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LA REPUBLIQUE ESPAGNOLE
DEVANT LES NATIONS UNIES
Conférence prononcée par
Mr. ALVARO DE ALBORNOZ
Chef du Gouvernement Républicain Espagnol
le 30 Octobre 1948
au "Centre d'Etudes de Politique Étrangère" à Paris
MINISTÈRE D'INFORMATION, PRESSE
ET PROPAGANDE DE LA RÉPUBLIQUE ESPAGNOLE
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Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Je suis profondément reconnaissant au Centre d'Etudes
de Politique Etrangère de l'honneur qui m'est fait et de l'oc-
casion
qui m'est offerte de m'adresser, du haut de cette illus-
tre Tribune, à l'opinion française et, à travers elle, à l'opinion
universelle, pour lui exposer l'état actuel du problème espa-
gnol, tant en ce qui concerne l'ordre intérieur que les perspec-
tives internationales.
Nous employons aujourd'hui un mot horrible que nous ré-
pétons sans trop nous rendre compte de sa signification : le
mot réalisme. Nous avons à faire face aujourd'hui à une
effroyable réalité réaliste qui ne ressemble en rien à toutes les
réalités que nous avons connues : la réalité divine et la réalité
humaine où nous avons tous vécu et que nous avons tous ai-
mées, avec leurs douleurs, leurs misères, mais aussi leurs mer-
veilleuses flammes d'idéal.
Je me vois obligé de me mouvoir dans les limites de cette
réalité réaliste, mais je n'oublie nullement ce que signifient les
idées pour nous, êtres humains, et pour les pays qui, comme la
France, ont toujours porté haut la torche qui éclaire les che-
mins du monde.
            ,                 
L'ERREUR ET L'INJUSTICE
DE LA NON-INTERVENTION
Si, dans ce monde que se disputent violemment les forces
matérielles d'expansion et de domination, les valeurs morales
avaient gardé l'ascendant qu'elles possédaient à d'autres épo-
ques, économiquement plus pauvres, mais beaucoup plus riches
spirituellement, l'injustice commise contre le peuple espagnol
serait, pour la conscience des grandes démocraties qui dirigent
le monde, un remords lancinant ; plus encore, une obsession
cruelle jusqu'au tourment.
Ce fut d'abord la grande erreur et l'énorme injustice de
la non-intervention. Erreur, parce que, dans un aveuglement
volontaire et entêté, on ne comprit pas que la guerre d'Espa-
gne était le prologue de la guerre mondiale. Injustice, injus-
tice énorme parce qu'on en arriva à priver le Gouvernement
légitime d'Espagne des moyens de défense nécessaires à l'é-
touffement de la rébellion, pourtant alimentée par les deux
grands Etats fascistes, et à lui fermer, alors qu'il était un Etat
souverain et reconnu tel, toute possibilité de commerce légiti-
me, d'achats d'armes et de matériel de guerre. C'était là une
violation des règles universellement proclamées et admises du
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droit international, et pas seulement du droit conforme à la
doctrine des juristes compétents parmi lesquels se distin-
guaient d'éminents professeurs français, mais des règles éta-
blies par les organismes les plus qualifiés du Droit Public. « On
heurte des maximes et des principes élémentaires... On touche
et on affaiblit l'indépendance des Etats, en paralysant les
efforts qu'üs pourraient faire pour réprimer une révolte et
affermir leur politique intérieure », écrit Despaquet. Et Noël
Henry dit d'autre part : « Sauf le cas où les rebelles auraient
été reconnus belligérants, les deux parties en conflit ne doivent
pas être traitées de manière égale car, il existe, d'un côté, un
gouvernement ami et reconnu dont la capacité demeure intacte,
et de l'autre côté, des insurgés qui n'ont absolument aucun
droit
». Déjà, l'Institut dé Droit International proclamait, lors
de ses réunions à Neufchâtel en 1900, que le droit internatio-
nal impose aux puissances étrangères, en cas de mouvements
insurrectionnels ou de guerre civile, certaines obligations à l'é-
gard des gouvernements établis et reconnus qui ont à faire
face à des insurrections ; il ajoutait que toute tierce puissan-
ce en paix avec une nation indépendante se doit de né pas gê-
ner les mesures que cette nation pourrait prendre en vue de
retrouver sa tranquillité intérieure.
La Conférence Panaméricaine de 1928 reprend cette doc-
trine et, en application de celle-ci, le « Manchester Guardian »
soutenait en Juillet 1936, « que ce n'est pas s'immiscer dans
fes affaires intérieures d'un pays que de procurer des armes
à des gouvernements légitimement constitués ». Egalement in-
terprète de l'opinion britannique plus éclairée, le grand hom-
me d'Etat, Sir Stafford Cripps, dans un discours prononcé en
Août 1936 à Clayton, disait : « Le Gouvernement espagnol lé-
gal, élu conformément à sa Constitution, par le peuple espa-
gnol, a droit à toutes les facilités qu'un gouvernement consent
à un autre avec lequel il entretient des relations amicales con-
formes à la coutume internationale ». C'était aussi l'opinion
du Nord-Américain Stowel qui, dans un article publié par un
important quotidien de son pays, écrivait en Juillet 1936 : « Se-
lon le droit strict, les Nations sont obligées de permettre au
Gouvernement régulier d'Espagne d'effectuer des achats d'ar-
mes et de munitions... »
Quant à la France, elle avait non seulement une doctrine
mais une jurisprudence. En 1891, la Cour d'Appel de Paris
établissait que, dans une guerre civile, seul le gouvernement
légal pouvait agir en justice et que l'état de guerre civile ne
pouvait être un obstacle à la capacité du gouvernement légiti-
me pour réclamer l'accomplissement de conventions avec des
tiers contractants. (C'était le cas de l'Espagne avec la France.)
Et en conséquence, elle reconnaissait au gouvernement légi-
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time du Chili (le gouvernement du Président Balmaseda) con-
tre lequel s'était levée une insurrection, le droit de devenir
possesseur des deux navires de guerre que l'Etat Chilien avait
commandés à la France. C'est pourquoi Léon Archimbaud pou-
vait écrire dans « l'Œuvre » : « Dans une guerre civile, seul
compte le gouvernement régulier ; c'est à lui seul qu'ont affaire
les puissances, avec lui seul qu'elles doivent traiter et, comme
on l'a déjà dit, les Etats tiers doivent tenir leurs engagements
sans attendre la fin des hostilités et sans modifier d'aucune fa-
çon
leurs relations avec ce gouvernement. Vendre des armes,
ou, pour le moins, laisser des particuliers en vendre, n'est pas
soutenir une neutralité nullement en litige ; ce n'est pas non
plus intervenir. Le Gouvernement régulier d'Espagne que
nous soumettons à un véritable blocus sous prétexte de non-
intervention, sera en droit de nous dire qu'en réalité, nous in-
tervenons dans ses affaires intérieures, que nous prenons en
considération le rôle joué par les rebelles et que nous soute-
nons leurs prétentions. Il pourra même invoquer contre nous
notre propre jurisprudence ».
Tout cela, doctrine, jurisprudence, coutume, pratique in-
ternationale, fut méconnu et violé au préjudice de la Républi-
que Espagnole par la fameuse non-intervention qui n'eût été
qu'une erreur funeste et regrettable si on ne se fût entêté à la
maintenir, quand l'invasion de l'Espagne par les soldats d'Hit-
ler et de Mussolini était déjà un fait indubitable et indiscuta-
ble. Talleyrand avait bien raison de répondre à une dame qui
lui demandait ce qu'était la non-intervention : « Madame, la
non-intervention est une expression diplomatique qui signifie à
peu près la même chose qu'intervention. » Formidable ironie !
La phrase humoristique de l'illustre homme d'Etat sans scru-
pules étouffe en nous la protestation indignée du vulgaire ci-
toyen, de l'homme de bien simple et sage.
VIOLATION DU STATUT
MAROCAIN
La délicatesse, la finesse exquise de la non-intervention
alla jusqu'à abandonner à l'action des rebelles la zone du pro-
tectorat marocain, régie par un statut de caractère interna-
tional et exposée à des conflits 'et à des répercussions interna-
tionales extrêmement dangereux.
Et c'est — ô paradoxe ! — le Sultan du Maroc qui protes-
te contre la violation du statut international que devaient ga-
rantir les puissances signataires des différentes conventions et
traités concernant le Maroc depuis le Traité d'Algésiras.
Le 5 Septembre 1936, le Sultan du Maroc adressa au Ré-
sident Général de France à Rabat une déclaration dans laquelle
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il exprimait « son profond mécontentement de voir que cer-
tains de ses sujets pourraient être appelés à soutenir une guer-
re sans merci, non pour défendre contre une agresson étran-
gère le pays avec lequel il maintenait ses relations, mais, au
contraire, pour servir l'action de quelques-uns de ses propres
fils qui aspirent à le renverser
».
Tandis que Franco lève des troupes au Maroc en atten-
dant l'arrivée des divisions italiennes, des cadres de comman-
dement et des éléments les plus sélectionnés d'Hitler, sous les
regards passifs de la non-intervention, c'est le Sultan du Ma-
roc qui est le défenseur de l'ordre en Espagne et, étant donné
les répercussions du problème espagnol, le défenseur de l'or-
dre en Europe. Spectacle aussi édifiant que macabre des som-
bres préliminaires de Munich.
Dans son audace que favorise l'aide effrontée de l'Axe et
l'inhibition timorée des Puissances Démocratiques, la rébellion
franquiste ose annoncer, de Seville, par la bouche du truculent
Général Queipo de Llano, la modification unilatérale du statut
du Maroc, dans le sens autonomiste ; manifestation que quel-
ques nationalistes marocains inconscients accueillent joyeuse-
ment, sans soupçonner les persécutions qui les attendent sous
la terreur franquiste.
Et en 1937, au moment où l'Allemagne et l'Italie s'apprê-
tent à envoyer au Maroc des troupes mises à la disposition des
autorités factieuses d'occupation, le Consul Général de France
à Tétouan, M. Serre, au nom du Résident Général de France
au Maroc, déclare au Colonel Beigbeder, alors Haut Commis-
saire de la zone espagnole, que le Gouvernement Français
ayant appris que les autorités de fait de la zone espagnole dis-
posaient de locaux pour en faire des casernes pour les effec-
tifs allemands, il rappelait à la Junta de Burgos les stipula-
tions du Traité Franco-Espagnol de 1912 interdisant aux deux
puissances de permettre l'entrée de troupes étrangères sur le
territoire chérifien. Trop tard pour des protestations verbales !
Derrière les armes factieuses au Maroc, attendaient déjà les
soldats de Rommel, et le couronnement d'une si grande inso-
lence devait être l'étendard de l'insurrection sur les remparts
de Tanger. De même que — car rien n'échappe à la sanction
historique — derrière les avions qui incendiaient Guernica,
attendaient les avions qui devaient détruire Londres, et derriè-
re l'invasion et l'occupation de l'Espagne, l'invasion et l'occu-
pation de la France. C'était la suite inexorable que n'entrevi-
rent pas les prudents, les circonspects, ceux qui s'en tiennent
à la « réalité réaliste » des ombres toutes proches et qui ne
perçoivent pas, au milieu de la pire tourmente, les éclaira
aveuglants.
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LA RECONNAISSANCE SANS CONDITIONS DE FRANCO
PAR LES PUISSANCES DEMOCRATIQUES
ET SES CONSEQUENCES
Le mouvement insurrectionnel franquiste fut reconnu com-
me état légitime, à son début même, non seulement par l'Alle-
magne et l'Italie — le 18 Novembre 1936 — mais par d'autres
Etats d'Europe, d'Amérique et d'Asie. Ces deux pays avaient
été devancés en Amérique par les reconnaissances des dictatu-
res du Guatemala, Général Ubico, du Salvador — 10 Novem-
bre 1936 — et de l'Uruguay, qui devint plus tard un ¡ami fer-
vent de la République Espagnole, à la suite de faits sans trans-
cendance politique. Suivirent les reconnaissances du Japon et
du Mandchouko en Asie — Décembre .1936 — de la dictature
du Nicaragua en Amérique le même mois, et de l'Autriche et
de la Hongrie en Europe en Janvier 1937. Oliveira Salazar
avait été, comme il fallait s'y attendre, l'un des premiers à re-
connaître son collègue Franco avec lequel il devait partager la
domination dictatoriale de la Péninsule Ibérique — 23 Octobre
1936. Le Pérou, qui a montré depuis une telle ardeur franquis-
te, tarda plus ou moins et ne reconnut le régime de Franco
qu'en Mai 1938. On doit signaler que, entre autres Etats, le
Mexique, la Chine, l'U.R.S.S., ne reconnurent jamais le gouver-
nement factieux espagnol.
La reconnaissance de Franco avant même la fin de ce qu'on
appelle la guerre civile par les dictatures plus ou moins camou-
flées de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie, ne pouvait causer
aucune surprise au gouvernement républicain espagnol. Le cas
des deux grandes démocraties européennes d'Occident, l'Angle-
terre et la France, était bien différent. Celles-ci se pressèrent
de reconnaître Franco alors que les soldats de la république
amie n'avaient pas encore déposé les armes et qu'ils luttaient
avec acharnement dans la zone centre de l'Espagne. L'Angle-
terre et Ja France reconnurent le gouvernement de Franco le
27 Février 1939, un mois avant la fin de la guerre. Franco
n'annonça officiellement la fin de la guerre que le 1er Avril
1939. Les Etats-Unis ne communiquèrent leur reconnaissance
que le 3. Ils eurent au moins la patience d'attendre la fin, bien
qu'ils n'eussent pas respecté la classique neuvaine.
-Et cette reconnaissance empressée des .démocraties est
faite sans conditions, sans précautions, sans réserves, sans
souci de la situation dangereuse de l'Espagne. A la reconnais-
sance de la France succède immédiatement l'accord Bérard-
Jordana signé à Burgos. Par cet accord, la France s'engageait
à rendre l'or déposé à Mont-de-Marsan par les républicains en
garantie des opérations commerciales ; les armes et le maté-
riel de guerre des troupes républicaines ; les navires de com-
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merce et de pêche ; le bétail ; le patrimoine artistique ; les
dépôts de bijoux ; les billets de banque ; les valeurs propriété
de l'Etat Espagnol, de Sociétés ou de particuliers... Les deux
gouvernements, le gouvernement républicain de la France et
le gouvernement dictatorial et illégitime de l'Espagne, s'enga-
geaient également à prendre des mesures de vigilance afin
d'empêcher ,toute perturbation dans leurs pays respectifs. Pas
une seule parole, au terme d'une guerre si cruelle, concernant
le traitement des personnes, des militaires qui avaient servi la
légalité dans l'Armée Républicaine ; pas un mot sur les éven-
tuelles représailles des vainqueurs. Cela était très grave, ex-
trêmement grave, étant donné la situation de l'Espagne. Déjà,
dans les derniers mois de 1938, peu avant la fin de la guerre,
Franco déclarait : « Il existe un fichier encore incomplet con-
tenant plus de deux millions de noms de rouges pour lesquels
il n'y a pas de place dans l'Espagne nationaliste. »
Le dictateur proclamait ouvertement à la face du monde
son projet d'exterminer la dixième partie de la société espa-
gnole. Mais il était dépassé par le Procureur du Tribunal de
Seville qui disait dans un réquisitoire prononcé au cours d'un
procès : « Le XVlme siècle fut celui de la grandeur (de l'Espa-
gne. Alors, le soleil ne se couchait pas sur notre empire. Sa-
vez-vous combien d'habitants possédait à ce moment-là notre
patrie, et elle était grande ? 12 millions. Qu'importe que dis-
paraisse aujourd'hui la moitié de sa population si cela est
nécessaire à la reconquête de notre empire ? » Et le Général
Alvarez Arenas, dans un discours prononcé après guerre de-
vant les cadets de l'Ecole Militaire de Pin Seco, proclamait :
« Quand vous rentrerez dans yos foyers, je veux que vous vous
présentiez à vos chefs pour leur faire savoir que, en tant que
phalangistes- qui reconnaissent pour chef suprême le Caudillo,
vous ne souffrirez pas d'autre doctrine que celle qu'il voudra,
et que les ennemis de cette doctrine, quels qu'ils soient, à l'in-
térieur ou hors d'Espagne, doivent être détruits par tous les
moyens. » Le dessein du franquisme d'imposer à tous les fils
de l'Espagne, par les moyens les plus détestables, l'entière sou-
mission à ses projets anti-espagnols, était donc manifeste. Et
il était, pour cela même, naturel que les puissances démocrati-
ques, en reconnaissant Franco, exigeassent au moins les ga-
ranties qu'impose le droit des gens le plus élémentaire. .Les
conséquences de cette abstention furent horribles, comme cha-
cun sait.
Le 1" Avril 1940, une année après la conclusion de la
guerre,.le Général Franco, célébrant le premier anniversaire de
, la victoire, disait : « Ni amnisties criminelles, ni régimes bicé-
phales. L'Espagne doit être sauvée par l'épée. » Et c'est ainsi
que fut traitée l'Espagne par le fer et par le feu. Tandis que
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la guerre civile « de 7 ans » du siècle dernier se terminait par
l'accolade de Vergara, la guerre de Franco contre le peuple es-
pagnol se termine par le massacre d'Alicante aux yeux des
Consuls et des bateaux étrangers. Des milliers d'exécutions
suivirent, les unes en vertu de sentences édictées dans un ju-
gement militaire sommaire, sous forme d'assassinat juridique ;
les autres, les plus nombreuses, sans aucune forme de procès.
L'un des premiers fusillés à Barcelone est l'illustre magistrat
du Tribunal Suprême, Don Javier Elola. Un Chef d'Etat, l'émi-
nent Président de Catalogne, Don Luis Companys, arraché en
France au droit d'asile par la police franquiste, est exécuté au
fort de Montjuich, sans que cela provoque la moindre protes-
tation ( diplomatique. Un ancien ministre de la République,
M. Zugazagoitia, est fusillé à Madrid pour avoir servi le régi-
me légal dont la défense lui avait été confiée. L'ancien minis-
tre, M. Peiro, subit le même sort tragique. L'illustre Espagnol,
Don Julian Besteiro, condamné à perpétuité, meurt en prison.
Soldats fidèles au régime républicain, journalistes, profes-
seurs, ouvriers, étudiants, femmes et adolescents tombent de-
vant le peloton d'exécution. On estime que de 1940 à 1945, plus
de 150.000 Espagnols périrent fusillés ou assassinés en appli-
cation de ce qu'on appelle « Ley de fugas ». D'après une décla-
ration à titre privé faite par une haute autorité militaire, sur
le seul territoire de sa juridiction 26.000 personnes furent con-
damnées à mort. Au début de Janvier 1946, un tribunal mili-
taire de Barcelone avait, à lui seul, instruit 129.173 procès
sommaires. Les prisons étaient littéralement bondées. En 1945,
il y avait en Espagne 250.000 prisonniers politiques, 25.000 à
Madrid, parmi lesquels 3.000 femmes. Il y avait dans les Astu-
ries 30.000 prisonniers et à Valence plus de 40.000. Il y avait,
en .outre, des milliers de prisonniers dans les camps de con-
centration. L'Espagne entière était transformée en un gigan-
tesque cachot sans autre issue que le cimetière sous la lune
évoqué par le célèbre Bernanos.
LE MIRAGE
DE LA VICTOIRE ALLIEE
Après tant de souffrances et au milieu même de la persé-
cution incessante, une immense espérance emplit le cœur des
Espagnols républicains à l'intérieur et hors d'Espagne. Toute
une série de faits, de manifestations, de déclarations justifiaient
cette illusion.
L'illustre Président Roosevelt, sagace, calme et machiavé-
lique, mais possédant un sens humain très profond, avait offert
les fameuses quatre libertés à tous les esclaves du monde. Au
milieu des noirceurs de 1941, alors que les soldats d'Hitler te-
naient toute l'Europe asservie, la Charte de l'Atlantique pro-
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mettait la dévolution de la pleine souveraineté et de la liberté
gouvernementale à tous les peuples qui en avaient été privés
par la force- La déclaration des Nations Unies du 1er Janvier
1942 assignait comme but à la victoire le maintien des droits
humains et de la justice, non seulement dans ses propres pays
mais chez toutes les autres nations. A Téhéran, en Décembre
1943, on parle d'édifier une paix débarrassée de l'horreur de
la guerre et englobant la plupart des pays du monde. Mais c'est
surtout à Yalta, en Février 1945, que les trois grandes puis-
sances démocratiques, Grande-Bretagne, Etats-Unis et Russie,
s'engagent à aider les peuples de l'Europe libérée et les peu-
ples des Etats anciens satellites de l'Axe, parmi lesquels se
compte indiscutablement l'Espagne, à résoudre par des voies
démocratiques leurs problèmes politiques et économiques les
plus urgents, et s'engagent à la restauration de la souveraine-
té et de l'autonomie de gouvernement au profit des peuples qui
en ont été brutalement privés par les puissances d'agression.
Le cas de l'Espagne était manifeste, criant, de l'Espagne
dont les institutions républicaines, et avec elles toutes les li-
bertés, avaient été détruites par les armes d'Hitler et de Mus-
solini au service des rebelles contre le régime légitime de leur
pays, comme devaient ensuite le déclarer solennellement les
Nations Unies elles-mêmes.
Les Espagnols qui, à l'intérieur de l'Espagne, souffrent
les horreurs de la persécution et du martyre, les Espagnols
qui ,hors d'Espagne, en exil, maintiennent haut les étendards
de la liberté et de la justice sans se préoccuper de leur vie
matérielle, sans se laisser décourager par la misère, ceux qui,
surtout, avaient combattu, les armes à la main sous les dra-
peaux alliés pour l'indépendance et la liberté des peuples en-
vahis et subjugués, crurent que l'heure de la libération était
enfin arrivée pour tous. Es n'avaient jamais pensé que pour-
raient être exclus de la victoire commune ceux qui, précisé
ment, avaient été les premiers à se dresser contre la tyrannie
et avaient donné à la cause des peuples libres un million de
morts. Franco lui-même, transformant son insolence d'antan
en mendicité, croyait sa dernière heure arrivée. Pour le ren-
verser, il eût suffi d'un souffle de la nouvelle Europe, du plus
léger geste des vainqueurs. Mais — cruelle ironie de l'histoi-
re ! — le triomphe tant souhaité des démocraties servit de sou-
tien à l'usurpateur et ne fit que resserrer les chaînes de notre
peuple. La tragédie qui abattit en toute justice les deux grands
de la dictature, laissait intact ce misérable épigone, sans doute
pour conserver la semence du nazi-fascisme en Europe et ren-
dre possible son développement en Amérique.
Les illusions des Espagnols s'évanouirent comme un mi-
rage au désert.
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ENCORE LA NON-INTERVENTION
Cependant, il existe — et elle n'est pas à dédaigner, bien
qu'elle soit timide et indirecte — la résolution de San Fran-
cisco de Juin 1945 qui déclare la non-application de la Charte
des Nations Unies aux Etats dont les régimes ont été installés
avec l'aide des forces militaires des pays qui ont lutté contre
les Nations Unies tant que ces régimes détiendront le pouvoir.
H y a ensuite la déclaration de Potsdam du 24 Août de la
même année, souscrite par les Etats-Unis, Ja Russie et la
Grande-Bretagne dans laquelle les trois gouvernements affir-
ment « qu'ils n'appuieront pas l'admission du gouvernement
de Franco au sein des Nations Unies », gouvernement établi
avec l'aide des puissances de l'Axe et qui ne possède pas, étant
donné son origine, sa nature et son étroite ^association avec les
pays agresseurs, les qualités nécessaires à l'intégration dans
cet organisme. Il y a l'Assemblée de Londres de Février 1946
qui répète les déclarations de San Francisco et de Potsdam. Et
il y a surtout la résolution de l'Assemblée de New-York du 12
Décembre 1946 qui, au nom des principes affirmés dans les dé-
clarations antérieures et exprimées cette fois avec plus d'éner-
gie, recommande à tous les Etats membres l'exclusion du gou-
vernement de Franco de tous les organismes internationaux
constitués par les Nations Unies ou des organismes s'y ratta-
chant, de même que sa non-participation aux conférences ou
à tous autres travaux entrepris par les Nations Unies ou par
ces organismes jusqu'à ce que s'installe en Espagne un gou-
vernement nouveau et acceptable. Elle recommande ensuite
que, si dans un délai raisonnable ne s'est pas établi un gou:
vernement dont l'autorité émane du consentement des gouver-
nés, qui s'engage à respecter la liberté de parole, de culte et
de réunion et soit disposé à procéder rapidement à des élec-
tions parfaitement libres, le Conseil de Sécurité étudie les me-
sures nécessaires pour remédier à cette situation ». Et elle re-
commande enfin que tous les Etats membres des Nations Unies
rappellent immédiatement leurs Ambassadeurs et leurs Minis-
tres plénipotentiaires accrédités ,à Madrid.
Même si elle ne satisfaisait pas entièrement les désirs du
peuple espagnol qui, à la fin de la guerre, avait cru enfin arri-
vée l'heure de sa libération, cette résolution était importante
et aurait été décisive si elle avait été scrupuleusement respec-
tée. Mais elle ne le fut qu'en ce qui concerne l'exclusion du
gouvernement de Franco des organismes internationaux en re-
lation avec les Nations Unies. Après l'adoption de cette réso-
lution, qui obtint la majorité réglementaire des deux tiers, con-
tre l'avis, sinon contre ¿e vote, des Etats-Unis et de l'Angle-
terre qui désiraient et continuent à désirer garder les mains
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libres pour tout ce qui touche au problème espagnol, il était
facile de prévoir son inexécution. C'est un important Etat sud-
américain qui commença à ne pas l'appliquer en ce qui concer-
nait le rappel des ambassadeurs et des ministres, sans rece-
voir, pour cela, le plus léger blâme. Après plus d'une année,
le Conseil de Sécurité n'avait encore étudié aucune mesure sus-
ceptible de remédier à une situation rendue chaque jour plus
grave par la recrudescence du terrorisme franquiste. L'Assem-
blée de New-York de 1947 maintient en vigueur la résolution
du 12 Décembre 1946, mais il manque un vote pour sa ratifi-
cation expresse. En marge des Nations Unies, les gouverne-
ments qui, à plusieurs reprises, ont condamné le régime de
Franco, passent avec lui des traités commerciaux, des conven-
tions monétaires, des accords de toutes sortes. Pans ce climat,
la résolution de Décembre 1946 s'affaiblit peu à peu. Déjà, plu-
sieurs Etats sud-américains, des plus réactionnaires naturelle-
ment, se permettent de ne pas exécuter la recommandation des
Nations Unies relative aux Ambassadeurs et aux Ministres. On
va jusqu'à penser à l'admission de Franco au sein de l'O.N.U.,
bien qu'il s'agisse seulement pour l'instant de la porte déro-
bée. L'arrogant dictateur ne dédaigne pas les escaliers de ser-
vice des organismes dits secondaires. Et l'on suggère même
l'insolence de forcer la grande porte de l'organisme interna-
tional pour que l'élève d'Hitler et de Mussolini y soit reçu avec
tous les honneurs. La sensibilité européenne a rejeté violem-
ment les prétentions audacieuses de même que les suggestions
cauteleuses. Mais il n'est déjà pas mal qu'elle puisse être bles-
sée d'avoir dû s'opposer au monstrueux dessein de la réhabi-
litation de Franco par rien de moins qu'un organisme de la
démocratie internationale victorieuse d'Hitler et de Mussolini.
Le prétexte donné pour' justifier que les Nations Unies
n'aient pas poussé plus avant leur action contre Franco est le
respect du principe de non-intervention. En dehors du fait
qu'on peut difficilement admettre l'attitude double qui consiste à
intervenir dans certains pays et non dans d'autres où le but
serait plus acceptable, une chose est l'intervention matérielle,
par la violence, que nous n'avons jamais demandée et que nous
n'admettrions pas, une autre est l'accomplissement des devoirs
les plus élevés des Nations Unies conformément à leur charte
constitutionnelle. Le préambule de cette charte affirme que les
peuples qui composent l'organisation sont « résolus à réaffir-
mer leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans
la dignité et la valeur de la personne humaine,» dans l'égalité
des droits des hommes et des femmes, des nations grandes et
petites et à favoriser le progrès social ; à élever le niveau de
vie dans un concept plus large de la liberté. Dans l'article I"
de ,1a charte où sont indiquées les fins des Nations Unies, figu-
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re un paragraphe numéro 3, qui expose le but de « réaliser la
coopération internationale pour résoudre les problèmes de ca-
ractère économique, social, culturel ou humanitaire et celui
de développer et de stimuler le respect des droits humains et
des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race,
de sexe, de langue ou de religion
». Ce principe fondamental
est de nouveau affirmé dans les dispositions du Chapitre IX,
particulièrement à l'article 1er numéro 55. Dans le Chapitre X,
où est définie la structure du Conseil ¡Economique et Social, il
est précisé — article 62, paragraphe 2 — que cet organisme
« pourra faire des recommandations en vue de promouvoir le
respect ,des droits humains et des libertés fondamentales et la
réalité de ces droits et de ces libertés ». Et dansj l'article 12,
en établissant les règles auxquelles doivent se soumettre l'ad-
ministration et la surveillance des territoires soumis au fidei-
commis, est spécifiée l'obligation de «.favoriser le progrès po-
litique, économique, social et éducatif jusqu'à ce qu'il atteigne
celui des habitants des territoires fideicommissaires, et leur
développement jusqu'à ce qu'ils deviennent gouvernement au-
tonome ou indépendant, compte tenu des circonstances particu-
lières à chaque territoire, des peuples et des désirs librement
exprimés des intéressés. Les Nations Unies se préoccupent donc
des droits humains et des libertés fondamentales même dans
les anciennes colonies. Ou tout cela est lettre morte ou pourrie
ou tout cela n'a aucun sens d'aucune sorte, ni politique, ni in-
tellectuel, ni moral puisque les Nations Unies demeurent im-
passibles devant la violation systématique de toutes les liber-
tés et de tous les droits dans l'Espagne franquiste.
RECRUDESCENCE DE LA TERREUR
FRANQUISTE
La lassitude de la conscience démocratique internationale
a permis à Franco d'affermir ¿3a position politique et de ren-
forcer l'appareil terroriste sur lequel s'appuie son pouvoir. A
la résolution de l'Assemblée de New-York de Décembre 1946,
il répondit par la fameuse « loi de succession », par laquelle il
proclamait, de sa propre volonté, la Monarchie, et s'érigeait
en monarque, bien que de façon circonstancielle et transitoire,
n'osant pas se déclarer fondateur d'une dynastie. Et aux pla-
toniques protestations contre son despotisme, il répliqua en
édictant le décret-loi dit de banditisme et de terrorisme du 18
Avril 1947 : la ^ loi scélérate », comme la nomma l'illustre
juriste français, Maître de Moro-Giafferi, qui ne peut certaine-
ment pas être taxé de révolutionnaire, non plus que de commu-
niste. « C'est une loi scélérate, disait le vieux et glorieux avo-
cat. Le crime est le prétexte, l'idée l'objectif. Tout le drame
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de l'Inquisition revit dans cette loi monstrueuse. Elle a un seul
leit-motiv : Conseil de Guerre — Mort ». Et à la loi scélérate
succède la disposition secrète de la Direction Générale de Sé-
curité, que M. de Moro-Giafferi ne connaît peut-être pas, dans
laquelle sont données aux agents de l'ordre public des instruc-
tions pour l'application 4e la « Ley de fugas », une loi « super-
scélérate », qui convertit les policiers en instruments patentés
et décorés de l'assassinat. Le résultat que les statistiques nous
donnent en chiffres froids est cependant terrifiant. Voici le ta-
bleau ,de 1947 : condamnés non exécutés : 33 ; exécutés par
sentence : 40 ; exécutés sans instance : 134. Total : 207. Et
voici les chiffres correspondants à 1948. Au cours du premier
semestre : 21 condamnés non exécutés ; exécutés par senten-
ce : 11 ; exécutés sans instance : 78. Total : 110. Et au cours
des trois derniers mois : condamnés non exécutés : 39 ; fusil-
lés "en exécution d'une sentence : 9 ; exécutés sans instance :
36. Total : 84. Les sbires et Jes sicaires des tyrannies classi-
ques pourraient se frotter les mains. Mais il manque encore les
précisions pénitentiaires. Dans une statistique officielle de la
Direction Générale des Prisons, concernant le mois de Juillet
dernier, les chiffres suivants sont donnés pour chacune des huit
zones qui se partagent le territoire national : Première zone :
18.678. — Seconde zone : 11.353. — Troisième zone : 10.144.
—i Quatrième zone : 6.693. — Cinquième zone : 8.073. — Si-
xième zone : 3.416. — Septième zone : 5.326. — Huitième zone :
5.927. On compte, de plus, 7.933 détenus dans des camps de
travail ou des compagnies de travailleurs et 16.928 prisonniers
dans les 283 prisons de district. A la Direction Générale de
Sécurité et dans les cachots des commissariats de police, il y
avait à la même date, 8.500 prévenus. En dehors des prison-
niers de droit commun, un total de 106.241 détenus politiques,
parmi lesquels 20.501 femmes. Les plus illustres geôliers de
l'Histoire, les cerbères vénitiens et de San Angelo, ceux de la
Bastille, de la Tour de Londres, de la forteresse de Pierre et
Paul s'en seraient profondément réjouis. Et tout cela pendant
que l'O.N.U. élabore dans la cloche pneumatique de sa com-
mission, humanitaire et culturelle la Déclaration Universelle
des Droits de l'Homme.
LA DIVERSION MONARCHISTE
Des considérations étrangères à la justice, inspirées du
désir de trouver n'importe quelle solution au problème espa-
gnol, suivant les convenances et les intérêts d'un opportunisme
fragile — rien de plus irréel quelquefois que le réalisme si
vanté — ont donné naissance à des équivoques génératrices de
désordre, équivoques où ne s'agitent que spectres et fantômes.
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Une de ces équivoques est le soi-disant accord entre- mo-
narchistes et républicains espagnols.
Dans son manifeste de Lausanne du 19 Mars 1945, le Pré-
tendant Don Juan affirme assumer Zes droits de son père Al-
phonse XIII qui, en Avril 1931, avait seulement suspendu
l'exercice de ses prérogatives et il qualifie ces droits d'impres-
criptibles.
Dans un autre document authentique du Préten-
dant — les bases proposées à Franco pour la restauration de
la Monarchie en Mars 1946 — le régime que Don Juan prétend
incarner est défini de la façon suivante : « Siège d'une souve-
raineté historique,
titulaire de droits qui prennent leurs raci-
nes séculaires dans les couches les plus profondes de la vie na-
tionale ». Se référant aux Cortes, il parle « de l'organisme qui
partage avec le monarque la suprême fonction législative ».
Quant au gouvernement, « une telle autorité, incarnée par'un
gouvernement qui doit présider aux destinées nationales en ac-
cord avec le monarque, ne doit vivre dans la subordination
d'aucune assemblée délibérante, mais devra recevoir ses pou-
voirs de la continuité historique du Roi,
dont il ratifie les ac-
tes ». « Les présentes bases, ajoute-t-il, seront soumises à ¿a
volonté nationale librement exprimée, sans préjudice de la mise
en vigueur immédiate de ces prérogatives inhérentes au prin-_
cipe de légitimité incarné par la personne du roi
». Et il ré-
pète avec insistance : il est absolument indispensable de préci-
ser, dès à présent, et d'une façon définitive, les principes fon-
damentaux qui doivent inspirer la vie nationale, élever, au-
dessus de toute discussion,
cette idée qui est l'essence même
de notre être collectif, fixer sur les bases du système quelques
blocs de granit capables de résister aux assauts du temps et à
l'inévitable usure des valeurs humaines ; en un mot, empêcher
toute tentative d'attaque ou de révision des postulats histori-
ques, capables, à eux seuls, de donner toute stabilité à notre
vie publique et pour Jesquels ont été consentis tant de sacri-
fices et acceptées tant de douleurs ».
Les mêmes principes, mais exprimés cette fois avec plus
de véhémence, se retrouvent dans le Manifeste d'Estoril du 7
Avril 1947, protestation indignée du Prétendant contre le pro-
jet de Loi de succession de Franco : « Devant cette tentative,
j'ai le devoir irrécusable d'affirmer solennellement et- publique-
ment le principe de légitimité que j'incarne, les droits impres-
criptibles de la souveraineté réunis en ma personne, par la vo-
lonté de la Providence divine et que je ne peux en conscience
résigner, car ils m'ont été confiés par plusieurs siècles d'his-
toire et sont directement liés ay, présent et à l'avenir de notre
Espagne
».
Et, dans des déclarations faites à « The Observer » en
Avril ¿947, il disait encore : « Ma personne incarne une insti-
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tution qui tire ses racines de l'Histoire et son droit de la con-
texture même de la société espagnole. En conséquence, le prin-
cipe de légitimité que représente cette institution ne peut, à
mon avis, dépendre de la volonté d'une majorité transitoire ».
Telle est, explicite, claire, précise, irrévocable, la pensée
du Prétendant Don Juan. Et c'est (là ce qui compte et non pas
ce que disent ou ne disent pas chambellans, gentilshommes de
chambre et de cour, secrétaires, commissionnaires et entremet-
teurs d'aventures et d'intrigues qui n'ont pas d'autre but que
de miner et de détruire l'opposition républicaine à la restau-
ration de la Monarchie chassée par deux fois de la Patrie. Et
c'est pourquoi s'impose l'évidence qu'il n'y a pas, qu'il ne peut
pas y avoir, qu'il n'y aura jamais de pacte ni d'accord, sur une
matière où le dialogue est, dès le départ, impossible. Sans qu'il
vaille la peine, ¡d'autre part, de sacrifier aux jeux de l'anecdote
la passion qui ne doit s'attacher qu'à la lutte pour la liberté de
l'Espagne.
L'ESPAGNE,
SIMPLE VALEUR STRATEGIQUE
La dernière erreur, la plus grave erreur que l'on pourrait
commettre, consisterait à prétendre' rayer l'Espagne comme
valeur morale, comme valeur spirituelle pour la réduire à une
simple valeur stratégique. Tout ce que l'Espagne pourrait ap-
porter encore au mouvement occidental doit être basé sur son
histoire ; son grand amour pour l'idéal, son profond senti-
ment de la justice, son esprit chevaleresque et incorruptible.
Et il faudrait, avant tout, qu'elle redevînt une Espagne libre,
avec la possibilité de s'exprimer et de décider elle-même, de
choisir le poste ou d'accepter le rôle qui lui revient dans l'ac-
tuelle tragédie de l'Humanité.
L'Espagne de Franco ne peut pas être un soldat de l'Eu-
rope. Autant vaudrait sacrer chevalier le bourreau. Associer
Franco à n'importe quelle entreprise des démocraties occiden-
tales entraînerait des conséquences désastreuses. On tuerait
ainsi en Espagne la dernière espérance ; on paralyserait à
tout jamais le cœur de ceux qui n'ont un cœur que pour en
souffrir. Et on présenterait au monde ce que l'on prétend être
une croisade pour la liberté, sous un masque aristophanesque,
contracté dans une grimace diabolique, derrière lequel se pré-
cipiterait, exacerbée, la meute de censeurs qui alimentent leur
muse à la misère humaine. Si les choses se passaient ainsi, il
faudrait ressusciter les pendus de Nuremberg, les mettre en
selle, la croix gammée à la poitrine, car ils étaient, en fin de
compte, de bien plus grands généraux que Franco et ses aco-
lytes. Ú faudrait promener sur d'énormes pancartes, les effi-
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gies d'Hitler et de Mussolini qui, à l'instar de notre Cid Cam-
peador, gagneraient leur plus grande bataille après leur mort.
Ce ne serait donc pas seulement une erreur et une injus-
tice, ce serait encore une aventure extrêmement dangereuse. Ce
serait risquer d'approcher l'âme de l'Espagne sans autre arme
qu'une psychologie rudimentaire. L'âme ,de l'Espagne est aussi
âpre, aussi fruste, aussi hérissée d'obstacles, aussi pleine d'a-
bîmes que son territoire. L'Espagne est le grand carrefour de
l'Occident. Si on l'appelait un guêpier, l'expression serait en-
core fort au-dessous de la réalité mystérieuse et inquiétante.
On pourrait dire plus justement une boîte de Pandore. Les évé-
nements de Grèce, pourtant si dramatiques, ne seraient qu'une
idylle en comparaison de ce qui pourrait arriver en Espagne.
Pas un seul porteur de lettres de créances de Franco ne pour-
ra passer les Pyrénées avec succès. Derrière les Pyrénées, ne
se tendent que des bras disposés à s'ouvrir devant le Libéra-
teur.
L'Espagne n'est pas un peuple de mercenaires, c'est au
contraire elle qui en eut, jadis, à son service. L'Espagnol n'est
capable de se faire tuer que pour la justice ; c'est là le sens
de l'entreprise quichotesque visant à redresser les torts et ven-
ger les offenses. En Espagne, pour se procurer des soldats, il
faut d'abord se faire des amis. Et il faut apporter beaucoup de
soin au choix du procédé. « Ce sont l'argent et le chapeau, di-
sait l'immortel maire de Zalamea à son ¡fils dans l'édifiante
scène d'adieux, qui font les amis ». L'argent... et le chapeau !
Le coup de chapeau de Gonzalo de Cordoba qui introduit en
Europe le salut à l'espagnole..
LES NATIONS UNIES
FACE A LEURS RESPONSABILITES
C'est la troisième fois depuis l'assemblée de Londres de
Février 1946, la quatrième depuis la conférence de San Fran-
cisco de Mai et Juin ¿945, que le peuple espagnol assiste aux
délibérations des Nations Unies réunies en Assemblée générale.
De loin, si l'on compte la distance matérielle, enchaîné qu'il est
dans les prisons franquistes ou enfermé entre les murs de l'iso-
lement et du silence ; de près, de très près, par l'émotion an-
xieuse qui palpite encore aux dernières limites de l'espérance.
Bien que les armes ne se heurtent pas comme en Grèce, -bien
que ne tonne pas le canon et que n'éclate pas la bombe comme
en Palestine, bien que ne partent pas les fusils comme en Co-
rée, le drame de l'Espagne est aussi aigu que celui de n'im-
porte lequel de ces pays, car c'est celui d'un peuple qui se voit
abandonné par les démocraties victorieuses du totalitarisme
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GKt.
après avoir été le premier à combattre contre Hitler et Musso-
lini.
Point n'est besoin d'une grande sensibilité juridique, ni
d'une conscience morale raffinée pour se rendre compte de ,ce
drame. La sensibilité et la concience de l'homme moyen y suffi-
sent. Ce n'est pas parce que le problème espagnol n'est pas
actuellement un conflit aigu sur l'échiquier international qu'il
peut être repoussé, écarté, éludé avec une froideur égoïste ou
des ruses diplomatiques. Le problème peut devenir conflit et
le deviendra sûrement si l'on persiste dans l'indifférence et l'in-
justice. Ce serait une erreur grave que de prendre pour de la
résignation ou de l'acceptation ce qui n'est que soumission for-
cée et mutisme imposé. En Espagne, incube lentement, sourde-
ment, un de ces processus révolutionnaires qui, pour avoir été
engendrés dans la misère et la souffrance, finissent par deve-
nir irrésistibles. Et ce sont précisément ceux-là mêmes qui dé-
sirent qu'il ne se passe rien en Espagne qui alimentent et atti-
sent ce foyer dangereux. Peut-être même un mouvement poli-
tique convenablement encouragé et stimulé pourrait-il éviter
des .catastrophes qui, autrement, seront irrémédiables. Les Na-
tions Unies tiennent en leurs mains le moyen de provoquer la
chute de Franco en appliquant des mesures efficaces capables
de décapiter politiquement et d'asphyxier économiquement son
régime. Non seulement une telle attitude n'est pas contraire
aux finalités de ce haut Organisme, mais encore, elle répond à
la première et à la plus élevée de toutes, celle d'en finir avec
les derniers vestiges du nazisme et du fascisme selon les pro-
messes faites lors de l'appel à la lutte sous les drapeaux de la
démocratie universelle.
Le Gouvernement Républicain en exil représente la der-
nière légalité espagnole. C'est grâce à cette autorité qu'il a agi
et continue d'agir dans une période si lourde de responsabili-
tés. Il ne peut se permettre ni provocations, ni jactances, et il
préfère pousser la prudence à l'extrême plutôt que de s'expri-
mer en faciles audaces verbales. Il n'est mené par aucun esprit
de sectarisme, il ne se retranche pi ne s'empêtre dans rien qui
puisse, au jour voulu, gêner la libre expression de la volonté
nationale. Il n'est pas non plus disposé à soutenir des compé-
titions et des pugilats ridicules. Mais il peut et il veut dire
que, pour si fertile que soit l'imagination des arbitres, il ne
leur sera pas possible! de concevoir, de trouver des solutions
qui puissent être viables contre le Gouvernement républicain
ou sans le Gouvernement républicain.