution de yévoç à slSoç. On peut traduire ce terme par
genre ou race; mais il faut insister de nouveau à ce que pour Pla-
ton yévoç figure une naissance naturelle et qui, par ce fait même,
participe à un Eidos. Il ne sera donc pas étonnant de voir pren-
dre au terme yévoç la place de l'Eidos, sans que pourtant on puisse
les identifier et moins encore ramener la signification de l'Eidos
au niveau du yévoç, et cela d'un yévoç qui ait reçu le sens en-
tièrement pâli de „genrequot;. Il importerait de faire la même remar-
que pour les mots (xépoç, (xopiov etc., si Platon lui-même, dans le
262,263 Politique ne nous avait pas mis en garde contre leur identification
erronée. La seule conclusion qui vaille est donc que certes les ter-
mes yévoç, (xépoç peuvent bénéficier du sens prégnant de l'Eidos,
mais que jamais ils ne peuvent être mis en avant pour déterminer sa
valeur à lui.
Le caractère concret pour ainsi dire de l'Eidos est stipulé à
393d plusieurs reprises. C'est la réaUté de la chose qui est éclaircie
393e dans le nom; il en rend toute la puissance et toute la nature. Com-
394b me le médecin connaît la véritable puissance de la potion, puissance
') Dans son édition de l'Association Budé.
-ocr page 49-qui se conserve inaltérée sous toutes les dissimulations extérieures,
ainsi les mots peuvent différer par leurs syllabes, tout en étant iden-
tiques quant à leur sens, c'est à dire à ce qu'ils ont la puissance
d'exprimer; et celui qui s'entend en étymologie examine la valeur
seule des mots, sans s'en laisser imposer par leur forme extérieure
et concrète. Platon ne se lasse pas de ressasser toujours la même
expression : la vraie valeur, la puissance propre du nom, ce qu'il
exprime idéalement, indépendamment de tout agencement concret.
Ainsi le nom d'Agamemnon est un essai de fixer la structure inté- 395a
rieure d'un homme „capable d'aller jusqu'au bout de ses décisions
avec ténacité, en accomplissant ses projets à force de vaillancequot;.
Il est clair que pour nous il ne s'agit pas de la valeur de ces
étymologies, mais seulement de la conviction inébranlable qui s'y
exprime, c'est que dans tout ce qui nous entoure de concret il se
manifeste une réalité une et identique, reconnaissable à sa Struc-
ture harmonieuse. Platon lui-même d'ailleurs nous avertit nettement 396a
que le procédé qu'il applique ici n'est pas de la science, mais que,
de par son caractère divinatoire il tient plus de la Doxa; et que,
s'il s'y abandonne aujourd'hui, il faudra l'exorciser et s'en pu-
rifier demain — anticipation de la fin du dialogue, qui exprimera
la même conviction en des termes plus prosaïques, quand Platon
constatera que, l'étymologie des mots étant favorable aux deux 437a
theses contradictoires de l'écoulement et de l'immuabUité, il faut 440c
au moins un nouvel examen, quitte à planter là l'étymologie pour 440d
se vouer à l'étude seule des choses.nbsp;438e
Celui qui nomme a quelque chose de spécial dans la pensée. 401b
Qu'est-ce que veut exprimer par exemple le vocable 'EotCk? 401c
L'étymologie quelque peu surprenante semble, comme beaucoup de
traits dans ce dialogue, qui est un mélange d'éléments primitifs et de
remaniements postérieurs, nous ramener à l'hérachtisme matériel,
pour lequel le Feu est le principe des choses: Hestia, qui toujours,
à mon avis du moins, reste attachée à la fonction ignée représente
ici le principe impulsif et bousculateur par excellence, tel qu'il
est à la base de l'existence comme de l'essence des choses. Que ce 40 Id
soit réellement l'ombre d'Hérachte qui hante la pensée de Platon,
sa mention immédiatement après le rend presque palpable. Et
ce ne serait pas le Feu auquel Platon assimile l'essence 402a
~^rSr^hèdre 247a.
cf. 413c des choses dans son étymologie de Hestia, c'est tout de même la
théorie de l'écoulement universel qui l'inspire dans toutes les ex-
plications qui vont suivre.
S'agit-il pourtant ici intégralement de réminiscences héraclité-
404d ennes? On n'oserait l'affirmer. Certes, quand la sagesse est définie
ce qui est capable d'atteindre, de toucher et de suivre les choses
dans l'élan même de leur mouvement, on peut l'interpréter dans le
sens héraclitéen comme le Aoyoç au dedans de nous qui comprend
le Aôyoç se manifestant dans le Tout i) et s'exprimant dans un
perpétuel Ecoulement. Mais il est en même temps extrêmement sé-
412a duisant de rapprocher cette conception de l'étymologie de rèTtia-n^tJiT)^),
rattachée au verbe „suivrequot; et définie à son tour par la faculté
de l'âme d'„accompagnerquot; la réalité dans sa marche. Un peu plus
avant, la structure du nom d'Apollon avait déjà suggéré sa fonction
essentielle dans la „rotation simultanéequot; de l'harmonie céleste.
405c II n'est donc point inconcevable que dans cette partie déjà (comme
il me semble certainement le cas pour telle étymologie ultérieure,
421a,b nommément de „ovofxaquot; et de „«Xy)amp;£taquot;) la „«popàquot; n'indique plus
la même chose que l'Ecoulement pur, mais qu'il s'y mêle déjà la
représentation des „révolutionsquot; célestes sur lesquelles se moule
la fonction de notre Intelligence, théorie que nous trouverons
T. 90d exposée dans le Timée et les Lois.
Nom. Après l'étymologie des noms des dieux, c'est une autre espèce
897d,e d'êtres dont l'appellation nous intrigue. Cette espèce est indiquée
898a plus tard par le terme eïSoç, tout comme l'espèce suivante, celle
408d des noms qui se rapportent à la vertu, est dite être un yévoç peu
1) Est-ce ce 'même gt;.6yoç auquel il est fait allusion à l'occasion de l'éty-
mologie de Pan ? Pan qui fait tout connaître et qui sans cesse met tout
408c,d en circulation doit, pour être fils d'Hermès, être au moins Xéyoç ou
père du Xàyoç.
La comparaison de 412a avec 437a nous avertit qu'il faut con-
server la leçon des manuscrits è[xpàXXovTaç. Seulement il ne s'agit
pas de l'eï lt;}ja6v mais du „Hêtaquot;, de sorte qu'il vient: ém(TTï](iri en
rapport avec £7ro|xat. De même 437a nous dit que l'esprit dur ne doit pas
être mis sur l'initiale mais sur l'iôta, ce qui établit tout naturellement le
rapport étymologique avec ïarrim réclamé par le contexte. Platon qui
a connu dans sa jeunesse l'ancien alphabet attique doit avoir considéré
le „Hêtaquot; (devenu H) comme un caractère autonome au même titre
que l'eï ijjiXôv.
ordinaire. Ces termes sont employés évidemment dans le sens incolo-
re de rubrique ou de catégorie. Ce qui nous intéresse plus c'est la
remarque psychologique qui semble suggérer que l'écoulement des
choses est plutôt le contenu d'une SoÇa subjective qu'une qualité 41 le
inhérente à la réalité elle même. L'observation suppose, il me sem- cf. 439c
ble, un point de vue qui ne va plus bien ensemble avec l'ingénuité
de l'étymologisme primitif, en tant qu'il oppose nettement le aÙTà zà.
Ti:pay(i.ata outw TOcpuxévai au tcà'ô-oç qui s'effectue au dedans de
nous. Il est vrai que la cpopà à laquelle les choses sont en proie ne
diffère pas de la théorie héraclitéenne suivie jusqu'ici, mais la
façon de l'envisager pose impérieusement la certitude de l'Eidos,
telle qu'elle se déploie plus explicitement encore à la fin du dialo-
gue. Le rapprochement de ces deux passages nous invite à inter-
préter les aura xà Ttpxyiixroc la Structure Réelle et fixe des choses,
conformément au „Beau en soiquot; et à „chacun des êtres en soiquot; que
postule cette fin.
Que penser de la justice? Est-elle la Aixvj héraclitéenne i), qui 412c
elle aussi a sa fonction cosmique? Pénètre-t-elle le Tout, et est-ce 412d
pour cela qu'elle accuse une subtilité extrême, parce qu'elle est de
la nature du Feu et identique au Logos qui comprend le Tout ? Ou
sommes-nous déjà en présence de la fonction harmonique de la
Justice dans la RépubUque et dans le Timée? Il me semble que
l'inspiration de cette partie n'abandonne pas le niveau héraclitéen
et que nous avons affaire à une forme assez primitive de la spécu-
lation platonicienne, forme qui pourtant se sublimera plus tard dans
l'Harmonie supérieure de l'Idea. Jusqu'ici toutefois la conception
reste plutôt matérielle et ne se défait pas de l'image du Feu, quitte
à y mêler, essai furtif de transformation spirituelle, la notion du 413b
NoSç, empruntée à Anaxagore.nbsp;413c
L'assimilation de la lâcheté et du vice à ce qui a mauvaise allu- 415b
re ou à ce qui enchaîne le mouvement, ainsi que l'explication de la 415c
vertu par ce qui coule toujours librement, cela étant l'apanage de cf. 416b
l'âme vraiment bonne, nous ramène à la question soulevée tout à 417d,e
l'heure: avons-nous affaire à la théorie de l'écoulement pur et à la 415d
fonction „Logiquequot; du Feu primordial, ou s'y dessine-t il déjà la ré- cf. 417c
sonnance sympathique qu'établira le Timée? La question est peut- 90d
être oiseuse: la conception du Timée découle spontanément des
Diels. Fragmente der Vorsokr.», 94.
prémisses héraclitéennes de Platon et dans la conception héracli-
téenne, telle que Platon se l'est assimilée, l'évolution ultérieure du
Timée doit être déjà contenue en germe. Je m'explique. Platon, dans
sa vision géniale, n'a pas pu ne pas assimiler la spontanéité de son
intuition au libre essor de ce qui constitue l'essence de son âme. Ce
sentiment ne doit l'avoir quitté jamais. Et si au commencement de
sa carrière cette spontanéité paraît rattachée à l'image du „Feu
logiquequot;, plus tard, quand elle sera fondée dans l'Harmonie sublime
du Nombre, elle n'en perdra pourtant pas ce caractère d'élan libre,
d'épanouissement sans entrave, de vol audacieux, qui dès l'abord
doit lui avoir été propre.
Dans les étymologies qui suivent, en opposition avec la prépondé-
rance de l'écoulement, il semble percer plutôt la conception de l'Ei-
416c dos. Il y a d'abord la question directe: „quelle est la cause de
l'appellation donnée à chaque chose?quot; La réponse est que ce sera
certainement une Siâvoia, une intention de la pensée, qu'elle appar-
tienne à un dieu ou à un homme, et il doit y avoir identité entre ce
contenu de la pensée et la cause de l'appellation. D'autre part nous
420c constatons que cet „élan de l'âme vers l'essence même de chaque
420b objetquot; et qui y „vise comme un coup parti de l'arcquot;, est lié à la
fonction de la Sé^a et de l'otyjCTtç. Il s'agit manifestement d'une
sphère d'idées qui ne diffère pas de l'état d'esprit qui a créé le
Ménon. Nous fierons-nous à cette ressemblance pour rapprocher la
composition du Cratyle du temps de ce dialogue ? J'y incline forte-
ment, tout en stipulant que le Cratule utilise d'une part des matéri-
aux, provenant d'une période bien antérieure, voire qu'il contient la
réminiscence de la pensée première de Platon, enfouie encore dans
les langes de l'hérachtisme, et que d'autre part Platon, au cours
de son enseignement y a apporté des modifications sérieuses et qu'il
y a sans doute pratiqué des insertions pour le rendre plus utile à
ses élèves i). La preuve directe en est, il me semble, dans l'expres-
420d sion „TéXoç yàp ^Stj qui doit avoir terminé cette partie dans
le dialogue primitif et qui indique que la fantaisie étymologique
prend fin. Cependant dans la période ultérieure de Platon il y a
un groupe de concepts qui ont pris une importance particuhère dans
Cette supposition est d'autant plus vraisemblable que l'étymologie
a continué à occuper Platon, comme l'atteste maint passage dans ses
244c,d dialogues ultérieurs, nommément le Phèdre.
sa pensée et dont la mention et l'étymologie manquaient dans le
Cratyle. Aussi Platon en a-t-il ajouté l'examen. Pareil concept est
par exemple la „Nécessitéquot; qui nous transporte vers le Timée et au 48a
delà, et du „volontairequot; qui nous rappelle les Lois, où ce sont aussi
l'erreur et l'ignorance qui entrent en scène étroitement liées au 860d
dilemme du volontaire et de l'involontaire. Et il ne doit pas être 861b
effet du hasard que les dernières étymologies, celles de ovofxa 863c
et de àXi^S-eta nous rappellent, l'une, pas le moins par la juxta- 421a
position du mensonge, le Sophiste, l'autre par son opposition de la 421b
„course divinequot; et de l'inertie qui est incapable de la suivre, les
„révolutionsquot; du Timée et les entraves corporelles qui en brisent 43d
l'harmonie.
La fin de l'étymologie devrait être l'investigation des éléments
premiers qui figureraient directement l'être de l'objet indiqué. La 422a
justesse de „représentationquot; de ces éléments devra se retrouver jus- 422c
que dans les déformations dernières auxquelles les mots au cours
de leur histoire sont sujettes, et elle devrait indiquer l'être même
de chaque objet. Mais si le mot peut remplir cette fonction, il 422d
le devra au caractère absolu des éléments premiers. Eh bien, ces 423a
éléments imitent-t-ils tout simplement la chose? En un certain sens 423c
oui. Toutefois ce n'est pas l'imitation onomatopée, ni celle de la 423d
peinture ou de la musique. Il en est plutôt ainsi, que les qualités
qu'imitent la musique et la peinture et toute autre imitation directe
convergent en quelque sorte à ce point de vue qu'elles sont réel-
les, qu'elles portent donc en elles un certain Etre qui leur donne 423e
le jour et qui leur enlève l'illusion vague du non-être, tel qu'il
peut se manifester dans le rêve ou dans la pure représentation
mentale. Ce concept de oùaia est donc le prototype de ce qui sera
désormais la caractéristique même de l'Eidos: la Structure fonda-
mentale qui est le support de telle Réalité dans l'objet s'imposant
à nous. Or l'élément et grâce à lui le mot primitif devrait imiter ce
fondement réel qui est à la base des quahtés dont l'objet est le
siège.
La tournure réaliste de Platon s'accuse de plus en plus. Non
seulement les objets, mais leurs quahtés „en soiquot;, comme leur cou- 423e
leur et leur son, possèdent une réalité propre, et méritent l'appeUa-
tion d'être. Et le langage, voilà sa vraie définition, est l'essai
d'imiter cette réahté au moyen de lettres et de syllabes, de manière
424a à faire voir chaque objet dans son véritable être. C'est de cet
être qu'il faudrait se saisir dans notre tentative d'en imiter la
réalité.
Dans l'application Platon commence par l'attribution des élé-
ments aux „êtresquot;, et il examine si la distinction de ces éléments
en classes déterminées, correspond à une distinction analogue dans
424c,d les objets. Faut-il assigner au terme sïSoç, qui indique ces clas-
ses ou ces catégories, un sens plus spécial? Je ne le crois pas,
pourvu qu'on n'oublie pas que pour Platon la classe ou la catégorie
représente quelque chose de réel, c'est à dire que la distinction
logique correspond à un état réel ou à une structure réelle. Comme
pour corroborer notre thèse de la composition tardive de cette par-
tie du dialogue, il touche déjà au problème du Sophiste, à la (tu(x7tXox^,
en se demandant, si l'attribution se fait un par un, ou si, comme
424e les peintres mêlent plusieurs couleurs pour préparer un ton de chair,
il y a comme une mixtion de etSyj, qui doit se manifester par un
mélange d'éléments divers. La vision devient plus vaste encore : le
Xoyoç ne serait-il pas l'analogie de l'être vivant, reproduit par
425a la peinture; et serions-nous capables d'enserrer l'être vivant
et réel dans un jugement défini? Il ne manque même pas le quahfi-
catif de „grand et bel ensemblequot;, si cher aux dialogues postérieurs.
Platon toutefois ne se dissimule pas l'arduité de la tâche: les
424b mots cèderont-ils à l'examen critique qui sonde leur pouvoir d'em-
prise sur le réel? La méthode se dessine toute seule; nous commence-
424c rons par appliquer les éléments aux choses, pour procéder petit à
424e petit à la composition des syUabes, des noms, des verbes et finir
par l'exposition intégrale de la définition, qui, à l'instar d'un portrait
425a bien fait, nous rendra l'ensemble de tous les caractères de réahté que
peut présenter l'objet. Ou plutôt, car ce serait là une tâche idéale
ou — disons-le franchement, car on se défend difficilement de la
conviction que c'est là ce qui est présent à l'esprit de Platon_ce
serait là la distinctive essentielle de la dialectique; tandis qu'
au contraire ici Platon de propos délibéré ne veut pas dépasser le
domaine d'une philologie concrète. Cependant c'est peut-être du
point de vue supérieur de la dialectique qu'il se sent obligé d'émettre
425b.c un doute réel sur la validité du procédé préconisé. Car d'abord il se
425b pourrait que la tâche dépasse nos forces, vu que, dépourvus du sa-
425c voir réel, nous sommes acculés aux opinions des hommes qui pa-
raissent s'exprimer dans les mots plutôt qu'aux réalités qui nous
échappent. Certes il fallait Siaipsïcr^ai selon les catégories réelles.
Ce qui s'y substitue en fait c'est une conjecture „suivant nos forcesquot;.
Arrivé à ce point Platon a l'air d'insérer un lambeau de ses 426c-
études juvéniles dans le domaine de l'étymologie première, tout en 427c
ayant soin de les introduire sous la forme d'une excuse : ce qu'il a
élucubré alors n'est-ce pas téméraire au plus haut point et peut-être 426b
ridicule? Mais c'est toujours le souci de l'expression du caractère
essentiellement réel qui le préoccupe, que ce soit le rhô qui imite 426d
l'écoulement ou la mobilité, l'iôta qui figure la structure de finesse
capable de pénétrer et de traverser toutes choses, ou des voyel- 426e
les ouvertes qui doivent leur naissance à l'inspiration de grandeur
et d'ampleur i). L'intermède est du reste très court, et après avoir 427c
répété la définition de la justesse des noms comme l'acte de rap-
porter à chacune des manifestations de la réalité un signe et un 427c
nom, faits de lettres et de syllabes et de modeler la vraie définition
à partir de ces éléments, il revient à la critique de la méthode
philologique.
Ne portons-nous pas le Sophiste au dedans de nous ? Comment dès 428d
lors ne pas s'abuser soi-même ? Ce qui reste inébranlable c'est que
la justesse du nom fait voir la nature de la chose. Mais ne peut-on 428e
pas se tromper dans l'attribution du nom ? Cratyle soutient que nom-
mer vraiment c'est toucher ce qu'on nomme et que cette définition
exclut toute possibiUté d'erreur: dès qu'on a affaire à un „nomquot;,
l'appellation renferme la nécessité de l'appellation juste; autre-
ment on ne fait que proférer un bruit vide de sens. Cependant So- 430a
crate, par la distinction du nom et de son contenu ou de son objet,
essaie de le persuader de l'analogie de tout ce qui est imitation et que 430b-d
le nom, qui au moyen de syllabes et d'éléments imite le réel des
choses, peut manquer d'attribuer aux objets tout ce qui leur con- 43Id
vient. Il y a plus encore. Poser l'exactitude absolue de la ressem-
blance des noms conduirait à une identité du nom et de l'objet qui
fâcheusement dédoublerait le monde. Il n'y a qu'une seule catégorie 432d
d'êtres où règne l'identité absolue, c'est le Nombre. Or prétendre 432a
La qualification de „(xsyàXaquot; ne regarde évidemment pas la forme
des lettres écrites, ni la longueur métrique, mais la prononciation ouverte,
correspondant au sentiment physiologique qui l'accompagne. Il en est
de même du caractère „rondquot; de l'O.
que le nom malgré sa fonction idéale d'exprimer l'oôai« y serait
identique, serait la pire des extravagances et nous jetterait dans une
vame illusion : la suite ne nous prouvera-t-elle pas que cette oùdx, à
436e ss. suivre la leçon des noms seuls, bénéficierait d'une contradiction inso-
luble dans son être même? Nous devons être contents au contraire
432e s'il perce dans le nom un certain caractère de la chose qui nous aide
433a à la distinguer parmi les autres.
433d II est accordé de nouveau que le nom indique l'objet en soi,
433e quoique cette qualité ne convienne à proprement parler qu'aux noms
primitifs. En particulier ce sont les éléments qui présentent une res-
434a semblance accusée avec les objets. Ce qu'il faut poser par consé-
quent comme hypothèse certaine c'est que la nature elle-même
fournit des éléments propres à réahser des ressemblances, tout
434b comme elle fournit des couleurs aptes à imiter l'apparence ex-
434a térieure des objets. Il est constaté aussi que, quand même je
devrais prononcer des sons moins ressemblants, c'est toujours le
434e contenu de ma pensée, ce que je veux exprimer, qui reste invariable
et qui est invariant à toute transformation étymologique. La
435c conclusion s'impose toute seule: certes les noms seront, dans la
mesure du possible, semblables aux choses, mais ce qui' importe
et ce qui se maintient indépendamment de toutes les péripéties
étymologiques c'est quelque chose apparemment indéfinissable
438e adéquatement au moyen du nom concret et qui seul doit être
l'objet de nos recherches, comme seul il peut être l'objet adé-
quat de notre connaissance. Et qui plus est, dès qu'il s'agit de dé-
terminer la valeur des noms ou même le degré de ressemblance
avec le modèle, ne faut-il pas nécessairement connaître cet In-
439a,b variant dans sa Réahté pour pouvoir émettre pareil jugement?
Il est évident que c'est l'Eidos qui est présent ici à l'esprit
de Platon. Qu'il en soit ainsi en effet, le contexte le prouve en
ce qu'immédiatement après — il ne manque pas l'avertissement que
439b la recherche de cet objet véritable puisse être au dessus de nos
forces; mais tout en commençant par l'étude des noms, et, ajou-
tons-le, des concepts tels qu'ils se laissent représenter par des noms
il faudra de toute nécessité en venir à l'étude directe du contenu
Réel de nos concepts, sans quoi la Science est illusion futile _
439d qu'immédiatement après Platon pose nettement ce Beau en soi et
cet Être en soi, identique éternellement à lui même, immuable, ne
s écartant pas de l'Image qui le constitue. L'invariance de cet 439e
Eidos est du reste conditio sine qua non de sa connaissance i). Car si
l'Eidos, objet de la connaissance, était sujet au changement et qu'il 440a
pût se transformer en un autre Eidos, la connaissance qui est essen-
tiellement liée à son caractèrc d^êtrc lui-même s1en trouvGr3.it dé- 440b
truite en même temps. Eh bien, cet Eidos n'est pas „imitéquot; adéqua-
tement dans les noms, qui ressemblent plutôt à des vases d'argile 440c
qui coulent. Aussi n'appartient-il pas à l'homme sensé de se livrer
soi et son âme à des noms qui de par leur origine et de par leur
matière participent au tourbillon qui entraîne et brouille les choses 439c
comme les hommes qui s'y fient.
Tout ce passage, on se défend difficilement de le reconnaître,
respire un esprit de supériorité qui fait l'impression de dépas-
ser la réserve des termes dans lesquels le raisonnement est con-
çu. Le renvoi au nouvel examen que le problème nécessite suppose 440d
aussi une étape plus avancée, et quoique le tout soit contenu de
main de maître dans les cadres d'un dialogue supposé „jeunequot; — ce
sont les termes mêmes du commencement du Parménide — il plane I30e
au dessus de cette fin la certitude résignée de la Vile Lettre qui 342b-e
définit de la même façon la valeur du nom et son rapport avec le
contenu réel.
Il nous reste à mentionner quelques occurrences concrètes des
termes qui nous occupent. Les sïSy) de 424c ont déjà fait l'objet
d'une remarque. Le sîSoç Tvjç yvwtjswç qui se présente à la fin du 440b
dialogue est certes une forme de la connaissance, mais le raisonne-
ment perd tout son fondement si cette forme n'est pas prise dans
son sens prégnant de Eidos: en ce cas seulement la connaissance
s'évanouit avec la mutation de la Forme ; puisque c'est de l'immua-
bilité de l'Eidos que dépend en dernière analyse l'être ou non de la
connaissance : point de vue équivalent au Phédon et au Parménide.
Quant au mot îSsa, il conserve son acception d'image et dans
l'îSéa Toû ayaS-oD qu'est l'obhgatoire (on pourrait le remplacer par 418e
stxwv, en ce sens que le nom est supposé „imiterquot; l'objet et en
présenter par conséquent une certaine image plus ou moins fidèle),
1nbsp; Je regarde le passage e2: et yà? ttote. . . . ÊÇiaTà(a£vov t^ç aûtoû
ISéaç comme une parenthèse postérieure qui brise l'unité du raisonne-
ment. Elle doit être néanmoins de la main de Platon.
439e et dans l'exigence que ce qui est toujours le même ne saurait chan-
ger sans quitter à la fois son image propre. Il est évident que dans
ce dernier cas 1'„imagequot; se rapproche singuHèrement de la Figure
idéale qui se réalise dans l'Eidos et qui en est la Cause et la Raison,
de sorte que l'Etre de l'Eidos se maintient ou s'évanouit pour ainsi
dire avec l'Invariance de l'Idée. Si l'on conteste cette interprétation
et qu'on veuille prêter au terme îSéx le sens neutral d'apparence ou
de forme extérieure, on doit faire remarquer que le raisonnement per-
dra toute validité, vu que les noms peuvent changer de JSéxquot;
432a,e extérieure sans qu'ils cessent de désigner le même objet et sans qu'ils
cessent aussi d'être propres à nous servir de symboles de l'Invariant
qu'ils impliquent. En réalité l'inférence n'a rien à voir avec la
théorie du nom: elle est de nature essentiellement „logiquequot; et est
justifié par son rapport avec l'Eidos seul: autre raison pour l'en-
visager comme une parenthèse postérieure ; non seulement elle brise
l'unité du raisonnement, mais elle est née du souci de renforcer la
fonction cognitive et ontologique de l'Eidos, sans s'occuper du rap-
port direct au point de vue présent.
L'introduction de la devineresse Diotime dans le discours de
Socrate du Banquet marque sans aucun doute une allégorie. Que ce
procédé ne soit pas étranger à Platon est prouvé par l'allusion à
378d l'ÛTuévoia dans la République. Peut-être devrait-on affirmer que
l'emploi du personnage de Socrate dans ses dialogues soit une im-
mense allégorie d'un bout à l'autre de sa carrière. Car le Socrate
ne représente-t-il pas en nous le principe qui réclame que de tout
ce qu'on pense et de tout ce qu'on fait on sache rendre raison?
Il est donc l'incorporation du Xéyoç dans la vie spirituelle de
l'homme. Est-ce la seule fonction qui caractérise le véritable
homme, ou en d'autres termes, le vrai philosophe ? Non, il se mani-
feste dans l'homme des tendances maîtresses qui, loin d'être irrai-
sonnables comme elles pourraient le paraître en les examinant su-
perficiellement, se rattachent à une cause supérieure laquelle dé-
borde la fonction du Logos, puisque celui-ci n'en est qu'un dérivé.
Or, cette fonction est celle de l'âme elle même, qui dans sa partie
Phdr. divine aspire naturellement, opviS-oç Sixtjv âvw pXsTrouaa, à son
lieu d'origine, qui est le royaume des deux. C'est donc une
fonction royale, qui emprunte sa seule valeur au Roi du ciel, c'est
^WTtfxa pour l'appeler dans l'harmonie SwptcjTi, qui est la vraie
musique, et née à Mantinée, c'est à dire douée de par sa naissan-
ce du don de la vision, propre à la transporter au-dessus des en-
traves de l'apparence, vers les régions de lumière pure qui l'ont
vu naître. Oui, c'est l'âme seule dans ses aspirations surhumaines,
qui puisse enseigner l'esprit humain, dès qu'il s'agit d'éclaircir
le mystère de l'Amour.
Cet Amour est l'effet d'un défaut, et l'âme ne l'éprouverait 202d
pas si elle n'était pas éloignée des choses bonnes et belles des-
quelles elle tient. Il est né dans la dualité fatale qui constitue
l'homme, à la fois mortel et immortel. Sa fonction est de transmettre
les aspirations humaines aux dieux et de révéler la vie divine aux 202e
hommes fonction qui est essentiellement une divination, un
sacerdoce, une initiation, voire une magie. C'est cette fonction
aussi qui rend possible le commerce des dieux avec les hommes, 203a
qui autrement serait exclu, vu l'abîme qui sépare l'Etre réel des
dieux et la basse vie de l'apparence de l'homme.
Ainsi l'Amour devient comme l'allégorie de l'homme philosophe,
qui, du côté de sa mère, la nature humaine, une vraie Pauvreté,
n'est qu'un être rude, va-nu-pieds, couchant par terre; mais qui de
par sa procréation divine est à l'affût de tout ce qui est beau, ne
se laissant décourager par rien, mais qui, avec une bravoure sans li-
mite, sait tramer les ruses les plus audacieuses pour atteindre à
son but, la compréhension du Beau. Oui, le philosophe ne s'appelle-
rait-il pas de droit sorcier, magicien, sophiste, tant il sait met-
tre en oeuvre d'incantations et d'entortillements? Et notez avec
combien de vérité Platon décrit les hauts et les bas de la vie du
philosophe: si un moment il est en pleine fleur et bien vivant, en 203e
se sentant transporter vers les hauteurs sublimes de l'être, dans la
même journée il se meurt et se traîne péniblement le long de la ter-
re souillante. Cependant „sans cesse s'écoule entre ses doigts le
profit de ses expédientsquot;, si bien que jamais il n'est dans l'opu-
lence parfaite, mais pas non plus dans le dernier dénûment. Quelle
est donc la richesse à laquelle il aspire? C'est la sagesse qui se
L'allégorie est corroborée par l'expression Taûxa èStSaoxé [jie qui est
comme la démonstration directe des conversations de Platon avec son
for intérieur et du XoYi(7(i,6ç après les vues inspirées.
Cf. Epinomis 984e.
-ocr page 60-203b rapporte aux choses les plus belles^), ce sont les choses célestes,
c C'est à leur égard seulement qu'il convient d'employer l'épithète
d'aimable, „c'est ce qui est réellement beau, délicat, parfait, di-
gne de toutes les félicitésquot;. L'aspiration de l'homme au contraire
ne mérite pas ce nom, elle représente l'aspect bien différent qui
vient d'être décrit.
Il ne peut pas être notre but de refaire ici le commentaire du
Banquet. Nous devons nous contenter de quelques observations qui
ne dépassent pas le cadre de notre étude, qui est la recherche de l'Ei-
dos. Jusqu'ici il n'y a dans le Banquet pas la moindre allusion di-
recte à la théorie des Idées. Quelques rares traits seulement font
penser que tout de même dans la forme actuelle de ce discours de
Socrate Platon n'était pas sans l'avoir à l'arrière-fonds de sa pen-
sée: toute l'allégorie qui précède n'est compréhensible que grâce
à ce fond bien déterminé. Voilà ce qui induirait à croire que ce
discours doit être le remaniement d'un discours primitif, dont la
tendance plus socratique perce par exemple dans la substitution du
bien au beau, et dans le recours à la théorie connue que chacun ne
désire que le bien. On ne s'écartera pas trop de la vérité en sup-
206a posant que le discours primitif se résumait dans la définition que
l'amour „c'est le désir qu'on possède éternellement le bienquot;.
Il y a plus encore. Dans la partie qui suit, la tendance primordi-
ale vers la «ppovyjatç, qui caractérisait le philosophe comme l'A-
209a mour, est remplacée par une instance qui relève plus de l'Inspira-
tion en général 3) (et qui par conséquent se rapproche de l'ôpamp;Tj SoÇa
du Ménon ou de la ôsta fxoïpoc de l'Ion), je veux dire la procréa-
206b tion dans le beau, qui d'ailleurs est comparée presque directement
205b à la création poétique. L'idée prédominante devient alors l'Harmo-
nie, figurée sous le nom de KaXXovYj, qui a horreur de tout ce qui est
Je traduis râv xaXXbrcov en gén. object., parallèlement à è'tjxi tûv
xaXûv 204d.
Je traduis ici le mot iSéct par aspect pour marquer que le sens
d'image y est toujours inhérente; mais, je le répète, une image, une
aspect extérieur doit nécessairement être l'effet et l'indice d'une con-
formation réelle, due à une unité de conception. Aussi la traduction
„comporte une autre conceptionquot; conviendrait-elle peut-être mieux.
Les mots tî o5v .... àpeTi^v sont manifestement une glose; car
d'abord il ne s'agit que de l'oeuvre créatrice de l'âme; et ensuite le Jiv S^
qui suit ne peut se rapporter qu'à â lt;l;uxfî Trpocr^xEi.
laid et difforme, mais qui cherche par sa nature le divin et l'accor-
dant. L'enfantement dans le beau reçoit donc son plein sens par la
substitution „dans l'harmonie, dans ce qui est harmonieuxquot;, et le
caractère de l'inspiration est rehaussé par la description du pro-
digieux transport qui saisit quelqu'un à l'entour du bel objet: „un 206d
apaisement délicieux le fait s'épanouirquot;. Autrement il est en peine
extrême, quand, ayant besoin de procréer, il ne trouve devant son
esprit que des laideurs. A noter spécialement la reprise d'une défi-
nition antérieure: l'amour n'a pas pour objet le Beau, mais seule
la procréation dans le Beau. „Celui en qui existe dès son jeune âge 209b
cette fécondité selon l'âmequot; „se met de-ci, de-là en quêtequot; de la ma-
tière dans laquelle son envie de créer s'exercera; et cette matière
différera d'un „poètequot; à l'autre suivant qu'il s'agit des Homères ou
des Lycurges ; mais l'exellence (àpE-o)) de leurs oeuvres est à ce prix.
On objectera que dans tout ceci il n'y a pas la moindre trace
de la théorie des Idées. C'est vrai, elle n'y figure pas explicite-
ment. Toutefois l'idée de l'Eidos se laisse soupçonner dans la
théorie que même le devenir est au service de l'être immuable, 207d
et dans l'assertion que, de quelque façon que et notre corps et le
contenu de notre vie psychique soit en flux perpétuel, nous sommes
certains qu'il s'agit d'un seul être. Ce sont là des théories qui d'une
part se rattachent au Phédon, mais qui d'autre part supposent déjà
la vue libérée du Sophiste. On serait tenté dès lors d'émettre l'hypo-
thèse que le discours, tel qu'il est présenté dans le Banquet ait subi
un remaniement postérieur (les arrêts répétés dans le débit aussi 204c
contribuent à renforcer cette impression); mais il serait extrême- 207a
ment difficile d'en marquer les traces précises. Il en est autrement
pour la fin du discours : elle tranche, on dirait presque (n'en déplaise
le paradoxe) si brutalement (car l'entrée brusque d'une vive lumière
n'éblouit-elle pas ?) sur le reste du discours, qu'on peut difficilement
admettre qu'elle soit issue de la même inspiration. Si, en effet, tout
ce qui précède peut s'entendre sans aucun recours direct à l'Idée,
cette apothéose la requiert d'un bout à l'autre, et suppose et la
République, et peut-être même le Timée. Pour ne pas rompre l'unité
de l'exposé il vaut mieux donc en remettre l'analyse jusqu'à la
synthèse grandiose qui s'accomplit à l'apogée de l'évolution du pen-
seur.
Pour ce qui est des endroits où le terme slSoç se présente ma-
-ocr page 62-tériellement, quelques indications peuvent suffire. 189e le mot
indique la forme, la figure, comme aussi 215b.
204c L'eïSoç de l'amour, qui doit être ondoyant, pour pouvoir se plier
à toute occasion et se couler partout, est sa conformation corporelle,
répondant à une structure déterminée; on le traduit donc conve-
nablement par structure (du corps).
205b,d L'eîSoç de l'amour qu'on met à part et auquel on réserve le nom
d'amour, a le sens de forme ou de manifestation spéciale; il con-
stitue à la fois une partie déterminée, et en cela il est comparé ana-
logiquement à une seule partie de la poésie, qui a l'habitude de
revendiquer ce nom générique pour elle même.
Il ne reste que 210b, où il est dit que „supposé qu'on doive pour-
suivre le beau èn' sÏSei, il serait folie de ne pas tenir pour une
et identique la beauté qui réside dans tous les corpsquot;. C. Ritter
traduit „apparence extérieurequot;; M. Robin „formequot;; Ast dans le
lexique: „idea, exemplarquot; en l'expliquant par „species quae animo
complectiturquot;. La gradation du texte comporte l'opposition de la
beauté individuelle, ou mieux de celle d'un seul individu, à celle
qui est dans tous les corps, en la réputant la même; ou, si elle
n'est pas la même, elle sera en tout cas une structure unique qui
se manifeste concrètement dans une multitude d'individus. Le beau
in s'i'Ssi se traduirait donc le mieux par „la beauté structurellequot;
c'est à dire la beauté inhérente à la structure de toute l'espèce;
car dans ce cas seul il serait folie d'ériger la beauté périssable
de l'individu en étalon absolu pour le genre entier. Ce serait en
effet l'erreur du Hippias majeur, où il résulterait que la „viergequot;
289d serait la beauté en soi. De là à présumer que ce beau Itc' eïSst,
soit identique au beau „en soiquot; du Hippias, constitue une transition
trop hâtive, puisque peu à peu, au cours même du développement, il
va apparaître que non seulement la beauté corporelle, mais aussi
celle des âmes, jusqu'à celle des sciences, appartient à un seul
Eidos, qui pourra se définir „le beau en soiquot;. Je m'en tiens donc à
la version proposée et j'entends: „ayant vu que la beauté de tel ou
tel corps est soeur de la beauté de tel autre, si donc il faut pour-
suivre la beauté telle qu'elle relève de la structure (qui se mani-
feste dans tous les corps), il serait folie de ne pas estimer une
et identi(^e la beauté qui réside dans tous les corpsquot;. Le tout for-
') Op. 1. p. 269.
me un raisonnement qui, avec une maîtrise sans pareil, sait faire la
transition du rien qu'était le Banquet primitif à la hauteur du Pla-
ton mûr.
7. Le Phédon
Le fait le plus marquant dans la première partie du Phédon
est, on le sait, que la préexistance de l'âme est insolublement liée
à la réalité du beau en soi, du juste en soi et de l'égal en soi: si 76e
ces entités possèdent une réalité en soi, et c'est acquis, l'âme
qui doit sa connaissance des étalons, à l'aide desquels elle jauge
pour ainsi dire les manifestations qu'elle reçoit par les sens, a
elle aussi une existence antérieure qui a inculqué ces étalons dans
son for intérieur, et elle peut et doit bénéficier de la même réa-
lité que ces entités absolues. Comme nous l'avons déjà fait observer
à l'occasion du Ménon, il est exclu que ces entités, pour avoir cette
fonction, ne soient que des normes de prédication. Elles le sont en
même temps, c'est convenu, mais en second lieu, et encore par le
fait qu'elles sont des réalités qui sont à la base de toute la mul-
titude de faits concrets qui se laissent ranger sous un concept dé-
terminé. Toutes les choses égales, par exemple, ne sont égales que
parce qu'elles participent à un principe réel qui tend à leur prêter
la qualité d'égalité absolue. Beaucoup s'en faut pourtant qu'elles
soient capables de l'accepter.
Cependant notre âme reconnaît ces essais d'imiter l'Egalité abso-
lue, tout en mesurant la distance qui les sépare de la réalisation ef-
fective. Nous sommes conscients aussi de la distance qui les sépare
de ces essences idéales de l'existance concrète telle qu'elle nous est
révélée par les sens. C'est celles-ci que nous marquons au sceau de „Ré- 75c
alité en soiquot; et à cette Réalité nous appliquons la définition de l'Être. 78d
À rencontre des objets des sens qui, outre qu'ils sont en multitu-
de, sont encore une multitude en eux-mêmes, cette Réalité est indi-
vise, reste toujours identique à elle-même et ne révèle qu'une seule 78c,d
et même structure, rebelle à toute altération. Son existence se
révèle à la pensée seule, ou mieux à la déduction seule que permet 79a
notre pensée, puisque d'aucune façon on pourrait la saisir par l'un
quelconque des sens, étant donné qu'elle n'a aucune forme sensible
et qu'elle est invisible dès lors.
L'unique solution que permet cette Equation transcendante est
dans la conception géométrique que Platon a unie à la Notion primi-
tive: comme le cercle en soi, qui est le véritable objet des recher-
ches des géomètres, n'est identique ni à l'image concrète d'un cer-
cle quelconque, ni même à la définition apparemment unique sous
laquelle nous pourrions croire la comprendre — car l'une comme
l'autre décrivent dans une extériorisation, ou bien concrète ou bien
analytique, ce qui est et doit être unité absolue — ainsi l'objet
de la Norme morale, le Juste ou le Bien, constituent une essence ré-
elle, qui est à la base de toute manifestation concrète et qui seule
en peut rendre raison.
Il est évident que nous sommes aussi loin d'une substance mysti-
que que d'une abstraction logique: ce Cercle Idéal ne subsiste pas
quelque part, mais il est à la fois la Cause réelle de tout ce qui mani-
feste la forme circulaire, et l'Image inspiratrice qui révèle à nous
son être véritable et qui nous permet et de l'appliquer à nos tech-
niques et de l'utiliser comme concept logique dans nos jugements. Il
en est de même, par pure analogie, du Juste et du Beau, bref de tout
ce qui unit en soi une puissance réalisatrice et le caractère d'être
étalon absolu.
Ainsi nous refusons à ces essences quelque substantiahté que
ce soit. Evidemment cela n'empêche pas d'admettre-avec Platon
l'existence d'un monde pur, où elles puissent se manifester directe-
81 a ment et dans toute la pureté de leur être. Que l'âme reconnaisse son
affinité avec l'absolu et qu'elle sente devoir vivre adéquatement dans
un monde dont tout l'Etre soit pur et conforme aux exigences idéales
de Beauté et de Perfection; qu'on en arrive à stipuler la nécessité
d'une transition de notre âme dans un monde pareil, tout cela est
autre chose que de prétendre qu'il y ait quelque part comme une expo-
sition de Formes en soi, qui constituerait la véritable substance.
Jusqu'ici du moins nous sommes loin de devoir l'admettre. A moins
qu'on veuille donner à l'ouata le sens à priori de „substancequot;
tel qu'il a été comme suggéré par la philosophie d'Aristote. Mais
non, mille fois non. Pour Platon, qui est essentiellement géomètre
l'oÙCTia n'indique, jusqu'au point où nous en sommes, ni plus ni
moins que la Réalité du Cercle, telle qu'elle se pose inébranlable-
ment à la Déduction de notre pensée ; ou mieux vaut dire peut-être :
la Réalité du Cercle, telle qu'elle s'est posée indubitablement à
l'Intuition de Platon, Intuition qu'il a érigée en principe central
(aÙT^ T^ (jjuxri aÛTÔ TO ov) et auquel convergent désormais, parce 66a,e
que se vérifiant toujours dans la même Intuition, tous ses raison-
nements, tant déductifs qu'inductifs.
L'épithète „essentiellement géométriquequot;, se rapportant à la
Réalité du Cercle, n'aura pas été sans surprendre. En effet, la con-
ception géométrique de Platon est loin d'être celle actuellement ad-
mise; au contraire, beaucoup de mathématiciens approuvent la criti-
que qu'Aristote, homme qui a certainement l'esprit moins géométri-
que que Platon, a exercé sur les assertions mathématiques de son
maître. Pour le moment nous laisserons là le problème : nous aurons
encore l'occasion de montrer la fonction très réelle que Platon
assigne à la forme géométrique idéale, et comment il relègue la
fonction abstraite, qu'est la mathématique vulgaire, à un niveau
intermédiaire, indigne du vrai philosophe.
Ni les objets, ni les raisonnements ne présentent rien de fixe; 90c,d
il n'en faut pourtant pas en venir à haïr tout ce qui est raisonne-
ment. Au contraire, nous avons déjà trouvé un principe suffisant,
c'est que notre âme „estquot; aussi sûrement qu'„estquot; la Réalité qui 92d
comporte l'appellation de „qui est ce qu'elle estquot;.
Dans la suite il décrit comment il a fait le tour de toute la phi- 96-107
losophie physique du temps, sans avoir trouvé aucun principe
suffisant. „Que deux naissent par l'adjonction de un à un, j'ai une 96e
grande difficulté à l'admettrequot;; plus encore que le fractionne- 97a
ment de l'unité soit cause suffisante de la production de deux.
Ayant appris dans un livre d'Anaxagoras „qu'en définitive c'est
l'Esprit qui a tout mis en ordre et que c'est lui qui est cause de
toutes chosesquot; il s'est jeté sur cette philosophie pour découvrir
la vraie cause, selon laquelle chaque chose naît ou périt, et qui
doit coïncider avec ce qui est le meilleur pour elle. Et qu'est-ce
qu'il trouve? Qu'on abandonne complètement la question de la dis-
position la meilleure, parce qu'on ne se figure pas qu'une force
divine soit en elle.nbsp;99c
Ce sur quoi nous devons insister dans cet exposé, c'est la con-
viction de Platon que dans la cause du meilleur il y ait certaine-
ment une puissance réelle et positive. Qu'il s'agisse d'une puissan-
ce effective, cela résulte clairement de la confrontation avec les
causes physiques, qui auraient pour but d'expliquer la conformation
de l'Univers, et qui seraient des Atlas autrement puissants que ce
principe soi-disant abstrait du meilleur. Aussi Platon abandonne-t-
il carrément l'étude directe des choses, dans son impuissance d'y
découvrir la réalité à laquelle il aspire passionnément, mais il
s'adresse à la „seconde manière de naviguerquot;, qui est ici d'étudier
la réalité non pas quasi directement dans les faits concrets, mais
99e d'une façon dérivée dans les Xéyot, dans les définitions logiques.
Toutefois il ne reconnaît pas que cette méthode doive être qualifiée
de dérivée à plus juste titre que celle des faits concrets; car (voilà
ce qu'il dit expressément dans la Vile Lettre) les faits, qui tout
au plus nous donnent un eïSwXov, sont image secondaire de la Réa-
lité à plus haut degré; autrement dit: la définition logique, tout en
restant secondaire, est plus proche du Réel que le concret. Cette
100a définition s'obtient grâce à une intuition: elle n'acquiert droit de
cité que quand elle paraît être en accord et avec elle-même et avec
les faits. Nous sommes ici encore dans la méthode socratique. Ce-
100b pendant le saut se fait brusquement vers celle de Platon, quand il
expose qu'il a trouvé pour lui-même la solution de tout le problème
dans tt^ç olWiolç to etSoç, pour laquelle il s'est donné toute la peine,
laquelle structure causale est incorporée dans le Beau en soi, le
Grand en soi etc. Ce sera la seule structure causale qui permet de
prouver l'immortalité de l'âme.
S'il y a lieu de conférer le prédicat „beauquot; à quelque chose d'autre
que le Beau en soi, on peut en tout cas affirmer que cette chose
ne saurait emprunter cette dénomination qu'à ce Beau en soi.
En effet d'où la tirerait-elle si ce n'est de là, puisque c'est lui
qui est la cause de tout ce qu'il y a de beau? On peut alléguer, il
lOOd est vrai, toutes sortes de raisons secondaires pour lesquelles la
chose mérite le prédicat „bellequot;, mais en fin de compte elles ré-
sultent toutes de la seule cause vraie, qui est la „présencequot; ou
la „communicationquot; du Beau Réel, ou de quelque façon qu'on doive
exprimer cette corrélation. Le seul jugement valable est donc: „les
choses belles sont telles par le Beauquot;. Cela a l'air d'une tautolo-
') J'ai donc traduit l'expression ci-dessus par „structure causalequot;.
En effet elle indique „la forme spéciale de causalité que j'ai élaboréequot;,
et qui, ajoutons-le de notre propre fonds, „constitue ma découverte
spéciale depuis le Ménonquot;.
gie, et Platon en est conscient en ce qu'il ajoute: „voilà la for-
mule la plus sûre et qui jamais ne pourra tomberquot;. Car, quand même
ce Beau en soi ne serait rien, et n'eût-il aucune „force divinequot;, la 99c
formule restera toujours inébranlable de par sa forme strictement
logique, tandis que tout autre jugement pourra être renversé par les
ats. Mais pour Platon il ne s'agit nullement d'une tautologie; la
formule le serait, si l'Eidos n'était que le concept logique; comme
il est au contraire une force, une puissance, qui est même qualifiée
de „divinequot;, la vérité du jugement ne résulte pas de sa forme logi-
que, mais elle réside plutôt dans le fait qu'il constitue une ima-
ge de ce qui se passe réellement dans les choses: l'Eidos comme
force structurale s'imprime aux choses et leur confère par cette
impression (qui, en elles, devient son expression) le caractère de
beauté. L'évidence en saute aux yeux dès qu'il expUque la genèse
du nombre deux. Ce n'est pas l'addition de un à un, qui fait naître
le deux, ni le fractionnement de l'unité en un et un: „il n'y a pas, 101c
que je sache, d'autre façon pour chaque chose de venir à l'existen-
ce, sinon de participer à l'essence propre de chaque réalité dont
elle doit participerquot;. Notez bien qu'il n'y va pas de la prédica-
tion dans le jugement, mais de la naissance à l'existence. Or, cha-
que naissance à l'existence doit avoir une cause réelle, sans la-
quelle l'existence ne serait qu'une chimère. Quelle est donc cette
cause réelle pour le Deux? C'est la Dualité, c'est à dire le prin-
cipe réel qui par son essence est et crée la divergence absolue.
Sans ce principe de divergence (qui dans le platonisme postérieur
porte le nom de Suàç àopitTTOç) i) jamais il ne pourra naître et en au-
cun lieu le moindre soupçon de dualité. Mais comme ce principe exi-
ste (car il se manifeste partout dans la pluraHté de fait) la for-
mation du nombre deux devient possible: voilà sa „vraie cause ;
quant aux fractionnements et aux additions, ce sont tout au plus
des auvaiTtai qu'on peut laisser aux savants. C'est ainsi que 1 har-
monie du raisonnement ressort avec une clarté parfaite. Tout comme
Socrate ne reste pas en prison parce qu'il possède des muscles et
des articulations, mais par le seul fait qu'il veut rester en pri-
son, cela étant pour le meilleur, ainsi il n'y a qu'un seul prin-
cipe qui rende raison du comportement des choses, c'est la Structu-
') Cf. Arist. Met. 987b, 29 et passim et le Commentaire d'Alexandre,
p. 54, 23 (Hayduck).
re réelle qui s'y manifeste; tout le reste est accessoire et secon-
daire.
lOOd Supposons un instant que pour la grandeur ou pour la petitesse
aussi il ne s'agisse que du fait de la prédication, et que ce soit
la „relationquot; seule qui fasse participer l'objet au grand ou au pe-
tit, cela équivaut à dire qui lui fasse admettre le prédicat grand
ou petit. Eh bien, ce serait, pour Platon, une concession (et com-
bien capitale !) au sophisme. Car du coup grandeur et petitesse se-
ront des relations et rien de plus. Non, Platon veut dire que Gran-
deur et Petitesse sont des réahtés créatrices en soi et qui engen-
drent en nous, certes à l'occasion d'une relation (mais ce n'est qu'une
cause secondaire, auvaiTta), les idées (et par là les prédications,
è7r(ovu(i(ai) de grandeur et de petitesse. De plus les idées de
grandeur et de petitesse ne nous viendraient pas à l'esprit si el-
103b les n'étaient pas des réalités (èv (pùcrei). Du reste Platon rejette
105b lui-même la prédication pure comme âtiaS^-^a et cherche une Suvxixiç.
En d'autres termes: la prédication tautologique est un moyen
sûr pour ne pas tomber en erreur, sans toutefois faire tort à la
réalité. Car c'est en effet par la participation à la chaleur que
le corps se chauffe. Cependant la véritable science requiert qu'on
105c puisse indiquer la cause réelle de cette chaleur, qui ait la puis-
sance de répandre la chaleur dans le corps, c'est le feu; ou la cau-
se réelle qui jette la maladie dans le corps, c'est la fièvre; ou la
cause réelle qui crée le nombre impair, c'est l'Unité, qui, en en-
veloppant et en informant la divergence absolue, engendre le Trois
comme nouvelle unité. Est-ce que nous ne prêtons pas ainsi, au nom
de Platon, une réahté à des abstractions? Platon sait ce que valent
les abstractions ! Non, il prétend que nous ne serions pas capables
de faire nos abstractions si, dans les choses et comme derrière el-
les il n'y avait pas une réalité, cause de l'ordre même que nous sym-
bolisons dans nos abstractions. Ainsi la •amp;£p(x6t7jç est une abstrac-
tion, qui tout de même est indice qu'il existe la vraie cause, le
feu, qui participe de l'Eidos du chaud. Ou prenons la Maladie. Est-
elle une réalité, une forme réellement une, cause de toute maladie ?
Ou n'est-elle qu'une abstraction mentale, ramenant à l'unité concep-
tuelle une multitude de phénomènes ayant (pour nous) quelque res-
semblance ? Platon nomme au lieu de la Maladie, comme cause „plus
scientifiquequot; la Fièvre. Nous serions peut-être tentés de la rempla-
cer par les agents de la maladie, les virus et les microbes ; mais ceux-
ci ne seront jamais que des agents extérieurs et secondaires, tan-
dis que la Maladie est essentiellement caractérisée par la Fièvre,
c'est à dire par la manière dont le corps réagit contre ce qui tend
à en rompre l'équilibre organique. En ce sens la Maladie (ou plus
exactement la Fièvre) est certainement un Eidos: elle est la Forme
même telle qu'elle est fondée dans la structure organique, sous la-
quelle le corps se défend: par là elle est unique et nécessaire.
Celui qui examine à fond le dialogue peut se défendre diffici-
lement du sentiment qu'il y a une certaine opposition entre les thé-
ories que nous venons d'esquisser et celles des pages précédentes,
caractérisées par Platon lui-même comme peu savantes. Il se peut
naturellement qu'au cours de l'examen Platon ait changé d'opinion
brusquement. Mais ce qui paraît plus plausible, c'est qu'ici en-
core nous sommes en présence d'une adaptation nouvelle du dia-
logue primitif aux vues plus avancées d'un Platon mûri. Il n'est
peut-être pas sans importance que ce sont précisément ces théories,
qui prédominent dans le Timée, comme aussi l'exemple mathémati-
que de l'Unité qui crée le Trois est tiré comme directement de ce
dialogue. Evidemment ce ne sont là que des soupçons ; mais ce qui y
confère quelque appui materiel, c'est le fait indubitable que l'inter-
mède sur la méthode n' appartient certainement pas au raisonnement 101 d
primitif. Non seulement qu'il détonne brusquement auprès du carac-
tère persuasif et de la bonhomie qu'a montrée Socrate jusque là,
pour prendre l'air supérieur du scolarque qui en remontre à ses dis-
ciples; mais toute la théorie nouvelle se bouscule si hâtivement
qu'on s'étonnerait fort que les Cébès et les Simmias, qui à d'autres
endroits ne sont pas si lestes à comprendre, puissent saisir d'emblée
ces abstractions, empruntées à la théorie achevée de la République.
Et de plus, la réponse d'Echécrate, qui parle d'une merveille de
clarté, peut difficilement s'appliquer à cet intermède méthodique.
Tout semble indiquer par conséquent que nous avons affaire à une
insertion postérieure, due au fait que Platon lui-même est mécontent
de la simplicité trop grande et „peu savantequot; de ce procédé, qui
croit avoir trouvé une solution de l'énigme par la simple énoncia-
tion de la Participation; et que d'autre part, il doit avoir eu le sen-
timent très net que dans tout ce procédé il est tiré fort peu profit
de l'Eidos, et qu'il reste au contraire entièrement dans le vague du
Xoyoç encore trop socratique. De là la nécessité d'une mise au point,
qui se fait jour d'abord dans l'énoncé de la méthode qu'il faudra
suivre dorénavant et ensuite dans le remaniement (ou l'adjonction)
des arguments qui viennent après.
Et quels sont ces arguments ? A première vue on pourrait croire
qu'ils accusent nettement que dans l'attribution de la grandeur ou
de la petitesse il s'agit de leur relativité. Mais dès le commence-
102b ment Socrate fait observer qu'il n'est pas question du jugement ver-
bal, mais d'un état réel. C'est par l'effet de la Grandeur qui s'a-
joute à sa nature que quelque chose est plus grand que quelque chose
d'autre. Et si une personne est à la fois plus grande et plus pe-
102c tite par rapport à deux autres, elle se trouve réellement au milieu
des deux sïSyj et elle soumet à l'une des personnes sa petitesse
pour que la grandeur ait le dessus, tandis qu'à l'autre elle pré-
sente sa grandeur de sorte qu'elle dépasse la petitesse de cette
autre. En fait, la Dualité qu'on peut figurer par la divergence abso-
lue se scinde en deux tendences, dont l'une se porte vers l'infini-
ment grand, l'autre vers l'infiniment petit. Les eÏSt) du Grand
et du Petit sont précisément à la limite extrême de ces tendances,
sans que jamais ces tendances puissent les atteindre. Telle semble
du moins être la solution du Parménide, oij il est conclu que, dès
qu'on confère à l'Eidos l'Etre, c'est à dire dès qu'il coincide avec
une Forme précise, par ce fait il se dépasse à la fois lui-même
et reste au-dessous de lui-même, son caractère d'Eidos unifiant
étant d'envelopper son être dans l'unité de la Forme, et son carac-
tère de Forme précise postulant qu'elle soit contenue dans l'Unité
enveloppante. Il ne reste qu'à conclure que l'Eidos en soi est au
dessus de toute manifestation concrète, non seulement comme limite
de la tendance vers l'Infini (car ce serait une abstraction concep-
tuelle, voire même une formule de convention), mais essentiellement
comme la cause qui imprime à quoi que ce soit sa tendance vers la
grandeur. Le même raisonnement vaut évidemment pour la
102d tendance vers l'infiniment petit. Or, l'inférence de Platon est
qu'il est évident que le Grand, vu comme la Hmite extrême de la
divergence dans la direction du Grand, ne saurait admettre en lui le
moindre soupçon de son contraire, la tendance vers l'infiniment pe-
tit, mais encore que même la manifestation concrète de cette ten-
dance en nous ne saurait être compatible avec la tendance vers le
Petit: „moi, Socrate, je puis être à la fois Socrate et petit; le Grand
au contraire ne peut pas être petit. Mais aussi ce petit en nous ne 102e
peut jamais devenir ou être grand, et ainsi pour tous les contrai-
resquot;. Un peu plus loin ces deux grandeurs sont indiquées comme la 103b
grandeur èv çîxtsi (dans la Réalité) et celle qui se manifeste en
nous, mais toujours comme qualité réelle. Il est peut-être difficile
de se défaire de l'idée de relativité pure que nous sommes habi-
tués à unir spontanément à tout ce qui a trait à la grandeur et à la
petitesse. Il est clair que pour Platon cette relativité existe elle
aussi; mais elle ne peut pas ne pas être la conséquence d'une mani-
festation réelle, pour la grandeur comme pour toute autre qualité.
Essayons d'éclaircir encore ce point de vue par l'argumentation sui-
vante. Chaque objet concret se trouve par la nature de ses dimen-
sions sur l'échelle qui s'étend virtuellement entre les deux pôles
extrêmes du Grand et du Petit; on peut dire en quelque sorte que
par là il participe du Grand et du Petit. Eh bien, dans la relation, il
supprime ou bien sa tendance vers le Petit, son caractère de peti- 102c
tesse qui lui confère la dénomination de petit, pour ne conserver 103b
que sa tendance vers le Grand avec la dénomination qui s'y rattache ;
en tout cas c'est par là seul, c'est à dire par cette participation
effective à la tendance vers le Grand, qu'il reçoit et son caractère
de grandeur et son appellation de grand. Que ceci soit l'inten-
tion de Platon, cela apparaît davantage encore de la comparaison
avec d'autres quahtés comme le Chaud et le Froid : il y a des mati-
ères qui ne possèdent pas la possibihté d'admettre tour à tour des
eïSy) contraires, telle la neige ou le feu. Il saute aux yeux qu'ici
la quahté physique et réelle est la seule qui soit en cause. Mais
Platon ajoute immédiatement l'exemple de la triade, qui est,
comme toute la moitié des nombres, essentiellement impaire, et qui,
autant que la neige ou le feu, ne saurait conserver son car^tere
propre, si la quahté contraire venait à l'emporter en elle. On le
voit, ici encore la qualité mathématique est assimilée complètement
à la qualité physique, et celle-ci comme celle-là devront collabo-
rer tout à l'heure à l'étabUssement de l'existence et de la survi-
vance de l'âme.
Il s'ensuit de tout cela que pour Platon toutes les qualités,
les plus abstraites y incluses, ont une existence réelle dans l'ob-
jet et que, si elles admettent nos abstractions, ce n'est que grâce
de ll à? ^ ?nbsp;concrète. Cependant
de la a pretendre qne ces qualités soient des substances, ou même
qu eues soient substantielles, c'est un autre extrême, dans iTqTe
Platon n a jamais donné. La seule chose qu'il affirme, et ce sans
« ombre de doute, c'est que les qualLs ne sont compréhquot;
ia Structure, ainsi qu il s'exprime dans cette période-ci où il est
plus ou moins sous le han rln C 0 -nbsp;. ■nbsp;quot; est
termine la Structure ainsrau ^ d T f ^^^^^^ ^^ ^^
cLure ainsi qu il dira plus tard, quand il aura évolué
Est ce àlï quot;quot; ^^nbsp;^^ métaphysique mê^e
imStlnt de rinbsp;quot; donc
sZblent l? rquot; T quot;quot;nbsp;qui
semblent etre en faveur de cette thèse. Dans la première partie So
crate justifie son attitude de vouloir mourir de pr p s'dÎiL^^^^
Rectifions la chose: Platon lui-même plutôt essaie de démontre;
cornbien 11 est logique et nécessaire que Socrate, vu son fonlment
philosophique, ne cramt pas la mort, non seulement, mais LvaTîa
saluer comme une véritable libération. Pour ce faire Platon ÏÏIta he
la theorie speciale de Socrate à la conviction des mystèr^ pour
IHSisàâ
nahte captivante. La théorie de Socrate n'était-eUe pas q^ s il
PSouVTnbsp;^éfaitiW o
ph stique elle ne pouvait avoir d'autre fondement que la Notion
Or cette Notion se cache sous un monde d'illusions dues à l'édu
cation, aux conventions, bref à mille causes d'eireur, ayant en
fm d analyse leur source dans nos sens. D'autre part les myÏères
nous enseignent que, pour vivre heureux, il faut airiver chez Sï
purifié et imtié. Quoi de plus naturel que de compare jÏqÏà
un certam point, d'identifier les deux procès celS deli
fication mystique et celui de la libération de £ pen^^ï
admise cette identification, il n'est que trop logiq^Tnotez mrquot;
Tuerrnaiquot;''^nbsp;' ^^To. ...«L de^on^
Tt LuTT , pnbsp;l'âme seule
doit nous advenir alors que l'âme sera purifiée au plus haut degri
69c
66e
du corps, et, c'est de nouveau dans la logique des choses, à la li-
mite cela doit avoir lieu au moment où l'âme sera séparée d'une fa-
çon absolue du corps, laquelle séparation s'appelle, figurément au-
tant qu'à la lettre, la Mort. Voilà tout le contenu de cet exorde,
qui se réduit à une identification purement logique ; ce que Platon
du reste accentue à plusieurs reprises: „si nous devons jamais sa- 66d
voir purement quelque chose, il faudra nous séparer du corpsquot;. En 67a
outre pendant la vie c'est ainsi que nous serons, semble-t-il, le
plus près du savoir. „C'est en cela que probablement consiste le 67b
vraiquot;. En tout, c'est contre la logique même de croire „qu'il soit
permis de n'être pas pur et de se saisir pourtant de ce qui est purquot;.
Ce qui est certain, par contre, c'est que l'âme seule peut se saisir
de la Réalité; que cette Réalité ne se saisit que dans le raisonne- 65b
ment, et que, s'il doit y avoir connaissance, c'est avec l'âme en
elle même qu'il faudra regarder les choses en elles mêmes. Pour ce 66d
qui est du sens de cette contemplation de l'âme en elle même, ou de
cette existence des choses en elles mêmes, il n'en est rien dit. Et
c'est clair. Car tout cela ne se trouve ici rien que comme condition,
pas davantage ; et le but du dialogue est d'examiner une chose capi-
tale qui doit nécessairement être avant qu'on puisse même poser la
condition: c'est l'existence en soi de l'âme et, s'y rattachant de
suite, sa préexistence et sa survivance. Ce qui est important toute-
fois, c'est que deux instances sont réputées corroborer absolument
la position de l'âme, c'est la réminiscence, et en rapport étroit
avec elle, l'existence des sÏSy). Tout le reste au fond ne paraît
être qu'affirmation courageuse, ou belle gageure.
Examinons encore les occurrences des termes sîSoç et îSéa.
Il est répété que toute connaissance est réminiscence et cela serait 72e
impossible, si notre âme n'était point quelque part avant de naître 87a
èv TwSe Tw àv8-pw7t(vco eïSsi, dans cette structure humaine. En tra- 92b
duisant par „formequot; ou aspectquot; on ne rend certainement pas la
pensée de Platon, pour qui la forme extérieure doit son existence à
une structure réelle qui en est l'essence.
Il en est autrement pour eïSoç toS 7uatS6ç, que les amants 73d
sont en état d'avoir dans la pensée à la vue d'un objet appartenant
au mignon; l'eïSoç est ici la représentation de l'extérieur.
Les Suà eïS-/) tôv Ôvtwv sont naturellement deux „espècesquot; de
réahtés; mais que veut dire espèce si ce n'est une manifestation dé-
terminée provenant d'une structure?
79a
Simulas craint qne lame doive périr parce qu'elle possède
.la structure d une harmoniequot;, c'est à dire que dans toutes ses
manifestations elle ne saurait dépasser ce que fournit une harmo^
Le mot .ÎSo, ne figure donc pas comme simple périphrase, maisZ'
dique la conduite concrète d'une harmonie
lOOh quot;fnbsp;il est nécessaire que la terre soit
e n aurai plus besom d'autre structure causalequot;. Certes on peut
traduire espece de causalitéquot;, mais on se demande pourquoi kton
c est u^ïVr TT^nbsp;'nbsp;-plo'ie le'mot eSoquot;
géométril d ^nbsp;-ncrète et comm
tTon et^ tnbsp;^^tte configura-
tion géométrique porte toute sa nécessité
Tout ce qui précède, il est clair, n'a pas encore de rapport
dir t avec la théorie des etS,. Il importe toutefois de souJgne
le sens pragmatique que pour Platon a pris le terme isoc
parce que par là seul il se comprend pourquoi ce concept! es ta':
lOOh 7'nbsp;^^^nbsp;toute sa ph losophï
.02a que le p.sage sur „rexi^re Ïé^S LuXeT ur Î ptrÏ
cipation à ces Structures de tout ce nui .n !
ninbsp;r. quot;nbsp;^^^^^^
I Etre réenbsp;;nbsp;-^l^tude avec
ivl n ^nbsp;dénomination que, d'une façon dé-
rivee, nous conférons aux objets particuliers.
Ce sont encore ces Structures contraires qui, en soi sont in
compatibles ensemble, et à plus forte raison la S ructure'en soi dequot;
la Vie c est à dire ce qui constitue intrinsèquement la V e C tÏ
Structure doit être éternelle par la force de son êfr
si elle .. réellement, eHe est'structure
qui ne peut se contredire par la négation Ou
;l est difficile de traduire fa pensée'de plt^n Tans p^L^r
lté d mots entrer dans la vaine futilité d'une métaph^^u
d'admettre qu'elle soit la manifestation ^u^l^turet^erqquot;
-ocr page 75-ne peut pas ne pas être une Structure vivifiante, puisque cela est son
seul être. En niant cette Structure vivifiante et qui porte la Vie
en elle, on anéantirait par là toute manifestation vitale et l'on
réduirait le monde au néant. Pour l'idée cette persistance de la
Structure vitale se rattache au passage connu du Banquet, où l'éter- 209a-d
nité est précisément comme extériorisée dans la continuité de la Vie
dans la Naissance. Il est significatif aussi pour le réahsme de
Platon qu'il s'en remet comme fondement de sa foi, à deux Formes
d'Éternel, la manifestation de la Vie et le Dieu. Ces deux formes 106d
resteront jusqu'à la fin de sa vie comme les deux piliers sur les-
quels s'appuie son réahsme, la Vie étant la manifestation par ex-
cellence de l'Âme, et Dieu étant le Père même du Bien qui pénètre
l'Univers.
En voilà pour le terme eïSoç. Son pendant îSsa se présente
lui-aussi dans notre dialogue. Il y a d'abord le passage où Socrate
exphque qu'il y a des substances qui n'admettent pas l'îSé« con- 104b
traire à celle qui est comme incorporée en elles, tel le feu qui est
comme l'extériorisation de l'image du Chaud et qui n'admettra ja-
mais, tout en restant feu, l'image contraire du froid. Quelle est
la représentation exacte qui peut avoir inspiré à Platon l'usage du
terme îSé«? Il n'est pas l'équivalent de sISoç; car le Feu est
pour ainsi dire un sïSoç, une structure, qui se manifeste sous
une forme spéciale; mais cet sISoç est, en tant que configuration
réalisée, la réalisation d'une image antérieure, et c'est en tant
que cela qu'il lui sera impossible d'être à la fois la réalisation
d'une image contraire, celle-ci ne pouvant se réaliser que dans une
structure qui, de par sa nature, sera le contraire d'une réalisa-
tion quelconque de l'image du chaud. Disons-le encore une fois,
quant à la nature de cette image, ce qu'elle est, et „oùquot; elle est,
il n'y a encore rien à dire. Une seule chose est acquise, c'est qu
apparemment cette „imagequot; est de nature plus spirituelle et moins
structurale que l'eïSoç. Contentons-nous d'énoncer ainsi l'hypo-
thèse, et voyons si dans la suite elle se vérifiera.
Un peu plus loin, c'est la même idée qui se fait jour: il y a des 104d
substances qui par le fait qu'elles ont été comme saisies par un
Etre doivent posséder par là l'image même de cet Être, mais qui ont,
par la réception de cette image, ont reçu en même temps la qualité
d'être le contraire de telle autre substance. Comme exemple il aUè-
gue tout ce qui possède l'image du trois et qui, en tant que cela
104d étant de nécessité à la fois impair, exclut l'incorporation de ]'i-
105d mage du pair. On pourrait rendre cette idée d'„imagequot; un peu plus
concrète en ayant recours au mot „représentationquot;, pourvu qu'on se
rende compte d'abord qu'en donnant à [Séa pour équivalent la
représentation, celle-ci n'est jamais la fonction mentale et dérivée
que lui prête la psychologie commune, mais qu'elle est plutôt comme
la vue directe de notre âme de la quahté, teUe qu'elle a été causée,
à l'autre bout de l'échelle, par une Image créatrice, telle qu'elle
pourrait naître dans la conception d'un Être supérieur à l'Univers
et y exerçant sa Volonté créatrice. En étudiant la Répubhque nous
verrons que c'est dans cette direction que s'évolue la pensée de
Platon. Mais s'il doit y avoir continuité d'évolution, il est né-
cessaire que les germes des conceptions nouvelles soient présentes
dès l'étape antérieure. Voilà pourquoi on ne peut admettre que Pla-
ton jette ses termes pêle-mêle et comme au petit bonheur, mais que
tout le contraire, quand même ce serait encore d'une manière incon-
sciente, dans l'emploi de ses mots commence à poindre l'idée qui
s'épanouira plus tard. Par conséquent, en résumant, si l'elSoç re-
présente la structure fixe qui se révèle dans l'ordre des choses
iSea est comme l'image créatrice qui se manifeste dans leur con-
figuration même i).
8. La République
L'examen de ce qu'est la justice a conduit Platon à la comparai-
son du microcosme qu'est l'homme au modèle agrandi qu'est l'État
Inversément le caractère de l'Etat semble devoir s'éclaircir par la
psychologie individuelle, et c'est ainsi qu'il vient à se demander
s'il n'est pas nécessaire d'admettre que dans l'individu H se trou
r les mêmes manifestations déterminées et les mêmes moeurs que
435d dans 1 Etat. Ces manifestations déterminées et qui comme découlent
d une constitution spéciale sont indiquées par le mot slSoç. Que
Platon attache au terme eîSoç ce sens structural est prouvé directe-
\olt unbsp;tnbsp;^^ description géographique,
09b a est tout à fait neutral et se traduit simplement par image, ou aspect!
l'l,r Hnbsp;quot; prédoLne
lidée de manifestation.nbsp;ic
-ocr page 77-ment par la suite, où il est question de la structure spéciale des 437d
désirs, ce qui est expliqué par la définition „chaque désir en lui- 437e
même ne convoite que ce dont il est naturellement le désirquot;. Voilà
donc sa structure spéciale, qui le distingue et qui le définit, non
pas logiquement, mais par le fait de sa conformation intime. Aussi
Platon ajoute-t-il que toute qualité qui se superpose à cette structu-
re fondamentale ne relève que des accidents. Un peu plus loin c'est
cette structure même qui sert de critère pour la distinction entre
les parties de l'âme; car si la soif en elle même ne veut (par le fait 439b
qu'elle est structure déterminée) que l'assouvissement direct de son
désir, c'est boire, l'acte qui retient l'âme de cet assouvissement ne
peut relever de la même structure, ce serait contradiction, et cela
contradiction absolue, car on devrait admettre que la même structu-
re puisse recevoir en elle son contraire structural. Or, et le Phédon, 102
et la Répubhque ont rejeté cette possibilité, Platon a donc raison de
conclure qu'il est pleinement logique de poser deux structures anta- 436c ss.
gonistes qu'il appelle le XoyiaTixov et le «XoyiCTTov.nbsp;439d,e
Il s'avère toutefois que dans l'âme il y a non pas deux princi-
pes, mais trois, la colère ayant une fonction intermédiaire entre la
raison et le désir. Mais ne serait-elle pas, par hasard, une mani-
festation spéciale de la raison? Des observations psychologiques 440e
prouvent, selon Platon, qu'elle constitue une structure à part dans
le complexe de l'âme. Et de ce fait se trouve vérifiée la thèse que
les trois genres d'esprits qui composent l'Etat correspondent exac- 435b
tement aux trois genres de manifestations psychiques dans l'indivi- 442d
du, manifestations qui se reportent aux structures déterminées de
trois parties réelles. Il se trouve vérifié en même temps que l'homme
juste ne différera aucunément de l'Etat juste, pourvu qu'on le me-
sure à la Structure en elle-même de la Justice ; ce qui ne pourra se
faire qu'en enlevant et à l'Etat et à l'homme tout ce qu ils ont
d'accidentel, et en les réduisant à leur structure „formellequot;: alors
seulement la vertu essentielle, telle qu'elle appartient à la struc-
ture, considérée comme géométrique, se montrera toute seule dans sa
conformation fixe et nécessaire: exactement comme les quahtés dé-
rivent directement et nécessairement des Formes géométriques, les
vertus aussi se déduisent immédiatement et inébranlablement de la
Structure même de l'Objet. Structure dynamique cependant (la
Justice n'est-elle pas une puissance qui rend tels les hommes et les 443b
Etats?); et le problème sera précisément de décider jusqu'à quel
point portera l'analogie de la structure géométrique et de la structu-
re réelle.
C'est avec la joie de l'inventeur que Platon a rencontré sa défi-
nition de la justice: un dieu l'a certainement guidé dans la décou-
443c verte du principe et du „typequot; de la justice. Par rapport à ce prin-
cipe tous les règlements spéciaux ne sont que des images extérieures •
la réalité intrinsèque ressemble à une harmonie qui, résultant de
trois termes, les unit dans une parfaite unité. On serait tenté de
croire qu'ici le principe correspond à l'harmonie, qui comme puis-
sance reeUe embrasse les termes extrêmes, tandis que le „typequot;, étant
une configuration déterminée, trouve ici son paraUèle dans l'unité
44Je des trois tensions qui concourent a réaliser l'harmonie unique
Ou, autre comparaison (qui du reste, plus qu'image extérieure, est
un essai de décrire un état de choses réel), la justice, comme la
vertu, la qualité princière de l'âme, est ce que la santé est pour
le corps, l'unité idéale de tous les composants, où tout contribue
a faire effectuer au corps sa fonction essentielle. Ici encore le
„typequot; revient à une configuration réelle, où toutes les tensions
et toutes les actions s'unissent dans une cause centrale et en dé-
coulent intrégralement.
,nbsp;expressément que pour lui la philosophie
454a c est la science qui a pour but de discerner la réalite, et non pas
1 art d'assembler les mots de manière à presenter un Tout logique-
ce qui est nécessaire, c'est de discerner le contenu de ce que nous
disons, et de l'analyser selon les structures réelles qu'il impU-
que 1) ; voilà ce qui s'appelle véritablement raisonner, tout le reste
n'est que verbiage et vaine dispute. Ainsi par exemple pour pouvoir
attribuer à des natures différentes des occupations différentes il
faut avoir saisi ce qu'est dans leur manifestation réeUe teUe qu'éue
454b découle de leur configuration, et la nature différente et la nature
Identique; et il ne faut pas qualifier de „naturequot; ce qui n'est
454c qu'accident. Aussi doit-on, dans l'application de la différence
ou de l'identité des natures, se rendre compte s'il s'agit d'une
C'est là le sens de xax' eïSrjnbsp;II ne sert de rien de
traduire „diviser selon les conceptsquot; ou „selon les genresquot;; car pour
savoir ce que cela signifie il faut encore se détacher des „motsquot; pour
pénétrer jusqu'à la structure réelle qui est symbolisée dans le mot.
structure absolue, ou bien d'un cas spécial qui a sa structure spé-
ciale et qui par là se prête à une différence ou à une identité spé-
ciale. Ainsi on attribuera à la disposition spéciale pour la méde-
cine l'occupation correspondante, mais le mâle et la femelle sont
en tant qu'„liommequot; l'expression d'une structure identique, qui
dans son universalité embrasse toutes les occupations spéciales.
Il y a autre chose encore que Platon a soin de stipuler: l'objet de
ses recherches n'est pas une cité concrète, ni un idéal de justice
pratique, mais bien la cause Réelle qui seule, en engendrant une
Structure absolue, constitue la vraie Justice dans l'Harmonie par-
faite de ce qui mérite le vrai nom de „Républiquequot;. A la fin du IXe
Livre il révèle sa pensée intime, que seul l'Univers i) est cette Ré- 592b
publique parfaite, et d'autre part il indique sans ambages qu'il en- cf. 500d
tend comme la réalisation humaine de cette République celle de la 501b
vie individuelle du philosophe seul. Ce qu'il cherche c'est le mo- 527c
dèle réel qui peut servir d'exemple et de norme pour que nous nous 592a
y conformions „dans la mesure du possiblequot;. Il est vrai que le modè- 608b
le réel en lui-même est inatteignible pour l'homme; tout au plus il 472c
en donnera une peinture aussi belle que possible; ce qui importe 472d
toutefois c'est la certitude que cette peinture s'inspire d'une Ré-
alité dont nous voyons la manifestation harmonieuse „dans le cielquot;
et que notre esprit essaie de saisir le plus adéquatement qu'il peut :
le degré d'exactitude le plus haut auquel nous puissions atteindre
c'est un modèle Xéycî), le modèle tel qu'il s'exprime et s'extério- 472e
rise dans le raisonnement „logiquequot;. Ici comme dans le Phédon,
comme dans la Vile Lettre il accorde un plus haut degré au discours,
pourvu qu'il reflète un raisonnement réel, qu'aux objets, qui „sui-
vant la nature des chosesquot; sont plus éloignés de la réahté.nbsp;473a
Or, cette Réalité, le vrai philosophe aimerait à la contempler
dans son Etre, non pas dans les aspects multiples qu'elle prend dans 475c
le monde concret, mais dans la pureté de sa Structure ; et comme elle 476a
est l'harmonie d'une infinité de structures, c'est chaque structure
dans son être pur qu'il voudrait contempler et comprendre : la na-
ture en elle-même du Juste en soi et du Beau en soi c'est elle qu'il
voudrait saisir. Celui-là vit véritablement en état de veille, qui sait 476b
distinguer la Structure des objets qui l'expriment; celui-là seul 476c-d
Le modèle est sans doute dans le ciel pour qui peut voir .... et,
voyant, se gouverner soi-même.
477b possède la Science qui a trait au Réel dans sa Réalité. Et cette
477d Science est une puissance, comme du reste elle l'a déjà été défi-
nie dans le Protagoras. Mais ici le sens réaliste est encore plus
accentué par la définition expresse, que la puissance est une ré-
477c alité, avec une sphère d'action bien déterminée et ayant par là le
caractère d'une structure. Cette puissance qu'est la science sera
490d décrite un peu plus loin comme une sorte d'enfantement qui en-
gendre l'intelligence et la vérité.
A 479d il se trouve la distinction entre le Beau en soi et l'Idée
de la Beauté en soi, Idée qui est toujours identique à elle-même.
Si le Beau en soi constitue un Eidos, une Structure dans le Réel,
l'Idée lui est antérieure (est-il à dessein que Platon dit: l'Idée
de la Beauté en soi?), et elle est comme l'Image créatrice qui né-
cessairement doit être à la base de toute Structure réalisée. Tou-
tefois, nous l'avons déjà fait observer, cette Idée a un double as-
pct: d'une part eUe est certainement l'Image primaire qui préside
à la réahsation d'une Structure; mais d'autre part elle reste iden-
tique à eUe-même comme contenu du Nouç, et doit par conséquent
nécessairement, coïncider avec l'image idéale qu'on fait correspondre
à teUe structure, dans l'Esprit ou dans l'âme. Si donc il est dit
que le philosophe possède cette nature bien équilibrée qui se lais-
486c se spontanément guider vers l'Idée du Réel, on peut se demander si
cela indique l'Image primaire, source du Réel, ou l'Image concomi-
tante, qui représente dans l'âme la Structure du Réel. C'est cette
dernière acception qui paraît la plus vraisemblable, vu la défi-
486e nition qui suit: „toutes ces qualités sont nécessaires pour l'âme
qui doit atteindre à la pleine et parfaite connaissance du Réelquot;.
484c C'est là peut-être aussi le sens du modèle (appelé plus tard „divinquot;)
500e que le philosophe a dans l'âme et auquel il peut se reporter sans
cesse pour regarder ce qu'il y a de plus réel. Il n'est du moins
pas possible de mettre ce modèle dans l'âme au même plan que le
modèle raisonné dont nous avons parlé plus haut, ce dernier n'étant
que l'exteriorisation du premier. Celui-ci se rapporte à la Réahté
éternelle que la génération et la corruption n'affectent pas. C'est
486a l'Univers et l'Eternité qu'il embrasse du regard. Vivant dans la Ré-
ahté il ne peut manquer de mesure, puisque la Réalité ne se con-
486d çoit que dans la mesure. N'oserait-on pas même avancer que c'est en
cela que consiste l'îSéa tou 6vtoç, l'Image essentielle de tout Ré-
el ? Car n'est-ce pas la Mesure qui crée la configuration harmonieu-
se? Dans le Philèbe Platon l'affirmera.nbsp;64e ss.
Le vrai philosophe lutte de toutes ses forces pour atteindre le
Réel; il ne se relâche point dans son amour avant d'atteindre la
Cause intime de la Nature même de chaque chose avec la partie de
l'âme qui seule est capable de l'atteindre, à savoir celle qui a la
même origine qu'elle. Il cherchera à se rendre autant que possible 500c
semblable à cette Réalité, qui se manifeste dans l'ordonnance et
l'harmonie. Il se façonnera sur ce modèle avant de pouvoir le faire 500d
passer dans les moeurs de ses prochains: l'esquisse même de la con- 501b
stitution politique dénote plutôt l'imitation personnelle dans le
for intérieur du philosophe qu'une véritable constitution apte à
fondre une Répubhque : ayant constamment le regard sur ce qui est
Juste et Beau de par sa nature, ils façonnent en eux les vraies cou-
leurs humaines qui rendent l'homme tel qu'Homère l'appelle: divin
et semblable aux dieux.
Arrivé à ce point Platon va brusquement changer de tactique. 504d
Jusqu'ici il s'était contenté d'une Û7Toypalt;p^, d'une esquisse plus
ou moins extérieure, imitant Xoyw une Réalité transcendante. Mam-
tenant il va attaquer le problème de face, et il se demande s'il faut
s'arrêter à ce modèle extérieur ou bien qu'il soit possible de péné-
trer plus avant et d'atteindre le plus parfait achèvement. Au Xôyoç
est opposé l'Eidos, à la décalque la Structure Réelle. Or, la Struc-
ture Réelle dérive de l'Idée du Bien, qui par là est l'objet le plus 505a
important de toute connaissance. Et comme la possession d'aucune
chose ne vaut sans qu'elle soit à la fois un bien, ahisi la connais-
sance scientifique ne vaut rien si nous ne savons pas discerner com-
ment l'Image créatrice du Bien compénètre et illumine chaque struc-
ture ainsi qu'elle crée et illumine le Tout. Toutefois de contempler
ce Bien en soi dans la plénitude de son essence, c'est certainement 506e
trop pour le moment. Il faut se contenter d'examiner un rejeton du
Bien, qui lui ressemble d'assez près pour pouvoir en déduire les
qualités du Bien lui-même. C'est donc de nouveau un modèle dérivé
qui devra nous satisfaire : qu'on fasse bien attention que ce modèle
raisonné (Xoyoç) ne soit pas faux, comme on pourrait nous remettre 507a
un compte erroné des intérêts.
Le raisonnement nous aide à définir un tas de belles choses. Il 507b
nous permet de définir ainsi le beau réel, le bien réel et ainsi pour
toutes les choses qui, quoique se manifestant dans une multiplicité,
se laissent réduire à une Image unique. Ces Images ne se voient pas,
elles se déduisent par le raisonnement, elles se conçoivent dans 1 ame.
En tant elles sont des Notions plutôt que des Images, il est vrai;
et l'affinité avec la Notion socratique n'est guère méconnais-
sable. Cependant le sens réahste d'Image semble prédominer vu la
508a comparaison du modèle concret. Car il y a une manifestation unique,
se réduisant à une Image unique, qui est nécessaire pour réaliser
la jouissance effective de notre vue, c'est la lumière. Or, le pou-
voir effectif de l'oeil nous est dispensé par le soleil, qui le baigne
dans un fluide fécondant; ne sommes-nous pas en droit d'appeler
ce soleil le rejeton du Bien, créé par le Bien „d'après son imagequot;,
c'est à dire celui qui, dans le monde visible, remplit le rôle du
508c Bien dans le Monde Intelligible? Comme le Soleil par son éclai-
rage confère aux objets leur caractère net de réalité concrète, ain-
si l'Image créatrice du Bien confère la Réahté aux objets de la
508e Science, et à l'Esprit le pouvoir actuel de connaissance. Le Prin-
cipe qui possède cette puissance inconcevable de créer la Réalité,
comme il crée le pouvoir de la Science, de combien ne doit-il pas
dépasser et l'Une et l'Autre! Il se mêle ici au sens spirituel une
conception très littérale; conception que Platon caractérise bien
509b en plaçant le Bien au-dessus de l'Etre. Car si d'une part tout
Être, en tant qu'Être, reçoit sa réalité, son caractère d'Être réel,
d'un principe autre que lui-même, ce principe doit lui être supé-
rieur. Mais d'autre part, en comparant le Phèdre et le Timée
nous sommes obligés d'inférer que Platon estime que l'Etre est iden-
tiquement réalisé dans le Ciel, qui se compose d'un caractère visi-
ble et de sa Structure invisible, constituant sa vraie Réahté. Qui
ne pense pas ici au ÛTrspoupâviov totov du Phèdre „qu'aucun poète
n'a su dignement célébrer jusqu'iciquot;, mais qui est comme la nourri-
ture essentielle des Dieux, tandis qu'à l'Ame humaine il n'est que
piètrement donné d'en soupçonner l'Essence ? Dans le Timée aussi
nous verrons qu'il y a l'Un, qui, en enveloppant et en embrassant le
Tout, lui est extérieur de nécessité ; et nous savons par la tradition i)
que dans sa dernière période Platon en est venu à identifier telle-
ment le Bien et l'Idée créatrice de l'Un, que le caractère austère de
') Aristox. Elem. harmon. II, 1.
70
cette mathématique transcendentale inspirait une horreur farouche
à certains de ses auditeurs.
Qu'il y ait pour Platon une transition facile et toute naturelle
de l'Image créatrice, qui trône dans l'Esprit divin, à sa représen-
tation dans notre âme est clairement prouvé par le troisième passage
où il emploie le terme îSéa toû ayaS-ou. Car là il ne s'agit nul- 534c
lement de cette Unité créatrice, fondement de tout Etre, mais
de l'idée, quoique toujours réelle, que nous concevons dans notre
âme comme contenu inspirateur de notre raisonnement ; et il est dit
que l'homme qui n'est pas capable de définir par le raisonnement, en
faisant abstraction de toutes les qualités secondaires, l'idée du
Bien et de pénétrer bravement au travers de toutes les épreuves jus-
qu'à la conception claire de la Réalité, ne connaît ni le Bien en
soi ni aucun autre bien, mais qu'il se repaît tout au plus de rêves
sans fond, pour s'endormir une fois du sommeil éternel. Tout cela
n'a de sens que si l'image que nous possédons du Bien dans notre
âme, participe de la Réalité et qu'elle confère par ce fait même la
Réalité à quiconque a su y rattacher le plus profond de soi-même.
Le monde visible révèle une autre propriété encore de son proto- 509b
type, c'est que le Bien étant au delà du Devenir est cependant la
Cause de tout devenir, ou plutôt de toute naissance à l'être, comme
de toute croissance dans l'être. Car le Devenir n'accuse-t-il pas
la réalisation d'une structure déterminée; et toute structure n'em-
prunte-t-elle pas sa réahté, le fait qu'elle est, à l'Idée du Bien
qui crée tout ? Pour qui se rend bien compte de cet ordre d'idées, il
naît des soupçons sérieux que nous nous sommes élevés considérable-
ment au-dessus du niveau des livres précédents. Déjà le changement 504d
brusque de direction nous avait avertis qu'un ton différent se fai-
sait entendre, et les théories récentes, qui avec leur reconnaissan-
ce du droit légitime du Devenir relèvent plutôt de la période où
prend naissance le Sophiste et les dialogues qui s'y rattachent i),
nous raffermissent dans notre opinion que le plan primitif de la Ré-
pubUque se contentait de donner aux gardiens l'éducation qu'Us re-
çoivent en fait dans les livres précédents, mais que plus tard Pla-
ton, ayant compris que s'il doit y avoir une République vraiment
') On pourrait renforcer la démonstration en rapprochant le pas-
sage 505b SS. du Philèbe, qu'il contient en germe, ou dont il est une
réminiscence directe.
idéale oil que ce soit (dans une société concrète ou dans notre for in-
térieur), elle doit répondre aux exigences les plus strictes de la
Réalité, a rehaussé du coup le rôle de ses gardiens en leur incul-
quant les principes les plus ardus de sa philosophie consommée.
506c II y va de pair le démenti formel qu'il donne du Ménon. Car si
dans ce dialogue il avait reconnu le droit de la personne qui, quoi-
que ne sachant pas le chemin d'avance, le trouve par une intuition
juste, bien qu'irraisonnée, quitte à l'éclaircir après par le raison-
nement scientifique, ici il refuse nettement à la Doxa tout droit
de cité, et en des termes qui rappellent directement le Ménon. Mais
il y a plus encore. Le rôle des mathématiques qui, dès la découver-
te du Ménon était prépondérant et qui avait absorbé à son profit
l'essence féconde de la Notion morale, commence à perdre sa prédo-
minance et doit céder le pas à un Principe plus Réel, plus Vivant : la
Forme pâlit devant la splendeur du Contenu, l'Eidos se subjugue à
l'Idea.
Précisons. Les deux régions, celle du visible et celle de l'in-
509d visible sont indiquées indifféremment par les termes sISoç et yévoç.
Cela les caractérise comme secondaires par rapport à leur Principe
créateur qui est dit „régner absolumentquot; sur elles, et cela ex-
prime qu'elles sont structures toutes les deux certes, mais qu'elles
connaissent une naissance toutes les deux aussi. Qu'on s'en reporte
29-30 au Timée pour en lire la preuve: et l'Âme, siège de l'Intelligible,
et le Ciel, „dieu visiblequot;, sont créatures du Dieu „qui a parfait
le Tout selon sa Bonté suprêmequot;. Ce Dieu est-il identique à l'Idée
du Bien ? Au moment où nous en sommes, certainement pas : partout
Dieu et le divin retiennent leur position particulière par rapport au
Monde Eidétique même, malgré le hen intime qui les rattache à eux.
Par conséquent l'Idée du Bien, quoiqu'elle ne soit aucunément com-
parable à une cause physique, puisque c'est en opposition expresse
avec l'explication physique que la cause finale du Bien a été
99 posée dans le Phédon, garde toujours quelque caractère de causation
précise et circonscrite; et s'il fallait la définir par rapport à l'Eidos,
• on serait tenté de dire que l'ISéa du Bien figure le Bien, vu comme
la cause créatrice et inspiratrice en dehors de toute Forme réahsée ;
et que l'Eidos indique le Bien, vu comme la Structure Réalisée et
qui est pour ainsi dire le canevas qui constitue le fondement, l'es-
sence même de tout Réel. En cela il est de même nature que le (xsTpov
qui est introduit dès la République, et qui, avec le népxç, que nous
avons déjà rencontré dans le Ménon, remplira l'office de l'Eidos
dans le Philèbe. Là, comme dans le Phédon et dans la Répu-
blique, il est suggéré que toute Forme et toute Mesure supposent une
Cause supérieure, intrinsèque, créatrice, qui est précisément l'Idée
du Bien. Celle-ci présente donc une puissance, se réalisant dans une
Structure, mais, nous le répétons, pas une puissance aveugle comme
les forces de la nature, mais comme une puissance raisonnable et
raisonnée, qui par là doit avoir son siège dans un Esprit dont
elle émane spontanément comme sa manifestation „spécifiquequot; : il me
semble que cet Esprit, qui doit être la Bonté consommée, soit
le seul que Platon nomme Dieu et qu'il juge digne de ce nom et
de cette fonction sublime.
Ce qui pourtant rend si difficile l'interprétation de Platon c'est
sa conviction manifeste (signalée déjà au cours de cette étude) que
le niveau logique va de pair avec le niveau réel et que par là il
doit participer sous quelque aspect à la Réalité. Mais comme ce n'est
pas dans la République que la fonction logique a l'air d'empiéter sur
le fond ontologique, nous pouvons différer l'examen exact de leur
rapport jusqu'aux dialogues „logiquesquot;. Ici il suffit de marquer le
rôle de la Réalité dans la Philosophie platonicienne: c'est d'elle
seule que relève le triomphe sur le sophisme et sur l'illusion, et
non pas de l'exactitude logique. Ce qui se reproche aux Sophistes
ce n'est pas le manque de raisonnement logique, mais leur inaptitu-
de de voir les concepts logiques sous l'aspect des efôvj, c'est à di-
re sous l'illumination d'une Réalité intrinsèque qui leur donne leur
substance et leur raison d'être. Aussi n'est-il pas dans la fonc-
tion mentale que Platon cherche ses preuves et ses certitudes, mais
il se reporte d'emblée à la seule preuve qu'il juge valable, c'est
que nous éprouvons cette réalité directement dans notre âme; et la
seule chose qui importe est de la reconnaître telle qu'elle est, avec
l'âme en elle-même. En d'autres endroits il dépeindra la nostalgie
foncière de notre âme vers la Réalité, qui est comme sa patrie et
vers laquelle elle regarde pleine d'anxiété ô'pvtS^oç Sixtjv, et sous Phdr.
l'inspiration fécondante de laquelle elle se sent pousser les ailes qui 249d
la reporteront vers les régions subhmes, où règne la Réahté pure
dont elle est assoiffée.
Toutes ces conceptions (auxquelles il faut ajouter l'assimila-
-ocr page 86-490d tion de la recherche de la Réalité aux douleurs de l'enfantement,
idée qui a été élaborée dans le Banquet) nous mènent loin de la con-
ception primitive qui voulait nous montrer dans la géométrie le
modèle parfait qui fût en état de résoudre tous les problèmes
épistémologiques. Certes les objets de la géométrie restent, à les
considérer en soi, des intelligibles purs, qui indubitablement trouvent
leur fondement comme leur être intime dans la cause suprême qui
crée tout ce qu'il y a d'Ordre, de Mesure et de Beauté (c'est le
sens de l'adjonction xattoi votjtwv ovtwv [xsta àp/^ç); mais il y
Slid a des reproches sérieux à faire à la géométrie comme méthode, ainsi
qu'aux objets dont elle se contente comme principes, et peut-être
aussi à son contenu. Le premier reproche donc se rapporte à la géo-
510c métrie comme méthode. Celle-ci est essentiellement déductive. Il est
vrai que la dialectique elle aussi a sa marche descendante, qui est
une véritable déduction. Pourtant cette déduction reste toujours se-
condaire par rapport à la fonction primaire de la dialectique et
5I0b c'est celle de remonter jusqu'au Principe Suffisant qui permette
511b d'embrasser dans une Perspective intégrale toute la compréhension
de ce qui est. La géométrie pose plutôt plus ou moins arbitraire-
510c ment, au moins sans en examiner le bien fondé, des principes immu-
ables, des qualités des nombres, des formes des angles, et, partant
d'eux comme si elle les connaissait dans leur être même, elle dé-
montre déductivement le cas spécial qu'elle en a vue. Il y a davan-
tage. Bien que la géométrie n'ait pas trait essentiellement aux for-
mes sensibles, elle se rattache cependant de trop près aux formes
telles qu'elles se réalisent dans le sensible, et en somme toute la
510d méthode géométrique, des principes jusqu'aux conclusions, reste
confinée dans le domaine concret. Platon sait bien que, dès qu'on
analyse la pensée intime du géomètre (StavooiSfxevot), son objet
n'est pas la forme concrète, mais la figure idéale qui se réaUse dans
cette forme ; mais il constate tout de même que le géomètre de race
ne s'écartera pas du domaine rigoureusement circonscrit de ses
formes fixes, et d'autre part que dans sa démonstration il part des
formes sensibles, comme il y aboutit, et que sans des images ex-
térieures il serait réduit au silence: pour reconnaître son objet réel,
qui n'est atteignible qu'à la seule pensée, il est obligé de raisonner
510e sur des images, sans pouvoir jamais en sortir; ou, pour formuler le
511a réquisitoire avec Platon: la géométrie ne saurait s'élever au-des-
sus de ses hypothèses (car par le fait même qu'elle le tâchât elle
cesserait d'être géométrie), et elle emploie les figures concrètes
(qui en elles-mêmes ont une certaine réahté vis à vis des ombres cf. 510a
qu'elles peuvent produire dans le monde concret, ûto tôv xaTO i-ks\-
xaffS-etaiv), et ce non comme des pis-aller, mais en les jugeant et
estimant comme étant capables de donner une idée exacte (èvapysai)
des entités pures qu'au fond elle cherche (icpo? èxeïva). Voilà
pourquoi il faut conclure que les géomètres n'appHquent pas l'In-
telligence pure (iCTxetv vouv) aux objets de leur étude, et il est
logique par conséquent de les placer sur un niveau intermédiaire
entre la connaissance du monde concret, qui n'est qu'opinion, et
celle du monde intelligible, qui constitue la Science.
Par ce jugement Platon élève carrément sa dialectique au-des-
sus de la géométrie, dont pourtant elle est partie et à laquelle elle
doit certainement sa naissance. Quelle est donc la distinction pro-
fonde entre les deux domaines ? Platon l'exprime en disant d'abord
que la dialectique remonte essentiellement au Principe inconditionné
dont la connaissance seule illumine tout; et ensuite que l'exa-
men de la dialectique porte exclusivement sur les sÏSt) eux- 510b
mêmes: elle en part comme hypothèse, au sens strict n'étant qu'un 511c
degré ou un point d'appui pour monter plus haut, et dès qu'elle a
atteint le plus haut degré, la région pure où trône le Principe
lui-même et ceux qui s'y rattachent directement, elle redescend cer-
tes pour fonder sa conclusion déductive (sttI reXsuTT^v), mais sans
jamais faire usage d'aucune qualité sensible, sans à plus forte rai-
son y aboutir, au contraire, en se concentrant dans le domaine de la
structure pure jusqu'à la conclusion la plus précise et directe.
Tout cela est clair. Et cependant c'est dénué de sens si l'on ne
sait pas indiquer la différence entre le concept géométrique et le
concept dialectique: en d'autres termes, la distinction ne réside
pas tant dans la méthode, prise comme méthode ; car d'abord, quelle
serait la différence exacte entre la déduction géométrique et la
déduction dialectique, puisque toutes les deux se meuvent totale-
ment dans le domaine des concepts ; et en second heu, la géométrie
connaît tout aussi bien sa marche ascendante, puisque la démon-
stration en ce qu'elle a de plus essentiel n'est pas tellement la déduc-
tion depuis les principes jusqu'au cas spécial, mais plutôt le ratta-
chement du cas spécial au principe et qu'elle suppose, du moins dans
l'analyse préalable, l'ascension consciente du concret au principe.
En tout cela la dialectique conserve son caractère géométrique. Non,
ce qui distingue les deux arts, et ce dont Platon a nettement con-
science, c'est le fait que la dialectique pénètre plus avant dans le fond
des choses, qu'elle ne peut se contenter que du Réel, et que la fin à
laquelle elle aspire est de déceler la Cause intime qui rende raison
de l'Être en soi, de la Réalité en elle-même, bref le Fondement Réel
et Suffisant de tout ce dont notre âme a besoin pour se reposer dans
la certitude que ce qu'elle vit n'est pas illusion mais Réalité au-
tonome. Or, la géométrie, en étant pleinement satisfaite des formes
telles qu'elles se laissent imager par les modèles concrets, fait
abstraction par là non pas du Réel: car, nous l'avons vu, toute for-
me ordonnée et belle doit nécessairement trouver sa cause dans une
Structure Réelle; mais ce qu'elle laisse de côté sans aucun doute
c'est le caractère essentiel de la réalité, qui est causatif et
créateur avant d'être statique. Je crois que, si nous vouhons for-
muler le reproche essentiel que Platon fait à la géométrie, nous le
devrions formuler ainsi: le philosophe aspire à la Réahté, le géo-
mètre s'arrête à ses manifestations ordonnées sans se préoccuper de
la cause intime qui crée cet Ordre et cette Beauté. Quel est le ga-
rant qui nous répond de cette conception? C'est l'ISéatou'AyaS-ou
de la République, c'est le cri de la conscience de Platon dans le
249a Sophiste qui lui fait demander si l'on peut refuser la Vie et l'In-
telligence à ce qui Est Réellement.
Et le MyiSsIç àye6)[AéTp7)Toç slakco i)? Il est clair que, si Platon
continue à cultiver la géométrie comme fondement essentiel de sa
philosophie, sa géométrie doit différer en caractère de celle à la-
quelle il adresse de si dures reproches. Nous avons déjà eu l'occa-
sion de faire observer le caractère réahste qui distingue la mathé-
matique platonicienne: le Timée et l'Epinomis renforceront encore
les définitions de la Répubhque, en y ajoutant cette nuance fina-
hste, nécessaire à statuer la Bonté et la Beauté des Formes éternel-
les de l'Univers.
Il suit l'allégorie de la Caverne. L'assimilation de notre monde
visible à une pure apparence, accuse une fois de plus le carac-
tère réaliste de la philosophie platonicienne: ce n'est pas le man-
gt;) Philoponos, comm. in Arist. 117, 26.
-ocr page 89-que de concepts valables qui marque les habitants de la Caverne;
non, ce qui les rend si piètres et malheureux c'est de ne pas con-
naître la réalité à laquelle s'appliquent leurs concepts non seule-
ment, mais encore la causation réelle qui relie les phénomènes qu'ils
ont coutume d'observer. Qu'ils ne manquent de concepts se prou-
ve clairement par un passage, controversé il est vrai, mais qui dans 515b
le texte des manuscrits traduit exactement la pensée de Platon. Il
est dit que, si ces habitants pouvaient s'entretenir entre eux, ils
croiraient donner des noms aux objets qu'ils voient. Je dirais pres-
que que dans ces quelques mots toute la pensée platonicienne est
contenue. Car donner des noms est impossible sans avoir des con-
cepts précis; on pourrait même aller jusqu'à dire (et ce sans se dé-
partir de la formulation de Platon) que donner des noms est im-
possible sans la supposition tacite qu'il y a des noms absolus et
vrais, correspondants à la réalité qui se cache derrière l'apparence
(c'est la thèse du Cratyle). Eh bien, que faisons-nous en donnant des
noms aux objets et aus phénomènes? Nous croyons précisément
nommer les apparences que nous voyons, au moyen des concepts que
nous nous représentons, sans avoir conscience du fait capital que, si
nous avons des concepts et des noms, c'est grâce à l'existence d'une
réalité structurée qui se manifeste dans le phénomène, et que, à con-
sidérer les choses de près et sous leur aspect véritable, ce n'est pas les
choses que nous nommons, mais la réalité structurée dont elles sont
l'image extérieure. Et les habitants de la grotte (c'est nous) sont
malheureux parce qu'ils ne comprennent pas que leur vie spiri-
tuelle relève d'une autre réalité que celle qu'ils tâtent et qui est
l'objet de leur sensation. Aussi la découverte capitale du prison-
nier qu'on a relâché et à qui on permet de s'approcher des objets
réels n'est pas des noms ou des concepts nouveaux, mais le caractère
de réalité de leur cause par rapport aux apparences dont il s'é-
tait repu jusqu'alors. Platon le formule nettement: ces misérables 515c
croiront que la réalité n'est autre que les ombres qu'ils voient i).
') Il faut même préférer la leçon Trapévxa à TtapiovTa (Adam), qui
est plus récente, ne fût-ce qu'à cause du 7rapi6vTlt;ûv suivant qui indique
les objets réels. Mais il y a encore le fait que la première étape est la dé-
nomination des objets présents, et la seconde leur comportement actif,
qui se manifeste dans le son et le mouvement. Comparez pour la même
division et la même idée Gorg. 474e. J'adopte la leçon de ADM : vofxtÇeiv
ôvo(iàÇeiv.
Quand donc le prisonnier libéré doit décider lequel des deux ré-
515d pond à la définition ô ti scttiv, ou, ce qui revient au même, le-
quel des deux répond adéquatement au nom et au concept, le aùxô
qu'on lui montre maintenant, ou l'apparence à laquelle il était ac-
coutumé, il sera embarassé et assignera le caractère de réalité à
l'apparence. Quant à la lumière directe du soleil, ce ne sera qu'a-
près une longue expérience qu'il réussira à la regarder tout droit
et à reconnaître en elle la cause réelle de tout ce qui vit ici-bas.
517b II en sera de même dans le domaine spirituel: distinguer clairement
et directement l'Image créatrice du Bien, c'est avec peine et à la
fin de longues tribulations qu'on y arrive; mais une fois qu'on l'a
517c contemplée, force est de conclure que c'est Elle qui est la Cause
Réelle non seulement de toute la Beauté visible mais en par-
ticulier de la Réalité et de l'Intelligence qui président au Monde
Intelligible. Cela veut dire que la seule Réalité étant celle du
Monde Intelligible que notre âme éprouve comme la cause réeUe de
tout visible, cette Réalité emprunte son essence, son fait d'être
Réalité, à l'Idée du Bien qui s'y infuse et qui s'y crée.
517c Et cette Idée du Bien doit encore se communiquer à nous comme
l'Image inspiratrice qui seule nous informe à agir avec pleine con-
science dans la vie privée comme dans la vie publique. Cette transi-
tion brusque au subjectif ne dénote-t-elle pas le caractère comme
àno xoivou de lquot;ISsa, qui est à la fois antérieure au Réel et
présente dans l'âme? Voilà aussi la raison pour laquelle la vraie
connaissance, qui ne relève que d'elle, ne peut pas être introdui-
518c te dans l'âme du dehors: comme l'oeil possède la puissance de voir,
qui d'aucune façon ne peut lui être communiquée, ainsi notre âme a
la puissance congénère et comme un organe, par lequel elle voit le
Réel et, pour peu qu'elle soit exercée, ce qui de tout Réel est le
plus brillant, le Bien.
Dès que le philosophe l'a discerné, c'est là le seul but qu'il
519c vise dans tous ses actes, tant privés que publiques; et ayant vu
les véritables représentants du Beau et du Juste, lui aussi sera en
520b état de reconnaître mille fois mieux que les autres les piètres ima-
ges d'ici-bas qui rappellent de loin la vérité manifeste du Réel.
Toutes ces descriptions vibrantes de réalisme, ne permettent pas
à ce qu'il me semble d'assimiler l'Idée, si peu soit-il, au concept.
Certes l'Eidos est un produit comphqué où entre et le concept lo-
gique et la Structure géométrique et le substrat de la technique.
Mais ce n'est pas là l'essentiel. La grande question est de savoir
s'il est mêlé à une Expérience sui generis ; il me paraît hors de doute
que c'est le cas non seulement, mais encore que c'est cette Expérien-
ce intime qui lui confère sa raison d'être comme son contenu vital.
A. L'éducation scientifique
La plus basse des sciences qui ont la propriété de „tourner l'âme 521c
du côté du réelquot; est l'arithmétique. Le point de vue sous lequel 523a
Platon regarde les choses dans cet essai de propédeuse philosophi-
que ne dépasse pas le Phédon. Là aussi l'éveil de l'esprit est lié
à la contradiction, inhérente à l'application simultanée des contrai-
res. Dans la République encore c'est la perception simultanée des 524d
contraires qui contraint l'esprit à se rendre compte de ce qui se
passe réellement, et de décider par la pensée ce qu'il en est de 524e
cette juxtaposition illicite. Il en viendra à se demander quelle est
la réalité dans l'attribution de ces quahtés, la grandeur, la peti-
tesse, l'unité. De là il montera jusqu'aux nombres en eux-mêmes. 525c
Sont-ce les Nombres Idéaux i), dont nous parlera Aristote ? Le moins
du monde. Nous ne sortons pas du domaine arithmétique pur, qui
est celui des nombres abstraits, composées „d'unités parfaitement
égales les unes aux autres, sans la moindre différence, et qui ne
contiennent point en elles de partiesquot;. Aussi le seul profit de cette
science est-il d'exercer „l'entendement purquot; et d'accroître la
pénétration d'esprit.nbsp;526b
En second lieu il faut examiner si la géométrie peut nous être
utile à obtenir l'Intuition adéquate du Bien ; car nous devons admet-
tre toute science propre à forcer l'âme à se tourner vers ce domaine-
là où brille ce qui de tout Réel enveloppe le plus de béatitude.
On s'est étonné de voir attribuer l'Etre ici à ce qui a été dit au-
paravant dépasser l'Etre en majesté et en puissance. Mais notez bien 509b
que ni ici, ni 518c, ni un peu plus loin il est question de l'Idée 526e
du Bien, mais du Bien tout court. Or, le Bien, étant Eidos, est Etre 532c
dans toute sa plénitude, puisque Etre est identiquement équivalent
(si j'ose dire) à „être bienquot;. Quant à l'expression trpoç to Ttoteiv
xaTiSeïv paov ttjv tou aya^J-ou tSéav, il est difficile de la déterminer
~^rMêtr987b, 22.
exactement ; car ici surtout il se manifeste la confusion, ou mieux
l'assimilation de l'Image créatrice du Bien, qui est avant tout Etre,
à l'Image inspiratrice, telle que nous la concevons dans l'âme. C'est
pour cela que j'ai essayé d'en rendre le sens par l'expression „In-
tuition adéquate du Bienquot;, sens qui est confirmé et comme suggéré
par l'adjonction p^ov, plus facilement. Mais quoi qu'il en soit,
la parallélie avec 518c indique que l'objet de la recherche im-
médiate est l'aya^-ov, tel qu'il est nommé expressément à cet en-
532c droit même. Reste le terme: élever la partie la plus noble de l'âme
jusqu'à la vue du plus excellent des Êtres. Ici encore le plus excel-
lent dans les Êtres (soit qu'on prend èv toïç o5ot comme expression
partitive, soit qu'on entend que, ainsi que le soleil infuse son
être dans tout ce qui existe ici-bas, de même l'AyaS^ov est ce qui
est le Réel par excellence dans tout ce qui participe de la RéaUté)
ne saurait être que le Bien lui-même. Et la S-éa de ce Bien ne se-
rait-elle pas identique à l'tSéa du même, prise comme l'Intuition
que nous en recevons dans l'âme ? Que l'on compare du reste le
même terme 525a où il est dit que la science relative à l'Un est de
celles qui poussent et tournent l'âme vers la vue directe du Réel.
En fin de compte il est constaté que la géométrie, bien que ses
adeptes la traînent dans la boue, a au fond pour objet la connaissan-
527b ce de ce qui est invariablement identique, et qui par conséquent a
trait à la réalité. Voilà pourquoi il faut l'imposer à la „belle ré-
527c publiquequot; qu'est l'âme du philosophe, du moins tant qu'il est jeune.
C'est la seconde science qu'on lui recommande, sans doute parce que,
étant moins abstraite que le nombre, elle s'approche d'autant plus
de la Réalité, qui est Structurée.
Dans le plan primitif la géométrie était suivie de l'astronomie.
On ne peut même pas se défendre de croire que le rôle des sciences
dans l'éducation du „gardienquot; était alors plus pratique qu'elle ne
l'est à présent. Les réponses pragmatiques de Glaucon, qui accen-
tuent l'utilité de ces sciences pour la stratégie, n'en seraient-elles pas
l'écho? En tout cas il me paraît significatif que brusquement Pla-
528a ton laisse l'astronomie qu'il vient de poser troisième, pour donner
527d à la stéréométrie la place qui lui revient, tant logiquement (dans
l'évolution vers la Réalité qui s'effectue depuis le nombre abstrait
vers la ligne et le plan, ensuite en passant par le solide vers l'élé-
ment dynamique, pour finir par la structure harmonieuse) que scien-
tifiquement. Il est clair en même temps que dans le plan primitif
elle faisait défaut: „cette science est à peine découvertequot;. Mais en 528b
revanche (et est-ce peut-être pour cela que sa mention a été intro-
duite ici?) elle trouvera la place qui lui appartient de droit dans
la théorie des éléments du Timée.nbsp;53ss
L'astronomie conserve donc son troisième rang. Et son rôle? Il
est de nous élever vers ce qui est vraiment „en hautquot; et partant in-
visible. Certes l'aspect du Ciel est des plus beaux, et les phénomènes 529c
qui y ont lieu s'approchent le plus de l'exactitude parfaite ; mais ce
qu'il faut saisir par l'intuition de l'âme c'est la vraie vitesse et la 530a
vraie lenteur, et ceUes-ci apphquées aux Structures réelles comme au 529d
vrai Nombre, choses qu'on peut figurer dans le raisonnement et
dans la pensée discursive, mais d'aucune façon au moyen de la sen-
sation. Je module ainsi la traduction de ce passage, parce qu'il me
semble que la qualité de pouvoir être saisi par le Xoyoç et la Siàvota ne
peut pas être l'acte le plus haut de notre âme: d'abord il ne s'agit
que du rôle éducatif de l'astronomie, qui, pour tourner l'âme du
coté des régions du Réel, ne saurait tout de même l'introduire
adéquatement dans le domaine où règne le Réel tout pur: toute la
physique du Timée n'est-elle pas expressément qualifié de „vraisem-
blablequot; et rien de plus? Et en second lieu le Xoyoç et laStàvoia restent
toujours pour Platon des fonctions secondaires, dont, pour la der-
nière, on a vu se délimiter le rôle dans la République même, et pour
le premier duquel la Vile Lettre nous donne la définition exacte. 342b
La seule chose que nous puissions faire alors c'est, en partant de
l'aspect des phénomènes dans le ciel visible, et en nous les propo-
sant comme si c'étaient des problèmes géométriques, de tâcher d'en 530b
découvrir la Réahté, et d'étudier la cinématique céleste tout com-
nie la géométrie devait étudier les propriétés des figures.
Il en est de même de l'étude de l'harmonie, qui, tout en étant
une manifestation particuhère (elSoç) du mouvement, se réduit 530c
pour le raisonnement à une relation de nombres. Il est clair que
cette relation, qui d'ailleurs ne sort pas du domaine du Xoyoç
et de la Siâvoia, ne constitue pas l'essence de l'Harmonie; mais
en tant que relation fixe et immuable il ne peut pas se faire qu'elle
ne soit pas comme l'aspect extérieur d'une Réahté au même titre que
les figures géométriques le sont. Si donc l'étude de l'harmonie,
qui, il faut le répéter, ne dépassera pas le niveau de la Siàvoia
(comme dans le Timée elle aussi se tient dans les limites infranchis-
sables du vraisemblable, qu'on peut interpréter: semblable au vrai
certes, mais n'atteignant jamais la quahté de la Réalité pure) ; si
donc cette étude doit profiter, il ne faut pas la faire à la façon
des Pythagoriciens, qui, alors même qu'ils sont théoriciens soit
cf. 510 de la géométrie, soit de l'harmonie, ne se départent pas du concret,
c.d mais il faut plutôt chercher la cause de l'harmonie dans la nature
même des Nombres, qui dans leurs relations harmoniques nous révè-
lent la beauté de la véritable Harmonie. Et encore, comme vis-à-vis
des géomètres, ici aussi l'école platonicienne veut, malgré tout ce
530e qu'elle doit à l'autre, garder son principe propre, qui est de diriger
cf. 534e toutes ses études vers un but précis, en vue d'un couronnement bien
défmi ((XV]... .àTeXéç), la préparation de la compréhension de la
531c Réalité; et celle-ci ne se comprend que dans l'Unité créatrice du
Bien et du Beau.
B. La Dialectique
La Science supérieure qui devra être le couronnement des scien-
ces préparatoires (à vrai dire elles ne méritent pas ce nom puis-
533d qu'elles ne quittent pas le domaine de la Siàvoia) ne diffère pas,
quant à sa méthode, de l'arithmétique. Il me paraît évident que le
dialecticien lui non plus ne peut se dégager de l'empire du Xoyoç,
518c auquel, comme à son ..organequot;, l'âme est fatalement astreint. C'est
seul l'usage qu'on fait de cet „organequot;, de cet „oeil de l'âmequot;,
qui distingue le dialecticien de celui qui ne fait que regarder en
533d bas. Aussi l'intelligence elle même (votjctiç «ût^) indique-t-elle
moins une faculté à part, qu'un domaine où s'exerce notre faculté
..logiquequot;. Dans le domaine de la Siàvoia l'esprit s'en tient tou-
jours plus ou moins aux formes concrètes, et bien loin de les oser
lâcher, il les utihse comme hypothèses fixes, auxquelles il suspend
son jugement. Dans le domaine de la vor^mç,, le Xoyoç s'exerce
librement, ne s'attachant qu'au Réel, c'est à dire, il s'est détour-
né délibérément de toute la région du concret, pour ne diriger ses
regards que vers la Région où brille la Réahté dans toute sa pure-
té essentielle. Platon est conscient par trop de la faiblesse humaine
pour oser affirmer que la Vision intégrale de la Réahté nous se-
248a rait permise. L'allégorie du Phèdre nous dépeint avec des couleurs
réalistes le piètre résultat de nos tentatives de contempler adéqua-
tement la splendeur qui s'étend au-dessus des Cieux: les quelques
regards furtif s que nous jetons dans sa direction doivent suffire à
nous remplir de la certitude de son existence comme de sa majesté,
mais ce qui nous en reste n'est qu'une pauvre décalque au moyen de
notre faculté logique. Mais la République elle-même nous avertit 533a
qu'il ne s'agit pas ici d'affirmer que nous serons à même de regar-
der le Vrai, le Réel en soi: l'affirmation la plus hardie est déjà
de soutenir que nous verrons quelque chose d'approchant. Et,
Platon le ressasse coup sur coup, cette intelligence consiste à définir
par le raisonnement, elle ne vient à bout que par une infaillible 534b
logique. Le dialecticien est celui qui saisit la raison de la Réalité
de chaque chose, il sait rendre compte par excellence, et c'est en pro-
portion directe avec ce compte, qu'il est dit posséder l'intelligence
d'une chose. Ce qui le distingue des techniciens des autres sciences,
c'est que ceux-ci comme en rêve s'attachent à des principes qu'ils
ne connaissent pas et desquels ils ne songent même pas à se rendre 533c
compte, de sorte que tout leur raisonnement est suspendu dans les
ténèbres du rêve, tandis que le dialecticien s'attaque aux principes
eux-mêmes, en essayant de les ordonner dans leur fihation nécessaire
comme ils découlent d'un Principe supérieur qui les embrasse et
explique tous. C'est donc de la logique, sans aucun doute Et tout
ce raisonnement ne saurait quitter le domaine de notre faculté
logique. Mais tout de même, cette logique dépasse de beaucoup le
le niveau auquel elle semble être liée fatalement. Car ce qui fait sa
valeur, ce n'est pas en premier lieu son caractère logique, ni même
sa nécessité logique; c'est plutôt la certitude qu'elle est le reflètement
direct et, jusqu'à un certain degré, adéquat d'une Réahté qui est
comme suspendue au dessus d'elle et vers laquelle notre âme regarde
de toute la force dont elle dispose pour en saisir l'Essence et la Ma-
jesté. C'est dans cette Réalité que se dressent les Structures réelles,
c'est au dessus de cette Réahté que s'étend en voûte cette Idée
') Le caractère nettement logique de la faculté de l'âme résulte
encore de l'observation que jamais elle se perd, mais que, suivant sa 518e
direction elle est utile ou nuisible : la vue perçante du fripon malin relève
toujours de l'âme elle-même. Toutefois c'est de cette sorte de gens
peut-être en premier lieu qu'on doit dire qu'ils sont incommensurables 534d
avec le Bien.
suprême, qui de son sein au dessus de tout Être a engendré la per-
fection de l'Etre. Ce n'est que dans notre faculté logique, il est vrai,
que nous parvenons à comprendre et ces Structures et cette Image
de splendeur transcendante ; mais il est certain pourtant, indubita-
blement certain pour Platon, que l'image que notre faculté logique
nous permet de cette Réalité, en reflète les qualités essentielles,
534b,c lesquelles nous mettront en état de comprendre à partir d'elles tout
le domaine de la connaissance humaine.
Le caractère essentiel de la dialectique est la capacité de la
537c vue d'ensemble, de la perspective qui comprend dans un seul regard
et ce qui constitue l'essence de toutes les sciences et le caractère
de réalité qui s'exprime dans leurs principes: c'est toujours l'on-
tologie qui se mêle à la logique ; l'une est inexistante sans l'autre,
l'autre se fait corps dans l'une. Cela veut dire que le réel ne se
projette adéquatement que sur l'organe de notre âme, et que d'au-
tre part la délinéation de notre logique n'a de valeur qu'en tant
qu'elle est vue et éprouvée en contact direct avec le Réel qui s'y
reflète. Ce contact seul du reste peut expliquer comment il devra
537d être possible d'abandonner tout secours des yeux ou des autres sens
pour ne se fier qu'à la force de la Réalité même. Autrement comment
518e distinguer ces fripons malins du dialecticien? Comment réfuter le
538e, Sophiste et le contradicteur? Non, si le dialecticien abandonne
539b l'évidence des sens, c'est qu'il éprouve dans son for intérieur une
autre évidence d'une certitude bien différente, c'est celle qui dérive
directement de l'illumination de la Réalité.
Peut-on recevoir cette Lumière directement, sans qu'elle soit
tamisée par la dialectique? Il semble que Platon l'affirme en disant
540a qu'on peut arriver au terme même, que, en épanouissant le rayon-
nement propre de l'âme, on doit aller au devant de cette Essence qui
répand la lumière sur toute chose et qu'on doit la contempler dans
sa vraie splendeur, pour pouvoir régler sur cette harmonie, en la
gardant devant les yeux de l'âme comme modèle, et sa propre vie et
540b la Cité. Ce n'est pas seulement l'adjonction que ceux qui ont pu
aboutir à cette félicité méritent le séjour des bienheureux, voire
des honneurs divins, qui nous invite à croire qu'ici Platon a en vue
la vision directe du Réel. C'est surtout la comparaison avec le Timée,
45b,c où Platon décrit sa conception physiologique de la vue, vue qui con-
siste précisément dans le fait que la lumière propre de l'oeil va
au devant de la lumière extérieure, c'est surtout cette comparaison
qui, il me semble, accuse catégoriquement que dans cet acte con-
clusif de la dialectique il ne peut être question que d'une vision
directe et immédiate et qui constitue le vrai couronnement de la
philosophie.
De ce qui précède il résulte donc qu'au point où nous en sommes
Platon a consciemment introduit le niveau logique comme moyen né-
cessaire de connaissance. C'est une étape importante depuis la pre-
mière partie du Phédon. Je ne dis pas : à partir du Phédon tout court,
parce que nous avons cru devoir constater que dans ce dialogue il
se superpose des couches diverses, dont les dernières supposent,
nous l'avons fait remarquer, le rôle du Xoyoç comme intermédiaire
entre le Réel et l'âme. Dans la première partie au contraire Platon
s'est affermi dans la conviction que le Réel doit se saisir dans son
Etre absolu par l'âme elle-même : le corps et tout ce qui s'y rattache
est un obstacle gênant auquel il faudrait pouvoir se soustraire au
plus vite. Quant à cette conviction que le Réel doit être contemplé
avec l'âme elle même, Platon ne l'abandonnera jamais; mais, l'expé-
rience croissant, le corps perd son caractère d'obstacle pur et re-
vendiquera ses fonctions propres. La pleine reconnaissance ne s'en
fera qu'au Timée; mais l'admission de droit du niveau logique est
déjà un pas important dans cette direction. Ce n'est pas à dire
que Platon eût reconnu que la fonction logique en soit une in-
hérente au corps. Bien loin de là: la fonction logique est pour lui
un procédé organique de l'âme. Toutefois dans la distinction expres-
se de la contemplation directe par l'âme elle-même et l'organe, ou
l'oeil, à l'aide duquel elle regarde la Réahté tout d'abord, en at-
tendant le moment où elle ait assez de force pour soutenir l'éclat
du Bien lui-même, il perce un certain soupçon que cette fonction
logique pût être liée à l'organisation même à laquelle l'âme est
indissolublement unié. Il va de pair avec la circonstance que tout
un niveau sui generis se ghsse devant l'âme, un recul du domaine
des eÏSt) vers l'Idéal. Cet Idéal ne sera pas inaccessible, mais
son approche devient plus difficile, et il faut au moins avoir passé
la cinquantaine et s'être distingué en tout, avant de pouvoir arri- 540a
ver au terme. Et plus Platon s'approche de la vieillesse, plus il
accentue l'importance de la logique non seulement, mais l'amon-
ceUement de problèmes des plus ardus qui insensiblement s'insinuent
et qui reculent toujours davantage le moment où la sphère de la
Réalité toute pure s'épanouira devant notre âme émerveillée. Il
n'est donc pas à étonner que toute la période qui suit s'épuise dans
la préparation de cet organe logique et dans l'essai d'en déterminer
exactement la fonction et la portée philosophique.
S'il y avait lieu de parler d'un revirement dans la pensée de
Platon, il faut en chercher la cause dans la position du niveau lo-
gique, car c'est celle-ci qui a entraîné comme conséquence inévita-
ble toutes ces recherches acharnées pour maintenir la certitude ab-
solue de la science malgré le recul des stSï). Mais le terme de
revirement est certainement trop fort; car d'abord ce soi-disant
revirement est déjà contenu comme conséquence nécessaire dans la
confusion primordiale de la fonction mentale et de l'Intuition, con-
fusion d'où sort pour ainsi dire la pensée platonicienne. La contem-
plation auTÎ] Tfi tf/u/^ devrait être une Intuition toute pure, sans
l'aide d'aucun sens et d'aucune fonction corporelle. En fait eUe
aboutit à des concepts absolus qui, quant à leur origine et à leur
forme, tiennent entièrement de la fonction mentale, tandis que pour
Platon ils sont en même temps porteurs directs de valeurs supra-
sensibles qui leur confèrent leur caractère de fondement certain tant
de la réalité hors de nous que de la vérité au dedans de nous. Un
tel mariage hybride ne pouvait manquer de conduire au divorce,
c'est à dire à la séparation claire de la fonction mentale et logique
d'un côté, et de l'Intuition de l'autre. Et ce qui est tout aussi naturel
c'est qu'il s'est imposé immédiatement le problème de la connexion
réciproque des deux sources de connaissance non seulement, mais
surtout des objets directs de ces deux connaissances. Il fallait
donc inévitablement la déhmitation précise entre ces deux régions
et la détermination de leur rapport. Sont-elles indépendantes l'une
de l'autre? Ou bien l'une d'elles est-elle fonction de l'autre? Et
dans ce cas, laquelle d'entre elles a la primauté? Or, pour Pla-
ton il n'y a pas une ombre de doute sur leur rapport réciproque.
Car renoncer à ce rapport serait refuser toute possibilité de science
à l'homme; parce que fonder une science sur l'intuition, qui ne
s'exerce qu'à de rares moments d'inspiration privilégiée i), serait
') C'est là ce que Platon entend par la difficulté extrême de parvenir
à contempler directement l'Idée du Bien, sur laquelle il insiste à plu-
une chimère consommée; et comme, d'autre part la seule source
authentique ne pourrait être que dans l'intuition immédiate de la
Réalité, il s'ensuivrait fatalement que tout ce qui s'élabore sur le ni-
veau logique appartient à la S6Ça. Réduire par contre l'Intuition à
la pure logique, serait une capitulation formelle envers le sophisme:
car du coup tout espoir de Réalité devrait s'effondrer. Non, Pla-
ton a maintenu le rapport certain entre les deux régions, et, sans
les faire dépendre directement l'une de l'autre, il les a suspendues
toutes les deux d'une façon autonome à la Réalité suprême, celle-ci
se réflétant dans les Xoyoi, mais se laissant contempler directement
dans l'Intuition. Il ne doit y avoir qu'une seule source de valeur,
c'est la Réalité toute pure. Celle-ci nous donne la possibiUté de la
science par le fait qu'elle pénètre, par sa valeur essentielle, nos
formes logiques ; elle nous procure une félicité sans bornes, en nous
permettant la contemplation adéquate, qui projette tant de lueur
et tant d'éclat sur notre for intérieur, que tout doute sur le droit
d'existence de nos concepts s'efface, et que ceux-ci mêmes se mettent
à briller d'une lumière propre, presqu'équivalente à l'autonomie
absolue.
J'ai cru devoir affirmer que le domaine des EÏSt] reste tou-
jours virtuellement accessible. Mais il n'est pas certain que Pla-
ton dans son évolution ultérieure (en m'accaparant de l'expression
de Platon lui-même dans le République, où il nous montre comment
l'Idée du Bien brille à la dernière limite de l'Etre), qu'il n'ait
pas procédé à un véritable passage à la Limite : la digression phi-
losophique de la Vile Lettre, jointe à la résignation des Lois, où
l'homme est rabaissé à n'être plus qu'un objet de jeu pour Dieu, 803c
nous semblent inviter à croire que pour nous autres êtres éphémè-
res le Réel est à distance infinie, inatteignible dans son Etre.
Mais quand même il en fût ainsi, cela ne change en rien sa position
par rapport à la certitude scientifique. Il se peut que seul Dieu
ait la puissance de contempler le Réel dans sa splendeur authenti-
que, comme il le fait au Timée dans l'acte de la Création: le Réel 28a,b
n'en reste pas moins et la Cause intrinsèque de tout Etre et le 30d
fondement unique de la Science; car à quelque distance que le Réel 28a
sieurs reprises dans la République. Il en donne l'explication allégorique
dans le Phèdre : lever la face au-dessus du dos du Ciel, c'est presque im- 248b
possible.
-ocr page 100-51e puisse s'éloigner pour nous, l'Ame, quand même elle est chose deve-
34c nue, est prise (et cela vaut tant pour l'Âme du Monde, que pour
l'Ame individuelle) dans le Réel, et ses mouvements comme ses
pensées gardent la possibilité d'être en accord avec le Mouvement
37b,c Idéal qui crée le Tout.
Mais n'anticipons pas sur la suite et continuons à examiner l'ap-
port de la République à la conception des Idées.
Les deux Livres qui suivent semblent ajouter peu au résultat qui
a été obtenu jusqu'ici. Platon énonce nettement encore une fois que
582d l'organe de notre âme, au moyen duquel nous jugeons, est la fonc-
tion logique, et que c'est sur elle que repose et l'intelligence et
la véritable expérience; que l'éducation qui mérite ce nom se fait
548b par la vraie Muse, celle qui se sert de la logique et de la philo-
sophie ; que le meilleur gardien qui conserve la valeur de l'homme
549b est la raison, unie à la musique, expression qui se répète plus loin
sous la forme que ce sont les nobles sciences et les belles occupa-
tions, jointes au raisonnement vrai qui sont les meilleurs gardes
pour maintenir droite la pensée des hommes qui ont reçu leur part
585b du côté des dieux. Dans un autre passage il oppose la Structure
spirituelle (ou mentale) du jugement vrai, avec la science et l'in-
teUigence, bref tout ce qui constitue l'excellence vraiment hu-
585c maine, à la préoccupation de la nourriture. Leur critère est dans l'in-
variance et de leurs objets et de leur propre structure: c'est le
langage du Phédon; tandis que la reconnaissance directe de la ôpa-yj
506c S6^x tranche quelque peu avec la condamnation formelle aupara-
vant. La fonction logique est identifiée à la loi et l'ordre. D'autre
587a part le Xôyoç indique toute la faculté de représentation, faculté
588b qui est dite être plus malléable que la cire: c'est pourquoi on
588d peut y modeler cet assemblage hybride de configurations hétéro-
gènes de manière à s'unir dans une seule et même façon. On s'éton-
nera peut-être de voir la fonction logique assimilée en quelque sorte
à la faculté de représentation. C'est que la „penséequot; pour Platon
n'est pas le véhicule abstrait que nous avons coutume d'envisager.
Au contraire elle se caractérise plutôt par l'extrême souplesse avec
laquelle eUe façonne ses images en vue de la compréhension adéquate.
Cela vient de ce que r„imagequot; a une signification tout autre que
la décalque mentale: dans toutes ses déformations et dégrada-
tions elle conserve son attachement à la réalité dont elle dérive..
Car, au fond, peut-il y avoir une forme, de quelque nature soit-elle,
qui ne soit pas „réellequot; dans son principe? C'est à dire, peut-il
y avoir quelque chose de „forméquot; qui ne révèle pas une cause
structurelle et par là, réelle? Ce qui distingue la valeur de nos
images ce n'est peut-être pas tant leur origine, que l'orientation
de l'âme dans l'acte de leur formation: le philosophe les forme
en s'inspirant de la seule source authentique, c'est à dire de l'ori-
gine même qui crée la Forme, mieux, qui, par son essence et par
sa nature, est la Structure Idéale.
Est-il étonnant que le philosophe en se tournant vers cette
perfection, ne veut pas prendre part aux affaires pubhques et
qu'il ne s'occupera qu'à façonner la vraie république en son for inté- 592a
rieur en essayant de se conformer au modèle éternel qui réside dans 592b
le ciel pour qui sait voir ?
Mais il faut revenir encore une fois sur le caractère réaliste
de la représentation. Le dixième Livre ouvre par une défini-
tion de l'imitation. Suivant la méthode accoutumée les élèves po- 596a
sent carrément l'existence d'une Structure unique se manifestant
dans une multitude d'objets semblables. Ces structures se saisis-
sent chacune dans une représentation, dans une image unique. L'ar- 596b
tisan parfait son ouvrage en se conformant à sa représentation inté-
rieure, mais qui à la fois a je ne sais quoi de réel, parce que Platon
ajoute qu'aucun d'eux ne saurait façonner cette image inspiratrice
en eUe-même. Ceci serait impossible par le seul fait que le réel
ne se crée pas par un acte secondaire. Platon précise cette concep-
tion réaliste en identifiant expressément cette îSéa, c.q. du
lit, à sa structure réelle, à ce qu'elle est par sa nature même. 597a
Ce n'est pas qu'il dise indifféremment îSé« xXivtjç ou sïSoç xXivrjç. 597b
Non, ce qu'il veut dire c'est que la vraie îSéa, telle que l'ar-
tisan parfait la contemple dans son âme, ne se façonne pas, mais
qu'elle est en rapport direct avec la structure essentielle qui seule
constitue le réel dans tous les objets semblables. Cette struc-
ture-là est la création de Dieu, qui seul a la puissance de former 597b
le réel ainsi qu'il s'informe lui-même: l'Idée du Bien engendrant 596c
le Bien.
Tout en introduisant l'„idéequot; du lit, Platon se garde bien d'op-
poser l'idée que suit l'artisan et celle de Dieu. Non, en passant de
l'idée de l'artisan à la Réalité, il nomme comme son pendant dans
le Réel la Structure seule; et c'est celle-ci, dont Dieu est l'Au-
teur. Aurait-il été impossible de poser une 'ISéa du lit, telle qu'elle
aurait été avant toute création réelle ? Je crois que Platon aurait
eu quelque scrupule à le faire: et c'est ici qu'on pourrait placer
l'assertion d'Aristote i) que Platon n'admettait pas des Idées
de choses artificielles. En effet il sera difficile d'affirmer que
l'Idée du lit fût en Dieu avant sa réalisation dans une structure.
Au contraire, pour le lit c'est cette structure qui constitue son
idée: la seule Idée supérieure dont elle dérive est l'Idée du Bien,
qui s'extériorise dans le lit, comme dans toute structure universelle
qui crée des objets utiles. Voilà pourquoi Platon identifie ap-
paremment l'idée du ht que l'artisan ne saurait créer en elle-même
et la structure, telle qu'elle est dans le réel. C'est l'affirmation
de ce qui a été avancé: la représentation de l'universel dans
l'esprit humain (et qui comme image inspiratrice est apparentée à
la Notion morale que prônait Socrate) n'a pas la valeur d'une ab-
straction ni de quelque autre procédé mental; elle se fonde directe-
ment sur le Réel, en tant qu'elle est le reflet de la structure dans
notre âme. Or, celui qui saurait créer ce reflet en tant que reflet
direct, devrait pouvoir créer la structure elle-même. La seule chose
qu'on puisse faire, c'est faire réfléchir cette image par des procé-
596d dés secondaires, comparables au miroir qui „faitquot; le soleil et tout
597e ce qui est visible: mais alors on s'éloigne de la Réalité de trois de-
grés, en simple imitateur. Cependant, on le voit, dans l'imita-
tion même il reste une chose inaltérablement nécessaire, c'est
le Réel qu'on imite: l'apparence même repose sur la réalité.
Le raisonnement pourtant a besoin d'un redressement par rapport
60Id à l'artisan: au fond ce n'est pas lui qui a la vraie iSéx dans l'âme,
mais celui qui se sert de l'instrument est la seule personne qui
puisse juger de la perfection et aussi la seule capable d'en pos-
602e séder la vraie science. L'artisan devra se contenter d'une repré-
sentation empruntée, qui pour être sûre doit s'inspirer constamment
sur la science de celui qui se sert de l'instrument. En quoi se dis-
tingue l'imitation pure de ces deux degrés, celui de la science di-
recte et celui de la représentation qui s'en approche le plus? Par
603a l'absence de mesure et de calcul. Car ce sont ces deux procédés qui
602c se rapportent le plus directement à la Réahté. Il y a là peut-être
') Arist. Met. 990b, 10.
à nous étonner. Que l'art de mesurer, de calculer et de peser s'appli-
que à la réalité concrète, voilà ce qui nous paraît certain; mais
qu'il eiàt trait à la Réalité, censée spirituelle, c'est ce qui nous
déroute. La pensée de Platon est claire tout de même. On pourrait
même aller jusqu'à prétendre qu'il est impossible de calculer, de
mesurer, de peser quoique ce soit de concret, pas plus qu'il est
possible de le diviser, ou d'y appliquer aucun autre procédé men-
tal. Car même en divisant au moyen d'un objet tranchant un mor-
ceau de bois en deux, en trois ou en plusieurs parties, cet acte con-
cret n'est que l'exécution d'un acte spirituel préalable et qui consis-
te dans une comparaison intérieure, dans un étabUssement de rela-
tions mentales. Ceci est plus évident encore pour les actes de mesu-
rer, de peser et de calculer: toutes les actions concrètes que nous
exécutons en vue de nos calculs, ne sont rien d'autre que des ex-
tériorisations d'un contenu de notre pensée. Eh bien, pour nous au-
tres ces actes se réduiraient en dernière analyse à des abstractions.
Pour Platon il en est autrement. Dès le Cratyle il dit expressé- 387
ment que l'action de l'instrument sur l'objet doit être appropriée
à la nature de cet objet, de même qu'à la nature du but qu'on pour-
suit. Et la seule conclusion plausible dès lors est que celui qui
fait l'instrument doit connaître la nature elle-même de l'objet
sur lequel il veut travailler. Il en est de même de l'acte de la me-
sure et du calcul. Qui ne pense pas à la prescription du Phèdre: il 265e
faut savoir diviser selon les articulations, tel un habile cuisinier ?
Toute mesure est impossible et illusoire sans la connaissance direc-
te et vraie de ce qui se mesure, et surtout de l'étalon par rapport
auquel on mesure. Platon n'insiste pas ici sur l'intérêt philoso-
phique de la mesure: il sera l'objet d'études spéciales. Ce qu'il
ose avancer c'est que la Mesure Idéale, qui constitue en même temps
l'Etalon Idéal auquel nous reportons tous nos actes, est le Xoyoç et 604a-e
le v6(i,oç, la Raison et la Loi, dont l'une est le reflet en nous de
l'Intelligence du meilleur, et dont l'autre symbolise l'Ordre inhé-
rent à ce qui est sous l'empire du Meilleur. En suivant ces deux
principes on arrivera à établir l'harmonie idéale (sùvoixsïaîJ-ai) dans 60Sb
son âme et à y réaUser la vraie république (îSiqc sxxgtoxj t^ (J;^^^ 608b
èfXTToieîv).
Arrivés à la fin du dialogue nous devons de nouveau constater
qu'il n'y a pas eu la moindre question de séparation des deux mon-
des, celui de l'Idée et celui des choses concrètes. Certes il y a eu une
6nc,e allusion à la théorie de la réminiscence, et vers la fin Platon es-
612a saie de nous suggérer la pureté d'une âme qui serait entièrement li-
bérée des entraves du corps. Mais le fait qu'il ajoute que c est avec
611c les yeux de l'espritquot;, ou peut-être mieux, avec l'organe propre
de l'âme qu'il faut la contempler attentivement pour la voir dans
toute sa pureté, et que de plus il se fait un reproche de l'avoir
étudiée dans ce dialogue plutôt au point de vue psychologique, c'est
à dire dans ses attachements aux choses du corps, donne à entendre
qu'il ne pense pas tant à une séparation effective de l'âme d'avec
le corps qu'à sa déhmitation intégrale vis-à-vis des souillures corpo-
relles, ne fût-ce qu'en vue de la fondation de la vraie Répubhque
au dedans de nous. Cela apparaît plus clairement encore du passage
611e suivant, où il dépeint la résurrection de l'âme et la façon dont
elle s'élève de la mer où elle est à présent, en secouant les cail-
loux et les coquillages qui se sont amassés autour d'elle, pour
s'attacher à sa vraie nature en suivant son amour du vrai savoir
612a qui lui est inné. Alors seulement, en la contemplant dans sa vraie
nature, on pourrait vraiment étudier „si elle est simple ou compo-
séequot; et en quoi elle consiste. „Maintenant nous n'avons fait qu'exa-
miner les affections et les formes qu'elle a dans la vie actuelle —
et, je le crois, d'une façon suffisantequot;.
Il résulte de ce passage que les sÏSt] de l'âme que Platon a cru
devoir constater au cours de son étude ne correspondent pas à une
Structure Réelle, mais qu'ils sont la conséquence directe du fait
de la mixtion de l'âme avec le corps. Ce sont donc plutôt desTrâamp;Y),
comme il l'indique lui-même. La tâche du Timée sera donc de repren-
dre cet examen de l'âme plus conformément au programme actuel-
lement dressé.
En attendant nous prendrons congé de notre dialogue, non sans
avoir fait observer que le résultat le plus important de notre étu-
de est le fait que, inébranlablement, la Réalité d'une Structure
transcendante se dresse derrière le monde concret. Structure qui est
immanente dans l'Univers et dont relève tout ce qui participe d'or-
dre et de mesure, jusque dans ses dernières conséquences: le nombre
587e 729, qui sert à donner une idée de la distance qm sépare le tyran
du vrai plaisir, indique suffisamment que, dans l'éloignement des
pires déformations, le rattachement à la structure primordiale ne
se rompt pas: il y a une seule Réalité; c'est elle qui constitue la
raison d'être de Tout; et si dans l'imitation lointaine elle sem-
ble subir les déformations les plus odieuses, en revanche elle se
laisse contempler par l'organe propre de l'Ame dans ce qu'elle a de
plus pur et de plus vrai, quant à sa forme; voire même elle se com-
munique à l'Ame dans une Intuition immédiate dans l'intensité et
la véracité de sa Valeur transcendante.
Nous devons faire remarquer une autre instance encore. Le fait
le plus éminent de la République est l'introduction de l'Idée du
Bien. Par là même l'Invariance primitive de l'Eidos a été brisée. En
effet l'Eidos n'est plus un Etre autonome, qui n'admet plus aucune
hypothèse; il est subordonné, dans une hiérarchie transcendante, à
un Principe supérieur, qui seul est censé lui infuser la Vie et la Ré-
ahté. Eh bien, qu'est-ce que cette Vie et cette Réalité par rapport
à la Forme structurale, que l'Eidos continue à être, si ce n'est quel-
que chose de supérieur à la forme et qui explique la dynamique vi-
vante de la Réalité, et, ce qui plus est, qui en fonde la valeur?
Aussi c'est bien la Notion socratique qui l'emporte définitivement
sur le concept invariant des Eléates; ou mieux, il naît ici une Ré-
ahté d'ordre supérieur, dans laquelle s'unissent indissolublement
la Valeur morale et la Structure harmonieuse. Dès lors l'Eidos, com-
me base du Réel, ne saurait plus impliquer l'Invariance absolue:
il suppose à tout le moins la formation, plus que la forme concrète.
En se figurant que l'Eidos se crée en s'extériorisant, c'est à dire
en s'élevant de formes créées, où il s'exprime, et qui se superpo-
sent depuis le simple en multitude vers le compliqué en tendance
vers l'Unité (Unité qui en dernière hmite serait et sera l'expres-
sion la plus adéquate de son essence, pourvu qu'elle soit exprima-
ble en une formation quelconque, puisque son Etre est précisément
dans la création), en se figurant donc que l'Eidos se crée progres-
sivement l'Invariance devient Spirituelle et Réelle, au heu d'être
Formelle. Et si nous devons admettre avec Platon que la Science re-
quiert l'Invariance de ses concepts, nous y ajouterons tout de suite
que cette Invariance n'est qu'ephémère, section instantanée dans
une Evolution insaisissable. Il importe que ce caractère instantané
embrasse peut-être toute la durée de l'humanité. Il me semble que
ce soit là le sens le plus profond du reflet de la Réahté dans l'organe de
1 Ame qu'est notre Xoyicrfxo'^ • il cependant logiquement néces-
saire que ce reflet, pour être fidèle et sûr, suppose un fondement
qui se soustrait à toute Relation: mais qui d'entre les Mortels, à
commencer par Platon lui-même, oserait affirmer que l'homme pût
pénétrer si avant dans le Mystère de l'Être? Car, et c'est là la loi
même de notre entendement, nous ne pouvons pas nous empêcher de
transformer cette section instantanée en des formes statiques, qui,
du reste, en se prolongeant à l'infini prennent l'aspect de l'abso-
lu Or, la Réalité ne peut pas avoir la fixité et la rigidité du Sta-
tique; mais du moment qu'elle est créative, comment nous en
faire une représentation exacte, puisque toute représentation, com-
me toute fonction mentale, relève du Statique? Le dilemme semble
sans issue. Et pourtant nous osons affirmer avec Platon que, quand
même toute intellection adéquate de la Réalité nous serait mterdite,
c'est cependant cette seule Réalité par laquelle nous „entendons
non seulement, mais qui, dans le Statique de l'entendement est le
seul fondement de nos concepts et le seul point de répère auquel nous
reportons nos jugements. C'est de la mystique? Le diapason de
l'homme se mesure par la distance de ses pôles: celui qm n'unit pas
comme Platon une mystique consommée et qui lui fasse élever la
tête haut dans les brumes diaphanes de l'Inconnu, à la critique
intellectuelle la plus sévère et qui, sans pitié, détruit en nous les pré-
jugés les plus chers, ne connaîtra jamais le privilège de sentir, com-
me lui, se dissiper par moments le Mystère grandiose qui enveloppe
l'Être.
Ce qui nous resterait serait de traiter les passages dmteret
secondaire où se présente le terme eïSoç. Mais, Platon est Hellene,
et il est évident qu'il emploiera sa langue maternelle comme ses
compatriotes, c'est à dire qu'il se servira de beaucoup de mots
sans se réaliser avec pleine conscience qu'il s'en sert. Il en sera
ainsi pour le terme elSoç. Dans beaucoup de passages on peut m-
différemment traduire classe, genre, espèce, forme ou structure,
sans qu'il importe aucunément d'en forcer le sens pour y découvrir
quelque emploi prégnant. Mais j'oserais affirmer que si l'on pou-
vait demander à Platon ce qu'il entend par classe ou espèce, il sou-
tiendrait qu'en tout cas elle dénote un principe de formation, sans
lequel elle serait inexplicable à la fois et non-existante.
9. Le Phèdre
Nous avons déjà risqué l'hypothèse que le Phèdre soit vraiment
le premier dialogue que Platon ait écrit. Il faudrait peut-être es-
sayer de l'étayer à grande force de preuves. Mais comme pareil tra-
vail archéologique est peu intéressant au point de vue philosophi-
que, il suffira de dire qu'il est certes peu probable que l'in-
spiration mûre du troisième discours s'unisse sans lacune au
caractère primitif et juvénile, voire rhétorique, des premiers.
L'opposition brutale s'explique au contraire si le second peut être
envisagé comme la reprise du thème à un niveau bien supérieur, re-
prise qui sert en même temps à procurer un jour favorable à la dia-
lectique que Platon a découverte, en la juxtaposant directement et
à la rhétorique que Platon lui-même a certainement appréciée dans
sa jeunesse, et à la critique plus ou moins socratique du premier dia-
logue, telle qu'elle perce par ci par là sous le déguisement ulté-
rieur. Mais admettons franchement qu'il serait extrêmement ardu,
sinon impossible, de faire le départ quelque peu plausible des deux
courants qui s'y sont entremêlés, et contentons-nous de butiner le
sens de l'Eidos dans ce dialogue tel qu'il se présente à nous dans
son unité indéniable.
Au commencement du second discours Socrate constate que c'est
deux représentations (îSéai) qui nous guident, l'une, innée, 237d
du plaisir, l'autre, qui, en jugement acquis, nous fait aspirer au 237e
meilleur. Ce jugement, se servant du raisonnement logique, s'appelle,
s'il constitue une force en nous, la tempérance. Les aspects (îSéat)
de la démesure sont multiples; mais on peut risquer la définition 238a
suivante, que le désir, prédominant d'une façon irraisonnable sur
le jugement qui se porte vers la rectitude, reçoit le nom de „rutquot;,
s'il se jette avec véhémence sur la beauté corporelle.nbsp;238c
Tout ceci rappelle de très près l'influence socratique, et la
psychologie comme la distinction philosophique me paraît bien au
dessous du niveau proprement platonicien. Ni le Xoyoç, ni l'îSéa
n'ont leur sens spécifique; sauf que l'îSéa en conservant son ac-
ception primitive d'image a emprunté quelque peu à la notion tel-
le qu'elle s'était révélée à l'âme de Socrate.
Le second discours est tronqué; est-ce à dessein? En tout cas
la transition se prépare vite. N'y a-t-il pas même un reproche spi- 242d
rituel à lui-même dans l'allusion étymologique, qui semble exprimer
244a que le discours précédent n'était que de Platon jeune (Phèdre), âpre
à la gloire (Pythoclès), adonné à la poésie (Muppivouaio?), mais
qu'il faut planter là désormais le cothurne (Sryjaixopoç) pour ne
parler qu'un langage vrai (EÛ97)[xoç), issu du désir de la Réalité
('Ifiepaïoi;) ? Non que je veuille donner tout ceci pour la vérité.
Cependant il n'est pas certain que chez Platon il ne se cache pas
souvent des allusions précises sous le déguisement d'une étymologie.
244c,d Et ne suit-il pas immédiatement deux étymologies manifestes?
Quoiqu'il soit séduisant d'admettre que tout ce passage 2) sur la
[ixvixy] et roiMVKTTixY) ait été ajouté après coup, tellement il tranche,
par le tour érudit, sur le reste du dialogue actuel. Il se rapproche et
du Cratyle et de l'Ion, soit pour la théorie étymologique, soit pour le
relief qui y est donné à la amp;eia [xoïpa.
C'est à la [xavia qu'il y a lieu, pour Platon, de rattacher le dis-
cours allégorique qui va suivre. Le lien extérieur est assez lâche:
examinons si le contenu de la démonstration est la suite logique
des idées exhibées jusqu'ici.
La preuve de l'immortalité se fonde essentiellement sur l'identi-
245c té absolue de ce qui se meut soi-même : il est inconcevable que le aû-
To sauTo se délaisse soi-Même, puisque, en ce cas, en perdant son ca-
ractère d'être lui-même, il prouverait par là ne pas avoir été le
le principe absolu, car comment l'absolu peut-il s'évanouir ? Le fait
du mouvement est donc secondaire par rapport au critère primordial
de l'être absolu: du moment qu'il est absolu il s'ensuit nécessaire-
ment que ses quahtés (c.q. le fait de se mouvoir tout seul) le sont
aussi. C'est ce même critère d'identité que Platon exprime au sujet
245d du principe. Il faut en effet conserver la leçon de l'Oxjnrynchos
eî yàp ex tou àp/v) ytyvoiTO, oùx àv è^ àpx^ç yiyvoiTo; ce qui veut
dire (et ici je m'écarte de la traduction de M. Robin quoiqu'il
conserve le même texte): à supposer que cette àpxT) dût naître
de quelque principe, elle ne saurait naître d'une xpx^ (sans perdre
son essence d'àpx'^, puisqu'elle même est àpxvj); en d'autres termes :
ce qui est principe l'est pleinement ou ne l'est pas. Pour avoir pu
étayer la démonstration sur une base pareille, il faut que Platon
1) Cf. l'étymologie consciente de Vsp«? 251d,e; 255c.
') Depuis [t6Se |i.7)v àÇiov jusqu'à tvjç reap' àvS'pcÔTrcùv yiy^oia^vtjç]
•) Dans son édition de l'association Budé.
-ocr page 109-ait été en possession et du principe de contradiction, qu'il manie I04b
habilement dès le Phédon, et de la certitude de l'Eidos, en qui s'in-
carne en quelque sorte le aÙTo éauTo. Quelle distance nous sépare du
passage primitif de tout à l'heure, où tout était encore enveloppé 237d-
dans les langes de la logique socratique !nbsp;238c
Le principe du mouvement en est à la fois le commencement abso-
lu (car la preuve a trait principalement à la contradiction inhérente
à un commencement qui ne le serait pas), et la cause intrinsèque qui
préside au mouvement continu de tout ce qui se meut : sans ce princi-
pe comme cause actuelle et éternelle le ciel s'écroulerait et tout 245e
devenir s'arrêterait. Il y a donc identification de ce principe à
l'Eidos comme la Structure essentielle qui est à la base de tout ce
qui possède ordre et réalité. Mais cet Eidos est déjà en avance sur
son acception première de figure statique: il suppose l'évolution que
nous avons vu se parfaire dans la République vers une fonction plus
dynamique et qui s'approche de la théorie de la Causalité telle que
Platon la professe dans sa dernière période. Voilà aussi pourquoi
il peut identifier d'emblée (ce qui autrement aurait été un saut lo- 245e
gique énorme) l'être et l'expression de l'âme à cet Eidos du mou-
vement. Je rends ici le terme Xoyoç par „expressionquot;, pour accen-
tuer la juxtaposition de la Réalité (ouoia) et de son expression
dans notre âme, expression qui se fait au moyen d'une notion intel-
ligible, permettant la définition et le raisonnement. Ici encore nous
retrouvons le platonisme avancé, tel que nous l'avons vu se déve-
lopper dans la Répubhque : avec la définition de l'âme comme étant
de par sa nature même ce qui se meut tout seul nous avons atteint 245e fin
le niveau du Timée. En résumé donc l'immortalité de l'âme se fonde
sur deux identités : l'âme est identiquement égale au principe mo-
teur ; ce principe moteur ne peut connaître ni commencement ni fin
de son mouvement, par la seule nécessité logique que pour être
principe absolu il doit être éternellement identique à soi-même.
Jusqu'ici on s'est entretenu sur une quahté seule de l'âme;
mais queUe est l'Image adéquate, en laquelle toute sa nature et tout 246a
son Être sont compris ? Il me semble que cette Image se scinde spon-
tanément en deux, comme nous l'avons souvent fait observer. Elle
est à la fois l'Image Réelle qui est à la base de son être Réel: la ren-
dre intégralement cela requerrait une exposition divine; l'ad-
jonction „l'exposition serait de fort longue étenduequot; vise plutôt
à ce qu'il me semble, au Xoyoç qui rendrait avec le summum d'exac-
titude l'image qui se reflète dans notre âme. Voilà pourquoi on se
contentera ici d'une ressemblance, qui à la fois dénote que ce Xôyoç
ne sera toujours qu'une faible lueur par rapport à la Réalité (àv9-pagt;-
Triv/jç), et que nous n'exprimons que juste le nécessaire pour carac-
tériser quelque peu la nature de l'âme (èXaTTOvoç). C'est la confusion
que nous avons fait remarquer dès le commencement : notre connais-
sance se fait à l'aide d'images; pour être vraies il est nécessaire qu'el-
les soient d'accord avec quelque chose d'identique qui y correspond
dans la Réalité ; car faute d'admettre cela, tout le fondement de notre
certitude s'écroule. C'est cette certitude aussi qui exige que l'identi-
té, celle de notre représentation par rapport à son prototype et celle
du prototype avec lui-même transcende le domaine de la logique
pure, et qu'elle exprime une réalité de fait, indépendante de toute
relativité.
Dans ce qui suit il essaie de délimiter nettement la fonction de
l'Âme, prise comme un Tout ('puxi] nSiax), et le rôle plus ou moins
246b dégénéré de l'âme individuelle. Tout ce qu'il y a d'inanimé dans l'U-
nivers est sous le régime de l'Âme, considérée comme un Tout (ij^ux'^
nSax) ; en d'autres termes c'est Elle qui gouverne, par son mouve-
ment circulaire tout l'univers visible ; c'est Elle encore qui est la cré-
atrice de toutes les Structures diverses qui dans leur harmonie com-
posent l'univers. Toutefois cette Âme dans son essence propre n'a
pas de place dans le corps même de l'univers : elle est ailée, et comme
l'Âme du Timée qui depuis le centre s'étend jusqu'aux limites du
ciel pour l'embrasser dans l'acte créateur de l'Unité, ainsi l'Âme du
Phèdre chemine elle aussi vers les hauteurs où elle a sa place légiti-
me, vu qu'elle représente, mieux, qu'elle es( la Perfection même de
l'Univers (TsXéa), rôle qui est identique à celui de l'Unité dans
le Timée, car c'est là qu'elle administre le Monde entier. Mais l'Âme
246c ne remplit pas seulement cette fonction totalitaire: elle se disper-
se aussi en „êtres vivantsquot; qui peuplent l'univers, depuis ses hau-
teurs les plus sublimes jusqu'aux bas fonds où rampe l'homme. Ce-
pendant il n'y a aucune représentation raisonnée (c'est à dire aucune
projection dans l'organe raisonnable de notre âme) de ce que doit
Etre un „Vivant Immortelquot; ; ce qui est certain c'est qu'il existe et
Cf. 249c ipu/v) nôicx àvamp;pdinov, tout ce qui est âme humaine?
-ocr page 111-qu'il remplit sa fonction propre de l'Âme, celui du mouvement or-
donné dans l'intérieur de l'univers. Mais l'homme lui aussi doit avoir
des rattachements sûrs à l'Ame qui régit le Tout : ce n'est qu'ainsi
que s'explique sa tendance vers sa région d'origine et son in-
telligence, si faible soit-elle, de l'Harmonie qui s'exprime dans le
Tout. Et s'il vit dans un lieu si bas, cela doit venir de ce qu'il
a totalement perdu la force ascendante qui caractérise toute
âme.
Jusque là la représentation semble plutôt physique et géométri-
que. Il n'est question que de mouvement et d'ordre. Mais on sait que
pour Platon il n'y a pas de distinction sérieuse entre le physique et le
géométrique d'une part et la Réalité spirituelle (s'il est permis de
la qualifier ainsi) de l'autre. Non seulement que ces deux domaines
se compénètrent réciproquement, ils sont identiques à n'être que deux
aspects d'une seule et même Réalité. Il ne faut donc pas s'étonner
d'entendre apphquer les épithètes supérieures de la morale platoni-
cienne à cette âme, qui jusqu'ici avait l'air de ne servir qu'à la
structure formelle et cinématique de l'univers: l'appareil ailé de
notre âme se nourrit et se développe par ce qui est beau, sage et
bon, tandis que le laid et le mauvais nous dégrade et nous tire en
bas. Est-on en droit d'identifier par là la nxax, qui mani-
festement remplit le rôle de l'Unité du Timée, à l'Idée du Bien de
la République? En ne considérant que la République, on peut l'af-
firmer, me semble-t-il. A mettre en ligne de compte le Timée il faut
fortement en douter. C'est qu'ici Dieu, qui est comme la personnifi-
cation de l'Idée du Bien, s'élève à une hauteur inconcevable au des-
sus de tout Etre, si sublime soit-il, et que c'est lui qui crée l'Ame
dans une fusion de qualités diverses. Toute la conception du Phè-
dre (notez spécialement l'identification de l'aùtô s«uto et de
l'âme) a tant d'affinité avec la manière de voir des Lois, le rôle
de lanbsp;qui est agent physique au même titre que condition
morale, s'incruste tellement dans l'univers, que nous pouvons diffi-
cilement rapprocher, pour la période où est conçue cette synthèse du
Phèdre, la fonction de l'âme de l'Idée du Bien. Il n'est peut-être
pas dépourvu de sens de placer pour cette raison le Phèdre après le
Timée. Platon aurait-il interrompu le Critias, entraîné par la visi-
on soudaine des splendeurs célestes s'ouvrant devant l'épanouisse-
ment de l'Amour Scientifique, et serait-ce par là que la conception
du Phèdre, toute poétique qu'elle soit, coincide à merveille avec la
théorie des Lois et de l'Epinomis ? i)
Dans le cortège des dieux, dont la description vient ensuite, on
a reconnu de droit une allégorie astronomique Ce n'est pas notre
tâche delà traiter ici. Qu'on nous permette une seule observation. M.
Robin dit dans sa traduction du Phèdre que Hestia représente l'im-
mobilité de la terre. C'est peu probable, puisque d'une part il est dit
que Hestia reste à la maison des dieux, toute seule ; et comment cette
expression serait-elle applicable à notre terre ? Et d'autre part Hes-
tia représente le Feu. Or, qui osera prétendre que la terre soit le
lieu spécifique du Feu ? Il me semble plutôt que Platon se range ici
du côté des pythagoriciens, et qu'il entend par Hestia le Feu cen-
tral, autour duquel tout l'Univers s'élance dans son vol puissant.
Serait-il trop hasardeux de croire que la terre, si elle a sa place
247a ici, figure sous le déguisement de l'empire de l'envie, qui est en
dehors du choeur divin, c'est à dire en dehors de ces régions où s'ex-
prime la Structure pure et la Réalité non contaminée ? On pourrait
objecter que Platon dit: „suit celui qui veut et qui peutquot;. Mais qu'on
n'oubhe pas qu'à strictement parler il ne s'agit pas là d'âmes
qui appartiennent à la terre, mais d'âmes inférieures qui, étant
252,253 nées sur l'une quelconque des planètes, se trouvaient encore dans
l'immensité des Espaces dans le cortège des dieux, avant d'être tom-
bées dans un corps de terre pour être hgotées à notre globe. Il
n'y a donc rien qui empêche l'interprétation: „il suit qui veut et
qui peut, car une fois attaché à la terre on n'a plus part au choeur
libre des dieuxquot;.
Les dieux se réjouissent dans la compréhension de l'Un, qui est
247d comme le sommet de la voûte céleste; mais sa pleine intelligence
les porte au dehors, où, au dessus de l'Etre (sÇw tou oûpavou) trône
la Réalité dans toute sa pureté immaculée. Ce lieu supra-céleste
qu'aucun poète ne saura jamais célébrer dignement, est à la fois
En somme le Phèdre semble s'échafauder sur la théorie de l'Epino-
mis: ce que celle-ci exprime objectivement, le Phèdre en donne la pa-
raphrase enthousiaste.
L'explication très probable qu'en suggère M. Martin, dans son
Etude sur le Timée II, pg. 138 ss., s'approche tellement de l'Epinomis
qu'on pourrait l'alléguer pour renforcer la thèse de l'achèvement tardif
du Phèdre définitif; comparez Reuther, De Epin. Plat., pg. 54.
ce domaine inexprimable, oii dans l'Esprit divin se dressent, comme
des Réalités inatteignibles, les Images créatrices qui engendreront
la Justice et toutes les valeurs morales, comme elles créeront l'En-
tendement absolu, qui, à ce qu'il me semble ne peut consister que
dans la compréhension de ces Images, en qui tient toute la Réalité ;
mais il est aussi la Région sereine en nous-mêmes où nous porte l'In-
tuition dans son acte le plus pur et qui nous élève au dessus de la
contingence de notre monde relatif. Il est vrai pourtant que ce lieu
n'est pas un et le même: s'il en fût ainsi, aussitôt le Réel serait
réduit à n'être qu'un Idéal subjectif. Non, la plaine de la Réahté 248b
s'élève bien réellement au dessus de tout Etre et c'est bien réelle-
ment aussi que cette Réalité embrasse tout Être dans l'acte de sa
création unificatrice. La Vision grandiose qui permet à Platon de
garantir à la réahté sa fonction transcendante, et de sauvegarder
tout de même l'authenticité de notre Intuition, c'est la Réminis-
cence, la certitude que dans notre âme il y a un contact actuel et in-
déniable avec le Réel qui crée tout. Or ce contact a un je ne sais
quoi de subhme qui nous transporte bien au dessus de nous mêmes.
Comment exprimer dans les termes du contingent les délices et la
Vérité de cette Expérience ? Platon lutte toute sa vie à en saisir la
genèse réelle: aussi balance-t-il constamment entre l'Intuition ac-
tuelle dans laquelle notre intellect saisit la Cause véritable de 247c
l'Être, et la Réminiscence qui doit expliquer l'aptitude de l'homme
à concevoir la réalité et en même temps à éprouver le contenu de 249b
cette conception, puisque, il vient d'être dit, tout réel s'évanouirait
dans le néant du subjectif, si notre intelligence humaine était
vraiment une emprise directe du Réel, qui, nécessairement, ne peut
être que dans la Structure seule. Structure qui évidemment est
en dehors de nous. Dilemme inextricable? Platon en est-il
conscient? Il n'est pas certain qu'il le soit au moment où il con-
çoit cette partie du Phèdre. Mais il l'a pleinement saisi dans son
Parménide. Nous aurons donc à y revenir.nbsp;133c
L'aptitude de l'homme à concevoir la réalité est rattachée à sa
faculté de comprendre la multitude des choses selon la structure qui 249c
s'y manifeste. Cette définition est claire. Quand par contre Platon
ajoute que cette structure est le résultat d'un assemblage réfléchi
qui s'exerce sur la multitude des sensations, on se serait attendu à
voir figurer non pas l'Eidos, mais l'Idea. Quelle peut en être la
cause? Il me semble qu'on la doit chercher dans une étymologie
voulue. Car Platon poursuit; (cette compréhension selon l'idée)
est la réminiscence de ce que notre âme a vu, lorsqu'elle suivait les
dieux et qu'elle s'élevait au dessus de la réahté à nous pour monter
jusqu'à ce qui est réellement réel. Si ce rapprochement est vrai,
l'Eidos serait pour Platon essentiellement ce qu'a vu l'âme par elle-
même comme étant la figure réelle de la Réahté i), par opposition à
250b l'apparence trompeuse que nous donnent les sensations. C'est cette
viston aussi qui lui fait comparer l'Expérience de la Réalité à une
249c initiation comme celle des mystères; mais combien la splendeur
lumineuse des objets de l'Intelligence obombre-t-elle l'éclat le plus
250b,d éblouissant que la vision corporelle nous révèle!
Malgré la beauté de ce passage et malgré la psychologie profonde
avec Platon décrit l'éveil de la passion amoureuse, qui ici s'assimi-
le à l'enthousiasme de l'Expérience du Divin, nous n'avons pas inté-
rêt à nous y attarder. La modulation expresse vers le délire et vers
le Beau, comme du reste beaucoup de réminiscences directes, rat-
tachent ce discours au Banquet. Il me semble que Platon, non con-
tent d'avoir remanié la fin du discours de Socrate dans le Banquet,
de manière à lui infuser plus de mûreté philosophique, ait repris son
Phèdre pour pouvoir s'étendre plus longuement sur l'amour comme
la passion généreuse qui porte l'âme vers les régions où elle a pris
son origine. Car en somme, l'éloge de l'amour dans le Banquet
a une tournure plutôt cérébrale, qui ne doit pas avoir échappé à
Platon. Les paroles finales de Diotime semblent y rémédier un peu;
mais malgré l'élévation dialectique elles ne réussissent pas à dé-
peindre toute la profondeur de l'enthousiasme et du délire qui saisit
l'âme en présence de la Beauté. Le Phèdre serait alors de peu pos-
térieur au dernier remaniement du Banquet. L'un et l'autre en tout
cas nous mettent en présence d'une phase d'évolution qui tient le
milieu entre la Répubhque et le Timée — si du moins il y a moyen
d'établir une distinction absolue entre ces deux termes. Car la Ré-
publique elle aussi paraît avoir été l'objet de mainte revision posté-
rieure, de sorte qu'il s'est produit une espèce d'échange et d'assimi-
lation des deux périodes. Cela fait que le Phèdre reflète à la fois
l'inspiration de la Republique et un développement ultérieur qui se
Cf. aôt^ Tfi aôtô xè 6v, Phd. 65, 66.
') Pg. 37, note 1.
-ocr page 115-fait jour dans le Timée i). L'astronomie par exemple se rapproche
plutôt de celui-ci; et l'astrologie aussi, selon laquelle chaque âme 252,253
est rattachée à sa planète, suppose la théorie du Timée qui attribue
la création des âmes individuelles à chacun des dieux inférieurs 41 sq.
qui, comme „dieux visiblesquot; sont censés avoir la direction des 42d
corps célestes.nbsp;40a
Relevons quelques passages où sïSoç a été employé comme appel-
latif. Il y a d'abord l'expression èv àvS'pwTcou e'tSsi; eîSoç y a 249a
simplement son sens primitif de figure, constitution. La (7co(xaToç îSéix 251a
indique l'aspect extérieur, la belle apparence d'un corps. Pour tô t^ç
il la constitution, la structure formelle de l'âme, 251b
qui, „sur toute son étenduequot; reçoit le plumage renaissant. L'tSéa lt;tou 253b
S-eougt; peut être tout simplement l'image du dieu, telle qu'on se
la représente conformément à son être. Les trois sÏStj que présente
l'âme, deux de forme chevaline, le troisième une fonction de cocher,
donnent toujours le mot dans son acception fondamentale d'aspect,
en rapport avec une certaine structure. L'eïSoç du cheval n'a pas 253d
d'autre sens et se traduit le mieux par „le port droit .
L'Initiation suivant le discours de Diotime
Nous rattachons cette fin du discours de Socrate dans le Ban- 210 ss.
quet directement à la mystique du Phèdre. Les termes eux-mêmes de
l'initiation parfaite rappellent les expressions identiques du Phè- 210a
dre; tandis qu'en même temps ils s'accordent avec les théories de
la République. Le Beau inconditionné, vers lequel il faut monter 211a
comme à l'aide d'échelons, emprunte jusqu'aux épithètes de la 211c
Répubhque. La remontrance au sujet de l'amour des beautés 21id
visibles fait allusion sans doute à la première partie du discours de
Socrate, qui n'a pas su s'élever jusqu'à la splendeur de l'Idée.
D'autre part il y a des parallèles manifestes avec l'état d'esprit du
Phèdre : les termes lyriques en lesquels est chanté la gloire du Beau 211e
en lui-même, pur, sans mélange, dans toute la RéaUté de son Être, 212a
trouvent leur écho dans la Nature du Beau, dressée sur son socle Phdr.
254b
') Et, nous avons osé le formuler, dans l'Epinomis. Dans l'épilogue
nous essayerons de mettre en lumière l'unité psychologique de la con-
ception ultérieure de Platon.
250d sacré, comme le Forme la plus splendide, dirions-nous, en laquelle
se manifeste à nous l'Idée du Bien.
Mais comme, après le grand discours du Phèdre, cette fin du
Banquet, qui y prélude, ne contribue pas particulièrement au dé-
veloppement de la pensée de Platon, revenons au Phèdre pour exa-
miner, si dans ce qui suit des lumières nouveUes iront se projeter sur
la direction qu'en est à prendre la théorie des Idées.
Notons d'abord que Platon traite ce discours comme un scherzo
265c auquel il faut se hâter de donner son sens réel. A plusieurs repri-
ses d'ailleurs Socrate, pendant le discours même, s'était excusé du
ton dithyrambique auquel il se laissait aller. Est-ce pour indiquer
que le Socrate historique aurait été peu capable de pareille extra-
vagance? Ou Platon a-t-il honte de s'abandonner au déhre au mo-
ment où, mettant la dernière main au dialogue, cette manière de
philosopher lui est devenue étrangère? Mais rendons-nous en bien
257c- compte, ce n'est pas la critique qui va suivre qui appartienne à la
265c dernière période ! Au contraire eUe respire tout à fait l'esprit du dia-
logue primitif et ne s'élève pas au dessus du niveau d'une logique
élémentaire. Il y a plus encore. Nulle part il ne s'y fait allusion au
262c discours mythique. Il est vrai que quelque part il semble dire qu'il
va analyser le discours de Lysias et „ceuxquot; que nous avons prono-
ces. Mais immédiatement après il n'indique que les deux discours,
tout en attribuant le sien à la faveur des divinités locales, ou des
cigales, car „lui même n'est loti d'aucun art de parolequot;. Et il suit
du contexte qu'il s'agit toujours du premier discours de Socrate,
Dans cet ordre d'idées il serait intéressant d'examiner ce qui est la
26Id portée de la mention des apories de Zénon. En la comparant à pa-
reille aUusion dans le Parménide, on voit immédiatement la diffé-
rence. Ici il n'est introduit que pour le placer sur la même ligne avec
les àvTiXoytxoî, les disputeurs, qui possèdent l'art de faire paraî-
tre la même chose aux auditeurs tantôt comme juste, tantôt comme
261 c injuste, pour ensuite en déduire la thèse que celui qui trompe sciem-
262b ment doit connaître les simihtudes qui rapprochent les choses..
Dans le Parménide il s'agit d'un véritable renvoi à la nécessité de
faire pour le domaine des idées pures ce que Zénon a fait grossière-
ment pour les choses sensibles.
Quant à l'Eidos, il n'en est pas parlé dans cette partie. Certes
259d le mot se présente deux ou trois fois, mais dans le sens commun d'es-
pèce ou de domaine. Le juste et le bien du reste ne sont introduits 263b
que comme concept général tel qu'il est présent auprès de la foule. 263a,b
Le décor change brusquement quand, pour un moment, Platon
introduit sa méthode dialectique. Elle se divise en deux branches,
l'une qui consiste à réduire à une image unique ce qui est éparpillé 263d
dans une multitude d'apparences, l'autre qui est l'art de disséquer la
réalité suivant ses structures naturelles, sans en briser aucune à
la façon d'un méchant dépeceur. Nous voilà tout de suite en présence
de nos deux termes, dont toujours l'îSéa accentue l'unité de vision
qui comprend la multitude, tandis que l'Eidos indique la structure 265e
réelle qui est à la base de chaque manifestation concrète. Que l'art de 266a
distinguer cette réalité dans les choses s'appelle dialectique, nous le
savions déjà; mais il s'introduit en même temps une instance nouvel-
le, c'est la dichotomie : il n'y a pas à se méprendre dans quelle période
du développement platonicien nous en sommes. L'introduction est
du reste passagère; Platon retourne une fois encore à l'ancien dialo-
gue qui avait pour objet l'examen critique de la rhétorique. De là
vient la transition quelque peu brusque et inattendue: „mais le
genre rhétorique nous fuit encorequot;. L'emploi du mot eîSoç au sens 266c
de „genrequot; va de pair avec l'abandon du niveau eidétique, ce qui est
attesté par le contenu, qui se tient tout près des dialogues socrati-
ques : le souvenir de Prodicos n'y manque même pas. La modulation
vers le niveau dialectique se fait ensuite par la remarque de Phèdre 267b
qu'il faut laisser de côté la rhétorique commune, et qu'il faut se de-
mander quel est l'art du vrai rhéteur. Peut-être n'y a-t-il pas lieu
d'affirmer que cette partie soit due intégralement à la dernière main.
Mais il s'y trouve assez d'assertions rappelant la mûreté de la der- 271a
nière période, pour supposer un fort remaniement des arguments. 272d
Toujours est-il que que maint renvoi aux théories précédentes sem- 273d
ble avoir pour but de sauvegarder l'unité du dialogue.nbsp;269d
Quelles sont donc les quahtés requises du vrai rhéteur? D'abord
un naturel heureux. Cependant sans une science consommée il ne
vaut rien. Cette science est celle de l'âme. Le rhéteur ne doit-il pas
connaître parfaitement et la nature des âmes diverses, et l'effet que
tel discours fera sur telle âme? C'est là un argument qui en soi ne
supposerait pas un niveau avancé. Mais la théorie qui s'y attache,
c'est à dire qu'il faut savoir si l'âme est simple ou qu'elle présente 270b
une structure composée; la prescription de dénombrer toutes ses
270d parties; la question de savoir quelle est l'action de l'une, quelle la
façon dont l'action est subie par l'autre; la nécessité de connaître
271b la vraie essence de la nature de chaque âme; la revue des causes
et la relation nécessaire qui reUe telle cause à tel effet — tout
cela est inconcevable sans l'arrière-plan de la dernière période. Et
que dire de la péroraison, où il est répété que l'on doit savoir ana-
274d lyser les choses réelles selon leurs structures, comme d'autre part
il faut savoir les embrasser dans une vue d'ensemble qui fasse jus-
tice à la structure de chaque chose séparément ? En appliquant aussi
270d le critère de la signification des termes sïSoç et tSé«, on voit
27Id de même que dans cette partie eîSoç a toujours son sens de „struc-
272d turequot; et que îSIa indique de nouveau l'image sous laquelle est vue
273e une unité réelle.
La fin du dialogue témoigne l'abnégation de la Vile Lettre:
275a L'écriture ne supporte que l'opinion, et n'a aucune valeur auprès du
276c seul discours authentique, c'est celui qui s'engendre dans l'âme.
276a Tout au plus elle peut servir d'aide-mémoire en vue de l'oublieuse
277a vieillesse. La seule chose qui importe est d'être capable de définir
278a chaque chose en elle-même, et de l'analyser en ses structures com-
276d posantes, jusqu'à ce qu'on en ait énuméré tous les facteurs inté-
grants. Car quelque beaux que soient les mythes et les discours
276e fleuris sur la Justice, la dialectique l'emporte de beaucoup, et à un
278b moment donné il faut savoir dire adieu à cette espèce de divertisse-
ment.
10. Le Théétète
Le Théétète me paraît au même titre que le Phèdre l'élargisse-
ment et en même temps l'approfondissement d'un thème bien anté-
146c rieur à la période de l'achèvement définitif de ce dialogue. L'„essaim
149a d'artsquot;, la „perplexitéquot;, l'ignorance ironique nous transportent au
150c voisinage du Ménon et rappellent les façons de l'Apologie. La défi-
nition elle-même s'exprime, sinon dans la terminologie, du moins
dans l'esprit du Ménon: „il faut essayer de comprendre la pluralité
148d sous l'unité d'une seule structurequot;. Et n'est-il pas logique de suppo-
ser que le thème du dialogue soit un des premiers qui aient tenté
Platon, vu que, venant lui-même de l'école de Cratyle l'Héraclitéen,
il doit avoir été tout naturellement porté à appliquer la méthode so-
cratique à la philosophie de sa jeunesse. Mais il y a trop d'indices de
facture postérieure, pour pouvoir attribuer le Théétète au commence-
ment de la carrière platonicienne. Quant à discerner clairement quel-
les sont les insertions et où nous avons affaire au fonds primitif, il
sera difficile de trancher la question. La défense expresse de Protago- 165e
ras, les exemplaires qui se dressent dans le Réel, les nombres irra- 176e
tionnels, et tant d'autres traits dénotent la main ultérieure, qui
— avouons-le avec Platon — tend à ensevelir le discours initial. 177b,c
Il me semble d'aiUeurs que l'auteur lui même indique à mots cou-
verts que le dialogue a été remanié: car, chose curieuse, le dialogue
est lu ; et Euclide dit qu'à plusieurs reprises il en a remanié le conte- 143a
nu, pour le rendre aussi parfait que possible. Si vraiment Platon a
usé de ce stratagème pour masquer à la fois et à faire transparaître
l'invraisemblance d'un Socrate qui embrasserait comme toute l'é-
tendue de l'évolution de sa pensée à lui, il s'ensuivrait que le Théé-
tète serait le premier dialogue primitif à qui il ait fait subir pareil
traitement. Le Phèdre définitif serait donc postérieur au Théétète.
Vérifions-le pour le contenu aussi.
Il doit nous suffire de relever ici-là quelques traits qui inté-
ressent plus spécialement notre sujet.
Les deux etSyj que revêt le mouvement sont des manifestations 156c
structurales, dont le sens réaliste est accentué encore par l'adjonc-
tion que l'une a le pouvoir d'agir, l'autre de pâtir. À noter aussi
que les actions et les genèses sont mises du côté de l'invisible, 155c
c'est à dire qu'il se manifeste en elles des Forces invisibles qui
ont leur origine dans quelque structure latente (èv oùcriaç (iépet).
La théorie relativiste est appelée une théorie gratuite (nGamp;oç).
En effet ne prête-t-elle pas à la critique quand elle introduit quoi-
que ce soit de fixe, comme l'homme ou la pierre, ou, en général, un 157c
animal quelconque ou une force quelconque ? L'animal quelconque se
rapporte-t-il ici à „hommequot;, et la forme quelconque à „pierrequot; ? L'Ei-
dos serait alors assez près de son origine: la figure plus ou moins
extérieure, mais qui pourtant atteste une forme spéciale et typi-
que.
L'exhortation de Socrate à Théodore de descendre dans l'arène et
de faire montre de sa forme, contient le terme eïSoç au sens de 162b
forme, à moins qu'on ne préfère le prendre comme équivalent du Séjxaç
homérique. Il serait plus près alors de „constitutionquot; et se rappro-
cherait de l'acception spéciale de structure.
L'expression „la forme enfantine de nos argumentsquot; (qui est
peut-être une critique de Platon de son oeuvre juvénile) nous fait
169d voir le mot eîSoç dans une acception indifférente. Par contre le
vrai Eidos se montre furtivement quand Socrate agite le dilemme si
169c c'est à Théodore d'être la mesure pour les figures de géométrie.'
174b La nature humaine à qui il incombe d'avoir son activité et sa
passivité propres est tout près d'avoir le sens de l'Eidos. Avec la
175c justice et l'mjustice en elles-mêmes et leur essence respective
nous sommes en présence immédiate de l'Eidos, comme le portrait du
philosophe dont l'esprit plane dans les deux et qui de cette hauteur
/M vertigineuse regarde la bassesse des choses terrestres l'atteste di-
/egt;a,c rectement. Le passage sur la nécessité du mal et sur l'assimilation à
Dieu, s'avance plus encore vers la dernière période.
Immédiatement après nous retombons vers la critique primitive
77c nâv Tè slSoç Toîinbsp;indique la notion de l'utiïe, mais au
1 /8a sens du Ménon ; il indique par conséquent la structure qui fait ren-
trer un objet dans la catégorie de l'utilité. M. Diès i) prend ici eïSoc
comme synonyme de yévoç, et il interprète le passage au point de
vue purement logique. Mais je doute que cette partie du dialogue ap-
partienne à la période logique de Platon; et encore, ce qui importe
dans la logique platonicienne, ce n'est pas l'extension formelle du
concept, mais la certitude qu'au concept et au jugement il corres-
pond une réahté fondamentale, et c'est là précisément l'Eidos.
Belle trouvaille est de poser le critère de la connaissance dans
J/8C le futur: ne suppose-t-il pas la continuité de l'évolution à partir
de la structure réelle?
La formule que certainement la théorie offrait prise aux argu-
179b ments précédents (àXiaxàjxsvoç raiSxTj), mais qu'il faut re-
venir surtout aux assertions de 171a, est indice que Platon veut in-
sérer un point de vue plus conforme à sa position actuelle. En effet
180c la critique du mobilisme qui va suivre cadre plus directement avec la
246d sphère du Sophiste. Que l'on compare aussi l'allusion au problème du
180e Parménide, qui pourtant sera laissé de côté, parce qu'il faut d'abord
181a se mesurer avec les „fluentsquot;.
La thèse fondamentale des fluents est le mouvement. Or, répond-
') Dans son édition de l'Association Budé.
il à une seule structure, ou se laisse-t-il réduire à deux types structu- 181c
raux ? Les deux classes, répondant chacune à une structure diverse,
sont les mêmes que dans le Parménide, soit que Platon était déjà oc- 138b
cupé à ce dialogue (ce qui est peu probable parce que le Parménide
prendra une tournure différente de celle qui s'annonce ici), soit
qu'elles reflètent tout simplement l'état de développement de sa
pensée à ce moment.
La critique devient plus pénétrante qu'auparavant. Après avoir
rappelé la doctrine telle qu'il l'avait exposée au commencement, il 182a
la réduit à l'absurde en prouvant que ce que donne la sensation peut 156d
s'appeler science ou non-science au même titre : car ce qui manque
aux choses, en admettant pareille doctrine, c'est toute fixité qui
découlât d'une structure unique. La prévalence de la critique actu-
elle saute aux yeux, d'autant plus qu'elle prétend se rapporter à la
doctrine que Platon a cru réfuter par des arguments excessivement 171c
faibles. Platon s'en est-il aperçu, et est-ce pour cela que c'est de
préférence cette thèse-ci qu'il attaque de nouveau ? Ce qui est cer-
tain c'est que la critique était radicalement fausse, puisque le fait
reste incontestable que chacun se croit compétent de juger et prend
son jugement à lui pour péremptoire. Une tout autre question serait
de savoir si au dessus et en dehors de ces vérités particulières il
existe une vérité absolue et un critère de cette vérité. Or Protago-
ras le nie à priori. Mais, objectera-t-on, il pose tout de même son
principe du (xeTpov àvS-pwTToç comme vérité absolue. Ce serait toute-
fois un sophisme d'en faire une réfutation. Car cette „vérité absoluequot;
est plutôt posée comme constatation de fait (SoÇa), revêtant un ca-
ractère de vraisemblance, qui va s'aff irmant de plus en plus. Appliquer
à cette SoÇa, qui tout au plus peut être objet de persuasion (les
autres reconnaissant la plus grande utilité de la SoÇa de celui
qu'ils réputent plus sage), mais nullement d'èma-v}\y.ri (de logi-
que et de vérité absolue), le critère de nécessité de la science, c'est
pécher par la prémisse.
L'insertion finit par un renvoi presque direct au Parménide:
„l'invasion turbulente d'argumentsquot; lui fait craindre de devoir aban- 184a
donner l'examen présent. Ne dirait-on pas assister à la genèse du
dialogue, dont l'objet se présente dans toute son immensité à l'es-
prit de Platon: impossible de le traiter comme simple intermède à
l'exemple des „fluentsquot;, qui, du reste, avaient leur place légitime
dans le Théétète ; sans parler encore du caractère vénérable et redou-
183e table de Parménide i).
Le retour au dialogue primitif se fait habilement par le rappel
184b de l'art maieutique de Socrate. Au premier abord on pourrait s'éton-
ner qu'on puisse attribuer la partie qui suit à une période antérieure.
Mais en réfléchissant et à la fonction de l'âme comme „lieu des
184d normes ', et à la signification de l'ouai«, qui ne dépasse pas le
185d niveau de l'existence, de sorte que cette constatation de l'existence
répond plutôt à notre concept de conscience ; quand on se rend comp-
185c te que lenbsp;par lequel on est réputé atteindre l'existence et la
186d réahté, tout en voyant se réduire ce ^oyianàç à l'acte du So^àÇew,
187a qui n'est autre que le jugement conscient, on doit avouer que nous
cf. 186b sommes plutôt dans la sphère socratique, et en tout cas près du Mé-
non ou de la première partie du Phédon. Examinons sous ce point de
vue la nécessité de faire converger toutes les sensations vers une
seule configuratio n intérieure, qu'on l'appelle âme ou ce qu'on vou-
dra, par laquelle nous nous rendons conscients de tout ce qui nous
atteint par la voie des sensations. Il est vrai que d'une part cela nous
reporte au Philèbe. Mais là la conscience et le rôle du subconscient
sont introduits avec des intentions différentes. Ici il ne s'agit que
du fait notoire qu'apparemment il y a quelque chose en nous qui
constate et qui doit nécessairement constater l'existence de nos sen-
sations, ainsi que leurs rapports de similitude, de nombre, d'identité
185c et de diversité. Un peu plus loin Platon ajoute le beau, le laid, le
bien et le mal: on croirait assister à la fusion même de la norme
socratique, qui, au fond se hmitait aux valeurs morales, mais
dont elle supposait l'essence en soi être dans l'âme seule, avec
la conception à la fois logique et géométrique de Platon, qui place
dans l'âme la norme de toutes les valeurs, sans exception aucune.
C'est d'ailleurs l'état d'esprit qui sert de fondement à la théorie de
la première partie du Phédon. Quoi de plus naturel dès lors que d'at-
quot;) Il se peut aussi naturellement que le Parménide était déjà écrit,
184a et qu'il faille voir dans l'allusion au caractère incompréhensible le reflet
du jugement de ses élèves. La reprise du Théétète se poserait alors comme
une conséquence logique de traiter les „fluentsquot; après l'immobilité: quoi
de plus naturel que de reviser ses attaques antérieures ? La solution devra
peut-être cherchée dans le double visage du Parménide lui même : thème
antérieur, retouche ultérieure.
tribuer la genèse du „premierquot; Théétète à la période qui s'étend du
Ménon au Phédon?
L'expression elç (xiav xwà îSéav, il fallait s'y attendre, n'est
nullement identique à celle du Phèdre (auvopav); elle garde un
caractère plutôt concret en ce qu'elle désigne comme la faculté de
voir les sensations au point de vue de leur unité et en tant qu'elles
se rapportent à cette unité, qui est l'âme, ou quelque autre nom qu'on
veuille donner à ce principe qui a pour fonction essentielle „la
vue uniquequot;. Que ce soit là le sens s'ensuit de l'adjonction „par la- 184d
quelle nous percevons tous les sensibles, usant des sensations comme
d'instrumentsquot;.
I-a seconde définition de la science comme „jugement vraiquot; donne
lieu à distinguer ce jugement vrai d'un autre qui serait faux, et à
supposer qu'il y ait deux aspects suivant lesquels le jugement peut
être structuré, l'un vrai, l'autre faux. Toute la digression qui s'y 187c
rattache rappelle de trop près le Sophiste pour ne pas y sentir la 187-200
main postérieure. Elle tranche du reste sur le développement qui
viendra immédiatement après, par le fait que, dans la digression, 201 ss.
tout le raisonnement est fondé sur la supposition que SoÇa est le
jugement tel qu'il s'étabht après mûre réflexion intérieure, jugement
qu'il faut, pour admettre les conslusions du raisonnement, se re- 190a
présenter inébranlable à tel point qu'il est conscient de ses termes. 196c
Alors seulement on doit reconnaître qu'il est impossible de juger
faux, si faux indique le néant; impossible encore s'il est pris dans le I89b
sens de différent de la réahté; car dans les deux cas on en arrive à
identifier la science et la non-science. Ce n'est donc pas sans raison 199a
que Platon constate qu'il faut chercher ce que c'est la science avant
de pouvoir déterminer en quoi consiste la possibihté du jugement
faux, tellement Platon lui-même a identifié ici la science et le ju-
gement. Quand au contraire, dans le court passage où la définition 201a
est reprise, on se rapporte à la SoÇa telle que l'orateur sait la produire
dans le juge, il est clair qu'elle n'est plus que la représentation, qu'on
se fait à la suite d'un récit ou d'une persuasion.nbsp;^nbsp;201b
Mais l'intermède est très court, et nous passons immédiatement
à la nouvelle définition que la science est équivalente au jugement
correct, accompagné de raison. La critique part de l'assertion que 201c
les éléments sont inconnaissables et que seule l'unité supérieure
qui les comprend a part à la science. Au cours de la critique c'est
203a d'abord le terme Xoyoç qui change parfois de sens. Si d'abord il
203b est pris dans son acception primitive d'énumération, il s'y aj oute en-
suite, pour constater que les éléments n'ont pas de raison, tant soit
peu la nuance de signification, de sens, de représentation raisonna-
ble, bref la possibilité de rattacher les éléments à quelque complexe
supérieur, qui, en les englobant, leur confère leur raison d'être. Ce
complexe supérieur se trouve être natureUement la syllabe, qui est
dite être devenue une image (représentation) unique, née de la com-
203c poskion des éléments. La position même de cette genèse faussera la
critique : au fond ce ne sont pas les éléments qui aient formé la sylla-
be, mais c'est la syllabe qui par analyse mentale a été disséquée en
éléments tellement hétérogènes qu'aucun d'eux n'a plus rien à voir,
directement du moins, avec la syllabe, pourvu qu'elle ait un sens.
Pour prendre l'exemple de Platon, et le s et le o sont des fixations
arbitraires (quoique se retrouvant dans la totalité du language parlé)
dans le mouvement de la langue, .des lèvres, de la gorge, bref de l'or-
gane vocal; tandis que la syllabe (c'est à dire le mot dans sa forme la
plus succincte et telle qu'elle peut entrer dans la composition d'au-
tres mots qui ont le sens d'un jugement raccourci) n'emprunte pas sa
raison d'être à la forme de l'organe vocal, moins encore aux phases
plus ou moins multiples que l'analyse réussit à y distinguer, mais
uniquement à l'affection qui, mettant en branle l'âme, lui fait cher-
cher une expression spontanée au moyen de l'organe vocal. Et encore
ceci ne sera vrai qu'en considérant un état extrêmement primitif et
simple; dans l'état actuel du langage il y a tant de facteurs psy-
chiques qui contribuent à la sémantique du mot, que la seule chose
que nous puissions dire c'est que la syllabe est un complexe extrême-
ment comphqué que nous ramassons sous l'image unique que figure
la syllabe. Dès lors il faut convenir que le raisonnement de Platon
sur la différence entre le tout et la somme doit aboutir fatalement à
la négation de cette différence, vu que le mot est à priori assimilé
205a à son expression analytique, à l'exemple du nombre qui est le type
204d consommé de l'abstraction mentale. Aussi la définition : ne sera-ce
pas un tout, ce à quoi absolument rien ne manquequot; n'est-elle vraie
qu'en se plaçant sur le niveau mental où l'essence de la chose se
réduit à sa projection intellectuelle. On se serait attendu à ce
que Platon, en vertu'de sa conception de l'Eidos, se serait élevé
à une acception plus réahste du Tout, et qu'il aurait identifié au
moins ce Tout à l'Eidos. Mais qu'est-ce que nous voyons se produire
en effet? L'Eidos, ainsi que nous avons déjà eu l'occasion de le
faire observer, n'a pas su se dégager de l'étreinte fatale de l'in-
telligence mentale, et au lieu d'être la Structure suffisante qui crée
le sens de la syllabe comme sa forme et sa raison finale, il coincide
du tout au tout avec le concept mental, ou, pis encore, avec le
produit de l'analyse mentale, et cela à tel point qu'il est avoué que 205d
le fait de ne présenter qu'une structure simple et non composée suf-
fit à le rendre inconnaissable. Heureusement le bon sens de Platon
ne s'incline pas devant cette nécessité formelle: il recourt plutôt
au rejet de la conclusion, en constatant qu'en tout cas nous ne de-
vons pas accepter l'affirmation que la syllabe fût connaissable et
exprimable et que l'élément ne le fût pas.nbsp;205e
Examinons encore l'emploi formel de sISoç et de îSsa au cours
de ce passage. Nous avons déjà appelé l'attention sur l'assertion
que la syllabe serait une image unique, née de la composition de cer- 203c
tains éléments. Un peu plus loin il met en avant la possibilité que
la syllabe ne soit pas identique à ses éléments, mais qu'elle consti-
tue une structure unique et qui soit différente des éléments, tout en 203e
se laissant comprendre sous une image unique. Il est insisté sur ce
même caractère d'image unique, née de l'ajustage des éléments; et il 204a
se pose la question si le Tout peut être une Structure unique, indé-
pendante ou différente de l'ensemble des parties. Et finalement
la critique est obligée de constater que la syllabe, du fait qu'elle 205d
est image unique et qui ne connaisse pas de parties, vient par
là se ranger dans la classe des éléments. Je traduis ici elSoç par
classe, parce qu'il me semble qu'il n'y est fait aucunément allusion
au caractère de structure, et point n'est besoin d'en forcer le sens.
Au sujet de l'îSéa yiyvofxévT) èx tûv (tuvap(i.0tt6vtwv cttoixeiwv on 204a
pourrait se demander si ce n'est pas trop rabaisser la fonction de
l'ESéa que de la juger plus ou moins subjective comme résultat de
l'ajustement. Il n'est du moins pas certain qu'il ne faille pas tra-
duire: „une seule Idée créatrice, qui se crée (scil. en eïSoç) à
l'aide des éléments qui concourent à l'harmonie,----comme cela se
produit pareillement.... dans tous les autres casquot;. Il y répondrait
alors comme conclusion que, selon le présent raisonnement, la sylla-
be est bien réellement une seule Idée indivisible. Toutefois, il semble 205c
plus vraisemblable d'admettre pour ce passage la conception plus
subjective d'image résultante, vu la suite qui assimile cette iSéx
205d à la catégorie des éléments. Mais, il faut l'avouer, il n'y a rien de pro-
bant dans cette assimilation intellectuelle, puisque toute la période,
dont le Théétète est comme le prélude, est caractérisée précisément
par le souci excessivement logique de Platon, et qu'elle constitue
comme une crise intellectuelle par laquelle son esprit a dû passer
avant de retrouver la certitude de l'Idée transcendante. Et, d'autre
part, immédiatement après Platon revient à la conception de l'Idée
unificatrice en stipulant que ce qui est constitué en élément est plus
accessible à notre compréhension que ce qui a part à l'unité d'ordre
206b supérieur, dans laquelle entrent les éléments. La compréhension
consiste donc essentiellement dans l'analyse des éléments constitu-
tifs, qui se prêtent plus aisément à être saisis directement par l'esprit,,
et dans la reconstitution logique de l'image unique qui doit avoir
présidé à l'ajustement harmonieux des éléments. Mais en admettant
que c'est ceci qu'énonce Platon, et dont il annonce d'autres preuves
206c décisives, par là même nous serions en dehors du brouillard logique
qui a plus ou moins envahi sa pensée dans la période qui nous occupe ;
et il nous faudrait nous demander si le reste du dialogue retombe
vers la logique cérébrale, ou s'il se maintient sur le niveau plus lim-
pide de celui qui a victorieusement passé le marais. Avant d'aborder
la question, posons-en une autre, celle de savoir ce qui a amené
Platon à s'engager dans cette fausse route. Ce qui nous frappe ce sont
les points nombreux où la philosophie aristotélicienne et surtout sa
conception logique a des ressemblances remarquables avec les dé-
finitions que Platon admet dans cette période. Serait-ce l'influence
de ce jeune esprit logique qui ait contraint Platon de re viser sa phi-
losophie et d'en remuer jusqu'aux fondements mêmes, pour les met-
tre à l'épreuve de la critique cérébrale même ? Ou, ce qui est pis, qui
l'ait induit à croire que le procédé de la Siaipsaiç et la poursuite de
la classification jusqu'à l'élément „inconnaissablequot; pût éclaircir
vraiment l'intelligence profonde du réel? S'il en fût vraiment ainsi et
que ce fût en effet Aristote qui soit l'instigateur de cette déviation,
on comprendrait du coup qui est le personnage que Platon vise sous
le déguisement «ç cpxaî Tivsa, quand il attaque la thèse que le
208d Xoyoç est la différence caractéristique qui donne la définition de
Met. l'objet. Ce qui est certain c'est que c'est bien là la théorie d'Aristote,
1038b28 Toutefois il serait tâche ardue de prouver péremptoirement pareille
coincidence. Mais ce qu'on peut affirmer franchement, c'est que 28
vraiment la fin du dialogue s'élève magistralement au dessus du
banc de nuages et qu'elle atteste par là d'être l'adjonction de la
pensée mûre de Platon. Car on s'empêche difficilement de croire que
cette partie respire le même esprit que la Vile Lettre, où au Xôyoç
est imparti pareil rôle secondaire, ne conduisant aucunément à 343b
la Science. Qu'on prenne le Xoyoç comme pure image vocale (notezcf. Polit,
la paralléhe avec la Lettre), ou comme essai d'arriver au tout au 268c
moyen d'une énumération (qui aussi serait une thèse aristotélicien-
ne), voire comme définition de la différence caractéristique, en
aucun sens il ajouterait quoi que ce soit au jugement direct qui
englobe tout cela dans le résultat immédiat de son intuition. Mais
si ce Xéyoç était le fait de prendre conscience de ce que l'ôpS-Y) 86Ça 209c
a saisi d'une façon plus ou moins inconsciente? Dans ce cas même
l'èTciCTT^fXT) qui est par excellence le fait d'être conscient de ce qu'on 210a
sait, serait le jugement direct avec .... la conscience, qui constitue
la science. Mais qu'a-t-on encore besoin alors du jugement incons-
cient? Ainsi le dialogue se termine dans la certitude sereine et souri-
ante de celui qui, quand même il saura reconnaître sa propre valeur
à la fonction logique, sait pourtant que la vraie science s'élève a
des hauteurs vertigineuses au dessus de ces tentatives terrestres: 206c
„l'effet de la maieutique sera que ou bien tu concevras de meilleures
conceptions, ou bien tu ne t'imagineras point savoir de que tu ne
sais pas.quot; Qu'on ne dise pas que ces derniers mots rappellent de trop
près l'Apologie pour provenir de la dernière période. Car quand
même ce seraient les termes du dialogue primitif, dont Platon se
serait servi pour terminer, on voit le sourire supérieur avec lequel
Platon vieux rejoint Platon jeune dans le renoncement à toute
science dérivée.
Nous avons déjà appelé l'attention sur le doute ironique qui
plane sur l'expression que la science dans sa dernière perfection de-
vrait être le jugement direct accompagné de réflexion. On pourrait 206c
en dire autant de la prétention d'atteindre l'essence d'un objet en 207c
énumérant la série de ses facteurs: si cela était vrai, l'intelli-
gence directe de l'Etre, ou même la compréhension par ses compo-
sants d'ordre supérieur, ne se réduiraient-eUes pas à l'absence de
savoir ?
Mais il y a une troisième forme (sïSoç, manifestation structu-
-ocr page 128-208c rée) qui peut être rendu par le mot Xoyoç, c'est la définition par
la différence caractéristique. Nous avons déjà vu quel est le sort
qui échoit à cette possibilité ; et comme c'est par cette critique que
se termine le dialogue, il ne nous reste qu'à jeter un dernier coup
d'oeil en arrière. Car n'avons-nous pas négligé d'examiner la valeur
qu'il faut attribuer aux arguments fameux de la cire et du colombier ?
Ces arguments appartiennent-ils en fait au dialogue primitif, et Pla-
ton, après avoir passé outre (car le raisonnement qui passe avant,
187d celui sur l'opinion fausse, suppose un stade d'évolution plus mûr)
se saisit-il tout de même de cet argument primitif parce qu'il sem-
ble qu'il y perce quelque chose d'important et qui offre une valeur
durable? Ce qui est sûr c'est qu'il est astreint à rejeter et la trou-
vaille de la cire et celle du colombier; et, chose importante, ce
sera par l'argument célèbre du troisième homme : pour rendre possi-
ble la science il faudrait admettre d'autres cires et d'autres colom-
biers, et puis d'autres encore à l'infini. La teneur de cette criti-
que assigne donc la rédaction définitive de cette partie à la même
période que le Parménide, ou cct cirgumcnt s6 trouve aussi ■ il v a,
donc toute probabihté pour que cette partie doive être attribuée à la
période d'affinement logique qui caractérise le Parménide et les dia-
logues qui s'y rattachent.
Quant aux termes elSoç et ÎSéa, nous avons pu soutenir avec
beaucoup de vraisemblance la différence que nous avons cru devoir
constater dès le début et que nous déduisons comme hypothèse à tra-
vers l'oeuvre entière de Platon. Cette différence imphquait que îSéa
indique un seul contenu qu'on a devant l'esprit, le contenu unique
qu'on comprend dans une image précise qui est censée être identique
ou semblable à l'Image qui a présidé à la création du contenu; l'Ei-
dos par contre serait la structure, formée ou non à l'aide d'éléments
ou peut-être mieux, dans laquelle entrent les éléments qui rendront
possible l'analyse logique, et par là la compréhension intellectuel-
le. Si l'Idea est la cTiJvot|'iç, la configuration unique qui restera
comme l'âme dans toute la complication des structures, et qui pour
cela figure l'unité absolue d'où émane la création même du genre
comme du Tout, l'Eidos indique la structure quasi-concrète,
telle qu'elle se laisse étudier dans sa propre forme et dans ses
entrelacements mutuels ; mais ces entrelacements comme ces formes
ne sont intelhgibles qu'en les rapportant à l'Idea qui les comprend
200b
dans son unité: par là la parallélie entre la fonction intellectuelle
qui se produit dans notre âme et qui consiste à ramener la pluralité
à l'unité de la compréhension „suivant les structures composantesquot;,
et l'Idée inspiratrice en Dieu, qui a été créatrice de l'Eidos dans
le Réel.
11. Le Sophiste
Dès le début le souci logique est mis en avant. Ce qu'on cherche
dans le cas du Sophiste, ce n'est pas le nom seul, mais encore sa
justification, qui consistera dans sa définition logique. Mais, no- 218c
tez-le dès l'abord, ce qu'il s'agit de trouver réellement c'est l'Ipyov,
le contenu de fait, que „nous avons peut-être en nous-mêmes
chacun pour soiquot;; et c'est la chose elle-même que nous devons en-
velopper dans nos définitions plutôt que le nom. Donc si tant est que
la définition logique prend une importance excessive, le fondement
réahste, le but réel auquel la méthode en fin d'analyse doit aboutir,
n'est jamais perdu de vue: c'est toujours le contenu réel, qui figu-
re ici par les termes è'pyov et t6 trpaypia aùto.
Le procédé logique est d'abord appliqué aux arts, qui se divi-
sent en deux groupes répondant à une structure spéciale (sÏSt) Siio),, 219a
l'une ayant pour fonction propre l'action, l'autre l'acquisition. La
complication des structures implique que chaque structure com-
prend des substructures jusqu'à ce qu'on en arrive aux éléments qui
sont des structures simples et indivisibles : il n'est donc pas étonnant
de voir alterner les dénominations de eîSoç et de (xépoç, qui, 220b ss.
suivant la définition de Platon lui-même dans le Politique, sont 263a,b
identiques tant que fispoç indique une division naturelle. La con-
clusion est que maintenant on possède non seulement le nom, mais
encore la justification logique de la chose, parce qu'on peut énumé-
rer l'enchaînement des coordinations successives qui relient la
chose à la structure générale dont elle dépend. Tout porte à croire
que Platon, dans ce stade, se contente pleinement de ce résultat
(îxavwç) : en tout cas pas une ombre de critique ne se manifeste ici à 221b
propos de la légitimité de ce procédé. Il me paraît donc que nous
sommes en droit de croire notre affirmation confirmée, à savoir que
la dernière partie du Théétète, dans sa critique du Xoyoç est posté-
rieure à la période du Sophiste, et que, à plus forte raison, c'est le
cas pour le passage déjà souvent cité de la Vile Lettre.
342,343 En appliquant la méthode au Sophiste, il se présente là encore
222c des unités d'ordre supérieur, qui, à l'analyse, se désagrègent natu-
222d rellement (c'est ce qu'indique le mot yévoç) dans leurs facteurs
223b constituants. L'enchaînement logique qui en résulte aboutit sponta-
nément à la définition recherchée. Mais ce n'est pas là pour nous
l'essentiel. Ce qui nous intéresse plutôt c'est la constatation que,
malgré le souci du procédé logique, le fondement de cette logique
reste invariablement la conviction qu'elle va de pair avec la division
du réel que nos concepts enveloppent. Cela résulte clairement surtout
225b de l'observation que „la contradiction (qui a pour objet les contrats)
doit nécessairement correspondre à une structure réelle „puisque no-
tre méthode logique a réussi à en établir nettement la diversitéquot;. Or
la diversité est la marque imméconnaissable d'une structure diverse.
C'est là aussi le but direct de cette logique que d'augmenter la
227b capacité de l'esprit: rien de plus profitable que d'apprendre à dis-
cerner les affinités naturelles et les dissemblances naturelles (car
c'est ainsi qu'il faut concevoir le auyysvéç te xxl fivj), qui dis-
tinguent les sciences en apparence les plus infimes. Ce sont en-
core les structures naturelles qui font l'objet de l'analyse logique
quand il s'agit de définir la purification spécifique qui a pour ob-
jet l'âme. Car si cette purification correspond à une réahté (et
c'est ce qu'il faut, si elle constitue vraiment un sïSoç couvrant
un concept logique de son autorité), ii est de nécessité qu'elle ait
une activité bien circonscrite non seulement, mais que cette acti\à-
té se dirige sur un domaine nettement délimité, qui est celui de la
227d méchanceté. La méchanceté elle même est une rupture, on serait
228a tenté de dire concrète, de la symmétrie naturelle qui constitue la
structure de l'âme. Mais pourquoi amonceler des preuves, quand une
seule suffit: le fait même que eîSoç alterne avec piépoç et yévoç,
loin d'affaiblir son éclat, fait ressortir puissamment son caractère
Polit, réel: pour fiépoç nous avons le témoignage personnel de Platon - et
263a,b yévoç n'indique-t-il pas ce qui est né sous l'action d'une structure
spécifique de sorte que tout ce qui y participe fait voir une affinité de
nature, qui, pour Platon, peut difficilement être purement extérieu-
re, et qui plutôt est signe manifeste d'un lien autrement réel? Aussi
229b la TOfi.-)^ dont il est question pour désagréger un complexe la faut-il
entendre au sens littéral, comme l'acte de fendre une concrescence
naturelle : fendage qui aboutira, dans le Timée, à l'isolement des élé-
ments. La vision est si réaliste que Platon distingue un complexe
de l'ignorance qui à lui seul contrebalance tout le reste et que l'on
pourrait intituler l'incapacité suffisante. Le terme même de fendage 229c
se présente à Platon quand il faut effectuer les derniers sectionne- 229d
ments avant d'arriver à l'indivisible, qui n'offre plus aucune join-
ture permettant une décomposition ultérieure (Siaipsatç).
Plus on avance et plus le caractère réaliste de cette logique
va s'affirmant. Pour fameuse que soit la logique sophistique, Platon
est certain qu'elle est du tout au tout diverse de la logique réelle,
qui seule sera capable de rendre compte de la réalité. Il est vrai qu'il
y a de grandes ressemblances entre les deux logiques: mais ce sont 231a
les ressemblances qui précisément constituent un genre des plus glis-
sants. Platon le prouvera par l'art de la mimétique. Pour le moment 233b
il veut bien concéder au sophiste d'être en possession d'une logique
qui pourra accomplir la fonction de la purification nécessaire pour
ouvrir l'âme à la véritable science: on verra bientôt que, dès qu'on 230c,d
observe bien les ressemblances, il ne s'agira pas de distinctions
imperceptibles; au contraire la différence paraîtra être opposition 231a
diamétrale i), comme celle de l'imitation à la création, de l'apparence 235a
à la réalité. Celui qui prétendrait pouvoir créer toutes choses, au 234b ss.
lieu de les nommer seulement, serait qualifié de mystificateur. Eh 234a
bien, celui qui possède l'art facile de faire connaître en peu de
temps l'être des choses doit être un mystificateur lui aussi. Pour-
quoi ce rappel de la Répubhque? Car là il s'agissait d'établir la 596 ss.
Réahté de l'Eidos et de la puissance créatrice de l'Idée. C'est qu'ici
encore il est question de l'Eidos. Il a d'ailleurs déjà été rappelé,
quoiqu'indirectement, dans l'exigence que, pour définir un art,
il faut avoir en vue cette partie d'elle en qui se concentre tout son 232a
Être. Et le sophiste que fait-il si ce n'est de fabriquer des homony-
mes de la réalité, pour faire illusion aux enfants et à tous ceux
„qu'une longue distance sépare de la réalité des chosesquot; ; aussi n'y
a-t-il qu'un seul remède, c'est le „clair contact des réahtésquot;, et 234d
n'est-ce pas là l'injonction de la „logique Royalequot;, celle qui
nous est inspirée par le Dieu dont nous relevons?
La poursuite s'engage de nouveau en suivant les catégories
structurales qui articulent la mimétique; le but est de trouver en
') Tel me paraît être le sens exact de 231a: où yàp Ttepl anixpcôv Ôptov
-rijv à(X9tap-^T7)aiv oioptat yevVs®^quot;«
laquelle de ces subdivisions se cache la „notionquot; que nous cherchons.
Car nSéx est ici encore la représentation exacte, l'image précisequot;
correspondant au genre cherché ; c'est comme la notion adéquate qui
nous permettra sa définition exacte. Ici une grande difficulté s'élè-
ve: comment peut-on réellement dire ou penser le faux? Nous con-
naissons le problème depuis le Théétète, et nous ne nous étonnons
pas de reconnaître les rappels directs de ce dialogue. Il y avait d'a-
230c bord la maieutique qui, sinon par son nom, s'était évoquée du moins
par l'idee. C'est maintenant le èv tô Tupâtr^ev xpovw qui introduit
I acquittement de la promesse, faite dans le Théétète,' de traiter plus
a fond le problème du jugement faux; à moins qu'il ne s'agisse dans
ce dialogue d'un simple renvoi au Sophiste, où le problème qui
aurait dû se poser au sujet de la science, avait déjà été l'objet d'une
ample discussion. Car il n'est pas illogique d'admettre que ces dialo-
gues derniers comme du reste certaines parties de la Répubhque se
soient développés à mesure; aussi sera-t-il difficile d'attribuer la pri-
orité absolue à quiconque d'entre eux. Ainsi par exemple pour la dis-
478b cussion qui va suivre. Nous l'avons déjà rencontrée dans la Répubh-
que. Laquelle des deux est la répétition de l'autre ? Il est dans l'ordre
des choses de réputer l'examen du Sophiste antérieur ■ la Répubhque
au contraire qui devait être la synthèse grandiose de la philosophie de
Platon a rassemblé tous les problèmes et s'est accaparé de tous les ré-
sultats définitivement acquis.
Mais revenons au problème du jugement faux. La raison pour la-
quelle il paraît inévitable de concevoir lanbsp;S6Ç« comme le juge-
ment faux, se trouve dans la nécessité logique du raisonnement en
question. La suite précise du reste par elle-même qu'il en est ainsi-
car ce couple de dire et de penser le faux est distingué à plusieurs
reprises par la définition: énoncer de bouche et concevoir par la
238b pensée (Siàvoia) ; ou : dire et penser (Siocvoyj^^vat). Et c'est dans ce cas
seul que le problème est angoissant: tout jugement ne suppose-t-il
pas un fondement réel? Or le fondement nécessaire du jugement en
question devrait être que le non-étant est réel. Autrement le jugement
se réduirait à un simple agencement de mots, ou à une illusion com-
admet en quantité. Mais appliquer un nom à quelque
^/c objet constitue un acte de la pensée qui par là même reconnaît la réa-
lité de l'idée figurée dans le nom: c'est peut-être la seule définition
juste qu'on puisse donner du jugement au sens platonien. Il s'ensuit
que jamais on ne pourra effectuer l'identification du non-étant avec
quelque que ce soit des choses réelles, mais pas même avec „quelque 237c
chosequot; car ce pronom ne saurait s'employer sans un jugement qui
l'attribue à quelque être. Evitons d'emblée tout malentendu: ce
jugement n'est pas un acte subjectif qui s'accomplit dans ma cons-
cience seule, avec ou sans validité universelle. Non, il suppose la
présence effective et réelle de l'Eidos dans l'objet: de là vient que
Platon dit qu'au réel peut s'ajouter quelqu'autre réel, mais com-
ment se pourrait-t-il qu'au non-étant s'accole quelque qualité réelle ?
Or, qu'y a-t-il de plus réel que le nombre ? Car qui est-ce qui don- 238a
ne en fin d'analyse à chaque être sa physionomie propre, son caractè-
re individuel, si ce n'est l'unité? Nous avons déjà parlé de cette
fonction transcendante de l'unité à propos du Phédon, et nous au-
rons à en parler encore ; il suffit donc de stipuler que le raisonnement
s'effondrerait sans aucune consistance, si le nombre n'avait ici que sa
fonction abstraite de dénombrement. Au contraire, en formulant le
„jugementquot;: „des non-étantsquot;, aussi bien qu'en énonçant simple-
ment: „le non-étantquot;, on y apphque 1'individuation réelle et qui par
conséquent ne saurait s'apphquer qu'au réel. C'est ainsi que la con-
clusion est correcte, que le non-étant ne peut être ni pensé, ni expri- 238c
mé, ni prononcé, ni conçu dans une définition valable. Cependant
cette conclusion est paradoxale en ce qu'elle énonce quelque chose
sur ce qui, par définition, est inexprimable : Platon s'en aperçoit et
précise qu'à parler correctement il ne faudrait même pas le définir de
Jequot; ; car de cette façon aussi il prendrait part à la Structure réali- 239a
santé de l'Unité, ce qui, du coup, le rangerait sous l'être. Voilà pour-
quoi il a dit auparavant que le plus grand embarras du non-étant
résidait dans son principe même. Quel est ce principe? Evidemment
Platon a eu horreur de prononcer le terme Eidos, qui l'aurait élevé
au rang de l'Etre. Tout de même, si le non-étant était un concept
valable, il prendrait part par là au principe essentiel qui contribue à
constituer l'être, c'est l'unité: si le non-étant n'est vraiment pas, il
faut lui refuser le principe même qui caractérise tout être, c'est
le nombre.
Sommes-nous avec tous ces raisonnements dans le domaine de la
quot;^Tje lis: oùxoGv tmlmp oùx èizl tl oùS' ItuI t6 xi çépwv ôpamp;ôiç écv xiç
lt;pêpoi; car la seule chose dont il est question c'est d'un être individuel.
') Cf. Phédon etc. Trapouaia.
-ocr page 134-logique pure? Beaucoup s'en faut! Platon ne perd jamais de vue le
centre essentiel de sa philosophie, qui est le rattachement direct de
l'âme au réel. Ce qui le hante pourtant c'est la façon dont le réel
est réfléchi dans notre raisonnement, et surtout de savoir jusqu'à
quel point s'élève pour nous la validité de notre jugement logique,
rapporté à la réalité qu'il est censé refléter. Car ce qui distingue
Platon comme penseur, c'est l'unité grandiose de l'Intuition et du
raisonnement discursif: il ne saurait admettre qu'il y ait aucune
discrépance entre le jugement logique et l'Intuition immédiate, mais
non plus entre ce jugement, pourvu qu'il soit correct, et le réel qui
s'y projette. Aussi après avoir cédé à l'Intuition, qui semblait
le transporter d'emblée dans le Réel, et après avoir chanté l'hymne
exubérant de la Réalité telle qu'elle se manifeste souverainement à
notre âme, il se ressaisit pour diriger toute son attention sur le
corollaire de toute Intuition, qui est sa projection mentale dans no-
tre conscience, et qui semble être la seule chose qui nous reste du
grand festin auquel nous avons assisté à la suite des dieux. Or il
s'avère que, sauf dans les moments d'enthousiasme manifeste, nous
devons nous contenter, tant que nous sommes des hommes, du systè-
me compHqué de projections mentales qui, en quelque sorte, imagi-
nent la Réalité, sans l'être en soi. Est-ce donc d'abord la résignation,
qui, après le Phédon et la République, le repousse vers le domaine lo^
gique, il y perce toutefois peu à peu la conscience que la logique, pour
n'être pas le plus haut point que l'homme puisse atteindre et
pour être moins encore la seule chose à laquelle il puisse atteindre,
n'en constitue pas moins la base nécessaire de notre pensée, mieux,
qu'elle forme avec l'Intuition une unité irruptible à tel point que,
loin de pouvoir être isolées, l'évanouissement de l'une entraîne
fatalement la disparition de l'autre: la logique, c'est l'Intuition
dans ses bases mentales, l'Intuition c'est la logique dans son
fondement réel.
Un mot sur le sens que nous donnons à l'Intuition. Elle indi-
que pour nous cette Compréhension immédiate, qui paraît nous éle-
ver au dessus de l'enchaînement discursif et qui, dans une perspecti-
ve qu'on éprouve au lieu de la „voirquot;, semble nous pénétrer de la
cause intime d'un ordre de fait. Il est vrai que, dès que nous voulons
prendre conscience de cette cause, il est de toute nécessité qu'elle se
réfléchisse à travers notre organisme mental, pour s'extérioriser
dans une projection spatio-temporelle ; mais ce qui distingue cette
compréhension d'une façon qu'on ne puisse méconnaître de tout rai-
sonnement suivi, c'est la certitude de l'expérience directe qui a éclai-
ré soudainement notre conscience.
Cette Compréhension immédiate, il semble que Platon l'identifie
à la vision directe que subit l'âme en présence de la Réalité. Cepen-
dant il y a le curieux passage du Théétète sur la SoÇoc, qui, en 190a
l'élevant au rang du jugement valable, distingue deux voies pour y
parvenir, l'une lente de l'enchaînement discursif, l'autre immédiate,
ôÇijTEpov èni^ocGx. Cette dernière équivaut-elle, dans le Théétète,
à la vision aùx^ t^ ^P^XTl de aùtô to ov? Certainement pas. Quelle
en est donc la fonction? En l'éclaircissant nous jetterons en même
temps une plus vive lumière, me semble-t-il, sur l'état d'esprit qui a
fait naître le Sophiste. Car en nous demandant ce que c'est donc
ce qui distingue la période du Sophiste du reste de l'activité de Pla-
ton, et si c'est vraiment une dépression logique, où l'Eidos a failli
sombrer, comme d'aucuns tentent à le suggérer, il nous faut répondre
que jusqu'ici nous n'avons rencontré aucun affaiblissement de la
fonction eidétique et qu'au contraire la compréhension du problème
platonicien imphque le rattachement irruptible à l'Eidos. Serait-ce
par hasard qu'il surgisse dès maintenant un souci logique, que Platon
n'avait pas connu auparavant ? Mais toute la philosophie de Platon
d'un bout à l'autre est pétrie de logique, à tel point qu'on pourrait
à la rigueur, quoique dans un sens divers de la solution natorpienne,
la caractériser comme une logique tout court. Non, ce qu'il faut dire
c'est qii'ici Platon renonce volontairement au caractère intuitif que
revêtait sa philosophie, pour essayer de l'étayer solidement et irréfu-
tablement d'une construction logique à toute épreuve. Si jusqu'alors
il s'était laissé aller par trop à l'intuition du moment (la S6Ç«
ôÇÙTspov èTtaÇaaa), pour éprouver après la nécessité de la mo-
difier foncièrement ou bien de la renier entièrement, maintenant
cette fougue de la jeunesse, voire cette incontinence de son caractère
d'artiste, qui, malgré son amour de la science, était tout de même re-
belle à la disciphne scientifique, doit avoir pris fin (l'étymologie
allégorique du Phèdre l'avait déjà exprimé) et il s'inaugurera une 244a
période d'investigation scientifique rigoureuse s'abstenant autant
que possible de toute fuite dans le transport poétique, pour se main-
tenir de propos délibéré dans le domaine de la science stricte.
Faut-il chercher des causes pour ce revirement apparent? Il n'est
pas absurde en soi, nous l'avons déjà fait observer, que la présence
à son école d'un Aristote, qualifié par Platon lui-même d'àvayv^aTvjç i)
et qui, dès sa jeunesse, doit avoir porté en lui le besoin de logique
formelle qui a fait sa grandeur, ait contribué à pousser Platon dans
cette direction. Pourtant il se peut tout aussi bien que ce soit sa
seule évolution intérieure, qui, à l'approche de la maturité, l'ait af-
fermi et comme retrempé.
Retournons au Sophiste. Qu'il ne s'agisse pas de logique formel-
j® ~ ^ manifeste sa base réelle qui seule constitue sa va-
lidité -- nous espérons de l'avoir suffisamment fait sentir. Mais il
faut statuer plus positivement encore: dans ces examens quasi-for-
mels Platon poursuit un but positif, qui est l'étabhssement définitif
de sa métaphysique. Car si vraiment le ^t^j gv était inexistant d'une
façon absolue, toute pensée, toute énonciation serait impossible, et il
n'y aurait rien de pensable, d'exprimable, d'énonciable et de définis-
sable. On en serait vraiment arrivé au plus grand des embarras, et
239c c'est le cas de dire que le sophiste est aUé se réfugier dans un
àttopov téttov. Il serait téméraire certes de soutenir que ce tottoç soit
identique à celui du Timée; mais qu'il y prélude et que la malice
particulière du „sophistequot; ait des attaches plus profondes que la sim-
ple definition du personnage historique, même avec tous les problè-
mes de logique qu'il comporte, voilà ce dont on se défend difficile-
ment: il est comme le génie de l'antithèse de l'Idée, le détenteur par
excellence de la cpxvrxGTixrj qui s'incorporera dans l'àcKsipov du
Philèbe et dans le rônoç du Timée. Ou le mot „aTropoçquot; évoque-t-il
déjà cet «TCipov par une étymologie intentionnelle, surtout qu'il
surgit immédiatement après l'invitation à Théétète d'énoncer cette
239b espèce sans y accoler ni l'être, ni l'unité, ni la pluralité (dénombra-
ble) ?
Le grand problème qui est hé au „TÔnoçquot; est celui de la nais-
sance de l'sïScoXov. Il n'est pas nécessaire que Platon ait déjà en vue
ici la solution qui a l'air de surgir soudainement dans le Timée,
ceUe du rpixov slSoç. Mais la question briilante, celle de savoir com-
ment il est possible qu'à côté de la réahté et à partir du réel il puisse
naître un monde de pure apparence, comment donc l'art du sophiste
l^^i^ter à côté du dialecticien qui scrute le réel, ne cesse de
') Cf. Westermann Biographi p. 399, 24.
tenailler Platon. Dès la République il avait établi l'analogie du rap-
port d'ombre ou reflet à objet avec celui d'objet à Eidos. Mais cette
analogie, qui là s'était présentée comme une intuition plausible, de-
vient ici l'objet d'une critique profonde au point de vue de sa possi-
bilité logique, qui, pour Platon, coincide avec sa constitution réelle.
Il ne s'agit plus d'une belle comparaison extérieure: ce qu'il faut 239e
dénicher c'est le mécanisme en soi (rà Six tixvtcûv), apte à pro- 240a
duire partout le phénomène de l'eïSwXov. Et alors, de quelque ma-
nière qu'on s'y prenne, il faut convenir que d'une certaine façon le
Réel se perd dans le Non-étant, comme d'autre part le Non-étant
prend part au Réel: il n'y a point d'autre issue. L'importance• du
problème et en même temps la vraie pensée de Platon ressortiront 24 Id
mieux en comparant un passage des Lois, où il est dit: tu crois
reconnaître l'action de Dieu dans le comportement des hommes corn- 905b,c
me dans des miroirs, mais ne connaissant pas la ctuvtsXskx, de quelle
nature est son rapport avec le Tout. Cela veut dire que tu ne connais
pas le lien qui rattache ces hommes et ces conduites, et en général,
les sïSwXa, au Tout. Or, il faut connaître ce hen pour voir le tÛttoç
(c'est à dire l'Eidos, ce qui se passe réellement dans l'Univers), cf. Lett,
et même pour en avoir un Xoyoç, une définition qui couvre tant soit VII 342
peu la réalité.nbsp;b. d.
C'est donc effectivement du problème de la (iéS-e^tç qu'il est
question ici. Mais s'il y a iiéamp;e^iç, il faut abandonner la thèse 241e
parménidienne, pour se ranger en quelque sorte du côté de Démo-
crite, qui hardiment avait postulé l'être du non-être. Non que Platon
adopte la solution démocratéenne de la réalité des atomes et du vide.
Quand même, dans le Timée, il aura l'air d'embrasser la théorie des
atomes, ce sera toujours un abîme qui le sépare de Démocrite: les
atomes de Démocrite sont matériels, tandis que ceux de Platon sont
structure, rien de plus : la matérialité leur sera conférée par un autre
principe, qui certes relèvera du xsvôv, mais qui en diffère en
même temps radicalement par le fait que malgré son „non-êtrequot;, il
est pourtant tension pure, et que de par cette tension intrinsèque
il produit, sous l'impression de la Structure, l'extension dynamique.
Mais n'anticipons pas sur le Timée: dans le Sophiste il ne se
demande pas tant la manière physique en laquelle se réahse la
KÉ'ô-eÇtç, que sa seule possibilité logique: Platon le formule nette-
ment quand il dit qu'il ne peut y avoir question de jugement 241e
faux, d'images, d'imitation, bref de tout ce qui rend l'être dans
l'imperfection de l'apparence, si l'on n'établit pas d'abord la
nécessité logique de l'existence du non-être.
Mais l'Être lui-même est-il solidement assis, et ne subit-il pas
243c le contrecoup de l'existence du non-être, à tel point de ne plus
être concevable lui non plus? Telle est du moins la question qui
se pose au sujet des théories antiques qui toutes posent hardi-
ment que le réel est un, ou deux, ou trois, et qui, en prétendant
242 être des philosophies, ne dépassent pas la mythologie, tant el-
les admettent des mariages et des liaisons entre les êtres, dont el-
243e les négligent d'établir l'identité logique. Car qu'est-ce que l'être
d'une dualité ? La question n'a de sens (à moins qu'on ne soit satis-
fait de la fonction purement mentale) que si l'on entend par ôv le
Eidos, qui est la seule réalité et qui confère la réalité. Si donc
243d,e l'un des deux membres de la dualité est, cela suffit, car on possède
par là tout l'être; de plus, en l'affirmant de chacun des deux, ils
ne seront qu'un au point de vue de l'être, car c'est lui seul qui,
par sa structure, suffit à leur communiquer la Réalité: l'Être sera
Un.
Il ne reste plus que de conférer l'être aux deux à la fois. Mais
cela revient à les unir dans une seule Unité, qui à plus forte rai-
son donne la primauté à l'être qui seul les fait naître à l'existence.
Adressons-nous à ceux qui disent que le Tout est un, et demandons
leur quelle est la définition de l'être. Leur Unité, qui, étant réelle,
244b,c est l'unité organisatrice, cause de l'unité structurale, confère-
t-elle l'être, ou s'exerce-t-elle sur un être coexistant ? Dans le pre-
mier cas Un et Etre sont identiques et ne diffèrent que de nom;
dans l'autre il y a duahté manifeste. Car si un Tout subit la coordina-
245a tion structurale de la part d'un principe supérieur, cause de l'unité,
il suppose non seulement dualité avec le principe ordonnateur,
mais encore une pluralité intrinsèque, dans laquelle s'effectue l'u-
245b nité. Supposons donc que l'être, qui est le Tout, soit ce Tout, non
pas par l'effet de l'infusion de l'Unité, mais qu'il soit ce Tout par
lui -même du même coup il serait affublé d'une autre fonction
c'est à dire, il constituerait un Eidos différent, celui du Tout, et il ne
saurait cumuler et la fonction de l'Être et celle du Tout, de sorte
Je rapporte aixà prédicativement au sujet xà Sv, tandis que
xè SXov est attribut.
qu'il perdrait, du moment qu'il veut être le Tout, l'Être dont il
aurait besoin pour être. On le voit, le raisonnement, s il ne veut
s'égarer dans le vide d'un verbiage creux, suppose un réalisme à ou-
trance, et spécialement la Réalité absolument Une de l'Eidos:
l'Eidos en question doit être ou bien le 6v (c'est à dire qui confère
l'Être), ou bien le ôXov (c'est à dire qui confère la Totalité); et
la conclusion s'impose que le Ôv, accaparant la fonction du Tout
se constituerait en oùx ov.
Il faudrait donc, pour sauvegarder et l'Unité et l'Être, planter
là le Tout: immédiatement l'Être lui aussi disparaîtrait, car com-
ment l'Être peut-il subsister sans être une Totalité, la totalité de sa
forme ? Mais le devenir aussi s'évanouirait, car devenir, c'est deve-
nir un Tout, une forme-, et ce qui s'évanouirait encore ce serait la
possibilité d'avoir quelque grandeur ou quelque dimension, par la-
quelle la forme se fasse connaître. Est-ce qu'il se mêle ici une
qualité phénoménale à la pensée, qui jusqu'ici était purement struc-
turale? Qu'elle en ait été influencée, cela n'est pas impossible;
mieux vaut pourtant admettre qu'ici encore la forme, qui doit
nécessairement s'extérioriser dans les dimensions phénoménales, les
porte en elle comme un quahté éminemment structurale, celle qui se
rendrait par le Grand lui-même et la Figure elle-même, qualité qui
est inimaginable sans la conception d'un Tout qu'elle constitue.
Jusqu'ici Platon a conduit le raisonnement en partant de sa pro-
pre conception structurale de l'Etre et de l'Unité. Il a conscience
pourtant qu'il existe une grande catégorie de penseurs qui n'agrée-
raient pas ce point de départ, mais pour qui être et exister matéri-
ellement est parfaitement identique. Si donc il dit qu'une lutte de 246a
Géants s'est engagée au sujet de l'être, il n'identifie pas l'être à
l'existence, comme d'aucuns sont enclins à le croire, mais il ne fait
que constater que l'être a une signification diverse, selon qu'on
appartient à telle ou telle école: ce qui donc s'impose c'est préci-
sément d'examiner si la matière seule est (et en ce cas être serait 246e
identiquement égal à exister), ou si ^^ux^- Swaioauvy) et bref, la
vertu, sont aussi des réalités, irréductibles à l'existence matérielle,
et qui par là supposeraient un être autonome d'une autre nature: du
reste n'y a-t-il pas des matériahstes prêts à reconnaître une autre 247c
possibilité d'être que celle de l'existence concrète? Le problème
') Cf. M. Diès dans son édition du Sophiste ad locum, p. 352.
-ocr page 140-sera donc de savoir si l'existence matérieUe épuise tout l'Être ou
bien si à côte d elle il se manifeste un Être d'un ordre différentquot;
et a supposer qu il faille reconnaître positivement cet Être autonome'
auquel d entre eux revient la primauté, de l'Être ou de l'Existence
rJ^!;nbsp;pas reconnaître inévitablement
que 1 existence matérielle se réduirait au néant sans le fondement
dnbsp;■ ^^^ ^^^ ^^ ^^nbsp;^ ^^-quot;o-
dépassera de loin la position du problème en ce qu'elle croira devoir
247a in ^nbsp;évidemment juste à cause d'une constitution
juste et qui suppose une présence réelle de la „justicequot; en elle- on
peut difficilement prétendre que cette structure, qui donne à l'âme
sa forme juste, appartienne aux réalités visibles; et de nier sa
réalité, comment le pourrait-on vu sa faculté de s'ajouter à l'âme
ou de cesser d'y être présente? Une entente paraît possible entre les
physiciens et Platon: il y a une définition de l'être que les mobilistes
accepterontsansréserve,etquipourPlatonaétélongtemps,peut-être
inconsciemment, le fond même de sa pensée : c'est le caractère dynami-
que de tout Être. Depuis le commencement de sa carrière philosophZe
c est caractere qu'il avait admis pour critère du réel, Ls se Soute
parfois qu il se supportait souvent mal avec le postulat statique de
^ science. C es a ce moment-ci de sa vie que la tendance latente
au_dj™sme se fraie un passage au dehors et qu'eUe réclame la
La confession franche de 247e (ne participe au Réel que ce qui a
une puissance naturelle quelconque, ne fût-ce qu'il l'eût exeL une se^le
fois dans la mesure la plus minime, ..car j'ose définir Vêtr^ par ^^
d autre que par la puissancequot;) met suffisamment à nu ce dynamisme
La netteté même avec laquelle la définition est exprimée ne permet pas
de n y voir qu une concession temporaire aux matérialistes IC^^^um
ni de lui enlever toute valeur platonicienne (Apelt, bS JI i 7^77?
Mais 11 n'y a pas lieu d'autre part d'y fonder la thèse de l'imrr,.
causale des Idées (Zeller, IP, I p. 689), moins encorr^e ' ^ ''
Platon le ..premier des énergétiq'ues n!odernes-'quot;Smptfi?°r?9^^^^
.u^est congénère à ^esprit de Platon. Toutefoist^rrrirr^;;
note ) p 16) quil s'agit moins d'une conception concrète que d'un
réalisme à outrance, qui réclame la Vérité absolue de l'objet de notre
vue spirituelle. Vérité se confondant avec Réaliténbsp;Ls^cÏte
247b
247a
247e
place qui lui est due dans la pensée de Platon. Celui-ci reconnaît
d'emblée comment il avait subi la fascination des „amis des Formesquot;,
ce sont les Eléates et les Pythagoriciens i), qui par l'effet de leur
adoration du Statique avaient atrophié l'Être non seulement, mais,
comme Platon le reconnaît clairement à présent, avaient rendue 248c
contradictoire et impossible la Science même. C'est avec une telle
force que cette conscience se fait jour en lui, qu'il lui échappe le
cri du coeur: „comment sera-t-il possible de refuser à ce qui est
dans le plein sens du mot (TravTsXwç Ôv) les attributs mêmes qui
marquent l'Etre, ce sont mouvement, vie, âme et intelligence?!quot;
Et il n'hésite plus à admettre pleinement la thèse, que d'abord il 248e
n'avait osé poser qu'avec réserve „vis-à-vis des mobilistes seulsquot;, à 248c
savoir que être coincide avec la puissance d'agir et de pâtir.nbsp;247e
Non qu'il quitte le camp des idéahstes, pour se ranger du côté
des physiciens: la science réclamera toujours l'élément durable dans
le flux des choses, et l'Eidos se maintiendra victorieusement contre
les adeptes du devenir. Mais il importera dès maintenant d'examiner 249c,d
à fond l'essence de cet Eidos, et d'en définir la fonction précise
qui lui permette d'être à la fois l'objet de toute science véritable,
et la cause de tout Être Réel
Il est vrai que Platon semble éviter de faire allusion à l'Eidos
en des termes explicites. La formule même de la division „selon les
structures naturellesquot; emploie le mot yÉvoç au lieu de sïSoç. Mais 253b
il n'y a aucune différence de sens. Immédiatement du reste Platon 253d
se sert du terme eïSoç dans l'explication de la méthode de cette
analyse. Et tout ce passage atteste que nous sommes en pays de
„puissancequot;, quand bien même elle commence par être plus ou moins
matériellement éprouvée, se sublimera-t-elle dans la conviction de
la Cause transcendante, qui seule sera garante tant de la Réalité dans les
objets que de la vigueur de l'Être.
') Cela n'empêche pas d'identifier en même temps ces Amis des
Formes à Platon lui-même (cf. Gomperz II, 596, Raeder, p. 328 s.) ou
à certains de ses élèves (Natorp 1.1., p. 294). Proclus in Parm. p. 149 of. Fol.
(suivi par Burnet, Gr. Phil. I, p. 91) dénonce les derniers Pythagoriciens, 596a
tandis que Ritter (Kerngedanken der Plat. Phil., p. 141 ; cf. Neue Unters.
p. 33) y voit un avertissement de Platon contre certains malentendus pro-
venant de sa terminologie antérieure. H sera difficile de trancher la ques-
tion. L'essentiel cependant est que le point de vue purement statique,
qui que ce soit qui y adhère, est désormais condamné.
') Comparez la note p, 128.
-ocr page 142-connaissance: l'Image unique qui, malgré l'individualité distincte de
chaque structure, les pénètre toutes; des catégories, dont chacune
présente une Image unique, et qui sont différentes les unes des au-
tres, mais qui tout de même sont enveloppéesnbsp;dans
l'Unité organisatrice d'une Idée supérieure; ces ensembles de nou-
veau concentrés dans une Unité d'ordre supérieur; d'autres Idées
qui s'excluent absolument. Décider si une structure ou une Idée
appartient au genre qui permet l'association, ou à celui qui
l'exclut sera alors la tâche du dialecticien. Il ne manque même pas
254a l'allusion à la splendeur de la région à laquelle s'appUque le philo-
sophe et au caractère divin de cette Image créatrice de l'Etre
qu'il cherche à saisir dans tous ses raisonnements.
Par quel bond audacieux s'est-il élevé jusque là, alors que, il
y a peu de temps, il était encore en proie au pire des embarras? C'est
la nécessité de la communauté des structures pour rendre possible
non seulement l'Univers, mais encore tout jugement humain qui a
fait Platon si hardiment avancer et l'existence du Réel et l'envelop-
253a pement structural des Formes. Reste à chercher le lien qui, en circu-
lant à travers toutes, effectue leur unité, sans toutefois rompre „les
252d nécessités redoutablesquot; qui divisent les contraires.
Si donc le philosophe s'est montré identique toujours à la concep-
tion une fois acquise, le Sophiste reste revêche et se réfugie dans
l'obscurité du non-être, et grâce aux ténèbres du lieu il sait en-
core se soustraire à notre emprise. En d'autres termes, la certitude
de l'Etre est tellement enracinée dans l'âme de Platon que tout essai
de doute y échoue et que, après chaque tentative de critique, son
âme s'écrie: „et pourtant l'Etre estquot;. C'est ce non-être, cet à|i.uSpov
254a sîSoç du Timée qui le hante et qu'il voudrait soumettre à la vision
254b claire de l'esprit. Aussi il ne relâchera pas avant de l'avoir bel et
bien examiné.
Il y a trois structures suprêmes, le mouvement et le repos, qui,
tout en étant contraires absolus, paraissent se fondre ensemble, telle
254d l'harmonie d'HéracHte, dans l'unité suprême de l'Etre, sans lequel
ils ne seraient pas. Du fait que mouvement et repos s'excluent mutu-
ellement chacun d'eux est à la fois identique à lui-même et divers de
1) Je crois que l'expression SiaxpivEtv xaxà yévoç n'indique pas la
même chose que tô itaxà yevr) SiatpsioS-ai : il s'agit du triage suivant le-
principe de l'association.
l'autre. Sont-ce là de pures prédications? Ou faut-il ranger le Même
et l'Autre parmi les Structures essentielles: c'est à dire faut-il
les considérer comme une puissance organisatrice autonome qui,
s'introduisant dans une autre Structure, la fait être ce qu'elle est
spécifiquement? Ni mouvement, ni repos, quoique participant à
la nécessité intrinsèque d'être identiques à eux-mêmes et distincts de
tout autre, ne possèdent cette nécessité par le seul fait d'être mou-
vement ou d'être repos\ car mouvement en soi n'est autre que mou-
vement et il en est autant pour le repos ; tandis que le Même est ce
qui confère à quelque chose le caractère de rester ou d'être identique
à soi-même. Mais pour l'Autre la situation n'est peut-être pas aussi
évidente. Pourtant, du point de vue de Platon, s'il n'y avait pas un
principe diversificateur, une tension diversifique, qui maintient la
distinction absolue entre tout ce qui participe au même Être, com-
ment ne pas reconnaître que tout se confondrait dans une seule iden-
tité immobile ? L'Autre (qui dans le Philèbe reparaîtra sous la forme de
l'àTOipov) est donc la puissance absolue de la divergence, telle que nous
l'avons déjà rencontré dans le Phédon, oii il caractérisait la duahté.
Cependant si Mouvement et Repos ne sauraient être identiques
au Même ou à l'Autre, il se pourrait que l'Être conférât, de par son 255b
Être, à la fois l'identité et la diversité à la Structure à laquelle
eUe s'applique. Eh bien, définir l'Être identique au Même conduirait
à l'identité de tout ce que peut contenir le ov: d'ailleurs, pour
que chaque structure ait son identité propre, il faut qu'elle parti-
cipe auparavant au principe diversificateur qui l'a faite structure
distincte. On peut donc affirmer que certainement le Même est à côté
des trois eiSt), créateurs de manifestations de l'Être, une quatrième 255c
Structure, nécessaire pour constituer leur Réalité. Mais Être ne
serait-il pas par définition ce qui confère l'individualité qui dif-
férencie et qui crée quelque chose comme un Réel autonome ? Platon
ne saurait l'admettre, et il maintient l'Autre comme une cinquième
Structure, la S-aTÉpou tpûtrtç, celle qui crée la diversité, de sorte que
chaque individu est distinct et différent de chaque autre, par le
fait qu'il participe à l'tSéa de l'Autre, c'est à dire parce que
la structure créatrice de la diversification se manifeste activement
en lui: si par hasard cette puissance cessait d'agir en lui, cela
signifierait sa mort comme individu et cela le ferait rentrer dans
la masse indistincte du non-formé.
Jusqu'ici il n'y a rien qui nous astreigne à admettre qu'il ne
s'agisse que du problème de la prédication : au contraire tout nous
invite à croire que Platon n'abandonne nulle part son point de vue
nettement réaliste. Mais que fera-t-on du passage suivant où il con-
clut qu'à propos du mouvement on peut prétendre à la fois qu'il est
256b identique, et qu'il ne l'est pas, sans aucun danger de contradiction?
Et encore: que le mouvement, étant distingué de l'Etre, en quelque
256d sorte n'est pas, et qu'ainsi la nature de l'Autre fait un non-étant
256e de chaque chose; de sorte que, si le domaine de l'Etre est étendu,
celui du non-être est infini? N'est-ce pas là l'effet manifeste de
la prédication?
On peut y opposer qu'au cours même du raisonnement Platon con-
state que, si le mouvement lui-même prenait part au repos, il n'y
aurait aucune absurdité à l'appeler „mouvement stationnairequot;.
Evidemment il n'y a plus ici question de pure prédication, puisque
256b pour pouvoir participer au repos, il faut que le mouvement lui-même
subisse sous quelque rapport la structure du repos: notre jugement
du mouvement stationnaire n'aura de sens que s'il repose, pour
Platon, sur une constatation de fait. Et Platon ajoute que cette con-
clusion est logique, du fait que nous avons admis que les genres
eux-mêmes ont la faculté de se mélanger mutuellement, ou qu'ils
256c s'y opposent par leur nature. Le mouvement donc, étant distinct de
l'Etre, et pourtant y participant parce qu'autrement il ne serait
256d pas, est à la fois réellement étant, ou mieux réellement manifestation
de l'Etre, et réellement non-étant, au sens de non identique à l'Etre,
ou n'étant pas l'Etre tout pur. Tout d'abord cela sent la sophisti-
que; mais le sens paraît être: si le mouvement n'est pas l'Etre inté-
gral, il doit être autre, distinct de l'Etre (ou un non-Etre), dans le-
quel l'Etre manifeste son Etre et qu'il appelle à l'existence. Par là
l'adjonction: et ainsi „dans toute la suite des genresquot;. Car le fait
qu'ils empruntent leur être à l'Etre les timbre en même temps du
non-être (comme des structures distinctes de l'Etre) et des êtres
(comme participant à la réalité). Aussi loin d'admettre que la for-
mule finale: par rapport à chacune des structures la puissance de
l'Etre y est immense, mais l'extension du non-étant est infini,
n'imphque que la simple prédication, du reste tautologique : le
mouvement est mouvement, il n'est pas----et puis une infinité
d'attributs dont on nie l'identité avec le mouvement, nous l'expU-
-ocr page 145-quons: pour qu'on puisse dire qu'une structure participe à l'Être,
il faut qu'elle soit par sa nature (donc entièrement) fxgt;] Ôv, tandis
que l'Etre ne s'y applique que partiellement. Car si par hasard le 8v
venait à l'envahir intégralement, elle coïnciderait avec l'Être et ne
serait plus elle même. Or, du fait du mélange des Structures, chaque
structure participe à une multitude de structures, qui, quoique di-
verses, se fondent pourtant avec elle en une unité réelle qui permet
notre jugement qu'elle est réellement les attributs qu'elle emprunte
à cette participation, mais qui nous oblige de constater en même
temps que les jugements qui contiennent la négation de la partici-
pation avec tout le reste des structures doivent être en nombre in-
fini. C'est une prédication, si l'on veut, mais le point de départ du
raisonnement et son seul fondement logique est que ces structures
ne sont pas que des concepts, ne dépassant pas le monde de notre
conscience, mais des principes créateurs et déterminateurs „dressés
dans le Réelquot;.nbsp;^ ^ T. 176e
Prenons pour exemple ces modèles mêmes dont parle le Théétète.
L'homme juste, tel qu'il est dressé comme modèle dans le Réel, est
une Structure d'une comphcation extrême, réunissant en elle tous les
attributs qui créent l'homme, et possédant par surcroît cette harmo-
nie parfaite en laquelle consiste la Justice. Ce que cette Structure
est, c'est à vrai dire une multiplicité (le Timée essaiera d'en ana-
lyser quelque peu la complication); mais ce qu'elle „n'est pasquot;
c'est toute l'infinité d'Être dont elle se distingue. Certes, dira-t-on,
mais ce non-être est tout dans la relation négative de ce modèle
vis-à-vis de l'océan de l'Etre. Platon au contraire dit: cette infi-
nité est réellement non-étant par rapport au modèle ; c'est là ce qui
constitue précisément sa distinction et son individuahté, l'Être ré-
fractaire à tout autre Etre que celui dont il admet le mélange: tout
le reste de l'Être est un non-étant pour lui, non pas grâce à la pré-
dication négative, qui ne serait qu'une assertion subjective, mais
grâce à son Etre spécifique, auquel aucun Etre „autrequot; ne saurait
s'ajouter sans défigurer sa nature propre. En somme, il en serait de
lui comme du mouvement: celui-ci aussi rejette comme incompatible
tout ce qui détruirait ou dénaturerait sa structure spécifique
et qui, pour lui, est tout l'Être. Si donc le non-être se révèle sous
quelque rapport être une relation, ce n'est pas une relation pré-
dicative, mais une relation réelle, intrinsèque, naturelle et comme
organique. Aussi le (xtj ov absolu sera-t-il dans la polarité des
257a contraires: à l'ov s'opposent les autres comme un non-étant,
à son unité s'oppose l'infinité des autres. C'est cette infinité même
qui est le non-étant dans laquelle s'établira l'Unité pour l'ap-
peler à l'Être; unité tant individuelle que totale, mais cette Unité
„postérieurequot; restera toujours polaire en ce qu'elle est l'harmo-
nie de deux pôles contrastants : l'Être de l'Un, le non-être de l'Autre.
Nous disions que le (xy) 6v absolu serait la polarité absolue;
mais ce n'est pas là la signification immédiate de la négation; elle
indique au préalable ce qui est autre, et ce, toute l'extension du
257b domaine de l'Autre. On pourrait croire de nouveau qu'il s'agisse de la
seule prédication; mais Platon se hâte d'ajouter qu'il est question
plutôt des choses auxquelles s'apphquent les noms dont on les ac-
compagne 1), que des noms seuls. Et ces choses, il ne les entend à
présent qu'appartenant au domaine de l'Être. Une analogie sou-
daine s'ouvre et ne laisse pas d'entraîner Platon: si, en restant dans
257e le domaine de l'Être nous apphquons hardiment la négation à des
Structures quelconques, comme au Grand et au Beau, pour indiquer
toute l'étendue des choses ne participant pas à ces structures, soit
comme des contraires qui l'excluent, soit comme espèce indifférente,
ne comportant pas positivement la Structure en question, comment
ne pas concevoir la possibihté d'étendre ce jugement à tout le do-
maine de ce qui s'offre à notre Pensée, à savoir et ce qui y rentre
comme intelligible, et ce qui s'y oppose et reste rebeUe à tout essai
d'intellection, et de postuler qu'ainsi le ^rj ôv n'indique pas en soi
258b la négation totale de l'Être, mais seulement une distinction d'Être.
Le doute se lève aussitôt : ce (xv) ôv serait-il inférieur à rien d'autre,
et, tout en conservant sa nature intrinsèque, est-il positivement?
Et que Platon ne méconnaît pas toute l'étendue de cette con-
cession, il le prouve par la définition nette et précise, qui en même
temps confirme singulièrement notre hypothèse concernant la na-
ôdTEpov T^Ç àTTOçàcetoç est-ce une glose pour essayer d'expliquer
ETTtcpS^sYY^ixeva ?
Tivàç ëvoç yévoui; doit s'entendre plutôt avec Apelt comme „ab
uno quopiam generequot; qu'avec Diès comme d'un genre déterminé,
à savoir du genre autre. On détache un être du genre auquel il appar-
tient naturellement pour l'opposer à une structure spéciale comme
le Beau. Cette séparation ne se fait que par le pensée; toutefois l'oppo-
sition est réelle.
ture même de l'Eidos : peut-on prétendre que le [xv] ov soit donc, au
même titre que l'Etre, une Structure une, s'exerçant sur la multitude
des choses réelles, pour les transformer, soit individuellement, 258c
soit comme totahté, en „non-êtrequot; ? Cette Structure une doit, le rai-
sonnement l'a indiqué, être identiquement égal à l'Autre, c'est à
dire à un principe diversificateur. Il s'ensuit que le [x-yj ov serait
ce principe au sens absolu du mot, principe qui, en ne s'écartant pas
de l'Etre, en fût pourtant l'antipode contrastant. Est-ce soutena-
ble? En jetant un regard sur l'évolution ultérieure de Platon on se-
rait plutôt tenté de dire que, après avoir cherché l'Etre du non-être
dans l'àrcsipov, il en vient, dans le Timée, à limiter la fonction
de l'Autre au domaine de l'Etre proprement dit, quoiqu'il l'oppose
à l'Etre pur qui s'exprime dans l'Âme, pour confiner le (xy) Ôv dans un
Eidos nouveau, le troisième Eidos, dont la fonction sera bien encore
ceUe de la diversification absolue, mais en y ajoutant un caractère
obscur qui le fait apte à être porteur des qualités concrètes. Il
nous incombera donc d'examiner l'évolution précise qui, depuis
l'Autre comme identique au non-étant, conduit au non-étant comme
Eidos à part, dans le Timée.
Ce qui est acquis en tout cas c'est que Platon, une fois pour
toutes a dit adieu à un présumé contraire de l'ôv. Pour que la plu- 258e
ralité, même dans le domaine des structures absolues, puisse exister
(et c'est une existence de fait pour Platon!), il faut nécessairement
qu'il y ait un principe diversificateur qui, d'une part, en s'oppo-
sant à l'Etre crée la Matière dans laquelle celui-ci puisse exercer
sa fonction propre, et qui, d'autre part, diversifie cette Matière
à l'infini, de façon à créer la pluralité qui est à la base de notre
Univers. Mais, répétons-le, nous ne saurions nous éloigner de si peu
soit-il du domaine de la Réahté pure: il ne pourra s'agir que de
Structures, qui dans leur diversité, comme dans leur particularité
ne coincident pas avec l'Etre, et réclament donc un principe qui les
ait créées comme telles. Mais de là à exphquer la réalité concrète, il
y a un grand pas. C'est d'ailleurs déjà beaucoup d'avoir posé, comme
nécessité logique tout autant que réeUe, un principe du non-être,
qui de par sa participation à l'Etre, et tant qu'il y participe, mérite 259a
la qualification d'Etre au même titre que toutes les autres Structures.
Il semble que Platon ajoute que, dans sa qualité d'„Autrequot; aussi, le
non-être est réel: sans lui la diversité des structures serait une
illusion, et tout jugement, reposant sur leur connexion naturelle,
la pire des erreurs. Pour qu'il y ait Science et Réalité, il faut que
le non-être, en recevant en lui l'Être, le différencie d'abord de
tout le reste, de sorte qu'il conserve son être à lui, distinct de
tous ensemble, comme de chacun à part, n'étant rien excepté lui-
même; et ensuite, qu'il diversifie, ou peut-être mieux qu'il main-
tienne l'individualité inahénable de chaque structure, malgré sa
participation à l'Être. Vu de ce biais il doit bien nécessairement être
réel ce principe sans lequel l'Univers se fondrait dans une unité
amorphe: c'est lui qui rend possible que l'Être, en s'éparpillant
dans des milliers de structures diverses, rend la pluralité réelle
259b sans s'y confondre, et que, tout en se faisant oùx 6v du fait qu'il
y descend, ne se perd pourtant pas, mais se conserve distinct de
toutes ensemble comme de chacune à part, étant lui-même malgré
sa participation infinie.
Sont-ce là des arguties éristiques? La question est en quelque
259c sorte posée par Platon lui même. Il y répond qu'il ne peut s'agir que
de la définition de la Réalité, à la fois des plus difficiles, comme
elle est d'une beauté consommée.
C'est à la recherche du sophiste que le problème du non-être
260d avait été posé: ce lieu-là lui avait servi d'abri. Or, le non-être
s'est révélé Être; bien plus, la possibihté même de la diversité et,
à sa suite, de la connexion des structures dépendait de la vérité du
(XY] ôv. Mais est-ce que cela étabht également la possibihté du ju-
gement faux ? Platon saisit d'emblée le problème dans toute sa pro-
fondeur: pour qu'il y ait jugement faux, il faut que le Xoyoç, le rai-
sonnement, soit intérieur, soit extériorisé par la parole, appar-
260a tienne au domaine du Réel; en d'autres termes, que le contenu de
notre discours soit identique à la connexion réelle des sÏSt) ; que le
259c „raisonnement soit né pour nous du fait de la connexion des struc-
260b turesquot;. Alors seulement le jugement pourra être faux: le (xy) ov, qui
a paru être une structure parmi les autres, éparpillée à toutes, devra
s'étendre par là nécessairement au raisonnement aussi. Le sophiste,
pour se sauver, le niera et prétendra que le (i.-}] ov ne s'apphque pas au
raisonnement et au jugement: „il est absolument impossible de con-
260d cevoir ni d'exprimer le non-étantquot;.
La démonstration se fait au moyen de la connexion : le discours
est un „enchaînement de noms et de verbesquot; qui, parallèlement à
l'accord des choses, en exprime „l'action ou la non-action, l'être ou le 262d
non-êtrequot;. Le contenu du raisonnement est réel, sans cela il n'est 262c
pas raisonnement. Le discours „Théétète volequot;, quoique ne se ser- 262d
vant que d'éléments réels, n'en constitue pas moins une affirmation
fausse ; car il établit une connexion fausse. Or, à propos de chaque
être il y a beaucoup de possibilités réelles, mais une infinité de
possibihtés non réalisables. Par exemple, l'acte de voler est une
réalité à laquelle a part toute une classe d'individus : mais cet ôv ne 263b
s'est pas réalisé dans d'autres groupes d'individus, beaucoup plus
nombreux que les êtres volants. Si dans chaque classe (correspon-
dant à une structure spécifique) il s'est réalisé beaucoup de eÏSt) (qui
par rapport à elle et en elle sont des ôvTa), plus nombreux en-
core sont les siSt) qui ne se sont pas réalisés en elle. La conne-
xion donc d'une classe avec des eïSï] qui en elle ne se sont pas ré-
alisés, constitue un raisonnement faux, auquel on peut appliquer le
qualificatif de „réellementquot;, parce que le raisonnement, étant du 263d
réel, a une multitude de connexions possibles, mais une infinité de
connexions impossibles. Et comme un raisonnement qui s'achève
dans une affirmation ou dans une négation s'appelle un jugement
(Soxeî; [xoi) celui-ci aussi se trouve être vrai ou faux suivant la con- 264a
nexion vraie ou fausse des structures.
La quahfication du raisonnement comme comportant une multi-
tude de connexions possibles et une infinité de connexions non pos-
sibles, tout en ayant l'air d'être rigoureusement parallèle à la défi-
nition des structures, n'en forme pas moins un enchevêtrement in-
conscient avec le procédé purement logique de l'affirmation et de la
négation. Mais n'oublions pas que pour Platon l'affirmation et la
négation, si elles veulent être valables et avoir un sens, doivent être
enracinées dans le réel. La négation par là devient une constatation
positive, à savoir celle du oûx ôv; et ce oûx Ôv, pour être réel, doit
pouvoir se déduire nécessairement de l'être de chaque structiire : le
oûx Ôv de chaque structure devient dès lors qualité aussi positive
d'elle que sa connexion positive: le (xyj ôv, étant „Structurequot;, crée
à lui-même les limites suivant lesquelles les structures se dif-
férencient, et c'est lui qui préside à tout l'agencement compliqué
des relations mutuelles, obéissant à une harmonie supérieure. Non
que ce (jiT) Ôv soit une harmonie; c'est pourtant lui qui, par la force
de son emprise nécessaire, maintient rigoureusement comme la
tension réciproque dont l'harmonie a besoin pour se réahser : prélude
grandiose au Timée, et en même temps fécondation inconsciente par
la vision géniale d'Héraclite.
La fin du dialogue reprend la recherche du sophiste suivant le
système de la dichotomie. De ce que le jugement faux a été démontré
possible il est inféré directement qu'il y a des imitations du réel
et par conséquent un art de tromperie. Si cette déduction était va-
lable, nous n'aurions affaire qu'à une construction purement menta-
le: l'attribution subjective de certaines qualités à un sujet auquel el-
les ne conviennent pas. Dès que cette solution se montre, Platon se
transporte d'un bond dans le réalisme : pour que ce simulacre soit
réel et pour qu'il puisse donc apparaître dans un jugement de maniè-
re à le rendre faux, il est de toute nécessité que ce simulacre lui aussi
ait son fondement intrinsèque dans la structure du réel. Or, le réel
présente à côté des formes vraies, des images qui en dépendent et qui
y sont associées suivant une loi structurale: c'est par exemple une
266b,c relation structurale spécifique (sîSoç) qui nous fait paraître l'image
renversée en des surfaces lisses. Il n'est donc pas étonnant de voir
que Platon range ces deux parties de l'art créateur, celle qui fait
266c naître les formes vraies, et celle qui engendre les images, dans
la catégorie de la production divine, qui seule fera l'objet de la
science. L'homme lui aussi possède son art créateur, divisé en
deux espèces, celle qui produit des choses réelles, et celle qui ne
produit que des imitations. Le sophiste devra se trouver natu-
rellement dans cette dernière division; ce n'est pas à nous inté-
resser, surtout que sa fonction se dégrade à celle du sophiste his-
torique. Notons seulement que son art d'imitation s'occupe principa-
lement de la contrefaçon de la vertu en général, et spécialement
267c de la „configurationquot; de la justice i).
Ni au point de vue logique, ni au point de vue ontologique cette
fin n'est satisfaisante. Dans le domaine logique la critique de la
dernière partie du Théétète garde toute sa force vis-à-vis de la pos-
sibihté du jugement. Aussi est-il tout naturel, comme nous l'avons
fait pour des raisons différentes, de dater la dernière main du Thé-
Il n'est pas absurde de croire qu'ici même on ait affaire à une
allusion cosmogonique: le monde concret, condition du „sophistequot;,
n'est-il pas une contrefaçon de la Vertu qui constitue la vraie Répu-
blique, à savoir la Justice suprême qui s'étale dans l'univers visible ?
étète après le Sophiste. Dans le domaine ontologique la victoire a
été temporaire. Le (x-)) 8v qui, incorporé dans l'Être, semblait avoir
perdu son mystère déconcertant, ne se laissera pas dompter si faci-
lement. Certes son incorporation dans l'Être sera définitive ; mais
après avoir fait figure de l'Infini (ôcTOtpov), il finira par être
et rester l'Autre du Timée. Le monde de l'apparence et de l'imitation
réclamera une autre structure, la troisième Forme, obscure entre tou-
tes, que Platon essaiera de saisir dans le Timée; le Sophiste, si
victorieusement ligoté dans le dialogue qui porte son nom, aura trou-
vé un nouvel abri: réussira-t-on jamais à le chasser de là et à le
comprendre dans toute la comphcation infinie de son non-être ? Ou
serait-ce que nous qui, par notre statique mentale, aurions évoqué le
monstre, sans pouvoir le faire rentrer dans la bouteille ? Il se pourrait
que seule sa négation absolue apportât la solution de l'énigme. Je
veux dire sa négation comme problème chimérique ; ce qui implique-
ra sa position comme Réalité primaire: le dynamique créant l'Uni-
vers comme il crée la projection mentale par laquelle nous le compre-
nons. Mais n'est-ce pas dans sa conception de Structure que Platon
s'approche de cette vision libératrice ? H y a dans les Lois un texte
curieux qui attribue le Mal, c'est la négation du Bien, à l'Ame au 896c,d
même titre que le Bien positif. C'est bien là l'Harmonie des con- 897c
traires, résolue dans la Structure dynamique de l'Ame, qui, dans son 904a
Être bipolaire, mais cette fois un Être dynamique, enveloppera
l'Univers entier, sans laisser hors de son emprise quoique ce soit,
voire en y englobant jusqu'à sa négation même.
Il y aura lieu d'examiner à quel point Platon a été conscient
de cette solution, et si l'Eidos qui s'est développé petit à petit
vers une conception plus dynamique, sera purifié de façon à pou-
voir porter sans contradiction la responsabihté de la Réahté. Pour
le moment disons adieu au Sophiste et adressons-nous au Pohti-
que.
') Je dois ajouter une seule remarque. Le terme yévï], qui a été cou-
ramment employé pour indiquer „les genres supérieursquot;, semble être
supérieur aux eîSt), en lesquels ils doivent être analysés. Nous avons
déjà fait observer qu'il n'en est rien. L'cîSoç indiquant et l'unité de
structure qui englobe une multitude de structures, et l'unité structurale
qui caractérise chaque forme, il est tout naturel qu'il est à la fois sub-
ordonné à lui même et qu'il se comprend lui même. Pour éviter des con-
tresens ou des malentendus Platon emploie des termes différents.
12. Le Politique
Une des données les plus importantes de ce dialogue est la dis-
263a,b tinction expresse entre partie et structure spécifique. Comme c'est
la structure spécifique qui crée l'espèce, Platon ne fait pas de dif-
férence entre le terme yévoç et eîSoç i). Le terme „partiequot; ne
convient que si la partie correspond à une division naturelle, celle
qui suit les caractères des structures composantes d'un tout. Pas
plus que les Hellènes représentent une structure spécifique, se déta-
262d chant de l'humanité entière, ou que la série des nombres jusqu'à dix-
mille, du fait qu'ils se prêtent plus facilement à la représentation,
forme une classe à part par rapport à l'infinité suivante, la division
des êtres vivants en hommes et animaux correspond à la nature des
choses. En suivant le principe naturel de formation (eïSoç) on parta-
gera le genre humain en mâles et femelles, et les nombres en pairs et
impairs. C'est ainsi qu'il faut faire toujours en essayant d'attein-
262b dre l'image elle-même en laquelle se résume le principe (îSsa) et
en évitant de mettre à part une petite portion en face de plusieurs
262a grandes et surtout de négliger la structure naturelle.
Pour le moment on a pour tâche de définir la science royale et
258c de lui apposer un cachet qui le qualifie d'image unique, la distin-
guant de toutes les autres du même niveau, que nous marquerons du
sceau d'une autre structure unique, se détachant nettement de la
science que nous cherchons. Il est vrai que le résultat de la défini-
267a tion n'aura atteint au premier abord que le nom de l'art du Politique,
267c nom qui, l'expression „si nous voulons le ramasser dans un nom uni-
267b quequot; l'atteste, répond seulement à une représentation du niveau
mental. Aussi la critique qui suit tâche-t-elle de creuser en profon-
deur pour pousser ses racines dans le sol vivifiant du Réel. Que Pla-
265e ton ait pourtant toujours eu en vue le réel, c'est ce que prouve d'a-
266b bord l'équivalence réitérée du terme cpûaiç avec sîSoç ou yévoç, et
») Il est tout naturel que tout d'abord, dès l'attribution de la fonc-
tion dynamique à l'Eidos, celui-ci a risqué être supplanté par le yévoç
qui, de par sa nature, semble plus apte à figurer le caractère dynamique
de la structure. La sortie contre „les Amis des Formesquot; date de cette
période. Peu à peu l'Eidos se redresse et maintient sa nécessité eidétique
à côté et au dessus du devenir dynamique.
L'homme a puissance de deux pieds comme la diagonale du carré
d'un pied de côté, la puissance de cette diagonale étant le carré de
ensuite l'emploi des termes xaTa^B-pauCTavreç et xaxaxexspiidcTiCTTai, 265d
qui préludent au Timée en ce qu'ils indiquent la méthode physique
qui conduira à l'isolation des eISt) élémentaires.nbsp;266a
La représentation du niveau mental à laquelle nous allusions
n'est pas fausse, ni même irréelle: elle pêche surtout par manque 268c
d'exactitude. La distinction nette n'est possible qu'à l'âme au mo-
ment où elle voit directement l'essence de la structure. La définition
logique, tant qu'elle est comprise dans l'enchaînement des concepts,
et le nom, tant qu'il ne couvre qu'une représentation, ne sauraient
répondre du Réel ni l'une ni l'autre. Nous retrouvons ici la consta- 342d
tation de la Vile Lettre.nbsp;.343b
Dans le mythe suivant il y a peu de chose qui intéresse di-
rectement notre sujet. Le Tià-B-oç qui est dit être la cause de toutes 269b
les merveilles que conte la légende, est un phénomène, un état de
choses qui découle directement de la constitution de l'Univers com-
me mélange de Réel et d'Irréel, ainsi que de la Loi qui préside par 269d,e
là à son évolution : tantôt il est révolu par la volonté divine, tantôt
il est abandonné à sa CTrlfxqjuToç ÈTri-S-unta. La comparaison de ces 270a
mouvements alternatifs a été emprunté à la suspension du modèle 272e
à un fil tordu, comme déjà M. Schuhl l'a ingénieusement expHqué
Mais Platon ne va pas jusqu'à transporter cette cause mécanique à la
réalité : l'Univers constitue „une masse énorme en parfait équilibre
sur un pivot extrêmement petitquot;; et si c'est la cause divine qui lui
imprime son mouvement primitif, le mouvement rétrograde résulte
de la (j^ixfDToi; èmamp;uixta, que l'on peut certes comparer à la tension
du fil tordu, mais qui, si nous serrons de près l'analogie, représente
en réalité la réaction accumulée de la nature du dissemblable, au-
quel la partie divine de l'Univers a été unie dès sa création. C'est ainsi
qu'on doit peut-être expliquer l'âme mauvaise des Lois, à laquelle nous
avons déjà fait allusion, comme la négation polaire de la tendance
positive du Bien, négation, qui, au lieu d'être rattachée au „corpo-
relquot;, a été intégrée dans la Réalité de l'Être. Mais dans le Politique
c'est déjà cette solution qui se dessine: que veut dire autrement
le quadrupède a puissance de quatre pieds, comme la diagonale du carré
de côté cette diagonale ayant la puissance du carré de y'4. La note
de M. Diès est donc erronée (ed. Budé pg. 16).
') Sur le mythe du PoUtique (Revue de Métaphysique et de Morale,
XXXIX (1932), pg. 47—58).
l'appréhension que l'Univers, abandonné à lui même, ne sombre dans
l'Océan infini de la dissemblance? Car cette dissemblance n'est au-
tre chose que la divergence absolue dont nous avons parlé à propos
de la genèse des nombres, et qui sera symbolisée dans le Philèbe par
l'fcsipov, le principe auquel manque toute forme et toute déter-
mination et qui, par son essence, est diversification absolue. Cer-
tes, ce principe semble ici dériver encore du fait que l'Univers, par
sa composition originaire, a eu part à quelque force ténébreuse du
Mal, mais tout-de-même il porte la cause de sa déstruction, tel un
catalyseur congénère, en lui-même, et, puisqu'il est essentiellement
Ame, Platon est tout près d'admettre le monisme absolu de l'être.
La définition récusée a péché surtout par un défaut de nomencla-
275d ture; mais elle est erronée encore parce qu'eUe s'est attachée à un
277b modèle de „belle grandeurquot;, au lieu de s'en tenir à une analogie plus
278e simple et entièrement compréhensible; car c'est là le vrai rôle de
l'exemple, de permettre à l'esprit de comprendre dans une seule ima-
278c ge intelhg'ible, créant un seul jugement vrai, le fait mal compris, à
l'aide de la perspicuité de l'exemple: notre âme ne saurait s'y pren-
278d dre autrement pour reconnaître les syllabes complexes et difficiles
de la Réalité. Car si l'analogie dont nous partons se trouve être un
278e faux jugement, comment gagner l'intelligence exacte de la vérité?
Non, si nous voulons nous attaquer à la Structure grandiose du Roi,
il faut chercher une structure moins étendue et moins subhme, et qui
rappelle pourtant sa fonction, pour essayer d'obtenir une idée nette
et claire de son essence i). Il s'entend que Platon apphque ici, où U
s'agit d'une intelligence profonde, le terme sîSoç, là où il s'est
277a servi de gxwol, quand il voulait indiquer plutôt l'esquisse ou
l'ébauche extérieure de notre représentation: la comparaison du
sculpteur est pour quelque chose dans cette image concrète.
Le nouvel exemple introduit la distinction entre cause essentiel-
28 Id le et causes secondaires, mais surtout la notion de mesure absolue,
c'est à dire celle qui compare l'objet à sa norme intrinsèque, ou à
283d la structure qui a présidé à sa naissance à l'être: tout ce qui s'ac-
284b corde avec cette structure est beau et bon; tout ce qui admet le
plus ou le moins de cette structure est imperfection fâcheuse. Aus-
Quant à l'origine de cet exemple, elle est dans une S6Ça soudaine,
une vue poétique qui lui a fait comparer l'Univers à un beau et parfait
tissu.
si est-il nécessaire, si l'on veut sauver les arts, qui par défini-
tion consistent dans la perfection des proportions, d'admettre (ùtto- 284c
TiS-sffamp;ai) non seulement l'existence de ce qui confère la mesure, 284d
mais encore la possibilité de la mesure par rapport à cet étalon abso-
lu. Il est clair que cet étalon n'est pas un objet arbitraire auquel on
reporte conventionnellement toutes les mesures, mais qu'il est l'Ei-
dos lui-même, qui par l'Idea que nous en avons dans notre âme est
accessible au repérage effectif. Il est important de noter le progrès
accompli sur le Phédon: là c'était l'existence des Structures qui
devait assurer la réahté de l'âme et en conséquence sa permanence ;
ici c'est l'existence des arts eux-mêmes qui est garante et de la Ré-
ahté et de son accessibilité à la Science: tout art serait une vai-
ne illusion si elle ne pouvait se fonder sur la certitude que l'artis-
te dans sa création parfaite s'élève au dessus du contingent pour se
conformer à la configuration absolue de l'Etre. Le Beau qui dans le
Phédon était un „aÙToquot; inaccessible, hypothèse nécessaire pour la
certitude du raisonnement, descend ici dans la réalité concrète au-
tour de nous et il s'avère qu'aucune production artistique ou pro-
fessionnelle n'est possible sans la collaboration actuelle de la Nor-
me et de la Structure absolues.
La juste mesure est appelée la vraie proportion, le moment déci-
sif, ce qu'il faut, bref tout ce qui tient le juste miheu entre les 284e
deux branches infinies dont l'une s'étend vers ce qui est plus grand
et l'autre s'écarte dans la direction du plus petit. Il est vrai que
c'est une phrase commune dans la bouche des gens cultivés que de 285a
dire que la mesure est tout ; mais la vraie portée de cette assertion
leur échappe, faute de s'être habitués à analyser la réalité dans ses
structures essentielles: car si les arts consistent dans la mesure,
il ne faut pas confondre la mesure relative au cours de l'exécution
avec la mesure idéale qui discerne l'inégalité avec la Norme : le vrai
philosophe, s'inspirant du procédé qui est à la base de tout art, ne 285b
repose pas avant d'avoir discerné dans les complexes souvent dé-
concertants qui nous entourent les distinctions naturelles provenant
des structures composantes, ni avant d'avoir reconnu dans la plura-
hté, discontinue en apparence, les traits de famille qui les marquent
comme appartenant à une seule communauté de structure, auteur de
leur ressemblance une. Car l'unique but de nos pénibles recherches
est de créer la méthode qui nous mette en état d'analyser la réahté 286d
286b suivant ses structures : chaque problème spécial ne vise en effet que
la maîtrise du Tout et l'habileté de trouver le raisonnement exact
287a qui rende compte du Réel. Certes il y a quelques cas faciles où
285e une simple image suffit à nous faire comprendre certaines réalités;
mais les réalités les plus grandes et les plus importantes n'ont au-
286a cune ressemblance concrète qui soit capable d'en donner une idée
exacte; elles exigent une intelligence raisonnable que l'on doit dé-
velopper en commençant par des exemples pas trop ardus.
L'analyse de la constitution de la société nous met dès Tabord
en présence d'une série de structures subalternes qu'il est nécessai-
re de dépecer comme une bête de boucherie, en s'astreignant à dé-
couvrir les articulations maîtresses qui correspondent au nombre
aussi petit que possible de divisions essentielles. Chacune de ces divi-
287e sions structurales a sa fonction (Sivafxiç) bien déhmitée: l'mstru-
ment a celle de contribuer à la production d'une chose ; le vase, divi-
sion qui présente une foule de structures diverses, a fonction de con-
tenir* elle correspond donc effectivement à une seule iSéx: et amsi
288c de suite. Relevons spécialement la cinquième et la sixième division ;
la première, parce qu'elle projette un jour spécial sur l'expression
des Lois où l'homme est dit être le divertissement de Dieu: serait-ce
à dire que pour Dieu l'Univers est une musique, une harmonie subli-
me dans laquelle l'homme aussi entre pour sa part infime? Lui même
il ne connaît pas sa destination, mais comme chaque ornement bien
fait a sa fonction précise et nécessaire dans l'oeuvre d'art conçue par
le génie de l'artiste, ainsi l'homme aussi contribue à parfaire 1 har-
monie telle qu'elle est issue de la Vision grandiose du Créa eur
288e Et la Matière, caractérisée de groupe primordial, produite par tant
d'arts différents et présentant par là des structures diverses, comme
les métaux, les bois, les peaux, mais qui n'en constitue pas moins
une unité de fonction qui permet de la réunir et de la comprendre
dans une seule idée, celle d'être des espèces simples au moyen des-
quelles on peut fabriquer la structure composée de toutes les autres
288e classes d'objets (aóvW sïSv) y-vöv) : son caractère spécial est donc
surtout d'être exempt de toute composition et en consequence
d'être matière première (TrpcToyevéç) dans toute la force du terme.
Ces sept divisions suffisent à constituer tout 1 appareil de la so-
289b ciété humaine. Certes il y a encore des genres de moindre importance
comme par exemple tout ce qui se laisse embrasser sous 1 image re-
présentative (îSéa, la représentation) de la monnaie, du sceau,
de l'empreinte; mais on pourra, la bonne volonté aidant, le faire
entrer dans une des divisions sus-dites. L'expression îSéa tou vo-
[l'KxyLXToç tient le milieu entre la représentation et la notion, toutes
les deux relevant de l'image intérieure, qui pour Platon, quelque
subjective qu'elle puisse être, garde toujours son affinité avec l'Ima-
ge créatrice qui a présidé à sa structure. Or, la monnaie, le sceau,
l'empreinte en signe de contrat, pour être de moindre importance,
n'en dérivent pas moins d'une convention voulue et doivent répon-
dre pour cela à une idée créatrice qui a précédé l'usage et à l'applica-
tion concrète.
Dans la qualification des sophistes, qu'il faut en premier Ueu sé- 291b
parer d'avec les vrais politiques, il est dit à leur égard qu'ils res-
semblent tantôt à de grosses bêtes féroces comme des lions et des
Centaures, tantôt à des êtres insaisissables et rusés: en un dm
d'oeil même ils échangent ces aspects comme ces fonctions. ISea
est prise ici, il faut l'avouer, dans un sens très voism de son ori-
gine, c'est l'aspect, l'apparence extérieure, l'ïmage concrete. Il
ne faut pas perdre de vue pourtant que l'Etranger dit qu'ils ressem-
blent à ces monstres, c'est à dire que c'est l'image qui s'impose à
notre représentation dès que nous voulons nous faire une idée de leur
signification; en prétendant, par conséquent, qu'ici encore le mot
s'emploie au sens d'image représentative, jointe à la fonction assor-
tissante, on est, je crois, plus près de la vérité qu'en la définissant
tout simplement d'apparence extérieure, dont il n'est aucunément
question.
Pour pouvoir effectuer la séparation il est besoin de passer la
revue des diverses formes de la constitution. La monarchie présente
deux structures, la tyrannie et la royauté. Il est avéré que la roy- 291e
auté est une science, et ce une science critique et directive. La-
quelle? Nous ne le savons pas encore. Et pourtant il faut le votr
clairement avant de pouvoir procéder à l'écartement des prétendants.
Vu l'inclinaison de Platon à l'étymologie, il n'est pas improbable
que ce terme ESeov contienne une allusion à l'Eidos, ou mieux a
l'LSéa qu'il s'agit de dépister; et nous nous rappelons d avoir ren-
contré pareille allusion au cours de notre étude.
Le seul critère de la science est la compétence absolue qm, lom
d'avoir besoin de règles écrites pour guider ses prévisions, puise 297a
directement dans sa propre vision de ce qui est meilleur. Dans le
cas du politique la Norme qu'utilisent les vrais détenteurs de la sci-
293d ence est le Juste. Le Juste est un Eidos, une Structure réelle, qui
à la fois est le fondement de toute connaissance: sans doute pour
Platon il y a une union étroite de termes et d'idées entre sïSoç, eî-
Swç etnbsp;Car si îSs« se rapporte plutôt à la vision, à
la représentation immédiate, à la Notion, l'Eidos, comme fondement
de la Réalité structurée, sera par là par excellence l'objet de la
science. Pour le politique aussi donc les vraies lois seront données
300c par ceux qui connaissent l'Eidos; ceux qui ne le connaissent pas
(àvsTTiffr/jfjioveç) tâcheront, il est vrai, d'imiter le vrai, à savoir
300d l'Eidos, la structure du Réel, mais il n'en résultera qu'une imitation
mauvaise ; le technicien, en s'inspirant du Réel, ne produira pas une
300e imitation, mais c'est du réel qu'il créera: sa constitution à lui,
toute vivante et immédiate qu'elle est, méritera le nom de structure
au même titre que l'exemple dans le réel. Il est probable que nulle
part sur notre Terre pareille constitution n'ait été réalisée ni le
doive être jamais; toutefois c'est elle qui est la vraie norme oil
visent toutes les constitutions terrestres et dont elles ne sont que
des imitations imparfaites. Mais ce n'est pas là le résultat qui im-
porte ou qui intéresse même Platon outre mesure. Rappelons-nous le
286a rôle que Platon assigne à l'exemple, celui de nous aider à compren-
dre les choses plus élevées, voire qu'il dit expressément que le vrai
but de nos pénibles recherches n'est pas le politique, ni le sophiste
mais le Réel lui-même qu'il faudra comprendre à l'aide de ces exem-
ples accessibles, et il sera évident que la relation structure-imita-
tion qui se présente tout naturellement et qui peut être comprise di-
rectement dans l'exemple analysé, doit servir d'interprétation pour
la Réalité autrement complexe de l'Univers. Les cinq constitutions
possibles, représentées par cinq noms, n'en font pourtant qu'une:
301b ev t^ovov yéyovev i). Ce iv, c'est l'équivalent de l'Eidos; sa
301bnbsp;') Il n'y a aucune raison de changer le texte des manuscrits: „c'est
par là que les cinq noms des constitutions, que l'on distingue actu-
ellement, n'en font réellement qu'unquot;. Qu'il y ait cinq constitutions
dérivées et non pas quatre (Badham), cela résulte du texte et encore
de l'énumération expresse 301c. Quant au texte fantaisiste de M. Diès,
il ne présente aucune cohérence dans le raisonnement et ne dit exacte-
ment rien.
structure serait la constitution telle qu'elle naîtrait directe-
ment du génie du chef compétent; les formes qui se présentent à
notre expérience ne se laissent comprendre que pour celui qui se re-
porte à leur structure idéale ; c'est elle aussi qui en constitue l'unité
comme la raison d'être et même l'origine concrète. Il n'y a pas jus-
qu'à sa défiguration la plus radicale, celle où l'ignorance complète
de l'objet à imiter guide l'imitateur qu'est le tyran, qui ne reçoive 301c
sa signification vraie et compréhensible par la comparaison de l'Idée
lointaine dont elle dérive : c'est du reste la théorie de la Répubhque. 587e
En quoi consiste donc cet Eidos de la vraie constitution ? II sem-
ble que Platon laisse transparaître sa pensée dans la conclusion qui 301c,d
suit: le seul fondement de l'Eidos est dans le fait qu'il dérive de
ce monarque unique, le seul qui puisse engendrer la constitution par-
faite. Les termes de cette conclusion rappellent de si près le raison-
nement du Phédon qu'il est difficile de ne pas les rapprocher di- 99
rectement. Là aussi il est dit que la vraie cause, celle du meilleur,
trouve peu de confiance chez les hommes: ils ne se figurent pas qu'il 99c
peut y avoir dans une pareille cause abstraite une force réelle et
d'une telle puissance qu'elle régit l'Univers. Au sujet de la vraie
constitution Platon répète le raisonnement: les hommes ne croient 30Id
pas qu'il puisse naître jamais quelqu'un qui veuille et qui ait la puis-
sance de gouverner par la force seule de sa science et de sa perfec-
tion, en départant à tous, dans la juste mesure, la justice et l'équi-
té. Et pourtant, si par hasard un tel monarque se lèverait, il serait
acclamé et tous reconnaîtraient que là se serait réalisée la seule
constitution dont la rectitude soit absolue.
Si la comparaison est quelque peu correcte, il s'ensuit que la
vraie cause de la constitution est dans le fait qu'elle est créée par
le monarque unique suivant la structure Réelle dont il possède la
connaissance immédiate : c'est donc le parallèle exact du Démiurge
dans le Timée, qui lui aussi crée la constitution parfaite telle que nous
l'admirons dans le ciel, en s'inspirant de la Vision directe des
structures. Et ces structures, d'où tirent-elles leur Etre si ce n'est
de l'Idea suprême qui, elle encore, comme un monarque unique,
trônant au dessus de l'Etre, imprime l'Etre et la Vie à toute la
Réalité, appelée à son tour de mouvoir et de modeler l'Univers?
Le vrai monarque donc exerce sa fonction suprême en ne s'appu-
yant sur rien d'autre que sur sa science. Aussi le distinguer d'avec
ses subalternes comme les rhéteurs, les juges, les généraux devient-il
305d possible quand on réfléchit à ce que c'est lui qui décide si ces sub-
alternes doivent mettre en jeu leur activité ou non. Cette dernière
séparation avait été des plus difficiles parce que ces fonctions
semblaient s'approcher le plus de l'art royal. Tout ce qui avait trait
aux imitations avait été rejeté auparavant; ce qu'il importe mainte-
303c nant c'est de procéder à la purification de l'or lui même, pour nous
permettre de voir l'or, sans aucun mélange, dans toute la splendeur
de sa pureté. Ce n'est pas dire trop peu que de nommer cette fonction
303b comme un dieu parmi les hommes, la plus réelle et la plus véritable
301e des constitutions. Car le sens caché de toutes ces métaphores n'est-
il pas que séparer le Réel directif d'avec la „Matièrequot;, c'est à dire
d'avec le monde des apparences qui ne présente que des imitations
plus ou moins lointaines du Réel, c'est encore peu de chose ; mais le
303d noyau réel lui-même contient encore une partie très proche de la race
royale et par là très malaisée à distinguer. Et il faut pourtant à
305c tout prix procéder à cette distinction pour bien saisir la fonction
transcendante de ce principe de qui émanent toutes les lois de la Cité
idéale et „qui unit toutes choses en un tissu parfaitquot;, étant le
306a vrai lien qui réalise l'entrecroisement harmonieux de toutes les
fonctions de l'Univers.
Au premier abord il peut paraître étrange que nous osions mê-
ler pareille allégorie mystique à un texte qui a l'air d'être tout
bonnement pratique. Nous pouvons alléguer à titre de preuve pre-
mièrement la déclaration de Platon dans le présent dialogue, que le
but réel des recherches n'est aucunément le Sophiste, ni le Politique,
mais la méthode qui nous conduise aux objets les plus sublimes. En-
suite c'est la Répubhque qui nous enseigne que la vraie Constitution
592b ne réside pas ici sur la Terre mais qu'elle se voit dans les cieux.
Mais le parallèle le plus frappant est offert peut-être par les Lois,
71 le ss. où de la même manière la réahsation de l'Idéal sur la Terre est mise
713c en doute et où ensuite on passe au commandement de Cronos et aux
génies divins. Et comment ne pas mentionner le Timée qui, en vou-
19b lant être une mise en mouvement de la Répubhque trop statique,
') Pour indiquer cette fonction Platon se sert indifféremment du
terme Siivafxiç (304d, 305c, 305e) ou de sïSoç (304e). Il est clair qu'il
doit en être ainsi, vu le caractère créatif de toute structure, tant
transcendante que concrète.
devient une cosmologie complète ? La partie finale du reste de notre
dialogue entremêle de la même façon l'application terrestre à l'in-
spiration céleste. On pourrait même prétendre qu'au lieu de nous of-
frir la méthode d'entamer les sujets difficiles et transcendants nos
modèles terrestres comme le Sophiste ou le Politique ne sont que le
résultat d'une idée préconçue i). Cette idée est née spontanément
dans l'esprit de Platon: c'est sa conception personnelle de la con-
stitution de l'Univers. Or, si une constitution terrestre veut être
parfaite, elle devra rendre l'image de la constitution transcendante
qui se déploie dans le Cosmos. D'autre part, comment déceler la
nature vraie de cette constitution transcendante si ce n'est au moyen
de l'analyse pénétrante d'un modèle ressemblant ? C'est là, me sem-
ble-t-il un cercle vicieux dont beaucoup d'idéalistes sont la victime :
leur analyse du modèle rend exactement l'idée préconçue qu'ils y in-
troduisent en partant de leur conception idéaliste de l'Univers.
Pour trouver la solution de l'énigme il faudrait donc examiner d'où
leur vient leur conception idéahste. Eh bien, en faisant cet examen,
nous éventerions le secret même de la philosophie platonicienne : ce
n'est qu'en scrutant nous mêmes que nous trouverons le secret de
l'Univers. Il est vrai que notre conception aura toute l'allure d'un
anthropomorphisme consommé; c'est notre for intérieur tel qu'il
apparaît à notre réflexion que nous transposons au dehors et auquel
nous assimilons l'ordre même du Cosmos. Mais qui nous dira qu'il
ne s'agisse pas là d'une vision réelle, et que ce n'est pas réellement
l'âme qui voit dans toute sa pureté la Réalité dans toute sa pureté ?
Platon en tout cas est convaincu que, quelque vicieuse que puisse
être la réprésentation concrète que nous nous faisons de cette Réalité,
l'inspiration même et le sentiment de Vérité qui s'y rattache ir-
réfutablement ne peuvent émaner que précisément du contact
immédiat avec le Réel. En disant par là que la tâche du véritable 309c
roi est d'unir d'abord la partie éternelle de l'âme à ce qui lui est
apparenté au moyen d'un Hen divin, et ensuite la partie animale
avec des liens humains, et que le jugement vrai, fondé sur un raison-
nement ferme, constitue un élément divin dans l'être mélangé
') Telle idée préconçue est d'ailleurs le prototype du sLç [xiav ïSéccv
ouvopàv; c'est la fonction poétique qui guide Platon dans ses intuitions.
Ce qu'il a appris pourtant c'est que toutes nos Ï8£at, si convaincantes
soient-elles, ne parviennent qu'à servir de 7tapa8£Îy(j.aTa.
(Saifioviw) que nous sommes, il transpose sa vision de la réalité
(et c'est dans le Timée qu'il essaiera d'en donner une peinture
adéquate) à la société. Aussi est-il exact d'ajouter que seule l'in-
spiration royale ([xouaa paatXix':^) rend le vrai législateur et
le vrai politique capable de cette tâche et que, par conséquent,
ces noms ne conviennent qu'à ceux qui possèdent cette inspiration.
Leur rôle est donc en somme celui d'imiter le vrai roi dans les cieux
310e et de réaliser dans leur matière à eux le mélange souple qui donne
le tissu parfait qu'est la constitution parfaite. Cette matière elle-
même imite en quelque sorte la matière du Démiurge. Il est évident
qu'elle ne peut pas être de nature hetérogène, de manière à mêler le
309e bien et le mal; moins encore doit-eUe consister dans le mal tout
seul. Pourtant il est de toute nécessité pour un tissu parfait (à
noter de nouveau le retour à l'Héraclitisme) de présenter deux pôles
antipodes, dans l'union desquels se formera l'harmonie parfaite du
Tout. Dans le Timée ce seront l'Identique et l'Autre qui se fuseront
309d ensemble pour engendrer l'Ame. Ici c'est le caractère tempéré et
sage uni à celui du courage et de l'énergie qui par leur concorde
et leur amitié, tout en conservant pleinement leurs tendances anta-
gonistes, créent le tissu parfait: on dirait l'harmonie de la l5n-e et
de l'arc. L'harmonie n'est possible que si les constituants antithé-
310d tiques sont animés par un seul jugement concernant le réel: l'union
dans une seule i8éx est le lien divin qui seul confère l'Unité par-
308c faite ; c'est elle qui fond tous les éléments ensemble dans une mani-
festation unique, présentant une fonction homogène et une image
unitive — osons-le dire à l'instar de la lyre et de l'arc? — non,
dit Platon, à l'instar de la trame et de la chaîne dans le tissu.
Mais la comparaison héraclitéenne n'a-t-eUe pas guidé Platon dans
sa caractérisation de l'entrecroisement, et n'est-ce pas le terme
308b héraclitéen (Sialt;péps(T^ov, Siacpopà) qui lui échappe au beau miheu
307d de son raisonnement?
Ce qui est certain, c'est que désormais l'union des contraires entre
comme un élément positif dans le platonisme. Il est vrai que déjà
le [JLV) ôv du Sophiste avait été l'admission d'un principe hetérogène
au sein même de l'Etre. Mais cela avait été une contrainte fâcheuse,
à la nécessité logique de laquelle il était impossible de se soustraire.
À présent la situation est du tout changée: l'opposition dans le
tissu même de la chaîne et de la trame dénote une opposition organi-
que et structurale dont il faudra reconnaître l'essence réelle non
seulement, mais qui devra aussi avoir son pendant dans la structure
du Réel. Il va de soi qu'au point où nous en sommes cette opposition
sera celle de l'Etre et du non-être, ou celle de l'Identique et de
l'Autre. Le Timée commencera par brosser cette fusion polaire à lar-
ges touches, jusqu'à ce que, à un moment donné, Platon se fait con-
scient qu'une polarité qui s'en tient au domaine strict de l'Etre ne
saurait rendre compte de toute la complication déconcertante de
l'Univers concret. On sait que c'est alors que s'introduit la troisième
structure, fondement de l'étendue et de la matière — mais nous en
parlerons à son heure. Pour le moment revenons au Politique et je-
tons un dernier regard sur le problème final.
L'unité des contraires est amené à propos d'une discussion sur
le caractère paradoxal de certaines vertus. Il se demande s'il doit
être possible qu'une partie de la vertu soit en opposition avec---- 306a
oui, avec quoi? Car la question se lève quel est le sens précis de
àpsT^ç d8ti. La traduction la plus facile serait évidemment:
„avec une autre espèce de la vertuquot; ; et comme il paraît s'agir sur-
tout de deux caractères qui communément s'opposent, la complexion
placide et sage, et la complexion énergique et audacieuse; que, de
plus, il est dit qu'on s'attendrait à ce que toutes les parties de 306c
la vertu soient naturellement amies, mais que pourtant tout porte
à croire qu'entre ces congénères il y en a qui soient en différend
avec les autres, on serait en droit d'être satisfait de cette inter-
prétation. Toutefois on peut se demander pourquoi Platon se sert
d'un mot différent dans l'opposition même ; et pourquoi c'est cette
opposition de parties qui offre si belle matière de dispute aux chi-
caneurs. Du reste la matière de dispute naîtrait surtout du fait que
les deux parties, étant parties de la vertu réputée unique, attestent
par leur opposition qu'tlles ne sauraient faire partie d'une structure
unique et que par là la partie est en contradiction avec l'unité de
structure dans laqueUe elle est supposée d'entrer. Il n'est donc nulle-
ment illogique d'interpréter le passage ainsi: „il semble être contra-
diction in adiecto que de prétendre qu'une partie de la vertu puisse
être en quelque sorte (ou sous quelque rapport) en opposition avec
l'unité structurale de cette Vertu Mêmequot;, cette opposition ne pou-
vant se manifester que par son antithèse par rapport à d'autres par-
ties. Cela n'empêche pas d'envisager toutes ces parties indifférera- 307a
307d ment comme des parties on bien comme des structures ; car par l'ef-
fet de la combinaison naturellenbsp;les parties de toute
structure sont des structures composantes. Nous sommes même en
présence d'un élargissement notoire de la fonction de la combinaison
telle qu'elle a été développée dans le Sophiste. Là il n'était question
que de la pure possibilité, tant logique que matérielle, de la combinai-
son ; ici la vue s'élève et les contraires aussi se fondent dans l'unité de
la combinaison. Rien d'étonnant alors d'entendre dire à Platon qu'il
310a y a heu de parler ici d'un lien vraiment divin, qui est capable d'unir
dans une seule harmonie des parties non seulement dissemblables,
307c mais qui sont encore de tendances diamétralement opposées, tant
eUes sont des manifestations auxquelles il est échu un état de guerre
permanent. Est-ce que nous n'entendons pas, à travers cette image,
l'écho du TtôXsfxoç -kxvtcùv nxrvjp du grand Ephésien?
13. Le Parménide
15,16 Le commencement du Philèbe évoque de si près le Parménide,
qu'on a ample raison de ne pas mettre le traitement de ce dialogue à
une trop grande distance de celui du Philèbe. Le coryphée du dialo-
gue est Parménide. S'agit-il du Parménide historique? Ou est-ce
Platon mûr qui se cache derrière ce masque i) ? L'interlocuteur est
Socrate jeune. En supposant que Platon jeune figure dans ce per-
sonnage, et que de cette façon le philosophe jette un regard d'en-
semble sur le développement de la partie centrale de sa philosophie,
on voit le dialogue sous un jour intéressant non seulement mais cer-
taines questions s'élucident comme d'emblée. Le point de vue par
lequel débute Socrate est en effet celui du Phédon: il y a des struc-
tures fixes comme celle de l'égalité et celle de l'inégalité, du grand et
du petit, du beau, du juste, etc. Ces structures n'admettent pas de
I29b,c contradiction intérieure. Que, au contraire, les choses concrètes en
participant à plusieurs structures puissent réunir en elles des con-
129a tradictions, cela n'a rien qui soit à nous étonner. C'est toujours
le niveau du Phédon. Mais immédiatement après Platon sort de
Pourquoi alors Platon peut-il avoir choisi Parménide comme
le type parfait du „Philosophequot;? Ne serait-ce pas parce qu'il a évolué
vers l'Un comme conception centrale de tout Être, et n'est-ce pas pré-
cisément l'Un dont il se débat ici la Raison profonde ?
son rôle et laisse voir son point de vue actuel: j'aurais une grande
admiration pour celui qui saurait nous faire voir comment, dans les
structures elles-mêmes, les mêmes oppositions s'entrelacent de
mille manières.nbsp;129e
Platon n'insiste pas. Au contraire il revient à son intention
d'exposer le platonisme primitif et il dépeint ses tribulations pour
identifier les structures. Est-ce qu'il se manifeste dans tout ce qui
nous entoure une structure organique que nous devons supposer
d'être née de l'Idée supérieure du Bien ? Pour les relations d'ordre
comme l'égal et la grandeur c'est acquis. Pour les normes morales 130b
comme le juste et le beau il n'est pas moins certain. Mais pour les ag-
glomérations contingentes comme l'homme, et pour les choses ma-
nifestement matérielles tel le feu et l'eau c'est autre chose. Platon y
inclinait pourtant. Quant aux mélanges tout à fait secondaires et
vils comme le cheveu, la boue, Platon jeune a éprouvé une horreur
de l'admettre, tellement la sphère des Idées avait été pour lui l'an- 130d
tithèse de toute attache matérielle. Platon miîr par contre, par la
bouche de Parménide, lui reproche cette pruderie, en lui montrant
que dans l'immensité de l'Univers il n'y a rien de vil, rien qui ne par-
ticipe sous quelque rapport à l'emprise de la structure. C'est là une
perspective passagère sur le Timée, qui en effet essayera de compren-
dre tout, si infime soit-il, dans l'unité de la structure.
Platon passe outre et reprend la critique de l'Eidos statique
du commencement qui devait être à la fois tout en soi, séparé du
monde matériel, et tout dans l'objet qui, en participant à lui, lui
empruntait sa dénomination.nbsp;130e
L'Eidos étant au sein de la pluralité le principe de l'unité de
chaque objet et devant avoir lui même, comme objet suprême de la
science, le caractère d'une structure unique, comment se fait-il que
cette unité subsiste malgré l'éparpillement infini dans le plusieurs ?
On pourrait s'imaginer que chaque objet reçoit sa forme d'une struc-
ture distincte et que c'est ces structures qui sont enveloppées dans
l'Unité de la structure une, comme chacune en rend et l'unité et la
forme. Mais c'est là précisément le problème: d'où vient-il qu'on
peut embrasser la pluralité sous la forme de l'unité, de sorte que
la science ne porte que sur l'Eidos Un sans se préoccuper de la plu-
ralité dans laquelle apparemment il s'éparpille, et d'où vient-il que
chaque structure se laisse légitimement subsumer à la fois dans le con-
cept et sous la dénomination de la structure primaire? Il s'agit là
d'un problème logique, sans aucun doute. Mais le point de vue logi-
que y est tout à fait secondaire, la logique n'étant que la consé-
quence d'un état de fait, celui de la participation réelle de chaque
structure individuelle, telle qu'eUe est supposée se manifester
dans l'objet, à la Structure unique, cause tant de la forme que de
l'existence.
Au premier abord la solution paraît impossible et contradictoire :
131b la structure, étant une et identique dans chaque membre à part
d'une pluralité et y étant tout entière, ne peut plus subsister com-
me Unité transcendante sans être en même temps séparée d'elle
même. Aristote, réahste lui aussi, mais de tout autre aloi, a choisi
De An. l'alternative : èv toïç etSstn toïç aîa^l-kjtoïç xà votjtoc kaxiv. Pour
111,8 Platon du coup la science aurait été détruite: pour être réelle la
science requiert un objet unique, que l'on ne pose pas seulement
d'une façon abstraite comme concept unique dans la prédication,
mais qui couvre la science en étant la cause réelle du phénomène ou
de l'objet. Ne serait-il pas possible que l'Eidos, dont la fonction est
essentiellement celle d'Unité enveloppante, enveloppe la pluralité et
131b chaque membre de la pluralité à la fois, comme le fait le jour par rap-
port aux choses de la Terre? La réfutation n'en est peut-être pas
trop satisfaisante. Malgré la dispersion de la pluralité c'est tou-
jours le rapport de chaque membre au jour un, et même au „voile unquot;
qui importe; chaque individu est sous le jour ou sous le voile, pris
comme entier ; le prétendu morcellement est seulement l'effet d'une
abstraction mentale. Mais ce qui reste vrai dans l'objection c'est
qu'on ne voit pas trop bien comment ce voile puisse être la cause de'
l'unité de chaque individu, à moins qu'on n'accepte la solution de
508 la République qui attribue au soleil le rôle non seulement d'éclai-
rer les objets et de les faire connaître, mais encore de leur don-
ner la vie et l'existence. Peut-être était-ce là une analogie trop
facile, et la logique rigoureuse à laqueUe Platon aspire dans cette
période ne se contente-t-elle pas de ces à peu près vagues de
l'intuition superficieUe. Aussi le problème se pose-t-U ici dans
131c toute son acuité: comment se fait-il que la structure qui, en étant
une, crée essentiellement l'unité, soit encore une, quand on admet
qu'eUe s'éparpiUe réellement dans la plurahté? La postuler une ou
consentir à ce qu'eUe soit divisible conduit à des absurdités, de
sorte qu'il paraît difficile de croire à ces entités absolues que 131 d
le jeune Platon avait posées comme l'explication dernière de la ré-
alité: ce „grandquot; absolu auquel les choses prennent part, cet égal en
soi, ce petit en soi n'expliquent en somme rien, source qu'ils sont
des plus angoissantes absurdités. La leçon est dure pour les „amis
des EÏSt)quot;!
Mais il y avait cette autre solution platonicienne qu'au fond ce
serait l'image unique à laquelle répondent tous les phénomènes, qui 132a
soit le fondement et de l'unité conceptuelle {èni ttdcvta îSôvti) et
de l'unité réelle (Iv tô fxeya). Cette îSsa nous l'avons assimilée
à la Norme, en admettant qu'elle est née du commerce de So-
crate. Cette image étant à la fois la représentation subjective qu'eUe
suscite en nous, et la Norme idéale à laquelle elle est censée ré-
pondre, il s'ensuit que certes nous nommons les choses grandes en
les comparant à l'image normative au dedans de nous, mais que pour
en constater le bien fondé il faudrait pouvoir confronter et notre
image normative et les choses grandes et la structure absolue de la-
quelle dérive la grandeur des choses aussi bien que l'image norma-
tive au dedans de nous. En d'autres termes, pour établir la participa-
tion des choses grandes à une structure absolue il serait nécessaire de
pouvoir les comparer toutes les deux à une Norme supérieure qui
rendît possible le jugement de ressemblance: l'appel au jugement
purement logique sera toujours un regressus ad infinitum, puisque
pour fonder le jugement il faut recourir au postulat que l'attribution
du prédicat au sujet constitue un acte valable et définitif. Or,
pour vérifier cette attribution il serait nécessaire de se déplacer
au dessus du niveau logique pour constater comme dans une dimen-
sion supérieure le lien qui relie les concepts dans le jugement.
Laissons donc là une Norme absolue, mais réduisons l'ôSé« à sa
fonction intellectuelle d'embrasser dans un seul regard la pluralité
diffuse. Elle constitue alors un acte de notre pensée, essentiel-
lement hé à l'âme; l'homme possède en son for intérieur la Norme
de l'Etre, comme d'ailleurs la pensée socratique semblait le récla-
mer. Le juste et le vrai sont des réalités normatives qui ont leur
siège essentiellement dans l'âme. On le voit, l'introduction de 1'
'ISéoc nous ramène spontanément vers la norme socratique et nous
détourne quelque peu des formes mathématiques qui s'y étaient
superposées dans le platonisme. Cependant la distinction est pour
Platon impossible. Si ces normes doivent avoir force obligatoire,
elles doivent correspondre à des réalités ; c'est dire qu'elles doivent
être les images de quelque chose de réel, qui soit à la fois la structure
formative dans les choses et la source de l'image normative au de-
132ç dans de nous. Dès lors le contenu réel de notre pensée sera précisé-
ment cette structure une. Si donc cette unité n'existe nulle part
que dans l'âme, elle ne peut être autre chose que pensée', mais, com-
me elle est en même temps la cause réelle de la structure des choses
(car autrement nos jugements n'auraient plus aucune valeur réelle),
il s'ensuit que ou bien tout ce qui existe est fait de „matière pen-
santequot; et que par conséquent „tout pensequot;, ou bien on est acculé
à l'absurdité d'admettre que ce qui est matière pensante ne pense
tout de même pas.
Cette critique porte-t-elle aussi sur l'ISéa de la République?
Ou devons-nous poser que cette Idée suprême est plutôt la réponse
aux objections du Parménide, en ce sens que l'îSéa-notion, sortie
de l'école socratique, au lieu d'être dans l'âme seule, a reçu sa
fonction transcendante pour faire face précisément au regressus ad
infinitum d'une part et à l'idéahsme subjectif de l'autre ? Et pro-
viendrait de là son rôle de source suprême de l'Être qui est elle-même
au dessus de l'Être ? Ce point de vue corroborerait notre suggestion
que la République soit une oeuvre qui porte les marques évidentes
d'un long façonnage. Il y a du reste certains indices que le Parmé-
nide lui aussi est une oeuvre à laquelle Platon a été occupé durant de
longues années à côté d'autres dialogues. Ainsi le commencement qui
nous occupe est, à ce qu'il me semble, antérieur au Sophiste, si l'on
excepte quelques remaniements, comme par exemple l'exhortation
de suivre les multiples entrelacements au sein des Formes elles-mê-
129e mes, qui tranche quelque peu avec le défi à l'adresse de Zénon de
montrer que les Formes elles-mêmes puissent recevoir des affections
129c contraires. Mais en concédant même que l'opposition ne soit pas
réelle et que l'expression est une fois plus décidément pour la combi-
naison que l'autre, on ne peut pourtant pas se défendre de la convic-
tion que l'esprit dans lequel la critique est conduite dans cette pre-
mière partie est plus étroit et moins souple que la vision libérée du
Sophiste et du Politique. D'autre part „l'introduction turbulante
184a des argumentsquot; dont il est question dans le Théétète nous a fait as-
sister comme à la genèse du Parménide, l'expression indiquant la
foule de problèmes et l'extraordinaire difficulté de solution de ces
problèmes qui se sont jetés à la rencontre de Platon lorsqu'il attaqua
la redoutable forteresse de l'Un. Le Sophiste a contribué à en éclair-
cir quelques-uns et ce sera de pair avec le Politique que Platon éla-
borera le Parménide. De là vient le fait étonnant qu'au bout du
compte et le Politique, et le Parménide sont les prédécesseurs immé-
diats du Philèbe, et peut-être est-ce là aussi la raison pour la-
quelle le „Philosophequot; qu'il s'était proposé de mettre à la trame
a dû faire place aux difficultés plus inextricables inhérentes à
l'Un 1).
Parmi les problèmes que le Sophiste a éclairci entretemps il y a
aussi le suivant, de savoir si peut-être les structures sont dressées
dans la réalité comme des modèles auxquels ressemble tout ce qui y
participe. La réfutation repose de nouveau sur le regressus ad infi-
nitum, la ressemblance requérant une Structure à part, qui permît
la ressemblance de la Forme avec sa copie. Cette réfutation n'est
valable qu'en attribuant aux structures le caractère rigide, moitié
logique, moitié réaliste qu'elles possèdent dans le Phédon, et en
même temps en stipulant que toutes ces Formes se trouvent sur le
même niveau, d'une autonomie équivalente l'une à côté de l'autre.
Le Sophiste nous décèlera des genres qui, en traversant toute la
Région des Formes, en constituent le lien et la trame intrinsèque. 254b
Comment faut-il traduire dès lors la conclusion? „Vous voyez quel 133a
est l'embarras si l'on définit que les Formes sont des réalités en soiquot;,
ou bien „si l'on définit que les Formes ont une existence autonome
l'une à côté de l'autrequot; ? La première est pour le moment celle qui
l'emporte: c'est la nature statique de l'Eidos qui est surtout en
cause.
Les difficultés s'aggravent toujours à prétendre qu'on peut dé-
tacher chaque structure à part comme explication suffisante d'une 133b
partie de la réalité. Si les structures sont réellement ce qu'elles
doivent être selon la théorie, eUes ne sont pas en nous. Les rela- 133c
tions entre les structures qui, comme des vues d'ensemble, réunis-
sent dans l'unité d'une lUa. un certain nombre de structures, ces
relations qui sont comme matérialisées ou concrétisées dans une Idée
ne peuvent exister elles aussi que dans la même sphère transcen-
dante dans laquelle sont reléguées les structures. Or, nous aussi nous
') Comparez la note p. 152.
-ocr page 170-133d avons en nous ces idées de relation, comme nous avons des concepts
qui sont censés être les copies, ou quoi que ce soit, des structures
réelles. Il faut conclure nécessairement que l'ordre concept-relation
qui chez nous porte les mêmes noms que l'ordre structure-Idée en
est en réahté complètement séparé, ne fût-ce que par la seule raison
que pour les unir on retomberait dans le regressus ad infinitum. II
134a s'ensuit aussi que la connaissance des structures devra s'effectuer
dans le niveau de ces structures elles-mêmes et qu'eUe sera par con-
134b séquent de l'ordre de ces structures elle aussi. Notre science à nous,
étant toute relative et n'ayant trait qu'aux concepts qui tout au
plus portent les mêmes noms que les structures, n'atteindra donc
jamais les structures en soi comme le Beau et le Bien, bref rien de ce
que nous supposons être des Images créatrices i) en soi: son seul ob-
jet seront les images représentatives au niveau même des copies. L'in-
verse est encore vraie : Dieu lui même à son niveau supérieur ne sau-
rait connaître rien à notre sphère relative, par le seul fait que les
134d structures qui font l'objet de sa science, n'ont aucune fonction (StSva-
Hiç) par rapport à notre monde de l'apparence. On est donc acculé à
un embarras extrême si l'on admet des structures possédant une Ré-
alité en soi vis-à-vis d'un monde qui par définition en est exempt. Ces
structures se présentent à nous surtout comme des vues d'ensemble;
135a le passage et etcrtv aÔTat cà tSéai twv ovtwv xal opistxat tiç aÙTo ti
ëxacTTov sîSoç se traduira donc : si ces vues d'ensemble des êtres sont
réeUes et que par conséquent on définisse à leur suite une structure
spéciale en soi 2).
Le caractère inconnaissable des structures n'a pourtant pu jeter
aucun doute sur l'âme de Platon : la certitude qu'il y a une structu-
re naturelle (yévoç) de chaque manifestation et une Réahté absolue
prédomine ; la seule chose qu'il admette c'est qu'U faut être excep-
tionneUement doué pour avoir dépisté leur existence. Mais leur exi-
stence est nécessaire pour sauver la pensée, voire pour ne pas dé-
135b truire la fonction même du raisonnement: ceUe-ci réclame de toute
') Le Beau et le Bien sont ici plutôt des Images que des Structures,
parce qu' il est appuyé sur leur fonction unitive dans un supposé „ouvopâvquot;.
La correction sxâtjxou, due à Heindorff, changerait le sens en rap-
portant ces vues d'ensemble aux Relations et il faudrait traduire:
„si ces Relations des êtres sont réelles et si la structure de chaque être
à part doit être définiequot;.
nécessité que l'image représentative sous laquelle nous résumons les
objets en soit une invariable et fixe, que par conséquent eUe soit
une avec l'Image réelle qui comprend les êtres. Si donc l'existence
des Structures est logiquement établie, Platon se reproche pourtant 135c
d'avoir prématurément admis cette existence et d'en avoir tiré des
conclusions sans en avoir étudié à fond et la nature et la fonction.
C'est à cet entraînement dialectique qu'il se vouera désormais.
Avant de nous hasarder sur l'Océan d'arguments que nous trou- 137a
vons devant nous, essayons de définir la distinction eîSoç-îSéa
telle que le Parménide l'admet. L'Eidos est apparemment une îSsa
Ttùv ëvTwv, une compréhension, une vue d'ensemble, un aspect uni-
que des choses, dès que nous le voulons concevoir devant l'esprit ;
il est structure spécifique en ne regardant que sa fonction forma-
tive dans le Réel. Mais même en ce sens l'Eidos est subordonné à une
tSsa supérieure qui figure la relation (cette fois absolue) des sÏSt),
comme d'autre part il doit sa naissance (et sous ce point de vue
il est yévoç) à une Image créatrice dont il est comme la réalisation
dynamique ou formelle. Ainsi l'essence de l'Eidos paraît être
assez fixe: il est Structure et étant cela il est à la fois la cause
formelle des phénomènes spécifiques et l'objet véritable de la
science qui a pour but essentiel de connaître la structure des faits
spécifiques. L'îSéa au contraire, qui est de nature plus spirituelle
et subjective, est plus sujette par là à se soustraire à une seule con-
ception fixe. En la définissant pourtant „l'aspectquot; ou „l'imagequot;, on
arrive toujours à en saisir la fonction qui est en même temps essen-
tiellement subjective et nettement Réelle.
Et maintenant devons-nous suivre Platon sur l'Océan d'argu-
ments ? Il est difficile de se faire une idée claire de la véritable inten-
tion du philosophe. À y regarder de près la critique fait l'effet d'une
lutte réelle de la certitude intuitive avec l'expression discursive:
voilà pourquoi il importerait avant tout de faire le départ exact
entre notre fonction intuitive et la nécessité de la désagrégation
discursive. Prenons par exemple l'Un et posons-le, sur les traces de
Platon, comme le principe suprême de l'Univers: l'Univers est Un.
Mais tout de suite nous le dissocions dans ses fonctions spatiale et
temporelle, géométrique et dynamique. Or il est évident que ces
dissociations sont l'effet de notre organisation discursive, sans
qu'il soit nécessaire qu'il y corresponde quoi que ce soit „dans la
Réalitéquot;. Maint faux problème de la Philosophie et de la Science
découle du fait que nous voulons à tout prix comprendre la Ré-
alité Une sous l'aspect de l'une quelconque de nos désagrégations,
soit l'espace géométrique, soit le temps cinématique, soit l'éner-
gie dynamique, soit dans une combinaison des trois. Ce qui est plus
déplorable encore c'est que ces trois fonctions n'en font qu'une
au point de vue du système de repère dont nous devons nous servir
nécessairement pour la représentation ou la description de chacune
d'elles. Ce système de repère est l'intuition spatiale qui, sous
l'influence du rythme temporel a créé en nous toute la trame de re-
présentations fondamentales sans lesquelles nulle chose ne peut faire
partie de notre pensée discursive: et la cinématique, et la dynami-
que doivent se servir des éléments statiques dont se compose notre
représentation spatiale. Mais même sans cette nécessité inéluctable,
la décomposition de l'Univers dans ses réputées fonctions ne condui-
ra jamais à une connaissance de cet Univers, puisque cette connais-
sance ne pourra consister qu'en une recomposition fictive non pas
d'éléments (car la Réalité est transcendante aux éléments, qui sont
plutôt le produit d'une analyse discursive), mais d'aspects statiques
qui sont tout au plus au niveau de notre pensée mentale, mais qui
n'ont rien à voir avec la Réalité Une et Vivante ; sans faire entrer en
ligne de compte encore que cette recomposition devrait se faire à
partir des quelques éléments disparates que nous procure notre in-
vestigation analytique. La Réalité dès lors ne saurait être identifiée à
aucun des aspects mentaux, ni à la somme de tous les aspects possi-
bles : elle est, par définition, sui generis, cause de tous les aspects
qui sont comme des réflexions stationnaires, des projections figées
grâce au rythme généralisateur de notre âme, mais aucunément s'i-
dentifiant à eux, ni se laissant comprendre dans une connaissance
adéquate.
Ce point de vue, en apparence agnostique, ne conduit d'autre part
pas non plus au scepticisme, soit subjectif, soit idéaliste soit
critique. Il se demande au contraire si le contact de la Réalité
s'épuise dans l'apparat discursif, à l'aide duquel nous essayons
de l'emprisonner, et si ce n'est pas plutôt ce Contact réel et pro-
fond qui reste toujours comme résidu dans l'abstraction la plus abs-
truse même, tant qu'elle conserve un certain sens. La compréhensi-
on, dans son acception le plus vulgaire, requiert un facteur irréduc-
tible à tout raisonnement, hétérogène même au raisonnement, mais
qui est l'agent seul de la certitude et du sens que nous attachons à
quelque acte discursif soit-il. Et le jugement se fonde plutôt sur ce
contenu nécessaire que sur l'agencement extérieur des concepts. Nous
sommes loin de déprécier la valeur du raisonnement discursif: ce
sur quoi nous voulons insister c'est que le raisonnement discursif n'a
pas de valeur autonome, puisqu'il est la synthèse d'une désa-
grégation mentale. Il n'y a en nous qu'une seule source de connais-
sance, la Raison, que nous pouvons discursivement analyser dans ses
fonctions polaires, le raisonnement discursif et l'entendement intui-
tif, mais qui, pour être vivante et vraie, constitue une entité in-
tégrale et indivisible, harmonie suprême de tout ce dont l'âme hu-
maine est capable, unité indivisible dont l'influence fécondante se
fait sentir dans tous les aspects sous lesquels l'homme essaie de se
représenter le Réel i).
Mais retournons au Parménide. Platon le quaUfie de jeu. Il est 137b
vrai que c'est un jeu laborieux; mais l'homme lui-même n'est-il pas
un jouet sorti des mains de Dieu, et n'est-il pas le meilleur que Nom.
celui-ci ait créé ? L'homme peut-il atteindre à une liberté plus ra- 803c
yonnante que celle du jeu? Eh bien, croisons les armes comme Platon
et attaquons de nos arguments ephémères la Réahté impassible. Ou
jouerions-nous par hasard le jeu par lequel Dieu lui même a tiré de
l'Un l'Univers et toutes les déterminations multiples qu'il contient?
Ce qui nous frappe dès l'abord c'est l'application rigoureuse
du Statique discursif à ce qui est réputé structure transcendante.
Que l'Un conserve partout sa fonction structurale s'ensuit de plu-
sieurs passages. „La nature de l'Un n'est pas celle de l'Identiquequot; 139d
Nous avons déjà rencontré cette distinction qui indique que la struc- cf .Soph
ture qui crée l'Unité ne saurait créer en même temps l'Identité. En 245b
postulant par conséquent que l'Un soit identique à soi, on le con-
traint à assumer un non-Un, ce qui le dédoublerait et par là le nie-
') Quoique partant d'un point de vue différent M. Abel Rey dans
son étude sur la pensée humaine comme outil scientifique (Encyclo-
pédie française I, 10—20) en vient à distinguer de la même façon l'in-
tuition immédiate et la fonction discursive.
quot;) Notons en passant que si Platon avait appUqué intégralement sa
méthode discursive, il n'aurait pas pu maintenir cette négation non
plus. Ne vaut-elle pas: „l'Un est autre que l'Identiquequot;?
rait. Quant au reste du raisonnement il sera difficile de décider
péremptoirement si Platon a appliqué les concepts qui ne sont vala-
bles que pour le monde spatio-temporal, produit statique de notre
organisation mentale, à des êtres qui, par définition même, doivent
être transcendants à ce monde, puisqu'ils créent à la fois les For-
mes et les phénomènes comme des structures hétérogènes et les pro-
jections de notre Xoyoç, ou bien qu'il veuille stipuler expressé-
ment, ce qu'il fait en effet dans la Vile Lettre, qu'aucune détermi-
343b nation due à notre fonction logique peut être valable pour l'Idée,
et que l'apphcation rigoureuse en doit conduire à des contradictions
insolubles. Si la dernière alternative est vraie, la seule conclu-
sion peut être que l'Un, en tant que Un, n'est rien d'autre que sa
fonction structurale, une causation réelle et transcendante, qui el-
le-même ne peut avoir part à aucune détermination extérieure, soit
137c de forme, soit de lieu, soit de mouvement ou de repos; car toutes ces
déterminations consistent dans une relation où entre pour le moins
la dualité. La forme est ou droite ou ronde. La droite requiert au
137e moins trois points dont celui du milieu est couvert par les deux
138a- extrêmes i) ; le cercle en suppose une infinité. Espace et temps, enve-
141d loppement et développement, mouvement et repos sont des rela-
tions et entièrement dans la relation.
Mais en maintenant l'Un dans cette position transcendante on lui
enlève non seulement toute détermination, mais encore toute possi-
142a bilité d'action sur le monde concret. Car, notez-le bien, le problème
n'a pas été pour Platon de savoir s'il n'est dans l'Univers qu'une
seule entité RéeUe, l'Un (ceci aurait été la véritable théorie de '
Parménide), mais si, vu l'unité foncière de l'Eidos, il peut exercer
sa fonction dans le monde de la pluralité (qui est réel lui aussi)
tout en restant impassible et transcendant. La conclusion est que
de cette manière on le prive de l'existence comme de l'Etre, et même
de la qualité d'être Un, puisque pour être Un, l'Unité doit s'être
comme infusée dans l'Etre. Il n'est pas nécessaire d'insister sur cette
Notez que la définition de la droite pour Platon part du rayon
visuel: le technicien a le compas dans l'oeil. C'est du reste la seule dé-
finition valable de la droite, et en tout cas est-ce celle qui en a engendré
en nous la notion même. En comparant la définition euclidéenne, qui
au fond suppose déjà le plan.on voit combien celle de Platon est plus,
primitive et plus vraie.
manière de voir, puisque nous l'avons déjà rencontré plus haut. Si
donc il doit y avoir possibilité de le nommer, de l'enserrer dans un 142a
concept logique, de le connaître, d'en avoir l'expérience et même de
s'en faire un certain jugement, il faut admettre pour le moins qu'il y
ait oTj(i.7rXox-)i de l'Un avec l'Etre.
Nous voilà donc arrivés à la seconde hypothèse, l'union intrinsè-
que de l'Unité qui Est. En attribuant l'Etre à l'Un on réunit la Ré-
ahté (mais qui ne saurait être Réalité sans avoir affecté une certaine
individuahté par l'apphcation d'une Structure Une) et l'Un, qui
à son tour ne peut exercer sa fonction que s'il est uni à l'Etre qui
lui confère sa Réahté. Certes on peut mentalement séparer ces deux 142e
facteurs; mais leur Unité est telle que chaque facteur, pris à part,
doit, pour être réel, jouir des mêmes propriétés que le Tout dans le-
quel ils s'intègrent. Ainsi s'engendre pour Platon à partir de l'uni-
on indissoluble de la Structure Réelle toute l'infinité des nombres
pairs, qui du reste, chacun pris à part, constituent eux aussi l'union 143a
étroite de l'Unité et de l'Etre à qui elle donne sa forme. Cependant
la distinction, même mentale, de l'Un et de l'Etre et à plus forte
raison la séparation de leurs fonctions „réellesquot; n'a de sens sans
un troisième principe, celui qui empêche l'identification radicale
de tout, et qui au contraire maintient l'individualité diverse
de chaque membre de l'union. Ce principe est l'Autre qui s'ajoute
donc comme troisième nécessairement à la Duahté. Du coup le nom-
bre impair est né, avec toutes les combinaisons imaginables entre
eux-mêmes comme avec la série des pairs. Mais, notez-le bien, le
nombre a été engendré ainsi dans l'Etre, dans ce qu'il y a de plus
Réel. Tout nombre participe donc de par sa genèse à l'Etre. Il 144b
s'ensuit que chaque nombre séparément y participe lui aussi, et que
lui aussi bénéficie de l'union étroite de l'Un et de l'Etre.
La plurahté des réels ne possède cette réalité d'ailleurs qu'à
condition que chaque membre de cette plurahté soit une union parti-
culière d'Etre et d'Unité. Le problème de la participation soulevé
au commencement du dialogue trouve donc ici sa solution définitive :
ce n'est pas la structure unitive comme Tout qui soit présente à cha-
que partie de l'Etre, mais tout comme le Nombre (et nous pouvons
délibérément le prendre pour modèle adéquat, puisque lui éminem-
ment prend sa naissance dans l'union intime de l'Unité et de Être!)
est une infinité d'unités qui, chacune prise à part, participe à l'Unité
foncière; et tout comme il est inimaginable qu'au delà de la série
infinie de toutes les unités possibles il s'étende un domaine d'autres
unités, participant elles aussi de l'Unité primitive, mais ne rentrant
pas dans le domaine du Nombre; au contraire comme il est de
toute nécessité que la pluralité des réels coincide avec la série
144e des unités du nombre, il s'ensuit avec la plus stricte rigueur qu'il y a
équipartition absolue entre Être, Unité et Nombre.
Mais ce n'est pas seulement le Nombre qui naît ainsi de l'Union
transcendante du Réel et de l'Être. La géométrie avec ses formes
multiples se trouve fondée dans la Réalité de la Structure. La plu-
ralité, comprise dans l'Unité, et étant elle-même formée d'une infi-
nité d'unités, engendre, parallèlement à la théorie pythagoricienne,
chaque unité étant un „réelquot; et par conséquent un point structural,
145a une configuration totale, comme elle comprend des configurations
partielles : les deux éléments de la forme géométrique, la droite et le
cercle se fondent tous les deux dans le Réel de la configuration
transcendante. Qui dit configuration, dit composition d'éléments. La
configuration est-elle identique à la somme et à la distribution des
145e éléments ? Platon le nie expressément : la Structure, comme configu-
ration totale, comme Tout, comme Unité créatrice enveloppe les élé-
ments comme un principe divers: l'unité de la configuration com-
prend tous les éléments et par là soi-même, mais comme tout, com-
me manifestation Une eUe est comprise de la Structure transcen-
dante qui s'informe en elle.
Comme Structure absolue l'Un est immuablement identique à soi
146a et par conséquent immobile; comme principe formateur il glisse et
se transporte en quelque sorte le long de toute la série infinie des
144e unités et cette dispersion (xexspfxaTKT(i,£vov) ne saurait s'effectuer
sans mouvement. De ce fait aussi il est à la fois identique à soi,
146c restant toujours stable en soi, mais aussi, en se dispersant hors de
147b soi, autre que soi; identique aux autres nécessairement parce qu'il
constitue l'Unité réelle des autres; autre nécessairement du fait
I46d que les éléments qui font les autres sont étrangers à l'îSéa de
l'Un. Une difficulté des plus graves se présente ici. En admettant
l'Autre au rang de l'Eidos on lui unit son contraire, l'Identique;
car le caractère essentiel de l'Eidos n'est-il pas d'être toujours
identique à soi et d'être par là l'objet immuable du concept, autant
que la cause structurale qui rend possible la science en rendant
raison des yévT}? L'être „autrequot; est qualité réciproque. Peut-elle
être produite par un principe immanent, qui par là serait identique
à soi, tout en étant essentiellement Autre? On pourrait alléguer
que ce qui confère à l'objet son caractère individuel et autonome
c'est le principe qui le maintient identique à soi. Comment donc
de l'identique à soi peut naître la différence? D'autre part le non- 146e
Un absolu étant la négation de l'Un ne peut pas le contenir en soi: 147a
comme vrai teipov ü refuse le nombre.
Et la conclusion? Devons-nous admettre que Platon tourne la
question en sophiste, ou qu'il a une foi ferme dans la certitude du rai-
sonnement logique ? L'écTietpov ne pouvant pas être partie de l'Un, ni
l'Un partie de l'àTOipov; aucun lien de tout à parti ni de partie
à tout n'étant possible réciproquement; ayant dû exclure aussi la di-
versité comme effet d'un principe immanent, Platon accepte l'unique
conclusion qui s'impose : l'Un est identique au non-Un. Le sens en
est-il que, cette identité n'existant pas, aucune union de l'Un avec
le non-Un ne serait possible, et que, en maintenant rigoureusement
l'opposition des deux domaines, le Nombre lui-même s'évanouirait
dans l'Identité immuable de l'Un? D'ailleurs, ne sommes-nous pas
partis de l'union absolue de l'Un et de l'Etre, union dont sortit tou-
te la série infinie de l'âcTreipov? Il est vrai que pour justifier les
nombres impairs Platon a dû introduire le principe de l'Autre.
Mais ce principe lui inspire de l'horreur autant qu'il le séduit.
Dans le Timée il y substituera comme hen de la dualité l'Unité elle-
même ; nous avons du reste rencontré cette manière de voir dès le 97a
Phédon, où nous l'avons attribuée à un remaniement ultérieur. Ici le 101c
raisonnement prend en effet une tournure sophistique; mais ü y a
lieu de douter pourtant que pour Platon il ne le fasse réeUement.
En tant que non-Un celui-ci est contraire à l'Un, au Nombre (qui
suppose l'ordre né de l'Unité dans les unités), à la possibilité d'être
partie de l'Un (car de cette façon il participerait de l'Un), à la rela-
tion tout-partie, partie-tout; il ne reste qu'une seule possibilité
logique, celle d'être identique, celle de coïncider dans toute son
étendue avec l'Un. C'est la même idée, vue d'un autre biais, que
Platon a déjà exprimée, celle que la dispersion de l'Un va de pair 144b,c
avec le morcellement de l'Etre, ou, pour nous servir de la terminolo-
gie de Platon : il faut que toute partie de l'Etre soit gv yé ti, eUe ne 144c
peut pas être (xtjSév. Ce raisonnement se fonde sur la nécessité que
tout le domaine du Nombre, même pris comme àrtetpov i), ne saurait
144e dépasser l'emprise de l'Un-Etant, et qu'il est rigoureusement iden-
tique avec lui.
Platon continue dans cette voie de justifier l'entrecroisement
infini de toutes les déterminations possibles en partant de la seule
Réalité de l'Etre unitif. L'examen approfondi du problème fera
surgir dans le Timée le spectre du xp^Tov eïSoç, qui brisera tempo-
rairement le monisme spirituel, caractéristique de la période du
Sophiste et du Parménide. Mais pour le moment il croit encore pou-
voir expUquer sans lacune tout le jeu des relations, jusqu'au mon-
de des apparences mêmes: l'introduction du M^j 6v dans le Sophis-
te semblait avoir rendu raison des images et des apparences trom-
peuses, sans sortir du domaine strict de l'Etre. Il est vrai que dans
le Parménide le souci est moins directement réahste que dans le So-
phiste; on définirait son but peut-être le mieux en admettant que
Platon s'en tient ici à la justification logique et dialectique de
ce qu'il avait découvert par la voie de l'intuition. Car si l'intuition
est vraie, il faut qu'eUe se laisse vérifier par une image adéquate
au niveau du Xôyoç. Or, il est à présumer que la fameuse dialectique
de Platon n'a jamais constitué sa philosophie dernière; au contraire
qu'eUe ne veut être que précisément le contrôle logique de ce qui
275c, se passe lui-même à un niveau autonome supérieur. De cette mani-
276c ère seulement la déclaration et du Phèdre et de la Vile Lettre a un
344b,c sens: sa vraie philosophie, Platon ne l'a jamais écrite; il n'a fait
341 b connaître que sa méthode d'investigation et de fondement logique 2).
La démonstration du fait que les déterminations du semblable et
du dissemblable découlent elles aussi de la Réahté même de l'Un est
natureUement déficiente par la confusion du concept et de l'Eidos
ainsi que par le faux caractère d'absolu qui est attribué à ces con-
cepts de manière à permettre une déduction mathématique, rien
qu'en se référant à eux. Cependant eUe a sa valeur réelle comme'essai
de justification dialectique de la vérité intuitive que l'Un, se com-
muniquant à tous les Autres, en tant que constituant des unités en
nombre infini, doit être la cause de leur diversité et de leur iné-
') L'éÎTTEtpov dans ce cas étant l'extension du Grand et du Petit
chacun à partir du milieu vers l'Infini.
») Ceci est dit sans préjudice de la foi intime de Platon qu'une dialec-
tique Idéale s'exercerait sur le Réel en soi.
galité; et en même temps que, l'Un s'unissant à chacun des Autres,
l'union ne reste plausible que par leur inégahté même : sans elle ils
se confondraient et ou bien l'Un serait les Autres, ou bien les Autres
seraient l'Un. Ce caractère d'Autre est donc une passion réci- 147e
proque, suite d'une nature structurale précise. Or, toute nature
structurale doit être qualité intrinsèque : l'Un et les Autres se res-
semblent par cette quahté même de se maintenir réciproquement à
distance, de ne jamais se confondre dans une unité homogène : la dis-
continuité même est leur ressemblance intime. D'autre part la dis-
continuité est la preuve la plus forte de leur dissemblance. D'où
vient-elle autrement que du fait que chaque membre de la disconti-
nuité est une Unité identique, qui de par cette ressemblance même
ne se confondra jamais avec aucun autre membre de la discontinui-
té ? L'Un est à la fois la cause de la ressemblance et de la dissemblan- 148c,d
ce, et pour soi et pour les Autres. La dissemblance réside d'ailleurs
dans l'Être même de l'Unité: Unité structurante de l'Un, par rap-
port aux unités structurées de la discontinuité.
Le même raisonnement vaut pour le problème du contact. La géo-
métrie ayant trait au réel, la série des points-unités doit avoir elle
aussi son fondement dans le Réel. Le contact présente donc ici
moins un caractère de spatialité que plutôt un sens structural, celui
de la composition des Figures i). La composition à partir des points,
unités de l'aTOipov du Nombre, • suppose la possibihté du contact.
En prenant l'Un dans son sens absolu, toute Figure est impossible,
contact supposant l'individualisation extérieure d'une dualité au 149b, ss.
moins: l'Un comme Unité structurante au contraire connaît ce con- 148d
tact et le permet aux Autres, puisque'ils reçoivent leur caractère
ponctuel de l'Unité qui les informe. Notons dès à présent que nous
devrons en appeler à cette conception figurée de la géométrie, dès que
nous aurons à exphquer la composition des éléments infiniment pe-
tits qui, dans le Timée, entrent dans la construction de l'Univers ;
') Composition non pas concrète, mais intrinsèque, idéale, causa-
tive: comment peut-on exprimer mentalement la fonction propre de
l'Eidos structural, qui est la Condition Réelle intrinsèque de la réalisation
de la Figure ?
Platon insiste spécialement sur le fait que le nombre des unités
dépasse toujours le nombre des contacts. Évidemment ce raisonnement
n'est valable que pour la droite. Dès que la courbe est fermée, le nombre
des contacts est rigoureusement égal à celui des unités constitu-
le Parmemde ne fait entrer en ligne de compte qne la suite des nom-
bres, sans se préoccuper encore de leurs fonctions constructives ■ aus-
SI la seule qualité qu'on examine ici c'est la capacité de former une
T iîf; n T. fnbsp;-itTà
un aoboiu. yuei est le rapport de ces unités à l'Un^ Est-il un ran
port de plus grand à plus petit ou inversément? Evidemment c'eS
impossible car cela réclamerait la participation à deux structures
'nt're! Tnbsp;^^ ^^^nbsp;^es unités ou d'ê e
à?ne rél^^^^^nbsp;^^nbsp;^^nbsp;correspondent
viennent-elles pas se produire réellement en ce qui est? Mais l'Un
ne aurai etre avec les Autres dans un rapport de plus grand à plus
petit autrement 1 Un ne constituerait plus la structure unique de
unite dans les Autres. Ces Autres peuvent être mutuellement dans
une relation de grand à petit; cela n'empêche pas que, comme umtés
mttirSrnnbsp;Un intégralement, sans aucune
mixtion. Etl Un, d autre part, participe aux Autres juste dans la me-
sure de constituer leur unité: de là vient leur rapport d'égalité
réciproque; de là vient aussi le caractère essentiel du Nombre ce-
mêtr?quot;nbsp;rigoureusement égales. Quand
meme il est imagmable que les Autres, de par leur participation aux
Structures du Grand et du Petit, assument des quités de'grandeur
et de petitesse, leur caractère d'unité n'en est pas affecté; c'est
un rapport invariable et essentiel, le fondement même de l'Arith-
metique et de la géométrie. De même l'Un est intégralement soi-
meme, et comme tel il est de pair avec soi, et par là égal à soi.
11 parait de tout ce raisonnement que l'intention de Platon est
de trouver l'axiome central qui justifie la Forme géométrique qui
est aussi la Forme Eidétique. Lanbsp;des sïSvj est un'fdt
mais logiquement il faut que les éléments soient réeUement des élé'
ments; autrement la au^uXox^ conduirait à un cercle vicieux- eUe
constituerait l'entrelacement d'éléments, qui eux-mêmes ne serai
ent possibles qu'à force de la au(x7rXoxV)! Cela conduirait au Néant
Pmsq^'élément étant impossible en soi, leurnbsp;le sera
antes. Mais ceci n'importe: car l'essentiel est que, pour qu'il v ait contact il
faut au moins termes. Platon s'occupe ici plus de\ série des po^
149e
150c
aussi. Voilà aussi pourquoi Platon n'a pu se contenter de la position
purement parménidienne de l'Un sans plus; si l'on veut disposer
d'éléments réels, on a besoin, pour le moins du concours de deux
facteurs, l'Un et l'Etre. La recherche présente, qu'on pourrait quali-
fier d'axiomatique, a pour but de vérifier si le niveau eidétique peut
se contenter de ces deux facteurs. Que l'Univers ne puisse se consti-
tuer à l'aide de ces deux seuls facteurs, voilà ce qui est certain: la
suite du dialogue s'occupera précisément des axiomes nécessaires à
justifier l'indétermination du niveau mental, liée à l'indétermination
foncière du concret.
Mais l'Un n'est pas que l'Un absolu, il est aussi Unité structu-
rante; sa fonction est alors essentiellement de comprendre et d'en-
velopper dans la Forme de l'Unité et il y aura nécessairement le rap-
port de contenu à contenant. De plus nous avons vu que la suite des 144e
nombres et celle des êtres se correspondent exactement. En dehors
de ces suites, qui se comprennent mutuellement, il ne peut être rien : 151a
il s'ensuit qu'et les Autres sont dans l'Un et l'Un dans les Autres;
ce qui, pour nous, n'est concevable que dans un rapport de grand à 151b
petit, voire dans un rapport de mesure et de nombres qui indiquent
cette mesure. Ne doit-on pas conclure qu'au sein même de l'Un, dans 151c
son rapport avec les Autres, toutes les contradictions s'unissent non
seulement mais se déduisent nécessairement de la Nature de leur
Structure réelle ? Et ne s'ensuit-il pas que la géométrie, qui d'une
part a besoin de l'égalité absolue des unités, mais qui d'autre part
ne saurait exister sans les rapports nécessaires de grandeur et de
petitesse, trouve sa justification adéquate dans la configuration
du Réel? Ce n'était qu'un jeu d'enfants que les apories de Zénon;
c'est au sein de la Réalité qu'elles se révèlent. Mais loin de mettre en
danger l'existence de la pluraHté, toutes les contradictions s'unissent
dans une vaste harmonie, juxtaposition de toutes les déterminations,
de l'entrelacement desquelles sortira l'Univers.
L'analyse du Temps découvre plus clairement encore la pensée
de Platon. Si d'une part il subit l'influence de Zénon en appliquant
l'aporie de la flèche à la série discontinue des moments indivisi-
bles (aporie qui du reste n'est pas pour effrayer Platon; car la 152c,d
discontinuité ponctuelle, qui pour Zénon prouve l'absurdité du mou-
vement, est la clef de voûte de la mathématique platonicienne qui
s'est placée à priori au point de vue pythagoricien, diamétrale-
ment opposé à celui des Eléates de l'homogénéité absolue de l'Etre.
Pour Parménide la géométrie conduirait à l'absurdité, si l'Espace
géométrique, et par conséquent réel, n'était pas d'une homogénéité
parfaite, ne présentant nulle part des lacunes ou des anomahes de
quelque nature qu'il soit. Platon, qui part de la Réahté du Nom-
bre, ne peut pas manquer de poser l'à priori des Autres à côté de
l'Unité. On le voit du reste dans son Parménide: il n'a pas le moin-
dre doute sur l'existence réelle des Autres; au contraire leur do-
144c marne constitue toute l'étendue de l'Etre!); si donc il apphque la
discontmuité ponctuelle à sa théorie du Temps, son souci principal
est l'union de l'Unité structurale à la suite entière du Nombre.
153c pris unité par unité, pris aussi comme Unité finale qui comprend
153d,e tout nombre dans son Unité de structure, pris encore comme Struc-
153b ture formatrice qui est au commencement et à la base de toute pos-
sibihté du Nombre. La conclusion est donc naturellement que toutes
les déterminations du Temps aussi, loin d'être des contradictions in-
solubles, trouvent leur origine comme leur fondement dans l'Etre
même de l'Un.
Platon fait même un effort de dériver le Devenir de l'invariabi-
lité de l'Etre: étant donnée une série de fractions, dont le déno-
155b mmateur diffère du numérateur par un nombre fixe, on peut dire
que d'une part la relation entre les deux séries, celle des numérateurs
et celle des dénominateurs, ne change pas, puisque la différence
reste constamment égale. D'autre part il est évident que la même
série donne naissance à un devenir insensible, le rapport terme par
terme convergeant vers l'Unité. Analyse plus fine pour fonder le
Devenir dans l'Etre invariable est à peine imaginable. Ne sommes-
nous pas en droit d'apphquer au Parménide le titre de „Traité de
510c Mathématiques supérieuresquot;? Dans la Répubhque Platon avait
527b adressé aux mathématiciens purs l'amer reproche de se perdre dans
la contingence des formes concrètes, au heu de pénétrer dans la
Structure même de l'Etre. Eh bien, le Parménide veut leur donner
l'exemple d'une pareille mathématique transcendante. Peut-être
mériterait-elle plutôt le nom de logistique axiomatique, si ce n'est
que la logistique platonicienne est toute ontologique, ce qu'on
n'oserait avancer de la logistique moderne ! Autre question est de sa-
voir si Platon a réussi et s'il ne s'est pas glissé inconsciemment maint
sophisme dans ses raisonnements subtils : l'essentiel est que la ten-
tative a été sérieuse et sincère. D'ailleurs, beaucoup de passages
qui sentent la sophistique reçoivent leur valeur propre en y asso-
ciant l'intuition primitive qui, plus que le raisonnement, pour Pla-
ton est garante de leur validité réelle.
Avec la participation de l'Un au Temps il entre dans l'histoire;
en y ajoutant la possibihté de toutes les déterminations imaginables 155d
il devient l'objet de toutes les formes de connaissance qui, n'est-
il pas vrai, sont étroitement liées à la susceptibilité de détermi-
nation. Science, représentation et sensation d'une part, dénomina-
tion et définition de l'autre appartiendront à tout ce qui est du
domaine de l'Un. Appliquons-le pour préciser au Cercle en soi, dont
parle la Vile Lettre, et l'on comprendra immédiatement le sens réel 342b
et géométrique du raisonnement. Le Cercle, qui est essentiellement
Structure Une et transcendante, entre pourtant, de par son union
intime à l'Être, dans le monde de la relation et se prête par là à
l'investigation intellectuelle qui, pour nous, ne peut se faire qu'au
moyen de ses déterminations relatives. Mais, et c'est là la leçon du
Parménide, loin d'être arbitraires ou illusoires, ces déterminations
sont fondées dans l'Être même : c'est ce qui constitue la certitude de
la Science, comme il constitue aussi la certitude de la sensation.
Nous disions que Platon a opté nettement en faveur de la discon-
tinuité foncière de l'Être contre l'apparence du continu. C'est pour
ainsi dire la conséquence nécessaire de la théorie des Idées. Car
l'essentiel de l'Idée n'est pas tant de fonder l'espèce et le genre
et d'exphquer ainsi l'individuel par les traits spécifiques qui le
lient au groupe qui le comprend, et grâce auquel on le comprend.
Elle est plutôt l'expression de l'individualité à outrance qui caracté-
rise l'Être et tout Être, l'Unité se dispersant jusque dans les arti-
culations les plus infimes et y conférant la Structure, la Vie et
la Réalité. Il n'y a pas jusqu'au „maintenantquot; qui échappe à l'indi-
viduahsation formative de l'Un, en contradiction flagrante avec 152d
l'intuition, pour laquelle le Temps dans son écoulement irréversible
est le modèle absolu du continuum. Ne serait-il pas absurde de pré-
tendre que ce continuum puisse être le produit d'une suite infinie
de moments discontinus? Zénon l'avait nié. Platon, après l'examen
de la thèse de Zénon, ose dire qu'à chaque instant l'Un est arrêté
dans le moment indivisible du maintenant. Il ose même en conclure
que, le „maintenantquot; étant sans cesse présent à l'Un et étant pour
ainsi dire coextensif à son Etre (l'Un étant soi-même dans chaque
152e unité séparée de la série infinie de l'Etre), l'Un est „maintenantquot;,
chaque fois qu'il „estquot;: le Temps Réel est un arrêt dans le moment
présent, le temps apparent est un écoulement fictif, produit de no-
tre organisation mentale qui, grâce au rythme générahsateur, trans-
forme le discontinu en continuum tant temporel que spatial. Imagi-
nons une suite de boules parfaitement éla.stiques, et éliminons le
frottement: le choc, communiqué à la première boule se propagera à
travers toute la suite: à chaque moment chaque boule s'arrête brus-
quement pour transmettre sa quantité de mouvement à la boule
suivante : la transmission se fait par „arrêtsquot; successifs non seule-
J^ais l'essence du mouvement est concentrée dans chaque
„arrêtquot; successif; le mouvement „estquot; seulement au moment même
où il se transmet; sa trajectoire n'est qu'une reconstitution qui relie
les traces des moments successifs pour l'embrasser dans la continuité
d'une conception.
Que nous ayons le droit de traduire ainsi la pensée de Platon, est
confirmé de suite par les développements de Platon sur la nature
156d de l'instantané: tout changement supposant la présence simultanée
156c des contraires par rapport au même, si on le fait s'effectuer dans
le temps, la seule conclusion logique est d'éliminer le temps et d'
156d introduire le discontinu de l'instantané, „nature étrange qui, sise
dans l'intervalle du mouvement et de l'immobilité, hors de tout
temps, est justement et le point d'arrivée et le point de départ pour
le changement du mobile qui passe au repos comme pour celui de
l'immobile qui passe au mouvementquot; i). On n'aurait pu définir plus
exactement le procès mécanique de la transmission du mouvement!
Par un effort puissant de vision analogique Platon étend le raisonne-
ment à la Structure de l'Etre en son entier: le passage de l'Un au
multiple et du multiple à l'Un serait absurdité inexplicable tant que
I57b nous restons dans la fiction du continu: si l'Un est réellement, il se
157a perd entièrement comme il „sequot; devient entièrement, la transmission
de sa fonction ayant lieu dans la suspension mystérieure de l'In-
stant.
157d Les Autres, dont l'ensemble forme l'Univers, „unité achevée issue
de tous ensemblequot; et pouvant être embrassée sous une vision unique,
celle du Tout qui, dans son unité, comprend les parties, ces Autres
Traduction Diès.
doivent, malgré leur unité organique, être divers de l'Un absolu I57b
et structural, celui qui confère l'Unité au Tout, autant qu'il in- 157c
forme chaque partie du Tout. Ce Tout est appelé, nous l'avons vu, 157e
une „vision unitivequot; et l'on pourrait inférer de là que son carac-
tère totalitaire résulte surtout d'un acte représentatif ou peut-
être d'un acte logique. Rien n'est moins vrai. Platon essaie de prou-
ver expressément que, dès que nous parlons de parties (et il part
de l'axiome intuitif que chaque membre de l'Autre est nécessaire-
ment partie de cet ensemble des Autres, sans quoi ces Autres seraient
identiquement l'Un), il prouve donc que partie suppose une unité or- I57b
ganique; car une pluralité sans unité, étant une juxtaposition ano-
nyme et confuse, ou mieux encore, une espèce de nébuleuse irrésolu-
ble, ne permet aucun rapport de partie au tout. Ce rapport au con- 157d
traire requiert le caractère unitif du Tout, permettant une image
unique qui, il est vrai, est un acte représentatif, mais qui n'en serait
pas possible si le Tout ne fût pas vraiment une unité parfaite et 157e
achevée, créée par une Structure unique.
La fonction de l'Un est de structurer une matière qui par elle-
même ne permet aucune définition, ni de nombre ni de quoi que ce 158b
soit; elle est „massequot; tout au plus, et, fractionnée à l'extrême, elle
conservera ce caractère (ou ce manque de caractérisation) tant
qu'elle ne reçoive pas sa détermination et comme unité et comme
nombre de constituants de la part de la Structure qui l'informe. Par 158d
le fait d'être contraire à toute Structure, exepav toû eïSouç, la 158c
matière restera toujours indéfinie; sous le rapport de la Structure 158d
qu'elle reçoit elle participe à l'être déterminé i). Chaque partie des
Autres, comme leur ensemble, présentera donc l'étrange mixtion de
deux contraires polaires, la forme et l'informe, source de toutes 158e
sortes de déterminations relatives, comme ressemblance, dissem-
blance, identité, différence, mouvement, immobilité, bref de toutes
les affections contraires. Cette juxtaposition des contraires éclaircit
sans doute pour Platon la célèbre aporie de Zénon, qui consiste dans
l'impossibihté logique de parcourir l'infinité des points qui for-
ment la droite dans un temps fini, bref de construire le fini à par-
tir, de l'infini. Pour Platon l'infinité des points sur la hgne, ou
~ ') Le TTépaç. qui indique à la fois le nombre rationnel et le nombre limite,
vaut pour chaque nombre, qui détermine une position connaissable dans
l'fiTteipov des unités et de la division.
des moments dans le temps, qui, en elle-même, n'arriverait jamais
158c ni prise entièrement, ni sur une portion si infime soit-elle, à con-
stituer une unité bien définie, chaque portion détachée étant déjà
un ensemble indénombrable non seulement, mais ne permettant
158d aucune détermination de commencement ni de fin ; cependant en ac-
ceptant la structure de l'Un cet ensemble reçoit sa détermination
exacte qui le rend apte à figurer dans les mesures précises de la
géométrie i) ; chaque portion devient commensurable avec le Tout et
inversément, et le miracle se fait qu'au dessus d'un indéfini irréduc-
tible se dresse l'édifice rigoureusement structuré des mathématiques.
Zenon a été complètement battu: non seulement qu'au sein même
des Autres le commensurable et l'incommensurable s'unissent inti-
mement, mais ils se révèlent être qualité de l'Etre lui même, tel qu'il
se reflète dans le Nombre. Or qu'y a-t-il de plus intimement hé à
l'Etre Idéal que le Nombre? Mais la thèse de Zénon n'a-t-eUe pas
précisément été de nier l'essence du nombre, celui-ci conduisant à
l'absurdité, et de vaincre le discontinu pythagoricien par l'homo-
généité logique de l'Etre? Non, dit Platon, l'absurdité est dans le
principe même: dès qu'on admet l'Un (et c'est là le fondement de
l'Eléatisme), il faut admettre l'Un Etant. Eh bien, en faisant cela
on accueille le Nombre, et avec lui toutes les déterminations infinies
qui s unissent harmonieusement en son sein: les EÏStj comprennent
la trame merveiUeuse qui enveloppe toutes les contradictions.
Arrivé à ce point Platon semble se raviser. Il prend conscience
que pour avoir stipulé l'union de la structure et de la matière, il
a tacitement introduit l'hypothèse que, ou bien ces deux domaines
159b sont de même nature (ce qui s'exclut de soi du fait de leur sépa-
ration foncière), ou qu'il doit y avoir un troisième principe, de
nature à permettre leur union. Si nous n'introduisons pas délibéré-
ment cette hypothèse, toute détermination résultant de l'informa-
tion de la Structure dans la matière s'annulle et l'Univers se réduit
au Néant, comme aussi la mathématique doit disparaître. Conclu-
160a sion fatale : l'Un-Etant sera la cause de Tout ou ne sera rien suivant
que nous poserons un troisième principe ou non.
Ce troisième principe est-il le Mïj ov du Sophiste ? Le Sophiste
Par exemple: le SiàfxsTpoç irrationnel du carré; le rayon qui
diamètre qui le soustend, etc. La remarque
Môa. de la Vile Lettre y allude-t-elle aussi ?
avait affirmé à son sujet qu'il est Structure et que comme Struc-
ture il est Un, mais le Un non-Etant. Ou est-il l'Âme que le Timée 30
pose comme troisième principe, intermédiaire nécessaire entre l'Être
et le Devenir? Dans ce cas aussi le troisième principe sousentend
que l'Un quitte son Être absolu et qu'en quelque sorte il se fait
non-Etant. Nous voilà donc amenés insensiblement à l'hypothèse
contraire : si l'Un n'est pas. La seule chose qui incombe est d'essayer
de rattacher le Non-Etant „réelquot; à l'hypothèse négative. Ce ratta-
chement ne s'effectue, c'est évident, que grâce à la conception pré-
conçue du (Z7) Sv, qu'on sousentend dès l'introduction de l'hypothèse
négative. Il y a une infinité de „(i,7) 6vTaquot; réels, comme le Sophiste
nous l'avait déjà annoncé, les négations de la grandeur, de la
petitesse et de toutes les structures participant indubitablement au
Réel. Pas moyen par conséquent de ne pas affirmer la même chose 160c
au sujet de l'Un. Il doit donc y avoir connaissance et science de cet
Un non-étant ; mais toutes les autres déterminations aussi se laissent
dériver logiquement de sa nature. Pour le prouver Platon part de 160e
l'Un, en tant que (x'*) Sv, mais en accentuant sa fonction de l'Un.
Ce n'est que peu à peu qu'il y substitue to sv èxeîvo de qui il 161a
est dit qu'il est le non-être. Cet „Unquot; aura de la ressemblance 161b
et de l'égahté avec lui même. Un pareil Un aura de la grandeur et 161d
de la petitesse avec leur intermédiaire, l'égalité. Finalement la for-
mule précise s'est constituée: la Structure du Non-Etant (tcùévl(xt)
6vti) possédera et égalité et grandeur et petitesse.
Ce Non-Êtant doit participer à l'Être. Pour être réellement 161e
Non-Etant (que l'on compare ici pour l'intelligence de ce que Pla-
ton veut dire les développements du Sophiste), c'est à dire pour 257 ss.
l'empêcher de rentrer dans le pur Néant, il faut un hen qui le fixe
à cette fonction de ne pas être. Or ce hen ne peut être autre que
le „être non-étantquot;. Mais comme Être et Non-être sont des domaines 162a
complémentaires, l'Être, pour conserver pleinement sa fonction
d'Être et ne pas se confondre avec le non-être qui, avec lui, remplit
la possibihté intégrale de l'Existence, a besoin lui aussi d'un lien
fixe, celui de ne pas être non-étant. C'est cette tendance anta-
goniste qui maintient l'Harmonie de cette Plurahté absolue qui con-
stitue l'Univers et qui l'empêche de s'affaisser dans le Néant: cha-
cun des deux termes doit avoir à côté de sa fonction positive qui
les fait être ce qu'ils sont (pour l'Être la oùcria tou sïvai ov; 162b
pour le Non-Etant la oûcria tou slvat (xt) ôv) une fonction négative,
ou mieux distinctive qui, en maintenant la tension entre eux, crée
l'unité supérieure en laquelle ils fondent ensemble, c'est pour l'Etre
la (i.7) oûcji« toG eîvai (xy) ôv, qui le retient de s'affaisser sur
le Non-Etre, et pour le Non-Etant la fxy) oùa'ix toD fxyj sîvat fxt) Ôv,
qui lui interdit de quitter jamais son non-Etre, faute de quoi il
s'identifierait avec l'Etre, en faisant évanouir la Réalité qui naît
de leur tension réciproque i).
162b Union étrange de contraires que cet Un non-étant! Cette coexi-
162c , stence suppose la transition d'un état dans l'autre, et par consé-
163a quent le mouvement et le changement. Mais comme d'autre part
l'Espace pour Platon est intimement lié à la géométrie et que celle-ci
ne peut avoir pour objet que les êtres réels, c'est à dire ceux qui
participent au nombre, le Non-Etant s'en trouve principalement ex-
clu de toute manifestation spatiale -). A ce point de vue il faut lui
162d refuser toute possibilité de détermination spatiale et par conséquent
toute possibilité de mouvement. Ce qui lui est interdit aussi c'est
1) Ou, la même chose exprimée intuitivement, le nombre „réelquot; a be-
soin indispensablement de l'infini „réelquot; qui se comprend dans son
unité (par exemple les trois unités appartenant à la série infinie dans le
trois comme image unitive de l'Eidos trois; d'autre part ce trois doit
avoir un lien irruptible qui l'empêche de se confondre avec l'„indéfiniquot;
qu'il comprend). Pour éviter tout malentendu stipulons expressément
que cet Indéfini n'est pas la série des unités comme telle (qui participerait
déjà du géométrique et partant du ôv), mais qu'il est essentiellement le
caractère indéfinissable de ce qui permet la détermination dans la direc-
tion du plus grand et dans celle du plus petit, la série des unités étant déjà
une réalisation „eidétiquequot; dans I'lStTreipov qui les supporte. Il va de soi que
cet Eidos Trois n'est pas le nombre abstrait, mais la causation réelle
qui crée une triplicité unitive dans la Possibilité indéfinie de l'àTreipov.
En général, si l'on veut comprendre intuitivement le Parménide, il faut
le faire sous l'image du nombre.
Évidemment l'union de la „spatialitéquot; à I'tetpov lui conférerait
déjà le caractère d'ensemble d'unités-points, ensemble qui, logiquement,
n'est pas possible sans le concours actuel de l'Un-Étant. L'ànetpov en
soi reste par conséquent possibilité absolue, qui, comme telle, exclut
tout mouvement et toute détermination actuelle, puisqu'il est, par son
être, principe causatif, pas davantage. La suite, décevante d'abord, de
positions et de négations que présente le Parménide est la conséquence
de l'effort pénible d'enserrer la fonction Eidétique du Nombre dans les
limites de plus en plus convergentes d'une définition logique.
le „mêmequot;, le „mêmequot; étant de l'être. Or, s'il est vrai que le Non-
Être participe sous quelque rapport à l'Être, il est impossible que
lui même s'intruse dans quoi que ce soit de l'Être. Il paraît donc que
les déterminations principales auxquelles se réduit sa fonction soient
le Grand et le Petit, avec leur intermédiaire nécessaire l'Égal. Ceci 161d
est d'accord avec ce que nous avons dû constater dans le Sophiste, 258c
la fonction du Non-Êtant étant surtout celle de l'Autre et se rappro-
chant du principe de la divergence absohie, la Dyade indéfinie, appa-
rentée à 1' quot;ATTsipov tel que le Philèbe le développera.
En définissant l'hypothèse de l'Un non-étant Platon, sous l'in-
fluence du troisième principe, requis pour le raccord de l'Un et des
Autres (principe que l'on peut maintenant identifier peut-être à
l'Autre qui, sous l'action de l'Un, effectue le morcellement à l'in-
fini des Autres), s'était jeté d'emblée sur l'interprétation réelle
de l'Un non-étant et qui par là s'énoncera: l'Un en tant que le Non-
Etant. L'hypothèse peut s'entendre au contraire aussi comme: l'Un
n'étant pas; ce qui indique l'absence totale de toute Unité Réelle 163c
dans la Plurahté de l'Être. Il est évident que, vu de ce biais, l'Un
et à plus forte raison tout Eidos, puisque ce qui le rend Eidos c'est
en premier lieu le fait qu'il participe à l'Unité qui le rend Structure
unique, ne peut plus recevoir aucune détermination, ou, en d'autres
termes, qu'aucune combinaison de structures dans l'Un ou dans 163c-
l'Eidos n'est plus possible. Et comme la connaissance dans toutes 164a
ses manifestations dépend essentiellement de cette possibihté de
combinaison, aucune forme de science, ni de sensation, ni de défini-
tion, ni de dénomination pourra se rapporter à l'Un, s'il n'est pas.
L'Un disparaîtra donc de l'Être et avec lui toute Science exac-
te avec ce qui s'y rapporte. Car la Science ne peut avoir pour objet
que ce qui est réellement Un, ce qui est réellement structure. Il
subsiste tout de même beaucoup: nous gardons toujours autour de
nous le monde de l'apparence, où règne la plurahté absolue. Tout y 164b
restera „autrequot;, mais seulement dans ses rapports mutuels. La plu- 164c
rahté de fait, que nous constatons, ne saurait être constituée que
d'unités. Mais l'Un n'étant pas et la structure réelle n'étant pas, cha-
que soi-disant unité est une masse qui, pour pouvoir paraître in-
finiment petite relativement à la plurahté, doit être une plurahté 164e
infiniment grande elle-même par rapport au morcellement qu'on
peut lui faire subir. Le nombre existera pour décrire le rapport
164d de ces masses, comme il naîtra les déterminations d'égalité et de
forme. En réalité ces déterminations ne seront jamais possibles,
puisque ce qui ne connaît pas la structure absolue de l'Un ne permet
pas la délimitation exacte, ni à son commencement ni à sa fin.
165a,b Son unité apparente n'est qu'une limite, que grossièrement on peut
assimiler à un nombre précis ou à une forme circonscrite tant qu'on
165c regarde de loin, mais qui pour l'analyse fine et pénétrante se dissout
165b en un indéfini, où manque la prise de l'Unité: „pour la penséequot; il
n'y aura aucun arrêt du morcellement. Il y aura ressemblance et
dissemblance, mais non pas celles qui ont leur fondement dans
l'Être; vaines illusions pour qui prend des masses pour des unités
bien délimitées i). Bref toutes les déterminations sembleront exister
dans ce monde de la pluralité : ce qui manque c'est une Cause qui les
fasse réelles et qui nous permette d'établir une Science exacte et
certaine à propos d'elles.
Que dirons-nous: „il n'y aura pas de science exactequot;? L'illusion
elle-même, qui a l'air d'être si évidente, d'où tire-t-eUe ses pré-
166a somptions de pluralité, d'égalité, de ressemblance si ce n'est de
l'Unité que nous appliquons à la masse informe autour de nous ? Or,
si l'Unité n'existe pas, ces déterminations toutes subjectives s'eva-
nouissent aussi: l'illusion elle-même est complètement illusoire,
voire impossible et inexistante: si l'Un, et avec lui la Structure
166b de l'Eidos, n'est pas, tout s'effondre dans le Néant.
La conclusion? Suivant que l'Un est ou n'est pas, toutes les
déterminations sont réelles et, le Non-Etant ressortissant de l'Être,
apparentes, ou non-existantes, tandis que l'illusion même n'en pour-
rait naître.
Poignant réquisitoire que ce dialogue du Parménide contre toute
science présumant pouvoir se passer d'un principe transcendant qui
réponde de la Réalité de son objet! Que pareille science se réduise
La définition du „milieuquot; rappelle de très près la notion de coupure,
comme elle a été introduite par Dedekind et la notion du continu, dé-
veloppée par Cantor. Cf. la définition platonicienne : „le commencement
165a/b apparaît toujours précédé d'un autre commencement, la fin prolongée
par une autre fin, le milieu occupé par quelque chose de plus médian que
le milieu même et plus petit. . . .quot;.
quot;) Pour cet emploi de la conjonction sÏte cf. Demosth. I, 18 „si d'une
part ... .si au contrairequot;. L'expression 137b eïre Iv èanv eïxe (i^) êv se
traduit aussi par: „suivant que l'Un est ou nonquot;.
à une vaine illusion, cela ne laisse pas une ombre de doute pour Pla-
ton. D'où cette vanité illusoire prend-elle donc la prétention de
dicter ses formules: ne se dissipent-eUes pas dans les ténèbres ir-
réelles du Non-Etant, ces formules sans Forme Réelle qu'elles puis-
sent figurer? La science moderne a pris conscience de son impuissan-
ce vis-à-vis de la réalité indéfinissable: la limite extrême à la-
quelle elle ose prétendre c'est la description d'une probabilité
statistique, avec la conscience nette que toute détermination exac-
te nous est interdite. Tout absolu a disparu. Comparez par exemple
comment L. de Broglie signale dans son livre sur la physique moder-
ne et les Quanta i) que „l'onde monochromatique est une abstraction
qui n'est jamais réahsée dans l'expérience ; ce sont toujours des grou-
pes d'ondes occupant un petit intervalle spatialquot;. C'est exactement
le contenu de la dernière critique du Parménide. Cependant il n'est 164,165
pas certam que Platon concède que „la lumière monochromatiquequot;
sok une pure abstraction : comme toute manifestation que notre es-
prit s'acharne obstinément à truvopâv sia [i'iolv îSéav accuse néces-
sairement un Eidos Réel qui en soit la Cause, ainsi il soutiendrait
que les components de la lumière, quoique se confondant dans son
Unité, et nonobstant aussi le fait que, dans l'expérience, ils ne se lais-
sent pas réahser intégralement, n'en sont pas moins des détermina-
tions autonomes, révélant une Figure Causative précise, assimilable
à un Nombre qui en constitue l'Eidos.
L'Eidos est-il donc identique au Nombre ? Nous avons déjà fait ob-
server que pour la compréhension intuitive des raisonnements du
Parménide il est presque nécessaire de les saisir sous l'image du nom-
bre dans toutes ses comphcations inattendues Aristote, dans sa Met.
Métaphysique, affirme que pour Platon il y a en effet identicité de 987b 13
l'Eidos et du Nombre.nbsp;id. 20-
De décider si cette assertion est intégralement exacte, il n'en est 23 pass,
pas encore question; cependant il est acquis que l'Eidos, quant à
la projection logique, se laisse caractériser adéquatement par les
qualités du Nombre. C'est aussi comme tel que s'exerce sa fonction
intermédiaire entre l'Eidos et le concret. Or, le Nombre s'étabht
dans l'infini des unités. Cet infini est 1' àusipov du Non-étant, qui
Pg. 177.
Comparez la note i) p. 176.
-ocr page 192-tout de même a part à l'Être, sans quoi la détermination du Nombre
réel serait impossible. Car il est de toute évidence que l'Unité de
l'Eidos, s'exerçant sur le Néant, ne saurait conduire à un Nombre,
quel qu'il soit. D'autre part la série infinie des unités, prise comme
teUe, quoiqu'elle soit Une, tant qu'on l'envisage comme domaine
spécial et circonscrit, n'est pas l'Être ni l'Eidos proprement dit
parce qu'elle est indéterminée par sa nature. Bref on peut, à partir
de cette intuition précise, appliquer tous les raisonnements précé-
dents, pourvu qu'on ne prétende pas que ce Nombre soit l'essence
de l'Eidos: il est son Xoyoç, intermédiaire nécessaire certes, mais
nullement identique au Réel. Ce qui est certain c'est qu'en refusant
l'Être à cet àTOipov, on réduit au Néant le Nombre et avec lui toute
détermination scientifique; abstraction faite encore de ce que, logi-
quement, tout s'effondrerait dans l'identité informe de l'Un....
non-Êtant ! Car cet Un, n'ayant rien à y exercer sa fonction unitive,
que deviendra-t-il? Mais ce sera encore le Néant, si l'on ne reconnaît
pas, une fois admise l'existence de 1' ôcTistpov, que chaque détermina-
tion pour être réelle, ou simplement pour avoir un sens, doit avoir
une cause réelle qui lui donne son unité comme sa forme : science et
Être requièrent également l'Eidos.
Mais le Nombre n'est pas que moyen d'intuition concrète de la Ré-
alité invisible, ni même que projection rationnelle dans le Xoyoç.
Si le Nombre paraît si intimement lié à la Nature de l'Être, qu'au-
cune manifestation réelle n'est concevable sans le concours du Nom-
bre ; si d'autre part la Nature du Nombre paraît être si semblable à
l'Être que seule l'étude exacte de ses qualités nous permet de scruter
le secret insondable de la Réalité, il est évident que le Nombre est
plus que Relation seule, plus que projection pure. C'est alors que
nous voyons surgir la splendeur mystérieuse du Nombre Idéal. Car
en effet la Réalité est Nombre, comme et puisque toute création ne
s'effectue et ne se conçoit que dans le Nombre. Le Parménide nous
révèle quelques côtés transcendants qui s'unissent dans le Nombre.
Ce sont l'Un, la Dyade et l'Infini. Suffisent-ils à rendre compte de
l'Univers et de sa Réalité fondamentale ? Le Philèbe essayera d'es-
quisser une réponse à cette question brûlante.
14. Philèbe
Le Philèbe commencera par reprendre le thème du Parménide. À
l'Un eidétique, qui dans sa généralité se laissait assimiler au trai-
tement géométrique, le Philèbe substitue dès l'abord des „Unsquot; pré- 15a
cis, comme l'homme Un, le Beau Un, le Bien Un. Après avoir posé
des questions identiques à celles du Parménide, Platon conclut di- I5b
rectement que les objets réels sont formés de l'Un et de la pluralité, et 16c
qu'ils constituent l'union naturelle de structure précise (Trépaç) et
d'une matière indéfinie (àneipim). Il est notre tâche de cher- 16d
cher l'image qui reflète cette structure Une ; nous pouvons la trou-
ver d'aiUeurs, car elle est immanente dans les objets. Mais si le
Parménide ne faisait qu'étudier le fait embarrassant de l'union inti-
me de la Structure (que nous saisissons dans une image adéquate,
JSéa) avec la pluralité, le Philèbe postule que la Science ne doit pas
être contente de la juxtaposition théorique et facile de l'Un et de
l'Infini dans l'Un primitif, mais qu'il faut déceler le Nombre naturel
tel qu'il entre dans la composition de chaque unité réelle. Qu'on se
garde surtout d'apphquer trop vite l'image caractéristique de l'In-
défini à une multitude, avant d'avoir minutieusement examiné la loi
de la composition ou de la combinaison. Ici s'applique ce que Platon
fait observer au sujet des problèmes du Parménide : si l'on pose mal
le problème, il est plein d'embarras, mais dès qu'on le pose correcte- I5c
ment, il s'aplanit tout seul.
La science donc requiert la connaissance précise de la Structure et
des proportions selon lesquelles elle est construite, comme le musi- 17d,e
cien connaît l'ordonnance des tons dans chaque harmonie et les ryth-
mes des mouvements. Bref ce qui importe ce n'est pas la constata-
tion, désormais banale, que chaque domaine structuré participe de la
Nature de l'Indéfini, que c'est elle qui forme pour ainsi dire la 18a
matière dans laquelle la Structure se fait, mais l'investigation du
Nombre qui exprime la proportion exacte selon laquelle l'Harmonie
se crée.
Cette analyse de la proportion exacte des „plusieursquot; dans l'Un, 17d
il faut la pratiquer sur tout Eidos. L'exemple que Platon choisit
est celui du langage, phénomène extrêmement comphqué, mais dont
la complexité a été pourtant réduite (est-ce l'effort du génie humain
ou est-ce oeuvre divine ?) à un nombre précis de sous-structures qui, 18b
18c elles, sont composées d'éléments derniers. La découverte de cet Ei-
dos qui comme un lien enserre la pluralité décevante du phénomène
linguistique et qui en constitue l'Unité structurale, pnisqu' aucune
chose ne saurait être exprimée sans ces éléments et que chaque élé-
ment n'a aucun sens en soi sans l'ensemble qui lui attribue sa fonc-
tion spéciale, cette découverte a créé une seule science grammatica-
18d le, dont l'objet est l'îSéa qui figure cette structure „concrètequot;.
19bnbsp;II faudrait apphquer cela au Plaisir et à l'Intelhgence, comme
étant des manifestations qui nous font l'impression d'être Une et
de conserver une certaine identité et comme un air de ressemblance.
20c On recule cependant devant la difficulté du problème. Mieux vaut
trouver une autre issue: il pourrait s'avérer que ni le Plaisir ni
20b l'Intelligence fussent le vrai Bien, mais que ce fût un troisième être.
C'est bien pourtant le Bien qui reste l'objet de nos recherches, ou,
comme l'exprime Platon : le rôle que nous attribuons au Bien, la part
20d qui lui échoit, c'est bien d'être l'objet absolu et suffisant de tout
notre être? La réponse est catégorique: ce n'est que le Bien qui
donne la valeur à tout ce à quoi aspire l'homme i).
Ce Bien absolu ne peut être, pour l'homme du moins (car pour Dieu
22c Bien et Intelligence coincident dans l'indépendance de son Etre), ni
le Plaisir pur, ni l'Intelligence pure. La question est de savoir si
dans le mélange nécessaire qu'est notre Bien à nous, ce par quoi
22d (Ô ZI Xa^côv) ce mélange est le Bien, la cause de ce que sa structure
composée mérite le nom d'un Bien, est le Plaisir ou l'Intelligence.
Pourquoi cette structure n'est-elle pas le Bien en soi ? C'est que —
et c'est là aussi la leçon du Timée — toute créature participe du
genre mixte. L'homme n'étant pas être pur comme Dieu, il vit dans
l'Univers qui est un Etre créé et par là un Etre mixte. Il n'y a rien
dans cet Univers qui n'ait besoin d'un substrat composé pour héber-
22c ger l'Être. L'Intelligence humaine souffre de cette imperfection;
mais aussi le soi-disant souverain Bien vers lequel il tend y est sujet.
Il s'impose donc de chercher la nature de ce substrat composé qui
pour nous est et restera un seuil infranchissable devant le Règne
de l'Être pur.
Que Platon sépare en effet ces deux domaines, résulte clairement
') Tïiv Toû aya^O (lotpav (la part qui échoit au Bien) s'explique le
mieux par la définition suivante: l'homme ne se soucie que de ce qui
s'effectue â|xœ aYaamp;oîç.
de l'affirmation que l'analyse de la réalité en ses structures du
Défini et de l'Indéfini ne vaut que pour les objets réels qui exi-
gent actuellement dans l'Univers visible. Ce mélange est l'oeuvre 23c
de Dieu, comme la faculté de discerner ces deux structures est un 16c
don des dieux. Platon se hâte du reste d'ajouter à ces deux structu-
res fondamentales une troisième structure, ceUe de la mixtion des
deux, pour en poser ensuite une quatrième, la cause de leur mixtion.
Notez en outre la légère auto-critique que Platon applique à lui-
même : comment est-il possible qu'après l'attaque du Sophiste le phi-
losophe retourne à ses structures décriées ? Il peut paraître ridicule, 23d
mais l'analyse en structures et le dénombrement des proportions lui
est dans le sang et il ne peut plus s'en défaire.
Tout ce qui suit est un commentaire direct, ou mieux, concret, du
Parménide. Dans le monde physique il ne règne que le Tràvra psZ, 24d
tout „procèdequot; et la nature même consiste dans ce procès, créant le
monde de la relation. D'une façon quelque peu paradoxale Platon
apphque à cette absence de structure la dénomination de structure, 23c
corrigée plus loin par celle de genre naturel ou celle de „naturequot; tout 25a
court. On pourrait dire que tous ces phénomènes, qui apparemment 24e
obéissent à un seul principe et qui, nous le savons, trouvent leur 26c
exphcation dernière dans leur attachement au Réel, se caractérisent
par le fait que le Structure y tend vers la hmite zéro ; ne serait-ce pas
là la définition plausible du phénomène de l'apparence ? i) Aussi tout 24c
essai d'y établir la quantité et la déhmitation précise échoue-t-ilfata-
lement et il paraît même impossible à priori d'admettre une corres-
pondance naturelle de ce domaine avec cet autre qui est caractérisé
justement par l'inverse des qualités de l'Indéfini, le domaine du 25a
Nombre, qui est le Fini par excellence. La correspondance paraît se
faire néanmoins — nous l'avons déjà vu dans le Parménide —; c est
là même le caractère, l'aspect spécifique de l'Univers visible, ce- 25b
lui de la genèse du Fini dans un substrat essentiellement Indéfini: 25d
l'aspect général de ce monde est donc qu'il présente des structures,
dont chacune est caractérisée par une proportion spéciale, se tra-
duisant par un nombre spécifique et s'exerçant dans une matière qui,
en elle-même, est indéfinie. L'exemple que Platon a donné lui-même
Comparez le nombre qui symbolise la distance qui sépare l'imitation
de l'Eidos dans la République. Le Sophiste avait déjà proclamé le ca- 587e
ractère réel de l'apparence.nbsp;266b,c
. irii .u:! â
-ocr page 196-26a est celui de la musique et du langage. Cette proportion définie fait
25e que les contraires fondent ensemble dans l'Unité de la Structure.
Autres exemples, la constitution du corps, la météorologie et mille
26b autres: l'Indéfini se prêterait à la méchanceté de la violence exces-
sive; c'est la Justice qui, introduisant la loi et l'ordre, sauve le
tout par l'emprise du Fini. En écoutant bien, on entend la dominante
de ce raisonnement : l'Harmonie des contraires d'HéracMte, et la Jus-
tice 1) qui maintient le Tout dans les orbites rigoureuses du Fini 2).
Nous assistons ici à un progrès par rapport au Parménide. Tandis
que celui-ci était encore orienté vers le Sophiste et que la distinc-
tion entre l'Autre et l'Indéfini n'y était pas assez nette: le résul-
tat en devait être que l'Autre, tout en créant au fond l'Indéfini,
servait en même temps de troisième principe pour faire le raccord
entre les deux domaines irréductibles; ici la vue s'est dégagée et
l'orientation vers la vision géniale d'Héraclite a éclairci la pen-
sée de Platon. Ce n'est pas à dire qu'il accepte servilement la so-
lution de l'Ephésien; mais elle a fécondé l'esprit platonien de ma-
nière à élever un principe intermédiaire, dont il sentait la néces-
sité logique, à la hauteur d'une cause vivante et, platoniquement
parlant, réeUe, puisque spiritueUe et divine. Et ensuite, ce qui
le distingue d'Héraclite c'est l'introduction du Nombre dans l'Har-
monie, et la prescription de ne pas se contenter de constater „l'Har-
monie dans l'Indéfiniquot; et de passer ainsi de l'Infini à l'Unité,
18a mais d'examiner la proportion exacte, en mettant en compte tout
le monde intermédiaire: la critique d'Héraclite du commencement
sert à cacher l'emprunt positif que Platon lui fait de sa pensée maî-
tresse.
L'Indéfini, qui de par sa nature semblait se soustraire à toute
26d possibihté de le ramener à l'unité de conception, a pourtant dû
céder à nos instances par le fait qu'on lui a pu imposer le sceau
de la délimitation réciproque. Car s'il est vrai qu'en soi l'Indé-
fini ne souffre aucune détermination, il se scinde spontanément en
deux domaines qui, pour ne pas être rigoureusement déhmités et
pour avoir au contraire la ligne de démarcation essentiellement ghs-
Fragm. ap. Plut, de exil. II pg. 604A, Diels 94.
La réminiscence héraclitéenne perce déjà dans l'expression Tta-ici.
TàvavTta Sia(p6ptùç ëxovxa, aiifxfiCTpa Sè xal aiijxçtùva .... àTOpyot^ETai Platon,
se trahit du reste 31c: olfxat 8è ical àp|xovtav.
santé, permettent pourtant une fixation temporaire de leur exten-
sion réciproque et qui se laissent enserrer dans une unité de concept,
celle du plus et du moins: c'est là l'îSéoc, l'unité de pensée qui s'im-
pose à l'Indéfini et que, grâce au don des dieux, nous pouvons lui
extorquer. L'Indéfini, nous avons eu plusieurs fois l'occasion d'y
insister, est le domaine où s'exerce le grand et le petit, divergeant
à l'infini dans les deux directions. On peut le diviser par le mi-
lieu, ce que Platon a déjà fait plus d'une fois; mais l'idée géniale
qui du coup soumet l'Indéfini à la discipline de la Mesure, c'est de
lui appliquer l'intégration cas pour cas d'une relation flottante,
celle du plus et du moins : „par lui-même il n'a ni commencement ni 31a
fin, ni l'aura-t-il jamaisquot;, expression avec laquelle on peut compa-
rer les développements du Parménide.
Cependant le but du Philèbe n'est pas l'examen de l'Indéfini;
c'est plutôt l'identification de la Cause de l'Harmonie dans tout
mixtion avec l'Intelhgence qui, à l'aide des mesures proportionnel-
les dérivant du Nombre, effectue une naissance à l'Être ordonné dans 26d
l'Indéfini même. C'est une création par conséquent: qui dit cause
dit création; qui dit effet dit ce qui est créé ou ce qui est deve- 26e
nu. En quelque sorte tout notre Univers est devenu; qui osera pré-
tendre qu'n l'est sous l'influence de forces aveugles et déréglées? 28d
Il y règne plutôt un ordre parfait: l'Indéfini s'y étend en masse,
mais l'ordre l'emporte. Quoi de plus logique que de conclure qu'il 30c
doit y avoir une cause puissante qu'on intitule le mieux de Sagesse
ou d'Intelligence? Voilà la force royale de la Cause, objet de nos
recherches dans le Politique, postulat logique du Philèbe.
Chaque structure animée est une harmonie, faite suivant une pro- 32a
portion naturelle dans un substrat indéfini; douleur, c'est la rup- 31c,d
ture de l'harmonie, plaisir c'est le retour à l'harmonie. Cette ge- 32b
nèse de la douleur et du plaisir constitue une catégorie, une forme
à part. Il y en a une autre qui consiste dans l'attente de ce que 32c
va éprouver l'âme. Il semble que le mot sîSoç a ici sa signification
incolore d'espèce ou de sorte. Cela n'empêche pas pourtant que, dès
que nous en forçons le sens, il apparaîtra que ce caractère d'être
une espèce ou une catégorie spéciale découle d'une structure spéciale
ou d une organisation déterminée. Mais peut-être le mot n'a-t-il
pas fonction ici de l'accentuer, et tranche-t-U sur l'expression
lixtpu/ov Ysyovôç eîSoç, que nous avons dû traduire par structure
animée et qui indique une structure qui s'est développée par l'effet
d'une âme intelligente qui l'informe.
Cependant immédiatement après Platon rehausse les deux catégo-
ries à être des domaines spécifiques qui, à les prendre dans leur
32c structure pure, pourraient nous mettre à même de décider la question
si le plaisir doit être accueilli en bloc ou non. Platon se prépare
33c à déceler cette structure. Celle de l'attente est toute faite de mé-
34a moire et de conscience. Ces états se définissent, la conscience le
mouvement simultané de l'âme et du corps, la mémoire la conserva-
tion de la conscience. On doit du reste attribuer à l'âme tout un do-
maine qu'à première vue on assignerait au corps, celui des désirs. Car
34e non seulement ils se laissent comprendre sous une même dénomina-
tion, mais on peut en mettre à découvert la structure réelle, en por-
tant le regard sur un comportement identique qui les caractérise, c'est
celui de tendre toujours vers une passion contraire à ce que pâtit le
corps actuellement. Cela implique que le désir n'est que dans l'âme,
35c,d et qu'elle est fonction de la mémoire. Ainsi il s'avère que le plaisir
40c est une structure de notre vie qui est essentiellement hée à l'âme
et qui est fonction de la conservation et de la dissolution du corps.
Il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler ici combien
le concept de structure à évolué dans la pensée de Platon. Nous som-
mes loin des modèles absolus dans l'Etre pour, ne connaissant que la
forme géométrique. Au contraire le concept de structure s'approche
singuHèrement du point de vue moderne, à cette différence près que,
sous la nécessité du compromis de la mixtion, Platon s'attache tou-
jours à la Réahté du moins de la Cause qui fait que telle ou telle
structure se manifeste dans un phénomène ou dans un groupe natu-
rel. Cela fait que par moments il revient à des vues que l'on croi-
37d rait dépassées. Quand il dit par exemple que quelque chose est mau-
vais parce qu'il s'y ajoute la qualité d'être mauvais, ou qu'il est juste
du fait qu'il s'y produit en outre la qualité de la justesse, on se
dirait reporté vers l'état d'esprit du Phédon. Et en effet cet état
d'esprit n'a pas changé. Malgré toute la critique de cette dernière
période la foi de Platon dans la Réahté des structures n'a pas été
ébranlée : la Sophiste et le Parménide nous l'ont suffisamment prou-
vé. S'il a évolué, c'est qu'il a vu la nécessité d'insérer un domaine
intermédiaire entre la transcendance absolue de la Structure et le
monde de l'apparence auquel nous participons : la Structure s'est faite
„chairquot;, en d autres termes elle s'est fait „yévoçquot; avant de descen-
dre jusqu'à notre niveau à nous. ?:t si nous voulons expliquer la
complexité qui nous entoure, il est inévitable d'en chercher la cause
dans la sphère du mixte qui nous sépare de ceUe de l'Être pur. C'est
là seulement que la structure a l'air d'être simple constellation
concrète; la vraie cause, et c'est ceUe que la véritable Science
ne se lassera jamais de chercher, ne pourra être que dans une Struc-
ture transcendante, non troublée d'aucune attache matérielle.
Pour le moment nous devons examiner la structure du plaisir. Pla- 44e
ton l'appelle yévoç. Mieux que tout commentaire cette appellation
indique qu'il s'agit de la fonction de la structure dans le monde
du Devenir. Aussi le précepte à suivre diffère-t-il totalement de
la méthode du Phédon. Que fait-on pour découvrir la vraie nature 44d,e
d'une structure quelconque ? Comme au fond cette structure se ré- 43a
duit pour nous à un état de mouvement, il faut la saisir au moment 44e 45a
où ce mouvement a le plus de violence. Le résultat paradoxal en est 45c
que pour étudier la nature d'une structure comme celle du plaisir, 45e
il faut s'en rapporter à un état maladif de l'âme. C'est la consé- 41e
quence directe du fait que nous vivons dans le monde de l'Indéfini,
et que notre tâche essentieUe est de trouver une méthode d'appli-
quer la mesure à cette matière éminemment fugitive : que l'on obser-
ve le phénomène de trop loin ou de trop près et du coup notre juge-
ment s'en trouve faussé. De plus c'est un domaine où tous les con- 42a
traires se manifestent à la fois, fondant ensemble dans un mélange 41 d 46c
qui se présente comme une unité, l'harmonie des contraires, comme 47c
par exemple la mixtion de la douleur et du plaisir en étabht une,
quand il y a désaccord entre l'âme et le corps; ou bien comme la
contemplation du drame en fait naître une dans l'âme de celui qui
pleure tout en se réjouissant. Pour établir le caractère hybride 48a
du ridicule Platon part de la définition de la structure de la mé-
chanceté (yj Tnôiax novrjpioc) : eUe est l'état inverse de celui qui 48c
satisfait au précepte de Delphes. Cette structure eUe-même se scin-
de en trois: l'ignorance par rapport aux objets, celle par rapport 48e
au corps et celle par rapport à l'âme, trois idiosyncrasies que Pla-
ton nomme expressément structures. Ce qui caractérise toutes ces
structures c'est d'être la réunion intime de deux contraires qui ne
constituent qu'un seul effet sous l'influence de la nécessité ; car une 50e
telle union ne paraît-eUe pas paradoxale et ne faut-il pas un lien 49a
irrésoluble pour faire converger deux tensions contraires dans leur
divergence même?
Si donc Platon semble se rallier intégralement à la thèse héracli-
téenne, il s'en éloigne aussitôt en affirmant qu'il n'y a pas que
des harmonies antagonistes: il y a une autre catégorie de plaisirs
51e par exemple qui ne requièrent pas l'union nécessaire avec la douleur
mais qui constituent un genre pur et sans mélange, parce qu'ils se
51c rapportent à des structures pures et belles, comme les formes géo-
51d,e métriques, les sons purs, les odeurs (embaumées), les connaissan-
52a ces. Il est vrai que peu d'hommes savent les goiiter; mais le fait
52b qu'ils existent suffit à s'élever au dessus du Tvkvzx psi: ne prou-
vent-ils pas qu'à côté du domaine large où incontestablement règne
l'Indéfini avec ses relations toujours glissantes, domaine qui du
52c reste résulte principiellement de l'union de l'âme et du corps, il y
a le domaine de la forme pure où tout obéit à l'ordre et à une har-
monie, non pas née de la contrariété même des tensions, mais de la
proportion et de la mesure qui est son être essentiel? Prenons par
exemple le blanc, qui est blanc par sa structure et ne l'est vé-
ritablement que tant que sa structure se conserve à l'état le plus
53a pur possible. Il en sera de même du plaisir pur: peu importe qu'il
s'y ajoute les qualités de l'Indéfini: il ne conservera son caractè-
re de plaisir véritable que tant qu'il reste pur, sans se mélanger
53c à aucune tension contraire. Cependant le plaisir ne saurait être com-
paré à aucune Structure véritable, puisqu'il est tout dans le Deve-
nir. Or le domaine du Devenir ne peut qu'être secondaire par rapport
à celui de l'Etre qui seul est ce qu'il est, tandis que l'autre tend
53d continuellement à être ce qu'il n'est pas, mais ce qui est dans l'au-
tre. Il est évident pour Platon que le Règne de l'Etre vers le-
quel tend, comme vers une Limite, tout Devenir doit être identifié
au Bien, ou, plus exactement, que le Bien lui est naturellement échu
53c en partage. Il s'ensuit inévitablement qu'en aucun Devenir le
Bien ne peut se manifester intégralement et que quiconque voudrait dé-
55b finir le plaisir le Bien s'empêtre dans la pire des absurdités. Car
d'abord il refuserait à ce qui seul appartient au domaine du Bien la
possibilité d'y participer, et d'autre part il prétendrait qu'on est
mauvais ou bon suivant la mesure de sa douleur ou de sa joie. Pour
Platon cette conclusion, si absurde soit-elle, est nécessaire, puisque
le Bien, c'est ce qui confère à ce qui y participe la qualité essen-
tielle d'être bon. Eh bien, dès que le plaisir doit être le Bien, le
fait d'y participer nous rendra bons, le fait d'en être privé nous
rendra méchants.
Dans la suite Platon se retire de plus en plus sur ses positions
idéales. Certes il a cédé devant l'évidence des faits et il a vu la
nécessité d'un domaine mixte pour trouver la raison immédiate des
choses de l'Univers. Mais cela étant accordé une fois, il réclame
avec d'autant plus de force les droits absolus de l'Eidos qui, en
dernière analyse sera la vraie cause et la raison unique de ce mixte
comme de l'Univers. Car ce qui dans tout mixte est réel, c'est ce qui
se laisse exprimer dans le Nombre ou dans la Mesure. Au domaine de 55e
la conjecture s'oppose naturellement celui de la règle, de l'exacti- 56b
tude, de la Réahté immuable, c'est à dire des structures invaria- 59b
bles et fixes, qui seules ont en partage la clarté absolue, la pureté 58c
et comme la netteté des contours qui les rend aptes à faire l'ob- 59c
jet de l'étude vraiment philosophique. Ce n'est pas les choses usu- 56e
elles qui suffisent à cette condition. Certes on peut les énumérer
et créer ainsi l'apparence extérieure, ou plutôt la copie grossière 56d
d'une arithmétique. Toutefois ce que cherche la véritable Arithméti-
que c'est l'Unité absolue teUe qu'elle est dans' sa force idéale,
sans mélange concret, et le Nombre absolu tel qu'il résulte de la h-
aison essentielle de ces Unités, pour autant qu'elle se laissent com-
prendre dans des Structures supérieures, dont l'harmonie fait les dé-
lices du philosophe qui sait les contempler. C'est là la vraie Nature,
nuUement comparable à celle, toujours variable, qu'étudient les phy- 59a
siciens.
Pour pouvoir retourner à la maison (fine allusion à notre demeu-
re terrestre), Platon le répète, on est obligé de mélanger à cette
pureté primordiale, à laquelle appartient le Cercle et la Sphère ab- 62b
solue, la règle relative et toutes les sciences empiriques. Comment 62d
pourront-elles nuire, pourvu qu'on possède les sciences primordiales ?
Comment du reste s'orienter dans ce réceptacle matériel où se sont
réunies les eaux de tous les torrents et qui, dans toute la force du
terme, peut s'appeler le lieu de la création ? On s'en aperçoit, nous
sommes en plein Timée. La reprise d'ailleurs du thème nous avait 59a
averti que nous avons affaire à un achèvement ultérieur du dialogue.
Il sera difficile par conséquent de déterminer si ce réceptacle parti-
cipe déjà pleinement de ses quahtés „timéennesquot;, ou qu'il est, tout
en évoquant l'évolution matérielle, l'équivalent du domaine de l'In-
défini tel que nous l'avons vu se déployer dans le Parménide et dans
62b le Philèbe lui-même. En tout cas il est le lieu de notre vie, et si
nous voulons connaître notre demeure, force est de nous occuper aus-
si des sciences dérivées, nécessaires à connaître sa configuration
spéciale comme à nous y retrouver.
En passant Platon a constaté que toute la série spirituelle, mé-
moire, intelligence, science, jugement, correspondent à une seule et
60d même image, évoquant une seule et même idée, et qu'il faut les sépa-
rer pour cela de la nature différente du plaisir. Cette unité d'idée
provient du fait qu'ils ont le même objet, quoique la façon dont ils
62a le comprennent soit différente. Cet objet est la Justice en soi et
toute la série de Structures essentielles, jusqu'aux formes géomé-
triques y comprises. L'intelligence les saisit directement, notre
raison est capable de suivre cette appréhension immédiate. L'intel-
ligence saisit-elle aussi directement le souverain Bien? À l'instar
de la République il s'avère que le Bien est difficile à voir dans sa
61a splendeur pure. Ce n'est que dans une empreinte, c'est à dire dans
une copie matérielle qui conserve tant bien que mal la qualité de
l'image primitive, que nous pouvons contempler ce Bien.
63bnbsp;C'est sur cette nécessité du mélange et pour l'homme et pour l'Uni-
64a vers que Platon insiste. Si nous voulons pourtant comme deviner
quelle est l'Image véritable du Bien, et quel est le Bien tel qu'il
peut se réaliser dans le macrocosme ou dans un microcosme, il faut
chercher la mixtion la plus belle et la plus stable. Mais pour ne
pas être en proie à la pure fantaisie et pour ne pas s'adonner à une
construction misérablement mentale, il faut qu'à la mixtion s'ajou-
64b te l'élément indispensable de la Réalité. Mais la cause d'une mixtion
64d stable doit posséder la proportion et la mesure. Quelle sera donc
64e l'Image du Bien ? Sa fonction essentielle semble s'être réfugiée dans
ce qui constitue la nature du Beau. Cependant sans la Réahté com-
me fonction sui generis, irréductible à quoi que ce soit, cette Beauté
s'évanouirait dans le Néant. Que nous reste-t-il, faute de pouvoir
comprendre le Bien sous une Image unique, que de le saisir sous celle
d'une triade. Beauté, Harmonie, Réalité? Et dans l'homme, et dans
65b l'Univers, qui est le règne des dieux, ce sera là la définition la
plus parfaite à laquelle nous puissions nous élever.
L'Intelligence ne se rapporte qu'au Réel. Par là elle atteint ce
-ocr page 203-caractère de Vérité qui ne peut s'unir qu'au Réel. N'est-on pas ten- 65c
te de dire que Vérité et Intelligence sont parfaitement identiques? 65d
En tout cas la condition de l'Intelligence est la Vérité, comme celle
du Bien est la Réalité. Cette Réalité se présente pour nous comme un
Ensemble articulé. En essayant de reconnaître l'hiérarchie de sa
composition et comme la loi de sa genèse, c'est à la Mesure et à ce qui
determine la proportion qu'il faut attribuer la primauté. Tout le 66a
reste est la lignée directe de ce couple primordial: la Mesure se 66b
taisant corps dans le Réel, ou le Réel s'incorporant dans la Mesure.
Une fois de plus la Muse philosophique nous a inspirés et nous a 67b
montré le chemin vers la Cause inconditionnée et parfaite dont notre
Esprit ne peut se passer, s'il veut avec sérénité acquiescer à la
vie d'ici-bas. Ce calme résulte de la certitude que notre Esprit
lui-même est apparenté au Bien et qu'il est ce qu'il y a de plus sem- 67a
blable à son Image. Avec cette confession nous sommes revenus au
point de vue de la Répubhque. Le souci excessivement logique de la
période du Sophiste est passé: Platon ne le confesse-t-il pas lui-
meme quand il dit que c'était de nouveau la Muse philosophique qui
la transporté d'emblée dans ces régions sereines où règne la Réahté,
harmoniquement s'épanouissant dans la Beauté du Nombre pur? Il
n y a plus nen qui fasse penser à la gêne que Platon avouait malgré
lui vis-a-vis de l'Eidos, durant cette même période. Au contraire il ré-
clame avec plus de force et plus de certitude encore le fondement né-
cessaire de l'Eidos pour l'intelligence, aussi bien que pour la cau-
sation de l'Univers, quitte à avoir puisé dans la philosophie héra-
chteenne l'idée de l'harmonie du mixte et par là la théorie de l'in-
termédiaire indispensable entre la Structure pure de la Réahté et
les formes du Devenir auxquelles nous autres sommes sujets.
Nous voilà donc mûrs pour l'essai de refondre la Répubhque et d'a-
dapter sa Réahté transcendante au monde du Devenir et du Mouve-
ment, qui est le seul que nous vivions directement.
15. Le Timée
L'Univers qui, quoiqu' étant le plus beau et le meilleur, est de- 29a
venu, l'est pourtant par l'effet de la plus belle des Causes qui, tel 28b
un artisan, l'a façonné d'après un modèle éternel, en en reprodui- 28a
sant et l'Image et la Puissance. L'Univers est par conséquent une
copie, un simulacre. Et malheureusement c'est tout ce qui est à
notre service quand nous voulons définir l'essence des choses et l'es-
sence de la Cause. Tout notre raisonnement se rapportant à ce simu-
29d lacre, pour beau qu'il soit, ne sera donc qu'un simulacre lui aussi
29b par rapport au raisonnement idéal qui définirait directement le mo-
29c dèle impérissable. Ce dernier raisonnement nous révélerait la Véri-
29d té, le nôtre nous apporte une foi; ne cherchons pas au delà. D'après
notre étude du platonisme on ne peut se soustraire à l'induction in-
évitable qu'il faut entendre : dans notre Univers s'étale l'Harmonie
transcendante du Nombre pur; c'est lui qui en est l'essence comme la
Cause. La configuration concrète néanmoins ne nous permet pas de
voir et de comprendre intégralement cette Cause dans la Raison né-
cessaire et belle de sa création, émanant de son Etre „au dessus de
l'Etrequot; et nous contraint de deviner péniblement son Essence
d'après les constellations extérieures dans lesquelles elle se déploie.
Aux termes donc d'un raisonnement analogique l'Univers rap-
29e pelle de près le Bien qui en fut le Père ; il ne peut manquer d'être un
28c être vivant, pourvu véritablement d'une Âme et d'un Intellect. Et
30b puisqu'il est la copie fidèle du modèle, et que le modèle est, par
31a définition, unique (n'est-ce pas là le caractère spécifique de l'Ei-
dos?), l'Univers, pris comme Tout, ne saurait participer de l'Indé-
fini ni même de la Dualité, ni être partie : comme l'Eidos du Bien,
à qui depuis le Sophiste la Vie échoit en partage, comprend toutes
31b les structures vivantes, telles qu'elles se révèlent à l'intelligence
scientifique, ainsi l'Univers visible comprend tous les êtres vi-
vants, représentants de ces structures. D'aiUeurs, si l'Univers doit
être beau, il doit en premier lieu satisfaire à l'essence du Beau,
c'est d'être parfait en soi.
31bnbsp;Assez naivement (Platon s'en apercevra bientôt; mais tout de
même le raisonnement est compréhensible: car qu'est-ce qui rend
visible le Nombre, la proportion idéale qui s'étale dans une structure
animée, si ce n'est des qualités matérielles?) assez naivement donc
la quahté d'être visible et palpable est attribuée au fait d'être
composé de feu et de terre. Mais Platon se reprend en faisant obser-
ver que jamais un mélange de deux matières inertes ne peut s'effec-
31c tuer sans une cause efficiente, un lien qui confère l'unité et àlui-
') C'est ainsi qu'on traduit le mieux le terme xaxà Xéyov tôv eîxÔTa 30b,
passim; cf. 29c.
') 'Ev (iépouç eïSet indique la fonction structurale d'être partie.
-ocr page 205-même et aux choses qu'il réunit. Ce hen est tout naturellement une
proportion, s'exprimant par une formule arithmétique, mais n'étant
d'aucune façon identique à la relation entre les nombres abstraits.
II est plutôt la structure créative qui ordonne et assujettit la
matière dans laqueUe eUe se réahse de manière à procurer cette
proportion au savant qui en mesure la composition. Cette Structure
harmonique (qui, dans le cas de l'Univers sohde se compose de
deux médiétés, c'est à dire Trûp : â^p = à^p : ÛSwp = ÛSwp : y^)
fait que le Tout qui fut construit sous son action créatrice doit
présenter une Unité intégrale et achevée, insoluble tant que la
Cause qui la crée est agissante. Cette relation „inversiblequot; symbolise 32c
peut-être la Triixvwotç et 1' âpatwcyiç d'Anaximène, à cette diffé-
rence près que Platon essaie d'en faire une théorie mathématique et
qu'en outre cette harmonie de la proportion indissoluble qui consti-
tue l'Unité de l'Univers concret en est en même temps la structure
réelle qui en cimente l'édifice entier. Il s'agit du reste, pour com-
mencer, de la relation fixe qui existe entre les portions respec-
tives des ingrédients qui, chacun pour soi dans sa totahté, entrent
dans le Tout de l'Univers. Mais le mouvement qui est inhérent à cet
Univers ne peut pas manquer de transformer la proportion idéale en
une relation ghssante et passagère, celle qui caractérise l'Indéfini.
D'autre part l'Univers étant un Tout parfait, c'est une Ame qui le 34b
contient et qui le dirige, et il doit être possible de déterminer toutes
ses quahtés comme se déduisant rigoureusement de sa Structure,
casu quo de l'Âme qui le régit. Voilà la raison pourquoi cette Âme
doit contenir en elle tous les éléments qui caractérisent notre Uni-
vers. Si d'un côté il s'y réahse l'Être absolu, la Structure indestruc-
tible de ce qui est toujours identique à soi et qui par conséquent ne
saurait se briser en une plurahté, de l'autre côté on constate que
l'Univers est aussi le lieu de la plurahté sans hmite, de l'exi-
stence qui est caractérisée par le devenir et par une divisibilité
à l'extrême. L'Univers devant former l'Unité des deux êtres hétéro-
gènes (dont l'un est l'Être par exceUence, l'autre l'existence con-
crète), il est de toute nécessité que cette Unité se fasse dans l'Âme
et que l'Âme soit une troisième forme d'être, structure composée,
mais présentant pourtant une image unique, où l'harmonie se fait du 35a
Même et de l'Autre, du Fini et de l'Indéfini. Toute la théorie du
Parménide se présente ici à notre esprit, dépeignant la nécessité su-
périeure avec laquelle la forme s'impose à l'Indéfini toujours mou-
vant, établissant de vive force l'harmonie de la mesure dans ce qui
par sa nature se soustrait à toute détermination. Il est évident
que, dans ce passage, l'être indivisible est l'équivalent de la na-
ture du Même, comme l'être divisible, ou mieux l'existence divi-
sible des corps, sujette au devenir l'est de la nature de l'Autre,
en rapport étroit du reste avec la distinction de 27d. Cependant Xé-
nocrate, d'après le compte rendu de Plutarque i), dit expressément
que l'être indivisible est l'Un, le divisible la plurahté et que l'Ame
est le Nombre qui naît quand l'Un déhmite la pluralité. L'étude du
Parménide nous a donné amplement l'occasion de montrer que les
deux explications sont identiques: le Nombre est pour Platon une
Réalité aussi vivante que l'Eidos est Structure, voire que les deux
pourraient être identiques, aucune manifestation structurelle ne se
faisant sans le Nombre et le Nombre s'exprimant naturellement dans
Phil. une structure. Car le Nombre n'est pas cet instrument abstrait à
56d l'aide duquel on peut enumérer des grandeurs différentes, mais plu-
tôt ce ferment puissant qui crée la proportion réelle que nous défi-
nissons extérieurement par nos nombres abstraits. Il est vrai que
Xénocrate ajoute que la if/uxiQ naît dans un second mélange du Iv
avec le TaÔTov et le e'repov. En effet les spéculations du Parménide
nous montrent les difficultés avec lesquelles Platon est aux prises
quand il veut élucider les problèmes ardus de la tJtéS-s^iç. L'Eidos,
c'est bien l'Un par excellence et qui par sa puissance ordonnatrice
impose la structure à l'Indéfini. Mais il n'a pas osé l'identifier au
Même, parce que, logiquement (et par là pour Platon „physique-
mentquot;) la fonction unitive ne coincide pas avec celle de l'identité.
Platon a-t-il renoncé pour toujours à la solution adéquate du pro-
blème ? Le Timée nous induit à le croire : la (jié^eÇtç dépasse les for
29c.d ces humaines : nous ne pouvons que la constater d'après les inféren-
cf. 50c ces de l'Univers qui nous entoure. Ce qui est certain c'est que la
(i,éamp;£Çtç, de quelque manière qu'elle se produise d'ailleurs, est une
Réahté qui se manifeste dans l'ordonnance des choses visibles et
dont nous devons assumer l'être indubitable, si nous ne voulons pas
devenir la proie de la pire des absurdités.
Que l'Ame soit en effet de la Nature du Nombre est suffisamment
attesté par l'identification de l'Ame avec la suite des intervalles,
Ilepl-ri)ç êv Tijiatto ipuxoyovtaç c. 21, pg. 1012e.
musicaux, teUe qu'elle est dominée par la progression primitive de
^ dyade et de la triade. L'Âme peut paraître dès lors une harmonie 35b 36
loutefois elle n'est pas une harmonie résultante (dont le Phédon a 86a '93
mis en lumière les conséquences absurdes), mais une harmonie struc- ' 94
turale qui par sa pmssance ordonnatrice crée l'harmonie dans l'In-
defmi, comme l'aimant impose ses lignes de force à la hmaiUe iner-
te. Cette harmonie de l'Âme, qui est en même temps ceUe du Nombre
est bien réellement la mixtion étrange de l'Unité de la Structure
avec la divergence indéfinie que suppose la série infinie des nombres
entiers comme ceUe des fractions, pour ne pas parler encore du do-
maine insaisissable de l'incommensurable. Ce qui nous surprend ce-
pendant dans la description de Platon c'est l'emploi différent du mot
ouci«. D'abord il est question de deux êtres et du mélange de ces 35a
deux, dont résultera un troisième être, intermédiaire entre le Même
et l'Autre, évidemment la Nature de l'Indéfini, qui doit participer
aux deux êtres pour pouvoir permettre à la Structure de se réahser
dans l'Autre. Cet Indéfini, on peut le symbohser par la suite des
nombres et des fractions, sans en mettre en avant les articulations
narmomques et périodiques. Ensuite l'Artisan de la Création, après 35b
ZI 1 Vnbsp;-on^Ponents par le mélange avec l'oôaia,
coZ n H r'^'înbsp;caractérisera l'Ame du Monde,
comme elle définira les sphères dont se compose l'Univers, chacun^
d^ spheres représentant un terme dans la progression géométrique
mdangee. Chacun de ces termes en soi est de nouveau un mélange du
Meme, de 1 Autre et de l'oôa^a. Il est clair que l'oû.^oc n'indique
pas la meme chose que les deux êtres sus-dits. Il me semble qu'elle
signifie 1 existence réelle dans laqueUe s'exerce le Nombre pour con-
stituer 1 elément de l'Univers visible. Cet emploi différent du mot a
amene Natorp à traduire l'expression rpÈTov ... oùaiaç eïSoçpar: 35a
une troisième espèce, celle de l'être. Le contexte n'est pas favorable
a cette interprétation. J'indine donc à croire que Platon de la genèse
du nombre a voulu passer à la réahsation concrète de l'Univers et que
par là il pose la nécessité de l'ouata pour ce qu'il aime à appeler
les gvTa. La réahté concrète d'ailleurs ne sousentend-elle pas
la Réahté transcendante qui s'y exprime ?
Ces termes de la progression, unis à l'existence et devenus nos
planètes, se trouvent tous sur le Cercle de l'Autre, au dedans 36
de 1 Unité absolue qui comprend tout l'Univers, tout en étant elle-
même „au dessus de l'Êtrequot; (République). L'Âme elle même toute-
36e fois est la Structure invisible, accessible au calcul et participant à
l'harmonie, parce que, création immédiate de l'Idée du Bien, elle est,
plus encore que Structure, Idée elle-même, c'est à dire ce contenu
Soph, indéfinissable de la Pensée qui se manifeste par l'Image créatrice
248e et l'Intuition organisatrice, et qui doit participer par là à la Vie
et à l'Intelligence, mieux encore, qui, dans la Pensée, constitue
l'Intelligence et la Vie par excellence.
L'Âme étant ainsi une harmonie, une tension spéciale dans l'in-
finité des possibihtés que présente l'Indéfini, il va de soi que
la connaissance s'assimile à une résonnance: l'Âme proclame par son
37a mouvement, c'est à dire par sa vibration sympathique, si elle est
37b en contact avec quelque chose d'identique ou de différent. Seule-
ment la résonnance se fait ici sans son et sans retentissement, une
espèce de compte-rendu vrai sur ce qui est identique ou autre, soit
dans le domaine du sensible, ce qui donne lieu à des jugements fon-
37b c dés, soit dans celui du calculable, ce qui crée l'intellection et la
science. Nul doute que ce phénomène de résonnance idéale ne con-
cerne que l'âme.
L'Être étant essentiellement Un, dans son éternité actuelle, de-
37d vient, en se déroulant suivant l'infini du Nombre, le Temps avec ses
38a aspects dérivés (puisque ces structures n'empruntent leur être
qu'au devenir), le passé et l'avenir. Les eÏSy) du Temps sont ici
manifestement des aspects, engendrés par le fait du déroulement.
S'il fallait déterminer l'Eidos du Temps, on devrait l'identifier préci-
sément à cet «îwv, l'entrée duquel dans l'Indéfini engendre le
37d phénomène que „nous avons appelé le Tempsquot;. Mais il est à savoir
si Platon consentirait à admettre un Eidos du Temps, puisque celui-
ci est essentiellement Devenir. Il se contente donc de préciser qu'au-
37e cune des déterminations temporelles ne conviennent à l'Être éternel,
38a qui conserve immuablement son identité primordiale, voire que l'ap-
38b plication de l'Être à quelque état passager du Devenir qu'il soit,
est peu correcte.
S'il est donc vraisemblable que Platon fasse ici allusion à la na-
38e ture de l'Eidos (notez par exemple que la Notion du Temps est étroi-
47a tement liée à la genèse du Nombre), il en est de même des hens ani-
més qui, en dominant des corps, engendrent les Vivants. Car les
corps dont il est question empruntent leur être à la Structure im-
manente du Nombre „harmoniquequot; qui détermine et leurs révolu-
tions et leurs distances respectives. Toutes ces révolutions se trou- 39a
vent comprises dans le Nombre parfait du Temps qui mesure la
Grande Année, rentrant en elle même et imitant ainsi l'Être im-
muable du Modèle parfait et intelligible qu'est l'Eidos de notre
Univers.
L'Univers comme le Tout reproduit le type du Modèle. Or ce Mo-
dèle comprend quatre Images structurales d'êtres vivants. Dans 39e
l'Univers visible on les reconnaîtra comme des structures distinctes,
celle des dieux célestes, et celles qui peuplent l'air, l'eau et la Terre.
Il y a ici différence de termes pour les components de l'Être idéal
et pour les subdivisions des êtres vivants dans l'Univers créé. C'est
conforme à notre prévision. Quand Platon ajoute que la configura-
tion des dieux est façonnée presqu'entièrement de feu, il ne s'agit 40a
plus de l'Image créatrice, mais de la substance créée des dieux: Epin.
iSsa. par conséquent doit être prise dans le sens d'image, de con- 98Id
figuration, comme j'ai traduit le mot. Les trois structures terres-
tres sont appelées plus loin des genres, ce qui n'est pas à nous 41b
étonner, pourvu qu'on fasse ressortir l'idée de genèse. En outre ces
genres ne dérivent pas directement de l'Idée du Bien, ce qui les au- 4lc
rait divinisés, mais par l'intermédiaire des dieux inférieurs, quoi-
que ceux-ci reçoivent l'ordre d'imiter, chacun suivant sa nature, le
procès qui a réalisé le Bien dans leur propre naissance. Les dieux
en font autant et, imitant le principe qui les avait créés, ils unis-
sent le mélange immortel, de la même composition qu'eux-mêmes,
quoique de qualité moins pure, aux éléments corporels. Cette dispo- 41 d
sition fait que l'homme peut et comprendre ce qui appartient à la 34a
nature divine, ses révolutions harmoniques correspondant à celles 40b
de l'Univers, et dominer la masse tumultueuse et déraisonnable à 42c
laquelle il est hé. S'il réussit à le faire, le retour à la Structure de son
état primitif et excellent lui sera permis.nbsp;42d
Le problème du faux reçoit dès maintenant une solution inatten-
due. Comme en général le vieux Platon a évolué vers des conceptions
plus ou moins physiologiques — que l'on compare par exemple l'in-
terprétation purement organique du Mal — le faux aussi s'explique 86d
par le fait de la résonnance, au même titre que la connaissance par- 37b
faite. Car dans le cas de l'homme l'organe qui devrait résonner sym-
pathiquement avec les harmonies du Même et de l'Autre, souffre
des entravements et des distorsions de toute sorte et qui font que
l'identification devient menteuse et dénuée de sens. Heureusement
44b leur redressement est possible, et l'accord de nos révolutions in-
térieures avec celles qui se produisent dans le Ciel, et pour l'ob-
47b servation desquelles les dieux nous ont fait don du précieux instru-
ment qu'est notre oeil, peut se faire et se fait effectivement dans
l'âme du vrai philosophe : c'est lui qui a inventé le nombre et l'idée
du Temps en se servant de l'alternation du jour et de la nuit,
47a ainsi que de l'observation de tous les phénomènes périodiques de
l'Univers. Cette affinité avec la Providence divine lui a enseigné
aussi la distinction des causes réelles, ce sont celles qui portent en
46d elles la raison des choses et un sens, d'avec la foule des causes se-
46c condaires; et surtout elle l'induit à chercher la Cause véritable du
Tout, l'Image du Bien se réahsant dans l'Univers, ou comme Platon
l'exprime plus précisément. Dieu réahsant l'Image du Bien dans la
mesure du possible, en se servant de la multitude des causes secon-
daires.
Arrivé à ce point Platon semble se raviser. Il a brusquement con-
science de la naiveté avec laquelle il a admis, conformément du res-
te à tous les philosophes avant lui, l'existence du corporel et nom-
48b mément des éléments. Si l'on veut expliquer l'Univers concret, point
ne suffit d'avoir éclairci le rôle de l'Intelligence, et de s'être ré-
solu à la concession pénible du mixte dans le Règne même de l'Es-
prit; non, il faut encore s'incliner devant la Nécessité inéluctable
qui, en soi, contrecarre l'action bienfaisante de l'Esprit. Dans le
Sophiste le Non-Etant avait reçu droit de cité par la reconnaissance
de son caractère d'Eidos. Le hen du concret aussi présente un carac-
tère si nettement causal et spécifique qu'il n'ose refuser à lui non
48a plus cet attribut d'Eidos, qui indique la Structure typique de ce
50b,c qui accepte momentanément la Structure formante, sans pourtant
en être affecté profondément, au contraire qui la laisse errer le long
de son Non-Etre en prêtant l'apparence de la Forme sans pouvoir ja-
mais l'être. Deux structures avaient semblé suffire jusqu'ici,
celle qui présente la Forme immuable de l'Image transcendante, et
48e celle qui préside à la genèse et au mouvement. Platon précise ensuite
le caractère ghssant et comme chatoyant de la troisième structure:
tous les éléments semblent passer insensiblement l'un dans l'autre,
et dans ce cycle le feu par exemple passe par l'îSéa de l'air.
Quel est le sens exact du mot ? On le traduira le mieux par image ou
aspect, _sans y attacher de sens plus profond. Platon stipulera ex-
pressément qu'il doit être impossible que la structure du feu devien- 49d
ne celle de l'air. Ce qui se passe ici est donc, que le „lieuquot; prend tour
à tour l'aspect et les allures des diverses structures. Aussi ce
Lieu doit-il être exempt lui-même de toute formation propre qui
puisse gêner la naissance en lui de ces aspects empruntés La pen- 50d
sée de Platon en cette matière est d'ailleurs assez flottante. Il s'expli-
que que ce Lieu est comme un porte-empreinte, ou comme une nour-
rice qui donne de la substance à ce qui est en soi structure idéale. Il
est clair aussi que cette substance se compare à l'or, dans lequel
on modèle toutes les figures possibles, sans cesser de transformer
chacune d'elles en toutes les autres: peut-être l'image inverse de 50a
la gerbe d'eau, conservant sa forme malgré l'écoulement constant,
conviendrait-elle à ce sujet. Mais l'identification de ce qui naît
dans ce réceptacle à „l'enfantquot; de deux parents, dont l'un est le mo- 50d
dèle, l'autre le réceptacle, et l'établissement de trois genres, „ce
qui naît, ce en quoi cela naît, et ce, à la ressemblance de quoi se
développe ce qui naîtquot;, peut difficilement être mis en accord avec
la prémisse des trois structures fondamentales: Idée, Devenir pt
Lieu. Au contraire. Idée et Devenir ensemble constituent le modèle,
et ce qui naît ou devient indique par conséquent ce qui résulte de l'ac-
tion du mixte spirituel dans le Réceptacle. Ainsi il s'explique que
ce genre qu'il faudrait qualifier de quatrième, n'obtient aucun droit 49d-50b
de cité: on ne saurait l'appeler ceci ou cela; on doit se contenter
de dire qu'il a l'air d'être ceci ou cela, et qu'il présente l'appa-
rence de telle ou telle forme. Le caractère de réalité ne convient
qu'à ce en quoi se produit cette ressemblance. Il va de soi que réa-
hté s'entend ici au sens de réahté concrète et individuelle, ce
qui est impliqué dans l'attribution du ceci ou du cela.
La Réahté au vrai sens du mot provient des Structures qui, en
entrant dans le Lieu „d'une certaine façon, difficile à exprimer et 50c
merveilleusequot;, lui impriment le mouvement et le découpent en fi-cf.29c,d
gures. En nous orientant sur la première partie du dialogue, en ac-
cord avec le Sophiste et les dialogues congénères, nous devrions ad-
') Que le mot tSIa signifie ici aspect est prouvé par le synonyme
fi tç qui suit immédiatement, et par la périphrase KavToSaTtyjv (jièv ISsïv
çaîvcTai.
mettre une différence profonde entre le Devenir comme cause de
mouvement et de la genèse des structures (ce non-étant n'avait-il
pas reçu droit de cité dans l'Être? et ne présente-t-il pas d'ailleurs
maint trait de famille avec la fonction de l'Âme telle qu'elle s'es-
quisse dans le Timée?), et le devenir qui se manifeste dans le
uàvTa peï du monde concret et qui paraît être un glissement sans
trêve dans une matière amorphe, bref, entre le Devenir-Eidos et le
devenir concret. La présente partie du dialogue, qui est manifeste-
ment un développement ultérieur de la pensée platonicienne, nous
induit à croire que Platon tend à attribuer le rôle du Non-étant à ce
52b Lieu mystérieux, insaisissable et nécessaire à la fois: ce qui naît
en lui a part, d'une certaine façon, à l'Être; et la 86Ça àXTî^Y)? qui,
auparavant, se rapportait elle-même aussi au monde de la reahte
52c psychique , est rejetée maintenant au rang du Ttàvxa de ce qui
se découle éternellement comme un fantôme dans une niatiere
Sied hétérogènequot; et que nous percevons seulement au travers du corps.
51d Les Structures éternelles qui sont la cause réeUe de tous ces phé-
nomènes et qui sont accessibles à la seule intelligence, sans aucune
aide de la sensation, faut-il les interpréter comme n'appartenant
qu'à la classe de ce qui est immuable, ou bien l'intelligence a-t-elle
pour objet aussi le Règne du Mixte, où le Devenir s'est marie a
l'Être? Le texte semble nous acculer à la première hypothese: la
52a vraie Structure est Une, toujours identique à soi, ne naissant pomt
52c ni périssant, le fondement absolu de l'identification qui est à la base
de la contradiction: étant Structure réelle et vraiment celle-ci, elle
ne saurait être à la fois autre et celle-là. Nous devons donc prendre
47e le nouveau commencement à la lettre, et les affirmations reiterees
qu'on entame le raisonnement à nouveau attesterait le retour de
Platon à son point de départ: la Réalité n'est constituée que par les
Structures immuables. En face d'elle il y a une cause nécessaire,
52b quoique insaisissable, du Devenir, le Lieu indéstructible. En troi-
52a sième lieu il faut compter le rejeton de ces deux principes : ce qm re-
çoit les noms des Structures par suite de sa ressemblance, mais qui
en soi tombe sous les sens et qui, toujours en mouvement, naît et
devient Tous les développements du Sophiste et du Parménide,
qui avaient incorporé le Devenir de l'Indéfini dans l'Être même, et
de la première partie du Tîmée, qui l'avait attribué à l'Âme, faut-il
les apphquer tels quels au Lieu? Ne précisons pas. Pour le moment
le Lieu n'est encore qu'une idée subite, née de l'absurdité de consi-
dérer la corporalité comme une qualité évidente, et qui se substitue
aux théories précédentes sans aucune critique profonde. En nous
reportant aux formules par lesquelles la Structure de la Nécessité a 47e,48a
été introduite, on peut conclure que la genèse de l'Univers, que
Platon avait essayé de déhnéer à l'aide de l'intelligence seule, ne se
laisse pas expliquer sans le mélange de l'intelligence avec un principe
hétérogène, celui de la Nécessité. Il est vrai que, quant aux termes,
ceci avait déjà été concédé dès le Sophiste. Il est pourtant évident
que le principe de l'Autre et de l'Indéfini ne sont pas identiques
sans plus à celui de la Nécessité. Peut-on même les rapprocher tout
court ? D'une part certes le Lieu est l'Indéfini à outrance ; mais c'est
un Indéfini matériel, puisque sa fonction essentielle est de servir de
support à l'Espace concret et à la Matérialité. D'autre part le prin-
cipe de l'Autre, qui était primitivement celui de la Divergence à
l'extrême, trouve lui aussi son support dans le Lieu. Mais il s'y
ajoute ce devenir ghssant et insaisissable qui est inhérent à la cor-
poralité. Cela revient donc à dire que Platon a renoncé à l'origine
purement spirituelle du Devenir au sein de l'Être, mais qu'il s'est
orienté de propos délibéré vers le duahsme, en admettant que l'Uni- 51d
vers ne se serait jamais engendré sans la mixtion du Règne de l'im-
muable avec celui de la Nécessité, mixtion dans laquelle l'intelligen-
ce prédomine en ce qu'elle persuade la Nécessité de s'orienter vers 48a
le meilleur. Ainsi l'Autre et l'Indéfini perdent en même temps leur
caractère abstrait et leur fonction nettement psychique: la vraie
cause est intégralement réduite à la Structure immuable, et l'Uni-
vers s'exphque par l'introduction de la Structure dans le Lieu, qui
reçoit toutes les attributions de l'Autre et de l'Indéfini en y ajou-
tant le caractère spatial et matériel, le caractère matériel se mou-
lant exactement sur celui de l'Espace, qui est précisément d'être
amorphe et de permettre toutes les découpures imaginables, sans en 50c
être affecté directement. C'est d'aiUeurs la spatiahté qui avait
suggéré l'Indéfini primitif. Ce qui est nouveau c'est l'accouplement
inséparable de la Matière à l'Espace. Or la Matière ne se laisse pas
incorporer dans le Spirituel. Comme d'autre part eUe est émmem-
ment hée à l'Espace, il ne restait qu'une solution, c'était de dé-
faire l'union de l'Indéfini à l'Être et de poser le mélange de l'Être
d'un côté avec le Non-Etre de l'autre, Non-Être qui portât en
lui et l'Indéfini spatial et la Divergence structurale et la Matéri-
alité amorphe.
Avant de continuer nous devons examiner l'emploi presque simul-
tané des termes ôSsoc et sISoç, qui pourraient paraître indiquer la
50d même chose. Je ne le crois pas pourtant. Le terme îSsat s'applique
aux aspects différents et passagers que peut prendre la matière, tout
en ne présentant elle-même aucun des aspects qu'elle peutrecevoirsous
l'influence de quelque structure. Quand immédiatement après Pla-
50e ton se sert du terme sïSoç, c'est qu'ici il insiste sur la cause de ce
comportement: si le Lieu peut indifféremment prendre tous ces
aspects c'est qu'il peut recevoir réellement toutes ces structures;
mais qu'il puisse recevoir ceUes-ci, cela vient de ce que lui, en soi, ne
51a contient pas de structures qui en entraveraient la réception adé-
quate.
L'admission du principe de la nécessité physique aurait été
faite sans critique. La preuve en est qu'au moment où la digres-
69a sion sur le Lieu prend fin, Platon lui-même se sent obligé d'es-
sayer de l'accorder avec le début en résumant ce qui précède, en vue
de la continuation de l'exposé primitif. Celui-ci se rattache direc-
69c tement à la création des Âmes individuelles par les autres dieux.
Pour faire le raccord il reprend l'hypothèse de la formation mixte
de l'Âme, qui constitue donc une réahté à part, où la Structure
immobile est déjà entrée dans un Indéfini spécial de caractère struc-
tural lui aussi, et il réserve l'Indéfini matériel au substrat qui
reçoit les apparences des éléments physiques. Il se peut très bien
que dès l'introduction du Lieu telle a été la conception de Platon.
Mais elle ne ressort pas clairement de son exposé par suite de son
cf. 50d affirmation expresse qu'il n'y a que trois genres d'existence: l'Etre
immuable des Structures, l'être amorphe du Lieu, l'existence
passagère du Devenir. Ce Devenir se scinde-t-il en deux, le Devenir
causatif de l'Âme et le devenir matériel du Lieu?
Il y a de même la question du mouvement. Tantôt il est suggéré
50c que le Lieu, entité absolument amorphe, reçoit son mouvement,
comme aussi ses formes apparentes, des Structures qui s'y font corps.
30a Tantôt il est dit qu'il est en proie à des forces désordonnées et sans
52e équilibre ni harmonie, qui ne reçoivent l'harmonie que grâce aux
53b structures que le Dieu y introduit. Ces forces sont-elles inhérentes au
Lieu qui se transformerait en un champ de forces, primitivement in-
déterminées? Il faut dire „primitivementquot;, car Platon est assez
physicien pour comprendre qu'une espèce d'équilibre doit s'être pro-
duit dans ce système. Aussi constate-t-il qu'une disposition na- 53a
turelle des „élémentsquot; doit s'être étabhe avant même la création de
l'Univers. Il est évident que cet état de choses suppose que les
„élémentsquot; se soient introduits dans le Lieu. S'ensuit-il de là, puisque
les éléments par rapport à leur être appartiennent à la nature de la
structure, que ceux-ci, ayant imprimé leur mouvement et leur
forme au Lieu, aient vu s'évanouir leur formes en des traces fu-
gitives, et leur mouvement, qui par leur origine inteUigible était 53b
parfait, se briser dans le désordre convulsif du Lieu? Ici il y a encore
■deux possibilités. Ou bien ce désordre convulsif est-il un caractère
essentiel du Lieu — mais comment le qualifier alors d'amorphe?
Ou bien le caractère essentiel du Lieu étant l'Indéfini, c'est à dire la
Structure de ce qui ôte toute définition à ce qui y entre, et qui le
diversifie à l'extrême, le mouvement parfait et défini de l'élément-
structure perd en lui son identification essentielle ainsi que la déter-
mination de son mouvement : il prend part à l'Indéfini sous tous les
rapports. Cette dernière conception est plus conforme à la pensée
platonicienne, et on pourrait la déduire directement de la thèse 52d,e
que la nourrice du devenir, du fait d'être humectée et embrasée et
de recevoir en elle la terre et l'air, reçoit à la fois des aspects diversifiés
comme elle se rempht de forces de toute sorte, et que c'est par le fait de
la variation infinie de ces forces, variation dépourvue de toute harmo-
nie, qu'elles produisent des secousses désordonnées et qui doivent cau-
ser dans le Lieu (car à l'encontre de l'Indéfini psychique il est entaché
de matérialité) des mouvements de réaction, ressemblant à ceux du
crible ou du van. Tout cela fait que les éléments, tout en étant pré-
sents dans le Lieu, et tout en obéissant à un certain équilibre de
forces, ne présentent pourtant aucune disposition logique et har-
monique : le dieu de l'ordre étant absent, ils doivent avoir sombré
dans l'Océan de l'Indéfini. L'Univers dès lors est l'inauguration de la 53a
Mesure et de l'Ordre, c'est à dire du Nombre et de la Structure, au
sein de l'Indéfini.nbsp;53b
L)e ce qui suit on pourrait inférer que les Structures sont essen-
tiellement de nature géométrique. Si, sous un certain rapport, cela
est vrai, vu que toute Structure déploie le Nombre et que le Nombre
est figuratif (c'est là le sens de L'Eidos), il faut pourtant être
prudent de tirer des conclusions trop absolues. Rappelons-nous
d'abord qu'au dire de Platon lui-même le géométrique n'occupe
Pol. qu'une place (xsTa^û, et réfléchissons ensuite qu'il ne s'agit pas ici
51 Id de la formation spirituelle de l'Univers (qui relevait plutôt de
la Notion morale du Bien et du Beau) mais de la constitution concrè-
te du corporel. Certes le substrat „matérielquot; est un principe ; mais,
pour avoir la nature causative d'une Structure, il n'en est pas moins
insaisissable pour la pensée humaine. (Et pour cause, serait-on
porté à dire ; car, ayant d'abord réduit le dynamique au statique de
notre abstraction, nous voulons à tout prix lui insuffler la vie que
nous avons commencé par lui ôter. En prolongéant les relations d'in-
détermination d'Heisenberg on pourrait affirmer que, la pensée
étant l'antipode même de la Vie, ou bien on détermine les données
de la pensée, et la Vie aura disparu, ou bien on s'abandonnera à
l'élan de la Vie, et toute pensée s'évanouira). Le substrat participe
donc de l'Indéfini. Toutes les manifestations au contraire dans ce
substrat admettant et supposant la mesure et l'ordre, il faut inévita-
blement leur donner pour cause des Structures. Il sera sans doute im-
53d possible de déceler ces Structures jusqu'à leur Être absolu: Dieu seul
en sera capable. Ce que l'homme peut faire c'est de chercher l'hy-
53e pothèse la plus vraisemblable, étant celle qui unit un jeu de formes
belles à la nécessité physique du fait. N'est-ce pas là aussi la tâche
de toute théorie physique moderne ? Nous constatons une genèse de
fait : quelle est la théorie mathématique qui en rend le mieux compte ?
On le voit, loin d'avoir trait à une essence géométrique de la Structure
moins encore à l'épanouissement de l'Harmonie du Nombre créateur,
il est question plutôt ici de la nécessité logique que danslecomporte-
Pol. ment du concret une géométrie se fait jour, géométrie qui, dûment
51 Id étudiée, peut guider le vrai philosophe vers l'inteUigence de l'Être.
Evidemment nous n'avons pas pour tâche d'étudier toutes les dif-
ficultés inhérentes à la solution platonicienne. Cependant il y en
a quelques-unes qui se rapportent directement à la nature de la
Structure, et qui à ce qu'il me semble en reçoivent leur éclaircisse-
ment immédiat.
Notons en premier lieu l'exemple concret et relativement simple
d'une combinaison de structures, les triangles élémentaires se grou-
54e pant ensemble de manière à constituer une nouvelle structure d'or-
55 dre supérieur, tant dans le genre plan que dans le genre solide. La
première structure solide par exemple s'obtient par la composition
univoque des éléments triangulaires, et ainsi de suite pour tous les
corps réguliers. Le terme „corpsquot; y est appliqué par Platon lui-même 55a
au sens de structure, comme pour indiquer qu'il est question ici de
structures dont la fonction est essentiellement de construire les
corps dans l'espace matériel. Stipulons encore une fois : ces corps ne
sont pas pris dans le sens matériel, ni même dans leur sens purement
„stéréométriquequot;, mais essentiellement et uniquement dans leur
fonction structurale, de quelque façon qu'on se représente cette
structure. Le mieux peut-être sera de nous la figurer comme la
disposition ordonnée des points qui sont donnés dans le Lieu in- Parm.
défini et par lui, points qui en soi n'ont aucun caractère de position, 144
d'ordre ou de dénombrement, ces distinctions ne lui incombant
que par la fonction de la Structure.
Peut-être devrions-nous relever une légère dissemblance avec la
théorie précédente du Lieu. Le changement des éléments les uns 48ss
dans les autres était attribué alors à la pure apparence ; ici c'est bien
le passage réel d'une structure dans une autre qui cause la trans-
formation des éléments. Platon dit que l'exposé plus haut manquait
de clarté et que maintenant il peut préciser davantage. Alors les 54b
quatre éléments avaient pu naître tout simplement les uns des
autres: c'était là une apparence toute fausse. Platon ose affirmer à
présent que la transformation est tout de même une transformation
structurale, s'effectuant géométriquement dans le Lieu. Quant à
cette transformation on lui a reproché d'être rien moins que géomé-
trique. Car tout le monde peut savoir que l'octaèdre ne se laisse pas 56d
diviser en deux tétraèdres, ni l'icosaèdre en deux octaèdres et un té-
traèdre. On oublie une chose et c'est que Platon ne donne ici ni une
théorie géométrique, ni une théorie matériahste; en d'autres termes,
il n'est question ni de géométrie, ni de matière. Platon dit expressé-
ment que la dissolution et la recomposition se font sous l'effet de la
violence des mouvements, par lesquels les structures sont décom- 57b
posées, morcelées et brisées en leurs particules composantes, qui sont 54d
les triangles élémentaires; et c'est encore sous l'impulsion irrésistible
de la structure la plus forte que le réordonnement, conformément à
la structure dominante, se fait. Alors seulement il est clair que
les 120 triangles élémentaires de l'icosaèdre admettent le nouvel
arrangement en deux octaèdres (2 X 48) et un tétraèdre (24 éle-
ments) et ainsi pour toutes les autres transformations C'est faute
56e d'avoir reconnu toute la force des termes xaxa^paua^^, xepfxaT.a-
57a ^evToç, S^a^pauofxeva qu'on a pu imputer de l'obscurité ou même
del'ignorance a Platoni). Celui-ci dureste nous révèle toutesa pensée
en disant que Dieu a réalisé tous les mouvements et toutes les puis
56c sances mhérentes aux structures, dans la mesure où la Nécessité
physique, faite de spatiahté et d'inertie, l'a permis.
Dans tout ce passage le terme slSoç revient continueUement
pour indiquer les structures spéciales du feu et des autres éléments '
55d la structure cubique de la terre qui ne se transforme pas ; les struc-
tures plus mobiles des trois autres, dont l'une peut, après avoir
ete morcelee, comme se coaguler en une autre. Une seule fois Platon
se sert du terme iSéx: si les corpuscules petits et entourés de
corpuscules plus grands et plus nombreux consentent, après avoir
ete brisés, à s'unir dans la forme de l'élément plus fort, au lieu d'être
etemts ils deviennent air ou eau suivant la configuration de l'élément
qui les domine. Il est évident que l'îSéa n'est pas différente de la
structure; c'est ce qu'elle n'est jamais du reste. Seulement le
point de vue est différent. L'sISoç indique la structure au sens'ab-
so^ et telle quelle est l'objet de k science absolue et parfaite;
USea indique plutôt l'aspect, ou l'image, sous laquelle elle se
présenté a nous, objet de la représentation ou contenu de la pensée
Un peut en dire autant du mot cpiatç qui lui aussi est synomyme de
structure, en msistant sur l'idée de fonction naturelle.
57anbsp;Après avoir exposé la théorie de la transformation des structu-
res, Platon traite de la place que la matière transformée va occuper
naturellement. C'est un fait d'observation courante que l'eau des-
cend et que le feu monte. Ces éléments ont-il^ donc un heu propre où
ils se rendent dès qu'ils sont mis en hberté ? À l'opposé de la doctrine
aristotéhcienne Platon ne paraît pas reconnaître des lieux naturels
Le lieu propre auquel il fait allusion est effet de l'agitation du récep-
57c tacle qui, tout comme cela se produit quand on vanne, sépare et
distribue les matières de manière à établir un certain état d'équihbre
quand même cet équilibre est instable et en fluctuation constante'
En outre, cette distribution étant l'effet de leur pesanteur, cette
quahté aussi doit trouver son origine dans la structure des éléments.
■nbsp;del pensiero scientifico, p. 218. A comparer
aussi M. Rivaud. Timée (éd. Budé), Notice, p. 78.
56e
57b
Non que la structure en elle même puisse donner la pesanteur aux
éléments. Il me semble que dans la pensée platonicienne le poids
doit trouver son origine dans la structure du réceptacle. Si donc
nous avons eu raison en définissant ce réceptacle une infinité ponc- Parm.
tuelle, il s'ensuivra premièrement que ces points ne sont pas les 144
points abstraits de la géométrie, ni les points comme structuraux du
Nombre Idéal, mais les points physiques et inertes, dont la qualité
est précisément d'être matérielle; et deuxièmement, que le poids 56b
total dépendra du nombre des points dans chaque structure. Il est
vrai qu'Aristote a essayé d'inférer cette conception pour réduire à
l'absurde la théorie de la pesanteur telle que Platon doit l'avoir con-
çue. C'est que pour Aristote la géométrie a trait à l'espace abstrait. De Cael,
et que par conséquent le point géométrique est par définition le 299a, s
point abstrait. Reste à savoir si telle a été la pensée de Platon.
J'ose en douter, comme j'aurai l'occasion de l'exposer plus longue-
ment. Pour le moment il suffit de nous en tenir aux paroles formelles
de Platon lui-même, qui dit que le feu est le plus léger parce qu'il
contient le moins de parties composantes et qui affirme que la distri-
bution des éléments libres est l'effet de l'agitation du Lieu, qui sépare
les éléments suivant leur poids, tout comme le vanneur sépare la
balle d'avec le blé. Il est vrai qu'un peu plus loin Platon laisse re- 60b
monter l'air vers son lieu propre, sans autre indication. Par contre
58b il précise que c'est le changement de grandeur qui détermine la
position des lieux et cela sous l'effet de la compression produite par 58a
le mouvement général.
Par ailleurs les quatre structures fondamentales ont une multi-
tude infinie d'espèces qui s'y rattachent. Platon en cherche la cause 57c
dans le fait que le triangle fondamental, s'extériorisant dans le 57d
Lieu, subit par là la possibilité de se produire dans toutes les gran-
deurs possibles, bien que cette grandeur reste toujours trop petite 56c
pour être perçue de nous.
Nous avons déjà fait remarquer qu'il s'établit une espèce d'équi-
libre qui détermine le lieu propre de chaque élément. Toutefois cet
équilibre ne s'établit jamais définitivement. Cela tient évidemment
à la nature intrinsèquement indéfinie du Lieu. On serait pourtant
enchn à demander s'il n'est pas logiquement nécessaire que l'équi-
libre se fasse, surtout quand on refléchit que dans le Phédon il est 72b
dit que, si la création était assimilable à une droite, elle se serait
épuisée dans un si long laps de temps. Platon peut avoir pensé à
cette nécessité quand il ajoute une cause spéciale pour la conserva-
58a tion de l'agitation générale, à savoir la rotation périodique du Tout
qui, enveloppant tous les cléments, les presse les uns contre les au-
tres et fait qu'ils continuent à se compénétrer les uns les autres,
tout en conservant la tendance au lieu propre. Cette nouveUe thèse
du moins est une réponse à la réflexion précédente, pourquoi, une
fois que tout fut séparé suivant ses caractères naturels, il ne s'est
pas produit une cessation du mouvement et de la circulation des
uns à travers les autres: le lieu propre est donc éminemment relatif
et dépend de l'état du mouvement respectif des éléments.
À noter en outre la négation expresse du Vide, ce qui revient à
stipuler encore une fois le caractère structural du Lieu. Car si le
Lieu est structure, il est homogène. Mais ne retombe-t-on pas ainsi
sur l'immobihté éléatique? Chose curieuse, Platon croit pouvoir
unir l'Espace homogène des Eléates à l'infinité ponctuelle des pytha-
goriciens, sans s'exposer à la contradiction. Sans doute devrons-
165a,b nous apphquer ici le théorème de la continuité tel que le Parménide
l'a étabh et qui ressemble à la théorie moderne en ce qu'il pose
la nécessité de trouver au moins un point entre deux points consé-
cutifs: c'est la conséquence immédiate de la structure Indéfinie, à
56c laquelle s'ajoute, nous l'avons vu, le caractère physique de ces points.
L'emploi du mot clSoç est courant dans cette partie. On peut le
traduire tantôt par espèce, tantôt par configuration. Au fond cela
ne fait aucune différence, puisque chaque espèce doit son existence
à une configuration spéciale, causée par une structure déterminée.
Le mot yévoç alterne avec lui; on peut le traduire indifféremment par
espèce ou par caractère naturel, en considérant que le genre lui
aussi est impossible sans sa cause naturelle, la structure spécifique.
Quant au terme ÎSéa, il conserve son acception d'aspect ou de
configuration présentant un certain aspect. Par exemple la partie
58d hquide de l'eau est extrêmement mobile par cause de la conforma-
tion de sa structure. Evidemment c'est une paraphrase pour la
structure elle-même, mais qui fait ressortir l'aspect spécial, uni à
toutes les associations spéciales qui pour nous définissent la re-
présentation de l'eau. Il en est de même pour l'expression: quand on
59c recherche la seule aUure des récits vraisemblables ; ou pour : l'eau qui
60b se transforme en prenant l'aspect de l'air. L'accent principal tombe
toujours sur l'impression plus ou moins subjective que présente
telle ou telle manifestation.
Après avoir décrit toute la série des structures composites ré- 61c
sultant des figures élémentaires, Platon y oppose les impressions
subjectives dont nous sommes affectés à leur égard. Il préfère trai-
ter les sensations immédiatement après les espèces naturelles, parce 61d
que c'est la nature de leur structure qui rend le mieux compte de 62a
la sensation, qui en est comme la fonction directe. La reprise du
thème de la pesanteur nous ramène au problème des lieux propres. 62c-63e
Ici encore il s'avère que le lourd et le léger sont l'effet immédiat de
la recherche de l'équilibre dans le mouvement du Tout, qui a assigné
à chaque élément sa place propre : arracher quelque chose à la masse
à laquelle il appartient par sa nature nous oppose une résistance
que nous appelons poids et à laquelle nous attribuons la direction
vers le bas. Par là ce phénomène n'a rien d'absolu : il se produirait 63b
pour la masse du Feu autant que pour la masse de la Terre sur la-
queUe nous vivons. Et si l'on comparait toutes ces directions, dont
les unes convergent vers la masse terrestre, les autres vers la masse
du feu, et ainsi de suite, il en résulterait un entrecroisement de 63d,e
directions opposées ou obhques, que toutes il faudrait au même titre
qualifier de direction vers le bas. Bref on est toujours reporté vers
une seule explication de la pesanteur, celle qui l'attribue à la confi-
guration de l'élément et qui par conséquent en fait une fonction des
points qui le composent. Cette pesanteur structurale porte l'élément,
sous l'effet du mouvement du réceptacle et qui paraît être entretenu cf. 58a
par la rotation de l'Univers, vers un lieu propre en ce qu'il s'y
produit l'équilibre de tous les éléments discordants. C'est là la cause
réelle de la pesanteur. On en dérive directement la qualité subjec-
tive que nous appelons le poids, et qui consiste dans le rapport re-
latif de la parcelle d'une masse à la masse, ou plus exactement,
dans la résistance que nous éprouvons en voulant transporter une
parcelle de la masse en équilibre dans une direction opposée au
mouvement qui l'accole à la masse. Il me semble qu'il ne puisse y 79d,e
avoir question d'une théorie des lieux naturels, et qu'ici comme cf. 80c
partout la seule cause des phénomènes se trouve dans leur structure. 81a,b
On peut du reste en dire autant de la théorie des perceptions, et
en particulier du plaisir et de la douleur. À première vue on la dirait
toute physiologique; mais en y regardant de près on observe que la 64
cause véritable de tous ces phénomènes est en dernière analyse dans
64a la structure et des corps extérieurs et du corps sensible. Certes, il
est question surtout de structures physiques et il n'y a pas jusqu'à
l'âme qui ne prenne une allure nettement concrète. De là à prétendre
que le phénomène fondamental en fût un tout matériel, c'est dans le
cas de Platon évidemment faux. Car ce qu'il y a de vraiment matériel
dans les phénomènes reste toujours quantité secondaire par rap-
port à la structure qui en détermine l'action réelle, quelque déforma-
tion que la structure puisse avoir subie de la part du concours maté-
riel. Il est vrai aussi que le plaisir et la douleur sont essentiel-
lement inhérents à notre constitution somatique; mais cela n'em-
péche pas que la vraie cause du plaisir et de la douleur sont dans la
64c,d nature de notre corps, en ce que tout ce qui est conforme à cette na-
64e ture nous cause du plaisir et que tout ce qui y est contraire nous
66c procure de la douleur. Or cette nature est une structure, qui s'est
réalisée dans l'Indéfini spatio-temporel, qu'il s'agisse du corps
proprement dit ou de l'âme spécifiquement humaine.
Dans cet ordre d'idées Platon fait une distinction nette pour les
66d odeurs: il n'y a pas en eUes de structure au vrai sens du mot, pas
de configuration nettement déterminée. Aucune odeur ne correspond
a une structure précise, dont la fonction par conséquent soit de ré-
pandre exactement telle ou telle odeur; car c'est là le sens de la
structure: sa mesure, sa commensurabihté serait le fait de détermi-
67a ner l'odeur. Un peu plus loin Platon parle des e^Tj de ces odeurs,
ou plutôt des deux variétés anonymes auxquelles on peut les ré-
duire. Ces sÏSt) ne sont pas nombreux, quoique très complexes. Il est
clair qu' sÏSt) désigne les espèces que l'on doit classifier sous l'une
ou l'autre variété, et c'est précisément leur manque de structure
qui leur confère cette complexité incriminée. L'explication naturelle
de cette thèse de Platon se trouve dans le fait psychologique que,
plus nos sensations manquent de délinéation spatio-temporelle et
moins nous réussissons à nous en faire une idée précise et claire.
Dans le cas de Platon il s'exphque tout seul qu'il doit être impos-
sible de réduire les odeurs à quelque représentation qu'il soit qui
évoque la fonction du Nombre.
Une chose semblable se produit pour les couleurs, avec cette
68b différence qu'ici Platon a le sentiment très net qu'il doit y avoir
une structure nécessaire qui en soit la cause. Seulement personne ne
serait capable de nous dire avec quelque justesse cette cause néces- cf. Men.
saire, ni même un raisonnement vraisemblable qui en présente une 76d,e
image. Et à la fin il se plaint que la nature humaine soit incapable de 68d
démêler la complexité de la structure et qu'elle le doive être à jamais.
Dieu seul sait les unir dans une Unité supérieure, comme lui seul
aussi est capable de dissocier cette Unité dans tous ses éléments con-
stitutifs. C'est avec un profond soupir encore qu'il est obligé de
reconnaître que notre Univers est un mélange de la Nécessité phy- 68e
sique et de la Structure parfaite, telle qu'elle sort du Bien, et que
pour nous il n'y a d'autre possibiUté de poursuivre la Structure par- 69a
faite qu'au travers des mille causes secondaires qui enveloppent son
Être.
Nous avons déjà fait remarquer que toute la partie sur le Lieu et
les éléments présente un aspect plus avancé que le commencement.
Qu'elle constitue une digression ultérieure est attesté encore par le
renvoi que Platon fait à ce qui va suivre. Non qu'il s'agisse ici 67c
d'une insertion tout court. Au contraire le reste du dialogue a été
remanié quelque peu pour le mettre en harmonie avec les notions
nouvelles; c'est ce que Platon indique en manifestant son intention
de faire un tissu unique de cette partie avec le reste du dialogue.nbsp;69a
Les dieux avaient donc pour tâche de créer les âmes individuelles.
Ils ne se contentent pas d'unir au corps l'âme qu'ils avaient reçue
du Dieu créateur. Non, ils fabriquent à présent comme une âme in- 69c
termédiaire i) entre le corps et l'âme proprement dite, une nouvelle
structure, Uée étroitement à la Nécessité physique, structure qu'il 69d
appelle aussi yévoç, parce qu'elle est le résultat d'une création. 69e
Ils imaginent d'autres organes, comme les poumons et le foie. Il faut 70c
mettre l'accent sur le mot „imaginerquot;; voilà pourquoi Platon em- 71a
ploie la périphrase l'idée du poumon et l'idée du foie. En effet il est
question moins ici du poumon et du foie concrets que de leur fonc-
tion telle qu'elle a été imaginée par les dieux; autrement dit
l'homme a été créé par ces dieux, non pas concrètement, mais
par l'idée ou l'Image créatrice, qui, dans toute production géniale,
devance la réalisation. On peut comparer l'expression ttjv tôv^ èvxé- 73a
pwv yéveaw qui eUe aussi indique l'origine de tous ces organes
en vue de leur fonction dans l'ensemble du corps. Aussi l'enroule-
') Doit-on rapporter à cette représentation l'assertion de Xénocrate?
Cf. p. 194.
ment des boyaux désigne plus la formation structurale que l'effet
73b concret. De même c'est la création de la moelle qui a préludé à la
formation du corps entier. Car sa fonction est précisément d'enra-
ciner le genre mortel dans la matière. C'est là sa fonction. Sa forma-
tion concrète par contre il faut la rattacher directement aux triangles
élémentaires. Il paraît qu'ici seulement Platon introduit sa nouvel-
le théorie psychique. Dans ce qui précède il n'en avait pas encore
été question. Le „corpsquot; était posé tout naturellement comme l'an-
tithèse et l'habitation de l'âme. Maintenant il est précisé que tout
ce qui est corporel participe de la nature des triangles, tandis
que sa partie centrale et son commencement se trouve dans la moelle.
Et l'âme morteUe elle-même ? Elle continue à être, il me semble, une
structure sui generis qui s'est infiltrée dans le corporel et qui en
détermine les fonctions, sans pouvoir lui être identifiée. D'autre
part, à la fin de la vieillesse, quand les liens qui joignent ensem-
81 d ble les triangles de la moelle ne peuvent plus résister, l'âme se li-
bère joyeusement du corps. Il est évident que ce n'est le cas que
pour l'âme immorteUe, dont la Structure a été réalisée dans le Spi-
69c rituel. Il s'ensuit donc nécessairement que l'âme mortelle, étant elle
aussi structure, périt avec le corps par le fait que cette struc-
ture n'a servi qu'à déterminer la masse corporelle dans ses rapports
70b avec l'âme véritable, qui est fonction du Meilleur.
73cnbsp;La moelle est définie la matière apte à recevoir tous les germes
des êtres mortels {nxvampyLia.) ; sa fonction spéciale est d'être le
support des différentes espèces d'âmes, et comme l'âme détermine le
caractère du corps, dès le commencement la conformation spéciale
appartenant à chaque animal comme à chaque fonction organique a
cf. 76e été mise comme structure déterminante dans la moeUe. Il faut donc
77a traduire Toîi (ausXou xaiiTTjv r}]v (xo tpav par : la partie de la moelle à
73c laquelle cette fonction est échue. Vers la fin du dialogue Platon pré-
cise encore cette fonction spermatique de la moelle, en l'assimilant
91b presque au germe lui-même: les parties spermatiques de la moeUe,
pour être excessivement petites et invisibles, portent néanmoins la
structure de l'être futur, et ce sont elles qui en déterminent la
91d naissance comme le développement (yévsaiv). L'expression xaS-'
73c Ixaaxa rà sÏSï) paraît désigner les espèces d'animaux qui naîtront
en raison du développement spécifique de l'âme. On n'a qu'à com-
parer la description plus détaillée de l'évolution inverse, qui se
trouve à la fin du dialogue, pour être persuadé que Platon a en vue 90e-92c
une réelle (lerxnXxalx de la structure humaine en celle des animaux. 92b,c
Cette moeUe elle-même, support du germe de l'animal et par con-
séquent de sa structure absolue, a été comme encaissée dans une arma-
ture osseuse. Celle-ci l'aurait condamnée à l'immobilité. Puisque par
contre l'animal participe essentiellement de la nature de l'Autre, 74a
c'est à dire de la possibihté des déterminations indéfinies, il lui faut
l'indétermination du mouvement : c'est là la cause profonde du fait
que le corps possède ses articulations. Il s'ajoute à cela de la part 74b
des dieux, c'est donc de la part de la cause du Meilleur, l'inven- 75b,c
tion des tendons et de la chair pour assurer la mobilité du corps et
pour en protéger l'extérieur. Voici donc la réponse à l'appel du Phé- 98c-99c
don.
Tout le corps a ainsi été formé en vue d'une fin, telle la struc-
ture de la langue. On peut traduire „la structure de la languequot;, parce
que, dans toute cette partie et même dans tout ce dialogue, il ne
s'agit pas d'une description de fait mais de la construction même sui-
vant une idée. Voilà aussi pourquoi Platon dit: la puissance ou la 75d,
fonction de la bouche, qui doit être en rapport à la fois avec la Né- cf. 71a
cessité physique du corps et avec la réahsation idéale du meilleur.
Un peu plus loin il est question de la structure des sutures du crâne, 76a
ceUe-ci encore conséquence de la collaboration des deux causes,
celle du meilleur, se faisant jour dans les mouvements périodiques
de l'âme, celle de la Nécessité physique, due à la nourriture. C'est
que nous sommes dans le règne du mixte, où certainement la Struc-
ture garde sa valeur et sa force déterminante, mais où il s'y mêle
force de causes déviantes qui font que la Structure ne se montre ja-
mais à nous dans sa pureté essentielle, mais toujours comme une
copie composite, accessible seulement à un raisonnement vraisem-
blable. Dieu utihse tout ce qui se rapporte à la matière comme des 76c
causes accessoires, la cause principale étant éternellement l'inten- 76d,e
tion du Bien, la Structure essentielle.
Nous avons déjà cité le passage de l'évolution inverse pour en 76e
inférer que Platon préforme les animaux dans la structure de l'âme. 91, 92,
Qu'il en soit réellement ainsi semble suivre encore de 77a, où les cf. 73c
plantes mêmes sont apparentes à la nature humaine, sauf que, pour
la formation des plantes, celle-ci a été mélangée à d'autres apparen-
ces structurales et à d'autres qualités. Qu'on ne s'étonne pas de la 77a
traduction du mot îSéaiç par apparences structurales; c'est qu'il
fait manifestement pendant à 73c : les animaux, pris en gros, ont une
structure que l'on peut comparer à celle de l'homme ; les plantes au
contraire, pour appartenir à la même hgnée par le fait d'être des
Vivants, en diffèrent pourtant par leur quahtés et par leur extérieur,
qui dénote une intention et une fonction distinctes.
Les accords tels qu'ils se produisent dans l'Indéfini matériel
sont une imitation mécanique, réalisée à l'aide de mouvements mor-
tels, de l'harmonie divine qui est structure pure. Le corps en son
entier imite l'Univers et, conformément à lui, il se produit dans son
intérieur un équilibre des masses qui assigne à chacune d'elles sa pla-
81a,b ce naturelle: tout mouvement dans le microcosme, comme dans le
macrocosme, s'exphque par le mouvement du Tout, aucune partie
80c possédant une vertu propre qui lui assignât un mouvement autono-
me. La chute de la foudre, comme l'attraction de l'ambre et de l'ai-
mant, sont les effets d'un déplacement universel, produisant la
recherche de l'équilibre de toutes les masses constituantes. Il n'y a
pas jusqu'à notre corps même qui ne se décompose extérieurement
sous l'influence de ce mouvement universel: des parcelles se déta-
81a chent continuellement pour, entraînées dans le tourbillon du flux
éternel, se porter vers la place où elles trouvent un équilibre relatif,
c'est à dire où les masses de même nature obéissent à la distribution
rationnelle des forces.
Cette distribution naturelle des masses a lieu pour le niicrocos-
82a me autant que pour le macrocosme : la rupture de cet équilibre natu-
rel produit les maladies. Le fait que par ces masses Platon veut di-
re les quatres éléments indique suffisamment que leur place naturel-
le n'est pas un amassement global, mais une distribution organique.
Les éléments sont nommés ici: les quatre genres. Que ce soit sans
intention précise est attesté par l'emploi du même terme pour désig-
83c ner les sous-espèces de chaque élément. Un peu plus loin le mot yévoç
exprime l'origine Une d'une foule de faits, en apparence dissembla-
bles et qu'un homme sagace a compris sous une même dénomina-
tion.
Dans le même passage il est question des diverses structures de
84c la bile, qui en déterminent les espèces. Ou encore d'une structure
de la maladie, structure qui en détermine le tableau. Dans l'âme
87a même il se produit de tels tableaux ou syndromes, comme le chagrin,
a lâcheté : bref toute manifestation de méchanceté est l'effet d'une 87b
certaine structure maladive : structure qui ressemble même de très 89b
près à celle des êtres vivants. Dégradation de la Structure? Il me
semble que ce soit plutôt l'ambition d'englober jusqu'à la théorie mé-
dicale dans son système universel, qui a conduit Platon à assimiler
l'eïSoç des médecins ioniens à sa structure causative à lui.
Platon a d'ailleurs conscience lui-même de s'être abaissé à
poursuivre les traces minuscules de structures sans importance, et 87c
que la tâche de l'homme est ailleurs: le Beau est dans ce qui est
bien et qui par conséquent reflète l'harmonie du Tout. Par là il in- 88c
combe à l'homme de diriger le regard d'abord vers les rapports de
l'âme et du corps et de veiller à ce que ces rapports soient le plus pos- 87d-88e
sible de nature à nous permettre l'exercice de nos facultés supéri-
eures. Cependant Platon est loin maintenant d'enseigner l'ascèse du
corps au profit de la cultivation de l'âme seule ; le corps lui aussi
doit être éduqué à être un support vaUde et sûr de notre âme à l'in-
star du Lieu qui porte la Structure du Tout. Et comme pour détrui- 88d
re finalement la théorie des Heux propres, Platon précise encore
une fois que c'est le mouvement incessant qui fait chercher aux élé- cf 80c
ments l'équilibre suivant leurs masses naturelles: ainsi dans notre
corps c'est le mouvement approprié qui établira l'ordre harmonique 88c
de toutes les parties, de manière à en assurer sa fonction maxima.
S'il est donc nécessaire d'exercer les trois structures d'âme qui 89e
nous sont échues, la part prépondérante de nos soins doit pourtant 90a
être donnée à cette structure qui est le plus semblable au divin et
qui par ses mouvements parfaits rappelle le plus l'harmonie de l'Uni- 90c
vers: la mesure dans laquelle elle touche à la Vérité, c'est à dire
dans laquelle elle restitue la Réalité des mouvements célestes (car
ce n'est que le semblable qui sait rendre ce qui est semblable ; autre 90d, cf.
définition de la résonnance sympathique, qui n'est possible qu'à ce 37b
qui est parfaitement accordé) déterminera le degré de son immorta-Phd.67b
lité : ne sortira de la matière pour retrouver la pureté du Bien que ce Theait
qui est vraiment pur et ce qui s'est purifié de la souillure matéri- 176b
elle dans la mesure du possible : le Timée a retrouvé le Phédon. N'ou-
bhons pas pourtant que la vue s'est dégagée, ou en tout cas que
l'intention du philosophe est exprimée plus explicitement ici, en ce
que la Nature de l'Harmonie, telle qu'elle est symbohsée dans le
Nombre, semble permettre la détermination scientifique de l'affinité.
C'est certainement en ce sens que se développera de plus en plus la
conception du vieux Platon.
Il y a d'autres points encore sur lesquels le Timée est en accord
parfait avec le Phédon. Malgré la reconnaissance de la genèse des
Structures dans l'Indéfini, la foi de Platon dans l'Être transcen-
dant des Structures primordiales n'est pas ébranlée. Aussi n'y
a-t-il qu'un seul moyen de les connaître: c'est par l'intelligence
seule. Et s'il est vrai qu'il semble ravaler la fonction de l'Intel-
ligence au niveau des mouvements, en l'assimilant à la Rotation,
comme au plus parfait des mouvements, il fait entendre, et dans le
Timée et dans les Lois, que ce n'est pas ce mouvement en soi qui soit
l'essence de l'Intelligence, mais que, si nous voulons essayer d'expri-
mer l'essence précise de l'Intelligence (qu'elle soit un mouvement.
Nom. le Sophiste avait dû l'avouer), il nous est seulement possible de la
897d,e faire par une image extérieure, celle du mouvement qui se meut in-
898a variablement de la même manière, dans le même rythme, autour du
Tim.34a même axe, dans un rapport invariable, obéissant à un seul ordre et à
40b 42c une seule harmonie. On a affaire à une paraphrase mathématique
43a,d de l'assertion fondamentale du Phédon, que la philosophie n'a
47b trait qu'à ce qui est immuablement identique à soi. Mais l'image se
précise encore. À maint endroit Platon fait allusion à la toupie
comme exemple typique et symbolique à la fois de la rotation par-
faite. D'abord elle présente l'unité harmonieuse des mouvements les
plus dissemblables, depuis la limite zéro du mouvement au centre.
Nom. jusqu'au mouvement le plus accéléré au bord, „unité qu'on aurait
893d crue impossiblequot;. Ensuite Platon se fonde sur le théorème de la
conservation de l'axe dans la rotation pour suggérer la similitude
de la rotation avec la pspaioT-/]? de la Structure ainsi que de la
Volonté raisonnée. Ce que Platon essaie donc — et ce serait lui
imposer une tâche surhumaine que d'exiger de sa part une égalité
adéquate qui exprime intégralement la Réahté dans son véri-
table Être — c'est d'éclaircir la fonction transcendente du Nombre,
cause de toute harmonie, qui est Unité sublime de tous les élé-
ments dans une Création éternellement Belle, et de faire entendre
comment et l'Ordre parfaitement agencé des astres dans leur cours
majestueux dans le Ciel, obéissant à une Cause transcendante
dont la Beauté éclate dans leur splendeur solitaire, et la mer-
veille de l'Intelligence humaine, capable de saisir, pour vague-
ment qu'il soit, le mystère de ces Formes Idéales, et, ce qui n'est
pas le moins, le miracle de la Volonté humaine qui, dans ses mo-
ments les plus sereinement dégagés, se sent transportée dans une
sphère de beauté morale oii le coeur suit le rythme surhumain d'une
musique céleste, transfigurant les faiblesses de notre chair dans
la conscience du Bien, comment tout cela, s'il veut avoir un sens
et ne pas être la vaine fantasmagorie d'une imagination exaltée,
pose nécessairement une Source unique, l'Idea du Bien, dont l'Etre
se répande dans les révolutions innombrablement diversifiées du
Nombre.
16. Les Lois
Le dialogue s'ouvre par la distinction de deux structures de la
guerre, celle de la guerre intestine et ceUe de la guerre extérieure. 629d
On peut s'étonner que nous ne traduisions pas tout bonnement par
„espècequot;. La raison en est que, suivant le précepte de Platon, il ne
suffit pas d'énoncer un nom, mais que le nom doit être de quelque
chose, et que par conséquent la définition de ce quelque chose doit
correspondre au nom. Eh bien, pour Platon „l'espècequot; est nécessaire-
ment une manifestation structurale, accessible à l'étude scientifi- 895d,e
que par le fait qu'une structure réelle en est la cause unitive et
créatrice. Apparemment nous sommes loin de la Structure absolue,
le point de départ de la spéculation platonicienne. Et pourtant la
distance n'est pas si immense qu'on pourrait être tenté de la croire.
Car s'il est vrai que nous nous trouvons en présence de toutes les
déformations possibles que la Structure de l'Autre et celle du Lieu
ont fait subir à la Figure absolue, l'objet véritable de la Science
reste non pas ces manifestations déformées, mais la Cause dans tou-
te la pureté de son Etre.
La guerre peut-elle donc être une structure ? Nous pourrions al-
léguer le 7r6Xe[jioç TtàvTwv noLT^p, que Platon ne désapprouve pas,
ainsi qu'on l'a vu lors de l'étude du Philèbe. Et il ne peut pas 26b
être l'effet du hasard que les Lois s'ouvrent par la considération
de la guerre. Elles sont comme la contrepartie de la Répubhque.
Celle-ci partait du Règne absolu de l'Idée, planant au dessus de
tout Être. Le développement ultérieur du Platonisme avait dû s'en-
gager dans les entrailles mêmes du Monde matériel, et reconnaître
la nécessité du point de départ du Mixte pour l'explication de l'Uni-
vers tel que nous 1' éprouvons. Or ce Mixte est le règne de la di-
vergence structurale de l'Autre; et c'est bien essentiellement dans
la guerre que naît toute Harmonie et toute Structure qui se réalise
dans l'Univers.
Toutefois quand Cleinias veut faire de la vertu guerrière le cri-
tère de toute législation, l'Athénien s'y oppose et bien qu'il ne re-
fuse pas à la guerre sa place éminente et dans la constitution de
l'Etat, et dans la nôtre, et dans celle de l'Univers, il s'élève pour-
tant au niveau de la méthode strictement philosophique en stipu-
lant que, pour pouvoir assigner sa place naturelle à une structure
subalterne comme celle de la vertu guerrière, il faut prendre d'a-
630c bord la vertu entière, la Vertu comme Structure adéquate, pour cri-
tère : qu'on n'imite surtout pas les gens qui voudraient délimiter les
espèces d'après leurs besoins particuliers. On trouve ici le terme
eïSoç deux fois de suite, une fois dans le sens de structure ré-
elle, objet de la science, l'autre comme la fausse espèce que les
légistes du temps mettent à la base de leurs spéculations.
Ce qui me paraît certain c'est que les Lois sont la Politique an-
noncée dans le Timée, la Politique en mouvement, c'est à dire une
817b Politique qui part du mixte concret au heu de se fonder sur la pureté
seule de l'Idée. C'est pour cela aussi que Platon peut avoir omis son
Critias, qui allait se perdre dans les nuées d'antan, pour revenir au
plan même de la République qui, elle aussi, était une construction
703e mentale, les Lois devant appliquer cette construction à la matière
concrète du Règne de l'Autre.
A titre de méthode l'Athénien commencera par l'étude d'une sub-
632e division structurale de la vertu, celle du courage, et après avoir
parcouru les autres subdivisions il essayera de définir la structu-
re intégrale de la Vertu, en se servant des subdivisions comme mo-
dèle.
Pour déceler la nature de la vertu il compare les hommes à des
marionnettes, mues par des ficelles, et le raisonnement à une ficel-
le d'or de traction douce et tendre, celle-ci devant tenir tête aux
645a structures dures de toute espèce des autres. Notre tâche est de por-
ter secours à la traction d'or pour garantir la victoire de la struc-
ture d'or sur toutes les autres. En définissant la vertu la nécessi-
té de reconnaître en soi la vraie nature de ces tractions et de suivre
celle de l'or, on a par là peut-être mis à nu l'articulation précise
qui sépare la vertu et la méchanceté.nbsp;654b
Le sens structural ressort ensuite de l'expression: „en ajoutant
à cette marionnette l'ivressequot;. Car à l'exemple de la Répubhque nous 654d
construisons un modèle, auquel nous ajoutons petit à petit toutes les Pol.369a
quahtés, afin de parvenir à une définition exacte, définition qui
comprendra alors toutes les qualités requises. Or chaque quali- 858a
té est l'effet d'une structure spéciale qui s'est infiltrée dans l'être en
question.
Il y a deux sortes de crainte, la peur et la honte. Mais que l'une 646e
au moins d'elles ait un caractère structural et qu'elle entre heu-
reusement dans le caractère du citoyen, tel que le législateur
le désire, apparaît clairement de la description qui suit. Ce qui 647b
importe, c'est que le législateur puisse connaître exactement le ca-
ractère des citoyens. Aussi le premier Livre clôt-il sur la recher- 650b
che d'une méthode siire (relevant de l'art pohtique) pour examiner
la nature et la conformation des âmes.
Le second Livre commence par définir la Vertu intégrale une har-
monie. Toute la discussion se développe dans le sens de la musique
et l'on hasarde l'assertion que la justesse de la musique, c'est à
dire la fonction juste de la musique, est la puissance de procurer 655d
du plaisir à l'âme. Le même terme de la justesse est employé plus
loin pour indiquer également ce qui est en rapport avec la vraie na- 667b
ture; et il est introduit spécialement pour combattre l'illusion
que le seul plaisir puisse discerner ce qui appartient à la structu-
re ou non; pour juger de la justesse d'une fonction il faut connaî- 668b
tre d'abord l'être de la structure; il faut ensuite en constater 668c
l'utilité, c'est vérifier qu'elle se fait en vue du Bien.nbsp;669b
Platon se plait à décrire l'évolution de la cité depuis le cata- 667b
clysme du déluge: plusieurs formes de la cité se succèdent. La troi- 68Id
sième figure que prend la cité est celle qui descend dans la plaine
en oubhant l'effroi du cataclysme. C'est en elle que naissent toutes
les structures possibles et que se produit en conséquence tout ce
qm peut survenir à elles. Toutes ces structures, quelque bariolées
qu'elles puissent être, dérivent pourtant de deux structures prin-
cipales, qui en sont comme la mère : la monarchie et la démocratie, 693d
deux manifestations polaires dont la vraie législation doit faire un
mélange harmonique. Cette harmonie fera d'ailleurs sa vertu : pas la
689d moindre manifestation structurale i) ne saurait naître sans l'harmo-
696b nie intrinsèque. La vertu ne se conçoit pas sans la modération harmo-
696c nieuse qui est le vrai signe de la justice.
700a,b C'est dans l'harmonie musicale même qu'il voit le prototype des
„loisquot;. N'appeUe-t-on pas vofjioi ces structures rythmiques que sont
les hymnes, les complaintes, les péans et les dithyrambes? N'ont-el-
700c les pas une certain pouvoir déterminé auquel il faut obéir pour ne
pas encourir le blâme ?
Revenant à la législation l'Athénien répète que c'est une chose
705d,e unique que les lois doivent avoir en vue et que ce n'est pas la guer-
re ni quelqu'autre subdivision de la vertu, mais la Vertu intégrale,
c'est à dire cette constitution intérieure de l'homme qui lui confère
l'exercice plénier de sa Structure.
Il est vrai qu'il est des gens qui nient cette fonction absolue de la
7l4b,c Structure et qui prétendent que le but de chaque forme d'Etat
est relatif, à savoir sa propre conservation. Aussi y aurait-il autant
de structures naturelles des lois qu'il y a formes de cité. II n'ex-
isterait pas non plus le Juste absolu ni l'Injuste absolu; il ne
pourrait être question que de ce qui est naturellement juste pour
telle ou telle constitution particuhère.
716c L'Athénien oppose à cette mesure relative, qui prend l'homme
pour étalon, la mesure absolue qu'est Dieu, et la nécessité qui en dé-
coule de s'assimiler le plus possible à Lui. La tâche du législateur
718c doit être dès lors, quoiqu'il soit difficile de la comprendre dans
une idée unique qui la figure comme le ferait un moule, d'engager les
gens à se laisser docilement persuader en vue de la vertu.
La persuasion doit être le principe de la législation, comme le
720b médecin né convainc les malades et leur donne, dans la mesure du
720c,d possible, la raison de son traitement. Ainsi par exemple la considé-
ration de l'éternité, la vie de l'homme glissant pour ainsi dire le
Symp. long du temps infini s'il réussit à transmettre son individualité
206e Une à ses enfants, c'est cette idée d'éternité qui doit induire les
721b,c citoyens à obéir aux lois matrimoniales que le législateur se sent
773e ' obligé de donner en vue du meilleur. Alors seulement que la persua-
776b sion est en défaut, il faut apphquer la force: le texte des lois en
1) Interprétation différente de celle de Ritter, Neue Untersuchungen,
pg. 248, qui entend „la plus petite subdivisionquot; ou „sousespècequot;, et qui
prend le mot au sens de „partiequot;.
sera peut-être assez long ; mais, en se reportant aux deux espèces de 722d
médecins, aux routiniers et aux clairvoyants, ce n'est pas la Ion- 722b
gueur qui importe, il ne s'agit que du meilleur.
Ce que le législateur doit avoir en vue c'est l'Egalité et le Même,
en rapport avec le Nombre et la Fonction de tout ce qui est Beau. 741a
Or l'Egalité n'est pas la même du point de vue humain et du point de
vue réel: la vraie Egalité est une inégahté apparente, mais qui en 757
fait est en proportion directe avec la vraie distribution des valeurs.
La forme même de notre Etat ne sera pas cérébralement homogène : elle
présentera un équilibre heureux entre la monarchie et la démocratie. 756e
L'organisation de l'Etat réclame deux catégories de lois (cor-
respondant aux deux structures de citoyens, ceux qui seront capa-
bles de gouverner, et ceux qui doivent être guidés), celle concernant
l'institution des magistrats, et celle comportant les lois qu'ils
auront à apphquer et à surveiller. Il y aura trois catégories de ma- 735a
gistrats conformément aux trois fonctions qu'ils sont tenus d ex- 751a
ercer. À la manière des artistes le législateur ne doit j amais cesser de 759a
porter son oeuvre au plus haut degré de perfection. Cela imphque 769a
que l'oeuvre humaine n'atteindra jamais sa forme définitive. Com-
ment sauvegarder l'évolution adéquate vers la perfection désirée ? 770e
Le seul critère pour que la constitution devienne toujours meilleure
est que les continuateurs, s'inspirant sur l'esquisse qui leur est don-
née, aient en vue la même structure idéale qui a engendré les con- 770b
tours de l'esquisse, structure dont le point capital est la question de 770c
savoir quelles actions et quelles sciences procurent à l'homme la qua-
lité de l'âme qui le rend bon. Or le caractère structural ne se con-
çoit pas sans forme géométrique. Voilà pourquoi l'Athénien insinue
aux continuateurs de ne changer sous aucune condition le nombre 771a
parfait que lui a mis à la base de sa constitution, nombre qui permet
toutes les divisions jusqu'à dix inclus, et qui en outre présente
la possibilité de répartition en douze, ce qui est nécessaire pour
établir les tribus, et de nouveau en douze pour caractériser les
divisions naturelles des tribus, tandis que le résultat de cette di-
vision par 144 nous donne exactement l'âge légal de la mûreté, à sa-
voir 35 ans. L'injonction peut nous paraître puérile. Ce qui impor-
te pourtant c'est le caractère arithmétique, inhérent à tout ce qui
a part à la Structure, et la manière réelle dont Platon entend l'em-
pire du Nombre dans la constitution humaine comme dans l'organi-
sation de l'Univers.
Tout dans la législation doit converger vers la domination du Nouç :
782e les besoins naturels et les concupiscences doivent obéir à la rai-
783a son qui nous dicte la Vérité; les craintes doivent être vamcues
791a par une gymnastique rationnelle; jusqu'au jeu même des enfants
797a doit contribuer à fixer dans leurs âmes le sens de ce qm reste immua-
blement identique à soi. Mais la poésie et la musique elles non plus
n'échappent à la nécessité de servir au seul but rationnel de la
cité. Voilà pourquoi l'Athénien étale trois ébauches de prescrip-
799b- tions légales concernant leur fonction officielle: d'abord les poe-
801d tes ne nous offriront que le genre vraiment saint du chant ; ensuite
que ces chants soient des prières envers les dieux; troisièmement
qu'ils demandent ce qui est vraiment bien.
C'est la Beauté de l'Harmonie parfaite qui est la fm reelle de
chaque structure; c'est elle donc qu'on imitera dans la législation.
802e Or comme il est inconcevable que „laquot; harmonie serait fausse ou
que lequot; rythme serait disproportionné, ainsi le législateur doit
poursuivre cette harmonie jusque dans les moindres détails de la
803a pratique. H se sent comme le constructeur d'un navire, qui dessine
d'avance la hgne du bâtiment entier dans la pose de la quiUe — et
803c pourtant que l'homme est de peu de valeur quand on le compare à
cette Harmonie immense et transcendante qu'est le Bien!
Poursuivons néanmoins l'étude de l'harmonie telle qu'elle doit
se manifester dans la vie humaine, si l'on veut se divertir à la fa-
çon de Dieu. La guerre prend évidemment une grande place dans la
813d ss. société des humains: toutes sortes d'exercices doivent contribuer a
rendre et l'homme et la femme de taille à soutenir la guerre de de-
fense La plupart de ces exercices, on peut les comprendre sous la
814e dénomination unique de la danse. Celle-ci présente une variété de
formes qui se laissent subsumer sous deux points de vue organiques:
la danse des beaux corps dans un style beau et celle des corps
laids dépourvue de style. La première comme la deuxième se scin-
dent en deux. Les deux styles de la première sont la danse guerrière
816b et la danse mesurée de la paix. C'est le législateur qui doit enseigner
816c et préciser ces danses en en fixant le type; le gardien des lois les
utihsera et les mélangera aux autres manifestations musicales. ^
Quant à la danse des corps laids en vue du ridicule, elle est né-
cessaire comme contraste et pour éviter le ridicule, mais elle n'est
816d e pas pratiquée par les citoyens de la cité vertueuse. Et la tragedie?
Comment, étant une imitation de la vie, peut-elle être comparée à
notre législation qui, elle aussi, est une imitation de la vie, mais
alors de la Vie la plus belle et la meilleure? La Loi idéale est
l'esquisse directe de la Structure présidant à l'Univers.nbsp;817b
Quand même il n'est pas possible de faire participer tous les ci-
toyens aux sciences qui nous révèlent cette Structure, c'est à dire au
calcul, à la science de la mesure et à l'astronomie, il n'est pourtant
pas permis au citoyen quel qu'il soit d'être dépourvu de toute con-
naissance relative à ces matières. On lui apprendra donc, ne fiit-ce 819b
que par le jeu, les éléments de ces sciences, et surtout on lui enseigne- 820c
ra la vérité concernant le Dieu suprême et l'Univers entier, ainsi que 821a
celle concernant l'orbite réelle et immuable des astres.nbsp;822a
Une question grave se pose au sujet de l'amour. Platon condamne 836b
et la pédérastie et l'amour charnel; la pédérastie, parce que ni 837b
dans l'âme de celui qui se laisse persuader naîtra le caractère vrai-
ment viril du courage — au contraire tous le taxeront d'efféminé,
en lui reprochant la ressemblance avec l'être dont il se plaît à imi- 836e
ter l'image. Mais dans celui qui subjugue l'autre non plus il ne
se produira les qualités qui naissent spontanément de l'Image de la 836d
Tempérance. D'ailleurs il est impossible que chez celui qui a dans
son coeur la vraie Loi, à savoir celle qui imite directement l'Être 836e
suprême du Bien (notez l'assonance à la Notion socratique, mais
sub specie du Nombre), il puisse naître des concupiscences contraires
à sa nature. L'îSéa dont il est question est donc la Notion ou
l'Image de la Tempérance, telle qu'elle doit inspirer chacun de
nous et qtii est la Norme intérieure à laquelle nous reportons notre
action morale. L'adjonction tô yévoç indique, me semble-t-il, tout
le complexe de pensées et de représentations qui remplacent naturel-
lement en nous l'unité inatteignible de l'Idée en soi.
Il est en même temps nécessaire d'examiner un phénomène social,
compris sous un seul nom, mais qui en effet se compose de deux ma-
nifestations opposées, et d'une troisième structure, formée à partir 837a,b
d'elles. Il y a l'amitié d'êtres semblables de facture, l'amitié pro-
prement dite, et celle d'êtres contrastants, qui n'est que pas-
sion. La structure mixte sera celle que le législateur favorisera,
à condition que l'élément, qui contemple plutôt qu'il ne désire, maî-
trise la passion corporelle et qu'il naisse ce sentiment saint et
pur qui inspire à l'homme la tempérance, le courage et la compréhen- 837c
sion Pour réaliser la victoire de cet amour dans la cité le légis-
839c lateur aura soin de le consacrer. Et puis, si les athlètes consentent
à se priver de tous les plaisirs en vue de la victoire, comment les
citoyens, formés à la beauté de la loi idéale, ne seraient-ils pas
capiles de résister à toutes les séductions en vue de la plus belle
ft40a c des victoires, ceUe sur les voluptés? Quant à la lignée des fables
841c qui, quoique constituant une classe naturelle unique, se désagrègent
en trois groupes, il faut forcer leurs natures dégénérées a ne pas
enfreindre la loi.nbsp;, ,nbsp;,,,
Parfois une légère perspective s'ouvre. Puisqu il ne s agit pas d e-
tablir une constitution effective, mais qu'on examine la constitution
858a en soi, on est libre de n'avoir en vue que le meilleur, sans s occu-
per des transactions avec la Nécessité. Le meiUeur est sans doute
859a que les lois tiennent lieu de père ou de mère et qu elles dictent
L obligations en se basant sur la persuasion intelligente. Ainsi
l'Athénien a conscience de s'écarter de la masse dans son apprecia-
859c tion du beau et du juste: la participation de la Justice en soi confé-
ré la beauté • quand même un homme serait laid de corps, par rapport
à son naturel juste il est beau. Il en est de même de toute mamfes-
859e tation: en tant qu'elle participe de la justice et qu'elle est l'ex-
pression adéquate de la structure, elle est belle.
860d Pour l'Athénien tous les méchants le sont involontairement. Ce-
pendant toutes les constitutions divisent les actes d'injustice en
861b deux classes, les actes volontaires et les actes involontaires. Si le
mot elSoç est traduit par classe, c'est qu'il n'est pas certam que Pla-
ton y attribue ici quelque sens spécial. Toutefois reste avere
que s'il fallait spécifier en quoi consiste une „classe , Platon re-
pondrait qu'elle est l'effet d'une structure spécifique, causant 1 uni-
té d'un groupe de phénomènes. Quoi qu'il en soit, 1 oeuvre de laloi
862d la plus belle est de faire haïr l'injustice et de faire aimer la nature
du Tuste.nbsp;. 1 • ,1 , J. /i^
L'injustice est donc une ignorance, simple si elle n est pas da-
863cnbsp;vantage, double si elle y ajoute la présomption de la sagesse. Elle
863enbsp;est l'empire de la partie irascible (est-ce une partie, ou une ma-
(863b)nbsp;ladie?) et de la volupté sur l'âme. Il s'y ajoute comme troisième
864anbsp;l'illusion du bien. En rapport avec ces trois structures (car la
84c,nbsp;maladie elle aussi est une structure, comme le Timée nous 1 a enseig-
87abnbsp;né) il y a aussi trois formes de méfaits; ou plutôt il y en a cmq.
-ocr page 237-On peut les ranger dans deux catégories, ceux qui se perpètrent par 89b
la violence et ouvertement, et ceux qui s'accomplissent dans l'ob- 864b
scurité.
Au reste, la loi concrète n'est qu'un pis-aller: l'Esprit ne sau- 875c
rait être dompté par quoi que ce soit. Son apanage est la Science, qui
n'a besoin ni de loi ni de préscription pour viser le bien. Cepen-
dant peu d'hommes, et encore pour peu de temps, sont capables de
discerner le Bien, et quand même ils l'ont discerné, ils n'ont pas 875a,b
la force de le suivre à bout.
Mais les dieux sont-ils réellement ? Beaucoup d'hommes d'esprit le
contestent. Néanmoins, l'Athénien ose l'affirmer, peu de gens ont 888(i,e
persévéré jusqu'à leur vieillesse dans l'athéisme. Deux attitudes ce-
pendant peuvent s'implanter d'une façon indélébile, celle que les 888c
dieux existent, mais ne veillent pas aux choses humaines; et ceUe
qu'ils s'en occupent, mais que l'encens et la prière déterminent
leur conseil. La preuve que va fournir l'Athénien et qui prétend à
la certitude n'interesse pas directement notre étude. Ce qui est es-
sentiel c'est que le Juste, le Beau et tout ce qui s'y rattache sont
des produits de l'Intelligence, ainsi qu'un raisonnement sûr nous le 890d
dicte; ensuite qu'il est absurde que les éléments et toute la natu-
re n'aient pas leur pouvoir de mouvement de la seule force qui soit 892a
capable et de se mouvoir elle-même, et de mouvoir autre chose. Il 896a,b
est manifeste dès lors que les attributs de l'âme — car c'est elle cf. Phdr.
la force auto-motrice — sont antérieurs à tout ce qui dépend des 245
éléments. Tous ces attributs sont des mouvements (le Sophiste nous 892b
l'avait déjà dit), mais tandis que tous les mouvements sont acces-
sibles à la cinématique, c'est à dire qu'ils se laissent compren-
dre dans des figures soumises à l'empire du nombre, le mouvement
primordial de l'âme se soustrait à cette nécessité. C'est que ce 894a
mouvement est un principe dont les effets ne deviennent sensibles
que parce qu'il se diffuse pour ainsi dire dans les dimensions :1a
force elle-même, celle qui donne le branle et celle qui le trans-
met à d'autres ne saurait être l'objet de l'inteUigence concrète,
et moins encore de l'expérience matérieUe; la géométrie ne reste-t-
eUe pas toujours, malgré toute allure abstraite, une science [xsra^iS?
En somme, le raisonnement se rapproche sensiblement du Phédon.
Il est manifeste que les eïSr) indiquent ici essentiellement des figures
géométriques.
Là aussi le Beau, le Juste et toutes les autres Structures sont si in-
timement liées à l'existence de l'âme, qu'on a pu inférer la préex-
istence de l'âme de l'existence des Structures. Ici c'est en apparence
l'inverse: la priorité des Structures est dérivée de celle de l'âme.
Cependant les deux thèses se confondent nécessairement en une seu-
le sans laquelle aucune des deux déductions ne serait valable: la
coincidence de l'Intelhgence et de l'Âme; ou, pour utihser la termi-
30b nologie du Timée : Dieu a su que l'Intelhgence était impossible sans
l'Âme.nbsp;^ ^ ^
896enbsp;La fonction de l'Âme est définie essentiellement: cause de tout
897a mouvement ; en premier lieu du mouvement spirituel, mais ensuite
899b du mouvement matériel. Il est évident que par cette theorie ceUe du
Timée doit s'anéantir en partie. Et en effet Platon embrasse un mo-
nisme spirituel, en affirmant que tout se déduit du mouvement de
l'Âme le Mal inclus. Et avec la dernière logique il atteste que c est
la Science ou l'Ignorance de l'Âme qui détermine la nature du mou-
897b vement. celui de la Science ressemblant à la rotation de la sphere,
898b celui de l'Ignorance rebelle à tout ordre et à toute détermmation
fixe Mais ce ne sont là que des images, destinées à rendre intuitif ce
898e qui est essentiellement invisible: cette race est imperceptible à
chacun de nos sens; elle ne se révèle qu'à l'Intelligence.
899c Ainsi en effet l'Âme est l'origine de tout (Thalès ne disait-il
899b pas: tout est plein de dieux?). Est-il encore besoin dès lors de la
904a théorie comphquée du Timée ? Il semble que Dieu ait trouvé une fa-
cilité extrême pour l'accomodation du Tout: par sa propre concupis-
904b c cence et suivant sa propre affinité chaque partie est attirée vers le
cf Tm lieu qui lui convient dans l'arrangement du Tout. Voici de nouveau
56b 62 la cause à la merveilleuse puissance, alléguée dès le Phédon.
63e SOc Les âmes elles-mêmes obéissent à cette loi suprême; et si d'au-
81 a b ' cunes peuvent rester comme à la surface de la matière, d'autres des-
88c-d cendent jusqu'aux profondeurs abyssales du Non-Etre. Mais c'est
Phd 99ctouiours le meilleur arrangement du Tout qui determme le sort de
904c l'âme individuelle ; il ne suffit pas d'analyser les faits et d y lire la
905b réahté comme s'ils reflétaient adéquatement l'Etre; non, celm qm
905c veut comprendre les faits, les voir comme sous une image ou un type
unique et qui veut les rassembler dans une définition valable, doit
reconnaître l'achèvement parfait du Tout, seule cause et raison d'ê-
tre de chaque fait individuel. Car ces faits semblent, il est vrai, attes-
ter une guerre effrénée de tous les éléments, l'Univers étant plein 906a
de choses bonnes, mais regorgeant plus encore de choses contraires, cf. Polt.
Cependant une harmonie y règne, l'Athénien la nomme la garde des 307c
dieux; elle se fait par la merveilleuse puissance de la justice et de
la tempérance demeurant dans ce qui est animé, puissances qui tien-
nent tête à la tension contraire de l'injustice et de la violence, 906b
agents de la destruction.
La Mesure et le souci du Tout, voilà donc les deux critères que
suivra le vrai législateur, ainsi que le peu d'hommes qui par un heu-
reux naturel sont capables de persévérer dans la juste mesure et 918d
de la préférer à tout. Aussi le législateur ne permettra pas, par
exemple, que chacun dispose de ses possessions à sa guise, mais il
en réglera la distribution ayant en vue ce qui est le meilleur pour 923a,b
la cité et pour les hommes.
La théorie plus ou moins physiologique de la distribution spon-
tanée des tensions dans le cadre de l'action du Meilleur, régissant
le Tout, aurait dû lui suggérer, à ce qu'il semble, la distribution
structurale du Bien et du Mal. D'un côté Platon n'est pas loin de l'ad-
mettre: le Bien n'est pas possible sans le Mal; le Mal s'évanouit dès
que nous cessons de tendre vers un bien individuel. Mais d'autre 903c
part il retombe sur une appréciation plus sentimentale du Mal : il y
a une infinité de beautés dans la vie humaine ; cependant il y naît
comme des génies funestes, qui les souillent et les salissent. Ou Platon 937d
veut-il dire que certes la distribution est structurale et nécessaire,
à l'instar du Lieu lui-même; que pourtant il reste le choix libre
à l'homme de se rendre à la beauté ou de céder au vice, et que
par conséquent, quand même la distribution structurale est fixe et
inexorable, c'est l'homme en dernière instance qui détermine son
propre sort? Il y a alors un glissement subjectif dans le cadre
rigide du déterminisme, ou, pour utiliser une image moderne, la
liberté incontrôlable des parties n'empêche pas la statique inaltéra-
ble du système total.
Le dialogue termine par un retour sur la méthode. Aucune oeuvre
n'est vraiment achevée si elle ne porte en soi les conditions de sa
conservation. Il ne suffit pas qu'une structure se réahse passagè- 960b
rement, il faut à la créature spécifique une Atropos, force démoni- 960d
aque qui l'empêche de déchoir. Dans l'être humain c'est le concours
de l'âme et de la tête qui en assurent la conservation. Dans la cité 961 d
961a ce sera une assemblée spéciale à qui incombe la garde de la constitu-
962c tion Mais pour pouvoir accomplir cette tâche, chaque membre doit
962a connaître le but vers lequel il faut voir et que seul il v-ise tou-
962d iours Ce but unique est la Vertu. Celle-ci se manifeste en quatre
963a kuctures, qui tout de même sont une seule structure. Déceler cette
963b d structure unique, qui seule confère aux vertus la quahté et la fonc-
963d tion d'être vertu, n'est pas facile. Il semble plus facile aupara-
vant de définir en quoi eUes sont des structures différentes. Le
courage par exemple peut être une manifestation dépourvue de rai-
963e son ; la Raison ne saurait en être exempte. Il ne se peut pas que cette
structure ne soit qu'un nom, sans qu'il lui corresponde une defini-
964a tion ou une raison de réalité; et en savoir le nom sans en savoir
la raison, on devra le taxer de laideur. Au contraire le gardien des
lois devra et savoir et enseigner la puissance qu'a la vertu, comme
964c celle qu'a le vice, et si nous voulons serrer la comparaison de la
cité avec l'organisation intellectuelle des gens de bien, elle doit
connaître sa vertu. Or, entendre, c'est aspirer à la connaissance
965b de cette structure Une et voir ensemble toute chose sous ce point de
vue. En effet la vue la plus exacte et la plus perçante est celle
qui est à même d'embrasser la multitude de ce qui paraît dissembla-
965c ble sous l'image unique qui la comprend et l'exphque. Ainsi les
gardiens devront être obligés de discerner ce qui s'étend à travers
les quatre structures vertueuses et qui, étant toujours identique
965d à soi, nous astreint à les désigner par le même nom de Vertu.
Cette Structure fondamentale est-elle Une, et les quatre vertus
965d sont-elles des différentiations d'une Unité foncière? Ou est-elle
fonction totalitaire, en tant qu'eUe rassemble sous l'unite du tout
une diversité hétérogène? A-t-on affaire peut-être à l'umon de ces
deux fonctions? On ne pourra se soustraire à la nécessité d'un exa-
men profond de ces questions. N'en est-t-U pas de même par rapport
966a au Beau et au Bien? Le gardien des lois ne doit-il pas en connaître
la Réalité c'est à dire la définition exacte, correspondant à leur
966b puissance 'RéeUe, s'U veut juger ce qui est beau par nature et ce
qui ne l'est pas? Eh bien, conditio sine qua non pour l'appréciation
de la Vertu et du Beau est la connaissance de ce qui a trait à l'ex-
istence des dieux. Deux choses conduisent l'homme à la foi dans leur
966e existence, la certitude que l'Âme est la cause de toute vie, et la
conviction que c'est l'Esprit seul qui a créé l'ordre de tout mouve-
ment. Voici donc la réponse à la que.stion quelle est la „Vertuquot; à
laquelle le gardien des lois doit s'inspirer: eUe coincide avec l'In-
telligence suprême qui ordonne et régit l'Univers. Au fond astro- 967a-c
nomie i) et législation se confondent : jamais la première ne peut me-
ner à l'athéisme, jamais l'autre ne peut se passer de l'assimilation
aussi stricte que possible de la société humaine à l'ordre et à l'harmo-
nie qui s'étalent dans l'expansion divine qu'est l'Univers. Aussi 967d
ne seront les vrais gardiens de la loi que ceux qui ont la capacité
innée des sciences : cette capacité seule les guidera ; auctm livre ne
pourrait conférer l'entendement à qui que ce soit.nbsp;968d,e
On s'étonnera peut-être d'avoir vu se dérouler cette solution posi-
tive de la question de savoir ce que c'est que la „Vertuquot;. Le contexte
le suggère amplement, me semble-t-il, pour qui entend. Cependant,
il faut en convenir, la réponse n'a pas été directe ; il peut même paraî-
tre qu'elle ne soit pas donné du tout. Platon s'en est aperçu. Ou est-
ce à dessein? En tout cas il a jugé nécessaire de donner un supplé-
ment aux Lois, qui précise le sens de cette Vertu et de cette sagesse
uniquement requise, et qui en même temps apporte un peu plus d'es-
prit scientifique à l'argumentation des Lois. La transition une peu 969c
brusque à la fin des Lois sert à nous faire prévoir une continuation ;
et la continuation, qui est l'Epinomis si injustement décriée, ouvre
précisément sur le problème formellement inachevé des Lois.
17. L'Epinomis
Comme on vient de le voir, je conçois l'Epinomis une oeuvre
authentique de Platon; oeuvre en quelque sorte nécessaire, sinon
pour porter le dialogue des Lois à la hauteur de la République, du
moins pour le mettre en harmonie avec l'esprit universel qui avait
créé ce monument subhme. Certes, on ne peut pas comparer la
maîtrise géniale de la République avec l'allure plus dogmatique
et plus prudente à la fois de l'Epinomis. Mais cette allure, l'Epino-
mis l'a de commun avec les Lois: les deux oeuvres se ressentent
Le conseil „nocturnequot; n'indique-t-il pas aussi les „astronomesquot;,
qui puisent dans' la contemplation de „la plus belle des constitutionsquot;
l'inspiration pour la réalisation de la constitution humaine?
•) L'authenticité de l'Epinomis a trouvé un fervent défenseur aussi
dans M. Reuther (De Epinomide Platonis, Leipzig 1907).
également de la vieillesse de Platon qui, quoiqu'il n'ait perdu
rien de sa grandeur d'âme, ni de l'ampleur de ses intentions, s'est
tout de même singulièrement rétréci et se repaît plus facilement
d'une religiosité qui se rapproche parfois de la dévotion. D'autre
part la vraie verve platonicienne ne l'abandonne pas jusqu'au
dernier moment. Quel badinage shakespearien que cette liberté
992b d'esprit qui lui fait dire qu'il est à moitié serieux et qu'à moitié
il plaisante au sujet du moment le plus grave de la vie humaine:
l'homme pieux vivra-t-il dans des îles bienheureuses ou seront-ce
plutôt des continents?
Au reste les philologues, en présence de l'Epinomis, doivent
avoir éprouvé à peu près ce que les disciples de Platon ont éprou-
vé, d'après l'anecdote bien connue i), à l'occasion de la leçon que
Platon allait donner sur le Bien: ce n'était que de la mathéma-
tique aride sur l'Un. Point n'est étonnant que force d'eux se soient
éclipsés tout dépités.
L'Epinomis ouvre par l'allusion à la difficulté éternelle de
974b l'Esprit humain de saisir la Réalité. Cette Réalité existe; il existe
aussi une faculté qui nous permette de la saisir. Mais comment?
Ceux qui sont capables d'examiner suivant une méthode conséquen-
974c te n'ont-ils pas la conscience nette que la tâche dépasse leurs
forces ?
Aucun des arts que l'homme pendant son évolution a inventés n'a
975c,e été de nature à lui communiquer la vraie sagesse ; ne se fondant que
976a' sur des opinions ces arts sont portés par de seules conjectures où
manque la mesure stricte.
Une seule science fait exception; c'est celle qui nous a donné le
976e nombre. Ou plutôt ce nombre nous a été donné par un dieu. Ce dis-
977a pensateur de tous les biens, incarné dans le ciel visible, nous engage,
977b par la juste contemplation de sa constitution, d'acquérir la sagesse et
la véritable vertu humaine. On le prouve aisément par un expériment
mental Enlevez le nombre, et la nature humaine sera incapable de la
977c d suprême vertu qui, il faut l'avouer, ne saurait s'imaginer sans la rai-
son logique. Plus encore, elle perdra la possibihté de tous les
977e arts et de toutes les sciences, dès qu'elle sera privée du nombre.
Et ici il ne s'agit encore que du nombre concret, tel qu'il se pré-
978a sente dans les calculs. Si l'on pouvait voir le Nombre tel qu'il
gt;) Aristox. Elem. harm. II § 1-
est dans sa puissance créatrice et divine, on comprendrait mieux en-
core qu'il est la source de l'adoration profonde de Dieu, vu qu'il
nous confère ce qui est bien et harmonieux. Le Vrai et le Bien et le
Beau et toutes ces Structures essentielles qui entrent dans la con-
stitution de l'Univers, qui les mesurera et qui les comprendra dans
leur fonction véritable, s'il ne s'est pas inspiré à la nature intime 978b
du Nombre?
La Dyade, Dieu l'a en quelque sorte incorporée dans l'union du 978c,d
jour et de la nuit. Sa répétition indéfinie engendre le multiple.
La lune avec ses périodes alternantes nous enseigne le rythme au 978e
sein de l'Indéfini: il n'y a pas jusqu'aux phénomènes météorologi-
ques qui ne soient constitués, dans leur forme propre, d'ordre et 979a
de mesure. Certes, le Mal existe; mais il n'y a que la nature hu-
maine qui en soit redevable, par son ignorance foncière du Bien. 969b
Quel privilège serait-ce dès lors de léguer son testament à l'hu- cf. Nom
manité, en lui montrant une beauté supérieure à celle de ses devan- 903c
ciers, et de pouvoir, en lui dépeignant une image plus parfaite des
dieux, terminer sa vie dans le culte pur des dieux, véritable ache- 980a
vement des „Loisquot;!nbsp;_
La vraie cosmogonie doit reconnaître la priorité de l'Âme. L'être 980d,e
vivant, étant l'union étroite de l'âme et du corps de façon à pré- 981a
senter une seule forme inséparable, est la seconde étape dans l'évo-
lution de l'Univers. Or l'Âme a formé les corps à partir de cinq fi-
gures géométriques qui sont les plus belles entre toutes — répé- 981b
tons que la nature de l'Âme est essentiellement mathématique en ce
qu'elle crée et conçoit tout suivant les complexes harmonieux du
nombre —; les diverses espèces d'êtres qui en résultent présentent 981c
chacune une unité caractéristique.
D'où vient cette unité? S'agit-il de l'unité supérieure qui „est
l'Etre? Il est manifeste qu'il n'en est pas ainsi, puisque cette unite-
ci n'est conférée que par l'activité créatrice de l'Âme. Non, 1 unite
de caractère dont il est question est la même que, dans le Timee,
Platon a quahfiée de „JSéocquot;, l'aspect unitif, la configuration 40a
tvpique, l'image caractéristique que présente tel ou tel etre. Ici
il est stipulé que c'est la nature de l'élément dommant dans la 981d
composition du tout qui en détermine la configuration tant extéri-
eure que quahtative. ./Vinsi la première espèce emprunte ses qualités
à l'élément terre, qui forme comme sa dominante. Il en est de même
des quatre espèces suivantes, la nature de chacune desquelles
est déterminée par la nature de l'élément dominant. Il est vrai que
le Timée n'avait utihsé que quatre de ces structures sohdes. Mais
Platon avait dit expressément que la cinquième aurait elle aussi sa
55c fonction spéciale, qu'il devait indiquer plus tard. Or il ne l'avait
jamais fait. Ce n'est que dans l'Epinomis qu'il remplit sa pro-
messe 1). Peut-on considérer l'observation du Timée comme un ren-
voi direct à l'Epinomis? Et l'expressionnbsp;qui en pre-
mière instance signifie la peinture complète, le dessin achevé du
Tout, Platon l'a-t-il choisie en rapport avec la fonction qu'elle doit
984b,e remplir dans la communication des êtres vivants au sein de l'Uni-
vers ?
982b L'espèce qui a pour dominante le feu a échu en partage en même
Tim. temps l'intelligence suprême. On retrouve les attributs de l'intel-
34a,40b ligence, tels que le Timée et les Lois les avaient fixés: la marche
42c,'43a-inaltérable dans l'orbite du Meilleur. Loin d'annoncer une nature
d,47b aveuglément inanimée, cette allure invariable suffit à prouver le
N.897b- caractère hautement divin des astres. Leur exactitude aussi atteste
d,898a qu'une Âme divine préside à leurs révolutions souveraines En
982d,e effet quel sens attribuer à l'assertion que les „mouvementsquot; ou les
983c „naturesquot; sont les seuls causes des corps? Pour l'Athénien la seule
988d solution raisonnable est que l'Ame est l'être primordial, cause di-
983d rectrice de tout, déployant son activité dans une matière inerte et
ininteUigente, nommée le corps, et ce par l'intermédiaire d'un troi-
sième principe dont la nature est que rien n'a rien de commun avec
35a rien, renvoi manifeste au principe équivalent du Timée, et qui est
l'Indéfini.
Entre les deux espèces visibles, dont l'une est immortelle et sa-
1) La tradition attribue opiniâtrément à Platon l'hypothèse des
cinq éléments; cf. Aetii plac. II 7 (D. pg. 336a8) : nxàxtov 7ri3p TfpÛTOv,
dt» alamp;épa, (/.eô'ôv àépa. èlt;f' OStop, teXeutoïov rhv; et Xenocrat. fr. 53
(Heinze) Ttév-re ox^ixaxa xal acitiaxa àvéïxa^Ev. Comme cela est contraire à
58d la théorie du Timée, qui nomme l'éther la partie la plus pure de l'air, il
ne reste qu'à supposer que Platon a changé d'avis; il en indique d'ailleurs
lui-même la possibilité, cf. 54a.
') Les trois Parques font penser à la Atxr) d'Héraclite, cf. note p. 184.
Ap. Plut, de Iside 48 pg. 370D il est précisé: xX(ô»lt;iç jj.iv Stxriç èT^woiipoquot;«
èÇEUpifjCTEtV.
ge, l'autre morteUe et déraisonnable (l'Âme „mauvaise, devenue 984b
cause de la „corporalitéquot;), il s'insère „suivant l'opinion probablequot;
(à noter la réminiscence du Timée), trois classes d'êtres invisibles
qui servent ou bien d'intermédiaires, ou bien de lien entre les deux 984c
extrêmes. Dieu, exempt de toute jalousie, inspire à l'homme d'abord 986c
l'admiration de sa beUe oeuvre, et ensuite l'amour du Savoir. Les 988b
deux piliers du savoir sont d'abord la certitude que l'Âme seule est
la cause de tout mouvement. Si donc il y a deux mouvements contrai-
res, l'un vers le Bien et l'autre vers le Mal, il faut admettre deux cf. Nm.
causes contraires, l'Âme bonne et l'Âme mauvaise. Cependant le 899b
Bien est victorieux de sorte que de la tension contraire il résulte
l'harmonie parfaite de Tout: voici donc, en parfait accord avec les
Lois, le monisme spirituel achevé; la théorie physique du grand
Ephésien trouve sa contre-partie dans la vision spirituelle de l'Unité
du Tout dans l'Harmonie des Inspirations contraires au sein du seul
principe de tout ce qui „existequot;, l'Âme, créée par la Bonté du Dieu cf. Tm.
souverain.nbsp;^^^
Le second piher est la science du Nombre par lequel cette Har- 988e
monie s'extériorise et par lequel elle est comprise. Il ne sera nul- 988b
lement absurde dès lors d'avancer que seule l'astronomie figure la 990a
sagesse suprême. Toutefois ce n'est pas l'astronomie à la façon d'Hé-
siode, ni celle des mathématiciens ordinaires, mais celle qui pénè-
tre le vrai sens de l'Harmonie divine qui se déploie dans l'Univers,
Harmonie qui seule nous pourra enseigner la vraie constitution de PI.592b
l'Etat, ainsi que la Norme de la vie humaine. Ici Platon rejoint etTm,28a,
sa Répubhque, et son Timée, et ses Lois.nbsp;passim
Quel est donc le Nombre qui soit la clef de la vraie sagesse ? Ce Nom.
n'est pas le nombre des praticiens, ni celui des mathématiciens. 967a-d
C'est le nombre créatif et réel, contenant en soi la genèse de tout 990c
ce qui a part au nombre, c'est à dire tel qu'il se manifeste dans 990d
la production des êtres. Quelle merveiUe par exemple que ce nombre
incommensurable qui, en engendrant une figure plane, se transforme
en nombre fini et commensurable aux autres ; ou celui qm, élevé au 990d
cube, se range du coup dans l'ordre des nombres rationnels! Et que
dire de la progression divine des doubles et de son pendant harmo-
nique, dont la Structure et la production servent de type à toute la 990e
Nature? En y ajoutant l'autre raison, dont le rapport avec la pre-
mière contient la relation sesquialtère et l'épitrite, on dispose des
deux raisons qui sont le fondement de l'accord et de la symmétrie
de la Musique céleste i).
Il n'est pas de notre tâche de retracer la théorie harmonique 2) que
35b-36b Platon suit ici comme dans le Timée. Il nous suffit de faire obser-
ver comment, conformément à l'école pythagoricienne, il résout, par
la juxtaposition des progressions sus-dites, l'octave en deux tétra-
cordes, formés par la quinte et la quarte, les seuls intervalles par-
faits et les seuls par conséquent aussi qu'il est permis d'utiliser
dans le calcul numérique de la gamme musicale, et à plus forte
raison dans l'interprétation de la Gamme des astres.
Tout comme dans le Timée cette science des harmonies servira
991b d'introduction à la théorie de la création de l'Univers divin, le vrai
couronnement des investigations humaines. La méthode elle aussi
991c est invariablement la dialectique, celle qui apphque la recherche de
l'unité à la division en structures ; en d'autres termes qui, dans
1) Cela trouve son expression entre autres dans le texte difficile
àç ttspl t6 SmXàCTiov àel cttpeçoixévïiç -rij? 8uvà[x£cù(j xal tt)? èÇ èvœvtîaç tau-qf)
xa-9-'éjtàa-n)v àvaXoyUv slSoç, xal yé^z àttotuttoûtat Ttàaa y) çiictç, que j'inter-
prète ainsi : „que toute la Nature et toute Création exprime et imite,
dans sa Forme réelle et dans son Devenir, deux progressions, celle
géométrique à raison deux, et celle harmoniquequot;. Je prends donc le
verbe àîTOTUTroûtjS-at médialement; sïSoç indique la Forme fixe, telle qu'elle
est la Cause intrinsèque de la progression et l'objet de la Science;
yévoç me semble se rapporter à la genèse de cette Forme dans les phéno-
mènes de l'Univers; il y a donc lieu de qualifier chaque cas de Forme ou
de Devenir suivant l'analogie qu'elle présente (xaS-' èjtàa-r/jv àvaXoytav).
39e On peut comparer le Timée qui exprime la même idée: toûto Sy) t6
xaxaXoiTTOV aTTTipya^E-ro aû-roû Trpèç -r})v toû trapasccytiato«; àTCOTUTCoûjxEvoç çùotv.
Pour le sens exact de la terminologie en question je renvoie à M.
Reuther, op. 1. p. 78 ss.
») Le texte donne: xb xx»' êv xtô kxt' sÏS-/] Trpoaaxxéov. btallbaum
traduit: singula generibus; et il explique que c'est la dialectique qui nous
enseigne de discerner les genres et les formes des choses et qui nous mon-
tre comment les choses individuelles „cum generalibus contineantur''.
Mais il n'est pas question de subsumer „tô xœS-' gvquot; sous les „eÏSt)quot;.
mais d'adjoindre „le procédé xa«-' Svquot; au „procédé xax' dSv,quot; (r6 xccamp;' êv
à t6 xa-r' s'ÎSt)). Ne sont-ce pas en somme les deux branches de la dia-
lectique, le ouvopSv et le Siatpeïaôai ? Platon précise que cette méthode
constitue xaXXia-o] xalnbsp;pàaavoç. Cependant elle ne suffit pas:
l'Univers ne se conçoit pas sans le Mouvenient (-riiv àxptpeiav toû xP^vou),
991d et celui-ci est nécessairement l'effet de l'Âme: dans l'Univers (réalisé)
le Dynamique est inséparablement uni au Statique!
la division suivant les structures ne néglige pas la vue d'ensemble
sous l'unité qui les comprend. Le principe de toute sagesse reste
toutefois Dieu. On sait ce que cela veut dire pour Platon. En outre
il en précise lui-même le sens. „Tout est plein de dieuxquot;. Eh bien 991d
c'est cette manifestation divine qui paraîtra l'unité dans toute fi-
gure, comme dans toute combinaison de nombres, comme dans tout 991e
ensemble musical et astronomique ; c'est elle qui est le dieu souverain
qui confère à Tout sa Réalité et sa Vérité ; l'éprouvera quiconque fait 992a
ses recherches en s'inspirant justement de l'Un qui est le Bien su-
prême. Cet homme méritera le nom de vraiment sage: son âme, se
rassemblant dans la mort de la multitude des sensations, deviendra 992b
Une et se verra au comble de la sagesse et de la félicité.
Platon finit ainsi dans la sérénité du Phédon: le vrai philoso-
phe aspire à la mort. „Mettre le plus possible l'âme à part du corps, 67c
l'habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de
chacun des points du corps, à vivre autant qu'elle peut.... isolée et
par elle-même... n'est-ce pas là le sens précis du mot „mortquot;? Et
l'objet propre de l'exercice du philosophe n'est-il pas de détacher
l'âme et de la mettre à part du corps? Au reste nulle part ailleurs
il ne rencontrera purement la pensée sinon là-basquot;.
68b
EPILOGUE
Nous avons déjà posé la question: l'Eidos est-il identique au
Nombre ? Et la réponse, de moins en moins douteuse, a convergé in-
éluctablement vers l'affirmative. Aristote l'avait prétendu lui aus-
si; mais pour y attacher sa critique destructive de l'Idée. C'est
qu'Aristote n'a pas compris la fonction transcendante du Nombre
tel que Platon l'a conçu. Pour Aristote les objets mathématiques
M.998a „n'existentquot; pas, ils sont des abstractions. Ces objets mathémati-
7-19 ques sont tout au plus des „hmitesquot;, sans Être propre: comment
1076b2 pourraient-ils être des „substancesquot;? Au reste c'est absurdité fla-
1090 b5 grante que de séparer l'Idée de la Réahté. Par exemple l'Un comme
-13 principe serait isolé de ce dont il devrait être le principe. Et puis,
992 b9- les Idées sont-elles des universaux? Mais la conséquence en sera
13 qu'eUes ne seront des substances. Sont-elles des êtres individuels?
1003 a7 Elles seront par là inconnaissables.
Mais à quoi bon multipher ces critiques que tout le monde con-
naît ? Avouons qu'elles seraient sérieuses, si vraiment pour Platon
les Idées étaient des Nombres, même Idéaux, ou si vraiment elles
étaient des concepts généraux. Toutefois il n'en est rien. L'Un, par
exemple, est, comme principe, organique et „réelquot;. Chaque existence
individuelle, chaque unité organique atteste sa réalité comme Être.
C'est dire qu'aucune existence individuelle nettement délimitée,
concentrée autour d'une unité organique ou formative ne serait
possible, si le monde n'était qu'un amas chaotique d'atomes, et
s'il ne se manifestait, d'abord dans l'Univers, ensuite dans chacune
de ses parties intégrantes et jusque dans ses divisions les plus infimes
cette Force mystérieuse, identique dans toutes, qui ramasse les
éléments, qui en soi devraient être incohérents, et en constitue
non pas des amas informes, mais des Touts organiques qui parais-
') Comparez Natorp op. L p. 442—^456.
-ocr page 249-sent obéir à un plan intelligent et raisonnable, tant est „logiquequot;
l'agencement de leurs parties. Le fait que cette „Relationquot; est iden-
tique dans tout l'Univers atteste que nous avons affaire à un Prin-
cipe, à une àpxri véritable : l'Univers avec tout ce qui y participe est
inconcevable et réellement impossible sans cette Forme: c'est là
son Eidos, sans lequel il est inexistant, et avec lui toutes ses parties,
si tant est qu'il y aurait lieu de parler de „partiesquot;, ce principe n'é-
tant pas!
Ce Principe est-il isolé? Je crois que la question ne se pose
pas, parce qu'elle n'a aucun sens. Si Platon résume ce Principe (et
il s'agit seulement de son être „formelquot;, c'est à dire du Principe
en ce qu'il se manifeste dans une Forme) dans le Nombre, c'est qu'au-
cune Unité n'est concevable pour nous, sans que dans son organi-
sation il se déploie une harmonie numérique. Ce Nombre est-il ab-
strait? L'Unité „Réellequot;, quoique symbohsée dans l'unité arithmé-
tique, ne saurait être abstraite. La représentation raisonnable que
nous nous faisons de la relation numérique entre le Tout et ses par-
ties, la formule de sa composition, la loi de son évolution génétique,
tout cela est du domaine de l'abstraction, de quelque manière qu'on
s'imagine le rapport entre cette abstraction et l'objet que nous cen-
sons y comprendre. Mais la Causation intrinsèque qui fait que cette
relation s'épanouit et que cette formule se constitue, est-elle ab-
straite aussi ? On peut se cacher derrière un scepticisme huméen et
poser tout son être dans l'illusion analogique de l'homme, ou bien
se retrancher dans un agnosticisme criticiste, tout en lui recon-
naissant le rang de postulat fondamental. Cela n'empêche pas que,
si l'objet de nos jugements veut avoir un sens et ne doit pas^ s'éva-
nouir dans le néant de l'illusion subjective, il faut reconnaître au
moins que la relation ou la formule reflète un quelque chose, qui
nous échappe, il est vrai (Platon est le premier à y acquiescer),
mais dont l'essence consiste pour le moins dans le Principe trans-
cendant de nous forcer à former à son égard ces jugements consta-
tant la relation ou la formule. Eh bien c'est ce Principe de nou-
veau qui constitue l'Eidos. On peut être sûr que Platon concéderait
de grand coeur à Aristote que seuls les aîcrS-yjTà sont (concrètement)
existants, et que par conséquent l'objet de la Science doit se trou-
ver là en quelque sorte: la fonction de l'Eidos n'est-elle pas précisé-
ment de créer le népxç dans l'diTOipov de l'existence? Cependant
ce n'est pas l'existence concrète, quand même ce serait en elle seule
que l'Eidos fût Etre, qui constitue la réalité des aîaS-viTO. S'ils
Tim.SOcsont réels, c'est qu'ils participent (mystérieusement, comme
le reconnaît Platon) à une Réalité transcendante, inexprimable, in-
concevable, comme qui dirait qu'ils vivent et fonctionnent dans un
Tout qui les enveloppe, de la même manière que l'organisme envelop-
pe et détermine les cellules. Mais ce n'est là encore qu'une image trop
concrète et enveloppée elle-même d'existence palpable. Mieux vaut
constater, comme pour l'Un, que tout l'Univers, nous mêmes y com-
pris, s'effondrerait dans le Néant, si en Tout il ne se faisait jour
un je ne sais quoi indéterminable, qui nous astreint, malgré tout
scepticisme, à nous fier aveuglément et sans réserve à ce jugement
intime qui déclare, mieux encore, qui vit la réalité de l'objet de notre
conscience. Eh bien cette certitude indestructible relève de l'Eidos.
Que de statuer si cet Eidos est ou peut être isolé de l'Univers,
c'est une question qui dépasse toute possibilité de réponse non
seulement, mais aussi d'imagination et de conception. Ce qui est
sûr c'est que cet Eidos, tout en étant et devant être la cause de la
Structure réelle des objets ne saurait s'identifier intégralement avec
ces objets; en second lieu que, tout en se laissant symboliser
dans des abstractions numériques qui en figurent la Structure, il
n'est pas identique à ce Xôyoç projectif; et finalement que ce
qui est en dernière analyse l'objet de notre connaissance et de no-
tre Entendement, ce n'est pas l'existence ephémère des objets qui
reflète cette Structure, mais que, ce que nous voulons saisir dans
la décalque même de notre concept, c'est la cause véritable qui fait
que ces objets sont ce qu'ils sont, bref que l'unique objet de notre
Science est l'Eidos dans son Etre absolu. En d'autres termes,
Platon reprocherait à Aristote de reconnaître à ce qui n'est que
„Xôyoçquot; une valeur absolue qui puisse répondre de la Réahté: il
n'y a qu'une seule chose qui puisse rendre raison de la Réalité, et
c'est la Réalité elle-même! Peut-être vaut-il mieux rectifier tout
de suite le dernier point en faisant observer que pour Platon, si
l'on osait dire, l'Etre véritable qui se manifeste dans l'Eidos n'est
pas épuisé en lui, mais qu'il est „au-dessus de tout Etrequot;. En
premier lieu il est au-dessus de tout être pensé concrètement, ceci
étant la concrétisation de notre abstraction analytique, qui attribue
à la Réalité des qualités mentales. En second heu au dessus de l'être
pensé, comme identification Intuitive avec l'objet en soi. Non, si
l'Être de l'Eidos est Réel et n'en est pas moins connaissable, voire
s'il est l'unique objet réel qui confère sa valeur à notre connaissance,
c'est que l'Eidos se révèle à notre âme de la même façon mystérieuse
qu'il se répand dans l'Être: et Être pensé, et être réel dérivent de
cette seule et même source : l'Idea se répandant dans l'Eidos comme
elle se crée dans l'Ame. Platon en a donné la formule précise. „Dieu Tim
dans sa Bonté souveraine.... plaça l'Intelligence dans une Ame 29d,e
et l'Ame dans un corps.... de sorte que cet Univers devint un Etre
pourvu d'Ame et d'Intelligence par la providence divinequot;. En con-
sidérant que l'Ame seule est la cause de tout mouvement et de tout
Être dans l'Univers, on voit qu'en Elle les deux fonctions se super-
posent : création suivant l'Eidos, Intelligence dans l'Eidos. Mais les
deux fonctions dérivent de la Bonté divine qui dans sa Trpovoia les
a fait naître — d'où? N'est-ce pas de l'Idea du Bien qui l'inspire,
non, qui est Lui, s'il n'était que tout essai humain de figurer ce qui
le dépasse est d'avance voué à la stérilité ?
Cette Idea, qui se montre vaguement à l'horizon lointain de nos Pol
regards impatients, tient-elle aussi du Nombre ? Sans doute. La con- VII
elusion est péremptoire : si la Nature de tout ce qui Est est compri-
se dans le Nombre, point n'est concevable que la Cause suprême
n'enveloppât pas en Elle le Principe qui ne peut pas ne pas s'expri-
mer en Harmonie et en Nombre. Mais ne tâchons pas encore de saisir
la pensée de Platon; et portons-nous plutôt vers les instances qui
renforcent la Réalité du Nombre.
Aristote affirme que, suivant la tradition orale, le Réceptacle Phys.
du Timée est le Grand-Petit ; quoiqu'il convienne qu'il y a de l'in- 209 b
certitude sur ce point et que d'aucuns l'identifient au beaucoup- 13
peu, d'autres au Rare et au Dense, ce qui pour Aristote revient à M. 1087
une espèce d'Excès et de Défaut. Natorp i) fait remarquer que le b 13
Réceptacle a plus de fonctions encore: il embrasse, à la façon de 992 b 6
Kant, la grandeur extensive et intensive. Il est douteux, me semble-
t-il, que Platon l'admette: ne lie-t-il pas la fonction intensive essen-
tieUement à l'Ame ? Non, je crois que c'est uniquement l'Extension
qui soit l'apport du Réceptacle, autrement il s'explique mal pour-
quoi Platon le caractérise par la quahté d'être le Lieu. Cette Exten-
sion n'est pourtant pas équivalente à sa pure fonction spatiale.
En adoptant la vue l'Aristote qui définit VApeiron le Grand-Petit,
') l.c. pg. 435.
-ocr page 252-nous affirmons que ce Grand-Petit n'est nullement contenu dans son
acception géométrique. Quand même on assimile cette possibilité in-
finie du Grand-Petit aux deux progressions géométriques 2.4.8. . .
oo et V2. V4. Vs • • • 0, ces deux progressions sont une image
arithmétique, pas davantage. Il n'est pas admissible dès lors de con-
fondre la fonction „structuralequot; de VApeiron avec sa projection ge-
991 ométrique et arithmétique et de dire avec Aristote que le Grand-Pe-
b 27 tit est matière pour les nombres Idéaux et en même temps base des
nombres arithmétiques. Ce qu'on peut hardiment avancer c est que
le Grand-Petit est matière pour les nombres Idéaux, pourvu qu on
entende que toute Structure n'est Existante (ce qui revient a c^ire:
constatable pour nous) qu'en tant qu'elle est la Figure Intelhgi-
ble d'une multitude et cela d'une multitude qm se distmgue par
les quahtés spécifiques de tension et d'inertie, qualités qm sous
l'action intrinsèque de la Structure, déterminent lenbsp;les li-
mites matérielles, des corps. Nous avons vu au cours de notre etude
que cette Divergence structurale n'est pas simplement identique au
Lieu La propriété du Lieu, nous avons dû le constater, est essen-
tiellement Tension et Inertie :1a Divergence est quahté structurale
que Platon a élevé au rang de la Structure dès le Sophiste et le
Parménide. Quant aux nombres mathématiques, il faut les taxer de
iiezxiù: ils n'ont rien à voir avec le Lieu; ils n'appartiennent pas
non plus au niveau de l'Eidos, puisque leur être est dans l'abstrac-
tion et l'égalité incolore. Ils ne font que refléter ce qm est Reel
en tant que Structure, et ce qui se réahse concrètement dans le
Lieu dans une projection neutrale qui reproduit la Logique structu-
rale et qui nous permet par là l'intelligence de la „structuration
dans la Nécessité physique.
987nbsp;II n'est pas vrai non plus que „du Grand-Pe 1 procèdent, par la
I 20 participation à l'Un, les idées comme nombres : 1 énoncé est ab-
^f aussi- Arist. Phys. 203a 15. Plat. Polit. 284e.
l ; ■ ne faut pas confondre Tension et Intension. C'est cette Tension unie
SédÏÏue qui crée et maintient la „distensionquot; spatiale, comme qui dirait
If» «nh'îtrat du Tenseur d'Univers.
; rS'^a. xoùçnbsp;codd. et Alex.; [.à Zeller, [xoùç àp.
S^lioiiç] Christ, alii alias.
-ocr page 253-surdité flagrante. Mais même en enlevant avec Zeller „tk stSv)quot;
l'assertion n'est vraie qu'à condition d'entendre les nombres comme
entité purement arithmétique (et géométrique), participant de la
Plurahté. Le Nombre lui-même, comme cause aussi „des nombresquot;,
est eidétique et en conséquence non-devenu et à plus forte raison ir-
réductible à une genèse a postériori dans VApeiron. Quel est donc ce
Nombre eidétique ? L'information d'Aristote que le Nombre eidéti-
que ne dépasse pas la décade semble indiquer, si elle est de source au-
thentique, que c'est le système décimal qui a suggéré à Platon cette
conception apodictique. En effet tout nombre au-dessus de dix se
laisse dériver logiquement de la décade primordiale. Il ne faut pas
qu'il y ait malentendu à ce propos. Je ne prétends aucunément que
Platon identifie le système décimal, qui est fonction abstraite, au
comportement Structural du Nombre Essentiel. Mais pour ne pas se
perdre dans le vide de l'illusion subjective force est d'admettre que
l'agencement du nombre abstrait doit refléter les quahtés essenti-
elles du Nombre Réel. Si par conséquent l'homme a eu la géniahté
(ou est-ce don des dieux?) de se retrouver dans l'Infini des nom- Epin.
bres en les ordonnant en groupes d'ordre supérieur, cela dénote que 976e
la possibihté en doit être dans la Nature propre du Nombre. Platon
eût été Babylonien qu'il aurait sans doute posé la douzaine comme
limite probable du Nombre Structural. Ce qui est vrai en tout cas
c'est que la Décade impose sa structure à tout nombre concevable.
La seconde caractéristique du Nombre eidétique est, d'après
Aristote, qu'il ne procède pas par addition : ses unités sont à(jû(i.|3X7)TO!..
Aristote en infère que le Nombre ne saurait être „Idéalquot;, puisque, 1081
toutes les unités étant semblables, leur addition produit le nombre, a 1-7
qui est essentiellement mathématique. Nous n'avons pas à nous oc-
cuper de la critique d'Aristote: elle est absurde par ses prémisses.
En effet, une fois qu'on assimile à priori le Nombre au nombre ma-
thématique, le Nombre eidétique est absurde. Et puis, Platon n'a-t- cf. Phil,
il pas lui-même requis ce caractère additionnable des unités dans 56d-e
le nombre mathématique, se fondant précisément sur leur égalité
foncière ? Non, si Platon, au dire d'Aristote, stipule que les éléments
du Nombre Idéal ne sont pas ofioïa, mais qu'ils diffèrent „tw e'tSeïquot;,
c'est à dire par le fait qu'ils ne sauraient être envisagés que comme
structures autonomes, il doit avoir ses raisons profondes. Ecoutons.
La Dyade figure la Longueur, la Trade le plan, la Tétrade le 1090
b 20 corps Platon aurait en outre nié l'Essence autonome du Point,
1036 ceW étant un „postulatquot; géométrique: en poursuivant la di-
b 12 vision de la droite on arrivera au „principequot; de la droite; tout au
992 al9 plus on peut parler de àTOfxoi yplt;x(xpia{. Ceci semble indiquer
que Droite et Point, au point de vue structural, sont incommen-
surables: si le Point est vraiment unité essentielle, il n'y a aucu-
ne transition réelle qui fasse passer de lui à la Droite. On peut, il est
vrai, admettre sur une droite donnée autant de positions que Ion
voudra, et ces positions, on peut les définir „des pointsquot; ; en réalité il
n'y aura aucune affinité réelle, et à plus forte raison aucune identite
essentielle entre le Point comme Structure, c'est à dire ce qui de-
termine une unité ponctuelle réelle dans le Lieu, et la Droite-Struc-
ture à savoir celle qui crée, dans YApeiron spatial, cette Entité
spécifique qui nous oblige au concept de la Droite mathématique.
Cependant nous avons assisté à la genèse du Fini à partir du dis-
continu infini: le Parménide nous a dépeint un Devenir Structural
nui accomplit le miracle de la transformation du discontinu en conti-
nu C'est le Temps. À l'encontre de Zénon Platon semble admettre la
possibilité de la genèse du Fini à partir de l'Infini discontinu. Aris-
Phys. tote ne dit-il pas expressément que le résultat de l'addition doit
20 b 3 couvrir adéquatement celui de la division, ou, en termes modernes,
que l'intégration est le pendant équivalent de la différentiation :
après avoir divisé la droite en cinq parties, j'obtiens la même droite
en additionnant ces cinq parties; eh bien, il s'ensuit logiquement
qu'en divisant la droite en une infinité de parties, je dois obtenir
la même droite par addition. Simplicius donne comme exemple une
aune que nous divisons en deux, et à l'une des moitiés de laquelle
nous ajoutons la moitié du reste, et ainsi de suite. Il est clair que nous
obtenons la série infinie V2 V4 Vs • • • • qui Pour n
00 équivaut à l'unité. Qu'on ne s'y méprenne pourtant pas. Pour
que ce théorème soit vrai au point de vue platonicien, il faut dis-
tinguer deux fonctions. Premièrement la division en parties est un
procédé mental et abstrait ; il est évident qu'en ce cas la synthèse est
tout simplement l'inversion de l'analyse: dès qu'on admet celle-ci,il
s'ensuit nécessairement la validité de l'autre. Le corollaire immédiat
est que le procédé ne nous instruit en rien sur la Réalité du rap-
port continu-discontinu et que par conséquent il n'a aucune valeur
») 453, 36 (Diels).
242
„eidétiquequot;. En second lieu au contraire la véritable division en
parties correspond au SiaipetaO-ai xxt sÏSï); en d'autres termes
les „partiesquot; infinies seront les àp/aî réelles de la droite. Dans
ce cas elles ne seront „infiniesquot; que par rapport à nos mesures
grossières. En réalité, puisqu'elles correspondent à la Structure
même de la Droite, elles devront être „insécablesquot;, c'est aux „élé-
mentsquot; réels qu'on a affaire et non pas à une abstraction, extérieu-
re à l'Etre. Il est évident qu'en ce cas encore la „recompositionquot;
doit donner la droite, puisque la „divisionquot; en ses éléments reflète
exactement la combinaison structurale de ses éléments réels. Stenzel
croit que Platon doit considérer la Siaipecnç comme finie pour
échapper à l'aporie Zénonienne : „jamais une chose finie comme un
segment de droite ne saurait provenir d'une somme infiniequot;. Pareille
assertion méconnaît à la fois la nature de la Siaipeaiç et la force
de l'argument Zénonien. Non, quand même la diérèse, comme fonc-
tion abstraite, fût infinie, le théorème de Platon reste vrai: la diérèse
n'étant alors qu'un procédé mental, elle peut s'arrêter à la hmite que
l'on voudra, et refaisant le même chemin en sens inverse (aveaTpajx- Phys.
(xévtùç) on doit revenir au point de départ. Et la solution de l'aporie 302 b5
Zénonienne est dans le fait seul que cette aporie part de l'identifica-
tion inconsciente de deux procédés mentaux équivalents, je veux
dire l'assimilation de la ligne à une trajectoire continue et à la fois à
l'ensemble de toutes les positions qu'analytiquement on peut pren-
dre sur elle. Ces deux images résultantes n'étant pas équivalentes,
bienque les procédés générateurs le soient, la conséquence en est
inévitablement que, dès qu'on „poursuitquot; la hgne analytique-
ment, le continu est absurde: „entre deux points consécutifs il
devra toujours être possible d'admettre au moins un point intermé-
diairequot;. Si l'on voulait donc parcourir toute la continuité, sans omet-
tre aucun de ces points, jamais on n'arriverait à sa fin: voilà l'a-
porie de la flèche. La théorie moderne des Ensembles dit la même
chose quand elle prétend que l'ensemble des nombres réels dans l'in-
tervalle (0—1) par exemple ne se laisse pas représenter univoque-
ment par la série des nombres naturels 2). De là il n'y a qu'un pas à
') Stenzel, Zahl und Gestalt bei Platon und Aristoteles, pg. 78, 79.
') Malgré l'effort des mathématiciens les plus illustres on n'a pas
réussi jusqu'ici à résoudre le problème du continu. Je crains qu'on ne
doive y réussir jamais. Car le résoudre veut dire réduire le continu à la
substituer la division en portions infinies (qui sont l'amalgame des
points position et du concept de la continuité) à la juxtaposition des
points: c'est l'aporie de la diérèse infinie. Platon, en réaliste qu'il
est, se porte d'instinct vers la seule vue qui contienne la solution,
c'est celle de la vraie diérèse, celle xax' eïSv), qui elle aussi détruit
la thèse de Zénon.
La genèse du Mouvement à partir du discontinu semblait en con-
tradiction avec l'affirmation que la droite est incommensurable avec
le point. Essayons d'établir le contraire en nous appuyant d'abord
sur la réalité du fait que les unités du Nombre eidétique doivent être
àcri(xpX7)Toi. Prenons pour exemple le système périodique des ato-
mes suivant Mendelejew. Chaque atome a son nombre spécihque.
Peut-on dire que l'atome suivant procède du précédant par simple
addition? Et que, par exemple, il y ait paralléhe absolue entre le fait
d'occuper le rang 1 et 2, et d'être obtenu par l'addition d'une unité à
l'unité ? En d'autres termes l'atome d'hydrogène serait-il „partiequot; de
l'atome d'hélium? Et l'atome d'héhum se réahserait-il en addition-
nant une unité ? On pourrait alléguer qu'en effet la physique moder-
ne a obtenu la transformation des éléments en leur ôtant des élec-
trons. Quand même cela serait vrai dans la forme simpliste de l'énon-
cé, abstraction faite encore de la comphcation extrême que la théorie
moderne a révélée au sein de l'atome, on néghgerait le fait capital
qui importe: la transformation ne s'effectue que grâce à la destruc-
tion d'une structure et à la recomposition d'une autre : voilà la rai-
son pourquoi des forces inouies sont nécessaires pour accomplir cette
„additionquot; ou cette soustraction. En conséquence, quoique les ato-
mes se laissent classifier suivant nos nombres abstraits et que
„dans la réalitéquot; il y corresponde un certain état de chose qui
permette la description numérique, ces atomes ne sont nullement des
additions arithmétiques, mais ils présentent des conglomérations au-
tonomes, dont le Nombre est une unité naturelle qui les constitue,
voire, à la mode de Platon, qui est l'atome. On pourrait dire: 2 est
définition au moyen du discontinu; et comme ces deux points de vue sont
l'expression de deux abstractions diamétralement opposées, il doit être
logiquement impossible de les faire coincider adéquatement: supposez
qu'on eût établi l'équivalence du continu avec tel Ensemble discon-
tinu, et du coup il aurait perdu son caractère essentiel de „continuquot;.
À ce qu'il me semble il s'agit donc moins d'un problème que d'un para-
logisme.
rhélium; cependant ses unités seraient àoij[i.pXï)Toi, quoique, pri-
ses sous la représentation électronique, elles soient dénombrables.
Ce que nous dénombrons pourtant n'est pas les parties constituantes
(notez au surplus qu'il est déjà abstraction outrée que de conce-
voir des „partiesquot;), mais la représentation abstractive sous laquelle
nous comprenons l'atome.
L'exemple est peut-être un peu alambiqué. Limitons-nous donc à
l'horizon de Platon et demandons-nous si l'on peut passer du tétra-
èdre à l'octaèdre par simple addition d'unités. Ici Platon lui-même
a montré une possibilité d'addition; c'est en résolvant ces corps
en triangles élémentaires. Nous avons déjà fait observer que ce pro- Tim.
cédé n'en est pas un de matériel, mais un qui n'a sa raison d'être 54d,56d
qu'au niveau structural. Nous voilà du coup reportés à l'exemple
précédant : pour pouvoir passer, même matériellement, d'une Forme
à l'autre, il faudra commencer par détruire une structure pour ensui-
te permettre à une autre structure de se construire une Forme nou-
velle. La grande question est de savoir si cela sera possible avec
les seuls éléments de la structure détruite: ce qu'on observe au
contraire dans la Nature c'est que la nouvelle structure ne bâtit
pas moins ses éléments propres qu'elle ne se constitue en Forme au-
tonome : Destruction et Création sont nécessités polaires.
Autre exemple. Peut-on passer du pentagone réguher à l'hexago-
ne par simple addition d'une unité ? Certes on peut, en s'imaginant
un pentagone fait de fils métalliques aboutés au moyen de petites
charnières, par l'addition d'un fil, réaliser un hexagone, qu'on
pourrait se figurer d'avoir réalisé par la simple addition d'un cô-
té. Ce qu'on a fait en réalité (et ne considérons seulement pas
que l'addition d'un fil n'est aucunément équivalent à l'addition
d'une unité!) c'est de nouveau de détruire l'agencement spécifique
qui faisait le pentagone (angles spéciaux, relation spéciale au
diamètre) pour reconstruire un agencement tout à fait autre, dont
on peut mentalement dénombrer les éléments au nombre de six, que
l'on compare ensuite au nombre cinq du pentagone, mais qui est au
fond incommensurable avec le pentagone en ce qu'il est structure
autonome, qui doit son être précisément à la combinaison spéci-
fique qui constitue sa Forme.
Telle fleur est à cinq pétales, telle autre à six. Peut-on pas-
ser de l'une à l'autre par simple addition? On le voit déjà, la po-
sition du Nombre eidétique comme caractéristique d'un structure,
loin d'être absurde, semble se rapprocher plus de la réalité et par là
être plus scientifique que l'assimilation simpliste de la fonction
du nombre à l'abstraction arithmétique. Il s'ensuit que dès qu'on
admet le Nombre eidétique, ce qui équivaut à dire structural, il a
ses unités àaVpXTjxoi, non seulement par rapport à la transforma-
tion en un autre Nombre, mais encore par rapport aux umtés dont il
est censé d'être composé. En réalité il n'est pas composé du tout,
ses unités n'étant pas des égalités juxtaposées, moins encore il est
formé par l'addition de ces unités. Il peut sans doute, analytique-
ment, être figuré par la rapport du Tout à ses parties (xarà (zepiSa?)
ce qui revient à dire que par exemple dans le cmq les unîtes ont
la valeur de Vs. dans le six de Ve- et ainsi de suite. Mais tout cela
est d'une part symbole abstrait, Xôyoç arithmétique, pas davan-
tage et d'autre part celui-ci est encore défectif en ce qu'il pour-
rait suggérer que dans chaque nombre les unités soient additionna-
bles tout de même. Ce que j'avance c'est que la relation du Tout aux
parties, dans le Réel, est un rapport xaT dSy), et que le Tout, vu
sous l'espèce du Nombre, est lui-même, autonome, siii generis, cause
et raison d'être à la fois de la structure, structure qui, tout en
présentant l'apparence de la combinaison, et tout en permettant l'a-
nalyse en substructures, n'en est pas pourtant une synthèse, mais
qui _ et c'est la seule chose qu'on puisse dire, encore que ce soit la
chose qu'il faut reconnaître nécessairement pour être dans le vrai —
qui donc est l'effet d'une ÎSéa homogène, une, indivise, îSéa, le
auvopôcv de laquelle est justement la Science à laqueUe nous aspi-
rons Force est donc de reconnaître la vérité de la thèse qu'il n'y
a aucune transition „logiquequot; du point à la droite, c'est à dire
de l'absence de dimension à la dimension, ni de la droite au plan,
ni du plan au sohde. Chacun de ces êtres est sui generis et n'ad-
met pas la genèse intégrale de l'un à partir de l'autre. Quand néan-
moins on laisse naître la droite du mouvement d'un point, ce qm est
déjà une méthode antique i), c'est une façon de parler qm procède,
nous l'avons vu, de l'assimilation de deux manières mentales d en-
visager la droite, comme orbite ou comme heu qui permet une infmi-
.) Cf PUloponos pg. 77, 27 Hayduck; nous y relevons: teiS^i xà
oYllXEÏov puèv hybrm^z x^iv Tpasxix^iv. V^ç û^rô 8ùo a^rjixdcov Trcpaxoûxat, xat èoxt
^Tjjcoç àTrXaxéç.
té de positions. Dans la nature pourtant, dira-t-on, la genèse
de la ligne à partir du point se produit, et on invoquera l'exemple
des étoiles filantes ou du sillage d'un navire. Dans les deux cas la
réputée ligne engendrée est l'effet d'une inertie, une fois de notre
organisation physiologique, l'autre de la matière physique. Aussi
pour l'étoile filante la ligne est subjective; dans l'autre cas elle
est l'agencement discontinu de la matière que, mentalement nous as-
similons à la hgne. Et nous voilà à même de répondre à l'objection
du mouvement se réalisant dans le discontinu: le prétendu flux du
Temps, la prétendue trajectoire du Mouvement, l'unité hnéaire du
rayon lumineux sont des constructions mentales et subjectives sous
lesquelles nous essayons de comprendre le fait surprenant de la Struc-
ture réalisant son Unité transcendante dans le discontinu des élé-
ments qui jusque dans l'infiniment petit de leur division extrême
con'îervent tous cette même structure unitive qui leur confère leur
Etre - c'est le problème du Parménide dans toute son acuité, la Réa-
lité ne se laissant envelopper dans aucun concept humam et qm tout
de même pose impérieusement sa nécessité sous l'égide de 1 Eidos.
Revenons à l'incommensurabilité des dimensions. Au premier
abord le renseignement d'Aristote que Platon refuse au point le ca- 992a 20
ractère de réahté et qu'il définit le point apx^) Ypa[i,[xîiç ou (Sto|xoç ypa[x-
(XY), semble peu favorable à notre interprétation. Il en est pourtant
l'affirmation directe. Platon a compris premièrement qu'en divisant
la droite on n'arrivera jamais au zéro absolu et que, ou bien nous de-
vons admettre une division à l'infini qui anéantirait la réahté,
puisque celle-ci se fonderait sur le vide ; et deuxièmement que, par-
tant du zéro absolu on ne réussirait pas à créer la dimension et
que, vu de ce biais, la réahté s'évanouirait aussi. Le point de vue
de Platon, pour réahste qu'il est, contient plutôt en germe la métho-
de d'exhaustion d'Archimède et le calcul intégral moderne. Ces
deux méthodes supposent en effet qu'on puisse diviser la ligne, ia
surface ou le volume en parties infiniment petites qm, maigre la né-
cessité qu'eUes „tendent vers zéroquot;, restent asymptotiques par rap-
port à ce zéro, vu que l'intégration pose l'exigence de leur sommati-
on Certes, comme façon de parler, on assimile 1 élément de la droi-
te au point ; l'élément de la surface au point ou, vue comme longueur,
■à la droite; l'élément du volume au point ou, vu comme longueur, à
') Il y aurait même lieu d'énoncer l'équivalence entre 1' Stoixoç
.et l'élément d'accroissement de la variable mdépendante dx.
la droite ou, vu comme étendue, à la surface. Mais dans le calcul
intégral le retour possible est sousentendu et, si l'on veut s'expri-
mer correctement, on doit embrasser la définition de Platon et c'est
que l'élément de la ligne conservera toujours son caractère d'être
ligne, et par conséquent que sa qualité d'être direction et dimension
ne se perd jamais; que l'élément de la surface conserve dans l'indivi-
sibilité de son infiniment petit sa qualité d'être surface, c'est de
posséder la nécessité qui se laisse analyser dans ses deux dimen-
sions et qu'elle ne peut jamais la perdre sans perdre à la fois non
seulement la possibilité de retour à la surface, mais aussi sans
cesser d'y appartenir; que le volume, tout en tendant vers zéro,
doit satisfaire à la condition d'être volume et que, pour pou-
voir rester attaché au volume auquel on l'incorpore, il retient indis-
pensablement sa caractéristique d'envelopper les trois dimensions.
En d'autres termes les dimensions ne se laissent pas construire
mentalement ; elles sont des entités autonomes qu'on peut approcher
dans le calcul en assimilant leurs parties à des unités abstraites,
mais qui ne permettent pas le passage sans lacune de l'une à l'autre.
Ne serait-ce pas de là que soit provenue pour Platon la nécessité du
Lieu? Bien que la corporalité soit souple et malléable au calcul
et qu'elle se phe docilement au nombre, elle n'en conserve pas moins
sa distinction infranchissable, inaccessible au calcul, structure
apparemment, mais revêche à l'intelligence numérique : àfxuSpov slSoç.
Car n'est-il pas certain que malgré le fait qu'on peut assimiler
le passage de la droite au plan par la multiplication (notez du
reste que ce passage suppose déjà un mécanisme différant de l'addi-
tion pure et simple), il faut toujours prendre en considération que
ce qui est essentiel dans le passage et qui ne s'exprime pas dans le
calcul c'est qu'on remplace tacitement la qualité de l'objet du nom-
bre par une autre, cela veut dire qu'on remplace les „portions de la
droitequot; après la multiplication par des „portions du planquot; : voilà ce
qui est indéfinissable et insaisissable au seul calcul numérique.
D'autre part, si l'examen approfondi du Lieu a approché Platon de
Démocrite, ce n'est pourtant pas la fonction matérielle des éléments
qui soit pour Platon le point de départ de sa théorie. Certes pour que
ces éléments puissent servir à fonder la réalité physique il est néces-
saire, Platon le reconnaît, qu'ils possèdent inamoviblement cette
„réalitéquot; concrète jusque dans la division poussée jusqu'à sa dernière.
limite, exigence qui implique logiquement le caractère aTOfxoç du
terme auquel tend la division. Mais Platon tâche de s'élever au Prin-
cipe Réel qui détermine le pourquoi de cette Nécessité. Or impossible
que celui-ci ne soit pas de nature structurale : s'il doit y avoir réalité,
tant concrète qu'Idéale, il est fatal d'admettre qu'elle obéisse
jusque dans ses moindres manifestations à l'Un qui lui dispense la
seule possibihté d'Être. Et quand même le Lieu apporte à la Vision
idéale sa nécessité incomprise, le fondement réel de ses structures
dyadiques, triadiques, tétradiques, et ce que notre investigation
structurale peut y découvrir encore, n'est pas dans le Lieu en soi,
mais dans la Nature Même du Nombre, qui renferme l'intransitivité
de ses termes et qui la défère ensuite au Lieu qui les „étendquot; en quali-
tés conciètes. N'est-ce pas une intransitivité absolue que celle de
l'Un à l'Être ? Cependant c'est leur Unité qui est à la base de la Réa-
lité. Et l'Être de cette Dyade est la raison immédiate et dernière en
même temps de ce que dans le Lieu se manifestent les structures dy-
adiques. Comment cela se produit et de quelle manière ce principe
se diffuse dans la multitude concrète, c'est difficile à poursuivre
et il faudra se contenter d'un raisonnement plausible là dessus. Ce-
pendant I'eîxwç Xoyoç du Timée n'aurait aucune raison d'être sans
ce fondement eidétique du Parménide.
Aristote croit pouvoir critiquer le Nombre Structural par l'ob- 1084
jection quelque peu naive: „si la tétrade est l'Idée de quelque cho- a 23
se, p. ex. du cheval ou du blanc, l'homme est partie du cheval, si
l'homme est dyadequot;. Il est clair, de ce qui précède, que pareille as-
sertion est dépourvue de sens. Autant vaudrait dire, l'intervalle de
quinte valant un et demi, et Théodore mesurant une longueur et de-
mie de Socrate, que Théodore sera identique à une quinte. Autre-
ment dit, Aristote pêche en comparant des nombres concrets; ab-
straction faite encore de ce que Platon enlève au Nombre Structural
toute possibilité d'addition et à fortiori la relation réciproque de
partie. Il limite au contraire rigoureusement le domame de la ma-
thématique pure qui s'applique dès qu'on enlève aux unités tout
caractère concret et qu'on leur laisse cette égalité parfaite qui con-
vient à l'abstraction seule (c'est le caractère (xsra^ri ; dans ce cas seul
eUes permettent la numération infinie) et le Nombre Structural,
intrinsèquement déterminé, lié à certains entrelacements de Struc-
tures et en constituant l'organisation, l'harmonie et l'Être, Nombre
qui n'est pas additif mais strictement isolé, et qui est individuel et
unique pour la structuration en question.
Il me semble qu'il n'y ait aucune absurdité dans ce raisonnement
1086 a5 et qu'il n'y a pas lieu d'approuver cette autre critique d'Aristote
qui suggère l'impossibilité qu'il y ait un autre nombre à côté du
nombre mathématique, voire que la conception du nombre structural
„mine la mathématiquequot;, et que nous n'aurions aucun moyen de
nous imaginer un autre que le nombre mathématique On se serait
attendu plutôt qu'Aristote, observateur de la nature sans égal, eût
soutenu, plus encore que Platon, la différence diamétrale entre le
réel, de quelque façon qu'on le prenne, et la description mentale. Si
la dernière a pour caractéristique essentielle le continu et l'homogé-
néité, homogénéité qui se maintient dans la discontinuité même (par
exemple la série des nombres, pour être discontinus n'en permettent
pas moins le calcul indéfini de par leur homogénéité systématique),
la nature ne connaît ni le continu, ni l'homogénéité, ni la probn-
gation indéfinie dans toute direction voulue. L'homogénéité, qui est
création mentale, est symbohsée dans l'arithmétique et la géométrie.
Tranche sur elle le rythme naturel, soit irréguher, soit incommensu-
rable, soit défini, que notre fonction inteUectuelle essaie de sai-
sir dans quelque cadre de l'homogénéité régulière et simple. Eh bien,
Aristote a tendance d'identifier le „réelquot; à ces cadres mentaux. Pla-
ton, toutes les fois que, très humainement, il s'est laissé entraî-
ner par cette pente fatale qui nous pousse vers le rationahsme, se
redresse fougueusement et proclame l'autonomie de la Réalité par
rapport à toutes nos élucubrations intellectuelles, sans se perdre ce-
pendant dans un agnosticisme impotent, mais, en se faisant fort de
son Intuition réahste, il ose maintenir le caractère hétérogène et
nécessaire de la Structure, tout en essayant de trouver la méthode
essentielle qui nous permette de représenter quand même cette Réa-
lité avec les moyens piètrement mentaux qui sont seuls à notre service.
Parmi la multitude d'instances se rapportant à l'identification
d'Idée et de Nombre dans le dernier état de la philosophie platoni-
cienne et qu'il ne peut pas être notre tâche d'examiner toutes, je
404 b22 recueille encore la notice d'Aristote dans son traité sur l'Ame que
Platon se serait exprimé comme suit: „l'Intelligence est l'Un, et la
Science le Deux (car elle s'avance d'une direction unique vers un
») TOpl çiXoaoçtaç (ap. Syrianum ad Met. 169 Kroll).
-ocr page 263-seul point) ; le nombre de la surface est l'opinion, et celui du soli-
de la sensationquot;. En nous reportant aux commentateurs antiques
nous devrions entendre par le Nouç l'intellection intuitive des Idées ;
par VèmaTr][iri la voie déterminée qui mène directement des prémis-
ses à la conslusion (xcp' évoç yàp èf' ev) tout comme la droite est
définie par le Deux. La SoÇa serait assimilée au Trois, le Nombre
de la surface, parce que, partant d'un même principe, elle n'avance
pas [xovaxwç, mais se dirige tantôt vers le vrai et tantôt vers le
faux. L'ocïcrd-rjmç est le Quatre, vu qu'elle est à même de perce-
voir les corps. Et toute cette théorie serait l'application concrè-
te du principe posé dans le Timée, que seul le semblable connaît le 45b ss.
semblable. On ne saurait en disconvenir. Mais nous aurions affaire
alors à des comparaisons allégoriques plutôt qu'à une philosophie sé-
rieuse de l'Eidos. Au contraire, s'il faut réputer la notice exacte,
et c'est bien possible, mieux vaut la rattacher au Parménide, où 142a
la genèse de l'èTriax^ixT) est constatée du moment qu'on admet la Du-
alité réeUe de l'Un qui Est. „S'il doit y avoir possibihté de le
nommer, de l'enserrer dans un concept logique, de le connaître, d'en
avoir l'expérience et même de s'en faire un certain jugement, force
est d'accorder pour le moins qu'il y ait GuyLnXoxYj de l'Un avec l'Êtrequot;
Là il est clairement postulé que toutes nos fonctions requièrent la
Dualité comme raison suffisante et nécessaire de leur possibihté.
On pourrait le formuler autrement encore. L'èTricy-niji,-/) a pour objet
l'Eidos. Or l'Eidos doit être entaché de Réahté s'il veut être Eidos
dans toute la force de son Être : car l'Eidos n'est concevable que
comme Structure Réelle. Deuxièmement „la Plurahté des Réels pos-
sède cette Réalité à condition que chaque membre de cette Plurahté
soit union particuhère d'Être et d'Unitéquot;. Et comme l'Eidos dans sa
Réahté et les etSv] dans leur plurahté réelle sont l'objet de l'èma-
Ty)(i7), c'est de nouveau dans la Dualité qu'elle a sa naissance.
Il y a pourtant une Structure Irréelle, ou mieux supra-réelle, telle
qu'elle est dans son Essence la plus intime „avant la constitu-
tion dans l'Êtrequot;, bref „au dessus de l'Etrequot;, et c'est la Structure
telle qu'eUe est comprise dans l'Idea du Bien, seule source et Rai-
son de tout Être. Le Phédon avait adressé un amer reproche à Ana- Phd.
xagoras de ne pas avoir utihsé le NoGç, qui devait être le prin- 98b
cipe de MeiUeur, et d'y avoir substitué des causes secondaires.
Le Timée a élevé le Noûç au dessus de toute existence et de tout 30b,
gt;) Themistius 11, 33H.
34c,28a Etre. Quoi de plus naturel que d'identifier le NoGç et l'Idea du
29a' Bien, étant bien entendu que le Noùç est comme le „lieuquot; de l'Idea.
Eh bien, force a été de constater au cours de cette étude que la fonc-
tion de'l'Idea se scinde en deux, la faculté créatrice et la faculté
Intuitive. En tout cas ce qui se passe dans notre Âme quand nous vo-
yons dans la lueur soudaine de l'Intuition géniale quelque lambeau
de la Réahté mystérieuse, Platon l'assimile facilement à la fonc-
tion proprement dite du Nouç. Et si notre voGç à nous n'est qu'une
piètre image du NoCç divin, le mythe du Phèdre et tant d'autres
passages nous ont enseignés qu'au fond tout de même sa fonction
est identique à celle du Nouç divin. Or la fonction du NoGç
est d'embrasser dans l'Unité de l'Idea non pas une multitude d'Idées
qu'on saisit objectivement, mais de vivre l'Essence de l'Idea dans
toute l'Envergure de son développement, je veux dire de la vivre
telle qu'elle inclut souverainement la Réalité à qui elle donnera
naissance. C'est cette Unité foncière, cet Un absolu que „figurequot; non
seulement le Nouç mais qu'il Est.
Quant aux autres formes de connaissance, la Sé^a et l'aÏCT^Tjoiç,
la constatation était exacte que chacune d'elles requiert le con-
cours actuel d'un nouvel élément qui ne soit pas simplement réduc-
tible aux précédents (àaûpipXYjTOç ; autrement So^a et aïaamp;TjCTiç se
laisseraient directement dériver de la Réalité et y seraient con-
génères: on voit de nouveau la nécessité du Nombre eidétique), pour
la Sô^a l'Autre, pour l'aÏCTQ-Yitnç l'Inertie matérielle. Natorp i),
quand il oppose au réalisme d'Aristote le point de vue éclairé du cri-
ticiste, veut nous suggérer que „l'objet est donné dans une com-
plexion inouie que la connaissance démêlequot;, qu'il „est donné comme
tâche et que les concepts fonctionnels, les catégories, s'obtiennent
par la voie d'abstractionquot;, et enfin que „le criticiste voit l'objet
comme tâche infinie, nos solutions des x de l'expérience ne fournis-
sant que des valeurs approximativesquot;. Il ne faUait pas mieux pour
décrire la au sens platonicien. Au reste Platon l'a suffisam-
164 165 ment caractérisée dans le Parménide: elle doit son existence à l'être
éternellement changeant de l'Autre. L'approximation, si indéfi-
niment approchée soit-elle, n'atteindra jamais son objet; c'est évi-
dent. Mais elle s'en éloigne au contraire dans la mesure qu'elle sem-
ble en approcher: la Réalité dans son Unité structurale est juste
') le. pg. 386, 387.
252
l'antipode de la description infinie, qui à la limite devrait coïn-
cider avec son objet. Et pour cause! Car toute description est d'une
part l'expression d'une projection, reflet de l'être de l'objet sur
le niveau mental hétérogène et extérieur; et d'autre part le carac-
tère infini de la description naît du fait qu'elle s'approche de l'objet
extérieurement, c'est à dire en s'appuyant précisément sur la
réfraction infinie que l'Eidos subit de la part de l'Autre. Si donc
pour Natorp la Science s'épuise intégralement dans son effort d'ap-
proximation, Platon assure que l'Eidos en soi est l'objet direct de
la Science véritable, et que le philosophe, loin de se confier à
l'apparence chatoyante due au troisième principe doit s'orienter dé-
libérément du côté de l'Eidos qui est saisi dans la Dyade de la Sci-
ence, voire qu'il peut lui être permis, ne fût-ce qu'au bout d'un
long et pénible apprentissage, de se repaître de cette tSsa uni- Pol.
tive, inaccessible à toute investigation secondaire, mais qui se révèle 540a
à nous spontanément dans la grâce de son Intuition. Et encore,
si dans la So^x et dans la sensation aussi il se cache sa part de
réalité; plus encore, si la SoÇa et la sensation ne doivent pas s'é-
teindre dans le Néant de l'illusion, n'est-il pas nécessaire d'ad-
mettre en elles la présence réelle de l'Eidos? Ou, en nous servant
de l'argumentation du Parménide, „si l'un et avec lui la Structure 166a,b
de l'Eidos n'étaient pas en elles, tout ne s'effondrerait-il pas
dans le Néant ?quot; On pourrait appliqiier à leur égard une mathémati-
que transcendantale, inspirée du Parménide : s'il est vrai que la SoÇa
est Trois, il s'ensuit qu'elle participe de la réalité, puisque Trois
est inconcevable et inexistant, s'il n'enveloppe pas Un et Deux, non
pas d'une façon additive, mais par la voie structurale. Voilà le mo-
tif, platoniquement parlant, pour que, dans le vague de nos sensa-
tions et sous l'apparence de la 86^«, il s'établisse en nous ce sen-
timent de certitude et de réahté qui ne fait qu'émaner de la fé-
condation de la Réalité en elle. Mais jamais aussi la S6^x, qui
relève du Trois et rien que de lui, ne permettra-t-elle le passage
tant logique que réel au Deux denbsp;moins encore à l'Un du
vouç. Autrement dit, l'approximation cognitive, aussi loin qu'elle
soit poussée, ne conduira jamais à la connaissance. Si elle veut
progresser, il nous faut le saut discontinu dans une région de con-
préhension supérieure: a-t-il réussi, et la présence de cette région
dans le Trois nous aidera à éclaircir la S6Ça elle aussi. Celle-ci
s'élèvera de cette manière à êtrenbsp;(xsra Xéyou. Sera-t-
elle pour cela équivalente à l'èTrtCTTVjfxT) ? La mathématique trans-
cendantale le défend: sa réponse catégorique coincide donc avec le
résultat logique du Théétète. On pourrait même, en continuant tou-
jours dans cette voie, exphquer la fluctuation incessante de la va-
leur de la dans la philosophie de Platon. À y regarder super-
ficiellement la S6^oc fait l'impression de pouvoir s'élever d'eUe-
même par un bond irraisonnable vers une inteUigence des choses qui,
pour n'en donner pas la Raison, équivaut pourtant dans la pratique
a une connaissance suffisante, à savoir lèp^ S6?a de l'inspi-
ration poétique ou technique. D'où tient-elle en dernière ana-
lyse cette faculté? De la „réminiscencequot; de l'Eidos, qui s'effectue
au niveau Deux. Peut-être devons-nous pousser plus avant encore.
Cette réminiscence serait-elle possible sans le concours Réel de l'Un,
c'est de l'Idea eUe-même, source et raison de la Réahté pour l'Ei-
dos lui aussi? Si Platon avait vécu dans ces temps-ci il n'aurait
pas manqué d'être frappé par l'analogie avec l'atome de Bohr, pour
qui aussi il n'y a pas de transition „continuequot; d'un niveau à l'autre
et où tout se passe comme si seul le saut discontinu d'un niveau
à l'autre en produit le rayonnement ou l'absorption d'énergie. Il
ne s'agit là naturellement que d'une analogie gratuite. Ce sur quoi
je tiens d'appuyer c'est combien la théorie de Platon s'approche du
point de vue de la physique moderne en ce que son Nombre Structu-
ral se prête spontanément à l'intelligence de la discontinuité foncière
que paraît exhiber la Nature.
Si teUe est la Pensée de Platon — et il y a tout lieu de la re-
connaître telle à la lumière aussi de ses dialogues i) — on voit la
faute énorme qu'on commettrait en assimilant ces manifestations de
l'Un, de Deux, du Trois et du Quatre aux entités géométriques, pour
le seul motif que Point, Droite, Triangle et Tétraèdre se figurent
eux aussi par les mêmes nombres. C'est commettre la faute même
d'Aristote en concluant à l'identité a raison de la possibihté d'ex-
pression par le même nombre d'unités, et méconnaître par là
le caractère expressément attesté du Nombre eidétique, c'est d'être
incommensurable à tout autre, et de ne pas permettre la déduc-
tion logique l'un de l'autre par simple addition ou par l'également
de leurs unités respectives. Non, quel que puisse être le Rapport
') Comparez Phaed. 99ss (p. 55 et 57 de l'étude présente) ; Epin. 990c.
-ocr page 267-transcendant entre toutes les Structures qui admettent le Trois par
exemple, il est indispensable de les distinguer essentiellement et
de statuer que la Structure Deux de ïèmazriiirj, quoique dérivant de
la Fonction absolue du Deux n'est pas assimilable sans plus au Deux
de la Droite ou de quelque autre figure où entre le Deux. La seule
question qu'on puissse et qu'on doive poser c'est de savoir auquel
de ces êtres il faut attribuer la propriété d'être le nombre eidéti-
que. Cependant la question ne semble pas admissible: il n'y a qu'un
seul Nombre Structural qui se manifeste en tous; c'est le même Un
qui les informe, c'est le Même Deux qui en crée la divergence intime ;
pour que la Science soit Une, et pour que l'Intelligence soit Vraie,
il est nécessaire de poser la caractère Unique du Nombre Eidétique:
l'Un est vraiment l'Un; le Deux est vraiment identiquement le
Deux; mais non pas dans leurs applications innombrables, ni dans les
possibilités inouies de leur déploiement actuel, ni non plus dans
leur fonction géométrique: l'Identité absolue que requiert notre
Instinct Logique et que Platon stipule sans cesse en y ajoutant ex-
pressément que c'est de l'Un lui-même, du Deux lui-même qu'il parle,
cette Identité véritable se rapporte à l'Un-Structure, au Deux-Struc-
ture, bref au Nombre Structural, dont la fonction est invariable-
ment la même, et dont l'Intelligence émane directement de l'Harmo-
nie conpréhensive du Meilleur.
Effleurons, dans cet ordre d'idées, le passage de l'Ethique à 1096
Nicomaque impliquant que Platon ne connaît pas d'idées des nom- al8
bres. Faisons remarquer d'abord que les manuscrits portent îSéav et
non pas îSéaç, et que partant il faut traduire: il n'y a pas d'Idée
des nombres. Apphqué aux nombres mathématiques l'énoncé est
évident : ils n'appartiennent ni au réel, ni ne permettent-ils dans leur
discontinuité l'Unité de l'Image unique. En le rapportant au Nombre
eidétique nous devons constater premièrement que le Nombre est dit
Eidétique et non Idéal. Deuxièmement la caractéristique du Nombre
est sa divergence, son épanouissement dans la Pluralité, sa naissan-
ce par conséquent dans VApeiron. Ceci est concluant d'autant plus
que le Nombre pour Platon est défini essentiellement par sa figure
géométrique. Le Nombre structural ne s'identifie pas, il est vrai,
avec cet agencement concret, au contraire il en est l'âme et en un
mot la structure Causative qui seule rende compte de cette Forme et
de cet agencement; mais pourtant sa fonction spécifique s'exerce
seulement dans cette pluralité et perd sa raison d'être sans ceUe-ci.
Et troisièmement le Parménide affirme que les Nombres doivent leur
P. 143 ipx-ft à la Dualité et que l'Unité en elle-même est impuissante
de les engendrer. Aussi le Nombre ne saurait-il être compris dans
l'Idea. L'Idea n'est-elle donc toujours pas le Nombre? Si fait! Mais
dans le sens que nous avons tenté d'expliquer plus haut: l'Idea est
Nombre en tant qu'elle ramasse dans son „Etrequot; l'Harmonie qui se
déploiera en Nombre, la possibiUté de la pluralité des sïSt, une fois
constituée.
1096a Dans le passage de l'Ethique que nous venons de citer la mention
de 1 Idee des nombres ne figure que comme parenthèse. Le raisonne-
ment tourne plutôt autour du Bien. Or à ce Bien Aristote refuse
1 etre Idee au même titre qu'aux nombres, en s'appuyant sur le fait
a24ss. que le Bien a part à la pluralité non seulement par rapport aux
a31 ss. catégories, mais aussi par rapport aux subdivisions au sein des
catégories. Le Bien tombe donc tout autant que les nombres sous le
aI8 verdict d'embrasser à la fois ce qui est logiquement antérieur et ce
qui est postérieur. Eh bien, ce qui participe à ces deux ordres d'être
a23 à la fois ne saurait être Idée, celle-ci appartenant par définition à la
pure sphère de l'Etre antérieur. On le voit, nous avons affaire ici à
une confusion du Nombre et de la Pluralité, comme aussi du Bien et
de la plurahté de façons dans lesquelles le Bien se réalise. Si donc
nous essayons de comprendre le Nombre sous l'Idea dont il est le dé-
ploiement 1), autant vaut pour le Bien, et davantage: il s'avérera
peut-etre que cette Idea du Nombre n'est Idea que parce qu'eUe
est adéquatement le Bien.
Le passage en question est important pour une autre raison encore
S'U est vrai que pour Aristote au fond la valeur de l'Idée n'est
a20 pas différente du concept logique de l'essence homogène (le t'i ~
1096b que l'on compare l'expression xaxà (xîav ÎSéav qui indique le con-
16 cept homogène sous lequel ressortent les choses utiles; ou qui équi-
b21,25 vaut à la définition unique — tôv TayaS'oij Xoyov — qui ferait coin-
cider tous les Biens-en-soi), il sépare d'autre part (et il me semble que
cela doit être une réminiscence indélébile de son apprentissage plato-
nicien) le concept „idéalquot; d'avec les RéaUtés en soi (rà xa^ aura) sur
') Nous tenons à stipuler expressément que nous nous prononçons
tout comme l'indique le texte d'Aristote, contre une Idée des nombres'
mais nous y opposons l'Idée du Nombre, qui doit être la clef de voûté
de la pensée de Platon.
lesquelles il porte. Il va même jusqu'à discerner nettement entre
l'ESéa et le Réel en soi, l'elSoç. „Si le Bienquot;, dit-il, „réside dans b20
l'Idée, à quoi sert l'Eidos?quot; Et il essaie de prouver que, le Bien
résidant dans l'Idée, l'Eidos est superflu ou que, les sÏSt) étant
les Biens en soi, il est logiquement impossible de les compren-
dre xaTà (xiocy tSéotv, qui les ferait coincider. Ce qui nous intéres- b25
se toutefois c'est cette distinction même: on ne saurait désirer de
preuve plus directe de la différence „platoniciennequot; de l'Idée et
de l'Eidos que ce témoignage nullement suspect.
La confirmation directe de cette manière de voir se trouve dans
le passage cité d'Aristote: „les eÏStj sont la vraie cause pour M. 987
tout ce qui se produit dans l'Univers ; pour trouver par conséquent b 18
la vraie raison du comportement comme de la composition des 6vTa,
la cause doit en être dans la structure des eÏStj. Cependant ils
exercent leur fonction dans VApeiron du Grand-Petit, comme dans
une matière; c'est à dire, vus matériellement les stSy; sont des dé-
terminations dans le Grand-Petit: la genèse des nombres requiert le
concours de cet Apeiron. Le vrai Etre des sÏStj est cependant dans
l'Un, et cela l'Un, non comme attribution prédicative, mais comme
Etre autonome; c'est de cette façon que les nombres peuvent fonder
l'Etre des ôvTaquot;. Aristote assimile ce point de vue à celui des
Pythagoriciens. En considérant les choses du dehors Aristote a
raison. Il y a néanmoins un abîme entre les deux conceptions. Pour
les Pythagoriciens la fonction du Nombre s'épuise dans sa fonction
physique, pour Platon il est devenu Structural. Précisons. Les Py-
thagoriciens peuvent être satisfaits dès qu'ils ont montré le sub-
strat structuré de tout ce qui se produit dans la nature, et ils pas-
sent tout de suite au calcul mathématique de ce Substrat structuré
et de ses rapports multiples, comme s'ils possédaient l'Intelligence
parfaite de son Etre Réel (c'est le reproche que leur fait Platon 510c
dans la Répubhque). Platon creuse plus profondément. L'objet de 527b
sa Science à lui c'est le pourquoi de cette structuration en eUe-
même. Eh bien elle doit être fondée dans une ordonnance profonde
dénotant un Etre qui dans la Nature ph3'-sique s'étale suivant les
Structures dont Tessence est le Nombre, mais qui, dès que nous
voulons en scruter la Cause intime, nous oblige de nous élever au des-
sus du niveau concret: des transports inouïs s'emparent de notre
coeur une fois que nous réussissons à entrevoir quelque lueur étrange
de ce „Soleilquot; merveilleux qui enveloppe tout l'Être dans son Ray-
onnement inatteignible, Père du Bien comme du Beau.
Le Nombre eidétique est donc unique dans sa Structure. Mais,
chose curieuse, le nombre mathématique dans son homogénéité inco-
lore même imite sous un certain rapport l'indépendance structurale
des eÜSv). Car que faisons-nous en comptant ? La question a été agi-
M. 1082 tée par Aristote, qui la repousse cependant comme une futihté. Est-
b36 ce que nous additionnons vraiment des unités ? Il n'en est rien. Nous
ne disons pas : un, un, un ; mais : un, deux, trois, chaque élément por-
tant en lui la structure précise qui le distingue de tout autre élé-
ment non seulement, mais qui contient déjà tout le mécanisme psy-
chologique qui est à la base de la numération. L'étude de la numéra-
tion des primitifs a mis en évidence l'évolution pénible qui a permis
à l'homme à comprendre sous des unités de vue supérieures des agen-
cements d'unités élémentaires de plus en plus étendus: il s'y étale le
principe même du cjuvopôcv stç jxiav îSéav, qui pour Platon consti-
tue le Principe de la Science tout court. Eh bien pour que nous puis-
sions compter, il faut qu'il ait précédé la formation psychologique du
„deuxquot;, du „troisquot; et ainsi de suite, comme visions uniques, ayant
un sens unique et comme intransitives, avant que nous puissions for-
mer la suite un, deux, trois...., avec le sens précis qu'eUe imphque.
Bref, nous comptons à proprement parler non pas en additionnant
unite a unité, mais en procédant d'élément à élément (xaxà ^epiSaç) :
chaque nombre suivant ne constitue pas tant l'adjonction d'une uni-
té, il est plutôt le symbole unitif de tous les pas précédents. Aussi
son rapport avec les autres nombres suppose-t-U une analyse pré-
alable. Il serait impossible de prouver que 4 -f- 3 font 7, si 7 ne
comprenait pas dans sa synthèse unique tous les pas que compren-
nent le 4 et le 3. Ici encore ü se vérifierait que la progression dans
la série des nombres n'a pas été continue: l'unité supérieure se po-
se d'abord dans son isolement discontinu; l'analyse parvient après
à combler la lacune par une progression continue qui certes était
impliquée à priori dans l'être du nouvel élément, sans quoi l'analy-
se postérieure n eut pas sa raison d'etre ni aucune validité objecti
ve, mais qui tout de même doit être donnée dans son intuition unique
Lévy—Bruhl, Les Fonctions mentales dans les Sociétés inférieures
(1910), chap. V, et Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathé-
matique, chap. I.
et dans sa compréhension sui generis, pour pouvoir figurer dans nos
raisonnements analytiques. C'est aussi ce que semble impHquer la
théorie de Platon telle qu'eUe est indiquée par Aristote: „les deux M 1081
unités de la première dyade ont été engendrées simultanément par a24
l'effet d'une égalisation de termes inégauxquot;. En d'autres termes, le
premier deux réel est un effet de la structure Deux dans VApeiron
du Grand-Petit, certainement avec le concours de la Structure Un
qui y realise la possibihté des unités. Aristote en conclut que ces
unités seront nécessairement antérieures au premier deux. Non, dirait a32
Platon, ces deux unités ne reçoivent leur possibihté d'être, et a
fortiori d'être deux unités, que de la possibilité structurale de la
plurahté défime; cette pluralité définie commence par la Dyade
comme le démontre le Parménide. Aussi la Dyade est-elle antérieure
aux unités que, analytiquement dirions-nous, réellement dit Platon,
elle peut comprendre. Il en sera de même du Trois, du Quatre et dé
suite: le Trois précède la possibihté de la décomposer en 3 unités.
Et, notez-le, ces unités ne forment pas le Trois: elles sont l'effet
d'une égahsation de termes dans VApeiron qui les rend aptes à être
subsumées sous l'image unitive du Trois. De cette façon et la Struc-
ture est antérieure (tant logiquement que réellement) et les unités
sont madditionnables en ce sens que la Dyade et la Triade ne se con-
stituent pas à la smte d'une addition, mais que, comme structures
ce sont elles seules qui rendent possible l'addition postérieure à
cause de l'application réitérée de l'Un dans un substrat amorphe. On
ne peut pas dire pour cela, ce que fait Aristote, que la Dyade soit M. 1081
partie de la Triade: qu'on puisse énoncer, et cela avec un sens ab- b 18
solument valable, 1 2 = 3, cela résulte de fait que le Trois, étant
antérieur (soit qu'on dise avec Platon réellement, soit qu'on l'in-
terprète comme concept intuitif) rend possible l'analyse postérieure
^ ' = 3, ou 1 -j- 2 = 3, ces deux énoncés dérivant de l'analyse
égalisatrice (baa^évTwv) : 3 = 1 I -f- 1, unie à l'analyse sembla- a 25
ble : 2 = I -f 1. Il est absolument indispensable que nous puissions
embrasser deux unités sous l'image unitive de deux, pour qu'il nous
vienne seulement l'idée d'énoncer 2 1=3, quand même 3 aurait
déjà été comme démonté en trois unités égales.
Platon, dans le Parménide, essaie de nous convaincre de la ge- 143
nèse de tous les nombres à partir des trois Structures premières: 144
1 Un, le Deux, et l'Autre. En particulier tous les nombres pairs
s'engendrent en appliquant indéfiniment le principe de la Dyade.
M. 1081 Aristote cite cette théorie: „de la Dyade première et de la Dyade in-
b 21 définie est engendrée la Tétradequot;. Il en infère la conclusion logique
b 22 qu'on aura trois dyades: la Dyade en soi et les deux dyades com-
posant la tétrade. Ce raisonnement n'a plus de sens dès qu'on serre
de près la pensée de Platon. La Dyade en soi n'est pas à proprement
parler une dyade, elle est Structure une et indivisible. Pour qu'il
puisse être question de dyade, force est d'apphquer une analyse ou
une égahsation postérieure au contenu de la Structure, de sorte qu'on
le puisse identifier „mathématiquementquot; à 1 1. De même on peut
Parm. envisager ces nouvelles unités constituantes comme affectées de la
142e Dyade structurale, ce qui pour ainsi dire les ouvre et les déploie cha-
cune en une dyade analytique. Que d'assimiler ce nouveau Tout à
la Tétrade, il y faudrait strictement la position antérieure de la Té-
trade comme Structure unitive. Il est clair que dans l'évolution
arithmétique les choses se sont passées ainsi: le concept intuitif du
quatre est antérieur à son analyse en 3 1 et en 2 2. Platon ne le
postule pas expressément; c'est qu'il se contente de la possibihté pu-
rement mathématique des nombres, dont l'existence paraît assurée,
une fois la base Réelle sur laqueUe ils reposent donnée. Tout cela se
passe donc en dehors de la question de savoir s'U y a un Nombre eidé-
tique le Quatre. Qu'il existe, nous l'avons vu à l'occasion du volume
et de la sensation. Et on peut constater que son Etre ne procède nul-
lement de la multiplication de la dyade concrète par la Dyade Indé-
finie, ni par l'addition d'une unité homogène à la triade. Au contrai-
re il fallut le concours nécessaire d'un quatrième principe et son Uni-
on aux trois premiers dans une Structure autonome, emprise trans-
cendante de l'Un, pour rendre réeUes et valables les existences sus-
dites.
Nous voilà de nouveau acculés à la nécessité de séparer catégo-
riquement Nombre eidétique et nombre mathématique : pour qu'U y
ait Nombre eidétique il faut que la Nature nous astreigne, pour l'ex-
plication des faits, à poser un nouveau principe, irréductible aux pre-
miers et pourtant ayant avec eux une teUe affinité d'Etre que leur
union intime donne heu à une Structure NouveUe, aUiage inédit, ir-
réductible, indépendant, absolument propre, qui comprend dans une
(ju(X7rXoxiQ unique toutes les structures unitives, toutes inégales,
toutes autonomes, chacune apportant à l'Unité du Tout compréhen-
sif un caractère distinctif qui se fusionnera dans l'Image Inté-
grale.
On conçoit dès lors combien il est absurde de vouloir appliquer
à pareil fondement structural une critique qui à priori part de la
composition homogène des nombres mathématiques. Critique qui est
fausse encore en ce sens que même dans le nombre mathématique
l'analyse est postérieure à la synthèse, ou mieux, à la position cons-
ciente de l'unité compréhensive supérieure. Aussi quel sens peut-il
avoir de dire que „les deux dyades composant la tétrade s'ajoutent à
la Dyade en soiquot; ? Evidemment aucun. Car la Dyade en soi est un b 22
principe d'analyse, un „opérateurquot;, et par là d'une nature différente
des deux dyades composant la tétrade, qui sont des nombres, pas
davantage. Ce qualificatif d'„opérateurquot; provient de l'école de 1082
Platon: tou yàp XTjçS-évToç ^v SuoTtoioç. La Dyade opère une sorte a 14
de segmentation cellulaire sur l'unité concrète. Ce principe reste
identique dans toute la genèse des nombres; nulle part il n'y aura
donc lieu de parler de dyades antérieures ou postérieures, moins en-
core de dyades postérieures qui seraient des „îSéaiquot;. Une fois admis
que les deux dyades dans la tétrade sont simultanées — et Aristote a 32
le concède à Platon — tout nous oblige à reconnaître la même genèse a 28
aux dyades de l'octade : celle-ci, sous l'influence de l'opérateur du-
plicatif, sg constitue czi deux tctrâ-dcs, cg11gs-ci se scindcint gh dgux
dyades par l'effet du même opérateur, dyades qui à leur tour su-
bissent le même sort. Il n'y aura toujours qu'une seule fonction
duphcative, et qu'un seul principe structural, pourvu qu'on n'oublie
pas — ce que fait constamment Aristote — qii'en tout ceci il n'est
pas question du Nombre eidétique, mais de la genèse du nombre
mathématique: cette tétrade et cette octade sont l'élargissement
infini d'un principe eidétique, principe qui pour les nombres en
question se limite à l'Un et à la Dyade : ces deux Structures sont
comme le prototype du principe duphcateur et la Raison profonde
de leur Existence dans le réel. Leur rôle est de structurer YApeiron
en lui imprimant formellement leur propre Etre structural. En
nous servant du résultat du Parménide: il y a parallélie absolue
entre la structuration concrète de VApeiron et la série d'unités 144b,c,e
numériques; la possibilité aussi de comprendre les points concrets
sous des images unitives ira de pair avec l'organisation systématique
des nombres. En somme, en poursuivant l'Infini du nombre, nous ne
rencontrerons jamais d'autre principe structural que la Dyade, avec,
pour le nombre impair et pour les combinaisons des deux espèces'
Parm. la Triade. C'est pourquoi la conclusion d'Aristote „si par conséquent
143 la première dyade est idée, toutes les autres le seront égalementquot; est
complètement dépourvu de sens.... à moins qu'on prenne iSéx
dans son acception strictement platonicienne d'image unitive et
représentative. Et encore, cela donnerait un certain sens tant qu'on
appliquât la notion d'image unitive aux groupements d'ordre supé-
rieur, aux concepts intuitifs qui sont antérieurs à l'analyse - mais
ce n est pas là l'idée d'Aristote -, et il serait nettement impossible
de 1 appliquer à la Dyade structurale, celle-ci n'étant pas image uniti-
ve s incorporant au nombre, mais structure duplicative, s'informant
dans la complication infinie des nombres. Autrement dit, les nom-
bres se laisseraient qualifier platoniquement de chacun étant
réellement une ativotl^iç autonome; la Dyade par contre se qualifie
uniquement d'Eidos, puisque son Etre est essentiellement Structure.
Et si nous voulons à tout prix adapter aux nombres la qualification
d'antérieur et de postérieur, faisons-le suivant le précepte de Pla-
M. 1091 ton, cité par Aristote: „antérieur selon la nature et selon l'essence
a 1 est ce qui peut être indépendamment des autres, postérieur ce qui
ne saurait exister sans le secours du premierquot;. Eh bien, d'après cette
distinction tout l'ensemble des nombres est postérieur: ils trouvent
leur genèse et leur raison d'être dans l'Un qui Est, tel qu'H s'infuse
dans l'Autre i).
gt;) Je prends ici l'Autre dans le sens assez vague que comporte le pla-
tonisme. Celui-ci se laisserait peut-être caractériser par la définition sui-
vante. Au centre il reste inébranlablement la certitude du Réel. Autour
il s'étend les ténèbres du corporel. Le Réel se dédouble ensuite en Un et
Être, tandis que dans le corporel il se dessine une faible lueur qui autorise
Platon à lui assigner un certain être dans son Non-Être fondamental
C'est ce M-^) Ôv qui présente un déplacement concentrique s'élargissant
de plus en plus vers la périphérie et englobant de plus en plus de son con-
tenu au sein de l'Être: Autre, Apeiron .... Il n'y a pas jusqu'au Lieu
lui-même, en qui s'était réfugié dernièrement le „Sophistequot; du Non-Être
qui n'ait dû céder aux instances du philosophe : ov et [xy] ôv s'unissent dans
l'Harmonie de l'Âme. Il s'ensuit que Autre, Apeiron et Lieu ne pré-
sentent pas de démarcation précise; leurs domaines empiètent l'un
sur l'autre, vu que chacun à son tour a servi à expliquer la Nature
du Non-Être et que chacun a dû abandonner successivement le fin fond
de son Non-Être à un principe ultérieur.
Dressons le bilan du présent travail et tâchons de capter sous
une „image uniquequot; ce qui fait la pensée propre de Platon.
Aristote nous transmet la notice que la théorie de Platon est au M. 987
fond identique à celle des Pythagoriciens, à part que lui parle de b 10
participation, les autres d'imitation. En outre les nombres sont les
causes réelles des choses pour les Pythagoriciens comme pour Platon. b 28
Ce qui distinguerait pourtant Platon ce serait que les Pythagorici-
ens identifient les choses en soi aux nombres, tandis que Platon pla-
ce les nombres en dehors des choses — c'est que chez lui l'intro-
duction des sïSï) était nécessité dialectique. Tout cela s'accor-
de parfaitement avec la genèse de la théorie eidétique telle qu'elle
s'accompht dans les dialogues. Seulement l'évolution intérieure de
Platon ne s'est pas effectuée selon la conception quelque peu simplis-
te d'Aristote. Platon n'a pas embrassé la théorie des Pythagorici-
ens en y portant quelques modifications particulières; l'étabhsse-
ment de l'Eidos est l'effet d'une intuition soudaine qui identifia
la Notion socratique (tout imprégnée de valeur morale, mais qui
prétendait seule rendre profondément raison de ce qui se passait
dans le coeur humain, c'est à dire la comparaison de nos actions et
de notre théorie avec un Etalon absolu et Réel, transcendant au
changement passager du particulier) intuition donc qui identifia
cet Etalon avec les Figures immuables qu'avait révélées la spécula-
tion pythagoricienne. Mais si les Pythagoriciens assimilaient inté-
gralement les choses aux nombres, la vue de Platon était dès le
commencement tout autre, et notamment d'établir la paralléhe ab-
solue entre l'organisation de l'Univers et l'exigence de la Morale;
ou plutôt —car l'intérêt de Platon s'est toujours porté vers l'étendue
Universelle de la Science — la fonction transcendante et nécessai-
re de la Notion lui fit voir la solution grandiose qui fût dans le
fondement de l'Univers dans un Etre qui en constituât à la fois la
Raison et la Réahté, à savoir la Structure-Norme à laqueUe tout
doit répondre pour posséder sa vraie àps-nQ et pour remplir son
action propre. Et comme dans la Morale celui-là seul agira bien qui
connaît adéquatement la Norme, ainsi dans la compréhension uni-
verselle celui-là seiU se fondera sur un savoir réel qui connaîtra la
Structure RéeUe qui paraît être à la base de tout: Structure que
Platon voit. U est vrai, sous l'espèce du Nombre, Nombre figuratif
et géométrique permettant toutes les déterminations concevables,
mais qui est supporté lui même par une Réalité dépassant son Être.
Dans ce point de départ il est compris logiquement l'abîme qui
sépare Platon des Pythagoriciens: la Structure doit être essentielle-
ment Norme. C'est aussi ce qui séparerait Platon de la définition
mathématique moderne de Structure, telle qu'elle s'effectue dans la
Théorie des Groupes. M. H. Poincaré a fait, dans cette Théorie, la
distinction entre la matière et la forme i). À la matière, qui est le
champ d opération du Groupe, s'oppose la forme, qui figure la loi
de composition ou la structure de groupe. C'est cette forme qui
constitue l'essentiel dans le groupe, en ce qu'elle est ce qui reste
quand on le dépouille de tout ce qu'il a de contingent. M. Cartan
affirme que l'importance de la théorie des groupes a commencé
quand on s'est rendu compte du rôle prépondérant de la structure.
Il est évident que Platon aurait applaudi à cette réalisation de l'Ei-
dos dans le concept du groupe abstrait. Cependant la Structure
platonicienne est beaucoup plus. Non seulement qu'elle embrasse le
monde physique (et ce non formellement, ce qui pourrait se réahser
aussi pour le groupe abstrait, mais surtout dynamiquement, en
tant que la Structure détermine apparemment la Forme dans le
Mouvement) et le monde biologique, mais encore elle ne s'épuise pas
dans l'Ensemble, si puissant soit-il, de la Forme mathématique, de
la determination physique et du morphisme biologique, au contraire
elle le dépasse, l'enveloppe et l'explique par son être absolument
transcendant. Aussi conçoit-on les reproches que Platon adresse aux
mathématiciens — et c'est surtout les Pythagoriciens — de s'occu-
Pol. per d'un (isTaÇO au lieu de creuser en profondeur. Car pour eux
510c l'Un c'est le Point (auquel adhère principiellement la quahté phy-
527b sique qui le rendra capable de soutenir l'Univers matériel) et les
nombres c'est l'assemblage des Points; en dehors d'eux il ne doit y
Arist. avoir rien — qui du moins tombât sous la possibihté de la connais-
Phys. sance. Platon formule dès l'abord l'essence même de l'Eidos qui
263 a4 est dans le postulat de la Structure en elle-même, telle qu'elle se
réalise ou au moins se fait présumer dans l'agencement des choses
telle en tout cas que la pose la vahdité de la science, joint à l'exigen-
ce d'une Réalité qui soit en Harmonie avec la Norme morale. Le fait
que l'Eidos réunit en lui principiellement ces deux aspects nous dé-
fend de souscrire à l'essai de qualifier l'Eidos par la justification:
Comparez E. Cartan, dans l'Encyclop. franç. 1-66-2.
„c'est toujours le nombre qui rend la réalité possiblequot; i). L'assertion
n'est pas fausse, mais elle n'exprime pas la Raison intégrale de l'Ei-
dos non plus. Car s'il est vrai que la forme la plus adéquate que
nous ptiissions trouver pour définir le comportement du réel soit le
nombre — et c'est cette assertion précisément que Platon emprunte
aux Pythagoriciens, ou mieux c'est sur ce point qu'il reconnaît leur
intuition géniale — ce n'est pas pourtant ce nombre qui établisse
leur Réalité, mais quelque chose de plus profond que le Nombre,
quelque chose qui rend compte de ce que la Réalité se déploie dans
l'harmonie du Nombre, le Principe même de cette Harmonie, qui ne
puisse pas ne pas s'exprimer en Harmonie et Mesure et „symphoniequot;,
bref l'Eidos qui est la Raison et la Réalité de ce que l'Etre est Struc-
ture parfaite. Il s'explique dès lors que „comprendrequot; est équivalent
à voir l'Eidos dans sa double fonction de Structure et de Norme,
c'est dans celle du Beau et du Bien.
Voilà ce qui distingue Platon de Socrate aussi. Nous avons osé at-
tribuer à Socrate l'origine de la Notion de l'îSéa dans la philo-
sophie de Platon. Nous osons même prétendre que cette vérité est
impliquée dans l'information d'Aristote que c'est Socrate qui est le
véritable inventeur de l'idée générale (tô xaS-oXou), quoique se M.987b
préoccupant des choses morales. Socrate aussi est celui qui a intro- 1078
du it les discours inductifs et la définition. Cela s'accorde du res- bl7 27
te avec le compte rendu du Phédon où Socrate est dit, après avoir
compris l'impossibilité de la solution directe des problèmes, s'être Phd.
réfugié dans les Xéyot. Platon et Aristote tous les deux ont vu 99e
l'importance capitale de l'oeuvre logique de Socrate. Aristote s'ar-
rête là. Platon par contre est le seul qui ait saisi la raison pro-
fonde de ces définitions socratiques: ce que Socrate veut saisir en
elles n'est pas une approximation extérieure, ni une description
concrète. Non, si la définition doit être valable, elle doit èndysw
vers cette Image réelle et inébranlablement certaine qui seule peut
nous guider dans notre tendance vers le Bien. Et tandis qu'Aristote
et avec lui tous les autres limitent l'action de Socrate à la force
logique de sa méthode, Platon y a saisi l'affinité profonde qui unis-
sait la vision transcendentale de Socrate à la vision artistique, in-
hérente à sa propre nature. Certes il suit Socrate dans sa méthode
logique qui fécondera sa dialectique ; mais au fond sa vraie méthode
Stenzel, l.c. pg. 103.
divergera de plus en plus de l'essai d'emprise logique que poursui-
vait Socrate, et a tendance à se retirer uniquement sur la nature
propre de Platon qui désire puiser directement dans l'Intuition. Et
c'est encore à ce même Socrate qu'il emprunte l'occasion de s'adon-
ner à l'instigation intime de son coeur. Car le fondement de la No-
tion, Socrate l'avait bien compris, ne pouvait pas être dans quelque
formation physique: il devait puiser sa valeur à une autre source
Aussi l'organe par lequel nous sommes capables de saisir cette Notion
ne saurait appartenir à notre corps: la véracité de l'Image requiert
nous 1 avons déjà fait remarquer, son appréhension par l'âme seule'
Platon l'approuve absolument. Il s'ensuivra que l'Eidos, pour parti-
ciper à cette même véracité, doit être connu lui aussi par l'âme seule :
aûtfî tfl aùtè tè Ôv. Ce caractère d'auxè Ôv, uni à l'exi-
gence de l'identité de l'Eidos avec lui-même comme explication
d'une Réahté qui puisse être l'objet de la Science, réclame son
Immuabilité et son Etre absolu. Voilà donc Platon sous l'effet de
l'aspiration cognitive seule acculé à l'immobihsme foncier des Elé-
ates et des Pythagoriciens, quoique au dessus de cette trame rigide
il se voûte sereinement l'Intelhgence „psychiquequot; de l'Image Mora-
le. Celle-ci ne se sépare du reste jamais de l'Eidos; au contraire
eUe s'est unie intimement à son être de manière à constituer ce prin-
cipe typique qui, tout en étant la Structure des choses, ne coincide
pas avec leur Forme (le point de vue pythagoricien), mais qui n'est
pas non plus étranger au multiple (le point de vue éléate) : tout en
étant imprégné de valeur morale et Réelle, qui le détache nettement
de l'ordre physique, il s'enracine si profondément dans le physique
que celui-ci emprunte son être et sa forme à la seule présence de
l'Eidos en lui. Aussi bien sera-t-il difficile, sinon impossible, de
se prononcer pour ou contre la question de savoir si les eÏSt) sont
xexwpiafxéva, le reproche qu'Aristote fait à Platon, ou s'ils sont
immanents. Nous avons déjà fait connaître notre avis là dessus
II est „logiquementquot; impossible d'appliquer à l'Eidos l'une quelcon-
que des catégories „logiquesquot; sous lesquelles, par la voie de l'ab-
straction et de l'analogie, nous nous plaisons à subsumer nos con-
cepts. À mesure que nous nous plaçons sur un point de vue ou l'autre
nous dirons qu'il est immanent ou séparé: c'est que dans son imma-
nence même il est séparé et qu'il eSt immanent par le fait de sa sépa-
ration. L'immanence ne suppose-t-elle pas la séparation principielle ?
Envisageons l'Eidos comme le Nombre en lequel s'exprime la Struc-
ture. Pour Platon ce Nombre n'est pas une abstraction, figurant une
relation: la réalité s'en réduirait au Néant, tout sombrant dans le
subjectivisme. Certes on peut élever ce subjectivisme au rang „uni-
verselquot; en le taxant de „nécessairequot; pour toute expérience possible.
Cela n'empêche pas qu'eUe ne rend pas compte de l'Etre ni de la né-
cessité intrinsèque de l'objet de notre expérience. Il reste donc que
ce Nombre soit une nécessité inhérente à la Réahté même de l'objet.
D'autre part ce Nombre est l'objet de notre Science; nous le déta-
chons complètement de toute expérience concrète, voire nous stipu-
lons sa forme comme présentant une perfection idéale qu'aucune
expérience concrète ne nous peut jamais révéler. Il paraît donc
être présent à notre esprit, indépendamment de toute expérience
non seulement mais dans une condition infiniment plus favorable à
l'examen scientifique que vu à travers sa réahsation concrète.
Pour Platon de nouveau cet objet idéal doit être Réel, parce que
c'est là la seule condition de sa Vérité. Il n'y a qu'une solution:
le Nombre qui se révèle structurant dans le physique et qui y
est nécessairement présent pour constituer sa réalité, se présente
à notre esprit comme une Image fidèle, reflétant son Être et
nous permettant de contempler sa Structure intime. C'est dans
l'Ame seule que se parfait ce miracle: c'est la conséquence inévita-
ble de son entrelacement avec la Notion socratique qui elle aussi
avait son siège naturel dans l'Ame. Mais pour qu'il soit possible
que notre âme voie cette Image dans sa Réahté, ou mieux, pour que
cette Image conserve toute sa Réalité malgré le fait d'être contenu
de notre âme, et si d'autre part l'Image ne veut pas être rien que
le contenu de notre âme, ce qui réduirait l'Être à une illusion sub- Parm.
jective, U est de toute nécessité que cette Image soit RéeUe elle 132
aussi et qu'eUe engendre et le Nombre dans le physique et son îSé«
dans notre esprit. Là c'est encore la vision artistique qui devance
l'entendement logique : la Répubhque nous montre la voie dans la-
queUe U faut chercher la solution de l'énigme. Comme l'idée de l'arti-
ste est antérieure à sa réahsation concrète, comme elle est réelle
aussi et maintient sa réalité indépendante vis-à-vis de toute réali-
sation non seulement, mais que c'est en eUe que la structure fixe
de la réalisation trouve sa raison d'être et son fondement de réali-
té, ainsi l'Idea contient en EUe l'Eidos. Mais comme aussi l'intel-
ligence de la structure requiert immanquablement que nous possé-
dions en nous, non pas une représentation extérieure qui la figure,
mais l'image elle-même qui donne le pourquoi de la structure, ainsi
l'Intelligence de l'Eidos exige que l'îSéa que nous portons en nous
soit identique à celle qui renferme l'Eidos ; que par conséquent notre
vouç soit identique au Nouç créateur (qui au reste n'est créateur
que par le fait de son Intelligence compréhensive) et que l'âme
qui est en nous le support du voGç soit apparentée directement au
Principe pour qui la Fonction essentielle est d'être l'Idea de toute
Pol. Réalité. Je fais allusion, on l'entend, au „lit idéalquot;. Mais pour
596b que, à un moment donné, la résolution des deux éléments ait pu se
produire, force est de reconnaître que dès le commencement les deux
éléments Eidos et Idea aient formés une Union homogène, l'harmo-
nie double de laquelle s'est imposée insensiblement à la conscience de
Platon.
La fonction de l'îSéa impliquée dans l'Eidos a apporté un avan-
tage réel, en ce qu'elle seule a permis d'éclaircir le mystère du
multiple et en quelque sorte celui de la (xéôeÇiç, du moins en prê-
tant une analogie à sa compréhension. Le rapport en effet de l'Eidos
Un à la multiplicité des objets en qui il est „présentquot; trouve, si-
non son explication finale, du moins une image plausible dans le
rapport des hts multiples à la structure Une telle qu'elle corres-
pond à l'idée Une qu'elle rend. Ce rapport est un rapport de créa-
teur à créature : aussi est-il tout naturel que Platon en soit venu à
assigner à l'Âme un apport réel dans la création de la multiplici-
té et en particuher dans la constitution de l'Univers. Car il est
difficile à l'homme de s'imaginer une faculté créative qui ne soit
liée à une Âme; mieux que cela, la faculté essentielle qui distin-
gue l'Âme c'est la faculté créative. Eh bien, le fait surprenant
que le multiple présente la même structure, réelle en chacun de ses
constituants, sans pourtant se disperser elle-même dans le multiple,
se conçoit dès que c'est l'Âme qui, par une création réitérée réali-
se la structure identique en se référant à l'Idea inspiratrice qu'eUe
renferme. Non que Platon fasse usage de cette analogie, au moins
consciemment ni immédiatement. Toutefois, en serrant l'enchaîne-
ment des idées dans le Timée, il faut convenir que, si c'est Dieu qui
crée l'Âme et qui donne par là la possibilité de la constitution
de l'Univers, l'Univers lui-même se réalise par la force créatrice
des dieux inférieurs, à qui à chacun le Noùç est échu en partage,
(NoSç „que le Créateur dans sa Bonté a placé dans une Âmequot;), et
qui, chacun dans sa région propre, ordonnent le multiple qu'ils
créent suivant l'Haimonie belle qui les inspire, tandis que chaque
créature exerce la même fonction dans la mesure de la sphère d'ac-
tion qui lui est naturellement assignée.
Mais n'anticipons pas. Au préalable Eidos et Idea sont au servi-
ce de la faculté cognitive seule et leur fonction s'épuise dans la
tâche de rendre intelligible la Forme de la Réahté. Cette fonction
n'est pas de nature à satisfaire longtemps Platon. Nous avons vu
comment il est allé en s'orientant de plus en plus vers le dynamisme :
l'Eidos immobile a paru incapable de rendre compte du concret dans
toute la complication de son Devenir. Et en particulier le Devenir
était irréductible à l'Eidos seul. L'évolution avait l'air de se di-
riger vers l'Eidos intégralement dynamique, si bien qu'à ne pas y
regarder de près on pourrait croire avec Windelband i) que dans le
dernier état de la philosophie platonicienne les s'iSt] fussent devenus
„des causes efficientes, des forces créatricesquot;. Ce que nous devons
constater au contraire c'est que dans le dernier état et notamment
dans le Timée les eïSv] sont redevenus les modèles immuables à l'i-
mage desquels le démiurge façonne l'Univers, et les Formes éternel-
les desquelles il expose à la contemplation des Âmes pour qu'elles
puissent avoir l'Intelligence du Réel en se ressouvenant de ce Spec- Tim.
tacle supraterrestre. Ce qui est vrai c'est que l'Eidos a risqué som- 41d
brer dans l'Océan houleux du Devenir, en ce sens que Platon avait dii
lui substituer le concept plus souple du ysvoç, qui est comme l'Eidos
en mouvement, l'Eidos Devenant, ou du Ttspaç qui dénote la limite
naturelle vers laquelle se développe chaque évolution particulière,
limite qui de par son existence accuse la réalité de la Forme. Nous
avons vu aussi que cette déviation temporaire, due à l'irruption
écrasante de la Vie et du Mouvement et qui rapprochait Platon mal-
gré lui de la physique démocritéenne — l'introduction du Lieu avec
sa conception sous-entendue du mouvement incessant quoique désor-
donné et les atomes, dont une sorte d't/vyj y étaient présents, marque Tim.
le terme de cette évolution matériahste ; car presqu'immédiatement 53b
après le redressement s'effectue dans la direction de l'Eidos — cette
») Cité par Stenzel, l.c. p. 110.
-ocr page 282-déviation donc s'efface devant la certitude inébranlable (qui au fond
n'avait jamais abandonné Platon) qu'en dernière analyse seul l'Eidos
peut répondre de la Réalité et que le Devenir lui aussi ne trouve son
fondement définitif que dans la Réalité de l'Etre. En d'autres ter-
mes Platon soutient que, si nous voulons rendre compte du Devenir
nous devons l'emprisonner dans le Nombre; mais cela n'a de sens ni
de valeur réelle que si le Nombre dans sa Réalité transcendante qui
se manifeste, s'extériorise, se réalise en lui, est la seule Cause
de son comportement, quelque difficile qu'il doive être pour l'esprit
humain de découvrir adéquatement cette Harmonie dans l'dxôç dé-
concertant que nous offre la mukiphcité fluente. Aussi, loin d'accor-
der à Stenzel i) que „l'Eidos existe seulement comme force formante
et effective, non isolable du concretquot;, il faut proclamer hautement le
caractère inaltérablement structural de l'Eidos. Nous ne croirons
pas non plus que „l'Ame en mouvement crée les élémentsquot; 2), mais
qu'ellenbsp;les Structures, à l'image desquelles elle est créée eUe-
même. Que de dépeindre l'évolution des sïSrj comme étant d'abord
des idées qui ont la force de se réahser eUes-mêmes, tandis que
finalement eUes empruntent toute force et réahté au Créateur c'est
fausser complètement le caractère uniquement Structural de l'Eidos
et confondre la substitution temporaire du yévoç, sous la pression
de la nécessité du monde du Mixte auquel nous appartenons, avec
l'Etre véritable de l'Eidos qui, jusqu'à la fin, maintient invariable-
ment sa marque de Cause fixe et inébranlablement identique, sym-
bohsée dans l'Harmonie du Nombre : s'il est difficUe, voire impossible
pour nous d'atteindre la Raison suffisante posée dans son Etre, ce
n'est pas moins lui qui reste le seul Principe sur lequel puisse
se fonder la Réalité et la certitude que ce que nous vivons est la
Réalité.
Peut-on soutenir dès lors qu'il n'y a plus la moindre trace de
dynamisme dans la conception de l'Eidos ? Avant d'y répondre ren-
dons-nous compte de la portée du terme „dynamiquequot;. Il indique
d'abord le fait que dans l'Univers il se manifeste des forces, causes de
tout mouvement, tant évolutif qu'extensif. Ce dynamisme semble
l.c. pg. IJO.
id. id.
') id. pg. 112, 113.
désormais dévolu à l'Ame. Mais il y a un autre dynamisme, c'est Tim.Slc
celui qui supporte la Réalité même et qui en détermine la Forme. Nom.
Cette détermination du reste peut être prise en deux sens. Elle 966e
indique premièrement une évolution créatrice tendant vers une Epin.
Forme définitive. Ce dynamisme est encore fonction de l'Ame. 981b,c
Mais il V a aussi cette causation intrinsèque qui est la Forme et, 983d
(s'il faut la caractériser par une image concrète), qui la dessine es- 988d
sentiellement comme l'aimant imprime ses lignes de force à la li-
maille. Ici on pourrait parler d'un dynamisme statique. Eh bien,
l'Eidos, après s'être affublé de tous les dynamismes sus-dits, a dû
les abandonner un à un pour rétourner au Statique. Mais ce n'est pas
là le Statique dont il était parti. Celui-là était formel et abstractif.
L'Eidos final est l'Union de l'Un et de l'Etre, support de la Forme
et de la Réalité; et si nous quahfions l'Eidos primitif de Statique Parm.
mental et géométrique, l'Eidos définitif mérite l'appeUation de 142 s.
Statique Intensif, qui dans l'Unité de son Etre est la Forme et la
Réahté qui détermine cette Forme dans son Etre véritable.
Forme et Etre Réel suffisent-ils à rendre compte de Tout ? La Ré-
publique nous enseigne que le Réel ne saurait être autonome dans le
sens absolu du terme, mais que son Etre suppose une Causation
Transcendante, située elle-même infiniment au-dessus de tout Être. Pol.
Cela équivaut à dire en même temps que l'Être de l'Eidos n'est pas 509b
que Forme Intensive ; ceci le dégraderait au rang d'une entité physi-
que. Au contraire cette Causation transcendante y ajoute un carac-
tère de Spirituahté qui l'élève intégralement au-dessus de toute fonc-
tion formelle et dynamique. Avant d'essayer pourtant de saisir l'Ei-
dos dans toute sa signification vivante, risquons un schématisme
pour figurer l'agencement essentiel de la Réahté et unissons pour cela
dans un schème unique les données des dialogues et de la Vile Lettre.
CeUe-ci prend comme exemple le Cercle. Si nous commençons par la 342,343
base (ou de quelque autre manière qu'on doive exprimer le support
qui s'étend le plus dans la direction du Non-Être), il faut poser le
Lieu comme la condition de sa réalisation extensive. Cette réahsa-
tion ne se conçoit pas sans la structure granulée de VApeiron, qui
à son tour doit son être relatif à la Structure de l'Autre, condition
de la plurahté. Ce qui fait cependant le Cercle proprement dit c'est
l'Eidos qui, dans son Être est Forme autant qu'Intension, imprimant
sa Figure dans la matière malléable du Lieu. L'Eidos, essentielle-
ment objet de la Science, puisque c'est lui qui est l'Être Réel est
connu par nous sous des aspects dérivés: le Xàyoç nous présente la
Forme comme défmition; la Sô^oc comme représentation mentale
susceptible de s'exprimer dans un jugement vrai ou faux; l'aîa^yjatç
comme l'aspect matériel tel qu'il s'expose aux sens. La Vile Lettre
après avoir énuméré le Xéyoç et la forme matérielle, réunit dans une
seule classe les trois formes cognitives, la àXvj^^ç, I'^Trta-riiayj
et le vouç, formes dont le siège spécifique est dans l'âme, con-
trairement aux trois modes qu'il a cités d'abord, le nom, la défini-
tion et la forme matérielle périssable. Et elle spécifie que c'est
le vouç qui par affinité et par similitude s'approche le plus du
Cercle Réel constituant la Forme en soi. Or cette Forme, même In-
tensive et condition de Réalité, n'est pas la Cause dernière de son
propre Être. La Beauté et la Bonté de cette Forme, la Raison finale
de son Essence est dans l'Idea du Bien, Cause vraiment incondition-
née et se suffisant à elle-même. C'est cet attachement à la Valeur Spi-
rituelle qui inonde la Forme d'une Lumière lointaine et mystérieuse,
clarté qu'il n'est d'aiUeurs pas possible de transmettre ou d'ensei-
341 d gner à quiconque : une longue expérience, jointe à d'heureuses dispo-
343e sitions naturelles, fait jaillir en nous, quand, au prix d'énormé-
344b ment de travail et de beaucoup de temps, nous avons péniblement
frotte les uns contre les autres tous les modes de connaissance que
nos facultés nous confèrent, une lueur soudaine, comparable à l'étin-
celle jaillissant à force de frotter et croissant ensuite, lueur de la
341d sagesse et de l'intelligence, se produisant avec l'intensité que peut
344b supporter la force humaine.
Pareil langage dithyrambique ne convient pas à un Etre dont la
Réalité s'épuise dans la Forme et dans la Tension. À le considérer
objectivement il dénote une union intime de contenu, dont nous
voulons essayer de rendre compte dans la récapitulation qui va
suivre.
Arrivé au terme de l'étude de la fonction eidétique il parait justifié
d'affirmer que les dialogues nous font voir une différence réelle entre
Eidos et Idea, différence qui, à ce qu'il me semble, résulte à la fois
de leur étymologie et de leur origine nettement diverse. Etymologi-
quement sîSoç désigne plutôt le concret, ÎSéx l'action ou l'abstrac-
tion.i) L'origine philosophique nous montre que l'ISéoi dérive de la
Notion socratique, unie à l'intuition artistique et que l'Eidos a dès
l'abord sa fonction scientifique, ancrée dans le concept géométrique
du Nombre. Ce qui distingue pourtant l'JSéa platonicienne de la
Notion, et l'Eidos platonicien de la conception arithmétique du py-
thagorisme, c'est l'union intime des deux termes qui, sans avoir
amené leur fusion informe, a fait bénéficier l'JSéa de l'apport scienti-
fique de l'Eidos qu'elle renferme et dont elle est la Cause suffisante,
et qui en revanche a anobU l'Eidos en l'élevant au dessus de toute
attache matérielle et l'a fait le support de la valeur morale aussi
bien que de l'Harmonie Formelle. Cet entrelacement intime qui fait
que l'une implique toujours l'autre et inversément, quoiqu'il parais-
se que Platon ne les confond pas, a cependant causé la confusion des
termes chez la postérité et particulièrement chez Aristote. Pour Pla-
ton Eidos garde sa qualité objective qui le rend, du moins virtuelle-
ment, connaissable, objet de la Science en tant qu'il est la Forme
précise et parfaite que doit présenter tout Réel. Forme que nous de-
vons postuler indispensablement, si nous voulons sauvegarder la cer-
titude et la validité absolue de la Science. L'Idéa est liée à l'Esprit
et à l'Âme. Elle comporte en conséquence un air de subjectivité.
D'une part elle tend vers la fonction représentative qui nous permet
de voir sous une image unitive la multiplicité et l'entrelacement des
formes; d'autre part elle est l'Image créatrice telle que l'offre
l'intuition géniale de l'artiste: comme exemple on peut afférer l'JSéa
xXivïjç de la République; elle est imphquée aussi dans le projet Pol.
préalable du navire dans les Lois. C'est cette Image créatrice qui 596b
Il va sans dire que l'appel à l'étymologie ne saurait être péremptoire,
vu le caractère changeant et glissant de la signification des mots. On
peut certes dresser une liste de substantifs en -oç qui tous accusent
une physionomie concrète (péXoç, ftépoç, xépSoç, (jtéXoç, Ttàamp;oç, Tet^oç, oxeûoç,
XeïXoç, etc.); mais on peut y opposer d'autres qui sont abstraits (xàXXoç,
Pàôoç, [jL^xoi;). Il y a même un passage incessant d'une catégorie à l'autre
(âXYOç, yévoç, xàXXoç). D'autre part les féminins en -a qui ont commencé
par être des abstraits, passent eux aussi facilement au sens concret. Il me
semble pourtant que la différence originaire (les substantifs en -oç dérivant
de l'adjectif neutre avec changement d'accent en rapport avec leur foncti-
on nouvelle, cf. Brugmann, Kurze vergleich. Grammat. der Indogerm.
Sprach. §422; 423, 9; les substantifs en-a étant des abstraits primitifs) con-
tinue à se faire sentir dans la tendance sémantique des mots. Comparez
encore Persson, Studien zur Wurzelerweit. Upsala 1891.
803a certainement a fourni l'analogie de la fonction transcendante de l'I-
déa comme étant cette Vision qui embrasse dans sa supra-Réalité
éthérée tout ce qui se réalisera en Formes belles et parfaites, fonction
qui, sans aucun doute, dépasse l'horizon humain, mais qui néanmoins
nous laisse entrevoir sa splendeur mystérieuse, il y a mieux, qui
fait miroiter à nos yeux la possibilité lointaine de sa compréhen-
sion ,, Scientifiquequot; au moyen de la plus belle de ses créations,
qui, vu le fait que c'est elle qui se répand dans tout ce qui est
Réel, en reflète le plus adéquatement l'essence, à savoir au moyen
du Nombre. C'est lui qui permettra de saisir l'Identité du Bien Moral
et du Beau Harmonieux sous une Image unique qui contient l'Etre
et la Raison des deux. Platon essaie de réahser ce désidératum sous
l'image des révolutions idéales au dedans de nous qui, en parfaite
résonnance avec celles de l'Univers, créent la Beauté morale, tout
comme dans la Beauté supramatérielle de l'Univers rayonne la Bon-
Nom. té divine. Car Dieu est la mesure de Tout: moyennant l'Eidos du
716c Bien, qui est son Etre, l'Idéa divine est l'Etalon auquel doit répondre
toute Beauté et toute Bonté. Aussi, l'homme veut-il apprendre à con-
naître la seule mesure qui le rendra bon et qui l'informera à l'image
Symp. du Bien, il devra, en s'élevant de beauté en beauté, prendre son vol
210 audacieux à travers les Espaces où s'équilibrent les astres dans leurs
Phdr. orbites harmoniques, pour atteindre la Limite suprême, au sommet
246d de la voûte céleste, la plaine de la Vérité, la surface de la sphère
247a de l'Etre, qui dans l'unité de sa Tension contient l'Univers. Là
247b se plaçant sur le dos du firmament il pourra comprendre toutes ces
harmonies dans l'Unité de leur Être, et il élèvera ses regards émer-
veillés dans la direction de cette Image mystérieuse et impénétrable
qui est elle-même au dessus de tout Être et pour cette raison
au dessus de toute possibilité de connaissance, hormis que l'affini-
248b té de la meilleure partie de son âme lui permettra le soupçon loin-
247c tain de sa magnificence. C'est dans cette Idéa que se concentre la
Raison de tout ce qui Est, elle-même élevée au dessus de toute déter-
mination de couleur, de forme et d'objectivité mais pourtant le vrai
objet de toute Science véritable, quand même celle-ci s'exerce seu-
lement sur la hgnée dérivée des etSv] {mpl ^v t6 tt)? ôXtJ'amp;ouç hzia-
yévoç). Mais ce n'est qu'aux dieux qu'il est permis de se
repaître de cette Vision sublime qui, sous l'espèce de l'Idéa, conçoit
Symp. l'Être de l'Eidos, „le Beau tel qu'il s'étale dans l'Eidos pur (rè stz
sïSeï xaXôv)quot; — car le dieu est „devenuquot; lui aussi, et malgré sa 210b
perfection congénère il participe de la „penséequot; (Siàvoia) et en Phdr.
tant que cela de la sphère de l'Eidos : comment autrement pourrait-il 247d
remplir sa fonction intégrante dans le Tout, s'il ne comprenait pas
l'Être de ce Tout dans son Être à lui? Bien au contraire il n'est dieu
que parcequ'ilnepeutpasmanquerdes'appliquei^àcequi„Réellement
Estquot;, c'est à dire à cette effusion magnifique d'Harmonie pure qui le
rend capable de réahser cette Harmonie dans la sphère qui lui est
confiée —. À nous autres humains il est dévolu d'entrevoir certes la
Réalité Essentielle qui soustend notre Savoir, mais le concours du
troisième principe fait que notre conception de l'Harmonie s'expri-
me dans le nombre tridimensional qu'est l'Opinion. Cependant l'âme 248b
du philosophe, se faisant fort de son origine céleste, se révélant
dans l'affinité de ses tendances, la nature humaine impliquant la 250b
faculté de jouir consciemment de l'Harmonie des Êtres Réels, éprou- 249e
ve un frisson à l'approche de quelque chose qui par son bel aspect
se révèle être l'imitation réussie de la Beauté et, éprise de la splen- 251a
deur que la réminiscence fait épanouir en elle, elle est prête à
s'agenouiller devant lui et de l'adorer à l'égal d'un dieu. Et en-
core, tel objet n'est d'aucune façon comparable à l'éclat pur des
Beautés supérieures qu'avant sa mise aux fers corporels elle a con-
templées dans la plaine de la Réahté qui s'étend au dessus de tout
Être devenu, si beau soit-il. Cette Beauté, éblouissante à voir, pré- 250b
sente un spectacle superbe, et sa vision béatifique constitue l'initi-
ation qui à vrai dire mérite ce nom, tant elle inonde l'âme de féli- 250c
cité. La mémoire seule suffit à faire naître cette „vague de désirquot; 251c
qui nous fait aspirer ardemment à retourner vers ces plages heureuses.
Quel est cet objet? Platon a déjà fait ressortir, en définissant
comment les dieux restaurent leur être divin, qu'il est objet de la
Science. I.e Banquet le précise davantage et nous désigne „une cer-
taine connaissance unique, dont l'objet est le Beauquot;, objet éternelle- 210d
ment „joint à lui-même par l'unicité de la formequot;. Et en fin de 21 Ib
compte le seul point de vue où il vaut pour un homme la peine de vi- 211 d
vre est de „partir des beautés de ce monde et, avec cet objet-là pour 211c
but, de s'élever continuellement----jusqu'à ce qu'on arrive à cette
science qui n'a pas d'autre objet que, en elle-même, la beauté dont je
parle et jusqu'à ce qu'on connaisse à la fin ce qui est beau par soi
seulquot;. Objet qui est le beau dans toute sa pureté et sans mélange. 211e
Car une fois que nous aurons atteint ce Beau et que nous le compren-
212a drons dans sa Réalité, nous n'enfanterons plus des fantômes de vertu,
mais une bonté réelle, parce que nous ayons comme touché la Réalité.
Ces descriptions enthousiastes peuvent-elles avoir pour objet le
Nombre seul? Malgré toute invraisemblance il ne saurait y avoir de
doute là dessus: il est sûr que l'injonction à ceux qui veulent entrer
dans l'Académie: (lYjSelç «YswfJ-étptitoç eîctitw i), est formelle et le
restera toujours; celui qui veut approcher la pensée profonde de
Platon n'y réussira qu'à travers le concept d'Harmonie tel qu'il se
ramasse dans le Nombre. Cependant il ne s'agit pas du Nombre ma-
thématique; ou mieux, du mathématique seul, ou en première
instance. Cela résulterait tout d'abord du témoignage formel de
Platon. Aristote le reconnaît lui aussi en plusieurs endroits. Re-
M. 990 cueillons spécialement le passage: „Platon admet que tous ces
a30 êtres et aussi leurs causes sont des nombres, mais pour lui les uns, les
àpiamp;fioi voyjToî, sont seuls causes, et les autres sont les nombres
sensiblesquot;. C'est reconnaître qu'au Nombre comme objet transcen-
dant il s'ajoute au moins une condition qui ne saurait être remplie
par aucun être dérivé, c'est d'être contenu adéquat du Nouç. Et
quand ailleurs il se vante d'avoir distingué quatre espèces de causes,
988 a33 il avoue que c'est Platon qui s'approche le plus de la „quiddité
988 b4 et de la substance formellequot; et qu'il présente les eïSy) comme
l'essence de chacune des autres choses et l'Un comme l'essence des
sÏSt)quot;, et que c'est Platon qui seul s'est servi au moins de deux
988 a8 causes : la cause formelle et la cause matérielle : „en effet les eÏSt]
sont causes de l'essence pour les autres et l'Un est cause pour les
sîSriquot;.
Et de ces indications aristotéliciennes, et de l'étude de l'oeuvre
authentique de Platon il me semble qu'il suit la filiation suivante.
Tout dans l'Univers s'exprime, pour le moins virtuellement, dans le
nombre et permet l'étude de son harmonie permanente au moyen de
ce nombre. Ce fait irréfutable atteste que tout a été créé ou qu'il est
devenu à l'image d'un principe dont l'Etre doit nécessairement satis-
faire à la condition d'embrasser la Raison de cette harmonie mathé-
matique. Mais si cet Eidos est Cause et Raison de toute Forme dans
gt;) Philoponos, Comment in Aristot. 117, 26; Tzetzes, Chil. VIII,
973.
le concret, il renferme dans la plénitude de son Être infiniment plus
que la Forme seule. Car cette Forme Idéale, quelque Belle qu'elle
soit et de combien qu'elle dépasse tout par la magnificence de son or-
donnance, n'est pourtant dans toute l'immatérialité de sa Réalité que
comme le corps, l'extérieur, le support et la demeure de quelque cho-
se qui dépasse toute Forme et toute Intellection. C'est ce quelque
chose inexprimable qui donne à cette Forme et à cette Réalité son
Essence, sa Valeur, son Contenu suffisant, parce que, dans la Beauté
elle incorpore pour ainsi dire le Bien qui est son apanage suprême :
c'est Lui qui est la Source véritable de l'Être, comme il est cette
profondeur de Valeur qui détermine l'amour inconditionné de notre
Âme, qui en inspire aussi la félicité sans bornes dans ses moments de
transport libre et pur, englobant à la fois la conscience de l'action
bonne et les délices de la création du Beau; c'est Lui le vrai Un, le
Bien qui se voûte au dessus de toute Forme dans son éclat éternel :
c'est l'IDEA.
m | ||
É |
M |
STELLINGEN
I
Er is een scherp te omlijnen onderscheid tussen ElSo? en TSéa.
II
De wijsgerige uitweiding van Epist. VII dient als echt te wor-
den beschouwd.
III
Er is geen ernstige reden de Epinomis voor onecht te verklaren.
IV
Het feit dat Plato zijn dialogen tot het einde toe heeft geretou-
cheerd (vgl. Dion. Hal. de comp. verb. 25), kan een zeer bijzonder
licht werpen op de chronologie der dialogen en verdient als zodanig
nader te worden onderzocht.
V
Natorp heeft ongelijk de Platonische Idee als „Wetquot; te defini-
eren (vgl. Ideenlehre, blz. 74, 155, 410, passim).
VI
De stelhng „ons intellect verstaat slechts wat het zelf heeft
gesteldquot; (Natorp, Ideenlehre blz. 163, in navolging van Kant)
moet worden betwijfeld.
VII
Simpl. in Aristot. Phys. III, 4 (p. 454, 19 Diels) moet worden
vertaald: „en dat zij deel heeft aan de monade in zoverre 1°. elk
van haar delen jiova? is, en 2°. zij zelf een eenheid vormt, tó
SuaStxóv.quot; De weergave bij Stenzei, Zahl und Gestalt bei Piaton
und Aristoteles blz. 67 is onjuist.
VIII
In Piaton Pol. 515b moet worden gelezen: oü xauxa Yiys!: av xä
TtapóvTa «ÜToi;nbsp;óvofzaJ^eiv ócTTsp ópwev;
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- quot; ; .^Kîfôri^ iamp;l».nbsp;.m /gt; -.-fU-jbf -Si
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~ ' fä quot; - ~ xärfjQVi^s ^ Sài ■i^fc-ZîtîS^l
quot; quot;-fe-aaggaiäM
-ocr page 295-Bij Plat. Polit. 30 Ib mag de handschriftlezing niet met Diès
worden gewijzigd en dient men, met Burnet, te lezen: Si' a Sri t«
tuévts ovójxaTa twv vüv Xsyo[i.£vcüv uoXiTStciv êv (jióvov Ysyovsv.
X
In Plat. Crat. 412a en 437a moet de handschriftlezing worden
bewaard, slechts met wijziging van eï in H, en zonder enige delging
worden gelezen: 412a Si6 Sy] sjxßaXXovToc? Sei ro H „s7rt(jTyi[X7)vquot;
aÜTVjv óvofjiai^siv.
437a opö-ÓTspóv sctiv wcTTtep vüv aütoü ty]v äpxV Xéysiv (xöcXXov
Yj efxßaXXovToc? to H ,.smarrjiirivquot;, äXX« t7)v £ji.ßoXY)v TroiTjcaaS-at avTi
Tvji; èv ttó sï èv tw icoxa.
XI
In Aesch. Ag. 106 moet, met Mazon, de handschriftlezing
«Xxxv worden behouden en niet met Schütz en Von Wilamowitz
in (xXx^ worden gewijzigd.
XII
In Soph. El. 1449 moet met Groeneboom aan de in L. boven-
geschreven lezing T^? cpiXzxzrjt; de voorkeur worden gegeven.
XIII
In Eur. Hipp. 79 moet met Murray de handschriftlezing bewaard
blijven, en niet met Porson, Weil en Von Wilamowitz gewijzigd
worden in Óan;.
XIV
Verg. Aen. I, 395 ss. is slechts begrijpelijk indien de text geheel
onveranderd wordt gelaten.
XV
Verg. Aen. 11, 312 is een typisch voorbeeld van abstracte beeld-
vorming.
XVI
De theorie opgesteld door Francesco Sforza (Class. Rev. XLIX
July 1935 N23) als zou de Aeneis als parodie zijn bedoeld miskent
het genie van Vergilius.
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