-ocr page 1-
La République Espagnole
A LA OPINION
INTERNATIONALE
« Si, dans un délai raisonnable — disait en décembre 1946, l'Assemblée
des Nations Unies — ne s'est pas établi en Espagne un gouvernement dont
l'autorité émane du consentement des gouvernés, qui s'engage à respecter
la liberté de parole, de culte, de réunion et qui soit disposé à procéder ra-
pidement à des élections, permettant au peuple espagnol libre d'intimida-
tion et de violence, d'exprimer sa volonté en dehors des partis, le Conseil
de Sécurité étudiera les mesures à prendre pour remédier à la situation ».
Non seulement un « délai raisonnable » s'est écoulé, mais encore, dans le
rythme rapide où est emporté le monde de la seconde après-guerre, s'est
presque écoulée une période historique au cours de laquelle le régime de
Franco a gardé ses caractéristiques les plus odieuses : il empêche toujours
l'exercice des droits et des libertés humaines et sanctionne de la peine ca-
pitale la plus légère velléité d'opposition à son système. Et voici qu'en no-
vembre 1950, sans revenir sur les déclarations platoniques de la résolution
de 1946, l'Assemblée des Nations Unies déroge à l'interdiction d'envoyer
des Ambassadeurs et des Ministres plénipotentiaires à Madrid en même
temps qu'au refus d'admettre le régime de Franco « comme membre des
organismes internationaux établis par l'O.N.U. ou des organismes s'y rat-
tachant et comme participant à des conférences ou tous autres travaux
entrepris par les Nations Unies ou ces organismes, jusqu'à ce que s'ins-
taure en Espagne un régime acceptable ». Tout en maintenant la condam-
nation morale contre le régime, l'Assemblée des Nations Unies ouvre la
porte de l'organisation internationale née de la victoire alliée au régime
condamné « au gouvernement fasciste du général Franco — ce sont les
paroles textuelles de la résolution du décembre 1946 — imposé au peuple
par la violence avec l'aide des puissances de l'Axe auxquelles il prêta d'ail-
leurs son appui materiel durant la guerre. Parce qu'un tel régime ne re-
présente pas le peuple espagnol et parce qu'il continue de régir l'Espagne,
la. participation du peuple espagnol aux affaires internationales, aux côtés
des peuples des Nations Unies, est impossible ». Le paradoxe serait d'un
humour macabre s'il ne constituait pas sur le plan moral, une trahison
camouflée- La diplomatie de l'ancien régime avec les audaces de Metter-
nich et les pirouettes de Talleyrand, dans sa totale absence de scrupules
et sa cynique désinvolture, ne donna jamais un spectacle comme celui que
vient d'offrir l'organisme qui fut. quand se constitua en 1945 la mémorable
-ocr page 2-
Assemblée de San Francisco, un espoir pour l'humanité et qui, grâce au
chemin parcouru, risque de devenir, dans un avenir proche, un des gros
échecs de l'histoire.
Peut-être retardera-t-on, comme on l'a déjà annoncé, l'envoi d'Ambas-
sadeurs que Franco exhibirait comme de glorieux trophées de « sa guerre
froide » au point de présenter les Ambassades des grandes puissances dé-
mocratiques pour ses titres internationaux, à la manière de Cisneros qui
montrait, comme instruments de sa puissance personnelle les canons pla-
cés dans la cour d'armes de son palais. Et peut-être aussi certains orga-
nismes d'une haute tenue spirituelle, comme l'UN.E.S.C.O. se résisteront-
ils à la contamination d'un régime qui est la négation de toute culture.
Mais le vote de l'Assemblée des Nations Unies est acquis et constitue un
défi à la conscience démocratique en même temps qu'un commentaire sar-
castique à l'idéologie lointaine et bafouée des démocraties en lutte contre
le nazi-fascisme. Si Hitler et Mussolini n'avaient pas succombé à un de
ces moments où la victoire agit comme une Némesis avide de vengeance,
ils seraint tous deux, en raison de leur anticommunisme forcené, candidats
à l'aéropage des « grands » et les pendus de Nuremberg se disposeraient
à troquer la bure infamante pour l'uniforme doré d'ambassadeurs. Et voilà
pourquoi il y eut des millions de morts et pourquoi le monde se vit en-
traîné dans une catastrophe qui surpasse en horreur la guerre « des Tren-
te Ans ». Voilà pourquoi tombèrent en Norvège et en Afrique et en Italie
et en France et en Allemagne des milliers d'espagnols républicains, survi-
vants de la soi-disant « guerre civile » qui donnèrent leur vie pour la vic-
toire des nations alliées. Et les vaillants antifranquistes qui entrèrent dans
Paris avec Leclerc et vécurent à l'Hôtel de Ville un des moments les plus
glorieux de leur existence, sont aujourd'hui des « apatrides », des proscrits
errant à travers le monde.
Si l'on comprend le vote des dictatures qui tiennent Franco pour l'ar-
chétype d'un régime de castes privilégiées et la Phalange pour le modèle
des milices réactionnaires au service du despotisme et de la tyrannie, si
l'on s'explique encore l'attitude des féodalismes asiatiques et africains
— employer le terme de « Nations Unies » comme synonime de « Nations Li-
bres » est une licence aussi hardie que dangereuse — il en coûte de com-
prendre l'abstention des démocraties à moins que l'on ne recourre à l'expli-
cation d'une politique de classe qui impliquerait la négation de toute so-
lidarité démocratique au-dessus des intérêts du capitalisme. L'abstention
des démocraties, incompréhensible dans une Europe victime de l'agression
nazi-fasciste, est plus encore inconcevable dans des pays comme l'Inde et
l'Indonésie qui ont tant lutté pour leur liberté et qui, dans leur misère, ont
souffert, comme dans leur propre chair, le martyre du peuple espagnol,
objet de leur sympathie la plus chaleureuse. La contagion de la Non-Inter-
vention, qui a fait récemment tant de prosélites, pourrait arriver à con-
vertir le fameux et néfaste comité d'alors en une institution de caractère
universel, ce qui ruinerait les dernières espérances de tous les peuples op-
primés du monde.
Mais ce qui est déplorable par dessus tout, c'est la défection, — défec-
tion véritablement historique — de lAmérique Espagnole. Si les grands
Libérateurs qui reverent d'une Amérique émancipée — le continent de l'es-
pérance humaine de Marti — si les grands soldats de l'Indépendance,
les San Martin et les O'Higgins, les Bolivar et les Sucre, qui luttèrent con-
tre le despotisme espagnol incarné à la fin dans une monarchie de tradi-
tion sinon de droit divin, si tous ces héros voyaient leurs peuples esclaves
de dictatures plébéiennes et posternés devant une tyrannie comme l'ac-
tuelle tyrannie espagnole sans passé et sans grandeur ils comprendraient
que leur œuvre glorieuse a été condamnée au plus lamentable des échecs.
Et la-bas, aux Philippines, dans la terre sacrée qui conserve les restes du
-ocr page 3-
martyr Rizal et que les sicaires de Franco, protégés par l'invasion japo-
naise, tentèrent de déshonorer à nouveau, les ombres de Polavieja et de
Nozaleda auraient apparu aux héros de l'Indépendance, comme un cau-
chemar du passé non encore enterré-
C'est également une erreur du catholicisme tolérant des peuples libres
que de mêler et confondre ses intérêts religieux et humains avec le catho-
licisme médiéval de l'Espagne franquiste, catholicisme à rudes armures et
à belliqueuse domination féodale, prélude à des procès inquisitoriaux et
à de spectaculaires autodafés. On ne sert pas ainsi, bien au contraire, les
intérêts permanents de l'Eglise espagnole, intérêts toujours respectés par
les libéraux et les démocrates et seulement menacés par le danger d'un
choc violent de fanatismes opposés — la frénésie du sectarisme et de l'in-
tolérance. Une illustre'personnalité ecclésiastique, douée de la vivacité et
du génie de la grande tradition cardinalice, qu'a beaucoup voyagé en Es-
pagne qu'il connaît à fond, disait récemment à Madrid : « Vous les Es-
pagnols, vivez dans un « obispero » (jeu de mots signifiant evêché-guê-
pier). Et il ajoutait : « L'Espagne est dans une période d'inflation cléri-
cale ». C'est sans doute pourquoi le Saint-Siège, à la politique toujours
adroite et subtile, refuse de signer un concordat avec un pouvoir hors-la-
loi qui se maintient par la violence qui est, comme elle accidentelle et
éphémère, et qui, suivant le cours naturel des événements humains a ses
jours comptés.
La République Espagnole a toujours bénéficié et continue de bénéfi-
cier de la sympathie et de l'appui du socialisme international. Mais les
manifestations de l'opinion, pour si satisfaisantes qu'elles soient, ne sont
pas suffisantes. Le concours des gouvernements que les socialistes dirigent
ou auxquels ils participent est également nécessaire. Pour que les Pyré-
nées cessent d'être un isolant et pour que l'Espagne arrive à s'intégrer à
l'organisation de l'Europe la solidarité de toute la démocratie européenne
est indispensable. L'utopie ne se convertira en réalité que lorsque les pro-
cédés des techniques modernes — dans l'économie et dans la défense par
la culture, que cela représentent les armes en mains d'hommes libres —
donneront corps aux idéaux de la vieille et glorieuse démocratie-
La République espagnole en exil est loin de croire que la dernière dé-
cision de l'Assemblée des Nations Unies liquide, sur le plan international,
le problème de Franco. Bien plutôt elle l'aggrave, l'exaspère en provo-
quant une agitation qui a déjà commencé à se manifester et qui ne se
dissipera pas tant que subsistera la dictature espagnole. Pour sa part, la
République en exil maintient sa position avec fermeté et sérénité, avec
plus de confiance que jamais en la libération de l'Espagne et en la haute
destinée de son peuple. Et elle ne sera nullement rsponsable si les termes
du problème se transforment en sortant de la voie juridique et si le dérou-
lement des événements dépasse ce que le patriotisme et la bonne foi po-
litique ne conseillent plus mais imposent. La responsabilité, dans ce cas,
incomberait à ceux qui n'ont pas su ou pas voulu utiliser l'immense force
morale que représente l'émigration républicaine espagnole, écho et reflet
des souffrances du peuple espagnol dont les aspirations s'identifient aux
nôtres plus qu'à aucun autre moment de notre lutte. Et les conséquences
d'un entêtement dans l'erreur que nous signalons ne retomberaient pas
seulement sur nous et notre peuple. Tout se paie. La « Non-Intervention »
de 1936 eut pour prix l'effroyable guerre, des millions de morts, l'occupa-
tion de la France, les bombes sur l'Angleterre, le déchirement de l'Italie,
les camps de concentration de l'Allemagne, les exécutions de patriotes dans
tous les pays envahis. La répétition de l'erreur, si funeste pour nous, n'au-
gurerait pas d'un meilleur sort pour le monde. La conclusion en serait
l'extinction de toute foi, l'anéantissement de tout espoir, le désespoir porté
au paroxysme, l'anarchie et le chaos-
-ocr page 4-
La République Espagnole en exil ne s'abandonne pas à un pessimisme
si désolant. Elle garde sa foi en sa cause, en son peuple, en l'Europe, en
la démocratie universelle. Elle garde sa foi en la grande démocratie
nortaméricaine et en son Président Truman, en la grande tradition libé-
rale anglaise, en la force spirituelle de la France, phare de la civilisation
occidentale, en l'Italie qui monte vers ses nouveaux destins. Elle croit en
la résurrection d'une Amérique fidèle, comme le Mexique et d'autres dé-
mocraties modèles, aux idéaux des grands Libérateurs. Et la foi en elle-
même ne lui manquant pas, une foi éprouvée par de longues années de
lutte tenace, aujourd'hui comme hier elle affirme ses principes, son droit
et son autorité, disposée à ne s'incliner que devant une nouvelle et authen-
tique manifestation de la volonté nationale.
DIEGO MARTINEZ BARRIO, Président de la République.
ALVARO DE ALBORNOZ, Président du Conseil des Ministres
et Ministre des Affaires Etrangères.
FELIX GORDON ORDAS, Vice-Président du Conseil.
FERNANDO VALERA, Vice-Président du Conseil et Ministre
des Finances.
JOSE MALDONADO, Ministre de la Justice.
Général JOSE ASENSIO, Ministre en mission en Amérique du Nord.
JOSE MARIA DE SEMPRUN GURREA, Ministre en mission en Italie.
VICENTE SOL, Ministre en mission en Amérique du Sud.
EUGENIO ARAUZ, Ministre Secrétaire du Conseil.
Imprimerie S. F. I., 4, Rue Saulnier, Paris